Un dernier coup de sirène fit vibrer le cargo qui venait de s’immobiliser. La passerelle tomba sur les grandes dalles luisantes du môle Pescheria. La sirène se tut. Une autre lui répondit, tout près, juste de l’autre côté du bassin San Marco.
Stefan Menzel releva le col de son imperméable, rabattit les bords de son chapeau, puis se baissa, pour saisir la poignée de la petite valise qui constituait tout son bagage.
La pluie tombait depuis le matin, avec une régularité désespérante. Une pluie fine, pénétrante, glacée.
Un vrai temps de chien. Stefan Menzel maugréa entre ses dents puis se mit à ronger les ongles de sa main libre. Il était inquiet, sans raison apparente. Peut-être était-ce le temps ?
Il aurait bien voulu le croire.
La file des passagers s’étirait sur la passerelle et commençait à se répandre sur le quai. Stefan Menzel s’engagea à son tour sur le plan incliné. Il en profita pour tourner la tête…
L’inconnu était toujours là. Leurs regards se croisèrent. Aussitôt, l’autre déroba le sien.
— Avanti, signore…
Stefan Menzel sursauta. Inconsciemment, il s’était arrêté et un vide s’était creusé entre lui et le passager qui le précédait. Il combla son retard, attentif à contrôler l’expression de son visage et de ses yeux…
C’était idiot, cette boule qui montait et descendait sans arrêt le long de sa gorge, et ce poids au creux de l’estomac… Et cette sorte d’électricité qui baignait tout son corps moite, jusqu’au bout des doigts.
Il cessa de se ronger les ongles et suivit le mouvement vers le bâtiment des douanes.
Ce n’était pas des contrôles que Stefan Menzel avait peur. Ses papiers étaient parfaitement en règle et il connaissait son histoire par cœur…
Non, ce n’était pas des contrôles que Stefan Menzel avait peur.
Les contrôles n’étaient pas dangereux. En cas d’accident, la pire des choses à envisager ne pouvait être que la prison.
La prison, on en sort, par la porte ou en sautant le mur.
Mais la MORT ?
Il pénétra dans le bâtiment et fut soulagé de ne plus recevoir la pluie sur le visage. Ce n’était pas une pluie agréable.
Le bureau de la police internationale. Un officier britannique, certainement… Il n’y avait que les Anglais pour avoir des têtes pareilles.
Stefan Menzel tendit son passeport. L’officier examina la couverture, la tourna, lut les inscriptions de la première page, tourna légèrement la tête à droite et lança vers un subordonné assis devant un énorme fichier :
— Albrecht… Albert, Louis, Bernard, Robert, Ernest, Charles, Henri, Thérèse… Prénom : Francis, nationalité : Belge, né le 4 mai 1912 à Liège, Belgique.
Il regarda Stefan Menzel et questionna avec brusquerie :
— D’où venez-vous ?
Paisible, Menzel répondit :
— Je fais du tourisme en Italie. Je me suis embarqué à Pola.
— Que venez-vous faire à Trieste ?
— Tourisme.
— Combien de temps désirez-vous rester ?
— Huit jours, maximum…
L’officier tourna la tête :
— Fichier ?
L’employé répliqua :
— Rien.
Coup de tampon. Passeport rendu. D’un geste contrôlé, Stefan Menzel remit le document dans sa poche, remercia le policier d’un signe de tête et s’éloigna sans hâte.
Tout s’était bien passé. C’était à partir de là que les choses risquaient de se compliquer.
Il retrouva la pluie, jeta un regard en arrière pour voir une dernière fois le cargo mixte qui l’avait transporté, fit un bond de côté pour éviter un camion lourdement chargé et pressa le pas.
Une longue file de taxis sur la rive Nazario Sauro. Quelques touristes sortaient de l’aquarium en se rajustant. Stefan Menzel releva le col de son trench-coat. Un filet d’eau se glissa dans son cou, le fit frissonner.
Il laissa passer un tramway et courut vers le premier taxi de la file. Il bondit à l’intérieur, se laissa retomber sur le siège… et resta stupide, la bouche ouverte, la main tendue pour refermer la portière.
Sur le trottoir qu’il venait de quitter, un homme s’était immobilisé et le regardait. L’inconnu qui ne cessait de l’observer depuis Pola…
Clac ! Le chauffeur s’était retourné pour tirer lui-même la portière.
— Où allons-nous, Signore ?
Stefan Menzel se détendit, répliqua :
— Piazza Carlo Goldini.
La voiture démarra. Le grondement du moteur s’apaisa, dominé par les zii… zii… lancinants des essuie-glace. Stefan attendit que son cœur eût retrouvé son rythme normal et respira profondément. Il était certain que l’inconnu avait pris un autre taxi pour le suivre… Certain. Néanmoins, il ne voulait pas encore se retourner… pour garder l’espoir aussi longtemps que possible…
L’espoir ?
Un mot qui sonnait faux dans ce décor humide et gris pour film d’angoisse.
Un bref ricanement secoua Stefan Menzel. Réaction de ses nerfs trop tendus. Il se remit à ronger ses ongles, rageusement…
Via del Teatro Romano. Circulation intense, freinée par la pluie. Les trolleybus, grosses sauterelles luisantes. Les ruines à droite.
Stefan se retourna.
Trop de voitures suivaient. Comment savoir si l’une d’elles transportait l’inconnu.
Impossible.
Il souleva sa main endolorie, la frotta.
Pourtant, Stefan Menzel en était sûr. Il sentait la présence de l’autre, derrière lui, comme un poids sur ses omoplates…
Feu rouge. Le taxi s’immobilisa derrière un trolleybus en chassant sur la chaussée humide. Stefan se décida brusquement. Regard sur le compteur. Il tira un billet de sa poche, le laissa tomber sur la banquette avant près du chauffeur, et ouvrit la portière en annonçant :
— Je descends là, merci.
Il courut en avant, monta dans le trolleybus, s’adossa à la cloison arrière, essoufflé, le cœur battant.
Feu vert. L’énorme véhicule repartit en souplesse. Stefan Menzel dut lutter contre lui-même pour ne pas se retourner. Ne pas montrer son visage. Le contrôleur se planta devant lui.
— Piazza Carlo Goldini.
Il paya, reçut les tickets qu’il enfouit dans une poche de son imperméable, recommença à se ronger les ongles. Debout devant lui, une femme aux yeux cernés, sans beauté, l’observait avec curiosité. Il la fixa droit dans les yeux pour l’obliger à détourner son regard. Elle rougit et reporta son attention sur la rue.
Il descendit sur la place et pénétra dans un café bruyant et plein de monde. Habituellement, Stefan Menzel détestait la foule. Pour l’instant, il éprouvait une sensation mitigée de crainte et de sécurité. Il pensait que rien de fâcheux ne pouvait lui arriver tant qu’il se trouverait mêlé à tout ce monde… Par contre, ses adversaires pouvaient le surveiller avec une facilité presque dérisoire.
Il but le café brûlant qui venait de lui être servi et se sentit immédiatement beaucoup mieux. Son organisme réagissait très vite à n’importe quel stimulant. C’était à la fois un bien et un mal…
Il paya et ressortit, la pluie froide sur son visage brûlant lui fut agréable. Il gonfla ses poumons avec force et marcha vers la station de taxis.
Il était déjà cinq heures. Le jour déclinait. Avec le ciel couvert, la nuit tomberait tôt.
Il changea sa valise de main, s’immobilisa au bord du trottoir, comme indécis sur la direction à prendre, se rongea l’ongle du pouce, puis repartit comme une flèche et se hissa dans une voiture.
— Piazza Oberdan.
Il se laissa aller et, pour la première fois depuis qu’il avait posé le pied sur le pavé de Trieste, il pensa à Franz Hallein.
Un type bien, ce Franz Hallein. Menzel l’avait eu sous ses ordres à la Physikalische Arbeitsgemeinschaft de Hambourg. Il avait refusé de suivre Menzel au Caire où le gouvernement de Nahas Pacha l’avait invité en même temps qu’une dizaine d’autres savants allemands. Au fond, il avait eu raison, Hallein… L’intermède égyptien s’était mal terminé. Stœttzer, Fuellner et deux autres encore avaient été arrêtés. Menzel avait réussi à se sauver, à gagner Tel-Aviv, puis à contacter Hallein qui lui avait fixé rendez-vous à Trieste.
Que pouvait bien faire Hallein à Trieste ? Et qu’allait-il lui proposer ?
Plongé dans ses pensées, Menzel s’était remis à grignoter ses ongles…
Piazza Oberdan.
Il paya, descendit et gagna à pied la via Filzi. Après avoir parcouru une centaine de mètres, il fit brusquement demi-tour et emboîta le pas à un gigantesque marin américain. A l’abri de cet écran naturel, il remonta jusqu’à la Piazza Oberdan en surveillant attentivement les piétons venant à sa rencontre.
Rien.
L’inconnu avait été semé.
Menzel respira plus librement et fit un nouveau demi-tour. Piazza San Antonio ; l’église à gauche, le Canale Grande à droite. Il obliqua dans la via Rossini…
Hôtel Garibaldi. Une façade lépreuse, des vitres sales, un menu délavé par la pluie, illisible. Une musique criarde, énervante.
Menzel entra, laissa retomber la porte derrière lui. Ses narines se pincèrent ; son estomac protesta contre l’odeur écœurante de friture et de fumée. Une dizaine de marins du commerce occupaient quelques tables, buvant, jouant aux cartes ou aux dés. Un vieil homme, coiffé d’une casquette de navigateur, dormait dans un coin. Une courte pipe était restée rivée entre ses dents.
Une matrone s’avança. Démarche d’hippopotame, silhouette à l’avenant. Stefan demanda une chambre, pour quelques jours. La bonne femme appela, sans cesser d’observer son client de ses petits yeux porcins striés de rouge :
— Antonio !
Un type maigre, crâne luisant, voûté, bras trop longs, œil hypocrite, apparut au fond de la salle.
— Installe le signore au 6… Et fais-lui remplir une fiche…
Antonio vint prendre la valise de Stefan qui lui emboîta le pas sous les regards vaguement intéressés des matelots.
Un escalier crasseux, aux marches grinçantes. Odeur de friture refroidie. Un palier sombre, éclairé par une faible ampoule. Un couloir plus sombre encore.
Antonio posa la valise, ouvrit la porte, reprit la valise et alla la poser sur une table bancale.
— Voilà, signore.
La lumière grise du jour pénétrait avec difficulté dans la pièce carrée, exiguë, aux murs recouverts d’un horrible papier à fond grenat. Menzel retint une grimace, réussit à sourire en donnant un pourboire attendu par le garçon.
— Grazie, signore. Vous ne pressez pas pour la fiche. Sera temps de la descendre tout à l’heure.
Stefan Menzel marcha jusqu’au lavabo de faïence fixé dans un angle, près de la fenêtre.
— Pas d’eau chaude ?
— Non, signore…
— Vous pouvez m’en apporter ?
— Oui, signore. Une casserole…
— Montez-moi aussi le Corriere di Trieste.
— Bien, signore.
La porte refermée, Stefan Menzel y retourna pour vérifier le fonctionnement et la solidité du verrou. Il le laissa poussé, retira son imperméable et son chapeau et les accrocha au porte-manteau. Il était en sueur ; sa chemise lui collait au corps. Il déboutonna son veston chiffonné, jeta un coup d’œil sur le bas de son pantalon boudiné et étiré aux genoux, sur ses chaussures fatiguées et boueuses.
Il se sentit très las, d’un seul coup. La chambre lui parut sinistre. Ces murs sombres, ces meubles sombres, cette clarté pauvre… De quoi devenir neurasthénique…
Il passa une main moite dans ses cheveux flous, clairsemés, grisonnants, qu’une calvitie avancée chassait déjà très haut vers le sommet du crâne bosselé. Il promena son regard autour de lui, ses grosses lèvres esquissèrent une moue…
Des coups sur la porte. Il sursauta, sentit la sueur se glacer sur son corps, son cœur manquer un battement. Il se reprit aussitôt. C’était complètement stupide…
— Chi è ?
— Antonio, signore.
Il tira le verrou, ouvrit prudemment, laissa le garçon entrer, le débarrassa du journal et le regarda porter jusqu’au lavabo la casserole d’eau fumante.
— Grazie, Antonio.
Il lui donna un billet de cent lires, coupa court, d’un geste de la main, aux remerciements, et referma au verrou.
Il hésita entre l’eau chaude et le journal, choisit le journal qu’il déplia fébrilement. Depuis plusieurs jours, Hallein devait l’attendre…
Il chercha la page des petites annonces, rubrique des « Bonnes Affaires ». Il dut aller devant la fenêtre pour pouvoir lire les caractères minuscules…
A la dernière ligne, il porta machinalement sa main à sa gorge et sentit quelque chose battre durement dans sa poitrine. Pas possible… Hallein avait promis, et Hallein était un garçon à qui l’on pouvait faire confiance.
Il recommença, plus lentement…
Rien.
Il entreprit de lire la page entière, dans l’espoir qu’il y avait eu un malentendu et que le message promis avait été glissé dans une autre rubrique…
Il lui fallut dix bonnes minutes pour aller de la première à la dernière ligne.
Rien.
Franz Hallein avait manqué de parole.
D’un coup, Stefan Menzel sentit la panique l’envahir. Qu’allait-il faire dans cette ville hostile, seul, sans contact ? Il replia le journal, son regard passa machinalement sur la première page…
— Bon Dieu !
IL avait bondi. Sa bouche aux lèvres grasses resta ouverte, ses yeux s’agrandirent de stupeur. Ses mains se mirent à trembler…