Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan a la dent dure

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Située au premier étage d'un modeste pavillon de la banlieue nord de Paris, la chambre était petite, médiocre, pauvrement meublée. Le papier jaune à fleurs mauves qui recouvrait les murs était maculé de taches d'humidité qui avaient une couleur d'urine assez répugnante. La vieille carpette de laine beige qui allait du lit campagnard à la table rustique était souillée de taches suspectes, blanchâtres, encore plus répugnantes que celles des murs.
  
  Mais Paolo Giovanne ne se rendait même pas compte à quel point ce décor minable était déprimant. Depuis une semaine qu'il vivait pour ainsi dire en reclus dans cette chambre, il n'avait pas pensé une seule fois que l'Organisation aurait pu se débrouiller pour le loger dans un endroit moins triste. Au contraire, il se sentait bien dans cette bicoque. Il y régnait un calme qu'il appréciait. Les maisons les plus proches se trouvaient à près d'un kilomètre ; le sentier d'accès n'était pas assez large pour permettre le passage d'une voiture, et les anciens vergers qui entouraient la maison avaient été abandonnés par le propriétaire qui avait vendu tous ses terrains à une société immobilière.
  
  Paolo Giovanne aimait le calme et le silence.
  
  Assis à la table, le visage grave, il étudiait avec une application impressionnante un croquis dessiné au feutre noir sur une grande feuille de papier blanc. La lumière que répandait le lustre poussiéreux n'était pas bien fameuse, mais Paolo avait de bons yeux.
  
  De l'index de sa main droite, il esquissa sur le croquis une arabesque mystérieuse.
  
  Il avait de rudes mains de travailleur manuel, aux phalanges noueuses et aux ongles peu soignés.
  
  II se leva, alla chercher dans la poche intérieure de sa veste grise une demi-douzaine de photos prises au Polaroïd, des photos en couleur qui, à première vue, ne représentaient rien d'intéressant, une rue déserte, des murs, des façades, d'autres murs grisâtres.
  
  Une dernière fois, son index traça sur le croquis les méandres d'un itinéraire dont il était bien le seul, à comprendre la signification.
  
  Deux petites rides studieuses creusèrent son front bas, juste au-dessus de son nez, révélant l'effort de concentration qu'il s'imposait.
  
  Paolo Giovanne n'avait rien d'un intellectuel. Son cerveau de primaire manquait d'envergure et le rendait inapte aux abstractions. En revanche, il avait le don inné de saisir pleinement les réalités concrètes, matérielles, et de les exploiter avec une efficacité surprenante.
  
  Dehors, le vent de mars gémissait doucement dans la nuit. Le ciel tourmenté, gonflé de lourds nuages annonciateurs de giboulées, effaçait la pleine lune.
  
  Finalement, satisfait, Paolo hocha la tête. Il jeta un coup d’œil à sa montre : neuf heures moins six minutes. Comme d'habitude, il était dans les temps. Une demi-heure pour faire ses bagages, c'était largement suffisant.
  
  Il se leva, chiffonna la feuille de papier blanc pour en faire une boule, descendit au rez-de-chaussée pour fourrer la boule de papier dans le petit poêle de la cuisine, y ajouta les photos et surveilla la combustion du croquis et des photos. Après quoi, au moyen d'un tisonnier, il dispersa dans le fourneau rougeoyant les cendres des documents qu'il venait de brûler.
  
  Par acquit de conscience, il rechargea le poêle. De cette façon, si un autre locataire devait lui succéder, il ne trouverait pas la maison glacée.
  
  Pour lui, c'était fini.
  
  En remontant à sa chambre, il regretta presque de quitter ce refuge si tranquille. Les chants éperdus des oiseaux, à l'aube, dans les arbres des vergers abandonnés, c'était formidable. Ce joyeux concert matinal lui avait rappelé son enfance, à Vizzini, en Sicile.
  
  Posément, méthodiquement, il commença à ranger dans sa petite valise noire ses humbles effets d'artisan d'origine pauvre : deux chemises, un caleçon, deux gilets de corps, quelques mouchoirs. En dernier lieu, il consacra dix bonnes minutes à la mise en place de son outil de travail.
  
  C'était une sorte de rite. C'était aussi une technique de haute précision. Le long poignard à la lame effilée, au manche de cuir, devait être arrimé aux attaches de plastique de manière à adhérer au plat de l'avant-bras. L'arme ne devait pas bouger, sauf quand son détenteur exécutait un certain mouvement sec, étudié, dont la force avait été réglée par de longs exercices.
  
  A 21 h 25, Paolo Giovanne enfila enfin ses gants de plastique.
  
  Ces gants de ménagère, il les avait lui-même fignolés. A l'extrémité de chaque doigt, il s'était donné la peine de coller, sur le plastique, des espèces de rustines de caoutchouc rose, très minces, totalement lisses. Les méthodes modernes découvertes par les laboratoires de police sont à ce point raffinées que des gants ordinaires ne sont plus une garantie satisfaisante.
  
  A 21 h 33, on frappa discrètement à la porte du rez-de-chaussée.
  
  Paolo descendit de son pas souple et silencieux. Avant d'ouvrir l'huis, il approcha sa bouche du vantail et demanda de sa voix sourde, rocailleuse.
  
  - Qu'est-ce que c'est?
  
  - C'est de la part de M. Gérard, répondit la voix du visiteur.
  
  Paolo ouvrit, s'effaça pour laisser entrer l'arrivant, referma.
  
  - Salut, fit le visiteur sur un ton enjoué. Je m'appelle Jacky Bellait. Content de faire votre connaissance.
  
  C'était un grand gaillard d'allure sportive, âgé d'une trentaine d'années, au visage de jeune premier, au teint bronzé. Il était vêtu d'un manteau court à col de fourrure.
  
  Il tendit sa main, mais Giovanne grommela :
  
  - Je ne vous serre pas la main, j'ai des gants.
  
  Jacky Bellait ne se formalisa pas. Il questionna :
  
  - Vous êtes prêt?
  
  - Oui, naturellement. Je m'habille, je prends ma valise et je suis à vous.
  
  - Tenez, je suis chargé de vous remettre ceci, reprit le nommé Jacky en sortant de sa poche un automatique Beretta dont la crosse guillochée portait les célèbres initiales P. B. (Pietro Beretta)
  
  Giovanne regarda le browning d'un air sévère.
  
  - Je n'en ai pas besoin, dit-il. Je ne me sers jamais de ces instruments-là.
  
  - C'est un ordre, insista Jacky. On ne sait pas ce qui peut arriver. M. Gérard m'a bien recommandé de vous remettre cette arme. En cas de surprise, ça permet de s'en sortir.
  
  - Il n'y aura pas de surprise, répliqua Paolo, bourru.
  
  - On dit ça! riposta Jacky, gouailleur. Prenez-le quand même. M. Gérard m'a également prié de vous rappeler que le travail devait être exécuté quoi qu'il arrive.
  
  - Je sais, opina Giovanne qui prit leBeretta d'un geste visiblement agacé. Et il ajouta :
  
  - Quand il y a des difficultés, ce n'est pas un automatique qui arrange les choses, retenez ce que je vous dis. Tirer des coups de feu, c'est le meilleur moyen de se mettre dans le pétrin jusqu'au cou.
  
  Puis, abrupt :
  
  - Et les lunettes ?
  
  - Elles sont dans ma voiture. Je vous les donnerai tout à l'heure.
  
  - Parfait. Je me prépare et nous partons, conclut Paolo.
  
  Le Beretta dans la main, il se dirigea vers l'escalier.
  
  Jacky Bellait, en dépit de l'attitude décontractée qu'il affichait, était captivé par la personnalité de son interlocuteur. Il savait que ce petit homme maigre et revêche n'était pas le premier venu. Au sein de l'Organisation, il avait un prestige extraordinaire. Presque une légende. Même le patron, M. Gérard, parlait de lui avec un respect bizarre, empreint d'une sorte de crainte.
  
  TEX...
  
  C'était évidemment un nom de guerre, un pseudonyme. En fait, à l'exception des chefs de l'Organisation, personne ne connaissait son véritable nom. Pas plus que son port d'attache.
  
  Un spécialiste, bien entendu. Il ne participait absolument pas aux activités courantes de l'Organisation. Même les camarades qui accomplissaient des missions à l'étranger n'avaient jamais contacté le mystérieux TEX. Mais ce que tout le monde savait, c'était ce que son apparition signifiait.
  
  Selon les rumeurs qui se chuchotaient, TEX défiait depuis plus de dix ans toutes les polices de la planète. Et pas seulement les meilleurs limiers des Brigades Criminelles, mais aussi les hommes des innombrables services d'espionnage et de contre-espionnage qui étaient à ses trousses.
  
  S'il fallait en croire M. Gérard, TEX n'avait jamais loupé un coup. Quand il acceptait un boulot, on pouvait considérer que c'était dans la poche. Jamais de bavures, jamais d'éclaboussures.
  
  Mais il n'acceptait pas toujours.
  
  Vrai ou faux, on racontait qu'il avait froidement refusé, un jour, une mission qui ne lui plaisait pas. Et que, même sous la menace d'être exécuté par un des chefs de l'Organisation, il avait maintenu son refus.
  
  En voyant descendre le petit homme avec sa valise dans la main, Jacky pensa : « On dirait tout à fait un maçon italien ou portugais qui vient chercher du travail sur un chantier! Il ne paie vraiment pas de mine! »
  
  Giovanne articula :
  
  - Quand vous rendrez la clé de la maison à M. Gérard, vous lui direz qu'il y a encore de la nourriture et des boissons pour deux ou trois jours. Vous lui direz aussi que le poêle ne s'éteindra pas avant demain matin à l'aube.
  
  - Entendu, murmura Jacky.
  
  - Nous pouvons y aller.
  
  Giovanne ferma lui-même la porte du pavilIon, donna un tour de clé, remit la clé à Jacky.
  
  Les deux hommes s'engagèrent côte à côte dans le sentier qui sinuait entre les vergers.
  
  La nuit était d'un noir opaque. Jacky marchait d'un pas hésitant, incertain. Mais Giovanne, sa modeste valise dans la main, avançait sans bruit, sans heurts.
  
  Jacky avait rangé sa D. S. noire dans une rue déserte du voisinage, près d'une petite école endormie.
  
  - Donnez-moi votre valise, murmura Jacky. Je vais la mettre dans le coffre.
  
  Quelques instants plus tard, la D. S. filait sur Paris.
  
  En fait, la D. S. ne rentra pas dans Paris. A Saint-Denis, elle bifurqua sur la droite pour prendre la direction de Saint-Ouen.
  
  Après un moment, Jacky Bellait, qui aimait causer, se sentit énervé par l'incroyable mutisme de son compagnon. Il grommela :
  
  - Vous ne dites pas grand-chose.
  
  - Je ne suis pas bavard, admit Tex.
  
  - Vous devez avoir le trac, j'imagine ?
  
  - Le trac? fit Tex, étonné. Pourquoi?
  
  - Ben dame! Je ne voudrais pas être à votre place. On a beau dire, ce que vous avez à faire n'est pas marrant.
  
  - C'est un travail comme un autre.
  
  - Vous trouvez ? ricana Jacky.
  
  Et comme Tex ne répondait pas, il reprit :
  
  - Même pour dix briques, je n'accepterais pas une mission comme celle-là.
  
  - A chacun sa spécialité.
  
  - Oui, bien sûr, mais si ça foire...
  
  - Quand les informations de base sont bonnes, ça ne peut pas foirer, décréta tranquillement Tex.
  
  Arrivés à Puteaux, ils obliquèrent vers Rueil et ils firent une halte en bordure d'une petite place, dans les parages du Mont-Valérien.
  
  - Ne bougez pas, murmura Jacky en coupant le contact de son moteur. Je vais aux nouvelles et je reviens dans cinq minutes.
  
  Il fit le geste d'ouvrir sa portière, mais Tex lui saisit le bras et maugréa :
  
  - Si ça ne vous fait rien, donnez-moi d'abord les lunettes. J'aimerais les essayer.
  
  - Vous avez raison, j'ai oublié de vous les remettre, dit Bellait en se penchant pour prendre dans la boîte à gants un étui noir qu'il tendit à son camarade.
  
  Après quoi, ayant débarqué, il s'éloigna dans la nuit noire.
  
  Paolo Giovanne, le masque austère, ouvrit l'étui et en retira une paire de lunettes aux gros verres teintés, à la monture en acier.
  
  Il mit les lunettes sur son nez, ne put réprimer une petite grimace à la fois sarcastique et admirative. M. Gérard était décidément un homme de parole. Et drôlement débrouillard. Ces lunettes spéciales pour la vision nocturne, Giovanne n'était jamais parvenu à se les procurer. Il en avait entendu parler et il savait qu'elles existaient. C'est pourquoi il en avait touché un mot à son patron. Et voilà qu'il en possédait enfin un exemplaire, grâce à M. Gérard.
  
  Avec des gestes doux et feutrés, il sortit de la D.S.
  
  L'expérience était concluante. En fait, c'était plutôt sidérant. On eût dit que les verres épais de ces lunettes diluaient les ténèbres ambiantes comme la lumière chasse les ombres !
  
  Giovanne n'en revenait pas. Il avait des yeux de chat et l'obscurité ne l'avait jamais réellement gêné pour travailler, mais ces lunettes, c'était presque de la magie. Il y voyait comme en plein jour.
  
  Avec un léger sourire qui rendait son visage encore plus sinistre, il retourna s'asseoir dans la voiture, rangea les lunettes dans l'étui, glissa l'étui dans sa poche.
  
  Jacky Bellait se ramena peu après, s'installa au volant et annonça à mi-voix :
  
  - Tout va bien. Notre homme est au Bon Relais, comme chaque samedi soir, et il achève de dîner avec son ami. Tout se passe comme prévu.
  
  La D. S. redémarra.
  
  Elle fit une deuxième halte près de la place du Marché, à Suresnes, et Jacky s'absenta de nouveau.
  
  Cette fois, l'attente fut un peu plus longue. Quand il revint dans sa voiture, Jacky prononça, assez surexcité apparemment :
  
  - Les dés sont jetés. Notre homme est en route. J'ai tout juste le temps de vous déposer à pied d’œuvre.
  
  Tex resta de marbre.
  
  La D.S. contourna la place du Marché, roula vers la gare, longea la rue des Carrières, tourna à droite et stoppa le long du trottoir dans une rue parallèle.
  
  - Allez-y, jeta le conducteur à son compagnon. Je vous attends au parking de l'avenue George-V, comme convenu. Bonne chance.
  
  Paolo Giovanne débarqua sans se presser. Il n'eut pas un mot pour le camarade qui l'avait véhiculé jusque-là, pas même un regard. Faisant demi-tour, il s'engagea derechef dans la rue des Carrières.
  
  L’œil attentif, il longea les façades.
  
  Puis, brusquement, ayant acquis la certitude que nul témoin ne l'observait, il traversa la rue et dévala la rampe en béton d'une sortie de parking.
  
  Il déboucha dans un vaste sous-sol et il se glissa vers la droite.
  
  Ce n'était pas la première fois qu'il venait en ce lieu. A deux reprises, il avait effectué une brève expédition de reconnaissance. En outre, grâce au plan qu'on lui avait remis et aux photos, l'endroit lui était presque familier.
  
  Ce sous-sol comportait quatre rangées de boxes où les habitants de l'immeuble garaient leur voiture. Chaque compartiment était numéroté.
  
  Giovanne se dirigea vers le box numéro 11.
  
  En surveillant ces garages souterrains, on avait constaté qu'il y avait généralement une période de calme absolu qui se situait entre 22 h 20 et 22 h 50. Une seule fois, un mercredi, un locataire de l'immeuble était rentré à ce moment-là. Mais c'était exceptionnel. Pour des raisons inexplicables, les usagers de l'endroit rentraient avant 22 h 20 ou après 22 h 50.
  
  Très à l'aise, mais terriblement attentif, Paolo Giovanne se posta au lieu qu'il avait choisi : dans le retrait qui se trouvait en face des boxes 11 et 12. Tapi dans ce renfoncement, il ne pouvait être aperçu par personne. Même si une voiture allumait ses phares de route en descendant la rampe de béton, les occupants du véhicule ne pouvaient soupçonner la présence d'un individu caché en face des garages 11 et 12.
  
  Posément, en artisan qui connaît son affaire, Paolo commença par chausser les merveilleuses lunettes spéciales que M. Gérard lui avait fait remettre. La perfection de la visibilité qu'elles lui procurèrent lui donna de nouveau une satisfaction presque enfantine.
  
  Ensuite, prenant dans la poche droite de son pardessus une barbe postiche, il s'en affubla avec habileté.
  
  Il jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  Sauf imprévu, il ne devrait guère patienter plus d'une vingtaine de minutes.
  
  Il avait l'impression de savoir exactement ce qui allait se passer. A tel point qu'il en éprouva une sorte de jouissance anticipée.
  
  Il se sentait dans la peau d'un spectateur qui se régale d'avance à l'idée de revoir sa scène préférée dans un film qu'il a déjà vu plusieurs fois.
  
  Le temps ne lui parut pas long.
  
  A 22 h 45, les phares d'une voiture qui rentrait illuminèrent les murs de béton du vaste garage souterrain
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Paolo Giovanne éprouva au creux de l'épigastre un pincement de jubilation.
  
  C'était bien la Mercedes grise qu'il attendait ! Tout se passait d'une manière parfaite.
  
  Le conducteur de la Mercedes, avec une dextérité acquise par l'habitude, dévala rondement la rampe d'accès, décrivit une courbe harmonieuse et précise, conduisit sans coup férir sa limousine dans le box numéro 11 et stoppa net à une bonne trentaine de centimètres du mur du fond.
  
  Paolo, d'un mouvement sec de son bras droit, fit glisser son poignard qui vint se loger comme par enchantement dans son poing.
  
  Le conducteur de la Mercedes coupa le contact de son moteur, ouvrit sa portière, débarqua, se dirigea vers un des piliers de béton, poussa le bouton de la minuterie. Une douzaine de hublots lumineux, scellés à intervalles réguliers dans le plafond du sous-sol, s'allumèrent, répandant une clarté toute relative, vaguement sépulcrale.
  
  Ensuite, l'homme retourna vers sa voiture pour prendre divers objets qu'il avait posés sur la banquette arrière. Enfin, après une ultime vérification, il éteignit ses phares et il ferma sa portière.
  
  A l'instant précis où il allait sortir du box pour gagner l'escalier de béton qui reliait directement le sous-sol au hall du rez-de-chaussée de l'immeuble, une masse grise et trapue jaillit devant lui, le percuta brutalement.
  
  Il n'eut même pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Une douleur atroce, indicible, éclata dans sa poitrine, un voile noir tomba devant ses yeux, ses perceptions et sa conscience furent tranchées comme par un couperet. Aucun son ne franchit ses lèvres déformées par un rictus. Ses jambes plièrent sous son poids, la serviette de cuir et les quelques paquets qu'il tenait dans son bras gauche tombèrent sur le sol.
  
  Giovanne, les dents serrées, retira le poignard enfoncé dans le corps de sa victime. Puis, énergique et rapide, il accéléra d'une poussée l'écroulement de l'homme mortellement frappé.
  
  La position du cadavre, face contre terre, le buste tordu, le bras gauche étendu, les deux jambes recroquevillées, lui parut excellente.
  
  M. Gérard avait bien insisté là-dessus : le corps devait être aisément visible pour que le crime fût découvert dans un délai assez bref.
  
  Paolo ramassa la serviette de cuir, l'ouvrit, éparpilla les documents qu'elle contenait, balança la serviette vers le fond du box.
  
  Il ne fallait pas permettre à la police de noyer le poisson. C'était un crime politique, et cela devait apparaître clairement.
  
  Calme et véloce, Paolo émergea du box, promena un regard à la ronde. La minuterie fit un déclic et les hublots s'éteignirent, replongeant le sous-sol dans l'obscurité.
  
  Le souffle régulier, la démarche souple et silencieuse, le tueur fila vers la rampe de béton, l'escalada, déboucha dans la rue. La tête haute, il partit vers la place de la Gare.
  
  
  
  
  
  Le crime fut découvert un peu avant une heure du matin par des locataires qui revenaient d'une réception. La police, immédiatement alertée, s'amena très vite sur les lieux. Et comme le drame s'était déroulé dans le sous-sol du building, la mobilisation des enquêteurs et des spécialistes de la Police Judiciaire fut d'une discrétion exemplaire. En fait, la plupart des habitants de l'immeuble ne devaient apprendre que dans la matinée du dimanche qu'un assassinat avait été commis chez eux et que la victime n'était autre que l'aimable diplomate africain qui occupait un des appartements du cinquième étage.
  
  Quant aux inspecteurs, ils furent bien aises de pouvoir procéder tranquillement à leurs opérations habituelles : constats, photos, recherche de traces et d'empreintes, etc. Pour une fois, ils ne furent pas gênés dans leur travail par les curieux que le sang et la mort attirent inévitablement.
  
  En revanche, les journaux du lundi matin parlèrent abondamment de l'affaire. Un quotidien de droite lui consacra même trois colonnes et une manchette particulièrement agressive :
  
  Le règne de la violence continue
  
  UN DIPLOMATE AFRICAIN ASSASSINÉ A SON DOMICILE
  
  
  
  
  
  Dès le début de leur enquête, les inspecteurs de la P. J. se rendirent compte qu'il ne fallait pas se faire d'illusions. Le problème ne serait pas facile à résoudre. Il s'agissait non seulement d'un meurtre politique, mais, dans le genre, c'était un chef-d’œuvre. Aucun témoignage, aucune trace, aucun indice, rien. Le coup avait été remarquablement organisé. De plus, l'assassin avait fait preuve d'une habileté technique époustouflante. Il n'avait frappé qu'une seule fois, mais son poignard avait atteint le cœur de la victime avec une précision digne d'un chirurgien. Le médecin légiste qui examina le cadavre en fut lui-même impressionné.
  
  - C'est un travail d'expert, grommela-t-il. Je ne serais pas étonné d'apprendre que le criminel est un médecin. Ce qui est sûr, c'est que nous avons affaire à un tueur qui a bien étudié l'anatomie de la région cardiaque.
  
  Le commissaire qui assistait à l'autopsie maugréa :
  
  - Nous ne sommes pas près de savoir si vous avez raison ou non. Pour le moment, nous n'avons même pas un embryon de piste.
  
  - Bah! fit le médecin légiste, philosophe. Il ne faut jamais se décourager. Le crime parfait, ça n'existe pas.
  
  Le policier jugea inutile de répondre. Personnellement, il avait l'intime conviction que le crime parfait existait bel et bien, et qu'il était moins rare qu'on ne le pensait.
  
  Néanmoins, la lourde machine policière s'était mise en marche et ses nombreux rouages tournaient.
  
  La thèse du crime politique s'étant imposée d'emblée, la D.S.T. avait été alertée dès le début de l'enquête. Et la D. S. T. avait automatiquement répercuté l'information au SDEC.
  
  Pour constituer son dossier, le commissaire principal Tourain, chargé des liaisons entre la Sûreté et le SDEC, rencontra le directeur de ce service dans la matinée du lundi.
  
  Tourain, un robuste gaillard au visage lourd et placide, aux gestes indolents, était un policier d'élite. Mais comme il appartenait à la vieille génération, il ne se donnait pas des airs de manager sorti d'une grande école. Il affectait volontiers une espèce de bonhomie un peu fataliste, un peu vulgaire, et il avait son franc parler.
  
  - Pour ne rien vous cacher, dit-il, nous sommes complètement paumés dans cette histoire. Ce Lamine Dissoulou était un personnage que rien ne destinait à une fin pareille, du moins si je me fie aux informations que j'ai pu recueillir. Même les Renseignements Généraux n'ont rien pu me signaler d'intéressant à son sujet. Célibataire rangé, bien noté dans son entourage, de caractère paisible, on ne lui connaissait ni passions ni vices. Et, sur le plan politique, ce n'était sûrement pas un meneur. En fait, son rôle de conseiller à l'OCAM (Organisation Commune Africaine et Malgache) était plutôt effacé, comme le précise une note du ministère.
  
  Le directeur du SDEC, celui que tout le monde, et depuis des temps immémoriaux, appelait le Vieux, était un homme corpulent et massif, dans la soixantaine, d'un calme inébranlable.
  
  - Toutes ces informations sont exactes, confirma-t-il posément. Lamine Dissoulou était un sage, un érudit, un homme doux et pacifique. Mais sa disparition, et ceci est une confidence dont je vous prie de ne pas faire état, est une perte immense pour nous, Tourain.
  
  Le policier, haussant les sourcils, demanda :
  
  - Il travaillait pour vous ?
  
  - Non, mais il m'est arrivé plus d'une fois de le consulter. Son intelligence et sa clairvoyance m'ont été utiles en plusieurs circonstances.
  
  - Si je comprends bien, vous le connaissiez personnellement ?
  
  - Oui, et j'avais une profonde estime pour lui. Lamine Dissoulou était un ami de la France. Et quand je dis cela, ce n'est pas en me plaçant sur le plan d'un chauvinisme réactionnaire, c'est sur un plan général. Il aimait son pays, le Sénégal, il aimait l'Afrique, mais il avait compris que la vieille alliance de l'Europe et de l'Afrique était la vraie voie de l'avenir. En bref, il croyait à l'Eurafrique, source d'épanouissement pour les peuples d'Occident et d'Afrique.
  
  - Mais alors? marmonna Tourain. Son rôle était plus important qu'on ne le raconte? Les Renseignements Généraux le considèrent comme un fonctionnaire subalterne, sans envergure, sans réelle efficacité politique. Où est la vérité ?
  
  - Très peu de gens étaient au courant du rôle considérable que jouait Lamine Dissoulou dans le domaine de nos relations avec l'Afrique. Je dirais presque qu'il était un des principaux artisans de cette alliance eurafricaine dont je vous parlais il y a un instant. Mais il avait horreur des projecteurs et il préférait rester dans l'ombre, travailler dans la coulisse. En fait, c'était un modéré. Plus exactement, un conciliateur. J'ai rencontré peu de diplomates qui savaient, comme lui, arrondir les angles pour atteindre leurs objectifs sans heurter de front leurs adversaires. D'ailleurs, je sais de source sûre qu'il aurait pu être ministre dans son pays, car il avait la confiance des plus hautes autorités du Sénégal. Mais il se méfiait des pressions démagogiques que subissent actuellement les gouvernements africains et il jugeait sa méthode plus efficace. Les sages de son espèce deviennent rares, Tourain. Et c'est pourquoi sa disparition est une perte terrible pour la France et pour l'Europe.
  
  - En somme, conclut le commissaire, si nos milieux officiels ont toujours ignoré l'importance réelle de cet homme, les salopards qui ont ordonné son exécution savaient parfaitement à quoi s'en tenir, eux.
  
  - Oui, hélas, soupira le Vieux, sombre.
  
  - A votre avis, d'où vient le coup ?
  
  - Aucune idée.
  
  - Vraiment? fit le policier, sceptique. Vous êtes pourtant bien placé pour avoir une vue générale du problème. Les conflits qui déchirent l'Afrique vous sont familiers.
  
  - C'est exact, admit le Vieux. Mais, dans le cas présent, j'avoue que je ne discerne pas encore les motifs qui peuvent expliquer ce meurtre.
  
  Tourain, déçu, secoua la cendre de cigarette qui venait de tomber sur le devant de sa veste. Le Vieux reprit d'une voix plus sarcastique :
  
  - Ce qui est sûr et certain, c'est que je vais m'atteler à cette affaire et que je suis bien décidé à mettre le paquet. Dussé-je remuer ciel et terre, je vous garantis que les assassins de Dissoulou seront châtiés. Ce sera peut-être long, et ça coûtera peut-être cher, mais j'irai jusqu'au bout.
  
  Le ton du Vieux fit tiquer le policier.
  
  - J'ai l'impression que cette histoire vous tient drôlement à cœur, est-ce que je me trompe?
  
  - Non, vous ne vous trompez pas, gronda le Vieux. Et je vais vous livrer le fond de ma pensée. La mort de Dissoulou me touche personnellement, c'est vrai, mais c'est aussi la goutte qui fait déborder le vase, si vous voyez ce que je veux dire. En d'autres termes, j'en ai ras le bol, Tourain. Depuis bientôt trois ans, nous n'arrêtons pas d'encaisser des coups bas dans le domaine de nos relations avec l'Afrique. On nous a fait des vacheries au Dahomey, au Gabon, au Tchad, en Mauritanie, et maintenant au Sénégal... Jusqu'à présent, les grosses légumes du gouvernement ont estimé qu'il fallait courber l'échine et laisser passer la bourrasque. Soit. Je ne suis pas plus royaliste que le roi et je n'ai pas l'habitude de jeter de l'huile sur le feu. Seulement, je trouve que ça commence à bien faire. Cette fois-ci, je vais me battre. Si nos ministres sont aveugles, moi je vois clair.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Je suis persuadé que nous sommes en présence d'une vaste conspiration menée contre nos positions africaines. Et la mort tragique de Lamine Dissoulou n'est qu'une phase de cette bataille, une phase parmi d'autres, et probablement pas la dernière.
  
  - Quels sont nos adversaires dans cette bataille ? demanda Tourain, intéressé.
  
  - Oh, ils sont nombreux ! Les Russes, les Chinois, sans parler de nos amis anglais et américains qui ne sont pas les derniers à convoiter les richesses de l'Afrique... La mort de Dissoulou ne sera peut-être pas inutile, en définitive.
  
  - Procédons par ordre, dit Tourain. Si vous le voulez bien, nous allons commencer par déblayer le terrain. Je suppose que vous êtes d'accord sur le premier point, à savoir que l'assassinat de Lamine Dissoulou est bien un crime politique ?
  
  - J'en suis convaincu, naturellement, mais c'est à vous de m'en fournir ta preuve. Que disent les enquêtes ? J'espère que vous m'avez apporté les éléments dont vous disposez?
  
  - Oui, bien entendu. J'ai fait faire pour vous des photocopies de tous les rapports qui me sont parvenus jusqu'ici.
  
  Le policier extirpa de sa serviette une liasse de notes et feuillets dactylographiés qu'il déposa sur le bureau du Vieux.
  
  - A mon avis, commenta-t-il, le crime crapuleux maquillé en crime politique me paraît exclu, et cela pour plusieurs raisons. Primo, la vie privée de la victime élimine l'hypothèse d'un meurtre passionnel. Secundo, l'assassin n'a pas dévalisé sa victime. Et pourtant il y avait de quoi tenter un bandit. Dissoulou avait non seulement une grosse somme d'argent dans son portefeuille, mais sa serviette contenait une enveloppe dans laquelle il y avait un million d'anciens francs en dollars et en argent suisse. Or, si le meurtrier a bien fouillé la serviette, il a dédaigné l'argent.
  
  - S'il a volé des documents, nous ne le saurons évidemment jamais, murmura le Vieux. Mais, dites-moi, l'appartement de Dissoulou a-t-il été visité ?
  
  - Non, les enquêteurs sont formels sur ce point.
  
  - Ce qui ne signifie pas grand-chose, ricana le Vieux. Dans notre corporation, les fouilles domiciliaires ne laissent jamais de traces visibles. Mais enfin, admettons... Et les empreintes?
  
  - Néant. La serviette de la victime a été manipulée, comme je viens de vous le signaler, mais les seules empreintes relevées sont celles de la victime. Quant à l'emploi du temps de Lamine Dissoulou, il a été reconstitué par les hommes de la P. J. et il ne présente rien d'anormal. La dernière personne qui a vu Dissoulou est un de ses amis, un Sénégalais nommé Joseph Martin, employé d'ambassade. Ce Joseph Martin s'est présenté spontanément à la P.J. ce matin, quand il a lu le drame dans les journaux. Ces deux Sénégalais dînaient ensemble, chaque samedi, depuis plus d'un an. Ils sont du même village.
  
  - Vous m'avez mis une fiche sur ce Martin?
  
  - Oui, bien entendu. Vous la trouverez là-dedans.
  
  Le policier désigna les documents qu'il avait placés sur le bureau de son interlocuteur.
  
  Le Vieux grommela
  
  - Continuons. Les circonstances du meurtre ?
  
  - De toute évidence, l'agression n'a pas été improvisée... Nous ne savons pas s'il y avait un seul tueur ou plusieurs, mais la qualité intrinsèque de l'opération trahit une préparation minutieuse.
  
  - D'après les journaux, c'était relativement facile, émit le Vieux. Le garage souterrain de l'immeuble où habitait Dissoulou était un endroit idéal. J'ai même lu que les locataires réclamaient depuis longtemps un éclairage permanent de ce parking souterrain.
  
  - Oui. Je me suis rendu sur les lieux pour me rendre compte. C'est un vrai coupe-gorge. Chichement éclairé par une minuterie, accessible à n'importe qui, totalement désert à certaines heures de la soirée....
  
  - Et pas le moindre témoin dans les parages?
  
  - Zéro, confirma Tourain.
  
  - C'est rare, fit observer le Vieux. D'habitude, il y a toujours l'un ou l'autre voisin qui éprouve le besoin de raconter quelque chose à la police. Neuf fois sur dix, ça ne tient pas debout, c'est vrai, mais l'absence totale de témoin, c'est l'exception.
  
  Haussant ses fortes épaules, le policier maugréa
  
  - Je vous ai prévenu en arrivant. Nous ne sommes vraiment pas gâtés dans cette histoire.
  
  - Je vais lire les rapports, dit le Vieux. Il dévisagea le commissaire d'un œil songeur et prononça d'une voix calme :
  
  - A première vue, ce crime ne désigne personne. Mais je ne veux pas jeter le manche après la cognée.
  
  Au moment précis où le policier se levait pour prendre congé, l'interphone grésilla sur le bureau du Vieux. Ce dernier enfonça une touche de l'appareil et lança dans le petit micro circulaire :
  
  - Oui, j'écoute.
  
  - Une communication pour le commissaire Tourain, annonça l'opérateur.
  
  - Envoyez.
  
  - Sur la 2, stipula l'opérateur. Le Vieux s'adressa à Tourain :
  
  - C'est pour vous.
  
  Il décrocha son téléphone, pressa le bouton de la ligne numéro deux, tendit le combiné au policier.
  
  Tourain écouta, esquissa une grimace étonnée, répondit :
  
  - Qu'on me l'apporte immédiatement au SDEC. Je suis dans le bureau du directeur. Et tâchez qu'on fasse vite.
  
  Il restitua le combiné au Vieux et articula :
  
  - Il n'y a plus de problème. Les assassins viennent de se faire connaître. Ils ont envoyé une lettre au Quai d'Orsay pour revendiquer l'exécution de Lamine Dissoulou.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Effectivement, par une lettre adressée au Ministère des Affaires Étrangères, les assassins du diplomate sénégalais se faisaient connaître.
  
  Le message était bref mais très explicite.
  
  « Nous avions prévenu Lamine Dissoulou. Il n'a pas tenu compte de nos avertissements, tant pis pour lui. Le temps de l'indulgence et des concessions est révolu. Nous serons sans pitié pour les traîtres, pour les renégats, pour les mauvais patriotes qui vendent notre pays aux capitalistes exploiteurs et colonialistes. »
  
  C'était signé : Le Comité Directeur du PRIAN.
  
  Le commissaire Tourain questionna en regardant le Vieux :
  
  - Qu'est-ce que c'est le PRIAN ? Vous connaissez ? C'est la première fois que j'entends parler de ces gens-là.
  
  - Oui, je connais, dit le Vieux C'est une petite formation dissidente du Parti Africain de l'Indépendance. En fait, il s'agit d'un groupuscule clandestin qui n'a guère fait parler de lui jusqu'à présent et qui rassemble des étudiants et des universitaires mécontents.
  
  - Qu'est-ce que cela signifie, PRIAN ?
  
  - Parti Révolutionnaire pour l'Indépendance de l'Afrique Noire. C'est un groupement qui se proclame marxiste-léniniste et qui veut instaurer le communisme au Sénégal.
  
  - Avez-vous des tuyaux sur ce mouvement ?
  
  - Oui, nous avons un dossier, mais il ne contient pas grand-chose. Quand le gouvernement de Dakar a proclamé la dissolution du P. A. I. auquel on reprochait les troubles qui ont secoué l'université, quelques-uns des membres de ce parti ont plongé dans la clandestinité pour former le PRIAN.
  
  - Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce groupuscule n'est plus une quantité négligeable, émit Tourain. L'assassinat de Dissoulou démontre que ces types-là ont des moyens et de l'ambition.
  
  - C'est en tout cas la première fois qu'ils se manifestent d'une façon aussi éclatante, maugréa le Vieux. Mais je vais m'occuper d'eux, soyez sans crainte. Vous permettez que je prenne une photocopie de cette lettre ?
  
  - Cela va de soi.
  
  - Bien entendu, top secret en ce qui concerne cette missive. Ce sera intéressant de voir si le PRIAN va informer la presse.
  
  - C'est couru d'avance, non ? Ils ont besoin de publicité, j'imagine ?
  
  - Ce n'est pas sûr, marmonna le Vieux. Il y a quelque chose qui ne me paraît pas très catholique dans cette histoire.
  
  - Quoi ?
  
  - Oh, ce n'est qu'une impression ! Mais de deux choses l'une : ou bien mon service fonctionne mal et j'ai plusieurs longueurs de retard sur la situation actuelle, ou bien le PRIAN a été aidé par une puissance étrangère. Il y a une disproportion flagrante entre l'assassinat de Dissoulou et les possibilités du PRIAN. C'est d'ailleurs la première chose que je vais élucider.
  
  - Tenez-moi au courant. Si je peux vous aider, je suis à votre disposition.
  
  
  
  
  
  Après le départ de Tourain, le Vieux convoqua aussitôt son agent numéro UN, Francis Coplan, qui se trouvait d'ailleurs dans les locaux du service depuis plus d'une heure et qui en avait avisé son directeur.
  
  - Bonjour, Coplan, dit le Vieux. Vous vouliez me voir ?
  
  - Oui, au sujet de l'assassinat de Lamine Dissoulou. J'ai lu la nouvelle dans les journaux de ce matin et cette affaire m'intéresse.
  
  - Vous aviez quelque chose de particulier à me dire à ce propos ?
  
  - Non, mais je constate à mon vif regret que les événements me donnent raison. Depuis ma dernière mission à Cotonou (Voir : « F. X. 18 change de piste »), je n'ai pas cessé de vous mettre en garde. A mon avis, nous avons eu tort de laisser passer les incidents de Dakar et de Nouakchott. Notre passivité risque d'avoir des conséquences de plus en plus graves, non seulement pour nous mais surtout pour nos amis d'Afrique.
  
  - Tout le monde sait que vous avez toujours raison, persifla le Vieux, caustique. Mais que voulez-vous que j'y fasse ? Quand on m'ordonne de ne pas réagir, je me tiens tranquille. Je ne suis pas le patron de la politique française, moi !
  
  - A force de ménager les uns et les autres, on finit par attirer les mauvais coups. L'inertie est une tactique détestable.
  
  - Tout à fait d'accord avec vous.
  
  - J'espère tout de même que vous n'allez pas passer l'éponge sur la fin tragique de Lamine Dissoulou ?
  
  Le Vieux dévisagea Coplan et articula d'une voix sombre :
  
  - Pour qui me prenez-vous ? Lamine Dissoulou était mon ami, ne l'oubliez pas. Le ministre ne m'a pas encore fait parvenir ses instructions concernant cette affaire, mais ma décision est prise. Cette fois, je vais me battre, Coplan. Et j'ai bien l'intention de crever l'abcès, de nettoyer la plaie. Le gouvernement ne m'empêchera pas de faire mon devoir.
  
  - J'aime mieux ça, fit Coplan, soulagé. Du reste, l'intérêt bien compris de la France exige que les assassins de Dissoulou soient punis. Il arrive un moment où la faiblesse-devient de la complicité.
  
  - Rassurez-vous. Nous n'allons pas nous contenter de montrer les dents. Nous allons mordre.
  
  - J'aimerais m'occuper de cette affaire.
  
  - Ah oui ? Pourquoi ? Vous avez un compte à régler ?
  
  - Peut-être, admit Coplan, impassible. Je ne serais pas fâché de rencontrer l'un ou l'autre dirigeant de l'O. S. I. sur ma route (Organisation de Solidarité Islamique). Nous avons été trop bons avec ces gens-là. Je ne critique pas votre attitude indulgente. à leur égard, mais j'estime, quant à moi, qu'ils n'ont pas payé le mal qu'ils nous ont fait.
  
  - N'anticipons pas. La rancune est mauvaise conseillère. Et rien ne nous permet d'impliquer l'O. S. I. dans le meurtre de Dissoulou. A vue de nez, j'ai plutôt l'impression que nous avons affaire aux agitateurs communistes d'Afrique Noire. Le crime est revendiqué par le PRIAN.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - Sans blague ? laissa-t-il échapper. Vous avez des précisions à ce sujet ?
  
  - Oui, tenez, lisez ceci.
  
  Coplan prit connaissance de la lettre envoyée par le Comité Directeur du PRIAN.
  
  - Évidemment, ça change tout, murmura-t-il. Mais j'avoue que ça m'épate. Pas vous ?
  
  - Euh... oui, bien sûr, concéda le Vieux, embêté. Les renseignements que je possède concernant le PRIAN ne laissaient pas prévoir une action de ce genre. Mais enfin, ce ne serait pas la première fois qu'une poignée de gosses deviendraient enragés. On en a vu d'autres.
  
  - Vous avez questionné Diara Diouf ?
  
  Le Vieux leva les deux bras et bougonna, une lueur d'ironie dans les yeux :
  
  - Pour l'amour du ciel, Coplan, ne bousculez pas le Vieux! Il y a un quart d'heure, j'ignorais tout de cette lettre du PRIAN. Elle est arrivée ce matin au Quai d'Orsay qui l'a transmise à la D. S. T.
  
  - C'est Tourain qui vous l'a communiquée?
  
  - Oui, en même temps que les rapports d'enquête. Je n'ai même pas encore eu le temps de jeter un coup d’œil sur tous ces papiers !
  
  - Il faut que j'interroge Diara Diouf immédiatement, dit Coplan. Si quelqu'un peut nous renseigner, c'est bien lui.
  
  - Ma parole, vous avez le feu au derrière, émit le Vieux. Laissez-moi d'abord vous résumer ce que Tourain m'a raconté.
  
  Il relata succinctement la conversation qu'il avait eue avec le commissaire de la D. S. T. et il termina en disant
  
  - Votre première démarche sera pour l'ambassade du Sénégal. Vous bavarderez avec ce Joseph Martin, l'ami de Dissoulou, et vous tâcherez de savoir si le PRIAN avait effectivement menacé Lamine Dissoulou. Ensuite, vous verrez Diara Diouf. Faites faire une copie de la lettre du PRIAN et montrez-la à Diouf. Pendant ce temps-là, je vais éplucher les documents que Tourain m'a apportés.
  
  
  
  
  
  Coplan, c'était vrai, se sentait passablement survolté. La mort dramatique de Lamine Dissoulou avait brusquement réveillé le ressentiment latent qui couvait en lui depuis son aventure au Dahomey. Il n'avait jamais encaissé l'étrange mansuétude des autorités françaises à l'égard des fanatiques de l'O. S. I. et il en avait conservé une sensation de frustration. Il avait une revanche à prendre.
  
  A l'ambassade du Sénégal, il n'eut aucune difficulté à rencontrer Joseph Martin avec lequel il put s'entretenir en tête-à-tête dans un petit bureau tranquille.
  
  Ce Sénégalais d'une bonne trentaine d'années, grand et bien bâti, au visage rond, au teint très foncé, était visiblement affecté par la mort tragique de son ami.
  
  - Nous nous connaissions depuis toujours, dit-il tristement. Nous sommes nés dans le même village et nous avons été à l'école ensemble. C'était presque un frère pour moi. Un grand frère affectueux, toujours de bon conseil et toujours prêt à se dévouer.
  
  - Comment était-il quand vous l'avez quitté?
  
  - De très bonne humeur, comme je l'ai déjà déclaré aux policiers. Rien, dans son attitude, ne pouvait laisser prévoir cette chose horrible.
  
  - Il n'était pas nerveux, inquiet?
  
  - Absolument pas. Au contraire, il était enchanté d'aller à Genève pour préparer la réunion de la CEAO (Communauté Économique de l' Afrique de l'Ouest) qui doit se tenir le mois prochain à Abidjan.
  
  - De quoi avez-vous parlé pendant le repas ?
  
  - De notre pays, naturellement. Des potins qui concernent nos parents, nos relations, nos camarades.
  
  - Vous n'avez pas abordé les sujets politiques
  
  - Non, nous ne parlions pratiquement jamais de politique. Lamine était terriblement discret sur ces questions. Et il ne faisait jamais la moindre allusion à ses problèmes professionnels.
  
  - Ne vous avait-il pas fait part des menaces qui lui avaient été adressées ?
  
  - Des menaces ? Non... Je ne vois vraiment pas pour quelle raison il aurait reçu des menaces. Il n'avait pas d'ennemis, pas plus en France qu'au Sénégal. Même les gens de l'opposition l'estimaient, le respectaient.
  
  - Et pourtant, il avait été prévenu. Tenez, lisez cette lettre.
  
  Martin prit connaissance de la missive émanant du PRIAN et une stupeur immense apparut sur son visage sombre.
  
  - Ce n'est pas possible ! s'exclama-t-il. Ces gens du PRIAN sont fous ! Lamine n'était ni un traître ni un renégat. Il a toujours défendu les intérêts de son pays ! Je ne comprends vraiment rien à cette lettre.
  
  - Lamine n'y a jamais fait allusion, à cet avertissement du PRIAN ?
  
  - Jamais.
  
  Coplan reprit le document en silence. Le Sénégalais murmura ;
  
  - Remarquez, Lamine n'était pas un froussard. S'il a reçu des menaces, je suis sûr qu'il les a jetées au panier en souriant. De plus, il comprenait les jeunes. Il comprenait leur impatience, leur ferveur révolutionnaire, leur ardeur patriotique...
  
  - Les jeunes prennent parfois le mors aux dents, glissa Coplan. Dans un moment de surexcitation, ils sont capables de faire des sottises irréparables.
  
  - Oui, sans doute, mais aucun Sénégalais digne de ce nom n'avait intérêt à supprimer Lamine. Même les adversaires les plus irréductibles de la politique actuelle de notre gouvernement ne pouvaient souhaiter sa mort. C'était l'homme irréprochable, le sage, le pur...
  
  Il secoua négativement la tête et prononça sur un ton un peu solennel :
  
  - Non, ce n'est pas possible.
  
  - Qu'est-ce qui n'est pas possible?
  
  - Que les jeunes militants du PRIAN aient tué mon ami. Ce sont des Sénégalais et aucun Sénégalais n'aurait fait cela.
  
  - Le message est pourtant clair.
  
  - Oui, mais je n'y crois pas. A mon avis, cela cache quelque chose.
  
  - Quoi?
  
  - Je ne sais pas. Une manœuvre, un bluff, une ruse pour égarer la justice ou pour démolir le PRIAN.
  
  Cette entrevue laissa Coplan rêveur et troublé. Dans son for intérieur, il était assez enclin à partager l'opinion de Joseph Martin.
  
  Il se rendit en taxi à la gare Saint-Lazare, d'où il se dirigea à pied vers la rue de la Pépinière.
  
  Là, au second étage d'un immeuble dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de chaussures, il sollicita une entrevue avec le nommé Diara Diouf, le jeune chef comptable d'une agence internationale de transports.
  
  Diara Diouf était âgé de vingt-sept ans. Grand, mince et svelte, très élégant, la peau noire, le regard intelligent, racé jusqu'au bout des ongles, il représentait parfaitement l'élite africaine de la nouvelle génération.
  
  La visite de Coplan ne le surprit pas.
  
  - Vous venez m'interroger au sujet de la mort de Lamine Dissoulou, je suppose ?
  
  - On ne peut rien vous cacher.
  
  - C'est une grosse perte pour le Sénégal, soupira le Noir. Je ne comprends pas les mobiles de ceux qui ont commis cet assassinat.
  
  - A votre avis, à qui ce crime profite-t-il ?
  
  - Aux ennemis du Sénégal, aux ennemis de l'Afrique, aux ennemis de l'Europe et aux ennemis de la France. On peut examiner cet attentat sous n'importe quel angle, c'est comme ça. Lamine Dissoulou était un patriote auquel personne ne pouvait reprocher la moindre faute. Il n'était pas ambitieux, pas intéressé, pas tripoteur. Tous les Sénégalais vont déplorer sa disparition, j'en suis absolûment sûr.
  
  - Même les partisans du P. A. I. ? demanda doucement Coplan.
  
  - Oui, même les ennemis du gouvernement, affirma Diouf. Et tout particulièrement les gens de la gauche, communistes et autres. Car il ne faut pas oublier que Dissoulou n'a jamais blâmé les jeunes révolutionnaires. On raconte même que c'est lui qui a plaidé leur cause lors des premières bagarres de l'université de Dakar.
  
  - Eh bien, je vais vous surprendre, grommela Coplan, amer. La police a reçu une lettre par laquelle les assassins de Dissoulou revendiquent ouvertement ce crime.
  
  - Ah? Et qui a envoyé cette lettre?
  
  - Je vous le donne en mille... Vos petits copains du PRIAN.
  
  La mâchoire pendante de stupéfaction, l'Africain resta un moment sans réaction. Médusé. Abasourdi. Incrédule aussi.
  
  - Vous me faites marcher, hein ? prononça-t-il enfin.
  
  - Pas du tout. Voici d'ailleurs une photocopie de la lettre rédigée par le Comité Directeur du PRIAN.
  
  Les sourcils froncés, Diouf lut le message avec une sorte d'attention avide et anxieuse.
  
  - C'est une mauvaise plaisanterie, décréta-t-il brusquement. Nous avons toujours considéré Dissoulou comme un patriote honnête.
  
  - Où en est le PR IAN ? fit Coplan, la voix plus sèche.
  
  Vous savez bien que je n'en fais plus partie depuis que je suis marié.
  
  - Exact, reconnut Coplan, vous avez démissionné, il y a environ un an, et vous nous l'avez signalé. Mais enfin, vous avez gardé des contacts avec le mouvement. Certains de vos amis qui vivent à Paris en font toujours partie.
  
  - Oui, mais ils se méfient de moi. Je ne suis plus dans le secret.
  
  - Les jeunes adorent parler, surtout quand ils se mêlent de politique. Vous êtes sûrement au courant des tendances qui se manifestent dans les milieux sénégalais de l'Université.
  
  - Ce que je sais, c'est qu'ils sont adversaires de la violence et du terrorisme.
  
  - C'est plutôt rare dans les groupes gauchistes, non ?
  
  - Oui, mais c'est pourtant la vérité. D'ailleurs, j'en ai eu la preuve il y a environ trois mois. Le PRIAN a exclu du mouvement un étudiant en droit qui avait participé à une manifestation violente en faveur des ouvriers immigrés.
  
  - Comment se nomme-t-il, ce type ?
  
  - Abdou Noussa. Il a d'ailleurs quitté Paris et il poursuit maintenant ses études en Suisse, à Lausanne. Ce gars-là, c'était un partisan de la violence à tout prix. Du moins, c'est ce qui m'a été rapporté. Certains de mes copains le considèrent même comme un cinglé.
  
  - Voulez-vous me répéter son nom?
  
  - Abdou Noussa. Il est originaire de Rufisque.
  
  - Et vous êtes sûr que le PRIAN l'a flanqué à la porte du mouvement ?
  
  - e ne suis sûr de rien, je vous livre ce qui m'a été raconté. Abdou Noussa a eu des ennuis avec la police française pour avoir frappé un fonctionnaire du service de l'Immigration. Du coup, les autres ont pris peur et ils ont jugé plus prudent de se désolidariser de cet énergumène. Vous savez que notre gouvernement ne plaisante pas avec ces choses-là. Aussitôt qu'un étudiant sénégalais se fait épingler par les flics, ici ou ailleurs, Dakar lui supprime sa bourse.
  
  - De quel milieu est-il, ce Noussa ?
  
  - Relativement modeste. Son père est contremaître dans une usine de Rufisque et sa famille se prive de tout pour que son rejeton puisse devenir avocat ou professeur.
  
  - Vous ne le connaissez pas personnellement?
  
  - Non.
  
  Coplan nota sur son carnet le nom d'Abdou Noussa. Puis, sur un ton redevenu plus amical, il reprit en dévisageant son interlocuteur :
  
  - Écoutez, Diouf, vous allez être gentil et vous allez me rendre un service. Il me faut absolument, dans un délai de quarante-huit heures, des nouvelles fraîches concernant l'état d'esprit actuel de la cellule parisienne du PRIAN. Tâchez de discerner les tendances du mouvement, ses nouveaux objectifs, ses mots d'ordre, ses liens avec les autres formations. Bien entendu, vous ne faites aucune allusion à la lettre du PRIAN.
  
  - Ah? Pourquoi?
  
  - Parce que nous voulons savoir si le Comité Directeur qui a envoyé ce message va se manifester publiquement. Je veux dire, par un communiqué à la presse ou par des tracts.
  
  - Je ferai ce que je peux, promit le Sénégalais.
  
  - Je reviendrai mercredi après-midi, d'accord ?
  
  - D'accord.
  
  Au moment de prendre congé, Coplan dit encore :
  
  - Et si jamais vous pouviez m'obtenir l'adresse d'Abdou Noussa en Suisse, je vous en serais très reconnaissant.
  
  
  
  
  
  Ayant regagné le siège du SDEC, Coplan rendit compte de ses démarches à son chef.
  
  - Le fait le plus saillant, dit-il, c'est que les deux Sénégalais que j'ai interrogés ont eu la même réaction spontanée. L'exécution de Lamine Dissoulou par le PRIAN, ils n'y croient pas.
  
  - Vraiment? fit le Vieux, vaguement ironique. Malgré le message émanant du Comité Directeur ?
  
  - Oui, malgré ce message.
  
  - Et sur quoi se basent-ils pour refuser l'évidence ?
  
  - Sur la personnalité même de Dissoulou. En termes à peine différents, ils m'ont affirmé tous les deux qu'il n'y a pas un seul Sénégalais, quelles que puissent être ses opinions politiques, qui se réjouira de la disparition de cet homme.
  
  - Ils ont peut-être raison, grommela le Vieux sur un ton ambigu.
  
  - Ceci dit, continua Coplan, Diara Diouf m'a quand même signalé quelque chose d'intéressant. Il paraît que le groupe parisien du PRIAN a voté tout récemment la radiation d'un de ses membres qui prêchait l'action violente. Ce type, un nommé Abdou Noussa, a eu des ennuis avec la police et il a préféré changer de secteur. Il poursuit ses études à Lausanne.
  
  Les yeux du Vieux pétillèrent.
  
  - Voilà une indication à noter, en effet, dit-il.
  
  Puis, sur ce ton feutré qu'il adoptait volontiers quand il sentait que le vent lui était favorable, il prononça :
  
  - Mais moi, j'ai fait une découverte autrement passionnante pendant votre absence. Je crois que nous tenons un début de piste, Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Quand le Vieux arborait cette expression de profonde satisfaction intérieure, c'était toujours bon signe. Il expliqua :
  
  - En épluchant les papiers que le commissaire Tourain m'a remis, je suis tombé sur un rapport qui m'a drôlement tapé dans l’œil.
  
  Tenez, lisez ce document. C'est le compte rendu officiel du médecin légiste qui a examiné la dépouille de Lamine Dissoulou.
  
  Coplan prit connaissance du document en question. Le Vieux marmonna :
  
  - Instructif, hein ? Surtout le dernier paragraphe... Non seulement le médecin légiste parle d'un crime de spécialiste, mais il émet l'hypothèse que l'assassin pourrait être un toubib, en tout cas un individu qui a étudié l'anatomie. Est-ce que ça ne vous rappelle rien ?
  
  Coplan, le visage grave, laissa tomber :
  
  - Si ce n'est pas notre mystérieux tueur P, c'est quelqu'un qui lui ressemble étrangement.
  
  - Je ne vous le fais pas dire! exulta le Vieux. Tous les détails du rapport concordent : un seul coup de poignard, absence de lutte, précision chirurgicale de l'exécution... Une telle coïncidence est peu vraisemblable, vous en conviendrez ?
  
  - Ce serait un miracle, en effet. La similitude est vraiment extraordinaire.
  
  - J'ai immédiatement réclamé les dossiers aux archives, enchaîna le Vieux, et je viens de les relire très attentivement. J'ai la conviction absolue que nous avons bien affaire au même assassin. D'ailleurs, voici les trois dossiers. Jetez-y un coup d’œil pour vous rafraîchir la mémoire et dites-moi de que vous en pensez.
  
  Coplan compulsa l'un après l'autre les trois dossiers.
  
  Le premier concernait l'assassinat d'un homme politique algérien, un certain Ali Khoder, exécuté dix mois plus tôt, à Cologne. Le deuxième avait trait à l'exécution d'un agent secret égyptien, un nommé Kamal Saley, assassiné tout récemment à Beyrouth. Le troisième dossier se rapportait à l'assassinat d'un leader ivoirien, Biala Dagor, tué au début de l'année, à Lugano. Dans les trois cas, le tueur avait frappé ses victimes de la même manière : un coup de poignard, un seul, au cœur. Et, dans les trois cas, les médecins qui avaient pratiqué l'autopsie de la victime avaient été frappés par les mêmes caractéristiques : précision technique, précision anatomique, sûreté d'exécution, rapidité, absence de lutte.
  
  La méthode spécifique de ce tueur était à ce point remarquable que les spécialistes de la lutte anti-terroriste n'avaient pas jugé inutile d'en faire état lors du Congrès de Bruxelles qui avait réuni des policiers de plus de trente pays.
  
  En refermant le troisième dossier, Coplan murmura, pensif et soucieux :
  
  - C'est peut-être un début de piste, mais je ne vois pas très bien ce qu'il faut en conclure. A première vue, il me paraît difficile de trouver à ces quatre meurtres politiques un dénominateur commun. Un Algérien, un Égyptien, un Ivoirien et un Sénégalais...
  
  - Cette disparité est déjà une indication par elle-même, fit remarquer le Vieux. En admettant que le PRIAN ait trempé dans la mort de Lamine Dissoulou, ce groupuscule est certainement étranger à l'assassinat des trois autres Africains. Par conséquent, c'est un premier point à retenir, et qui corrobore ce que vous me disiez il y a un instant, le PRIAN n'est pas directement responsable de l'élimination de Dissoulou. Ou bien la lettre du Comité Directeur est une manœuvre destinée à couler le PRIAN, ou bien les véritables instigateurs de ce crime se sont servis des jeunes Sénégalais révolutionnaires.
  
  - Les deux hypothèses sont valables, reconnut Coplan. Pour y voir clair, il faudrait procéder maintenant à une analyse approfondie des trois assassinats antérieurs. Un examen aussi poussé que possible du rôle officiel ou occulte des victimes devrait nous fournir des éléments d'appréciation.
  
  - C'est ce que j'étais en train de faire quand vous êtes arrivé, dit le Vieux. J'ai demandé aux archives de me rassembler toute la documentation disponible concernant Ali Khoder, Kamal Saley et Biala Dagor.
  
  - Ce qui saute aux yeux, émit Coplan, c'est que le clan qui utilise le talentueux tueur P fait preuve d'un éclectisme indiscutable. Si l'on retient, par exemple, le cas de l'agent égyptien Ali Khoder, il est évident que la France n'est pas dans le coup. L'assassinat de Khoder ne nous touche absolument pas, ni dans un sens ni dans l'autre.
  
  - Voila ce que j'appelle un jugement prématuré, décréta le Vieux. Il faut étudier l'élimination de Khoder dans un contexte plus général. Quand j'aurai mis tout cela en musique, je vous ferai part de mon opinion.
  
  - Je suppose que vous n'avez pas besoin de moi pour le moment?
  
  - Non, pourquoi?
  
  - Je voudrais faire un saut à la D. S. T. Le commissaire Tourain doit pouvoir me donner des tuyaux concernant le Sénégalais Abdou Noussa. Cet olibrius m'intéresse.
  
  - A quel titre ?
  
  - C'est le genre d'individu qu'un agent un peu retors pourrait aisément mettre dans sa poche, vous ne trouvez pas?
  
  - Oui, ça mérite un coup de sonde, admit le Vieux.
  
  - En piégeant un jeune excité, les ennemis de Dissoulou ne faisaient pas une mauvaise opération. Ils impliquaient le PRIAN et ils nous lançaient sur une fausse piste.
  
  
  
  
  
  Le commissaire Tourain avait pour Coplan une profonde estime doublée d'une amitié sincère. C'était d'ailleurs réciproque, les deux hommes ayant eu l'occasion de travailler ensemble, la main dans la main, pour résoudre plus d'une affaire délicate.
  
  En apprenant que Coplan s'occupait du cas Lamine Dissoulou, le commissaire se déclara enchanté.
  
  - J'espère que vous ne me laisserez pas trop longtemps dans le cirage, plaisanta-t-il cordialement. Comme il s'agit d'un ami de votre directeur, et d'un diplomate par-dessus le marché, j'aimerais bien régler cette histoire dans le délai le plus bref. Ce serait une bonne chose pour mon avancement.
  
  - Seriez-vous devenu ambitieux ? ironisa Coplan
  
  - Un poste de directeur ne me déplairait pas, gouailla le policier.
  
  - Eh bien, si vous m'accordez votre collaboration, nous trouverons peut-être la solution de votre problème.
  
  - Vous avez une piste ?
  
  - Pas encore. Mais nous avons déjà de bons éléments.
  
  - Vrai?
  
  - Nous connaissons le tueur qui a liquidé Dissoulou.
  
  - Sans blague ?
  
  - Nous ignorons son identité, mais ce n'est pas la première fois que nous le rencontrons.
  
  Le commissaire tiqua.
  
  - Chez nous ? fit-il, le front plissé.
  
  - Non. Apparemment, c'est la première fois qu'il opère en France. Mais nous possédons dans nos archives, au Service, des informations qui nous ont été communiquées par nos collègues étrangers et qui font état d'un assassin dont la méthode est très exactement celle qui a été utilisée pour tuer Dissoulou.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Donnez-vous la peine de relire le rapport du médecin légiste et vous comprendrez. Le toubib qui a pratiqué l'autopsie a été frappé par certains aspects particuliers de cet assassinat : la précision du coup de poignard, précision anatomique, il le souligne ; l'absence de lutte ; la dextérité surprenante du meurtrier qui n'a pas dû s'y reprendre à deux fois. Bref, nous avons retrouvé presque mot pour mot les mêmes éléments dans les rapports que nous ont transmis les services allemands, suisses et libanais.
  
  - De quel bord est-il, ce tueur spécialisé?
  
  - Pour le moment, nous ne le savons pas encore. Le Vieux est en train de refaire une synthèse des quatre affaires pour voir si cela donne quelque chose. A mon avis, nous avons affaire à un mercenaire. Ses quatre victimes n'ont rien de commun, du moins sur le plan politique. Il s'agit d'un leader algérien, d'un agent secret égyptien, d'un haut fonctionnaire ivoirien et de Lamine Dissoulou.
  
  - Ne vous emballez tout de même pas trop vite, marmonna le policier. Vous savez, en matière de crime, les similitudes ne sont pas toujours valables.
  
  - Je n'en disconviens pas. Mais si vous avez le temps de passer au SDEC pour examiner les dossiers de ce tueur P, c'est le nom de code que nous lui avons donné, vous verrez que les ressemblances sont mirobolantes.
  
  - Oui, ça m'intéresse, opina Tourain.
  
  - Mais ce n'était pas cela le but de ma visite, enchaîna Coplan. J'ai récolté un autre renseignement qui mérite peut-être de retenir notre attention. Un de nos correspondants, un Sénégalais qui a fait partie du PRIAN, m'a signalé que la cellule parisienne du PRIAN avait éjecté tout récemment un de ses membres qui affichait des goûts un peu trop prononcés pour la violence et le terrorisme. Ce type s'appelle Abdou Noussa et il a eu maille à partir avec la police. J'aimerais avoir des informations sur ce zèbre.
  
  - Un étudiant?
  
  - Oui, mais il a quitté Paris et il poursuit ses études à Lausanne.
  
  - S'il a été interpellé, nous devons avoir une fiche à son nom. Je vais vérifier, vous permettez. Répétez-moi son nom.
  
  - Noussa. Prénom, Abdou. Originaire de Rufisque.
  
  Tourain quitta le bureau.
  
  Quand il se ramena, un petit quart d'heure plus tard, il tenait dans sa main une chemise cartonnée de couleur rouge.
  
  - Vous allez pouvoir satisfaire votre curiosité, dit-il. Nous avons pas mal de choses sur ce paroissien. Même quelques photos de première qualité... Il a bien fait de foutre le camp, d'ailleurs. Nous préparions son expulsion. Et c'est grâce à une intervention de son ambassade qu'il a évité la taule... Tenez, fouillez là-dedans.
  
  Coplan commença par examiner les photos. Abdou Noussa était long et mince comme un lévrier, avec une petite tête ronde et des cheveux crépus. Sur le cliché, il arborait un air de défi et une vanité qui frisaient le ridicule. De toute évidence, ce gamin ne se prenait pas pour de la crotte.
  
  Quant aux rapports, ils avaient trait aux démêlés que l'étudiant avait eus avec les flics pour avoir frappé un employé du service de Immigration.
  
  Tourain demanda :
  
  - Pourquoi vous intéressez-vous à ce zèbre ? Vous avez des soupçons ?
  
  - Non, pas le moindre, avoua Coplan. C'est plutôt une intuition, un pressentiment. Je me suis beaucoup occupé des jeunes terroristes ces derniers temps et je crois que j'ai acquis une sorte de flair à force de les fréquenter. Ce Noussa me paraît le type même du jeune excité que des gens habiles pourraient manipuler. Vous comprenez, quand un lascar de ce genre se fait remarquer par ses propos incendiaires et son agressivité, ça finit par se savoir. Et les malins qui sont à l'affût sautent sur l'occasion.
  
  - Oui, je vois.
  
  - En principe, et tous les témoignages le confirment, le PRIAN n'a jamais souhaité la mort de Dissoulou. Partant de là, je me dis que ce Noussa pourrait bien être le truchement dont les vrais ennemis de Dissoulou se sont servis.
  
  - C'est une hypothèse, admit Tourain. Si vous le désirez, je peux vous faire préparer une copie de ce dossier.
  
  - Oui, volontiers. Sans oublier les photos, si c'est possible.
  
  - Vous aurez...
  
  Le téléphone interrompit la phrase du commissaire. Il décrocha, écouta, hocha la tête et répondit :
  
  - Entendu, je vais y aller.
  
  Puis, ayant redéposé le combiné sur sa fourche, il murmura en posant les yeux sur Coplan :
  
  - L'officier de sécurité de l'ambassade du Sénégal vient de téléphoner à la Sûreté pour demander la visite d'un inspecteur au courant de l'affaire Dissoulou. Il y a du nouveau, paraît-il. Vous m'accompagnez ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Parfait. Je donne des ordres pour qu'on vous prépare votre dossier et nous nous mettons en route.
  
  Cinq minutes plus tard, à bord d'une D. S. noire de la Sûreté, Tourain et Coplan prenaient la direction de la rue Vineuse, dans le XVIe arrondissement.
  
  L'officier de sécurité était un Sénégalais d'une quarantaine d'années, corpulent, placide, aux yeux vifs.
  
  Il reconnut Coplan et lui tendit la main.
  
  - Je crois vous avoir aperçu dans la maison ? fit-il en souriant.
  
  - Oui, j'ai déjà eu un entretien avec M. Martin. Je vous présente le commissaire principal Tourain. C'est lui qui s'occupe de l'affaire Dissoulou pour le compte de la D. S. T.
  
  - Ah, très bien, acquiesça le Sénégalais. Il serra la main de Tourain et lui dit :
  
  - M. Alfred Lisso, un de nos conseillers techniques, voudrait vous faire une déclaration officielle. M. Lisso devait accompagner Lamine Dissoulou en Suisse pour préparer la réunion d'Abidjan. Il vient d'arriver de Dakar et c'est la raison pour laquelle il n'a pas pu prendre contact avec la police plus tôt.
  
  - Eh bien, nous sommes à votre disposition, murmura Tourain.
  
  - Venez, ces messieurs vous attendent dans le bureau de l'ambassadeur.
  
  - De quoi s'agit-il? questionna le commissaire.
  
  - M. Lisso a reçu des menaces émanant du PRIAN.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Trois hommes se trouvaient dans le bureau de l'ambassadeur. L'ambassadeur lui-même, l'employé Joseph Martin et le conseiller Alfred Lisso, un Sénégalais de petite taille, aux cheveux déjà grisonnants, aux yeux tristes derrière des lunettes à monture en or.
  
  C'est ce dernier qui prit la parole.
  
  - Je suis littéralement anéanti par la mort tragique de mon ami et collègue Lamine Dissoulou, commença-t-il. Sa disparition est une grande perte pour le Sénégal et pour la France. Et je souhaite ardemment que ses assassins soient punis dans le plus bref délai.
  
  Après ce préambule de circonstance, il poursuivit :
  
  - Nous devions nous rendre, Dissoulou et moi-même, à Genève, mardi prochain, pour mettre la dernière main au dossier que le Sénégal présentera au Sommet d'Abidjan, en avril.
  
  Comme vous le savez sans doute, la fondation de la Communauté Économique de l'Afrique de l'Ouest est un grand espoir pour notre prospérité. Cette communauté a pour but de créer une zone d'échanges qui doit permettre d'atténuer les disparités économiques de ses membres. Bref, notre gouvernement attend beaucoup de cette nouvelle organisation. Par contre, nos ennemis sont vivement désappointés à l'idée de voir naître cette nouvelle alliance qui va renforcer nos possibilités commerciales. Ces adversaires, les communistes pour ne pas les nommer, spéculent depuis des années sur l'effondrement de notre économie pour prendre le pouvoir et instaurer un régime à la solde de Moscou. Pour nous empêcher de réussir, ils utilisent tous les moyens, y compris les plus lâches. Je veux dire la menace et le chantage.
  
  Il prit une lettre dans sa poche, la déplia, la tendit au commissaire Tourain.
  
  - Cette lettre m'a été envoyée au début du mois. Lisez-la, vous verrez le genre.
  
  La missive en question était surtout une mise en accusation de la politique économique du Sénégal. Le gouvernement y était traité de vendu, de complice du capitalisme néocolonialiste français et américain. Mais le dernier paragraphe de l'épître était à la fois plus clair et plus personnel.
  
  « Si vous ne renversez pas la vapeur, et si votre rapport préparatoire ne rompt pas avec les engagements qui font de nous les esclaves des trusts européens, nous vous ferons payer cette trahison. Tant pis pour vous si vous prenez cet avertissement à la légère. »
  
  Le Comité Directeur du PRIAN.
  
  Tourain, silencieux, hocha deux ou trois fois la tête et passa la lettre à Coplan.
  
  Celui-ci, après l'avoir lue, demanda à Lisso :
  
  - Lamine Dissoulou avait-il reçu des menaces semblables ?
  
  - Oui, à plusieurs reprises. Et la dernière en date était la réplique textuelle de celle que vous avez sous les yeux. Mais Dissoulou ne prenait pas ces avertissements au sérieux. Il se moquait des gens du PRIAN. Il mettait leurs propos sur le compte de la jeunesse.
  
  - Cette lettre a-t-elle été postée en France ?
  
  - Non, en Belgique. Voici d'ailleurs l'enveloppe. Elle porte le cachet postal de Bruxelles.
  
  - Acceptez-vous de me confier cette lettre et cette enveloppe, s'enquit Coplan. Notre laboratoire va les étudier.
  
  - Bien entendu, approuva Lisso. Mais ce n'est pas seulement pour vous montrer cette lettre de menace que j'ai sollicité votre visite. Ce qui est arrivé à mon ami Dissoulou démontre que nous avons eu tort, l'un comme l'autre, de prendre les avertissements du PRIAN à la légère. Il n'est pas question, cela va sans dire, de se soumettre au chantage absurde que ces valets du Kremlin veulent exercer sur moi. La politique économique de notre gouvernement est la seule valable pour la prospérité de notre pays et de notre peuple, et nous n'en changerons pas. Néanmoins, mes opinions personnelles et mes directives étant exactement les mêmes que celles de Lamine Dissoulou, je me trouve exposé à des risques... euh... qui n'ont plus rien de chimérique à présent.
  
  - Je suis pleinement d'accord avec vous, affirma promptement Coplan pour mettre son interlocuteur à l'aise. Il y a des précautions à prendre et vous devez être protégé. Nous sommes là pour cela, d'ailleurs.
  
  - En vérité, reprit Lisso, je suis probablement moins vulnérable à Paris que mon collègue Lamine Dissoulou. Je n'ai pas, comme lui, un domicile fixe ici. Je réside à Dakar et je fais de fréquents voyages entre mon pays et l'Europe.
  
  - Où résidez-vous à Paris ?
  
  - A l'hôtel Crillon.
  
  - Nous verrons ce problème en détail, émit Coplan. Le fait que vous n'ayez pas d'habitudes régulières diminue évidemment le danger. Mais ne vous faites pas trop d'illusions. Les terroristes sont habiles et rien ne les rebute.
  
  - Ce qui me tracasse, murmura Lisso, c'est mon voyage à Genève. J'ai le droit légitime, bien sûr, de demander aux autorités helvétiques d'assurer ma protection durant mon séjour dans cette ville. Mais j'avoue que cela me gêne. Vous comprenez, des observateurs étrangers ne manqueront pas de souligner la chose et je serais réellement désolé d'attirer l'attention sur moi et sur mon pays. Les gens du PRIAN, notamment, s'ils ont des observateurs à Genève, ne rateront pas l'occasion de me ridiculiser, de me traiter de froussard.
  
  - Sur ce plan-là, déclara Coplan, d'une voix ferme, je peux vous rassurer. Il y a un moyen relativement simple d'assurer votre protection tout en sauvant les apparences. Nos services secrets sont fort bien outillés pour veiller sur vous. Et si vous êtes d'accord, ils le feront d'une manière absolument indécelable.
  
  - C'est exactement ce que je voulais vous demander, dit le conseiller africain, soulagé.
  
  Il ajouta, avec une pointe d'humour inattendue :
  
  - Je ne désire pas jouer le rôle de cobaye, évidemment, mais si des intrus s'intéressent à moi avec une insistance suspecte, cela vous rendra peut-être service.
  
  - Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, assura Coplan. Du moment que vous me promettez la plus entière discrétion à ce sujet, je réponds de notre intervention. Quand comptez-vous partir pour Genève ?
  
  - Dans une semaine. La réunion débute le mercredi. Je prendrai l'avion, à Orly, le mardi, à 9 heures du matin.
  
  - Nous reverrons tout cela en détail, murmura Coplan. Dans l'immédiat, c'est le commissaire Tourain qui va se charger de votre protection à Paris.
  
  
  
  
  
  Après un bref détour par la D. S. T. où il prit possession du dossier concernant Abdou Noussa, Coplan retourna au SDEC.
  
  Il relata au Vieux ce qui s'était passé, lui remit la lettre adressée par le PRIAN à Lisso, et l'enveloppe. Puis, lui montrant le dossier de Noussa, il murmura
  
  - Je vais étudier le curriculum de ce terroriste en herbe. J'ai de plus en plus l'impression qu'il est dans le coup.
  
  - Et pourtant,fit remarquer le Vieux, cette lettre de menace du PRIAN démolit plutôt votre hypothèse. La missive a été postée à Bruxelles.
  
  - Détail sans importance, dit Coplan. Faire poster une lettre dans une autre ville, c'est une ruse vieille comme le monde. Mais vous, où en êtes-vous?
  
  - Nulle part, reconnut le Vieux, déçu. Dans l'état actuel de nos connaissances, l'analyse des meurtres commis par le tueur P n'aboutit à aucune conclusion déterminante. Tout ce qui peut en sortir jusqu'à nouvel ordre, c'est qu'il s'agirait d'une lutte d'influence entre divers clans africains.
  
  - Les rivalités ne manquent pas dans ce secteur.
  
  - En effet. Mais cela ne nous permet pas d'orienter nos recherches. La police libanaise est persuadée que l'assassinat de l'Égyptien Kamal Saley est un règlement de comptes entre les services secrets de Rabat et ceux du Caire. Les Suisses, toujours neutres et toujours prudents, ne formulent aucune hypothèse au sujet du meurtre de l'Ivoirien Biala Dagor. Quant aux Allemands, ils ont l'air de penser que l'exécution de cet Algérien Ali Khoder est une phase de la querelle qui divise les révolutionnaires d'Alger.
  
  - Au fond, prononça Coplan, songeur, toutes ces hypothèses sont moins discordantes qu'on ne pourrait le croire. Dans les quatre cas, il s'agit de l'Afrique. Et, dans les quatre cas, c'est le même exécutant qui a procédé à l'élimination de personnalités africaines.
  
  - Et alors ?
  
  - J'en reviens à mon idée première. Je ne vois que les fanatiques de l'O. S. I. pour orchestrer à l'échelle planétaire une telle série de nettoyages par le vide.
  
  - C'est une idée fixe, laissa tomber le Vieux. Méfiez-vous, Coplan, les idées fixes et les obsessions obnubilent le jugement.
  
  - Bon, l'avenir nous dira peut-être si mes intuitions étaient justes ou si la rancœur m'a égaré. En attendant, je vais confier cette lettre et cette enveloppe au laboratoire.
  
  
  
  
  
  Coplan consacra l'essentiel de sa journée du lendemain à superviser avec le commissaire Tourain la mise en place du dispositif de sécurité destiné à protéger le conseiller sénégalais Alfred Lisso durant son séjour à Paris.
  
  Le mercredi, Coplan reprit contact avec Diara Diouf. Le jeune chef comptable n'avait pas perdu son temps.
  
  - Ce que je vous ai dit avant-hier est confirmé sur toute la ligne, annonça le Sénégalais. Les types de la cellule parisienne du PRIAN sont indignés par l'assassinat de Lamine Dissoulou. Et ce n'est pas de la comédie, je vous le garantis. J'ai passé une soirée avec les principaux leaders du mouvement. Leur réaction est unanime : ce meurtre est un mauvais coup pour le Sénégal.
  
  - Si je comprends bien, ils ignorent que leur organisation a revendiqué cet assassinat ?
  
  - Totalement. Et je regrette que vous m'ayez interdit de leur parler de cette lettre. Leur attitude aurait peut-être été instructive.
  
  - Rien ne presse. Ce qui est instructif, pour le moment, c'est leur ignorance. En dehors du Quai d'Orsay et de la police, personne n'est au courant, me semble-t-il. C'est une discrétion pour le moins bizarre, vous ne trouvez pas?
  
  - Non, je trouve que cette discrétion est logique. D'emblée, je vous ai dit que c'était un mensonge destiné à torpiller le PRIAN. D'ailleurs, c'est très simple si les assassins de Dissoulou font savoir à la presse qu'ils font partie du PRIAN, vous allez voir ce qui va se passer. Le PRIAN fera paraître un démenti cinglant. Et Dakar fera pleuvoir des sanctions impitoyables.
  
  - Qui vivra verra.
  
  - Par ailleurs, j'ai obtenu l'adresse de Noussa à Lausanne. Tenez, je l'ai notée sur ce papier... Bien entendu, cela date du mois passé. il a peut-être changé de domicile depuis lors. Sa dernière lettre date du 8 février.
  
  - Sa dernière lettre adressée à qui? insista Coplan.
  
  - A une de ses copines de l'Université. Une fille de Dakar avec laquelle il couchait. Une Blanche.
  
  Qui s'appelle?
  
  Émilie Parelli... Les Parelli sont des Français d'origine corse qui sont au Sénégal depuis plusieurs générations et qui ont obtenu la nationalité sénégalaise. Ils ont des magasins à Dakar.
  
  - Et depuis le 8 février, plus de nouvelles de Noussa ?
  
  - Non.
  
  - Très bien, opina Coplan en glissant le papier dans son portefeuille. Merci pour le coup de main, Diouf... A charge de revanche, bien entendu. Si vous avez besoin de nous, vous passez un coup de fil au Service.
  
  - Je suis toujours à votre disposition, assura Diouf.
  
  
  
  
  
  Coplan retourna au SDEC et se rendit au laboratoire. Le chef de ce département, le gros Doulier, avait terminé le travail sur les documents confiés par le conseiller Lisso.
  
  - La machine à écrire est une Seidel-Naumann, dit Doulier. C'est une firme qui produisait autrefois la marque ERIKA. Depuis la dernière guerre, comme la firme se trouve en Allemagne de l'Est, sa production n'est pratiquement plus vendue en France. La machine qui vous intéresse doit dater d'une bonne dizaine d'années. Quant au papier, il doit être d'origine allemande ou suisse.
  
  - Seriez-vous capable d'identifier cette machine à écrire d'une façon précise si je vous donnais des échantillons?
  
  - A coup sûr, affirma Doulier, catégorique. La machine qui a frappé la lettre que vous m'avez remise présente des caractéristiques particulières faciles à repérer. Si cela vous intéresse, je peux vous montrer les essais comparatifs auxquels j'ai procédé.
  
  - Pour le moment, ce n'est pas nécessaire. Je viendrai vous consulter en temps opportun; dit Coplan.
  
  Et il ajouta, dubitatif :
  
  - J'ai un vague projet, mais je ne suis pas sûr de pouvoir le réaliser. Je vais en parler au Vieux.
  
  Contre toute attente, le Vieux approuva l'idée de Coplan. Il fit même mieux : il suggéra à Coplan de passer immédiatement à l'action.
  
  - Vous pouvez d'ailleurs faire d'une pierre deux coups, souligna-t-il. Lausanne n'est pas loin de Genève. Quand vous aurez tâté le terrain du côté de Noussa, vous prendrez contact avec les autorités helvétiques pour organiser avec eux la protection du conseiller Lisso.
  
  - J'avais promis à Lisso de ne pas alerter la police suisse.
  
  - Oui, je sais, vous me l'avez dit. Mais vous connaissez les Suisses. Ils sont tellement susceptibles que nous risquons d'avoir des ennuis. De plus, je veux me couvrir. J'aurais bonne mine s'il arrivait un malheur à Lisso. Les assassins de Lamine Dissoulou ne sont pas des amateurs et je me méfie d'eux.
  
  - Bon, d'accord. Du moment que Lisso n'est pas au courant, les apparences sont sauves. Je compte sur vous pour superviser le travail de la D. S. T. pendant mon absence.
  
  - N'ayez crainte, je m'en occuperai. Jusqu'au moment où il montera dans l'avion pour Genève, Lisso sera couvé jour et nuit.
  
  - Il y a un autre problème, murmura Coplan, méditatif. Si l'étudiant Abdou Noussa est réellement manipulé par un réseau, comme je le pense, il est sans doute tenu à l’œil par les gens qui tirent les ficelles. Je m'en rendrai compte assez vite, mais ça me compliquera fâcheusement la tâche. Du moins, si je suis seul.
  
  - J'y ai pensé, marmonna le Vieux. Fondane est à votre disposition et j'ai déjà fait le nécessaire pour qu'il puisse vous aider efficacement. La bonne tactique, à mon avis, serait la suivante : Fondane se charge de la partie officielle, et vous, vous restez dans la coulisse.
  
  - Parfait, approuva Coplan, enchanté.
  
  - Tout est prêt. Vous pouvez vous mettre en route quand vous voudrez. Et si vous avez besoin d'un appui local, j'ai prévenu Philippe Jouran.
  
  Coplan songea in petto que le Vieux n'avait pas bluffé en annonçant sa volonté de se battre. Non seulement il suivait l'affaire Dissoulou de très près, mais il manifestait même une volonté très nette d'aller de l'avant, d'anticiper presque.
  
  Le Vieux grommela, bourru :
  
  - J'ai demandé à Chevin d'amorcer une approche en douceur du côté de la maîtresse de Noussa, cette Émilie Parelli.
  
  - Excellente idée.
  
  - Je vous tiendrai au courant.
  
  
  
  
  
  Coplan et son adjoint Fondane arrivèrent à Genève le soir même, à 20 h 20..
  
  Pour la circonstance, Fondane, toujours aussi séduisant avec ses allures de jeune premier, avait été muni d'une carte de police et d'un titre officiel de la Sûreté Française.
  
  Les deux agents du SDEC s'installèrent dans un hôtel de la rue du Mont-Blanc et, dès le lendemain matin, à bord d'une Fiat de location, ils prirent la route de Lausanne.
  
  Le temps était gris et couvert. Le printemps, une fois de plus, n'était pas au rendez-vous.
  
  A Lausanne, les deux Français abandonnèrent leur véhicule dans les parages de la gare. Une promenade à pied leur permit de repérer la dernière adresse connue du Sénégalais Abdou Noussa, 102 bis rue du Beau-Séjour.
  
  L'immeuble en question, une vieille demeure patricienne assez imposante, à la façade encore noble, comportait deux étages. Une plaque en cuivre, scellée à gauche de la porte d'entrée, portait l'inscription suivante :
  
  LES OLIVIERS
  
  PENSION DE FAMILLE
  
  Ayant récupéré la Fiat; Coplan et Fondane vinrent se garer dans la rue du Beau-Séjour, à une bonne quinzaine de mètres de la pension « Les Oliviers », de manière à avoir cet établissement dans leur champ de vision sans trop attirer l'attention.
  
  La surveillance risquait d'être longue, et peut-être inutile. Mais la patience est la qualité maîtresse d'un véritable agent secret.
  
  Or, à 12 h 20, cette patience fut enfin récompensée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Deux jeunes gaillards venaient de tourner au coin de l'avenue Georgette pour s'engager dans la rue du Beau-Séjour.
  
  Un Noir et un Blanc.
  
  Le Noir, c'était bien Abdou Noussa. Cette tête étrangement petite sur un long corps de lévrier, ces cheveux courts et crépus, on ne pouvait guère s'y tromper. Il marchait d'une manière bizarre, en se dandinant On aurait dit qu'il marchait sur la pointe des pieds.
  
  L'autre, plus petit et plus trapu, avec un visage mat et un air buté, n'avait pas l'air commode. Les deux loustics, vêtus de blousons à col de fourrure, tenaient quelques livres sous le bras.
  
  Coplan dit à Fondane
  
  - Pas d'erreur, c'est bien Noussa. Le renseignement était bon.
  
  Et, en effet, quand les deux jeunes types entrèrent le plus naturellement du monde au 102 bis, ce fut une confirmation supplémentaire.
  
  - J'ai vu ce que je voulais voir, murmura Coplan. Nous pouvons rentrer à Genève.
  
  Fondane, qui se trouvait au volant de la Fiat, lança le moteur et démarra.
  
  - Qu'est-ce que vous comptez faire maintenant? demanda-t-il à son chef de mission.
  
  - Je vais m'intéresser d'une façon plus directe et plus personnelle à ce Sénégalais, répondit Coplan. Et je ne vais pas tourner autour du pot.
  
  - C'est-à-dire?
  
  - Je vais essayer de m'introduire dans la place. Prévenu comme je le suis, je me rendrai facilement compte de ce qui se passe autour de Noussa.
  
  - Rien ne prouve que vous pourrez l'approcher.
  
  - Nous serons vite fixés, assura Coplan.
  
  Les soixante kilomètres qui séparent Lausanne de Genève furent allégrement couverts, malgré une circulation relativement encombrée.
  
  Avant de débarquer de la Fiat, Coplan dit à son adjoint :
  
  - Dès que tu auras rangé la bagnole au parking, viens me rejoindre dans ma chambre.
  
  - Okay.
  
  De sa chambre d'hôtel, Coplan téléphona aussitôt à la Pension des Oliviers (dont il n'avait eu aucune peine à trouver le numéro dans l'annuaire).
  
  Une voix féminine répondit à son appel. Coplan s'enquit :
  
  - Auriez-vous une chambre disponible en ce moment ?
  
  - Pour combien de temps, monsieur?
  
  - Une quinzaine de jours.
  
  - Vous êtes seul?
  
  - Oui.
  
  - Peut-on savoir qui vous a recommandé notre maison ?
  
  - Personne. J'ai ouvert l'annuaire de Lausanne et je tente ma chance au hasard. Le nom de votre établissement me plaît : les oliviers sont un symbole de paix, et j'aime la paix.
  
  - Avez-vous une carte d'étudiant ?
  
  - Hélas, non, j'ai passé l'âge des études. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  - Nous faisons des conditions spéciales aux étudiants.
  
  - La question de vos tarifs ne pose pas de problèmes. Je dois séjourner à Lausanne et je déteste les hôtels.
  
  - Oui, nous pourrions vous donner une chambre, prononça enfin la femme comme à regret. Mais je vous préviens que ce n'est pas le confort d'un palace à quatre étoiles:
  
  - Je passerai vers 16 heures, décréta Coplan avec aplomb.
  
  - Votre nom, je vous prie?
  
  - Coplan... Francis Coplan.
  
  - Très bien, j'ai noté. Je vous garderai la chambre jusqu'à 18 heures, mais pas plus tard. Elle raccrocha.
  
  Coplan fit de même, et resta un moment pensif. Curieux accent, cette voix féminine. Pas du tout l'accent local. Plutôt un mélange d'accent belge et balkanique. Marrant.
  
  A cet instant, Fondane pénétra dans la chambre. Coplan lui annonça :
  
  - C'est dans la poche. Je viens de téléphoner à la pension des Oliviers et il y a une chambre disponible. J'en étais presque sûr, d'ailleurs. Si cette boutique est une souricière, comme je le pense, elle s'arrange évidemment pour avoir toujours une chambre à offrir.
  
  Fondane enchaîna :
  
  - Et comment donc ! Le corniaud qui vient se fourrer dans le guêpier est le bienvenu ! A votre place, je me méfierais quand même.
  
  - Oh, mais je vais me méfier ! jeta Coplan. Je ferai un peu de cirque pour leur donner l'impression qu'ils sont malins, mais je ne dormirai que d'un œil, fais-moi confiance.
  
  - Quand y allez-vous?
  
  - J'ai promis de me présenter à 16 heures. D'ici là, nous avons largement le temps d'orgamiser notre travail. Je vais louer une voiture pour mon usage personnel.
  
  
  
  
  
  A 16 heures précises, Coplan poussait la porte de la pension des Oliviers.
  
  Il se retrouva dans un hall d'entrée garni de plantes vertes. A droite, il y avait une pièce carrée aménagée en bureau de réception. Assise à une table encombrée de papiers, une femme d'âge mûr, au visage placide, remplissait des formulaires.
  
  - Monsieur ? s'enquit-elle.
  
  - Je suis M. Coplan, dit posément Francis. J'ai téléphoné ce matin pour une chambre et...
  
  - Je sais, je sais, coupa la femme. Je vais prévenir Mme Klein, la directrice.
  
  Elle se leva, longea le couloir central de la maison, disparut dans une pièce située à gauche.
  
  Deux minutes plus tard, débouchant de ladite pièce, une superbe créature s'amenait vers Coplan. Vénus en personne La trentaine, un visage d'une beauté extraordinaire, un corps au modelé superbe, un sourire à donner le vertige.
  
  Vêtue d'une robe en lainage bleu ciel, les cheveux noirs et drus, coupés mi-courts, elle ne portait aucun bijou mais elle arborait comme parure cette assurance tranquille que donnent la beauté, l'intelligence, l'équilibre mental et physique.
  
  - Monsieur Coplan ? fit-elle.
  
  - Oui.
  
  - Je suis Mme Katia Klein, directrice de l'établissement. Si vous voulez me suivre, je vais commencer par vous montrer la chambre que je peux vous offrir. Je vous préviens tout de suite que vous n'aurez pas le choix, je n'ai que celle-là à vous proposer. Elle avait été réservée par un jeune Iranien qui n'a pas pu venir pour des raisons de santé. En fait, je préfère vous le signaler tout de suite, nous avons surtout des étudiants ici. Ils se tiennent très correctement, je dois le dire, mais enfin, l'ambiance de la maison est parfois un peu exubérante.
  
  - J'aime la tranquillité, mais je ne suis pas neurasthénique, plaisanta Coplan en souriant.
  
  - Si vous le permettez, je vous montre le chemin.
  
  Elle précéda le visiteur en direction du bel escalier de chêne qui conduisait aux étages.
  
  A sa suite, Coplan fut bien obligé d'encaisser le choc émouvant que donnait la vision de sa belle croupe ronde et pommée à souhait, oscillant au rythme élastique de son déhanchement.
  
  Ayant atteint le palier du premier étage,
  
  elle s'engagea dans le couloir et ouvrit la troisième porte à droite.
  
  - Voici la chambre, annonça-t-elle.
  
  La pièce était vaste, claire, bien meublée, très propre.
  
  Traversant la chambre, la directrice prononça :
  
  - Il n'y a pas de baignoire, mais le cabinet de toilette comporte des w.-c. privés, l'eau chaude naturellement, et une douche. Il est interdit de cuisiner dans les chambres, mais vous avez le droit de vous faire du thé ou du café. Il y a une petite bouilloire électrique dans l'armoire.
  
  - Eh bien, ça me semble parfait, émit Coplan.
  
  Il fit quelques pas dans la chambre. Katia Klein, il le sentait, l'observait intensément, en dépit de l'air digne et réservé qu'elle affichait.
  
  - Les conditions sont les suivantes, reprit-elle.
  
  Elle formula le prix de la pension, ajouta quelques précisions concernant le règlement interne de l'établissement.
  
  - Je suis preneur, dit Coplan.
  
  - Très bien. Retournons dans mon bureau. Vous êtes français, je suppose?
  
  - Oui.
  
  - Je vais vous demander de me confier votre passeport pour remplir les fiches réglementaires.
  
  - Bien entendu.
  
  Ils redescendirent et elle le guida vers la pièce d'où elle avait émergé, un bureau carré, très dépouillé, fonctionnel.
  
  S'étant installée derrière sa table, elle stipula
  
  - La première quinzaine est payable d'avance, selon l'usage. Par la suite, si vous désirez prolonger votre séjour, ne manquez pas de me prévenir au moins trois jours à l'avance.
  
  Coplan déposa son passeport sur la table, préleva dans son portefeuille le montant de quinze jours de pension.
  
  Katia Klein alluma une cigarette Kool, puis se mit à écrire.
  
  - Je vois que vous êtes ingénieur, murmura-t-elle. Quelle est votre spécialité?
  
  - Je m'occupe surtout d'affaires immobilières pour le moment. C'est d'ailleurs pour cette raison que je suis ici. Je suis conseiller technique d'un groupe financier qui désire investir dans la région.
  
  - Vous cherchez des terrains? s'exclama-t-elle, étonnée.
  
  - Oui.
  
  Je doute que vous en trouviez. De plus, avec les nouvelles dispositions légales qui viennent d'entrer en vigueur, les étrangers ne peuvent plus acheter des terrains dans notre canton.
  
  - Je sais. Mais nous opérons par le truchement de nos filiales de Zurich.
  
  Étrange créature. Tout en jouant à la perfection son rôle de directrice d'un établissement bien tenu, elle ne pouvait s'empêcher de laisser percer sa vraie nature. Son visage admirable aux pommettes légèrement saillantes, le dessin sensuel de ses lèvres ourlées, sa façon de mettre en valeur ses seins fermes et provocants, tout en elle trahissait la femelle ardente, avide de volupté et de pouvoir, dominatrice et cynique.
  
  C'était une Slave, de toute évidence. Hongroise ou Polonaise ?
  
  Elle daigna enfin sourire.
  
  - Eh bien, voilà, dit-elle. Je vous restituerai votre passeport demain après-midi. J'espère que vous vous plairez chez nous. Avez-vous des bagages?
  
  - Une valise, sans plus. Elle se trouve dans la voiture.
  
  - Vous voulez prendre possession de la chambre tout de suite ?
  
  - Oui.
  
  - Parfait. La femme de service va s'occuper de vous.
  
  Dix minutes plus tard, tandis que la robuste Lisa, une Suissesse de la région de Bâle, âgée d'une bonne vingtaine d'années, placide comme les gens de sa campagne, donnait un coup de chiffon dans la pièce, Coplan rangeait ses quelques objets personnels dans l'armoire. Coplan demanda négligemment à la fille
  
  - Combien de pensionnaires avez-vous en ce moment ?
  
  - Onze... Avec vous, ça fera douze et nous serons complets. Vous êtes le seul Français.
  
  - D'où viennent les autres?
  
  Nous avons des Libanais, des Égyptiens, des Turcs, des Autrichiens et trois nègres. Enfin, je veux dire des Noirs d'Afrique... Ils sont tous très gentils.
  
  - Tous des étudiants ?
  
  - Oui, sauf les deux Autrichiens qui sont professeurs.
  
  - Vous n'avez jamais d'ennuis avec eux ? Une belle fille comme vous, ça doit les exciter, ces jeunes mâles.
  
  - Rien à faire avec Lisa ! jeta-t-elle, amusée. Ils voudraient bien coucher avec moi, naturellement. Mais je sais me défendre et ils ont vite compris. Je vais me marier dans un an. Mon fiancé est aussi costaud que vous.
  
  - Il n'est pas jaloux ?
  
  - Non, il connaît bien sa Lisa.
  
  - Et Mme Klein, elle n'a pas de mari?
  
  - Non, il est mort depuis huit ans.
  
  - Elle vit seule
  
  Lisa eut une mimique de paysanne madrée à qui on ne la fait pas. Posant son index sous son œil droit, elle prononça tout bas :
  
  - Je ne suis pas idiote, vous savez. Elle a un ami à Genève. Une belle femme comme ça, vous pensez !
  
  A son insu, la fruste Bâloise subissait le charme de Coplan et ce magnétisme viril dont il connaissait le pouvoir sur les femmes. Visiblement, elle cherchait à prolonger sa présence dans la chambre. Le torchon dans la main, elle frottait un meuble par-ci, un meuble par-là, sans se presser.
  
  Coplan reprit :
  
  - Il faut de la poigne pour diriger une maison comme celle-ci, hein ? Les étudiants ne sont pas toujours commodes.
  
  - Ne vous en faites pas, la patronne sait les prendre. Et quand elle leur fait les yeux doux, ils rampent à ses pieds.
  
  Prenant un ton plus confidentiel, presque complice, elle souffla :
  
  - Entre nous, la patronne n'est pas comme moi, vous savez. La porte de sa chambre n'est pas toujours fermée à clé pour tout le monde. Malgré son ami de Genève, elle a parfois envie d'un jeune gars dans son lit... C'est la nature, quoi...
  
  - Bien sûr, approuva Coplan, compréhensif.
  
  - Si vous savez vous y prendre, assura la fille.
  
  Elle n'acheva pas sa phrase, se contentant de rire, une lueur salace dans les yeux.
  
  Finalement, elle se retira, non sans préciser que si Coplan avait besoin de quelque chose, elle était à sa disposition.
  
  Resté seul, Francis alluma une Gitane et s'allongea sur le lit. Du train dont les choses allaient, il estima que deux ou trois jours lui suffiraient pour avoir une idée assez complète de la vie à la Pension des Oliviers. Et de ce qu'elle cachait.
  
  Vers 17 h 30, il décida d'aller faire un tour en ville pour repérer les agences immobilières locales et voir ce qu'elles offraient aux gens qui avaient de l'argent à placer.
  
  Certes, il n'avait nullement l'intention d'en faire trop pour étayer la véracité de son personnage. Mais il ne voulait pas non plus en faire trop peu.
  
  Très exactement, il voulait se comporter comme quelqu'un qui fait semblant.
  
  Le jeu du chat et de la souris, il connaissait ça.
  
  A peine avait-il quitté la pension que Katia Klein, qui faisait le guet derrière la fenêtre de son bureau, se rua sur son téléphone. Elle composa un numéro, attendit.
  
  - Allô ? Jacob ? fit-elle d'une voix assourdie.
  
  - Oui, bonsoir chérie, répondit une voix au timbre velouté, aux inflexions caressantes.
  
  - Une nouvelle à t'annoncer. J'ai un nouveau pensionnaire depuis une heure. Un ingénieur français.
  
  Il y eut un rire contenu à l'autre bout du fil. Puis la voix enveloppante susurra
  
  - Tu vois bien que j'avais raison, chérie. A quelle heure viens-tu?
  
  - Je serai chez toi dans deux heures. Sur ce, elle raccrocha.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Jacob Regger était un colosse de quarante-cinq ans, au visage lourd, au teint rose, au crâne déjà dégarni. Ses yeux bleus, la fossette qui creusait le milieu de son menton, ses lèvres très rouges, charnues comme celles d'un bébé, la blondeur diaphane de ses rares cheveux, la douceur surprenante de sa voix et la nonchalance de ses gestes lui donnaient typiquement l'aspect d'un géant débonnaire qui ne se compliquait pas l'existence.
  
  Véritable force de la nature, cet hercule tranquille dégageait une telle impression de bienveillance, d'indulgence, qu'il séduisait davantage par son côté pacifique que par son gabarit. Et cette illusion allait si loin que la plupart des gens qui le rencontraient oubliaient que ce masque de bonté placide cachait une intelligence exceptionnelle, une volonté de fer au service d'une âme de condottiere.
  
  Après une jeunesse à la fois sage et studieuse passée à Zurich, au sein d'une honorable famille bourgeoise, Regger, le jour de ses 21 ans, était parti aux États-Unis où il s'était mêlé aux milieux de l'industrie et de la finance, sans qu'on pût savoir clairement ce qu'il y faisait. En réalité, il avait vécu là-bas, toujours parfaitement à l'aise et décontracté, aux crochets de la femme d'un riche industriel qui avait trouvé en lui l'amant de ses rêves, c'est-à-dire un jeune costaud qui avait des loisirs, qui ne se souciait pas des cours de la Bourse, qui prenait la vie du bon côté et qui, par-dessus le marché, avait été doté par Dame Nature d'un outil de plaisir aux dimensions fabuleuses.
  
  Un malencontreux accident d'avion avait mis fin à cette existence dorée. L'industriel et sa femme avaient péri ensemble, le Jet privé à bord duquel ils voyageaient ayant percuté une colline du Nebraska, par un soir de tempête.
  
  Par chance, et par prévoyance, Jacob Regger avait eu le temps de se constituer un bon magot, grâce à la générosité de sa maîtresse: Avec un sérieux paquet de dollars en sa possession, il était rentré dans son pays natal, la Suisse, et il n'avait pas tardé à comprendre que l'industrie du marketing, encore peu connue en Europe à cette époque, était une branche d'avenir. Il avait donc fondé une société, la SOPEM (Société Occidentale de Prospection et d'Études de Marchés) dont le succès et l'expansion avaient été rapides.
  
  La SOPEM avait à présent des bureaux importants à Genève, à Zurich et à Vienne.
  
  Mais Jacob Regger, toujours en avance d'une idée sur ses contemporains, s'était avisé, quelques années plus tard, que l'évolution politique de la planète préparait aussi d'autres perspectives. L'équilibre de la terreur atomique, d'une part, la guerre froide qui opposait les grandes puissances pour la conquête des matières premières, d'autre part, offraient des possibilités intéressantes. Plus que jamais, et c'était facile à deviner, les vraies batailles du siècle allaient se dérouler dans l'ombre. Par conséquent, il y aurait encore de beaux jours pour les services secrets ; dans une telle conjoncture, il y avait une place à prendre pour un homme dénué de préjugés.
  
  Quand Katia Klein arriva chez Regger, à Genève, au domicile privé de ce dernier, une luxueuse villa du Pré Fleuri, elle y fut accueillie par son amant en personne, affable et souriant comme de coutume.
  
  Il la débarrassa de son manteau et ils s'installèrent au living, une grande pièce rectangulaire aux meubles cossus, aux tapis épais et coûteux, aux fauteuils profonds.
  
  - Alors, ma chérie, gloussa-t-il, n'avais-je pas raison, une fois de plus?
  
  - Tu es le diable en personne, renvoya-t-elle, agressive comme une tigresse.
  
  - N'exagérons rien, dit-il, égayé. Ce n'était pas sorcier. Les événements se déroulent comme prévu. J'avais calculé un délai maximum de cinq ou six jours, mais les choses sont allées un peu plus vite.
  
  Katia tendit à Regger le passeport de Coplan.
  
  - Un bel homme, commenta-t-elle sur un ton détaché.
  
  Regger feuilleta le passeport, examina la photo, continua à compulser le carnet, puis murmura
  
  - Ingénieur, domicilié à Paris... Je demanderai à Gérard de nous faire quelques tirages de la photo. A l'occasion, j'en parlerai à Klimmer, ça peut servir. De toute façon, tu auras le passeport en retour avant midi. Raconte-moi comment cela s'est passé.
  
  La jeune femme prit place dans un fauteuil, alluma une cigarette Kool et relata dans quelles circonstances l'ingénieur français avait retenu une chambre à la pension des Oliviers.
  
  Regger, affalé dans un fauteuil, en face de sa maîtresse, écoutait, impassible, les yeux posés sur les genoux de Katia. A cause de la profondeur du siège trop moelleux, les superbes jambes de la jolie brune étaient non seulement dévoilées jusqu'à mi-cuisses mais elles laissaient deviner d'intimes prolongements noyés d'ombre satinée.
  
  Quand elle se tut, le géant blond opina.
  
  - Parfait, assura-t-il. Tout va continuer selon mes prévisions. Surtout, n'oublie pas mes recommandations. Il faut que ce flic se sente à l'aise aux Oliviers et qu'il puisse poursuivre son enquête d'une manière normale, satisfaisante. Je suppose que tu as prévenu Peter ?
  
  - Évidemment.
  
  - J'espère qu'il tiendra bien son rôle, car c'est indispensable. Quand ce policier se rendra compte que Noussa est surveillé de près, il y trouvera une confirmation de son hypothèse et il sera enchanté de tenir la bonne piste.
  
  Katia expira un nuage de fumée bleue, écrasa sa cigarette dans un cendrier à pied qui se trouvait à la portée de sa main, puis, sur un ton faussement détaché, elle demanda :
  
  - Tu maintiens l'opération Jardin Fleuri?
  
  - Bien entendu.
  
  - Sans changer la date?
  
  - Pourquoi me poses-tu cette question ?
  
  Elle resta un moment pensive, vaguement soucieuse, puis elle soupira :
  
  - Une idée comme ça... J'espère que tu as encore raison, comme d'habitude.
  
  - Tu as des doutes ? demanda-t-il en feignant l'étonnement. Je ne me suis guère trompé jusqu'à présent, non ?
  
  - A force d'avoir raison, il arrive qu'on se casse la figure.
  
  - Eh bien, eh bien, grommela-t-il, paternel, en voilà des propos bizarres ! Où diable veux-tu en venir?
  
  - Je me demande si tu ne sous-estimes pas l'adversaire, Jacob.
  
  - Moi? protesta-t-il. Tu sais bien que je ne sous-estime jamais l'adversaire. Au contraire, je spécule sur son intelligence.
  
  - La présence de ce flic dans ma maison me tracasse.
  
  - Pourquoi cela ?
  
  - Justement, je n'en sais rien, et c'est bien ce qui m'embête... Une intuition, peut-être ? En tout cas, cet homme m'impressionne.
  
  - Explique-toi, voyons. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu te laisserais impressionner. C'était prévu, non ?
  
  - Oui, bien sûr, mais...
  
  Elle laissa sa phrase en suspens, visiblement embarrassée. Il insista :
  
  - Mais quoi ?
  
  - Entre la préparation théorique d'une opération et la réalité, il y a parfois des surprises.
  
  Il esquissa une moue qui accentua la candeur de sa bouche de bébé et il laissa tomber, perplexe :
  
  - Franchement, ma chérie, tu me surprends, Je n'arrive pas à comprendre ce qui te chiffonne. Elle haussa les épaules.
  
  - Je n'y comprends rien moi-même, avoua-t-elle. Ce qui est sûr, c'est que les choses ne se présentent pas comme je le croyais
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Tu m'avais annoncé la visite d'un enquêteur de la Sûreté française et tu avais prévu qu'il me demanderait une chambre. Très bien. Jusqu'ici, tout est conforme à ton pronostic. Mais je ne m'attendais pas à avoir affaire à un homme de ce genre-là. Je t'assure que ce n'est pas du tout le flic traditionnel, avec des souliers à clous, une tête en bois et des idées toutes faites. Ce soi-disant ingénieur me paraît drôlement futé.
  
  - Tant mieux, puisque son habileté fait partie de mon plan.
  
  - Bon, n'en parlons plus.
  
  Elle se leva.
  
  - Si nous allions dîner? proposa-t-elle, presque sèche.
  
  Ils allèrent dîner dans un petit restaurant chic de Genève où ils étaient connus et où ils étaient toujours assurés de trouver une bonne table.
  
  Après un excellent repas arrosé de bons vins français, ils revinrent chez Jacob et ils s'installèrent de nouveau au, living. Comme Katia allumait une Kool, il murmura négligemment :
  
  - Ça m'embête de te voir comme ça, ma chérie. Tu n'as vraiment pas l'air en forme, ce soir.
  
  - Bah, ça passera comme le reste ! fit-elle, fataliste.
  
  Il se planta devant elle, la considéra d'un œil inquiet :
  
  - Qu'est-ce que tu voudrais que je fasse, Katia ?
  
  - Que tu remettes à plus tard l'opération Jardin Fleuri.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je te l'ai déjà dit. J'ai un pressentiment... Une sorte d'angoisse, si tu préfères.
  
  - Explique-toi au moins.
  
  - Un pressentiment est un pressentiment, dit-elle, revêche. C'est une chose qui ne s'explique pas.
  
  Il fit quelques pas dans la pièce et grommela :
  
  - L'opération Jardin Fleuri ne peut pas être remise à plus tard. Ou bien elle doit se dérouler samedi, ou bien il faut l'annuler. Les conditions requises ne se reproduiront plus.
  
  - Il y aura d'autres occasions, non ?
  
  - Sûrement pas. Le conseiller Lisso doit déposer ses conclusions dans une semaine exactement. Si nous n'intervenons pas en temps opportun, l'affaire sera loupée. Moi, quand je m'engage vis-à-vis d'un client, je tiens parole.
  
  Il se caressa le menton et reprit :
  
  - J'aurais bonne mine si je racontais à Farad que je n'ai pas pu remplir mes engagements parce que mon amie avait un pressentiment. C'est complètement idiot.
  
  - Tant pis pour nous si ça se termine par une catastrophe, grinça-t-elle.
  
  - Tu sais bien que c'est impossible, Katia. Quoi qu'il arrive, personne ne pourra jamais nous coincer.
  
  - Nous pouvons être trahis.
  
  - Même dans ce cas-là, affirma-t-il, péremptoire. J'ai tout prévu, même le pire.
  
  Elle ne répondit pas.
  
  Pensif, il glissa lentement sa main droite dans la poche de son pantalon et il en retira une pièce d'argent, une pièce de 5 francs suisses, polie et patinée.
  
  Katia s'écria, furibonde :
  
  - Ah non, je t'en prie, surtout pas ça ! Tu sais que cela me met hors de moi ! Ce n'est vraiment pas le moment !
  
  - Comme tu es nerveuse, ma chérie, constata-t-il, placide.
  
  - Si ça t'amuse de jouer ta vie à pile ou face, c'est ton affaire. Mais moi, je trouve ça absurde et ça me fait horreur.
  
  - A chacun sa méthode, non? murmura-t-il avec douceur. La mienne m'a toujours réussi.
  
  - Je ne comprendrai jamais ta manie, Jacob. Un homme de ta valeur, intelligent, sensé, instruit, tabler comme tu le fais sur le hasard, c'est trop bête !
  
  - Tu raisonnes comme une enfant, ma chérie, dit-il avec indulgence. Tu veux bien reconnaître que je suis intelligent, alors sois logique jusqu'au bout.
  
  - C'est toi qui n'es pas logique, répliqua-t-elle. C'est de la superstition, ta manie ridicule.
  
  - Je te demande bien pardon. Je suis parfaitement logique et rationnel. Car enfin, si tu veux bien te donner la peine de réfléchir, tu verras que ma méthode est la seule qui tienne debout. De deux choses l'une : ou bien c'est le hasard qui gouverne le monde, ou bien c'est Dieu. Mais comme je ne crois pas en Dieu, je suis bien forcé de vénérer le hasard.
  
  Il lança sa pièce d'argent en l'air, la laissa retomber dans sa paume.
  
  - C'est pile, dit-il. C'est bien ce que je pensais l'opération Jardin Fleuri doit avoir lieu comme prévu.
  
  - Eh bien, bonsoir ! jeta-t-elle, acrimonieuse, en se levant d'un mouvement brusque. Je rentre. Je te téléphonerai demain matin.
  
  D'un mouvement, rapide, il glissa sa pièce d'argent dans la poche droite de son pantalon. Puis, s'approchant de sa maîtresse, il l'enlaça.
  
  - Toi, marmonna-t-il, je sais ce que tu as besoin pour calmer tes nerfs.
  
  Elle voulut se dégager.
  
  - Non, Jacob, non, siffla-t-elle, irritée. Pas ce soir.
  
  - Tu en meurs d'envie, gronda-t-il. Ce flic français t'obsède, je le sens bien. C'est sûrement un bel homme, puisque tu as pensé à me le faire remarquer. Mais je ne crains pas la concurrence...
  
  Il l'emprisonnait dans ses bras puissants et il lui pétrissait la croupe avec une ferveur qui trahissait tout à la fois ses appétits d'ogre et son savoir-faire.
  
  Elle se débattait néanmoins avec une vigueur obstinée, tout en sachant qu'elle n'avait aucune chance de lui échapper, car il la serrait de plus en plus fort, tandis qu'un étrange sourire éclairait son lourd faciès de jouisseur.
  
  Du fait de sa haute taille, il la dominait d'au moins vingt-cinq centimètres et il frottait lascivement contre elle son abdomen en soufflant à mi-voix :
  
  - Rends-toi compte, ma chatte, rends-toi compte. C'est pour toi, tout pour toi...
  
  Elle résistait encore, haletante et sauvage, mais elle subissait malgré elle l'influx torride que cette énorme protubérance virile irradiait en se pressant contre sa chair, y allumant un émoi dont les volutes enflammées pénétraient jusque dans les replis secrets de sa féminité.
  
  Il lui releva le menton et, de sa bouche charnue, lui imposa un baiser impérieux. Les lèvres serrées, elle ne céda pas.
  
  Pas encore.
  
  Ce n'était pas la première fois qu'ils se livraient une telle bataille. Et ils savaient, l'un et l'autre, que ce jeu portait leurs désirs au paroxysme.
  
  Finalement, vaincue par sa propre soif de luxure, elle desserra ses lèvres et elle accueillit le baiser vorace, pénétrant, qu'elle n'avait plus la force de refuser. Il en profita pour exploiter son avantage et, tandis que ses yeux devenaient un peu plus fixes, plus globuleux aussi, il insinua sa main gauche sous la robe pour accélérer par des attouchements plus précis la mise en condition de sa proie.
  
  Déjà frémissante, Katia se raidit. Les narines palpitantes, les yeux fermés, les sens affolés, elle déplaça subtilement sa main droite pour aller provoquer d'une pression experte ce sceptre mâle dont l'intumescence prodigieuse la fascinait.
  
  Toujours soudés par ce baiser bestial qui n'en finissait plus, ils vacillèrent comme deux lutteurs enivrés par l'intensité de leur ardeur belliqueuse. Quand ils se détachèrent pour reprendre haleine, il émit un chapelet de menaces et d'injures dont la grossièreté aurait fait rougir un soutier de Copenhague. Puis, sous l'empire du rut, il montra sa véritable nature. D'une poussée brutale, il fit basculer la femme, la jeta sur le tapis de haute laine, la dépouilla de sa robe, de son slip et de son soutien-gorge.
  
  Mais le combat ne cessa pas pour autant.
  
  Quand il la prit, elle tenta de nouveau de se révolter et elle essaya de le mordre, de le griffer. Jusqu'au moment où le pal démesuré qui violentait si merveilleusement sa chair dilatée déclencha les rafales éblouissantes de la jouissance. Fauchée par l'excès de volupté, elle poussa un cri rauque et elle se laissa emporter par le maelstrom qui la ravageait tout entière.
  
  Après cette tempête, Jacob murmura :
  
  - Regarde-moi, Katia.
  
  Elle obéit, souriante et pacifiée. Il constata :
  
  - Tu vois bien que j'avais raison. La lumière est revenue dans tes yeux.
  
  - Tu as toujours raison, chéri, soupira-t-elle, alanguie.
  
  Elle allait en redemander, il en était sûr. Après la frénésie, ce serait la délectation d'une étreinte plus tendre, dans l'abandon et l'abdication.
  
  Jacob connaissait bien la mécanique féminine. Avec lui, elles avaient toutes des réactions identiques. Il savait les dompter, car il était armé pour cela.
  
  
  
  
  
  Pendant ce temps-là, à Lausanne, Coplan méditait, enfermé dans sa chambre des Oliviers. Cette première journée lui avait permis de découvrir le rythme et l'ambiance de la pension.
  
  Contrairement à un usage très répandu dans les établissements analogues, les repas ne se prenaient pas à une grande table commune. Ici, aux Oliviers, la salle à manger faisait plutôt penser à un petit restaurant bourgeois. Il y avait six tables rectangulaires, alignées trois par trois, et les pensionnaires s'installaient à deux ou à trois selon leurs affinités ou leurs amitiés.
  
  La vaillante Lisa faisait le service de table en table, avec une bonne humeur, une patience et une santé inaltérables.
  
  Le Sénégalais Abdou Noussa était attablé avec son copain Peter, un Suisse de Berne, petit et trapu, au visage sombre, peu loquace. De toute évidence, ce Peter remplissait les fonctions de garde du corps attitré de l'étudiant noir.
  
  Les deux jeunes hommes occupaient ensemble la chambre numéro 6, au même étage que Coplan mais au bout du couloir.
  
  La directrice, Katia Klein, ne se montra pas de toute la soirée. Personne ne parut d'ailleurs s'en étonner. Mme Elisabeth, la femme d'âge mûr qui était la secrétaire de la maison, dîna seule à la table réservée aux patrons.
  
  L'atmosphère était plutôt calme. Les pensionnaires bavardaient, plaisantaient, taquinaient gentiment la servante, mais on était entre gens bien éduqués. Il n'y avait ni éclats de voix ni discussions ni attitudes malséantes.
  
  En somme, une pension très convenable.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, Coplan reprit contact a Genève avec son adjoint Fondane qui lui relata son entrevue officielle avec deux hauts fonctionnaires de la Sûreté Fédérale.
  
  Les policiers helvétiques, bien qu'un peu surpris, accueillirent favorablement la requête des autorités françaises. Ils promirent de mettra en place, pour assurer la protection du conseiller sénégalais Alfred Lisso, un dispositif à la fois efficace et discret.
  
  Les Suisses étaient évidemment au courant de l'assassinat de Lamine Dissoulou, mais ils étaient néanmoins sceptiques quant aux dangers éventuels qui pouvaient menacer le conseiller Lisso durant son séjour à Genève.
  
  Comme l'expliqua un des inspecteurs fédéraux :
  
  Les attentats terroristes sont extrêmement rares sur notre territoire. Notre neutralité politique est un atout majeur pour nous. Même les formations révolutionnaires les plus fanatiques y regardent à deux fois avant de perpétrer des actes de violence qui leur interdiraient à tout jamais l'accès de notre pays. Or, c'est bien connu, la Suisse est une terre d'asile très recherchée...
  
  Coplan dit à Fondane en guise de conclusion :
  
  - L'optimisme de nos collègues helvétiques est évidemment un mot d'ordre national. Rien ne doit ternir l'image de marque de la Suisse, terre de paix et de fraternité. Mais la réalité est un peu différente, nous sommes bien placés pour le savoir. Le pourcentage d'espions, d'agents secrets, d'indicateurs, de comploteurs et de trafiquants internationaux y est sans doute, au kilomètre carré, l'un des plus élevés de la planète. Enfin, l'essentiel, c'était d'exécuter les ordres du Vieux.
  
  Fondane s'enquit :
  
  - Et vous ? Quelles sont les nouvelles ?
  
  - Pour le moment, je n'en suis qu'aux préliminaires. Je tâte le terrain, je renifle le vent...
  
  - Cette pension de famille vous paraît-elle suspecte?
  
  - Je ne peux pas encore me prononcer là-dessus.
  
  - Votre impression ?
  
  - A première vue, la boutique ne présente rien de louche. La patronne, la secrétaire, les domestiques, les pensionnaires, tout le monde me semble avoir un comportement très naturel, très décontracté. Abdou Noussa est flanqué d'un compagon qui ne le lâche pas d'une semelle, un certain Peter Schalck, originaire de Berne. Les deux lascars occupent la même chambre, suivent les mêmes cours, mangent à la même table.
  
  Fondane émit :
  
  - En somme, la présence de ce type qui surveille Noussa en permanence, cela plaiderait plutôt en faveur de la pension des Oliviers, vous ne trouvez pas ?
  
  - Oui, évidemment. Et, de plus, l'idée d'installer Noussa dans un établissement honorable, au-dessus de tout soupçon, serait une preuve d'habileté de la part de ceux qui manipulent ce jeune exalté.
  
  - Quels sont vos projets ?
  
  - J'attends l'occasion de passer à l'action. J'ai d'ailleurs déjà préparé mes batteries. J'ai pris une empreinte de la serrure de la chambre 6, la chambre de Noussa et de son copain. Je vais demander à notre ami Jouran de me fabriquer une clé le plus rapidement possible.
  
  
  
  
  
  Ce n'est que le lendemain, un peu après 15 heures, que Coplan jugea que le moment était propice et qu'il pouvait mettre son projet à exécution.
  
  A l'exception des domestiques, mobilisés par leurs travaux à l'office, et de Mme Élisabeth, plongée dans ses écritures comptables, la maison était vide. Tous les pensionnaires étaient partis, les uns à leurs cours, les autres au cinéma.
  
  Dehors, il pleuvait.
  
  La directrice, Mme Klein, venait de sortir, elle aussi. Coplan, qui faisait le guet, l'avait vue monter dans sa Volkswagen blanche garée devant la maison.
  
  Les nerfs parfaitement calmes, Francis sortit de sa chambre et se dirigea vers le bout du couloir.
  
  L'oreille tendue, prêt à réagir au moindre bruit, il introduisit sa fausse clé dans la serrure du 6.
  
  L'ami Jouran avait exécuté un travail irréprochable. La clé fonctionna sans la moindre difficulté, la porte s'ouvrit.
  
  Une fois dans la place, Coplan referma l'huis en douceur.
  
  D'un rapide coup d’œil circulaire, il examina la chambre. Chacun des occupants avait son lit, son armoire, sa petite table et sa bibliothèque murale. Au-dessus de l'un des deux lits, il y avait une photo légèrement défraîchie, sur laquelle on voyait Noussa tenant une fille par la taille, une fille plutôt jolie mais qui arborait une expression sévère et soucieuse.
  
  Coplan s'approcha et scruta la photo, histoire de graver dans sa mémoire ce visage féminin. Il s'agissait probablement de cette Émilie Parelli avec laquelle le jeune Sénégalais couchait quand il vivait à Paris.
  
  C'est sous le lit de Noussa que Francis dénicha ce qu'il cherchait. Une machine à écrire portative enfermée dans son étui-valise en simili cuir noir.
  
  Il empoigna la machine, fit coulisser le fermoir du couvercle. Sur le socle du clavier, il put lire :
  
  ERIKA
  
  SEIDEL & NAUMANN - VEB
  
  DRESDEN — 9
  
  Posant la machine sur le lit, Francis prit dans sa poche la feuille de papier vierge qu'il avait préparée, la déplia, l'inséra dans la machine, s'agenouilla et tapa rapidement le texte suivant :
  
  « Nous avions prévenu Lamine Dissoulou. II n'a pas tenu compte de nos avertissements. Le Comité Directeur du PRIAN. »
  
  Il retira le feuillet, referma la machine, la remit en place sous le lit.
  
  Avec un tel échantillon, le laboratoire du Service pourrait établir une comparaison déterminante.
  
  Satisfait, Francis jugea inutile de poursuivre ses investigations.
  
  Il retourna vers la porte, l'entrouvrit prudemment, la referma aussitôt. Lisa, la servante, venait d'apparaître sur le palier, à l'autre bout du couloir.
  
  Coplan pesta intérieurement.
  
  C'était trop beau, tout s'était trop bien passé. Si Lisa pénétrait dans cette chambre, les ennuis allaient commencer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Les traits impassibles mais le cœur battant, il tendit l'oreille.
  
  A la vitesse de l'éclair, son esprit travaillait. Et, déjà, il avait préparé mentalement une explication : comme la porte de la chambre 6 était entrouverte, il avait éprouvé l'envie de jeter un coup d’œil pour voir si cette chambre était plus agréable que la sienne.
  
  Lisa, qui n'était pas une fille compliquée, avalerait la pilule. A condition qu'elle ne fût pas chargée de surveiller tout spécialement la chambre 6.
  
  Le pas pesant de la jeune campagnarde s'arrêta devant le 6.
  
  Dieu soit loué! La servante se contenta de prendre divers objets dans la pièce qui se trouvait juste en face du 6 et qui faisait office de débarras. On y remisait l'aspirateur, la literie de rechange, etc.
  
  Ayant trouvé les objets dont elle avait besoin, la domestique redescendit au rez-de-chaussée. Coplan ne put réprimer un soupir de soulagement.
  
  Il regagna sa chambre.
  
  Sans se douter que deux caméras invisibles, ultra-silencieuses, placées dans la chambre de Noussa, avaient photographié chacun de ses gestes dès l'instant où il était entré dans ladite pièce.
  
  Le soir même, en voyant les films que Katia venait de lui apporter, Jacob Regger exulta.
  
  - Magnifique! s'exclama-t-il. Nous sommes vraiment vernis ! Ce sacré flic agit exactement comme je le souhaitais ! Je finirai par croire que ma volonté lui dicte ses faits et gestes à distance.
  
  Katia, le visage fermé, ne disait rien. Regger reprit :
  
  - Maintenant, nous avons le feu vert. La police française va se rendre compte que c'est bien la machine à écrire de Noussa qui a tapé les lettres du PRIAN. Et, avec une telle preuve, ils n'ont pas fini de battre la campagne.
  
  Il regarda sa maîtresse,
  
  - Joli boulot, non ?
  
  - Remarquablement calculé, reconnut-elle. Mais après ?
  
  - Après quoi?
  
  - Comment vois-tu la suite ?
  
  - Il n'y a pas de suite. La piste s'arrête là. Peter et Noussa quittent Lausanne après-demain matin, comme prévu.
  
  - Et après ?
  
  Regger parut décontenancé.
  
  - Il n'y a pas d'après, dit-il.
  
  - Car tu t'imagines que ce Coplan ne va pas faire le rapprochement ? La disparition subite de Noussa, le jour même de l'affaire du Jardin Fleuri.
  
  - J'espère bien qu'il fera le rapprochement ! riposta Regger. Toute ma mise en scène n'a pas d'autre but. Mais en quoi cela pourrait-il te concerner ? Tu n'es pas responsable des actes de tes pensionnaires, voyons ! Tu n'as jamais rien remarqué de spécial dans l'attitude de Noussa et tu ne savais même pas qu'il s'occupait de politique. Quant au PRIAN, personne n'a jamais entendu parler de ce mouvement.
  
  - Oui, concéda-t-elle, tu as sans doute raison. Je ne sais pas pourquoi je me fais des idées.
  
  Puis, la tête baissée, elle murmura :
  
  - Même si la police capture Noussa, ce sera sans danger pour moi, puisqu'il ignore mon rôle.
  
  - C'est évident, appuya-t-il. Mais tu peux dormir sur tes deux oreilles, Katia. La police ne retrouvera pas Noussa...
  
  Il marqua un temps, puis il prononça d'un ton paisible :
  
  - J'ai encore réfléchi à ce problème et j'en ai parlé à Farad. En définitive, nous n'avons plus besoin de Noussa. Et nous n'avons aucun intérêt à le laisser à la traîne. Avec un dingue de cette espèce, il vaut mieux couper court.
  
  - Farad est d'accord?
  
  - Oui. Et plus que d'accord. Il insiste.
  
  - Tu vas t'en occuper ?
  
  - Oui, moyennant le supplément d'usage. Gérard ira voir Tex demain soir.
  
  - J'aime mieux ça, déclara Katia, rassérénée.
  
  
  
  
  
  Deux jours plus tard, c'est-à-dire le samedi, Coplan reçut, par l'entremise de son adjoint Fondane, la réponse du laboratoire du SDEC.
  
  Comme on pouvait s'y attendre, cette réponse était affirmative et catégorique. C'était bien la machine à écrire du jeune Sénégalais Abdou Noussa qui avait été utilisée pour dactylographier les lettres de menaces envoyées à Lamine Dissoulou et au conseiller Alfred Lisso.
  
  Coplan articula en dévisageant Fondane :
  
  - Voilà donc une base tangible et solide. La deuxième étape s'impose d'elle-même : découvrir les gens qui se servent de Noussa. Et, pour atteindre cet objectif, je ne vois qu'une solution : organiser autour de ce loustic notre propre surveillance.
  
  - C'est exactement ce que le Vieux préconise, révéla Fondane. Il a fait tenir des ordres à Philippe Jouran dans ce sens. Nous ne pouvons pas faire ce travail sans la collaboration de l'équipe locale du Service. A vous de contacter Jouran pour lui donner des directives précises.
  
  - Quand puis-je le rencontrer?
  
  - Il se trouvera ce soir, avec deux de ses collaborateurs, dans le hall de la gare de Lausanne, à 19 h 30.
  
  - Parfait, opina Coplan. Il faudra aussi se documenter au sujet du garde du corps de Noussa, ce Peter Schalck. C'est peut-être de ce côté-là que la lumière viendra.
  
  - C'est même certain, renchérit Fondane. Schalck est la courroie de transmission. Je pourrais me consacrer plus spécialement à lui, qu'en pensez-vous ?
  
  - Non, dit Coplan, catégorique. Tu restes en dehors du coup. Tu es l'émissaire officiel de la Sûreté française, ne l'oublie pas. Je vais confier ce travail à Jouran.
  
  - Je m'embête comme un rat mort.
  
  - Peu importe. Tu as un rôle bien précis à jouer et tu ne dois pas en sortir. En cas d'imprévu, ta disponibilité peut devenir précieuse.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan arriva à la Pension des Oliviers, ce même samedi, vers 18 heures, une vive déconvenue l'y attendait.
  
  Au moment où il allait entrer dans sa chambre, il aperçut Lisa qui transportait, avec l'aide d'une autre femme de service, un lit que les deux servantes sortaient de la chambre 6.
  
  - Vous faites du déménagement ? jeta-t-il en riant à la rustique Bâloise.
  
  - Oui, comme vous le voyez. Ce n'est pas le travail qui manque ici! Les pensionnaires du 6 sont partis et le nouveau arrive la semaine prochaine.
  
  Coplan encaissa le coup sans broncher.
  
  - C'est la vie ! lança-t-il, jovial. Les uns s'en vont, les autres viennent !
  
  - Et c'est toujours Lisa qui se tape la besogne, renvoya la servante.
  
  Dans sa chambre, Francis resta un moment pensif, les poings sur les hanches. Il se sentait un peu désarçonné par le brusque départ de Noussa et de Schalck. C'était une tuile. Car ce départ imprévu, imprévisible d'ailleurs, ruinait tous les plans échafaudés pour remonter la filière. La piste était réduite à néant,
  
  Que faire maintenant?
  
  Perplexe, Coplan alluma une Gitane.
  
  Interroger Mme Klein pour connaître la destination de Noussa et de son copain Schalck, c'était délicat, pour ne pas dire dangereux. L'ingénieur Francis Coplan n'avait vraiment aucune raison plausible de s'intéresser tout particulièrement à ce jeune étudiant sénégalais.
  
  Après plus d'une heure de vaines cogitations, Coplan quitta les Oliviers pour aller à son rendez-vous avec le représentant local du SDEC.
  
  Philippe Jouran était un grand blond d'une trentaine d'années, au visage sérieux, aux allures de fonctionnaire appliqué.
  
  Coplan lui serra la main et lui demanda :
  
  - Vous êtes seul?
  
  - Non, j'ai emmené deux de mes hommes. Ils nous attendent dans un café.
  
  - Je suis désolé, mais vous vous êtes tous dérangés pour rien. Les oiseaux se sont envolés.
  
  - Envolés ?
  
  - Oui. Abdou Noussa et Peter Schalck ont quitté la pension des Oliviers ce matin, pendant que je me trouvais à Genève. Et j'ignore évidemment vers quelle destination.
  
  - En somme, ils nous ont pris de vitesse.
  
  - Oui, ça m'en a tout l'air.
  
  - Comment expliquez-vous ce départ brusqué ?
  
  - Justement, je ne me l'explique pas. J'ai beau me creuser la cervelle à ce sujet, je ne trouve aucune réponse valable.
  
  Les deux agents du SDEC sortirent de la gare et, marchant côte à côte, ils prirent sur la gauche pour rejoindre la rue du Petit-Chêne. Jouran murmura :
  
  - A mon humble avis, il n'y a qu'une explication logique : votre arrivée aux Oliviers a dû éveiller la méfiance de Noussa.
  
  - C'est évidemment une hypothèse à envisager, mais je ne distingue pas clairement ce qui a pu jouer.
  
  - Le simple fait que vous êtes français, que vous n'êtes pas étudiant et que vous arrivez de Paris. Noussa doit se tenir sur ses gardes, c'est normal. Il se doute bien que l'assassinat de Lamine Dissoulou a mis la police française en état d'alerte.
  
  - Oui, c'est possible. D'autant plus qu'il n'est pas seul en cause. Il y a son garde du corps, le nommé Peter Schalck, et les inconnus qui tirent les ficelles dans la coulisse.
  
  - Que comptez-vous faire dans l'immédiat ?
  
  - Rien. Il faut que j'étudie la situation telle qu'elle se présente à la suite de cet événement.
  
  - Si je comprends bien, notre collaboration est finie avant d'avoir commencé ?
  
  - Pas complètement. Je vais vous demander de mener des investigations discrètes concernant Peter Schalck. Ses tenants et aboutissants, son curriculum, bref, le plus de tuyaux possible. A défaut d'autre piste concrète, ces renseignements peuvent nous fournir une indication.
  
  - Bien, je vais m'en occuper, promit le Suisse. Dès que j'aurai récolté quelque chose, je vous ferai signe.
  
  Ils se séparèrent, et Coplan reprit le chemin de la pension des Oliviers où il arriva juste à temps pour le dîner.
  
  La table habituelle de Noussa et de Schalck était vide, effectivement.
  
  A part cela, la salle à manger offrait son ambiance normale. Les pensionnaires bavardaient et plaisantaient comme à l'accoutumée. Mme Klein et la secrétaire, attablées face à face, mangeaient tranquillement en échangeant des propos relatifs à la bonne marche de l'établissement.
  
  La vie avait repris son cours, et personne ne se souciait des deux absents.
  
  Cependant, Coplan ne pouvait s'empêcher de ruminer sans cesse la même question : pourquoi Noussa et Schalck étaient-ils partis si soudainement ? Lors des repas précédents, leur départ n'avait jamais été évoqué, ni par eux-mêmes, ni par les autres pensionnaires.
  
  Coplan avait l'intime certitude que cette disparition était anormale, qu'un fait précis avait dû la provoquer.
  
  Mais quoi ?
  
  La réponse à cette question n'allait pas se faire attendre longtemps...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  L'institution du Jardin Fleuri était une de ces écoles privées comme il en existe plusieurs centaines en Suisse.
  
  Logée dans un petit château accroché au flanc de la montagne, au nord-ouest de Rolle, cet établissement dispensait à ses élèves, des filles de 10 à 17 ans, un enseignement de tout premier ordre, un enseignement que l'on aurait pu qualifier d'enseignement personnalisé tant les élèves étaient peu nombreuses et le personnel enseignant trié sur le volet.
  
  Les jeunes filles qui vivaient là bénéficiaient indiscutablement d'une existence heureuse et harmonieuse. Le cadre était ravissant, l'air et le ciel d'une pureté remarquable, et l'immense parc qui entourait le château avait le charme et la fraîcheur de la campagne.
  
  Bien entendu, le tarif du Jardin Fleuri n'était pas à la portée de toutes les bourses.
  
  Mais ce n'était là qu'un problème très secondaire, car toutes les pensionnaires appartenaient à des familles qui avaient les moyens. La clientèle cosmopolite de l'institution se composait essentiellement de princes, de ministres, d'ambassadeurs et autres grands de ce monde. Le Jardin Fleuri ne faisait jamais de publicité. Pour avoir le privilège d'y envoyer ses enfants, il fallait des références sérieuses et un parrainage solide.
  
  Ce samedi-là, comme chaque samedi, tandis que la plupart des pensionnaires se rendaient à la salle à manger pour le dîner, quelques-unes d'entre elles, les sortantes, se rassemblaient au parloir sous la surveillance de Miss Percy, leur accompagnatrice habituelle.
  
  Ces sortantes étaient au nombre de neuf. Elles allaient passer deux jours en famille, à Genève.
  
  A 18 h 30, Miss Percy, ravissante Anglaise de vingt-cinq ans qui donnait le cours d'anglais, emmena sa petite troupe vers la sortie et tout le monde s'installa dans le minicar Mercedes de l'institution.
  
  Les filles étaient joyeuses mais réservées. Le dressage qu'elles subissaient leur avait appris à refréner leurs impulsions, à rester dignes et calmes en toute circonstance.
  
  Piloté par un jeune Suisse de vingt-trois ans, un nommé Rolfi, chauffeur attitré de l'institutien, le minicar bleu quitta la propriété et s'engagea dans le sentier qui menait à la route secondaire de Rolle.
  
  La nuit était tombée, l'obscurité était très dense, mais il ne pleuvait pas.
  
  A la sortie de l'un des nombreux virages de la petite route méandreuse, Rolfi aperçut soudain dans le halo de ses phares deux hommes qui gesticulaient près d'une limousine immobilisée en travers de la voie. Un autre homme gisait sur le sol, face contre terre.
  
  Un accident.
  
  Roll freina, stoppa, descendit de son véhicule.
  
  Dès lors, tous se passa très vite. Les deux hommes qui avaient fait des signes abaissèrent un masque noir devant leur visage et braquèrent vers le chauffeur les pistolets qu'ils avaient camouflé jusque-là. Le soi-disant blessé se releva d'un bond, fila vers le mini car. Il était masqué, lui aussi.
  
  D'une voix sèche, il ordonna à Miss Percy, assise à côté du chauffeur :
  
  - Descendez de là!
  
  L'Anglaise ne broncha pas.
  
  L'individu exhiba alors un automatique et gronda :
  
  - Vous avez deux secondes pour descendre, sinon je vous abats.
  
  Cette fois, Miss Percy obtempéra.
  
  L'inconnu, faisant glisser la portière latérale du minicar, maugréa sur un ton menaçant :
  
  - Sylvie et Marie Lisso, descendez en vitesse. Vous allez venir avec Miss Percy. Les autres, ne bougez pas, compris ?
  
  Deux gamines se levèrent, débarquèrent. Vêtues d'un blazer, bleu marine et d'une jupe plissée, elles obéirent sans dire un mot. De race noire, jolies, âgées respectivement de treize et de quinze ans, elles avaient déjà des formes féminines bien marquées.
  
  Terrorisées mais courageuses, les deux adolescentes et l'Anglaise furent promptement enfournées dans la limousine qui, entre-temps, s'était remise dans l'axe, de la route.
  
  Rolfi, le chauffeur, encaissa un coup de crosse sur la tête et s'écroula, assommé.
  
  
  
  
  
  Au Jardin Fleuri, Mme Mollin, la directrice, ne fut pas surprise quand le mini car ramena les sortantes qui n'avaient pas été kidnappées. Un coup de téléphone l'avait prévenue. Et, par la même occasion, les auteurs de l'enlèvement lui avaient recommandé de ne pas alerter la police si elle voulait épargner à son institution un discrédit irréparable.
  
  - Vous pouvez envoyer les autres filles à Genève comme d'habitude, avait stipulé le correspondant anonyme. Il ne leur arrivera rien. Quant aux petites Lisso, elles vous seront rendues saines et sauves si vous vous tenez tranquille. La famille a été prévenue par nos soins.
  
  A Genève, effectivement, chez la sœur de Lisso, un porteur revêtu de l'uniforme gris de l'armée suisse, avait déposé un pli urgent adressé à Mme Ganoda-Lisso.
  
  Albertine Ganoda-Lisso, la sœur du conseiller Alfred Lisso, était une superbe Sénégalaise de trente-six ans, mondaine, élégante, racée comme une princesse noire. Après avoir fait de brillantes études à Paris, elle avait épousé un de ses compatriotes, Hubert Ganoda, économiste en poste à l'Institut Panafricain pour le Développement, à Genève. Elle avait deux fils, âgés de onze et douze ans, internes dans un luxueux pensionnat de Coppet. Chaque samedi soir, ses deux fils et les deux filles de son frère quittaient leur école pour venir passer le week-end en famille, dans le somptueux appartement du couple Ganoda.
  
  Habituée à recevoir des plis officiels à cause des fonctions de son mari à l' I. P. D., Albertine Ganoda fut cependant étonnée de voir que la missive apportée par le soldat en uniforme, lui était adressée, à elle, personnellement.
  
  Elle décacheta l'enveloppe, prit connaissance du message que celle-ci contenait.
  
  Sous le choc de l'émotion, son teint vira légèrement au gris.
  
  Elle relut la lettre.
  
  Madame,
  
  « Vos nièces Sylvie et Marie Lisso n'arriveront pas chez vous comme chaque samedi soir.
  
  « A notre vif regret, nous avons dû nous emparer des deux jeunes filles qui sont actuellement entre nos mains comme otages.
  
  
  
  
  
  « Elles vous seront rendues saines et sauves, dans une semaine, mais à une condition: il faut que leur père, le conseiller Alfred Lisso, renonce à trahir notre patrie, le Sénégal.
  
  « Nous savons de source sûre que le rapport rédigé par le conseiller Lisso pour la réunion préparatoire de la C. E. A. O. sera déterminant pour l'avenir de notre pays. Par conséquent, nous ordonnons à Alfred Lisso d'exiger que l'OCAM cesse immédiatement de poursuivre sa politique actuelle. Le mythe de l'association Eurafricaine est une ignoble duperie qui fait de tous les Sénégalais les esclaves de l'Occident.
  
  « Nous voulons la rupture pure et simple, catégorique, de nos liens avec les exploiteurs capitalistes d'Europe.
  
  « Nous voulons un Sénégal vraiment indépendant, libre de sa destinée.
  
  « Un dernier conseil : ne mêlez pas la police à cette affaire. Nous serions dans la pénible obligation d'exécuter les filles Lisso pour assurer notre sécurité.
  
  Le Comité Directeur du PRIAN.
  
  Reprenant ses esprits, Albertine Ganoda décida d'appeler la directrice du Jardin Fleuri au téléphone.
  
  La pauvre Mme Mollin, catastrophée, ne put que confirmer l'affreuse nouvelle. Le chauffeur du minicar, après avoir été assommé par ses agresseurs, avait finalement repris connaissance et il était revenu au Jardin Fleuri avec les rescapées.
  
  Albertine Ganoda demanda :
  
  - Avez-vous prévenu la police?
  
  - Non, dit la directrice. Ce serait un tel désastre pour l'école si cette horrible chose venait à s'ébruiter.
  
  - Très bien, ne faites rien, recommanda la Sénégalaise. Tenez-moi simplement au courant si les ravisseurs vous donnent des nouvelles de mes nièces. Je vais prévenir leur père. Il est à Paris en ce moment.
  
  Avant de téléphoner à Paris, Albertine passa un coup de fil à son mari, qui, malgré l'heure tardive, se trouvait encore à son bureau de l'I. P. D.
  
  - J'arrive, dit Hubert Ganoda, laconique.
  
  
  
  
  
  De Genève à Paris, puis de Paris à Genève, la nouvelle de la disparition des deux enfants du conseiller Alfred Lisso, enlevées par un commando du PRIAN, fut répercutée, dans la soirée, sur tous les services de la Sûreté française et de la Sûreté Fédérale helvétique.
  
  A Paris, Lisso n'avait pas hésité une seconde à informer la police.
  
  Pourtant, dans la lettre qu'il avait trouvée en rentrant à son hôtel parisien, vers 20 heures, le PRIAN lui conseillait vivement, s'il voulait revoir ses filles vivantes, de ne pas alerter les autorités. Mais le diplomate sénégalais, homme de courage et de sang-froid, avait passé outre.
  
  - Les menaces de ces criminels ne m'empêcheront pas de faire mon devoir, déclara-t-il.
  
  A 21 h 45, escorté par deux inspecteurs en civil, il prit un avion à destination de Genève.
  
  
  
  
  
  Pendant ce temps-là, les deux jeunes prisonnières et leur accompagnatrice avaient été mises en lieu sûr, bouclées dans le sous-sol d'un chalet isolé, perché dans la montagne, non loin du col du Marchairuz.
  
  Confiées à la garde d'un jeune gaillard athlétique, les deux adolescentes noires et l'Anglaise Miss Percy se demandaient ce qui allait leur arriver.
  
  Le commando du PRIAN s'était discrètement dispersé, mais le gardien du chalet avait été gratifié par ses acolytes d'un émetteur-récepteur qui lui permettait de rester en liaison avec le chef de l'opération.
  
  Miss Percy faisait preuve d'un calme assez extraordinaire. C'était une fille sportive, moderne, très gaie de caractère et très indépendante d'esprit. Avec son joli visage orné de taches de rousseur, ses cheveux d'or, courts et bouclés, ses jambes superbes, sa poitrine arrogante et sa croupe suggestive, elle avait ce charme piquant des Anglaises de la nouvelle génération, pionnières sans complexes de la libération sexuelle de l'humanité.
  
  Elle avait l'habitude de passer ses week-ends à Genève, chez une amie qui avait les mêmes goûts qu'elle et qui l'emmenait à des parties où l'on rencontrait les play-boys à la mode de la colonie cosmopolite. Ces soirées, amusantes et très libres, la changeaient du rigorisme sévère qui régnait au Jardin Fleuri. Cependant, l'aventure inattendue qu'elle était en train de vivre ne lui déplaisait nullement. Partant du principe qu'il faut connaître le maximum d'expériences au cours de sa jeunesse, elle attendait avec une vive curiosité la suite de cette incroyable histoire.
  
  Être kidnappée par des bandits, ça n'arrive pas tous les jours! Et pas à tout le monde!
  
  Il y avait déjà plus d'une heure qu'elle était enfermée dans cette cave obscure avec ses deux élèves quand enfin la lumière s'alluma. La porte s'ouvrit et un jeune type, le visage caché par une cagoule noire, fit son apparition.
  
  - Miss Percy, grommela-t-il, venez.
  
  Elle obéit.
  
  Le gardien referma la porte mais n'éteignit pas la lumière.
  
  - Montez, ordonna-t-il à l'Anglaise en lui indiquant l'escalier de bois qui conduisait au rez-de-chaussée.
  
  Ils débouchèrent dans une grande pièce rectangulaire, rustique, confortablement meublée.
  
  - Asseyez-vous là, dit-il en montrant un large divan recouvert d'une peau de mouton. Nous allons nous mettre d'accord pour organiser votre séjour ici.
  
  Il alla s'asseoir d'une fesse sur le coin de la table de chêne qui trônait au centre de la pièce. Puis, croisant les bras, il reprit :
  
  - Je vous préviens tout de suite que vous n'êtes pas personnellement dans le coup. Si nous vous avons emmenée, c'est pour que vous vous occupiez des deux petites négresses. Par conséquent, prenez votre mal en patience, il ne vous arrivera rien de mal.
  
  - Je l'espère bien! lança-t-elle, désinvolte.
  
  Le très léger accent britannique qui perçait malgré tout dans son français donnait un relief sympathique à son langage. Elle enchaîna :
  
  - C'est pour avoir une rançon que vous avez kidnappé les deux petites Lisso ?
  
  - Non. C'est une affaire politique.
  
  - J'espère que vous êtes bien payé pour faire une besogne pareille ?
  
  - Ne vous occupez pas de ça! ricana-t-il.
  
  - Oh, vous savez, c'est pour vous que j'en parle ! riposta-t-elle. Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais vous avez neuf chances sur dix de finir vos jours en prison. Pour un gars comme vous, ça n'a rien de drôle.
  
  - Je sais ce que je fais.
  
  - J'en doute! railla-t-elle. Il faut être dingue pour s'attaquer aux pensionnaires du Jardin Fleuri. Toutes ces gamines appartiennent à des familles qui gouvernent le monde... Des princes, des ministres, des milliardaires. Vous allez avoir tous les flics de la terre à vos trousses.
  
  - Laissez tomber, maugréa-t-il, furibond. Nous avons des choses plus importantes à discuter. Est-ce que vous avez l'intention d'y mettre un peu de bonne volonté, oui ou non ?
  
  - Qu'est-ce que vous entendez par là?
  
  - Si vous êtes raisonnable, je vous laisse en liberté dans le chalet. Vous veillerez à ce que les petites aient à bouffer aux heures normales, vous entretiendrez leur moral, etc. Je m'occuperai du ravitaillement mais vous ferez tout le reste.
  
  - Vous comptez nous garder longtemps ici?
  
  - Au minimum, une semaine.
  
  - Charmant!
  
  - Tout dépend de vous. Si vous ne faites pas la mauvaise tête, tout ira très bien. Par contre, si vous n'êtes pas sage, je vous boucle dans la cave avec les deux autres et vous aurez toutes les trois la vie dure. A vous de choisir.
  
  - Très bien, Mister Tarzan, fit-elle, ironique. Je n'ai pas l'habitude d'être sage le samedi soir, parce que je suis sage toute la semaine et que ça me suffit, mais à la guerre comme à la guerre. J'attends vos ordres.
  
  - Nous allons descendre des paillasses dans la cave pour les deux filles noires. Vous, vous dormirez sur le divan sur lequel vous êtes assise. Moi, je campe dans une des chambres, là-haut. Seulement, ne vous faites pas d'illusions : la porte et les volets sont verrouillés. Vous n'avez aucune chance de vous évader.
  
  - Pourquoi ne laissez-vous pas les deux petites se promener dans le chalet ?
  
  - J'ai des ordres. Elles ne sortiront pas de la cave. Venez, nous allons leur préparer de quoi dormir.
  
  - Minute! Elles n'ont pas dîné. Moi non plus, d'ailleurs.
  
  - Nous verrons cela après. Je vous montrerai la cuisine. Il y a des provisions dans le réfrigérateur.
  
  Elle se leva.
  
  - Je suis votre humble servante, Mister Tarzan, prononça-t-elle, goguenarde.
  
  Il la regarda et ses prunelles, dans les trous de la cagoule, reflétaient son étonnement.
  
  - Pourquoi m'appelez-vous Mister Tarzan? grogna-t-il.
  
  - Parce que je ne connais pas votre, nom et que vous êtes bâti comme un champion.
  
  - Vous êtes une marrante, vous! grinça-t-il. Venez.
  
  Pendant une bonne heure, ils furent occupés à l'aménagement de la cave dans laquelle les deux sœurs Lisso allaient vivre leur détention, puis à la préparation du dîner.
  
  Finalement, avant de se séparer des deux Sénégalaises pour la nuit, Miss Perey leur fit ses recommandations :
  
  Prenez cette aventure du bon côté et ne vous faites pas de soucis. Je suis là pour veiller sur vous.
  
  Sylvie, l'aînée, questionna :
  
  - Ils ont demandé une rançon à notre père ?
  
  - Non, c'est une affaire politique. Mais vous n'avez rien à craindre. Votre père fera sûrement le nécessaire pour vous sortir d'ici dans le plus bref délai. Entre-temps, faites-moi confiance et montrez que vous êtes courageuses, que vous êtes dignes du nom que vous portez.
  
  - Nous serons courageuses, quoi qu'il arrive, Miss Percy, assura fièrement Sylvie Lisso.
  
  
  
  
  
  Avant de procéder à sa toilette du soir, Miss Percy visita toutes les armoires du chalet dans l'espoir de découvrir un pyjama ou une chemise de nuit.
  
  Elle ne trouva rien de convenable.
  
  Philosophe, elle décida de dormir nue et elle ajouta une couverture de laine à la peau de mouton qui recouvrait le divan.
  
  Ensuite, s'enfermant dans le cabinet de toilette, elle prit une douche froide qui lui fouetta le sang et la fit pousser des petits cris pointus.
  
  Le gardien, intrigué, s'amena. Émergeant du cabinet de toilette, trempée, une serviette éponge à la main, Miss Percy, tranquillement impudique, dit au type effaré :
  
  - L'eau est froide dans ce coin de montagne.
  
  Nue et ruisselante, elle était d'une beauté à réveiller un moribond. La lumière jaune que répandait l'ampoule vissée dans le plafond de bois modelait d'ombre veloutée ses formes féminines. Sa toison mordorée, où scintillaient des gouttelettes d'eau, était comme un bijou précieux.
  
  Subjugué, médusé, le jeune geôlier ne fit pas un geste, ne prononça pas un mot.
  
  Souriante, Miss Percy s'avança vers lui, sur la pointe des pieds, gracieuse mais d'une présence charnelle terriblement électrisante.
  
  - Bonne nuit, Mister Tarzan, gloussa-t-elle.
  
  Puis, d'un geste aussi prompt que précis, elle laissa tomber sa serviette, souleva de sa main gauche la cagoule qui enveloppait la tête de l'homme, lui colla un baiser sur la bouche tout en lui caressant la nuque de la main droite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Mister Tarzan, paralysé par le désir fou que le spectacle de cette belle fille dénudée avait brutalement allumé dans ses entrailles, fut incapable de se soustraire au baiser sensuel que l'Anglaise lui enfonçait avec hardiesse dans la bouche.
  
  Déjà vaincu, mais pourtant réticent, il posa ses mains sur les hanches rondes de la femme et il malaxa avec rudesse cette chair capiteuse qu'il voulait pétrir pour être bien sûr qu'il ne rêvait pas.
  
  Quand enfin elle dut se détacher de lui pour reprendre son souffle, il articula d'une voix rauque, mais sans la lâcher :
  
  - Ben, vous, alors... Qu'est-ce que vous cherchez ? Vous voulez me faire une vacherie, hein?
  
  - Moi? Pas du tout! J'ai envie de m'amuser, pas vous ?
  
  Haletant, luttant contre lui-même, il l'enlaça plus étroitement et se mit à lui palper les fesses avec une gourmandise instinctive de jeune mâle excité.
  
  - Tant pis pour vous, ricana-t-il. Vous avez voulu vous foutre de moi, mais vous allez le payer !
  
  Il la souleva dans ses bras puissants, la transporta sur le divan et, s'activant avec des gestes nerveux, il se mit en posture de pouvoir assouvir sa fringale. Miss Percy, qui ne détestait pas une certaine violence, se prêta avec souplesse aux desseins de ce partenaire dont la sauvagerie la changeait agréablement des raffinements blasés de ses amants habituels.
  
  Extrêmement réceptive et prompte au plaisir, elle soupira de bien-être quand elle fut envahie par l'impérieuse virilité de ce jeune taureau qui vibrait d'ardeur et d'impatience. Elle noua ses mains dans la nuque raidie du garçon, attira sa tête vers les fruits gonflés de sa poitrine. Il comprit l'invite et il ôta sa cagoule.
  
  Les yeux fermés, elle s'abandonna au délicieux grondement de ce volcan qui déclenchait dans tout son être de véritables secousses sismiques de volupté. Mais le volcan explosa trop vite, incapable de contenir plus longtemps ses torrents de lave brûlante.
  
  Quand le type retrouva sa lucidité, il parut à la fois contrarié, éberlué, émerveillé, indécis.
  
  Miss Percy, lui caressant la joue, lui demanda à mi-voix
  
  - Est-ce que ça vous a plu, Mister Tarzan?
  
  - Ne m'appelez pas comme ça. Appelez-moi Hans.
  
  Elle le regardait avec un vague sourire ambigu. Maintenant qu'il ne portait plus sa cagoule, elle se rendait mieux compte qu'elle avait affaire à un garçon plutôt fruste, aux traits rudes de montagnard. Un beau visage d'ailleurs. Énergique, franc, sain. Mais ses dons intellectuels ne devaient pas être très développés.
  
  Elle murmura :
  
  - Déshabille-toi et viens dormir avec moi. C'était bon, mais tu es allé un peu vite en besogne.
  
  - Je n'ai pas le droit, dit-il. Je n'ai pas le droit de vous toucher ni de me montrer sans cagoule.
  
  - Qui t'en empêche?
  
  - Mon patron.
  
  - Mais ton patron n'en saura rien, gros malin! Du moment que tu sais te taire, tu ne risques rien.
  
  - Bon, je reviens, grommela-t-il.
  
  Il remit de l'ordre dans sa tenue vestimentaire, se dirigea vers l'escalier.
  
  Il revint peu après, tenant dans sa main un transistor noir qu'il posa sur la table.
  
  - C'est une radio, expliqua-t-il. Mon patron doit m'appeler avant minuit.
  
  - Pourquoi?
  
  - Pour savoir si tout va bien.
  
  - Il s'intéresse au sort de ses prisonnières, hein ?
  
  - Et comment ! Mais moi aussi je suis prisonnier. Je n'ai pas la clé de la porte.
  
  De nouveau, il la contemplait avec une drôle de petite lueur dans les yeux.
  
  - Déshabille-toi et viens, lui commanda-t-elle.
  
  Il ne se fit pas prier.
  
  Miss Percy pensa qu'en unissant leurs talents ils passeraient une nuit formidable. Il avait la force et la robustesse. Elle avait l'expérience et l'imagination.
  
  
  
  
  
  Coplan venait de prendre son petit déjeuner, ce dimanche matin, quand Lisa vint lui annoncer qu'on le demandait au téléphone.
  
  - C'est votre frère qui vous appelle de Genève, précisa-t-elle.
  
  - Ah, très bien, fit Coplan, joyeux.
  
  Il avait compris sur-le-champ que c'était Fondane et qu'il y avait sans doute du nouveau.
  
  Bien entendu, Fondane se contenta de lui fixer rendez-vous à 11 h 30, au bar du Président, quai Wilson, à Genève.
  
  A l'heure dite, Coplan retrouva son adjoint.
  
  Les deux agents du SDEC s'en allèrent à pied vers le quai du Mont-Blanc.
  
  - J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, commença Fondane. Les salopards du PRIAN ont kidnappé les deux filles du conseiller Lisso.
  
  - Ah, nous y voilà, maugréa Coplan. C'était donc ça l'explication de la fuite de Noussa et de Schalck. Le rapt a eu lieu hier, j'imagine ?
  
  - Oui, hier soir, vers 18 h 30,
  
  - A Dakar ?
  
  - Non, pas loin d'ici.
  
  Fondane relata dans quelles circonstances les deux jeunes Sénégalaises avaient été enlevées.
  
  Coplan marmonna :
  
  - C'est d'une habileté diabolique, pas de doute. Lisso était peut-être prêt à se sacrifier pour ses idées, mais la vie de ses enfants, c'est une autre histoire. Comment a-t-il réagi ?
  
  - Je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore vu depuis que l'affaire s'est produite. Je sais qu'il est arrivé à Genève cette nuit, mais je ne le rencontrerai que cet après-midi, à 15 heures, chez sa sœur. Je suppose que vous allez assister à cette entrevue ?
  
  - Évidemment.
  
  - Je vous passerai une copie de la lettre de chantage du PRIAN. Naturellement, c'est le grand branle-bas. La Sûreté suisse est sur les dents, vous pensez !
  
  Coplan marcha pendant deux ou trois minutes en silence.
  
  - Le pire, avoua-t-il, c'est que nous n'avons aucune prise sur ces fumiers.
  
  - J'ai autre chose à vous remettre. Une lettre qui a été interceptée à Paris. C'est un mot que Noussa a envoyé à sa poule pour lui annoncer qu'il quittait Genève. Vous avez bien fait d'insister sur cette fille. Il y aura peut-être une amorce de ce côté-là. Les hommes du commissaire Tourain la serrent de près et ils la soupçonnent d'être mêlée à une combine assez louche.
  
  - Je n'en serais pas surpris. Quand j'ai vu la photo de cette fille épinglée au-dessus du lit de Noussa, j'ai eu l'intuition qu'il y avait anguille sous roche. C'est peut-être bien elle qui a aiguillé Noussa vers les gens qui mènent la danse et qui manipulent ce Sénégalais.
  
  - Allons à mon hôtel, proposa Fondane. Je vous montrerai la photocopie de la lettre de Noussa.
  
  A vrai dire, ce n'était pas une lettre. Rien que quelques phrases griffonnées en vitesse sur un feuillet détaché d'un agenda de poche.
  
  « Mily chérie, je pars en voyage demain matin, samedi. Ne m'écris plus à Genève. De Vienne, j'irai à Alger. Te donnerai ma nouvelle adresse dès que possible. Mes projets sont en bonne voie. Je t'aime, Abdou. »
  
  Fondane fit remarquer :
  
  - J'ai l'impression que Noussa a écrit ce billet à la sauvette. Il n'a même pas pris le temps d'utiliser du papier à lettres.
  
  - Oui, il devait être drôlement pressé, renchérit Coplan. Mais je me demande si cela ne signifie pas autre chose.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Ou bien Noussa a été pris de court par son départ brusqué, ou bien il a profité d'un moment pour écrire ces quelques lignes à l'insu de son garde du corps.
  
  - En effet, c'est fort possible. Je n'y avais pas pensé. De toute façon, nous ne tarderons pas à savoir s'il est réellement parti pour Vienne. La police suisse a déjà lancé les recherches.
  
  - S'il fait son apparition dans les milieux estudiantins d'Alger, nous le saurons très vite aussi, compléta Coplan. Nos observateurs sont bien placés là-bas.
  
  Quant à la lettre adressée par le Comité Directeur du PRIAN à la sœur d'Alfred Lisso, Coplan n'en tira aucune conclusion positive.
  
  - Ce qui est sûr, bougonna-t-il, c'est que c'est une vilaine histoire. Je ne voudrais pas être à la place de Lisso.
  
  - Vous croyez que ces types du PRIAN iraient jusqu' à liquider deux gamines innocentes ?
  
  - Et comment ! Vous connaissez la théorie de ces fanatiques : la vie des individus ne compte pas, seul le but à atteindre doit entrer en ligne de compte.
  
  
  
  
  
  De fait, le conseiller Alfred Lisso offrait l'image d'un homme profondément accablé.
  
  A la réunion qui se tint dans l'appartement de sa soeur, il arbora un visage amer, douloureux, presque éteint, comme si les ombres de la mort obscurcissaient déjà son âme.
  
  Étaient présents à cette conférence, un haut fonctionnaire de la Sûreté fédérale suisse, un inspecteur français de la D. S. T., Fondane et Coplan.
  
  Les premiers moments de la réunion furent un peu pénibles. L'angoisse du principal intéressé, Alfred Lisso, dont chacun respectait le recueillement dramatique, faisait planer un malaise pesant dans la pièce calme où se tenait l'entretien.
  
  Finalement, c'est le policier helvétique, un grand blond au visage glabre, nommé Bartel, qui ouvrit le débat en demandant au diplomate sénégalais :
  
  - Pour situer notre problème, je voudrais que vous m'expliquiez, monsieur le conseiller, l'objectif réel de cet odieux chantage dont vous êtes la victime.
  
  - C'est très simple, répondit Lisso. Je dois déposer, dans trois jours, un rapport officiel qui fixera la position de mon pays lors de la prochaine réunion des chefs d'État de la C. E. A. O. Ce rapport préconise un renforcement des liens qui nous unissent à l'Europe occidentale. C'est la poursuite de l'idéal pour lequel mon pays lutte depuis son indépendance. La grande idée de l'Eurafrique est pour nous, Sénégalais, la voie la meilleure pour un avenir prospère. Mais cette idée, nos adversaires du PRIAN la combattent. Ce qu'ils veulent, eux, c'est la rupture de toutes nos alliances avec l'Europe, avec l'Occident, avec le Marché Commun et plus généralement avec tous les pays capitalistes.
  
  - Bon, je comprends, dit Bartel. Mais enfin, soyons réalistes. Le rapt de vos deux filles, dans ce contexte, est une opération absurde, non ? Vous n'êtes pas le président du Sénégal. Vous ne faites qu'exprimer les décisions de votre gouvernement. Que vous capituliez ou non devant ce chantage, cela ne changera rien aux options fondamentales de votre pays, n'est-ce, pas ? Alors, où veulent-ils en venir, les leaders du PRIAN ? C'est peut-être de la propagande spectaculaire, ce n'est sûrement pas une action efficace.
  
  Coplan, regardant le policier suisse, intervint :
  
  - Les choses ne sont pas aussi simples, monsieur Bartel... En réalité, les événements auxquels nous assistons, je parle de l'assassinat de Lamine Dissoulou et du kidnapping des deux enfants de M. Lisse, ne sont que deux opérations qui font partie d'une vaste manœuvre d'ensemble dont le début ne date pas d'aujourd'hui. Il s'agit d'un plan stratégique à longue portée, d'une opération politique dont les diverses phases ont été planifiées sur dix ou vingt ans. Les gens qui mènent le jeu n'ont qu'un but : anéantir les structures de la construction eurafricaine. Toute occasion qui leur permet d'ébranler la résolution de nos partenaires africains leur paraît rentable. Car ils espèrent bien, à force de multiplier les coups de boutoir, obtenir l'écroulement de cette citadelle que constitue l'association eurafricaine, obstacle qui gêne leurs ambitions.
  
  Il se tourna vers le Sénégalais.
  
  - Je pense que monsieur Lisse ne me contredira pas ?
  
  L'Africain, posant sur Coplan un regard profond, murmura :
  
  - Vous venez de répondre à la question de M. Bartel mieux que je n'aurais pu le faire moi-même.
  
  Puis, s'adressant au Suisse :
  
  - Vous avez évidemment raison. Dans l'immédiat, ma capitulation ne changera rien aux décisions politiques de mon pays. Mais il faut voir plus loin... Notre président, nos ministres, des gens tels que Lamine Dissoulou et moi-même, nous sommes déjà des hommes du passé. Derrière nous se pressent les hommes de la jeune génération. Ils sont impatients, avides, prêts à tout pour s'emparer du pouvoir. Et ces gens-là sont aveuglés par une ambition farouche, par un nationalisme étroit, par un besoin morbide d'indépendance à tout prix. Le PRIAN n'est qu'un échantillon parmi d'autres forces malfaisantes qui agissent dans l'ombre... Si je cède au chantage, ma défaillance aura un retentissement énorme, non pas sur le plan des réalités, mais sur le plan de la propagande politique. Tout comme Dissoulou, j'incarne l'alliance de l'Afrique et de la France.
  
  Bartel, impressionné, hocha la tête d'un air songeur.
  
  Il y eut de nouveau un silence.
  
  C'est encore Coplan qui le rompit en interrogeant le policier helvétique :
  
  - Quels sont les projets des autorités suisses ?
  
  - Eh bien... euh... jusqu'à présent, nous nous sommes abstenus de toute action publique. Je veux dire que nos recherches sont strictement internes. Bien entendu, tout dépendra de la décision de M. Lisso, mais nous pensons qu'il serait dangereux d'étaler sur la place publique le drame qui nous occupe. Non seulement nous risquons d'aggraver la menace qui pèse sur les deux fillettes actuellement à la merci de leurs ravisseurs, mais ce serait extrêmement fâcheux pour la réputation de toutes les institutions scolaires privées de notre pays.
  
  - Le préjudice serait énorme, admit Coplan. L'élite du monde entier vous confie ses enfants parce que votre neutralité politique et sociale est une garantie de paix. Une histoire de rapt d'enfants démolirait la confiance des parents. D'ailleurs, n'oublions pas que le cas qui nous occupe n'est pas une affaire criminelle pure et simple : c'est une opération politique, c'est une phase de la guerre froide, c'est un acte de subversion, pour ne pas dire un complot révolutionnaire. En étalant cette affaire sur la place publique comme vous dites, nous ferions le jeu de nos adversaires. Je suis partisan de la méthode secrète, en l'occurrence. Mais, naturellement, ceci ne nous empêche nullement de mener des investigations aussi poussées que possible.
  
  Bartel se préparait à répondre quand la soeur de Lisso pénétra dans la pièce pour annoncer à son frère qu'on l'appelait au téléphone.
  
  Lisso s'exclama :
  
  - Dakar?
  
  - Oui, dit sa sœur.
  
  Lisso quitta promptement la pièce. Quand il revint, trois ou quatre minutes plus tard, il déclara d'une voix morne :
  
  - Messieurs, mon gouvernement vient de me faire connaître sa décision. Je n'aurai pas l'occasion de remettre mon rapport à la conférence préparatoire de la C. E. A. O. Je suis officiellement démis de mes fonctions de conseiller.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Cette nouvelle inattendue fit un peu l'effet d'une bombe sur les quatre personnes qui entouraient le Sénégalais.
  
  Coplan questionna :
  
  - Votre démission sera-t-elle officiellement annoncée par les agences de presse ?
  
  - Oui, elle sera diffusée dans une heure.
  
  - Quel sera le motif invoqué ?
  
  Des raisons de santé.
  
  - A mon avis, cette décision est un trait de génie. Elle vous attriste peut-être, mais il n'y avait pas de meilleure parade dans l'immédiat. D'une part, votre honneur est sauf. D'autre part, le PRIAN se voit automatiquement privé de toute justification à votre égard. Aussi bien sur le plan moral que sur le plan politique, vos adversaires n'ont plus aucune raison de s'attaquer à vous. Je suis persuadé qu'ils ne toucheront pas à vos filles.
  
  Lisso murmura
  
  - Dans un sens, ils ont atteint leur but.
  
  - Oui et non, émit Coplan. Je dirais plutôt que c'est un coup nul. Du moment que vous n'êtes plus personnellement engagé dans l'affaire, l'arme dont ils vous menacent est désamorcée. C'est l'essentiel.
  
  Bartel, partagé entre l'espoir et l'anxiété, demanda à Lisso :
  
  - Quelle est la position de votre gouvernement vis-à-vis des autorités suisses ?
  
  - Le rapt de mes enfants doit rester secret dans toute la mesure du possible.
  
  - Vous êtes d'accord sur ce point? insista le policier helvétique.
  
  - Oui, bien entendu. La raison d'État doit passer avant mon drame personnel, quoi qu'il arrive.
  
  Coplan intervint pour prononcer d'une voix ferme :
  
  - Ne perdez pas confiance, monsieur Lisso. Maintenant que nous avons les mains libres, nous allons agir, je vous le garantis.
  
  S'adressant à Bartel :
  
  - Je suppose que vous êtes disposé à jeter toutes vos forces dans cette bataille?
  
  - Sans aucune restriction, assura le Suisse. Un forfait de ce genre est pour nous un crime inexpiable. Nous n'avons jamais eu de rapt d'enfant. Tous nos moyens seront mobilisés, n'en doutez pas.
  
  Puis, moins catégorique :
  
  - L'ennui, c'est que nous n'avons guère d'éléments valables pour le moment.
  
  Coplan enchaîna aussitôt :
  
  - Pour le moment, si je peux me permettre de vous donner un conseil, c'est de faire le mort. Dans trois ou quatre jours, nous connaîtrons la réaction du PRIAN. Je pense que les deux filles de M. Lisso seront libérées. Et c'est alors seulement que nous pourrons foncer.
  
  Bartel opina.
  
  - Oui, dit-il, une trêve est indispensable si nous ne voulons pas aggraver la situation. J'espère que nous pourrons, par la suite, recueillir des informations...
  
  Il ne put achever sa phrase, ne sachant pas comment il pouvait exprimer sa pensée. Mais Coplan avait compris.
  
  - Vous voulez sans doute dire que nous avons peu d'atouts dans notre jeu, monsieur Bartel ?
  
  - Oui, précisément. Je dispose d'un potentiel énorme sur le plan policier, mais dans quelle direction vais-je diriger mon effort ? Nous n'avons aucune piste.
  
  - Ne jetons pas le manche après la cognée, marmonna Coplan. La situation est loin d'être désespérée, croyez-moi. Nous savons que le Sénégalais Abdou Noussa est dans le coup et nous avons le signalement de son acolyte Peter Schalck. Par ailleurs, nous avons identifié l'homme qui a assassiné Lamine Dissoulou. Plus exactement, nous avons identifié la méthode de ce tueur...
  
  - Mais rien de tout cela ne me permet d'entamer une action concrète, fit remarquer Bartel.
  
  - Je n'en disconviens pas, admit Coplan. Mais nous devons exploiter toutes nos possibilités, et faire flèche de tout bois. A Paris, nous avons établi une surveillance serrée autour de la maîtresse de Noussa. Vous, de votre côté, vous ne tarderez pas à savoir si ce Sénégalais a franchi la frontière. Je vous propose également de lancer une enquête au sujet de la Pension des Oliviers : tenants et aboutissants, direction, personnel, clients, etc.
  
  Bartel eut un mouvement de surprise.
  
  - Vous avez des soupçons au sujet de cet établissement ?
  
  - Pas le moindre. Mais j'estime qu'il faut tout envisager. Ce n'est peut-être pas par hasard que Noussa et Schalck se sont installés dans cet établissement. Encore une fois, je le répète, je ne mets pas en cause l'honorabilité de la pension des Oliviers. Mais je ne veux rien négliger. Je vais d'ailleurs faire un saut à Paris pour revoir en détail la documentation relative à une affaire précédente dont je me suis occupé et qui concernait également l'Afrique Noire.
  
  Lisso, silencieux mais attentif, intercala d'une voix posée :
  
  - Peut-on savoir à quelle affaire vous faites allusion, monsieur Coplan ?
  
  - Il s'agissait du Dahomey. Pour torpiller les positions françaises dans ce pays, dont l'instabilité politique est malheureusement une tentation permanente pour la subversion, un réseau clandestin fournissait des armes aux formations révolutionnaires.
  
  - Avez-vous démasqué ce réseau clandestin? insista Lisso.
  
  - Oui, il s'agissait d'une filière de l'OSI.
  
  - Et vous croyez que nous serions de nouveau en présence d'une opération orchestrée par l'Organisation de Solidarité Islamique ?
  
  - J'y ai pensé spontanément quand j'ai appris le meurtre de Lamine Dissoulou. Pour ne rien vous cacher, j'attendais depuis plusieurs mois que l'OSI se manifeste. Vous êtes mieux placé que moi pour le savoir, cette organisation est de plus en plus agissante, de plus en plus puissante. Avec les milliards que le monde entier leur verse pour leur pétrole, ces gens-là vont de l'avant. Ce qu'ils appellent la « renaissance du monde arabe » sous-entend, pour commencer, la reconquête de l'Afrique Noire.
  
  - Ils vont même plus loin, ricana Lisso.
  
  C'est le monde entier qu'ils veulent conquérir, y compris l'Asie ! La Libye finance actuellement tous les mouvements subversifs musulmans qui ébranlent le Sud-Est asiatique, depuis la Malaisie jusqu'aux Philippines (Authentique).
  
  - Dans la conjoncture actuelle, toute manœuvre dirigée contre les structures de l'organisation eurafricaine accuse logiquement les stratèges de l'OSI. Mais ce sont des gens habiles, obstinés, qui disposent de nombreuses ramifications et de complicités non moins nombreuses, et qui ont des moyens financiers pratiquement illimités. Pour les coincer, ce ne sera pas facile.
  
  
  
  
  
  Après cette réunion, le Suisse Bartel, désireux de poursuivre la conversation avec Coplan, emmena les deux agents du SDEC à l'école du Jardin Fleuri où il y avait un problème à résoudre d'urgence. En effet, les jeunes filles rescapées du kidnapping avaient évidemment raconté leur aventure et la directrice de l'institution était harcelée de coups de fil des familles inquiètes.
  
  Heureusement, la directrice était une femme pleine d'intelligence et de sang-froid.
  
  - J'ai pris sur moi d'inventer une fable pour couper court à toutes les rumeurs, expliqua-t-elle à Bartel et aux deux soi-disant inspecteurs qui accompagnaient celui-ci. J'ai affirmé qu'il s'agissait d'une querelle au sein de la famille Lisso, les parents n'étant pas d'accord entre eux quant à l'éducation à donner à leurs filles. Bref, j'ai prétendu que cette scène romanesque n'avait absolument rien d'un rapt et que d'ailleurs j'étais au courant de cette discorde familiale.
  
  - Très bien, approuva Bartel. Maintenez cette version des faits et affirmez que l'incident est clos, que de toute manière les demoiselles Lisso ne fréquentent plus l'établissement désormais.
  
  - Que sont-elles devenues ? demanda la directrice.
  
  - Nous n'en savons rien, mais nous pensons qu'elles seront libérées dans les 48 heures. C'est une affaire politique.
  
  - Il ne s'agissait pas d'une rançon?
  
  - Non.
  
  Je m'en doutais. Toutes les autres filles étaient beaucoup plus riches que les petites Lisso.
  
  - Si des journalistes venaient aux nouvelles, refusez toute déclaration, recommanda Bartel.
  
  - Bien entendu, fit la directrice avec une conviction qui en disait long.
  
  Revenu à la pension des Oliviers, Coplan resta dans sa chambre jusqu'à l'heure du dîner.
  
  Quand il pénétra dans la salle à manger, l'air satisfait et souriant, il eut l'impression que Mme Klein, sans en avoir l'air, l'observait. Ce fut plutôt une sensation qu'une impression. Il avait toujours eu, à l'égard des femmes, une sensibilité particulièrement aiguisée, presque un sixième sens.
  
  Il se posa la question : pourquoi m'a-t-elle examiné de la sorte? Aurait-elle des idées amoureuses? Ou bien serait-elle à l'affût pour une raison tout à fait différente ?
  
  Cette dernière supposition occupa longtemps l'esprit de Francis. En fait, elle ne cessa de le tarabuster que lorsqu'il s'endormit.
  
  Le lendemain, il passa une journée volontairement neutre. Toute la matinée, il flâna dans sa chambre ; l'après-midi, il fit une promenade à pied dans le centre de Lausanne.
  
  Vers 19 heures, son frère lui téléphona de Genève pour lui annoncer que la prospection dans le canton de Vaud était terminée.
  
  - Nous avons traité dans le canton de Fribourg, mentit Fondane. Tu peux rentrer à Paris.
  
  Ce scénario avait été monté de toutes pièces, évidemment. Coplan s'était rendu compte que la directrice et la secrétaire étaient branchées sur le même appareil téléphonique et que, par conséquent, Mme Klein pouvait écouter toutes les conversations avec l'extérieur sans révéler sa présence au bout du fil.
  
  Au dîner, il annonça son départ à la directrice.
  
  - Vous aviez raison, lui dit-il, on ne trouve pas de terrains dans cette région-ci. Notre société a été plus heureuse du côté de Fribourg.
  
  - Ce n'est pas du tout pareil ! s'exclama-t-elle. La région de Lausanne est en pleine expansion. Le canton de Fribourg est nettement moins coté.
  
  - C'est indiscutable, admit Francis. Mais pour des investisseurs, toute la Suisse est intéressante.
  
  - J'espère que vous conserverez un bon souvenir de votre séjour parmi nous ? minauda-t-elle.
  
  - Excellent, assura Coplan.
  
  Il quitta définitivement les Oliviers le lendemain matin et, après une halte à Genève, il prit la direction de Paris.
  
  Katia Klein, soulagée, téléphona aussitôt à son ami Jacob Regger pour lui signaler le départ de l'ingénieur français.
  
  Jacob Regger était précisément en conversation avec Hamed Farad, un grand gaillard d'une quarantaine d'années, élégant, aux allures nonchalantes de prince oriental.
  
  D'origine égyptienne, Hamed Farad remplissait à Genève des fonctions mal définies de conseiller permanent de la Ligue Arabe au sein d'une commission économique de l'OUA. (Organisation de l'Unité Africaine).
  
  - La démission de Lisso est une astucieuse riposte de Dakar, répéta Farad (qui venait d'être interrompu par le coup de téléphone de Katia Klein). Bien entendu, ce n'est que partie remise. Ce demi-échec nous fera perdre du temps mais nous poursuivrons notre action dans le même sens et je pense que nous atteindrons finalement notre but qui est de torpiller le Sommet d'Abidjan.
  
  - Je trouve que vous avez tort de faire la fine bouche, dit Regger. Ce que vous appelez un demi-échec est en réalité une victoire. Du fait de la défaillance de Lisso, l'assemblée préparatoire de la C. E. A. O. ne pourra prendre aucune mesure concrète. Or, selon vos propres paroles, c'était cela votre objectif dans l'immédiat.
  
  - Disons que c'est une demi-victoire, murmura Farad avec un sourire conciliant.
  
  - Vous êtes d'accord pour libérer les deux filles ?
  
  L'Arabe posa son regard noir et profond sur son interlocuteur et questionna d'une voix doucereuse :
  
  - Au point où en sont les choses, croyez-vous que ce soit nécessaire ?
  
  Le faciès de Regger se contracta.
  
  Écoutez, Farad, maugréa-t-il, j'ai pris un engagement bien précis et je crois pouvoir dire que j'ai rempli scrupuleusement mon contrat. Lisso disparaît de la scène politique, la C. E. A. O. est bloquée, ma mission est accomplie. Alors, je vous en prie, pas de risques inutiles. La mort de deux gamines innocentes ne vous apportera strictement rien.
  
  - Ne montez pas sur vos grands chevaux, Regger. Vous ne vous figurez tout de même pas que c'est pour satisfaire un obscur sadisme que j'envisage la liquidation des deux filles de Lisso ?
  
  - Je m'y oppose, déclara le Suisse, cassant.
  
  - C'est une erreur. La mort de ces deux enfants aurait un retentissement énorme. Et elle nous permettrait de récolter le bénéfice politique de toute cette opération PRIAN qui n'aura finalement pas servi à grand-chose.
  
  - Le mieux est l'ennemi du bien, répliqua Regger. Nous avons éliminé deux obstacles de taille : Lamine Dissoulou et Alfred Lisso. Si vous estimez que ce n'est pas grand-chose, il fallait me prévenir avant. Je n'ai pas peur de jouer avec le feu, mais je sais jusqu'où je peux aller.
  
  - Bon, puisque vous y tenez, faites comme vous voulez.
  
  - Les filles seront relâchées cette nuit.
  
  Farad haussa les épaules, se leva, ouvrit son portefeuille, en retira un chèque qu'il remit à Regger.
  
  - Nous sommes bien d'accord ?
  
  - Tout à fait d'accord, acquiesça le Suisse en faisant disparaître le chèque dans sa poche.
  
  - L'affaire Noussa est réglée, je suppose?
  
  - Oui, dit Regger.
  
  - Il était temps, soupira l'Arabe. Figurez-vous que ce crétin avait réussi à envoyer un mot à la petite Parelli pour lui faire savoir qu'il partait à Alger.
  
  - Oh, ça ne m'étonne pas ! On a beau prendre le maximum de précautions, on a toujours des surprises. Les êtres vivants ne sont pas des machines, vous savez.
  
  Se préparant à prendre congé, Farad prononça négligemment :
  
  - J'aurai peut-être une autre affaire à vous proposer sous peu. Nous avons un projet qui concerne la Côte-d'Ivoire. Je vous en reparlerai quand j'aurai vu la petite Parelli. Je l'ai convoquée.
  
  - Vous cherchez un Ivoirien pour remplacer Noussa ?
  
  - Oui. Et j'avais donné des instructions à ce sujet à Émilie Parelli. Elle a déjà un candidat.
  
  - Elle se débrouille bien.
  
  - Oui, elle plaît aux Noirs.
  
  - Je me mets à leur place. Une jolie fille blanche qui vous fait des avances, comment lui résister ?
  
  
  
  
  
  Dans le chalet solitaire, les filles Lisso, Miss Percy et leur gardien Hans supportaient sans se faire trop de soucis leur existence de reclus.
  
  Une certaine confiance réciproque avait fini par s'établir entre le jeune geôlier et ses prisonnières. Ainsi, les deux petites Sénégalaises n'étaient plus obligées de rester du matin au soir dans la cave. Cédant aux supplications de Miss Percy, le garçon avait autorisé les adolescentes noires à passer une partie de la journée au rez-de-chaussée, à participer à la préparation des repas et même à jouer aux cartes avec leur professeur.
  
  La bonne humeur et l'inébranlable optimisme de Miss Percy avaient enlevé à cette détention tout son côté dramatique.
  
  Entre 23 heures et minuit, Hans s'enfermait à l'étage avec son poste émetteur-récepteur. Ensuite, il rejoignait Miss Percy dans le lit de cette dernière et il y goûtait un bonheur dont il ne se lassait pas. Mais il ne faisait jamais de confidences concernant les ordres que lui transmettaient ses chefs.
  
  L'étrange quatuor avait pris ses dispositions pour une quatrième nuit de séquestration quand Hans, redescendant de sa chambre après un entretien sur les ondes, annonça à Miss Percy :
  
  - Vous allez être libérées dans deux heures. Il faut réveiller les petites et vous préparer.
  
  Il paraissait désolé, le pauvre Hans. Miss Percy lui lança, ironique
  
  - Tout compte fait, on a passé de bonnes vacances, non?
  
  - Je ne vous oublierai jamais, articula le garçon, ému. Ils firent une dernière fois l'amour ensemble.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, c'est à Paris, au siège du SDEC, que Coplan apprit la nouvelle de la libération des filles Lisso.
  
  - Ouf ! s'exclama-t-il. Voilà une question réglée. Mais j'avoue que cela m'épate. J'avais rassuré Lisso au sujet de ses filles, mais j'étais persuadé qu'il ne les reverrait plus vivantes.
  
  Le Vieux grommela
  
  - Je pensais exactement comme vous. Cette mansuétude des ravisseurs m'en bouche un coin. Les enragés de l'OSI ne se sont jamais distingués par leurs sentiments humanitaires.
  
  - Oui, c'est assez troublant, je le reconnais. Cependant, je persiste à croire que c'est bien à eux que nous avons affaire.
  
  - Vous êtes têtu comme une bourrique. Où en êtes-vous?
  
  - J'ai revu tous les dossiers de l'affaire de Cotonou et j'ai dressé la liste complète de tous les personnages qui, directement ou indirectement, y ont été impliqués. Même les comparses et les figurants ont été fichés.
  
  - Combien de noms au total ?
  
  - Une centaine... 103 exactement. Et j'espère bien que les recherches en cours me donneront raison. Le premier suspect qui fera tilt, ce sera le signal.
  
  - Pour le moment, c'est plutôt maigre. Fondane ne m'a signalé qu'une chose : le nom de Peter Schalck est une fausse identité. Le véritable Peter Schalck, né à Zurich il y a vingt-trois ans, est mort l'année dernière au cours d'une ascension en montagne. Quant à la police suisse, elle n'a toujours pas retrouvé la piste de Noussa. Et pourtant, un Noir, ça se remarque.
  
  - On ne le retrouvera peut-être jamais, émit Francis. Si Schalck ne s'appelle pas Schalck, Noussa s'appelle bien Noussa, lui. C'est une tare aux yeux de ceux qui l'utilisent.
  
  - Vous pensez qu'ils vont le faire disparaître quand ils n'auront plus besoin de lui ?
  
  - Neuf chances sur dix. Et c'est peut-être déjà chose faite. Les gens qui le manipulaient doivent se douter qu'après le kidnapping des filles Lisso et les dernières lettres de chantage du PRIAN, cet outil-là ne peut plus servir.
  
  - En tout cas, ma toile est tendue. S'il réapparaît, nous serons... Le grésillement de l'interphone se fit entendre.
  
  Le Vieux enfonça une touche de l'appareil et marmonna :
  
  - Oui, j'écoute.
  
  - Le commissaire Tourain vous demande.
  
  - Passez-le moi.
  
  La voix bourrue du commissaire de la D. S. T. vibra dans le haut-parleur encastré :
  
  - J'ai du nouveau. La petite Émilie Parelli vient de prendre l'avion à destination de Genève.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Copan, qui avait entendu les paroles prononcées par le commissaire de la D. S. T., fronça les sourcils.
  
  Le Vieux articula en se penchant vers l'interphone :
  
  - Elle est bien encadrée, j'espère?
  
  - Oui, un de mes hommes voyage dans le même avion.
  
  - Parfait. Tenez-moi au courant. Coplan, la main levée, bondit vers l'interphone en lançant d'une voix ferme
  
  - Hé, minute! Tourain, vous m'entendez ? C'est Coplan à l'appareil.
  
  - Ah, vous êtes là aussi, vous ! Salut !
  
  - Dites donc, commissaire, c'est TRÈS important ce que vous venez d'annoncer. Mais il faut absolument trouver le moyen de prévenir votre inspecteur qui se trouve dans l'avion. Il y aura sûrement un dispositif de sécurité à l'arrivée. Si votre homme prend la fille en filature, notre combine est fichue. Il se fera repérer et nous aurons loupé le coche.
  
  - Vous croyez qu'elle sera couverte à l'arrivée à Genève ? fit le policier, sceptique.
  
  - Je ne le crois pas, j'en suis sûr ! Ma main à couper que cette souris fait partie de la mafia de l'O.S.I. D'ailleurs, ce voyage à Genève dissipe les derniers doutes que je pouvais encore avoir à ce sujet. Elle ne va évidemment pas rejoindre son amoureux là-bas, puisque Noussa lui a écrit qu'il quittait la Suisse. Alors, qui va-t-elle voir ? Ses chefs ou des complices, vraisemblablement. Or, ces gens-là, nous le savons maintenant, ils ne laissent rien au hasard. Elle sera surveillée de près, faites-moi confiance.
  
  - Bon, je vais me débrouiller pour prendre les mesures qui s'imposent, promit Tourain.
  
  - Votre chargé de mission à Genève a-t-il gardé le contact avec Fondane?
  
  - Oui, bien entendu.
  
  - Très bien, dans ce cas j'aurai des tuyaux de première main dans la soirée. Je retourne moi-même à Genève dans une bonne heure. Rien d'autre à signaler ?
  
  - Non, rien pour le moment.
  
  
  
  
  
  Les recommandations de Coplan se révélèrent terriblement judicieuses.
  
  Ayant débarqué à l'aéroport de Cointrin, Émilie Parelli, après avoir récupéré la valise noire qu'elle avait emportée, revint s'asseoir dans le grand hall public de l'aérogare.
  
  Émilie Parelli, âgée de vingt-deux ans, était de taille plutôt petite mais elle avait un joli corps de femme aux rondeurs prometteuses. Le teint mat, les cheveux bruns mi-longs, les yeux couleur noisette, elle aurait été beaucoup plus séduisante si elle n'avait pas affiché en permanence une expression soucieuse, sombre, un peu butée. Il ne fallait pas être docteur en psychologie pour deviner que c'était une cérébrale, une de ces créatures qui sont commandées par leur cerveau, par leurs idées plus que par les élans du cœur ou des sens.
  
  Vêtue d'une jupe noire et d'une espèce d'anorak beige, elle n'était pas particulièrement élégante. Ses chaussures à talon plat, poussiéreuses, trahissaient un dédain complet de toute coquetterie.
  
  Plongée dans un livre de poche, elle resta là, assise sur une des banquettes, pendant une bonne vingtaine de minutes.
  
  Puis, sans raison apparente, elle referma son livre, se leva et se dirigea vers la sortie.
  
  Un grand gaillard d'allure sportive, âgé d'une trentaine d'années, au visage de jeune premier, au teint bronzé, vêtu d'un manteau court à col de fourrure, s'avança vers elle.
  
  - Salut, dit le type.
  
  - Salut, Jacky, répondit-elle, laconique.
  
  - Rien à signaler?
  
  - Non, et toi?
  
  - Non, nous pouvons y aller. Ma voiture est au parking.
  
  Comme tous les gars de sa génération, le nommé Jacky devait ignorer, ou mépriser, la bonne vieille galanterie d'antan. Il ne fit pas un geste pour prendre la valise de la jeune fille.
  
  Grâce à l'intervention du commissaire Tourain, qui avait téléphoné en temps opportun à ses collègues suisses de Genève, une équipe des services spéciaux helvétiques avait été mobilisée pour s'occuper de la jeune voyageuse en provenance de Paris. L'inspecteur de la D. S. T. qui avait débarqué en même temps qu'Émilie Parelli avait été prévenu discrètement au moment des formalités de contrôle et prié de ne plus se soucier de la suspecte.
  
  La police secrète helvétique, une des meilleures du monde, prit donc l'affaire en main et elle se montra à la hauteur de sa réputation. En dépit de sa méfiance, de sa prudence et de son habileté, Jacky Bellait, chargé d'accueillir la petite Parelli, ne se douta pas une seule fois que des témoins le tenaient à l’œil pendant qu'il marchait avec la jeune fille vers le parking.
  
  Dès lors, pour les spécialistes de la police secrète, la suite ne fut plus qu'une opération de routine. L'ampleur des moyens dont ils disposaient leur facilita la tâche. Relais radio-téléphoniques, alternance de voitures, liaisons constantes avec une fourgonnette chargée du dispatching, ce fut la plus classique des filatures en avant.
  
  Jacky Bellait, au volant d'une Fiat jaune immatriculée à Genève, eut beau se livrer aux manœuvres habituelles de dépistage et surveiller son rétroviseur, rien ne lui permit de déceler dans son entourage immédiat la présence de ceux qui suivaient d'une façon à la fois implacable et invisible le même itinéraire que lui, en le précédent.
  
  
  
  
  
  Coplan, arrivé à Genève en début de soirée, avait eu pour commencer un bref entretien avec son adjoint Fondane. Ensuite, à sa demande, il avait été reçu par le Suisse Bartel, le haut-fonctionnaire de la Sûreté Fédérale chargé de l'affaire Lisso.
  
  Bartel n'avait pas chômé. Les investigations qu'il avait lancées dans toutes les directions n'avaient rien apporté de fracassant mais la masse des renseignements qu'il avait rassemblés n'était pas dépourvue d'intérêt.
  
  Consultant ses feuillets, le Suisse exposa à Francis :
  
  - Du côté de la pension des Oliviers, rien de bien saillant à signaler. Katia Klein, propriétaire de l'établissement, est également propriétaire de l'immeuble. Elle est veuve, sans enfants. La police n'a jamais eu de plaintes contre elle. Elle a une clientèle qui se compose essentiellement d'étudiants étrangers, ce que vous saviez déjà. Certains parents ont demandé une enquête d'honorabilité avant d'y loger leurs enfants, mais ces enquêtes ont toujours été favorables. Un seul petit point noir, Katia Klein a une liaison avec un certain Jacob Regger, directeur de société, domicilié à Genève. Du point de vue des mœurs, on ne peut pas reprocher à une veuve de son âge d'avoir un homme dans sa vie, n'est-ce pas?
  
  - Cela va de soi. Mais voulez-vous me répéter le nom de son amant ?
  
  - Jacob Regger, directeur de la SOPEM, âgé de quarante-cinq ans, né à Zurich. Coplan, qui prenait des notes, questionna :
  
  - C'est quoi, la SOPEM?
  
  — Société Occidentale de Prospection et d'Études de Marchés. C'est une entreprise de marketing bien cotée paraît-il. Les bureaux se trouvent au 110 bis de la rue du Rhône.
  
  - C'est là qu'il habite?
  
  - Non, son domicile privé se trouve au Pré Fleuri, au 207, Chemin des Cottages.
  
  Voyant que Coplan inscrivait minutieusement ces précisions sur son carnet, Bartel ne put s'empêcher de murmurer en souriant :
  
  - Vous êtes un méticuleux, à ce que je vois.
  
  - Oui, je ne néglige rien. En réalité, je ramasse tout ce qui me tombe sous la main parce que je suis persuadé que les morceaux de mon puzzle finiront par s'emboîter. Je dispose déjà d'un répertoire qui comprend une centaine de noms. Je voulais d'ailleurs vous soumettre ce répertoire, mais nous y reviendrons ultérieurement. Notre force, à nous, c'est la richesse de nos archives.
  
  - Et la patience, compléta Bartel. Bon, je continue... Du côté d'Abdou Noussa, rien de nouveau. Par contre, j'ai eu l'occasion de bavarder personnellement avec la jeune Anglaise qui a été séquestrée pendant quatre jours avec les petites Lisso. Elle ignore évidemment l'endroit où se situe le chalet où elles ont été détenues, mais elle a fourni un signalement très précis de l'individu qui les a gardées. Voici du reste le portrait-robot que nous avons exécuté d'après les détails fournis par Miss Perey... Un seul fait à noter : le jeune garçon avait un blouson muni d'une étiquette portant la marque « SUTISS ». Ces vêtements sont vendus dans le Valais, et Miss Percy pense que leur geôlier pourrait bien être un jeune montagnard de cette région.
  
  - A retenir, grommela Francis qui écrivait tout cela avec entrain.
  
  - Venons-en maintenant à cette jeune fille nommée Émilie Parelli. La Sûreté française avait réclamé l'intervention de notre police secrète pour organiser une filature à l'arrivée de cette personne à Cointrin. Tout s'est bien déroulé. La fille a été accueillie par un individu dont nous avons déjà retrouvé l'identité. C'est un Français, nommé Jacky Bellait, employé par la branche française de la SOPEM.
  
  Coplan sursauta :
  
  - Hein ? Qu'est-ce que vous dites ? Un bonhomme qui travaille pour l'amant de Katia Klein ?
  
  - Oui, c'est une curieuse coïncidence mais c'est comme ça.
  
  - Vous appelez cela une coïncidence?
  
  - Jusqu'à nouvel ordre, rien ne nous autorise à envisager une corrélation directe entre ce fait et notre dossier.
  
  - Vous avez peut-être raison sur le plan juridique, mais la corrélation saute aux yeux ! riposta Coplan, surexcité. La maîtresse de Noussa était protégée à son arrivée à Genève. Et par qui ? Par un employé de l'amant de Katia Klein ! Mais nous sommes au cœur de notre histoire, Bartel !
  
  - Si nous étions aussi expéditifs en matière criminelle que vous l'êtes dans votre domaine, les erreurs judiciaires seraient quotidiennes, grinça Bartel, acide.
  
  Coplan n'insista pas. Reprenant son calme, il demanda :
  
  - A quelle adresse ce Jacky Bellait a-t-il conduit Émilie Parelli ?
  
  - Chez le directeur adjoint de la SOPEM, un certain Gérard Cervona, qui possède une jolie maison bourgeoise au Moléon, près du parc Geisendorf.
  
  - Quel numéro
  
  - Au 51.
  
  - Vous n'auriez pas un plan de Genève, par hasard ?
  
  Bartel alla prendre un plan de ville dans un classeur, le déplia, indiqua l'endroit où se trouvait le parc Geisendorf et la rue du Moléon.
  
  Il commenta :
  
  - Au sud de la Servette, comme vous le voyez.
  
  - Puis-je disposer de ce plan ?
  
  - Bien entendu.
  
  Coplan marqua des repères sur le plan. Puis, sortant une liasse de feuillets dactylographiés de sa poche, il dit à Bartel :
  
  - Voici mon catalogue général de suspects. C'est une copie qui vous est destinée... Pour l'instant, il n'y a encore aucune interférence entre les personnages qui figurent sur cette liste et les personnages de l'affaire qui nous occupe. Mais j'ai dans l'idée que cela ne tardera plus longtemps.
  
  - Vous êtes à l'Hôtel Continental ?
  
  - Oui. Chambre 11.
  
  - Pour la commodité de notre collaboration, je voudrais vous proposer un Q. G. qui me faciliterait considérablement le travail. Du moins, si vous avez l'intention de rester un certain temps à Genève. Un hôtel, ça ne me paraît pas très approprié pour une mission comme celle que nous avons à remplir.
  
  - Bien volontiers, accepta Francis.
  
  - Il s'agit d'un immeuble qui appartient à nos services et qui est pourvu de toutes les installations téléphoniques et radio indispensables. Je vais vous y conduire.
  
  L'immeuble en question, situé rue de Monthoux, non loin de la gare Cornavin, était une bâtisse de style bourgeois, haute de deux étages, dont la façade banale n'attirait pas l'attention. Le rez-de-chaussée, aménagé en bureau, comportait un petit central téléphonique, un poste émetteur-récepteur, des systèmes de caméras et une minuscule chambre de repos. Le premier étage était un appartement tout confort. Le second étage était occupé par un ménage dont le mari était un ancien policier, mis à la retraite pour cause de maladie cardiaque.
  
  Coplan s'installa dans l'appartement du premier.
  
  Bartel lui signala :
  
  - Vous avez une ligne directe avec mon bureau. Il vous suffit de faire le 50-16-02. Quant à l'émetteur-récepteur, je vous enverrai dès demain matin un opérateur.
  
  - Je vois que vous mettez le paquet, fit remarquer Coplan, de bonne humeur.
  
  - Mon honneur professionnel est en jeu, murmura le Suisse. Cette histoire du rapt des filles Lisso a vivement impressionné notre Directeur Général. On m'a donné les pleins pouvoirs, mais on m'a laissé entendre que je devais réussir.
  
  - Nous réussirons, prophétisa Coplan. Au moment où Bartel allait s'en aller, une idée traversa l'esprit de Francis.
  
  - Vous venez de me dire que vous avez les pleins pouvoirs. Puis-je vous faire une suggestion?
  
  - Naturellement. Toutes vos suggestions sont les bienvenues.
  
  - Serait-il possible de prévoir des surveillances permanentes aux domiciles respectifs des directeurs de la SOPEM?
  
  - Cela doit être réalisable, oui, mais quel est votre but ?
  
  - Je ne suis pas comme vous, Bartel, je ne crois pas aux coïncidences. Cette société de marketing présente exactement les conditions requises pour jouer le rôle de plaque tournante d'un réseau international.
  
  - La SOPEM est une firme tout ce qu'il y a de plus respectable, murmura le Suisse, sceptique.
  
  - Justement, c'est une des conditions essentielles de ce genre d'entreprises. La plaque tournante d'une organisation clandestine se camoufle toujours derrière un paravent au-dessus de tout soupçon.
  
  - Bon, je vais prendre mes dispositions.
  
  Après le départ de Bartel, Coplan se mit derechef en rapport avec Fondane qu'il convoqua à son nouveau Q. G.
  
  Les deux agents du SDEC dînèrent dans un restaurant du quartier de la gare, après quoi, revenus à la rue de Monthoux, ils firent le point de la situation.
  
  Coplan jubilait.
  
  Il sentait qu'il approchait du but. Et le ressentiment des autorités suisses, profondément choquées par l'affaire Lisso qui était une atteinte impardonnable à l'image de marque des écoles helvétiques, lui procurait un soutien inespéré.
  
  
  
  
  
  Vingt-quatre heures plus tard, alors qu'il triait les premières photos produites par les équipes de surveillance installées autour des dirigeants de la SOPEM, Coplan lâcha un juron triomphal.
  
  Le tilt qu'il attendait venait de se produire !
  
  A 17 h 10, ce mercredi-là, le directeur général de la SOPEM, le nommé Jacob Regger, amant de Katia Klein, avait reçu la visite, à son domicile privé du Pré Fleuri, d'un individu dont la photo figurait dans les archives du SDEC, un certain Hamed Farad, de nationalité égyptienne, suspecté d'être un des leaders occultes de l'OSI.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan, excité par sa découverte, resta un moment immobile, comme figé, les yeux fixés sur la photo de ce Hamed Farad.
  
  Des idées déferlaient dans son cerveau, des rapprochements inattendus s'établissaient spontanément dans son esprit enfiévré.
  
  Sortant brusquement de sa léthargie, il décrocha le téléphone et il appela Bartel sur la ligne directe.
  
  - Bartel, s'annonça le Suisse.
  
  - Ah, vous êtes encore à votre bureau, quelle chance ! s'exclama Coplan. Je m'excuse de vous déranger à cette heure tardive, mais j'ai une nouvelle sensationnelle à vous communiquer. Pouvez-vous me recevoir ?
  
  - Justement, je me préparais à faire un saut jusque chez vous avant de rentrer chez moi. Ne bougez pas, j'arrive.
  
  Bartel, en arrivant rue de Monthoux, paraissait soucieux. Coplan s'en avisa et lui demanda :
  
  - Des ennuis ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Vous avez l'air préoccupé.
  
  - Oui, peut-être. Nous en parlerons tout à l'heure. Mais dites-moi d'abord ce que vous avez de sensationnel à m'annoncer.
  
  - Eh bien, j'ai le plaisir de vous informer que mes prédictions viennent de se réaliser. Tenez, regardez cette photo... Soit dit en passant, vos collègues des services spéciaux sont des as. Et des photographes formidables.
  
  Bartel examina le personnage qui figurait sur l'instantané.
  
  - Qui est cet homme ? questionna-t-il.
  
  - Tournez la photo, c'est inscrit au dos.
  
  - Hamed Farad, lut le Suisse à haute voix.
  
  Il leva les yeux vers Coplan. Celui-ci prononça sur un ton enjoué :
  
  - Donnez-vous la peine de consulter la liste que je vous ai remise hier. Vous y trouverez le nom de Hamed Farad.
  
  - Bravo! fit Bartel, épaté. Cette photo a été prise aujourd'hui ?
  
  - Oui, à 17 h 10 très exactement. Et le rapport qui accompagnait les clichés stipule que ce Farad rendait visite à ce moment-là au directeur de la SOPEM, au domicile privé de ce dernier.
  
  Le faciès du Suisse se rembrunit.
  
  - Curieuse coïncidence, murmura-t-il en regardant de nouveau la photo. De quoi suspectez-vous ce Farad ?
  
  - Nous avons de bonnes raisons de croire que c'est un des patrons de l'OSI... Vous voyez ce que cela donne, je suppose ? Hamed Farad, Jacob Regger, Katia Klein, Abdou Noussa et la fille Parelli, tout cela se tient très bien. Et je vous ferai remarquer que tout cela ne fait que confirmer, point par point, les hypothèses que j'avais formulées dès le début de cette affaire. A l'instant même où j'ai appris l'assassinat du Sénégalais Lamine Dissoulou, à Paris, j'ai eu la conviction absolue que c'était un coup de l'OSI.
  
  Cette fois, Bartel parut franchement embarrassé.
  
  - En somme, grommela-t-il, vous arrivez à la conclusion que Jacob Regger est impliqué dans l'histoire?
  
  - Et comment ! Vous n'allez tout de même pas nier l'évidence! Cette photo que vous avez sous les yeux prouve bien que Regger et Farad entretiennent des rapports directs.
  
  - Sans doute, mais elle ne prouve pas que ces deux hommes ont un lien quelconque avec le rapt des filles Lisso. Vous vous basez sur de vagues supputations, en fait.
  
  Coplan, défrisé, resta un instant silencieux. Puis, retrouvant son calme habituel, il murmura en souriant :
  
  - Vous avez peut-être raison. Je m'emballe sur une intuition et j'extrapole. Vous, par contre, vous voyez partout des coïncidences surprenantes. Nous sommes quittes.
  
  Il alluma une Gitane, souffla un nuage de fumée.
  
  - Qu'est-ce qui vous chiffonne, Bartel ? demanda-t-il subitement en dévisageant son interlocuteur. Quand je vous ai téléphoné, vous vous prépariez à me rendre visite. Pourquoi ?
  
  - Pour vous parler de Jacob Regger.
  
  - Sans blague ? lâcha Coplan, égayé. C'est encore une coïncidence, si je comprends bien ?
  
  - Hier, quand vous m'avez suggéré d'installer une surveillance autour des directeurs de la SOPEM, je vous ai fait observer qu'il s'agissait d'une firme honorable. Vous m'avez rétorqué aussitôt que les organisations clandestines utilisaient toujours des firmes honorables pour se camoufler. Bref, je me suis fait apporter le dossier de la SOPEM et j'y ai découvert une chose qui m'a impressionné, je l'avoue. Jacob Regger est fiché comme correspondant occasionnel de la section financière de nos services secrets fédéraux.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Ah! laissa-t-il tomber. Voilà un autre son de cloche, en effet. Ce n'est donc pas un profane en matière d'espionnage ?
  
  - N'exagérons rien. Il ne s'agit pas vraiment d'espionnage. Mais enfin, il est au mieux avec le conseiller Klimmer qui s'occupe essentiellement des fraudes fiscales, des trafics de devises et de quelques autres problèmes financiers épineux.
  
  - Ce qui signifie qu'il est protégé par ce Klimmer ?
  
  - Oui, et le conseiller Rolf Klimmer n'est évidemment pas le premier venu. C'est un personnage important sur le plan fédéral. Il a le bras long.
  
  Coplan, songeur, écrasa sa cigarette dans un cendrier posé sur le bureau.
  
  - Écoutez, Bartel, articula-t-il, grave et pensif, je crois qu'il est indispensable que nous accordions nos violons. Que voulez-vous me demander exactement ? De ménager Jacob Regger ? De laisser tomber mes investigations ? Il faut me dire franchement votre pensée, parce que du train où vont les choses, ça pourrait faire de la casse.
  
  - Non, je ne vous demande ni d'interrompre votre enquête ni de ménager qui que ce soit. Je vous l'ai dit et je vous le répète, on m'a confié la mission de tirer l'affaire Lisso au clair et on m'a fait comprendre que je devais réussir. Par conséquent, je vous réitère mon appui total pour vider cet abcès. C'est mon intérêt. Ce que je vous demande, c'est de faire preuve du maximum de prudence avant d'impliquer formellement Regger. Et de me prévenir si sa complicité vous paraît indiscutable.
  
  - Bon, d'accord, accepta Francis. Je vous ai exposé la situation : Jacob Regger est l'amant de Katia Klein ; Katia Klein dirige une pension de famille dont l'un des clients, Abdou Noussa, possède la machine à écrire sur laquelle ont été tapées les lettres de chantage adressées à Lisso, et ce Noussa a comme maîtresse une étudiante qui, arrivée à Genève, est aussitôt conduite au domicile privé de Gérard Cervona, directeur adjoint de la SOPEM. Par ailleurs, avant même de savoir ce qui allait se passer ici, je vous avais remis une liste de suspects sur laquelle figurait Hamed Farad. Et que voit-on tout à coup ? Hamed Farad en visite chez Regger !... Voilà, vous avez le schéma complet. Vous êtes policier, à vous d'établir vos déductions.
  
  Bartel baissa la tête et s'abîma dans ses réflcxions.
  
  - Je reconnais que c'est accablant pour Regger, émit-il finalement d'une voix sourde. Je pourrais évidemment alerter le conseiller Klimmer, lui demander son avis personnel au sujet de Jacob Regger, mais c'est une arme à double tranchant.
  
  - Ne faites surtout pas cela ! jeta Coplan avec vivacité. Nous n'en sommes qu'au début de nos surveillances ; nos présomptions sont encore un peu fragiles. Les jours qui viennent nous apporteront probablement d'autres éléments et nous y verrons plus clair. Si nous retrouvons la piste de Noussa, ce dont je doute, je l'avoue ou si nous parvenons à épingler le soi-disant Peter Schalck, nous aurons des informations complémentaires qui seront peut-être déterminantes. Mais, en tout état de cause, ce ne serait pas la première fois qu'un honorable correspondant (Collaborateur bénévole d'un service de renseignement) profiterait des appuis dont il dispose pour jouer le double jeu.
  
  - Si c'était le cas, nous serions obligés d'agir avec beaucoup de doigté. Klimmer est un homme coriace.
  
  - N'ayez aucune crainte à ce sujet-là, Bartel. Quand on a une longue carrière d'agent secret derrière soi, je parle de moi, c'est une chose dont on tient toujours compte au moment de faire un bilan : du doigté, encore du doigté, toujours du doigté.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan, changeant de ton et de sujet pour créer une diversion, reprit, amical :
  
  - J'aimerais bien rencontrer le collègue qui a pris cette photo de Farad. Croyez-vous que ce soit possible ?
  
  - Oui, probablement. Mais pourquoi?
  
  - La qualité de ce travail me renverse. Et c'est toujours intéressant de rencontrer un as dans le métier. Intéressant et profitable.
  
  - Montrez-moi le cliché. Il doit y avoir un numéro de référence. Je vais téléphoner à la centrale.
  
  L'agent spécial en question, le nommé Haren, ne devait reprendre son service qu'à 23 heures. Il promit de passer à la rue de Monthoux.
  
  Bartel, avec un rien de vanité, commenta :
  
  - Les profanes s'imaginent que la Suisse excelle uniquement dans la fabrication des montres et du chocolat. En réalité, nous avons bien d'autres cordes à notre arc. Notamment, la photo. Nos écoles de photographes sont parmi les meilleures du monde.
  
  - Vous êtes modeste, railla Coplan. Les deux mamelles de la Suisse, c'est le secret bancaire et le Renseignement.
  
  
  
  
  
  Hans Haren, un jeune Zuricois de vingt-cinq ans, petit et maigre, s'amena rue de Monthoux vers 22 h 15. Vêtu d'une gabardine noire, les cheveux mal peignés, le visage assez pâle, il ne payait pas de mine. Un metteur en scène de cinéma n'aurait jamais pensé à un type de ce genre pour incarner un agent secret.
  
  Coplan commença par le féliciter pour la photo de Hamed Farad.
  
  Puis, sur un ton cordial :
  
  - Je ne vous demande pas de me livrer vos trucs de métier, bien entendu, mais enfin, entre professionnels, on peut s'aider. Comment faites-vous pour réussir des instantanés pareils sans attirer l'attention.
  
  - Oh, vous savez, c'est une question d'habitude. Quand nous surveillons une maison, nous partons toujours du principe que les occupants de cette maison ont peut-être un dispositif de protection. Par conséquent, nous nous arrangeons pour ne jamais nous trouver dans le champ de vision de caméras éventuelles. C'est l'enfance de l'art. La photo de Farad, je l'ai prise au téléobjectif. J'étais planqué dans un camion qui stationnait à quarante mètres de la maison de Jacob Regger.
  
  - Quelle impression ce type vous a-t-il faite?
  
  Haren parut tomber des nues.
  
  - Franchement, je suis tout à fait incapable de répondre à votre question. Vous comprenez, je n'ai même pas regardé le bonhomme. Je ne m'occupais que du réglage de mon appareil.
  
  Et il donna à Coplan des tas de précisions purement techniques : focale, temps d'exposition, etc.
  
  Cette conversation fit naître une idée dans l'esprit de Coplan. Il y avait peut-être un moyen de savoir à quoi s'en tenir au sujet du rôle de Farad dans cette affaire.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, Coplan fit part de son idée à son adjoint. Mais Fondane ne se montra pas très chaud. Esquissant une moue, il murmura :
  
  - Sincèrement, je trouve que votre idée est un peu prématurée. Nos camarades suisses font un boulot considérable et votre initiative risque de les gêner.
  
  C'était vrai, les renseignements rassemblés par les services secrets helvétiques continuaient à affluer. La prodigieuse machine qui tournait à plein régime, dans l'ombre et le silence, produisait des informations de plus en plus précises, de plus en plus complètes.
  
  Ainsi, la fiche concernant le nommé Jacky Bellait, l'homme qui avait réceptionné Émilie Parelli à son arrivée à Genève, donnait des indications intéressantes. Notamment, les dates de ses fréquents aller et retour Paris-Genève. Ces voyages n'avaient rien d'insolite en fait, puisque Bellait travaillait en France pour la SOPEM. Mais Coplan remarqua néanmoins que le nommé Jacky Bellait s'était trouvé à Paris au moment de l'assassinat de Lamine Dissoulou.
  
  Ce même jeudi, vers 15 heures, Coplan fut avisé par ses collègues helvétiques que le directeur adjoint de la SOPEM, Gérard Cervona, venait de se rendre au domicile de Farad en compagnie d'Émilie
  
  Cette nouvelle l'incita à revenir à son idée.
  
  - II n'y a pas de doute, expliqua-t-il à Fondane, Hamed Farad parait bien être le pivot de toute l'histoire. Tout tourne autour de lui. Je crois que je vais tenter mon expérience. Au lieu de me morfondre entre les quatre murs de ce bureau, je préfère agir.
  
  Fondane grommela :
  
  - Je sais que vous êtes un adepte de la méthode qui consiste à se jeter dans la gueule du loup, mais, à votre place, je me méfierais. C'est comme ça qu'on finit par se faire croquer.
  
  - Qui ne risque rien n'a rien.
  
  - Je ne vois pas très bien ce que ce test peut vous apporter de décisif.
  
  - Une confirmation capitale : la collusion Regger-Farad dans la vaste manœuvre lancée contre Dakar.
  
  - Et comment obtiendrez-vous cette confirmation ?
  
  - En partant de l'hypothèse que le petit photographe Haren a formulée hier soir, à savoir que le domicile d'un suspect peut comporter un dispositif de surveillance. Si c'est le cas, mon apparition dans les parages de la maison de Farad doit forcément provoquer une réaction de cet Égyptien.
  
  - Pourquoi ?
  
  Coplan eut un sourire.
  
  - Parce que si mes calculs sont justes, Hamed Farad me connaît.
  
  - Vous ne l'avez jamais rencontré, que je sache ?
  
  - Non, bien sûr. Mais Katia Klein a eu mon passeport entre les mains pendant douze heures. Si elle a fait rephotographier mon portrait, elle a pu remettre des épreuves à son amant Jacob Regger. Et la liaison Regger-Farad est une chose prouvée.
  
  Cette fois, Fondane avait saisi.
  
  - Oui, dit-il, j'avais perdu de vue que vous aviez dû confier votre passeport à la directrice de la pension des Oliviers quand vous vous êtes installé chez elle. Mais maintenant, ça y est, j'ai pigé, le mécanisme de votre stratagème.
  
  - Tu me couvriras à distance, reprit Francis, déjà survolté rien qu'à la perspective de passer à l'action. En cas de filature, tu seras là pour identifier mon suiveur. Et, le cas échéant, pour assurer ma protection si tu as l'impression que je suis en danger.
  
  Coplan confia ses instructions à l'opérateur suisse qui était de garde dans le bureau.
  
  - Je serai de retour dans deux heures, stipula-t-il. Si Bartel m'appelle, dites-lui que je me mettrai en rapport avec lui dès mon retour ici. Et s'il y a des messages, notez-les.
  
  Sur ce, les deux agents du SDEC se mirent en route.
  
  Au volant de la voiture louée par Coplan, ils prirent la direction du quartier de Belmont. C'était là, rue Agasse, à quelques centaines de mètres du croisement de l'avenue de l'Amandolier, que l'Égyptien Farad occupait une belle maison blanche située à front de rue.
  
  La Fiat fut abandonnée au commencement de l'avenue Weber. Coplan, seul, d'un pas très dégagé, se dirigea alors vers la rue Agasse.
  
  Fondane lui laissa prendre une bonne avance avant de se placer dans son sillage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Au grand désappointement de Coplan, l'expérience se révéla négative.
  
  Après quatre passages devant la maison de Farad, passages accompagnés de regards appuyés vers la façade de l'immeuble, Francis emprunta l'itinéraire convenu avec Fondane et poursuivit sa promenade sans se retourner.
  
  Mais, au bout d'un quart d'heure, Fondane mit fin à sa contre-filature et il rejoignit son chef au carrefour de la route du Chêne.
  
  - C'est un fiasco, annonça-t-il, dépité. Personne n'a manifesté le moindre intérêt pour vous.
  
  - Tant pis, dit Coplan, déçu mais philosophe. J'ai parié, j'ai perdu. Mais j'avoue que cela m'étonne.
  
  Ils retournèrent à la rue de Monthoux.
  
  En réalité, l'expérience n'avait pas été négative. La présence de Coplan devant la maison de Farad n'était nullement passée inaperçue, car il y avait bel et bien des caméras automatiques installées pour protéger les abords immédiats de la maison de l'Égyptien. Et celui-ci, lorsqu'il visionna les films, vers 19 heures, changea de figure.
  
  - Pas possible ! lâcha-t-il, à la fois inquiet et furieux. C'est le flic français qui avait pris pension chez Katia !
  
  Son sang ne fit qu'un tour. Il se précipita vers son téléphone, empoigna le combiné, commença à faire le numéro du correspondant qu'il voulait appeler. Mais, se ravisant, il colla brutalement le combiné sur la fourche de l'appareil.
  
  Ce n'était plus le moment de faire des bêtises. Ces satanés Suisses, avec leur manie bien connue de brancher les téléphones des diplomates étrangers sur une table d'écoute, allaient peut-être capter cet appel.
  
  Car maintenant, tout devenait possible. La présence de ce policier français n'était sûrement pas le fait du hasard.
  
  Très affecté par cet événement, Farad essaya de dominer ses nerfs pour réfléchir calmement. Les yeux fermés, le front dans la main, il concentra son esprit.
  
  En vain. Il n'y avait aucun fait qui pût expliquer d'une façon plausible comment ce flic avait pu remonter la filière.
  
  Hamed Farad, homme d'action et stratège, n'avait pas peur de regarder les réalités en face.
  
  Il enfila promptement sa veste et son manteau, donna des instructions aux domestiques qui gardaient la maison, sauta dans sa Mercedes et fila chez Regger.
  
  Devenu prudent, il se gara assez loin du Chemin des Cottages et il fit le restant du trajet à pied, en ayant soin de surveiller les parages. N'ayant rien remarqué d'insolite, il sonna chez Regger.
  
  En reconnaissant le visiteur nocturne, Jacob Regger s'exclama :
  
  - Tiens! Voilà une surprise ! Vous auriez pu téléphoner, non ? A quelques minutes près, vous me manquiez!
  
  - Je me méfie du téléphone, grommela Farad.
  
  Quand il pénétra dans la salle de séjour, il fut contrarié en voyant Katia Klein, assise dans un fauteuil, une cigarette à la main.
  
  - Bonsoir, dit-il, revêche.
  
  - Bonsoir, répondit-elle, non moins froide. Intuitive, elle avait immédiatement senti la réaction de l'Égyptien. Elle se leva :
  
  - Je vous laisse, fit-elle. Puis, s'adressant à son amant :
  
  - Je t'attends au Petit Pont. Je prendrai un scotch en guise d'apéritif.
  
  Mais Hamed Farad, changeant d'attitude, prononça :
  
  - Je vous en prie, restez avec nous. Ce que j'ai à raconter vous intéresse aussi.
  
  Il sortit les instantanés tirés d'après les films des caméras qui protégeaient son domicile, les tendit à Jacob Regger en grinçant
  
  - Le monde est petit. Regardez la tête de cet individu qui se promène autour de ma maison.
  
  Le Suisse prit les épreuves.
  
  Pour une fois, il perdit sa belle assurance.
  
  - Nom de D...! lâcha-t-il, effaré. Ce n'est pas vrai! Le flic parisien !
  
  Katia Klein, les traits altérés, vint examiner à son tour les images.
  
  - J'en étais sûre ! siffla-t-elle, mauvaise. Farad le prit mal.
  
  - Vous étiez sûre de quoi ? lança-t-il, agressif.
  
  - J'avais prévenu. Jacob, répliqua-t-elle. Je l'avais mis en garde. Quand j'ai vu cet homme, ce Coplan, j'ai su d'instinct que c'était un individu très dangereux. Je savais que nous allions à la catastrophe.
  
  Farad tourna vers Regger un regard interrogateur. Le Suisse, qui s'était ressaisi, marmonna de sa voix douce et feutrée
  
  - Du calme, du calme, ne nous emballons pas. Essayons d'abord d'y voir clair.
  
  Katia, avec une mauvaise foi typiquement féminine, jeta
  
  - C'est tout vu, non ? Malgré toutes mes recommandations, tu n'as pas voulu modifier tes projets. Eh bien, voilà le résultat, ce Coplan est en train de nous posséder !
  
  - Pour l'amour du ciel, Katia, contrôle tes nerfs, soupira le Suisse. Les manigances de ce flic français méritent évidemment d'être étudiées avec la plus extrême attention, mais nous n'avons aucune raison de nous affoler.
  
  A Farad, lui désignant un siège :
  
  - Donnez-vous la peine de vous asseoir, cher ami. Un jus de fruit ?
  
  - Un whisky, maugréa l'Égyptien, oubliant ses préceptes religieux.
  
  Tout en servant son visiteur, Jacob Regger reprit :
  
  - La première chose à faire, c'est d'analyser la situation. Nous verrons bien s'il y a une faille quelque part, ce qui me paraît peu probable...
  
  Il servit également un scotch à sa maîtresse et il se versa un verre de bourbon.
  
  Son verre dans la main, il prit place dans un fauteuil.
  
  - Reprenons les faits dans leur ordre chronologique, émit-il posément. Nous avions prévu que la police française découvrirait rapidement la piste d'Abdou Noussa et qu'elle enverrait un inspecteur pour mener une enquête au sujet des messages du PRIAN. Tout s'est passé selon nos prévisions et nous avons eu la preuve que ce policier avait prélevé des échantillons de frappe de l'Erika utilisée par Noussa. Le brusque départ de ce dernier a tranché la piste, comme nous le désirions, et le policier français est rentré à Paris. A l'heure actuelle, toutes les polices recherchent Noussa. Mais nous savons que ces recherches n'aboutiront jamais... Personnellement, toute cette combinaison me semble inattaquable.
  
  Farad et Katia ne bronchèrent pas. Regger poursuivit :
  
  - Sauf erreur de ma part, aucun élément ne permet d'établir un lien entre la pension des Oliviers et le domicile du diplomate égyptien Hamed Farad. Tournez cela comme vous voulez, c'est formel.
  
  - Et pourtant, ricana Farad, la réalité est là ! Votre raisonnement est parfait, mais une caméra ne raisonne pas, elle, elle photographie ce qu'elle voit !
  
  - Certes, admit Regger. Mais c'est peut-être de votre côté qu'il faut chercher la faille, après tout ?
  
  Farad, les yeux étincelants, grogna :
  
  - Que voulez-vous insinuer ?
  
  - Je n'insinue rien du tout, je réfléchis. Une fausse manœuvre dans votre secteur peut seule expliquer la soudaine réapparition de ce policier français. Je vous ferai d'ailleurs remarquer que ce n'est pas autour de la pension des Oliviers qu'il rôde, c'est autour de votre domicile.
  
  - Impossible, décréta l'Égyptien, catégorique. J'ai étudié le problème sous tous les angles et je suis sûr qu'aucune erreur n'a été commise. Du reste, mes hommes connaissent leur métier.
  
  Jacob Regger, qui était loin d'être bête, murmura comme s'il exprimait à voix haute le cheminement de sa pensée :
  
  - Je ne mets pas la compétence de vos collaborateurs en doute, mais je maintiens mon hypothèse. C'est dans votre secteur qu'un raté s'est produit. Et maintenant que j'y repense, c'est vous-même qui m'avez mis la puce à l'oreille, Farad.
  
  - Moi?
  
  - Parfaitement. Vous m'avez signalé que Noussa, malgré la surveillance de Peter Schalck, s'était débrouillé pour envoyer un message à Émilie Parelli.
  
  - Et alors?
  
  - Mais tout est très clair à présent. Vous pensez bien que la Sûreté française, au cours de son enquête, n'a pas tardé à découvrir que Noussa couchait avec une étudiante nommée Parelli. Que font les flics dans ce cas-là ? Ils surveillent le courrier de la fille en question. C'est l'A.B.C. du métier. La lettre de Noussa a sans doute été interceptée au passage puis remise dans le circuit. Mais Émilie Parelli a été surveillée en permanence et c'est elle qui a conduit ce Coplan chez vous.
  
  - Vous oubliez une chose capitale, rétorqua Farad. Émilie Parelli était couverte à son arrivée à Genève. Si elle avait été prise en filature, mes hommes l'auraient vite vu. Or, ils ont été unanimes sur ce point : personne ne s'est intéressé à la fille.
  
  Katia grommela, acide :
  
  - En somme, tout va bien. Nous sommes tous infaillibles et vos collaborateurs ne se trompent jamais. Nous pouvons en conclure que ce Coplan s'est promené tout à fait par hasard dans votre rue.
  
  - Ce n'est pas le moment de plaisanter, grinça Farad.
  
  - Car vous croyez que je plaisante ? fit la jeune femme en écrasant sa cigarette dans un cendrier posé près d'elle.
  
  Hamed Farad, amer, but une gorgée de whisky. Puis, d'une voix revêche, il articula :
  
  - De toute façon, cela ne sert à rien d'épiloguer sur ce problème. Ce qu'il faut, c'est prendre une décision.
  
  Regger le regarda d'un air faussement candide et demanda :
  
  - Laquelle ?
  
  - Pour commencer, il faut absolument localiser ce policier. Quand nous saurons dans quel hôtel il habite, nous le ferons surveiller. S'il est seul, nous prendrons les mesures qui s'imposent.
  
  Regger prononça avec une pointe d'aigreur :
  
  - Je finirai par croire que la panique obnubile votre cerveau, Farad. Vous savez bien qu'un flic n'est jamais seul. Si vous vous attaquez à lui, vous aurez toute la Sûreté française sur le dos. C'est alors que vous serez réellement en danger.
  
  - Vous ne vous figurez tout de même pas que je vais laisser ce type tourner autour de moi sans réagir ?
  
  - Réagir est une chose, faire l'imbécile en est une autre.
  
  Il y eut de l'électricité dans l'air. Farad, insulté mais impressionné, pâlit imperceptiblement.
  
  - Faire l'imbécile ? répéta-t-il.
  
  Comme tout le monde, il se méprenait au sujet de Regger et il était dupe de l'apparence bonhomme du Suisse. Mais Regger était un homme foncièrement brutal et dur. Il le montra.
  
  - Mettons-nous bien d'accord, Farad, siffla-t-il en s'extrayant de son fauteuil.
  
  Redressant sa haute stature de géant, il s'avança et il se posta devant l'Égyptien.
  
  - Nous avons conclu un accord qui concernait votre manœuvre politique dirigée contre le Sénégal et j'ai rempli tous mes engagements. Vous m'avez payé le prix convenu, nous sommes donc quittes. Maintenant, il se trouve qu'un danger tout à fait imprévu se présente : apparemment, la police française tourne autour de vous. A qui la faute ? A vous, et à vous seul, je suis affirmatif sur ce point. Seulement, méfiez-vous, vous n'êtes pas seul en cause. Nous sommes embarqués sur la même galère. Quand vous me dites que vous allez prendre les mesures qui s'imposent, je vous vois venir. Or, il n'est pas question, vous m'entendez, de lancer vos truands aux trousses d'un policier français en mission dans mon pays. S'il s'avère indispensable de trancher dans le vif, c'est moi qui prendrai la décision, pas vous. C'est trop facile.
  
  Estomaqué, l'Égyptien marmonna :
  
  Qu'est-ce qui est trop facile ?
  
  - De faire sauter la baraque et de foutre le camp ! jeta Regger, agressif. Je ne suis pas comme vous, moi I Je ne suis pas un nomade. Je ne plie pas ma tente quand l'orage arrive. Je suis un citoyen de ce pays, j'ai pignon sur rue et j'entends bien rester ici. Par conséquent, tenez-vous tranquille et laissez-moi régler cette affaire.
  
  Farad comprit que la colère de son interlocuteur était redoutable et qu'il valait mieux filer doux.
  
  - Bon, ne vous fâchez pas, soupira-t-il. Dites-moi ce que je dois faire.
  
  - Première chose : mettre vos activités en sommeil. Nous reparlerons de l'affaire de la Côte-d'Ivoire quand la tempête sera passée. Deuxième chose : poursuivre d'une façon normale vos tâches de diplomate. Sauver les apparences, c'est important. Enfin, troisième chose, donner des instructions à vos collaborateurs pour qu'ils ne sortent pas de l'ombre jusqu'à nouvel ordre. Le reste, je m'en charge. Comme vous le savez, j'ai des appuis en haut lieu et je sais où je dois m'adresser quand j'ai besoin d'un coup de main pour sortir d'une mauvaise passe.
  
  
  
  
  
  Dès le lendemain matin, un peu après 10 heures, Jacob Regger se faisait annoncer au bureau du conseiller Klimmer.
  
  Klimmer était un homme de soixante-deux ans, grand et gros, au visage marqué, aux cheveux presque blancs, aux yeux gris soulignés de poches bleuâtres.
  
  - Bonjour, Regger, fit-il, cordial. Vous êtes en avance sur notre rendez-vous habituel, à ce que je vois.
  
  - En effet, mais comme j'avais deux bonnes raisons pour anticiper ma visite, je me suis permis de vous déranger.
  
  - Vous ne me dérangez jamais, cher ami.
  
  Regger, tout miel, sortit de la poche intérieure de son manteau deux liasses de billets de banque.
  
  - Voici ma première raison, murmura-t-il en souriant.
  
  Le conseiller Klimmer, avec une aisance et un naturel dignes d'un grand seigneur, fit disparaître l'argent dans le tiroir central de sa table de travail.
  
  Sans un merci, sans le moindre commentaire.
  
  Regger reprit :
  
  - Ma deuxième raison est un peu spéciale... J'ai appris qu'un policier français, un certain Francis Coplan, opérait actuellement à Genève. Je voudrais des renseignements sur cet homme et sur la mission qu'il accomplit ici. Voici la photo de l'individu.
  
  Klimmer, le masque impassible, regarda la photo, la déposa sur sa table, prit un stylo et un bloc-notes.
  
  - Voulez-vous me rappeler son nom ? dit-il.
  
  - Francis Coplan.
  
  - De quoi s'occupe-t-il?
  
  - C'est précisément ce que je voudrais savoir.
  
  - Avez-vous quelques précisions à me fournir ?
  
  - Pas grand-chose. Je sais que ce policier a séjourné pendant une semaine à Lausanne, qu'il a regagné la France et qu'il est revenu tout récemment à Genève.
  
  - Vous craignez des ennuis?
  
  - Pas directement, mais un de mes clients pourrait être visé.
  
  - Eh bien...
  
  Le sexagénaire consulta sa montre.
  
  - ... revenez un peu avant midi, je vais m'informer.
  
  - Merci d'avance.
  
  Regger se retira. A l'heure dite, il se présenta derechef et il fut reçu sans délai par le conseiller.
  
  - J'ai vos renseignements, dit celui-ci. Il y a effectivement un agent spécial français qui coopère actuellement avec nos services de la Sûreté fédérale. Mais vous n'avez pas à vous inquiéter, il ne s'agit pas de votre firme ni de vos correspondants. Cet agent mène des investigations au sujet d'une affaire criminelle qui semble avoir eu des prolongements chez nous mais dont l'origine est du ressort de la justice française.
  
  - Quelle affaire ?
  
  - L'assassinat d'un diplomate africain... Nous ne sommes pas concernés par ce crime, je vous le répète. En revanche, il y a eu sur notre territoire une tentative de chantage qui a failli tourner à la tragédie. Les deux enfants d'un autre diplomate africain avaient été kidnappées dans une institution privée de Rolle. Tout s'est bien terminé, Dieu merci.
  
  - J'aurais aimé savoir où le policier français était descendu.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Lors de son précédent séjour, il avait séjourné chez mon amie, Mme Klein, à la pension des Oliviers, à Lausanne. Il y a oublié un vêtement et mon amie voudrait le lui restituer.
  
  - A titre tout à fait confidentiel, ce policier a été installé par nos soins dans un des Q.G. clandestins de la Sûreté fédérale, rue de Monthoux.
  
  - C'est là qu'il loge ?
  
  - Oui.
  
  - Quel numéro, rue de Monthoux?
  
  Klimmer consulta des notes griffonnées sur un feuillet.
  
  - 411, dit-il. Bien entendu, c'est un secret. Je compte sur votre discrétion.
  
  - Merci, fit Regger, souriant.
  
  - N'allez surtout pas lui rendre visite à cette adresse pour lui restituer le vêtement qu'il a oublié à Lausanne. Ce serait une gaffe de belle taille. Renvoyez-lui plutôt ce vêtement à Paris par la poste.
  
  - Oui, bien sûr, promit Regger.
  
  Les deux hommes se regardèrent. Ils n'étaient dupes ni l'un ni l'autre des paroles qu'ils venaient d'échanger. Klimmer savait très bien que Regger menait des activités clandestines pas toujours orthodoxes. Et Regger savait que Klimmer savait, puisqu'il le payait pour avoir son aide discrète dans ces activités marginales.
  
  Au moment où Regger allait prendre congé, Klimmer lui demanda incidemment :
  
  - Je suppose que vous n'êtes pas mêlé au kidnapping des deux filles Lisso ?
  
  - Absolument pas.
  
  - Tant mieux. C'est une affaire très sérieuse, vous vous en doutez. C'est un des directeurs adjoints de la Sûreté qui a pris personnellement cette affaire en main, et il a reçu les pleins pouvoirs. L'honneur de notre pays est en jeu. Je n'aurais rien pu faire pour vous dans un tel cas.
  
  - Rassurez-vous, je ne suis pas dans le coup, répéta Regger.
  
  Mais quand il remonta dans sa voiture, il abandonna le masque aimable et décontracté qu'il avait réussi à arborer durant son entretien avec le conseiller Klimmer.
  
  Comme celui-ci l'avait souligné, l'affaire pour laquelle ce Coplan opérait à Genève était très sérieuse.
  
  Regger, soucieux, inquiet même, regagna son domicile.
  
  II avait la conviction absolue que c'était à la suite d'une imprudence commise par l'équipe de Farad qu'ils en étaient là.
  
  Dans un sens, Katia ne s'était pas trompée. Les femmes ont parfois des intuitions étonnantes. Ce Coplan, elle l'avait senti d'emblée, était un type dangereux.
  
  En arrivant à sa maison, Regger y trouva sa maîtresse qui l'attendait.
  
  - J'ai pensé que tu pourrais m'inviter à déjeuner, dit-elle.
  
  - Oui, bien sûr.
  
  - Pour ne rien te cacher, j'étais trop impatiente. Quelles sont les dernières nouvelles ?
  
  - Mauvaises, laissa tomber le Suisse. Je viens de voir Klimmer et les informations qu'il m'a communiquées ne sont pas rassurantes du tout. Coplan travaille en association étroite avec la Sûreté fédérale pour élucider l'affaire du kidnapping des petites Lisso.
  
  - Klimmer va quand même intervenir, j'espère ?
  
  - Justement, non. Il m'a fait comprendre qu'il ne pourrait rien faire. La direction de la Sûreté contrôle les opérations.
  
  - Charmant.
  
  - Je me rends compte à présent que j'ai fait une boulette, maugréa Regger, sombre. Quand j'ai traité avec Farad, il m'a demandé d'engager à titre fictif son agent Jacky Bellait pour lui donner une couverture. J'ai accepté. Je n'aurais pas dû. C'est de là que les emmerdements peuvent venir. A cause de ce type, il y a un lien officiel entre l'OS I et la SOPEM.
  
  - Qu'est-ce que tu comptes faire?
  
  - Je vais réfléchir.
  
  Ils allèrent déjeuner à leur restaurant habituel, mais sans enthousiasme. Les menaces qui planaient dans l'air leur coupaient l'appétit.
  
  Quand ils quittèrent le restaurant, Katia reprit la route de Lausanne tandis que Regger, d'une cabine publique de la poste principale, passait un coup de fil à Farad pour lui fixer, en termes voilés, un rendez-vous au parc Geisendorf, où ils se rencontrèrent une demi-heure plus tard.
  
  Regger mit l'Égyptien au courant de sa démarche du matin. Et, en guise de conclusion, il prononça :
  
  - Le plus urgent, c'est que votre agent Jacky Bellait aille se mettre au vert. Qu'il disparaisse pendant un bout de temps et qu'il se tienne tranquille.
  
  - D'accord, acquiesça Farad.
  
  - Pour le reste, laissons venir les événements. Je vais me débrouiller pour faire surveiller le policier français. Nous verrons bien de quel bois il se chauffe.
  
  - Et moi ?
  
  - Vous poursuivez vos activités officielles d'une façon tout à fait normale. Si ce Coplan vous trouve suspect, il sera finalement obligé de laisser tomber en voyant que votre comportement ne justifie pas ses soupçons.
  
  - Entendu.
  
  - En cas de besoin, je vous passerai un coup de fil chez vous.
  
  
  
  
  
  Ce soir-là, seul dans sa maison, Regger continua à réfléchir au grave problème qui ne cessait de le préoccuper. C'est presque machinalement qu'il sortit de sa poche la pièce d'argent qui ne le quittait jamais.
  
  Pendant un long moment, pensif, il joua avec la pièce.
  
  Il y avait deux solutions. Élimincr Farad pour empêcher un éventuel coup de boomerang. Ou bien, éliminer le flic français.
  
  Dans les deux cas, il y avait du pour et du contre. Hamed Farad était un bon client. Et il avait derrière lui la puissance financière illimitée de l'Organisation de Solidarité Islamique. C'était l'avenir.
  
  L'exécution du Français Coplan, c'était un cataplasme sur une jambe de bois. Les investigations marqueraient un temps d'arrêt, mais elles reprendraient inévitablement. Dans la meilleure des hypothèses, on ne pouvait espérer qu'une chose : que celui qui reprendrait la mission de ce policier serait moins redoutable, moins habile, moins informé.
  
  Regger contempla d'un œil absent la pièce d'argent logée dans la paume de sa main droite.
  
  Puis, subitement résolu, il murmura à mi-voix :
  
  - Pile, c'est Farad. Face, c'est Coplan.
  
  Il lança la pièce en l'air, la laissa retomber dans le creux de sa paume.
  
  Face.
  
  Le dieu hasard avait donné son verdict : il fallait éliminer le flic.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Bartel, l'un des directeurs adjoints de la Sûreté fédérale helvétique, s'amena vers 22 heures, à l'improviste, à la rue de Monthoux.
  
  Coplan se montra surpris de cette visite.
  
  - Vous faites des heures supplémentaires, ma parole? plaisanta-t-il.
  
  - La vérité, avoua Bartel, c'est que j'avais mauvaise conscience. J'étais rentré chez moi et je ne pensais pas venir... Mais le remords a été plus fort que tout. J'ai des choses bien ennuyeuses à vous révéler.
  
  - Asseyez-vous. Je suppose que vous ne refuserez pas un drink? Je me suis offert une bouteille de scotch, figurez-vous.
  
  - Volontiers, accepta Bartel.
  
  Coplan servit à boire. Puis, ayant allumé une Gitane, il s'enquit
  
  - Alors ? Videz votre sac, puisque vous êtes tenu pour cela.
  
  - Le conseiller Klimmer a pris discrètement des informations au sujet de la présence à Genève d'un policier français nommé Coplan.
  
  - Sans blague ?
  
  - C'est une confirmation assez fâcheuse de votre hypothèse, je suis bien obligé de le reconnaître.
  
  - Quel prétexte Klimmer a-t-il donné pour justifier sa démarche ?
  
  - Je n'en sais rien. Ce n'est pas moi qui ai reçu la visite du conseiller, c'est mon directeur. Vous comprenez, cela se passe au niveau le plus élevé de la hiérarchie. Toujours est-il que le fait est là.
  
  - Et votre directeur a marché ?
  
  - Ben dame, mettez-vous à sa place. Primo, mon directeur n'est pas au courant de vos soupçons. Secundo, un conseiller n'est pas un personnage qu'on rembarre. Bref, Klimmer sait que vous travaillez en coopération avec nous et que vous avez été installé par nos soins dans ce Q.G. ici.
  
  - Formidable! s'exclama Francis, visiblement ravi.
  
  - On dirait que cela vous fait plaisir ? s'étonna Bartel.
  
  - Oui, je ne m'en cache pas. Figurez-vous que j'avais eu l'idée de tenter une expérience pour sonder le terrain. Je croyais qu'elle n'avait rien donné, mais vos paroles me prouvent que je m'étais trompé. Mon test a été positif.
  
  - Quel test ?
  
  - Je me suis baladé devant la maison de Farad en affichant ostensiblement un certain intérêt pour son domicile.
  
  - Quel était votre but?
  
  Coplan expliqua comment cette idée lui était venue et pour quel motif précis il avait procédé à cette manœuvre.
  
  - En définitive, conclut-il, mon calcul était bon.
  
  - On vous a remis les rapports de la journée ? demanda le policier suisse.
  
  - Oui. Je m'étais d'ailleurs interrogé à ce sujet. D'après les agents de la surveillance, Farad et Regger ont été très actifs depuis hier. Maintenant je sais pourquoi.
  
  Bartel but une gorgée de scotch. Puis, comme s'il hésitait encore, il questionna :
  
  - Vous ne devinez pas pourquoi je me suis finalement décidé à venir vous voir à cette heure-ci ?
  
  - Non.
  
  - Parce que je me fait du souci pour vous.
  
  - Trop aimable.
  
  - Ne vous méprenez pas. Je me fais du souci parce que ma responsabilité est engagée. La démarche de Klimmer m'inquiète. Si ce puissant personnage est de mèche avec le tandem Regger-Farad, votre vie est peut-être en danger.
  
  - Oh, vous savez, le risque est mon métier !
  
  - Je n'en doute pas, mais je pense à ma position. S'il devait vous arriver un malheur, ma carrière en pâtirait.
  
  - Et alors ? Voyez-vous un remède ?
  
  - Oui.
  
  - Je vous écoute.
  
  - J'ai longuement médité cette histoire et j'ai l'intention de m'organiser pour vous protéger.
  
  - Votre sollicitude me touche, mais j'ai l'impression que vous vous faites des illusions. Mes adversaires sont plus forts que vous. Grâce à Klimmer, ils ont la possibilité de déjouer vos plans.
  
  - Sauf si j'agis de ma propre initiative.
  
  - C'est-à-dire ?
  
  - Je vais mobiliser une de mes équipes à l'insu de mes supérieurs.
  
  - Pour me protéger?
  
  - Oui.
  
  - Vous vous exposez à recevoir un blâme.
  
  - Non, j'ai bien réfléchi. Si rien ne se produit, personne ne saura que j'ai donné des instructions personnelles à mes hommes. Et si nous avons un coup dur, on me félicitera d'avoir pris les dispositions utiles.
  
  - Pour parler d'une façon concrète, comment voyez-vous cette protection ?
  
  Bartel exposa son plan. De toute évidence, il l'avait mûri avec soin. Six hommes de la Sûreté suisse, des spécialistes bien entraînés, dotés d'un matériel ultra-perfectionné, allaient se consacrer exclusivement à la surveillance des abords de l'immeuble de la rue de Monthoux.
  
  - De cette façon, expliqua Bartel, nous serons parés si le clan Regger tente un mauvais coup. Et si vous me promettez de faire preuve vous-même d'un maximum de prudence, d'un maximum de vigilance, je pourrai dormir sur mes deux oreilles.
  
  - Comptez sur moi, dit Coplan.
  
  En fait, cette initiative de Bartel l'arrangeait admirablement. Si le test auquel il s'était livré en direction de Farad devait avoir des répercussions, l'équipe spéciale de Bartel ne manquerait pas de s'en apercevoir.
  
  
  
  
  
  Quarante-huit heures plus tard, le directeur adjoint de la SOPEM, le nommé Gérard Cervona, alias M. Gérard, ramenait à Genève, en voiture, Paolo Giovanne, alias TEX, qu'il était allé chercher à Camperio, un petit patelin du val de Lucomagno, en Suisse italienne, où le dit Giovanne était installé comme artisan maçon.
  
  De prime abord, TEX ne s'était pas montré très chaud pour ce nouveau travail que l'Organisation voulait lui confier. Primo, il n'aimait pas tellement s'attaquer à un flic. Secundo, les éléments de base de l'affaire lui paraissaient fragiles. Tertio, enfin, il estimait que cette mission était trop rapprochée de la précédente. En principe, une ou deux interventions par trimestre lui semblaient une limite à ne pas dépasser.
  
  Mais M. Gérard avait su se montrer persuasif. D'une part, il avait souligné l'importance de ce boulot pour l'avenir de l'Organisation. D'autre part, il avait triplé le montant de la prime.
  
  Bref, Paolo se retrouva casé au rez-de-chaussée d'un vieil immeuble de la rue du Môle, dans le quartier des Pâquis, non loin de la rue de Monthoux.
  
  Cet immeuble, propriété personnelle de Cervona, qui plaçait tout son argent dans la pierre, était destiné à la démolition, car Cervona projetait de le remplacer par un building moderne à usage locatif.
  
  Paolo, solitaire comme à son habitude, commença par dresser son plan tactique. Topographie du quartier, minutage de la distance qui séparait la rue du Môle de la rue de Monthoux, etc. La photo que lui avait remise M. Gérard ne lui plaisait guère. C'était une photo figée, posée. Elle pouvait servir pour identifier la cible, évidemment, mais Paolo se promit d'en faire de meilleures. Et, surtout, de repérer la voiture utilisée par ce flic nommé Coplan.
  
  Il entamerait ses préparatifs dès que M. Gérard lui aurait livré la Volkswagen dont il aurait besoin pour ses surveillances.
  
  
  
  
  
  Au cours des quarante-huit heures écoulées,
  
  Coplan n'avait pas eu grand-chose à faire, car les informations fournies par la Sûreté fédérale avaient été bien maigres. Il y avait eu le départ du nommé Jacky Bellait qui avait pris un avion à destination de Nice. Puis le départ d'Émilie Parelli qui avait regagné Paris en train. Et c'était tout.
  
  Ce calme n'étonna pas Coplan. Hamed Farad, selon toute vraisemblance, allait faire le mort pendant un certain temps.
  
  C'est alors que Coplan prit la décision de préparer son arme secrète.
  
  Il s'arrangea pour rencontrer son adjoint Fondane au cours d'une promenade sur les bords du lac, et il lui fit part de son projet.
  
  Fondane ne put s'empêcher de sourire.
  
  - Je me doutais bien que vous alliez mijoter un coup à votre manière, murmura-t-il.
  
  - Les circonstances m'y forcent, assura Francis, sérieux. Si je continue à m'en tenir aux méthodes orthodoxes de nos camarades suisses, je risque fort de tomber le bec dans l'eau. Regger et Farad disposent d'un atout formidable grâce à la complicité du conseiller Klimmer. Naturellement, les Suisses sont obligés de ménager ce Klimmer, mais moi je m'en balance. Cette fois-ci, la mafia de l'OSI ne passera pas au travers.
  
  - Tout à fait d'accord. Je vais contacter illico Philippe Jouran. Dès que nous serons prêts, je vous ferai signe.
  
  
  
  
  
  Ce lundi soir, en allant dîner dans un restaurant proche de la gare de Cornavin, Coplan, les deux mains dans les poches de son manteau, fit semblant de déambuler paisiblement, sans la moindre arrière-pensée.
  
  Néanmoins, les réflexes professionnels étant plus forts que tout, il opéra deux ou trois vérifications totalement indécelables et il eut bientôt la conviction qu'il y avait du monde dans son sillage.
  
  Il ne se trompait pas.
  
  Un petit type râblé, à la mise effacée, les yeux protégés par de grosses lunettes de myope, le suivait à distance, habilement, discrètement, adoptant une allure aussi paisble que son gibier.
  
  En revanche, le petit râblé aux lunettes ne se doutait pas du tout, lui, qu'il était pisté à son tour par deux vieilles dames qui ne le quittaient pas des yeux.
  
  Cette double filature reprit de plus belle lorsque Coplan, un peu avant 22 heures, quitta le restaurant pour rentrer à la rue de Monthoux.
  
  Mais ce n'est qu'à 22 heures 41 que le téléphone sonna dans le bureau de Francis.
  
  - Monsieur Coplan ? s'enquit une voix sèche.
  
  - Oui, c'est moi.
  
  - Je suis S.6... Je vous signale que nous avons un résultat positif. Vous avez été pris en filature par un individu qui vient de pénétrer dans un vieil immeuble de la rue du Môle. Nous allons nous consacrer à ce quidam, mais je vous recommande la prudence dans vos allées et venues.
  
  - Entendu. Et merci.
  
  
  
  
  
  Paolo Giovanne était extrêmement satisfait. Le boulot s'annonçait beaucoup plus facile que prévu. Ce flic français, comme tous les flics du monde, était si sûr de lui, si décontracté, si imbu de son invulnérabilité qu'il se promenait en toute innocence, la nuit, comme un brave bourgeois que rien ne tracasse.
  
  Inutile de finasser, pensa le tueur. L'affaire sera vite expédiée.
  
  Demain soir, s'il va au même restaurant. à la même heure, tout sera liquidé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Le lendemain, vers la fin de l'après-midi, Fondane fit savoir à son patron que les ordres avaient été exécutés. Philippe Jouran, l'agent local du SDEC, et son équipe au grand complet étaient sur le sentier de la guerre.
  
  - Dès que vous donnerez le feu vert, précisa Fondane, je transmettrai le signal à Jouran et il passera à l'action. Nous avons établi un système de liaison qui ne nous fera perdre qu'un minimum de temps. Je reste dans ma chambre d'hôtel.
  
  - Parfait, dit Coplan, satisfait. Je te ferai signe vers 23 heures au plus tard.
  
  Mais c'est Fondane qui téléphona le premier. A 20 h 10 exactement. Pour annoncer que Katia Klein venait d'arriver chez son amant, Jacob Regger, au domicile privé de ce dernier.
  
  Fondane s'enquit :
  
  - Je suppose que cela ne modifie pas votre plan ?
  
  - Absolument pas.
  
  - O. K.
  
  Effectivement, la directrice de la pension des Oliviers venait d'arriver chez Regger.
  
  Celui-ci, assez sombre, ne parut pas tellement enchanté de voir apparaître la belle Katia. Elle s'en aperçut et elle maugréa, déjà prête à mordre :
  
  - Si tu crois que c'est drôle ! Je passe ma journée à me ronger les sangs toute seule dans mon coin. Tu m'interdis d'utiliser le téléphone, tu ne viens pas me donner des nouvelles...
  
  - Des nouvelles, je n'en ai pas, répliqua-t-il. Mais j'en aurai bientôt, et j'espère qu'elles te feront plaisir.
  
  - M'étonnerait! lança-t-elle, acerbe.
  
  - J'ai pris une décision que je n'aurais sûrement pas prise si tu ne m'avais pas cassé les pieds avec ton angoisse et tes pressentiments. Donc, c'est bien pour te faire plaisir que j'ai pris cette décision.
  
  - Explique.
  
  - TEX est à Genève et il va s'occuper de Coplan.
  
  - Ah ? fit-elle, surprise. Tu as quand même fini par prendre mes avertissements au sérieux. Ce n'est pas trop tard.
  
  - En attendant, il faut suspendre nos rencontres. L'assassinat de ce policier français va probablement créer des remous. Tu auras la visite des enquêteurs, bien entendu.
  
  - Je ne crains personne. Mes fiches de police sont en règle.
  
  - Méfie-toi quand même. Ce Coplan a dû envoyer des rapports à Paris et la Sûreté française a peut-être découvert qu'il y avait certains liens entre Farad et moi. Or, comme tout le monde sait que tu es ma fiancée... Tu vois ce que je veux dire ?
  
  - Ne t'inquiète pas. L'essentiel, c'était d'éliminer ce Coplan. Son successeur ne me fera pas peur.
  
  - Bon, allons dîner en vitesse. Après, tu rentres chez toi et tu ne bouges plus avant que je téléphone. Je t'appellerai d'une cabine publique et je te demanderai une chambre pour mon fils Jean-Pierre. Si je te dis que mon fils a seize ans, cela signifiera que tout s'est bien passé. Si je te dis qu'il a vingt ans, cela signifiera qu'il faut encore patienter. Pigé?
  
  - Entendu.
  
  Ils quittèrent la maison pour se rendre à leur restaurant habituel.
  
  A la même heure, Coplan quittait la rue de Monthoux pour aller dîner du côté de la gare.
  
  Comme la veille, il quitta le restaurant un peu avant 22 heures.
  
  Mais, cette fois, grâce à l'un des inspecteurs de Bartel qui était venu s'attabler dans le même restaurant, il savait d'une façon certaine qu'il avait de nouveau été pris en filature par le petit individu râblé aux grosses lunettes de myope.
  
  Empruntant son itinéraire habituel, Francis prit sur la gauche et longea la rue de Lausanne pour tourner à droite dans la rue de Monthoux.
  
  Il se tenait sur ses gardes, mais il était loin de se douter de ce qui se passait derrière lui.
  
  Les hommes de Bartel qui suivaient à bonne distance le mystérieux quidam aux grosses lunettes, et qui se parlaient par radio pour se relayer en temps opportun, connurent un moment de désarroi quand ils constatèrent que le pisteur, au lieu de se tenir dans le sillage de Coplan, bifurquait brusquement à droite, dans la rue de Fribourg, et, accélérait le pas.
  
  Le chef de l'équipe spéciale de protection, un homme d'une cinquantaine d'années, nommé Charles Planard, subodora d'instinct le danger. Très vite, il diffusa des ordres pour inciter ses hommes à se déployer.
  
  - J'ai l'impression, articula Planard, qu'il va recouper le chemin de Coplan. C'est mauvais signe.
  
  Prenant les dispositions requises, il indiqua à chacun de ses collaborateurs la position à gagner de toute urgence. Et lui-même, comme s'il était brusquement envahi par une sorte de certitude prémonitoire, marcha rapidement jusqu'à l'angle de la petite rue Rossi.
  
  Paolo Giovanne jubilait. Ce flic était décidément une proie facile.
  
  C'était du gâteau. Les policiers, tout compte fait, sont des fonctionnaires. Et, comme tous les fonctionnaires, ils sont routiniers, dépourvus de fantaisie et d'imagination.
  
  Ayant bien en tête la topographie du quartier, TEX rejoignit la rue Sismondi, tourna à droite dans la rue Gusin, petite rue calme et déserte.
  
  Il s'arrêta deux secondes, juste le temps d'attacher sa fausse barbe. Puis, jetant un coup d’œil à sa montre, il fila tout droit vers la rue de Monthoux.
  
  Le flic allait passer là dans trois ou quatre minutes...
  
  Calme, très sûr de son affaire, TEX progressa vers l'angle de la rue Cusin.
  
  Grâce à ses lunettes spéciales, il aperçut au loin la silhouette athlétique du policier français.
  
  D'une secousse, il fit glisser dans son poing droit le poignard arrimé à son avant-bras.
  
  Mais, à cet instant précis, ses sens aux aguets enregistrèrent l'approche insolite d'un promeneur qui venait de tourner à l'angle de la rue Vincent. Contrarié par cet incident de dernière minute, TEX hésita.
  
  Avait-il le temps d'agir et de déguerpir ?
  
  Tout en se posant la question, il avança derechef pour lancer un regard furtif vers le gibier qui s'amenait. Il s'aperçut alors que deux autres noctambules, sortis d'on ne sait où, convergeaient à vive allure vers le carrefour de la rue de Monthoux et de la rue Cusin.
  
  Coïncidence ? Piège ?
  
  TEX, les dents serrées,calcula ses chances.
  
  Non, c'était loupé pour ce soir. Trop de monde dans les parages. Et Coplan qui n'était plus qu'à vingt mètres...
  
  Pivotant sur ses talons, TEX voulut se débiner. Mais il se trouva nez à nez avec un robuste quinquagénaire qui fonçait sur lui avec détermination. D'un élan de guépard, TEX se lança pour contre-attaquer. Son poignard s'enfonça dans la poitrine du quidam qui eut un soubresaut d'agonie avant de s'écrouler.
  
  Retirant son poignard du corps de sa victime, TEX se mit à courir à fond de train vers la rue Sismondi. Trois chuintements assourdis déchirèrent le calme nocturne.
  
  TEX boula au sol et ne bougea plus.
  
  Coplan avait nettement perçu le bruit caractéristique des coups de feu tirés par une arme munie d'un silencieux. Il se rua vers la rue Cusin, distingua le corps d'un homme allongé sur le pavé, s'arrêta.
  
  Déjà, venant de l'autre bout de la rue, deux hommes galopaient vers un autre corps étalé sur le sol, à environ trente mètres du premier.
  
  Coplan comprit tout de suite qu'il venait d'échapper par miracle à la mort. Un homme de l'équipe chargée de sa protection avait trinqué à sa place.
  
  - Les salauds! gronda-t-il, furibond.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  L'inspecteur Planard, atteint d'un coup de poignard au cœur, était mort. Son assassin, gratifié de deux balles dans la nuque, tirées par un des agents suisses qui couvraient leur chef d'équipe, avait également cessé de vivre.
  
  Le drame avait été tellement rapide que personne, en dehors des hommes de l'équipe spéciale de Bartel, n'avait pu s'en rendre compte.
  
  Une ambulance appelée par radio vint enlever les deux cadavres pour les transporter à la morgue.
  
  Coplan, de retour à son Q. G. de la rue de Monthoux, alerta aussitôt Fondane qui attendait dans sa chambre d'hôtel
  
  - Tu peux y aller, jeta Francis à son assistant. Les choses ont l'air de se précipiter. J'ai failli me faire trucider en revenant du restaurant, il y a vingt minutes. C'est un des hommes de Bartel qui a trinqué pour moi. Tué net d'un coup de poignard au cœur.
  
  - Mince! lâcha Fondane, impressionné. Vous avez épinglé votre agresseur ?
  
  - Oui, mais il est à la morgue. Les types qui assuraient ma protection l'ont abattu.
  
  - Vingt dieux ! jura Fondane. D'où sortait-il, ce fumier?
  
  - Les investigations sont lancées, naturellement. Tout ce que l'on sait pour le moment, c'est que cet individu habitait à deux pas d'ici, rue du Môle. Mais je pense que les informations complémentaires ne vont pas tarder. Les collègues suisses sont sous pression, tu t'imagines. Leur patron tué! Ils ont pris le mors aux dents.
  
  - Je donne quand même le feu vert à Jouran?
  
  - Et comment! Du reste, j'attends avec impatience le résultat de votre opération. S'il le faut, je passerai toute la nuit à fumer des cigarettes.
  
  - Je vous appelle à n'importe quelle heure ?
  
  - Oui, à n'importe quelle heure.
  
  
  
  
  
  Bartel s'amena à la rue de Monthoux vers 23 heures. Bouleversé.
  
  - Ce pauvre Planard, dit-il, profondément affecté par la mort de son agent. Heureusement que j'ai suivi mon idée! Si j'avais tergiversé, c'est vous qui seriez à la morgue. Ce serait pire.
  
  - Oui, je vous dois une fière chandelle, admit Coplan. Mais, sans votre intervention, je ne me serais pas comporté de la même manière.. Ce n'est pas la première fois que j'ai un tueur à mes trousses.
  
  Le grand branle-bas qui se déclencha dès lors ne leur permit pas de poursuivre leur dialogue.
  
  Les appels téléphoniques se succédèrent à un rythme accéléré. Un des assistants de l'inspecteur Planard annonça qu'ils avaient perquisitionné au domicile du tueur et qu'ils n'y avaient trouvé qu'une valise au fond de laquelle ils avaient découvert un passeport au nom de Paolo Giovanne, artisan maçon, domicilié à Camperio. Seul locataire de l'immeuble de la rue du Môle, ce quidam ne semblait pas vraiment habiter dans la maison. A première vue, il y campait plutôt, et depuis très peu de temps.
  
  Ensuite, le médecin légiste qui avait été mobilisé pour autopsier les deux cadavres, déposés à la morgue fit connaître le résultat de ses premiers examens.
  
  - L'homme qui a tué l'inspecteur Planard est indiscutablement un tueur professionnel. Non seulement: il portait des gants anti-empreintes, mais son avant-bras droit était muni d'attaches destinées à camoufler son poignard. Par ailleurs, j'ai rarement rencontré un assassin aussi habile. Il n'a frappé sa victime qu'une seule fois, mais avec une précision que je qualifierais de chirurgicale.
  
  Coplan, qui écoutait la communication sur un appareil enregistreur, eut une bouffée de haine mêlée de noire jubilation. Le tueur P ! Le meurtrier de Dissoulou et des autres leaders politiques dont les dossiers dormaient dans les archives du SDEC I
  
  Cette fois-ci, la boucle était bouclée.
  
  Mais à peine la communication avec le médecin légiste avait-elle pris fin qu'une autre nouvelle arriva. L'immeuble de la rue du Môle appartenait au nommé Gérard Cervona, directeur adjoint de la SOPEM.
  
  Coplan ne put s'empêcher de ricaner en regardant Bartel.
  
  Encore une sacrée coïncidence, vous ne trouvez pas ?
  
  Bartel ne répondit pas. Il était trop secoué par la tournure tragique de l'affaire pour entamer une discussion.
  
  Ce n'est qu'un peu plus tard, quand les appels téléphoniques cessèrent, qu'il retrouva assez de calme pour dire à Coplan d'une voix sourde :
  
  - Cette histoire me fait peur. Vous ne vous rendez sans doute pas compte du terrible scandale qui va secouer les autorités de Berne. La SOPEM, le conseiller Klimmer, le rapt des enfants Lisso, la combine de la pension des Oliviers, pire qu'un tremblement de terre ! Et si je n'y laisse pas ma carrière, ce sera un miracle... Il y a des cas où un haut fonctionnaire a tort de faire son devoir. J'aurai ma conscience pour moi, mais je serai sur le pavé.
  
  - Si vous me faites confiance et si vous me donnez carte blanche, je suis prêt à tenter un coup de poker qui sauvera vos intérêts, ceux de la Suisse et ceux de la France, et qui vous permettra néanmoins de dormir en paix, car justice sera faite.
  
  - Ah? Quel coup de poker ? fit Bartel, une lueur d'espoir dans les yeux.
  
  - Je ne peux pas vous en parler maintenant. J'ai préparé une arme secrète mais je ne sais pas encore si elle va donner les résultats escomptés. Accordez-moi vingt-quatre heures.
  
  - Peu importe le délai. Il me faudra de toute façon plus de vingt-quatre heures pour établir mes rapports détaillés.
  
  - Poursuivez votre tâche mais ne prenez aucune décision officielle. Demain soir, nous saurons si mon plan a réussi.
  
  Finalement, c'est à une heure du matin que Fondane téléphona à son chef pour lui signaler que ses ordres avaient été exécutés, et que tout s'était passé sans bavure.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan. J'arrive.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Geneviève Bernet était une femme de quarante-cinq ans, plutôt grande, solide, pas jolie mais presque belle à force d'équilibre moral et de santé physique.
  
  Ancienne collaboratrice du SDEC, ex-indicatif Z. H. 43, elle avait cessé de travailler activement pour le Vieux mais elle ne refusait jamais de donner un coup de main à ses anciens camarades quand les circonstances l'exigeaient (Voir : « Défi aux ténèbres »).
  
  En fait, son aide se résumait généralement à accueillir ses collègues et à leur offrir l'hospitalité, une hospitalité un peu spéciale, lorsque c'était nécessaire. Célibataire, elle vivait seule dans une grande maison blanche qu'entourait un vaste jardin sauvage. Cette villa campagnarde, autrefois métairie, avait conservé de ses origines rustiques sa grange et ses dépendances. Accrochée à flanc de coteau, sur les pentes de Cologny, au-dessus du lac de Genève, cette maison offrait l'avantage d'être parfaitement isolée, à l'abri des regards et du passage des voitures.
  
  C'est là que Philippe Jouran et son équipe avaient conduit Katia Klein.
  
  Ils avaient tout bonnement kidnappé la directrice de la pension des Oliviers au moment où elle descendait de sa voiture, devant sa maison, à Lausanne, à son retour de Genève.
  
  Agissant soi-disant comme policiers de la Sûreté fédérale, les agents du SDEC avaient embarqué Katia Klein dans une D. S. noire, lui avaient bandé les yeux et l'avaient acheminée dans la demeure de Geneviève Bernet. Un des hommes de Jouran avait piloté la bagnole de Katia Klein pour éviter des ennuis ultérieurs.
  
  Quand Coplan arriva chez son amie Geneviève, celle-ci commença par l'embrasser fraternellement.
  
  - Tu ne changes pas, dit-elle.
  
  - Toi non plus, constata-t-il. Toujours bon pied bon œil. J'espère que tu ne m'en veux pas trop de te mettre à contribution ?
  
  - Tu sais bien que non. La marchandise est là-haut, dans la chambre jaune.
  
  - O. K. J'y vais.
  
  Katia Klein, solidement ficelée sur une chaise de bois, les yeux toujours bandés, un bâillon sur la bouche, était figée comme une statue.
  
  La chambre, à peine meublée, était petite et sentait la lavande. Les volets étaient hermétiquement clos. Un lustre en porcelaine diffusait une lumière pauvre qui formait des cercles sur les murs enduits de couleur jaune pâle.
  
  Coplan détacha le bandeau qui recouvrait les yeux de la prisonnière et la délivra de son bâillon.
  
  - Bonsoir, madame Klein, dit-il, impassible. Comme vous le voyez, le monde est petit. Je suppose que vous êtes étonnée de me voir ?
  
  - Oui, en effet, souffla-t-elle, la respiration un peu courte.
  
  A vrai dire, son visage tendu exprimait beaucoup plus l'anxiété que la surprise.
  
  - Excusez ma méthode expéditive, reprit Francis, mais je tenais à avoir une conversation avec vous. Une conversation secrète, en quelque sorte. Je désire vous poser deux ou trois questions concernant votre ami Jacob Regger. Je souhaite que vous répondiez correctement à mes questions, car il y va de son avenir et du vôtre. Voici ma première question : la société SOPEM est-elle, oui ou non, une société factice qui appartient en fait à l'Organisation de Solidarité Islamique ?
  
  Katia Klein arbora une expression dédaigneuse.
  
  - Je ne comprends rien à ce que vous dites.
  
  Coplan demeura imperturbable.
  
  - Vous connaissez la SOPEM, je suppose ?
  
  - Je connais M. Regger, mais je ne me suis jamais souciée de ses activités professionnelles. Nos rapports sont purement sentimentaux.
  
  Coplan eut un léger sourire.
  
  - Voilà une bonne réponse, opina-t-il. C'est un principe vieux comme le monde : quand un policier vous interroge, niez. Nier obstinément, c'est la meilleure tactique. Seulement, il se trouve que je ne suis pas un policier comme les autres et que votre, attitude risque de se retourner contre vous.
  
  Il alluma une Gitane, expira un nuage de fumée, regarda la prisonnière dans les yeux, longuement, en silence.
  
  Elle soutint son regard sans broncher.
  
  - Madame Klein, reprit-il, quand je vous ai vue pour la première fois, je vous ai jugée d'emblée. Vous êtes une femme intelligente, n'est-ce pas ?
  
  - Ce n'est pas à moi à le dire.
  
  - Fasse le ciel que je ne me sois pas trompé à votre sujet. Mon problème est déjà terriblement compliqué. Il le serait encore beaucoup plus si vous étiez une idiote. En fait, je renonce à vous interroger. Je vais plutôt vous exposer ma situation.
  
  Il fit quelques pas dans la pièce, fumant d'un air pensif. Puis, revenant vers Katia Klein, il commença
  
  - C'est déjà presque de l'histoire ancienne, comme vous allez le voir. Il y a quelques années, je me suis occupé d'un complot révolutionnaire qui visait à détacher le Dahomey de la France. Mon adversaire, dans cette histoire-là, c'était l'OSI. Pour des motifs d'opportunité politique, nous n'avons pas voulu, cette fois-là, nettoyer la plaie à fond. C'est ainsi qu'un des chefs de l'OSI n'a pas été inquiété, bien que sa culpabilité eût été établie. Il s'agissait d'un certain Hamed Farad qui est un ami intime de Jacob Regger et que vous connaissez d'ailleurs, vous aussi. Ne me dites pas le contraire, vous étiez chez Regger l'autre soir quand Farad a rendu visite à votre ami à son domicile privé... Bref, cette fois-ci, il me faut la peau de Farad. Et je l'aurai, faites-moi confiance. J'ai réuni suffisamment de charges contre lui pour l'envoyer en prison pour le restant de ses jours. Ce qui m'embête, je ne vous le cache pas, c'est que je vais être obligé, pour coincer Farad, d'inculper le directeur de la SOPEM, le directeur adjoint de cette société, le conseiller Kummer et des tas d'autres personnages, y compris vous-même.
  
  Katia Klein, affreusement pâle, essayait de dominer l'espèce de vertige intérieur qui s'était emparé d'elle.
  
  Coplan écrasa sa cigarette sous sa semelle puis reprit :
  
  - Incidemment, je vous signale que le tueur que vos amis ont lâché après moi est entre les mains de la police. Ce sinistre individu, Paolo Giovanne, pour ne pas le nommer, aura des comptes à rendre. Il a exécuté pas mal de gens, dont le Sénégalais Lamine Dissoulou, et son immense talent va lui coûter cher. Mais ceci n'est qu'une incident pour que vous puissiez avoir une vue complète du problème. Je reviens à l'essentiel... Grâce à un accord privé que nous avons conclu, le sous-directeur de la Sûreté fédérale et moi-même, je dispose d'un délai de vingt-quatre heures pour régler à ma manière le cas de Jacob Regger. Si je n'interviens pas en temps utile, la justice suivra son cours. Après-demain, la police arrêtera successivement Jacob Regger, Gérard Cervona, et vous. Ensuite, des mandats d'arrêt internationaux seront lancés contre les nommés Jacky Bellait, Peter Schalck et je n'oublie pas Mlle Émilie Parelli. L'opinion publique, en Suisse et en France, découvrira avec stupeur le scandale incroyable de votre ignoble mafia. Des crimes politiques, des enlèvements, des exécutions secrètes, je cite Abdou Noussa au passage, la corruption d'un conseiller, etc.
  
  Coplan marqua un temps d'arrêt avant de prononcer d'une voix plus âpre, plus dure :
  
  - Le seul qui s'en sortira, c'est Hamed Farad. Il est couvert par l'immunité diplomatique et la Suisse ne voudra pas créer un incident grave sur ce plan-là. Hamed Farad sera donc expulsé. Il sera libre, vivant, et il ira poursuivre ses néfastes actions criminelles ailleurs.
  
  Se penchant vers sa prisonnière, Coplan siffla d'une voix féroce :
  
  - Katia Klein, je joue un coup de poker décisif. Et ma seule bonne carte, c'est votre intelligence. Les procédés orthodoxes de la police, je m'en fous. Ce n'est pas mon rayon. Si vous êtes disposée à sauver Jacob Regger de la prison à vie, il n'y a qu'une issue : accepter le marché que je vous propose.
  
  - Quel marché ? haleta la femme.
  
  - Je vais appeler Regger au téléphone pour lui annoncer votre visite. Je vous déposerai près de son domicile et vous lui raconterez notre entretien. Le marché est le suivant : ou bien Regger se charge lui-même d'exécuter Hamed Farad dans un délai de vingt-quatre heures, ou bien je laisse courir les choses.
  
  Il y eut un silence vibrant.
  
  Coplan ajouta :
  
  - J'espère que mes explications étaient suffisamment claires et que vous m'avez compris?
  
  - Et si Regger accepte votre marché? articula-t-elle.
  
  - L'affaire sera classée. Il n'y aura pas de scandale, il n'y aura pas de poursuites. Hamed Farad sera le bouc émissaire de toute l'affaire. La noirceur de ses crimes expliquera d'une façon plausible et parfaitement satisfaisante les raisons pour lesquelles ce diplomate s'est suicidé.
  
  - Qui me garantit que vous tiendrez parole? prononça-t-elle d'une voix à peine audible.
  
  - Il n'y a pas de garantie, sinon mon désir d'éviter un scandale qui ne rendrait service à personne. Le conseiller Klimmer est un grand personnage dans ce pays. Le déshonorer serait une catastrophe pour tout le monde, car le déshonneur d'un homme public atteint ceux qu'il représente.
  
  - J'accepte votre proposition dit-elle, les traits crispés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  Il était environ 21 heures, le surlendemain, quand un jeune paysan de Marchissy, en revenant d'une veillée passée en famille, chez sa fiancée, à Burtigny, à une vingtaine de kilomètres de Rolle, découvrit un homme inanimé au volant d'une voiture Mercedes.
  
  Intrigué, le jeune montagnard voulut savoir ce qui était arrivé à cet automobiliste. Il s'aperçut alors que l'inconnu était mort, la tempe droite trouée par une balle de revolver.
  
  Les gendarmes de Rolle, alertés, se rendirent sur les lieux et constatèrent qu'il s'agissait vraisemblablement d'un suicide. Le conducteur de la Mercedes, en s'écroulant sur son volant, avait lâché l'arme dont il s'était servi pour se donner la mort et qui gisait sur le plancher de la voiture.
  
  Les journaux mentionnèrent ce fait divers, mais avec une discrétion typiquement helvétique. Le nom du conducteur de la Mercedes ne fut même pas cité. Mais la Sûreté fédérale fut évidemment avisée.
  
  Dès qu'il apprit la nouvelle, Coplan téléphona au bureau de Jacob Regger.
  
  - Jacob Regger, s'annonça le directeur de la SOPEM.
  
  - Francis Coplan, énonça froidement Francis. Je suis délégué de la Société Cophysic, de Paris, et j'aimerais avoir un entretien avec vous au sujet d'une campagne de prospection.
  
  - Quand vous voudrez, répondit Regger.
  
  - Je serai chez vous dans un quart d'heure.
  
  Quand ils se trouvèrent face à face, Regger et Coplan se regardèrent pendant un moment en silence.
  
  Puis Regger articula :
  
  - Asseyez-vous, je vous en prie
  
  Coplan prit place dans un fauteuil.
  
  Regger murmura :
  
  - Je vous écoute, monsieur Coplan.
  
  - Je serai bref, commença Francis d'une voix posée. Vous avez respecté votre engagement et j'en suis très heureux. Il n'y a rien de plus agréable que de travailler avec des gens compréhensifs... Néanmoins, je ne voulais pas quitter Genève sans vous dire deux ou trois choses qui me tiennent à cœur. Votre société s'occupe de marketing, je crois ?
  
  - En effet. Marketing, études de marchés, sondages, renseignements commerciaux.
  
  - C'est à ce titre, j'imagine, que l'OSI a fait appel à vos services?
  
  - Oui.
  
  - Vous êtes allé très loin en matière de marketing.
  
  - Oui, je l'admets. De fil en aiguille... J'avais débuté par des renseignements commerciaux, mais les offres de Farad étaient si intéressantes que je me suis laissé tenter.
  
  - En somme, vous lui fournissiez une collaboration technique un peu spéciale ? Pour un marchand de révolutions du genre Farad, vous étiez un intermédiaire précieux... Mais je veux vous mettre en garde, Regger. Désormais, ne sortez plus du cadre de la légalité. Les autorités vous ont à l’œil, ne l'oubliez pas.
  
  - Vous m'avez donné une leçon qui ne sera pas perdue, articula le Suisse.
  
  Coplan sortit son portefeuille, y préleva une de ses cartes de visite.
  
  - Je suis ingénieur, attaché à la Société Cophysic dont voici l'adresse à Paris. Je n'y suis pas souvent, mais vous pouvez toujours m'y adresser un message. Il me sera transmis dans le délai le plus bref. J'espère avoir de vos nouvelles un de ces prochains jours.
  
  Regger parut surpris,
  
  Coplan reprit
  
  - La disparition de Farad n'est évidemment qu'une péripétie... Une péripétie qui m'est fort agréable, je l'avoue. Mais la vie continue. Et les redoutables meneurs de l'Organisation de Solidarité Islamique vont sûrement vous relancer. Je vous saurais gré de me faire signe à ce moment-là. Vous me devez bien cela, n'est-ce pas?
  
  Jacob Regger avait compris.
  
  - C'est promis, dit-il. Je vous aviserai.
  
  - Vous ne le regretterez pas... Je n'ai pas l'habitude de me vanter, mais vous verrez qu'il est préférable d'être avec moi que contre moi.
  
  - Je m'en suis rendu compte, grommela le Suisse, mi-figue mi-raisin.
  
  - Je reconnais que j'ai la dent dure. Mais je suis loyal. Bien entendu, je ne suis pas aussi riche que l'OSI et je serai forcément moins généreux, En revanche, vous aurez la satisfaction de travailler pour une cause dont vous n'aurez pas à rougir. Et cela compte, Regger.
  
  - Je sais ce que vous avez fait pour moi, prononça le Suisse d'une voix empreinte de gravité. Je ne serai pas ingrat.
  
  - Vous allez avoir la visite de la Sûreté fédérale. Les enquêtes se poursuivent et elles ont pour but de démontrer à quel point Hamed Farad était un dangereux personnage. Bien entendu, pour vous, Farad n'était qu'un client comme les autres et votre société ne lui a fourni que des études de marchés. Ne commettez pas d'impair... Quant à votre directeur adjoint, qu'il se tienne tranquille. Et Paolo Giovanne est mort. Il ne parlera donc pas.
  
  Regger parut soulagé.
  
  Coplan se leva, dévisagea son interlocuteur, murmura à mi-voix :
  
  - J'ai fait de mon mieux pour colmater toutes les brèches. J'espère que le cadavre d'Abdou Noussa ne sera jamais retrouvé. J'espère aussi que le soi-disant Peter Schakk et le jeune garçon qui tenait compagnie aux filles Lisso sauront se débrouiller pour rester dans l'ombre. Le cas échéant, veillez-y.
  
  - J'y veillerai.
  
  - Mes hommages à Mme Klein.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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