Kenny Paul : другие произведения.

Contre - enquête pour Coplan

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  No 1990, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Ils prétendaient appartenir à la Brigade Criminelle, mais ce bluff ne trompait pas Coplan. Les hommes qui l’entouraient étaient des représentants de la police politique chargée à la fois de l’espionnage et du contre-espionnage, la très discrète A.S. (Allambiztonsagi Szolgalat, Services Spéciaux hongrois). Vêtus de confortables costumes de confection occidentaux aux tons neutres, voire sévères, ils opinaient gravement du chef devant le cadavre du lieutenant de vaisseau Thierry Boyeldieu, attaché naval à l’ambassade de France à Budapest et correspondant de la D.G.S.E.
  
  Le terme d’attaché naval ne manquait pas de saveur lorsque l’on savait que la Hongrie n’était pas dotée de frontières maritimes. Sa flotte de guerre se réduisait à une poignée d’avisos, patrouillant sur le Danube près de la Yougoslavie ou sur les rivières orientales, là où les Roumains persécutaient les Hongrois dans la province de Transylvanie que Bucarest avait annexée en 1947 avec l’aide des Soviétiques.
  
  Craignant les complications diplomatiques, les hommes de l’A.S. n’avaient pas bougé le corps, découvert à six heures du matin par le chauffeur de l’ambassade. Coplan, immédiatement contacté par le Vieux, avait sauté dans le premier avion, le vol AFM A 557, et avait atterri deux heures plus tôt à l’aéroport de Feriheny. Il était maintenant seize heures. D’après le médecin légiste, le meurtre avait eu lieu vers vingt-deux heures, la veille.
  
  Coplan n’avait jamais rencontré la victime. Pourtant, il savait tout d’elle. A Roissy, le Vieux lui avait remis une photocopie du dossier dont il avait mémorisé le contenu. Il avait ensuite brûlé les papiers dans les toilettes, vingt minutes avant l’atterrissage, dissolvant les cendres dans une solution destructrice.
  
  Brillant élève de l’École Navale, Thierry Boyeldieu s’était orienté très tôt vers l’univers ténébreux des services secrets, entraîné par une nature portée sur les complots qui s’ourdissent dans l’ombre. Dans cette carrière fort éloignée des activités maritimes, il s’était illustré par quelques jolis coups qui laissaient présager un bel avenir. Très cérébral, se consacrant entièrement à son travail, il avait témoigné de peu d’appétits sexuels et était demeuré célibataire. Mélomane, lecteur assidu, sportif accompli, il rayonnait de santé morale et physique.
  
  Tout cela ne lui servait plus à rien. Allongé sur le tapis persan du salon de son deux-pièces, place Vörösmarty, il baignait dans son sang figé sur le Chiraz. Sa chemise n’était plus qu’une croûte brunâtre.
  
  Sous l’œil morne des hommes de l’A.S., Coplan s’attacha à prendre de nombreux clichés au Polaroid. Lorsqu’il en eut terminé, celui qui s’était présenté comme le commissaire Karolyi désigna le médecin légiste.
  
  - Peut-on emmener le corps pour procéder à l’autopsie ?
  
  - Oui, acquiesça son interlocuteur. Mais j’y assisterai.
  
  - Pas moi ! s’exclama aussitôt le premier secrétaire de l’ambassade de France en blêmissant.
  
  - Alors, attendez mon retour ici et gardez les lieux, ordonna Coplan. Et surtout, ne touchez à rien.
  
  Karolyi pointa un doigt vers la fenêtre.
  
  - Elle était ouverte. C’est peut-être un rôdeur ?
  
  Coplan s’agenouilla et fouilla la poche intérieure de la veste du cadavre pour en extraire le portefeuille. Tout de suite, il vit la grosse liasse de forints, la monnaie locale, et la montra au Hongrois.
  
  - Vous croyez ?
  
  - Il a pu être dérangé au dernier moment, rétorqua l’autre, nullement démonté. De toute façon, il faudra relever les empreintes digitales. Tous les délinquants et criminels de Budapest figurent dans nos fichiers. S’il s’agit d’un crime crapuleux, nous en retrouverons vite l’auteur.
  
  - Occupons-nous d’abord de l’autopsie, décida Coplan.
  
  A l’hôpital, le médecin légiste opéra avec des gestes à la fois vifs et précis, tout en dictant ses conclusions à l’assistante médicale, qui les notait au fur et à mesure.
  
  - Blessure mortelle au cœur portée de bas en haut, suivant un angle de quarante-cinq degrés, par une arme blanche. Probablement une baïonnette à la lame redessinée en forme de cœur. Rectification : grossièrement en forme de cœur. Cette lame a buté contre l’omoplate et n’est pas ressortie sous l’épaule, bien que l’on constate sur sa trajectoire un hématome épidermique de la taille d’une noix. La mort a vraisemblablement été immédiate...
  
  Coplan et Karolyi écoutaient attentivement. Lorsque le praticien eut terminé, le Français demanda des précisions :
  
  - Une baïonnette à pointe en forme de cœur fait-elle partie de l’équipement du fantassin hongrois ?
  
  L’homme de l’art, l’air embarrassé, se tourna vers son compatriote ; celui-ci secoua la tête.
  
  - Non.
  
  - Alors, comment vous est venue l’idée d’une baïonnette ?
  
  - Simple supposition. Certaines baïonnettes comportent une lame verticale et deux horizontales. Cela forme donc un T renversé. Si de la graisse à arme séchée et durcie obstrue les rainures entre les lames, on peut peut-être obtenir un cœur stylisé.
  
  Coplan esquissa un sourire.
  
  - Vous avez de l’imagination.
  
  - Je vais vous remettre un agrandissement photographique de la blessure. Vous verrez que ma comparaison est correcte.
  
  Plus tard, emportant les vêtements du cadavre, Coplan repartit en compagnie de Karolyi pour les deux-pièces de la place Vörösmarty. Visiblement soulagé de le voir revenir, le premier secrétaire prit aussitôt congé : il devait s’occuper du rapatriement des restes mortels de Thierry Boyeldieu. Coplan entreprit de fouiller l’appartement, pendant que les agents de l’A.S. relevaient les empreintes digitales. A la morgue, Karolyi n’avait pas oublié de prendre celles du corps aux fins de comparaison.
  
  Malgré un examen minutieux, Coplan ne découvrit aucun indice relié au meurtre, pas plus que des traces des activités souterraines de l’attaché naval bien trop aguerri pour livrer à la curiosité d’un visiteur indiscret des renseignements de valeur. Après le départ du commissaire Karolyi et de ses subordonnés, il tailla en pièces les vêtements apportés de la morgue. Là encore, rien.
  
  Quand il en eut terminé avec sa sinistre besogne, il reprit sa valise, ferma à clé derrière lui et héla un taxi pour se rendre à son hôtel, l'Atrium Hyatt. L’ambassade lui avait réservé une chambre dans cet établissement fort bien situé, à Pest, à deux pas du Danube, des rues à shopping et du quartier des affaires. Il s’y doucha, s’y changea puis eut à nouveau recours à un taxi, afin de rejoindre l’ambassadeur qui l’avait invité à dîner en tête à tête. La conversation, inévitablement, tourna autour de la fin tragique qu’avait connue Thierry Boyeldieu.
  
  - Paraissait-il soucieux ? Manifestait-il quelque signe d’inquiétude ? questionna Coplan.
  
  - Pas le moins du monde ! se récria son interlocuteur. Je ne l’ai jamais vu aussi gai que ces derniers temps !
  
  - Peut-être avait-il quelque chose en vue ?
  
  - Il ne m’en a rien dit. De toute manière (le diplomate parlait maintenant d’un ton acide) ses rapports, comme il est de coutume, ne transitaient pas par moi. Ils étaient adressés directement au ministère de la Défense.
  
  Coplan se garda bien d’émettre le moindre commentaire. Dans une ambassade voisinaient des personnels relevant de ministères différents, tels que les Affaires étrangères, les Finances, l’Intérieur... et cette situation provoquait frottements, vexations et rivalités.
  
  Devant son mutisme, l’autre insista :
  
  - Paris a-t-il reçu de lui un rapport indiquant qu’il était sur une grosse affaire ?
  
  La réponse tomba, catégorique :
  
  - Non.
  
  - Alors, c’est peut-être la thèse du commissaire Karolyi qui est la bonne : le crime d’un rôdeur dérangé au moment où il s’apprêtait à s’emparer de l’argent.
  
  - Peut-être, concéda Coplan.
  
  - En tout cas, assura le diplomate, nous pouvons compter sur la pleine et entière coopération de la police hongroise. Le vent de la perestroïka et de la glasnost souffle, ici aussi. Le gouvernement sait qu’il a besoin de l’aide occidentale. Il n’est de jour, d’ailleurs, où je ne voie débarquer une mission économique française conduite par divers représentants du patronat. En outre, de forts liens culturels nous unissent à la Hongrie. Notre langue est la plus prisée dans les écoles et les universités, et notre prestige est grand.
  
  - Malheureusement, ces considérations ne valent pas pour les espions, glissa perfidement Coplan.
  
  - Les espions ? se choqua son hôte.
  
  - S’il ne s’agit pas d’un crime crapuleux, nous tombons dans la catégorie des meurtres professionnels... Ne nous gargarisons pas d’euphémismes, monsieur l’ambassadeur. Thierry Boyeldieu était un espion ; et les espions meurent souvent de la main d’autres espions.
  
  Le diplomate chassa une mouche imaginaire de devant son visage et, morose, plongea sa fourchette dans son goulasch.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le commissaire Karolyi avait invité Coplan à dîner au café-restaurant New York Hungaria, dans la Lenin Körut, à Buda. En vérité, avec son costume gris sombre, sa cravate Pierre Cardin, ses chaussures trop bien cirées, le fonctionnaire de l’A.S. détonnait dans ce surprenant décor fin XIXème, où on voyait surtout des jeunes intellectuels contestataires et artistes aux tenues décontractées volontairement agressives. Seule note typiquement locale : l’orchestre de tziganes en costume traditionnel magyar qui jouait Dva Guitaré. Mais les violons avaient beau faire force d’archets, ils ne parvenaient pas à couvrir le tumulte des joyeuses conversations.
  
  Le policier sortit du seau à glace la bouteille de Badacsonyi Kéknyelü et versa le vin blanc dans les verres.
  
  - Je vous suggère un foie gras d’oie et un goulasch, conseilla-t-il. C’est un peu lourd, mais au moins vous goûterez un plat hongrois. J’aimerais avoir votre avis. Les Français sont des experts dans l’art culinaire...
  
  Mais Coplan, qui avait peu apprécié le goulasch de la veille chez l’ambassadeur de France, opta pour une friture de poissons du Danube.
  
  - Ainsi, embraya-t-il, les empreintes digitales n’ont rien donné ?
  
  Le Hongrois esquissa une moue contrite.
  
  - Vous m’en voyez désolé. Il doit s’agir d’un criminel débutant, ce qui explique sa panique et le fait qu’il n’ait rien volé. Nous connaissons actuellement une expansion de la délinquance due à la libéralisation du régime. La télévision montre aux jeunes le mode de vie occidental, et ils veulent avoir la même chose, tout de suite, même sans un forint en poche.
  
  Coplan goûta son vin. Il était excellent, savoureux à souhait. Il reposa son verre et parla fort, pour se faire entendre malgré le vacarme des conversations et les notes acidulées que produisait à présent l’orchestre :
  
  - Et s’il ne s’agissait pas d’un crime crapuleux ?
  
  Karolyi parut mal à l’aise.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Un attentat contre un diplomate français ?
  
  Un sourire rusé fleurit sur les lèvres du Hongrois.
  
  - Diplomate, dans votre bouche, est sans doute un euphémisme ?
  
  - Quel serait le terme correct, selon vous ?
  
  - J’utiliserai un autre euphémisme : collecteur d’informations.
  
  - Quelquefois, on assassine aussi les collecteurs d’informations.
  
  - Et vous pensez que c’est le cas pour Thierry Boyeldieu ?
  
  - Je le crains.
  
  - La France a-t-elle connu le même genre de mécomptes récemment ?
  
  - Pas à ma connaissance.
  
  - Pourquoi, brusquement, quelqu’un ouvrirait-il le feu ?
  
  - Je n’en sais rien...
  
  Ils n’échangèrent plus ensuite que des propos anodins. Vers la fin de la soirée, cependant, l’établissement se vida quelque peu et les tziganes rengainèrent leurs archets, si bien que les deux hommes purent converser à voix normale.
  
  - J’aimerais vous poser la même question, commissaire, réenchaîna Coplan.
  
  Le Hongrois parut décontenancé.
  
  - Laquelle ?
  
  - D’autres diplomates étrangers ont-ils été assassinés dans les mêmes circonstances dans votre pays ?
  
  Karolyi secoua la tête.
  
  - Non.
  
  - Et des diplomates hongrois à l’étranger ?
  
  La réponse fut immédiate :
  
  - Non plus.
  
  Néanmoins, le regard du représentant de l’A.S. se troubla un instant comme si un souvenir lui revenait. Il ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt en se mordant la lèvre inférieure. Intrigué, Coplan tenta de briser sa réserve ; sans succès. Il en déduisit que le Hongrois en savait plus qu’il ne voulait bien ne le dire. Tout bien considéré, son silence était d’ailleurs normal. Il n’était pas dans son rôle de livrer des renseignements à un agent occidental, perestroïka ou pas perestroïka. Méfiance, avant tout.
  
  
  
  Le lendemain, Coplan reprit l'avion.
  
  En fin d’après-midi, il entrait dans le bureau du Vieux, qui l’attendait, la mine grave. L'arrivant fit son rapport.
  
  - Montrez-moi le cliché de la blessure, exigea le patron des Services Spéciaux.
  
  Il examina la photo à la loupe et son visage se durcit.
  
  - Vous vous souvenez du capitaine Antoine Seminario ?
  
  Coplan hocha la tête, attristé. Seminario ? Un Corse sympathique, joyeux drille et dragueur impénitent. Il en pinçait pour les Asiatiques aux yeux bridés et aux seins menus. De Hong Kong à Bangkok et de Singapour à Taipei. il avait couché dans son lit une multitude de ces petites beautés, qu’il abandonnait au matin en leur dédicaçant un roman dont il était prétendument l’auteur. Envoyé au Brésil, il avait été séduit par les superbes métisses et avait changé de cap à 180 degrés, ne jurant plus que par les poitrines plantureuses et les croupes rebondies. Ensuite, à Prague, il n'avait guère eu le temps de conquérir les belles Slaves.
  
  Il avait été assassiné. Quatre ans plus tôt. En février 1986.
  
  - Bien sûr que je m’en souviens. C’était un bon camarade. Nous avons effectué ensemble quelques escapades mémorables.
  
  - Il a été tué à l’aide d’une arme blanche dont la lame présentait une section en forme de cœur stylisé.
  
  Coplan sentit un frisson glacé lui zigzaguer désagréablement dans le dos, pendant que le Vieux, les yeux au plafond, se renversait dans son fauteuil.
  
  - Quand je vous ai envoyé à Budapest, j’avais un pressentiment, parce que l’ambassadeur m’avait annoncé que nous étions en présence d’un crime à l’arme blanche. J’ai tout de suite pensé au cas Seminario.
  
  - Le coupable n’a jamais été retrouvé ?
  
  - Non. Le crime a été attribué à la S.T.B. (Statni Tajna Bezpecnost : Services Spéciaux tchécoslovaques ). Pourtant, si l’on se fie à nos statistiques, il est peu courant que nos agents soient tués à l’arme blanche. L’adversaire préfère les armes à feu et, surtout, les véhicules piégés. Ou alors, plus subtil, les poisons sophistiqués. Qui plus est, Seminario n’était à Prague que depuis quinze jours. Si la S.T.B. est responsable, elle ne lui a donc pas accordé son habituel round d’observation, ce qui est surprenant. D’autant que rien de semblable n’est arrivé à ses prédécesseurs ni à son successeur. Alors, pourquoi Seminario, dont c’était la première affectation dans un pays de l’Est ? Jusque-là, sa carrière s’était déroulée en Extrême-Orient et en Amérique du Sud. Pour la S.T.B., il n’avait pas de passif. Pour quels motifs l’aurait-elle tué ?... Reste le crime crapuleux. Seulement dans ce cas, comment se fait-il que la même arme ait servi pour Boyeldieu ?
  
  - Après son assassinat, Seminario a-t-il été détroussé ?
  
  - Non.
  
  - Où a eu lieu l’assassinat ?
  
  - Chez lui, comme pour Thierry Boyeldieu.
  
  - La coïncidence est un peu forte, conclut Coplan.
  
  - Je ne vous le fais pas dire.
  
  - Ce qui m’étonne, c’est l'intervalle de quatre ans entre les deux meurtres.
  
  - Vous allez être encore plus étonné dans un instant.
  
  Le Vieux appuya sur un bouton et un planton ouvrit la porte.
  
  - Faites entrer le commissaire principal Tourain.
  
  Coplan se leva lui pour serrer la main de l'homme de la D.S.T., avec lequel il avait collaboré à maintes reprises et entretenait des relations amicales. Fidèle à ses habitudes, l’arrivant portait un costume avachi au revers duquel étaient collées quelques miettes de pain, reliefs du sandwich qu'il avait dû avaler à la hâte en guise de déjeuner. Sa cravate à fleurs ressemblait à un jardin hawaïen et ses chaussures auraient fait la joie d’un cireur de Broadway. Ce n’étaient qu'apparences sans importance. Doté d’une vive intelligence et de rares qualités d’obstination, le policier était un professionnel sérieux et compétent dont le Vieux et Coplan appréciaient la coopération. Celle-ci constituait un exploit, l’antagonisme existant entre D.G.S.E et D.S.T. privilégiant plutôt les crocs-en-jambe.
  
  Sans préambules inutiles, le Vieux questionna :
  
  - Mon cher Tourain. avez-vous apporté le dossier que je vous ai demandé ?
  
  Le fonctionnaire de la D.S.T ouvrit sa serviette de cuir et en tira une chemise cartonnée qu’il posa sur le sous-main de son interlocuteur.
  
  - Auriez-vous l’amabilité de résumer cette affaire pour l’édification de notre ami Coplan ? reprit celui-ci.
  
  - Bien sûr, monsieur le directeur.
  
  Tourain se racla la gorge et chasse de son revers les miettes de pain inopportunes.
  
  - En octobre 1985 est découvert derrière un fourré du bois de Boulogne le cadavre d’Anton Pavlov, colonel du K.G.B. en poste à l’ambassade d’Union soviétique. L’intéressé a été assassiné et la Brigade Criminelle nous abandonne aussitôt l’affaire, puisqu’il s’agit d’un diplomate accrédité. La victime a été tuée à la périphérie du Bois, à un endroit nuitamment fréquenté par les travestis...
  
  Coplan sourit en son fort intérieur. Tourain affectionnait le terme « nuitamment », malgré son côté un peu archaïque.
  
  - Anton Pavlov, pourtant, n’est pas connu pour témoigner de tendances homosexuelles. Il est plutôt porté sur les femmes. Certes, il pourrait se faire qu’il ait été la proie d’une prostituée, mais les filles opérant au Bois racolent loin des zones monopolisées par les travestis, qui ont le rasoir facile. Le coup mortel a été porté par une arme blanche dont la lame ressemble à celle d’une baïonnette en T renversé. Avec toutefois de vagues arrondis donnant grossièrement la forme d’un cœur de jeu de cartes. Au triangle traditionnel de la lame se seraient ajoutées une déformation du métal ou une accumulation de rouille qui auraient provoqué ce changement. Notons que les baïonnettes à lames triangulaires ont été fort répandues dans le monde militaire jusqu’au dernier conflit mondial, qu’elles s’apparentent les unes aux autres quand elles ne sont pas du même modèle et qu’il est impossible de déterminer la marque de celle qui a tué Anton Pavlov ; s’il s’agit bien d’une baïonnette.
  
  Après ce long monologue, Tourain reprit sa respiration en tapotant le cuir de sa serviette.
  
  - L’enquête menée auprès des travestis n'a rien donné, poursuivit-il quelques secondes plus tard. Pavlov avait été dévalisé, mais l’avait-il été par le tueur ou par les prostitués rôdant dans le secteur ? Mystère.
  
  Coplan était impressionné par cette troisième apparition de la lame en forme de cœur.
  
  - Voyons, tenta-t-il de résumer, si nous avons affaire à des règlements de comptes entre services de renseignements, nous avons d’un côté deux Français, de l’autre un Soviétique.
  
  Le Vieux leva la main.
  
  - Attachons-nous aux dates. Anton Pavlov meurt à Paris en octobre 1985 ; Antoine Semmario à Prague en février 1986, soit quatre mois plus tard ; et Thierry Boyeldieu à Budapest en mai 1990. soit quatre ans et trois mois après le second meurtre.
  
  - On pourrait imaginer, observa Coplan, que le K.G.B., croyant que nous sommes à l'origine de l’assassinat de Pavlov, a éliminé Seminario à Prague pour se venger. Mais, dans ce cas. pourquoi s’en prendre ensuite à Boyeldieu, surtout si longtemps après ?
  
  - Et l’arme ? rappela Tourain.
  
  - Ce n’est pas un obstacle, rétorqua Coplan. Le K.G.B., ayant noté la forme inhabituelle de l’arme du crime, aurait pu en fabriquer une similaire pour bien nous faire comprendre qu’il n’était pas dupe et qu’il nous savait responsables de la mort de Pavlov.
  
  - Alors que nous en étions innocents, précisa le Vieux d’un ton ferme.
  
  - Si bien que c’est la mort de Boyeldieu qui est troublante, conclut Coplan. Lors de l’assassinat de Pavlov, quelle a été l’attitude de l’ambassade soviétique ?
  
  - On avait mis ça sur le compte d’un rôdeur, répondit Tourain. Les Russes n’ont pas insisté. Néanmoins, en novembre 1986, c’est-à-dire il y a presque quatre ans, ils nous ont demandé de rouvrir le dossier.
  
  - Ils ont fourni des explications ?
  
  - Aucune.
  
  - Y avait-il eu un autre Soviétique assassiné à Paris dans les mêmes conditions ?
  
  - Absolument pas.
  
  - Et quel a été le résultat de cette contre-enquête ?
  
  - Négatif.
  
  - Et la réaction de l’ambassade ?
  
  - Réservée, mais sans qu’on nous donne les raisons.
  
  Coplan se remémora la gêne du commissaire Karolyi. Le Hongrois était-il au courant de la mésaventure survenue à Anton Pavlov et avait-il fait le rapprochement entre les deux crimes ? Mais pourquoi le K.G.B. aurait-il informé l’A.S. du meurtre ? En général, si les Russes utilisaient à fond les Services Spéciaux des pays satellites, ils ne leur donnaient rien en échange ; sauf si cela présentait un intérêt quelconque pour eux.
  
  Lequel, dans ce cas précis ?
  
  Ce n’était peut-être pas cela... Entre sa petite enquête et l’invitation à dîner du lendemain. Karolyi avait pu se démener et apprendre, s'il ne le savait déjà, ce qu’il était advenu d’Antoine Seminario à Prague. Après tout, la S.T.B. n'avait rien à lui refuser. S’expliquaient alors ses questions étranges et son attitude troublante au cours du dîner.
  
  Par acquit de conscience, le Vieux feuilletait le dossier. Il le referma enfin et le tendit à Coplan.
  
  - Vous êtes chargé d’élucider l'énigme. Nous devons savoir pourquoi Seminario et Boyeldieu ont été assassinés. Je vous donne carte blanche.
  
  - Et, cher ami, vous pouvez compter sur mon aide, assura Tourain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Coplan referma le dossier et s’en alla prendre une douche. La D.S.T., aidée par la Brigade Criminelle du quai des Orfèvres, avait accompli un travail considérable malheureusement sans lendemain. Le mystère entourant la mort du colonel Anton Pavlov demeurait entier. Les travestis du bois de Boulogne avaient été retournés sur le gril, mais il était flagrant qu’ils ne savaient rien. Depuis, bon nombre d’entre eux étaient repartis pour le Brésil, leur pays d’origine. Deux autres s’étaient fait tuer lors de sordides règlements de comptes au rasoir dans la jungle de Pigalle.
  
  Après sa douche, il se coucha et s’endormit très vite, malgré les questions qui tournaient dans sa tête. Peu avant l’aube, il se réveilla, complètement lucide. Une hypothèse se forgeait dans son esprit.
  
  Et s’il n’y avait pas seulement trois meurtres similaires ? Car enfin, pour quelles raisons l’ambassade d’Union soviétique avait-elle demandé à la D.S.T. de rouvrir le dossier d’Anton Pavlov ? Était-ce parce que, en dehors de France, un crime identique avait été commis sur la personne d’un Soviétique ?
  
  Si oui, où ?
  
  Cette perspective ouvrait des horizons intéressants. Coplan se leva immédiatement et alla se préparer un copieux breakfast. Ses œufs au jambon et ses toasts avalés, il rêvassa devant sa tasse de café.
  
  Sa décision fut bientôt prise. Il s’habilla alors rapidement et se rendit à la caserne Mortier. Après avoir salué le Vieux et lui avoir fait part de ses suppositions, il passa dans la section réservée à quelques initiés. Là, sur la console électronique, il pianota des codes d’accès qui lui permirent de rentrer en communication avec la C.I.A., à Langley. Il sollicita un rendez-vous avec le directeur général des Opérations, à quoi l’ordinateur répondit qu’il était d’accord à condition que le Vieux donnât son feu vert. Aussi Coplan transmit-il l’échange dans le bureau du patron des Services Spéciaux. Dans la minute qui suivit, Langley fixa le rendez-vous au lendemain.
  
  
  
  Le soir même, Coplan couchait à l’hôtel Embassy Row, à Washington, après avoir loué une Buick à l’aéroport.
  
  Le jour suivant, il se présentait à Langley.
  
  James Jésus Pendleton ressemblait à un de ces boutiquier chétifs, ratatinés et ridés peints par Charles Dickens. Ses cheveux drus et grisonnants, coupés à un centimètre du cuir chevelu, contrastaient avec ses sourcils épais et broussailleux qui évoquaient des épis de blé. Son costume oscillait entre deux tendances, l’aspect sévère de Karolyi et le négligé de Tourain.
  
  Bien candide eût été l’innocent qui aurait jugé l’homme sur sa tenue vestimentaire et son apparence physique. James Jésus Pendleton était le maître espion de cette dernière décennie du vingtième siècle.
  
  Ses yeux glacés ne quittèrent pas ceux de Coplan pendant que ce dernier exposait son problème.
  
  - Intéressant, admit-il ensuite.
  
  Le Français s’engouffra dans la brèche :
  
  - Un ou plusieurs de vos agents n’auraient-ils pas été tués à l’aide d’une arme semblable ?
  
  Pendleton examina le plafond de son bureau comme pour y chercher l’inspiration.
  
  - Je connais deux cas, finit-il par répondre.
  
  Son interlocuteur faillit pousser un cri de triomphe. Sa théorie tenait la route.
  
  - Ainsi, deux de vos hommes ont...
  
  L’Américain le coupa avec vivacité :
  
  - Je n’ai pas dit qu’il s’agissait d’agents à moi, mais de deux cas. L’une des victimes appartenait effectivement à mon organisation, l’autre était soviétique.
  
  - Vous excitez ma curiosité, tenta de plaisanter Coplan, afin de dissiper la tension.
  
  Pendleton resta de marbre.
  
  - En novembre 1986, reprit-il, un agent du K.G.B. nommé Maksim Skobline a été assassiné à Berlin-Ouest. On a retrouvé son cadavre flottant dans les eaux de la Spree, à la hauteur du château de Charlottenburg. Il n’était pas mort noyé : son cœur avait été transpercé par une lame qui avait, comme vous venez de le décrire, une forme de cœur stylisé. La C.I.A. n’a pas eu à s’occuper de cette affaire puisqu’elle ne nous concernait pas au premier chef. Le B.N.D. (Bundesnachrichtendiensf. Services spéciaux ouest-allemands) nous a cependant transmis pour information une copie du rapport, suivant l’habitude dans le cadre de la coopération germano-américaine .
  
  « Deux mois plus tard, de l’autre côté du Mur cette fois, le corps de l’un de mes agents, Jefferson Augenthaler, a été repêché devant le Musée Pergamon. Lui aussi se trouvait dans la Spree et, comme Skobline, n’était pas mort noyé. Poignardé en plein cœur par cette fichue lame en forme de cœur ; à laquelle, je vous l’avoue bien sincèrement, je n’ai pas attaché d’importance particulière. Pour moi, les choses étaient claires. Le K.G.B. nous soupçonnait d’avoir assassiné Skobline, alors qu'en réalité mes services étaient innocents de ce crime. Sa vengeance était inéluctable. Œil pour œil, dent pour dent. Fidèle aux méthodes que vous connaissez bien puisque vous êtes de la boutique, il a repris à son compte les éléments du premier meurtre : lame en cœur, fabriquée dans ses ateliers, et abandon du cadavre dans les eaux de la Spree. Il a agi directement ou s’est payé le luxe d’une franchise (Meurtre commandé à une tierce partie) par le biais du M.f.S. (Ministerium für Staatssicherheitsdienst : services spéciaux est-allemands, plus connus sous le nom de Stasi). »
  
  - Skobline et Augenthaler ont été dévalisés ?
  
  - Non.
  
  - Si, dans le cas de Skobline, il ne s’agit pas d’un crime crapuleux et si vous n’êtes pas responsable de sa mort, qui pourrait l’être ?
  
  L’Américain haussa les épaules.
  
  - Berlin était à cette époque, et l’est toujours d’ailleurs malgré la démolition du Mur, la Mecque du Renseignement et le terrain de chasse privilégié des espions. N’importe qui a pu l’abattre. Il se trouve que Moscou nous a soupçonnés parce que nous sommes le Service le plus puissant du monde. Néanmoins, une autre Centrale pouvait être à l’origine du meurtre. En tout cas, les choses se sont arrêtées là. Plus de lame en forme de cœur après la fin tragique de Jefferson Augenthaler. Cependant, votre récit change mon optique. Vos constatations sont troublantes. Quoique, pour être franc avec vous, le mystère me semble impénétrable. Je ne découvre aucune hypothèse raisonnable. Des terroristes qui éprouveraient une haine égale pour l’Est et l’Ouest ?
  
  - Ce n’est pas impossible, reconnut Coplan.
  
  - Des fous du Moyen-Orient ? Des suppôts de Kadhafi ou des ayatollahs ? Des fanatiques libanais ?
  
  - Oui, seulement comment auraient-ils su que les victimes étaient des agents secrets ? Dans notre cas, j’admets qu’il était facile de supposer qu’un attaché militaire ou naval était un espion. Mais les autres ? Anton Pavlov figurait sur la liste diplomatique de l’ambassade d’Union soviétique à Paris à la rubrique attaché culturel. Et Jefferson Augenthaler à Berlin-Est ? Et Maksim Skobline à Berlin-Ouest ?
  
  - Vous avez raison, concéda Pendleton. A moins qu’ils ne bénéficient du concours de taupes ?
  
  - Peut-être.
  
  - En tout cas, ce sera pour vous une enquête longue et passionnante. Naturellement, mon concours vous est acquis. Vous devriez aussi prendre contact avec Bill Rammke. mon représentant à Berlin-Ouest. Il était déjà en poste lors de ces événements. Je vais vous recommander à lui.
  
  Pendleton se leva et tendit la main.
  
  - Tenez-moi au courant. Je suis très intéressé !
  
  De retour à l'Embassy Row, Coplan coucha sur le papier les renseignements obtenus :
  
  
  
  Anton Pavlov Paris Octobre 85 Dévalisé.
  
  Antoine Seminario Prague Février 86 Non dévalisé
  
  Maksim Skobline Berlin O. Novembre 86 Non dévalisé
  
  Jefferson Augenthaler Berlin E. Janvier 87 Non dévalisé
  
  Thierry Boyeldieu Budapest Mai 90 Non dévalisé
  
  
  
  Soit deux Soviétiques, deux Français, un Américain et, dans l’ordre chronologique, un Soviétique, un Français, un Soviétique, un Américain, un Français. Cet ordre était-il important ? Ainsi, ces quatre premiers meurtres faisaient alterner des agents de l’Est et de l’Ouest. Était-ce un indice ? Mais si l’on poussait le raisonnement dans cette direction, un Soviétique aurait dû s’intercaler entre Jefferson Augenthaler et Thierry Boyeldieu.
  
  Était-ce le cas ? Dans l’affirmative, où ?
  
  Un élément plaidait en faveur d'un K.G.B. subodorant quelque chose : en novembre 1986. Maksim Skobline était retrouvé dans les eaux de la Spree, et le même mois, l’ambassade d’U.R.S.S. à Paris demandait à la D.S.T. de rouvrir le dossier d’Anton Pavlov assassiné au bois de Boulogne.
  
  Assurément, les Soviétiques se doutaient que les choses étaient loin d’être claires. Cependant, depuis novembre 1986, y avait-il eu parmi eux d’autres victimes du même ordre ?
  
  Comme l’avait souligné le commissaire principal Tourain, le fait que le cadavre d’Anton Pavlov ait été dévalisé n’était pas significatif. Un des travestis avait pu le dépouiller de son argent et de ses objets de valeur. Dans cette éventualité, aucune des cinq victimes n’aurait été volée par son assassin.
  
  Conclusion : pas de crime crapuleux ; c’était ce que laissait supposer toute l’affaire.
  
  Autre remarque : le tueur, s’il était unique, était un globe-trotter. Il avait frappé dans cinq villes différentes même si, logiquement, Berlin-Ouest et Berlin-Est n’en formaient qu’une.
  
  Coplan réfléchit. Tueur unique ? Non, conclut-il, c’était peu vraisemblable.
  
  Alors, l’hypothèse formulée par James Jésus Pendleton était-elle la bonne ? Des terroristes venus du Moyen-Orient et éprouvant une haine égale pour l’Est et pour l’Ouest ?
  
  
  
  
  
  Bill Rammke était l’antithèse de son supérieur hiérarchique. Grand, massif, le teint fleuri, il profitait de la température estivale qui régnait dans l’ex-capitale allemande pour se vêtir d’une chemise bariolée à manches courtes et d’un pantalon d’un vert moutarde particulièrement agressif. Coplan se dit qu’il ne dissimulait en rien sa nationalité ni son accent texan, lourd et épais. Sans doute était-ce intentionnel. Le contraire eût été impensable d’un agent occupant le poste qui était le sien.
  
  Bill Rammke avait choisi d’installer son quartier général sur la Potsdamerplatz, face au Mur. comme s’il souhaitait adresser un défi au monde communiste. A présent, compte tenu de la perestroïka et de la glasnost, cette attitude agressive se justifiait moins.
  
  Sans préliminaires, il ouvrit une chemise en toile et tendit à Coplan deux clichés.
  
  - Les blessures mortelles de Jefferson Augenthaler et de Maksim Skobline.
  
  Coplan compara les photos avec ses propres documents. La similitude des plaies était frappante. Il hocha affirmativement la tête, et l’Américain se lança dans une longue tirade.
  
  - C’est sûrement un coup pourri monté par ces enfoirés du Moyen-Orient. Qu’est-ce qu'ils ont encore déniché ? Pourquoi pas un cimeterre ou un yatagan ? Que Langley me laisse faire, et je me charge d’aller couper les couilles de ces bâtards d’ayatollahs et de putes !...
  
  Il poursuivit un bon moment sur le même ton, tant et si bien que son interlocuteur faillit bâiller et se demanda s’il ne tentait pas, en le noyant sous un déluge de considérations vaseuses, de le mener en bateau. A l’inverse de J.J. Pendleton, Rammke pouvait s’irriter de devoir coopérer avec un service concurrent du sien...
  
  Comprenant finalement que sa visite était en effet inutile et que l’Américain ne lui apprendrait rien, Coplan prit congé après les courtoisies et promesses d’usage.
  
  L’après-midi même, il présentait son passeport au nom de Francis Cluny au poste de Checkpoint Charlie, dans la Friedrichstrasse, et posait le pied à Berlin-Est. Plus loin dans la rue, il s’arrêta devant une agence de location de voitures. Là, il fixa son choix sur une Trabant antédiluvienne, qui présentait l’avantage d’offrir un anonymat total et d’exhiber une plaque est-allemande.
  
  - Sehr gut, sehr gut, ne cessa de lui répéter l’employé, ravi d’avoir un client pour cette carcasse en plastique qui, un temps, avait appartenu au parc automobile de la Stasi.
  
  Au volant de son antiquité, Coplan alla tout d’abord réserver une chambre dans un petit hôtel sur le Ku’Damm. Ensuite de quoi il gagna l'Opern-café, un établissement de style viennois situé au pied de l’Opéra. Il eut du mal à y dénicher une table libre, car la terrasse était pleine de garçons et de filles exhibant les vêtements occidentaux achetés à l’Ouest. L’atmosphère était joyeuse et détendue, si bien que l’arrivant savoura le contraste avec les années où il avait connu ces lieux funèbres.
  
  Il passa là le reste de l’après-midi et, vers dix-huit heures, dîna frugalement d’une grosse omelette à la poitrine d’oie fumée arrosée d’une excellente Pilsen.
  
  Le crépuscule tombait lorsqu’il remonta dans sa voiture. A petite vitesse, car il n’avait guère confiance dans la Trabant, il prit la direction du parc de Treptow. Quand il fut parvenu à destination, il se gara aux alentours là où s’était rassemblée, des lustres auparavant, une jeunesse militante et révoltée qui protestait contre les rigueurs de l’État. Depuis, la plupart de ces contestataires avaient émigré, apportant l’indispensable sang neuf à la ville-ectoplasme qu’était Berlin-Ouest, qui menaçait de devenir exsangue à cause du vieillissement de sa population.
  
  Ce soir-là, l’Armée Populaire d’Allemagne de l’Est avait organisé une parade aux flambeaux devant le mémorial soviétique érigé au centre du parc. Privilégiés de l’ancien régime, les militaires entendaient ainsi démontrer qu’ils constituaient encore une force puissante avec laquelle il fallait compter. Effrayés par les projets de fusion entre les deux Allemagnes, ils brûlaient leurs dernières cartouches avec l’espoir que Moscou n’oserait démanteler les armées du Pacte de Varsovie.
  
  De l’avis de Coplan, c’était pure illusion.
  
  Il contourna la masse des soldats et marcha jusqu’à la fontaine qu’avait construite un huguenot français au XVIIIème siècle.
  
  Thilda Kreschmar l’y attendait. Les flammes multicolores des touches passaient et repassaient sur son visage en une frénésie de vives couleurs, lui composant un masque changeant et barbare. Thilda Kreschmar était grande, les cheveux blonds relevés en un chignon sévère, les yeux d'un vert baltique, la silhouette un peu massive. Elle sacrifiait à la mode occidentale, tout comme Karolyi. et s’était vêtue d’une robe élégante signée par un grand couturier parisien. Pessimiste malgré tout quant à l’évolution de la température nocturne, elle avait jeté sur ses épaules un grand châle de laine.
  
  Haut fonctionnaire de la Stasi, alarmée par la prochaine réunion des deux Allemagnes, elle avait raisonné avec une grande lucidité que l’avenir pour elle s’annonçait sous les plus sombres auspices. Cette conclusion tirée, elle avait pris contact avec la D.G.S.E. pour lui offrir ses services qui, assurait le Vieux, ne pouvaient que se révéler éminents. Après dix-huit années passées au sein de la Staatssicherheitsdienst est-allemande, elle connaissait les moindres méandres de cette vaste organisation qui comptait cinq cent mille agents, dont les trois quarts opéraient en Allemagne de l’Est et espionnaient leurs concitoyens.
  
  Ils échangèrent les mots de passe, puis l’Allemande prit familièrement Coplan par le bras, comme s’il s’agissait de son amant, et l’entraîna loin des flambeaux qui crépitaient dans la nuit constellée d’étoiles. Ils suivirent une allée qui serpentait dans le parc et s’assirent sur un banc au bois vermoulu. A l’exception de trois couples d’amoureux s’étreignant avec passion, l’endroit était peu fréquenté.
  
  - Que puis-je faire pour vous ? attaqua aussitôt la femme.
  
  - Nous cherchons à élucider deux meurtres qui ont eu lieu voici plus de trois ans à Berlin, l’un à l’Ouest, l’autre à l’Est.
  
  - Des Français ?
  
  - Non. Un Américain à l’Est, un Soviétique à l’Ouest.
  
  - Vous vous intéressez aux étrangers ? fit-elle, un brin ironique.
  
  - Nous avons nos raisons, répliqua-t-il seulement.
  
  - Un Américain de la C.I.A. et un Soviétique du K.G.B. ?
  
  - Oui. Le premier s’appelait Jefferson Augenthaler, le second Maksim Skobline. Le Russe est mort en novembre 1986 et l’autre en janvier 1987.
  
  Elle hocha la tête pour signifier qu'elle avait enregistré les renseignements puis précisa :
  
  - Je ne suis pas au courant. Il me faut donc consulter les archives. J’aurai la réponse demain. Inutile de nous rencontrer à nouveau, sauf si vous le jugez nécessaire ou avez besoin d’autres informations. Les rendez-vous avec l’adversaire sont toujours périlleux. Maintenant, embrassez-moi, et tâchez d’y mettre du cœur. Nous devons jouer aux amoureux. Les mouchards sont partout, j’en sais quelque chose.
  
  Coplan se prêta volontiers au rôle qui lui était destiné. Prenant l’Allemande dans ses bras, il souda ses lèvres aux siennes. Il constata alors que la bouche de sa compagne envoyait des effluves agréables de slivovic à la prune. Elle s’abandonna contre lui et, peu à peu, glissa sur le banc. Une fois allongée, elle libéra ses lèvres pour murmurer :
  
  - Les gens font l’amour dans ce coin du parc. Agissez de même, pour la vraisemblance...
  
  Le baiser avait enflammé Coplan, aussi obtempéra-t-il sans se faire prier. Leur étreinte fut courte mais intense, au point que le chignon de l’Allemande se défit et que des mèches odorantes vinrent caresser les joues de son partenaire.
  
  Lorsqu’ils revinrent sur terre ce fut à peine si Thilda reprit sa respiration. Elle repoussa son compagnon avec une certaine brusquerie, se redressa et rajusta ses vêtements. Après quoi elle chercha, à la lueur de son briquet, son peigne qui était tombé sous le banc, puis renoua tant bien que mal son chignon.
  
  - C’était sincère ou par complaisance ? questionna-t-elle avec un intérêt certain.
  
  - Sincère, répondit honnêtement Coplan.
  
  Satisfaite, elle ouvrit son sac à main, pêcha à l’intérieur un paquet de Trilochada et utilisa à nouveau son briquet. Coplan grimaça. Il détestait la fumée des cigarettes russes, qu’il comparait à celle d’un conduit de cheminée jamais ramoné. Pour la combattre, il s’empressa d’allumer une des Gülsuyu qu’il avait achetées dans le quartier de Kreuzberg, à Berlin-Ouest, où vivait une importante communauté turque.
  
  - A quel hôtel êtes-vous descendu ?
  
  - Au Kempiski, sur le Ku’Damm. Chambre 107.
  
  - Soyez-y demain entre quatorze et quinze heures, ordonna l’Allemande, de ce ton autoritaire qui devait être le sien lorsqu’elle s’adressait aux agents de la Stasi. Un courrier sûr vous apportera un dossier contenant tous les renseignements que j’aurai pu obtenir.
  
  Elle se leva.
  
  - Raccompagnez-moi en me tenant par la taille. Souvenez-vous, nous sommes amoureux l’un de l’autre. Qui me prouve que ces couples ne sont pas des mouchards appointés par un sous-département de mon Service ? Et je vous assure bien que ce n’est là une réaction de paranoïaque !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  On frappa à sa porte. Il était quatorze heures quarante-deux. Coplan ouvrit. Avec surprise, il découvrit devant lui une caricature d’humanité. Un grand trou d’ombre sous la pommette gauche, un autre remplaçant l’œil droit, la peau collée sur les os, décharné, manchot, l’homme arborait les stigmates tragiques de la Mort dans les danses macabres du Moyen Age. De sa main restante, il tendit une enveloppe en toile ; puis il s’éloigna dans le couloir en boitillant.
  
  Coplan referma. Le courrier devait appartenir à cette cohorte d’anciens de la Wehrmacht, grands blessés de la guerre sur le front russe, que la Stasi employait parce que, sans elle, ils n’auraient eu aucune ressource pour survivre.
  
  Il ouvrit l’enveloppe. Elle contenait deux feuillets dactylographiés. Il en ressortait peu de choses.
  
  Thilda Kreschmar niait que l’assassinat de l’Américain Jefferson Augenthaler ait été commandité par le K.G.B. et exécuté par la Stasi. Peut-être, d’après elle, s’agissait-il d’une opération menée directement par le K.G.B. ou bien d’un crime fortuit.
  
  En tout cas, elle ne signalait pas l’étrangeté de l’arme utilisée, ni le fait que l’agent de la C.I.A. n’avait pas été dépouillé de son argent.
  
  En ce qui concernait Maksim Skobline, elle ne possédait aucun renseignement.
  
  Son rapport était plutôt décevant. Jusqu'à quel degré en outre pouvait-on lui faire confiance ? L’Allemande ne dissimulait-elle pas des éléments essentiels ? Malgré sa nouvelle allégeance, elle restait un triple zéro (Transfuge) qui parvenait mal, sans doute, à se libérer de ses attaches antérieures.
  
  D’où le peu de consistance de son texte ?
  
  Coplan se pencha à nouveau sur ce dernier. Thilda y fournissait tout de même quelques informations sur le séjour à Berlin-Est de Jefferson Augenthaler. Celui-ci jouait alors au peintre d’avant-garde et vivait avec un de ses modèles, une Hongroise nommée Mitzi Gyetval qui avait disparu le lendemain du meurtre de son amant. Il semblait qu’elle n’ait pas été assassinée mais qu’elle ait pris la fuite, en Hongrie ou à Berlin-Ouest. Depuis janvier 1987, plus aucune nouvelle de la jeune femme, une fille de mœurs faciles, soulignait Thilda, qui la soupçonnait de vivre de la prostitution à l’Ouest.
  
  Coplan fut alerté. Une Hongroise ? Voilà qui le ramenait dans le pays où Thierry Boyeldieu avait été tué. Existait-il un lien ?
  
  Cette éventualité était à analyser... plus tard. Pour le moment, il désirait rencontrer à nouveau Thilda, afin d’exiger d’elle de plus amples renseignements. Elle avait probablement décidé de distiller les informations au compte-gouttes, comme le faisaient habituellement les triple zéro.
  
  Sans plus attendre, il composa le numéro de téléphone d’une société d’import-export, où il laissa sur un répondeur le message convenu. Ceci fait, il relut le maigre dossier.
  
  
  
  
  
  Juste de l’autre côté de la porte de Brandebourg s’étendait le « cœur français » de la ville. Le roi Frédéric II, francophile passionné, avait tenu à dessiner lui-même les rues de ce quartier historique, le long desquelles s’aligneraient des façades aux teintes pastel. Il avait ensuite confié l’exécution de ses plans aux descendants des huguenots français chassés par la révocation de l’édit de Nantes. Dans l’esprit de ceux-ci, Berlin devait être la nouvelle Babylone. Aussi ces artisans avaient-ils fait preuve de zèle et d’intelligence, livrant d’un coup le trésor des connaissances techniques accumulées en France pendant des siècles. Et ils avaient créé une véritable capitale à l’emplacement d’un vieux bourg prussien.
  
  Lors de ses séjours à Berlin, Coplan ne manquait jamais d’effectuer un pèlerinage dans ce morceau de France, en regrettant que Louis XIV ait laissé partir à l’étranger les merveilleux artistes qui avaient placé leurs talents au service du futur ennemi.
  
  Cette nuit-là, pourtant, il ne prêta guère attention aux façades pastel. Sa voiture garée dans Unter den Linden, il s’engagea dans le dédale de rues. Bientôt, il arriva à l’adresse qu’il cherchait. L’immeuble, endommagé par les obus soviétiques de 1945, n’avait pas été réparé depuis et tombait en ruine. D’un doigt prudent, le faux Cluny actionna la minuterie. Une lumière chiche éclaira un hall aux murs verdâtres. Les marches de l’escalier, branlantes, grincèrent sous les quatre-vingt-dix kilos du visiteur. Lorsqu’il parvint au deuxième étage, la lumière s’éteignit, et il eut du mal à trouver le bouton permettant de la rallumer. Il escalada ensuite les marches quatre à quatre jusqu'au troisième étage. Deux portes. Sur chacune, le nom du locataire. Il sonna à celle indiquant Greta Schneemann.
  
  Pas de réponse. Il récidiva ; sans plus de succès. Il consulta sa montre-bracelet. L’heure du rendez-vous n’était passée que de trois minutes. Thilda était-elle en retard ?
  
  Il tourna la poignée, et le panneau au bois couturé de cicatrices s’écarta de quelques centimètres. Coplan s’effaça alors contre le mur et, du pied, le repoussa à fond. Puis il passa la main dans la pièce obscure, trouva le commutateur, et une vive lumière révéla un décor monacal. Des murs fraîchement repeints en blanc, un plancher poncé, une table de formica, deux chaises, un tabouret, un portemanteau libre de tout vêtement. C’était tout. L’arrivant entra et referma la porte du talon. Lentement, il marcha jusqu’à celle qui lui faisait face.
  
  Il répéta les mêmes gestes et se raidit lorsqu’une ampoule nue éclaira le corps de Thilda, entièrement vêtu et allongé sur un lit. En même temps, il regretta de ne pas disposer d’une arme, car il reniflait le guet-apens. Il s’avança pour toucher le corps. Il était encore chaud. Les traces violacées sur le cou et les yeux exorbités ne laissaient subsister aucun doute : Thilda était morte, étranglée.
  
  Le bois qui grinçait l’alerta.
  
  D’un bond, il revint dans la première pièce. Ils étaient trois, jeunes et costauds, à se faufiler par la porte d’entrée à la queue leu leu. Ces circonstances accordaient heureusement un délai à Coplan, qui shoota violemment dans la rotule du premier avant de sauter de côté. Les deux autres exhibèrent immédiatement des poignards de commando, mais leur adversaire attrapa une chaise dans chaque main et frappa sans attendre. L’un des pieds éborgna un assaillant, qui ne put retenir un cri de douleur tandis que, de son orbite béante, s’échappaient des filets de sang. Le faux Cluny lâcha aussitôt les sièges et se laissa tomber sur le dos, fauchant des jambes le troisième agresseur, qui s’effondra. Le Français lui emboutit le visage du talon et se propulsa en avant pour lui arracher son arme. Il était temps ! Son premier adversaire se relevait et fonçait sur lui, le poignard à hauteur de la hanche. Coplan le laissa venir puis, au dernier moment, lui décocha un coup de genou pour le déséquilibrer. Ensuite, après un saut de carpe, il lui enfonça sa lame jusqu’à la garde sous l’omoplate gauche et récupéra le couteau qu’il lâchait. Pendant ce temps, le type à qui il avait crevé l’œil s’était enfui.
  
  Il restait donc seul avec son troisième assaillant.
  
  Rendu prudent par l’admirable défense que, mains nues, Coplan avait opposée à l’attaque, ce dernier, encore un peu groggy, sautillait sur place en attendant le moment propice pour attaquer. Il avait récupéré l’arme que le blessé avait lâchée dans sa fuite.
  
  Jouant sur la nervosité de son adversaire, sur son manque de détermination après l’élimination de ses deux compagnons, le faux Cluny, à trois mètres, les genoux pliés, attendait l’assaut.
  
  Les nerfs du tueur lâchèrent et, soudain, il bondit sur Coplan qui, cette fois encore, se laissa tomber à terre. Là, il leva les jambes pour accueillir son agresseur puis le propulser par la fenêtre ouverte.
  
  Un hurlement horrible monta de la cour. Le vainqueur frissonna. Il ne ferait pas bon s’éterniser ici. Abandonnant son poignard, il fouilla le cadavre de l’homme pour lui confisquer son portefeuille puis se rua dans la chambre, où il rafla le sac à main de Thilda posé au pied de la table de nuit.
  
  Enfin, il détala et dévala les marches, son butin à la main. Dans la cour, des fenêtres s’ouvraient et des gens s’interpellaient. En un bond, le fuyard fut dans la rue, et il regagna en hâte sa Trabant. Celle-ci hésita à démarrer, ce qui lui procura quelques sueurs froides. Mais finalement, en hoquetant, elle accepta de se soumettre. Il se dirigea alors vers la Friedrichstrasse. Quand il y parvint, il prit la suite des cars de touristes qui, en file, attendaient leur tour pour passer le contrôle de Checkpoint Charlie. Cela lui donna le temps de fouiller le portefeuille et le sac.
  
  Le mort appartenait bien à la Stasi, mais ses affaires étaient inintéressantes, tout comme celles de Thilda. Sauf, en ce qui concernait cette dernière, une mention à la page du jour dans un petit agenda de poche : Pour Francis Cluny, voir Karl Zimmermann.
  
  Il arracha la page et la brûla dans le cendrier de la voiture. Puis, profitant de l’arrêt de la file, il alla jeter dans une poubelle le sac à main et le portefeuille.
  
  Qui était Karl Zimmermann ? Comment le retrouver ? A ce sujet, Coplan se sentait pessimiste. Il existait des milliers d’homonymes en R.D.A., en R.F.A., aux États-Unis et, plus généralement, un peu partout dans le monde...
  
  Et que signifiait la mort de Thilda ? Était-elle liée à sa trahison en faveur de la D.G.S.E. ou plutôt aux recherches qu’elle avait effectuées dans les archives de la Stasi au sujet des assassinats de Jefferson Augenthaler et de Maksim Skobline ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Coplan scrutait chaque colonne des quotidiens de Berlin ceux de l’Ouest comme ceux de l’Est. Pas une ligne, pas un mot sur le sanglant combat de la veille et sur le meurtre de Thilda Kreschmar.
  
  Le conclusion était facile à tirer : la Stasi étouffait l’affaire. Attitude qui accréditait la thèse d’un assassinat qu’elle avait organisé en raison de la trahison de l’Allemande, dont le contact, en l’occurrence le faux Cluny, avait également été condamné à mort. Les trois sbires, malheureusement pour la Centrale est-allemande, n’avait pas eu l’opportunité d’exécuter la sentence.
  
  Les lieux de l’affrontement avaient dû être promptement nettoyés, et les voisins priés de se taire sous peine de représailles. Malgré les projets de fusion entre les deux Allemagnes, la pression qu’exerçait la Stasi sur la population demeurait lourde.
  
  Consciencieux, comme à l’accoutumée, Coplan passa à nouveau en revue la pile de journaux afin de s’assurer qu’il n’avait pas sauté malencontreusement un entrefilet ayant trait au drame de Berlin-Est.
  
  Il ne trouva rien. En tout cas, un fait était certain, la lame en forme de cœur n’avait été utilisée par aucun des protagonistes.
  
  Restaient les renseignements fournis par Thilda :
  
  1®) Mitzi Gyetval, la Hongroise, modèle du « peintre » Jefferson Augenthaler et qui avait disparu le lendemain du meurtre de son amant. Était-elle retournée en Hongrie ? Vivait-elle à Berlin-Ouest ou dans un autre pays occidental où elle se livrerait à la prostitution ? Mystère.
  
  2®) Karl Zimmermann. Qui pouvait-il être ?
  
  Coplan se leva, repoussa les quotidiens et marcha de long en large dans la chambre tout en planifiant ses prochains mouvements. Bien que Bill Rammke, le représentant de la C.I.A. à Berlin-Ouest, n’ait guère témoigné de sa volonté de coopérer, il serait peut-être possible de lui extorquer quelques informations sur Mitzi Gyetval.
  
  Le Français alla donc lui rendre visite. Lorsqu’il arriva, l’Américain arborait une expression renfrognée dont il ne douta pas d’être la cause.
  
  - Vous vous souvenez d’une Hongroise qui servait de modèle au peintre d’avant-garde dont Jefferson Augenthaler assumait le rôle ? attaqua « Cluny ». Selon toutes probabilités, elle était aussi sa maîtresse. Elle a disparu le lendemain de la mort de votre homme. Elle s’appelait Mitzi Gyetval...
  
  Rammke haussa les épaules.
  
  - Probablement liquidée par la Stasi, si elle savait quelque chose.
  
  Ayant décidé de ne pas évoquer les liens qui unissaient la D.G.S.E. à Thilda Kreschmar, Coplan ne pouvait en conséquence aborder les événements qui avaient conduit à la mort de l’Allemande, ni les hypothèses qu’elle avait émises. Malgré tout, il questionna :
  
  - Cette Mitzi Gyetval n’est pas sous votre protection à Berlin-Ouest ou ailleurs ?
  
  - Je ne gère pas une maison de retraite pour les ex-maîtresses de mes agents, répondit sèchement l’Américain.
  
  Coplan changea aussitôt de sujet:
  
  - Karl Zimmermann, ça vous dit quelque chose ?
  
  - A quoi vous jouez ? A un jeu télé ? Karl Zimmermann... C’est comme si vous me demandiez si je connais un John Smith aux États-Unis ou un Jean Dupont en France.
  
  C’était aussi l’avis du visiteur.
  
  - Soyons sérieux, mon vieux ! conclut Rammke, mettant fin à l’entretien. J’ai plein de boulot, moi, vous savez !
  
  
  
  Après avoir rendu compte au Vieux, son subordonné prit dans l’après-midi l’avion pour Budapest. Dès son arrivée, il téléphona au commissaire Karolyi :
  
  - J’aimerais vous rendre votre invitation à dîner.
  
  - Quel bon vent vous amène ? s’enquit, surpris, l’officier de l’A.S.
  
  - La nostalgie du beau Danube bleu.
  
  Le Hongrois étouffa un léger rire.
  
  - Où et quand ?
  
  - Au Gold Fassl à vingt heures ?
  
  - D’accord.
  
  Coplan déposa ses bagages à l’hôtel, se doucha, se changea et s’en alla flâner en attendant l’heure du rendez-vous.
  
  Perestroïka oblige, des échafaudages cernaient le dôme du Parlement : des ouvriers déboulonnaient l’étoile rouge de quatre cents kilos, dernier symbole d’un passé révolu, qui en avait orné la flèche durant quatre décennies.
  
  Le Français quitta la paisible et résidentielle Buda par le pont Szechenyi, traversant le Danube pour gagner la rive gauche. Là se dressait Pest, avec ses quartiers des affaires et des loisirs, ses rues à shopping, ses théâtres et ses musées, mélange des architectures les plus diverses qui appelait à la nostalgie. Quelques minarets, dispersés au détour des artères, rappelaient la domination turque de cent cinquante ans qu’avait subie le pays.
  
  A vingt heures, Coplan, qui était repassé à Buda entrait, au Gold Fassl. Il contourna l’inévitable orchestre de tziganes, s’assit à une table et inspecta la salle. Elle était presque déserte. Cinq minutes plus tard, Karolyi arrivait, calme, souriant et détendu. Son compagnon ne tarda guère à l’informer, devant un verre de Badacsonyi Kéknyelü, des raisons qui l’avaient incité à revenir dans la capitale hongroise. L’homme de l’A.S. se figea à la mention du nom de Mitzi Gyetval.
  
  - Vous la connaissez ? questionna Coplan, le cœur battant.
  
  - Gyetval n’est pas un nom très répandu, biaisa Karolyi.
  
  - Que savez-vous sur celle à laquelle vous pensez ? insista son interlocuteur.
  
  Le commissaire plongea sa fourchette dans son goulasch en baissant les yeux.
  
  - Très jolie fille, répondit-il avec quelque réticence. Entre vingt-cinq et vingt-huit ans. A dix-sept ans, elle a été chassée des Jeunesses Communistes, ce qui a eu pour effet de la brouiller avec son père et sa mère, des militants fanatiques. Alors, elle a erré dans le milieu des artistes et des intellectuels contestataires en changeant chaque soir d’amant. Elle était modèle pour peintres, ce qui lui faisait un peu d’argent. Un jour, elle a suivi à Berlin-Est un contestataire de R.D.A. qui, je crois, a été jeté en prison. En tout cas, quelque temps plus tard, elle est revenue ici. C’est là qu’elle a tapé dans l’œil du ministre du Commerce, qui l’a prise sous son aile protectrice. Depuis, elle vit cloîtrée.
  
  - Cloîtrée ?
  
  - Le ministre est très amoureux et très jaloux. Une situation somme toute banale. Il occupe le dernier étage d’un immeuble de très haut standing sur la place Vörösmarty ; réservé aux membres de la nomenklatura. Le super-luxe, hall en marbre de Carrare, liftier, portiers galonnés. En tout cas, cette Mitzi Gyetval n’a pas le droit de sortir. Tout ce dont elle a besoin lui est livré. J’ignore ce qu’elle pense de cette situation. Vous croyez qu’il s’agit de la même personne ?
  
  - Sans aucun doute.
  
  Le policier s’arrêta de manger et posa sur son commensal un regard méfiant.
  
  - Je suppose que vous avez fait la relation géographique entre cet immeuble et celui où Thierry Boyeldieu a trouvé la mort. Ils sont tous les deux situés sur la place Vörösmarty.
  
  - J’y ai pensé, en effet.
  
  - Ce n’est peut-être qu’une coïncidence ?
  
  - Bien sûr !
  
  - Quel élément vous a mis sur la piste de cette Mitzi Gyetval ?
  
  Coplan fut obligé de travestir la vérité :
  
  - Thierry Boyeldieu, selon nos archives, était en contact avec elle à Berlin-Est en janvier 1987.
  
  Il ne risquait pas d’être démenti sur la date puisque Jefferson Augenthaler avait été assassiné à cette époque. Mais Karolyi était-il au courant de ce meurtre ? Livrait-il seulement une partie des renseignements en sa possession, comme probablement l’avait fait Thilda Kreschmar ? Depuis qu’un vent de liberté soufflait sur l’Europe de l’Est, les services secrets des pays satellites de l’Union soviétique jouaient un jeu subtil en ménageant la chèvre et le chou.
  
  
  
  
  
  La pluie tombait sur Budapest, et les eaux du Danube montaient à l’assaut des piliers des six ponts qui l’enjambaient. C’était une bruine serrée, insistante, désolée et cruelle qui, comme un suaire, recouvrait la ville en dégringolant d’un ciel bas.
  
  Elle tombait depuis quatre jours.
  
  Depuis quatre jours, Coplan était le plus fidèle client de la pâtisserie-confiserie Gerbaud, sise place Vörösmarty. Il prenait place en début d’après-midi dans le salon de thé, à une table disposée près de la vitrine, et commandait un capuccino accompagné des délicieux gâteaux de la maison, kouglofs ou strudels. A partir de ce moment-là, il ne détachait plus le regard de l’immeuble d’en face où résidaient Mitzi Gyetval et le ministre du Commerce. En cette ère de libéralisation économique, ce dernier était très occupé. Le matin même, il était parti à Bruxelles s’entretenir avec les pontes du Marché Commun. Il ne reviendrait que dans une semaine. Néanmoins, sa maîtresse n’en profitaient pas pour sortir un peu. Les gardiens, avait assuré Karolyi, veilleraient à cela. Et puis après tout, peut-être trouvait-elle du plaisir à cette séquestration ?
  
  Ce jour-là, Coplan, que l’inaction déprimait, décida qu’il était temps d’agir. Il jeta un coup d’œil autour de lui. La clientèle habituelle: vieilles dames en fourrure, toutes perles dehors ; élégantes au borsalino couleur Coca-Cola, plastronnant dans le décor viennois théâtral et suranné ; jeunes filles en jeans et blousons de cuir, le verbe haut et les hanches ondulantes. Il n’avait décidément rien à faire ici.
  
  Quittant l’établissement après avoir réglé son addition, il releva le col de son imperméable, ajusta son chapeau de pluie et, sous les rafales pénétrantes, gagna Vaci, la rue piétonnière le long de laquelle s’alignaient d’opulentes boutiques. Il entra dans l’une d’elles, qui proposait des articles de sport et où il choisit des baskets, un survêtement et un anorak bleu électrique à capuchon. Puis il repartit pour son hôtel.
  
  A la nuit tombée, vêtu de ses emplettes, il s’embusquait dans le square qui occupait le centre de la place Vörösmarty. L’endroit était désert. La statue du poète Mikhaïl Vörösmarty, engoncée dans la bâche qui la protégeait de la pluie, semblait un fantôme. Autour de la fontaine, les lions en bronze plongeaient dans le repos nocturne.
  
  Ponctuel, fidèle à ses habitudes, le joggeur sauta sur le trottoir. Son souffle s’épuisait, son anorak bleu électrique était trempé, et ses baskets produisaient sur l’asphalte des bruits mouillés.
  
  Bondissant de derrière son tronc d’arbre, Coplan attrapa l’homme à la gorge, lui enfonça de sa main libre l’aiguille de sa seringue dans l’épaule et poussa aussitôt le piston. L’arrivant s’effondra dans ses bras.
  
  Coplan le tira le plus vite possible vers la statue du poète, remerciant intérieurement feu Thierry Boyeldieu, dont la prévoyance et le matériel venaient de lui être d’un grand secours. Puis il recouvrit soigneusement le corps inerte avec la bâche afin de le dissimuler et réalimenta sa seringue.
  
  De retour sur le trottoir, il entreprit d’imiter la course essoufflée de celui qu’il venait d’endormir. Sa victime, qui habitait l’immeuble dans lequel résidaient le ministre du Commerce et Mitzi Gyetval, devait être un haut fonctionnaire du régime. Tous les soirs, à la même heure, l’homme partait faire son jogging ; il rentrait une heure et demie plus tard. Depuis quatre jours, à cause de la pluie, il portait sur son survêtement un anorak bleu électrique dont il relevait le capuchon, dans lequel ses traits disparaissaient à demi. Coup de chance pour Coplan, ce joggeur obstiné était approximativement de sa taille...
  
  L’arrivant grimpa quatre à quatre les marches du perron et sonna. Le portier en uniforme l’inspecta à travers la vitre qui, grâce à la marquise, était protégée de la pluie. Reconnaissant sa silhouette, il ouvrit la lourde porte.
  
  - Bonne promenade, monsieur Gerö ?
  
  Son vis-à-vis répondit par un grognement.
  
  A l’autre extrémité du hall, les portes de la cabine d’ascenseur étaient ouvertes. Dérapant légèrement sur le marbre de Carrare, le nouveau venu courut dans cette direction : il devait se conformer à l’image du joggeur qui n’interrompt sa course que pour se dévêtir.
  
  Le liftier apparut sur sa gauche.
  
  - Bonne promenade, monsieur Gerö ?
  
  Coplan lâcha un nouveau grognement, s’engouffra dans la cabine, se tourna vers le fond et sortit de sa poche un mouchoir pour se moucher bruyamment. Petit alibi pour rester muet...
  
  - Faut faire attention par ces temps-là, remarqua le liftier en pressant le bouton. Y a des rhumes qui guettent. Pas plus tard qu’hier soir, ma gosse est tombée malade. Elle n’arrêtait pas de tousser. Ma femme et moi, on a passé une nuit blanche.
  
  Au quatrième étage, l’ascenseur s’arrêta et Coplan se rua sur le palier. Il s’y figea aussitôt et eut une fois encore recours à son mouchoir, car il ignorait s’il devait tourner à droite ou à gauche.
  
  Quand la cabine repartit, après un tonitruant Bonne nuit, monsieur Gerö, il examina les alentours. Une double porte sur la droite, la même sur la gauche. Il soupira d’aise : une plaque en cuivre ornait celle de gauche. Monsieur et madame Szabo, lut-il en approchant. Ce n’était pas la bonne. Il alla donc sonner à l’autre. Une petite femme boulotte vint ouvrir.
  
  - Mais tu es tout mouillé, mon chéri, tu vas prendre mal !
  
  La main de l’arrivant jaillit de sa poche, prolongée par sa seringue, et plongea vers le cou de l’inconnue. En même temps, profitant de la stupeur de sa victime, il la repoussait, entrait et refermait derrière lui. La femme, les yeux vitreux, titubait déjà. Il l’allongea sur la moquette, réapprovisionna sa seringue et visita rapidement les lieux, avançant sur la pointe des pieds.
  
  Par chance, l’appartement était vide. Sans perdre une seconde d’un temps précieux, Coplan en ressortit et emprunta l’escalier pour rejoindre le septième et dernier étage.
  
  Après son coup de sonnette, il dut attendre deux bonnes minutes avant de voir le panneau s’écarter.
  
  - Monsieur Gerö ? Que puis-je faire sur vous ?
  
  La voix, bien qu’étonnée, était chaude et caressante. Celle à qui elle appartenait avait passé un déshabillé vaporeux qui ne laissait rien ignorer de ses formes voluptueuses et de ses seins guerriers. Les pans d’un châle indien négligemment jeté sur ses épaules lui caressaient le haut des cuisses. Quant au visage, il était certes joli mais un peu fade. Les yeux de faïence reflétaient une curiosité polie, rien de plus, et les pieds chaussés de babouches turques remuaient avec impatience sur la moquette sang-de-bœuf.
  
  Coplan repoussa son capuchon et poussa la porte afin de pénétrer dans l’appartement.
  
  - Je suis un ami de Jefferson Augenthaler, souffla-t-il en allemand.
  
  Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent et elle n’eut pas la présence d’esprit de protester contre cette intrusion. Sans précipitation, pour la rassurer, il referma la porte. Puis il arbora son sourire le plus charmeur.
  
  - Jeff n’avait pas menti, vous êtes vraiment ravissante. Il était très doué pour dénicher de vraies beautés... Vous êtes seule ?
  
  Elle ne répondit pas. Ses yeux froids dévisageaient l’intrus comme s’il ressuscitait un passé désagréable.
  
  - Vous êtes ravissante mais aussi très silencieuse, reprit-il d’un ton badin.
  
  - Vous n’avez jamais rencontré de femmes silencieuses ? renvoya-t-elle avec agacement.
  
  - Si, mais elles étaient en réanimation.
  
  Cet humour noir arracha un sourire à la jeune femme, qui se détendit.
  
  - Oui, je suis seule, et après ?
  
  Il alla tâter le radiateur, lequel était chaud, et ôta son anorak pour le faire sécher.
  
  - Vos baskets vont ruiner ma moquette! protesta-t-elle.
  
  Il se déchaussa et posa les baskets sur l’anorak.
  
  - Ne vous gênez pas, commenta-t-elle d’un ton aigre.
  
  - L’assassin ne s’est pas gêné, avec Jeff ! riposta-t-il.
  
  - Mais je n’y suis pour rien ! s’exclama-t-elle avec force.
  
  - Calmez-vous et laissez-moi vous expliquer. Depuis janvier 1987 j’enquête sur la mort de Jeff. Croyez-moi, ça m’a coûté du temps et de l’argent, surtout pour vous retrouver. Vous êtes le témoin de ses dernières heures et vous avez disparu le lendemain de son assassinat. Pourquoi ?
  
  Elle se dirigea vers le téléphone, mais Coplan l’immobilisa au passage.
  
  - Je vous en prie, aidez-moi ! Jeff était un ami d’enfance... Vous avez vécu avec lui, vous éprouviez forcément quelque chose pour lui. Est-ce qu’il n’en reste rien ?
  
  Elle hésita et son regard se voila. Voyant qu’elle faiblissait, il la noya sous un déluge de prières.
  
  - Ne me dites pas que j’ai fait tout ce long chemin pour rien ! conclut-il.
  
  Elle secouait la tête.
  
  - Je ne sais rien, assura-t-elle.
  
  - Pourquoi vous êtes-vous enfuie ?
  
  - J’avais peur.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  Ses traits se raffermirent et elle repoussa le visiteur.
  
  - J’avais découvert que Jeff était un espion, et sans doute en êtes-vous un aussi ! assena-t-elle.
  
  - Je vous jure bien que non ! A votre avis, on a assassiné Jeff parce qu’on le soupçonnait d’être un espion ?
  
  - Sûrement.
  
  - La Stasi ?
  
  Elle frissonna et un éclair de peur traversa son regard.
  
  - Qui d’autre ?... Et ils m’auraient tuée aussi si je l’avais accompagné au spectacle, ce soir-là. Seulement le Bolchoï et ses danses, très peu pour moi : je déteste tout ce qui est russe ! Finalement, c’est ce qui m’a sauvé la vie... Nous serions allés ensemble nous promener sur les rives de la Spree - il adorait ça, même en plein hiver - et les tueurs n’auraient pas laissé courir un témoin oculaire ! Ils m’auraient liquidée, tout simplement !
  
  Coplan passa l’heure suivante avec Mitzi Gyetval, mais elle n’en démordit pas. Pour elle, c’était un crime commis par la Stasi, et elle en ignorait les tenants et les aboutissants. Sauf qu’il était dû au fait que Jefferson Augenthaler était un espion américain.
  
  - Avez-vous déjà été confrontée à des armes blanches ? questionna finalement Coplan.
  
  Elle parut stupéfaite.
  
  - Vous voulez dire un couteau ?
  
  - Une lame en forme de cœur. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ?
  
  Elle éclata d’un rire nerveux.
  
  - C’est une plaisanterie ?
  
  - Absolument pas.
  
  Il la dévisageait intensément, pessimiste malgré tout. Elle ignorait tout de cette lame étrange, il le sentait. Aussi décida-t-il de ne pas poursuivre sur le sujet. Visiblement, elle ne lui apprendrait rien. Alors qu’il réfléchissait, elle céda soudain à la panique :
  
  - Mais qu’est-ce que vous voulez, à la fin ? Où est M. Gerö ?
  
  Et elle se rua brusquement sur le téléphone en hurlant. La droite de son compagnon la cueillit au menton, l’envoyant rouler sur la moquette et la seringue fit à nouveau son office. Ensuite, Coplan rechaussa ses baskets, repassa son anorak, en rabattit le capuchon sur son front et quitta l’appartement. Pour rejoindre le rez-de-chaussée, il emprunta l’escalier.
  
  Le liftier sommeillait sur une chaise, tandis que les gardiens et le portier disputaient une âpre partie de cartes. Le dernier se contenta d’un commentaire surpris :
  
  - Vous ressortez, monsieur Gerö ?
  
  Coplan dévalait déjà les marches sous la marquise et prenait pied sur le trottoir. A présent, il convenait de bluffer, décida-t-il. Il courut sous la pluie battante jusqu’à l'Atrium Hyatt, où il s’enferma dans sa chambre pour se changer et téléphoner à Karolyi. En raison de l’heure tardive, le commissaire n’était plus dans les bureaux de l’A.S. Coplan parvint cependant à le joindre à son domicile.
  
  - J’ai fait une grosse bêtise, annonça-t-il sans préambule. Pouvez-vous venir me voir à mon hôtel ?
  
  Quand le Hongrois fut là, il lui conta par le menu les événements de la soirée. Son interlocuteur blêmissait à vue d’œil.
  
  - Vous y êtes allé fort, reprocha-t-il.
  
  - L’assassin de Thierry Boyeldieu aussi, répliqua Coplan.
  
  Les sourcils froncés, Karolyi réfléchissait. Le verdict tomba bientôt de ses lèvres :
  
  - Je ne vois qu’une solution : fichez le camp d’ici au plus vite ! Vous avez un avion pour Vienne à sept heures du matin. Il part toujours à moitié vide. Prenez-le et faites-vous oublier !
  
  - C’est promis, assura Coplan, soulagé.
  
  La main sur le bouton de la porte, son collègue se retourna.
  
  - Finalement, vous avez fait chou blanc?
  
  - J’en ai bien peur.
  
  L’autre sourit, satisfait.
  
  - Si nous, nous n’avons rien trouvé, ce n’est pas vous qui améliorerez le score.
  
  - J’en suis conscient, déclara le Français pour lui faire plaisir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Découragé, Coplan se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Il venait de consulter les fichiers électroniques de la D.G.S.E. et de la D.S.T. Ils comptaient 253 Karl Zimmermann. Un mélange hétéroclite. Des espions de tous bords, des trafiquants d’armes, des agents doubles, triples, quadruples, d’autres soupçonnés de l’être, des scientifiques, un professeur d’université à Strasbourg, un officier de la Légion étrangère, des diplomates, deux fonctionnaires du Marché Commun à Bruxelles et quatre du gouvernement de Bonn, quelques industriels en relation avec Moscou, des Allemands naturalisés britanniques ou américains, des conseillers militaires au Proche-Orient, des terroristes, des tueurs à la solde de Kadhafi ou des ayatollahs...
  
  Un inventaire à la Prévert. Et Coplan n’était même pas certain que le Karl Zimmermann évoqué par Thilda Kreschmar figure dans la liste. Si ce n’était pas le cas, il s’agissait peut-être d’un mercenaire œuvrant pour les fanatiques islamiques du Proche ou du Moyen-Orient, ce qui confirmerait les soupçons de Pendleton. Des terroristes qui éprouveraient une haine égale pour l’Est et l’Ouest ?
  
  Coplan grimaça. Malheureusement, les tueurs nommés Karl Zimmermann au service des fous plastronnant à Tripoli, Téhéran ou ailleurs, étaient au nombre de dix-sept, et personne ne semblait très bien savoir où ils se trouvaient présentement. Certains se terraient sans doute dans des capitales européennes, d’autres préférant quelque camp d’entraînement perdu au fond du désert, mais on ne savait rien de précis.
  
  Il établit une liste de ces mercenaires et la porta au colonel directeur des enquêtes, en le priant de chercher à localiser les suspects. Puis il en fit amener un double au commissaire principal Tourain, en présentant la même requête.
  
  Depuis son retour de Budapest, néanmoins, une pensée le tracassait : et si les victimes de cette lame en forme de cœur ne se limitaient pas à Anton Pavlov, Antoine Seminario, Maksim Skobline, Jefferson Augenthaler et Thierry Boyeldieu ? Il fallait en avoir le cœur net.
  
  Le soir même, après avoir pris rendez-vous par le biais de l’ordinateur, il prenait un vol d’Air France à destination de Londres.
  
  Le lendemain matin, à la première heure, il pénétrait dans le bureau du colonel Lazaridos, adjoint au patron du Spécial Intelligence Service britannique. Il lui exposa le motif de sa visite.
  
  Lazaridos, prototype du séducteur latin à la vêture voyante, ne l’en écouta pas moins avec une impassibilité flegmatique toute britannique.
  
  Lorsque son interlocuteur eut terminé, il lui offrit un havane et en prit également un, qu’il chauffa à la flamme de son briquet en or après en avoir coupé l’extrémité ; tout cela avec des gestes précis et minutieux, les yeux pieusement baissés, tel un prêtre officiant dans son église. Enfin, quand il eut tiré la première bouffée avec un plaisir extatique, il avoua :
  
  - Une mésaventure identique nous est arrivée.
  
  Coplan savoura le terme « mésaventure ».
  
  - Vraiment ? encouragea-t-il.
  
  Lazaridos se cala confortablement dans son fauteuil et posa les pieds sur un classeur métallique.
  
  - En décembre 1988, à Bucarest, c’est-à-dire à l’époque où sévissait encore ce tyran de Ceausescu, un de nos agents a été assassiné dans son appartement de la Strata Sofia...
  
  - Qui était-ce ?
  
  - Duff Morgan, troisième secrétaire à notre ambassade. Naturellement, il s’agissait là d’une couverture. L’autopsie a révélé que l’arme du crime présentait une lame en forme de cœur. La Securitate roumaine a affirmé qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre homosexuels et qu’elle connaissait le meurtrier. Quelques jours après la mort de Duff Morgan, elle a amené nos envoyés à la morgue d’un hôpital de la capitale, pour leur montrer le cadavre d’un très beau jeune garçon. Les Roumains ont juré leurs grands dieux que c’était le coupable. Abattu au moment où il tentait d’échapper à l’arrestation. Very convenient, vous en conviendrez. Évidemment, nous n’avons pas été dupes. Morgan était tout le contraire d’un homosexuel. En fait, il haïssait les pédérastes et les invertis. Quand l’un d’eux essayait de le draguer, il devenait violent. C’est même pour ça qu’il était à Bucarest : en 1986, à Zurich, il avait étranglé un travesti qui l’avait racolé, et nous avions dû nous dépêcher de le changer de poste. Qui plus est, il a été tué dans l’entrée de son appartement, juste derrière et face à la porte, comme s’il venait d’ouvrir à quelqu’un de sa connaissance. Nous n’avons pas cherché très loin : pour nous, l’affaire était lumineuse. Il s’agissait d’un assassinat perpétré par la Securitate. A l’époque, Bucarest était terrible. Ceausescu devenait de plus en plus impitoyable, comme s’il sentait que sa fin approchait, et la répression était aussi sanglante qu’aveugle. Elle n’épargnait certes pas les agents de renseignements. Bref, relativement à ce meurtre, nous avons pris les mesures qui s’imposaient.
  
  - Lesquelles ?
  
  - Nous avons fait fabriquer chez un artisan discret une dague dont la lame reproduisait celle qui avait tué Duff Morgan, puis nous avons signé l’arrêt de mort d’un faux réfugié politique roumain, Chivu Groza, qui était en réalité un capitaine de la Securitate. Nous l’avons exécuté dans l’East End au début d’avril 1989. Nous étions sûrs que ces représailles étaient motivées et que Bucarest comprendrait le message que nous lui transmettions par le biais de cette arme.
  
  - Duff Morgan avait été dévalisé ?
  
  - Non.
  
  - Pourquoi, à votre avis, la Securitate aurait-elle utilisé une lame aussi caractéristique que celle qui a tué votre agent ?
  
  - Au temps de Ceausescu, les Roumains étaient un peu tordus. Ils cherchaient à innover dans l’horreur.
  
  - Et à la lumière des renseignements que je viens de vous fournir, votre optique reste la même ?
  
  - Certainement pas ! se récria le Britannique. Je vois à présent les choses sous un jour nouveau. Le problème, c’est que moi aussi, je nage dans le brouillard. Votre thèse de terroristes du Moyen-Orient qui haïraient autant l’Ouest que l’Est me séduirait assez : c’est la seule explication possible. D’autant que ces gens-là, comme les Roumains de Ceausescu, sont assez tordus pour porter leur choix sur une arme disons... inhabituelle, surtout si elle a pour eux valeur de symbole. Quel symbole ? me direz-vous. Ma foi, c’est difficile à dire. Sans doute quelque chose de très ancien, et nous autres, occidentaux chrétiens, que savons-nous du passé de l’Islam ? En réalité, nous ne nous y intéressons même pas !
  
  Le colonel Lazaridos ramena ses pieds sur le plancher et écrasa son cigare dans le cendrier en onyx.
  
  - Écoutez, mon cher, reprit-il, je vous promets de pousser les investigations dans cette direction. Ici, nous n’aimons pas que l’on tue nos agents, et c’est la raison pour laquelle nous avons éliminé Chivu Groza. Il apparaît qu’en voulant venger Morgan, nous nous sommes trompés de cible. Je vous jure bien que nous allons rectifier le tir... Enfin, quoi qu’il arrive, je vous tiendrai informé.
  
  Coplan prit congé, après avoir posé une ultime question :
  
  - Karl Zimmermann, ça vous dit quelque chose ?
  
  Le Britannique parut amusé.
  
  - C’est comme une aiguille dans un tas de foin. Ce nom-là est aussi répandu qu’un bon whisky en Écosse, vous savez.
  
  Coplan ressortit du 21 Queen Ann’s Gate, releva le col de son imperméable et mit son chapeau. La pluie londonienne lui rappelait celle de Budapest.
  
  Les vides se comblaient, calcula-t-il, et la liste s’allongeait. Il la reconstitua dans sa mémoire :
  
  
  
  Anton Pavlov Paris Octobre 85
  
  Antoine Seminario Prague Février 86
  
  Maksim Skobline Berlin/O. Novembre 86
  
  Jefferson Augenthaler Berlin/E. Janvier 87
  
  Duff Morgan Bucarest Décembre 88
  
  Thierry Boyeldieu Budapest Mai 90
  
  
  
  Deux Français, deux Soviétiques, un Américain et un Britannique, abattus semblait-il sans que les coupables se tiennent à un plan préétabli : les meurtres étaient séparés par deux à vingt et un mois et géographiquement très dispersés, ce qui supposait de gros moyens. Toutefois, les pays de l’Est étaient « favorisés » : Tchécoslovaquie, R.D.A., Roumanie et Hongrie, contre France et R.F.A. Encore fallait-il ne pas trop s’attarder sur ce dernier cas : il était facile de passer d’un côté du mur à l’autre, à Berlin. Les tueurs semblaient donc plus enclins à opérer à l’Est. Néanmoins, Coplan se souvenait de l’hypothèse qui lui était venue à l’esprit après sa rencontre avec James Pendleton. Si l’on admettait qu’une victime de l’Est alternait avec une victime de l’Ouest, qui s’était intercalé entre Jefferson Augenthaler et Duff Morgan, puis entre ce dernier et Thierry Boyeldieu ? Et dans quelle partie du monde ? Tous les crimes dont il avait connaissance avaient eu pour cadre l’Europe. Était-ce le cas des autres, si autres il y avait ?
  
  Et le K.G.B., alerté par les meurtres identiques d’Anton Pavlov et de Maksim Skobline, suivait-il une piste parallèle à la sienne ? Dans cette éventualité, les Russes comptaient quelques encolures d’avance !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Ni le colonel de la D.G.S.E. en charge des enquêtes, ni le commissaire principal Tourain n’avaient encore fourni de renseignements sur les dix-sept Karl Zimmermann au service du Moyen-Orient. Aussi Coplan s’était-il penché à nouveau sur le dossier Thierry Boyeldieu.
  
  Un détail du rapport d’autopsie attira son attention :
  
  ... La lame a entraîné avec elle jusqu’au ventricule gauche quelques bribes de tissu noir...
  
  Or, aucun des vêtements que portait l’attaché naval au moment de son meurtre n’était noir. Par acquit de conscience, Coplan vérifia sur-le-champ. Il ne se trompait pas.
  
  S’agissait-il d’une erreur du traducteur ?
  
  Il se rendit aussitôt au service concerné, où le spécialiste du hongrois lui confirma que cet adjectif était bien inscrit dans le rapport.
  
  Une erreur du médecin légiste, alors ?
  
  Il partit pour le laboratoire où étaient conservés les bocaux contenant les prélèvements de viscères que Budapest avait expédiés à Paris. Le responsable le fit descendre dans un souterrain où étaient entreposées ce qu’il baptisait « les archives ». Il désigna une étagère du doigt.
  
  - Voilà votre client.
  
  Chez ces hommes accoutumés à l’aspect le moins ragoûtant de la mort, la délicatesse n’était pas d’usage.
  
  Coplan fouilla et découvrit cinq pochettes en plastique renfermant des parcelles de tissus de teintes différentes. Chacune portait une dénomination : bleu-violet, gris, parme, noir et blanc. Pour parvenir à cette précision, le médecin légiste avait dû laver ces éléments du sang dont ils étaient imbibés.
  
  Au moment de sa mort, se remémora Coplan, Thierry Boyeldieu était vêtu d’un costume bleu-violet, d’un pull gris, d’une chemise parme et d’un maillot de corps blanc.
  
  La lame avait donc entraîné avec elle jusqu’au cœur des fragments de ces tissus. Mais d’où provenait les fibres noires ?
  
  Il s’empara de la pochette contenant celles-ci et remonta au laboratoire. Le responsable le guettait.
  
  - Vous avez fait vite. Comme les autres. Personne ne reste longtemps dans les parages. Il faut d’ailleurs bien avouer que le spectacle n’est guère plaisant.
  
  Coplan lui tendit le sachet.
  
  - Vous pouvez savoir d’où sort ce tissu ?
  
  
  
  Le surlendemain, il avait la réponse :
  
  - Ces fibres proviennent d’un parapluie fabriqué par la firme bulgare Kravonitza, de Sofia. Voici un exemplaire de cet accessoire. Il est court, le bois du manche est en pin de Rhodope et le tissu uniformément noir, comme vous pouvez le constater. En raison de la pauvreté du pays, Kravonitza n’a pas jugé utile de confectionner des modèles différents pour les hommes et pour les femmes. En quelque sorte, ce parapluie est unisexe. C’est très à la mode.
  
  Coplan examina attentivement l’objet. Fermé, il pouvait facilement dissimuler une arme blanche. Étant donné sa petite taille, il devait permettre de cacher une lame d’environ vingt centimètres.
  
  - Depuis quand Kravonitza fabrique-t-elle ce parapluie ?
  
  - Depuis mars 1982.
  
  Donc, avant le premier meurtre connu, celui d’Anton Pavlov au bois de Boulogne.
  
  - Puis-je vous emprunter cet exemplaire ?
  
  - Naturellement. A condition de me signer une décharge.
  
  De retour à son bureau. Coplan se laissa tomber sur sa chaise avec un soupir. Les choses se compliquaient à plaisir... A la fin des années soixante-dix, il s’en rappelait parfaitement, le D.S. ( Darzhaven Sigurnost : Services Spéciaux bulgares) s’était signalé en assassinant à Londres, en pleine rue, un écrivain contestataire bulgare. Méthode utilisée : un parapluie dont le bout renfermait une seringue hypodermique contenant un poison mortel... Les Bulgares avaient-ils troqué la seringue contre une arme blanche en conservant le parapluie ?
  
  Mais de tout temps, le D.S. avait servi de supplétif au K.G.B. C’était lui par exemple que ce dernier avait chargé de l’assassinat du pape Jean-Paul II. La collaboration entre les deux organismes était donc étroite. Alors pourquoi les Bulgares auraient-ils éliminé Anton Pavlov et Maksim Skobline, des alliés soviétiques ?
  
  A moins que Moscou n’en ait donné l’ordre ? Les deux agents étaient peut-être des taupes au service des Américains ou des Britanniques, voire des deux à la fois ? Mais dans ce cas, James Jésus Pendleton et Lazaridos auraient certainement averti leur collègue français...
  
  C’est alors qu’il se souvint d’Elsa Davikian. Il étudia cette possibilité, et elle lui plut.
  
  Aussi, le jour même, il sautait dans le premier avion à destination de Londres.
  
  Immuable et intimiste, le Royal Flush se logeait à la périphérie de Soho. Un escalier ténébreux plongeait au cœur de l’antre : bar surélevé en pont de paquebot, banquettes en velours corail sobres et douillettes, tables rondes au dessus de faux marbre et aux pieds tarabiscotés typiquement rétro. Hôte attentif à la barbe poivre et sel charmeuse, Neil Midland accueillait là depuis trois décennies le gratin noctambule cherchant à s’amuser. Chez lui, les call-girls jouaient les épouses alors que ces dernières se forgeaient une image de belle de nuit vénale.
  
  Dans un premier temps, Coplan s’installa au bar et commanda un cavalier (Mélange composé d’1/4 de rhum, 1/4 de gin, 1/4 de vodka, 1/4 de tequila et de 7 gouttes de citron ). Morose, sa voisine méditait devant un quart Perrier. Soudain, elle se tourna vers lui pour l’interpeller :
  
  - Vous n’avez pas envie de m’emmener à l’Opéra ? J’ai deux places réservées et mon mari est en discussion d’affaires.
  
  - Désolé, je préfère l’apéro à l’opéra, répondit le Français sur un ton à dessein discourtois, pour décourager la jeune femme et tuer dans l’œuf une éventuelle tentative de drague.
  
  Vexée, son interlocutrice lui tourna le dos après un regard mécontent.
  
  Il n’en demandait pas plus. Après avoir bu son cocktail à petites gorgées gourmandes, en prenant son temps, il profita d’un arrivage et de la bousculade qui s’ensuivit pour se faufiler discrètement jusqu’à l’escalier de service. De là, il grimpa à l’étage où officiait Elsa Davikian, devenue Ellen Davidson.
  
  Celle-ci sursauta en le voyant entrer, puis se détendit en le reconnaissant.
  
  - Comment vas-tu, Frenchie ? Tu n’as pas encore abandonné la barbouzerie, toi ?
  
  - Tu connais le dicton : quand on est barbouze, c’est pour la vie. D’ailleurs, ça vaut pour toi. Si tu n’étais pas un agent double, le D.S. t’aurait liquidée depuis longtemps, assena-t-il avec une brutalité voulue.
  
  Elle eut le bon goût de sourire d’un air indulgent.
  
  - Je te le jure, j’ai décroché, plaida-t-elle néanmoins dans son anglais un peu vulgaire, appris en prison, chantonnant sous l’accent slave.
  
  Elle devait avoir dans les trente-cinq ans, calcula-t-il. Grande, fort belle, le cheveu noir et long, le sein arrogant et la hanche voluptueuse, elle évoquait Shéhérazade par son attitude sensuelle et un brin provocatrice.
  
  Seul membre du commando de Bulgares appréhendé après le meurtre au parapluie, en septembre 1978, elle avait été condamnée à vingt ans de pénitencier. Grâce aux remises de peines successives, elle était cependant sortie en 1987, et elle avait été assignée à résidence à Londres jusqu’à expiration de la sentence. Pour Coplan, cet arrangement signifiait qu’elle travaillait à présent pour la Spécial Branch de Scotland Yard, le département spécialisé dans le contre-espionnage. D’ailleurs, qui d’autre lui aurait déniché cet emploi de disc-jockey au Royal Flush.
  
  Mais parallèlement, n’avait-elle pas été discrètement recontactée par les Services Spéciaux bulgares ? Le Français en était quasi certain.
  
  Après son élargissement de la prison de Dartmouth, il avait été chargé par le Vieux d’interroger Elsa Davikian sur certains suspects bulgares ayant attiré l’attention de la D.G.S.E. Avaient suivi de longs entretiens et, peu à peu, une complicité amicale était née entre la jeune femme et Coplan. Pourtant, malgré tout, la méfiance s’alliait à la sympathie.
  
  Elsa-Ellen alla poser un disque sur la platine. La voix chaude et envoûtante de Sarah Vaughan s’éleva, avec les premières paroles de You May Not Be An Angel.
  
  La Bulgare revint vers son compagnon et lui posa les mains sur les épaules.
  
  - En définitive, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de ta visite, Frenchie ?
  
  Coplan ouvrit son sac et en sortit le parapluie emprunté au laboratoire. Elsa esquissa une moue choquée.
  
  - Il n’a pas plu sur Londres depuis une semaine. C’est un record. Tu vas nous porter la poisse, avec ça !
  
  - Est-ce qu’il est identique à celui utilisé par tes amis en 1978 ?
  
  Elle prit l’accessoire et l’examina avec un intérêt non dissimulé, comme si, douze ans plus tard, elle éprouvait la nostalgie des préparatifs ayant conduit à l’assassinat de l’écrivain contestataire.
  
  - C’est le même, reconnut-elle ensuite. Sauf que celui-ci n’est pas équipé de la seringue et des tiges actionnant son piston.
  
  - Sais-tu si le D.S. remplace parfois cette seringue par une arme blanche ?
  
  - Du style canne-épée ?
  
  - En quelque sorte.
  
  - Je crois que c’est le cas, mais je n’en suis pas sûre. Il y a si longtemps... De toute manière, je n’ai pas vu personnellement un tel instrument. Quoique... Attends... Oui, peut-être, finalement, mais... ce devait être au cours de mes stages d’instruction à l’École d’Asenovgrad.
  
  - As-tu entendu parler de meurtres commis au parapluie-arme blanche ?
  
  - Je ne m’en souviens pas. Pourquoi ?
  
  - Une lame présentant une section en forme de cœur stylisé, ça te rappelle quelque chose ?
  
  Elsa éclata de rire au moment où Sarah Vaughan enchaînait sur le succès de Cole Porter, I’ve Got You Under My Skin.
  
  - Quel barbouze, à Sofia ou à Paris, penserait à tuer avec un cœur ? riposta-t-elle. Pourquoi pas un trèfle à quatre feuilles ou une tête de cobra, pendant que tu y es ?
  
  Puis elle s’arrêta net, et son regard se fit rusé.
  
  - Tu as voyagé jusqu’à Londres uniquement pour ça ? Tu peux m’en dire plus ?
  
  Il secoua la tête.
  
  - Désolé, c’est impossible.
  
  Au bout d’un moment, après d’autres questions, il estima qu’Elsa ne savait rien. Ou que, du moins, il ne pourrait rien en tirer. Aussi rentra-t-il à son hôtel.
  
  Le lendemain, après avoir pris rendez-vous, il alla voir le colonel Lazaridos. D’un air vaguement ennuyé, l’as du Spécial Intelligence Service lui demanda en quoi il pouvait lui être utile.
  
  - Je voudrais une copie de l’arme blanche utilisée par vos hommes pour exécuter Chivu Groza.
  
  Cette fois, l’expression de profond ennui fut évidente dans l’œil noir du Britannique.
  
  - Je ne sais si nous détenons encore l’objet, biaisa-t-il.
  
  Son interlocuteur ne le crut pas une seconde.
  
  - Faites l’impossible, au nom de l’étroite collaboration qui est de rigueur entre Londres et Paris, répliqua-t-il sèchement.
  
  Et, sans un mot de plus, il se leva pour repartir.
  
  - Revenez demain à la même heure, capitula Lazaridos.
  
  Effectivement, le jour suivant, il présentait au Français un spécimen de dague dont la lame avait la section en cœur. Son interlocuteur examina l’objet avec la plus vive curiosité.
  
  - C’est une lame identique qui a tué notre agent Duff Morgan à Bucarest, précisa le colonel.
  
  - A l’autopsie, les résultats étaient similaires ?
  
  - Pas similaires, identiques ! Ainsi, les Roumains ont pu savoir d’où venait le coup. C’était le but recherché... Puis-je vous demander ce que vous comptez faire de cette copie ?
  
  - Vous l’emprunter.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Poursuivre mes investigations.
  
  - Je vous ai promis que, de notre côté, nous tenterions d’éclaircir cette affaire à la lumière des renseignements nouveaux que vous m’avez fournis. Je ne vois pas comment cette copie serait susceptible de vous aider.
  
  - J’essaie simplement de rassembler le maximum d’éléments.
  
  Lazaridos soupira et acquiesça.
  
  - Très bien. Emportez-la si ça vous chante.
  
  Coplan rangea l’arme dans son fourreau, un simple cylindre de bois, semblable à ceux utilisés au Moyen Age pour conserver les parchemins mais dont l’intérieur était tapissé de caoutchouc-mousse.
  
  Son compagnon lui offrit un cigare et s’en octroya également un.
  
  - Vous avez déniché quelque chose sur votre Karl Zimmermann ? questionna-t-il ensuite d’un ton faussement désinvolte.
  
  - Non, et vous ? renvoya le Français, devinant qu’il y avait anguille sous roche.
  
  - Lors de notre précédente entrevue, je vous ai dit que Duff Morgan haïssait les homosexuels et qu’il avait étranglé un inverti qui cherchait à le racoler... La victime se nommait Karl Zimmermann, un inconnu parfait pour la police helvétique qui ne savait qu’une seule chose sur son compte : c’était un réfugié d’Allemagne de l’Est vivant clandestinement en Suisse. Elle n’a pas pu fouiller dans son passé. Nous non plus. Ce Zimmermann était-il un agent camouflé ? Est-ce celui que vous avez évoqué ? Mystère total, je dois l’avouer.
  
  - Il n’y a rien à faire de ce côté ?
  
  - Franchement, je ne le crois pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  A Paris, nul progrès n’avait été fait en ce qui concernait les 17 Karl Zimmermann mercenaires.
  
  Coplan avait montré au Vieux la copie de l’arme blanche, et son supérieur hiérarchique avait hoché pensivement la tête.
  
  - Pourquoi ce cœur ? Il existe certainement une raison qui nous échappe... C’est le seul lien entre les diverses affaires, et cela ressemble fort à un symbole. Seulement si c’en est bien un, le ou les assassins ont manqué leur but pendant pas mal de temps puisque ce n’est que depuis la mort de Thierry Boyeldieu que nous nous en préoccupons. Et encore, nous ne savons toujours pas ce qu’il peut signifier.
  
  - Les Soviétiques ont peut-être été alertés avant nous, remarqua Coplan.
  
  - Admettons. En tout cas, à l’Ouest, c’est le meurtre de Thierry Boyeldieu qui a mis en marche la machine. Si symbole il y a, il a fait long feu en ce qui nous concerne.
  
  - Et puis j’ai beau chercher, avoua Coplan, je ne vois vraiment pas ce qu’il est censé représenter.
  
  - Moi non plus, confessa le Vieux avec un sourire penaud. Mais je compte sur votre dynamisme et votre imagination. Vous trouverez, j’en suis persuadé.
  
  Le lendemain, Coplan recevait une convocation urgente du colonel Lazaridos à laquelle il s’empressait d’obéir.
  
  - La copie vous a été utile ? interrogea d’abord le Britannique.
  
  - Pas encore. J’imagine que vous avez du nouveau, sinon vous ne m’auriez pas invité à vous rendre visite aussi promptement ?
  
  Fidèle à ses habitudes, Lazaridos s’installa confortablement, et alluma un havane après avoir tendu sa boîte à Coplan.
  
  - Ce n’est pas exactement du nouveau, déclara-t-il, rêveur. Une vieille affaire m’est remontée à la mémoire. Vous vous souvenez de notre expédition aux Malouines, en 1982, et de cette guerre stupide qui a suivi ? Cinq cents morts de chaque côté, des milliers de tonnes de navires et de matériels précieux perdues. Certes nous avons reconquis les îles, mais la frustration des Argentins devant cette défaite a engendré de leur part une haine incommensurable à notre égard, laquelle ne s’est nullement émoussée depuis. Bref...
  
  « A cette époque, un de nos agents opérait à Buenos Aires. Il s’appelait Peter Chaswick. En mars 1985, il a disparu. Son cadavre a été repêché trois mois plus tard à l’embouchure du Rio de la Plata, sur la rive sud. Vous imaginez dans quel état de décomposition. L’autopsie a tout de même permis de déterminer qu’il était mort d’une blessure au cœur vraisemblablement due à une arme blanche. Mais cette précision était sujette à caution. D’après le médecin légiste, la mort remontait à l’époque de la disparition. J’avoue bien sincèrement que nous n’avons pas approfondi l’affaire. La haine que nous portaient les Argentins était si violente, à ce moment-là, que nous avons mis ce meurtre sur son compte. D’autres Britanniques, en assez grand nombre, hélas, ont été assassinés durant ces années, et ils ne travaillaient pas pour nos services. Nous avons donc assimilé au leur le cas de Peter Chaswick. Mais à présent, je me demande s’il n’y a pas eu un coup fourré, si les tueurs n’ont pas profité de la situation pour éliminer notre agent sans être soupçonnés. »
  
  - C’est possible, reconnut Coplan. Seulement il y a un problème.
  
  - Lequel ?
  
  - Si la lame en cœur est un symbole que le tueur nous destine, pourquoi diable jeter le corps à l’eau au risque que la plaie soit inidentifiable ensuite ? C’est ce qui s’est passé pour votre agent, et ç’aurait aussi pu être le cas pour Augenthaler, l’Américain qu’on a retrouvé dans la Spree.
  
  - Pertinent, reconnut le Britannique, le front auréolé par les volutes de fumée.
  
  - Connaissez-vous l’emploi du temps de Peter Chaswick durant les heures précédant sa disparition ?
  
  - Sa couverture était excellente. Il était délégué d’une fondation privée écossaise qui était notre paravent. Elle se consacrait à la recherche des disparus. Sous le régime militaire de l’époque, les opposants étaient systématiquement traqués. La répression frappait les maquisards, les terroristes, mais aussi toutes les relations figurant dans le carnet d’adresses d’un subversif. Ces gens étaient arrêtés, torturés, assassinés ou enfermés dans des camps. Souvenez-vous de ces foules de femmes qui manifestaient sur la Plazza de Mayo, devant le palais présidentiel, en réclamant leurs fils et leurs filles... Chaswick était officiellement chargé de rechercher les disparus dont il possédait la liste et de tenter d’obtenir leur libération. Si, du moins, ils n’étaient pas déjà morts.
  
  - Cette activité a pu indisposer les autorités en place.
  
  - C’est ce que nous avons pensé après son meurtre. Enfin, pour répondre à votre question, juste avant sa disparition, il avait rendez-vous avec une femme dont la fille avait été enlevée par la police politique. Son témoignage ne nous a été d’aucune utilité.
  
  - Vos compatriotes assassinés après la guerre des Malouines, comment ont-ils été tués ?
  
  - Je vois où vous voulez en venir. Malheureusement, nous ne nous sommes pas penchés sur la question. Je veux dire, mes services. Ces crimes ne nous concernaient pas. C’était l’affaire de notre ambassade et de notre consulat. Nous nous sommes contentés de la copie de leurs rapports.
  
  - Puis-je obtenir communication de ces documents ? J’aimerais aussi avoir le nom et l’adresse de cette femme avec qui Chaswick avait rendez-vous.
  
  Lazaridos parut étonné.
  
  - Vous projetez d’enquêter à Buenos Aires ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  A Paris, raisonnait Coplan, il n’y avait rien de neuf sur les Karl Zimmermann. De son côté, il n’avait aucune piste à suivre. Dans ces conditions, rien ne l’empêchait de se rendre en Argentine. Le climat de l’hémisphère Sud le changerait agréablement de la pluie de Budapest ou de Londres et des brouillards de Berlin-Est. Certes, rien ne prouvait que Peter Chaswick ait été, comme les autres, assassiné par une arme blanche à la lame en cœur ; mais que risquait-il à tenter sa chance ?
  
  Le colonel fit chercher les documents désirés qui, une demi-heure plus tard, arrivèrent sur son bureau. Il les relut avec attention avant de les tendre à Coplan.
  
  - Je ne peux vous les confier. Alors, prenez des notes.
  
  Ce à quoi son visiteur s’occupa immédiatement. En parcourant les textes dactylographiés, il s’aperçut que le même homme avait mené toutes les enquêtes, un certain lieutenant Jaime Piagentini de la Brigade Criminelle de Buenos Aires. Le policier concluait ses observations en jurant que les crimes avaient été commis avec l’intention de se venger des Britanniques à cause de la guerre des Malouines. Dans leur immense majorité, les natifs d’Albion avaient été tués à l’aide d’armes à feu. Néanmoins, sans compter Peter Chaswick, trois d’entre eux avaient été lardés de coups de couteau, un quatrième décapité à la hache et un cinquième avait eu le cœur transpercé par la lame d’une arme inconnue.
  
  Était-ce celle qui avait servi à Budapest, Berlin, Paris, Prague et Bucarest ?
  
  Gros ennui, cependant : l’intéressé, un nommé John Blake, n’était pas un espion, contrairement aux autres victimes. N’importe. Il convenait quand même de se rendre à Buenos Aires.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Pour se rendre chez Dolores Ibarruro et par souci du pittoresque, Coplan abandonna sa BMW de location pour emprunter la liña 60, la ligne d’autobus la plus rapide de la capitale argentine malgré des arrêts fréquents. Ses terminus étaient la gare de Constitución, d’où partaient les trains en direction du Sud, et le quartier d’El Tigre, un faubourg qui se dressait sur les rives du delta, là où à l’aube on retrouvait de nombreux cadavres dus à de sordides règlements de comptes. La liña 60 était longue de 45 kilomètres. Les Porteños, les habitants de Buenos Aires, en étaient extrêmement fiers. C’était la plus connue, celle dotée des plus belles voitures que conduisaient les chauffeurs les plus diligents. Celle aussi la plus fréquentée par les pickpockets.
  
  Arrivé à El Tigre, Coplan dénicha facilement la rue et l’immeuble qu’il cherchait : un bâtiment dans lequel se mêlaient divers styles architecturaux, au point qu’il ressemblait à une monstrueuse pâtisserie couverte de tortillons de crème. Il y pénétra, grimpa jusqu’au deuxième étage et sonna à la porte de gauche. Ayant pris la précaution de s’annoncer par téléphone, il n’eût qu’à se nommer lorsqu’une vieille femme vint lui ouvrir. Elle le fit aussitôt entrer.
  
  Le petit couloir était tapissé de posters. Sur l’un d’eux, le défunt président Juan Perón souriait de toutes ses dents, bras levés, les doigts à ras du slogan : La vida por el pueblo. 1945/ 1974. 17 de octubre. Sur un autre, il posait à côté de sa seconde épouse, l’inoubliable Evita, l’ange blond, l’idole des foules, celle dont la mort par leucémie en 1952 avait plongé le peuple argentin dans la désolation. Pendant longtemps, la radio avait chaque jour systématiquement annoncé : Il est huit heures vingt-cinq, heure à laquelle Evita Perón est entrée dans l’immortalité. Juan Perón tient ses promesses, Evita...
  
  Les slogans flambaient sur les autres posters punaisés aux murs pauvres de l’appartement. Le justicialisme du président Perón constituait un mythe tenace dans les couches populaires. Le Lider et ses deux dernières épouses avaient longtemps occupé le devant de la scène politique et leur influence avait été fantastique. A présent, les péronistes étaient divisés en deux camps, l’un penchant à gauche, l’autre à droite. La vieille femme qui se tenait devant Coplan était-elle de droite ou de gauche ? Peu importait. Elle était infiniment malheureuse, et le malheur n’était ni de droite, ni de gauche ; il était partout.
  
  Elle lui offrit un café puis alla chercher la photographie d’une belle jeune fille qui devait juste avoir dépassé vingt ans.
  
  - Ma pauvre Carmencita, sanglota-t-elle.
  
  Il hocha la tête avec compassion.
  
  - C’est d’elle que vous avez parlé lorsque vous avez rencontré Peter Chaswick pour la dernière fois ?
  
  - Oui. Il m’avait promis de la retrouver, seulement il est mort. A mon avis, ce sont les mêmes qui les ont tués, ma Carmencita et lui. Les valets des généraux fascistes ! Quand la Junte a été dissoute, on a découvert des charniers. Ma Carmencita s’y trouvait, j’en suis sûre.
  
  Coplan laissa la malheureuse se calmer puis, doucement, posément entreprit de la questionner sur le Britannique. Comme l’avait souligné le colonel Lazaridos, elle ne savait rien ou presque. Presque, en effet, car ne venait-elle pas de déclarer :
  
  - Une chose m’a surprise, ce jour-là. Quand je le rencontrais, d’habitude, il n’y avait rien sur son bureau. Pas un crayon, pas un dossier, pas même un cendrier car il ne fumait pas. Ça m’étonnait d’ailleurs qu’il ne prenne pas de notes, qu’il emmagasine tout dans sa tête. Bien sûr, c’était un cerveau, mais quand même... Alors que ce jour-là, il y avait un dictionnaire. Un dictionnaire anglais-russe...
  
  - Anglais-russe ? répéta Coplan, éberlué.
  
  - Oui. Je m’en suis étonnée, sur le ton de la plaisanterie bien entendu, et il m’a répondu qu’il devait se rafraîchir la mémoire.
  
  - Il n’a rien dit d’autre ?
  
  - Non.
  
  - Vous avez mentionné ce dictionnaire devant les gens de l’ambassade ou du consulat ?
  
  - Je crois bien que non. J’étais dans tous mes états en apprenant sa mort. Vous comprenez, je l’aimais bien, et en plus je comptais beaucoup sur lui pour retrouver ma petite Carmencita...
  
  Coplan fronça les sourcils. Se rafraîchir la mémoire mais dans quel but ? Par simple plaisir intellectuel ? Par conscience professionnelle pour ne pas perdre ses acquis linguistiques ? Ou alors Chaswick envisageait-il de parler russe prochainement ? Sur le plan privé ou professionnel ? Avec un homme ou une femme ? Un agent du camp adverse ? Sur terrain neutre, puisqu’il se trouvait en Argentine ?
  
  Mille questions assaillaient l’esprit de Coplan, auxquelles il lui était impossible d’apporter une réponse.
  
  - A-t-il évoqué un rendez-vous le jour même ?
  
  - Franchement, je ne m’en souviens pas. Vous savez, je pensais surtout à ma petite fille.
  
  La femme marqua un temps d’arrêt puis reprit :
  
  - A mon avis, vous perdez votre temps. Les généraux fascistes ne sont plus au pouvoir, mais aux postes qu’ils occupent, ils sont indéboulonnables. Et puis ils ne vous diront rien : ils ont fait tuer trop de gens dont ils ne connaissent même pas les noms. En plus, c’est si vieux, tout ça ; mars 1985, vous vous rendez compte ? Dans l’intervalle, beaucoup d’eau a coulé dans le Rio de la Plata ! Faites plutôt comme moi, allez à l’église et demandez qu’on célèbre une messe pour le repos de l’âme de ce pauvre monsieur, même s’il était protestant et pas catholique du tout !
  
  Coplan s’en fut sans plus insister. Sur sa route, avant d’atteindre l’arrêt du bus de la liña 60, il passa devant une boutique de fleuriste. Il s’arrêta pour faire envoyer un bouquet de roses à Dolores Ibarruro.
  
  Le dictionnaire anglais-russe l’obsédait. Apparemment, Peter Chaswick était un homme méticuleux, prudent en raison de ses véritables activités professionnelles, qui aimait à conserver nette et sans indices pour les curieux la surface de son bureau. Pourquoi, soudain, déroger à ses habitudes. Et ceci le jour même où il allait se faire assassiner...
  
  Même si sa mort n’était peut-être reliée en rien à la lame en cœur, c’était curieux.
  
  
  
  
  
  Les lumières de certaines villes, dès la nuit tombée, semblaient avoir été soufflées comme des bougies. D’autres cités, au contraire, s’éveillaient après le crépuscule, s’illuminaient, resplendissaient, étincelaient de mille feux, jouaient les coquettes. Buenos Aires appartenait à cette seconde catégorie, admirait Coplan.
  
  Il avançait sur l’Avenida Corrientes (« L’artère qui ne dort jamais », proclamaient fièrement les Porteños). Les lumières violentes éclaboussaient la chaussée et les trottoirs encombrés d’une foule bigarrée. Au coin de la calle Suipacha, le Français poussa la porte de la parillada et alla s’asseoir à une table. Bientôt, le mozo arriva, empressé, lui tendit le menu, cordial, attentionné, témoignant d’une bonne humeur typiquement argentine. Tout autour, le brouhaha régnait, dense, un peu envahissant. Le nouveau venu examina la liste des plats criollos et porta son choix sur une empeñada, un curieux friand en forme de demi-lune fourré à la viande et aux légumes, ainsi que sur un pastel de choclos, une sorte de hamburger cuit au four. Il commanda également une demi-bouteille d’un excellent vin rouge, un Caballero de la Cepa.
  
  Il terminait son dîner par des courges au sirop, lorsqu’il vit entrer l’informateur que le correspondant de la D.G.S.E. à l’ambassade de France lui envoyait. Il ne pouvait se méprendre : l’arrivant serrait sur sa poitrine, l’un au-dessus de l’autre, deux magazines : Vogue et Paris-Match. Coplan le héla et l’Argentin s’approcha de la table. Ils échangèrent les phrases de reconnaissance, puis l’homme s’assit en posant sur la nappe les périodiques. Petit et trapu, l’œil brillant et le visage ingrat, il n’inspirait pas la sympathie. Mais son compagnon se méfiait des premières impressions. Aussi évita-t-il de porter un jugement.
  
  - Que puis-je vous offrir ?
  
  - Un cognac.
  
  Coplan passa la commande au mozo, puis il planta son regard dans celui de son interlocuteur.
  
  - Je cherche un certain Jaime Piagentini. En 1985 et avant, il appartenait à la Brigade Criminelle de la ville. Il était lieutenant. Or, j’ai appris qu’après la chute de la Junte il avait été démis de ses fonctions. Comment puis-je retrouver sa trace ?
  
  L’Argentin toussota discrètement.
  
  - C’est exact, je m’en rappelle : avec le retour à la démocratie, les purges ont commencé. Une véritable épuration. Ceux qui s’étaient compromis avec l’ancien régime ont été jetés à la rue. Jaime Piagentini faisait partie du lot. Il faut avouer qu’il avait appartenu à la police politique, et sans doute n’était-il pas étranger à certaines disparitions, aux tortures et aux éliminations d’opposants. En tout cas, il n’a pas été poursuivi par la Justice...
  
  Coplan avala une gorgée de vin.
  
  - Savez-vous où je peux le dénicher ?
  
  - Bien sûr. Il a changé de bord : il est devenu un peu gangster et organise des réunions de fiambre.
  
  - Fiambre ? releva le Français. Qu’est-ce que c’est ?
  
  - C’est du lunfardo (Les Argentins ont inventé une langue nouvelle, le lunfardo. A la base, ce dialecte est composé du castillan traditionnel auquel s’intègrent des apports majoritairement italiens, mais aussi français, anglais, portugais, allemands, slaves et yiddisch. En outre, comme dans le verlan, les syllabes sont prononcées à l’envers), un mot qui signifie littéralement cadavre ou charcuterie. Je vous assure que la fiambre porte bien son nom.
  
  L’homme tira de la poche intérieure de sa veste un stylo à bille et écrivit quelques lignes sur la nappe en papier. Ensuite, il en déchira le morceau et le tendit à Coplan.
  
  - Je vous ai noté deux adresses. A la première, vous trouverez des billets pour la fiambre de Piagentini. A la seconde, le spectacle.
  
  - Merci.
  
  Le lendemain matin, Coplan se rendit à la première adresse. A côté de la gare de Retiro s’étendait une villa miseria, avec son paysage de tôles ondulées, sa population d’immigrants boliviens et péruviens, ses petits truands, ses voleurs à la tire et ses fleurs de trottoir bon marché. Face à la gare, sur la Plazza de los Ingleses, la place des Anglais débaptisée depuis la guerre des Malouines, se dressait Big Ben. Un Big Ben plus petit que celui de Londres mais qui perpétuait malgré tout le souvenir des Britanniques.
  
  Le vendeur de billets réclama à l’arrivant une petite fortune : l’équivalent de cinq mille francs. En effet, ces spectacles étaient normalement réservés aux riches ; à ceux du moins qui, blasés, avaient besoin de leur violence pour frissonner. Du reste, leur rareté expliquait ce prix prohibitif. La seconde adresse, expliqua l’homme, n’était plus valable : la fiambre ne se déroulait jamais deux fois au même endroit, en raison des risques d’intervention policière. Pour terminer, il détailla à son client les règles du combat.
  
  Le soir venu, Coplan se rendit à l’adresse indiquée, un vieux hangar désaffecté dans la villa miseria de San Isidro. Les squatters qui hantaient habituellement le bâtiment en avaient été chassés pour une nuit, en échange sans doute de sommes appréciables qui leur permettraient de survivre quelques jours. Le sol avait été nettoyé, mais sommairement, si bien que flottaient encore de vagues relents de sueur, de crasse et d’urine, auxquels personne ne semblait prêter attention. L’assistance comprenait environ un millier d’hommes, inconfortablement installés sur des gradins en bois que l’on devait transporter d’un lieu à l’autre à chaque exhibition. Coplan fit le calcul. La recette était belle : 5 millions de francs.
  
  L’atmosphère était chargée d’électricité. Les bookmakers prenaient place aux endroits stratégiques, prêts à enregistrer les paris. En effet, selon les confidences du vendeur de billets le montant de ceux-ci représentait dix fois la recette. Les gens qui étaient ici étaient des blasés. Placer leur mise sur un cheval à l’hippodrome de San Isidro ou de Palermo, ou encore sur une équipe de football, ne leur procurait plus aucune émotion. Tandis qu’en ces lieux voués à la fiambre, c’était bien différent.
  
  Comme il se devait, l’arène était située au centre du hangar. De forme carrée, elle était tapissée de sciure de bois et délimitée par quatre piquets plantés en terre que reliait une triple rangée de cordes ; comme un ring de boxe.
  
  Les deux combattants y pénétrèrent, guidés par l’arbitre et ovationnés par la foule qui anticipait son plaisir. Engoncé dans une épaisse combinaison rembourrée, l’arbitre ressemblait à un cosmonaute, d’autant qu’il portait également un casque de motard avec mentonnière et des gants de soudeur.
  
  Les gladiateurs, eux, étaient entièrement nus, à l’exception d’un slip et d’un gant de cuir noir passé à la main droite. Cet accessoire était généreusement enduit de colle et de sable humide afin que l’arme ne glisse pas entre les doigts. Le slip de l’un des fiambristas était vert, celui de l’autre doré. Le rouge avait été banni, à cause de sa couleur de sang. Déjà, la foule prenait parti et paris. Oro ! Oro ! criaient les uns. Verde ! verde ! répliquaient les autres. Les spectateurs choisissaient leur champion en se basant sur son apparente force physique, ce qui était stupide, critiqua Coplan en son for intérieur. La fiambre n’accordait pas forcément la victoire à la carrure la plus impressionnante. Ruse, intelligence et endurance jouaient un rôle primordial.
  
  L’arbitre réunit les deux adversaires au centre du ring. C’étaient des pajueranos, de pauvres paysans illettrés, Indios éblouis par le miroir aux alouettes de la capitale. Ils avaient touché le fond de la misère et se savaient sans avenir comme sans espoir. Appartenant à ce Lumpenproletariat qu’avait suscité le gigantisme de Buenos Aires, ils étaient destinés, irrémédiablement, à mourir au fond d’un baraquement sordide dans un bidonville.
  
  Pour eux, un seul espoir : la fiambre. La chance de leur vie. Une victoire et c’était la fortune. Le gain pour le vainqueur ? L’équivalent de cinquante millions de centimes. Dix pour cent de la recette. Un vrai pactole pour ces miséreux.
  
  L’arbitre posa par terre une barre à mine et deux magnums de champagne vides. Les fiambristas s’observaient avec une méfiance mêlée de haine, jaugeant mutuellement leur carrure, se défiant du regard, l’invective au bord des lèvres. Bien nourris depuis quelque temps, astreints à des séances de gymnastique, ils étaient en pleine forme ; surtout par rapport au jour où, au coin d’une ruelle sordide de la villa miseria, un émissaires de Jaime Piagentini leur avait proposé l’horrible marché.
  
  Ces pajueranos n’avaient pas plus de vingt ans. L’un allait vaincre, vivre et toucher le gros lot ; l’autre devait mourir. Personne ne savait encore lequel, mais chacun dans l’assistance pariait. Sauf Coplan, qui avait le cœur au bord des lèvres.
  
  Le silence s’établit enfin car le rituel commençait : l’arbitre tirait au sort le premier fiambrista. C’était Vert. A l’aide de la barre à mine, l’arbitre brisa l’un des magnums à ras du culot, puis il tendit le tesson à Vert ; un tesson de bonne taille, prolongé de longues échardes de verre coupant. En revanche, Oro hérita d’une arme plus courte car le coup de barre avait été assené plus près du goulot. Tant pis. C’était la règle du tirage au sort.
  
  Dans la foule, certains regrettaient déjà leur pari : Vert était avantagé de façon flagrante par rapport à son rival.
  
  Sur l’ordre de l’arbitre, les Indios reculèrent jusqu’à leur coin respectif. Ils étaient désormais seuls, sans conseillers, sans soigneurs. Seuls avec leur vie, leur mort et Dieu. Ils se signèrent rapidement, tandis que l’arbitre dégageait l’arène, repoussant hors de ses limites la barre à mine et les débris de verre. Un dernier coup de balai et l’enclos fut net.
  
  Alors, théâtralement, l’homme lança un coup de sifflet strident qui électrisa l’assistance. Olé ! hurla celle-ci pour saluer le début de cette corrida humaine.
  
  Verde et Oro s’en tinrent d’abord à un round d’observation. Le tesson du premier était plus imposant mais les jambes du second plus agiles... Bientôt, la foule siffla. Elle exigeait du sang. Anda ! Anda ! encouragea l’arbitre. Contrairement aux prévisions, ce fut Oro qui porta le premier coup. L’écharde de verre dessina une ligne de malchance ensanglantée sur le bras gauche de son adversaire. Verde riposta mais trébucha, et il frappa dans le vide. Les spectateurs l’injurièrent véhémentement pour le remettre en selle. Vexé, le combattant reprit du mordant et chercha à acculer dans un coin celui qui risquait à tout moment de lui ravir la vie.
  
  Sur une estrade dressée à une dizaine de mètres de l’arène, étaient assis plusieurs hommes à l’allure patibulaire. Au centre, Coplan reconnut Jaime Piagentini. La photographie que lui avait fournie le correspondant de la D.G.S.E. à l’ambassade de France était fidèle à l’original, bien que dans l’intervalle ce dernier se soit empâté. Curieusement, la tache lie-de-vin qui enlaidissait son front semblait aussi avoir grossi.
  
  La nuque raide, l’Argentin observait passionnément l’affrontement. Il mâchouillait l’extrémité d’un long cigare dont quelques cendres étaient tombées sur son veston.
  
  Oro s’engagea trop sur sa gauche et son opposant profita de l’ouverture : son poing ganté zébra l’air devant lui, et son tesson entailla la chair sur la poitrine. Le sang coula abondamment, et la salle applaudit. Elle était venue dans ce but : voir un homme se faire étriper. Oro avait grimacé et s’était vivement reculé. Bien calé sur ses jambes, certain de ne pas glisser dans la sciure de bois, Ver de avança sur l’ennemi, prêt à porter le coup décisif. Rusé, l’autre le laissa venir, puis il tomba soudain à genoux et son arme s’éleva vers l’entrejambe. Par un réflexe étonnant, Verde serra les cuisses, et c’est dans les muscles que le verre s’enfonça ; jusqu’aux os, tout de même. Le blessé devint aussi vert que son slip, et ses mâchoires se serrèrent sous l’effet de l’atroce souffrance. Oro esquissa un sourire diabolique. Son rival était à sa merci, estimait-il. Il se releva d’un bond, acclamé par l’assistance pour ce joli coup, s’adossa aux cordes et se ramassa, visant la gorge. Mais de son poing non armé, Verde lui écrasa le nez. Puis, malgré ses terribles plaies, il pivota rapidement. Son tesson, au passage, arracha l’oreille de son adversaire.
  
  Coplan détourna les yeux, écœuré.
  
  Les paris reprenaient de plus belle. De perdant, Oro devenait gagnant. Sentant la foule basculer dans son camp, devinant qu’il était affligé d’un sérieux handicap avec son oreille charcutée, il joua le tout pour le tout : tel un taureau furieux, il se jeta de biais sur Verde. C’était d’une folle imprudence. Cette fois encore, l’autre évita l’assaut et contra avec toute la force de son bras droit. Le verre s’enfonça dans la gorge d’Oro, sectionnant la carotide. Des jets de sang giclèrent sur le casque de motard et la combinaison de l’arbitre. Implacable, Verde laboura les chairs encore intactes de son adversaire, Celui-ci hoqueta et s’effondra contre son vainqueur qui, sous le poids, chancela et tomba à la renverse.
  
  Durant quelques secondes, les deux corps restèrent immobiles.
  
  Autour de Coplan, la foule criait son plaisir ou son déplaisir. Ceux qui avaient parié sur le vaincu, frustrés, juraient avec une évidente mauvaise foi qu’il y avait eu tricherie, que le combat était truqué. Quel avantage Oro aurait-il trouvé à mourir ?
  
  Jaime Piagentini se levait, abandonnant ses compagnons. Le Français l’imita et se faufila entre les groupes hurlants et piétinants. L’Argentin se dirigeait vers une cloison en bois qui, du plafond au plancher, coupait le fond du hangar. Une porte y était percée, devant laquelle veillaient quatre hommes à l’air aussi peu avenant que les spectateurs de l’estrade.
  
  Coplan rattrapa l’ancien policier au moment où il ouvrait cette porte. Aussitôt, menaçants, deux des gardes s’interposèrent.
  
  - Je voudrais vous parler des assassinats de Britanniques après la guerre des Malouines, lança l’agent secret précipitamment. Je ne cherche pas la bagarre.
  
  Piagentini plissa le front, où la tache lie-de-vin parut se rétrécir.
  
  - Qui êtes-vous ? questionna-t-il d’un ton méfiant.
  
  - Un enquêteur. Je sais, on croit le passé effacé... mais il n’en est rien. Quelqu’un surgit et vous le remet en mémoire.
  
  Piagentini grimaça.
  
  - Seuls les fous sont tournés vers le passé, répliqua-t-il sentencieusement, car le passé présente un gros défaut : il ne rapporte pas de fric.
  
  - A l’inverse de la fiambre. Vous avez fait une belle recette ce soir, remarqua son interlocuteur. Vous devriez être de bonne humeur et accepter de remuer avec moi de vieux souvenirs.
  
  Il sentait que la curiosité de l’Argentin le poussait à vouloir en savoir plus. Malgré tout, l’homme hésitait, pesant le pour et le contre, étudiant les traits du solliciteur. Les deux gardes avaient plongé la main dans la poche de leur blouson, et Coplan était certain qu’elle y serrait la crosse d’une arme à feu.
  
  - Je suis très occupé, répondit enfin Piagentini. Si vous avez la patience d’attendre, il y a une chaise dans le couloir.
  
  Le Français inclina la tête.
  
  - J’ai tout mon temps. A vouloir déterrer le passé, on devient patient et philosophe.
  
  L’autre hésita encore. Son regard se déplaça vers un brancard manipulé par quatre auxiliaires et sur lequel était posé le cadavre du vaincu.
  
  - Que vont-ils en faire ? questionna Coplan.
  
  - Le jeter dans le Rio de la Plata, l’informa Piagentini, à la fois cynique et méprisant. Il se fera bouffer par les poissons ou les rats des berges. Qui diable dans ce pays s’occupe du sort d’un pajueranol. On a, paraît-il, restauré la démocratie, mais les chômeurs et les pauvres sont bien plus nombreux que sous l’ancien régime !
  
  Sur ce, il poussa la porte, suivi par son interlocuteur, et enfila le couloir ménagé entre le mur du hangar et la cloison en bois. A des pitons étaient accrochées des lampes baladeuses qui éclairaient d’une lumière vive ce goulet sinistre et sordide. Ce qui ressemblait à un bureau, un enclos vitré, occupait le fond du tunnel. Juste devant, contre le mur, une chaise. Piagentini la désigna.
  
  - Asseyez-vous et attendez-moi...
  
  Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Trois hommes surgirent de derrière le cagibi, braquant des automatiques sur les arrivants.
  
  - Haut les mains !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan fut poussé contre le mur par l’un des agresseurs, et le canon d’un pistolet s’enfonça sous son menton.
  
  - Bouge pas ou j’te file une olive, menaça l’homme.
  
  - Le fric, et vite ! ordonna un autre à Piagentini.
  
  Le Français comprit qu’ils en avaient après l’argent que l’ancien policier devait verser à Verde, vainqueur du combat, Oro étant désormais fort éloigné de ces contingences matérielles. La sagesse, par conséquent, exigeait que lui obéisse et ne se mêle pas d’une affaire qui ne le concernait nullement. D’un autre côté, il avait besoin des renseignements que Piagentini était susceptible de lui fournir. Il convenait donc d’entrer dans les bonnes grâces de l’Argentin, ce qui ne pouvait se faire que d’une seule manière : en lui donnant un coup de main.
  
  Bien évidemment, les trois braqueurs ignoraient tout de la personnalité de Coplan. Au pire, ils se méfiaient de sa taille et de sa superbe musculature, mais ils pensaient apparemment que la menace d’un automatique suffisait à l’intimider. Or, au cours de sa carrière, le Français avait affronté bien des situations semblables. Il savait que presser le canon d’une arme contre le corps de l’adversaire constituait une erreur funeste. En l’occurrence, il n’avait qu’à mettre cette erreur à profit.
  
  Déjà, il se forçait à trembler et à exprimer un grand effroi, ce qui rassura le bandit. Alors, d’un geste fulgurant de la main droite, il écarta le bras armé. La détonation faillit l’assourdir et la balle lui rasa l’oreille. Mais en même temps, son genou écrabouillait les testicules de l’homme, qui lâcha son automatique dans un râle de douleur. Coplan ne chercha pas à le ramasser, il n’en avait pas le temps. D’un bond, il fut sur le troisième braqueur, lequel tournait son pistolet vers lui. Le Français se jeta de côté juste à temps, mais le projectile traça tout de même un sillon sur sa hanche gauche. Maîtrisant sa souffrance, il plaça de toutes ses forces un coup de tête à la racine du nez du tireur. Celui-ci s’effondra, assommé, en lâchant son arme. Son vainqueur s’en empara prestement.
  
  Paniquant devant la tournure imprévue que prenaient les événements, le bandit qui fouillait les poches de Piagentini tourna son Beretta sur Coplan. Malheureusement pour lui, la poigne de l’ancien policier s’abattit sur son bras au moment où il pressait la détente. La balle s’en alla frapper en plein front son complice qui avait menacé l’agent secret et qui se relevait péniblement.
  
  Avec la crosse de l’automatique, Coplan emboutit le front de ce dernier opposant, qui s’écroula lourdement, laissant échapper le portefeuille de Piagentini. L’Argentin s’empressa de le ramasser, en même temps que le Beretta. Puis il exhala un long soupir et dévisagea Coplan avec sympathie.
  
  - Bravo, Superman, joli boulot ! Vous êtes blessé ?
  
  - La hanche. Une égratignure, je suppose.
  
  - Veillez sur les survivants, je vais chercher du renfort. Vu le cirque qu’il y a dans la salle, mes gardiens n’ont pas dû entendre les détonations. Je vais les ramener. Ensuite nous irons chez un toubib que je connais, il vous soignera proprement. Quant à ceux-là...
  
  Il décocha un violent coup de pied dans le ventre de l’homme qui l’avait fouillé.
  
  - Ils finiront leurs jours dans le Rio de la Plata.
  
  
  
  Deux heures plus tard, Coplan, en compagnie de Piagentini, quittait une clinique luxueuse. La blessure, en séton, était bénigne mais avait provoqué une forte hémorragie. L’ancien policier le reconduisit à son hôtel dans sa Pontiac rutilante, et le Français y prit avec plaisir une douche sélective (afin de ne pas tremper son pansement) avant de changer de vêtements. Lorsqu’il ressortit de la salle de bains, l’Argentin avait fait monter des verres de tequila glacée au bord givré de sel.
  
  - Un excellent remontant, commenta-t-il quand son compagnon réapparut.
  
  Il leva son verre.
  
  - A votre santé.
  
  
  
  
  
  Tous deux burent.
  
  - Vous savez, reprit Piagentini, c’est bien la première fois qu’on se porte à mon secours pour sauver mon fric. D’autant que l’entreprise était risquée. Une seule faute d’appréciation et vous vous faisiez plomber sérieusement.
  
  - C’est dans mes habitudes. Je travaille au millième de millimètre.
  
  - J’imagine que ce n’est pas pour ma belle gueule ou la jolie couleur de mon argent que vous vous êtes interposé. C’est donc que vous avez cruellement besoin des renseignements que je peux vous fournir sur ces Britiches qui se sont fait buter voilà cinq ans. Je me trompe ?
  
  - Non.
  
  - Parfait. Qu’est-ce que vous êtes, au juste ? Flic ?
  
  - En quelque sorte.
  
  Piagentini ricana.
  
  - Accrédité ?
  
  - Plutôt couleur muraille.
  
  L’Argentin eut un sourire ironique.
  
  - Je vois. Spécial Intelligence Service ?
  
  - Vous lisez trop de romans d’espionnage, Jaime.
  
  - La qualité de votre sauvetage évoque pour moi le talent des agents Action.
  
  - Je suis un peu sportif, c’est tout.
  
  Le sourire de l’ancien policier s’élargit.
  
  - Je vois, vous êtes une barbouze.
  
  - Pensez ce que vous voulez.
  
  - Dans le fond, je n’en ai rien à foutre. Je suis un marginal, comme vous. Que voulez-vous savoir sur ces Britiches ?
  
  - C’est vous qui avez enquêté sur leurs meurtres ?
  
  - Effectivement, puisque j’étais chef adjoint de la Brigade Criminelle. A l’heure actuelle, j’en serais le chef, et peut-être même serais-je sous-directeur des Affaires Criminelles, si ces salauds n’avaient pas réinstauré ce qu’ils baptisent la démocratie. Quand je pense au bordel que c’est réellement.
  
  - Vous avez enquêté aussi sur ceux de John Blake et de Peter Chaswick ?
  
  - Ce sont ceux-là qui vous intéressent en particulier ?
  
  - Oui.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - L’arme du crime.
  
  Piagentini prit le temps de siroter une gorgée de tequila, puis il claqua la langue avec conviction.
  
  - Elle est vraiment fameuse ! J’ai exigé de la mexicaine. La nôtre n’est bonne qu’à soûler les pauvres descamisados qui tentent d’oublier leur misère... Donc, c’est l’arme du crime après laquelle vous courez. Voyons donc... Les deux victimes que vous évoquez ont été tuées à l’aide d’une arme blanche.
  
  - Avait-elle une particularité quelconque ?
  
  - Difficile à dire dans le cas de Peter Chaswick. Son cadavre était dans un état de décomposition avancée lorsqu’il a été repêché sur la rive du Rio de la Plata. En ce qui concerne votre John Blake, il devait s’agir d’un poignard, style commando-parachutiste. Vous savez, maintenant, ça s’est un peu calmé, même si les plaies dues à la guerre des Malouines ne sont pas encore cicatrisées. Mais à l’époque, le Britiche était l’homme à abattre.
  
  N’importe qui se sentait obligé de venger l’honneur de la nation. C’était la chasse. Alors l’arme utilisée ne signifie rien. Chacun a pris ce qui lui est tombé sous la main. Et puis personnellement, en tant que chef adjoint de la Brigade Criminelle, je n’ai pas prêté grande attention à cette vague de crimes. Les gens éprouvaient le besoin de se défouler.
  
  Coplan but une gorgée de tequila.
  
  - Vous êtes affreusement cynique...
  
  - Il faut être cynique pour être policier, riposta Piagentini. On voit tous les jours des cadavres dans un état épouvantable et des tas d’horreurs.
  
  - Comme dans l’arène de la fiambre ! assena son interlocuteur.
  
  Beau joueur, l’Argentin acquiesça d’un bref signe de tête.
  
  - C’est ça aussi, être cynique : organiser des matches de fiambre.
  
  - Et le Rio de la Plata est bien utile pour se débarrasser des cadavres encombrants. Ç’a été le cas pour Peter Chaswick.
  
  Piagentini se hérissa.
  
  - Vous croyez que je suis à l’origine de son meurtre ?
  
  - Je n’ai pas dit cela, répliqua Coplan. Seulement, à la différence des autres Britanniques, Chaswick a été jeté dans le fleuve, et on ne l’a retrouvé que trois mois plus tard.
  
  L’ancien policier eut un haussement d’épaules fataliste.
  
  - Quelles conclusions en tirez-vous ? s’enquit-il.
  
  - Peut-être le tueur cherchait-il à retarder la découverte de l’assassinat ? Ou il comptait sur l’action de l’eau et la décomposition des chairs pour fausser les résultats de l’autopsie.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Interdire de découvrir la nature de son arme.
  
  - Et qu’aurait-elle eu de si particulier, cette arme ?
  
  - Une lame à la section en forme de cœur.
  
  Piagentini s’étrangla dans son verre.
  
  - En forme de cœur ? répéta-t-il, abasourdi.
  
  - Exactement.
  
  - Ce serait une puntilla !
  
  - Pardon ? fit Coplan, déconcerté.
  
  - Une puntilla. Vous ne savez pas ce que c’est ?
  
  Le Français alla chercher dans sa valise des clichés de la copie prêtée par le colonel Lazaridos : il avait pris la précaution de la photographier avant son départ pour l’Argentine. Quand il les eut posés entre les verres, Piagentini les examina un moment. Puis le diagnostic tomba de ses lèvres.
  
  - Eh bien, ça ressemble bougrement à une puntilla, mais ce n’en est pas une.
  
  - Qu’est-ce qu’une puntilla ? pressa Coplan.
  
  - C’est un accessoire utilisé en tauromachie. Bien que d’origine italienne, je suis un passionné de corridas. J’ai tout lu sur le sujet. Au cours de la corrida, le torero porte l’estocade avec l’épée afin de tuer le taureau. Parfois, la bête est foudroyée ; parfois, elle ne l’est pas. Dans ce cas, un peon, c’est-à-dire un valet du matador, intervient ; il donne le coup de grâce à l’aide de sa puntilla, en sectionnant le bulbe rachidien.
  
  - Mais pourquoi cette forme ? s’étonna Coplan. Le peon est censé posséder un cœur débordant de tendresse uniquement parce qu’il donne le coup de grâce ?
  
  - Pour être franc, personne ne connaît l’origine de ce cœur. Pourtant, pas mal d’auteurs se sont penchés sur la question. La thèse la plus couramment adoptée est celle-ci : les corridas en Espagne datant de l’époque carthaginoise, elles existaient donc déjà au moment de l’invasion arabe du VIIIème siècle et ont survécu à la conquête. Les chrétiens, étouffant sous la nouvelle religion officielle, celle de l’Islam, cherchaient désespérément à exprimer leur foi, mais ce n’était pas facile. Un prêtre clandestin qui était orfèvre a alors confectionné une lame de puntilla en forme de cœur. Ce cœur n’était autre que celui du Christ, persécuté et saignant sous l’emprise des Infidèles. Le taureau, lui, représentait l’Islam. Si bien que lorsque la puntilla achevait la bête, c’était le christianisme qui tuait l’Islam.
  
  - Fascinant, concéda Coplan.
  
  - Cependant, au cours des siècles, ce cœur s’est de plus en plus stylisé et modifié. Sa pointe est devenue plus aiguë, sa forme moins arrondie...
  
  - Comme une barbe que l’on tire vers le bas ?
  
  - La comparaison est judicieuse. En fait, pour les puntillas modernes, le cœur n’est plus qu’un triangle isocèle.
  
  - Mais pas sur cette arme ! protesta Coplan, en soulignant sur le cliché la forme arrondie. Indubitablement, c’est un cœur !
  
  - Vous avez raison. On dirait tout à fait les puntillas que l’on fabriquait à Tolède au XIVème ou au XVème siècle. Le cœur n’était pas encore trop stylisé.
  
  - Mais vous dites que ce n’est pas une puntilla ?
  
  - Non. Mais la lame a la même forme.
  
  Le Français vida son verre et Piagentini se leva pour en commander deux autres.
  
  Coplan réfléchissait. L’information recueillie se révélait précieuse : ou bien l’arme du crime était une imitation d’une puntilla du Moyen Age, ou bien c’en était une authentique. Dans le premier cas, la piste ne menait nulle part ou presque. Dans le second, en revanche, il était possible qu’elle mène au coupable, car qui diable possédait une telle antiquité ?
  
  Il posa la question à l’Argentin, qui revenait s’asseoir.
  
  - C’est une rareté, reconnut ce dernier, et ça vaut un prix fou. Prospectez les antiquaires spécialisés, vous verrez bien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  - Rien du côté des enquêtes et rien du côté de Tourain en ce qui concerne ce Karl Zimmermann, déclara le Vieux à Coplan, qui rentrait d’Argentine et venait de lui faire son rapport.
  
  - Nous piétinons.
  
  - Vous fondez de grands espoirs sur cette puntilla ?
  
  - A dire vrai, je ne suis ni optimiste, ni pessimiste, répondit prudemment Coplan.
  
  Dès le lendemain, il s’attaqua au problème en contactant les antiquaires les plus huppés.
  
  - C’est une marchandise rare en France, expliqua l’un d’eux. Voyez plutôt en Espagne.
  
  - Une puntilla, qu’est-ce que c’est que ça ? C’est une plaisanterie ou quoi ? fulmina un autre.
  
  - Je n’ai pas d’acquéreurs pour un tel objet. Aussi, pour être franc, je m’en désintéresse, avoua un troisième.
  
  Ailleurs, les réponses furent tout aussi désespérantes :
  
  - Mes contacts en Espagne sont nuls.
  
  - La seule puntilla que j’aie jamais vue se trouvait dans un catalogue de Sotheby.
  
  - Il n’y a quasiment pas de passionnés de l’art tauromachique en France. Allez donc à Madrid et voyez sur place.
  
  
  
  Coplan décida de suivre ce conseil. Le soir même, il couchait dans la capitale espagnole.
  
  Le lendemain, il toucha le jackpot chez un antiquaire du Paseo de la Castillana, un homme aux gestes vifs et précieux, à la silhouette féline, que l’on eût facilement imaginé au Grand Siècle en chemise blanche à jabot et poignets de dentelle empesés.
  
  - Mais, cher monsieur, il convient de vous adresser au señor Karl Zimmermann, l’unique spécialiste du genre.
  
  Coplan accusa le choc.
  
  Ainsi, la seconde hypothèse se vérifiait. L’arme du crime était bien une authentique puntilla du XIVème ou du XVème siècle : Thilda Kreschmar l’avait découvert. Malheureusement, ses assassins l’avaient empêchée au dernier moment d’en avertir Coplan.
  
  - Karl Zimmermann ? répéta-t-il, avec l’impression pénible de croasser.
  
  - Bien sûr ! Vous voulez son adresse ?
  
  - S’il vous plaît.
  
  
  
  Sans s’attarder plus avant à Madrid, le Français prit ensuite l’avion pour Zurich, où résidait ledit Zimmermann.
  
  Celui-ci vivait dans une superbe demeure ancienne de la Frohburgstrasse, sur une colline qui s’élevait derrière l’hôpital universitaire, sur la rive orientale de la Limmat. De la maison en belle pierre grise, la vue s’étendait jusqu’aux clochers de la vieille ville, qui dominaient les rues s’abaissant jusqu’au Quaibrucke.
  
  Pansu et fessu, Herr Karl Zimmermann, par sa silhouette démesurément enflée, évoquait un pachyderme. Sa bouche était grosse et sensuelle, sa peau rose comme celle d’un bébé. Le visiteur aurait pu être abusé par cette impression générale de mollesse paresseuse, n’eût été le regard froid et incisif des yeux bleu porcelaine. Dans le bureau de l’antiquaire, l’acajou régnait en maître sans partage et, comme s’il avait voulu se fondre avec le bois sombre, Karl Zimmermann portait un costume d’une nuance identique. Chargés de bagues jetant mille feux sous les rayons de soleil qui parvenaient à se faufiler à travers les fentes des persiennes, ses doigts rondelets se croisaient avec componction, tels ceux d’un prélat bienveillant. D’ailleurs, sur un pupitre du XVIIème siècle, était ouvert un missel ancien au parchemin orné d’enluminures. En outre, l’air sentait l’encens. On s’attendait presque à voir apparaître dans la pièce un thuriféraire en soutane rouge et surplis blanc agitant son encensoir.
  
  - Connaissez-vous le prix d’une puntilla du XIVe siècle, monsieur Cluny ?
  
  - Je n’en ai aucune idée, avoua Coplan.
  
  - Il avoisine deux cent mille francs.
  
  - Vous en vendez beaucoup ?
  
  - Environ une tous les ans.
  
  - Vous en avez une actuellement ?
  
  - Malheureusement non, mais il m’est loisible de prospecter le marché pour votre compte. Bien sûr, dans ce cas, je me verrai dans l’obligation de vous demander un dépôt de garantie - vingt pour cent de la valeur de l’objet - dont la moitié vous serait remboursée si l’affaire ne se concluait pas. Vous comprenez, j’en suis sûr, que je suis contraint d’agir ainsi pour les clients qui me sont inconnus. Et à mon grand regret, monsieur Cluny, vous ne figurez pas dans mon fichier.
  
  - Cette exigence serait parfaitement raisonnable si mon intention était d’acquérir une puntilla ancienne, mais il n’en est pas ainsi.
  
  Une expression contrariée envahit le visage du Suisse.
  
  - Alors, pourquoi me rendre visite ?
  
  - Pour que vous me communiquiez la liste des personnes à qui vous avez vendu une puntilla du XIVème ou du XVème au cours des quinze dernières années.
  
  - Il n’en est pas question ! s’insurgea Zimmermann. Et le secret professionnel, qu’en faites-vous ? D’ailleurs, il y a quinze ans, je n’étais pas encore spécialisé dans l’art tauromachique.
  
  - La loi vous fait obligation de tenir un livre de comptes. Ouvrez-le-moi, et la cause sera entendue.
  
  - Certainement pas, répliqua brutalement Zimmermann.
  
  - Très bien.
  
  Coplan se leva et sortit sans un mot de plus. Dans une Renault anonyme, avec cette patience inaltérable que procure la sagesse acquise sur les bords du lac Léman, attendaient les deux policiers appartenant aux Services Fédéraux de Sécurité qu’il avait pris la précaution d’amener avec lui.
  
  Il leur adressa un petit signe de la main et, l’instant d’après, ils lui emboîtaient le pas.
  
  Zimmermann sursauta en voyant entrer le trio.
  
  A sa mine défaite, le Français, amusé, comprit que l’antiquaire croyait à un hold-up. Il s’empressa de le rassurer, de même que les policiers qui lui fourrèrent leurs cartes sous le nez.
  
  - Le Conseiller Fédéral à la Sécurité vous serait reconnaissant de coopérer avec M. Cluny, déclara le premier, en posant sur la masse gélatineuse affalée dans le fauteuil un regard particulièrement courroucé.
  
  - M. Cluny et nous-mêmes n’avons pas de temps à perdre, renchérit le second.
  
  Zimmermann préféra se faire obséquieux.
  
  - J’ignorais que M. Cluny opérait en accord avec le Conseiller Fédéral. L’eussé-je su que j’aurais sur-le-champ accédé à sa requête.
  
  Péniblement, il s’extirpa de son siège.
  
  - Je vais le faire à présent. Je crains cependant qu’il ne s’agisse là d’un long et pénible travail : j’ai commencé à vendre des puntillas en 1980, il vous faudra donc étudier mes livres de comptes sur une période de dix ans.
  
  - Vous m’avez parlé d’un fichier ?
  
  - Pas par catégories d’objets vendus.
  
  
  
  Durant les deux jours suivants, Coplan campa sur les lieux. Lorsqu’il referma le dernier livre de comptes, il avait dressé une liste.
  
  
  
  - 3 février 1981 : Ramon Hernandez, industriel, résidant à Mexico, Mexique.
  
  8 avril 1982 : Fernando Mendoza, propriétaire terrien, résidant à Caracas, Venezuela.
  
  22 mars 1983 : Julio de Gracias, artiste, résidant à Hollywood, Californie.
  
  14 juin 1984 : Svetlana Mirova, ballerine, résidant à Moscou.
  
  
  
  Cinq autres puntillas avaient été achetées à Karl Zimmermann après octobre 1985, mais Coplan ne releva les noms et adresses des acquéreurs que par acquit de conscience : la mystérieuse lame en cœur avait frappé Anton Pavlov au bois de Boulogne le 22 octobre 1985.
  
  Une seule femme sur sa liste : Svetlana Mirova. Ballerine et soviétique. Les femmes, surtout les Soviétiques, n’étaient guère connues pour s’intéresser à l’art tauromachique. Parce qu’elle était ballerine, donc artiste, Svetlana Mirova découvrait-elle dans une corrida un esthétisme correspondant à son tempérament ? Douteux, estima Coplan.
  
  Il s’en alla trouver Zimmermann, qui raccompagnait un client jusqu’à la porte.
  
  - Vous vous souvenez de Svetlana Mirova ?
  
  - Naturellement, c’est le seul client soviétique que je compte dans mon fichier.
  
  - En dehors de la puntilla, elle s’est adressée à vous pour d’autres acquisitions ?
  
  - Non.
  
  - A quoi ressemblait-elle ?
  
  - Une brune, les yeux un peu bridés, taille moyenne, très jolie, très élégante. J’aurais refusé des roubles, aussi m’a-t-elle réglé en francs suisses.
  
  - Elle a marchandé ?
  
  - Les artistes ne marchandent jamais. Ils paient le prix fort.
  
  - Aviez-vous une puntilla disponible ou bien en avez-vous recherché une pour son compte ?
  
  - J’en avais une. Un bijou. Cette Mirova n’a pas hésité une seule seconde.
  
  - Combien de fois l’avez-vous vue ?
  
  - Trois fois. Une première quand elle a demandé la puntilla ; une seconde quand elle m’a apporté l’argent ; une troisième quand je suis allé l’applaudir le soir où elle s’est produite ici avec la troupe du Bolchoï.
  
  Coplan tressaillit. Il se remémorait sa rencontre à Budapest avec Mitzi Gyetval, la Hongroise qui avait été la maîtresse de Jefferson Augenthaler. Qu’avait-elle dit ? Ils m’auraient tuée aussi si je l’avais accompagné au spectacle, ce soir-là. Seulement le Bolchoï et ses danses, très peu pour moi : je déteste tout ce qui est russe ! Oui, c’était cela.
  
  Le Bolchoï, là encore. Voilà qui devenait intéressant.
  
  - Quelle danseuse ! s’émerveillait Zimmermann. Ces Russes sont vraiment faites pour la danse. D’ailleurs, à mon avis, c’est le plus beau de tous les arts, parce que c’est la vie elle-même et non une simple représentation.
  
  - Je suis totalement d’accord avec vous, opina Coplan. Mirova était au sommet de son art ?
  
  - Elle était la perfection même. J’étais tellement enchanté par sa prestation que lorsque le Bolchoï s’est ensuite produit à Berlin-Ouest, au moment où j’y négociais l’achat d’une tiare ayant appartenu à la dernière tsarine, je me suis empressé d’acheter un billet pour retourner l’applaudir. Et cette fois encore, je n’ai pas été déçu.
  
  - Quand était-ce ?
  
  - A l’automne 86, je crois bien.
  
  - Ne pourriez-vous être plus précis ? s’enquit le Français.
  
  - Voyons voir mes livres de comptes...
  
  Après avoir feuilleté le registre pour l’année 1986, le Suisse souligna une date.
  
  - Le 5 novembre.
  
  Le cœur de Coplan battit un peu plus fort. Le surlendemain du jour où l’agent du K.G.B., Maksim Skobline, avait été assassiné et précipité dans les eaux de la Spree.
  
  Quelle troublante coïncidence !
  
  - Depuis, vous avez assisté à un autre spectacle du Bolchoï, à Zurich, Berlin ou ailleurs ?
  
  - Non.
  
  - Conservez-vous des photographies des objets d’art que vous vendez ?
  
  - Naturellement. C’est l’abc du métier.
  
  - Puis-je reproduire celles de la puntilla acquise par Svetlana Mirova ?
  
  - Rien de plus facile.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  A la requête de Coplan, le correspondant de la D.G.S.E. à Moscou lui avait adressé la liste des tournées du Bolchoï à l’étranger au cours des six dernières années. Le Français en déplia fébrilement la feuille, compara les renseignements avec les dates des meurtres et dut réprimer un cri de triomphe.
  
  La prestigieuse troupe soviétique se produisait à Buenos Aires en mars 1985, lorsque le Britannique Peter Chaswick y avait été assassiné. Elle était aussi :
  
  - A Paris en octobre 1985, quand y était mort le Soviétique Anton Pavlov.
  
  - A Prague en février 1986, quand y était mort le Français Antoine Seminario.
  
  - A Berlin-Ouest en novembre 1986, quand y était mort le Soviétique Maksim Skobline.
  
  - A Berlin-Est en janvier 1987, quand y était mort l’Américain Jefferson Augenthaler.
  
  - A Bucarest en décembre 1988, quand y était mort le Britannique Duff Morgan.
  
  - A Budapest en mai 1990, quand y était mort le Français Thierry Boyeldieu.
  
  Très excité par sa découverte, il reprit la liste des victimes. Deux Soviétiques, deux Français, deux Britanniques et un Américain. La mort semblait équitablement répartie entre ces quatre nationalités, sauf pour les U.S. A. Cela signifiait-il que celui qui tomberait la fois suivante serait un Américain ?
  
  Par ailleurs, le tueur ne frappait pas, apparemment, durant les mois d’été. Quelque chose se cachait-il derrière ce vide ?
  
  Coplan entreprit sur-le-champ de coder un second message à l’intention du correspondant de la D.G.S.E. à Moscou.
  
  Primo : le Bolchoï effectuait-il des tournées à l’étranger au cours des mois de juin, juillet, août et septembre ?
  
  Secundo : la danseuse-étoile Svetlana Mirova participait-elle aux tournées à Buenos Aires en mars 85, Paris en octobre 85, Prague en février 86, Berlin-Ouest en novembre 86, Berlin-Est en janvier 87, Bucarest en décembre 88 et Budapest en mai 901
  
  Ceci fait, il alla porter son texte au service Communications puis sollicita une audience du Vieux, à qui il rendit compte de ses dernières découvertes.
  
  Ravi, le patron des Services Spéciaux le félicita chaudement :
  
  - Bravo, vous avez accompli des progrès fantastiques! Je n’en espérais pas moins de votre talent.
  
  Coplan se renfrogna.
  
  - Une chose m’ennuie quand même.
  
  - Quoi ?
  
  - Est-il vraisemblable qu’une ballerine, c’est-à-dire une artiste par excellence, commette une série d’assassinats de cet ordre ?
  
  - En théorie, c’est peu crédible, j’en conviens. Néanmoins, n’importe qui est capable de le faire à condition que sa motivation soit suffisamment puissante. Relisez la Bible. Le mot « tuer » y est employé plus de mille fois, et dans la plupart des cas, les meurtriers se vantent de leur acte et en rendent gloire à Dieu.
  
  - Svetlana Mirova n’aurait pas été admise au Bolchoï si elle croyait en Dieu. Quelle serait sa motivation ?
  
  - Impossible de le savoir si vous ne poursuivez pas votre enquête...
  
  Le surlendemain, Coplan reçut la réponse à son message : non à la première question, oui à la seconde.
  
  La cause était entendue : Svetlana Mirova était mêlée aux assassinats, si même elle n’en était pas l’actrice principale.
  
  Il convenait d'approfondir la question.
  
  Dès ce moment, Coplan entreprit de mettre au point ses prochains mouvements.
  
  D’abord, sa personnalité. Aidé par le service spécialisé, il devint Lev Aaronovitch Lippsky, ingénieur israélien, désireux de rendre visite à ses grands-parents vivant à Kiev, en Ukraine. Le véritable Lev Aaronovitch Lippsky passait en ce moment même quelques jours à Paris. Son passeport lui avait été dérobé la veille par un voleur à la tire arabe qui l’avait revendu à un receleur, en réalité honorable correspondant de la D.G.S.E. Le document comportait un visa touristique de trois mois délivré par le consulat soviétique à Tel-Aviv. Le Service des Faux remplaça la photographie de l’Israélien et apposa le cachet réglementaire après que Coplan fut passé entre les mains d’un artiste qui modifia légèrement son visage. Entre autres choses, en injectant une solution, il lui gonfla les narines, les joues et les lèvres. En utilisant une teinture, il lui grisonna les cheveux et les sourcils. Puis il lui posa dans la bouche une prothèse qui rendait prognathe et changeait l’aspect des maxillaires.
  
  - Je sais que c’est désagréable et qu’il vous sera difficile de manger à l’aise, mais une fois parvenu à destination, si vous plongez dans la clandestinité, vous n’aurez qu’à la jeter. Je vous avertis ainsi que les effets de la solution injectée et de la teinture ne dureront que trois jours. Tenez-en compte.
  
  - Je m’en souviendrai, assura Coplan.
  
  
  
  
  
  Le prétendu Lev Aaronovitch Lippsky baguenaudait dans la rue piétonnière de l’Arbat, à Moscou, dont les façades fantasmagoriques évoquaient les rêves les plus extravagants des peintres surréalistes. Filles et garçons traînaillaient devant les boutiques de jeans et de blousons de cuir made in U.S.A. Une vingtaine de manifestants arméniens défilaient, avec une banderole réclamant l’indépendance pour leur nation. Serrant une matraque par précaution, deux miliciens les surveillaient d’un air compassé. Leurs uniformes grisâtres reflétaient l’humeur du temps, qui était maussade bien que l’on fût en juin.
  
  Coplan obliqua vers le quartier où se tenaient la plupart des prostituées.
  
  Il avançait en flânant : malgré la perestroïka et glasnost, il n’était pas certain de n’être pas filé, comme aux temps anciens où une poigne de fer maintenait la population moscovite. D’autant qu’il détenait un passeport israélien et que les Juifs, c’était une évidence, étaient détestés, voire haïs en U.R.S.S. Qui au monde, d’ailleurs, était plus raciste qu’un Slave ? Facile, par conséquent, de le suivre, la capitale grouillant de mouchards appointés ou indépendants. L’ouverture vers l’Occident n’y pouvait rien changer. En fait, Coplan ne croyait ni à la perestroïka ni à la glasnost. Pour lui, il s’agissait de ruses révélant l’immense talent du maître du Kremlin, qui tablait sur la naïveté des Occidentaux dès qu’on leur parlait de démocratisation et, surtout, sur leur désir effréné de commercer avec l’Est. Nouveau Machiavel, le maître d’œuvre de cette gigantesque duperie avançait ses pions sur l’échiquier mondial avec une sûreté de main et une maestria, qui forçaient l’admiration.
  
  Au coin de la rue, l’agent secret s’arrêta pour inspecter les filles. Il y en avait une bonne vingtaine, dont une qui retint immédiatement son attention. Probablement une Sibérienne du Nord, diagnostiqua-t-il. Grande, une carrure d’athlète, assez jolie, elle portait une minijupe noire pointillée de confettis roses, et de hautes bottes de cuir.
  
  Il se dirigea droit vers elle. Aussitôt, elle lui décocha un sourire aguicheur en laissant son regard errer avec ravissement sur les vêtements d’origine occidentale. Dans sa tête, certainement, le prix de la passe montait en flèche. Plus que partout ailleurs, à Moscou, le touriste était le pigeon à plumer.
  
  - Tu viens, chéri ?
  
  La phrase universelle.
  
  - Combien ?
  
  - Tu me donnes deux cents dollars et tu me gardes deux heures avec toi. Je connais des tas de trucs fous, comme le carrosse de la Grande Catherine ou les épaulettes de Nicolas II. Tu t’enverras en l’air jusqu’au dôme du Kremlin !
  
  Coplan fit mine de réfléchir. En outre, il convenait de marchander.
  
  - C’est cher.
  
  - T’as pas l’air pauvre... Dis donc, tu parles drôlement bien russe pour un touriste ! Cent quatre-vingts dollars pour un distingué linguiste, ça te va ?
  
  - D’accord.
  
  - Ton hôtel, c’est lequel ?
  
  - Le Rossia.
  
  A peine la fille eut-elle franchi la porte de la chambre qu’il l’assomma en lui cisaillant la nuque du tranchant de la main. Il la coucha ensuite sur le lit et vida par terre le contenu de sa propre sacoche : une seringue neuve achetée vingt dollars à un drogué de l’Arbat et une perruque blonde payée cinquante dollars à un travesti de la même rue.
  
  De sa trousse de toilette, il sortit ensuite une fiole de somnifère, dont il administra une bonne dose à la prostituée. Puis il la déshabilla, ôta ses propres vêtements et entreprit de passer ceux de sa victime. Bientôt, il se félicitait de son coup d’œil : certes, c’était juste, quelques coutures avaient craqué par endroits, mais l’un dans l’autre, le déguisement était convenable quoique serré aux entournures. La difficulté survint lorsqu’il chaussa les bottes. Il eut l’impression de subir le supplice médiéval des brodequins. En revanche, la perruque était trop grande, et il dut la caler avec des bourrelets découpés dans la doublure de sa valise. Pour terminer, il retira la prothèse de sa bouche et l’enfouit dans le sac de la femme, avec la trousse de laquelle il se maquilla outrageusement, comme son modèle. Le résultat ne le satisfit guère, mais il ne pouvait pas l’améliorer, ce qui le rendit quelque peu pessimiste.
  
  L’orage qui éclata, brutalement comme il était de coutume à Moscou en juin, le sauva, tel le gong qui arrache le pugiliste à la tornade de coups de poings. Prudente et habituée à ces brusques averses, la prostituée transportait un imperméable en plastique transparent plié dans son sac. Coplan le déplia et l’enfila. Le matériau était de si mauvaise qualité qu’il se déchira sous les aisselles. Tant pis, il faudrait faire avec, décida le Français. Il rabattit la capuche sur son front et se contempla dans la glace. L’image que celle-ci renvoyait était à présent acceptable.
  
  Il alla écarter les rideaux. Des cataractes d’eau inondaient la capitale. La nuit était tombée, il était temps de partir.
  
  Il déposa sur le dessus de lit quatre coupures de cent dollars destinées à dédommager sa victime des tourments qu’il lui faisait subir, puis il fourra dans le sac de la fille son faux passeport et quelques autres objets qui pouvaient se révéler utiles. Enfin, il ouvrit la porte et inspecta le couloir. Désert. Ses pieds martyrisés par l’étroitesse des bottes le portèrent jusqu’à l’escalier de service, qui se terminait sur la plate-forme de déchargement, à l’arrière de l’hôtel. Lentement, il en descendit les marches, en se félicitant d’avoir exigé une des chambres du premier étage.
  
  Au-delà de la plate-forme, éclairée par la lumière blanchâtre d’un néon, se dressait une barrière liquide qui semblait infranchissable. Coplan s’arrêta. L’air s’était considérablement rafraîchi, et il grelotta en se demandant par quel miracle la prostituée supportait une telle température avec des vêtements aussi légers. Sans doute était-elle habituée au froid sibérien.
  
  - Alors, tu comptais te défiler en sortant par-derrière? fit une voix moqueuse dans son dos.
  
  Il ne bougea pas le corps, se contentant de tourner la tête. Deux miliciens contournaient une pile de caisses vides.
  
  - Tu penses bien qu’on connaît l’astuce, railla le second.
  
  - Que tu sortes par devant ou par-derrière, faut que tu casques, reprit le premier.
  
  - Je suis sûr que ton Juif a été généreux, enchaîna l’autre.
  
  - Ils le sont toujours, appuya son compère. Ils espèrent faire oublier qu’ils sont radins.
  
  Du pur antisémitisme russe, enregistra Coplan.
  
  Tout en conservant son maintien rigide, il ouvrit son sac et en sortit une coupure de cent dollars qu’il leur tendit. Leurs visages cupides s’éclairèrent.
  
  - Je savais bien que t’avais ramassé le paquet ! se réjouit l’un.
  
  - Y aurait pas une petite rallonge ? persista son compagnon en raflant prestement le billet.
  
  Coplan hocha affirmativement la tête et pêcha encore une coupure de cinquante dollars dont se saisit le milicien.
  
  - Bon, tu peux te tirer, consentit-il alors. Tu seras bien punie d’avoir voulu nous doubler : il y a au moins cent mètres à patauger sous cette flotte dans la gadoue avant de rejoindre la station de taxis.
  
  - Dommage qu’elle ressemble à un éléphant, regretta l’autre, j’aurais bien tiré un coup.
  
  - Elle pourrait peut-être nous faire une pipe ?
  
  Mais, déjà, Coplan dévalait l’escalier de la plate-forme et, malgré les bottes qui lui torturaient les pieds, courait sous les trombes d’eau. Il doutait que, sous ce déluge, les deux hommes le poursuivent pour l’obliger à se soumettre à leurs envies.
  
  Il tourna le coin de l’hôtel et se rassura en voyant la file de taxis qui s’étirait dans l’attente d’un touriste. S’engouffrant dans celui de tête, il demanda à se faire déposer sur la rive droite de la rivière Moskva, au débouché du pont Krimsky.
  
  - T’auras pas beaucoup de clients, par là-bas, ricana le chauffeur. Tu ferais mieux de rester au Rossia. Quoique, bien sûr, à la réception, y z’aiment pas beaucoup les travelos ! Dis donc, t’as un drôle d’accent. T’es pas d’ici ?
  
  - Je suis de Vladivostock.
  
  - Et là-bas, y a pas d’avenir pour les travelos, c’est ça ?
  
  - Tu devines tout.
  
  - Tandis qu’ici, avec les touristes, tu fais ton beurre. D’autant que la moitié des étrangers c’est des pédés !
  
  Le Soviétique poursuivit sur le même registre durant tout le trajet, tandis que son passager demeurait silencieux. Parvenu à destination, il régla la course, sortit sous la pluie battante puis attendit que le taxi disparaisse. Lorsque la voiture fut hors de vue, il lesta avec élastique son passeport et sa prothèse d’un gros rouleau de pièces de monnaie et jeta le tout dans la Moskva. Enfin, frissonnant, les pieds douloureux, trempé et crotté, il gagna la rue Gorki.
  
  Dimitri ouvrit au cinquième coup de sonnette, qui survenait six secondes après les précédents, comme convenu. Il s’effaça pour laisser entrer Coplan, qui se dirigea droit vers la salle de bains en lançant par-dessus son épaule :
  
  - Prépare-moi un grand verre de vodka, des sandwiches et des vêtements secs, s’il te plaît.
  
  Le Français se doucha, se sécha et appliqua une pommade sur ses pieds. Au bout d’un petit moment, Dimitri entrebâilla la porte pour déposer sur un tabouret une pile de vêtements à la taille de son visiteur. Il les avait achetés la veille, lorsqu’il en avait reçu l’ordre du correspondant de la D.G.S.E. Pour obéir aux critères fournis, il avait dû s’adresser au marché noir.
  
  Quand Coplan fut habillé, il rejoignit son hôte dans le salon-salle à manger et s’assit devant la table. Il commença par la vodka, avalant la moitié du verre d’un coup. La douche brûlante l’avait déjà réchauffé, et l’alcool lui donna un véritable coup de fouet. Ragaillardi, il s’attaqua aux sandwiches ; ils étaient au saumon fumé. Délicieux !
  
  - Quel ogre ! s’émerveilla Dimitri.
  
  Atteint de tuberculose osseuse, nain et bossu, le Russe était animé de l’énergie et de la volonté de celui qui, chaque jour, doit se surpasser pour arracher aux plus forts sa parcelle d’univers. C’était pourtant un guitariste extrêmement talentueux. Haineux à l’encontre de la société soviétique, il avait accepté dix ans plus tôt les offres d’un émissaire de la D.G.S.E. Grâce à cette vie parallèle d’informateur, voire d’agent ou de relais, il comptait bien se venger au maximum des affronts, lazzis et quolibets que suscitait sa silhouette contrefaite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Solidement plantée sur une élévation de terrain, la maison éblouissait de toute sa blancheur sous les rayons du soleil qui remplaçait les trombes d’eau de la veille. Elle se détachait sur le bleu du ciel, avec ses balustrades, dominant de ses deux niveaux couronnés d’une terrasse la pelouse d’un vert cru taillée aux ciseaux. Celle-ci ondulait jusqu’à un rond-point où se dressait, majestueuse, une longue table de marbre blanc flanquée en bancs en bois épais, sculptés sur la tranche. Tout autour, taches claires dans la verdure, des vasques en pierre débordaient de fleurs.
  
  Paresseusement allongé sur une chaise longue, Coplan sirotait sa vodka en admirant la beauté de la datcha et de la propriété qui la cernait. Assis sur un des bancs, Dimitri avait posé sur la table un lecteur de cassettes à piles. Il réécoutait pour la millième fois une chanson qu’il avait composée et chantait lui-même en anglais, en s’accompagnant à la guitare :
  
  I have never seen a valley green with Spring, Is there someplace a queen waiting for a king ? Who will stop the rain over me ?137
  
  Bien que d’origine tzigane, Dimitri était fasciné par le jazz. Cible de moqueries, victime de la ségrégation raciale et de son complexe d’infériorité, le nain transposait dans sa musique déchirante et dans l’amertume de son texte le destin hideux qui lui était réservé. Malheureusement, il n’était pas un professionnel du chant, et si sa voix était nette et élégamment modulée, elle restait un peu tendue, sans l’émotion et l’accent dramatique que l’on attendait
  
  Le Français connaissait ces paroles par cœur et aurait pu lui-même interpréter la chanson lorsque, enfin, son compagnon éteignit l’appareil et se leva pour aller téléphoner à son contact de la capitale. Il ne resta pas absent bien longtemps.
  
  - J’ai l’adresse personnelle de Sveltana Mirova, annonça-t-il en revenant. Mais apparemment, ça n’a pas été facile. On dirait qu’elle se cache. Au fait, son diminutif, c’est Svet. Personne ne l’appelle autrement.
  
  Coplan vida son fond de vodka et tendit la main. Le Russe y déposa un carré de papier sur lequel étaient tracées quelques lignes.
  
  - Je l’ai vue deux fois au Bolchoï, poursuivit-il en se dandinant d’un pied sur l’autre. C’est vraiment une très grande artiste !
  
  - Je n’en doute pas, assura le Français. Il faut être une grande artiste pour tenir le coup aussi longtemps.
  
  Dimitri ne comprit pas le double sens de la phrase. Coplan mémorisa l’adresse de la danseuse puis, à l’aide de son briquet, brûla le papier avant d’en disperser les cendres.
  
  - Cette planque est parfaite, conclut-il. J’y serai très bien. Toi, tu n’as qu’à retourner chez toi. Merci, et bravo pour ta chanson.
  
  
  
  
  
  Sylvaine Di Costanzo fut la première à arriver à la datcha. Du sang sicilien coulait dans ses veines, qu’elle ne pouvait dissimuler : mince, élancée, longs cheveux noirs et regard sombre, tout en elle trahissait le feu intérieur des Méditerranéens. Au Service Action de la D.G.S.E., elle détenait le grade de capitaine. Pour rejoindre la capitale soviétique, elle avait franchi clandestinement la frontière finnoise.
  
  En revanche, c’est la frontière turque qu’avait passée le lieutenant Rémy Lescours ; tandis que, profitant de l’anarchie qui régnait en Roumanie, le lieutenant François Abramovitch, spécialiste des langues slaves, avait traversé le fleuve Prut.
  
  Avec ces trois officiers, Coplan se trouvait à la tête d’une équipe solide et expérimentée. Le trio avait en outre effectué plusieurs missions en U.R.S.S. au cours des cinq dernières années, à la plus grande satisfaction du Vieux, et ses membres avaient parfaitement assimilé les us et coutumes russes.
  
  Autour de la table en marbre, Coplan leur expliqua ce qu’il attendait de leurs talents. Les trois envoyés de Paris écoutèrent avec attention, sérieux, concentrés et critiques.
  
  Déguisé en milicien, pilotant une Trabant anonyme, Coplan avait par trois fois procédé à une reconnaissance des lieux. Armé de jumelles, il avait sans succès tenté d’apercevoir Svet Mirova. Il connaissait par cœur chacun de ses traits grâce aux nombreuses photographies que lui avait adressées le correspondant à Moscou de la D.G.S.E.
  
  Sa silhouette longiligne, aux cuisses néanmoins musclées, promenait sur scène une androgynie qui déroutait. Translucide à force d’être pâle, sa peau rappelait les neiges et les brumes opaques de l’hiver sibérien. Quant à son regard, il demeurait énigmatique, comme si derrière ses yeux se pressaient des pensées infiniment secrètes, hors de portée du commun des mortels. Dans les cocktails, elle conservait les lèvres closes, esquissant à peine parfois une moue ennuyée ou un sourire acidulé, pendant que sa main aux longs doigts effilés caressait machinalement son chignon noir. Son expression était généralement neutre ou boudeuse. Visiblement, Svet Mirova détestait les réceptions auxquelles son statut l'obligeait à assister.
  
  Elle n’était pas vraiment belle, mais sa joliesse de traits et sa délicatesse de porcelaine anglaise attiraient, voire envoûtaient, du moins sur les clichés.
  
  Depuis qu’il avait vu ces derniers, Coplan était plongé dans un abîme de perplexité.
  
  Était-il plausible que ce bijou fait femme se soit transformé en une tueuse fanatique ? Dans ce cas, quel mobile la guidait-il ? Quelles méthodes avait-elle pu utiliser pour attirer dans ses filets des espions aguerris, accoutumés à éviter les traquenards de l’adversaire ?
  
  Et quelle persistance dans le meurtre ! Apparemment, elle avait frappé son premier coup sur Peter Chaswick, en mars 85, à Buenos Aires... mais peut-être avait-elle sévi avant ! Elle avait effectué sa première tournée avec le Bolchoï à vingt-deux ans, en 81. C’était à Stockholm, en février. Elle était aussi allée à Londres, puis à Rome, Madrid, Amsterdam, et dans bien d’autres villes encore avant Buenos Aires.
  
  Mais la puntilla n’avait été achetée à Karl Zimmermann que le 14 juin 1984. Alors, avait-elle opéré précédemment avec une autre arme ? Si oui, qui étaient ses victimes ? Et, après le 14 juin 1984, quel symbole représentait pour elle la dague à la lame en cœur ? Quoique... était-ce vraiment un symbole ? Après tout, la puntilla était un objet d’art. Les douaniers l’acceptaient probablement sans poser de questions, contrairement à une arme, surtout si ledit objet appartenait à une danseuse-étoile du Bolchoï.
  
  Cependant, cette dernière hypothèse en entraînait une autre, peut-être plus vraisemblable : et si le rôle de la ballerine se limitait à faire passer les frontières la puntilla, pour la remettre ensuite au tueur ?
  
  Lorsque Coplan eut terminé son exposé, Sylvaine Di Costanzo toussota avant de déclarer :
  
  - J’ai assisté à un spectacle du Bolchoï, une fois. A Vienne, en janvier 84. Pour moi, la danse de Svet Mirova, c’est une poésie en gestes.
  
  - C’est joliment dit, persifla Rémy Lescours. Je ne te connaissais pas cette délicatesse. L’agent du K.G.B. que tu as étranglé entre tes douces mains à Kiev l’année dernière non plus, d’ailleurs.
  
  Tout le monde sourit.
  
  - Il est vrai que c’est une grande artiste, approuva malgré tout François Abramovitch. A New York, on lui aurait fait un pont d’or si elle avait décidé de passer à l’Ouest.
  
  - Quand elle passe à l’Ouest, commenta Coplan, mi-figue mi-raisin, les seuls ponts qu’elle recherche, ce sont ceux qui enjambent les rivières.
  
  
  
  
  
  - Quelque chose cloche, s’alarma Coplan.
  
  Sylvaine se raidit.
  
  - Quoi ? questionna-t-elle d’une voix tendue.
  
  - L’impression générale.
  
  Sise dans une banlieue résidentielle, la maison ancienne, vraisemblablement XIXème siècle, dressait une maigre façade étirée sur trois étages. Au-dessus de la marquise protégeant le perron de la pluie, le mur s’ornait d’une faucille et d’un marteau fraîchement repeints ; ce qui, compte tenu des événements actuels en Union soviétique, n’allait guère dans le sens de l’Histoire. Un petit carré de terrain cernait l’habitation, amputé par le garage construit contre le bâtiment. Des bouleaux plantés en quinconce en occupaient la partie droite.
  
  Deux éléments avaient alerté Coplan. D’abord, les poubelles, anormalement bourrées jusqu’à la gueule. Ensuite, la rampe en néon qui courait le long de l’arête de la marquise. Lors de ses précédentes reconnaissances, elle demeurait allumée toute la nuit. Là, elle était éteinte, alors qu’il n’était que vingt et une heures trente.
  
  - Tu penses à quoi ? voulut savoir Sylvaine.
  
  - Préviens les autres et attends-moi ici.
  
  Coplan sortit de la Trabant et s’en alla pousser le portail, qui n’était pas verrouillé. Lui tendait-on un piège ? Mais dans ce cas, pourquoi changer l’aspect habituel des lieux ? Néanmoins, il déboutonna sa veste et dégaina son Beretta 92 A, auquel il ajouta un silencieux.
  
  L’œil aux aguets, il s’avança jusqu’au perron dont il gravit les marches. Là, la porte était fermée à clé. Elle ne résista cependant guère aux outils sophistiqués que contenait la trousse pendue à son épaule gauche.
  
  Il poussa le panneau et se jeta dans le couloir, où il se plaqua au mur. Là, il resta un instant immobile, tous les sens en éveil, prêt à faire feu. Dans l’air flottaient des effluves d’un parfum suave.
  
  Sa main, enfin, chercha le commutateur et l’abaissa. Une lumière vive inonda le corridor. Il attendit encore, puis se décida à bouger. La présence des icônes dans le salon meublé avec goût le surprit. Quoi, cette fidèle du régime sacrifiait à la « superstition » et témoignait de sentiments religieux ? A moins qu’il ne s’agît là que d’objets de décoration ? Qui pouvait savoir, avec les méandres tortueux de l’âme slave ?
  
  Toutes les pièces, et surtout la chambre à coucher attestaient d’un départ précipité. Les penderies étaient vides, et sur le plan de travail de la cuisine, un verre sale laissait supposer une boisson avalée au dernier moment.
  
  Le réfrigérateur était vide, lui aussi, et éteint. Sûr que la maison était vide, Coplan repartit en exploration. Ses chances étaient faibles, il y avait gros à parier qu’il ferait chou blanc, mais il devait essayer. Peut-être la chance couronnerait-elle ses efforts ?
  
  A nouveau, la penderie. Ses doigts palpèrent le bois à la recherche d’une cachette. En vain. Dans chaque pièce, il sonda les murs. Dans le bureau, il dépunaisa les photographies apposées sur les parois et qui montraient Svet félicitée par les grands de ce monde, chefs d’État, rois et reines ou monstres sacrés du show-business.
  
  Elles ne dissimulaient rien.
  
  C’est alors qu’il pensa aux icônes. Il se mit en demeure de les déclouer. Derrière l’une d’elles, une cache d’environ dix centimètres de diamètre et d’un mètre de profondeur avait été creusée. Servait-elle à cacher la puntilla ? Si c’était le cas, Svet ou quelqu’un d’autre avait emporté l’arme. Il recloua soigneusement les icônes et poursuivit ses recherches ; sans résultat.
  
  La puntilla n’était nulle part.
  
  La danseuse avait fui, conclut l’intrus. Alors, qui avait sonné le tocsin et jeté le trouble dans l’esprit de la jeune femme ? Le branle-bas avait-il été déclenché par les investigations de Dimitri ? Coplan ne voyait pas d'autre réponse.
  
  Ressortant de l’hôtel particulier, il marcha jusqu’à la seconde Trabant, celle qu’occupaient François Abramovitch et Rémy Lescours.
  
  - Rentrez à la datcha, l’opération est annulée pour aujourd’hui.
  
  Sans plus d’explications, il regagna sa propre voiture. A sa mine sombre quand il s’installa derrière le volant Sylvaine comprit tout de suite.
  
  - Elle a foutu le camp ?
  
  - Oui, et il semble même qu’elle ait partiellement déménagé. Ses vêtements ont disparu.
  
  - Qu’est-ce qui a pu l’alerter ?
  
  - On ne va pas tarder à le savoir.
  
  Dans la rue Gorki, il dénicha facilement une place où se garer. Arrivé à l’appartement, il obéit au code : cinq coups de sonnette, le dernier six secondes après les précédents. Pas de réponse. Il consulta sa montre-bracelet. Vingt-deux heures vingt. Dimitri avait juré qu’il serait chez lui tous les soirs à partir de vingt heures, puisque son engagement comme guitariste dans l’un des plus grands hôtels de la capitale avait été résilié deux semaines plus tôt.
  
  Machinalement, le visiteur posa la main sur la poignée de la porte et appuya. Le panneau s’écarta. Un sinistre pressentiment envahit Coplan. Il s’effaça contre le mur en poussant le battant du pied, sortit son Beretta et revissa vivement le silencieux.
  
  Après un délai raisonnable, rien ne survenant, il passa précautionneusement la tête. La lumière était allumée. En quelques enjambées rapides, il fut à l’intérieur, l’arme braquée devant lui.
  
  Dimitri était seul. Les yeux glacés, les cheveux en bataille, il gisait sur le canapé. Le tueur, sadique, avait ravagé sa bosse à coups de hachoir.
  
  L’arrivant serra les poings de rage. Pourquoi s’acharner aussi hideusement sur un être si faible, si démuni ?
  
  Il inspecta le cadavre. La mort, estima-t-il, remontait au moins à vingt-quatre heures. Ce qui signifiait que le tzigane n’avait pas fourni un seul renseignement à son ou ses tortionnaires et avait résisté aux supplices, sans quoi la datcha des Français eût sans aucun doute reçu une visite peu plaisante... Ce silence avait-il provoqué la fuite de Svet ?
  
  Les dents serrées, Coplan étreignit entre les siennes la main rigide et froide du Russe, comme pour lui transmettre jusqu’à l’Au-delà sa compassion et sa gratitude.
  
  Puis il fouilla l’appartement, mais il ne découvrit rien d’intéressant. D’autres étaient passées avant lui.
  
  Ses plans tombaient à l’eau, d’autant qu’il ignorait qui était le contact dont Dimitri avait sollicité le concours pour retrouver la trace de la danseuse.
  
  Il ne lui restait qu’une solution : celle qu’il avait voulu éviter jusqu’alors.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Le théâtre du Bolchoï dressait sa masse imposante sur la place Sverdlov. Coplan et Sylvaine Di Costanzo, pas plus que les passants et les badauds, ne furent sensibles à sa beauté architecturale. Ils n’avaient d’yeux que pour le cadavre carbonisé qui gisait sur l’asphalte et que les miliciens ne se pressaient pas de dérober aux regards, comme s’ils voulaient signifier à la foule que le Kremlin ne fléchirait pas et n’accorderait pas l’indépendance à la Lituanie, même si tous les malheureux du monde venaient s’immoler par le feu sur le pavé de Moscou.
  
  En revanche, ils avaient jeté dans leur camion le drapeau lituanien que le suicidé avait étalé par terre à une dizaine de mètres du lieu de son sacrifice.
  
  Fuyant l’odeur effroyable, les deux Français gagnèrent l’entrée des artistes. Le gardien avait quitté sa loge, attiré comme la foule par le spectacle de la mort brutale. Ils en profitèrent pour s’élancer dans le long couloir.
  
  Sur la scène, la troupe répétait. En embuscade dans les coulisses, Coplan et Sylvaine scrutèrent les visages. Peine perdue. Svet n’était pas là.
  
  - De plus en plus bizarre, murmura la jeune femme.
  
  - Retourne voir les deux autres, brusqua Coplan. Dis-leur que l’opération est de nouveau remise. Qu’ils rentrent à la datcha. Toi, attends-moi dans la Trabant.
  
  Sylvaine hocha la tête et s’éloigna. Son compagnon avisa un machiniste.
  
  - Svet n’est pas là, aujourd’hui ?
  
  - Elle est en congé.
  
  L’intrus n’insista pas. Autour de lui, personne ne lui prêtait attention. Il erra au hasard dans les couloirs, jusqu’à buter sur la section administrative. Une réceptionniste le stoppa :
  
  - Puis-je vous aider ?
  
  Il prit l’air important.
  
  - Je souhaiterais parler au directeur.
  
  - Il est en rendez-vous. Vous patientez ?
  
  - J’ai tout mon temps.
  
  Elle lui désigna un siège.
  
  - Asseyez-vous, je vous en prie. Vous voulez un thé?
  
  - Avec plaisir.
  
  Coplan regarda autour de lui. Sur les murs, aucune référence au marxisme. L’idéologie officielle semblait prohibée. En revanche, des affiches détaillant les programmes du Bolchoï, des photographies bien léchées des stars et des seconds rôles de la troupe prestigieuse, quelques vieilles gravures aussi, exposant des visages bouffis dont le Français se demanda à qui ils pouvaient bien appartenir.
  
  Le thé était délicieux. Il en était à la troisième tasse lorsque deux hommes sortirent d’un bureau, portant des attaché-cases et raccompagnés jusqu’à la porte par un grand type mince, au nez en bec de corbin et aux épais cheveux blancs ondulés.
  
  La réceptionniste pointa un doigt sur Coplan.
  
  - Ce monsieur voudrait vous voir.
  
  Après quelques paroles d’adieu à ses visiteurs, le directeur invita l’agent secret à le suivre. La pièce était décorée dans le style cher à l’architecte du Centre Georges Pompidou, à Beaubourg : manches à air et tuyauteries genre raffinerie de pétrole. Une plaque indiquait l’identité de l’occupant des lieux : Vladimir Borodovsky.
  
  - Francis Cluny, se présenta Coplan. Je suis le secrétaire d’un important businessman américain dont, pour le moment, je tairai le nom car il tient à l’anonymat. Il ne se fera connaître que si vous et moi faisons affaire.
  
  Borodovsky prit place dans son fauteuil, qui ressemblait à une nacelle de vaisseau spatial, et son interlocuteur s’assit à son tour sur un siège tout aussi inconfortable. Le Soviétique l’examina et fut sans doute rassuré par l’aspect cossu de ses vêtements de coupe occidentale : il se laissa aller contre son dossier rigide en arborant un sourire bienveillant.
  
  - Quel genre d’affaires, monsieur Cluny ?
  
  - Une représentation privée.
  
  - De la troupe du Bolchoï ?
  
  - Exactement.
  
  - Votre requête me paraît quelque peu extravagante.
  
  - Mon patron est milliardaire en dollars. Votre prix sera le sien. Je donne cette précision au cas où l’aspect financier de la chose vous inquiéterait.
  
  - C’est la première fois que quelqu’un manifeste une telle prétention, répliqua un peu sèchement Borodovsky.
  
  - Depuis l’année dernière, renvoya le Français, amusé, il y a un commencement à tout en Union soviétique. Qui aurait imaginé ce changement il y a seulement un an ?
  
  Borodovsky se raidit.
  
  - Je ne me place pas sur le plan politique.
  
  - Moi non plus, s’empressa de déclarer son interlocuteur, décidé à jouer sa partition avec tact et diplomatie.
  
  - Votre patron semble oublier les problèmes techniques que susciterait une telle initiative, poursuivit le Soviétique d’un ton mordant. La scène qui ne serait pas convenablement équipée et suffisamment spacieuse, la troupe et les techniciens, leurs répétitions, leur logement... Ces milliardaires ont parfois des caprices dont ils ne mesurent pas combien ils peuvent être difficiles à réaliser.
  
  - Ce n’est pas le cas ici. Mon employeur a tout prévu.
  
  - Et pourquoi un tel désir ?
  
  - Pour parader devant la centaine d’amis qu’il inviterait à cette soirée exceptionnelle.
  
  - Je comprends. Il est blasé et veut s’offrir des plaisirs que personne d’autre ne peut se payer ?
  
  - C’est tout à fait ça. Cette attitude peut vous paraître répréhensible, mais n’oubliez pas l’aspect financier et les primes exceptionnelles que toucheront tous les membres de votre troupe. Ainsi que vous-même. Mon patron est littéralement fasciné par le talent du groupe que vous dirigez. Il est d’ailleurs véritablement envoûté par votre danseuse-étoile, Svetlana Mirova. Il la considère comme la plus belle femme au monde !
  
  - Il exagère. Talent, oui. Beauté exceptionnelle, non.
  
  Coplan baissa modestement les yeux.
  
  - L’amour sublime l’être le plus banal, commenta-t-il sentencieusement.
  
  - Admettons. Dans ce cas, pourquoi ne pas inviter personnellement Svet en sollicitant de sa part une prestation privée ?
  
  - Accepterait-elle ?
  
  Borodovsky réfléchit.
  
  - Probablement pas, concéda-t-il.
  
  - Vous voyez bien ! New York lui a offert à plusieurs reprises un pont d’or pour qu’elle passe à l’Ouest. Mais elle a toujours refusé de quitter le Bolchoï.
  
  - C’est tout à son honneur.
  
  - Je n’en disconviens pas. Seulement cela ne résout pas mon problème. Mon employeur tient à ce que je réussisse. Mon avenir professionnel est en jeu. Un échec, et je suis licencié. Vous connaissez sûrement la brutalité américaine dans les relations entre patrons et subordonnés...
  
  Le Russe haussa les épaules.
  
  - Ce n’est pas mon affaire, monsieur Cluny.
  
  - Il tient vraiment à Svetlana Mirova, poursuivit son interlocuteur, nullement ébranlé par la remarque. D’ailleurs, il m’a chargé de lui remettre un fort beau bijou, d’un très grand prix.
  
  A l’appui de ses dires, il tapota la poche de sa veste, qui présentait effectivement une bosse. Elle n’était bien sûr pas provoquée par un écrin, mais tout simplement par le paquet de cigarettes Tri Llochada acheté le matin même.
  
  - J’ai essayé de m’acquitter de ma mission. Malheureusement, votre danseuse-étoile est en congé, m’a-t-on dit.
  
  - C’est vrai. Pour quinze jours.
  
  - Dans quinze jours, je ne serai plus à Moscou. Où puis-je la rencontrer, dans l’intervalle ?
  
  Coplan retint sa respiration. Son bluff allait-il fonctionner ?
  
  Oui ! Borodovsky lui livra sans difficulté l’adresse de sa star. Malheureusement, c’était celle que l’agent secret connaissait déjà, et il se mordit la lèvre de dépit. Il hésita. Ou s’en aller la queue entre les jambes, ou continuer à bluffer. Il opta pour cette dernière solution et dédia au Soviétique son sourire le plus charmeur.
  
  - Elle occupe à cette adresse un hôtel particulier que j’aime beaucoup. Style dix-neuvième, je crois ? J’adore cette façade allongée vers le ciel. Dommage que Mlle Mirova l’ait quitté. Ses voisins m’ont appris qu’elle avait en partie déménagé.
  
  Le Russe haussa un sourcil étonné.
  
  - Première nouvelle, avoua-t-il.
  
  Puis, soudain, il eut comme une illumination.
  
  - Elle ne peut être que chez sa sœur !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  François Abramovitch fronça les sourcils, comme s’il voulait forcer sa mémoire à lui restituer quelque chose.
  
  - Tatiana Botkine ? Voyons, est-ce que ce serait la même?...
  
  Intrigué, Coplan l’interrogea :
  
  - La même que qui ?
  
  - Un haut fonctionnaire du K.G.B.
  
  - Tu veux dire qu’un membre du K.G.B. porterait le même nom que la sœur de Svet ?
  
  - Tout à fait. Mais attention, ne nous excitons pas: c’est peut-être simplement une homonyme.
  
  - Oui, mais Botkine n’est pas un nom très répandu en Union soviétique, rappela Rémy Lescours.
  
  Coplan voulait en avoir le cœur net.
  
  - Comment en es-tu venu à tomber sur cette Tatiana Botkine ?
  
  - Une mission ici, il y a deux ans, répondit François Abramovitch. Il s’agissait d’un refuznik qui prétendait haïr le régime et vouloir travailler pour nous. Le Vieux l’a fait tester. Pendant un certain temps, il a fourni des renseignements parfaits, puis les choses ont changé. Insensiblement. Par une autre personne, en qui il avait totalement confiance, le Vieux obtenait des informations en contradiction avec celles du type. Alors le boss nous a expédiés, Sylvaine, Rémy et moi en U.R.S.S. pour régler le différend. La manière forte, a-t-il recommandé. Le refuznik a craqué et avoué qu’il était manipulé par cette Tatiana Botkine. Il ne nous restait plus qu’à l'éliminer physiquement.
  
  - L’un de vous a-t-il rencontré cette femme ?
  
  - Les ordres n’allaient pas en ce sens, intervint Rémy Lescours.
  
  - Nous l’avons quand même « logée », compléta Sylvaine.
  
  - Les choses s’éclairciraient en partie si cette Tatiana Botkine était bien la sœur de Svet. Le K.G.B. serait donc impliqué dans ces diverses opérations... Mais alors, pourquoi diable s’attaquer à des agents soviétiques comme Maksim Skobline ou Anton Pavlov ?
  
  - De toute façon, remarqua François Abramovitch, le directeur du Bolchoï ne connaît pas l’adresse de la sœur de Svet. Nous n’avons donc rien à perdre à tenter le coup avec celle que nous avons « logée » il y a deux ans.
  
  Coplan réfléchit. Que risquaient-ils, en effet ?
  
  - Très bien, décida-t-il. Rémy et François, vous allez procéder à une opération de reconnaissance. Ne prenez aucun risque mais filmez d’abondance. Sylvaine restera avec moi. Surtout, ne vous mouillez pas.
  
  - D’accord, acquiescèrent les deux officiers.
  
  Le soir, ils rentraient déçus.
  
  - Les persiennes sont fermées, déclara Abramovitch en déposant sur la table son équipement cinématographique. Il n’a pas été possible de filmer grand-chose puisque, pour être franc, il n’y a rien à filmer.
  
  - Les deux sœurs ont pris la poudre d’escampette, c’est sûr, appuya Lescours.
  
  - Dès la nuit tombée, j’irai y faire un tour, promit Coplan.
  
  Après la chute du crépuscule, il se rendit effectivement sur les lieux et se présenta à la porte de la demeure. D’abord, il sonna longuement. Sans succès. Alors, il sortit sa trousse à outils qui, comme à l’accoutumée, fit merveille.
  
  Une vague odeur putride flottait dans le salon, celle de fleurs coupées qu’on a laissées trop longtemps dans leur eau saumâtre.
  
  Le cœur de l’intrus s’accéléra lorsqu’il découvrit sur un meuble une large photographie encadrée. Elle montrait trois femmes, tête contre tête, et il n’eut aucun mal à reconnaître la première avec sa peau pâle, son chignon noir et l’expression boudeuse qui ourlait la lèvre.
  
  Svet.
  
  Une des deux autres était forcément sa sœur, c’est-à-dire la maîtresse des lieux, mais laquelle ? Aucune ne présentait de ressemblance frappante avec la danseuse du Bolchoï.
  
  Toutes deux étaient blondes, visage osseux et yeux clairs. Mais l’une avait le nez aquilin et les cheveux courts, tandis que l’autre présentait un nez légèrement épaté et de longues mèches soyeuses.
  
  Le visiteur jeta un coup d’œil au verso. Pas d’inscription. Il dégagea cependant le cliché du cadre, le plia et l’empocha, avant d’entreprendre une fouille minutieuse.
  
  Ici aussi subsistaient les traces d’un départ précipité.
  
  A un moment, il tomba en arrêt devant un carton de tir sur lequel était représentée la silhouette d’un homme. Curieusement, les impacts étaient groupés sur le bas-ventre, à l’emplacement du sexe. Choisir cet endroit de la cible était prémédité, conjectura Coplan. Pourquoi ? Freud aurait certainement fourni une explication. Si le tireur était une femme, celle-ci détestait les hommes et les attributs de leur masculinité, sans doute en raison d’un inceste dans son enfance ou d’un viol. Mais le geste relevait-il de la psychiatrie ?
  
  Le carton alla rejoindre la photographie dans la poche.
  
  Nulle part n’était cachée une puntilla.
  
  Dans le bureau-boudoir, le répondeur téléphonique était branché, de même que le composeur automatique de numéros. Il pressa la touche 1 de celui-ci. Des chiffres s’inscrivirent sur l’écran, puis, dans le haut-parleur, une voix grave annonça :
  
  - Komitat Gosudarstvennoï Bezopanosti.
  
  Le K.G.B. ! Le Français coupa précipitamment la communication. Mais cela lui avait donné une idée, et il fonça au-dehors. François Abramovitch fumait tranquillement une Tri Llochada au volant de la seconde Trabant.
  
  - Cette Tatiana Botkine, elle travaillait à quel Direktorat du K.G.B. ?
  
  - Le 6ème.
  
  - Viens tout de suite avec moi.
  
  Coplan amena l’officier dans le bureau-boudoir et lui donna ses instructions :
  
  - Tu parles russe sans accent. Donc, ils n’y verront que du feu. Tu vas te faire passer pour le major Ugorengo, du G.R.U. Il existe vraiment, ne t’inquiète pas. Tu demandes au standard le 6ème Direktorat. Après, tu prends un ton autoritaire, tu prétextes une affaire urgente. Tu dois absolument contacter Tatiana Botkine. Tu l’as appelée ici. Sans succès. Où se trouve-t-elle ?... Tu vois le topo ?
  
  - Parfaitement, assura Abramovitch d’un ton calme.
  
  - Sûr ? insista son interlocuteur.
  
  - Sûr.
  
  - Attention, c’est notre dernière chance.
  
  - Je ne la louperai pas.
  
  Coplan pressa la touche 1.
  
  Abramovitch joua son rôle à la perfection. Quand la communication fut coupée, il savait où trouver Tatiana Botkine.
  
  
  
  
  
  Rémy Lescours s’était lancé dans une longue tirade :
  
  - Le colonel Askaroff est probablement le plus dégueulasse des retoumeurs de veste, la plus spongieuse des planches pourries produites par le régime soviétique. Il a d’abord été brejnevien, et il a lutté férocement contre les fidèles de Youri Andropov ; puis il s’est rallié à eux pour persécuter ses anciens amis. Quand Andropov a pris le pouvoir, Askaroff s’est mis à traquer les partisans de Tchernenko. Ensuite, comme ce dernier avait toutes les chances de succéder à Andropov, ce cher colonel s’est précipitamment rangé sous sa bannière. Mais lorsqu’il a senti le vent tourner, il l’a aussitôt trahi afin de favoriser les entreprises de Gorbatchev. Malheureusement pour lui, ces perpétuelles volte-face avaient rendu méfiant le nouveau maître du Kremlin. Il lui a donc fabriqué un faux procès, en l’accusant de détournement de fonds publics. Askaroff a été rétrogradé et affecté à la frontière finlandaise, sans espoir de promotion, bien sûr. Il moisira là-bas jusqu’à sa retraite, qui est toute proche. Tu imagines comme il est furieux et amer... en plus de sa cupidité et de sa corruption naturelles. Francis, si tu veux que ton plan réussisse, il faut faire appel à lui.
  
  Coplan esquissa une grimace dégoûtée.
  
  - Triste personnage. Qui me prouve que ce n’est pas nous qu’il trahira ?
  
  - Il rêve de passer à l’Ouest, intercala Sylvaine. Nous pourrions l’aider s’il apportait avec lui des renseignements vitaux, mais ce n’est pas le cas : il n’est plus dans le coup. Alors, il cherche à se constituer à l’Ouest un pécule suffisamment important pour vivre à l’aise. Quand nous avons eu recours à ses services, ça n’a pas été donné, crois-moi !
  
  - Nous n’avons pas d’argent, rétorqua Coplan.
  
  Il se tourna vers Abramovitch.
  
  - François, contacte Askaroff. Vois combien il demande. Sylvaine, toi, tu entres en contact avec l’Antenne à l’ambassade. Qu’elle sache que nous pourrons avoir besoin de fonds. Où l’argent a-t-il été versé lorsque vous avez traité avec Askaroff ?
  
  - A la Körsdag Bank, à Stockholm, répondit Lescours. Il semble que ce soit dans cet établissement que notre ami conserve sa pelote.
  
  Dans l’après-midi, Coplan et Lescours repartirent en inspection. La route, qui serpentait entre les sapins et les bouleaux, était peu fréquentée. Quelques camions militaires, et des voitures de tourisme pour la plupart immatriculées à Moscou. Le ruban d’asphalte rejoignait le lac Ladoga, avant de se diviser en deux tronçons qui épousaient les courbes des rives et se perdaient au loin, le long des plages de sable noir de cette véritable mer intérieure. Des barques de pêche quadrillaient sa surface non loin des berges. Plus loin évoluaient gracieusement les embarcations à voile des touristes, fonctionnaires du régime disposant d’un logement dans une des 87 résidences Lénine entourant le lac.
  
  Tatiana Botkine résidait à Lénine 28, au nord de l’étendue d’eau. Dans un appartement de trois pièces, à l’apparence coquette, situé au deuxième étage d’un bâtiment qui en comprenait quatre.
  
  Svet était bien avec elle. Seulement leur immeuble était inaccessible, en raison des gardes et des chiens, bergers allemands et dobermans, qui surveillaient le complexe numéro 28.
  
  Coplan bifurqua à gauche. Le soleil de juin chauffait l’eau et le sable noir. Des femmes se baignaient, suivant la mode occidentale du monokini. Coplan s’arrêta sur la berge. Lescours et lui allèrent tâter l’eau d’un doigt prudent. Lescours frissonna.
  
  - Trop froide à mon goût, murmura-t-il. Moi, je suis né à Saint-Tropez. Si la température est en dessous de vingt-huit, j’ai l’impression de me congeler.
  
  - Moi aussi, avoua Coplan.
  
  - Faut être bourré de vodka pour tenir le coup dans ce frigidaire !
  
  - Dorons-nous au soleil, le vent est tombé.
  
  Ils retournèrent à la voiture chercher draps de bain et sacs de plage puis s’allongèrent sur la plage. Ils restèrent là une heure, pour se donner un alibi. Ensuite, Coplan réintégra le véhicule où il prit ses jumelles, afin d’explorer la surface du lac. Bientôt, il repéra Tatiana Botkine, sur son voilier. Sa voile faseyant, la jeune femme était en train de choquer, tandis que sa sœur se faisait rôtir sur le roof. La proue de l’embarcation portait l’inscription L-28-7, qui signifiait que le bateau appartenait à Lénine 28 et se rangeait en septième position dans la série. C’était l’un des privilèges des fonctionnaires en vacances le long du lac Ladoga que de disposer d’une infrastructure offrant de multiples jeux, loisirs et équipements sportifs. Devant la contestation populaire qui explosait dans chaque république, ces gens demeuraient le seul soutien du régime. Il convenait donc de les gâter et de les chouchouter.
  
  En définitive, Coplan avait réussi à déterminer laquelle des deux femmes sur la photographie était la sœur de Svet. C’était celle au nez légèrement épaté et aux cheveux longs, pour l’heure noués en queue de cheval. Vêtue d’un bermuda écossais et d’une chemisette vert pomme, elle dégageait une impression de force. D’autant qu’à sa façon de capeler, on devinait qu’elle était superbement musclée. A bord du voilier c’était elle le skipper ; sa sœur se contentait de jouer les passagères indolentes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  - Askaroff veut l’argent cash, déclara simplement François Abramovitch, comme s’il annonçait une catastrophe.
  
  - Combien ? s’enquit Coplan, impassible.
  
  - Cent mille dollars.
  
  Il se tourna vers Sylvaine.
  
  - Tu pourrais les avoir à Moscou ?
  
  - A condition que l’ambassade envoie un courrier à Paris et qu’il ramène l’argent dans la valise diplomatique.
  
  - Le Vieux est d’accord ?
  
  - Oui.
  
  - Alors réclame la somme. D’urgence.
  
  - Aller et retour, il faudra compter trois jours, remarqua Rémy Lescours.
  
  Coplan grimaça.
  
  - Tant pis. On ne peut pas faire autrement, surtout que notre ami Askaroff est alerté. Il va doubler la surveillance sur le matériel dont nous avons besoin. Et puis finalement, l’investissement n’est pas énorme, surtout si le Vieux demande à la C.I.A. et au Spécial Intelligence Service de partager les frais pour que nous leur communiquions nos renseignements. Ils ne lésineront pas en apprenant qu’il s’agit de découvrir les assassins de leurs agents.
  
  Le lendemain, il retournait au bord du lac Ladoga. Allongée sur le roof du monocoque, Svet était complètement nue. Son corps enduit d’huile solaire rougissait sous les rayons de l’ardent soleil de juin. Coplan se demanda si sa peau de porcelaine parvenait à bronzer. Il en doutait et aurait plutôt parié pour des brûlures au troisième degré.
  
  Sa sœur, elle, portait un bermuda et un polo, ainsi qu’un foulard. Peut-être parce que le vent soufflait plus fort. Pour le moment, elle virait lof pour lof en ramenant le bateau vers le nord. L’eau giclait au-dessus du safran, venant éclabousser le ris. Il sembla à l’observateur que les œuvres vives du voilier protestaient sous la brutalité de la manœuvre. Un homme à bord d’un sloop se dressa et adressa de grands signes de la main à Tatiana. Elle répondit en lui expédiant un baiser rapide.
  
  A cet instant, Coplan entendit des pas sur le gravier et cacha précipitamment ses jumelles. Le visage d’une jeune femme apparut au niveau de la vitre ouverte de la portière côté passager.
  
  - Vous n’allez pas à Lénine 28, par hasard ? s’enquit-elle.
  
  - Non, pardonnez-moi, j’attends quelqu’un qui se baigne.
  
  Elle était d’origine mongole, diagnostiqua le Français. Visage plat, teint d’ivoire, yeux noirs bridés.
  
  - Je suis un peu fatiguée...
  
  Il ouvrit la portière.
  
  - Montez donc vous reposer.
  
  - Merci.
  
  Elle s’installa et brossa machinalement le devant de son polo jaune paille, qui retombait sur un short rouge.
  
  - Je m’appelle Ivana.
  
  - Et moi Boris, mentit son interlocuteur.
  
  Elle était bavarde, il ne l’était pas, si bien qu’il fut satisfait de l’entendre discourir sur les mérites comparés des vacances au lac Ladoga et sur les rivages de la mer Noire. Elle embraya ensuite sur les difficultés de la vie à Moscou pour une Kirghiz désirant l’indépendance de son pays. Durant ce dernier monologue, Coplan prit à nouveau conscience des changements importants survenus en Union soviétique depuis l’année précédente. Avant, cette liberté de ton et de langage était inconnue, particulièrement de la part d’une jeune femme s’asseyant aux côtés d’un homme qu’elle voyait pour la première fois : il aurait pu s’empresser d’aller la moucharder. Coplan apprit encore que sa compagne travaillait au ministère des Affaires étrangères en tant qu’analyste des problèmes du Moyen-Orient. Enfin, elle parut s’intéresser à son auditeur :
  
  - Et vous, dans quelle partie êtes-vous?
  
  - Diplomate.
  
  - De quel pays ?
  
  - Bulgarie.
  
  - Cela explique votre accent. Mais votre voiture n’a pas de plaques diplomatiques ?
  
  Elle était futée, cette fille, songea Coplan, aussitôt méfiant.
  
  - Elle appartient à mon ami qui se baigne.
  
  Ivana éclata d’un rire léger.
  
  - J’espère qu’il ne se noie pas : il tarde à vous rejoindre.
  
  - La journée est loin d’être finie, et il aime beaucoup l’eau.
  
  - C’est aussi un diplomate bulgare ?
  
  Le Français ne tomba pas dans le piège.
  
  - Non, c’est un Soviétique.
  
  Un certain malaise, à présent, l’envahissait. Ivana semblait vouloir s’incruster. Probablement attendait-elle le retour de son prétendu ami. Dans quel but ? Le plus anodin et le plus plausible était de se faire conduire à Lénine 28. Mais était ce bien cela ? Elle avait posé deux fois une question insidieuse, et c’était suffisant pour que Coplan, constamment sur ses gardes, soit en éveil.
  
  Maintenant, aussi prolixe qu’au début, elle abordait le chapitre de sa vie sentimentale. Elle était deux fois divorcée, ses mariages ayant duré dix-huit mois pour le premier et deux ans pour le second. Aucun enfant n’était venu apporter quelque joie dans ces unions. Elle avait juré que, désormais, elle prendrait des amants à la petite semaine.
  
  - On a tort de croire que le mariage se construit uniquement sur l’harmonie physique, philosopha-t-elle.
  
  Coplan eut peur que ce préambule ne conduise à une invite précise. La jeune femme envisageait-elle une étreinte rapide sur le siège arrière de la voiture?
  
  Elle tourna vers lui son visage impénétrable :
  
  - Qu’en pensez-vous ?
  
  Il eut une brusque inspiration :
  
  - Je ne sais pas. Je n’ai aucune expérience des femmes.
  
  Son interlocutrice esquissa une moue choquée.
  
  - Vraiment ?
  
  Elle avança hardiment la main pour lui caresser la joue. Il la repoussa d’un geste brusque, sans qu’elle semble s’en offusquer.
  
  - Tu n’as pas envie de faire l’amour ? proposa-t-elle, passant soudain au tutoiement.
  
  - N’insiste pas. Je t’ai fait comprendre que les femmes ne m’intéressent pas.
  
  Elle se raidit.
  
  - Tu veux dire que ton ami et toi, vous...?
  
  - Oui.
  
  - Si tu le fais avec moi, ce sera la première fois avec une femme ?
  
  - Effectivement.
  
  - Alors, essayons.
  
  Merveilleuse occasion de se débarrasser d’elle au plus vite. Coplan se pencha par-dessus le short rouge et ouvrit la portière.
  
  - Descends. Je déteste l’odeur des femelles en chaleur ! lança-t-il d’un ton à dessein blessant.
  
  Elle ne se vexa nullement, et posa même sur lui un regard indulgent tout en se délogeant de son siège avec une certaine lenteur. Quand elle fut sortie, avant de claquer la portière, elle inspecta longuement l’intérieur de la voiture. Mais les jumelles, bien cachées, étaient invisibles.
  
  Elle s’éloigna enfin. Son short moulait étroitement ses fesses rebondies, son allure était vive et pressée, comme celle d’une citadine qui fonce vers la station de métro. Bien que fines et racées, ses jambes étaient solidement musclées, nota le Français. Deux fois, elle s’arrêta et se retourna. Il ne bougeait pas. Par dépit ou pour parfaire son rôle, elle shoota dans les graviers.
  
  Puis elle disparut au tournant de la route. Coplan attendit encore une heure, avant de s’enfoncer en marche arrière dans une sente bordée de bouleaux. Ainsi camouflé, il reprit les jumelles et rampa jusqu’à la lisière de la forêt, où il s’installa confortablement.
  
  Poussé par le vent puissant, le voilier évoluait rapidement. Un ketch, respectant les règles de navigation, lui céda le passage. Svet, rhabillée, portait un sweat-shirt et un short. Sa peau était couleur tomate. Quant à sa sœur, les muscles raidis, elle embraquait.
  
  Coplan continua de les observer sans impatience.
  
  Le crépuscule commençait à tomber lorsque le cat-boat regagna l’embarcadère. Coplan sursauta. Adossée à la balustrade, Ivana attendait en fumant nonchalamment une cigarette. Tatiana lui lança l’amarre, et la Kirghiz enroula son extrémité autour de la bitte. Ses gestes, précis et sûrs, étaient ceux de quelqu’un qui a une longue pratique des bateaux. Svet fut la première à sauter à terre. Elle s’éloigna à grands pas, d’une démarche souple, sur la pointe des pieds, comme si elle s’imaginait sur la scène du Bolchoï.
  
  Ivana se hissa à bord du monocoque et s’assit aux côtés de Tatiana, occupée à affaler la voile. Elles engagèrent une discussion apparemment vive et animée, qui fit regretter à leur espion d’être incapable de lire sur les lèvres. Enfin, elles sautèrent elles aussi à terre et, bras dessus, bras dessous, empruntèrent le chemin que Svet avait suivi avant elles.
  
  Coplan alluma une cigarette. Il ne voyait qu’une explication à l’initiative prise par la Kirghiz. Témoignant d’une méfiance extrême, Tatiana s’était alarmée de la présence de cette Trabant verte qui, depuis quelques jours, stationnait à des endroits différents des berges du lac, autour de la zone dans laquelle elle cantonnait son cat-boat. En conséquence, elle avait expédié une amie en reconnaissance. Qui était cette dernière ? Travaillait-elle en réalité pour le K.G.B. et non pour le ministère des Affaires étrangères, comme elle le prétendait ? Peu importait.
  
  Quoique... Si le K.G.B. était là-dessous, pourquoi diable s’embarrassait-il de subtilités qui étaient plutôt l’apanage des agents en mission clandestine à l’étranger ? La Centrale de la rue Djerzinski n’était pas connue pour manœuvrer avec frilosité sur son propre territoire. Elle aurait envoyé sur place un véritable bataillon, si elle avait voulu s’informer.
  
  En ce qui concernait la détection de la Trabant, n’était-ce pas Svet qui, en définitive, en était responsable ? Lorsqu’elle se dorait au soleil sur le roof, elle se protégeait parfois la tête avec une sorte de cabas en paille tressée, à l’intérieur duquel il n’était pas invraisemblable qu’elle se serve d’une paire de jumelles.
  
  Après tout, les deux sœurs avaient fui précipitamment Moscou. Il était donc normal qu’elles témoignent d’une méfiance extrême. Par ailleurs, dans quel but la Kirghiz s’intégrait-elle à leur duo ? Se trouvait-elle là par hasard ? Se contentait-elle de rendre service à deux amies ? Ou bien participait-elle au complot qui avait conduit à l’assassinat mystérieux d’au moins sept agents secrets, qu’ils soient de l’Ouest ou de l’Est ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  - Les voilà, annonça François Abramovitch. Dès qu’Askaroff a eu l’argent en main, il a fait lever la surveillance. Il reste des gardiens, bien sûr, mais ils se cantonnent à l’autre entrée. Et celle-ci, vous l’avez tous constaté, est invisible de l’extérieur. Askaroff m’a aussi remis un double de la clé...
  
  Coplan s’accroupit sur les talons et caressa la coque du dragboat le plus proche. C’était un long canot fuselé à la pointe effilé comme la mâchoire d’un espadon, avec deux sièges de pilotage et, derrière, un baquet pour un passager éventuel. Le bateau, équipé d’un tableau de bord électronique, s’appelait Alexandra, comme en témoignaient les inscriptions sur ses flancs.
  
  - Askaroff nous a réservé celui-là et l'Anastasia, poursuivit le jeune officier. Le dernier sur la gauche.
  
  - Vraiment dingues, ces bestioles ! s’émerveilla Rémy Lescours. Quinze mètres de long et quinze tonnes, mais une vitesse de 350 kilomètres heure.
  
  - A trois mètres au-dessus de l’eau ! compléta Coplan en se relevant. C’est une expérience fantastique, vous verrez ! J’en ai fait dans la mer des Caraïbes...
  
  - Moi, c’était à Honolulu, livra Lescours.
  
  - Vous en avez de la chance ! grommela Abramovitch. Moi, je n’ai jamais eu l’occasion de piloter un de ces engins.
  
  - Moi non plus, avoua Sylvaine, à la fois morose et envieuse.
  
  Coplan promena un regard rusé sur les sept dragboats sagement alignés.
  
  - Askaroff nous cède l'Alexandra et l'Anastasia ?
  
  - C’est bien ça, confirma Abramovitch.
  
  - On ne sait jamais, avec un pareil filou : il a peut-être trafiqué les moteurs. Par mesure de précaution, nous allons prendre le Maria et le Xenia. Rémy, tu es expérimenté. Tu piloteras le Maria avec François. Sylvaine m’accompagnera. François et Sylvaine, vous jouerez les sauveteurs, comme prévu. Des questions ?
  
  Personne ne se manifesta.
  
  - Au cas où je me tromperais sur l’honnêteté d’Askaroff, on va quand même essayer les moteurs du Maria et du Xenia, décida Coplan, circonspect jusqu’au bout.
  
  Lescours et lui prirent place devant leurs tableaux de bord respectifs. Ils ne notèrent rien d’anormal lorsqu’ils lancèrent les moteurs, et les jauges indiquaient en outre que les réservoirs étaient pleins. Ils vérifièrent ensuite soigneusement les systèmes d’éjection des sièges et leurs parachutes. En effet, si le dragboat retombait brutalement sur l’eau suite à une fausse manœuvre, il ricocherait et s’éparpillerait dans les airs en une tornade de débris déchiquetés: lorsqu’on allait à 350 kilomètres heure, l’eau était aussi dure que du béton. Dans la mer des Caraïbes, Coplan avait ainsi assisté à la mort d’un jeune Jamaïcain trop téméraire. Il ne tenait pas à subir le même sort...
  
  De son côté, Sylvaine embarquait le sac contenant le matériel.
  
  Enfin, les deux pilotes se déclarèrent satisfaits. Pour la dernière fois, Coplan distribua ses ordres.
  
  - Je sors le premier. Rémy, tu me suis à cent mètres. J’attaque la cible. Sylvaine et François, vous procédez à la récupération. Ensuite, direction le nord. Je suis toujours en tête de cent mètres. Rémy, tu restes donc en retrait, avec en plus un écart de dix mètres sur ma droite. Pour ne pas décoller de l’eau et courir des risques inutiles, nous maintenons la vitesse à cent quatre-vingts. Nous pousserons à trois cent cinquante lorsque je donnerai le signal : à ce moment-là, Sylvaine agitera son écharpe verte. Des commentaires ?
  
  Il n’y en eut pas.
  
  - Parés ? reprit Coplan.
  
  - Parés, répondirent les trois autres en chœur.
  
  - Embarquons !
  
  Dix minutes plus tard, Coplan, ayant à ses côtés Sylvaine Di Costanzo, s’engagea dans le long chenal sous la voûte bétonnée éclairée par une double rampe de néons. L’eau clapotait doucement contre la coque. Lorsqu’il déboucha en plein soleil, il remarqua tout de suite que le vent soufflait sud-nord, ce qui arrangeait ses affaires. Il accéléra légèrement.
  
  Sylvaine colla les jumelles à ses yeux et inspecta la surface du lac. Il lui fallut une vingtaine de minutes pour repérer le cat-boat.
  
  - A soixante degrés sur la gauche et à dix kilomètres, renseigna-t-elle.
  
  Son compagnon dévia sa course et accéléra à nouveau pour atteindre le quatre-vingts. Rémy Lescours l’imita.
  
  Huit minutes plus tard, ils atteignaient la zone où évoluait le monocoque barré par Tatiana Botkine. Fidèle à ses habitudes, Svet, sur le roof, abandonnait sa peau aux ardents rayons du soleil.
  
  - Tu vois une troisième personne à bord ? questionna Coplan, qui pensait à Ivana.
  
  - Non.
  
  - Très bien. Cramponne-toi, on passe à l’action.
  
  Coplan adopta une trajectoire qui faisait un angle de quarante-cinq degrés par rapport à celle du voilier et poussa les gaz jusqu’à cent cinquante. Le dragboat bondit comme un chien fou, en soulevant des gerbes d’eau de plus d’un mètre. En une minute, il fut sur le monocoque. Effrayée, Tatiana agitait les bras, en un geste futile pour repousser le monstre qui fonçait sur elle. Alertée par ses cris, Svet se relevait précipitamment et s’accrochait à l’amure.
  
  L’avant du dragboat percuta sa cible à la proue et l’expédia au-dessus de l’eau. Culbutées par le choc, Tatiana et sa sœur plongèrent dans les flots. Merveilleuse d’équilibre, leur embarcation retomba aussitôt sur sa quille, oscillant tout de même violemment. Les deux femmes tentèrent de nager dans sa direction mais, déjà, le dragboat de Rémy Lescours leur coupait la route ; celui de Coplan en fit bien vite autant.
  
  François Abramovitch se pencha, attrapa d’une main la longue chevelure blonde de Tatiana et l’enroula autour de son poignet. Puis il tira pour sortir de l’eau la tête de la jeune femme et, du tranchant de l’autre main lui cisailla la nuque d’un coup puissant. Enfin, il hissa le corps soudain devenu flasque à bord du dragboat et le déposa dans le baquet. Là, il lui attacha chevilles et poignets aux montants du siège éjectable avant de lui boucler la ceinture de sécurité autour des hanches.
  
  Sylvaine avait moins bien réussi avec Svet. Si elle était facilement parvenue à empoigner le chignon, en revanche, elle avait raté son coup sur la nuque, en raison d’une brusque dérobade de la danseuse. Celle-ci emplit alors ses poumons d’air et se laissa couler. Déséquilibrée, Sylvaine passa par-dessus bord sans, cependant, lâcher sa proie. Elle respira un grand coup et suivit la Rousse en profondeur. Nageuse de combat émérite, elle ne fut pas longue à prendre le dessus sur celle qu’elle avait mission de capturer. Sa capacité pulmonaire étant bien plus grande que celle de Svet, elle força celle-ci à demeurer sous l’eau jusqu’à ce qu’elle commence à étouffer et que, de son propre mouvement, elle cherche à regagner l’air libre. La tête de l’artiste émergea en même temps que celle de la Française qui, imitant François Abramovitch, lui cisailla la nuque du tranchant de la main. Elle remorqua ensuite le corps inanimé en direction du Xenia.
  
  Coplan, qui avait immobilisé le dragboat, aida sa collègue à installer Svet dans le baquet.
  
  Peu après, il redémarrait, le Maria dans son sillage. Son short et son polo trempés, Sylvaine frissonnait.
  
  - C’est glacé, dès qu’on s’enfonce un peu, récrimina-t-elle. J’ai frôlé la pneumonie !
  
  - Le lac ne dégèle qu’en avril, expliqua son compagnon. En deux mois, l’eau n’a pas le temps de se réchauffer.
  
  La vitesse du dragboat grimpait à une allure stupéfiante. Cinquante, quatre-vingts, cent vingt, cent cinquante, cent quatre-vingts. Coplan n’alla pas au-delà. Le monstre, déjà, s’élevait à trente centimètres au-dessus de l’eau et y retombait, en bonds successifs. Le Maria suivait en maintenant le cap.
  
  Un ketch et un sloop virent les deux engins, poussés par le vent, les dépasser en trombe. Puis de justesse, Coplan et Lescours évitèrent un schooner qui, confiant dans les règles de route accordant la priorité à l’embarcation la plus lente et au voilier sur le bateau à moteur, s’imaginait que les drag-boats lui céderaient le passage.
  
  Toujours tremblante, Sylvaine avait à nouveau ajusté les jumelles à ses yeux. Bientôt, elle repéra sur la rive occidentale l’immense poteau en béton, haut de vingt mètres, qui signalait l’ancienne frontière russo-finlandaise. Son frère jumeau s’élevait sur la rive orientale. Aussitôt, elle informa Coplan :
  
  - Nous y voilà.
  
  Il déclencha son chronomètre. La nouvelle frontière se situait à cent kilomètres au nord-ouest.
  
  En novembre 1939, l’Armée Rouge avait attaqué la Finlande. Après une résistance acharnée, l’héroïque petit pays, nouveau David devant Goliath, avait dû en mars 1940 abandonner à l’ogre soviétique la Carélie et la moitié septentrionale du lac Ladoga.
  
  Peu à peu, Svet émergeait de son inconscience.
  
  - Qui êtes-vous ? questionna-t-elle d’un ton âpre, en réprimant les frissons qui parcouraient sa peau. Que me voulez-vous ? Vous risquez gros, je vous le jure. Vous ignorez à qui vous avez affaire !
  
  - A Svetlana Mirova, sourit Sylvaine, un brin ironique. Je ne me trompe pas ?
  
  La danseuse dévida un chapelet de questions, mais ses compagnons ne daignèrent pas y apporter de réponses. Vingt-cinq minutes plus tard, Coplan ordonnait à sa collègue:
  
  - Agite ton écharpe verte.
  
  Elle s’exécuta. Le Français, alors, poussa ses quinze cents chevaux à fond. A trois cent cinquante kilomètres à l’heure, le dragboat s’éleva dans les airs. Terrorisée, Svet se mit à hurler.
  
  - Elle gigote, ça risque de nous déséquilibrer, s’inquiéta son kidnappeur.
  
  - Je l’assomme ?
  
  - Oui.
  
  De son poing fermé, Sylvaine frappa sèchement leur victime à la pointe du menton ; puis elle récidiva en visant, cette fois, la tempe gauche. Svet se recroquevilla dans le baquet.
  
  - Fais-lui une piqûre, commanda encore Coplan.
  
  La jeune femme ramassa le sac à matériel coincé entre ses jambes, en tira le nécessaire et s’exécuta calmement.
  
  - Voilà ! Elle en a pour un bon moment ! commenta-t-elle ensuite d’un ton satisfait.
  
  Son compagnon jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Rémy Lescours suivait sans problèmes à la distance imposée.
  
  - C’est fantastique ! s’émerveilla Sylvaine. J’ai l’impression de voler !
  
  Elle n’en reprit pas moins sa surveillance des rives. Avec mille précautions, Coplan obliqua légèrement vers le nord-ouest lorsqu’elle lui signala l’entrée du canal. Cet ouvrage avait été percé par les Finlandais, avant le dernier conflit mondial, en vue de relier le lac Ladoga au lac Saimaa et aux autres plans d’eau de la région. A l’inverse de la partie septentrionale du lac Ladoga, ceux-ci étaient demeurés finlandais après 1945. En réalité, ce canal était d’ailleurs constitué par un ancien cours d’eau élargi, allongé et approfondi. A l’emplacement de la nouvelle frontières, les Soviétiques l’avaient barré à l’aide d’une triple ligne de péniches accolées les unes aux autres. Les bateaux du centre pivotaient à quatre-vingt-dix degrés pour permettre le trafic dans un sens ou dans l’autre.
  
  Perchés sur des miradors dressés sur l’une et l’autre berges les gardes-frontières du K.G.B. surveillaient nonchalamment le pont de péniches. Nonchalamment car, à cet endroit, il ne se passait jamais rien. A Moscou, le poste était considéré comme une sinécure réservée aux plus méritants des hommes. Dans les années cinquante, c’était là qu’on avait échangé, avec le Royaume-Uni, un espion britannique contre un ressortissant soviétique inculpé pour espionnage. Mais personne ne s’en souvenait plus.
  
  Dans le no man’s land délimité au-delà des péniches, côté finlandais, officiaient les douaniers des deux pays. L’atmosphère était bon enfant, d’autant que les Soviétiques, corrompus, se livraient à des trafics fructueux dont ils partageaient les bénéfices avec les gardes-frontières. La routine, l’ordre, la paix régnaient en maîtres absolus.
  
  Coplan troubla ce bel équilibre.
  
  Pieds au plancher, les mains crispées sur le volant, les muscles des bras et des jambes raidis par l’effort, il passa à trois cent cinquante kilomètres à l’heure au-dessus du barrage de péniches, la quille du dragboat survolant leurs ponts à environ un mètre. Puis, avec un soin infini, il tourna le volant pour s’engager dans le chenal que ménageaient les baraques des douaniers construites sur pilotis.
  
  Rémy Lescours fit de même.
  
  Frappés de stupeur, les gardes-frontières du K.G.B. réagirent avec un bon temps de retard. Se précipitant sur leurs mitrailleuses, ils ouvrirent le feu sur les canots qui venaient de leur passer sous le nez et gagnaient cent mètres à la seconde. Coplan et Lescours avaient déjà parcouru un bon kilomètre lorsque les armes automatiques crachèrent leurs premières balles, qui ne les atteignirent pas. Le tir cessa brusquement car un gradé soviétique, craignant l’incident diplomatique, hurlait dans un haut-parleur :
  
  - Arrêtez immédiatement ! Vous tirez en direction du territoire finlandais !
  
  Sylvaine exhala un soupir bruyant.
  
  - Bravo ! Ton idée était richissime !
  
  Son compagnon ne fit aucun commentaire, absorbé par les soins qu’il devait apporter à la conduite du dragboat. La vitesse était si grande que le pare-brise vibrait comme un aileron de super-jet et donnait la désagréable impression de vouloir éclater en mille morceaux.
  
  Encore dix minutes, lui indiquait son chronomètre, et ils atteindraient le débouché du canal dans le lac Saimaa.
  
  - Ton écharpe verte, lâcha-t-il.
  
  Sylvaine agita aussitôt l’étoffe, tandis que son collègue réduisait insensiblement sa vitesse. Le compteur tomba à trois cents..., deux cent cinquante..., deux cents. La quille effleura l’eau. Coplan descendit à cent quatre-vingts, et le canot griffa la surface en se stabilisant.
  
  - Une vraie Formule 1 ! s’extasia Sylvaine.
  
  Trois minutes, disait le chronomètre.
  
  Le Xenia s’infiltra entre deux péniches finlandaises qui le saluèrent à coups de sirènes. En réponse, Sylvaine agita les bras.
  
  Une minute.
  
  Le canal s’évasa pour se perdre dans le lac Saimaa. Rive gauche, un hélicoptère s’était posé sur la plage de sable noir. Conformément aux instructions de Coplan, il était peint en vert olive et portait les marques distinctives de l’Armée de l’Air finlandaise, si bien qu’il n’éveillait pas les soupçons des mariniers.
  
  En diminuant toujours sa vitesse, le Français décrivit un grand cercle sur le lac, pour revenir se positionner devant l’appareil. Puis, d’une brusque lancée, il hissa le dragboat sur le sable noir. La quille protesta en y creusant un sillon profond, et le canot se coucha sur le flanc.
  
  Quelques secondes plus tard, Rémy Lescours rangeait le Maria aux côtés du Xenia.
  
  Sylvaine et les trois hommes sautèrent à terre. Vêtu d’un uniforme d’officier finlandais, un athlète aux cheveux blonds coupés court émergea de l’hélicoptère et vint à leur rencontre.
  
  - Capitaine Tanguy de Kerangoarec. Service Action. Heureux de vous rencontrer. Bon, ne perdons pas de temps. Je suggère que vous transbordiez vos colis sans plus attendre. Cent kilomètres nous séparent encore du golfe.
  
  Coplan et ses compagnons obéirent. Transportées à bord de l’AS 332 Super-Puma, une véritable petite merveille, Tatiana Botkine et Svet y furent allongées sur des sièges, puis on leur remit des menottes aux poignets et aux chevilles. François Abramovitch avait lui aussi eu recours à la piqûre, de sorte que les deux sœurs étaient plongées dans la plus totale inconscience.
  
  Les portières refermées, le pilote décolla. Coplan, Sylvaine, Abramovitch et Lescours se congratulaient.
  
  - Quel épisode ! s’enthousiasma ce dernier. Je suis sûr qu’il restera dans les annales !
  
  - Je n’ai qu’une envie : apprendre à piloter un dragboat ! renchérit Sylvaine.
  
  - De toute façon, ça devrait être inscrit au programme des écoles de la D.G.S.E.! souligna Abramovitch. Au même titre que les hélicoptères ou les avions à réaction !
  
  - J’en parlerai au Vieux, promit Coplan.
  
  A 280 à l’heure, l’appareil piquait droit vers le sud-ouest. En vingt-cinq minutes, il rejoignit la côte finlandaise du golfe de Finlande, à la perpendiculaire de Kotka, qu’il laissa sur sa droite. A cet endroit, le golfe était large, de nord en sud, de près de deux cents kilomètres. Les eaux territoriales finlandaises et soviétiques s’en partageaient les neuf dixièmes, ne laissant entre leurs limites qu’un étroit goulot d’environ vingt kilomètres.
  
  C’est dans ce chenal que tournait en rond le Boucanier, un cargo appartenant à une compagnie d’armement ivoirienne et battant pavillon gabonais. Ce n’était qu’un trompe-l’œil, bien sûr. En réalité, le bateau appartenait à la D.G.S.E. et son équipage était fourni par la Marine Nationale. La Côte-d’Ivoire et le Gabon étant des républiques amies de la France, ce travestissement avait été facile à opérer. En outre, les Africains se moquaient éperdument des complications diplomatiques avec l’U.R.S.S. ou la Finlande.
  
  L’hélicoptère apponta, et le commandant du navire accueillit Coplan et ses compagnons avant de les guider jusqu’aux cabines qui leur étaient réservées. On y transporta également Tatiana et Svet.
  
  Pendant ce temps, une équipe de techniciens s’affairait, à l’aide de câbles et de treuils, pour descendre le Puma dans la cale. Là, il serait aussitôt repeint en vert, jaune et bleu, les couleurs gabonaises.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Les services Spéciaux disposaient fort heureusement de drogues annihilant la volonté. Encore aidées par l’hypnose, ces substances pouvaient arracher à n’importe quel être humain les plus profondément enfouis de ses secrets. Certes, la Justice n’admettait pas encore les aveux extorqués par ce biais ; mais ni la D.G.S.E. ni Coplan ne représentaient la Justice officielle.
  
  Et ni Tatiana Botkine, malgré son rigoureux entraînement d’espionne, ni Svet, malgré son énergie et son intelligence, ne pouvaient résister aux molécules qui s’infiltraient sournoisement en elles, pour les livrer à leurs interrogateurs.
  
  D’une voix monocorde, la danseuse confessait :
  
  - La mort de Sergueï a été le détonateur.
  
  - Sergueï ? releva Coplan.
  
  - Notre frère. Le jumeau de Tatiana. Ma sœur et moi l’aimions à la folie. Tatiana et Sergueï étaient mes aînés de quatre ans. En fait, ils n’étaient que mes demi-sœur et demi-frère : ma mère les avait eus d’un premier mariage.
  
  Temps d’arrêt.
  
  - Oui, j’aimais Sergueï à la folie.
  
  Coplan eut une illumination.
  
  - Y a-t-il eu des relations incestueuses entre lui et vous ?
  
  La drogue empêcha Svet de rougir.
  
  - Oui, avoua-t-elle du bout des lèvres, nous avons été amants. Mais plus tard, chacun a mené sa vie parallèlement à celle de l'autre. Nous évoluions dans des univers séparés.
  
  - Quel était son univers ?
  
  - L’espionnage.
  
  - Comme Tatiana, par conséquent ?
  
  - Ils sont entrés ensemble à l’École de Borgensee.
  
  La drogue n’avait pas tué son humour :
  
  - Ils y étaient les seuls jumeaux.
  
  - Lorsque vous revoyiez Sergueï, vous redeveniez amants ?
  
  - Oui. Nous nous aimions trop passionnément pour résister.
  
  - Votre frère vous rendait vos sentiments ?
  
  - Intégralement.
  
  - Comment est mort Sergueï ?
  
  - Au K.G.B., il était devenu capitaine et on l’avait nommé officier d’ordonnance du général Borochilov. Seulement le général était en réalité un agent triple au service de la C.I.A., de la D.G.S.E. et du Spécial Intelligence Service. On l’a découvert après sa défection.
  
  Le Français tressaillit. Il se souvenait du transfuge et de la masse d’informations qu’il avait fournie. Cette manne avait considérablement aidé les Occidentaux dans leur lutte contre le K.G.B. au début des années 80.
  
  - Ensuite, pressa-t-il, que s’est-il passé ?
  
  - En janvier 1982, Borochilov a décidé de passer à l’Ouest. Auprès de ses supérieurs, il a prétendu qu’il devait s’entretenir avec les responsables de la Stasi, afin de pouvoir aller à Berlin-Est. Alors, pour une fois, la C.I.A., la D.G.S.E. et le Spécial Intelligence ont conjugué leurs efforts. Ils ont expédié à Berlin-Est un commando composé d’agents américains, britanniques et français.
  
  Coplan se remémora cet épisode auquel, d’ailleurs, il n’avait pas participé.
  
  - Borochilov était accompagné de Sergueï et de quatre gardes du corps, qu’il n’avait pas osé congédier de peur d’éveiller les soupçons, poursuivit Svet. Pour avoir les mains libres et feindre de kidnapper le traître, le commando les a abattus tous les cinq. Tatiana et moi étions folles de douleur et de rage. Quand notre chagrin s’est un peu apaisé, nous avons décidé de nous venger. Grâce au poste qu’elle occupait au sein au K.G.B., ma sœur était bien placée pour collecter les noms des agents occidentaux repérés par sa Centrale. Par contre, elle ne pouvait pas voyager. Mais moi si, avec les tournées à l’étranger du Bolchoï. Elle a donc joué le rôle de l’indicatrice et moi celui du bourreau.
  
  - Pourquoi ne vous êtes-vous pas attaquée aux membres du commando qui avait assassiné votre demi-frère ? objecta Coplan.
  
  - Tatiana s’est trouvée dans l'impossibilité de les identifier, malgré tous ses efforts.
  
  - Vous vous êtes donc rabattues sur n’importe quel espion occidental repéré par le K.G.B. ?
  
  - Exactement.
  
  - Ce que je ne m’explique pas, c’est pourquoi vous avez aussi tué des Soviétiques comme Anton Pavlov et Maksim Skobline ?
  
  - L’un et l’autre étaient soupçonnés par le K.G.B. de flirter avec l’Ouest et d’être des transfuges potentiels, comme Borochilov. Et Borochilov, ne l’oubliez pas, est le premier responsable de la mort de Sergueï.
  
  - Pourquoi avoir acheté une puntilla à Karl Zimmermann ?
  
  - Parce qu’aux contrôles douaniers, un objet d’art est facile à passer. Il n’en va pas de même d’un couteau de chasse, d’un pistolet automatique ou d’un tranchoir de boucher. Je devais me méfier.
  
  - De quelle façon passiez-vous aux actes ?
  
  - Après la dernière représentation du Bolchoï dans une ville donnée, nous bénéficions de deux jours et deux nuits de quartier libre. Tatiana me fournissait l’adresse de ma cible. Je m’y rendais. Le soir. Je sonnais. La cible ouvrait. Je ne suis pas d’une grande beauté, mais je ne suis pas non plus désagréable à regarder. J’étais toujours vêtue avec élégance. Les hommes y sont sensibles. L’espion était bien sûr séduit par mon apparence. A la main, je tenais un parapluie...
  
  - Acheté en Bulgarie ? coupa Coplan.
  
  - A Sofia. L’extrémité du manche était percée, ce qui permettait à la lame de la puntilla d’y coulisser. La cible était naturellement étonnée de me voir. Elle posait des questions sur les raisons de ma présence devant sa porte. C’était tout ce dont j’avais besoin. Une poignée de secondes. Je levais le parapluie et frappais à l’emplacement du cœur. De toutes mes forces... Voilà, c’est aussi simple que cela. Je n’avais plus qu’à repartir après avoir refermé la porte.
  
  - A chaque fois, ç’a été aussi facile ?
  
  Le visage de Svet se crispa.
  
  - Non. Par une curieuse coïncidence, Anton Pavlov est venu me draguer au Bolchoï, après la représentation, en profitant du fait qu’il était soviétique. De sa part, c’était vraiment se jeter dans la gueule du loup. Il m’a entraînée dans les profondeurs du bois de Boulogne pour me sauter... J’ai fait semblant d’accepter, l’occasion était trop belle. Je l’ai tué et suis repartie au volant de sa voiture, que j’ai abandonnée dans le cœur de Paris avant de prendre un taxi pour rentrer à l’hôtel. A Berlin-Ouest, j’ai raté mon coup avec Maksim Skobline. Il ne se tenait pas à bonne distance pour que je puisse utiliser la puntilla, et puis il avait des invités. Alors je lui ai raconté une histoire : que j’étais russe, que je ne connaissais pas la ville, que j’étais égarée, que j’avais frappé à la première porte venue... Il s’est immédiatement proposé pour me raccompagner à l’hôtel. Sa voiture était garée sur le quai, le long de la Spree. C’est lorsqu’il s’est penché pour ouvrir les portières que je l’ai poignardé dans le dos. Puis j’ai poussé le corps dans l’eau.
  
  - Et Jefferson Augenthaler ? relança Coplan.
  
  - Je suis superstitieuse. Mon échec initial à Berlin-Ouest avec Maksim Skobline m’avait rendue prudente. Je crois aux signes, et je me suis dit que la ville était susceptible de me porter malheur. Sur les conseils de Tatiana, je suis allée trouver Augenthaler et lui ai révélé qui j’étais, en précisant que je souhaitais passer à l’Ouest mais ignorais comment procéder. Il s’est étonné que je m’adresse à lui. Je lui ai avoué que le K.G.B. savait qu’il était un espion américain camouflé en artiste peintre. Comment l’avais-je appris ? a-t-il questionné. Par ma sœur, fonctionnaire au K.G.B., ai-je répondu. Par un curieux hasard, il m’a entraînée sur le quai de la Spree. Il vivait juste en face. D’après ce que j’ai compris, il craignait le retour dans son appartement d’une certaine Mitzi, une Hongroise qui lui servait de modèle, jalouse comme une tigresse et qui ne supportait pas dans les lieux la présence d’une autre femme. Il voulait en savoir plus et avait baissé sa garde. Il a commencé à pleuvoir. J’ai esquissé le geste d’ouvrir mon parapluie, il ne s’est pas méfié, et je lui ai enfoncé la lame de la puntilla en plein cœur.
  
  - Avez-vous eu des difficultés avec Antoine Seminario et Thierry Boyeldieu ?
  
  - Non, avec eux, ça a presque ressemblé à une démonstration de cours, avoua-t-elle, cynique.
  
  - Personne ne vous surveillait durant vos deux jours et deux nuits de quartier libre ?
  
  Elle eut un rire amusé.
  
  - A Moscou, je suis considérée comme une communiste convaincue.
  
  - Assassiner aussi lucidement, aussi froidement, ne vous posait vraiment aucun problème ?
  
  Elle hésita un instant.
  
  - Si, admit-elle finalement. Mais l’image de Sergueï et le souvenir de nos étreintes étaient si présents en moi qu’ils gommaient tout sentiment de pitié...
  
  De son côté, Tatiana, également hypnotisée et sous l’empire des drogues, avait fourni des événements une version semblable quoique moins riche en détails vécus.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  
  
  
  - Qu’allez-vous décider ? questionna Coplan. Liquider Tatiana et Svet pour venger Antoine Seminario et Thierry Boyeldieu ?
  
  Le Vieux eut un haut-le-corps.
  
  - J’ai mieux à faire.
  
  - Liquider la première et engager sa sœur à l’Opéra-Bastille ? Ou laisser les Américains lui faire un pont d’or à New York ?
  
  Le Vieux secoua la tête.
  
  - Trois de mes agents moisissent dans des geôles soviétiques depuis quatre ans. Je compte bien les échanger contre nos deux prisonnières.
  
  - C’est immoral ! protesta son subordonné. Après tout, elles ont assassiné froidement sept hommes. Même si on laisse de côté l’Américain, les Britanniques et les Soviétiques, il y a malgré tout deux des nôtres qui ont perdu la vie à cause d’elles !
  
  - Comme vous y allez, mon cher ! Ne me faites pas le coup de la larme à l’œil, je vous en prie. Depuis quand versons-nous dans la guimauve ? Depuis quand nous écartons-nous de nos principes directeurs ? Depuis quand intégrons-nous la morale à nos actions ?
  
  - Tout de même, s’insurgea Coplan, nous nous conformons à une éthique !
  
  Le Vieux se leva et alla se verser une tasse de thé qu’il revint déposer sur son sous-main. Il n’en offrit pas à son interlocuteur, visiblement peu désireux d’en siroter pour l’heure.
  
  - Vous croyez qu'Antoine Seminario et Thierry Boyeldieu vont se retourner dans leur tombe si nous ne les vengeons pas ? questionna-t-il ensuite d’un ton âpre.
  
  - C’est peu probable, reconnut Coplan en haussant les épaules, agacé par l’argumentation de son chef.
  
  Le Vieux accentua son avantage.
  
  - La morale... Qu’a-t-elle à voir avec mes agents enfermés dans les goulags soviétiques ? A ma place, que feriez-vous ? Vous prendriez le risque d’attendre que la perestroïka et la glasnost produisent leur plein effet et que nos hommes soient libérés ? En négligeant, bien sûr, l’éventualité qu’ils meurent dans l’intervalle, d’inanition ou sous les coups des gardes-chiourme...
  
  - Je tenterais de les sauver, concéda Coplan.
  
  - Vous voyez bien ! triompha son supérieur, qui but plusieurs gorgées de thé avant de déclarer, l’œil un peu hypocrite : D’ailleurs, il est trop tard pour revenir en arrière puisque j’ai déjà pris contact avec Moscou...
  
  L’agent secret sursauta.
  
  - J’espère que ce n’est pas moi que vous avez choisi pour superviser l’échange ?
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par Eurocomposition à 92310 Sèvres, France et achevé d’imprimer en octobre 1990 sur les presses de Cox & Wymann Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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