Kenny, Paul : другие произведения.

Charade à Belgrade pour Coplan

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   Charade à Belgrade pour Coplan
  
  
  
  
  
   1993, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Sur la table, la jonchée était à peine entamée. A côté de ce fromage charentais à base de caillé de vache et de lait d’amande, quelques toasts étaient empilés sur une assiette à dessert, tout contre une bouteille de Perrier débouchée dont le gaz s’était échappé.
  
  Idole des Français quand elle animait son émission télévisée « Parole aux Paroles », Sophie Breuze versait dans le plus grand éclectisme en ce qui concernait le choix de ses programmes. Problèmes de société alternaient avec le politique, le culturel, les variétés, les talk et les verity-shows. En dehors du sport, elle touchait à tout. Dans son genre, elle était unique, ce que reconnaissaient volontiers et ce qu’admiraient les professionnels du petit écran. Monstre de travail, elle collaborait d’une plume alerte à des revues et hebdomadaires non seulement hexagonaux mais également étrangers.
  
  Ses grands yeux bleus, dans lesquels le téléspectateur éprouvait l’impression de se noyer, étonnaient et enchantaient par leur profondeur, leur vivacité et leur intelligence. Celui qui n’était pas averti tombait immédiatement sous leur charme. Beaucoup de femmes imitaient sa coiffure, brillamment travaillée par un grand artiste du Faubourg Saint-Honoré et que retenaient sur la nuque des peignes andalous anciens en or, finement ciselés à Grenade par les orfèvres du XVème siècle.
  
  Les hommes le taisaient devant leur épouse mais, dans leur for intérieur, se réjouissaient qu’elle soit demeurée célibataire. Ainsi, pouvaient-ils tout à loisir fantasmer sur le creux du dos qui liait gracieusement le torse énergique et fier aux fesses rebondies que la taille de guêpe rendait encore plus désirables. En noir et blanc, elle était quelconque, mais, grâce à la couleur, elle resplendissait et ils rêvaient d’embrasser son joli visage, à peine marqué par la quarantaine, et de s’enfoncer entre ses jambes sublimes.
  
  Les échotiers distillaient le venin. Sophie Breuze avait la cuisse légère. Bisexuelle, elle en tenait plutôt pour les femmes. Autour d’elle s’élevait une barrière infranchissable. Elle menait la vie dure à ses collaborateurs et aux équipes de techniciens de plateau. Son plaisir : régenter son entourage professionnel. Redoutable femme d’affaires, elle prenait sa revanche sur son enfance d’orpheline. Dans un quotidien, une commère avait même repris à son compte le surnom dont le poète André Breton avait affublé Salvador Dali en composant un anagramme avec ses nom et prénom : Avida Dollars.
  
  Cependant, ces ragots, faux ou authentiques, ne gênaient plus la surdouée de la télévision, puisqu’elle gisait là, morte, sur le carrelage de la cuisine de son superbe appartement près du Palais-Bourbon, allongée sur le dos à quelque deux mètres de la jonchée, des toasts et de la bouteille de Perrier.
  
  Le commissaire divisionnaire De Gracia restait adossé au mur. Il devinait que la catastrophe lui était tombée sur les épaules. A cause de la vitre cassée, on avait alerté la Criminelle dont il était le patron. A première vue, pas de meurtre, se réjouissait-il, puisque le corps était intact. Pas de traces de violences, pas de sang, pas de jupe retroussée, pas de viol, pas de nuque brisée, pas d’empreintes violacées sur le cou qui auraient suggéré une strangulation. Oui, mais cette fichue vitre cassée de l’extérieur ?
  
  A peine en désordre, les vêtements. Peut-être à cause de la chute ? Belle femme ; quel dommage.
  
  Pour détendre l’atmosphère, un inspecteur divisionnaire sortit de sa poche un paquet de Gauloises et cria à la cantonade :
  
  - Cette cuisine, c’est fumeur ou non-fumeur ?
  
  De Gracia le fusilla du regard et, penaud, le policier rempocha son paquet. Le chef de la Crim’ éprouvait lui-même une terrible envie de fumer mais, par respect pour la morte, il la refrénait. Finalement, il se secoua.
  
  - Les gars, vous allez me décortiquer cet appartement millimètre par millimètre. Attention, remettez tout soigneusement en place, ne laissez pas de traces d’une fouille. Ici, nous ne sommes pas chez une gagneuse de Pigalle. De la déférence pour la star !
  
  Le même inspecteur divisionnaire pointa son doigt en direction de la masse imposante du Palais-Bourbon que l’on apercevait sous les nuages à travers la vitre brisée.
  
  - Attendez, patron, qu’ils soient au courant dans l’hémicycle où elle comptait beaucoup d’amis. Sûr que ça va faire un coup de tonnerre.
  
  De Gracia renifla bruyamment. Il n’avait pas tort, ce bavard impénitent. Sophie Breuze copinait avec nombre de personnalités politiques de tous bords qu’elle avait interviewées dans son émission « Parole aux Paroles ». Les mauvaises langues l’accusaient même de se glisser dans leur lit. Si c’était vrai, ces gens-là voudraient savoir comment elle était morte. Bon sang, ça promettait !
  
  
  
  
  
  Le secrétaire général de l’Élysée considéra le groupe réuni autour de la table de conférence. Disposés à sa droite et à sa gauche, ils étaient six : le directeur de la D.S.T., le directeur de la Police Judiciaire, le directeur de la D.G.S.E., le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T., le commissaire divisionnaire De Gracia et Francis Coplan.
  
  De sa voix sèche et distante, il résuma la situation :
  
  - L’autopsie a révélé que Sophie Breuze a été assassinée à l’aide d’acide phénique injecté dans le creux de l’oreille...
  
  Coplan ferma les yeux. Il comprenait maintenant la raison de sa présence ici. Le procédé était peu courant. Un tueur professionnel, c’était sûr, opérant avec une aiguille longue et effilée. Une dose d’acide minime mais suffisante en volume pour ses projets criminels. Allongée sur le sol, la victime était immobilisée par un complice dont les genoux maintenaient les bras écartés. D’un coup sec la pointe de l’aiguille s’enfonçait dans le creux de l’oreille, transperçant le tympan, pendant que le pouce pressait le piston de la seringue. Propulsé par l’aiguille, l’acide phénique jaillissait à travers la caisse du tympan, submergeait les trois osselets, marteau, enclume, étrier, et inondait le labyrinthe et le limaçon pour attaquer le cerveau. L’effet ressemblait à un choc de barre à mine sur le crâne. Mille éclairs incaptables devant les yeux, un coup de tonnerre fracassant dans la tête, une myriade de pointes de feu, d’ondes dévastatrices et paralysantes et, en quelques fractions de seconde, la mort sans rémission.
  
  Dans la majorité des cas, indécelable, même à l’autopsie, tant la trace du meurtre était infinitésimale. En ce qui concernait Sophie Breuze, le médecin légiste avait certainement dû redoubler de vigilance pour découvrir la cause du décès et là résidait la raison de son succès.
  
  - ... Vous en conviendrez, messieurs, poursuivait le secrétaire général, il ne peut s’agir là d’un crime ordinaire. Pas crapuleux non plus puisque rien n’a été dérobé chez la victime, ni argent ni les objets de valeur pourtant nombreux. Une seule chose a disparu.
  
  La question fusa des lèvres de Tourain :
  
  - Laquelle ?
  
  - Le passeport. Grande voyageuse pour ses émissions et ses articles, Sophie Breuze l’utilisait fréquemment. Or, elle n’a pas signalé à la Préfecture qu’elle l’avait perdu ou qu’il lui avait été volé, ce qui revient à dire, sans grand risque de se tromper, que l’assassin l’a emporté.
  
  - Peut-être pour effacer la trace d’un voyage compromettant pour l’assassin ou son commanditaire ? suggéra le directeur de la P.J.
  
  - Quoi qu’il en soit, continua le secrétaire général, la Présidence et le gouvernement se sentent très concernés par le crime perpétré sur cette figure emblématique de la télévision et du quatrième pouvoir, la presse. Pour le moment, il n’est pas question que l’opinion publique apprenne que Sophie Breuze a été assassinée. Pour tout le monde, elle est décédée de mort naturelle. Crise cardiaque. Étant sans famille, cette circonstance nous arrange. Je le dis sans cynisme.
  
  « Pour en revenir au meurtre, il convient de l’élucider en secret et c’est la raison pour laquelle vous êtes réunis ici aujourd’hui. A la Présidence et au gouvernement, le sentiment prévaut que ce crime est peut-être lié aux amitiés politiques qu’entretenait Sophie Breuze. La conjoncture interdit un scandale. Il nous faut avancer sur la pointe des pieds. Qui sait si des ramifications n’existent pas à l’étranger ? En tout état de cause, voici la décision que nous avons prise. Une cellule ultra-secrète sera créée et placée sous la responsabilité du général Pascal, directeur de la D.G.S.E. »
  
  Le Vieux esquissa un mouvement d’approbation tandis que le directeur de la P.J. et celui de la D.S.T., jaloux de leurs prérogatives, reniflèrent avec humeur. Civils, ils répugnaient à l’idée d’être commandés par un militaire.
  
  - Les réunions se tiendront au quartier général de la D.G.S.E. boulevard Mortier. Seuls seront au courant ceux ici présents en ce moment. Le général Pascal me rendra compte directement. Pas d’archives. Tout document devra être brûlé. J’affecte à cette opération le nom de code « Debra » et Sophie Breuze sera rebaptisée « Faucon », sans jamais être désignée sous sa véritable identité. Précautions élémentaires. Des questions, messieurs ?
  
  Il y en eut une foule auxquelles le secrétaire général répondit d’un ton de plus en plus cassant. Puis la séance prit fin. A la sortie de l’Élysée, sans plus tarder, le Vieux emmena les participants dans la salle de conférences du boulevard Mortier pour mettre au point les premiers éléments de l’action énergique à mener.
  
  Cette seconde réunion terminée, il resta seul avec Coplan, Tourain et De Gracia. Au premier, il ordonna :
  
  - Vous vous chargez du secteur étranger.
  
  Aux deux autres :
  
  - Vous lui fournirez tous les renseignements en votre possession.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Manquant de bases pour conduire son enquête à l’étranger, Coplan commença par rendre visite aux hebdomadaires et revues auxquels collaborait Sophie Breuze. Avec subtilité, il interrogea les rédacteurs en chef de l'Espresso à Rome, de l'Observer à Londres, de l'Epoca à Madrid, du Hamburger Rundschau à Hambourg, du Profil à Vienne, du Tachydromos à Athènes et du Weekendavisen Berlingske à Copenhague.
  
  Sa quête fut infructueuse. Ligoté par le secret entourant l’Opération « Debra », il lui était interdit de poser des questions par trop précises et il était obligé de s’en tenir à des généralités tout un espérant secrètement tomber sur une piste précieuse. Malgré ses efforts, il ne réussit pas.
  
  Sophie Breuze était considérée comme une journaliste talentueuse et tous regrettaient sa disparition. Sa prose était vive et alerte, elliptique et savoureuse, bien que son humour soit parfois difficile à traduire dans une langue étrangère, surtout le grec et le danois. Pour cette raison, le Weekendavisen Berlingske avait, une semaine avant la mort de la jeune femme, décidé de cesser leur collaboration.
  
  Le périple dans lequel s’était engagé Coplan, s’il n’avait pas porté de fruits, n’avait pas pour autant ralenti la machine mise en route par le secrétaire général de l’Élysée puisque, dans l'intervalle, Tourain et De Gracia avaient réuni des informations.
  
  Aussi, à peine de retour à Paris, Coplan repartit-il pour les rives du lac Léman.
  
  
  
  Lizbieta Czemy, la championne de tennis internationale, avait élu domicile sur la rive nord, à Tolochenaz, entre Genève et Lausanne. Derrière le verger de pommiers, elle avait fait construire un court de tennis qui rappelait les nombreux trophées qu’elle avait conquis dans sa carrière. Hongroise née à Budapest, elle avait emporté dans ses yeux le bleu du Danube et cette langueur un peu tzigane qu’elle perdait lorsque, devant un public à Wimbledon ou à Roland-Garros, une rivale tentait de lui ravir sa couronne qu’elle défendait.
  
  - J’ai admiré ce fantastique passing-shot qui vous a permis d’égaliser à 5 partout au deuxième set lors du dernier Flushing Meadows, déclara Coplan avec un bel enthousiasme qu’il simulait.
  
  Elle resta impassible. Négligemment, sa main gauche repoussait une mèche rebelle de ses longs cheveux roux vers l’oreille où elle la calait.
  
  - Venons-en au fait, réclama-t-elle de sa voix marquée par son origine ethnique. Je reconnais que votre coup de fil m’a intriguée. Depuis, j’y pense sans cesse.
  
  A travers la fenêtre, on voyait un garçonnet de type asiatique gambader dans le verger entre les pommiers. Elle l’avait adopté car elle se refusait à accepter des rapports sexuels avec un homme ou donner la vie à un enfant par insémination artificielle.
  
  Coplan lui montra le passeport au nom de Francis Carson établi par les services techniques de la D.G.S.E. A la rubrique profession, il était indiqué « Écrivain ».
  
  - Comme je vous l’ai dit, je m’attelle à la rédaction d’un ouvrage consacré aux amours de Sophie Breuze. Amours aussi bien masculines que féminines. J’ai un contrat avec un éditeur. Le voici.
  
  Naturellement, il s’agissait d’un faux fabriqué par les mêmes services. La Hongroise ne se fit pas faute de le lire avec soin avant de le restituer.
  
  - Que voulez-vous savoir ? s’enquit-elle, une lueur cruelle dans le regard.
  
  - Vous avez eu une liaison torride avec elle. J’aimerais avoir des détails croustillants. Et aussi des noms. Ceux de ses partenaires, amants ou maîtresses.
  
  - Je vous offre un verre ?
  
  De son épaule, il délogea la bretelle du sac en cuir contenant le magnétophone.
  
  - Café, s’il vous plaît.
  
  Elle le fit asseoir dans le salon et repartit pour la cuisine. Dix minutes plus tard, elle revint, la démarche sportive, fière et arrogante comme sous les applaudissements de ses fans du Tournoi des Masters. Sous la minijupe, cuisses et mollets étaient magnifiquement musclés, comme les avant-bras et les biceps, alors que la poitrine pleurait misère. La taille était mince et s’évasait vers des fesses de garçon.
  
  Elle s’assit et versa le café pendant que Coplan vérifiait les réglages et indicateurs de son enregistreur.
  
  Dès qu’elle commença à parler, Coplan comprit qu’elle entreprenait de démolir la mémoire de la morte et que là résidait la raison pour laquelle elle évoquait, sans gêne aucune, avec prolixité et un luxe de détails, la liaison qu’elle avait entretenue avec l’idole des téléspectateurs français.
  
  En fait, comprit-il, pleurs et lamentations n’attendrissaient nullement la Hongroise. Sans états d’âme, elle se débarrassait des femmes qui l'avaient lassée. Certaines étaient parvenues à la mettre au tapis mais la championne avait quand même réussi souvent à renvoyer la balle. En services-volées de bois .en. elle contrait les revers impitoyablement tout comme face à une rivale sur le court. Or, c’était Sophie Breuze qui l’avait laissée tomber et elle ne l’avait pas digéré. Sa haine incoercible, en l’instant présent, débordait de ses lèvres, d’autant que, honte et outrage suprêmes, son amante l’avait abandonnée pour un homme.
  
  - Qui ? voulut savoir Coplan.
  
  - J’ignore son nom. C’était lors du dernier Roland-Garros. Je n’étais pas en forme. En outre, totalement déconcentrée à cause de la présence à Paris de Kelly Shawn...
  
  - L’actrice de cinéma ?
  
  - Oui. Avec qui Sophie avait eu une liaison traversée de violents orages. Elles étaient restées simplement bonnes amies prétendaient-elles. En réalité, je soupçonnais que leurs liens étaient plus serrés qu’elles ne voulaient l’admettre. En tout cas, je loupais toutes mes balles si bien que j’ai été rapidement éliminée. Le lendemain, et brutalement, Sophie m’a signifié la rupture. Folle de colère, je l’ai surveillée. Elle sortait avec un homme assez mystérieux, qui toujours lui donnait rendez-vous à l’extérieur, sur l’esplanade du Trocadéro, à la cascade du bois de Boulogne, devant le château de Vincennes ou près de la tombe du Soldat Inconnu sous l’arc de triomphe de l’Étoile. Ensuite, ils disparaissaient dans sa Porsche. Je n’ai jamais réussi à les suivre jusqu’au bout. En tout cas, ils n’allaient pas chez elle.
  
  Elle eut une moue méprisante.
  
  - Il était plutôt bel homme, c’est vrai. Du moins pour celles qui aiment ce genre. Probablement pas un Français, si je me fie à mon flair. Je n’ai jamais su ni son nom ni son adresse. Et puis je suis repartie aux États-Unis où ma carrière m’appelait. J’ai oublié Sophie. Elle n’est pas la seule femme sur terre.
  
  - Vous racontait-elle des détails sur sa vie ?
  
  A nouveau, le fiel coula des lèvres de la tennis-woman. A l’entendre, la défunte n’était qu’une pimbêche insupportable, bêtasse, faussement intelligente, dont la conversation conduisait irrésistiblement à un ennui mortel. Intarissable bavarde, prétentieuse et arrogante, cette péronnelle ne se valorisait que dans un lit.
  
  Coplan passa des heures en compagnie de la championne sans que, par-ci, par-là, une phrase ne le lance sur une piste à exploiter.
  
  
  
  Le lendemain, affublé de l’alibi qui lui avait servi face à Lizbieta Czemy, il sonnait à la porte d’un palais ancien de la via Dante à Palerme.
  
  Devenue la coqueluche de l’Amérique après avoir assumé l’un des rôles principaux dans une sirupeuse saga familiale qui avait tenu en haleine devant leur téléviseur les citoyens des cinquante États, Kelly Shawn avait cessé le combat devant les problèmes de poids qui la torturaient. Boulotte et pataude à ses débuts, elle avait mené une vie Spartiate en se consacrant à d’épuisantes séances de maintien, de comédie, de chant, de danse et d’amaigrissement, en ne se nourrissant, dans l’intervalle, que d’un infâme brouet à base de bouillon de poulet, de radis, de carottes et de jus de citron. Après trois cent dix-sept épisodes, la série télévisée avait pris fin et l’actrice s'était retirée en Sicile dans ce splendide palais que lui avait vendu un magnat de la presse australienne.
  
  Maintenant, loin des murs en carton-pâte, des maquilleurs et des éclairages complices, elle accusait sur son visage les ravages des excès. Les traits bouffis, la voix cassée, double menton et robe ample, elle chassait le souvenir des calvaires qu’elle avait endurés pour être star.
  
  Elle essuya une larme au coin de ce fulgurant œil noir qui avait fasciné les foules.
  
  - Sophie était une grande amie, si gaie, si pleine d’humour. Elle adorait les plaisanteries. Un jour, à Paris, elle m’a forcée à me travestir en petite sœur des pauvres. Ensuite, nous sommes allées dans le métro et nous nous sommes embrassées à pleine bouche. Les gens étaient scandalisés et ont failli nous tuer. Nous avons pris nos jambes à notre cou pour échapper au lynchage.
  
  L’ancienne vedette brossa de Sophie Breuze un tableau fort différent de celui qu’avait tracé Lizbieta Czerny.
  
  - Elle avait le goût du secret, précisa-t-elle à un moment. Elle détruisait ses brouillons, ses lettres, ses manuscrits.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je l’ignore, car elle ne s’expliquait pas sur ce sujet. Parfois, elle était énigmatique.
  
  Coplan la laissa parler. Habilement, il la guidait, l’orientait vers les sujets qui l’intéressaient. Ce fut elle qui aborda l’épisode de la rupture de Sophie Breuze avec Lizbieta Czerny et évoqua l’homme à la Porsche.
  
  - Un businessman certainement. Pourquoi un tel engouement de la part de Sophie, vraiment je ne comprends pas. Rien d’attirant chez lui. Je l’ai interrogée longuement, elle est restée muette ou, plutôt non, elle m’a déclaré que, grâce à lui, elle allait réaliser un coup sensationnel. En fait, comme nous parlions français, je ne suis pas persuadée qu’elle n’ait pas dit un « scoop » au lieu d’un « coup ». Elle était très excitée à cette perspective, mais n’en a pas dit plus.
  
  - Un scoop ?
  
  - C’est bien ça. Et puis je suis repartie à Palerme. Depuis, je ne l’ai plus revue. Quand j’ai appris l’affreuse nouvelle, j’ai bu à la suite deux bouteilles de whisky pour oublier.
  
  A nouveau, elle essuya une larme qui grossissait sur sa joue outrancièrement fardée.
  
  Cet homme intriguait Coplan qui tenta de le cerner.
  
  - Sophie prétendait qu’elle l’avait rencontré au Grand Veneur à Barbizon, mais c’était faux pour la simple raison que je suis allée dîner dans cet excellent restaurant peu après. Or on n’y avait pas vu Sophie depuis des lustres. Pourquoi mentir sur un détail aussi anodin ?
  
  - Était-elle complexée par son incessant va-et-vient entre ses amours féminines et masculines ?
  
  - Sophie complexée ? Vous plaisantez ! Elle était trop orgueilleuse pour manifester un sentiment de culpabilité. Au contraire, elle s’en vantait. Une sorte de défi.
  
  - Le défi révèle justement un complexe soit d’infériorité, soit de culpabilité.
  
  Elle haussa les épaules avec indifférence.
  
  - Je ne suis pas Freud. En fait, je vais vous dire où Sophie avait rencontré cet homme. A Roland-Garros, où elle était venue applaudir les exploits de Lizbieta Czemy qui, finalement, s’est fait éliminer dès les premiers tours.
  
  Le ton était jubilatoire. Visiblement, la maîtresse de maison était ravie que sa rivale ait subi ce cuisant échec.
  
  - L’homme était assis à côté d’elle. C’est ainsi qu’ils ont lié connaissance.
  
  - Comment êtes-vous au courant ?
  
  - Sachant que je détestais cette ogresse de Lizbieta, Sophie n’imaginait pas que je puisse assister aux matches qu’elle disputait. Pour ma part, ayant lu que cette tigresse connaissait une méforme inaccoutumée, j’ai souhaité la voir se faire vaincre. Alors, j’ai acheté une place au marché noir et, par hasard, j’ai repéré Sophie et l’homme, l’un à côté de l’autre. Quant à l’ogresse, elle s’est fait battre à plate couture par une inconnue. J’étais folle de joie.
  
  
  
  
  
  - « Faucon » était installée entre un ponte de la Fédération Française de Football et un étranger dont nous ignorons le nom, révéla le commissaire divisionnaire De Gracia. A l’origine, la place qu’occupait ce dernier avait été achetée par un acteur de cinéma qui voulait se faire voir car il est exhibitionniste à l’extrême et fréquente les endroits huppés et à la mode. En réalité, il déteste le tennis. Une agence de tourisme et de billetterie, la Sitmach, lui a proposé de lui racheter son siège pour vingt fois le prix qu’il avait payé. Comme il est toujours fauché car il perd le montant de ses cachets au jeu, il a sauté sur l’occasion . L’inconnu l’a remplacé.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - La Sitmach, ça me dit quelque chose.
  
  Tourain arbora un sourire ravi.
  
  - Bravo, mon cher Coplan. Cette agence constituait, jusqu’à la réunification, une tête de pont de l’espionnage est-allemand. Malgré nos efforts, à la D.S.T., elle n’a jamais été interdite. Après la disparition de la R.D.A., elle a été vendue à un mystérieux homme d’affaires koweïti qui conclut de fructueux marchés à l’Est pour le compte de multinationales occidentales.
  
  - Est-allemand, répéta Coplan, à l’esprit traversé par une soudaine hypothèse motivée par la sophistication du procédé utilisé pour tuer Sophie Breuze.
  
  Le Vieux, à qui rien n’échappait, s’enquit d’une voix très douce :
  
  - Vous avez une idée, mon cher Coplan ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Coplan éprouvait un pincement au cœur. Méprisés par le régime communiste qui avait tenu l’ancienne Prusse sous sa botte durant près d’un demi-siècle, les magnifiques châteaux historiques brandebourgeois étaient défigurés par les transformations qu’ils avaient endurées. Certains étaient divisés en logements pour gardeuses d’oies ou ouvriers agricoles. D’autres aménagés en maisons d’accueil pour thermalistes. Villégiatures charmantes ou demeures baroques, beaucoup tombaient en ruine. Là où s’étaient entraînés les plus beaux chevaux d’Europe, des enfants pauvres s’affrontaient, souvent partagés en deux camps, l’un arborant la faucille et le marteau, l’autre la croix gammée.
  
  Plus modeste, la résidence des Ohlendorff avait été préservée de cette déconfiture. Grâce à la situation privilégiée de Heinz Ohlendorff au sein de la Stasi, l’argent nécessaire à l’entretien avait été trouvé sans mal.
  
  Personne ne pouvait croire que son épouse Margrethe soit prussienne. Visage allongé, teint cuivré, lèvres très pleines, yeux noirs, cheveux d’ébène, elle évoquait une adoratrice de Vichnou. À mi-chemin entre la quarantaine et la cinquantaine, peut-être était-elle le fruit de l’un de ces viols en série perpétrés par les hordes asiatiques de l’Armée rouge lorsqu’elle s’était enfoncée dans l’est de l’Allemagne en 1945, conjectura Coplan.
  
  Sans s’inquiéter de connaître les raisons qui poussaient le visiteur à vouloir rencontrer son mari, elle déclara sur-le-champ :
  
  - Il est en voyage.
  
  - Loin ?
  
  - En Extrême-Orient.
  
  - Quand reviendra-t-il ?
  
  Elle ricana.
  
  - Il faudrait le demander aux petits garçons de Bangkok. Heinz est littéralement envoûté par leurs jeunes corps.
  
  Coplan réprima un geste agacé. Voilà que, après Lizbieta Czemy et Kelly Shawn, il retombait dans l’homosexualité et, cette fois, dans la pédophilie. En outre, ce penchant était nouveau chez l’Allemand qui, au temps où il œuvrait pour la Stasi, n’avait jamais manifesté ce goût particulier, à moins qu’il ne l’ait soigneusement dissimulé de peur qu’il ne soit exploité par les gens d’en face.
  
  - Savez-vous où il réside à Bangkok ?
  
  - Non ! cracha-t-elle, soudain furieuse, en lui claquant la porte au nez.
  
  Nullement découragé, Coplan décida, après en avoir avisé le Vieux, de se rendre en Thaïlande où la D.G.S.E. possédait un réseau d’informateurs aux ressources et aux talents très affirmés.
  
  En compagnie de Paklaey, un ex-champion de boxe thaïlandaise qui connaissait l’entrelacs de la prostitution enfantine de la capitale, Coplan, le dégoût aux lèvres, s’enfonça dans les ruelles du vice qui poussait les Farangs (Touristes occidentaux) à rechercher ces amours méprisables.
  
  Dans Silom Road, la rue des banques et des boutiques de luxe, la nuit voyait d’étranges ballets de garçonnets se former devant les vitrines prestigieuses. Paklaey allait d’un groupe à l’autre, discutait, revenait, repartait. Des gamins décochaient des œillades assassines à Coplan qui se détournait, la nausée dans la gorge.
  
  - Deux cents bahts (50 francs) et je viens avec toi, lançaient-ils en anglais massacré.
  
  Dans les bars autour de Patpong Road, Européens et Américains, l’œil lubrique, la mine paterne, la lèvre gourmande et sourire papelard, caressaient les mains d’autres gosses qui suçaient, le regard absent, la paille de leur Coca-Cola. Et, toujours, Paklaey se perdait dans d’interminables conciliabules avec des maquereaux à l’expression patibulaire.
  
  Vers minuit, le troisième jour, il s’assit, triomphant, face à Coplan.
  
  - Il n’est plus ici, il est à Hô Chi Minh-Ville, l’ancienne Saïgon. Pow le connaît bien. C’était un habitué de l’endroit depuis un an. Il vivait à l’hôtel Montien près de Patpong Road. Pow le considère comme très généreux et comme un gros consommateur de garçons. Il a voulu changer d’air, prétend Pow, à cause d’une sale histoire de chantage. Un gosse lui serait mort entre les bras...
  
  Coplan se retint pour ne pas vomir.
  
  Trois jours plus tard, il atterrissait à l’aéroport d’Hô Chi Minh-Ville et, le lendemain, se rendait au marché de Cholon. D’abord, il chemina à travers les étroites allées où les paysannes, crachant leurs chiques de betel rouges, accroupies sur leurs talons, vendaient leurs durians à l’odeur putride, leurs corossols, leurs rambutans, leurs mangues et leurs sapotilles. À un moment, un garçon de courses lui glissa entre les doigts un billet plié en quatre. Subrepticement, Coplan le parcourut et repartit pour le second rendez-vous, au marché aux voleurs où s’entassaient des caisses contenant du matériel hi-fi en provenance de Chine Populaire et payable en dollars, à des prix défiant toute concurrence. Sous une statue édifiée à la gloire de Giap, le vainqueur de Diên Biên Phu, Sung-Maï attendait en grignotant un mangoustan.
  
  Rapidement, Coplan le mit au courant des raisons de son voyage, en lui remettant deux cents dollars, et le Sino-Vietnamien s’estima satisfait.
  
  - Comptez sur moi, promit-il. Processus habituel pour reprendre contact.
  
  - D’accord.
  
  Coplan lui communiqua quand même le nom de son hôtel.
  
  Dans l’ancienne Saïgon, belle et florissante, luxuriante et luxurieuse, insouciante et prodigue à l’époque des Français et des Américains, la misère frappait à présent un million de sans-logis en les rendant bien naturellement disponibles pour les issues qui s’offraient à eux : vol, prostitution, trafics en tous genres, attaques à main armée et meurtres.
  
  Blasés sur les possibilité de Manille et de Bangkok, les pédophiles hasardaient un pas timide dans ce nouveau temple propice à leurs amours frelatées. Timide, car l’insécurité était grande dans les quartiers périphériques et, surtout, ils craignaient que le communisme ne soit qu’assoupi et ne renaisse sur les ordres d’Hanoï
  
  Comme ils étaient encore peu nombreux, il fut facile à Sung-Maï de découvrir l’homme que cherchait Coplan.
  
  - Il a loué une vieille maison coloniale dans la rue Dong Khoï au numéro 96. Il est entouré d’une cour de jeunes garçons, comme chez les empereurs de Chine d’antan.
  
  Coplan lui remit le solde de la somme convenue pour ses services et repartit dans les rues encombrées de vélos, car les voitures étaient rares et l’essence se vendait au marché noir. Par bidons de cinq litres payables en dollars, la seule devise acceptée par les marchands qui, avec mépris, refusaient les dongs, la monnaie locale imposée par les austères dialecticiens marxistes venus du Nord. Depuis, ces derniers s’étaient humanisés et s’étaient laissés conquérir par ces Sudistes corrupteurs qui, en catimini, leur offraient les plaisirs de la vie, filles, garçons, drogues, téléviseurs, magnétoscopes, qu’ils ne pouvaient payer, faute de billets verts en provenance de l’Oncle Sam. Alors, oublieux de Marx et d’Engels, ils étaient les premiers à alimenter le marché aux voleurs afin d’accéder aux paradis.
  
  Au 96 de la rue Dong Khoï, qui s’était appelée Catinat au temps des fastes de l’Empire colonial français, la demeure construite dans le style des années vingt, se blottissait, comme apeurée, entre deux blockhaus en béton anthracite dans la plus pure tradition de l’architecture stalinienne.
  
  Coplan sonna vigoureusement et un éphèbe vint ouvrir. Ses cheveux blonds et ses prunelles bleues contrastaient violemment avec ses traits incontestablement asiatiques et ses yeux bridés. Plus que probablement un métis, né de la liaison entre un G.I. et une Vietnamienne, subodora Coplan qui l’écarta énergiquement et entra, sans se soucier de ses protestations criardes.
  
  Heinz Ohlendorff apparut à l’extrémité du hall, vêtu d’une robe de chambre en soie mauve et chaussé de pantoufle ahurissantes aux reflets chatoyants. Il s’arrêta net et fronça les sourcils, perplexe. Coplan prit les devants :
  
  - Herr Professor, vous souvenez-vous de cet excellent déjeuner pris ensemble à l'Estrella del Mar à Barcelone lorsque pour une brève période de trois mois, les intérêts de la France et ceux de la R.D.A. ont convergé au cours de l’année 1984, au temps de la guerre au Tchad ?
  
  Une lueur amusée scintilla dans le regard gris de l’Allemand.
  
  - À l’époque, vous voyagiez sous le pseudonyme de Francis Carson.
  
  - Et vous étiez à l’Abteilung 11 et pas encore professeur à l’Abteilung 19 l’école des tueurs professionnels.
  
  - Exact. Vous êtes toujours dans votre boutique ? Je suis idiot de poser cette question. Dans la négative, vous ne m’auriez pas retrouvé ici. Quel est le but de votre visite ? Ne me dites pas que la D.G.S.E. souhaiterait me recruter !
  
  Coplan arborait une mine souriante, dissimulant à merveille le profond dégoût qu’il éprouvait à l’égard du vieux sybarite aux penchants dépravés. Efficacité avant tout, raisonnait-il.
  
  - Notre recrutement est ouvert à tous ceux qui peuvent nous aider, répondit-il, tandis que l’Allemand, d’un geste affecté, l’invitait à entrer dans un salon décoré selon les critères de l’ancienne Chine impériale, où foisonnaient les nattes en sisal, les coussins brodés avec préciosité et les tentures aux signes cabalistiques.
  
  Le corps cassé par de multiples courbettes un deuxième éphèbe se matérialisa aussitôt et Ohlendorff lui commanda d’apporter du thé. Quand il fut servi, Coplan attaqua sans fioriture :
  
  - Vous souvenez-vous du troisième personnage qui partageait notre déjeuner ?
  
  Ohlendorff plissa les yeux.
  
  - Mon adjoint, Stan Karlovac.
  
  - Il se vantait d’être un spécialiste du meurtre à l’aide de l’acide phénique introduit dans le cerveau par l’oreille à l’aide d’une seringue à longue aiguille, précisa Coplan.
  
  Son interlocuteur frétilla d’aise.
  
  - C’est vrai, et ce n’était pas là sa seule spécialité. Il inventait une nouvelle méthode chaque semaine. En conséquence je l’ai pris comme assistant quand je suis devenu directeur de l’Abteilung 19.
  
  - Quel a été son sort après l’effondrement de la R.D.A.et de la Stasi ?
  
  - Il a fui l’Allemagne comme tout le monde dans notre boutique. Atteints par le virus de la moralité internationale et des droits de l’homme, les revanchards de Bonn voulaient nous traduire en justice.
  
  - Pas vous. Vous résidez toujours en Prusse où votre épouse loge dans un château ancien.
  
  Ohlendorff ricana.
  
  - J’avais senti le vent venir et passé un marché avec le B.N.D. L’immunité en échange de quelques dossiers mis précautionneusement à gauche.
  
  - Tout comme votre trésor de guerre ?
  
  - Je vois que ma fiche à la D.G.S.E. est tenue à jour.
  
  - Donc, vous ignorez où est votre ancien adjoint ?
  
  L’Allemand se composa un visage patelin.
  
  - Si je le savais et si je vous le disais, quel avantage en retirerais-je ?
  
  - Votre immunité en Allemagne peut, à tout moment, voler en éclats et le juge vous convoquer. Il serait bon, alors, que vous ayez des amis prêts à vous offrir l’hospitalité. À la D.G.S.E., nous tenons une liste de ceux qui nous ont aidés. Un simple coup de téléphone, on vérifie. Si vous êtes sur la liste, pas de problème, on vous fournit un permis de séjour et une fausse identité.
  
  - Ici, au Vietnam, je n’ai pas à me plaindre, pas plus qu’aux Philippines ou en Thaïlande.
  
  - J’ai oublié de vous dire que nous nous vengeons aussi de ceux qui refusent de nous donner un coup de main. Imaginez qu’un des minets, auxquels vous tenez tant, attente à votre virilité à coups de rasoir. Un de vos plus grands plaisirs dans la vie s’évanouirait à tout jamais.
  
  Une vilaine teinte grisâtre envahit les traits jusqu’alors sereins de l’ancien chef des Abteilung 11 et 19.
  
  - Plus de gitons pour le fauve que vous êtes, força Coplan. Et le coût serait insignifiant. Cinquante dollars, pas plus. Pour ce prix-là, on assassine à Hô Chi Minh-Ville. Le pro que vous êtes sait que je dis la vérité. Et si vous avez les parties coupées et que vous vous rapatriez en Prusse, êtes-vous certain que Margrethe prendra soin de vous ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  L’un était grand et blond. Coiffé en arrière, très mode, il faisait beaucoup moins que ses quarante ans. D’habitude, il se vêtait avec élégance et, si possible, chez les grands faiseurs, tant il tenait à son apparence, sauf quand il était en mission car, alors, il adoptait la tenue de circonstance, comme ce soir-là, dans cette rue perpendiculaire au bois de Vincennes. Engoncé dans son coupe-vent, chaussé de baskets, il s’était coiffé d’une casquette à la visière largement rabattue sur le front, et portait un jean.
  
  L’autre offrait un type méditerranéen fortement accentué. On le prenait pour un Italien, un Espagnol ou encore un Grec. Il n’était rien de cela, bien qu’il parlât les trois langues à la perfection. Moins bien charpenté que son compagnon, il avançait d’une démarche ondulante et sinueuse, comme un serpent à la recherche de sa proie. En fait, depuis onze ans il s’était forcé à se déplacer ainsi afin d’atténuer la fulgurante douleur qui, inopinément, le martyrisait quand elle se manifestait, provoquée par la balle logée le long de la colonne vertébrale et que les chirurgiens se refusaient à extraire par crainte de l’hémiplégie.
  
  Les alentours étaient déserts. Depuis longtemps, les promeneurs de chiens avaient regagné leur demeure, fuyant les dangers de la nuit. Quant aux prostituées, elles préféraient les allées plus sombres.
  
  Le Blond sonna à la porte du pavillon. Une voix agacée répondit à travers la grille de l’interphone :
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Monsieur Jean-François Combault ?
  
  - Oui, c’est moi. Que voulez-vous ?
  
  - M. Dulac nous envoie. Nous avons un courrier pour vous.
  
  Le portail se débloqua. Les deux hommes entrèrent, grimpèrent les marches du perron où les attendait Combault. Ils se jetèrent sur lui et l'immobilisèrent, le Blond plaquant sa large paume sur la bouche pour étouffer les cris. Ils entrèrent, s’assurèrent que la maison était vide de tout autre occupant et le transportèrent jusqu’à son lit où ils l’allongèrent sur le ventre avant de le bâillonner et de lui entraver les membres à l’aide de larges bandes de sparadrap serrées par-dessus ses vêtements.
  
  Le Brun délogea son sac à dos de ses épaules et sortit une perceuse électrique, un croc vieilli en acier noirci et un sac-poubelle, pendant que le Blond rapportait une table et un tabouret de cuisine. Il plaça la table à l’opposé de la fenêtre que voilaient les doubles rideaux et installa dessus le tabouret. Après avoir branché la perceuse, le Brun se hissa sur le tabouret et creusa le trou dans le plafond. Durant cette opération, le Blond, ganté comme son acolyte, se pencha pour extraire du sac en plastique la corde de chanvre dont une extrémité était déjà confectionnée en nœud coulant qu’il passa autour du cou de Jean-François Combault.
  
  Comme s’il avait prescience du sort qui lui était réservé, ce dernier tenta de se débattre. Le Blond n’en eut cure. Il serra au maximum, banda ses muscles et tira un coup sec. Les cervicales craquèrent. Le Blond s’autorisa un sourire satisfait. Il ne ratait jamais son coup. Dès la première tentative.
  
  Le bâillon et les bandes de sparadrap arrachés, il ôta les vêtements du mort, le dénuda entièrement et, à l’aide de la pointe d’une épingle à nourrice, détacha les minces fibres de tissu qui s’étaient incrustées entre les dents quand Combault avait mordu le bâillon. Ceci fait, à l’aide de celui-ci, il nettoya soigneusement les lèvres.
  
  Cette tâche achevée, il fourra le bâillon et les vêtements, dont il avait vidé les poches, dans le sac-poubelle et, du sac à dos, sortit la seringue dont il introduisit le flexible tuyau en plastique dans l’urètre de sa victime. Cette fois, il dut répéter l’opération à huit reprises avant que le piston n’alluvionne de sperme le réservoir de la seringue. Il était mécontent. Ordinairement, il réussissait beaucoup plus rapidement. Cette petite merveille fabriquée à Zagreb donnait habituellement des résultats fantastiques en un temps record.
  
  Dans un verre trouvé dans la cuisine, il déposa la précieuse semence et renouvela la manœuvre pour remplir le récipient à moitié. En même temps, il pensait aux multiples efforts qu’il avait dû déployer, au début de son apprentissage, pour guider le tuyau jusqu’aux testicules.
  
  Pendant ce temps, le Brun avait terminé son travail avec la perceuse. Dans le trou il passa de la suie afin qu’il ne paraisse pas avoir été creusé récemment.
  
  Après avoir humecté d’un peu de salive la base du croc, il l’enduisit de plâtre et de suie, et s’en alla chercher l’aspirateur pour faire disparaître les traces laissées par le percement. Le sac à poussière, ensuite, fut enfoui dans le sac-poubelle et remplacé par un neuf dans le cagibi où le Brun avait relogé l’aspirateur.
  
  Le Blond noua l’autre extrémité de la corde au croc qu’il passa à son acolyte. Les deux hommes soulevèrent le cadavre, le Brun enfonça la base du croc dans le trou et, en parfaite synchronisation avec son complice, lâcha. Sans prise, le croc tomba, en même temps que le cadavre qui chuta sur la moquette. Le Brun sauta à terre et renversa le tabouret qui se logea près du fauteuil.
  
  Le Blond aspergea de sperme les cuisses du mort, le tabouret, la table et la moquette, tandis que le Brun sortait du sac à dos les revues pornographiques ouvertes sur les pages du milieu et montrant des hommes et des femmes en pleine partouze. Il les posa sur le lit pendant que son comparse jetait le verre dans le sac-poubelle.
  
  Ni l’un ni l’autre n’avait échangé la moindre phrase, pas même un mot, chacun sachant très exactement les gestes que l’acolyte devait accomplir.
  
  Le Blond dispersa les vêtements et les sous-vêtements du mort sur la moquette, comme si la victime avait été pressée de se déshabiller pour se livrer à son jeu favori.
  
  Enfin, ils s’arrêtèrent et, d’un œil critique, examinèrent la mise en scène à laquelle ils s’étaient tant appliqués.
  
  Satisfaits, ils fouillèrent les lieux et n’emportèrent qu’une chemise cartonnée contenant quelques feuillets dactylographiés. Le Brun hésita mais, finalement, ne toucha pas à la liasse de coupures de cent francs suisses.
  
  Ils sortirent. Un crachin tombait. Le Blond utilisa un électroaimant pour faire tourner la clé de l’intérieur et reverrouiller la porte. Ils atterrirent sur le trottoir et hâtèrent le pas pour retrouver leur Renault garée dans la rue des Vignerons. Le Brun enfouit les deux sacs dans le coffre à bagages.
  
  Dans l’avenue de Paris ils prirent la direction de la Nation.
  
  Ce ne fut qu’à la place de la République que le Brun regretta :
  
  - J’aurais peut-être dû prendre les francs suisses.
  
  - Ce n’était pas prévu, consola le Blond. Si on ne respecte pas les ordres, on ne survit pas dans ce métier. Tu ne mangerais pas une petite croûte chez ton Grec ?
  
  
  
  
  
  Le commissaire divisionnaire De Gracia s’éclaircit la gorge.
  
  - A priori, rien de suspect. Jean-François Combault a épuisé les plaisirs du sexe avec des partenaires. Il cherche à s’envoyer en l’air par d’autres méthodes. Il choisit la pendaison. C’est bien connu, quand le cou est serré à la limite de l’étouffement, le sujet éjacule. Le tout est une question de timing. Une seconde de trop et c’est la mort.
  
  - Il existe des exemples historiques d’accidents de ce genre, intercala Coplan. Ainsi, le prince de Bourbon-Condé, père du duc d’Enghien que Bonaparte commit la faute de faire fusiller dans les fossés de Vincennes. Le 26 août 1830, ce vieillard pour ranimer des forces défaillantes, se pendit à une espagnolette de son château de Saint-Leu, aidé par sa maîtresse la baronne de Feuchères, une ancienne prostituée londonienne. Hélas, était-elle maladroite ou voulait-elle l’assassiner pour hériter de sa fortune ? En tout cas, il y perdit la vie.
  
  Le Vieux ne put s’empêcher de sourire.
  
  - Notre ami Coplan est vraiment un puits de science.
  
  - Une anthologie, renchérit Tourain.
  
  - Continuez, De Gracia, invita le Vieux.
  
  - Donc, Jean-François Combault se livre à son jeu sophistiqué, il éjacule, mais a trop attendu et ne parvient pas à reprendre pied sur le tabouret. Il se débat frénétiquement, trop tard, les vertèbres cervicales cèdent et il meurt. Il s’est débattu si violemment que le croc auquel la corde est suspendue au plafond se détache. Voilà la mise en scène à laquelle nous devrions croire. L’ennui, c’est le croc. J’ai fait appel, séparément, à une dizaine de techniciens. Ils sont formels. Jamais le croc n’a pu tenir, ne serait-ce qu’un dixième de seconde, dans le trou creusé dans le plafond, compte tenu du poids de Combault, soit quatre-vingt-trois kilos quatre cent cinquante grammes.
  
  - Le sperme appartient-il bien à la victime ? questionna Tourain.
  
  - Aucun doute à ce sujet. Par ailleurs, pas de traces d’intrusion ou de coup fourré, rien, absolument rien, la porte d’entrée était même verrouillée de l’intérieur. Rien, vraiment rien, sauf ce croc suspect.
  
  - Jean-François Combault, un écrivain et un journaliste, remarqua Coplan.
  
  - C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille, appuya De Gracia. Comme les revues pornos. Au nombre de quatre. Ce qu’on fait de mieux dans le genre. Seulement, ce chiffre ne correspond pas à la mentalité d’un obsédé sexuel. Je connais bien le problème puisque, avant la Crim’, j’appartenais à la Brigade des Mœurs. Les dingues du sexe collectionnent les revues, ils ne les jettent pas au fur et à mesure de la parution du numéro suivant. Or, rien de tel à Vincennes. En outre, ils se passent des cassettes hard sur l’écran de leur téléviseur. Chez Combault nous avons trouvé un magnétoscope, mais pas de cassettes érotiques. Pourtant, sa vidéothèque est fournie. Mais rien que des émissions littéraires ou des programmes d’Arte en allemand, langue qu’il parlait couramment. L’étude de caractère à laquelle mes inspecteurs se sont livrés auprès de sa famille et de ses proches n’accrédite nullement la thèse selon laquelle le mort serait un aficionado des perversions sexuelles, comme nous l’ont confirmé ses deux anciennes épouses divorcées. Au contraire, c’est parce qu’il était peu performant dans ce domaine qu’elles se sont séparées de lui.
  
  - En somme, résuma le Vieux, vous soupçonnez un assassinat et une mise en scène pour faire croire à un accident. A partir de cette position, vous subodorez un lien éventuel avec le meurtre de «Faucon», en vous basant sur la sophistication de la méthode homicide et la volonté de faire passer le crime pour un accident ?
  
  - C’est tout à fait ça, acquiesça le patron de la Brigade Criminelle.
  
  - Sur quoi travaillait Combault ces derniers temps ? questionna Coplan.
  
  - Un ouvrage historique sur le général Patton, l’emblématique commandant de la 3ème Armée U.S. qui a rompu le front allemand à Avranches le 1er août 1944 lors de la bataille de Normandie. Le manuscrit en est à l’état d’ébauche.
  
  - A-t-il voyagé à l’étranger récemment ?
  
  - Pas depuis deux ans.
  
  - Si je comprends bien votre hypothèse, De Gracia, intervint Tourain, il s’agirait du même tueur ?
  
  - Si mon hypothèse est juste, naturellement, déclara le chef de la Crim’. Dans ce cas, ce serait un tueur professionnel particulièrement habile et doté d’une imagination débordante.
  
  - Un génie du meurtre, souligna le Vieux. Une sorte de Houdini, dans son genre.
  
  - Mais quel serait le lien entre « Faucon » et Jean-François Combault ? insista Tourain. De Gracia, avez-vous découvert, lors de votre enquête, des éléments permettant d’affirmer qu’ils se connaissaient, qu’ils avaient déjà travaillé ensemble ?
  
  De Gracia parut gêné.
  
  - En réalité, non, et cette constatation, pour être franc avec vous, me mine. Sur cette affaire, j’ai placé une seconde équipe de bons limiers. J’ai le fol espoir de réussir, même si vous pensez que mon imagination se débride hors de propos.
  
  - Nous ne le pensons pas, rassura le Vieux. En fait, je souhaite que vous ayez raison. Si les deux affaires sont liées nous bénéficierons de plus grandes chances d’aboutir. S’il n’y avait pas plusieurs étoiles, comment reconnaîtrait-on une constellation ?
  
  Quant à Coplan, il se remémorait les confidences de Heinz Ohlendorff au sujet de Stan Karlovac : ... L’acide phénique introduit dans le cerveau par l’oreille n’était pas sa seule spécialité. Il inventait une nouvelle méthode chaque semaine…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  La truffe du setter irlandais collait aux talons de Selwyn Stafford qui, imperturbablement et malgré la présence de Coplan, taillait ses rosiers, le sécateur à la main, avec une dextérité et une rapidité dignes d’un jardinier professionnel.
  
  Au-dessus du manoir, le ciel était gris et pluvieux comme de coutume au Devonshire.
  
  Vif et alerte, le Britannique ne portait pas ses soixante-dix ans, et c’est à peine si ses tempes blanchissaient par endroits. Rose et florissant, le teint ne trahissait pas la passion dont il témoignait pour le gin mélangé à la vodka. Comme le ciel, le regard était gris et semblait perpétuellement amusé. Grand, la silhouette bien droite, la lèvre ironique, l’homme affectionnait les complets démodés, parfois usés jusqu’à la trame mais confortables, les chaussures défraîchies et les tons feuille-morte, comme il seyait à un ex-espion de Sa Majesté qui avait toujours œuvré dans le flou pour ne pas dire les ténèbres, dans l’ombre nocturne des rues de capitales souvent situées aux antipodes et, au cours du dernier tiers de sa vie, dans des bureaux discrets de Belgravia ou de Pimlico.
  
  Confiné dans la modestie, il n’exhibait que rarement les nombreuses décorations, parmi les plus prestigieuses du Royaume-Uni, que lui avaient valu ses services émérites tant appréciés au 10 Downing Street.
  
  Lieutenant à vingt et un ans en 1944, il avait été parachuté en France et avait échappé de justesse au désastre de la French Section du S.O.E. (Spécial Operations Executive : Service Action). Agissant sur les ordres de Londres, un quadruple agent français (Henri D... Quasiment inconnu en France, il est considéré par les spécialistes comme l’un des plus grands espions de l'époque. Acquitté par un tribunal militaire en 1948) avait vendu au S.D. allemand des centaines d’agents britanniques, canadiens et français. En sacrifiant ces hommes et ces femmes, le cabinet de guerre comptait tromper Berlin sur le lieu du débarquement de juin 1944 et avait réussi au-delà de toute espérance. Choqué par le caractère immoral de cette duperie, Selwyn Stafford avait failli démissionner de l’Intelligence Service, le conflit terminé, mais son patriotisme l’avait emporté et il était resté au MI 6.
  
  Polyglotte comme Coplan, il avait longtemps servi en Chine rouge et, plus généralement en Asie, avant d’être affecté au Proche-Orient, puis en Europe, aussi bien occidentale qu’orientale et centrale, avant d’être rappelé à Londres.
  
  Dix-huit mois plus tôt, on lui avait confié une mission ultra-secrète. Démasquer l’amoureux transi qui inondait une des princesses royales de lettres enflammées, en la menaçant en post-scriptum de dynamiter son château si elle ne répondait pas à sa passion, sans cependant préciser ni son nom ni son adresse. Menaces qui avaient été prises au sérieux car les dérangés mentaux passaient parfois aux actes. Personne n’avait oublié le désaxé qui avait tiré sur le Président Reagan.
  
  Finalement, c’était la princesse qui était tombée amoureuse de l’espion de l’Intelligence Service et, imprudemment émerveillé par l’intérêt que lui portait une dame de si haut rang, ce dernier avait mordu dans le fruit défendu. Si grand qu’ait été le scandale, il était demeuré secret et la presse n’en avait rien su. Cocufié, l’époux avait néanmoins exigé que Selwyn Stafford soit mis à la retraite. Ce souhait exaucé, l’intéressé s’était retiré dans sa propriété familiale du Devonshire où la princesse, parfois, venait renouer leurs amours.
  
  - Jael Suner, vous vous souvenez ? répéta Coplan pour la troisième fois.
  
  - Je cherche, éluda l’Anglais.
  
  - Rome, quand le pape a failli mourir.
  
  - Ce n’était pas nous, répliqua avec vivacité Stafford en se retournant.
  
  - Jael Suner a magnifiquement manipulé le Turc. Les Bulgares ont été piégés et on leur a mis sur le dos la tentative d’assassinat sur la place Saint-Pierre. En réalité, vous, la C.I.A. et le SISMI (Services Spéciaux italiens) craigniez que le Polonais au Saint-Siège ne soit un agent du K.G.B. Vous n’étiez pas approuvés par vos gouvernements respectifs mais la Firme (Terme sous lequel les initiés désignent le Spécial Intelligence Service) ne se trompe jamais, n’est-il pas vrai ?
  
  Stafford n’était nullement troublé. Au contraire, un sourire railleur flottait sur ses lèvres et la lueur amusée, qui agaçait tant de gens, dansait dans son regard gris.
  
  - Les coups tordus, vous connaissez aussi, boulevard Mortier, répliqua-t-il avec un calme olympien.
  
  - Ne nous querellons pas. Je voudrais simplement savoir où toucher Jael Suner, le génial manipulateur du Turc qui, maintenant, moisit en prison sans connaître le triple jeu dont il a été la victime.
  
  - Après tout, c’est lui qui a tiré, non ?
  
  - Je ne suis pas ici pour moraliser, ni pour différencier la main de l’esprit. Mon unique but est de raccrocher sur Jael Suner.
  
  Stafford soupira, alla passer un coup de chiffon méticuleux sur son sécateur, ôta son tablier en toile bleue et invita son visiteur à prendre un gin-vodka dans son bureau où les murs étaient tapissés de photographies en noir et blanc fanées dans leurs cadres dorés. Visages d’hommes et de femmes aux mines circonspectes, comme apeurés de sortir de l’anonymat. Coplan conjectura qu’ils appartenaient à d’anciens compagnons de l’ombre, disparus pendant la Révolution des Fleurs ou le Printemps de Lisbonne, à moins qu’ils n’aient fini dans un goulag ou aient été hachés par une rafale de Kalashnikov dans une rue de Beyrouth. Comme tous les professionnels des Services spéciaux, Selwyn Stafford témoignait d’une fidélité touchante à la mémoire des combattants engloutis par les ténèbres.
  
  - Votre homme vole à présent de ses propres ailes, déclara l’ex-officier du S.I.S.
  
  - Il tue pour son compte ?
  
  - Ou celui d’autres commanditaires. Voyez-vous, mais ce n’est pas à un professionnel aguerri comme vous que je l’apprendrai, ce type d’agent se pose des questions à l’approche de la quarantaine. Quel est le sens de ma vie ? Je me dirige vers quoi ? Et si j’arrive à l’âge de la retraite, malgré les aléas et les dangers omniprésents de ce fichu métier, de quel argent disposerai-je ? Alors, ils en tirent les conclusions et, comme vous l’avez dit, se mettent à leur compte, sans risque de fiasco tant ils sont hautement expérimentés. Dans son cas, un élément extérieur, auxquels ces techniciens hors pair succombent souvent, est intervenu. Il est tombé amoureux de la plus grande chanteuse blanche de blues, l’Américaine Cinda d’Aggato, surnommée Crème de Miel par ses fans. Vous avez entendu parler d’elle ?
  
  - J’ai assisté à l’un de ses concerts à San Francisco. Un personnage hors du commun, hurlant son blues à la limite du déchirement des cordes vocales. Le terme « Crème de Miel » est justifié quand on se souvient de la façon qu’elle avait de sublimer des ballades délicates.
  
  - Justement, ses cordes vocales ont été vite foutues, surtout à cause de l’abus d’alcool et de drogue. Alors, elle a laissé tomber le blues, en artiste lucide et écorchée vive qu’elle était, et s’est rabattue sur la religion.
  
  - Elle est entrée au couvent ?
  
  - Pas si bête. Elle s’est contentée de faire fructifier son argent et a fondé Témoins d’Après le Dernier Jour, une de ces organisations pseudo-religieuses, véritables miroirs aux alouettes destinés à pomper les finances des gogos, une incroyable tarte à la crème de notre fin du vingtième siècle.
  
  Coplan hocha la tête. Le phénomène lui était connu. Les grandes idéologies ayant été dynamitées, jetées bas, les religions traditionnelles ayant lassé la patience des adeptes à cause du rabâchi-rabâcha des thèmes séculaires, alors les vendeurs de rêve et les escrocs de l’âme, les gourous du futur et les flibustiers de la foi, inventaient les plus irréalistes des croyances pour duper les pigeons et faire tinter le tiroir-caisse. Convivialement invités par les télévisions, ils en profitaient pour diffuser leurs idées trompeuses et attirer le naïf épris de spiritualité. Celui-ci une fois harponné, ils pillaient son compte en banque. Dans ce domaine, les Chinois de Hong Kong et les Américains tenaient le haut du pavé, bien que l’Europe soit aussi touchée par le fléau.
  
  - Et Jael Suner est de la partie ?
  
  L’Anglais eut une moue indulgente.
  
  - Lui non plus n’est pas si bête. L’organisation lui sert de paravent. Il se cache derrière sa maîtresse pour poursuivre ses activités en artisan consciencieux. Plutôt qu’artisan, devrais-je dire artiste ? On raconte qu’il s’est associé à l’un de ses pairs.
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Stan Karlovac ?
  
  - Le tueur de l’ex-Stasi ? C’est possible. Je n’en sais pas plus à son sujet. J’ai rarement eu à m’occuper de la R.D.A.
  
  Malgré tout, Coplan était satisfait. Ainsi se recoupait le renseignement fourni au Vietnam par Heinz Ohlendorff : Stan Karlovac s’était associé avec l’un de ses pareils, un certain Jael Suner, l’homme qui avait piégé le tueur turc à Rome.
  
  - Où réside Crème de Miel ?
  
  - Quelque part en Espagne, sur la côte méridionale, entre Adra et Almeria. Je ne sais pas où exactement. A vous de trouver.
  
  Quand Coplan partit, la pluie commença à tomber. Stafford lui lança :
  
  - N’oubliez pas de présenter mes respects au Vieux.
  
  
  
  On se croyait au temps des pharaons. Une pyramide s’élevait au centre d’un terrain aride et désolé, cernée par une haute enceinte presque fortifiée, en tout cas armée de fil de fer barbelé et de caméras dissuasives qui surveillaient les alentours.
  
  Une route fraîchement goudronnée conduisait au portail.
  
  Coplan étudia ce paysage, puis redémarra. Derrière la grille du portail, les gardes portaient comme uniforme une robe blanche qui ressemblait à celle des membres du Ku Klux Klan, la cagoule en moins. Elle descendait jusqu’aux chevilles et était serrée à la taille par une corde en nylon de couleur rouge comme le lotus qui ornait l’emplacement du cœur. Ils étaient quatre. Dépourvus de toute arme, ils paraissaient inoffensifs, un peu désorientés comme s’ils sortaient d’une longue méditation qui les aurait transportés dans un Au-delà visité pour la première fois.
  
  Coplan ne s’y fia pas.
  
  - Mon nom est Francis Coston. J’ai rendez-vous avec la grande prêtresse, déclara-t-il.
  
  On le laissa entrer dans la cour et l’un des gardes le guida vers un hall éclairé à giorno. Derrière un bureau semi-circulaire, trônait une ravissante hôtesse aux yeux scrutateurs. Il répéta la phrase et, sur-le-champ, elle téléphona.
  
  Bientôt apparut Cinda D’Aggato. Les fans qui l’avaient applaudie sur scène ne l’auraient pas reconnue. Coupés et teints en noir, les longs cheveux roux qui ondulaient jusqu’à la cambrure des reins. Le beau visage plein, aux joues resplendissantes, s’était creusé, amaigri, émacié. Seuls demeuraient les lèvres charnues et sensuelles, et le regard vert, non plus changeant, mais fixe, comme une algue qui s’est accrochée au rocher. Quant à la silhouette, elle avait perdu cette rondeur et cette lourdeur de cuisses que moulaient les cuissardes au cuir noir et brillant. Il n’était jusqu’aux seins guerriers qui semblaient avoir subi la défaite et, honteux, se cachaient sous l’ample tunique blanche au lotus rouge.
  
  - Suivez-moi, invita-t-elle.
  
  Cossu, le bureau respirait la prospérité. Avant de s’asseoir dans le fauteuil en cuir fauve, Coplan exhiba ses lettres de créance, en réalité une attestation d’un grand éditeur français prouvant qu’il était accrédité pour écrire un ouvrage sur celle que le monde entier considérait comme la plus grande chanteuse blanche de blues. Évidemment, l’éditeur n’avait rien à refuser à la D.G.S.E. Elle la lut attentivement.
  
  - C’est bien. Je vous en prie, asseyez-vous. Un point reste à éclaircir. Combien vais-je toucher ? Votre éditeur et vous n’imaginez pas faire fortune sur mon dos avec le sang et la sueur de ma vie ?
  
  Coplan savait que d’emblée elle aborderait la faille dans le plan qu’il avait mis sur pied.
  
  - Malheureusement, je n’ai pas reçu pouvoir de négocier les indemnités d’usage. Aussi, dans l’éventualité regrettable où vous voudriez en rester là jusqu’à ce que mon éditeur tombe d’accord avec vous sur les droits que vous toucheriez, je me retirerais aussitôt en vous priant d’accepter mes excuses pour le dérangement que je vous ai occasionné. Néanmoins, sachez que j’aimerais joindre le professionnel au spirituel et que votre mouvement m’intéresse sur ce second point.
  
  A ce stade, il se lança dans un long monologue dans le cours duquel il vanta les mérites de son courant religieux et décrivit sa soif d’absolu en se forçant à offrir un regard d’illuminé. Il s’était préparé à ce rôle, d’abord en s’imprégnant de la documentation fournie par le commissaire divisionnaire Tourain sur Témoins d’Après le Dernier Jour, ensuite en jouant son personnage devant la glace de son appartement parisien.
  
  Éberluée devant ce numéro de virtuose, Cinda D’Aggato changea radicalement d’attitude, surtout lorsque Coplan eut mentionné que son oncle, prétendument milliardaire, était fasciné par les mystères d’une vie postérieure à la mort.
  
  - Il a été époustouflé par une anecdote que lui a contée un de ses plus anciens amis, fit-il en tortillant nerveusement ses doigts. Elle se passe en France, en Sologne très exactement. Cet ami de mon oncle s’est complètement perdu. Il erre sur des petites routes, ne sait plus où il est. C’est la nuit. Un violent orage éclate et, soudain, il est en panne d’essence. Alors, il se calfeutre et attend que la pluie cesse. Elle ne cesse pas. Lassé de patienter, il sort et tente de stopper les quelques rares voitures qui empruntent cette route secondaire. Personne ne s’arrête.
  
  « C’est alors qu’au loin il aperçoit des lumières. Il se dirige dans cette direction. Au bout d’un kilomètre, trempé, crotté, il pénètre sur l’esplanade d’un château. Une vingtaine de voitures sont garées là. Il grimpe les marches de l’escalier. Un valet en livrée à la française l’accueille, s’enquiert des motifs de sa visite, appelle le maître de maison qui, avec une politesse exquise, le convie à sa table en lui expliquant qu’il donne un dîner aux chandelles auquel assistent des amis, puis réflexion faite, il lui prête des chaussures et des vêtements secs qui appartiennent à son fils, approximativement de la même taille et de la même pointure.
  
  « L’ami de mon oncle fait connaissance de la maîtresse de maison, du fils, de la fille, des amis. Il est charmé. Le mobilier est superbe, au plafond pend un lustre Louis XV magnifique, les rideaux sont sublimes, le parquet d’époque, les mets délectables, les conversations raffinées. Affables, courtois, les convives lui témoignent beaucoup d’égards. Il remarque la vaisselle et les chandeliers en argent.
  
  « Un peu après minuit, à bord de sa Porsche son hôte le reconduit à sa voiture et lui remet un jerrican plein de vingt litres d’essence en lui indiquant le chemin à prendre pour retrouver sa route. Il lui dit aussi qu’il aimerait lui offrir l’hospitalité mais que, malheureusement, toutes ses chambres sont occupées par ses amis. Épuisé et un peu assommé par les vins capiteux auxquels il a goûté, l’ami de mon oncle couche cette nuit-là dans un hôtel d’Orléans. Le lendemain matin, il achète une immense gerbe de roses dans l’intention de l’offrir à la maîtresse de maison. Il compte aussi restituer les vêtements et le jerrican que le pompiste a rempli.
  
  « Arrivé au château, il est stupéfait. Le bâtiment tombe en ruine, les vitres sont brisées, le toit crevé. Il pousse la porte. Pas de valet à la française. Le parquet est défoncé. Plus de mobilier, plus de vaisselle, plus de lustre, pas un chat dans les pièces désolées, sinistrées, lugubres. Pourtant, il ne rêve pas. Les vêtements qu’il a échangés la veille sont là, encore humides, jetés à côté d’un trou béant dans le plancher, dans cette chambre qui, la nuit précédente, était encore somptueuse et meublée à ravir.
  
  « Dérouté, il fonce à la gendarmerie où on ne le croit pas. On le prend pour un dément. Le château est inhabité depuis un demi-siècle, lui rétorque-t-on. Depuis cette expérience, cet ami et mon oncle croient au retour des morts et de l’époque durant laquelle ils ont vécu. Les gendarmes, malgré tout, avaient enquêté et découvert que le propriétaire du château, son épouse, son fils et sa fille étaient morts tous les quatre dans un accident de voiture. »
  
  L’ex-star du blues soupira.
  
  - Je ne suis pas étonnée car ces phénomènes sont courants. Je ne vous ai pas interrompu mais je devinais la fin de votre récit.
  
  Elle cita de nombreux exemples puis, l’œil angélique, interrogea habilement Coplan sur la fortune de son oncle. Pas dupe, il s’étendit longuement sur les richesses supposées. Cette litanie enchanta Crème de Miel qui lissa le tissu de sa tunique.
  
  - Se joindrait-il à nous ?
  
  - Pourquoi pas ? Il suffit que je lui en parle.
  
  - Après tout, déclara-t-elle, même si je n’ai pas encore signé de contrat avec votre éditeur, nous pourrions, dès à présent, évoquer mon enfance et mon adolescence, ce qui couvrirait bien trois chapitres ?
  
  - Je suis à votre disposition.
  
  - Puis-je vous offrir l’hospitalité dans notre communauté ?
  
  - Avec le plus grand plaisir. Ainsi serons-nous à pied d’œuvre.
  
  - Quand comptez-vous contacter votre oncle ?
  
  - Il faudrait que je fasse un saut à Paris.
  
  - Envisagez-le.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Strange birds fly high
  
  Heading for a shelter
  
  That’s really blue and warm…
  
  
  
  Talentueuse compositrice, Cinda D’Aggato reprenait un de ses anciens succès qu’elle avait, depuis, arrangé en une mélodie lente et évanescente qu’elle chantait dans les aigus afin de donner le frisson et d’évoquer une mélopée extraterrestre.
  
  L’œil plissé, Coplan observa les visages dans la chapelle meublée sobre avec un goût très sûr. Certains étaient sereins, d’autres extasiés. Ils appartenaient aux membres de l’état-major, hommes et femmes qui géraient les affaires, vendaient les cassettes sur lesquelles on voyait la silhouette translucide d’un mort revenu du néant et qui n’étaient que trucages. Sous l’égide de la grande prêtresse, c’étaient eux qui répandaient la bonne parole, organisaient les séminaires et convoquaient dans la pyramide les assemblées de croyants.
  
  L’ex-chanteuse de blues, avait compris Coplan, se réservait les transferts de fonds dans les paradis fiscaux.
  
  Les responsabilités étaient partagées sans que, apparemment, une fausse note se glisse dans ce superbe agencement.
  
  Mine de rien, Coplan avait soigneusement repéré les lieux au cours de ses déplacements. Cette nuit-là, vers trois heures du matin, il se faufila jusqu’à l’appartement que s’était réservé Cinda D’Aggato. Il entra et referma doucement derrière lui. Contraint d’éviter tout bruit, il chaussa ses lunettes à infrarouges.
  
  L’Américaine dormait seule.
  
  Il ressortit et visita les autres chambres à l’étage. Elles étaient vides. Une, cependant, était équipée d’un coffre-fort qui paraissait, à première vue, inattaquable. Il l’examina et esquissa une moue pessimiste. Gros travail en perspective. Une garde-robe disparate encombrait les deux penderies. Les vêtements appartenaient à deux hommes, de tailles et de goûts différents, voir à l’opposé l’un de l’autre. Il fouilla les poches des costumes et les tiroirs des commodes. Les propriétaires ne laissaient rien au hasard. Aucun indice exploitable.
  
  Avant de partir, et à tout hasard, il appuya sur la touche « bis » du téléphone. Les sonneries se répétèrent sans réponse. Il s’apprêtait à raccrocher lorsqu’une voix grognonne, marquée d’un fort accent slave, répondit en italien :
  
  - Ambassade de Croatie.
  
  - Ambassade de Croatie à Rome ? questionna vivement Coplan dans la même langue.
  
  - Oui. Je suis le veilleur de nuit. Quelque chose d’urgent ?
  
  Coplan raccrocha et réappuya sur la touche « bis ».
  
  Le lendemain et le surlendemain, il se convainquit au cours de ses pérégrinations à l’intérieur de la pyramide que ni Jael Suner ni Stan Karlovac n’étaient présentement dans les lieux.
  
  Le jour suivant, après qu’elle eut raconté quelques bribes de son enfance et du début de son adolescence, à dessein fades et désespérément inintéressantes, la grande prêtresse passa aux choses sérieuses :
  
  - Je suggère que vous retourniez en France pour, d’une part, entretenir votre éditeur de mon contrat et, d’autre part, convaincre votre oncle de rejoindre notre organisation. Je vous ai fait part de nos difficultés financières et une aide extérieure serait la bienvenue. Nombre de nos adhérents sont sans le sou et ceux qui sont privilégiés sur ce plan doivent se montrer solidaires. Partez demain et tenez-moi au courant.
  
  Coplan comprit, sous peine de perdre sa crédibilité, qu’il était préférable d’obtempérer.
  
  - Je suis d’accord avec vous.
  
  Après un rapide aller et retour à Paris où il conféra avec le Vieux, Tourain et De Gracia, il revint trois jours plus tard, accompagné par Vincent Guayrin, un agent de la D.G.S.E. blanchi sous le harnais qui avoisinait la soixantaine.
  
  Bel homme, vêtu avec une grande élégance, disert, courtois, il assumait à la perfection le rôle du faux oncle.
  
  Malgré son expérience, Cinda D’Aggato fut bluffée tant l’arrivant fut éloquent.
  
  - Naturellement, chère amie, je suis enchanté que mon neveu m’ait mis au courant de l’œuvre que vous avez entreprise et je ne puis vous décrire mon enthousiasme. Dès à présent, comptez-moi dans vos rangs. En ce qui concerne mon appui et mon apport financiers, je vous demanderai un petit délai, oh, presque rien, deux mois. J’ai vendu une mine d’or en Alaska et l’ultime règlement doit intervenir à cette époque. L’or n’est plus la valeur-refuge qu’il était. Je préfère les liquidités.
  
  Ignorant superbement Coplan, l’Américaine disserta à satiété avec Guayrin des avantages et des inconvénients des placements financiers. Sur ce terrain, l’agent de la D.G.S.E. était imbattable puisque sa couverture à Beyrouth avait longtemps été celle d’un banquier.
  
  Conquise, l’ancienne chanteuse de blues lui offrit à lui aussi l’hospitalité dans la pyramide.
  
  
  
  
  
  Bien que fumeurs invétérés, le Blond et le Brun évitaient de porter une cigarette à leurs lèvres. Sans grande difficulté, ils s’étaient introduits dans la villa de Saint-Nom-la-Bretèche, l’un et l’autre étant des spécialistes de l’effraction discrète et sans trace.
  
  A présent, ils surveillaient la route, cachés derrière les doubles rideaux.
  
  Enfin, la Subaru parut. Simultanément, ils lâchèrent le tissu du voilage.
  
  - La voilà, murmura le Blond.
  
  Catherine Morland actionna sa télécommande, le portail coulissa et elle redémarra pour pénétrer dans le garage et reverrouiller. En sortant de la voiture, elle soupira. La soirée avait été assommante. Pourtant, la fréquentation était choisie. Personnalités du meilleur monde, très jet-society. Princesses en goguette, actrices en rupture de Hollywood, vedettes du sport, champions de boxe ou de la Formule 1, têtes couronnées à Roland-Garros, play-boys au sourire pétrifié, milliardaires dorés sur tranche, mannequins avec le vent en croupe, travestis animateurs de cabarets à la mode, lesbiennes aux formes telluriques, ou banquiers et capitaines d’industrie opulents et arrogants.
  
  Elle monta l’escalier, arriva au rez-de-chaussée et fonça dans la cuisine où elle but un grand verre de Perrier et, ensuite, monta se déshabiller dans la chambre avant de prendre une douche.
  
  Le Brun et le Blond bondirent sur elle et l’immobilisèrent en se servant de la sortie de bain et d’un gant de toilette imbibé d’eau. Elle poussa quelques cris mais la villa était si isolée qu’il était impossible qu’ils soient entendus.
  
  Le Brun la coucha sur le ventre et la plaqua sur la moquette pour la maintenir dans cette position en usant de toutes ses forces.
  
  Le Blond se dégagea et sortit de la poche de son blouson une petite boîte contenant des aiguilles d’acupuncteur. Il en choisit une et la piqua à un point précis du dos. Et une autre à la lisière basse de l’humérus gauche.
  
  Catherine Morland vit des éclairs lui zébrer les yeux tout en ressentant une atroce douleur lui tenailler la base du cerveau, puis elle mourut.
  
  - Je n’y croyais pas, souffla le Brun. Où as-tu appris un truc pareil ?
  
  - A Taïwan, renseigna sobrement le Blond.
  
  - Y a pas à dire, les Chinois sont nos maîtres.
  
  - Pas seulement eux, d’autres aussi, tu le sais. Bon, passons à la mise en scène maintenant.
  
  Ils laissèrent le mélangeur répandre son eau tiède dans la baignoire et allongèrent la cadavre dans le fond après avoir ôté les aiguilles qui réintégrèrent leur boîte.
  
  Le Brun jeta le gant de toilette sur le rebord. Estimant que la sortie de bain ne pouvait logiquement être mouillée puisque la victime n’avait pas émergé de la baignoire, le Blond l’enfouit dans son sac à dos et s’en alla à la recherche de sa remplaçante.
  
  Quand il revint, il s’aperçut de la discordance entre le gant et la nouvelle sortie de bain. Une personne aussi raffinée que la morte n’aurait pas accepté un tel défaut d’harmonie, réfléchit-il. Aussi repartit-il pour retrouver le gant dont la teinte et les dessins s’alliaient à ceux de la sortie de bain. Ceci fait, il l’échangea contre le gant mouillé qui rejoignit dans le sac à dos la première sortie de bain.
  
  Dans l’intervalle, le Brun vérifiait que leurs chaussures enveloppées dans du plastique n’avaient pas laissé de traces révélatrices. Satisfait, il se remit debout.
  
  - Je crois que nous sommes parés.
  
  D’un œil critique, le Blond examina la mise en scène.
  
  - Nous pouvons fouiller maintenant. Pour la salle de bains, c’est bon.
  
  Ce fut le Brun qui, dans l’un des tiroirs du bureau ultra-moderne, dénicha le bloc-notes aux pages couvertes de l’écriture fine et serrée de Catherine Morland.
  
  
  
  
  
  - Je suis obligée de vous demander de partir, déclara d’un ton gêné Cinda D’Aggato à Coplan et à son complice Vincent Guayrin. Un de nos plus gros contributeurs arrive demain. Il déteste la publicité, les témoins, et je suis forcée de faire place vide. Néanmoins, je crois de mon devoir de mentionner son nom afin que vous jugiez de son aura et de sa surface financière. Il s’agit de Sven Oison. Il nous a rejoints après le Grand Prix d’Adélaïde, traumatisé par l’accident dont il était responsable, et il a décidé de rechercher Dieu.
  
  Coplan se souvenait de cet épisode tragique. Un peu fou et sans scrupules, le champion de Formule 1 suédois était coutumier du fait. Délibérément, il expédiait ses rivaux dans le décor en leur interdisant ainsi la ligne d’arrivée. Parfois, son bolide déchiqueté, il se retrouvait aussi hors course. Talentueux et passionné, il ne tolérait pas que ses concurrents les plus directs gagnent le cocotier. Ce jour-là, à Adélaïde, il avait commis l’irréparable. Le pilote qu’il avait percuté à l’arrière était mort et Sven Oison avait été frappé de deux ans d’interdiction de circuits, sans compter une action en justice et une demande, formulée par la famille de la victime, de deux millions de dollars de dommages-intérêts.
  
  - Bien entendu, nous libérons les lieux, acquiesça Coplan. Juste une précision pour mon manuscrit, ajouta-t-il pour noyer le poisson. Où avez-vous appris le solfège ?
  
  Elle se détendit.
  
  - A Tucson, dans l’Arizona.
  
  Coplan et Guayrin partirent le soir même. Dans l’avion, ce dernier questionna :
  
  - Vous croyez qu’elle soupçonne quelque chose ?
  
  - Je ne sais pas, avoua Coplan.
  
  - Sven Oison ne pourrait être qu’un alibi.
  
  - J’y ai pensé.
  
  - Peut-être n’ai-je pas été assez plausible ? Ce serait ma faute ?
  
  - Non, non, protesta Coplan, vous avez été parfait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  - La trace de piqûre dans le dos et celle du bras gauche m’intriguaient, expliqua le médecin légiste, le docteur Vallier. Bien sûr, j’ai pensé au dard d’un frelon. Cependant, la fenêtre de la salle de bains était fermée. J’étais perplexe et restais avec mon diagnostic : mort par arrêt cardiaque sans cause décelable. C’est alors que je me suis souvenu de ma visite très respectueuse au professeur Wu Weï Ping.
  
  - Qui est-il ? questionna Tourain avec curiosité.
  
  - Voici deux ans, je l’ai rencontré à Taïwan, cette île merveilleuse que les navigateurs portugais du XVIème siècle avaient baptisée Formose, c’est-à-dire la Belle, et qui abrite aujourd’hui la Chine nationaliste. Nous avons dîné ensemble et, au cours d’une conversation à bâtons rompus, à un moment il m’a spontanément avoué qu’il avait considérablement élargi la panoplie de ses connaissances en médecine chinoise. Entre autres choses, j’ai appris de sa bouche que la puncture de deux points du corps humain entraîne la mort, c’est-à-dire un point du méridien Sin (le cœur) et un point du méridien Tou Maï (gouverneur). Le premier dans le bras, le second dans le dos (Authentique. Le professeur de Formose existe réellement. Cependant, pour d’évidentes raisons de sécurité, l'auteur ne s’autorise pas le droit de révéler la localisation exacte de ces deux points mortels).
  
  « Je suis resté bouche bée, un morceau de l’excellent canard laqué coincé entre mes baguettes. Si bien que devant le cadavre de Catherine Morland, je me suis soudain remémoré mon entrevue avec le professeur Wu Weï Ping. J’ai vérifié entre les apophyses épineuses de ces points mortels. Leur localisation correspondait très exactement aux indications de mon hôte. Une précision pourtant, à ce stade de mon récit : l’enseignement de ce digne Chinois est extrêmement controversé et, en tout cas, non reconnu par la Faculté qui, par ailleurs, admet l’acupuncture en général. »
  
  - C’est pourquoi vous n’avez pas révisé les conclusions de votre rapport d’autopsie ? interrogea Coplan.
  
  - En médecine légale, il est interdit d’utiliser une hypothèse médicale non reconnue par la Faculté et, par ailleurs, fortement controversée, répliqua sèchement le docteur Vallier.
  
  - Pasteur aussi, à son époque, était controversé, sans oublie Galilée qu’on a failli brûler sur un bûcher et, en parlant de bûcher, Jeanne d’Arc à Rouen était aussi controversée. Bon, mais ceci n’est qu’anecdotique. Quel est votre sentiment sur la personnalité de celui ou de celle qui aurait utilisé ce moyen pour tuer son prochain ?
  
  - Un Asiatique, c’est forcé, assura, catégorique, le médecin légiste.
  
  - Ou quelqu’un qui aurait étudié chez le maître Wu Weï Ping, remarqua De Gracia.
  
  - C’est vrai, concéda le praticien.
  
  Les deux policiers et Coplan se retirèrent et sollicitèrent un rendez-vous avec le Vieux. De Gracia livra son histoire toute crue :
  
  - Après « Faucon » et Jean-François Combault, Catherine Morland est le troisième écrivain-journaliste qui succombe à un meurtre déguisé en mort naturelle utilisant un procédé sophistiqué, qui avait toutes les chances de passer inaperçu sans l’extrême vigilance des médecins légistes et de la police, sans que, pour autant, les preuves étayant nos conclusions soient flagrantes. Nous avons affaire à un tueur ou à des tueurs de très haut niveau. Une telle diversité de talents, une si fertile imagination pour camoufler le crime, sont littéralement stupéfiantes.
  
  - Pour moi, il y a complot, intercala Tourain, et des écrivains-journalistes ou des journalistes-écrivains comme vous voudrez, sont visés, c’est clair.
  
  - Jean-François Combault et Catherine Morland n’ont ni l’aura ni la notoriété de « Faucon », remarqua le Vieux. Néanmoins, j’adhère à votre thèse, Tourain.
  
  - Pour les conspirateurs, ces trois-là avaient forcément quelque chose en commun, glissa Coplan. Ils savaient quelque chose et il convenait de les éliminer pour cela. Si l’on admet être confronté à des tueurs de très haut niveau, de vrais professionnels, alors il faut rejeter l’hypothèse selon laquelle un fou s’attaquerait, pour une raison inconnue, à des écrivains-journalistes. Ce genre de dément ne possède pas la sophistication déployée dans ces trois affaires. Et pourquoi diable tenterait-il de dissimuler son forfait derrière une panoplie de moyens qui, comme le souligne De Gracia, sont hors du commun. Ces individus, au contraire, se glorifieraient de leurs crimes et jouiraient de les voir étalés en première page des journaux.
  
  - Complètement d’accord avec vous, approuva Tourain.
  
  - Mais pourquoi des écrivains et des journalistes de surcroît ? s’inquiéta le Vieux.
  
  A la Préfecture, De Gracia était connu pour détester les journalistes. Aussi, ainsi harponné, il ne put s’empêcher de se livrer à sa tirade favorite :
  
  - Ces gens-là se croient tout permis, style diffamation ou information déformée dans le genre guerre du Golfe, Timisoara ou Carpentras, et, quand ils sont démasqués, ils font sans cesse référence à la liberté de la presse. Cette liberté se mérite. Pour la revendiquer, il convient d’être humble et irréprochable. Comme les politiciens, ils vivent dans l’illusion qu’ils font la pluie et le beau temps sans avoir jamais de comptes à rendre. Qui sait si quelqu’un, disposant d’une belle fortune susceptible de lui assurer les services de tueurs à gages exceptionnels, n’a pas voulu donner une leçon à quelques-uns d’entre eux ?
  
  - Et « Faucon » était une star de la télé, rappela Tourain. On lui a fait des funérailles quasi-nationales. Ces vedettes de la télé sont carrément imbuvables. Elles se mêlent de tout, de la famine en Afrique, des plantes médicinales, des mariages princiers ou de la crise agricole. Elles donnent leur avis sur tous les sujets avec l’impression de détenir la vérité alors qu’elles n’assènent que des évidences.
  
  - Ils deviennent mégalomanes, appuya le Vieux, et se réclament avec force et obstination d’un quatrième pouvoir que la Constitution n’a pas prévu. Quelqu’un, effectivement, a pu vouloir expédier ad patres trois de ces donneurs de leçons qui se posent en arbitres de chaque situation, arbitres souvent partiaux.
  
  - J’en tiens pourtant à ma théorie, insista Coplan. Ces trois là savaient quelque chose de formidablement important et il fallait leur fermer la bouche sans que le meurtre soit soupçonné afin de ne pas ouvrir la boîte de Pandore.
  
  - Mais ils ne se fréquentaient pas ! objecta De Gracia.
  
  - Tous les trois, rétorqua Coplan, appartenaient à ce milieu parisien où tout le monde se connaît. Politiciens, hommes d’affaires, stars des médias, écrivains. Ils dînent dans les mêmes restaurants, parfois se tutoient, souvent ils résident à une rue de distance, dans les quartiers chic du 6e et 7e arrondissements.
  
  Enflammé par son réquisitoire contre la gent journalistique, De Gracia énuméra les points qui lui paraissaient incompatibles avec un lien éventuel entre les trois victimes.
  
  Sur des mots d’encouragement du Vieux, la séance prit fin sans qu’un accord parfait ait été atteint par les participants.
  
  Le lendemain, Coplan activa les services de la caserne Mortier et apprit où vivait Sven Oison, le champion de Formule 1. Le soir même, il le rencontrait dans une superbe villa sur la côte sud de la Sardaigne entre Nora et le cap Teulada.
  
  La jambe gauche plâtrée à la suite d’un accident sur le circuit automobile de Kyalami en Afrique du Sud, le Suédois paressait au soleil, allongé sur un matelas pneumatique, un verre contenant un citron pressé à portée de la main et un berger allemand couché à ses pieds.
  
  Coplan se faisait passer pour un homme d’affaires opulent, atteint de mysticisme et désireux de rejoindre la secte Témoins d’Après le Dernier Jour.
  
  - Vous en êtes membre, m’a-t-on dit. Pouvez-vous me renseigner ? Est-ce sérieux ? Je vous pose la question car on me demande une très importante contribution.
  
  Le Suédois s’esclaffa.
  
  - Vous avez envie d’y perdre votre chemise ?
  
  Coplan arbora une expression innocente.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Ces gens-là sont des escrocs. Je m’y suis laissé prendre après l’erreur que j’ai commise à Adélaïde, je voulais réparer, j’étais un peu paumé. Cette Cinda D’Aggato a tenté de me pomper un maximum de fric. A qui se fier ? Moi j’en étais resté à la chanteuse de blues, celle qui sortait ses tripes pour vous faire sortir l’âme de la tête et vous exalter. Quelle désillusion ! Quel désenchantement !
  
  Coplan remercia et se retira. Il était édifié. Cinda D’Aggato avait menti. Le coureur automobile n’était qu’un alibi, bâti partiellement sur la vérité, pour se débarrasser de Coplan et de Vincent Guayrin.
  
  Dans quel but ?
  
  Et, soudain, il comprit. Ses soupçons se vérifiaient et l’hypothèse qu’il avait forgée sans parvenir à se convaincre se révélait plus que plausible, renforcée par l’évidente chronologie.
  
  Jael Suner et Stan Karlovac avaient assassiné Catherine Morland en France et étaient retournés précipitamment en Espagne. C’était pour éviter autour d’eux des témoins gênants que l’ancienne chanteuse de blues avait écarté Coplan et Vincent Guayrin.
  
  
  
  
  
  Sous l’ample tunique blanche ornée du lotus rouge le corps de Cinda D’Aggato paraissait avoir récupéré un semblant de cette rondeur et de cette opulence qui charmait tant ses fans au temps où elle se produisait sur scène. En actrice chevronnée, elle avait su en jouer, en se déhanchant sensuellement et en multipliant, devant le micro, les caresses lascives sur ses cuisses charnues et, dans le micro, les plaisanteries salaces avec une intarissable générosité. Elle remarqua le regard de Coplan qui s’attardait sur ses seins.
  
  - Avant-hier, j’ai eu un dialogue étonnant avec Dieu qui m’est apparu dans mon sommeil. Il m’a conseillé de dormir la tête dirigée vers le sud. C’est au sud que se situe sa force de vie qui régénère le corps.
  
  - Je m’en souviendrai, assura Coplan.
  
  Elle était calme et lissait sa courte chevelure noire avec componction, ses yeux verts étaient amicaux et pas du tout agacés qu’il soit revenu si vite sans la prévenir au préalable comme elle le lui avait recommandé. Coplan en fut surpris et commença à douter de la justesse de son hypothèse. Elle souriait vaguement en attendant ses explications. Il lui tendit le chèque.
  
  - Un million de dollars. Postdaté d’un mois. La mine d’or est quasiment vendue.
  
  Elle s’en empara avec une avidité non dissimulée et en examina soigneusement le libellé. Coplan se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Il était tranquille.
  
  Le compte bancaire existait réellement dans un paradis fiscal des Antilles. Naturellement, il n’était jamais approvisionné mais servait à asseoir une fausse identité et à bâtir une réputation de solidité financière. Quant au délai d’un mois, il paraissait suffisant à Coplan qui comptait bien avoir mené sa mission à bien avant son expiration. Tablant sur ses armes habituelles, il se faisait fort d’avoir résolu l’énigme des meurtres mystérieux dans les quatre semaines à venir. D’ailleurs, il était bien décidé à empoigner le taureau par les cornes et c’était la raison pour laquelle il était revenu à l’impromptu malgré les ordres contraires de l’ex-chanteuse de blues.
  
  Le sourire de cette dernière s’élargit.
  
  - Votre oncle est un homme de parole. Évidemment, ce compte sera alimenté dans les délais ?
  
  Une certaine inquiétude perçait dans sa voix.
  
  - N’en doutez aucun instant, fit-il, catégorique, et avec un haut-le-corps bien étudié, comme s’il était choqué par le doute qu’elle exprimait.
  
  - Alors, nous pourrons reprendre notre collaboration littéraire. Pas de nouvelles de l’éditeur ?
  
  Coplan baissa modestement les yeux.
  
  - Je suis étranger aux affaires d’argent. Il m’a assuré qu’il vous contactera.
  
  Visiblement, cette question ne préoccupait guère la grande prêtresse pour le moment car son seul intérêt présent était le chèque qu’elle tenait respectueusement, comme si c’était un cierge offert aux démons de la cupidité.
  
  - Vous savez où est votre chambre, n’est-ce pas ?
  
  Coplan se leva.
  
  - A bientôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Les quatre frères Jamieson stoppèrent le minibus à la lisière du champ d’oliviers, au-delà duquel se dressait la pyramide. Walter, qui était au volant, commenta pour ses cadets :
  
  - Parfait. Le crépuscule tombe. Nous attendrons ici.
  
  - On pique-nique ? voulut savoir Jimmy.
  
  - Bien sûr.
  
  - On aurait mieux fait d’apporter notre bouffe des États-Unis, gémit Clifford. Je déteste cette tambouille espagnole. Qu’est-ce que c’est, déjà, ce truc infect qu’ils foutent dans leur paella ?
  
  - Du safran, répondit Stanley.
  
  - Aussi dégueulasse que le curry des Indiens.
  
  - Sortez les boîtes à provisions, coupa l’aîné.
  
  Ils dînèrent à la lueur des phares quand le soleil chuta. Peu de voitures passaient sur cette route isolée. Quand ils eurent terminé, ils s’endormirent sur le sol dur après avoir étendu des couvertures. Ils donnaient l’apparence de gens sans soucis. Walter fut le premier à se réveiller et secoua ses frères quand il constata que minuit était passé. Le café fut bu sans se presser et ils se saisirent des fusils qu’ils vérifièrent une ultime fois.
  
  - Vous êtes prêts ? lança Walter.
  
  A la cantonade on répondit affirmativement et il guida ses frères à travers les oliviers. Sur son dos, chacun avait passé le sac en grosse toile bleue, retenu par les bretelles qui le calaient. Walter avait choisi le plus lourd.
  
  Quand ils atteignirent la lisière du champ, ils se couchèrent et rampèrent sur le sol poudreux, puis se séparèrent en deux, Walter et Stanley d’une part, Jimmy et Clifford d’autre part, pour aller se poster de chaque côté du portail. Arrivés là, ils se remirent debout et attendirent.
  
  A une heure trente, le portail coulissa pour laisser sortir la patrouille composée de deux gardiens, chacun tenant en laisse un berger allemand.
  
  Jimmy et Clifford agirent avec une rapidité fulgurante. Dès leur plus jeune âge, derrière la ferme de leurs parents à Portersville dans l’État d’Utah, ils s’exerçaient à lancer le couteau ou le poignard dans une cible en bois accrochée à la branche d’un mélèze. Devenus avec les années si adroits à cet art qu’ils étaient connus dans la région pour ne jamais rater un lièvre ou un bouquetin au détour d’un sentier dans les monts Wasatch où ils allaient chasser.
  
  Leurs lames s’enfoncèrent dans la gorge des bergers allemands. L’instant d’après, Walter et Stanley se présentaient devant les gardiens, le fusil à hauteur de la hanche et le canon pointé sur la poitrine.
  
  - Levez les mains, ordonna Walter qui était le seul à parler espagnol grâce à ses longs vagabondages au Mexique.
  
  Les gardiens obtempérèrent, les yeux horrifiés à la vue des chiens inondés de sang qui gémissaient doucement avant d’expirer. Jimmy se baissa et récupéra les deux poignards qu’il essuya sur le pelage avant de tendre le sien à son frère et de rengainer celui qui lui appartenait.
  
  - Remorquez les bêtes dans la salle de garde, ordonna Walter en agitant son arme.
  
  Il fut instantanément obéi. Dans la salle, Clifford referma la grille et aida Stanley et Jimmy à ligoter et à bâillonner les gardiens en évitant les traînées de sang qu’avaient laissées les chiens.
  
  Walter restait planté devant le tableau placé au-dessous du plan qui indiquait les emplacements des bureaux et des chambres. Le tableau lui donnait la liste des postes téléphoniques. Walter repéra les noms qui l’intéressaient : Mary Jane Astorius, Linda Gogham, Deborah Grimson, Sally Hastings. Leurs chambres étaient contiguës, découvrit-il avec joie. Soigneusement, il repéra l’itinéraire à suivre. Celui-ci bien fixé dans sa mémoire, il pressa un bouton et débloqua ainsi l’accès à la pyramide.
  
  - Allez, on y va, décida-t-il quand ses frères eurent terminé leur tâche.
  
  Ils traversèrent l’espace entre le mur d’enceinte et la pyramide et pénétrèrent dans le hall où Walter actionna sa torche électrique qui pendait à la ceinture de son pantalon et qui l’avait considérablement gêné quand il avait dû ramper. Tous les quatre s’engouffrèrent dans la cabine d’ascenseur et Walter pressa le bouton du septième étage.
  
  Maria Carmela Asuncion de Azuyerba les vit passer et frissonna. Elle était assise dans l’obscurité du hall car elle ne pouvait plus supporter l’exiguïté de sa chambre et se demandait si elle avait eu raison de rejoindre les Témoins d’Après le Dernier Jour. Sa foi catholique vacillait depuis quelques années et, sur un coup de tête, elle s’était décidée à entrer dans l’une de ces sectes protestantes en provenance des États-Unis qui envahissaient les pays latins traditionnellement catholiques. A présent, un désenchantement identique l’envahissait. Accentuée chaque jour, s’imposait la pénible impression que la belle Cinda n’en voulait qu’à l’argent des néophytes. Et cette impression lui était insupportable. Elle avait déjà réalisé quelques biens pour faire plaisir à la grande prêtresse, mais c’était encore insuffisant pour la contenter. Aussi Maria Carmela Asuncion avait-elle perdu le sommeil et veillait-elle durant ses insomnies pour définir sa ligne de conduite.
  
  Soudain, elle eut très froid. Qui étaient ces hommes ? Des bandits, c’était sûr. Les fusils le prouvaient. Elle frissonna. Il fallait faire quelque chose, Dieu le lui ordonnait. Elle rampa sur la moquette, se glissa jusqu’au comptoir et se releva, courbée en deux, pour décrocher le combiné du téléphone. Vite, elle pianota sur les touches. Brusquement réveillée, Cinda D’Aggato décrocha d’une main molle. Elle était furieuse. Rien ne la mettait en colère que d’être interrompue dans son sommeil. A voix basse, Maria Carmela Asuncion l’informa de l’intrusion des quatre hommes. Cette fois, l’Américaine était tout à fait réveillée. Elle raccrocha et se leva. Sans perdre de temps, elle activa la console qui reliait sa chambre aux postes de sécurité. Au portail, le poste de garde ne répondait pas. Elle comprit instantanément et déclencha les sirènes pour rendre opérationnels les gardes qui n’étaient pas de service.
  
  Coplan émergea de son sommeil, un peu éberlué. Que se passait-il ? Il sauta hors du lit et s’habilla prestement. Au cours de la journée, il avait été dans l’incapacité de découvrir si Karlovac et Suner se trouvaient bien dans les lieux.
  
  Dans sa ceinture, il glissa son automatique Smith & Wesson 469, balle engagée dans le canon et double cran de sûreté en place.
  
  Au même instant, parvenus au septième étage, les quatre frères Jamieson se figèrent sur place, après avoir sursauté en entendant le vacarme des sirènes qui meuglaient dans la nuit.
  
  - Bon sang ! s’énerva Jimmy, nous sommes découverts !
  
  - Restez tranquilles, commanda Walter de sa voix sèche. Nous sommes à deux doigts de réussir. Voici les portes des chambres qui nous intéressent
  
  Du canon de son fusil, il indiqua les panneaux marqués de 14 à 17 que balayait le faisceau de sa torche tenue dans l’autre main et dont il n’eut plus besoin lorsque, soudain, le couloir s’illumina.
  
  - Elles sont derrière, ajouta-t-il.
  
  Ces portes, justement, et d’autres, tout le long du couloir, s’ouvraient, livrant passage à des femmes, jeunes ou âgées, qui commencèrent à s’interpeller puis se turent, effrayées, lorsqu’elles virent les quatre hommes et leurs armes. Quatre d’entre elles restaient bouche bée, l’œil rond, comme paralysées. Elles figuraient parmi les jeunes et, pieds nus, ne portaient qu’un T-shirt et un pantalon de jean.
  
  Walter enfonça sa torche dans sa ceinture et, de sa main ainsi libérée, repoussa contre le mur ses frères qui, la lèvre rageuse, manifestaient l’intention de se porter vers les quatre femmes.
  
  - Ne bougez pas, intima-t-il. (Puis, s’adressant à celles-ci :) Les vacances sont terminées. Mary Jane, va donc chercher les chaussures de Sally, de Deborah, de Linda et les tiennes. Dépêche-toi, nous vous emmenons.
  
  En tremblant, la plus âgée des quatre femmes s’exécuta.
  
  - Sally, tu auras le fouet quand nous serons rentrés ! promit Clifford qui suait à grosses gouttes tant la colère grondait en lui.
  
  - Elles auront toutes le fouet ! renchérit Jimmy, son regard flamboyant de haine braqué sur Deborah.
  
  Seul Stanley ne disait rien. Les yeux baissés sur le bout de ses chaussures, il paraissait étranger à l’ambiance qui régnait dans le couloir. Linda se décolla du mur, fît deux pas en avant et l’apostropha avec violence :
  
  - Alors, toi tu restes muet, tu ne me promets pas le fouet ? Pourtant, dans ce domaine, tu avais la main leste, espèce de salopard !
  
  Sans se départir de son calme, Walter la gifla méthodiquement, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, jusqu’à ce qu’elle tombe sur les genoux au moment où, après avoir visité les quatre chambres, Mary Jane revenait, en transportant dans ses bras les paires de chaussures réclamées. Des lèvres éclatées de Linda un peu de sang gicla sur le dallage.
  
  - Chaussez-vous ! ordonna Walter.
  
  Elles s’exécutèrent et terminaient lorsque les gardes débouchèrent à l’extrémité du couloir. Pour la circonstance, ils n’avaient pas cru devoir revêtir leur robe blanche ornée du lotus rouge, mais portaient un treillis militaire vert olive. Énervé au plus haut point, Jimmy fit feu sur eux, bientôt imité par Clifford. Deux gardes tombèrent et les femmes alignées le long du mur réintégrèrent leurs chambres en poussant des hurlements.
  
  Les gardes refluèrent en ripostant à l’aide de leurs carabines Ruger 5,56 et, la poitrine trouée par plusieurs projectiles, Clifford s’effondra à son tour tandis que Linda, Sally, Mary Jane et Deborah, apeurées, se couchaient sur le dallage. Walter les força à se relever pendant que Jimmy et Stanley tiraillaient. L’aîné des Jamieson, en un clin d’œil, avait jugé la situation. Les gardes tenaient la zone des ascenseurs. Impossible de s’enfuir par cette direction. De loin il repéra l’embouchure de l’escalier.
  
  - Clifford est mort, laissez-le ! cria-t-il. J’emmène les femmes. Jimmy et Stanley, couvrez-nous !
  
  Ses deux frères sur ses talons, Walter poussa les quatre femmes devant lui, atteignit l’escalier et s’y engouffra. Il passa le sixième étage et parvint sur le palier du cinquième. Précédé par Cinda D’Aggato, un groupe de gardes escaladaient vivement les marches. Walter ouvrit le feu et l’ex-chanteuse de blues fut culbutée par l’impact des balles, suivie par l’un des gardes, tandis que les autres n’osaient répondre à la volée de projectiles. En effet, Walter était protégé par le rideau des quatre femmes. De plus, de la lèvre de Linda coulait le sang et ce spectacle les impressionnait en même temps qu’il les conduisait à penser que les quatre femmes étaient prises en otages.
  
  Coplan, qui avait entendu les détonations, se jeta sur le sol devant la porte de l’immense chambre qu’il avait visitée lors de son premier séjour et qui recelait la double penderie aux vêtements de tailles et de goûts différents. A son avis, il était plus que probable que c’était dans ce logement que se retiraient Stan Karlovac et Jael Suner lorsqu’ils se réfugiaient dans la pyramide si, du moins, son analyse était exacte.
  
  Mais pourquoi, s’ils étaient là, et tout le donnait à penser, si, encore une fois, il avait jugé sainement la situation, n’intervenaient-ils pas ? N’avaient-ils pas été réveillés par le tumulte des sirènes et par la succession de coups de feu ? Avaient-ils un sommeil si profond ? Et s’ils avaient été réveillés, pourquoi ne sortaient-ils pas de leur chambre ? Une telle attitude était incompatible avec leur passé.
  
  Il rampa jusqu’au mur, se remit debout et se colla à la paroi avant de toucher le bouton. Il le tourna, passa la main, abaissa le commutateur et entra, un alibi tout préparé dans la tête pour expliquer son intrusion. C’est à peine s’il franchit le seuil. Les lits étaient faits et personne ne les occupait. La chambre était vide. Comme la salle de bains dont la porte était restée ouverte et livrait à la vue son carrelage brillant de propreté. Malgré tout, il inspecta les lieux, s’arrêta devant le coffre-fort. Lors de sa précédente visite, il avait mémorisé les chiffres sur lesquels étaient bloqués les boutons. Ce n’étaient plus les mêmes. Donc, comme il l’avait subodoré, les deux hommes avaient dû revenir dans l’intervalle et, probablement, étaient-ils repartis.
  
  Il retournait vers la porte lorsqu’il entendit un hurlement.
  
  - Linda, reviens ou je t’abats !
  
  Coplan passa la tête. Une femme courait vers lui, échevelée. De sa lèvre inférieure, éclatée, dégoulinait du sang. Elle venait de perdre une chaussure et boitait.
  
  L’homme leva son fusil pour la viser mais Coplan fut plus prompt. Vite, il arracha son Smith & Wesson de sa ceinture et lâcha une balle qui traversa l’avant-bras droit de Stanley en le déséquilibrant, si bien qu’il fut projeté contre le mur qu’il éclaboussa de son sang, et son arme chut sur le dallage. Stanley s’effondra sur les fesses en étreignant son bras blessé, serra les dents mais ne poussa pas un cri. Attiré par la détonation, Jimmy surgit et, d’instinct, fit feu sur Coplan et la femme. Trop tard, car Coplan avait poussé celle-ci à l’intérieur de la chambre et l’avait rejointe.
  
  - Allez dans la salle de bains, conseilla-t-il.
  
  Elle leva sur lui un regard reconnaissant.
  
  - Vous m’avez sauvé la vie, bafouilla-t-elle à cause de sa lèvre blessée.
  
  - N’y pensez plus.
  
  Jimmy tourna la tête vers son frère qui grimaçait.
  
  - Balance-lui un coup de bazooka, grogna ce dernier.
  
  Jimmy parut émerveillé par cette suggestion. Rapidement, il se débarrassa des bretelles du sac à dos et en sortit le lance-roquettes. Il en était tout fébrile. Bon sang, il allait bousiller ce fumier et cette salope de Linda.
  
  Walter tourna le coin du couloir.
  
  - Qu’est-ce que vous faites ? lança-t-il à l’adresse de ses frères sans s’apercevoir que Stanley était blessé. Je suis tout seul ici, moi !
  
  La fusée partit, passa dans l’ouverture, percuta le coffre-fort et explosa. Sous le souffle, Coplan fut projeté dans le couloir, tandis que Linda, culbutée, s’ouvrait le front contre le rebord du bidet. Coplan s’écrasa contre le mur opposé, mais il en fallait plus pour entamer son énergie. Ces hommes étaient dangereux. Ils avaient voulu le tuer. Son Smith & Wesson cracha la mort. Touchés en plein cœur, Jimmy et Walter furent catapultés contre l’angle du couloir, tandis que Stanley levait son bras indemne pour implorer :
  
  - Pas moi, je vous en prie !
  
  C’est alors que les gardes débouchèrent. Coplan renfonça son arme dans sa ceinture et partit pour secourir Linda dont le visage était inondé de sang. Elle pleurait à chaudes larmes.
  
  - C’est fini, consola-t-il.
  
  Il attrapa une serviette, la trempa dans l’eau froide et nettoya les plaies avant de les désinfecter à l’aide d’alcool trouvé dans l’armoire à pharmacie. Comme assommée, elle dodelinait de la tête, les yeux vagues, les joues mouillées de larmes. Elle n’avait même pas réagi à la brûlure de l’alcool. Il la prit dans ses bras et alla la déposer sur l’un des deux lits. Bientôt, il s’aperçut d’une présence dans son dos et se retourna. Trois femmes s’approchaient.
  
  Un quart d’heure plus tard, Deborah le mit au courant :
  
  - Ces quatre hommes étaient nos maris. Des mormons, adeptes de la polygamie. Or, celle-ci est désormais interdite dans l’État d’Utah. Farouches partisans du mariage plural, c’est le terme religieux officiel pour les mormons, les frères Jamieson ont rejoint une Église mormone dite de l’Exil, dissidente et excommuniée par Salt Lake City, qui s’est établie au Mexique le long du Rio Grande. Nous aussi étions de ferventes mormones et nous ne réprouvions pas la polygamie. Malheureusement, il s’est révélé que ces quatre frères étaient des brutes infectes et que leurs seuls sentiments religieux étaient centrés uniquement sur la possibilité d’avoir plusieurs épouses, alors qu’ils ne disposaient pas des moyens financiers pour les entretenir, ce qui est contraire aux lois mormones d’avant l’interdiction de la polygamie.
  
  « Nous avons été quatre à décider de secouer le joug. Les autres épouses, plus timorées, sont restées. Une d’elles, cependant nous avait donné l’exemple en étant l’initiatrice de notre fuite. Elle s’était réfugiée ici, dans cette Église finalement assez proche de nos convictions spirituelles. Elle a fait une collecte parmi les membres et nous a envoyé l’argent du voyage. Vous avez entendu Stanley ? Les frères Jamieson étaient tellement vexés, blessés dans leur orgueil d’avoir été abandonnés par certaines de leurs épouses maintenues en servage qu’ils ont réuni leurs économies et sont venus nous récupérer. Et vous avez pu constater de quels hommes violents il s’agit ! Prêts à tuer à cause de leur amour-propre froissé ! D’ailleurs, c’est Walter qui, à coups de gifles, a arrangé comme ça cette pauvre Linda ! »
  
  Avec diplomatie, Coplan parvint à se débarrasser assez rapidement des quatre ex-mormones. Le temps pressait. Il avait appris la mort de Cinda D’Aggato par un de ses proches collaborateurs et savait que le comité directeur délibérait sur l’opportunité de mêler la police aux affaires internes de la communauté. Il en avait déduit que l’éventualité d’une inspection de leur comptabilité devait les arrêter de recourir à cette initiative. Néanmoins, rejeter l’intervention policière signifiait ignorer et enterrer à la sauvette les cadavres des trois frères Jamieson et ceux des gardes. En outre, que faire de Stanley Jamieson ? Tout cela constituait un gros risque. Coplan estima qu’à un moment ou à un autre le comité directeur déciderait, malgré les inconvénients, de rester dans la légalité et de recourir à la Guardia Civil.
  
  Coplan ne tenait nullement à être présent lorsque celle-ci débarquerait.
  
  Les quatre femmes parties, il s’occupa du contenu du coffre-fort. La roquette avait causé des dégâts considérables. Sous le souffle de l’explosion, les fenêtres avaient volé en éclats, de même que la structure du coffre. Des liasses de coupures de cent dollars avaient été pulvérisées. Tout un trésor de guerre ainsi détruit. Comme les fenêtres, les glaces des penderies avaient volé en éclats. Parmi les débris de verre gisait une grosse enveloppe de papier kraft qui contenait des passeports, vraisemblablement faux, de diverses origines européennes ou moyen-orientales. Les identités pour chacun d’eux étaient différentes. Tous renfermaient les photographies de Jael Suner et de Stan Karlovac. Coplan fut rassuré. Il ne s’était pas trompé. De multiples visas. Les deux hommes voyageaient beaucoup. Et dans les mêmes pays. Néanmoins, ils paraissaient privilégier la Croatie, une prédilection étonnante lorsque l’on connaissait la situation de ce nouvel État. Coplan se souvint alors que, lors de sa précédente visite dans cette chambre, il avait pressé la touche bis du téléphone. A l’autre bout, il avait eu le veilleur de nuit de l’ambassade de Croatie à Rome. Une piste croate ? Il voulut répéter l’opération mais s’aperçut que le poste téléphonique avait été disloqué par l’explosion de la fusée.
  
  Une autre enveloppe en papier kraft reposait sous un lingot d’or. Coplan en vida le contenu sur le lit où il avait couché la mormone. Des clichés photographiques tombèrent sur l’oreiller. Coplan tressaillit. Sur l’un d’eux, on voyait Sophie Breuze en compagnie d’un homme devant une Porsche et Coplan se souvint des déclarations de Kelly Shawn, l’ancienne vedette de cinéma, accablée par les problèmes de poids. «Faucon », affirmait-elle, avait rencontré un homme ayant l’apparence d’un businessman sur les gradins de Roland-Garros. Cet homme conduisait une Porsche, ce qui accréditait l’idée que ses affaires étaient florissantes. D’autres clichés montraient le couple à la cascade du bois de Boulogne, devant le château de Vincennes et au champ de courses d’Auteuil. Le lot ne s’arrêtait pas à Sophie Breuze et à l’inconnu à la Porsche. On voyait aussi dans la rue Jean-François Combault, celui qui, selon la thèse officielle, aurait cherché, en se pendant au plafond de son logis, à accroître son plaisir sexuel. Catherine Morland n’était pas absente non plus. Celle qui était morte à la suite de la piqûre de deux points mortels d’acupuncture se promenait dans l’artère élégante du Faubourg Saint-Honoré quand l’objectif l’avait saisie au moment où elle se décollait de la vitrine d’un fourreur renommé, puis quand elle longeait le palais de l’Élysée sur le trottoir opposé. Ainsi se resserrait le nœud, se réjouit Coplan. Suner et Karlovac avaient filmé leurs futures victimes avant de les assassiner. Vrai travail de professionnels. fis ne laissaient rien au hasard.
  
  Il emporta avec lui les passeports et les clichés. Quarante minutes plus tard, il quittait la pyramide. Une foule de questions le taraudait. Qui étaient les commanditaires et quel était le but final de cette opération-coup de serpillière ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Le feu passa au rouge et le chauffeur de taxi freina en douceur. Coplan tourna machinalement la tête vers le trottoir où circulait la foule dense et bigarrée des Palermitains. Son attention fut attirée par le teint livide qu’arborait un homme sortant d’une pizzeria. Les traits blêmes tranchaient avec l’olivâtre des visages alentour. Les yeux fuyants, la bouche exsangue, le nez pincé, il ne semblait pas tenir la grande forme ou, alors, s’apprêtait à postuler pour le rôle du traître dans une prochaine production cinématographique d’une quatrième version du Parrain. Coplan n’eut guère le temps d’épiloguer sur le sujet car, de la voiture qui précédait le taxi, partit une longue rafale de mitraillette qui coupa en deux l’homme au physique de grand malade. Comme s’il n’attendait que ce signal, le feu passa au vert et la voiture des tueurs démarra en trombe. Le taxi marqua un temps d’arrêt puis l’imita, mais prit la précaution de tourner tout de suite à droite avant d’accélérer.
  
  - Il ne fait pas bon les suivre, expliqua le chauffeur. Ils pourraient se faire des idées. L’itinéraire est plus long par ici, c’est vrai, seulement on a toutes les chances de rester en vie.
  
  - Bravo pour votre sang-froid, félicita Coplan.
  
  L’autre haussa les épaules.
  
  - Vingt ans de taxi, ça rode un homme. De plus, à Païenne, des flingages comme celui-ci, on en voit quotidiennement. Y a pas un jour qui se passe sans qu’on descende quelqu’un. Suffit de pas faire attention. Sinon, ici, c’est une ville tranquille où la vie est douce.
  
  - La mort aussi ? persifla Coplan.
  
  Après mille détours, le taxi le déposa enfin devant le palais dans lequel résidait Kelly Shawn. L’ancienne actrice accueillit Coplan avec chaleur, si bien qu’il ne perdit pas de temps pour lui montrer les clichés. Tout de suite, elle reconnut l’homme à la Porsche :
  
  - C’est bien lui qui accompagnait Sophie à Roland-Garros.
  
  - Vous avez déjà vu les personnes sur les clichés où n’apparaît pas Sophie ?
  
  Avec soin elle examina les visages.
  
  - Non, jamais.
  
  Il sortit deux des faux passeports et lui désigna les visages de Jael Suner et de Stan Karlovac.
  
  - Et ceux-là ?
  
  - Ils ont de sales têtes. A Hollywood on les engagerait pour jouer les méchants. Non, je ne les ai jamais vus.
  
  Après une brève conversation, Coplan ressortit et réintégra le taxi qui l’avait attendu. Cette fois, il n’y eut pas de règlement de comptes sur le chemin de l’aéroport et le chauffeur, comme s’il en avait trop dit la première fois, se révéla peu loquace.
  
  A Paris, le Vieux avait convoqué une conférence à quatre. De Gracia fut vivement intéressé par le numéro de la plaque minéralogique qui se distinguait parfaitement à l’arrière de la Porsche.
  
  - Je vais enquêter, promit-il.
  
  Tourain esquissait une moue de regret.
  
  - Comment recoller aux basques de Karlovac et de Suner ? gémit-il.
  
  - La piste est coupée, reconnut le Vieux.
  
  - Ne versons pas dans le pessimisme, intervint Coplan qui, en réalité, cherchait désespérément, lui aussi, le moyen de retrouver les deux tueurs.
  
  
  
  
  
  - Vous dansez ?
  
  Le Blond s’était penché respectueusement sur Séverine Thulin et plantait son regard bleu dans le sien, un regard qu’il s’efforçait de conserver neutre. La soirée était de bon ton, surannée, chic et élégante, tout en restant intello-snobinarde, gauche-caviar, Neuilly-saumon fumé et politico-sentencieuse-et-radoteuse. Rien à voir avec la drague des parties branchées et dans le vent. Donc, demeurer sobre et bien élevé, s’était-il recommandé.
  
  Elle se leva. Au goût du Blond, elle était habillée ridicule. Jupe trop stricte et trop longue, d’un bleu sinistre, sur des bas violets et des chaussures rouges. Chemisier blanc que fermait au cou un nœud papillon d’un gris morne et terne. Petit chapeau noir que l’on se serait plutôt attendu à découvrir sur la tête d’une douairière au temps de Maupassant. Bijoux démodés. En outre, elle était laide, quoique son corps soit très bien proportionné et plutôt attirant. Naturellement, il convenait de ne pas se fier à cette apparence extérieure car le rapport des Services spéciaux assurait, dans le style ampoulé qui était de rigueur chez les fonctionnaires : nymphomane extrémiste, véritable ogresse dévoreuse d’hommes à quelque type physique qu’ils appartiennent et particulièrement éclectique. Friande d’insolite. Ne recherche pas de liaison durable.
  
  Sur la piste, il tendit le bras droit et le posa sur l’épaule de la femme en maintenant entre eux une distance de vingt centimètres. Elle éclata de rire.
  
  - Ce n’est pas une valse viennoise que nous allons danser, mais un slow ! Et, pour un slow, je pense préférable que les corps soient soudés.
  
  - Oh, excusez-moi ! répliqua-t-il en feignant la confusion et en se forçant à rougir.
  
  Elle se serra contre lui.
  
  - Vous parlez avec un accent étranger. Vous n’êtes pas français. Laissez-moi deviner. Serbe ?
  
  - Tout juste.
  
  - Que pensez-vous de l’initiative que nous avons prise en organisant cette soirée « Justice pour la Serbie » ?
  
  - C’est tout à votre honneur. Il est temps de rétablir la vérité. Le monde entier conspire contre mon pays. On l’accuse d’expansionnisme nationaliste, de vouloir grignoter la Croatie, la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine, on l’accuse d’épuration ethnique, de viols collectifs sur les musulmanes. Bien évidemment, toutes ces assertions sont fausses et procèdent d’une intoxication mise en œuvre par les États-Unis et les nations occidentales. C’est pourquoi je suis heureux que des intellectuels français aient fondé le comité « Justice pour la Serbie » et cherchent à recueillir des fonds pour rétablir la vérité et mettre sur pied une entreprise de démystification. Personnellement, je reviens de Bosnie-Herzégovine. J’ai pu observer sur place l’excellent comportement de nos troupes et leur parfaite correction à l’égard de la population civile qui, j’ose le dire, acclame nos soldats. Bien entendu, ils ne violent pas les femmes. C’est de leur propre chef qu’elles couchent avec eux.
  
  Vainement, le Blond essayait de se conformer à l’orthodoxie d’un slow, mais ce consciencieux effort était voué à l’insuccès tant sa partenaire était soudée à son bas-ventre qu’elle frottait avec son pubis. Bientôt, il découvrit qu’elle n’en tenait pas du tout pour les longues périodes d’observation. Elle appartenait au style fast-food.
  
  - Je n’ai jamais fait l’amour avec un Serbe, roucoula-t-elle.
  
  Il posa ses lèvres sur son oreille et murmura :
  
  - Il ne s’agit pas là d’un obstacle insurmontable.
  
  Elle lui caressa la nuque.
  
  - Vraiment ?
  
  Il lui mordilla le lobe de l’oreille.
  
  - Réellement.
  
  - L’ennui c’est que cet obstacle ne peut être levé chez moi. Chez vous, peut-être ?
  
  - Je vous rappelle que nous sommes ici dans un hôtel, l’un des plus luxueux de Paris, et qu’il y a toujours des chambres disponibles pour qui entretient d’excellentes relations avec la réception.
  
  Derechef elle lui caressa la nuque.
  
  - Vous êtes un homme de ressources. Quel est votre nom ?
  
  - Stan.
  
  - Typiquement slave. Moi, c’est Séverine.
  
  Quand le slow se termina il la reconduisit à sa table.
  
  - Attendez-moi ici, je m’occupe de la chambre.
  
  Elle lui adressa un sourire lubrique et il se contraignit à ne pas grimacer. Elle était vraiment laide.
  
  Il sortit de la salle de réception et gagna le hall où attendait le Brun.
  
  - Comment ça s’est passé ? fit ce dernier.
  
  - Bien.
  
  - Tu es vraiment un génie.
  
  - Donne-moi la clé.
  
  Le Blond la glissa sans sa poche, tourna les talons et entra dans la boutique de la fleuriste où il acheta une orchidée, puis repartit pour la salle de réceptions.
  
  Séverine Thulin fut attendrie à la vue de la fleur.
  
  - Quelle délicate attention. Vous êtes un gentleman.
  
  - Les Serbes gagnent à être connus. Nous sommes les héritiers d’une civilisation raffinée.
  
  Elle se leva, ramassa son sac et il l’entraîna vers la batterie d’ascenseurs. Devant la porte 707, il sortit la clé et déverrouilla. La chambre était meublée en faux Directoire et le rose fané du dessus-de-lit ajoutait une note vieillotte et romantique à laquelle Séverine Thulin parut être sensible. Dès que la porte fut refermée, elle se jeta dans les bras du Blond qui ferma les yeux et se forgea des images de créatures voluptueuses pour répondre au baiser passionné qui lui dévorait la bouche. Ce subterfuge fonctionna à la perfection et son sexe turgesça contre le coton du slip. Avec des gestes à dessein fébriles, il la déshabilla puis, à son tour, se débarrassa de ses vêtements. Consentante, elle l’aidait avec des gestes aussi fébriles que les siens. Elle ouvrit le lit et le coucha sous elle pour poser ses lèvres sur son bas-ventre et, à longues goulées avides, durcir sa virilité. Il maintenait les yeux fermés et voguait à présent vers Tahiti et ses vahinés.
  
  Elle se jucha enfin sur lui et se déhancha en mouvements circulaires pour exciter son désir. Il la fit basculer sur le côté et la posséda. Sa fertile imagination lui dictait ses fantasmes. C’étaient successivement Clark Gable, Marion Brando et Mel Gibson qui, dans le rôle du lieutenant Fletcher Christian des Révoltés du Bounty, couchaient sur le sable fin de la plage une vahiné ensorcelante aux cuisses accueillantes qui suçait la tige d’une orchidée pendant qu’elle acceptait les assauts du bel officier. Il labourait ferme, savourant l’instant et l’analogie avec la fleur qu’il avait achetée au rez-de-chaussée de l’hôtel. Séverine Thulin poussait des cris extasiés, en mordant les lèvres de son partenaire et en griffant son dos. Quand il se libéra en elle, elle hurla. Les rapports des Services spéciaux disaient la vérité, pensa-t-il. Une vraie nympho !
  
  Tous deux se douchèrent de conserve. Déjà, elle se conduisait comme si elle connaissait son nouvel amant depuis toujours.
  
  - C’était bien, mais je suis loin d’être rassasiée, cajola-t-elle.
  
  - Nous avons toute la soirée et toute la nuit devant nous, consola-t-il.
  
  Le réfrigérateur était abondamment approvisionné en boissons. Il lui demanda ce qu’elle voulait et elle opta pour un gin-tonic. Lui-même se servit une rasade de whisky. Depuis longtemps, il savait que le whisky possédait des vertus aphrodisiaques à condition qu’il soit bu à bon escient, au moment propice et sans exagération.
  
  - Pourquoi es-tu venu à cette soirée ? questionna-t-elle.
  
  - En tant que Serbe, la conférence préliminaire m’intéressait.
  
  - Tu es réfugié ici ?
  
  - En quelque sorte.
  
  - Que fais-tu dans la vie ?
  
  - Chaque être humain fait partie du problème ou de sa solution. Moi je suis la solution.
  
  Elle écarquilla des yeux étonnés.
  
  - Je ne comprends pas. Explique-toi.
  
  - On ne discute pas philosophie politique avec une femme aussi attirante que toi, éluda-t-il. Ce serait insulter ses charmes.
  
  Le gin-tonic et le whisky rechargèrent leurs batteries. Bientôt, Séverine Thulin entraîna à nouveau le Blond sur le lit pour le sucer avec une frénétique ardeur, si bien que son partenaire retrouva bien vite l’intégralité de ses forces.
  
  - Prends-moi, implora-t-elle.
  
  Il la satisfit. Pendant qu’il fourrageait dans son intimité soyeuse, chaude et humide, il fouilla sous l’oreiller et se saisit du godemiché avant de se retirer.
  
  - Que fais-tu ? protesta-t-elle. Non, continue, je t’en supplie !
  
  - Attends, ça va être encore meilleur. Tourne-toi, je te prends par-derrière.
  
  Il joignit le geste à la parole et la positionna sur le flanc avant de la prendre analement et de remplacer son sexe par le godemiché. Elle ne fut pas longue à apprécier la double introduction. Le bas-ventre du Blond et son bras gauche s’activaient ferme. Séverine exhalait des borborygmes qui traduisaient son délirant plaisir. Il labourait avec ardeur. Cette fois, il fantasmait sur les superbes métisses brésiliennes que, deux ans auparavant, au carnaval de Rio de Janeiro, il avait admirée pendant qu’elles défilaient, juchées sur leurs chars empanachés.
  
  Dans l’intervalle, le Brun se morigénait. Afin de ne pas se faire repérer dans le hall du palace en restant trop longtemps assis à la terrasse intérieure du bar, il avait décidé de faire un tour dans le quartier. Malheureusement, handicapé par la balle logée le long de sa colonne vertébrale, celle que les chirurgiens se refusaient à extraire par crainte de l’hémiplégie, il était martyrisé par la fulgurante douleur qui, ce jour-là, se manifestait avec une vivacité accrue. Se promener se révélait donc une initiative regrettable. Il était furieux contre lui-même.
  
  Sur l’aire de stationnement, à deux cents mètres de la porte Maillot, une prostituée le héla :
  
  - Tu viens, mon chou ?
  
  Sous l’arc de néon, sa croupe rebondie gonflait la minijupe professionnelle. Elle s’était décollée du capot de sa voiture et s’avançait vers lui, en se déhanchant outrancièrement.
  
  - Je m’appelle Samantha.
  
  Il s’efforça de ne pas rire. Un nom de guerre. Qui était né avec un prénom aussi extravagant, qu’affectionnaient les putes et les travelos ? Malgré tout, elle était plutôt jolie et bien faite. Il hésita et, pour se donner une contenance, fit passer d’une main dans l’autre sa grosse serviette en cuir fauve.
  
  - Cinq cents balles, c’est pas la mer à boire. Pas de chambre d’hôtel à payer, ça se passe là dans ma voiture, et je te ferai tout plein de mignardises.
  
  Il n’hésita plus. Après tout, son acolyte se tapait bien Séverine Thulin. La différence, bien sûr, résidait dans le fait que Séverine Thulin faisait l’amour gratuitement, tandis que la pute réclamait cinq cents francs. En revanche, Séverine Thulin était une mochetée alors que Samantha était jolie et bien faite.
  
  Avec son sûr instinct professionnel, elle sut qu’elle avait gagné et elle lui prit la main pour le guider vers la voiture qui attendait dans l’ombre complice.
  
  Dans la chambre du palace, Le Blond se vida une nouvelle fois de sa semence pendant que sa partenaire gémissait d’une joie vibrante. C’est alors qu’il pressa avec force les testicules en latex. Séverine Thulin eut un soubresaut, ouvrit la bouche toute grande, tenta de s’arracher à l’étreinte du Blond qui, d’une main, la serrait fermement sans, pour autant imprimer la trace de ses doigts dans la chair tendre. Il croisait les jambes sur les cuisses pour les immobiliser. La femme hoqueta bruyamment et le Blond entendit un glougloutis dans sa gorge, puis elle poussa un petit cri et mourut. La scène avait duré un peu plus d’une minute. Le Blond attendit encore une autre minute avant de se dégager.
  
  De sous le même oreiller, il sortit une paire de pinces en plastique, fines et minces, à l’aide desquelles il explora le vagin à tâtons. Au bout de deux minutes, il parvint à extraire ce qu’il cherchait et qu’il enferma dans l’une des enveloppes à en-tête de l’hôtel. Ceci fait, il prit une douche, lava le godemiché et se rhabilla. D’une poche de sa veste, il déplia un sac en plastique dans lequel il plaça l’enveloppe, la clé, les pinces et le godemiché. Une dernière fois, il passa la chambre en revue, fut satisfait et quitta les lieux.
  
  Dans le hall, il ne vit pas le Brun, fronça les sourcils et sortit sur le trottoir où il actionna son bip-bip. A cent mètres de là, son compère sursauta. Il venait juste d’atteindre l’orgasme dans le bas-ventre accueillant de Samantha. Fébrilement, il ouvrit la portière, rajusta son pantalon et, clopin-clopant, repartit en direction du palace. La pluie, à présent, tombait dru et, malgré l’épisode réjouissant avec la prostituée, le Brun s’en voulait à mort d’avoir abandonné l’hôtel et son atmosphère chaude et feutrée.
  
  Contente de sa soirée, Samantha démarra. Elle avait fait quatre michetons en trois heures. Deux mille francs. Assez pour s’offrir un trip en écoutant Madonna ou Michael Jackson, puis manger un morceau au restaurant pakistanais au coin de la rue. De toute façon, pas question de continuer pour aujourd’hui puisqu’elle avait épuisé son stock de préservatifs. Une imprudence de ce genre et bonjour le Sida. Reste clean, comme ils disaient à la téloche. Sinon, à l’horizon, le cercueil.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  L’air morne et blasé, l’employé serré dans une blouse aussi grise que ses cheveux fit coulisser la dalle métallique et rabattit le drap en caoutchouc. Coplan et Tourain se penchèrent sur le cadavre.
  
  - C’est le type qui était avec « Faucon » à Roland-Garros ! s’exclama le premier.
  
  - L’homme à la Porsche, renchérit le second.
  
  De Gracia sourit avec bienveillance.
  
  - Je voulais vous réserver la surprise. Le corps est ici à l’institut médico-légal depuis plus de cinq semaines. Meurtre non élucidé. Un lourd objet contondant lui a brisé la nuque. Retrouvé dans un terrain vague derrière la porte de Montreuil, près d’un campement de manouches, des manouches qui n’y sont pour rien et qui ont été exonérés par mes enquêteurs. Vêtements cossus achetés à Paris. Rien dans les poches. Identité et empreintes digitales inconnues. Pas de plainte pour disparition à son sujet et personne n’est venu le réclamer.
  
  Le patron de la Criminelle avait délivré son récit avec la sécheresse et la concision d’un procès-verbal.
  
  - Ces cinq semaines coïncident avec la mort de « Faucon », remarqua Coplan.
  
  - Très exactement, concéda De Gracia. Venez, j’ai une autre surprise pour vous. Les deux se situent au même endroit, ici à la morgue.
  
  D adressa un signe de tête à l’employé qui renfouma la dalle dans son logement.
  
  - Et la Porsche ? voulut savoir Coplan. Vous l’avez retrouvée ?
  
  - Nous en parlerons tout à l’heure, éluda De Gracia qui arborait une expression énigmatique.
  
  Quand ils entrèrent dans l’antichambre de la salle d’autopsie, l’assistante leur tendit des masques en papier imbibé d’une eau de toilette bon marché.
  
  - On n’arrête pas le progrès, se réjouit Tourain.
  
  Étaient-ce les trente années passées dans la carrière et la quotidienne compagnie de la mort et de la dissection qui lui avaient insufflé un humour plus que macabre ? En tout cas, l’assistante posa sur l’homme de la D.S.T. un regard sournois et lui lança :
  
  - J’ai aussi des sandwiches au jambon cru dans le fridge.
  
  Coplan et ses compagnons se contentèrent de hausser les épaules et fixèrent le masque sur leurs narines en collant sur le front et sous le menton les bandes de sparadrap.
  
  Le docteur Vallier avait peut-être inculqué à son assistante son parfait détachement à la vue des membres éparpillés d’un cadavre, tel un puzzle désassemblé que l’on s’apprête à reconstituer, et à celle de son arsenal de scies et de scalpels. Du moins n’avait-il pas la réputation de se livrer à des plaisanteries obscènes ou de déguster à midi un sandwich au jambon cru.
  
  - Bonjour, messieurs, salua-t-il d’un ton jovial. Je vous attendais.
  
  De Gracia fit les présentations :
  
  - Ce cadavre sur la table est celui de Séverine Thulin, 42 ans, écrivain...
  
  Coplan et Tourain tressaillirent.
  
  - ... demeurant à Paris dans le 6e arrondissement. Découverte dans la chambre d’un palace parisien louée pour la nuit par un inconnu. Le corps était nu sur le lit. Aucune trace de violence.
  
  - Corps intact, confirma le docteur Vallier. Pas une égratignure. De prime abord, mort naturelle. Traces de sperme dans les zones vaginale et anale.
  
  - Séverine Thulin s’est envoyée en l’air, continua De Gracia, mais le partenaire s’est envolé. A première vue, la jouissance a été si intense que cette femme en est morte et le partenaire, bien naturellement effrayé, s’est enfui sans demander son reste. Arrêt cardiaque.
  
  - Comme le président de la République Félix Faure à la fin du siècle dernier, se souvint Tourain.
  
  - Morte sur la selle, comme disent les Américains dans ces cas-là, glissa Coplan.
  
  - J’ai apporté, cependant, beaucoup de soin à cette autopsie, reprit le médecin légiste, à cause de l’analogie entre les décès de Catherine Morland et de Séverine Thulin. Pour l’une et l’autre, pas de traces de violences, pas d’autre hypothèse, apparemment, que la mort naturelle. Par ailleurs, sachant l’intérêt que vous témoignez à la disparition d’écrivains, je me suis penché avec une attention particulière sur ce nouveau cas.
  
  Il bomba le torse avec fierté.
  
  - Vous vous rappelez sûrement avec quel brio je me suis souvenu fort à propos des deux points mortels d’acupuncture désignés par le maître de Taïwan, qui m’ont permis de diagnostiquer l’assassinat de Catherine Morland. Encouragé par ce succès, j’ai étudié avec minutie le problème qui m’était posé et j’ai découvert une morsure dans le vagin. Pas grand-chose. Une lacération de trois millimètres. J’ai analysé les chairs alentour et décelé une trace infinitésimale de venin de serpent. Au poids, guère plus d’un dixième de milligramme. Si vous voulez mon avis, compte tenu de mon expérience, il est miraculeux que je sois parvenu à ce résultat. Puisque ce venin n’avait pas laissé de trace dans le sang ni dans le cœur, il était plus qu’improbable que je le trouve dans les tissus. Une chance sur dix millions.
  
  Il vit l’air effaré de ses interlocuteurs.
  
  - Certains venins ne laissent pas de trace, expliqua-t-il.
  
  Coplan plissa les yeux. Par deux fois au cours de sa carrière, il avait été confronté aux minuscules ophidiens connus couramment sous le nom de serpents-minute et que les Latino-Américains hispanophones baptisaient hilos de cobre (Fil de cuivre) en raison de la couleur de leurs écailles. Leur venin tuait en une minute et disparaissait de l’organisme au cours des heures qui suivaient. Quant au hilo de cobre, il mourait après l’unique piqûre de sa brève vie.
  
  - Docteur, et l’introduction dans le vagin de ce serpent mortel, comment la voyez-vous ? se rebella Tourain devant cette hypothèse qu’il jugeait farfelue.
  
  - Je ne suis pas policier, répliqua le médecin légiste d’un ton agacé.
  
  Coplan n’avait pas de son côté une hypothèse à formuler sur l’introduction du serpent dans le vagin, mais il devinait dans ce domaine la haute technicité d’un Stan Karlovac.
  
  - En tout cas, aucune irritation des parois externes et internes du vagin, précisa encore le docteur Vallier. L’opération a été faite en douceur.
  
  - Évidemment, vous n’avez pas retrouvé le serpent ? harponna à nouveau Tourain, peu convaincu.
  
  - Vous ne voudriez pas que le tueur vous l’apporte sur un plateau ? grinça le praticien. S’il vous venait à l’esprit que l’assassin soit le même dans le précédent Catherine Morland et la présente affaire, alors soyez persuadés que vous êtes confrontés à un génie du crime.
  
  - Je ne suis pas loin de le penser, assura Coplan.
  
  De Gracia, Tourain et Coplan quittèrent l’institut médico-légal de la place Mazas et allèrent prendre un verre dans un café proche de la gare de Lyon. De Gracia résuma son point de vue :
  
  - Après « Faucon », Jean-François Combault, Catherine Morland, voici un autre écrivain. La méthode sophistiquée pour les tuer nous éclaire sur l’existence du complot et le lien qui existe entre ces quatre meurtres. Seul nous manque le mobile. Mes inspecteurs ont perquisitionné chez Séverine Thulin. L’appartement était en désordre. Fouillé avant notre intervention, comme dans les trois autres affaires. Les choses de valeur n’ont pas été emportées. Donc, le même professionnel a opéré.
  
  - Il faudrait, comme pour les autres, remonter dans le passé de cette nouvelle victime, intervint Tourain. Je vais m’y employer.
  
  - Moi aussi, promit De Gracia.
  
  - La Porsche ? rappela Coplan.
  
  De Gracia se cala confortablement sur la moleskine.
  
  - Retrouvée à la fourrière de l’Europe après avoir été remorquée de la place des Ternes. Achetée en seconde main par une certaine Ciska Dubrojic, de nationalité serbe, vivant à Belgrade.
  
  
  
  
  
  Samantha entra dans les locaux du 51 de la rue de Courcelles qui abritaient les effectifs de la 1ère division de Police judiciaire où elle comptait un protecteur, l’inspecteur principal Dellabourg qui, en échange d’informations sur le Milieu parisien, la sauvait d’inculpations pour racolage ou entôlage. La juridiction de la 1ère D.P.J. couvrait les 8e, 16e et 17e arrondissements de Paris, et c’était justement le secteur où elle exerçait ses activités. La collaboration fonctionnait à la perfection.
  
  Dellabourg n’était pas dans un bon jour. Elle s’en aperçut immédiatement mais ne s’en soucia guère. Ce qu’elle lui apportait allait changer son humeur. Sur un coin du bureau elle déposa la grosse serviette en cuir.
  
  - Un micheton l’a oubliée dans ma voiture, expliqua-t-elle.
  
  « Vous savez ce qu’il y a à l’intérieur ? »
  
  - Quoi ? grogna le policier.
  
  - Un godemiché, un serpent vivant dans sa cage aérée, et une boîte de vitamines.
  
  - Tu te fous de moi ?
  
  - Regardez par vous-même. Le serpent ne peut pas vous mordre, si c’est que vous craignez.
  
  Dans un premier temps, Dellabourg ne bougea pas.
  
  - Qui c’était, le micheton ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Un type ordinaire, à la recherche d’un coup à tirer. Le lot habituel, quoi ! A la place de cette saloperie, j’aurais préféré que sa serviette soit bourrée de fric.
  
  - Il a voulu essayer le godemiché avec toi ?
  
  - Non.
  
  - Je voudrais voir si tu ne te fous pas de ma gueule. Ouvre cette serviette toi-même et vide le contenu sur la table derrière toi.
  
  Elle s’exécuta et Dellabourg, enfin, se leva. Son regard s’exorbita quand il vit le serpent.
  
  
  
  
  
  - Un godemiché ? s’époustoufla Coplan, estomaqué.
  
  De Gracia esquissa un rictus sardonique.
  
  - On n’arrête pas le progrès. Ils étaient deux tueurs. La description de celui qui a loué la chambre ne correspond pas à celle du micheton de Samantha. A mon avis, ce dernier gardait en réserve un second godemiché et un second serpent dans l’éventualité où, pour quelque raison que ce soit, le premier jeu serait défaillant. C’est obligatoirement la bonne hypothèse, sinon comment ce godemiché récupéré dans son enveloppe en plastique intacte aurait-il servi ?
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - C’est sans importance. Le principal, c’est de connaître la méthode utilisée et de confirmer nos soupçons, à savoir que, dans chaque affaire, un duo de tueurs a opéré.
  
  - La boîte de vitamines a été achetée à Zagreb, renseigna encore le patron de la Criminelle. L’étiquette du vendeur au verso l’indique.
  
  Coplan se rejeta en arrière, pendant que Tourain lui adressait un sourire complice.
  
  - L’inconnu avec lequel sortait « Faucon » pilotait une Porsche achetée par une Serbe. Les tueurs, apparemment, venaient de Croatie. Connaissant la haine que se vouent ces deux nations issues de l’ex-Yougoslavie, sommes-nous confrontés sur notre territoire à un règlement de comptes entre ces deux puissances ?
  
  - Les faits le donnent à penser, en convint Coplan. Mais quoi dans les activités de « Faucon », de Jean-François Combault, de Catherine Morland et de Séverine Thulin les relierait à Zagreb et à Belgrade, même si tous les quatre sont écrivains ?
  
  - Des écrits ? Des articles ? Des livres ou un livre ? proposa Tourain.
  
  - Les perquisitions, leurs articles et leurs ouvrages antérieurs ou présents n’ont rien révélé de tel. Néanmoins, dans un autre domaine, un fait curieux est à signaler, précisa De Gracia. A quelques jours d’intervalle, et à l’époque où le cadavre du Serbe supposé a été retrouvé et la Porsche mise à la fourrière, ces quatre victimes ont déposé en numéraire de fortes sommes sur leur compte bancaire, soit cent soixante mille francs pour Jean-François Combault, cent quatre-vingt mille francs pour Séverine Thulin, deux cent mille francs pour Catherine Morland et trois cent mille francs pour « Faucon ». A l’examen de leurs relevés, jamais de tels dépôts n’avaient eu lieu. L’écart, en ce qui concerne « Faucon » peut s’expliquer par sa plus grande notoriété par rapport aux trois autres.
  
  - En prenant en considération ces éléments encore superficiels, imagina Coplan, on pourrait conjecturer que ces quatre victimes auraient été à la solde des Serbes, alors que les tueurs viendraient de Croatie, bien que, à ce stade, cette hypothèse soit encore insuffisante.
  
  Tourain s’adressa à De Gracia :
  
  - Ces quatre personnes étaient-elles vénales ?
  
  Au Quai des Orfèvres, le patron de la Criminelle avait la réputation d’un homme blasé, sans illusions sur la nature humaine. Aussi sa voix se fit-elle mordante quand il répondit :
  
  - Quand l’or roule, qui hésite à rouler sur l’or ?
  
  - Mais encore ? insista l’homme de la D.S.T.
  
  Forcé dans ses retranchements, le policier dut concéder que, à sa connaissance, les quatre victimes n’étaient pas foncièrement vénales.
  
  - On leur a promis un scoop ? suggéra Coplan.
  
  - Oui, mais sur quel sujet ? s’énerva Tourain qui arbora une expression pessimiste.
  
  - Et qui nous dit que notre duo de tueurs s’arrêtera là ? relança le chef de la Criminelle. Qui nous prouve que d’autres écrivains ne sont pas en danger ? Pourquoi quatre et pas cinq ou six, ou plus encore ?
  
  Coplan se tourna vers lui.
  
  - Je voudrais jeter un coup d’œil au serpent.
  
  
  
  Samantha exhibait un œil au beurre noir.
  
  - Les risques du métier, consola l’inspecteur principal Dellabourg.
  
  - Cette salope m’a piqué mon sac, fulmina-t-elle. Si je n’avais pas glissé sur le trottoir, je lui découpais la tronche au cutter !
  
  - Calme-toi.
  
  Le policier lui désigna Coplan qui, assis sur une chaise, attendait patiemment, le visage impassible.
  
  - Une identification, expliqua Dellabourg.
  
  Samantha cligna de l’œil en direction de son protecteur.
  
  - Faudra tenir compte de ma collaboration. J’ai justement des ennuis avec le fisc. Ils me taxent au forfait, c’est pas juste. Et les frais professionnels ? Je me ruine en préservatifs, moi ! Sans compter les analyses, les prises de sang pour voir si je n’ai pas attrapé cette saloperie de Sida, c’est des frais professionnels, tout ça, et on n’en tient pas compte dans les déductions !
  
  - J’arrangerai ça, promit Dellabourg.
  
  
  
  
  
  Coplan avait posé sur le bureau les passeports découverts dans le coffre chez Cinda D’Aggato. Il montra à Samantha les photos d’identité. Sans hésitation, elle posa l’index sur le visage de Jael Suner.
  
  - C’est le mec au gode et au serpent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Malgré son épuration ethnique et ses viols collectifs de musulmanes en Bosnie-Herzégovine, la Serbie n’avait pas connu la vengeance de l’opinion publique internationale, si bien qu’à sa capitale avaient été épargnés les atroces bombardements qu’avait subis Bagdad durant la guerre du Golfe.
  
  Dans l’annuaire, Coplan avait déniché une Ciska Dubrojic qui vivait dans la ville nouvelle de Novi Beograd sur la rive gauche de la Save. Elle était la seule à offrir ce prénom et ce patronyme.
  
  L’immeuble était gris et sévère, conforme à l’idée que les architectes de l’ère titiste se forgeaient d’une cité radieuse qu’occuperaient les fidèles du marxisme triomphant.
  
  Quand Coplan sonna, il était onze heures du matin. Probablement une couche-tard et sans obligations matinales à accomplir, la Serbe entrouvrit la porte et posa sur le visiteur un regard inquisiteur. Elle était jolie. Cheveux blonds et yeux bleus, visage typiquement slave aux pommettes haut perchées, traits finement sculptés et expression vive et intelligente, nez sensuel et bouche carmin. Elle portait un déshabillé en soie grenat que gonflaient des seins tentateurs sur lesquels Coplan loucha. Elle n’en fut pas offusquée, bien au contraire puisque ses lèvres s’écartèrent sur un sourire impudique et sur des dents étonnamment blanches, et qu’elle s’arrangea pour que son vêtement s’échancre plus largement.
  
  Pour ne pas être en reste, une amabilité en valant une autre, Coplan lui dédia son sourire le plus charmeur et le plus enjôleur.
  
  Depuis longtemps, Coplan n’avait pas parlé serbo-croate mais les mots lui revinrent facilement :
  
  - Je suis enquêteur pour le compte d’une compagnie d’assurances auprès de laquelle vous avez souscrit une police pour couvrir les risques de la Porsche que vous avez achetée en France.
  
  Instantanément, elle se raidit. Quand elle parla sa voix grave et chaude suscita l’émoi dans le ventre de Coplan :
  
  - Je l’ai prêtée à un compatriote.
  
  - Comment s’appelle-t-il ?
  
  - Maryan Selnic.
  
  - Je n’ai pas ce nom dans mes archives. Il habite Paris ?
  
  - Je ne sais pas. Et ensuite ?
  
  - Cette voiture est à la fourrière et ma compagnie est redevable des amendes et du paiement de la fourrière.
  
  Bien entendu, ce n’était qu’une fable, bâtie de bric et de broc. Coplan tablait sur la méconnaissance des us et coutumes français pour abuser la Serbe.
  
  - Ma compagnie propose de vous racheter la Porsche à un prix qui tient compte des frais à supporter de sa part.
  
  Elle s’effaça.
  
  - Entrez.
  
  A l’arrivée de Coplan, elle prenait son petit déjeuner. Café et toasts beurrés et confiturés. Coplan accepta une tasse d’un café trop noir et trop amer à son goût, que des Italiens auraient adoré.
  
  La lueur inquisitrice n’avait pas disparu du regard de Ciska.
  
  - Tout ce long chemin pour une Porsche, murmura-t-elle d’un ton incrédule.
  
  - C’est une 911 et elle vaut cher.
  
  Le décor était de bon goût et luxueux. Coplan se livra à une petite analyse. La maîtresse de maison n’appartenait sûrement pas à la cohorte des employées et ouvrières qui hantaient les usines et les bureaux. Une fonctionnaire de haut rang de l’ex-appareil communiste ? Ou membre d’un de ces réseaux de trafiquants de tous poils qui prospéraient sur les ruines de l’ancien régime et dont le blocus décrété par les Nations unies au détriment de la Serbie arrondissait les comptes en banque dans les paradis fiscaux ?
  
  - Votre proposition me déroute, lança-t-elle.
  
  - Vous ignoriez que votre voiture était à la fourrière ? Ce Maryan Selnic ne vous en a pas avisée ? Et d’ailleurs, pourquoi n’est-il pas allé la retirer lui-même ?
  
  - Je ne sais pas. Je n’ai pas de nouvelles de lui depuis plusieurs mois. C’est un dragueur. Il voulait la Porsche pour séduire les jolies filles.
  
  - Il vous a séduite, vous ?
  
  Elle changea d’attitude. Jusque-là, elle était demeurée songeuse, son regard scrutateur posé sur son visiteur, en grignotant ses toasts et en buvant son café, une mèche de ses cheveux blonds frôlant négligemment son œil gauche. Brusquement, elle se fît chatte et, dans un geste gracieux, fourragea lascivement dans ses cheveux, puis elle se leva pour aller placer un disque sur la platine, une chanson sicilienne, langoureuse et sirupeuse, qui aurait accompagné à merveille un film sur la Mafia traité sur le mode romantique. Dans le même temps, elle relâchait la pression de la ceinture sur les hanches et rabattait un pan du déshabillé sur l’épaule droite, si bien que le sein apparut, somptueux et guerrier, prêt à durcir dans la paume du conquérant.
  
  Coplan se leva à son tour. Devant une entreprise de séduction aussi flagrante, il ne pouvait rester de marbre. Ses travaux d’approche relevèrent du plus pur conformisme. Il feignit de jeter un coup d’œil sur la pochette du disque qui ne lui apprit rien sur la chanson guimauve, puis sa main caressa l’épaule avant de descendre vers le sein, suivie par une tendre pression de l’autre main pour attirer le corps contre lui, le frôlement puis l’écrasement de ses lèvres contre les autres. La bouche de Ciska ressemblait à un brasier. L’ardent baiser dura longtemps, puis Ciska se dégagea et entraîna Coplan dans la chambre dont les murs étaient couverts de reproductions des peintures les plus osées et les plus érotiques de Paul Delvaux. Tout de suite, elle fit voler à l’autre bout de la pièce le déshabillé qui atterrit sur un pouf d’un rose fané.
  
  - Ôte tes vêtements, souffla-t-elle en se jetant entre les draps du lit qui n’avait pas été refait et comptait quatre oreillers qu’elle empila les uns sur les autres en les tapotant énergiquement pour les égaliser.
  
  Quand il se glissa auprès d’elle, elle darda sur lui un regard empli de défi et lâcha d’un ton choqué :
  
  - J’espère que tu n’es pas un éjaculateur précoce ?
  
  Il comprit qu’elle ne s’attendait pas à une séance de routine, à l’une de ces chevauchées rapides qui passent de l’aube au crépuscule sans atermoiements, sans brise printanière et sans soleil de midi. Il lui fallait une lente ascension vers le plaisir. D’ailleurs, tout de suite, elle prit l’initiative. Délicatement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art précieux, un saxe ou une statuette Ming, elle entreprit d’amener le bas-ventre de son partenaire à une turgescence de bon aloi que sa langue, par des lapements voluptueux, agaçait sans lui accorder rémission. Puis elle changea de position et ses cuisses enserrèrent la tête de son partenaire en lui martelant le dos de plus en plus violemment pour l’exhorter à se démener. Bientôt, elle se sentit venir et écarta les jambes afin de comprimer sa chair brûlante contre la bouche de celui qui lui infligeait ce plaisir inouï. Coplan absorba la palpitation qui secouait le corps de la jeune femme. En poussant un gémissement elle se détendit et roula à la renverse, comme un esquif perdant son équilibre sous le choc d’une vague tumultueuse.
  
  Elle reprit vite ses esprits et admira le comportement de l’homme.
  
  - Tu n’as pas joui, c’est bien.
  
  Elle se redressa, lui prit la tête et regarda son beau visage souriant. Elle lui embrassa le cou, les lèvres et lui mordilla le menton.
  
  - Mais tu n’as pas encore eu ta récompense. Viens.
  
  Réchauffées par ce premier contact, leurs peaux frissonnèrent délicieusement sous les caresses renouvelées qu’ils se prodiguèrent. Il la pénétra puissamment comme un centaure en rut et elle noua ses jambes sur ses reins en un étau destiné à le retenir captif du rythme qu’elle imprimerait à leurs ébats. Coplan la soupçonnait de vouloir lui faire perdre son sang-froid, de le prendre à contre-pied afin de l’obliger à révéler un peu de sa vraie nature. Après tout, elle le connaissait depuis un très court laps de temps et quel meilleur moyen pour une femme que de tester un homme au lit ? Sa ruse naturelle, était-elle persuadée, la conduirait à mieux analyser la personnalité qu’elle tenait entre ses bras et que l’amour dénuderait non pas seulement physiquement mais aussi mentalement.
  
  Sur un même tempo, comme s’ils étaient amants depuis l’éternité, ils ondulaient avec une parfaite synchronisation. Il l’étreignait très fort, leurs lèvres se cherchaient avidement, se soudaient et leurs langues se heurtaient comme deux épaves roulées par les flots. De plus en plus vite, Coplan navigua en elle, allant et venant inlassablement. Ses muscles durcissaient tandis que Ciska haletait en serrant ses cuisses de plus en plus fort sur les reins et en griffant les épaules dans lesquelles elle avait planté ses ongles comme des crocs. Le souffle saccadé, Coplan labourait généreusement. Elle sentit qu’elle allait jouir et sa chair s’enflamma de pulsations incontrôlables comme des décharges d’électricité. Quand Coplan lança le dernier assaut, elle explosa et sa gorge s’enfla d’un assourdissant hurlement de joie qui monta jusqu’au plafond.
  
  Elle roula sur le flanc, repue, restaurée, rassasiée, mais Coplan n’en fut pas désarçonné pour autant. Arqué sur elle, il donna ses ultimes coups de boutoir en maître averti, en orfèvre scrupuleux, en artiste hors pair et, bientôt, il atteignit lui aussi à la félicité. Inondée par son plaisir, elle hurla encore, comme si la sève foisonnante brûlait son intimité.
  
  Longtemps après, lorsqu’ils se désunirent, il questionna d’une voix moqueuse :
  
  - Suis-je un éjaculateur précoce ?
  
  Elle l’embrassa amoureusement.
  
  - C’était bon et bien, murmura-t-elle entre deux baisers langoureux.
  
  Elle abandonna le lit et, toute nue, gagna la salle de bains. Il en profita pour fouiller la chambre, puis les autres pièces en se fabriquant un prétexte, celui de changer le disque sicilien qui, depuis longtemps, était mort sur la dernière note. Il le remplaça par Cavalleria Rusticana, certain que ce 33 tours aurait une plus longue durée.
  
  Il en fut pour ses frais. Rien de suspect chez Ciska. En dehors de son goût pour la musique italienne et les romans policiers anglo-saxons, rien chez elle qui puisse conduire sur une piste. Tout, cependant, était de grande valeur et la conviction de Coplan se renforça. La Serbe appartenait à la nomenklatura ex-communiste ou œuvrait au sein d’un réseau de trafiquants, à qui l’embargo procurait des ressources jusque-là insoupçonnées.
  
  Quand elle ressortit de la salle de bains, elle échangea un autre baiser voluptueux avec Coplan qui, dans l’intervalle, avait réintégré sa place dans le lit. Ils se désenlacèrent et elle tendit l’oreille.
  
  - Tu as changé le disque ?
  
  - Cavalleria Rusticana, ça te convient ?
  
  - Un peu trop braillard pour des ébats amoureux. Prends ta douche, je vais arranger ça.
  
  Lorsqu’il revint, elle l’attira entre les draps.
  
  - Tu ne t’en tireras pas à si bon compte.
  
  Sur la platine, elle avait placé une mélopée tzigane, chantée en russe, qui évoquait la guerre, la mort, les feuilles mortes, les amants séparés et les rivières qui coulaient impassiblement. Sur la table de nuit, elle avait déposé deux verres contenant une forte dose de slivovic, un alcool de prune qui râpait contre le palais. Elle lui en tendit un et leva le sien.
  
  - A ta santé et à tes performances !
  
  L’alcool brûlait la gorge et il se demanda si elle n’avait pas rajouté du piment pour embraser ses chairs. De fait, son verre vidé, elle l’embrassa à pleine bouche. Parfumée à la slivovic, sa langue était insatiable. Ciska voulait le manger tout cru, diagnostiqua-t-il. Elle le renversa et, fidèle à sa routine, elle s’activa ferme sur son bas-ventre, puis inversa les positions. Véritable démon de la concupiscence, elle frottait son sexe contre les lèvres de son amant en un mouvement rythmique qui ressemblait aux chocs que produisent les boogies d’un wagon.
  
  A l’inverse de leur premier accouplement, cette fois elle le chevaucha. Cavalière émérite, elle dansa frénétiquement, en éperonnant sa monture par des baisers fougueux et incendiaires. Insensiblement, leurs corps escaladèrent l’échelle vers le spasme final.
  
  Épuisés, ils restèrent unis encore longtemps, puis Ciska se dégagea. Ravie, elle souriait, puis se lécha les lèvres avec convoitise.
  
  - C’était bon.
  
  Sous ses yeux qui brillaient, de gros cernes bleuâtres mangeaient les joues.
  
  - Va prendre ta douche pendant que je vais chercher la bouteille de slivovic.
  
  En alternant eau chaude eau froide, Coplan récupéra ses forces déclinantes. Il se sécha et, les hanches enveloppées dans une sortie de bain, il ouvrit la porte. Ce fut pour se trouver face au canon d’un gros automatique.
  
  Ils étaient trois et Ciska n’était pas parmi eux. Costauds, d’âge moyen, ils avaient le visage dur et fermé. Celui qui tenait le pistolet ordonna à Coplan de s’habiller. Ce dernier ne demanda même pas où se trouvait la jeune femme puisqu’il avait anticipé cet épisode en acceptant de faire l’amour avec elle. Cette promptitude à le séduire ne l’avait nullement trompé. En agissant ainsi, elle voulait le retenir jusqu’à ce que ses amis puissent arriver. Sans doute avait-elle téléphoné pendant qu’il prenait sa première douche. Bien entendu, elle ignorait que c’était de sa propre volonté qu’il était tombé dans le piège.
  
  Jouant la comédie jusqu’au bout, il s’adossa au mur et questionna :
  
  - Qui êtes-vous ? La police ?
  
  Une violente bourrade le délogea.
  
  - Habille-toi et ne fais pas d’histoires.
  
  Ses vêtements avaient été fouillés, il s’en aperçut tout de suite. Peu importait, il ne craignait rien de ce côté-là.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  On ne l’avait ni frappé ni torturé. Assis sur une chaise lourde, scellée dans le plancher comme s’il s’agissait de la chaise électrique dans la chambre d’exécution d’un pénitencier américain, il avait vu ses poignets menottés derrière le dossier. Ses chevilles étaient également entravées. Coplan était placé au centre d’une zone de lumière violemment éclairée, tel un artiste sur scène prêt à entrer dans le personnage de son one-man show. Les questions fusaient de toutes parts. Il répondait calmement, sans se presser, la voix bien modulée, pareil à celui qui a la conscience tranquille, en homme honnête qui n’a rien à cacher.
  
  Le trio l’avait conduit dans une casemate de l’ancienne ville, un bâtiment sinistre construit au temps de Tito. En le voyant, il avait subodoré qu’il était tombé aux mains des Services spéciaux de Belgrade qui, malgré l’éclatement de l’ex-Fédération yougoslave, avaient conservé leur nom d’UDBA et leur renom d’extrême brutalité, typique des pays communistes.
  
  A présent, la mise en scène autour de lui le confirmait dans cette première impression.
  
  - Où avez-vous appris le serbo-croate ?
  
  - A Paris, avec ma femme de ménage.
  
  - Son nom ?
  
  - Irina Karajovic.
  
  L’intéressée avait réellement existé mais s’était tuée dans un stupide accident automobile.
  
  - Répétez le nom de votre employeur ?
  
  - Les Mutuelles de la Loire.
  
  Cette société, en réalité, appartenait à la D.G.S.E. qui recueillait ainsi des rentrées substantielles pour ses fonds secrets. Elle avait racheté la créance sur la Porsche à l’assureur auquel s’était adressée Ciska Dubrojic. De ce côté-là encore, la porte de sortie était verrouillée et Coplan ne craignait pas d’être contredit.
  
  - C’est parce que vous parlez serbo-croate que vous avez été choisi pour venir à Belgrade ?
  
  - Exactement.
  
  Le feu roulant dura des heures. Les mêmes questions revenaient souvent, renouvelées inlassablement et formulées sous un autre angle. Insensiblement, le degré de chaleur montait dans la pièce qui, au début, avait paru glaciale à Coplan. Bientôt, il sentit la sueur humecter désagréablement sa peau. Ses remugles se mêlaient aux traces du savon parfumé et douceâtre de Ciska. A présent, la chaleur était étouffante et la sueur lui brûlait les yeux. En longs filets poisseux, elle dégoulinait du cuir chevelu sur le front, les tempes et les joues. Son col de chemise paraissait s’être changé en serpillière. Ses réponses aux questions devenaient de plus en plus pénibles et il croassait comme un corbeau devant un champ enneigé. En même temps, la lumière se faisait insupportable. Chaque seconde, son regard clignotait et l’air irrespirable se transformait en une ouate à laquelle ses lèvres restaient collées.
  
  Des éclairs zébrèrent ses yeux et, brusquement, il s’évanouit. Il se réveilla sur un lit en fer, couché sur une mauvaise paillasse, dans une cellule nue, aux murs suintant d’humidité, pourvue d’un lavabo et d’une cuvette W.C., percée d’un soupirail à l’horizon bouché mais au courant d’air frais.
  
  Il se fouilla. Ses poches étaient vides, à l’exception du paquet de Gitane et du briquet. Il en alluma une, fuma jusqu’au bout et se leva pour jeter le mégot dans les toilettes. Il éprouva l’élasticité de ses membres et, ravi, découvrit que sa plongée dans l’inconscient ne laissait nulle trace. Sa montre lui avait été enlevée et il lui était impossible de déterminer l’heure.
  
  Il se recoucha et s’endormit.
  
  Deux geôliers le réveillèrent et l’emmenèrent le long d’un couloir obscur avant de le faire réintégrer la pièce au centre inondé de lumière. La séance de questions reprit. C’étaient les mêmes que la fois précédente. D’autres prirent la relève, remontant dans son passé, exigeant des réponses plus précises, plus détaillées. Une véritable séance de debriefing.
  
  L’opération se répéta sept fois durant les heures et les jours qui suivirent. Trop expérimenté pour se couper, Coplan estima s’en sortir à merveille et ne regretta pas de s’être jeté dans la gueule du loup pour faire bouger les choses.
  
  Dans l’intervalle, on lui apportait quelque nourriture. Rien d’extraordinaire. Des flocons d’avoine et du lait. Coplan détestait le lait. Il se contenta de l’eau fade qui coulait du robinet. Son paquet de cigarettes était épuisé et, malgré ses demandes insistantes, ses cerbères s’étaient refusé à le remplacer.
  
  Après un délai qu’il jugea, à vue de nez, de trois jours, on revint le chercher. Sa barbe avait poussé dru et ses vêtements étaient sales et poisseux.
  
  Cette fois, la pièce était éclairée par les seules rayons du soleil et non plus par les puissants faisceaux de lumière électrique.
  
  Un homme était assis à l’extrémité de la table. Corpulent, le cheveu rare, il offrait un visage épais, couperosé sans doute à cause de l’abus de slivovic, une moustache roussâtre et le bleu intense d’yeux petits et ronds, brillant sous des sourcils inexistants. Des lèvres charnues et rouges suggéraient une sensualité latente. Le nez camus enlaidissait les traits grossiers.
  
  - Assieds-toi, commanda-t-il d’un ton rogue.
  
  Il portait un uniforme gris-bleu sans indication de grade et sans décoration. Une casquette à la japonaise était posée à sa gauche. Ses mains puissantes tripotaient un jeu de cartes oblong comme celui d’un tarot.
  
  Coplan prit place sur la chaise sans que, à cette occasion, on le menotte aux poignets et aux chevilles, ce dont il sut gré à son vis-à-vis.
  
  - Francis Coston, attaqua ce dernier, je ne crois pas du tout que tu es ce que tu prétends être.
  
  Coplan resta impassible. Les yeux petits et ronds le scrutaient.
  
  - Pour moi, tu es une barbouze française.
  
  - Pourquoi serais-je une barbouze ? répliqua Coplan sans se démonter. Je viens à Belgrade proposer de racheter sa voiture à une femme avec qui je fais l’amour parce qu’elle me fait des avances. Où est le mal ? Quel homme bien constitué résiste à une jolie femme ? Ensuite, on me kidnappe et on m’interroge des jours durant en m’affamant. A quoi ça rime ? Je me plaindrai à mon consulat, soyez-en certain.
  
  L’homme s’autorisa un sourire condescendant.
  
  - Ton attitude ne colle pas avec ton passé supposé. Tu es trop calme, tu ne bafouilles pas, tu ne cafouilles pas, on devine le professionnel. Un employé d’une compagnie d’assurances se serait effondré dans les premières minutes, secoué par une crise nerveuse. Pas toi. Je t’ai observé longuement. Même sous la pire des tortures tu n’aurais pas fléchi, tu aurais battu tous les records d’endurance. Seulement, toute cuirasse présente un défaut. Le tien, c’est d’être trop aguerri. Tu es un vrai pro, blanchi sous le harnais. Ton écorce est tellement dure qu’elle ne brûlerait même pas dans un haut fourneau.
  
  - Je ne comprends pas, fit Coplan qui feignait d’être éberlué. Je ne sais pas si vous cherchez à me flatter ou quoi, bien sûr ça en a l’air mais, pour être franc, vous me fichez la trouille car vous donnez réellement l’impression de me prendre pour une barbouze. Croyez-moi, vous vous trompez, je ne suis pas James Bond !
  
  Le sourire de l’homme se fit sardonique.
  
  - Tu joues bien la comédie, y a pas à dire.
  
  - Je n’ai pas de comédie à jouer ! protesta Coplan avec une véhémence qui n’emporta nullement la conviction de l’autre dont le sourire exprimait l’incrédulité.
  
  Ce sourire disparut, remplacé par une certaine lassitude qui affaissa la commissure des lèvres.
  
  - Bon, trêve de plaisanteries, je t’offre une chance de te sortir de cette impasse. Tu vois ces cartes ?
  
  Les mains battirent le jeu avant de l’étaler en demi-cercle, faces apparentes. Surpris, Coplan vit les figures qui étaient des animaux.
  
  - C’est un jeu birman de soixante-quatre cartes, précisa le Serbe. Une figure en bat toujours une autre. Même le Dragon que tu vois là...
  
  L’index se pointa sur une carte.
  
  - ... qui, certes, mange le Loup, mais peut être mordu à mort par la Vipère. Cependant, les deux jokers, quand tu en tires un, remportent la victoire à tous les coups, quelle que soit la figure. Tu comprends ?
  
  - Je boirais bien une slivovic.
  
  - Plus tard. Si tu gagnes.
  
  - Gagner quoi ?
  
  - Ta vie.
  
  - Ma vie ? se récria Coplan. Tu es fou ?
  
  - Ne sois pas imprudent dans tes paroles. Voici comment on joue.
  
  Le Serbe reprit les cartes, les battit à une allure stupéfiante, coupa, les rebattit et posa le jeu entre lui et Coplan.
  
  - Je tire une carte, tu tires la suivante.
  
  - Si je gagne, c’est que tu perds. Que se passe-t-il ?
  
  - Rien, puis que c’est moi qui tiens le bon bout.
  
  Le Serbe déboucla le rabat de son étui en toile grise et désigna la crosse de son automatique.
  
  - Tu vois ?
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - C’est injuste.
  
  - L’injustice c’est pour les autres, jamais pour soi. Le monde entier est injuste à l’égard de la Serbie. Paris est tout aussi inique que Washington ou Londres. Les Occidentaux ne rêvent que de nous écraser sous leurs bombes, comme ils ont procédé en Irak. Bagdad et Belgrade, ça rime, même combat. Bon, arrêtons là, je ne suis pas ici pour tenir des discours politiques ou patriotiques.
  
  - Si tu perds, il ne se passe rien. Et moi si je perds ?
  
  L’homme claqua des doigts à l’intention des deux gardiens qui avaient amené Coplan dans la pièce. Le premier lui tendit son revolver que Coplan identifia comme un Hi-Standard Sentinel Snubnose nickelé dont la capacité du barillet était de sept cartouches de calibre 22 Long Rifle. Le Serbe le ramassa, fit basculer le barillet, vida six cartouches sur la table et le remit en place.
  
  - Il ne reste qu’une cartouche, commenta-t-il.
  
  - J’ai remarqué.
  
  Le Serbe fit tourner le barillet.
  
  - On ne sait plus dans quelle alvéole elle se trouve.
  
  D’une poussée de la paume de la main, il expédia l’arme vers Coplan.
  
  - Voilà le topo. Quand tu perds, tu poses le canon contre ta tempe et tu presses la détente.
  
  - En quelque sorte, la roulette russe ou vietnamienne ?
  
  - Tout à fait ça.
  
  - Si je refuse ?
  
  L’homme tapota la crosse de son automatique dans son étui ouvert.
  
  - Alors, je t’envoie tout de suite une balle dans le front.
  
  « Ainsi, tu n’auras aucune chance de sauver ta vie. »
  
  - De toute façon, mes chances sont maigres. A un moment ou à un autre, je tomberai sur la mauvaise alvéole.
  
  - Exact. Seulement, dans l’intervalle, tu auras tout loisir de réfléchir, de voir de quel côté ta tartine est beurrée et de décider de parler, de me dire qui tu es et pourquoi tu es venu à Belgrade.
  
  - Je l’ai déjà dit.
  
  - Arrête, tu me fais mal.
  
  - Mes chances sont faibles.
  
  - Six sur sept, ne te plains pas. Si l’U.S. Air Force nous bombardait, en aurait-on autant ? Va donc demander aux gens de Bagdad ! Autre chose, ne crois pas que la première alvéole est forcément celle de la mauvaise chance. Fais tourner le barillet toi-même !
  
  Coplan ne se le fit pas dire deux fois.
  
  - A présent, on commence le jeu.
  
  Le Serbe tira une carte.
  
  - Le Rat. A toi, invita-t-il.
  
  Coplan l’imita et retourna la carte.
  
  - Le Scorpion.
  
  - Le Scorpion pique le Rat. Tu as gagné. A moi.
  
  Cette fois, le Serbe hérita du Tigre et Coplan de la Mouche tsé-tsé.
  
  - La Mouche tsé-tsé endort le Tigre. Tu as encore gagné. Comme tu vois, je suis fair-play. Il est vrai que j’ai tout mon temps. Toi tu es à six alvéoles de la mort. Tu viens à résipiscence ?
  
  - Je n’ai rien à dire que je n’ai déjà dit.
  
  - Comme tu veux.
  
  Le Serbe avança la main et retourna le Requin. Coplan prit la sienne : la Pieuvre.
  
  - La Pieuvre étouffe le Requin. Cette fois encore, tu gagnes. La chance accompagne toujours les débutants.
  
  - Et les innocents. Moi je suis un innocent victime d’un effroyable malentendu.
  
  - La roulette birmane en décidera. Elle est implacable. Je tire une carte.
  
  Le Serbe sortit la Wolverine. D’une pichenette, Coplan dévoila la sienne : l’Aigle.
  
  - Bravo, pour la quatrième fois c’est gagné. L’Aigle plante ses serres dans la Wolverine et l’emporte dans son aire.
  
  - Ma chance insolente devrait te décourager de poursuivre, glissa Coplan.
  
  - Nous n’en sommes qu’au début et ce jeu comprend soixante-quatre cartes. Continuons.
  
  Le sort offrit au Serbe une Mangouste tandis qu’il réservait à Coplan une Vipère.
  
  - Perdu, jubila le Serbe. La Mangouste est l’ennemie jurée des serpents. Elle les dévore gloutonnement.
  
  Du doigt, il désigna le Hi-Standard.
  
  - J’ai été fair-play. A toi de l’être.
  
  Coplan déglutit bruyamment et avala péniblement sa salive. Il prit le revolver et posa l’orifice du canon contre sa tempe droite. La sueur commença à mouiller son front, ses cheveux, son cou.
  
  - Tu n’es pas obligé de presser la détente, suggéra le Serbe d’un ton doucereux. Personne n’est tenu à l’impossible. Ta résistance a été héroïque, nous en sommes tous conscients, et nul ne pourra te tenir rigueur si tu choisis la vie plutôt que la mort. Tes chefs, j’en suis sûr, comprendront.
  
  - Mes chefs, c’est une compagnie d’assurances, rétorqua Coplan avec une extrême vivacité. Ils assistent perpétuellement à des conseils d’administration. Tous les matins, ils lisent frénétiquement les rubriques boursières des quotidiens spécialisés, ils étudient les statistiques, les mouvements des marchés, vérifient les ratios sur leurs calculettes électroniques. Qu’ont-ils à faire d’un pauvre bougre qui s’est égaré à Belgrade et est victime de rustres qui n’ont qu’une corde à leur violon ?
  
  - Toujours la même litanie. On t’aime bien mais tu deviens lassant.
  
  Le Serbe tapota la crosse de son automatique dans l’étui ouvert.
  
  - Tant pis pour toi. Passe aux actes.
  
  Coplan se lécha les lèvres. Déjà sa paume avait réchauffé l’acier qui, pour éviter les reflets, était sablé sur le dessus de l’arme dont les cinq cents grammes pesaient à peine dans sa main. Devant lui, sur la table, la Vipère semblait compatir à son épreuve. Quant à la sueur, elle paraissait sourdre par tous les pores de sa peau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Thierry Guichard pestait contre Sargrogol. Il s’agissait là d’un mot fabriqué à partir de la première syllabe du nom des trois maisons d’édition qui monopolisaient chaque année les prix littéraires. Le sobriquet n’appartenait qu’au cénacle professionnel et était inconnu des profanes. Par le biais de leurs auteurs qui peuplaient les comités de lecture, ces trois maisons excluaient les écrivains qui publiaient ailleurs et, grâce à cet ostracisme, imposaient les leurs. Tous les ans, revenait le même racket. Gogo, le bon peuple achetait sans s’étonner, sur la foi des critiques littéraires complices de l’escroquerie.
  
  Thierry Guichard serrait les poings de rage. Pourtant, il avait écrit un bon bouquin. La Deuxième Guerre mondiale constituait une période qui l’avait toujours merveilleusement accroché. Et là, son intrigue était captivante, sans oublier les personnages superbement campés, les situations haletantes, les rebondissements minutieusement minutés, les rouges habilement huilés. L’ennui, il ne portait pas ses manuscrits chez Sargrogol.
  
  Il décocha un violent coup de pied à la base du buffet Henri II. Les salauds ! Aucun des prix qu’il convoitait ne lui avait été décerné puisque ces fumiers les thésaurisaient ! Et qu’avaient-ils couronné ? Des bluettes et des bondieuseries à l’étouffe-chrétien ! Il s’arrêta net et savoura l’antonymie de son propos : des bondieuseries à l’étouffe-chrétien, voilà qui n’était pas mal et parfaitement contradictoire. Ne pas oublier de le replacer dans un texte. Il sourit à cette évocation, mais sa mauvaise humeur reprit vite le dessus. Aussi, pour se délasser, alla-t-il contempler sa chaise électrique.
  
  A une époque, il avait été fasciné par le châtiment suprême et avait beaucoup écrit sur le sujet. Un de ses plus grands succès dans ce domaine : Je sais quand je vais mourir. Normalement, l’ouvrage aurait dû être couronné par un prix, s’il n’y avait pas eu la conspiration Sargrogol. Il avait abordé les possibilités : guillotine, pendaison, chaise électrique, peloton d’exécution, chambre à gaz, garrot, seringue, et était allé chercher des exemples surtout dans les pénitenciers des États-Unis.
  
  Tellement fasciné qu’il avait rêvé de mourir sur la chaise électrique et s’était longuement étendu sur cette idée dans Le courant passe en moi. Ses amis avaient crié au miracle. Pas Sargrogol qui l’avait encore une fois boycotté. Quand il avait été interné à l’asile, les psychiatres n’avaient pas compris ce qu’ils qualifiaient de lubie. Pas étonnant. Comment un psychiatre pouvait-il assimiler la fascination de la mort sur la chaise électrique ?
  
  Finalement, il était ressorti de l’asile et, quand il avait publié son gros pavé sur les charognards de la Deuxième Guerre mondiale, les droits d’auteur, cette fois et malgré Sargrogol, avaient cascadé dans son escarcelle, si bien qu’il avait pu faire construire et installer dans le hangar attenant à sa ferme restaurée des Yvelines cette chaise électrique conçue sur le modèle de celle en exercice dans le pénitencier de Raiford au nord de la Floride. C’en était l’exacte reproduction. Rien ne manquait. Même pas le groupe électrogène qu’il avait spécialement commandé et branché. Ses amis s’extasiaient. Pour leur plus grande joie, il simulait des exécutions minutieusement reconstituées, en remplaçant le condamné par un mannequin en cire. Un gros inconvénient, cependant. Le lendemain, il fallait ôter la cire refroidie à l’aide de la mince lame d’un couteau, en la ramollissant en surface avec un fer à repasser électrique.
  
  Quand il en avait envie et qu’il était seul, il prenait place sur le bois écorché par la lame et anticipait la joie de son suicide, car, il en était persuadé, un jour il recourrait à ce moyen de quitter cette chienne de vie en décochant un pied de nez à Sargrogol et à ses consorts escroqueurs.
  
  Il entra dans le hangar et contempla la chaise que d’aucuns (il n’était pas de ceux-là) trouvaient hideuse. Absorbé par cette vision, son cerveau hanté par les exécutions américaines qui avaient été filmées et dont il s’était gorgé, ne perçut pas le faible bruit provoqué par les semelles en caoutchouc du Blond et du Brun. Le premier lui bloqua les bras dans le dos pendant que le second lui soulevait les jambes. Tous deux l’emportèrent et le déposèrent sur la chaise. Thierry Guichard hurlait de toutes ses forces, oublieux de l’isolement dans lequel se trouvait la ferme.
  
  - Ferme ta gueule, ricana le Blond. Personne ne peut t’entendre. Alors, à quoi bon crier ?
  
  Quand l’écrivain fut de force assis sur la chaise au bois griffé sur les appuis afin de faire plus réaliste, le Brun boucla les sangles au nombre de huit. Deux pour les chevilles, deux pour les bras, une pour les cuisses, une pour la poitrine, une pour le menton, une pour le front.
  
  - Plus tard, celles du menton et du front, critiqua le Blond. La tondeuse, d’abord.
  
  Le Brun eut un geste d’agacement.
  
  - C’est vrai, bon sang.
  
  De son sac en cuir, il sortit l’instrument ainsi qu’une grosse paire de ciseaux à l’aide de laquelle il échancra largement le bas de la jambe droite. Ensuite, il passa la tondeuse sur la peau en se demandant comment quelqu’un pouvait être aussi affreusement poilu.
  
  Thierry Guichard criait toujours.
  
  - J’ai lu tes bouquins, tenta de calmer le Blond, Je sais quand je vais mourir et Le courant passe en moi. Fascinant. J’ai appris beaucoup sur la technique et celle-ci me sert aujourd’hui. J’ai appris aussi que tu voulais un jour te suicider en utilisant la chaise électrique. Alors, de quoi te plains-tu ? Nous allons t’aider. Tu verras, c’est plus facile de voyager jusqu’à l’Au-delà quand tes amis te donnent un coup de main.
  
  - Mon heure n’est pas venue, balbutia Thierry Guichard. J’ai encore une importante œuvre littéraire à achever. Accordez-moi un sursis.
  
  - Tu sais, railla le Blond, nous ne sommes que les bourreaux. Si le gouverneur de l’État téléphone pour t’accorder un sursis, okay, pas de problème avec nous. Nous ne faisons qu’exécuter les ordres.
  
  Épouvanté, Thierry Guichard poussa des cris d’orfraie. Sans s’en soucier, les deux tueurs se remirent à l’ouvrage. Le Brun déboucla les sangles qui le gênaient pour passer la tondeuse sur le crâne. Il commença par la nuque et poursuivit jusqu’au front. On aurait dit un paysan qui moissonnait. Les touffes de cheveux tombaient sur le sol bétonné. Quant au Blond il plaça sous la braguette une grosse éponge destinée à absorber l’urine que libère le condamné après sa perte de conscience.
  
  Le tableau devait être réaliste, comme l’aurait voulu la victime si elle s’était vraiment suicidée.
  
  Le Brun en avait terminé. Il reboucla les sangles du menton et du front. Au-dessus de la cheville droite, le Blond enroba la jambe d’un corset qu’il ferma en nouant un lacet dans les boutons. Ce corset maintenait en place l’électrode terminant le serpentin en caoutchouc relié au générateur, qui servait de prise de terre. Dans l’intervalle, le Brun appliqua contre le visage de leur victime le masque en cuir souple au sommet constitué d’une éponge humide.
  
  Thierry Guichard hurlait désespérément.
  
  Insensible à cette manifestation de désespoir, le Brun noua le masque, par le bas à la sangle mentonnière, par le haut à cette même sangle en faisant le tour du crâne. A travers l’éponge pointait une borne à vis qu’il relia à un écrou papillon fixé à un cône en cuivre qui descendait du plafond du hangar et était connecté au générateur par un long fil en caoutchouc. La seconde électrode venait d’être posée sur le crâne rasé.
  
  - On n’a rien oublié ? fit le Blond qui commença son tour d’inspection, en consultant ses notes couchées sur une feuille de papier.
  
  - Les empreintes, rappela le Brun qui essuyait soigneusement les ciseaux et la tondeuse après avoir enfilé des gants très fins.
  
  - Juste.
  
  Le Blond défît la sangle du bras droit et, malgré les protestations de Guichard, le força à ouvrir les doigts et à imprimer ses empreintes successivement sur la tondeuse, les ciseaux et les cinq leviers du bloc situé à droite de la chaise, à vingt centimètres du dossier. Cette opération effectuée, il réemprisonna le bras dans la sangle. Le Brun posa précautionneusement les deux instruments sur le béton, puis, du sac en cuir, sortit les cinq lassos dont il passa les nœuds coulants à la base de chaque levier, pendant que le Blond poursuivait son inspection.
  
  A force de s’égosiller, l’écrivain avait maintenant une voix enrouée.
  
  Le Blond se révéla satisfait :
  
  - Je crois que c’est bon. On y va.
  
  Les deux hommes s’éloignèrent de la zone dangereuse en tirant derrière eux les cinq extrémités de lassos. Arrivés contre l’un des piliers, le Blond tira sur les deux premiers leviers pour les abaisser et mettre en marche le générateur. Un bourdonnement pareil à celui d’un gigantesque vol de frelons se fit entendre.
  
  Guichard hurla de nouveau.
  
  Le Blond prit dans une seule main les extrémités des trois autres lassos et tira un grand coup. Les derniers leviers se renversèrent. Dans la seconde qui suivit, éclata un grondement terrifiant, en même temps que, bloqué par les sangles, le corps fut soulevé de sa chaise de quelques centimètres et les cris stoppèrent net.
  
  Les tueurs fixèrent l’écran sur lequel s’inscrivaient le voltage et les secondes. 5 secondes à 2 250 volts. 25 secondes à 1 000 volts. Quatre fois ce cycle, soit 120 secondes. Deux minutes.
  
  Le générateur grésillait. Sur la chaise, Thierry Guichard se convulsait dans ses liens. Alentour, la lumière baissait d’intensité, tandis que se répandait une atroce odeur d’ozone et de chairs grillées.
  
  Le cycle des deux minutes toucha à sa fin et le Blond courut pour contourner la chaise en remorquant les lassos. Parvenu de l’autre côté, il tira fort pour faire basculer les leviers en sens inverse. L’écran s’éteignit, le terrifiant grondement cessa et Thierry Guichard s’écroula sur le bois. De la fumée montait de son corps rougi dont la température atteignait encore 78 degrés Celsius. Le Blond dénoua les nœuds coulants pendant que le Brun ramassait son sac en cuir à présent vide et dans lequel le Blond fourra les lassos avant de passer une dernière inspection.
  
  - Quelque chose cloche, fit le Brun.
  
  - Quoi ?
  
  - S’il est mort, comment a-t-il pu arrêter le courant ?
  
  Le Blond pâlit.
  
  - Bon Dieu, tu as raison. Vraiment, je perds la main. Je me suis trop fié au rituel des exécutions. Va fouiller le bureau, moi je remets les leviers en place. Laisse le sac.
  
  Le Brun repartit vers la ferme et le Blond ressortit les lassos. Dans le bureau, le Brun inspecta les lieux et entreprit de fouiller. Il ne fut pas long à dénicher le manuscrit et la documentation. Dans une enveloppe, il trouva onze mille francs en coupures de cinq cents et les empocha malgré les ordres du Blond. L’argent ne servirait plus à rien à la victime et il était inutile par conséquent de le laisser là à la portée d’un flic ou d’un ami. Après tout, la carrière de tueur à gages était si aléatoire qu’il était insensé de ne pas s’offrir une ristourne quand l’occasion se présentait aussi favorablement.
  
  Le Blond arriva enfin.
  
  - Tu as trouvé ?
  
  Le Brun se contenta d’enfouir dans le sac en cuir, le manuscrit inachevé et la documentation.
  
  - Qu’est-ce que ça devient, un cadavre qui grille pendant des heures à cette température ?
  
  Le Blond haussa les épaules.
  
  - Je n’en sais foutre rien. Guichard ne l’a pas précisé dans ses bouquins.
  
  - On sent d’ici, déjà, la puanteur.
  
  - Viens, on se tire. Éteins la lumière en sortant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Le chien claqua dans le vide. Coplan respira, soulagé. Comme s’il participait à son bonheur, le Serbe tapota le bois de la table en signe d’applaudissement.
  
  - Bravo pour ce premier essai. Les dieux sont avec toi. Que ferait-on sans les dieux ? Rends-moi le revolver.
  
  Coplan le lui expédia et l’homme introduisit une autre cartouche, puis fit tourner le barillet avant de renvoyer le Hi-Standard vers son captif qui, à son tour, fit tourner le barillet. Le Serbe tira une carte. L’Éléphant.
  
  - Aïe ! s’exclama-t-il. C’est un gros morceau. Tes chances sont minces.
  
  Coplan avança la main. Le Dinosaure.
  
  - Gagné ! admira le Serbe. Tu es cocu, mon vieux. Le Dinosaure est le seul dans ces cartes qui puisse vaincre l’Éléphant.
  
  Il reprit une carte.
  
  - L’Ours polaire, annonça-t-il. Dur à battre.
  
  Coplan sortit un joker et, beau joueur, le Serbe tapota sur la table pour le féliciter.
  
  - La partie devient passionnante. Si l’enjeu était de l’argent, tu ferais fortune.
  
  Pour Coplan, la chance tourna brutalement. Le Serbe tira le Cobra et Coplan le Chacal.
  
  - Navré, feignit de compatir le premier. Le Cobra mord le Chacal à mort. Remarque, encore une fois, tu n’es pas forcé de presser cette fichue détente. Avoue qui tu es, ce que tu es venu faire à Belgrade et tu es quitte.
  
  Sans dire mot, Coplan s’empara du Hi-Standard et pressa l’orifice du canon contre sa tempe. Son cœur battait très fort. Il pensa au Vieux, à Tourain, à De Gracia qui dans la quiétude de la capitale, n’imaginaient certainement pas qu’il dût subir cette terrible épreuve. Et si la cartouche était logée dans l’exécrable alvéole ? Durant un très court instant, il se repassa dans la tête des séquences d’images heureuses, d’excitants corps de femmes allongés languissamment sur la plage ou dans son lit, de folles nuits d’amour qui l’avaient laissé pantelant lorsque l’aube s’était levée sur les draps en désordre.
  
  - Allons, encouragea le Serbe ; puisque tu as la tête dure, appuie sur cette satanée détente.
  
  Impulsivement, Coplan écrasa son index contre l’acier. Cette fois encore, le chien rencontra le vide. Coplan exhala un long soupir.
  
  - Tu es chanceux, y a pas à dire, lança le Serbe d’un ton fielleux, et tu as un sacré tonus, un tempérament bien trempé et des nerfs à toute épreuve.
  
  - On marque une pause ? suggéra Coplan.
  
  L’autre secoua la tête.
  
  - Pas de répit. J’attends que tu craques. Mon dernier cobaye, un salaud de Croate, a tenu deux heures. Quand il s’est effondré, ce n’était plus qu’un gosse qui chialait et qui suppliait qu’on l’écoute jusqu’au bout, tant il en avait à dire. Renvoie-moi le revolver.
  
  Coplan s’exécuta.
  
  - Et on remet une cartouche, commenta le Serbe.
  
  A cet instant, Coplan se souvint d’un détail que dans le feu de l’action, il avait oublié, sans doute parce que, jamais dans sa vie, il n’avait été soumis à la loi de la roulette russe ou vietnamienne. Les cartouches qu’enfoumait son bourreau dans les chambres étaient des 22 L.R. Magnum. Compte tenu de leur poids et de la force de la pesanteur, il était logique que, en tournant le barillet, ce dernier stoppe sous le percuteur à l’opposé du poids des projectiles qui, à présent, étaient au nombre de trois. A condition, évidemment, que le Serbe ne laisse pas un trop grand espace entre chaque cartouche.
  
  Il grimaça. Ce raisonnement était bien aléatoire et ne lui procurait aucune certitude d’échapper à son triste destin. Comment en profiter ?
  
  Le Hi-Standard lui revint en main. Il avait navigué sur la table, couché sur le côté droit. Côté gauche, Coplan capta le reflet cuivré en haut près du chien, à travers la fente latérale du barillet. Intérieurement, il sourit. Bien sûr, il ignorait si, devant le chien, se logeait une cartouche. Néanmoins, il venait d’obtenir un renseignement précieux.
  
  Cette fois, il se garda bien de faire tourner le barillet.
  
  - Quatre chances sur sept de t’en sortir, souligna le Serbe. Tu laisses tomber ?
  
  - Non.
  
  - Tant pis pour toi.
  
  Le Serbe tira une carte.
  
  - Le Dragon ! Si tu touches le second joker ou le Mammouth, tu t’en sors. Sinon, tu es bon pour une troisième séance de gâchette.
  
  Coplan tomba sur le Scarabée et le Serbe secoua la tête d’un air désespéré.
  
  - Allez, baisse les bras et dis-moi qui tu es et pourquoi tu es venu ici.
  
  Coplan fit semblant d’hésiter.
  
  - Je peux avoir une cigarette ?
  
  Le Sertie adressa un signe à l’un de ses sbires qui planta une cigarette entre les lèvres de Coplan et actionna son briquet. Coplan aspira une longue bouffée, la rejeta par les narines et baissa les yeux comme s’il réfléchissait intensément. Le même acolyte posa un cendrier sur la table, dans lequel Coplan secoua sa cendre.
  
  Le silence régnait dans la pièce. Calmement, Coplan écrasa son mégot dans le cendrier puis, brusquement, s’empara du revolver et pressa la détente en visant le Serbe. Le chien claqua dans le vide. Son pouce le releva. Le barillet qui pivotait de gauche à droite amena cette fois une cartouche devant le percuteur. La balle fora un trou minuscule dans le front du Serbe qui bascula en arrière. Déjà, Coplan s’était retourné. L’un des deux gardiens était désarmé puisqu’il avait remis son Hi-Standard à son chef. Coplan braqua son arme sur l’autre qui dégainait. Deux fois de suite, le chien ne rencontra que le vide, mais la troisième fois le projectile traversa la pomme d’Adam et le gardien fut projeté contre le mur avant de rebondir et de tomber dans les jambes de son comparse qui s’enfuyait. Il trébucha, ce qui permit à Coplan de le rattraper et de l’assommer d’un fulgurant coup de son arme sur la nuque. Sans désemparer, Coplan délesta les deux cadavres de leur pistolet et s’embusqua, haletant, près de la porte.
  
  Les détonations, réfléchissait-il, avaient-elles attiré d’autres séides ou bien ces derniers les avaient-ils placées sur le compte de la roulette serbe ? Ce dernier point était peu plausible puisqu’elles étaient au nombre de deux. A ce genre de roulette, il ne pouvait y avoir qu’une seule détonation.
  
  Cependant, il n’enregistra aucune arrivée. Alors il inspecta la fenêtre qui était située au premier étage et donnait sur une cour.
  
  Rapidement il ôta l’uniforme du Serbe qui était à peu près de sa taille et l’enfila. Seul le col sur la nuque était taché de sang. Tant pis, il ne pouvait pallier cet inconvénient. Ainsi vêtu, il coiffa la casquette qui était trop étroite. A coups de poing il l’enfonça sur sa tête et fit le tour du bureau après avoir débouclé le ceinturon du mort et l’avoir serré sur sa taille en rengainant l’un des deux automatiques.
  
  En passant près de la table, il repéra le dossier qui à son arrivée dans le bureau l’avait intrigué. Il s’en saisit et le cala, côté gauche, entre sa peau et le tissu de sa chemise, puis il ouvrit la fenêtre. Le saut ne présentait aucune difficulté pour l’adepte du parachutisme qu’il était depuis toujours.
  
  Souplement, il atterrit sur la pointe des pieds. Sur trois côtés, la cour était fermée par des bâtiments. Il se dirigea donc vers le quatrième en se forçant à adopter une démarche nonchalante, malgré les dangers qu’il percevait dans son dos. A travers les fenêtres, il distinguait des silhouettes penchées sur les ordinateurs. A deux reprises, il croisa des hommes et des femmes portant un uniforme identique au sien.
  
  Il tourna à droite, vers le portail qu’il apercevait à cinquante mètres. De la même allure, il s’avança vers la sortie en enfonçant un peu plus sur sa tête la casquette trop étroite.
  
  Indifférents, les gardes le laissèrent passer sans s’inquiéter de son identité. Il bifurqua vers la droite, là où se profilaient quelques taxis embusqués à la station. A peine assis sur la banquette arrière, il se tâta. Avait-il de l’argent ? Heureusement, il découvrit un portefeuille bien garni. Les papiers d’identité du major Dragan Popovic le confirmèrent dans l’hypothèse qu’il avait échafaudée. L’intéressé appartenait à l’UDBA, les Services spéciaux serbes.
  
  Il se fit conduire à la gare centrale et, d’une cabine téléphonique, appela Maria Czibor et lui demanda de venir le chercher.
  
  - Combien de temps te faut-il ?
  
  - Une demi-heure.
  
  Dans l’intervalle, il s’enferma dans une toilette car l’uniforme qu’il portait était par trop compromettant. Au bout de quarante minutes il en sortit. Sur le parking de l’esplanade, il repéra facilement la Peugeot grise. Maria pianotait sur le volant. C’était une jolie femme qui avait tout juste dépassé la trentaine. Brune aux yeux bleus, elle paraissait frêle, alors que son corps était superbement musclé. Ses réflexes étaient fulgurants, aussi bien au tir qu’aux arts martiaux. Ses parents avaient fui la Hongrie lors de la révolution anticommuniste de 1956 et elle était née en France. Après son baccalauréat, elle avait été recrutée par la D.G.S.E. au sein de laquelle elle avait grimpé la hiérarchie jusqu’au grade de capitaine. Véritablement douée pour les langues étrangères, elle parlait couramment celles en usage en Europe centrale et orientale, et dans les Balkans. Désignée comme agent Alpha (Agent clandestin disposant d’une ou plusieurs couvertures cachant ses vraies activités), ses succès en Pologne, en Hongrie et dans l’ex-Union soviétique ne se comptaient plus. Récemment, sous couvert d’organisations humanitaires en Bosnie-Herzégovine, elle était parvenue à s’approprier des documents secrets que convoitait le Vieux. Ce dernier l’avait personnellement et chaudement félicitée. Depuis, il ne tarissait pas d’éloges à son égard et sur son flair qui l’avait poussé à choisir une telle recrue. Pour aider Coplan, il la lui avait confiée.
  
  - Qu’est-ce que c’est que cet uniforme ? questionna-t-elle en démarrant.
  
  - L’UDBA.
  
  - Tiens, ils ont changé. Tu vas où ?
  
  - A la planque.
  
  Là se morfondaient le sous-lieutenant Safet Knez et ses six sous-officiers légionnaires de la 19e C.E.M.B.L.E., une des unités les plus pointues du Service Action. Tous étaient serbes, croates ou bosniaques et se fondaient ainsi dans le paysage. Knez était un vieux briscard sorti du rang qui avait reçu l’épaulette deux ans plus tôt. Colosse au regard clair, il n’avait pas perdu son accent slave malgré les années de Légion étrangère passées loin de sa Slovénie natale.
  
  - On s’emmerde ici, cloîtrés comme on est, grogna-t-il lorsque Coplan apparut. Sans nouvelles, sans ordres, sans rien du tout depuis des jours.
  
  Coplan n’écouta pas ses récriminations et monta dans sa chambre pour se raser, se doucher et changer de vêtements. Quand il se fut rhabillé et restauré, il choisit un passeport pour remplacer le sien confisqué par les hommes de l’UDBA. Celui-ci était au nom de Francis Coudray.
  
  Le dossier qu’il avait emporté sous sa chemise était constitué de plusieurs feuilles dactylographiées. Sur la première, on lisait :
  
  
  
  Opération Skylark
  
  
  
  Date : Mercredi 23 mai 1945.
  
  Lieu : Tunnel de Gorwitz entre Eisenach et Erfurt, zone américaine d’occupation en Allemagne. Cette région évacuée par l’U.S. Army au profit de l’Armée rouge conformément aux accords de Yalta.
  
  
  
  Personnel :
  
  Major Robert Simpson, U.S. Army, Criminal Investigation Corps.
  
  Lieutenant Richard Dougherty, U.S. Army, Criminal Investigation Corps.
  
  Capitaine John Scarazelli, l’U.S. Military Police Capitaine (le reste de la ligne avait été découpé)
  
  Lieutenant Walter Sheppard, U.S. Military Police
  
  S.S. Schatführer Dieter Ott
  
  S.S. Unterscharführer Hermann Dohse
  
  S.S. Unterscharführer Siegfried Dünker
  
  
  
  Coplan fronça les sourcils. Une opération menée conjointement en 1945, à la fin du conflit mondial, par des officiers américains et des sous-officiers S.S. ? Voilà qui était paradoxal !
  
  Il était intrigué. La suite accrut sa perplexité.
  
  
  
  Déroulement : Une unité avancée de la IIIème Armée U.S. du général Patton (le 179e bataillon du Kentucky) avait découvert le 3 mai une mine désaffectée dans laquelle étaient entassées des caisses contenant des lingots d’or volés par les nazis dans les pays qu’ils avaient occupés. Le lieutenant-colonel commandant cette unité avait alerté le major Robert Simpson du Criminal Investigation Corps. Avant que cet or puisse être récupéré, l’Armée rouge remplaça les troupes américaines et s’empressa de débarrasser la mine de ce trésor. Aidé par des officiers américains et un officier français dévoyés et motivés par l’appât du lucre, Simpson recruta dans un camp de prisonniers de guerre quatre sous-officiers S.S. en leur promettant une libération en échange de leur assistance. Les neuf hommes tendirent une embuscade à l’escorte soviétique au moment où elle débouchait du tunnel de Gorwitz (côté Erfurt) et s’emparèrent de l’or après avoir exterminé jusqu’au dernier les soldats du détachement. Chargés sur des camions U.S., les lingots regagnèrent la zone américaine sans difficulté, la frontière entre cette zone et la zone soviétique étant encore mal organisée. A la lisière d’une forêt, les Américains et le Français abattirent les quatre S.S. et abandonnèrent un lingot près de leurs cadavres pour faire croire que des Allemands étaient les auteurs de ce brigandage.
  
  Ensuite, l’or fut partagé et caché. Dans les mois qui suivirent, il fut acheminé sur les États-Unis et la France. Le major Simpson est mort d’un cancer en 1953.
  
  Le capitaine Scarazelli a été tué par une maîtresse jalouse, en 1950, à Los Angeles.
  
  Le lieutenant Sheppard a été assassiné au cours d’un cambriolage de sa villa à Miami Beach en Floride, en 1950. L’assassin n’a jamais été retrouvé.
  
  Le lieutenant Dougherty a mystérieusement disparu dans la zone internationale de Tanger en 1951.
  
  Le Français est toujours vivant.
  
  
  
  Pensif, Coplan s’assit sur son lit.
  
  Quel intérêt représentait cette vieille affaire qui datait de près d’un demi-siècle ? Seul survivant, le Français, un capitaine, dont le nom avait été supprimé, ce qui pouvait laisser supposer qu’il était concerné par l’actualité. En tout cas, en dehors de lui, l’or n’avait pas profité longtemps aux protagonistes. Les S.S. avaient été éliminés peu après l’embuscade. Quant aux Américains, ils avaient survécu six ans au maximum.
  
  Un autre élément méritait attention. Jean-François Combault, le faux accidenté à la pendaison érotique, travaillait sur un ouvrage consacré au général Patton dont les troupes avaient découvert cette cargaison d’or. Un lien entre les deux affaires ?
  
  Il relut soigneusement les feuillets et les rangea dans un tiroir. Ceci fait, il adapta un codeur-décodeur sur son poste téléphonique. Dans sa citadelle du boulevard Mortier, le Vieux maintenait un appareil identique sur la ligne téléphonique spécialement réservée à son agent numéro 1 (Ce dispositif électronique empêche toute écoute en clair opérée sur la ligne téléphonique. Pour de plus amples informations sur cet appareil et beaucoup d’autres utilisés dans la présente série Coplan, lire Les Écoutes clandestines-Moyens et Contre-mesures, chez Infos A 1 International, BP 127,75563 Paris Cedex 12. Infos A 1 diffuse aussi d’autres publications consacrées à tout ce qui est curieux et peu connu, et ce dans divers domaines).
  
  - Quatre jours sans nouvelles de vous ! fulmina le patron des Services spéciaux.
  
  Calmement, Coplan lui rendit compte et le courroux du Vieux s’apaisa.
  
  - Vous pensez que les deux affaires sont liées ?
  
  - Ce Français m’intrigue.
  
  - Il y avait des centaines, voire des milliers de capitaines français en Allemagne en 1945 à la fin de la guerre.
  
  - Mais combien, parmi eux, se sont enrichis à ce point ? Par ailleurs, quelle hécatombe dans les rangs des Américains. Six ans après l’embuscade, il ne restait plus personne sauf le Français. Enfin, pourquoi diable supprimer son nom sur la liste, alors que les Américains y figurent ?
  
  - Parce qu’il est français et vivant.
  
  - Pourquoi ce dossier était-il là pendant que l’officier m’interrogeait ? Ce dossier et aucun autre !
  
  - Je vais voir de mon côté si nous possédons quelques renseignements sur cette vieille affaire. Maintenons le contact, conclut le Vieux.
  
  Coplan raccrocha et débrancha le codeur-décodeur avant de rejoindre son équipe au rez-de-chaussée. Un sous-officier d’origine bosniaque écoutait un chant de guerre irakien adapté en serbo-croate pour coller à l’actualité de son pays natal.
  
  
  
  Les Serbes hérétiques
  
  Ont lâché leurs bombes sataniques
  
  Sur nos femmes, nos enfants, nos mosquées,
  
  Refoule tes larmes, soldat.
  
  Tue, soldat, tue !…
  
  
  
  Coplan coupa le lecteur de cassette et rassembla ses troupes pour le briefing.
  
  - Nous allons procéder à une R.F.A. / O.U. (Reconnaissance à Fin d’Action / Objectif Humain, par opposition à R.F.A. / O.M. : Objectif Matériel (jargon de la D.G.S.E.)) et caser (Terme emprunté à la C.I.A. et tris utilisé par la D.G.S.E. To case : enregistrer dans le détail) l’approche. L’O.U. est une certaine Ciska Dubrojic. Maria est chargée du premier échelon, le lieutenant Knez du second.
  
  - Quel est le but ? voulut savoir l’officier.
  
  - Un snatch (Kidnapping).
  
  - Sur l’O.U. ?
  
  - Oui. Maria, vérifie que l’O.U. n’est pas protégé. Évite de trop te mouiller, nous pouvons avoir besoin de toi pour le stade ultérieur. Ces gens-là appartiennent à l’UDBA et tu connais leur réputation de brutalité.
  
  - Toi-même en as souffert.
  
  - Juste. Voici comment nous allons opérer...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Sa serviette en cuir bourrée de dinars en vrac et en différentes coupures, Maria Czibor posa le pied dans le hall de l’immeuble gris et sévère au plus pur style stalinien. L’endroit était désert. Elle emprunta l’ascenseur et déboucha sur le palier du troisième étage. Elle longea le couloir, repéra la porte, continua jusqu’à la fenêtre et, à travers la vitre, suivit un instant les évolutions d’adolescents qui se démenaient sur un terrain de basket-ball, puis revint sur ses pas. Elle sonna aux portes mais n’obtint aucune réponse. Alors, elle se dirigea vers celle qu’elle avait repérée et qui, selon les indications de Coplan, ouvrait sur l’appartement de Ciska Dubrojic. Longuement, elle pressa son index sur le bouton de sonnette.
  
  L’homme qui apparut avait un étrange regard aux reflets jaunâtres comme un nénuphar posé sur l’eau immobile d’un marigot. Le nez était pincé, presque fermé. La bouche inexistante et le faciès brutal alertèrent immédiatement l’agent Alpha de la D.G.S.E.
  
  - Que voulez-vous ?
  
  - Je quête pour les Serbes encerclés à Krajina (Enclave serbe à l’intérieur de la Croatie).
  
  - Entrez.
  
  Le battant s’écarta et, d’une poigne solide, l’homme l’attira à l’intérieur où, sur-le-champ, elle fut entourée par quatre hommes aux carrures impressionnantes. Sur la table étaient posées des armes automatiques. Maria ne perdit pas son sang-froid.
  
  - Vous craignez l’arrivée des Croates et des Bosniaques ? ironisa-t-elle en désignant les armes.
  
  - Ta gueule ! répondit celui qui paraissait être le chef. Tu as dit que tu fais la quête ?
  
  - Pour les Serbes encerclés à Krajina. J’appartiens à l’ONU. Très précisément, à l’UNHCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés).
  
  - Ici, nous n’aimons pas beaucoup l’ONU. Prouve ce que tu dis.
  
  Une femme émergea du couloir. Taillée en hercule, elle ne ressemblait en rien à la description détaillée que Coplan avait faite de l’O.U. diagnostiqua Maria qui exhiba ses papiers et ses cartes d’accréditation, une brillante forgerie (Dans le jargon de la D.G.S.E., dossier ou documents fabriqués de toutes pièces) réussie par les techniciens de Cercottes, la base du Service Action dans le Loiret. Le chef de l’équipe s’en empara et les examina avec un soin scrupuleux, pendant que l’un de ses affidés vidait le contenu de la serviette en cuir sur la table et que l’arrivante fouillait Maria avec une expertise qui la désignait comme une spécialiste.
  
  - Vous êtes des policiers ? s’enquit Maria.
  
  Personne ne daigna lui répondre. Maria jeta un coup d’œil rapide à l’extrémité du couloir. La porte d’une chambre était ouverte. En travers du lit était allongé un homme qui braquait un Kalashnikov. Deux comparses étaient postés près de la fenêtre, armés eux aussi d’un Kalashnikov. Le premier écartait un rideau et semblait inspecter la rue.
  
  - C’est le produit de ta quête ? questionna celui qui comptait les coupures.
  
  - Si vous pensez pouvoir voler cet argent, sachez que je me plaindrai aux Nations-Unies.
  
  - Fais pas chier avec l’ONU, coupa brutalement le chef. Je vois que tu es serbe. C’est bien de récolter de l’argent pour nos frères de Krajina, mais es-tu sûre que cet argent leur reviendra ?
  
  - Absolument sûre.
  
  - Pas moi. Je n’ai pas confiance dans ces pourris de l’ONU. Je préfère que ce soit nous qui distribuions cet argent, si bien que je le garde. Va te plaindre à tes employeurs si ça te chante.
  
  Comédienne-née, Maria donna l’impression de recevoir un coup mortel au cœur et elle chancela, porta une main tremblante à son front, offrit un regard hagard, ses cils papillotèrent et, le visage livide, elle s’adossa au mur, les jambes flageolantes.
  
  - La salle de bains ? balbutia-t-elle.
  
  - De vraies femmelettes, ces employées de l’ONU ! ricana un des hommes.
  
  Le chef adressa un signe à la femme taillée en hercule.
  
  - Emmène-la.
  
  C’est tout ce que souhaitait Maria. En tête, elle avait la disposition des lieux, telle que l’avait décrite Coplan. Quant à l’argent, elle se moquait éperdument de sa destination puisque les coupures étaient fausses, quoique superbement imitées, et lui avaient été remises à Cercottes.
  
  Dans la salle de bains, elle se força à vomir.
  
  - Tu es émotive, ma petite, persifla l’athlète. Ton argent, il sera bien utilisé, crois-moi.
  
  Maria baigna son visage et sa bouche d’eau froide, se sécha, contente de son subterfuge. Pour atteindre la salle de bains, elle avait été obligée de traverser la chambre de Ciska et avait constaté que la jeune femme n’était nulle par dans l’appartement. Au bout d’un moment, elle reprit sa contenance sévère et quitta la salle de bains, suivie de son cerbère.
  
  D’un ton furieux, elle admonesta le chef de l’équipe et réitéra sa menace de se plaindre à l’ONU. Le Serbe se contenta de hausser les épaules, de lui restituer ses papiers, sa serviette en cuir vidée de son contenu et de lui intimer brutalement l’ordre de décamper, ce qu’elle fit sans se faire plus prier.
  
  Quand elle retrouva Coplan, elle fut catégorique :
  
  - Ciska n’est pas dans les lieux et l’UDBA t’a tendu un piège. Tu t’es évadé de son Q.G. Comme, précédemment, tu avais contacté Ciska, ils ont supposé que tu repiquerais au truc et ont monté une sourcière. En tout, j’ai compté neuf hommes et une femme, armés jusqu’aux dents. Un véritable arsenal. Uzi, Kalashnikov et Skorpion. De quoi nous tailler en pièces si nous nous pointons.
  
  - Pourquoi se pointer si Ciska n’est pas là ?
  
  - C’est mon point de vue. Alors, que fait-on ?
  
  - Malgré l’efficacité, le tonus et l’expérience de Knez et de ses légionnaires, nous aurions le dessous si nous tentions une attaque, d’autant que nous serions inférieurs en nombre. De plus, de toute façon, Ciska n’est pas là. En conséquence, nous laissons tomber.
  
  
  
  
  
  Ciska Dubrojic surveillait le toboggan à bagages. Quand elle vit arriver sa valise, elle s’en empara prestement vérifia l’étiquette et, la Delsey en main, partit pour le contrôle douanes et police. Celui-ci franchi, elle prit un taxi et se fit conduire à un hôtel modeste de la rive gauche. Sa chambre était réservée. Elle prit une douche et se changea en songeant à l’itinéraire en zigzags qu’elle avait emprunté pour gagner Paris en évitant de laisser trop de traces derrière elle. Vienne, Francfort, Zurich, par des compagnies aériennes différentes, comme le recommandaient les bons manuels d’espionnage.
  
  Elle ressortit, gagna à pied la gare Montparnasse et monta dans un train de banlieue. A Versailles, elle descendit et alla s’installer dans l’arrière-salle d’un café où, devant le comptoir, des jeunes s’escrimaient au baby-foot tandis que hurlait le juke-box.
  
  Dix minutes plus tard, Kozar la rejoignit. C’était un grand et bel homme pour lequel elle avait eu un faible quelques années plus tôt. Mais ils exerçaient leurs activités dans des pays étrangers différents et, peu à peu, leurs liens sentimentaux s’étaient distendus.
  
  - Où on en est ? questionna-t-elle d’une voix neutre sans laisser paraître l’émoi qu’elle éprouvait.
  
  - Quelques détails à peaufiner et nous passons à l’action.
  
  - Le modus operandi ?
  
  Il s’autorisa un léger sourire.
  
  - Le docteur Hammerstein. Tu connais ?
  
  - L’Américain ?
  
  - C’est bien lui. Bravo pour ton érudition. Tout est parfaitement combiné.
  
  - Explique-moi en détail, exigea-t-elle.
  
  
  
  
  
  Les hostilités entre la Serbie et la Croatie avaient cessé pour un temps et la paix demeurait fragile. Cependant, à Zagreb, la capitale croate, la population vaquait à ses occupations comme si de rien n’était.
  
  Coplan entra dans la boutique. Un homme âgé, en blouse blanche sur laquelle, à l’emplacement du cœur, on voyait l’insigne des volontaires de la garde nationale, s’approcha de lui à pas lents et en se frictionnant la nuque comme s’il souffrait d’arthrose.
  
  - Que puis-je pour vous ?
  
  Coplan lui montra la boîte de vitamines que Samantha avait remise à la 1ère D.P.J. en même temps que le godemiché et le hilo de cobre.
  
  - Vous vendez bien ce produit ?
  
  - Rarement.
  
  - Celui qui vous l’a acheté le destinait à un serpent.
  
  Le Croate s’esclaffa.
  
  - Ce vieux fou de Bokan !
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Un aventurier qui a vécu de longues années en Amérique du Sud. Il en a rapporté des serpents-minute, un couple d’un mâle et d’une femelle qui se sont reproduits. Il les élève comme s’ils étaient ses propres enfants car il est absolument fasciné par les serpents. En dehors de cette passion, il est inoffensif. Habitués au climat équatorial, ses serpents s’adaptent mal aux rudes hivers de notre pays. Alors, de temps en temps, il m’achète ces vitamines pour les remonter.
  
  - Où puis-je le trouver ?
  
  Le Croate lui fournit le renseignement et Coplan s’en fut. Dans le centre-ville, près de la place du Maréchal Tito, des membres de la communauté juive manifestaient, avec pancartes et banderoles, contre le changement de dénomination de la place, souhaité par la municipalité qui voulait débaptiser le lieu et lui attribuer le nom de Mile Budak. Spectre du passé, fusillé en 1945, celui-ci, pendant la dernière guerre, avait été le numéro 2 de l’État croate oustachi d’Ante Pavelic, l’ami d’Adolf Hitler.
  
  Coplan dut abandonner sa voiture de location et poursuivre à pied.
  
  La maison était encastrée entre deux grands immeubles modernes et le passant qui la longeait se demandait par quel miracle elle avait survécu dans la folie architecturale en honneur sous Tito.
  
  Bokan ouvrit la porte au troisième coup de sonnette. Son gilet en jean, largement ouvert sur le devant, dévoilait un torse bronzé étonnamment couturé de cicatrices blanchâtres. Le visage était fin, énergique, et radieux comme si son propriétaire se réjouissait du beau soleil qui inondait la capitale croate. Autour du cou était tatouée une inscription en français : « Mon honneur s’appelle fidélité ». Après l’avoir déchiffrée, Coplan changea son fusil d’épaule.
  
  - Légion étrangère ? questionna-t-il en français.
  
  Bokan ouvrit de grands yeux étonnés et Coplan en profita :
  
  - On ne m’a pas menti en m’assurant que je trouverai ici un ancien légionnaire qui élève des serpents-minute. Vous êtes Bokan ?
  
  - C’est ça.
  
  - Je suis acheteur.
  
  Le Croate le fit entrer et lui servit une slivovic.
  
  Habillement, Coplan le questionna et apprit qu’avec son frère jumeau il avait servi huit ans au 3e Régiment étranger d’infanterie en Guyane. Au C.E.F.E. / C.C.F. (Centre d’Entraînement à la Forêt Équatoriale Centre de Combat en Forêt, installé au Camp Fabert en pleine jungle), l’un et l’autre étaient devenus des spécialistes des serpents qui pullulaient dans la forêt équatoriale. Promus sergents, ils avaient été nommés instructeurs et enseignaient aux recrues l’art de se défendre contre les morsures venimeuses.
  
  - C’est dans la jungle que j’ai appris à aimer les animaux, soupira Bokan avec nostalgie. Je suis attaché à mes serpents, et laissez-moi vous dire tout de suite que vous avez fait le voyage pour rien, car je ne les vends jamais.
  
  Coplan pensa à la boîte de vitamines qui accompagnait le hilo de cobre et le godemiché à Paris.
  
  - Un ami m’a dit le contraire.
  
  Et il se lança dans la description de Stan Karlovac et de Jael Suner. Le Croate hocha la tête en signe de reconnaissance.
  
  - Des barbouzes, laissa-t-il tomber avec mépris. Ils sont venus en compagnie d’un officier de la Questure (Services spéciaux croates). Comme ma position d’ancien de la Légion étrangère est inconfortable ici, ils m’ont mis la pression et j’ai été obligé d’obéir, mais je ne leur ai vendu qu’un seul de mes chéris, alors qu’ils en voulaient deux. Je les ai bluffés en leur disant que je n’avais plus que des mâles et qu’un mâle ne s’entend qu’avec une femelle, sinon il se suicide. Naturellement, c’est faux, mais il m’ont cru. Pour la femelle, je les ai envoyés chez mon frère à Paris qui, lui, vend à n’importe qui. S’il peut se prendre un peu de fric, il le fait. Vous voulez son adresse ?
  
  - Avec plaisir. Ont-ils dit ce qu’ils voulaient faire avec votre chéri ?
  
  - Vous avez déjà vu des barbouzes vous livrer des confidences ?
  
  L’adresse en poche, Coplan s’en alla. Les membres de la communauté juive défilaient autour de sa voiture de location. Il dut attendre deux heures avant de pouvoir repartir.
  
  De retour à Belgrade, il réunit l’équipe Action et leur conseilla de regagner leur base de Cercottes par le dispositif habituel.
  
  - Quel malheur ! grogna le sous-lieutenant Knez. On nous promet de la bagarre, on arrive ici et on s’emmerde en se cantonnant dans l’inaction.
  
  - Ce sera pour une autre fois, consola le capitaine Maria Czibor.
  
  
  
  
  
  Ciska Dubrojic, en vraie professionnelle, était trop expérimentée pour ne pas avoir remarqué les deux silhouettes suspectes. Deux hommes. Un blond et un brun. Assez habiles, devait-elle reconnaître, mais pas suffisamment pour qu’elle ne décèle pas leur présence sur ses talons. Qui étaient-ils ? Des flics français appartenant à la D.S.T. ? A Belgrade, on craignait la D.S.T. qui, malgré son peu d’effectifs, enregistrait des succès retentissants.
  
  Elle marcha jusqu’à la gare Saint-Lazare et s’intégra à la longue file qui attendait un taxi libre. Elle dut patienter une demi-heure. Quand elle se laissa tomber sur la banquette elle jeta un rapide coup d’œil à travers la vitre arrière. Les deux hommes n’étaient nulle part. Le chauffeur était asiatique, débutait et connaissait mal Paris. Ce fut elle qui le guida jusqu’à la rue Keller où elle régla sa course et s’embusqua sous l’auvent d’une épicerie marocaine. Au cours des dix minutes qui suivirent, elle ne vit rien de suspect. Alors, elle entra dans l’immeuble à triple issue et ressortit rue des Taillandiers d’où, d’une démarche rapide, elle remonta vers la Bastille.
  
  Dans la rue de la Roquette, le Blond donna un coup de coude au Brun.
  
  - Elle se prend pour qui ? Elle croit nous semer ?
  
  - Ces Serbes ont tous les culots ! Il n’en reste pas moins que ce sont des cons.
  
  - Tu sais à quoi on reconnaît les cons ?
  
  - A quoi ?
  
  - Ils ont toutes les audaces. C’est même à ça qu’on les reconnaît.
  
  - Comme les Serbes.
  
  Ciska reprit un taxi et se fit déposer devant le magasin de la FNAC avenue des Ternes. Au rayon musique, elle acheta un compact-disc des sambas qui avaient fait fureur au dernier carnaval de Rio et ressortit après avoir réglé son emplette. Dans la cohue qui régnait aux alentours de la caisse, un homme la bouscula et échangea contre un autre le sac en papier qu’elle tenait sous son bras. Ciska accéléra le pas, sortit dans l’avenue et héla un troisième taxi qui l’emmena à la place d’Iéna où elle emprunta le métro. Elle n’avait pas besoin d’inspecter le contenu du sac en papier puisqu’elle savait ce qu’il contenait : un flacon contenant une solution de cocaïne mélangée à du formol, aromatisée à la fraise, ainsi qu’une spatule en bois et une grosse seringue sans aiguille.
  
  Le Brun se pencha à l’oreille du Blond :
  
  - Tu crois que les Serbes aiment la musique brésilienne ?
  
  - Va savoir.
  
  - Le type qui l’a bousculée, tu le respires ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  - Quand s’arrêtera le massacre ? se chagrina le commissaire divisionnaire De Gracia.
  
  Coplan venait d’apprendre que, durant son absence, une cinquième victime, Thierry Guichard, était mort de façon suspecte sur sa chaise électrique personnelle.
  
  - Une chaise électrique personnelle ? se récria-t-il.
  
  Le Vieux haussa les épaules.
  
  - Un fou obsédé par le châtiment suprême, chaise électrique ou guillotine, chambre à gaz ou peloton d’exécution.
  
  - Et les tueurs ont profité de cette obsession pour l’assassiner en simulant un suicide, conclut le commissaire divisionnaire Tourain, fataliste.
  
  De Gracia se massa les tempes.
  
  - Quel est le but de cette hécatombe ?
  
  De supputations en hypothèses, l’entrevue tourna court très vite. Tourain et De Gracia s’en allèrent et Coplan resta seul avec le Vieux.
  
  - Rien du côté de l’or ? s’enquit-il.
  
  - J’ai envoyé un agent spécial enquêter dans les archives américaines. Les officiers mentionnés dans le document sont bien morts dans les circonstances et aux dates décrites. Peu après l’attaque supposée du train de l’or, le général Patton, commandant la IIIème Armée U.S. a ordonné une enquête. Curieusement, dans les semaines qui ont suivi, ce grand général, un des vainqueurs de la guerre, est mort dans un accident de la circulation plus que suspect. Le responsable, un simple soldat américain, conducteur d’un camion qui a heurté de plein fouet la Cadillac du général, s’est enfui et n’a jamais été retrouvé. C’est à peine si la Military Police a enquêté, alors qu’il s’agissait du chef de la IIIème Armée.
  
  - Je connais cette thèse. Patton aurait été assassiné. Vous parlez de la Military Police. N’oubliez pas que, dans le document serbe, deux officiers de cette formation sont évoqués. Le capitaine John Scarazelli et le lieutenant Walter Sheppard.
  
  - Je ne l’ai pas oublié, rassurez-vous.
  
  - Les sous-officiers S.S ?
  
  - Il existe effectivement un rapport du Criminal Investigation Corps relatant la découverte de leurs cadavres et d’un lingot d’or dans un champ près de la frontière délimitant à l’époque les zones russe et américaine. Rien de plus. Pas de détails probants, propres à nous éclairer sur la thèse soutenue dans le document auquel vous faites allusion.
  
  - Et celui dont le nom a été découpé ?
  
  - Aucune piste à ce jour.
  
  Coplan se leva.
  
  - Je vais voir le frère jumeau du Croate, ancien de la Légion étrangère.
  
  - Bonne chance. Encore une chose. Notre dernière victime, Thierry Guichard, travaillait sur un manuscrit consacré à la Deuxième Guerre mondiale et, particulièrement, sur l’action de la IIIème Armée américaine du général Patton en Allemagne. Son manuscrit n’a pas été retrouvé. A moins qu’il n’ait brûlé sur ses genoux ? Son cadavre était en piteux état lorsqu’il a été découvert après des heures passées sous 1000 volts.
  
  - Intéressant.
  
  La maison se logeait non loin du Marché aux Puces de Montreuil-sous-Bois, dans la proche banlieue parisienne. D’aspect modeste, elle était néanmoins ceinturée par un large jardin qui, sur l’arrière, recelait une serre recouverte d’une grosse bâche en toile blanche. Venant de la part de son frère, Coplan trouva facilement son introduction auprès de l’ancien légionnaire. Cette fois, il modifia sa fable :
  
  - Ces acheteurs sont mes amis. Je les cherche désespérément mais ne parviens pas à renouer le contact. Votre frère m’a assuré que vous pourriez m’aider.
  
  Le Croate était une âme simple qui ignorait la ruse et la duplicité. A son front bas, on devinait tout de suite que l’intelligence n’était pas sa qualité première. Aussi tomba-t-il dans le piège.
  
  - Venez voir le mâle de la femelle que je leur ai livrée hier.
  
  Il entraîna vers la serre Coplan qui jouait le jeu pour se ménager les bonnes grâces de son hôte.
  
  A l’intérieur, la chaleur était tropicale et il éprouva quelque peine à respirer. D’ailleurs, le décor était celui d’un coin de jungle équatoriale. Rien ne manquait. Troncs cannelés de cyprès chauves montant jusqu’au plafond, lianes auxquelles on s’attendait à voir accroché quelque Tarzan, herbes géantes à la texture épaisse, mousse espagnole tissée de toiles d’araignée démesurées, sarracenias aux feuilles enroulées en cornet pour attraper les insectes et un mini-arroyo alimenté par une pompe à eau. Le tout sur une surface d’environ quarante mètres carrés.
  
  Dans une cage aux alvéoles compartimentées se lovaient une vingtaine de serpents minuscules.
  
  Prototype de l’amateur éclairé, voué à une passion exclusive et possédant une connaissance exhaustive de son sujet, le Croate ne manqua pas, avec fierté, de délivrer son cours comme s’il se trouvait dans un amphithéâtre :
  
  - Ces reptiles appartiennent à l’espèce des schwartzinicus d’après Karl-Heinz Schwartz, un savant allemand qui les a découverts et étudiés en Amazonie aux alentours de 1860. Dans les pays latino-américains hispanophones, on les baptise comuejas ou encore hilos de cobre en raison de la couleur cuivrée de leurs écailles lisses. Le venin est mortel dans un délai d’une minute. Mortel pour celui ou celle qu’il mord mais aussi pour le schwartzinicus puisqu’il meurt après cette unique morsure de son existence. Je viens de dire dans un délai d’une minute. Cependant, il ne faut pas le confondre avec le serpent-minute, qui est parfaitement inoffensif et dont le nom latin serpens minutus, c’est-à-dire « serpent menu » et non « minute », a faussement accrédité la légende que son venin donne la mort alors qu’il n’est pas venimeux. Comme le serpens minutus, le schwartzinicus est typhopidé, c’est-à-dire presque aveugle. Il devient adulte à six semaines et son espérance de vie est limitée à neuf mois.
  
  - Bravo pour votre érudition et pour le système éducatif de la Légion étrangère, félicita Coplan. Mais pourquoi meurt-il après une unique morsure ?
  
  Flatté d’avoir à étaler ses connaissances, le Croate poursuivit :
  
  - Cette poche que vous voyez sous la gueule contient le venin qui présente une particularité étonnante. Dès l’âge adulte, s’accumule dans cette poche une dose de venin servant en priorité à maintenir un équilibre organique dont l’absence conduit instantanément à la mort, si bien que si le schwartzinicus se libère de cette dose de venin en mordant par peur, par colère, il meurt aussitôt, dans un délai d’une minute, tout comme le scorpion qui se suicide, à la différence que le schwartzinicus ne cherche nullement à se suicider mais, simplement, ignore qu’en mordant il se prive du venin nécessaire à son existence et que la carence qui en résulte est foudroyante et fatale.
  
  - Vraiment très intéressant.
  
  - Et voici le mâle de la femelle que j’ai livrée à vos amis.
  
  Coplan se pencha sur la cage pour faire plaisir au Croate. Le mâle ne se distinguait guère des autres ophidiens.
  
  - Et où avez-vous livré la femelle ? questionna-t-il d’un ton à dessein désinvolte.
  
  - Dans un bar du quartier des Batignolles, près du Théâtre Hébertot. Rue de Chéroy. L’enseigne indique Fora da cidade. L’argent était là. J’ai laissé le paquet.
  
  - A la vue de tout le monde ?
  
  - Dans une boîte scellée, percée de trous. En fait, le schwartzinicus a besoin de très peu d’air.
  
  Coplan pensa au godemiché. Effectivement, le hilo de cobre n’avait guère eu le loisir de respirer beaucoup dans sa prison avant de tuer Séverine Thulin.
  
  - J’ai ajouté dans le paquet une boîte de vitamines.
  
  Évidemment, vos amis ne disposent pas d’une serre aussi bien équipée que la mienne.
  
  - Doivent-ils vous recontacter ?
  
  - Je ne sais pas.
  
  Coplan remercia et s’en alla.
  
  La nuit était tombée lorsqu’il entra au Fora da cidade qui, en portugais, signifiait « en dehors de la ville ». Dans le fond de la salle étaient attablés quatre travestis brésiliens qui, de leurs voix criardes, discutaient bruyamment. Avec une parfaite synchronisation, ils tournèrent la tête en direction de l’arrivant. Leur instinct très sûr leur indiqua qu’il ne s’agissait pas d’un client potentiel et ils retournèrent à leur conversation.
  
  Coplan s’accouda au bar. Comme à regret, le tenancier abandonna la compagnie d’un jeune homme aux cheveux gominés et s’approcha de lui.
  
  - Une caipirinha (Alcool de canne, sucre, glaçons et citron vert coupé en huit), commanda Coplan.
  
  L’homme plongea une louche dans le bac contenant le mélange et emplit un verre auquel il ajouta des glaçons avant de le déposer devant Coplan qui but.
  
  - Je cherche deux amis qui, il y a peu, sont venus chercher un paquet qu’ils avaient payé d’avance.
  
  Le tenancier eut un regard torve et Coplan glissa une grosse coupure sous son verre, geste qui amena un sourire ravi sur les lèvres de son vis-à-vis. Au même moment, le jeune homme aux cheveux gominés vint se tapir tout contre Coplan qui se recula instantanément.
  
  - N’aie pas peur, mon minet, protesta l’autre, je ne veux pas te manger ! Tu cherches tes amis ? Combien tu paies le renseignement ?
  
  Très efféminé, il était étroitement moulé dans une tenue en cuir noir et ses yeux de biche papillotaient tant ils tentaient de soutenir la pression des paupières lourdement chargées de khôl. Outrancièrement fardées, les lèvres se gonflaient en cul-de-poule.
  
  - Tu sais quelque chose à leur sujet ?
  
  L’éphèbe décocha un clin d’œil appuyé au tenancier et commanda une caipirinha avant d’inviter Coplan à s’asseoir en sa compagnie à la première table après le bar sous l’œil ahuri des quatre travestis, vexés de s’être trompés sur la personnalité de l’inconnu.
  
  - Bon, je vois bien que tu n’es pas homo, alors je n’essaie pas de te draguer, préambula l’inverti. Je sais où ils sont tes amis, et je vais te dire comment je le sais. Le patron les connaît bien mais il ignore où ils crèchent. Voilà, un jour j’ai commis une erreur. J’étais travesti comme je le fais quelquefois. Tu m’aurais vu, j’étais fantastique. Très belle, tu m’aurais vraiment prise pour une femme. Sur le boulevard, je drague l’un des deux, le brun, juste au coin du théâtre. D’accord, j’insiste lourdement, je l’accroche, je me pends à son cou et voilà qu’il m’administre une branlée, je te dis pas ! Impossible de racoler pendant un mois. Deux semaines d’hosto. Crois-moi, j’en avais gros sur la patate. Coup de pot, il y a trois jours, je le rencontre, ce brun. Il ne me reconnaît pas puisque je n’étais pas travesti. Alors, je le filoche.
  
  Coplan plissa les yeux.
  
  - Pourquoi le filocher ?
  
  - Pour tout t’avouer, mon chaton, j’ai un mec qui n’aime pas que l’on me tabasse et qui déteste perdre un mois de comptée. Alors, en le filochant, j’espérais obtenir son adresse et lui envoyer mon julot pour qu’il exerce des représailles et, de ce côté-là, c’est un hargneux. Il vient tout droit des montagnes de Kabylie et le rasoir, chez lui, est une seconde nature. Maintenant, si tu es prêt à payer un beau bonus, j’oublie les représailles et je te refile l’adresse.
  
  - Combien ?
  
  Les yeux obliquèrent frénétiquement comme des essuie-glaces par temps d’orage.
  
  - Ce sont vraiment des amis ou des gens que tu voudrais retrouver, mon chouchou ?
  
  - Qu’importe ?
  
  La langue frictionna les lèvres outrancièrement fardées.
  
  - Je ne crois pas, mon bébé miel, que ce soient tes amis, c’est pourquoi je vais placer la barre très haut. Tu me refiles un bâton et tu as l’adresse.
  
  Coplan hocha gravement la tête et fit mine de réfléchir.
  
  - Naturellement, je n’ai pas une telle somme sur moi.
  
  - Va la chercher, mon pain d’épice, et tu me retrouves ici.
  
  - Pourquoi ne pas m’accompagner ? Ainsi on ne perdra pas de temps. On ira directement à l’adresse et je vérifierai tes dires.
  
  L’autre hésita. Ses cils papillotaient avec frénésie.
  
  - Tu ne bluffes pas, coco ?
  
  - En ai-je l’air ?
  
  - Bon, d’accord, j’ai confiance.
  
  Le prostitué ignorait qu’il avait tort. Dès qu’il se fut assis sur le siège avant de la Peugeot, Coplan, grâce à un bouton placé sous le tableau de bord, verrouilla les portières et sortit son automatique Smith & Wesson 469 dont il enfonça le canon sous le menton de son passager.
  
  - Plus de mamours. Livre-moi l’adresse.
  
  - Salope ! gémit ce dernier.
  
  Coplan se contenta de presser l’acier dans la chair molle.
  
  - Dépêche-toi ou je tire.
  
  L’autre se liquéfiait à vue d’œil. Très vite, il capitula et Coplan lança le moteur pour gagner la banlieue Est.
  
  C’était un banal pavillon oublié dans une zone en pleine urbanisation intensive. Au-delà, du côté de Rosny-sous-Bois, une barrière de hauts immeubles blancs masquait l’horizon sur la colline. Modestement, le pavillon se nichait légèrement en contrebas de la rue, chichement entouré de marronniers périclitants entre lesquels sinuait une allée couverte de gravillons. Autour se dressaient d’autres pavillons, témoins d’une époque révolue, celle des maisonnettes dans la périphérie parisienne, avec leurs silhouettes étriquées et leurs maigres morceaux de jardin.
  
  - Il est là, le fumier ! Tu vois les lumières ?
  
  Coplan stoppa le moteur, reprit son automatique et le pointa sur son captif.
  
  - Tourne-toi vers la portière, mains dans le dos.
  
  - Me tourner ? Je fais ça tous les soirs.
  
  - Je ne suis pas intéressé. Obéis.
  
  Coplan le menotta aux chevilles et aux poignets avant de le bâillonner à l’aide de chiffons sortis du coffre en même temps que son étui à jumelles.
  
  Planté à l’arrière de la Peugeot, il braqua celles-ci sur les fenêtres éclairées. Bientôt, il reconnut le visage de Stan Karlovac.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Tout en haut de la rue, une cabine téléphonique se dressait, solitaire, en face d’un café arabe d’où s’échappaient des flots d’une musique lancinante et aiguë, ainsi que des effluves d’une cuisine épicée.
  
  Chaque demi-heure, l’inspecteur divisionnaire de la D.S.T. rendait compte à son patron, le commissaire divisionnaire Tourain qui se relayait avec Coplan et De Gracia pour superviser la planque montée sur Stan Karlovac et Jael Suner à laquelle participaient des équipes de la D.S.T. et de la Criminelle.
  
  - Rien à signaler. Ils ne bougent pas. A midi vingt on leur a livré des pizzas. Le livreur est clair, on a vérifié. Pas de coup fourré de ce côté-là.
  
  
  
  Dans le pavillon, le Brun tournait en rond.
  
  - Nous on attend un coup de fil et, dans l’intervalle, la Serbe s’est peut-être tirée ?
  
  Le Blond admirait la cambrure de reins d’une jolie fille en couverture de Penthouse.
  
  - C’est le problème des commanditaires, répondit-il, lointain.
  
  A ce moment-là, le téléphone résonna et, tranquillement, sans quitter des yeux la beauté sur le papier glacé, le Blond décrocha, écouta et raccrocha.
  
  - Alors ? questionna anxieusement le Brun.
  
  - Opération Tornade.
  
  - Ce n’est pas trop tôt, se réjouit le Brun. L’inaction me pesait.
  
  - N’oublie pas d’emporter le matériel.
  
  Quand ils sortirent du pavillon et démarrèrent à bord de leur Renault, ils furent pris subtilement en chasse par les équipes de la Criminelle et de la D.S.T. Rompus aux filatures les plus délicates, les policiers leur laissèrent prendre une certaine avance en alertant leurs collègues afin de permettre les relais.
  
  Le Brun conduisait et le Blond maintenait le regard soudé au rétroviseur. Néanmoins, malgré son expérience, il ne décela pas la filature.
  
  
  
  
  
  Quand elle vit la BMW arriver et se garer au coin de la rue, Ciska se leva et abandonna la terrasse du café où, depuis longtemps, en avance sur le rendez-vous, elle avait réglé sa consommation.
  
  Kozar était au volant. Elle s’assit près de lui.
  
  - Tu devrais baguenauder dans les boutiques et t’acheter des fringues pour faire plus parisienne, critiqua-t-il. Tu n’es pas à la mode.
  
  - Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Où en est-on ?
  
  - Hammerstein assiste à une soirée à l’Opéra. Ensuite il se rend à un souper.
  
  Elle tressaillit.
  
  - Alors, on peut opérer ce soir ?
  
  - Rien ne s’y oppose.
  
  - Martin Dulac ?
  
  - Lui aussi dîne en ville, chez de vieux amis du temps de la Résistance. Comme à son habitude, il s’esquivera de bonne heure car c’est un couche-tôt. Aux alentours de vingt-trois heures, il quittera ses hôtes. C’est là que nous opérerons, si tu es d’accord.
  
  - Je suis d’accord. Il utilise les services de son chauffeur ?
  
  - Celui-ci est en congé maladie.
  
  - Le ciel est avec nous.
  
  - Toi, tu crois au ciel ?
  
  - Ce n’est qu’une expression. Tu as prévu le fourgon ?
  
  - Il nous attend place des Vosges.
  
  - Nous avons pas mal d’heures à tuer.
  
  Kozar sauta sur l’occasion :
  
  - Je connais par ici un hôtel accueillant. Nous pourrions renouer avec l’ancien temps.
  
  Elle hésita mais, toute entière à sa mission, elle refusa après avoir tapoté amicalement la main posée sur le volant.
  
  - Quand nous aurons terminé, promit-elle. A ce moment-là, j’aurai sans doute besoin d’un exutoire puissant et tu es merveilleusement qualifié pour ce rôle. Pour le moment, je voudrais une dernière fois reconnaître les lieux chez les amis de Dulac et chez Hammerstein.
  
  Vexé, Kozar démarra.
  
  
  
  - Qui c’est, ce mec ? grogna le Brun qui démarra à son tour, comme les pisteurs de la D.S.T. et de la Criminelle.
  
  Une heure plus tard, Tourain alerta Coplan :
  
  - Quelque chose se prépare. Nous deux bonshommes filochent une femme et un homme dans une BMW immatriculée à Paris au nom d’un Serbe, Janos Kozar. Ce couple parait extraordinairement intéressé par un hôtel particulier de l’île Saint-Louis occupé par le fameux docteur Hammerstein.
  
  - Le Docteur Suicide ?
  
  - Lui-même.
  
  L’intéressé avait défrayé la chronique aux États-Unis, se souvint Coplan. En trois ans, il avait aidé trente-deux personnes à mourir, des gens qui se trouvaient dans la phase terminale d’un cancer, du SIDA ou de la maladie d’Alzheimer et qui souffraient atrocement. Traduit en justice, il avait été acquitté car la loi de l’État de Michigan dont il était ressortissant autorisait le suicide assisté. Considéré comme un bon Samaritain par les trois quarts des Américains, imaginant qu’il était investi d’une mission divine, le Docteur Suicide, selon le surnom que lui appliquait la presse, avait été cependant victime d’une cabale montée par les hommes de loi, les politiques, les spécialistes de l’éthique médicale et les intellectuels qui œuvraient à faire promulguer une loi contre le suicide assisté. Forcé de s’exiler, il avait choisi provisoirement la France où il résidait dans un hôtel particulier prêté par des amis texans.
  
  - L’homme et la femme sont jeunes et beaux, déclara encore Tourain. Pourquoi auraient-ils envie de se suicider en s’adressant à Hammerstein ?
  
  Coplan réfléchissait vite.
  
  - Et Karlovac et Suner les filochent ?
  
  - Oui.
  
  - Pour prendre le risque de rester à Paris, ils doivent avoir un contrat à exécuter.
  
  - Sur Hammerstein ?
  
  - Ou sur quelqu’un d’autre. Pourquoi pas un sixième écrivain.
  
  - Plus on avance, plus on s’éloigne de notre mission première, la disparition de « Faucon ».
  
  - Peut-être pas. Vous êtes à votre Q.G. ? Si oui, je vous rejoins immédiatement.
  
  - Je vous attends.
  
  Dans la Peugeot de Coplan, les deux hommes restèrent en retrait de la filature exercée sur leurs cibles, tout en maintenant le contact radio et codé avec les équipes de la D.S.T. et de la Criminelle ainsi qu’avec De Gracia.
  
  - S’ils doivent exécuter un autre contrat, autant les prendre en flagrant délit, rappela Coplan.
  
  
  
  
  
  Le Tabou n’était plus qu’une discothèque à cinquante francs l’entrée, première consommation offerte, que ne hantaient plus Juliette Gréco et les égéries faussement existentialistes de l’immédiat après-guerre. Comme elle-même l’avait chanté, il n’y avait plus «d’après» à Saint-Germain-des-Prés. La rue Dauphine était à l’avenant. Après le porche d’entrée de l’immeuble, les pavés étaient disjoints et les bornes auxquelles des générations de chevaucheurs avaient attaché leur monture s’effritaient et paraissaient dévorées par une gangrène salpêtreuse. La cour, très belle, rappelait les fastes du XVIème siècle. Entre ses pavés se faufilaient des cancrelats.
  
  Ciska, Kozar et leurs hommes s’étaient embusqués sous la voûte cochère, à deux pas du fourgon introduit dans la cour. Leurs montres indiquaient vingt-trois heures dix-sept.
  
  - Il est en retard, s’impatienta Kozar.
  
  Ciska ne dit mot.
  
  Dans la rue Dauphine, le Brun avait péniblement déniché une place le long du trottoir pour sa voiture. Le Blond avait baissé la vitre de sa portière mais il la remonta vite quand ses narines absorbèrent les effluves puissants d’un chich-kebab sortant du restaurant turc devant lequel ils étaient garés.
  
  - Comment peut-on bouffer du mouton ? s’indigna le Brun. C’est la viande la plus dégueulasse que je connaisse.
  
  Le Blond ne dit mot.
  
  Dans les véhicules filocheurs de la D.S.T. et de la Criminelle parquées plus haut dans la rue Dauphine, dans les rues Christine, Guénégaud et Mazarine, personne ne disait mot non plus. Chacun attendait la suite des événements.
  
  - Ils ne bougent pas, renseigna l’inspecteur divisionnaire de la D.S.T. pour l’édification de Tourain qui maintenait le contact radio en permanence.
  
  - Ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué, soliloqua Tourain, mais je suis prêt à parier que c’est le couple qu’ils filent que nos deux tueurs s’apprêtent à abattre.
  
  - Vous savez ce que disaient les juifs polonais du ghetto de Varsovie ? rigola Coplan.
  
  - Quoi donc ?
  
  - A quoi sert de tuer l’ours si l’on n’a pas déjà vendu la peau ?
  
  Martin Dulac atteignit la dernière marche du superbe escalier XVIème siècle et posa le pied dans la cour.
  
  - On y va, souffla Kozar.
  
  Ses hommes bondirent, se jetèrent sur l’arrivant et, avant qu’il ait pu protester, le bâillonnèrent, le ficelèrent et le précipitèrent dans le fourgon dans lequel ils sautèrent, rejoints par Ciska et Kozar. Le véhicule, précautionneusement, émergea dans la rue Dauphine à la chaussée encombrée de fêtards.
  
  Le Brun démarra.
  
  - Où vont-ils nous emmener cette fois ? s’interrogea-t-il. Comment réussir notre contrat avec tous ces types autour d’elle ? Tu crois que c’est une nymphomane qui se les taperait tous ?
  
  - Toi t’es un obsédé sexuel, répliqua vertement le Blond. Si tu ne t’étais pas envoyé cette pute à la porte Maillot, on n’aurait pas été obligés de racheter un serpent ! Pas très professionnel, ça, Jael !
  
  Ce dernier se le tint pour dit et garda la bouche close.
  
  - Redépart, informa à la radio l’inspecteur divisionnaire de la D.S.T. Rue Dauphine en direction du Pont Neuf ou du quai de Conti.
  
  Une demi-heure plus tard, le fourgon s’arrêta devant l’hôtel particulier qui avait été prêté au docteur Hammerstein par ses amis texans. Les hommes de Kozar avaient déjà fait le nécessaire pour démanteler le service de surveillance électronique et le verrouillage des portes.
  
  Martin Dulac fut transporté à l’intérieur et couché sur le lit d’une chambre d’ami.
  
  - Maintenant, pars avec tes hommes, ordonna Ciska. Accorde-moi deux heures. Ensuite, tu téléphones à la police. Tu te fais passer pour le délégué français de l’Organisation pour la Préservation de la Vie et tu racontes que le docteur Hammerstein vient de se livrer à un suicide assisté. Tu donnes l’adresse et tu raccroches. On se retrouve dans la chambre de mon hôtel et nous passons une nuit passionnée comme tu les aimes.
  
  - Programme enchanteur, sourit le Serbe. D’accord. Au fait, la BMW est garée au coin de la rue. N’oublie pas d’emporter le bâillon et les liens. Encore une fois, l’ennui dans ce plan c’est que Dulac n’explique pas son geste.
  
  - Tant pis. Faudra faire avec. On ne peut pas le forcer à écrire une lettre d’adieu à ce monde cruel. Nous risquerions de laisser des traces suspectes sur sa peau.
  
  - Attention, deux heures pas plus.
  
  - Réglons nos montres. Le délai courra dix minutes après que tu sois sorti de cette pièce.
  
  Dehors, le Blond et le Brun virent repartir les hommes et le fourgon, et s’en réjouirent.
  
  - A présent, normalement, elle est seule, diagnostiqua le Blond.
  
  - Alors, on y va ?
  
  - C’est parti.
  
  Ils abandonnèrent la Renault et entrèrent dans l’hôtel particulier tandis que l’inspecteur divisionnaire rendait compte.
  
  - C’est là que ça va se passer, décida Coplan. Allez, nous intervenons.
  
  D’un pied assuré, il écrasa l’accélérateur.
  
  Le Blond et le Brun s’étaient repérés à la lumière allumée au premier étage. Ils surgirent dans la pièce au moment où Ciska posait sur la table de nuit près du lit la grosse seringue sans aiguille, le flacon contenant la solution de cocaïne mélangée à du formol et aromatisée à la fraise, et la spatule en bois.
  
  D’un bond, le Brun fut près d’elle et braqua sur son sein le canon de son Beretta. Stupéfaite, elle lâcha la spatule qui tomba sur la moquette. Rasséréné par cette irruption imprévue, Martin Dulac gigota sur le couvre-lit, ses yeux exorbités. Le Blond s’approcha et l’examina avec attention.
  
  - Un témoin gênant, conclut-il.
  
  Martin Dulac fut épouvanté par cette réflexion. Le Blond se tourna vers la table de nuit et prit le flacon qu’il déboucha avant de renifler. Ses yeux rencontrèrent ceux de Ciska qui restaient glacés. L’odeur de fraise ne l’égarait pas. Il fit tomber une goutte sur un index et passa une langue prudente. Ses longues années passées à concocter des solutions sophistiquées inédites destinées à tuer le mirent sur la piste et un sourire joyeux fleurit sur ses lèvres.
  
  - Cocaïne et formol. Pas mal.
  
  Du doigt il désigna le corps allongé sur le lit.
  
  - Il n’avait pas une chance.
  
  Il reposa le flacon et entreprit de fouiller Dulac. Quand il lut l’inscription sur le laissez-passer d’entré au palais de l’Élysée, il sursauta et remit précipitamment le document en place.
  
  Le Brun remarqua son froncement de sourcils.
  
  - Des ennuis ?
  
  - Liquidons tout de suite la Serbe. Ce type n’est plus un témoin gênant. Quant à elle, nous allons utiliser sa propre méthode.
  
  Ciska frissonna. Alors, c’était vraiment la fin de la longue route ? Elle se révolta à cette idée et songea à toutes les fois où elle s’était sortie sans dommages des situations les plus difficiles. Son pied gauche partit vers la braguette du Brun en même temps que sa main écartait la trajectoire du Beretta. Le coup partit et la balle effaça le sourire de Mona Lisa sur une reproduction accrochée au mur tendu de soie émeraude.
  
  - Bon sang, s’émut Tourain dans l’escalier, nous arrivons trop tard.
  
  Ses testicules broyés, le Brun tomba sur les genoux mais, malgré la souffrance, ne lâcha pas son arme. Le Blond, prestement, arracha son automatique de sous sa veste et visa Ciska. Cependant, le bruit dans son dos le fit se retourner et il pressa la détente, son Sig-Sauer braqué sur les arrivants, mais son mouvement était si précipité qu’il manqua sa cible et que la balle effleura la tempe de Coplan. D’ailleurs, en fait, le tueur était plus expérimenté dans les méthodes sophistiquées d’assassinat plutôt que dans le tir au pistolet. Tourain riposta et fît mouche.
  
  Dans l’intervalle, Ciska avait extirpé le Beretta de la main du Brun et lui avait logé une balle dans la tête. Maintenant, elle levait l’arme vers les arrivants. Coplan, qui l’avait reconnue, boula à l’horizontale. Son poing percuta le menton et elle s’effondra sur le cadavre de celui qu’elle avait tué en lâchant mécaniquement un second projectile qui pénétra dans la nuque du Blond.
  
  - La garce, grogna Tourain en s’approchant du lit et en contemplant l’homme allongé sur le lit. Et lui, qui est-ce ?
  
  Coplan désarma Ciska et la remit debout. Malgré la violence du coup de poing, elle faisait bonne contenance. Cependant, sous son regard perçant, elle cligna frénétiquement des yeux.
  
  - A quoi sert de tuer l’ours si l’on n’a pas vendu la peau auparavant ? lança-t-il ironiquement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Après la fusillade, Martin Dulac, dont le cœur était faible malgré la vie saine qu’il menait, avait perdu connaissance devant ce surcroît d’émotions. Tourain et ses hommes l’avaient transporté dans une autre chambre de l’hôtel particulier et le docteur Hammerstein, rentré plus tôt que prévu, s’était acharné à le ranimer, ce qui le changeait de ses activités habituelles. Cette fois, il n’avait pas à aider son patient à trépasser mais devait, au contraire, le ramener à la conscience. Dûment menottée, Ciska avait parallèlement été emmenée par une équipe de la D.S.T. et, en fouillant le corps inanimé allongé sur le lit, Coplan et Tourain avaient découvert les papiers d’identité dont le laissez-passer accréditant son porteur à l’accès au palais de l’Élysée.
  
  - Bon Dieu ! s’était exclamé le commissaire divisionnaire de la D.S.T., dès qu’il rouvre les yeux, les ennuis vont commencer.
  
  Puis le Vieux et De Gracia étaient arrivés en catastrophe. Le premier avait pris Coplan à part :
  
  - Votre avis ?
  
  - Ciska voulait « suicider » Dulac en prenant l’alibi du docteur Hammerstein, tandis que Karlovac et Suner cherchaient à éliminer Ciska.
  
  - Mais pourquoi Dulac, un conseiller de l’Élysée ?
  
  - A vrai dire, je n’en sais rien.
  
  - Et pourquoi éliminer cette Ciska ?
  
  - J’espère que son interrogatoire nous l’apprendra.
  
  A présent, Martin Dulac reprenait connaissance. Ses yeux recouvraient leur éclat. La mémoire lui revint, sa bouche se durcit et, avec effort, il repoussa le médecin américain et se leva. Un instant, ses jambes vacillèrent et il se rattrapa au montant du lit avant de reprendre l’équilibre et de rajuster ses vêtements.
  
  De Gracia s’avança et se présenta.
  
  - J’exige d’être conduit immédiatement à l’Élysée, fit Dulac d’une voix sèche. Vous avez avisé votre hiérarchie ?
  
  - Non.
  
  - Alors, rendez compte immédiatement et directement au ministre de l’Intérieur.
  
  Ne sachant quelle conduite tenir, le patron de la Criminelle se dandina d’un pied sur l’autre. En catimini, il jeta un coup d’œil en direction du Vieux qui resta impassible et ne lui vint pas en aide.
  
  Dulac s’énerva :
  
  - Qu’attendez-vous ? Faites comme je le dis, sinon une pluie de sanctions va s’abattre sur vous !
  
  De Gracia tenta un combat d’arrière-garde :
  
  - Vous avez entendu les coups de feu. Nous déplorons deux morts, ce qui signifie qu’une enquête criminelle officielle est en cours. Il m’est impossible de laisser un témoin important quitter la scène du crime. Ce ne serait pas régulier.
  
  Dulac éprouvait quelques difficultés à renouer sa cravate.
  
  - Pourtant, je ne vois pas la femme qui m’a kidnappé, remarqua-t-il avec pertinence.
  
  Il serra son nœud de cravate et, d’un doigt impatient, désigna le poste téléphonique posé sur la commode Louis XV.
  
  - Je vous en prie, monsieur le divisionnaire, téléphonez.
  
  
  
  
  
  Le Vieux darda sur Coplan un regard malicieux.
  
  - J’ai eu une intuition. Consultez ce dossier.
  
  Par-dessus son bureau, il tendit à Coplan une chemise cartonnée dont ce dernier s’imprégna du contenu.
  
  Né à Lille en 1919, Martin Dulac avait reçu une promotion foudroyante durant la Seconde Guerre mondiale puisqu’il avait été nommé capitaine dans les rangs F.F.I. fin 1944. Quatre mois plus tard, il était détaché, grâce à sa parfaite connaissance de l’anglais, auprès du Criminal Investigation Corps de l’U.S. Army en vue de rechercher en Allemagne les criminels de guerre nazis que traquait la Justice militaire française. Démobilisé, il s’était lancé dans des affaires au niveau international mais surtout avec les pays de l’Est, ce qui avait paru étonnant aux milieux financiers car, avant guerre, il était sans un sou. Doté d’une parfaite connaissance des pays de l’Est, il était devenu depuis peu l’un des conseillers les plus écoutés de l’Élysée en matière de politique étrangère à l’égard du bloc ex-communiste.
  
  En lisant le texte du dernier feuillet, Coplan trouva finalement le renseignement qu’il cherchait. L’unité du Criminal Investigation Corps auprès de laquelle l’intéressé avait été affecté était commandée par le major Robert Simpson, assisté du capitaine John Scarazelli et des lieutenants Richard O’Dougherty et Walter Sheppard.
  
  - C’est le nom qui a été découpé, soupira-t-il. Et sa fortune soudaine après la guerre proviendrait de l’or pillé par les nazis ?
  
  - Plus que probable, mais nous n’avons aucune preuve. En outre, c’est un gros gibier et, de toute façon, ce n’est pas notre cible. N’oubliez pas que nous avons été chargés d’élucider la mort de « Faucon ». Où en est Tourain ?
  
  - Ciska bétonne.
  
  
  
  
  
  Ciska bétonnait dans les locaux de la D.S.T. mais déjà elle s’épuisait. Dans la pièce surchauffée, ceinte de murs aveugles, elle restait entravée à sa chaise scellée dans le plancher. Les feux des projecteurs brûlaient ses paupières closes sur les yeux rougis par l’insomnie. Par les haut-parleurs, les questions fusaient, toujours les mêmes, patientes, obstinées, tenaces, prononcées d’un ton monocorde, comme il seyait à des policiers qui avaient tout leur temps.
  
  Toutes les quatre heures, une fonctionnaire la détachait et l’emmenait à la salle de bains où elle se restaurait d’un maigre et frugal sandwich et d’un verre d’eau, avant de reprendre sa place sur la chaise, confinée dans son silence. Le siège était bancal. A première vue, ce détail était insignifiant. En réalité, ce manque d’équilibre, au bout de dizaines d’heures de cette position instable, provoquait de graves traumatismes nerveux devenant vite insupportables. Ce phénomène avait été étudié longuement par les experts en interrogatoires de la D.G.S.E. qui, par confraternité et sans esprit de rivalité, avaient communiqué le renseignement à la D.S.T., en se réservant l’honneur de la découverte sans toutefois préciser que la primeur en revenait aux Chinois qui utilisaient cette méthode depuis des siècles.
  
  Ciska n’en pouvait plus et était à bout de forces. Au début, elle s’était remémorée l’enseignement de l’UDBA et s’était crue capable de lutter contre un interrogatoire mené sans violences. Au fond d’elle-même, elle avait ri devant la naïveté de ces Français qui s’imaginaient qu’elle craquerait. Maintenant, elle riait d’elle-même et intérieurement se traitait de pauvre cloche trop présomptueuse.
  
  Dans le micro placé à vingt centimètres de ses lèvres, elle cria :
  
  - C’est bon, arrêtez, je parle !
  
  Tourain se tourna vers Coplan :
  
  - Elle est au bout du rouleau.
  
  - Je n’en espérais pas moins.
  
  Personne ne pouvait plus stopper le flot de paroles qui s’échappait de la bouche de la Serbe. Elle raconta tout.
  
  Farouchement pro-croate et partisan d’une intervention militaire, Martin Dulac influençait la politique étrangère de la France en faveur des intérêts de Zagreb, particulièrement dans le domaine des ventes d’armes sophistiquées, position qui exaspérait la Serbie. Fidèle alliée de cette dernière, la Russie lui avait fourni copie du dossier qui existait dans les archives du K.G.B. devenu le S.V.R. Ce dossier apportait la preuve de l’implication de Martin Dulac et de ses complices américains dans l’attaque du train de l’or perpétrée en 1945 à la limite de la zone soviétique d’occupation.
  
  Répugnant à la manière forte en raison de la position élevée de Martin Dulac à l’Élysée, Belgrade avait trouvé la parade pour discréditer son ennemi. Communiquer copie du dossier à plusieurs journalistes ou écrivains, susceptibles de procéder à des révélations dans leurs écrits ou à la télévision, comme Sophie Breuze. Pour les convaincre, de grosses sommes d’argent leur avaient été remises, sans les prévenir, cependant, qu’ils étaient plusieurs sur l’affaire, chacun croyant être seul dans le secret. Belgrade tablait sur la multiplicité des facettes du projet pour déboulonner son adversaire.
  
  Une fois lancée, cette belle machination avait été déjouée car un agent croate infiltré au sein de l’UDBA l’avait trahie. Alerté, Zagreb avait expédié deux tueurs, spécialistes des meurtres sophistiqués et camouflés, pour éliminer écrivains et journalistes mêlés à l’affaire. A ce stade, Belgrade s’était vue dans l’obligation de recourir à l’assassinat de son ennemi détesté. A l’image de Zagreb, elle s’était repliée sur un crime camouflé en suicide sous l’égide, supposé, du docteur Hammerstein, espérant ainsi tromper les enquêteurs.
  
  - Machiavélique, soupira Tourain. Maintenant nous savons pourquoi « Faucon » est mort.
  
  Coplan se leva :
  
  - Je vais informer le Vieux
  
  
  
  
  
  Depuis le rapt, la Renault de Martin Dulac était escortée à chaque déplacement par quatre motards tandis qu’un inspecteur de police du Service des Voyages Officiels la pilotait et qu’un de ses collègues prenait place sur le siège passager avant, le conseiller de la Présidence se blottissant sur la banquette arrière.
  
  Cet arrangement n’inquiétait guère Kozar. Dans plusieurs capitales du monde il s’était trouvé précédemment confronté à une telle situation et avait su brillamment y remédier. Sa hiérarchie à Belgrade était enfin retournée au réalisme. Plus de sophistication, plus de docteur Hammerstein, plus de meurtre déguisé en suicide. En échange, les bonnes vieilles méthodes, celles que l’on enseignait dans les écoles spéciales, celles qui avaient fait leurs preuves, celles qui donnaient des résultats probants, sans accrocs. Comme disait le vieux professeur Andronopovic, la guêpe ne peut que piquer, elle ne peut pas mordre. Si tu veux qu’elle morde, tu rencontres l’échec.
  
  A cause de la manifestation des agriculteurs qui au choix, égorgeaient leurs agneaux ou distribuaient gratuitement aux passants leurs pommes ou leurs poires, la circulation était détournée et la Renault était obligée, forcément, de s’enfiler dans cette rue étroite.
  
  La première camionnette déboucha brutalement du garage que l’on transformait en bureaux et lui coupa la route. Kozar braqua son lance-roquettes et expédia son projectile tandis que Seropovic arrosait les motards avec son Kalashnikov et que le chauffeur s’éjectait de son siège. La Renault explosa et le trio abandonna ses armes pour courir vers la seconde camionnette qui démarra en trombe.
  
  Tout excité, Seropovic lança à la cantonade :
  
  - Un salaud de Croate en moins !
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par eurocomposition à 92310 Sèvres, France et achevé d’imprimer en août 1993 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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