— Y ALLAH ! Gamil, tirant sur la chaîne, se retourna pour regarder l'animal rétif. L’âne coucha les oreilles et continua de s’arc-bouter sur ses pattes maigres. Une pastèque tomba d’un des sacs qui lui battaient les flancs et roula dans le ruisseau, au milieu de la ruelle. Gamil jura avec colère, lâcha la chaîne dont l’extrémité tinta joyeusement sur les pavés, et se lança à la poursuite du gros fruit rond qui dévalait la pente.
La pastèque échappée termina sa course dans une flaque d’eau croupie que contenaient deux pavés en saillie. Gamil retroussa son kaftan pour se baisser et récupérer son bien.
La nuit était obscure, chaude et humide. Le corps moite de Gamil collait à ses vêtements amples. Il se redressa en soufflant et aperçut, à quelques coudées, juste au coin de la rue qui menait aux bassins, le policier immobile qui l’observait…
Quelque chose se contracta dans la gorge du jeune garçon. Il acheva lentement de se remettre debout et entreprit pour dissimuler sa peur d’essuyer de sa manche la pastèque souillée.
— Qu’est-ce que tu fais par-là si tard, petit ? questionna le policier.
Gamil toussa pour dénouer ses cordes vocales et répondit en reculant d’un pas.
— Je rentre chez mon père.
— Cet âne est à toi ?
— Il est à mon père ?
— Et ces pastèques ?
— Achetées au port.
Le policier haussa les épaules. Il tournait le dos au réverbère le plus proche et son visage était invisible pour Gamil.
— Volées, tu veux dire ?
— Achetées, répéta le garçon d’une voix qui tremblait un peu. Pour les revendre au marché demain matin…
Le policier parut hésiter. Gamil se rendit compte que la sueur était devenue froide sur son échine. Il allait se décider à offrir quelques pastèques à son tourmenteur quand celui-ci reprit :
— Rentre chez toi et tâche de ne plus traîner le soir aussi tard…
Il tourna les talons et s’éloigna dans la rue qui conduisait aux bassins. Gamil ferma les yeux et joignit les mains sous son menton.
— El hamdu li-llah, murmura-t-il.
Puis, retrouvant d’un coup toute sa vivacité, il rejoignit son âne en courant.
— Yallah ! homâr…
Cette fois, l’animal obéit et attaqua la pente en trottinant. Gamil l’aidait en tirant sur la chaîne, prenant garde à ne pas glisser sur les pavés humides et gras. Il tourna dans la première ruelle à gauche, en direction du port Est. Dans une échappée, au-dessus des toits bas, il aperçut le dôme de la mosquée Terbanâ et quelques feux de bateaux ancrés dans la rade.
Un chien aboya quelque part dans la Médinèh. D’autres lui répondirent. Un gros chat accroupi près d’un tas d’ordures regarda passer Gamil et son âne. Ses yeux verts flamboyèrent un court instant, puis il baissa ses paupières et ne bougea plus.
Gamil arrêta son âne devant une boutique obscure. La devanture, en retrait sous l’étalage, était marquée de l’enseigne : Souvenirs, répétée en une dizaine de langues. Au-dessus de la porte, une vieille lampe arabe pendait d’un des arcs-boutants de bois qui soutenait l’avancée de l’étalage. L’endroit était sombre, sans air, sinistre.
Une flûte invisible se mit à jouer une mélodie ancienne que l’oreille fellah de Gamil reconnut avec ravissement. Il perdit quelques secondes à écouter, puis un coup de sirène venu du port ayant rompu le charme, il frappa aux volets de la misérable boutique.
La flûte s’était tue. Gamil regarda des deux côtés de la rue déserte. L’incident avec le policier le laissait inquiet. Il s’en était fallu de bien peu que cela ne tourne en catastrophe.
— Qui est là ? demanda une voix prudente de l’autre côté de la porte.
— Gamil, souffla le jeune Égyptien. Ouvrez vite…
Un bruit de loquets manœuvrés sans hâte. Gamil attacha son âne à un anneau de fer fixé au pied du mur. Il se redressait lorsque la porte s’ouvrit :
— Izzayak ? questionna-t-il poliment.
Minos Callonidès, le marchand grec, ne répondit pas. Invisible dans le trou sombre qu’était sa boutique, il devait aiguiser son regard fatigué afin d’identifier le visiteur tardif.
— Entre, dit-il enfin.
Gamil montra le chargement de l’âne.
— Il faut m’aider…
La frêle silhouette de Minos Callonidès apparut sur le seuil.
— Tu es sûr que personne ne t’a suivi ?
— Sûr ! affirma le garçon bien décidé à ne pas souffler mot de sa rencontre avec le policier.
Ils soulevèrent le double sac posé en travers sur le dos de l’animal et le transportèrent dans la boutique. Le Grec referma aussitôt la porte, puis alluma une lampe électrique de poche.
— Passons de l’autre côté.
Ils reprirent les sacs, franchissant une porte au fond de la boutique encombrée de mille objets divers et se trouvèrent dans une pièce assez vaste qu’éclairait faiblement une lampe à pétrole mise en veilleuse. Le Grec laissa le garçon se débrouiller avec ses sacs et referma le battant. Puis fit monter la flamme de la lampe.
— Comme ça, on y verra plus clair…
Il était petit et maigre, vêtu d’un vieux complet de toile blanche usé aux manches et aux genoux. Son visage olivâtre s’ornait d’une barbiche noire à l’impériale. Ses yeux noirs brillaient au centre de cernes bistres très accusés. Il était coiffé d’un tarbouch grenat à pompon bleu.
— Il faut faire vite, reprit-il en arabe. Ton âne à la porte peut attirer l’attention. Pourquoi ne pas venir avec un camion ?
Gamil, insensible à l’ironie, retirait une à une les pastèques des sacs. Il n’y en avait pas tellement, juste de quoi recouvrir ce qui se trouvait dessous…
Un luxueux nécessaire de voyage en peau de porc, que le garçon ouvrit avec orgueil. Les flacons, à l’intérieur, étaient de vermeil sur fond de moire écarlate. Le Grec prit l’écrin en baissant ses paupières afin de cacher l’éclat de son regard.
— Pas mal, concéda-t-il.
Gamil vida sur le tapis ce qui restait dans les sacs. Deux paires de chaussures féminines, l’une en verni, l’autre en cuir vert, toutes à hauts talons. Une pendulette d’or serti de rubis. Un clip de taille moyenne représentant le signe déterminatif des anciens pharaons. Une épaisse pochette de maroquin noir plus haute que large, fermée par une serrure dorée.
— C’est tout, dit le garçon comme en s’excusant.
Minos Callonidès se caressait pensivement la barbe. Il s’accroupit devant l’étalage, à côté de Gamil, et saisit la pochette noire.
— Qu’est-ce que c’est ?
Le gosse haussa les épaules.
— Sais pas. Pas pu l’ouvrir…
Le Grec porta l’objet sur une table de bois blanc dont une patte avait visiblement été recollée. Il prit dans le tiroir un trousseau de petites clés du genre de celles employées pour les serviettes de cuir ou les petites mallettes et entreprit de les essayer l’une après l’autre dans la serrure dorée de pochette de maroquin. Il réussit assez vite et souleva le rabat de cuir, découvrant deux bobines d’aluminium, plates, chargées d’un ruban métallique assez large.
— Ce doit être des bobines pour magnétophone, annonça-t-il au jeune Égyptien intrigué. Ça ne vaut pas grand-chose…
Il revint aux autres objets et les examina tous successivement. Pas d’initiales gravées, aucune marque. Il garda pour lui sa satisfaction et questionna :
— Ça s’est passé comment ?
Gamil redressa vivement sa tête large et le pompon de son tarbough vola en demi-cercle.
— Très bien, affirma-t-il. Mon frère m’avait prêté le passe. Personne ne m’a vu…
— Sûr ?
— Sûr !
— Si quelquefois tu es pris…
— Je ne vous connais pas. C’est d’accord…
Le Grec tira un portefeuille de sa poche intérieure et l’ouvrit.
— Parce que c’est toi et que je t’aime bien, je vais te donner deux livres (1) pour tout ça, mais…
Visage fermé, Gamil coupa :
— Je veux cinq livres, ou bien je remporte tout…
Le Grec, en acteur consommé, referma son portefeuille, se caressa la barbe de sa main libre et ferma les yeux pour faire semblant de réfléchir… A condition de trouver les clients idoines, il pourrait facilement tirer cent livres des objets volés par Gamil. Mais c’était une question de principe… Payer plus que les autres receleurs d’Alexandrie serait courir à de graves ennuis… Et, d’autre part, il n’est jamais bon pour la jeunesse de posséder trop d’argent à la fois…
— Tu me fends le cœur, reprit-il d’une voix douce sans rouvrir les yeux. Tu n’es qu’un égoïste… Après tout ce que j’ai fait pour toi…
— Je veux cinq livres, répéta Gamil, buté.
— Tu sais très bien que c’est impossible. Cinq livres… Je n’arriverais même pas à les récupérer à la vente…
— Cinq livres ou je remporte…
Le Grec guettait le gamin, comme un chat, une souris. Il devina l’inquiétude à la brisure soudaine de la voix sur le dernier mot et n’hésita plus :
— Remporte ! Que veux-tu que j’y fasse ! Tu sais très bien que personne à Alexandrie ne te donnera davantage pour ce misérable butin. Tu oublies les risques…
Gamil était devenu gris. Il bégaya !
— Je… C’est mon frère… Il dit que…
Minos Callonidès n’était pas un mauvais bougre. Il trancha :
— Je comprends. Il faut que ton frère ait sa part. Cela est juste… Écoute, pour te faire plaisir, je vais te donner trois livres. Trois livres pour ça… Tu te rends compte ?
Vaincu, le gosse hocha affirmativement la tête, prêt à pleurer. Le Grec tira trois billets d’une livre de son portefeuille et les tendit à Gamil qui les fit prestement disparaître sous son kaftan…
— Maintenant, va-t’en, et oublie cette histoire.
Minos Callonidès accompagna le jeune voleur à travers la boutique obscure jusqu’à la ruelle. Tout était tranquille dehors. L’âne paraissait dormir debout. Gamil le détacha et ils s’en allèrent…
Le Grec referma soigneusement la porte et regagna l’arrière-boutique en se frottant les mains. Sans perdre de temps, il réunit tout ce qu’il venait d’acquérir dans un grand carré de toile de tente dont il noua les quatre coins. Puis il déplaça un lourd coffre de bois des îles bardé de fer qui se trouvait contre un mur. Une trappe exiguë apparut dans le plancher. Le Grec la souleva, se laissa glisser dans le trou le long d’une échelle verticale et attira le paquet à sa suite. Il remonta dix secondes plus tard, referma la trappe et remit le coffre en place.
Il déroula ensuite un mince matelas dans un angle de la pièce, se déshabilla, éteignit la lampe, se coucha et se recouvrit d’une moustiquaire et d’une vieille couverture arabe mangée par les mites.
Il s’endormit heureux.
CHAPITRE II
OU DEUX CURIEUSES BOBINES
PEUVENT EN FAIRE FAIRE UNE DRÔLE
A UN ÉLECTRICIEN
La chaleur était accablante, l’air surchargé d’humidité. Minos Callonidès quitta la place Méhémet’Ali pour s’engager sur la place Ismaïl, en direction de la mersa (2). La brise qui venait de la mer caressa son visage en sueur. Il respira avec force, avidement, et se coula dans l’ombre des magnifiques palmiers qui ornent la place jusqu’au boulevard Saïd Ier.
Minos Callonidès portait toujours le même complet de toile blanche, usé jusqu’à la corde, mais propre et repassé chaque jour. Le col de sa chemise jaune était ouvert et ses souliers blancs, à lanières faisaient encore effet. Une serviette de cuir usée sous le bras, il marchait à petits pas bien droit, les yeux baissés, son tarbouch légèrement incliné en arrière.
L’horloge du bâtiment des postes, de l’autre côté de la place, indiquait onze heures. Le Grec traversa le boulevard et gagna la Promenade de la Reine Nazli. Il y avait peu de bateaux dans le port Est et les eaux bleues de la mer brasillaient durement sous les rayons ardents du soleil.
Minos Callonidès s’arrêta un instant à l’angle du trottoir pour admirer le spectacle. Puis, la serviette de cuir bien serrée sous son bras gauche, il se remit à marcher sur le trottoir de la Promenade, côté ville.
La circulation était intense. De temps à autre, un concert de klaxons et d’injures en toutes langues annonçait qu’un âne encombrait la chaussée. Un gamin empêtré dans une galabîyèh (3) trop grande pour lui et coiffé d’une calotte de toile blanche garnie d’insignes divers arrêta le Grec pour lui proposer des photographies de femmes nues. Minos l’envoya promener. Il faisait bien trop chaud pour avoir envie de ça…
Le Grec s’immobilisa devant la vitrine au milieu de laquelle trônait un énorme réfrigérateur de marque américaine. Autour étaient savamment disposés des rasoirs électriques, des fers à repasser, des lampes de poche, des douilles, des ampoules, des piles, deux postes de radio, la photographie d’un poste de télévision, la photographie de Néguib, quelques ventilateurs, un grille-pain, la photographie d’un barrage hydro-électrique et les pièces détachées d’une petite dynamo.
Un homme vêtu d’un kaftan somptueux et coiffé d’un turban de mousseline enroulé avec soin vint s’arrêter à côté de Minos qui se poussa un peu tout en regardant par-dessus le rideau de velours gris fermant le fond de la vitrine. Il n’y avait personne dans la boutique. L’homme au turban considéra Minos et lui demanda en arabe ce qu’il pensait des rasoirs électriques. Le Grec, peu soucieux d’engager une conversation, répliqua dans sa langue natale qu’il ne parlait pas le langage du cru. L’Égyptien hocha la tête, murmura un El hamdu li-llah désabusé et s’éloigna.
Le Grec poussa la porte du magasin et entra, salué par les vibrations stridentes d’une sonnerie électrique. Deux murs étaient garnis de casiers pleins de marchandises. Un comptoir était placé devant le troisième. Le rideau qui masquait une porte dans le fond se souleva. Nicolo Cesare apparut et salua Callonidès d’un large sourire.
D’origine napolitaine, Nicolo Cesare était un petit homme rondouillard, chauve et souriant. Il avait le geste vif et la parole facile. Il était de plus ingénieur électricien…
— Qu’est-ce qui t’amène, vieux bandit ? demanda-t-il aimablement au receleur grec.
— Que le fils de ta mère soit maudit jusqu’à la moelle, riposta le Grec.
— Tu parles comme un héros d’Homère, Minos. Vide ton sac pendant que nous sommes tranquilles.
Le Grec posa sa serviette sur le comptoir et l’ouvrit. Il en sortit les deux bobines d’aluminium chargées de ruban métallique trouvées la veille dans le butin acheté à Gamil. D’ordinaire, Minos Callonidès n’essayait jamais de revendre des objets volés avant que six mois au moins ne se soient écoulés. Mais il avait pensé que rien ne devait plus ressembler à des bobines de magnétophone que d’autres bobines de magnétophone. Celles-ci, sans marque et sorties de leur étui de maroquin noir, il croyait pouvoir les négocier sans danger…
— Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna l’électricien en fronçant ses sourcils épais.
De façon inattendue, le Grec riposta, croyant que l’autre se moquait de lui :
— Des oreilles d’âne ! Que le diable t’emporte et te bouffe le foie !