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Coplan contre l'espionne

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   Coplan contre l'espionne
  
  
  
  
  
  
  @ 1960 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  A 17 heures 42, un train de luxe chaudement illuminé s’ébranla en silence, suivi par les regards admiratifs des gens qui, sur divers quais, s’avisèrent de son départ.
  
  Le Trans-Europ Express à destination de la Ruhr quitta la Gare du Nord et Paris avec la grâce puissante d’une fusée. Il franchit à quatre-vingts à l’heure les aiguillages de Saint-Denis puis, accélérant toujours, il fonça dans la nuit vers la frontière franco-belge.
  
  Moins de deux heures plus tard, il s’arrêta brièvement à Maubeuge, où policiers et douaniers belges montèrent à bord pour les vérifications d’usage.
  
  Confortablement installé dans son fauteuil près de la fenêtre, Herman Ried tendit son passeport sans même regarder le fonctionnaire qui, un tampon dans la main, effectuait le contrôle des voyageurs. Il entendit le déclic du cachet, reprit le livret qu’on plaçait dans sa main ouverte, continua de lire son journal.
  
  L’interpellation rituelle d’un douanier en uniforme kaki le contraignit à lever les yeux. Sa tête esquissa un signe négatif. Courtois, le Belge le crut sur parole. Néanmoins, avisant un petit poste à transistors, modèle de poche, qui se trouvait sur la tablette devant Ried, il le montra de l’index et demanda :
  
  - Acheté en France ?
  
  Le visage de Ried perdit son expression lointaine. L’ombre d’un sourire naquit sur ses traits lorsqu’il répondit :
  
  - Oui... La preuve, c’est qu’il ne marche déjà plus.
  
  Avec n’importe qui d’autre, le douanier belge aurait ri aussi. Mais pas avec un Allemand.
  
  - Ah non ? s’étonna-t-il. Vous permettez ?
  
  Ried lui adressa un battement de paupières approbateur. Le douanier s’empara du récepteur, appuya sur le contact d’allumage. En approchant le boîtier de son oreille, il perçut un léger souffle. Du pouce, il fit tourner le bouton molleté destiné au réglage, mais ne recueillit aucun signal.
  
  - C’est peut-être parce que les ondes ne peuvent pas pénétrer dans ces voitures métalliques, émit le Belge, perplexe, tout en ouvrant la partie arrière du poste. Un petit appareil tout neuf, comme ça, ça devrait marcher.
  
  - Oui, en principe, convint Ried. Il se peut aussi que la pile soit à plat, d’avoir été stockée trop longtemps.
  
  Le douanier examina l’intérieur du boîtier, le referma, puis le restitua à son propriétaire.
  
  - C’est possible, admit-il. Il suffit d’un rien... Bonsoir, Monsieur.
  
  Il passa aux fauteuils suivants et Ried se replongea dans sa lecture. Délivré d’une très légère appréhension.
  
  A dix heures du soir, à Aix-la-Chapelle, les formalités de passage sur le territoire de la République Fédérale furent réduites au minimum. Personne ne se préoccupa du récepteur portatif placé bien en évidence, et dont la libre circulation est à présent tolérée comme celle d’appareils photographiques de modèle courant.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, Ried enfila son pardessus de tweed, dans la poche duquel il fourra son poste. Le train entrait en gare de Cologne.
  
  Muni d’une valise en cuir, Herman Ried descendit du wagon et se mêla aux autres voyageurs marchant vers la sortie.
  
  Débouchant en plein cœur de la ville, à deux pas de la cathédrale dont les tours se profilaient en noir sur le halo créé par des centaines d’enseignes lumineuses, l’arrivant monta dans un taxi.
  
  - Dürenerstrasse, indiqua-t-il au chauffeur. Je ne peux pas vous dire le numéro, c’est assez loin au-delà de la limite de la ville. Je vous montrerai.
  
  La voiture s’engagea dans un large boulevard qui décrivait un quart de cercle puis, bifurquant sur la droite, elle emprunta une artère bordée de grands immeubles très modernes et, au carrefour suivant, vira dans la rue de Düren.
  
  Au bout d’un quart d’heure, le taxi roula dans une banlieue industrielle où les usines s’espacèrent progressivement. Ce ne fut qu’au bout d’une dizaine de kilomètres que Ried annonça au chauffeur qu’il pouvait s’arrêter. Il régla le montant de la course avant de descendre, disparut de la zone éclairée par les lampadaires avant que la voiture eût accompli son demi-tour pour regagner Cologne.
  
  On aurait difficilement trouvé un endroit plus propice à un contact direct, surtout à cette heure-ci. Tout en déambulant dans un chemin secondaire, dans un obscurité telle qu’il ne voyait pas à plus d’une dizaine de mètres, Ried regretta le tiède confort de son wagon, bien que la température fût plutôt douce.
  
  Il atteignit enfin le point convenu : un hangar au toit de tôle ondulée, ouvert à tous vents, dans lequel s’amoncelaient des pyramides de barils. A l’instant précis où l’Allemand allait s’abriter derrière l’une d’elles, les phares d’une auto venant de la route de Düren projetèrent un faisceau qui, épousant le virage, balaya des terrains incultes avant de se braquer dans la direction du hangar.
  
  La silhouette de Ried, fugitivement éclairée, disparut derrière un entassement de fûts métalliques. II n’avait pas cherché à se dissimuler, la voiture étant certainement celle de l’homme qu’il devait rencontrer.
  
  De fait, le véhicule ralentit et ses feux s’éteignirent. Une ombre profonde ensevelit le chemin, le hangar et la voiture.
  
  Ried se débarrassa de son pardessus qu’il replia et posa sur sa valise. Il entendit claquer une portière, se prépara à interpeller Roggendorf.
  
  Ce dernier vint vers son compatriote. A un mètre de distance, Ried put le dévisager. Ses nerfs subirent une décharge, car l’homme n’était pas Roggendorf. Le masque de granit de l’inconnu resta totalement indéchiffrable quand, brandissant avec une vitesse fulgurante le pistolet qu’il tenait à bout de bras, il en frappa Ried d’un coup oblique, à hauteur de la tempe.
  
  La bouche ouverte, les paupières serrées, l’Allemand s’effondra en pivotant sur lui-même. Il avait eu le temps d’avoir peur, mais pas de comprendre.
  
  
  
  
  
  Cinq jours plus tard, quand Francis Coplan pénétra dans le bureau de son chef, il vit tout de suite que le Vieux traversait une mauvaise période.
  
  La face bougonne, ses lunettes posées de guinguois, mâchonnant le tuyau d’une pipe non allumée, le respectable sexagénaire l’accueillit d’une voix bourrue :
  
  - ...Z’êtes déjà là ? Quand je vous appelle, c’est toujours urgent, vous devriez le savoir.
  
  Coplan avait reçu le pneu trente-cinq minutes auparavant, montre en main.
  
  - Excusez-moi, j’ai avalé ce que j’avais dans la bouche avant de me mettre en route, persifla-t-il sur un ton prouvant à suffisance qu’une remarque de cet ordre le laissait froid.
  
  - Débarrassez-vous, enjoignit le Vieux. Et faites-moi grâce de vos insolences. Je finirai par croire que tout le monde se donne le mot...
  
  Il ouvrit et referma les six tiroirs de son bureau, ne se souvenant plus de l’endroit où il avait rangé ses pièces à conviction; puis, outré par cette nouvelle manifestation de la loi des vexations universelles, il résolut de se passer provisoirement des objets qu’il cherchait.
  
  Coplan accrocha son pardessus à une patère. Au moment de s’asseoir, il s’aperçut avec ravissement que l’Administration avait enfin remplacé le fauteuil bancal réservé aux visiteurs.
  
  Il logea ses quatre-vingt-dix kilos sur le siège en tubes chromés en songeant que la Ve République faisait bien les choses.
  
  Sans rancune, il demanda :
  
  - Voulez-vous des allumettes, Monsieur le Directeur ?
  
  Le Vieux, dardant sur lui un regard acerbe, faillit lui décocher une phrase mordante, mais il réalisa que sa pipe éteinte avait, concurremment à ses vaines recherches, induit Coplan en erreur.
  
  - Non, merci, maugréa-t-il en se tâtant les poches, sans d’ailleurs parvenir à localiser celle qui contenait (ou devait contenir) sa boîte personnelle.
  
  Il la découvrit au terme d’une double exploration. Rasséréné, il l’ouvrit et constata qu’elle était vide.
  
  Prévoyant d’autres récriminations, Coplan se hâta de présenter du feu à son chef. Le front barré d’une triple ride, ce dernier provoqua un épais nuage de fumée avant d’aborder l’entretien.
  
  - Il est plutôt rare qu’on nous fasse des cadeaux, grogna-t-il, bien calé contre son dossier, ses mains arc-boutées au rebord de la tablette de son bureau. Mais quand cela se produit, je m’interroge toujours sur les intentions du donateur.
  
  Coplan préleva distraitement son paquet de cigarettes dans la poche gauche de son veston.
  
  - On vous a envoyé une boîte de chocolats ? s’enquit-il d’un air suave, tout en craquant une seconde allumette.
  
  - Ça y ressemble un peu, dit le Vieux. En ce sens que cela me pèse sur l’estomac. Devinez l’expéditeur...
  
  - Félix Potin.
  
  - Zéro. L’Ambassade d’U.R.S.S.
  
  Coplan haussa un sourcil intéressé. Il questionna :
  
  - Sans intermédiaire ?
  
  - Via le Quai d’Orsay, bien entendu. Un petit colis avec un billet d’accompagnement disant en substance : « Nous croyons bien faire en vous restituant ceci, qui doit vous appartenir. Salutations distinguées ». Le colis contenait un petit appareil de radio à transistors comme on en trouve des dizaines dans le commerce. Il n’offrait qu’une particularité : celle de ne pas fonctionner.
  
  Un filet de fumée s’évada des lèvres de Coplan, dont les traits reflétèrent une meilleure attention.
  
  - Comme ils sont parfois futés, au Quai d’Orsay, ils m’ont refilé l’engin par la voie hiérarchique, poursuivit le Vieux avec une nuance de sarcasme. Peut-être simplement pour le faire dépanner... Nous avons un labo, pas vrai ?
  
  - C’est de notoriété publique, affirma Coplan. Et qu’a-t-on découvert dans le bidule-surprise ?
  
  Rembruni, le Vieux déclara :
  
  - Une bricole qui n’aurait pas dû s’y trouver, en tout cas. Attendez, que je remette la main dessus...
  
  Il allait plonger derechef dans ses tiroirs quand il se rappela soudain où il avait placé les deux paquets retournés par la section d’électronique du laboratoire : sur l’étagère supérieure de l’armoire métallique. C’était le rapport, et lui seulement, qu’il avait gardé à portée de la main.
  
  Il se leva pour aller ouvrir les deux battants du meuble, attrapa les boîtes en carton, l’une grande comme une caissette à cigares, l’autre menue comme l’écrin d’une bague. Il déposa la première sur l’angle de son bureau, ouvrit la seconde pour la placer sous les yeux de Coplan.
  
  Sur un nid d’ouate gisait un minuscule objet de forme ovale, d’environ huit millimètres sur cinq. Il ressemblait vaguement à un tour monté sur une plate-forme, de laquelle sortaient trois fils aussi minces, sinon plus, que des cheveux.
  
  - Un transistor ? demanda Coplan après examen.
  
  - Pas exactement, dit le Vieux, penché lui aussi sur l’étrange assemblage Les spécialistes appellent cela un « tecnétron ». C’est un transistor perfectionné : ses performances sont de loin supérieures à celles des cristaux de germanium dont l’usage s’est répandu ces dernières années. Surtout dans les hyper-fréquences, un domaine jusqu’à présent fermé aux transistors courants. Une invention française...
  
  - Couverte par le secret militaire ?
  
  - N... non, encore qu’elle puisse servir à une foule d’applications dans les équipements des armes modernes, entre autres à un nouveau type de radar.
  
  Il reprit la boîte dont il s’était dessaisi un instant, la conserva dans sa main tandis qu’il regagnait sa place.
  
  - Alors ? fit Coplan. Où gît le problème ?
  
  - C’est précisément ce que je me demande, articula le Vieux. Les Russes ont l’esprit machiavélique. Quel a été leur but en nous faisant parvenir cet appareil ? On peut leur attribuer des mobiles complètement opposés, aussi valables les uns que les autres.
  
  Coplan avança la première hypothèse qui lui vint à l’idée :
  
  - Une façon un peu lourde de se payer notre tête ? Voici ce que nous vous avions fauché mais, pardon, il y a erreur : nous avons mieux chez nous.
  
  Le Vieux fit un signe de dénégation :
  
  - Ce serait contraire à toutes les règles du métier : on n’instruit pas un adversaire d’une opération menée avec succès sur son propre territoire, même si, à la sortie, elle se révèle peu rentable. Non, je serais plutôt tenté de voir dans leur démarche une sorte d’avertissement : « Méfiez-vous, on vous dérobe certaines découvertes.. Sachez cependant que nous ne sommes pas dans le coup. » Ceci me paraît plus conforme à leur volonté de détente et d’apaisement.
  
  Coplan réfléchit deux secondes, puis il objecta :
  
  - A moins que, édifiés sur la nationalité des auteurs du vol, ils espèrent déclencher une enquête dont le résultat serait, finalement, de nous brouiller avec un de nos partenaires.
  
  Le Vieux ne rejeta pas cette éventualité.
  
  - Cette tactique ne manquerait pas d’habileté, reconnut-il. Ce serait même du grand art. Quoi qu’il en soit, j’aimerais savoir à quoi m’en tenir. Puisqu’ils ont donné le coup d’envoi, nous allons leur relancer la balle, même au risque de jouer dans leurs cartes.
  
  Coplan tira une dernière fois sur sa Gitane avant de l’écraser dans le cendrier. Maintenant, il devinait pourquoi le Vieux l’avait convoqué.
  
  - Vous désirez que j’aille demander quelques détails à l’ambassade ?
  
  - Oui. Vous parlez le russe, vous connaissez la psychologie slave... Appuyez sur la pédale : nous sommes très touchés par leur geste, nous apprécions infiniment leur coopération, etc... Cela étant, comment sont-ils entrés en possession du petit poste et à qui l’ont-ils subtilisé ?
  
  - Très bien, dit Coplan. Notez que je suis plutôt sceptique : s’ils n’envisageaient pas de nous laisser nous dépatouiller tout seuls, ils auraient inclu quelques renseignements supplémentaires dans l’envoi.
  
  Le Vieux arbora son sourire de mandarin.
  
  - Non, car dans ce cas, ils n’auraient pas su si nous marchions dans la combine ou non. Or, puisqu’ils ont sûrement un objectif en vue, ils doivent attendre notre réaction. Et le meilleur moyen de la connaître, c’était de nous fournir trop peu d’éléments.
  
  - Donc ils vont me recevoir à bras ouverts, renchérit Coplan tout en se levant. Qui devrai-je voir ?
  
  Son chef ouvrit à demi le tiroir de gauche, en sortit une chemise cartonnée.
  
  - Vous demanderez l'Attaché Militaire… En fait, j’ai déjà préparé l’entrevue : voici une lettre d’introduction selon laquelle vous êtes un émissaire du Quai d’Orsay. Ils sauront, évidemment, que c’est du bidon mais les formes seront sauvegardées.
  
  Coplan prit le feuillet à l’en-tête du Ministère des Affaires Étrangères, en parcourut le texte : c’était une lettre de créance banale au nom de M. Pierre Manceau.
  
  Coplan la plia en quatre, l’inséra dans l’enveloppe rehaussée des armes de la République Française.
  
  - Quand dois-je y aller ?
  
  - A l’instant même. Le rendez-vous a été pris pour quatre heures.
  
  - Dois-je avoir l’air de prendre l’affaire au tragique ou la traiter sur un plan mondain ?
  
  Le Vieux rajusta ses lunettes, se pinça le nez.
  
  - Soyez très réservé, de manière qu’ils ne puissent se rendre compte de l’importance réelle que nous accordons à cette fuite. Entre nous, je peux vous avouer que je ne suis guère fixé moi-même... La découverte du tecnétron a été divulguée dans des revues spécialisées, ses principes et sa construction ont été décrits, on en a même publié des photos. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’on soit disposé à en distribuer à droite et à gauche : ce petit appareil est trop riche en possibilités pour que nous le laissions copier avant même qu’ait démarré sa production en quantités industrielles.
  
  Tout en enfilant son pardessus, Coplan déclara :
  
  - Au fond, l’auteur du vol s’est approprié un objet qui se trouvera bientôt dans le commerce ?...
  
  - Oui. Et ceci peut s’interpréter de deux manières : ou bien il s’est mépris sur la valeur intrinsèque de cet amplificateur électronique, ou bien...
  
  Le Vieux s’interrompit pour mieux exprimer sa pensée.
  
  - .. il était fort pressé de s’en servir pour une application qu’il veut mettre au point le premier.
  
  - A laquelle nous ne pensons peut-être pas ?
  
  - Sans doute. Ce qui est cependant certain, c’est que le coup venait de l’étranger : le meilleur moyen de camoufler un tecnétron pour lui faire passer la frontière consistait, de toute évidence, à le mettre à la place d’un transistor dans un poste portatif, fût-ce sans brancher les connexions pour ne pas l’abîmer.
  
  Les mains accrochées à ses revers, Coplan plissa les lèvres et dit :
  
  - Ça sent le réseau privé, vous ne trouvez pas ?
  
  - Assurément. Un S.R. officiel aurait microfilmé la documentation... Ici, on n’a réalisé qu’un travail sommaire, hâtif. Il n’empêche que nous devons élucider pourquoi il a été entrepris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  A l’ambassade d’U.R.S.S., rue de Grenelle, Coplan fut conduit par un huissier dans le bureau de l’Attaché Militaire. Ce dernier, un homme d’environ quarante-cinq ans, taillé en force et vêtu d’un costume bleu foncé à fines rayures, reçut son visiteur avec affabilité.
  
  - Général Korovin... Ravi de vous rencontrer, monsieur Manceau, prononça-t-il en excellent français.
  
  - Je suis très honoré, mon général, répondit Coplan en russe. Permettez-moi tout d’abord de vous remercier pour votre aimable envoi. Votre geste a été très apprécié en haut lieu.
  
  Korovin leva la main en un geste d’opposition.
  
  - La restitution d’un objet perdu ne mérite pas tant de louanges, dit-il avec un sourire ambigu. Agir autrement que nous ne l’avons fait eût été, inconvenant.
  
  Étant donné le terrain sur lequel la conversation était engagée, les propos du général Korovin ne manquaient ni de saveur, ni d’humour.
  
  - Vous concevez sans peine que la réception de cette radio de poche a quelque peu éveillé notre curiosité, reprit Coplan sur un ton plutôt léger. Serait-il indiscret de vous demander par quel heureux concours de circonstances ce poste est tombé entre vos mains ?
  
  Le sourire de Korovin disparut. Son visage devint hermétique.
  
  - Je ne suis pas en mesure de vous offrir beaucoup de précisions à cet égard, prétendit-il sans regarder son interlocuteur.
  
  - La récupération de cet appareil perdrait une bonne partie de son intérêt si nous devions ignorer qui le promenait, argua Coplan. Je présume que vous n’auriez pas expédié le colis en question si vous étiez décidés à nous cacher le nom du voleur.
  
  Le général releva les yeux, et son regard clair se planta dans celui de Coplan.
  
  - Ne mélangeons pas les problèmes, dit-il en réunissant par le bout ses doigts de la main droite. Vous dire qui détenait ce poste est une chose ; savoir comment l’intéressé s’était procuré la pièce détachée introduite ultérieurement dans le châssis en est une autre ; et dévoiler comment nous en avons été informés en est une troisième. Je puis vous renseigner sur le premier point mais suis incapable d’éclaircir les suivants.
  
  « Incapable », dans l’esprit de Korovin ne devait pas signifier une impossibilité matérielle mais un parti pris de discrétion : c’est ainsi que l’interpréta Coplan.
  
  - Nous serions ravis si vous jetiez seulement une faible lueur sur le personnage en cause, affirma-t-il. Bien que la fuite ne revête pas une importance majeure, nous préférerions éviter qu’une autre indélicatesse soit commise, éventuellement, par un membre d’un de nos laboratoires de recherches.
  
  - Rien de plus normal, approuva Korovin d’une voix compréhensive. Eh bien voici : ce poste à transistors appartenait à un individu de nationalité allemande, s’appelant Herman Ried. Cet homme est décédé par suite d’un accident de roulage survenu sur la route de Cologne à Düren. Il s’est fait écraser par une voiture, en pleine nuit.
  
  Francis Coplan ne jugea pas opportun de souligner combien cette histoire lui semblait singulière.
  
  - Vous êtes certain du nom ? s’enquit-il, les sourcils froncés.
  
  - Il figurait sur le passeport, dit le général, montrant par là qu’il ne garantissait rien.
  
  - Et le passeport, vous ne l’avez pas ?
  
  - Non. Il est aux mains de la police allemande. Pour enquête.
  
  Coplan hocha pensivement le chef. Korovin était en train de lui filer des couleuvres grosses comme le bras. Dans ces confidences, une seule indication devait être considérée comme valable, solide : le type s’appelait Herman Ried, il était connu sous ce nom-là. Le reste...
  
  - Je ne veux pas abuser de votre obligeance, dit Francis en se disposant à prendre congé. Tout est bien qui finit bien : le sieur Ried étant mort et enterré, son secret restera entier. Au revoir, mon Général, et encore merci.
  
  Avec l’agréable conscience d’avoir fourni un sujet de méditation à l’attaché soviétique, Coplan lui serra la main, puis il quitta les locaux de la rue de Grenelle.
  
  Vingt minutes plus tard il rentra dans le bureau du Vieux.
  
  - Alors ? questionna ce dernier, l’œil aux aguets.
  
  Coplan, un vague sourire aux lèvres, apprécia derechef la flexibilité du nouveau siège aux tubes chromés.
  
  - Un conte à dormir debout, résuma-t-il en déboutonnant son pardessus. Le porteur du poste était, paraît-il, un nommé Ried Herman. Tué dans un accident de la circulation à proximité de Cologne. Par une coïncidence mirobolante, un agent soviétique s’est trouvé sur place au bon moment pour le soulager de son appareil...
  
  Le Vieux parut aussi trouver cette version extrêmement plaisante.
  
  - Un de ces hasards magistraux ! ricana-t-il avec un rire grinçant
  
  Puis, sérieux :
  
  - Korovin ne vous a pas dit pourquoi ils cavalaient après ce bonhomme ?
  
  Coplan fit un signe de dénégation.
  
  - Direct et très évasif à la fois, le général, précisa-t-il. Il m’a gentiment fait comprendre que les prémices ne nous regardaient pas. A titre de réciprocité, je lui ai glissé dans le tuyau de l’oreille que, Ried étant mort, nous nous désintéressions de ce vol sans gravité.
  
  - Il ne vous a sûrement pas cru mais ça ne fait rien : cela peut l’inciter à nous livrer un élément de plus, un de ces prochains jours.
  
  Coplan introduisit deux doigts dans sa poche intérieure afin d’en extraire sa lettre de créance, qu’il tendit à son chef.
  
  - Et maintenant,, que décidez-vous ? demanda-t-il avec une simplicité familière née de longues années de collaboration.
  
  - Moi ? fit le Vieux. Je ne décide rien... sinon de confier la suite des opérations à votre seule initiative. Ce sera pour vous un excellent exercice : ouvrez cette boîte de Pandore et voyez ce qu’il en sortira.
  
  Coplan réfléchit.
  
  - Vous n’avez pas l’impression, s’informa-t-il, que les Russes souhaitent nous voir mener l’enquête plutôt que de l’effectuer eux-mêmes ?
  
  - Oui, reconnut le Vieux. Cela m’intrigue davantage que la subtilisation de ce cristal semi-conducteur. On dirait qu’ils ne veulent pas se mouiller
  
  - Qu’est-ce qui vous intéresse, en somme ? L’identification du réseau qui opère ici ou l’objectif de nos amis de l’Est ?
  
  - Les deux, pardi ! La réussite du primo doit nous éclairer sur le secundo. Naviguez dans ce sens.
  
  Coplan se gratta le lobe de l’oreille.
  
  - Au total, les Russes s’apprêtent à manger les marrons que vous me priez de tirer du feu.
  
  - Votre supposition est plausible, convint le Vieux avec une belle sérénité. Reste à voir en quoi consistent lesdits marrons. A vous de jouer, cher ami.
  
  
  
  
  
  Coplan recourut aux méthodes les plus orthodoxes pour orienter ses recherches. Il commença par se mettre en rapport avec la Direction de la Sûreté chargée du contrôle des étrangers, puis avec les Renseignements Généraux de la Préfecture de Police de Paris, afin de vérifier si Herman Ried était venu en France récemment.
  
  Il obtint dès le lendemain des indications concordantes et substantielles de la part des deux services. L’intéressé ne leur était pas inconnu.
  
  Représentant pour la France et le Benelux d’une puissante firme de Leipzig (les Goslar Optische Werke) spécialisée en optique de précision et fabriquant aussi des appareils photographiques, Herman Ried avait un domicile à Paris, au 12 rue Gabrielle, dans le 18e arrondissement.
  
  Ried voyageait beaucoup, faisait de fréquentes navettes entre la France et l’Allemagne. On n’avait jamais rien relevé de suspect dans ses activités.
  
  Et, songea Coplan, on n’avait pas l’air de se douter qu’il était mort.
  
  Leipzig... Cette ville appartenait au territoire de l’Allemagne de l’Est. Gouvernée par un régime communiste, inféodée à Moscou.
  
  En marge de sa représentation commerciale, Herman Ried avait donc eu des occupations clandestines insoupçonnées pour lesquelles il avait dû être en relation avec des espions implantés en France. Une visite à son domicile s’imposait dans les plus brefs délais.
  
  Muni de quelques rossignols, Coplan se rendit vers six heures du soir à la Butte Montmartre. La nuit tombait sur Paris quand il descendit d’un taxi à la Place du Tertre.
  
  Il promena un regard débonnaire sur les peintres entourés de badauds, et qui semblaient avoir été placés là par un syndicat d’initiative soucieux de perpétuer l’atmosphère romantique de l’époque de Mimi Pinson.
  
  Coplan dévala les marches de l’escalier public s’amorçant à l’angle de la place et aboutit au milieu de la rue Gabrielle.
  
  Celle-ci était bordée de très vieilles maisons d’aspect sordide, nimbées par la lumière diffuse d’un éclairage parcimonieux.
  
  Qu’un homme d’affaires étranger eût choisi ce coin pour y habiter ne pouvait s’expliquer que par un attrait personnel pour les temps révolus ou par la férocité de la crise du logement.
  
  Coplan, ayant avisé l’immeuble où Ried avait eu un domicile, pénétra dans un couloir vétuste. Il n’y avait pas de loge de concierge, mais grâce aux boîtes aux lettres, Francis apprit que l’Allemand avait occupé le quatrième étage.
  
  Il actionna la minuterie, gravit les marches gémissantes d’un antique escalier. Arrivé au dernier palier, il appuya, à tout hasard, sur le bouton de sonnerie. Après tout, Ried ne vivait peut-être pas seul...
  
  La lumière s’éteignit pendant que Coplan attendait. Il redéclencha la minuterie puis, son appel restant sans réponse, il examina la serrure afin de choisir, dans son assortiment, un passe-partout approprié.
  
  Au troisième essai, il parvint à faire jouer le pêne et il entra. Ses doigts tâtonnants repérèrent un interrupteur près du chambranle; il alluma, bien que l’obscurité ne fût pas complète. Par une large verrière, on apercevait le panorama de Paris, constellé de milliers de points lumineux.
  
  La pièce, de grandes dimensions, était un atelier d’artiste. Ou plutôt, elle l’avait été, car on n’y voyait ni toiles ni sculptures. Par contre, elle recelait du matériel que Ried avait dû amener là pour ses démonstrations : des agrandisseurs, un appareil de projection, deux ou trois caméras, des pieds démontables, un écran blanc perlé, une lunette d’approche et d’autres accessoires.
  
  Coplan estima que ce n’était pas dans cet atelier qu’il trouverait des indices sur la vie privée de Ried ou sur ses activités cachées. D’un regard circulaire, il chercha l’entrée d’autres chambres.
  
  Une porte s’ouvrait à l’opposé de la verrière, dans un renfoncement créé par une galerie qui avançait à mi-hauteur du local, et à laquelle on pouvait accéder par un escalier en spirale.
  
  Coplan inséra une Gitane entre ses lèvres tandis qu’il allait vers la pièce adjacente. Cette dernière, aménagée en studio, contenait un bureau, une commode, une armoire-penderie et un divan-lit.
  
  Coplan se mit en devoir de perquisitionner cette chambre de fond en comble.
  
  Il découvrit des licences d’exportation, des factures, des carnets de commandes, des doubles de lettres en français et en allemand, bref des documents commerciaux qui devraient faire l’objet d’un examen plus sérieux. Francis acquit aussi la conviction que Ried, lorsqu’il avait quitté ce logis, ne croyait pas s’absenter longtemps : du courrier non dépouillé gisait sur la tablette du secrétaire, aucun meuble n’était fermé à clé.
  
  Au terme d’une fouille minutieuse, Coplan en fut pour ses frais. Il n’avait pas mis la main sur la plus minime indication permettant d’accomplir un pas dans la connaissance des antécédents occultes d’Herman Ried.
  
  Il se rabattit alors sur l’atelier, s’ingéniant à détecter l’endroit où l’Allemand aurait pu dissimuler des papiers confidentiels. Son exploration le mena jusqu’à la galerie où, près de la balustrade, il vit une table sur laquelle était resté un fer à repasser électrique. A côté, une lunette braquée vers les toits de Paris et montée sur un trépied à rotule, se profilait exactement en face des deux panneaux ouvrants de la verrière.
  
  Cette lunette attira l’attention de Coplan par deux détails insolites : contrairement aux instruments d’optique habituels, ses deux extrémités étaient dotées de lentilles de même diamètre. En outre, l’une d’elles était opaque : elle présentait l’aspect laiteux d’un écran de télévision.
  
  Cet étrange oculaire, tourné du côté où, normalement, devait se tenir un observateur, empêchait de voir quoi que ce soit, alors que dans une longue-vue ordinaire il aurait montré l’image rapprochée d’une partie de l’agglomération.
  
  Coplan devina le principe du fonctionnement de l’appareil quand il nota l’existence d’un fil de caoutchouc qui, s’évadant du tube, se terminait par une fiche destinée à être plantée dans une prise de courant. Il la brancha, désireux de vérifier si son pronostic était exact.
  
  Au bout de quelques secondes, le verre blanchâtre perdit son opacité tout en devenant plus sombre.
  
  Coplan mit un œil devant cet oculaire spécial ; aussitôt, il distingua un spectacle très différent de celui qu’auraient procuré des instruments classiques à fort grossissement. Il avait une vision étrangement contrastée des toits, des rues et des monuments publics.
  
  Les cheminées, en particulier, formaient des taches lumineuses comme si elles étaient faites d’une matière vitrifiée ; l’air au-dessus d’elles était peuplé de tourbillons scintillants. Par contre, les globes électriques et les enseignes au néon avaient un éclat beaucoup plus atténué que lorsqu’on les regardait à l’œil nu. Quant aux capots des voitures se mouvant en contrebas, ils apparaissaient plus brillants que leurs phares.
  
  Il ne fallait pas être sorcier pour en déduire que l’instrument était sensible à l’infra-rouge, aux rayons caloriques...
  
  Coplan coupa le courant.
  
  Il se demanda quel genre de clientèle pouvait s’intéresser à cet article. Ried ne devait pas en vendre beaucoup... En temps de guerre, des lunettes de ce type avaient rendu de grands services, entre autres pour la destruction par l’artillerie anti-char de blindés attaquant par nuit noire ; mais leur utilité en temps de paix était moins évidente.
  
  A moins... Hé oui, Bon Dieu ! On pouvait aussi les employer à autre chose qu’à la détection lointaine de foyers de chaleur : la marine avait, la première, substitué l’usage de l’infrarouge à la signalisation optique parce que son rayonnement, invisible à l’œil nu et perçant le brouillard, assurait aux communications à faible portée un secret absolu.
  
  Dès lors, pourquoi ne pas imaginer que des espions pouvaient recourir au même moyen pour communiquer entre eux dans une ville ?
  
  L’emplacement de cet atelier de la rue Gabrielle, dominant tout Paris, ne pouvait que renforcer cette hypothèse. La présence d’un « récepteur » chez Ried lui conférait une sérieuse consistance.
  
  Mais pour établir avec son ou ses correspondants une liaison bilatérale, Ried devait aussi disposer d’un « émetteur ».
  
  Coplan allait se remettre à fouiner quand il fut pris d’une soudaine envie de rire. La source émettrice d’infra-rouge lui crevait tellement les yeux qu’il avait failli ne pas la remarquer : le fer à repasser ! Sept cent cinquante watts d’énergie électrique convertis en rayonnement thermique par le procédé le plus simple qu’on pût inventer !
  
  C’était concluant : le fer et la lunette formaient l’équivalent du micro et de l’écouteur d’un téléphone sans fil.
  
  Après une courte période d’euphorie, Coplan dut cependant s’avouer que cette découverte ne constituait pas, en soi, un progrès décisif. Que Ried eût été en rapport avec d’autres agents, on pouvait s’en douter depuis le début. Mais comme l’emploi de ce mode de liaison préservait rigoureusement leur anonymat, il n’y avait pas lieu de se monter le cou.
  
  Surtout si la disparition de Ried était déjà connue par ses collègues, comme on pouvait le craindre.
  
  Coplan acheva son inspection en visitant l’intérieur des appareils rassemblés dans l’atelier. Il soliloqua tout en se livrant à cette dernière besogne : fallait-il condamner l’appartement en vue d’un examen ultérieur plus approfondi ou, au contraire, l’aménager en souricière ?
  
  Il se promit d’en discuter avec le Vieux dès le lendemain matin, mais de réclamer l’assistance immédiate de la D.S.T. pour faire surveiller la maison pendant la nuit.
  
  Il éteignit les lampes de l’atelier, alluma dans l’escalier et referma la porte à clé. L’esprit occupé par ses récentes constatations, il descendit les quatre étages.
  
  Un locataire entra au moment où Coplan arrivait dans le couloir. Les deux hommes s’effacèrent pour se céder mutuellement la place et se dédièrent un regard indifférent. Coplan poursuivit son chemin tandis que l’autre entamait sa montée.
  
  Dans la rue, Francis s’arrêta. Quelque chose dans la mise du type qu’il avait croisé chatouillait son subconscient. Il aurait parié à mille contre un que cet individu n’était pas français.
  
  Se fiant davantage à son flair qu’à un raisonnement logique, Coplan revint sur ses pas, silencieusement, et tendit l’oreille.
  
  Les marches craquaient à un rythme régulier. L’homme, à en juger par le bruit décroissant de ses pas, devait avoir atteint le second étage. Et son ascension se poursuivait.
  
  Coplan avança jusqu’au pied de l’escalier. A bout de course, le mécanisme de la minuterie flancha et le décor fut avalé par l’obscurité.
  
  Là-haut, il y eut un raclement de plancher dénotant une hésitation. Puis les ampoules encrassées se rallumèrent. Les marches d’une volée suivante plièrent sous les semelles de l’inconnu. A présent, on ne pouvait plus douter qu’il se rendait au quatrième.
  
  L’introduction d’une clé dans une serrure et la rotation du pêne furent nettement perceptibles.
  
  Un quidam qui entrait chez Herman Ried comme chez soi méritait les plus grands égards... Coplan escalada les degrés deux par deux en plaçant le pied tout près de la plinthe.
  
  L’extinction de la lumière le surprit alors qu’il atteignait le troisième palier. Il s’immobilisa, craignant de buter.
  
  Après quelques secondes d’attente et un tâtonnement préliminaire, il reprit doucement sa montée, parvint sans bruit devant la porte de l’appartement de Ried.
  
  Un rai de lumière, à ras du plancher, attestait que le visiteur ne s’entourait pas d’un luxe de précautions. On l’entendait marcher dans l’atelier, allant d’un côté à l’autre, s’arrêtant, bougeant un appareil ; puis il dut gagner le studio car ses mouvements devinrent inaudibles.
  
  Peu après, il revint dans la pièce principale.
  
  Coplan ouvrit brutalement la porte avec sa main gauche. Dans la droite, il tenait un automatique.
  
  En le voyant, l’homme eut un sursaut de saisissement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  - Was ? Donnerwetter ! proféra l’inconnu, effaré.
  
  Ses mains s’élevèrent comme si elles y étaient contraintes par d’invisibles ficelles.
  
  Son pistolet toujours braqué sur son hôte imprévu, Coplan referma la porte, s’adossa au panneau.
  
  - Que venez-vous faire ici ? questionna-t-il en allemand, d’une voix sourde et incisive. Vous avez une commission pour Herman Ried ?
  
  - Ach... Nein, prononça le visiteur, si désemparé qu’il ne fut pas surpris d’être interpellé dans sa langue maternelle.
  
  Il avait un visage aux traits accusés, des joues maigres striées d’une longue ride verticale. La figure d’un homme prématurément vieilli. Des yeux gris, des sourcils poivre et sel. Il était vêtu d’un manteau trop long, coiffé d’un chapeau en loden.
  
  - Faites demi-tour, ordonna Coplan.
  
  L’homme obtempéra.
  
  Francis s’approcha de lui. Gardant son automatique appuyé à sa hanche, et se plaçant légèrement en biais, il tâta les vêtements de son prisonnier au niveau de la poche-revolver, puis sous les bras et aux poches intérieures.
  
  Reculant d’un pas, il reprit :
  
  - Ça va, vous pouvez me faire face. Baissez les mains.
  
  Docile, l’Allemand pivota sur lui-même et le regarda de nouveau avec anxiété.
  
  - Répondez-moi : pourquoi êtes-vous venu ici ? insista Francis avec dureté.
  
  Son interlocuteur humecta rapidement ses lèvres minces.
  
  - Je... J’ai une mission à remplir. Je dois m’occuper de tout ce matériel.
  
  Des deux mains, il désigna les appareils disséminés autour de lui.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je suis un délégué des Goslar Optische Werke... M. Ried, qui était notre représentant général à Paris, est mort accidentellement. Mais qui êtes-vous ?
  
  - Police. Vos papiers.
  
  Abasourdi, l’Allemand écarta son revers pour retirer son passeport de sa poche gauche, tendit le carnet à Coplan.
  
  Ce dernier le feuilleta sans se dessaisir de son arme et en observant son client du coin de l’œil.
  
  Carl Chemitz, né le 14 avril 1920 à Dresden, domicilié à Leipzig. Profession : employé. Le tampon d’entrée portait la date de la veille,
  
  Coplan rendit le document.
  
  - Votre adresse à Paris ?
  
  - Hôtel d’Angleterre, au Boulevard Magenta.
  
  - Possédez-vous une pièce quelconque attestant que vous êtes au service des Goslar Werke ?
  
  - Ach... Mes cartes de visite, suggéra Chemitz, prêt à en exhiber une.
  
  - Cela ne prouve rien. Un ordre de mission ou une lettre ferait mieux l’affaire.
  
  L’attitude de Chemitz trahit de l’embarras.
  
  - Non... Je n’ai rien sur moi qui... Ah si : un bordereau d’expédition de cinq caméras destinées à un commerçant parisien. Je dois aller le voir, puisque M. Ried...
  
  Il extirpa de son portefeuille un imprimé rose à l’en-tête de la firme, et portant l’adresse d’un magasin de la rue de Châteaudun.
  
  Coplan examina le papier, le considéra provisoirement comme une référence acceptable.
  
  - Qui vous a informé du décès d’Herman Ried ?
  
  Chemitz parut trouver la question surprenante.
  
  - Mais... le Directeur, Herr Lippold.
  
  - Et lui, d’où tenait-il la nouvelle ?
  
  - D’un inspecteur de police. On est venu le prévenir que Ried avait eu un accident en Allemagne de l’Ouest.
  
  - Et ensuite, que vous a-t-on donné comme instructions ?
  
  - Eh bien, de venir à Paris, de ramener à Leipzig tous les papiers d’affaires de Ried et de consigner chez un grossiste les marchandises qu’il avait chez lui, en attendant qu’on lui choisisse un successeur. Je dois aussi passer chez nos principaux clients pour les prier de transmettre leurs commandes directement à Leipzig.
  
  Les explications de Chemitz sonnaient juste. Mais sa sincérité n’impliquait pas nécessairement qu’il ignorât tout des activités clandestines de son collègue.
  
  - Pourquoi Ried était-il allé à Cologne ? demanda Coplan avec une rudesse systématique.
  
  Les traits ravinés de Chemitz exprimèrent la plus grande perplexité.
  
  - Je ne sais pas, soupira-t-il. Herr Lippold lui-même a été très surpris d’apprendre qu’il avait trouvé la mort dans la Ruhr. A notre connaissance, Ried n’avait aucune raison d’être dans cette région. Maintenant, pourrais-je savoir pourquoi vous me posez toutes ces questions ?
  
  Il y avait une chance sur deux pour que Chemitz fût un honnête émissaire de l’usine allemande et rien de plus. Mais s’il était aussi un complice de Ried dans ses occupations parallèles ?
  
  Négligeant la dernière phrase de Chemitz, Coplan dit sur un ton radouci :
  
  - Vous allez m’accompagner au Commissariat. Nous avions été chargés de veiller sur les biens du défunt jusqu’à ce que ses héritiers légaux se manifestent. Vous devrez remplir une déclaration et prouver vos droits, sinon vous ne pourrez toucher à rien.
  
  Chemitz trouva ces perspectives plutôt saumâtres. Haussant les épaules avec agacement, il répondit :
  
  - Bon... C’est bien compliqué mais je suppose que c’est la loi.
  
  Coplan était, pour sa part, convaincu que sa procédure était irrégulière, mais il n’en affirma pas moins avec certitude :
  
  - C’est obligatoire, Herr Chemitz. Veuillez me précéder...
  
  Les deux hommes sortirent de l’appartement, et tandis que Francis le fermait à nouveau, il s’enquit :
  
  - A propos, comment se fait-il que vous ayez une clé ?
  
  Le délégué des Goslar Werke le lui expliqua :
  
  - C’est la firme qui payait le loyer : ce local était à la disposition de Ried en tant que représentant de la maison.
  
  - Qui l’avait retenu ?
  
  - Ried, naturellement. Il était sur place et ne pouvait pas continuer à vivre à l’hôtel : son matériel devenait trop encombrant.
  
  Pendant qu’ils descendaient les escaliers, Coplan poursuivit son interrogatoire :
  
  - Depuis quand travaillait-il à Paris ?
  
  - Il a été nommé à ce poste en 1958, si mes souvenirs sont bons.
  
  - Et à quelle époque s’est-il installé dans cet immeuble ?
  
  - Trois ou quatre mois après son arrivée en France... Ce devait être en novembre 58.
  
  Coplan et Chemitz débouchèrent dans la rue Gabrielle. Il était neuf heures et quart. Dix minutes après, ils entrèrent au Commissariat de la rue Lambert.
  
  Coplan exhiba une pièce attestant qu’il relevait de la Présidence du Conseil et confia Chemitz à un brigadier-chef. Il obtint sur-le-champ une entrevue avec le commissaire, auquel il révéla en peu de mots le motif de sa visite.
  
  Le fonctionnaire se prêta obligeamment à la mise en scène : Chemitz fut invité à raconter pourquoi il avait pénétré dans un domicile privé sans autorisation écrite du locataire absent ; à quel titre s’estimait-il autorisé à déménager les appareils de grande valeur qui se trouvaient dans l’appartement ? Que comptait-il en faire ? Etc....
  
  Pendant ce temps-là, dans un bureau voisin, Coplan se mettait en rapport avec la Direction de la Surveillance du Territoire. Il demanda que des inspecteurs fussent dépêchés d’urgence rue Gabrielle : tout individu s’introduisant dans les pièces du quatrième étage, au numéro 12, devait être pris en filature à sa sortie. On ne devait l’appréhender que s’il s’apprêtait à franchir une frontière.
  
  D’autre part, il fallait observer les déplacements d’un certain Carl Chemitz, actuellement retenu au commissariat de la rue Lambert, mais qui serait libéré à vingt-deux heures trente. Coplan fournit son signalement, précisa qu’il logeait à l’hôtel d’Angleterre, boulevard Magenta. Si Chemitz retournait en Allemagne, il n’y avait pas lieu de l’intercepter, mais il fallait en aviser le S.D.E.C.E. dès que les intentions du suspect se préciseraient.
  
  Ce dispositif mis en place, Coplan se servit du téléphone intérieur pour prier le commissaire de relaxer Chemitz à dix heures et demie tapant, quitte à faire traîner les choses en longueur jusqu’à ce moment-là. Il remercia l’officier de police et sortit du bâtiment sans revoir Chemitz.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, il rendit compte au Vieux de ses investigations et de sa rencontre avec un envoyé de Leipzig, ainsi que des mesures prises après son interrogatoire.
  
  Son chef l’approuva : la liberté de mouvements de Chemitz ne devait pas être entravée. L’important était de savoir s’il n’était venu en France que pour des raisons légitimes.
  
  Quant aux possibilités d’une liaison par infra-rouge entre Herman Ried et d'autres personnages se livrant à un trafic de renseignements, elles intéressèrent prodigieusement le Vieux.
  
  - Si les contacts s’opèrent uniquement par ce moyen, le cloisonnement de ce réseau doit être bien proche de la perfection, estima-t-il, pensif.
  
  - Hé oui, appuya Coplan. Nous ne pouvons pas jucher des hommes équipés d’instruments spéciaux sur tous les monuments de Paris et leur faire assurer une garde permanente. D’ailleurs, que viseraient-ils ? Il suffirait d’une erreur d’angle d’un degré pour que la source leur échappe...
  
  - Oui, c’est irréalisable, reconnut le Vieux. Il faudrait multiplier les postes d’observation à l’infini, employer des lunettes à grand champ... et je ne suis même pas sûr qu’elles existent, sinon à bord de quelques unités de la Marine Nationale. Non, il faut résoudre le problème d’une autre manière.
  
  - J’y ai pensé, dit Coplan. Où a-t-on conçu et réalisé les tecnétrons ?
  
  - Au Centre National des Études des Télécommunications, le laboratoire de recherches des P.T.T., lui indiqua le Vieux. Le brevet appartient à l’ingénieur-conseil de cet organisme, un nommé Stanislas Tezner (Authentique. Tous les renseignements concernant le Tecnétron sont exacts. Le lecteur peut se reporter à l’article publié par « Sciences et Avenir » en février 1958).
  
  - Pourriez-vous me remettre le spécimen qui était dissimulé dans le récepteur d’Herman Ried ?
  
  - Bien sûr !
  
  Le Vieux alla dénicher dans l’armoire la petite boîte qu’il avait montrée l’avant-veille à Coplan, la lui présenta. Francis la prit entre le pouce et l’index, en releva le couvercle pour regarder à nouveau le minuscule amplificateur d’ondes radio.
  
  - Ried a bien dû le recevoir de quelqu’un ou le dérober quelque part, murmura-t-il. Le cercle dans lequel on manipule ces petits appareils électroniques est probablement restreint ?
  
  - Je n’ai pas étudié la question. Libre à vous de chercher de ce côté-là.
  
  Coplan mit la boîte dans sa poche.
  
  - Je vais m’en occuper illico, annonça-t-il. Je ne veux pas tabler sur les résultats problématiques des surveillances exercées par la D.S.T.
  
  - Cela me paraît judicieux, opina le Vieux. Jusqu’à preuve du contraire, ce Chemitz pourrait ne pas être dans le coup.
  
  - C’est bien ce que je crains... Bien que nous ne sachions pas quand Ried est mort, l’accident qui lui est arrivé doit remonter, au bas mot, à une huitaine de jours. Si un de ses complices a été chargé d’évacuer ce qu’il y avait de compromettant chez lui, il a eu largement le temps de passer rue Gabrielle avant moi. Or, Chemitz n’est entré en France qu’avant-hier et je crois l’avoir harponné à sa première visite : le courrier commercial de Ried n’avait pas été ouvert.
  
  Le Vieux insinua :
  
  - Un agent soviétique vous aurait précédé rue Gabrielle que ça ne m’étonnerait pas outre mesure. Pourquoi Korovin nous a-t-il jeté le cadavre de Ried dans les jambes ?
  
  - Pour nous flanquer une méningite, jugea Coplan tout en se préparant à partir. Je vous téléphonerai en fin d’après-midi ; le filet tendu autour de l’atelier de la Butte peut rester en place pendant quelques jours encore. Je retournerai là-bas quand Chemitz aura transbahuté le matériel.
  
  - Ah ? fit le Vieux. Pourquoi ?
  
  - Pour voir s’il a emporté la limette ou s’il l’a laissée où elle était.
  
  - Quelle déduction espérez-vous tirer de ce fait ?
  
  - L’instrument ne portait aucune marque de fabrique. Si Chemitz l’enlève, c’est qu’il provenait des Goslar Werke. Nous pourrions alors retrouver, par les archives du Ministère des Affaires Économiques, combien il en est entré en France et ce qu’ils sont devenus.
  
  Le Vieux suçota sa pipe avant de la bourrer.
  
  - Je commence vraiment à vous considérer comme un successeur acceptable, ricana-t-il.
  
  
  
  
  
  Vers onze heures, Coplan se présenta au C.N.E.T. et sollicita une entrevue avec le Directeur Technique du centre. Il fut introduit dans un vaste cabinet de travail aux lignes modernes et, excipant de sa qualité d’attaché au Secrétariat Général permanent de la Défense Nationale, il demanda la discrétion la plus stricte sur la conversation qui allait se dérouler.
  
  Intrigué, le Directeur lui donna toutes les assurances souhaitables. Coplan sortit alors l’étui que lui avait confié son chef, posa sur la tablette de verre du bureau le tecnétron blotti sur sa couche d’ouate.
  
  - A votre avis, combien de personnes travaillant au Centre ont-elles eu la possibilité de dérober ceci dans un laboratoire sans qu’on s’en aperçoive ?
  
  Assombri, son interlocuteur saisit l’échantillon pour l’examiner de plus près.
  
  - Humm... Un tecnétron, marmonna-t-il en élevant la pièce à la hauteur de ses yeux. Il y a déjà près de deux ans que nous le perfectionnons pour atteindre des fréquences de plus en plus élevées. A chaque stade, nous en avons construit quelques dizaines. La plupart ont été utilisés dans des montages expérimentaux qui ont été défaits après essais et mesures. On n’en a pas tenu une comptabilité rigoureuse... Bon nombre d’entre eux ont dû finir à la poubelle.
  
  - Comment ? fit Coplan, interloqué. Vous ne craigniez donc pas qu’il s’en égare à l’extérieur ?
  
  - Mais non, pourquoi ? Plusieurs brevets protègent cette application des semi-conducteurs. En outre, leur mise au point définitive n’est pas terminée. Aucune usine au monde n’oserait lancer des tecnétrons sur le marché sans notre accord : elle s’exposerait à de fortes condamnations.
  
  - A condition, bien entendu, que vous en fussiez informés, opposa Coplan.
  
  - On l’est toujours, répliqua le Directeur. Dans ce domaine surtout, aucun équipement ne peut être mis dans le commerce sans que la fraude soit éventée à bref délai. Je pourrais vous citer quelques précédents sensationnels.
  
  Coplan médita, puis il conclut :
  
  - Bref, des tas de gens ont pu glisser un de ces objets dans leur poche en toute tranquillité ?
  
  - Ma foi, oui. En quoi cela vous préoccupe-t-il ?
  
  La tournure de cet entretien avait modifié en quelques minutes les théories de Coplan. Mais, en dépit de la sérénité du Directeur, il ne parvenait pas à croire qu’un espion avait commis une erreur en voulant transmettre un prototype de tecnétron à ses chefs.
  
  - Votre état-major scientifique n’est-il pas soumis à certaines consignes de silence ? questionna-t-il curieusement.
  
  - Pour quelques problèmes précis, oui, mais pas d’une façon générale. Des études sont régulièrement publiées sur la plupart de nos travaux, et traduites en plusieurs langues.
  
  - Sur ce transistor aussi ?
  
  - Oui... Et puis, je vous rappelle que des brevets ont été déposés. Chacun peut en prendre connaissance. Il n’y a pas de mystère.
  
  Coplan ne partageait pas cette opinion.
  
  Quelqu’un du Centre avait, directement ou par un intermédiaire, procuré un certain objet à un étranger. Mais rien ne disait que cela s’arrêtait là. D’autres travaux, plus confidentiels, avaient pu prendre le même chemin. La fuite existait, indiscutablement. Il fallait la colmater.
  
  - Je voudrais que vous me dressiez la liste des ingénieurs et des techniciens qui ont participé à cette réalisation, demanda Coplan avec fermeté. Volontairement ou à son insu, l’un d’eux est en rapport avec des gens à la solde d’une organisation clandestine.
  
  Le Directeur haussa les sourcils.
  
  - Voilà une bien grave accusation.
  
  - Ce tecnétron revient d’Allemagne, dit Francis en pointant l’index vers le coussinet d’ouate. Nous aimerions savoir comment il y est parvenu, sans plus.
  
  - L’aurait-on même envoyé par la poste que ce ne serait pas répréhensible.
  
  - Si on l’avait expédié ouvertement, je ne serais pas ici. Malheureusement, les circonstances sont assez différentes. C’est pourquoi je me permets d’insister.
  
  Le Directeur pressentit que son visiteur voyait l’affaire sous l’angle de la raison d’État et qu’il ne se laisserait pas éconduire. Par ailleurs, pourquoi couvrir une brebis galeuse si, d’aventure, il y en avait une au C.N.E.T. ?
  
  - J’ai la plus entière confiance dans la moralité de mes subordonnés, affirma le haut fonctionnaire, mais j’aurais mauvaise grâce à entraver votre enquête : dans le cas le plus fâcheux, elle ne pourrait qu'établir que l’un d’eux est victime d’une machination.
  
  - Croyez bien que je le souhaite, rétorqua Coplan avec chaleur. C’est vrai quatre-vingt dix-neuf fois sur cent.
  
  Le Directeur prit une feuille de papier. De mémoire, il aligna des noms et des adresses sans se départir d’une expression soucieuse.
  
  Pendant qu’il écrivait, Coplan manipula le cristal de germanium monté sur son support isolant : un véritable bijou électronique. Une machine, aussi, aux étonnantes propriétés.
  
  Une pensée soudaine lui fit lever la tête.
  
  - Vous n’avez enregistré aucun décès, parmi vos cadres ?
  
  S’interrompant, le Directeur lui jeta un regard surpris.
  
  - Non, fichtre !
  
  - Tant mieux, soupira Francis, soulagé. Vous n’en connaissez pas un dont la marotte est l’infra-rouge ?
  
  Après un silence, son hôte déposa son stylo.
  
  - Si, dit-il en fixant Coplan d’un air ébahi. Serait-ce une présomption ?
  
  - Non pas. Simple curiosité de ma part. C’est mon violon d’Ingres.
  
  Rasséréné, le Directeur reprit :
  
  - Je l’ai inscrit parmi les premiers. Je vais mettre une croix en regard de son nom : il s’appelle Félix Choquet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Pendant les jours qui suivirent, Coplan demeura pratiquement inactif.
  
  Il incombait à la D.S.T. de mener une enquête sur les spécialistes désignés, d’évaluer leur train de vie, de surveiller leurs agissements et de passer au crible leurs relations. Ceci ne mit d’ailleurs rien en lumière qu’on pût leur reprocher.
  
  Cependant, tous les éléments recueillis furent transmis au S.D.E.C.E. et, parmi eux, l’enregistrement d’une communication téléphonique attira l’attention de Coplan.
  
  D’abord, parce qu’elle avait été captée par la table d’écoute sur la ligne de Félix Choquet, ensuite parce que les propos tenus par les deux correspondants méritaient qu’on s’y attardât.
  
  Un dialogue enjoué, amical, dénué de sous-entendus, s’était établi entre Choquet et un certain Lefaur. Après quelques instants de bavardage familier, ce dernier avait demandé à Choquet s’il avait l’intention de se rendre à la prochaine réunion chez Madame d’Aubert.
  
  Il avait cité les noms d’amis communs qui ne manqueraient pas de venir à la soirée, l’absence provisoire de la dame en question ayant interrompu les agréables colloques qui avaient lieu chez elle une fois par semaine.
  
  Choquet avait répondu à Lefaur que, bien entendu, il ne raterait pas cette occasion de rencontrer Untel et Untel...
  
  En possession du nom et du numéro de téléphone, Coplan n’eut aucune peine à découvrir que Lefaur était professeur à l’institut Poincaré, un des principaux établissements de la recherche scientifique en France. Ceci acheva de lui mettre la puce à l’oreille.
  
  Qui était cette Madame d’Aubert dont le salon, apparemment, était ouvert aux personnalités les mieux documentées sur les travaux en cours à Paris ?
  
  La D.S.T. fut pressentie pour réunir des renseignements sur cette accueillante hôtesse que ne semblaient pas rebuter les sujets rébarbatifs traités par des techniciens hautement qualifiés.
  
  Pendant que des inspecteurs glanaient des informations sur l’intéressée, Coplan alla voir le Professeur Lefaur à son domicile, rue Spontini, dans le Seizième.
  
  Il fut reçu par un homme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne, aux tempes grises et au teint rassurant d’un amateur de bonne chère. Portant lunettes, la rosette de la Légion d’Honneur à sa boutonnière, le professeur n’avait nullement la gravité compassée ni l’allure doctorale qu’on s’attend à trouver (Dieu sait pourquoi?...) chez les grands serviteurs de la Science. Une gaieté permanente rayonnait sur son visage ouvert.
  
  Il s’assombrit pourtant quand son visiteur eut décliné sa qualité, mais Coplan s’employa à dissiper l’impression fâcheuse qu’elle produisait sur Lefaur.
  
  - Ce qui m’amène chez vous n’est pas dramatique, déclara-t-il d’une voix lénifiante, quand il eut pénétré dans un bureau Empire au sol recouvert d’une moquette beige pâle. Je voudrais simplement obtenir de vous quelques précisions sur les soirées qu’organise Madame d’Aubert.
  
  Le Professeur eut l’air interloqué.
  
  - Elles n’ont rien de mystérieux ni de compromettant, dit-il avec une nuance d’agacement. On n’y monte pas des ballets roses.
  
  Coplan sourit.
  
  - Si j’avais eu de tels soupçons, dit-il, j’aurais dirigé mes investigations sur place, incognito. Non, une affaire un peu spéciale m’oblige à tâter le terrain autour de ces réunions, quand ce ne serait que pour éliminer des fausses pistes. Je fais d’ailleurs appel à votre entière discrétion, car je ne veux inquiéter personne.
  
  Lefaur montra un siège à Coplan, s’assit dans une bergère.
  
  - Qu’attendez-vous de moi, exactement ?
  
  - Dites-moi quels sont les invités les plus assidus, ce que vous pensez de Madame d’Aubert, des autres dames qui, éventuellement, font partie de l’assistance, et ainsi de suite. Je n’entends pas collectionner des ragots, croyez-le bien ; je désire me faire une idée exacte de l’ambiance, ni plus ni moins.
  
  Lefaur leva légèrement ses deux paumes et les laissa retomber sur les accoudoirs.
  
  - Mon Dieu, cette ambiance est à la fois mondaine et amicale. Ce petit cercle n’est pas fermé. Comme les autres participants, j’apprécie la bonne humeur et l’absence de formalisme qui y sont de règle. On bavarde, on discute, on échange des points de vue dans une atmosphère parfaitement détendue. L’hôtesse est charmante : elle s’ingénie à mettre en contact des gens dont les préoccupations sont très différentes... Son urbanité est proverbiale.
  
  - Pouvez-vous me citer des noms ?
  
  - Puisque vous avez découvert le mien, il ne doit pas vous être difficile d’en relever quelques autres ?...
  
  - Indubitablement, mais vous m’épargneriez bien des démarches en m’indiquant d’emblée les invités les plus marquants.
  
  Le Professeur énonça, sans trop chercher, ceux qui lui venaient à l’esprit :
  
  - Il y a Jarente et Domer, des collègues de l’institut Poincaré ; Versigny, maître de recherches au C.N.R.S. ; Bisson, de la Faculté de Médecine ; Trousseau, le mathématicien, qui appartient à l’institut Biaise Pascal ; Choquet, du C.N.E.T. ; Taitbout, chimiste, un ancien du centre de Strasbourg ; Oudinot, un astronome... pardon: astrophysicien. Bien d’autres encore...
  
  Coplan retint de cette énumération que l’élite des savants français se rencontrait chez Madame d’Aubert, et qu’un tel milieu avait de quoi exciter les convoitises d’informateurs professionnels.
  
  - Quelques présences féminines égayent-elles ces assemblées ? s’enquit-il incidemment.
  
  - Parfois, convint Lefaur. Ce sont, ou les compagnes des invités ou des représentantes autorisées de quelques branches telles que la biologie, la radiologie ou la physique. Des piliers de laboratoires, elles aussi.
  
  - Y a-t-il des étrangers parmi vous ?
  
  - Cela s’est produit occasionnellement. Quand un savant connu est de passage dans la capitale, Madame d’Aubert se fait un point d’honneur de l’amener chez elle.
  
  - Est-elle vraiment cultivée ou cède-t-elle à un certain snobisme en s’entourant d’hommes qui, sans être toujours célèbres, sont à l’avant-garde du progrès scientifique. ?
  
  Le Professeur pesa sa réponse.
  
  - Je crois qu’elle apprécie la compagnie de gens instruits et qu’elle les préfère aux gloires éphémères du théâtre, du cinéma ou de la politique. Elle est intelligente, certes, mais je ne crois pas qu’elle ait un grade universitaire.
  
  - Que fait son mari ?
  
  - Son mari ? Il est mort depuis six ans... Grosse fortune. Industriel dans les textiles. Je ne l’ai pas connu personnellement,
  
  - Madame d’Aubert est-elle... physiquement attirante ?
  
  Lefaur toussota, se frotta la joue.
  
  - C’est une très jolie femme, concéda-t-il avec une trace d’embarras. Certains lui font la cour, c’est inévitable... Mais je crois qu’elle ne les encourage pas et que sa vie privée est irréprochable.
  
  Coplan estima que, venant d’un quinquagénaire, ce témoignage était sujet à caution, tout au moins dans seconde partie.
  
  - Savez-vous où elle est en ce moment ?
  
  - Dans une ville d’eau, je présume. Vichy ou Aix... Elle quitte Paris assez souvent. Elle a deux ou trois propriétés en province.
  
  - A quand remonte la dernière réunion ?
  
  - A une quinzaine de jours.
  
  - Avez-vous gardé souvenance des sujets qui ont été abordés ?
  
  Le professeur afficha sa perplexité :
  
  - Vous savez... Nous parlons de mille choses, nous sautons sans cesse du coq à l’âne. Plusieurs groupes se forment et se désagrègent : il est extrêmement rare que tout le monde se rallie autour d’un orateur.
  
  Coplan tenta de l’aider.
  
  - Vous n’avez pas débattu des problèmes d’électronique, par exemple ?
  
  - Si, dit Lefaur, songeur. Ils sont d’actualité... surtout en raison des exploits des Russes dans leurs lancements de satellites terrestres et lunaires. Attendez, ça me revient à présent. Oui, en effet : Choquet avait commencé par une dissertation sur la jonction qui pourrait s’opérer bientôt entre les ondes millimétriques de la radio et la partie haute du spectre des infra-rouges, grâce aux développements futurs du tecnétron. Là-dessus, on s’est mis à parler du radar passif, des télécommandes spatiales et d’autres champs d’application des hyper-fréquences. Oudinot est intervenu en annonçant la venue prochaine d’une délégation de savants soviétiques, retour des États-Unis où elle a participé aux travaux de la Société américaine des Fusées. Madame d’Aubert se montrant ravie, Oudinot a précisé que les Russes allaient être, à Paris, les hôtes de la Société Française d’Astrophysique et alors il n’a plus été question que de Luniks et d’Orbitniks...
  
  Coplan, qui écoutait le Professeur avec beaucoup d’intérêt, alluma distraitement une Gitane. Il se fit la réflexion que le Service ou la D.S.T. devraient introduire un observateur sagace chez la séduisante veuve de l’industriel. Les propos tenus dans son salon et destinés à être entendus par des amis au-dessus de tout soupçon devaient, parfois, manquer de prudence et, peut-être, échouer dans des oreilles mercenaires.
  
  - Oui, tout ce qui concerne l’astronautique est à l’ordre du jour, émit Coplan. Vous n’avez jamais eu le sentiment que les conversations étaient dirigées ?
  
  - Dirigées ? Comment cela ?
  
  - Disons que l’un des membres présents aurait tenté de solliciter d’une façon adroite des révélations sur quelque matière touchant à la Défense Nationale ?
  
  Lefaur ouvrit de grands yeux.
  
  - Bigre ! prononça-t-il, plus proche de l’amusement que d’une protestation scandalisée. Nous ne sommes pas là au Café du Commerce, nous ne faisons pas de la haute stratégie !
  
  - La stratégie se dessine actuellement dans les laboratoires, lui rappela Coplan d’un ton uni. Toutes les puissances sont à l’affût de ce qui se passe dans ceux d’un adversaire possible.
  
  Le professeur eut un geste tranquillisant.
  
  - D’accord, mais nous laissons tous de côté les questions brûlantes. Nous avons une mentalité pacifique et les répercussions possibles de la recherche fondamentale sur le plan militaire ne nous excitent pas : c’est l’affaire des bureaux d’études de l’Armée. Et puis, nos discussions à bâtons rompus ne contiennent rien de précis, nous ne nous battons pas à coup de formules et d’équations.
  
  Sur ce point, l’optique de Coplan différait encore de celle de son interlocuteur. Cependant, il parut rassuré, satisfait.
  
  - Eh bien, il ne me reste qu’à vous remercier, déclara-t-il en émergeant de son siège. Je suis persuadé, maintenant, que les réceptions de Madame d’Aubert sont bien innocentes et je vous souhaite d’y trouver, par la suite, autant de plaisir qu’auparavant. Je vous serais reconnaissant d’oublier cette entrevue.
  
  - Cela va sans dire, approuva Lefaur, dont le patriotisme était intransigeant. D’ailleurs, si le moindre doute persistait dans votre esprit, n’hésitez pas à me relancer.
  
  - Je crois sincèrement que ce sera superflu, affirma Coplan, imperturbable.
  
  
  
  
  
  Deux jours s’écoulèrent encore avant que le Vieux pût faire part à Coplan d’autres rapports de la D.S.T.
  
  En dehors de Chemitz, personne n’était allé à l’atelier de la rue Gabrielle. Avec l’agrément de la police municipale, l’Allemand avait embarqué le matériel photographique dans une camionnette de louage et il était allé le déposer chez un grossiste.
  
  Chemitz avait vu quelques commerçants au cours de tournées dans l’agglomération parisienne, puis il avait pris le train pour l’Allemagne. Un agent du Service avait relayé les inspecteurs de la D.S.T. afin de prolonger la filature sur le territoire de la République Fédérale. Il ne devait lâcher Chemitz que si ce dernier franchissait le Rideau de Fer, ce qui était prévisible puisque sa destination avouée était Leipzig.
  
  Un dossier tout frais concernait Madame d’Aubert. Née Sandra Ostrow, elle avait vu le jour à Lodz, en Pologne, le 22 décembre 1929. Arrivée en France après un séjour dans un camp de personnes déplacées, au lendemain de la guerre, elle avait acquis la nationalité française en épousant Charles-Mathieu d’Aubert, industriel, décédé d’une crise cardiaque trois ans après son mariage, et qui lui avait légué la totalité de sa fortune.
  
  L’intéressée (qui avait réintégré son domicile la veille), était gardée à vue jusqu’à nouvel ordre. Habitant un hôtel de maître au Boulevard Malesherbes, elle voyageait souvent, tant en France qu’à l’étranger. Elle avait à son service trois domestiques : une bonne, une femme de chambre et un serviteur. On ne lui connaissait pas de liaison, bien que sa maison fût fréquentée par de nombreux amis.
  
  Un feuillet complémentaire fournissait le signalement de Sandra d'Aubert.
  
  Fidèle à la ligne de conduite qu’il s’était tracée, Coplan retourna rue Gabrielle.
  
  Débarrassé des appareils qui l’encombraient, l’appartement lui parut vide. Mais sur la galerie, la lunette était toujours en place.
  
  Chemitz l’avait donc considérée comme la propriété personnelle du défunt et l’avait abandonnée avec les vêtements, les paires de chaussures et les autres objets d’Herman Ried, à la disposition de ses héritiers.
  
  Se caressant le menton, Coplan erra dans l’atelier. Un regard par la baie vitrée lui fit distinguer le dôme de l’église Saint-Augustin. C’est là qu’aboutissait le boulevard Malesherbes. Où logeait quelqu’un de bien renseigné sur les performances du tecnétron.
  
  Était-ce pour aiguiller les Français vers Sandra d’Aubert que le général Korovin avait expédié son petit colis ?
  
  Coplan regretta que la belle Polonaise fût rentrée chez elle un jour trop tôt. Il aurait aimé se balader dans son hôtel en son absence.
  
  Il sortit de l’immeuble, descendit à pied de la Butte, regagna en métro le quartier général du Vieux.
  
  - L’instrument est resté là-bas, annonça-t-il avec l’ombre d’un regret. S’il est de fabrication française, nous sommes marrons. La piste s’effondre.
  
  - Nous pourrions nous en assurer, lui offrit le Vieux. Voulez-vous que je fasse le nécessaire ?
  
  - Non, du moins pas encore. J’ai soigneusement essuyé le tube, de manière qu’il devienne un superbe piège à empreintes digitales. J’irai le réexaminer dans quelques jours.
  
  - Vous croyez qu’on pourrait s’en servir au nez et à la barbe des gars de la D.S.T. postés aux alentours ?
  
  - Pourquoi pas ? Vous ne trouvez pas bizarre que cet outil n’ait pas été enlevé d’urgence après la mort de Ried ?
  
  - Pas particulièrement, non.
  
  - Moi si... On ne laisse pas à la merci des curieux un précieux moyen de communication, à moins qu’on ne sache que sa présence à tel endroit redeviendra indispensable, à bref délai.
  
  - Ou qu’on est trop prudent pour courir le risque de se fourvoyer dans un guêpier, riposta le Vieux. Les deux arguments se valent. Enfin, permettez-moi de vous faire remarquer qu’il n’est pas prouvé du tout que Ried se servait de sa longue-vue à infra-rouge pour capter des messages... Vous vous embarquez là-dessus comme si c’était une certitude. Il ne l’utilisait peut-être que pour prendre des photos spectaculaires de Paris by night !
  
  - Oui, dit Coplan, ironique, et il employait le fer à repasser pour rectifier le pli de son pantalon pendant les poses de longue durée.
  
  Le Vieux, renonçant à discuter plus avant, s’appuya sur les coudes.
  
  - Une tuile vient de tomber sur le râble de la D.S.T., révéla-t-il avec une grimace désapprobatrice. Junot m’a demandé si j’avais un besoin pressant des inspecteurs qui montent la garde rue Gabrielle, qui surveillent les techniciens du C.N.E.T. et l’hôtel du boulevard Malesherbes. Quand j’ai su de quoi il s’agissait, j’ai répondu que non.
  
  - Comment ? s’insurgea Francis. Alors que nous sommes à peine au début de...
  
  - Il le fallait, coupa le Vieux. D’ailleurs votre donzelle simili parisienne vient de sauter dans l’avion pour Berlin et j’ai prévenu Villard qu’il devait la filer à son atterrissage à Tempelhof. A toutes fins utiles.
  
  Les sourcils de Coplan se rapprochèrent.
  
  - Elle est repartie dare-dare ?
  
  - C’est officiel. Mais savez-vous ce qui s’est passé aujourd’hui ? La délégation de savants soviétiques qui faisait escale à Paris pour trois jours a subi un attentat.
  
  - Aïe ! fit Coplan. Des morts ?
  
  - Deux. Et trois blessés, dont un grièvement. Une bombe a explosé dans la salle où se déroulait un banquet organisé par les soins de l’Ambassade d’U.R.S.S.
  
  - Mauvais... Très mauvais, jugea Francis en devinant les répercussions qu’aurait cette affaire sur les relations franco-soviétiques. Je comprends que la police soit sur les dents. Pourvu que les coupables soient arrêtés dans les vingt-quatre heures, sinon il va y avoir du grabuge.
  
  - A qui le dites-vous ? rétorqua le Vieux, plutôt sombre. Nous en attraperons des éclaboussures, c’est couru d’avance. Que des personnalités aussi importantes aient été victimes d’une agression pendant leur séjour ici est inacceptable, il faut bien l’avouer.
  
  Gonflant ses lèvres en un mimique d’expectative, il conclut :
  
  - Attendons les premiers résultats de l’enquête. Les gars de la D.S.T. connaissent leur métier. Et vous, comment comptez-vous orienter vos batteries, maintenant que vos effectifs sont réduits à leur plus simple expression ?
  
  - Je vais mettre à profit l’absence de Sandra d’Aubert, décida Coplan. Ses réceptions mondaines et sa bougeotte perpétuelle ne me disent rien qui vaille.
  
  
  
  
  
  Un délégué de l’Électricité de France se présenta le lendemain matin à l’hôtel de maître du boulevard Malesherbes. Au domestique qui vint ouvrir, il expliqua qu’il était chargé d’opérer une vérification de l’installation, en vue du changement de courant.
  
  Les instruments de mesure qu’il portait dans une trousse, sa mise et son air consciencieux convainquirent le larbin de la nécessité impérieuse de cette visite.
  
  Après avoir guidé l’homme de l’E.D.F. jusqu’au compteur, il demanda combien de temps le travail allait durer.
  
  - Une heure ou deux, évalua Coplan. Faut que je mesure l’isolement des circuits dans toutes les pièces de la maison, et elle n’est pas petite.
  
  La figure du serviteur s’allongea. La patronne étant en voyage, il n’avait pas la moindre envie de rester planté auprès du technicien pendant la majeure partie de la matinée.
  
  - Faites comme chez vous, invita-t-il avec confiance. Quand vous aurez fini, venez boire le coup à la cuisine.
  
  - C’est pas de refus, dit Coplan, jovial, en déballant son matériel. Du moment que toutes les portes sont ouvertes, je n’ai pas peur d’être seul.
  
  Et, après quelques essais de pure forme, il entreprit de voir si Sandra d’Aubert n’avait pas chez elle, outre des tapis et des œuvres d’art, quelques micros branchés à un magnétophone.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Les deux salons communiquants et les pièces voisines furent explorés avec un scrupule qui aurait frappé d’admiration d’authentiques émissaires de l’E.D.F. Mais Coplan ne décela rien d’anormal sinon que l’installation électrique avait vraiment besoin d’être rajeunie.
  
  A deux reprises, le domestique vint s’enquérir si tout marchait bien. A sa seconde apparition, Coplan émit de grandes réserves sur l’état des fils et dit qu’il avait relevé des tas de choses contraires au règlement. Il aurait voulu en parler au propriétaire de l’immeuble.
  
  - La patronne n’est pas ici en ce moment, lui confia le valet. Elle ne nous a pas dit quand elle reviendrait. C’est toujours pareil...
  
  - Tant pis, je repasserai à l’occasion, déclara Francis. Il me reste à voir les circuits du deuxième étage et des mansardes, s’il y en a. Voulez-vous me montrer le chemin ?
  
  Son cicérone le conduisit à l’étage supérieur, en fit le tour avec lui et désigna l’emplacement des chambres de la domesticité, puis il conclut :
  
  - Je vous laisse... J’ai du boulot en bas.
  
  En dépit des facilités qui lui étaient accordées, Coplan ne pouvait se livrer à une inspection complète des affaires de Madame d’Aubert. Il y avait trop de pièces, trop de meubles, trop de bibelots. Néanmoins, il visita successivement une bibliothèque, un bureau, une chambre à coucher et la salle de bain attenante. En repassant dans la chambre, il s’arrêta un instant devant une photographie d’art insérée dans un cadre de bon goût. Assurément, la maîtresse de céans était une très jolie femme. On n’avait pas dû retoucher le portrait : blonde, le visage affiné, de grands yeux gris pathétiques, Sandra ne devait pas manquer de courtisans.
  
  Parvenu tout en haut de la maison, Coplan entra dans une lingerie éclairée par une fenêtre donnant sur l’arrière, et par laquelle il aperçut le Sacré-Cœur, tout blanc sur son immense socle de verdure.
  
  Auprès d’une armoire laquée blanche, une table à repasser supportait un fer électrique posé verticalement sur son support.
  
  Coplan prêta l’oreille. Un aspirateur fonctionnait deux étages en-dessous.
  
  L’armoire était fermée à clé. Francis redéballa sa trousse, en sortit un instrument qui ne devait pas être prévu dans l’appareillage du personnel de l’E.D.F. et se mit à travailler la serrure. D’un modèle standard, elle n’opposa aucune résistance.
  
  Les deux battants s’ouvrirent avec un faible grincement. Des piles de draps s’amoncelaient sur les étagères. Des nappes et des taies d’oreiller étaient rangées dans des casiers. Mais la planche la plus élevée était dégarnie.
  
  Coplan monta sur une chaise, avisa une longue boite en bois qui était repoussée contre la paroi arrière du meuble. Il la ramena vers lui. Ses pouces firent basculer les crochets qui maintenaient le couvercle. Il souleva ce dernier.
  
  Un tube émaillé de soixante centimètres de long, aux deux extrémités cerclées de noir, reposait sur un lit de papier de soie. Un fil de caoutchouc enroulé sur lui-même et les éléments d’un pied démontable étaient logés dans un compartiment parallèle.
  
  Jubilant, Coplan se hâta de tout remettre en place. La boucle était refermée : Sandra d’Aubert, qui avait maintes fois reçu Choquet, correspondait secrètement avec Herman Ried !
  
  Par acquit de conscience, le faux employé s’attarda encore une demi-heure à cet étage. Ensuite il descendit d’un pas tranquille, retrouva le domestique à l’office et lui réclama une signature sur un carnet crasseux. Les deux hommes s’octroyèrent un bon verre de Dubonnet, puis Coplan sortit de l’hôtel de maître.
  
  Il ne prit même pas la peine de passer chez lui pour changer de vêtements. Ce fut dans son accoutrement de pseudo vérificateur qu’il se présenta chez le Vieux, qui ne fit d’ailleurs aucun commentaire sur son déguisement.
  
  - Je n’étais pas si mal embarqué que ça, triompha Francis. La jolie Madame d’Aubert détient les mêmes ustensiles que feu l’ami Ried. Ils pouvaient se télégraphier par signaux infrarouges à toute heure du jour et de la nuit, même par temps de brouillard, au-dessus des toits de Paris.
  
  Le Vieux retira sa pipe de sa bouche.
  
  - Voilà une donnée positive, reconnut-il de bon gré. Si ces deux-là étaient en liaison, il est à peu près certain que des fournitures ont emprunté ce canal pour être transmises à l’étranger, et le tecnétron pourrait bien n’être qu’un pâle exemple de ce qui a été chapardé.
  
  - Le domicile de Sandra est une véritable centrale d’informations, émit Coplan. A mon avis, cette fille ne met pas la main à la pâte : elle se limite à refiler des tuyaux que des agents exploitent le cas échéant. Tant que Ried ne sera pas remplacé, nous n’aurons aucune chance de la coincer, ni de localiser d’autres membres de la bande : il devait être le pivot de l’organisation.
  
  Pensif, le Vieux hocha la tête.
  
  - Dans un sens, je trouve inquiétant que Sandra soit partie pour l’Allemagne, prononça-t-il en grignotant à nouveau son tuyau de pipe. Aurait-elle pris peur après avoir été prévenue du décès d’Herman ?
  
  - Il était dans ses habitudes de voyager beaucoup. Son départ pour Berlin n’implique pas nécessairement qu’elle se soit débinée.
  
  - De toute façon, je ne crois pas qu’elle soit allée là-bas pour son agrément personnel : ou bien elle a quitté Paris parce qu’elle sentait planer une menace, ou bien elle est allée voir quelqu’un.
  
  - Nous ne devrions plus la lâcher d’une semelle, sinon elle risque de nous filer entre les doigts. Et comme elle est désormais notre unique ressource...
  
  Le Vieux opina.
  
  - J’aimerais mieux qu’elle revienne, non seulement pour que nous découvrions les tenants et aboutissants de ce réseau, mais surtout pour nous servir d’elle : son salon pourrait être transformé en une magnifique centrale d’intoxication. Vous imaginez les bobards que nous pourrions propager par son entremise ?
  
  Un sourire complice arqua les lèvres de Coplan.
  
  - Le fait est qu’on trouverait difficilement une meilleure base de départ pour une campagne de bourrage de crâne, convint-il. Encore devrions-nous savoir à qui elle s’adresse.
  
  Après un temps de réflexion, le Vieux décida :
  
  - Vous allez gagner Berlin et contacter notre équipe. Écoutez ce qu’on vous dira sur les allées et venues de Sandra dans la capitale. Vous la suivrez, où qu’elle aille, si elle quitte la zone d’occupation alliée. S’il s’avère, au bout d’un certain temps, qu’elle ne songe plus à revenir en France, nous transmettrons un rapport confidentiel aux autorités du pays où elle s’établira.
  
  - Bien, dit Coplan, entièrement d’accord avec les vues de son chef. Où pourrai-je atteindre Villard ?
  
  
  
  
  
  Le lendemain, à bord d’un appareil d’Air-France, Coplan atterrissait à Tempelhof, l’aérodrome international littéralement encastré dans l’agglomération berlinoise. En taxi, il se fit conduire dans le secteur français.
  
  Ce parcours lui révéla combien la ville avait changé en six ans. Des quartiers entiers avaient poussé sur d’immenses superficies, d’énormes buildings s’érigeaient à présent dans le centre. Les habitants étaient mieux habillés, les voitures incomparablement plus nombreuses. En dépit de vastes espaces encore dégarnis, on sentait que Berlin avait recouvré son équilibre et, même, une certaine prospérité.
  
  Le taxi s’arrêta au 53 Giesler Strasse, à Wedding.
  
  Trois minutes plus tard, Coplan, assis dans un studio aux couleur claires, entama la conversation avec son collègue Villard.
  
  Un peu moins grand que lui, Villard avait un physique tellement neutre qu’il aurait défié la sagacité des gens chargés de rédiger son signalement. Ni gros ni maigre, les traits inertes, l’œil indéfinissable, il semblait dénué de toute personnalité. Rien ne trahissait sa vivacité d’esprit ni l’audace dont il savait témoigner à l’occasion. Et ses vêtements étaient aussi discrets que sa physionomie.
  
  Villard posa les premières questions.
  
  - Que lui reproche-t-on, à cette aguichante compatriote ?
  
  - Sandra d’Aubert n’est française que par alliance : elle est née plus près de la Vistule que de la Seine. Veuve, par surcroît. Et espionne, ce qui ne gâte rien. Mais nous n’avons encore aucune preuve formelle, bien que les présomptions soient solides.
  
  Le visage de Villard fut à peu près aussi expressif que si on venait de lui dire qu’il était six heures moins le quart.
  
  - Elle est descendue à l’hôtel Hilton, le plus luxueux de Berlin si l’on en excepte l’Ambassade des Soviets, prononça-t-il sur un ton monocorde. J’ai dû y installer deux agents et le Vieux va la sentir passer. Ça risque de durer longtemps ?
  
  - Pas la moindre idée, dit Francis en écartant les mains. L’objectif est de savoir ce qu’elle est venue faire ici.
  
  - Elle vide les magasins. Chaque fois qu’elle sort, elle ramène des tas de paquets. A part ça, elle se balade et, apparemment, elle n’a rencontré personne.
  
  - Aucune tentative de secouer la filature ?
  
  Villard fit un signe de dénégation.
  
  - Pas de promenade dans le secteur Est ? questionna encore Francis.
  
  - Non. On jurerait qu’elle est venue se mettre au vert, qu’elle n’est qu’une simple touriste.
  
  - Ce n’est pas impossible. Mais je présume que vous n’avez aucun contrôle sur les communications téléphoniques qu’elle peut avoir, ou sur son courrier ?
  
  - Cela, évidemment, c’est une grave lacune, admit Villard. De sa chambre, elle peut parlotter avec qui elle veut. Elle aurait même reçu quelqu’un que nous ne le saurions pas : on ne peut pas coucher devant sa porte.
  
  - Il y aurait peut-être moyen de coucher dans son lit, suggéra Coplan. On ne pourrait pas rêver un meilleur poste d’observation.
  
  Il blaguait, mais Villard ne considéra pas que cette idée devait être rejetée.
  
  - Essayez, proposa-t-il avec un sérieux imperturbable.
  
  - Je me brûlerais, au propre et au figuré, déclina Coplan. Il paraît qu’elle a de la classe ?
  
  - C’est l’avis de Leriche et de Ramey. S’ils s’écoutaient, ils lui pousseraient la chansonnette. Mais l’un est trop jeune et l’autre trop vieux.
  
  Coplan changea de sujet :
  
  - Quel est le climat, en ce moment ?
  
  Villard afficha un air dubitatif.
  
  - Des alternatives de gel et de dégel. La tension entre l’Est et l’Ouest diminue, mais entre les deux Allemagnes elle ne fait que s’accroître. On passe d’une zone à l’autre avec facilité, de part et d’autre du mur qu’on a construit derrière le Reichstag et qui sera peut être prolongé jusqu’aux barbelés de la périphérie. Il est toujours aussi dangereux de se faire piquer de l’autre côté de la ligne de démarcation, si l’on n’est pas tout à fait en règle. Les métros et les trains circulent dans les deux sens, les Berlinois se hasardent dans les deux zones, mais tout le monde se demande si, d’une heure à l’autre, le rideau de fer ne va pas se refermer Je vous donnerai d’ailleurs des faux papiers et quelques conseils pour le cas où vous iriez à l’Est pendant votre séjour. Pas d’arme, bien entendu.
  
  - J’espère bien ne pas en avoir besoin. Mais pour les papiers, d’accord. Pourriez-vous me les procurer assez vite ?
  
  - Vous avez des photos d’identité ?
  
  - Je pense bien que oui.
  
  - Alors vous aurez un « Ausweis » dès demain matin. Où comptez-vous loger ?
  
  - A l’hôtel Hilton, forcément.
  
  - Bon. Je vous ferai contacter par un de mes hommes quand vous m’aurez communiqué votre numéro de chambre. Avez-vous l’intention de participer à la surveillance de Sandra d’Aubert ?
  
  - Je ne monterai en ligne que si elle sort du périmètre de Berlin Ouest. Donnez donc des instructions à vos agents dans cette perspective : pour plus de rapidité, il serait souhaitable qu’ils me fassent part directement de leurs rapports de filature.
  
  - Ce serait plus expéditif, en effet, admit Villard. Comme il faut cependant tout prévoir, je vais vous indiquer un numéro de téléphone que vous pourriez former de jour et de nuit s’il vous fallait du renfort. Il vous suffira de vous identifier par l’indicatif « Marcel ».
  
  - On se croirait en pays ennemi, sourit Coplan.
  
  - Ne plaisantez pas. Il ne se passe pas de jour sans que se produisent des enlèvements, des règlements de compte ou des disparitions plus ou moins mystérieuses, aussi bien dans la zone alliée qu’en face. Ne vous fiez pas trop à l’aspect pacifique et insouciant de Berlin.
  
  Coplan réfléchit, puis déclara :
  
  - C’est un peu ce que je redoute : que notre amie Sandra s’évapore soudain sans laisser derrière elle la moindre trace. Cette ville est la plaque tournante rêvée, la seule en Europe où l’on puisse changer de camp sans traverser une frontière.
  
  - Et tomber dans une trappe à chaque coin de rue, enchaîna Villard. Il faut vivre ici pour savoir à quel point il est nécessaire de regarder où l’on met ses pieds.
  
  
  
  
  
  Dans la soirée, Coplan s’en fut à la Budapester Strasse où, en deçà du canal, s’érigeait un gratte-ciel entouré de grands espaces vides. Brillamment éclairé, l’hôtel Hilton était un symbole du confort et de l’opulence américains.
  
  Il était d’ailleurs fréquenté par une majorité de ressortissants des U.S.A. ; on y entendait parler l’anglais plus que l’allemand.
  
  Coplan se vit attribuer une chambre au sixième étage et il put croire, jusqu’au moment où il jeta un coup d’œil par la fenêtre, qu’il se trouvait aux États-Unis. Mais cette impression n’avait aucune chance de subsister après qu’il eut contemplé le panorama.
  
  Devant lui s’étendait le désert du Tiergarten, et même au-delà on n’apercevait que des îlots d’habitations. Sur la gauche se dressaient, des édifices rectangulaires, hauts, étroits, séparés par de grands trous d’obscurité.
  
  Cette vision corrigea le sentiment qu’il avait eu dans le taxi : malgré la construction d’ensembles architecturaux spectaculaires, Berlin gardait ses blessures.
  
  Coplan se fit monter un repas, défit sa valise.
  
  Quels que fussent ses goûts, Sandra n’était pas venue dans l’ancienne capitale du Reich pour son plaisir. Elle n’allait pas s’éterniser ici. Surtout pour courir les boutiques, alors que tout était plus cher ici qu’en d’autres endroits de l’Allemagne de l’Ouest.
  
  Boutiques ?
  
  Bien sûr. Ses multiples achats pouvaient n’avoir eu d’autre but que d’égarer un suiveur.. Elle avait pu discuter librement avec quelqu’un sans que Leriche ou Ramey pussent s’en rendre compte.
  
  Énervé, Coplan expédia son repas. Il alla se dégourdir les jambes pendant une heure au Kurfürstendamm, où régnait une vive animation, puis il s’enferma dans une cabine téléphonique pour renseigner Villard. Il regagna ensuite son appartement, s’octroya une bonne nuit de sommeil et, le lendemain matin, alors qu’il achevait de déjeuner, on frappa à sa porte.
  
  - H’rein... lança Francis, la bouche pleine.
  
  Un homme nu-tête, en veston, pénétra dans la pièce. Moins de trente ans, une tête de gavroche, la mine déférente. Il referma derrière lui, prononça :
  
  - Leriche... M. Villard a dû vous parler de moi.
  
  - Effectivement. Mais ne faites pas cette gueule de conspirateur, mon vieux. Dans ce caravansérail, vous allez vous faire repérer tout de suite. Asseyez-vous. Une tasse de café ?
  
  - Non, merci, dit Leriche sans se dégeler, en acceptant tout de même le siège que son hôte lui désignait. Ne m’en veuillez pas si je manque d’entrain. Le fait est que je suis plutôt embêté.
  
  - Qu’est-ce qui cloche ? s’informa Coplan. Elle vous a semé ?
  
  - Non, c’est pis que ça, déclara son visiteur à voix basse, comme s’il craignait que des micros fussent cachés dans les murs. Elle est partie hier soir et Ramey l’a prise en filature. Elle est revenue, je m’en suis assuré, mais mon collègue ne m’a pas donné signe de vie.
  
  Le front de Coplan s’obscurcit.
  
  - Quand aurait-il dû vous passer la relève ?
  
  - Dès son retour. Ce matin à la première heure s’il avait eu des raisons sérieuses de s’absenter toute la nuit.
  
  Un silence s’installa dans la chambre.
  
  - Et vous êtes certain qu’elle est bien rentrée ? questionna Coplan, soucieux.
  
  - Pensez, dit Leriche. Je viens de lui téléphoner...
  
  Comme Francis tiquait, il se hâta d’ajouter :
  
  - ...en allemand : j’ai demandé Frau Donner et elle a cru que c’était une erreur du standardiste.
  
  Coplan le fixa.
  
  - Quel genre de type est Ramey ? Fantaisiste ou à cheval sur la consigne ?
  
  - Ah non, pas rigolo pour deux ronds. Il a cinquante berges, la mentalité Saint-Cyr et Deuxième Bur Vieille Cuvée; vous voyez ce que je veux dire...
  
  Coplan voyait, et tellement bien qu’il prit soudain la nouvelle avec moins de légèreté.
  
  - Vous êtes-vous renseigné auprès de Villard ?
  
  - Eh oui ! Je l’ai vu aux grands magasins K.D.W. il n’y a pas une demi-heure, rapport à vos papiers. Il n’avait pas confié une autre mission à Ramey, n’avait pas reçu de lui le moindre appel.
  
  Coplan vida sa tasse, s’essuya les lèvres avec sa serviette, alluma une Gitane.
  
  - Pas de doute, vous vous êtes fait fabriquer, conclut-il en posant sur Leriche un regard réfléchi. Elle s’est baladée pendant deux jours uniquement pour qu’on vérifie à loisir si elle promenait quelqu’un derrière elle, et quand elle a eu besoin d’être seule, toc, on a embarqué le gars qui la pistait.
  
  Leriche gratta énergiquement ses cheveux blond-roux.
  
  - Ce que vous dites est probablement exact, admit-il à contre-cœur. Mais qui se serait imaginé que cette fille trimbalait des gardes du corps ?
  
  - C’est une éventualité qu’il ne faut jamais perdre de vue, recommanda Francis en s’avouant toutefois qu’il avait commis des erreurs semblables. Bref, vous êtes grillé aussi et le mieux que vous ayez à faire, c’est de rester tranquillement dans votre chambre.
  
  - Mais Ramey ! protesta Leriche, le feu aux joues. On ne va pas le laisser tomber ?
  
  - Sûrement pas. Mais nous allons changer notre fusil d’épaule. Pourvu que nous en ayons le temps...
  
  - Que pouvez-vous entreprendre ? Je ne vois qu’un moyen : kidnapper cette vamp de malheur et la faire parler.
  
  - Nous serons peut-être contraints d’en arriver là, mais à la dernière extrémité. Que sait-elle au juste ? Est-elle seulement au courant de ce qui s’est passé ? Ce n’est pas sûr.
  
  Démonté, Leriche leva sur Coplan des yeux interrogateurs.
  
  - Alors quoi ? La filer, c’est s’exposer à disparaître de la circulation comme Ramey. La coffrer, vous n’y tenez pas. Que reste-t-il, dans ces conditions ?
  
  Coplan, tapant avec l’index sur sa cigarette pour en faire tomber la cendre, dit sourdement :
  
  - Si Sandra quitte Berlin, nous serons obligés de la rattraper. Mais si elle reste, je ne vois qu’une formule : détecter les types qui la protègent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Sandra d’Aubert sortit de l’hôtel Hilton à six heures et demie du soir. Sa mise était moins élégante que d’habitude. Elle portait un manteau de voyage en tweed, des chaussures sport à talon plat et sa coiffure « occidentale » était dissimulée par un fichu noué sous son menton.
  
  Elle emprunta la Budapester Strasse et marcha d’un pas pressé en direction de l’église du Kaiser Wilhelm, en grande partie détruite et subsistant parmi les immeubles neufs comme un mémorial de l’agonie de Berlin.
  
  Leriche la suivait d’assez près, quasi ouvertement. Le col relevé, les deux mains dans les poches, il avançait, tête baissée ; une fine bruine glaciale tombait d’un ciel de suie.
  
  Coplan ne quitta son poste d’observation que lorsque Leriche se fut éloigné d’une cinquantaine de mètres, et après avoir surveillé les mouvements des passants qui allaient également vers le Kurfürstendamm.
  
  Arrivée près de l’église, Sandra la contourna ; délaissant la grande artère ruisselante des lumières des magasins, des cinémas et des restaurants, elle bifurqua ver la station de métro du Zoo.
  
  Tout en s’efforçant de distinguer, parmi les piétons, ceux qui accordaient à Leriche une attention particulière, Coplan s’assura aussi qu’aucun véhicule roulant à petite vitesse ne progressait devant ou derrière lui. Quand il lui apparut que son jeune collègue et Sandra semblaient se diriger vers une bouche de l’U-Bahn, il accéléra afin de ne pas se laisser trop distancer.
  
  Bien lui en prit, car la femme descendit les escaliers menant aux voies souterraines, entraînant Leriche presque sur ses talons.
  
  La foule assez dense qui se pressait vers le métro permit à Coplan de se faufiler entre les groupes sans que son allure éveillât la suspicion de quiconque. En tout état de cause, d’éventuels poursuivants devaient avoir les yeux fixés sur Leriche et non sur les dizaines de voyageurs anonymes qui se disposaient à monter dans une des rames.
  
  Francis, retenu quelques secondes par le contrôle des billets, parvint sur le quai à l’instant précis où le train débouchait du tunnel. Il s’immobilisa, préférant monter dans la dernière voiture alors que Sandra et Leriche pénétraient dans celle se trouvant au milieu du convoi.
  
  Les portes se refermèrent et la rame poursuivit son itinéraire. Grâce aux écriteaux indiquant la succession des stations entre les têtes de ligne, et aussi grâce au trait vertical rouge marquant la séparation des secteurs, Coplan put se rendre compte que ce métro conduisait à Pankow, faubourg de la zone Est.
  
  Debout près d’une des portes, dans le sens de la marche, Coplan pouvait apercevoir les gens qui descendaient à chaque station.
  
  Elles se succédèrent, monotones, avec des noms impossibles à déchiffrer du premier coup d’œil ; à chaque arrêt se produisait l’inévitable brassage de femmes, d’hommes et d’enfants qui se bousculaient aux issues.
  
  Après Bülowstrasse, Coplan redoubla de vigilance. La prochaine station était la dernière avant le secteur soviétique.
  
  Il était convenu que Leriche ne jouerait pas au-delà son rôle d’hameçon. Il devait interrompre sa filature et ne pas se laisser entraîner en zone Est, même si Sandra ne descendait pas.
  
  Lorsque la rame ralentit à l’arrêt de Gleisdreieck, où l’on pouvait changer de ligne pour gagner d’autres points de Berlin-Ouest, Coplan s’inclina vers la vitre. Sa haute taille lui facilita les choses.
  
  Au-dessus des têtes des gens qui passaient devant lui, et parmi les nombreuses personnes bougeant sur le quai, il repéra la chevelure caractéristique de son compatriote, en route vers la sortie.
  
  Quant à savoir si Leriche était suivi par un individu s’intéressant à lui personnellement, c’était impossible car un flot de voyageurs provenant de toutes les voitures et n’ayant rien à faire à Berlin-Est abandonnaient le métro.
  
  Coplan hésita pendant les ultimes secondes qui précédèrent la fermeture automatique des portes. Finalement, sa conduite fut déterminée par l’espoir que, si Sandra était protégée de loin par des gardes du corps, ceux-ci raccompagneraient discrètement jusqu’à sa destination et ne se préoccuperaient plus de Leriche, ce dernier renonçant à la suivre au-delà du Rideau de Fer.
  
  Il n’y avait plus grand monde dans le train quand il repartit. Coplan passa en revue, mentalement, les précautions qu’il avait prises avec l’aide de Villard pour le cas où il serait contraint de s’aventurer dans la zone soviétique : il avait une carte d’identité de citoyen de l’Allemagne de l’Est, aucun document ni le moindre papier pouvant dénoncer sa véritable nationalité. Son portefeuille contenait en quantités égales des marks des deux territoires ; enfin, il était en mesure de répondre aux questions traditionnelles que posaient les Vopos lors des contrôles qu’ils effectuaient inopinément.
  
  A la Potsdamer Platz, un nouveau lot d’arrivants regarnit les wagons à peu près vides. Sandra resta invisible.
  
  Après, les gares du centre de l’ancienne capitale dévastée défilèrent les unes après les autres ; même dans le réseau souterrain de l’U-Bahn, le franchissement de la frontière symbolique entre les deux mondes rivaux devenait perceptible. Cela tenait peut-être plus à l’expression fermée des gens, ou à leur mine défiante, qu’à leurs vêtement prolétariens.
  
  A l’importante station de correspondance de l'Alexanderplatz, Coplan se tint prêt à s’élancer sur les traces de la jeune femme. Certain qu’elle ne quittait pas sa voiture, il se renfonça dans son coin.
  
  Trois arrêts plus loin, il ressentit un petit choc : le manteau de tweed gris de Sandra figurait parmi ceux, moins neufs, des Allemandes qui arpentaient le quai. Refrénant son impulsion, Coplan attendit la dernière seconde pour descendre à son tour, bon dernier.
  
  Ce furent surtout les hommes interposés entre Sandra et lui qui mobilisèrent ses regards. Il y en avait sept ou huit, des ouvriers et des employés besogneux. A leur suite, il gravit les escaliers, déboucha dans un quartier pauvrement éclairé, à un carrefour où se croisaient trois artères assez larges, sur lesquelles s’élevaient de loin en loin quelques maisons.
  
  Dès que les gens se furent égaillés dans plusieurs directions, Coplan fut envahi par une impression de solitude. Ce morne faubourg - où la circulation était inexistante - paraissait étrangement silencieux et désertique.
  
  Les épaules rondes, Sandra marchait sans se soucier du décor, comme si l’endroit lui était familier. Tout en ayant l’air de consulter la carte des transports en commun affichée à la sortie de la station de l’U-Bahn, Coplan suivit des yeux sa silhouette qui rapetissait dans le lointain.
  
  Absolument persuadé maintenant que personne ne couvrait les arrières de Sandra, et qu’à cet égard ses propres projets étaient déjoués, il résolut de tirer au clair les motifs qui avaient poussé cette riche Parisienne à venir dans une banlieue sinistre contrôlée par l’administration soviétique.
  
  Il se mit en route, à longues enjambées, afin de combler son retard. De-ci, de-là brillaient quelques fenêtres, mais de grands terrains vagues à la surface bosselée et couverte d’herbes folles s’étendaient entre les groupes d’immeubles.
  
  Sandra stoppa soudain devant une maison à deux étages; Coplan n’eut que le temps de sauter dans une encoignure avant qu’elle jetât un regard autour d’elle en attendant une réaction à son coup de sonnette.
  
  Elle disparut à l’intérieur de la bâtisse, après que le trottoir eût été fugitivement éclairé par l’ouverture d’une porte.
  
  Francis patienta deux ou trois minutes, puis il quitta son refuge. En passant devant l’endroit où Sandra s’était arrêtée, il remarqua que le rez-de-chaussée abritait un magasin au volet baissé.
  
  Un magasin d’articles photographiques, à en juger par les emballages de films, hauts d’un mètre, qui étaient peints à titre publicitaire sur la devanture.
  
  Coplan continua droit devant lui, cherchant un endroit où il pourrait se dissimuler pour ne pas errer inutilement dans ce quartier sans vie.
  
  Que Sandra fût affiliée à un service d’espionnage de la République Démocratique Allemande était une hypothèse parfaitement acceptable. Jaloux de la position acquise par la République de Bonn, ses dirigeants tentaient par tous les moyens d’améliorer leur prestige auprès des Soviets, et un service de renseignements bien outillé pouvait leur procurer quelques atouts.
  
  Mais les Russes, le sachant, désiraient-ils leur mettre des bâtons dans les roues ? Sans intervenir d’une façon trop voyante ?... L’attitude du général Korovin le faisait supposer.
  
  Coplan avisa une maison en ruines qu’on n’avait pas rasée parce qu’on l’estimait récupérable, mais qu’on n’avait finalement pas réparée. Il se réfugia dans l’entrée, entre des poutres de soutènement. Il lui suffisait de se pencher pour apercevoir le magasin où était Sandra.
  
  Et peut-être Ramey ?...
  
  Libérer ce dernier promettait d’être une entreprise hasardeuse, pour le moins. Qui sait s’il ne croupissait pas déjà dans un cachot d’une prison de Pankow ?
  
  Appréhender Sandra en zone Ouest et la garder comme otage devenait, après tout, une solution défendable, maintenant que cette boutique fournissait un point de repère pour la suite de l’enquête.
  
  Le tout était de savoir si la femme allait retourner à l’hôtel Hilton. Coplan, ne pouvant assumer seul une garde permanente, se dit qu’il regagnerait l’Ouest par l’un des derniers métros et qu’il préviendrait Villard.
  
  Il jeta un coup d’œil de part et d’autre, dans la rue, et vit soudain sortir deux hommes du magasin d’appareils photographiques. Éclairés un court instant, ils s’en allèrent vers l’autre bout de la rue, tournèrent le coin.
  
  Francis ne bougea pas. Sandra était son objectif numéro Un. Mais le départ de ces deux individus, qui n’étaient sûrement pas des clients, puisque le magasin était fermé depuis plus d’une demi-heure déjà, le fit se demander si une réunion ne se tenait pas dans la maison.
  
  Il attendit d’autres apparitions, tout en regrettant d’être trop éloigné pour voir les figures d’éventuels invités. Cependant, plus d’un quart d’heure s’écoula sans que personne débouchât sur le trottoir. Et quand la porte se rouvrit enfin, ce fut pour laisser passer Sandra.
  
  Elle aussi repartit en sens inverse, vers la station de métro.
  
  Coplan, soulagé de la revoir et de ne pas devoir poireauter pendant des heures dans ces ruines inhospitalières, se lança sur ses traces. Ne voyant ni une plaque, ni une indication topographique susceptibles de le renseigner sur l’emplacement de la rue, il essaya de graver dans sa mémoire quelques détails capables de définir l’endroit.
  
  Il accomplit le même trajet qu’à son arrivée, Sandra le précédant d’une cinquantaine de mètres. Elle atteignit les escaliers du métro, les dévala.
  
  Francis força son allure, traversa la place.
  
  Avant de descendre, il eut le regard attiré par le nom qui brillait, en lettres lumineuses, au-dessus du panonceau : Dimitroff Strasse. Deux formes sombres surgirent de derrière cet écran et vinrent encadrer Coplan.
  
  - Volkspolizei. Papieren, bitte, articula un des individus, la face menaçante.
  
  Il s’en fallut d’un cheveu que, d’un geste irraisonné, Coplan ne lui fît un croc-en-jambes pour l’envoyer au bas des marches.
  
  En un éclair, il entrevit la stupidité d’un tel acte, alors qu’il était en règle et que tout citoyen de Berlin-Est était exposé à ce genre de mésaventure.
  
  Sans protester, il tendit au policier en civil sa carte d’identité. Vêtus d’imperméables noirs, coiffés de feutres déformés, les deux Allemands braquaient sur lui des yeux suspicieux. C’étaient de solides gaillards, Prussiens ou Saxons, disciplinés de naissance et autoritaires de nature.
  
  Pendant que l’un d’eux examinait la carte de Coplan, l’autre resta planté, les mains dans les poches, un peu à l’écart, attentif et le mufle renfrogné.
  
  Le premier empocha la pièce d’identité, puis ordonna d’une voix gutturale :
  
  - Accompagnez-nous.
  
  Le second fit bouger sa main droite. Une aspérité expressive se dessina sur le pan de son manteau, se pointa vers Coplan.
  
  L’idée que la carte remise par Villard avait été grossièrement contrefaite effleura l’esprit de Francis, mais il la rejeta sur-le-champ. Par ailleurs, il estima que ses chances seraient trop minces s’il déclenchait la bagarre.
  
  Indifférent, il murmura :
  
  - Jawohl...
  
  Les policiers, s’écartant de la bouche du métro, emmenèrent leur prise à l’autre bout de la place, près d’une voiture noire en stationnement.
  
  Invité sèchement à monter à l’arrière, Coplan s’installa sur la banquette, où il fut rejoint par un des inspecteurs. L’autre prit le volant et démarra
  
  Pas un mot ne fut échangé.
  
  Se doutant qu’il allait être soumis à un interrogatoire, Francis se prépara à y faire face. S’il bafouillait à la moindre question concernant ses fausses origines et son domicile supposé, il était bon pour un séjour en cabane. Au minimum.
  
  La voiture roula vers le nord-est ; à mesure que les minutes passaient, Francis trouva de plus en plus bizarre la malchance flagrante qui avait compromis son retour à l’Ouest. Un jour à peine après que Ramey eût disparu de la circulation...
  
  Au bout d’un long parcours à travers une région désolée, aux immeubles clairsemés, l’auto finit par s’arrêter devant une espèce de masure apparemment peu désignée pour abriter un service officiel, fût-ce celui d’une police mal subventionnée, aux tâches obscures.
  
  Il faisait très sombre dans les alentours, et la clarté des phares ne portait qu’à faible distance.
  
  Ayant plus la sensation d’entrer dans un coupe-gorge que dans un commissariat de banlieue, Coplan perdit d’un coup ses bonnes résolutions. Il cala son pied devant celui d’un de ses gardiens, le bouscula d’une charge de l’épaule tout en agrippant la manche de l’autre malabar. Tandis que le premier piquait une tête en avant et allait percuter la façade avec son crâne, le second tenta vainement de dégainer son arme. Sa main serrait son pistolet dans sa poche mais il était incapable de l’en sortir.
  
  Avant qu’il eût songé à se servir de son bras gauche, il encaissa un direct au creux de la joue. Sous la violence du choc, son chapeau sauta comme un couvercle et tomba dans la boue. Le type trébucha, la bouche ouverte.
  
  Coplan s’empara de son bras, lui infligea une clé pour le délester de son automatique. Son adversaire eut l’adresse de ne pas résister : il obéit à la torsion en inclinant son buste et, quand Coplan, en possession du pistolet, ne le tint plus que d’une main, il se libéra brutalement. Ses doigts se refermèrent comme un étau sur l’avant-bras de Francis, qui n’était pas en bonne position pour tirer.
  
  Au lieu de s’obstiner à lever l’automatique, Coplan le rabaissa davantage; il envoya son genou dans l’estomac de son adversaire à demi baissé, dont l’étreinte se relâcha. Francis en profita pour se dégager et pour shooter dans le ventre du type, qui se cassa en deux.
  
  Bondissant vers la voiture, il ouvrit la portière, s’assit et appuya sur le démarreur. Le moteur ne répondit pas : la clé de contact était enlevée.
  
  Furieux, Coplan remit un pied par terre, se redressa d’un coup de rein. Venant de derrière le coffre à bagages, l’homme qu’il avait précipité contre le mur surgit avant qu’il pût sortir de l’angle formé par la portière ouverte. Francis ne put faire front à temps. Un coup féroce s’abattit sur son occiput. Il s’accrocha instinctivement à la portière mais ses jambes faiblirent. Une seconde fois, la crosse le frappa, l’assommant pour de bon. Il s’affaissa, un coude sur le marche-pied.
  
  - Sakrament, grinça son agresseur, délivré de sa peur. Ulrich! Arrive, je l’ai eu.
  
  L’interpellé, les traits encore crispés par la douleur, vint rejoindre son acolyte en se tenant le ventre. Il décocha un regard venimeux au corps affalé, puis il grommela :
  
  - Essaie de le porter tout seul, Hans. Je ne crois pas que je pourrais t’aider.
  
  Hans n’était guère en forme non plus. Sa tête bourdonnait. Il eut néanmoins la présence d’esprit de reprendre le pistolet tombé sur le siège. Ensuite il saisit le blessé par le col et le tira en arrière pour l’allonger sur le sol. Fermant la portière, il estima plus prudent de passer des menottes aux poignets de sa victime avant de la transporter à l’intérieur de la maison.
  
  Il souffla, grogna, ahana pendant qu’il traînait jusqu’à la porte d’entrée la grande masse inerte. Finalement, Ulrich lui donna quand même un coup de main. Ils pénétrèrent dans un couloir, puis ils descendirent au sous-sol avec leur fardeau, à la lueur d’une lampe de poche.
  
  Un ameublement des plus rudimentaires garnissait cette cuisine-cave : une table bancale, trois escabeaux, une vieille armoire et un réchaud à alcool posé sur une caisse. Hans alluma une lampe à acétylène; une lumière verdâtre se répandit dans le local, accentuant son aspect sordide.
  
  - Vais-je chercher Roggendorf ou préfères-tu y aller ? s’enquit-il en se tournant vers Ulrich.
  
  - Vas-y, maugréa ce dernier. Et apporte du schnaps.
  
  Il s’assit sur un des sièges de bois, se pétrit le ventre en ne cessant de couver Coplan d’un œil rancunier.
  
  Hans remonta lourdement. Peu après, on entendit ronfler le moteur Le bruit diminua, s’éloigna ; un silence de tombe régna dès lors dans la maison.
  
  Ulrich consulta sa montre : huit heures. Pour tuer le temps, en attendant le retour de son complice, il fuma une cigarette et fouilla les poches du prisonnier. Il ne découvrit que des objets visuels et de l’argent, dont il préleva les marks Ouest pour son compte personnel.
  
  Puis, allant vers le robinet, il mouilla le mouchoir du blessé dans l’intention de le ranimer.
  
  Coplan commençait à revenir à lui quand la voiture stoppa à l’extérieur. Étendu sur les carreaux, il assista confusément à l’entrée de deux individus, dont un lui était inconnu.
  
  Celui-ci le regarda pensivement, puis il dit à Ulrich :
  
  - Asseyez-le. Je vais lui dire deux mots.
  
  Les deux Allemands soulevèrent Francis, le calèrent rudement sur un escabeau, le dos au mur.
  
  Coplan les dévisagea. Ces types n’étaient pas plus des membres de la Volkspolizei que lui n’était un garde pontifical.
  
  - Cartes sur table, c’est votre intérêt, déclara Roggendorf avec une rondeur bonhomme. Êtes-vous un agent de la République fédérale ?
  
  Francis préféra se taire, n’ayant pas encore défini l’attitude qu’il devait adopter.
  
  - Ne faites pas l’idiot, conseilla l’Allemand. Nous avons une certaine pratique des interrogatoires, et comme vous êtes du métier vous savez que la résistance humaine a des limites. Vous ne filiez pas Sandra pour lui faire la cour... Pas plus que votre copain d’hier. A quel service appartenez-vous ?
  
  Coplan n’avait aucun goût particulier pour la torture, surtout quand il était sur la sellette. Son expérience et même les instructions en vigueur concordaient sur ce point : il est toujours préférable d’entamer la conversation plutôt que de se renfermer dans un mutisme complet, car on bâtit un meilleur conte de fée quand on est en possession de ses moyens qu’après une séance de tabassage.
  
  - Expliquez-vous au moins de quoi il retourne, dit-il d’une voix très calme. Êtes-vous des kidnappers professionnels ou quoi ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Roggendorf haussa les épaules.
  
  - Allons, n’essayez pas de nous bluffer. On vous a tenu à l’œil depuis le moment où vous avez enfilé la Schliemann Strasse. On vous a observé pendant que vous entriez dans cette maison en ruine pour attendre le départ de Sandra. D’ailleurs, nous espérions bien que vous alliez venir, toutes les dispositions étaient prises en conséquence. Alors ?
  
  Ramey avait-il fait gober à ses ravisseurs qu’il faisait partie de la police allemande de l’Ouest ? Cela aurait pu expliquer leur croyance au sujet de Coplan.
  
  Celui-ci, révisant en vitesse ses conceptions antérieures, déduisit aussi des circonstances de son arrestation et de l’endroit où il était que ses interlocuteurs n’avaient rien de commun avec un service secret appuyé par les autorités locales. Ils se comportaient plutôt comme des clandestins.
  
  - Admettons que je sois chargé de la surveillance des étrangers venant à Berlin, dit Coplan sur un ton ennuyé. Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
  
  Roggendorf arbora un sourire sardonique.
  
  - Rien, affirma-t-il. Cela ne nous dérangerait même pas du tout si nous savions qui a tué Herman Ried...
  
  Coplan haussa les sourcils.
  
  - Herman Ried ? Qui est-ce ?
  
  Son évidente bonne foi aurait fait chanceler l’enquêteur le plus soupçonneux. Mais elle ne convainquit pas Roggendorf.
  
  - Ne vous écartez pas de la bonne voie, reprocha-t-il. Les faits et gestes de Sandra ne peuvent vous intéresser que depuis la mort de Ried. Qu’a-t-il révélé avant d’être exécuté ?
  
  Si l’homme de Cologne avait parlé, ce ne pouvait être qu’aux Russes... Coplan préféra ne pas exprimer cette opinion, le terrain sur lequel il avançait devenant des plus marécageux.
  
  - Désolé, je ne vous suis pas, déclara-t-il avec fermeté. Je ne connais pas, je n’ai jamais entendu prononcer le nom d’Herman Ried.
  
  De la sorte, il était sûr de ne pas démentir Ramey, qui avait dû fournir la même réponse puisque, réellement, Villard n’avait jamais mentionné ce personnage.
  
  Le ton catégorique de Coplan traduisait, ou bien sa sincérité, ou bien une volonté délibérée de cacher ce qu’il savait. Roggendorf et ses séides semblaient perplexes.
  
  Ils n’avaient pas décelé dans les paroles du prisonnier la plus petite trace d’accent. Ils étaient persuadés d’avoir affaire à un compatriote de l’Ouest, mi-frère, mi-ennemi.
  
  Roggendorf reprit :
  
  - Franchement, vous feriez mieux d’avouer qui vous représentez. Pour nous, que vous soyez mort ou vivant, c’est pareil. Pour vous, je suppose que ça fait une petite différence, non ?
  
  - Énorme, admit Coplan. Pourquoi vous tairais-je que j’appartiens à la Grenz-Polizei? (Corps de police chargé de la surveillance des frontières)
  
  L’avantage de ce mensonge, c’est qu’il était rigoureusement incontrôlable tout en cadrant bien avec les filatures successives dont Sandra avait été l’objet.
  
  Or, si Roggendorf n’était pas absolument certain de l’exactitude des allégations du détenu, il pouvait leur accorder quelque crédit. Il n’y aurait rien eu de surprenant à ce que la Grenz-Polizei entamât des investigations après la mort accidentelle - assez suspecte au demeurant - d’Herman Ried, citoyen de la République démocratique.
  
  Et dans cette éventualité, un agent subalterne ne devait pas nécessairement avoir été informé des rétroactes.
  
  - Que vous a-t-on demandé d’éclaircir, en ce qui concerne Frau d’Aubert ? questionna Roggendorf.
  
  - Simplement de vérifier si elle avait des attaches à l’Est, prétendit Coplan.
  
  Hans et Ulrich, le faciès dur, écoutaient avec une impatience visible le dialogue entre leur chef et leur adversaire. Ils n’attendaient qu’un mot pour se mettre à cogner.
  
  Mais Roggendorf, se désintéressant soudain du prisonnier, leur demanda :
  
  - Lui avez-vous pris une pièce d’identité ?
  
  - Oui, grogna Hans en exhibant la carte qu’il avait empochée à la Dimitroff Strasse. Elle a l’air authentique, mais c’est un faux, naturellement.
  
  - Aucune importance, dit son chef en l’examinant. Je veux voir si la photo est ressemblante.
  
  Elle l’était, sans conteste.
  
  - Gut, conclut l’Allemand. Elle va nous permettre de vérifier si ce type ne nous raconte pas des calembredaines. Nous saurons vite si, comme il l’assure, il est inscrit à la Grenz-Polizei. En attendant, vous allez le mettre à l’abri dans le frigo.
  
  Les deux Fritz empoignèrent Coplan et le poussèrent hors de la cuisine. Leur torche éclaira une sorte de boyau situé à la gauche de l’escalier, et dans lequel s’ouvrait une cave. Ils propulsèrent Francis au-delà de cette entrée, le firent emprunter un autre couloir à angle droit.
  
  Une porte en fer, bardée de verrous comme en possèdent les ouvertures des cloisons étanches à bord des navires, refléta bientôt la lueur de la lampe.
  
  Ulrich souleva les deux poignées pour libérer de leur étrier les barres de fermeture, puis il attira le battant vers lui.
  
  Une vague d’air froid et puant balaya le visage des trois hommes. Brutalement agrippé par ses gardiens, Coplan fut débarrassé de ses cabriolets, puis projeté dans les ténèbres opaques. Il trébucha dans des flaques d’eau tandis que la porte se refermait derrière lui avec un bruit sourd.
  
  Elle devait être très épaisse, cette porte, car il n’entendit plus rien.
  
  Incapable de voir à trois centimètres, il avança en levant ses mains. Ses doigts touchèrent un mur visqueux, au contact répugnant. Il pataugea dans une nappe liquide pendant toute son exploration, et découvrit ainsi que cette infecte cellule ne contenait ni un siège, ni un grabat.
  
  
  
  
  
  Sandra d’Aubert rentra à l’hôtel Hilton vers huit heures et demie.
  
  Il y avait beaucoup de monde dans le hall, un groupe de savants américains étant arrivé quelques minutes auparavant. Des journalistes, des officiers de l’armée et de l’aviation U.S., outre des personnalités allemandes, se pressaient autour de spécialistes des fusées connus pour leurs réussites - ou leurs échecs... - dans le lancement des satellites.
  
  Dédaignant ces célébrités, Sandra passa discrètement derrière les visiteurs et s’engouffra dans un des ascenseurs.
  
  De faction dans un des clubs près du bar, Leriche rabaissa son journal. Il avait hâte de voir revenir Coplan et de connaître le résultat de leur tactique.
  
  Son inquiétude grandit à mesure que le temps passait. Après vingt minutes, il préféra poursuivre son attente dans son appartement.
  
  Quand il se fut enfermé chez lui, il se commanda un whisky par téléphone, puis il appela le 608. Pas de réponse.
  
  Il était prévu que Coplan l’aviserait sans délai de son retour à l’hôtel. Néanmoins, sur des charbons ardents, Leriche renouvela sa tentative à neuf heures un quart, sans plus de succès.
  
  S’il n’y avait pas eu la disparition de Ramey, dans des circonstances analogues, Leriche serait parvenu à dompter son anxiété. La veille, il ne s’était pas affolé, avait fait la part de l’imprévisible. Mais ce soir, ce n’était plus pareil.
  
  Partagé entre la crainte de paraître pusillanime et celle d’agir trop tardivement, il s’assigna dix heures comme dernière limite. Entre temps il vida un second verre d’alcool et grilla cinq cigarettes.
  
  Lorsque l’aiguille de sa montre s’approcha du chiffre fatidique, Leriche enfila son pardessus et compléta sa mise par un cache-col et un chapeau made in Berlin.
  
  En bas, l’agitation s’était calmée. Il gagna rapidement la sortie, accepta l’offre du portier de lui procurer un taxi.
  
  Il changea de voiture à Moabit Allee, débarqua dix minutes plus tard non loin de chez Villard, dans l’arrondissement de Wedding.
  
  Son chef vit tout de suite que les choses ne tournaient pas rond.
  
  A peine furent-ils tous les deux dans le petit salon qu’il demanda :
  
  - Que s’est-il produit ?
  
  Consterné, Leriche le lui expliqua. Il rapporta l’entretien qu’il avait eu le matin même avec Coplan et ajouta :
  
  - Quand je suis sorti du métro à Gleisdreieck, j’ai cru qu’il allait continuer à me couvrir. Mais sans doute a-t-il changé d’avis lorsqu’il a remarqué qu’il n’y avait personne derrière moi. Du moins, je le suppose. Mais comme la fille est restée dans le métro, elle a dû se rendre en zone Est, et je crains fort qu’il l’y ait poursuivie. Bref, bien qu’elle soit rentrée à l’hôtel dans la soirée, lui ne s’est plus manifesté. A dix heures, j’ai estimé que vous deviez être mis au courant.
  
  Aussi impénétrable que de coutume, Villard s’éclaircit la gorge.
  
  - Il était sur ses gardes, souligna-t-il. Je doute qu’il ait marché dans un piège. Vous avez bien fait, naturellement, mais je crois qu’il est trop tôt pour s’alarmer. S’il a trouvé un fil conducteur à propos de Ramey, il est homme à exploiter immédiatement la situation.
  
  Malgré sa confiance en Villard, Leriche afficha son scepticisme.
  
  - D’accord, mille raisons valables peuvent l’avoir retenu dans le secteur Est, mais il n’a pas dû aller plus loin que Sandra, de toute façon.
  
  - Ce n’est pas impossible. Imaginez qu’elle ait été prise en charge par des copains à sa sortie du métro, que ceux-ci l’aient convoyée jusqu’à sa destination et qu’ensuite ils soient retournés chez eux, Dieu sait où... Ne perdez pas de vue que le but de notre ami était précisément de localiser un de ces lascars.
  
  Maussade, Leriche reconnut :
  
  - Oui, évidemment... Je me suis peut-être excité trop vite. Mais combien de temps faudra-t-il attendre pour que cela devienne inquiétant, à votre avis ?
  
  - Jusqu’à demain matin, une heure après la reprise du métro.
  
  Voyant la déconvenue sur le visage de son jeune agent, Villard ajouta :
  
  - Ce qui ne veut pas dire que je vais rester les bras croisés. Il faut toujours prévoir le pire. Vous allez rentrer au Hilton et vous coucher bien tranquillement. Passez-moi un coup de fil à sept heures du matin, afin que je sache si vos appréhensions étaient fondées. Dans l’affirmative, nous agirons.
  
  
  
  
  
  En fin de matinée, Sandra d’Aubert sortit de l’hôtel ; l’allure dégagée, elle remonta la Budapester Strasse afin d’aller prendre l’apéritif dans un des cafés élégants du Kurfürstendamm.
  
  Cinquante mètres plus loin elle fut abordée par deux hommes. L’un d’eux, les traits neutres et les yeux sans couleur, lui dit en français :
  
  - Police Militaire. Madame, veuillez nous accompagner.
  
  Le teint de la jeune femme s’altéra.
  
  - Comment ? fit-elle en le prenant de haut. De quel droit osez-vous m’adresser la parole, ici... dans cette ville étrangère ?
  
  - Notre autorité est reconnue par le statut international, répliqua Villard. Suivez-nous sans esclandre, sans quoi nous recourrons à la force.
  
  A son côté, Leriche fixait sur Sandra un regard agressif, mais moins impressionnant que celui, atone, de Villard.
  
  Indignée, devinant pourtant qu’une opposition ouverte ne servirait à rien, Sandra tapota ses cheveux blonds d’un geste très féminin et protesta :
  
  - Qu’est-ce que cela signifie ? Si vous voulez voir mes papiers, les voici. Je suis parfaitement en règle.
  
  Elle voulut ouvrir son sac à main. Villard posa deux doigts sur sa manche :
  
  - Ne vous dérangez pas, nous verrons ça plus tard. Vous venez, ou faut-il que nous vous donnions le bras ?
  
  Elle haussa les épaules d’un air excédé puis, le menton levé et les yeux lointains, elle consentit à marcher dans la direction qu’on lui désignait, c’est-à-dire celle du passage pour piétons menant vers le trottoir du parc du Tiergarten.
  
  Tout en la serrant de près, Leriche jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule, pour voir la tête des gens qui traversaient la rue en même temps qu’eux.
  
  Le trio parvint près d’une traction noire dont la plaque minéralogique portait les couleurs françaises. Villard ouvrit la portière et s’introduisit le premier dans la voiture.
  
  - Montez, intima Leriche à Sandra.
  
  Le visage hostile, elle se baissa, se glissa sur le siège à côté de Villard. Leriche, s’installant auprès d’elle, claqua la portière.
  
  Dès que son chef eut démarré, il se retourna à demi pour regarder par la lunette arrière. La traction longea le jardin zoologique, puis le quartier des grandes écoles, suivit le sens giratoire d’une immense place publique, remonta ensuite vers le secteur français.
  
  - Me direz-vous enfin à quoi rime cette formalité ridicule ? dit Sandra à son plus jeune compagnon, qu’elle estimait aussi plus influençable. Qu’ai-je à voir, moi, avec la Police Militaire ?
  
  Leriche, légèrement troublé par sa beauté et par son parfum, se défendit en ripostant avec une hargne injustifiée :
  
  - Vous serez fixée bientôt, ne vous en faites pas. Et ne tentez pas de nous en mettre plein la vue, vous perdez votre temps.
  
  Sandra haussa derechef les épaules.
  
  - On peut fumer, non ? Vous n’êtes pas de la Gestapo ?
  
  Les joues de Leriche flambèrent.
  
  - Ne touchez pas à vos cigarettes, princesse. Vous en prendrez une des miennes : du caporal ordinaire.
  
  Il parvint à extraire son paquet de sa poche. Sandra en préleva une comme si c’était un échantillon de fumier, en présenta le bout à la flamme du briquet de Leriche.
  
  Ce dernier, tout en regardant à nouveau vers l’arrière, dit à Villard :
  
  - Pas de chevaliers servants dans le secteur, ce coup-ci.
  
  - On le dirait, opina son chef, qui s’intéressait autant au rétroviseur qu’à la conduite de la voiture.
  
  Ils atteignaient les confins de la zone britannique, près des installations portuaires du West Hafen, et roulaient dans un décor de hangars, de grues et de ponts roulants.
  
  Dans la See Strasse, alors que la traction s’évadait de cet enchevêtrement de structures d’acier pour s’élancer vers les anciennes casernes de la Luftwaffe, devenues le quartier Napoléon, Q.G. du contingent français, une voiture venant d’une voie transversale prit un virage trop large et accrocha l’aile arrière droite.
  
  La secousse fut à peine perceptible, mais elle devait avoir été suffisante pour causer quelques dégâts aux deux carrosseries.
  
  Villard freina. Le conducteur de l’autre véhicule, ayant ralenti plus énergiquement, stoppa trois ou quatre mètres derrière lui. Il sortit de sa voiture et vint au-devant de Villard.
  
  - C’est ma faute, reconnut-il spontanément. J’espère ne pas avoir abîmé beaucoup votre garde-boue.
  
  Villard et lui allèrent évaluer les effets du choc. Ils se penchèrent et l’Allemand abattit le tranchant de sa main sur la nuque de Villard, qui s’effondra sur les genoux. Du poing, cette fois, son agresseur le frappa de nouveau au même endroit, avec une sorte de rage rentrée.
  
  Entre temps, un individu dont on n’aurait pas soupçonné la présence dans la voiture tamponneuse jaillit de celle-ci et vint ramasser Villard tandis que son collègue, pistolet au poing, se postait près de Leriche.
  
  Coincé par Sandra, ce dernier ne put qu’esquisser un mouvement quand la portière s’ouvrit. Levant son coude pour se protéger, il ne put éviter la crosse du Mauser : elle le cogna durement sur l’os pariétal, annihilant ses forces.
  
  L’homme monta derrière pendant que Sandra prenait le volant. Elle exécuta un virage sur les chapeaux de roues pour repartir en sens inverse.
  
  - Verdammt ! lâcha Ulrich. Nous avons bien failli vous rater. Heureusement que l’immatriculation nous a fait prévoir l’itinéraire qu’allaient emprunter les Franzosen.
  
  L’Opel conduite par Hans, et dans laquelle gisait Villard, rattrapa la Citroën, puis la doubla.
  
  - J’ai bien cru qu’ils vous avaient semés, avoua Sandra, le cœur battant, tout en accélérant pour rester dans le sillage de Hans. L’Ouest devient malsain pour moi, Ulrich.
  
  - Ils travaillent en cheville avec la Grenz-Polizei, lui apprit l’Allemand, tendu. La mort d’Herman a dû déclencher quelque chose, mais comment ?
  
  Devant, Hans passa le bras par la fenêtre pour faire signe de ralentir. Les deux voitures roulaient à nouveau dans le port fluvial. Au lieu de virer dans l’avenue empruntée quelques minutes plus tôt par Villard, elles bifurquèrent sur la droite, dépassèrent les bâtiments lugubres du pénitencier.
  
  Cinq cents mètres plus loin, au milieu d’une zone dépeuplée formant transition entre le secteur britannique et la campagne, les deux véhicules s’arrêtèrent. Hans descendit le premier, accourut vers la traction.
  
  - Venez dans l’Opel, ordonna-t-il. Il n’est pas question de repasser à l’Est avec une bagnole aux couleurs françaises. On va déménager le jeune type.
  
  - Vous les emmenez ? s’étonna Sandra, dévorée d’impatience.
  
  - Il le faut bien, grommela Hans. Nous n’allons pas les laisser alerter toute la garnison !
  
  En un rien de temps. Leriche fut transféré dans l’autre voiture. On le recroquevilla près de Villard, un plaid fut jeté sur eux. Ulrich casa tant bien que mal son corps athlétique sur la banquette arrière et mit ses pieds sur les deux hommes évanouis, prêt à les assommer derechef s’ils se mettaient à bouger.
  
  Sandra prit place à côté de Hans, qui démarra en trombe.
  
  Évitant les quartiers habités, l’Allemand rejoignit le canal de Spandau et le longea jusqu’au grand bassin du Nord Hafen. Par la lisière du stade Walter Ulbricht, il pénétra dans le secteur soviétique.
  
  - Gott sei dank, soupira-t-il, à demi rassuré en revoyant les écriteaux fixant la limite des deux territoires. Malgré tout, je ne m’attendais pas à ce qu’on vous arrête, Sandra. Vous ne pourrez plus retourner au Hilton.
  
  - Ni en France, ajouta l’espionne avec amertume. Qu’est-ce que je vais inventer pour...
  
  - Roggendorf vous fabriquera un alibi, coupa Ulrich. L’essentiel, c’est que vous ayez échappé aux Franzosen. De toute façon, votre mission à Berlin était terminée. Pour la suite, on s’arrangera.
  
  Les trois passagers se turent pendant le reste du parcours. L’Opel, passant devant la station de métro où Coplan avait été intercepté, poursuivit sa route vers l’arrondissement de Weissensee.
  
  Elle parvint enfin à la maison délabrée qui, la veille au soir, avait provoqué un sursaut de la part du prisonnier. La lumière du jour ne la rendait pas plus engageante : c’était un pavillon minable en briques rouge foncé, dont les fenêtres du premier étage étaient obturées par des planches et dont la façade avait été endommagée par des balles de mitrailleuse.
  
  Sandra et ses compagnons descendirent de l’Opel. Ulrich alla ouvrir la porte tandis que Hans enlevait la couverture qui dissimulait les deux agents français.
  
  Ces derniers, les yeux clos et le teint blafard, étaient toujours évanouis.
  
  L’Allemand promena un regard circulaire, puis il interpella son acolyte :
  
  - Amène-toi, Ulrich, on va les tirer de là.
  
  Il tendit son Mauser à Sandra, pour qu’elle gardât Leriche en respect s’il s’éveillait pendant le transport de Villard.
  
  Les opérations furent menées rondement. A trois minutes d’intervalle, les blessés furent jetés dans le cachot du sous-sol.
  
  - La flotte leur fera du bien, ricana Ulrich, essoufflé, en manœuvrant les verrous.
  
  Le trio se réunit dans la cuisine-cave. Hans déboucha une bouteille de vodka, en remplit trois verres.
  
  Transie, Sandra vida le sien d’une traite.
  
  - Que s’est-il passé hier soir ? s’enquit-elle, le visage contracté. Mon suiveur était donc un agent de la Grenz-Polizei ?
  
  - Il le prétend, et Roggendorf est tenté de le croire, répondit Hans en s’essuyant la bouche du revers de la main.
  
  - Alors, l’autre aussi devait en faire partie, murmura la jeune femme, les yeux dans le vague, sans remarquer le regard de connivence qu’échangeaient ses gardes du corps.
  
  Mais qu’est-ce qui a pu inciter les Français à m’arrêter, subitement, à Berlin ?
  
  - Jusqu’ici, on n’y comprend rien, prononça Ulrich en se rapprochant d’elle. Ce qui est sûr, c’est que ça commence à sentir le roussi, sur tous les bords. On ferait peut-être mieux d’en profiter un peu, avant que ça craque. Pas vrai, Sandra ?
  
  Elle releva vivement la tête vers lui, vit une mauvaise lueur de désir au fond de ses prunelles.
  
  - Tu nous dois bien ça, non ? renchérit Hans avec un sourire équivoque. Sans nous, tu serais déjà dans une cellule des casernes Herman Goering.
  
  Il déboutonnait le manteau de Sandra en la fixant dans le blanc des yeux.
  
  Effarée, elle recula légèrement, heurta le bord de la table.
  
  - Voyons... Vous êtes fous ! protesta-t-elle. C’est bien le moment de...
  
  - Pourquoi pas ? lui opposa Ulrich, sarcastique, en caressant le haut de sa cuisse d’une main admirative. On ne s’amuse pas si souvent. On est tranquilles, y a tout ce qu’il faut.
  
  Hans avait enlevé les verres, les avait posés près du réchaud. Il défit son imperméable.
  
  - Non, dit nettement Sandra, furieuse. Qu’est-ce qui vous prend ? Vous n’êtes pas un peu cinglés ?
  
  - Si, répliqua Ulrich d’une voix enrouée. Depuis le temps qu’on te file le train, on a eu le temps de se faire des idées. Tu devrais penser aux copains.
  
  D’une poigne impitoyable, il la repoussa en arrière, sur la table. Puis, cédant la place à Hans, il la maintint par les épaules pour l’embrasser goulûment sur les lèvres.
  
  Arquée, Sandra décocha des coups de pieds pour empêcher l’approche de Hans, qu’elle ne voyait d’ailleurs pas. Suffocante sous le baiser d’Ulrich, elle entendit rire l’autre Allemand.
  
  Ses chevilles furent emprisonnées par des doigts d’acier, paralysées. Elle dut plier les genoux.
  
  
  
  
  
  Un attouchement précis et impérieux, au centre de son être, accéléra ses battements de cœur.
  
  - Tu peux la lâcher, chuchota Hans, ivre de satisfaction, en refermant ses mains autour de la taille de la femme.
  
  Ulrich, cessant de mordre la bouche de Sandra, recula d’un pas. La gorge nouée, les tempes battantes, il calma son impatience en allumant une cigarette.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Sandra se redressa, secoua sa chevelure dénouée. Ulrich, qui venait de s’éloigner d’elle, se tenait dans un des coins de la pièce et lui tournait le dos. Souriant, Hans lorgnait sans vergogne les dessous élégants de la jeune femme.
  
  Celle-ci remit de l’ordre dans ses vêtements et, courroucée, elle siffla :
  
  - Salauds!...
  
  - Tu n’as pas eu à te plaindre, on a été gentils, dit Hans d’un ton narquois. D’ailleurs, tu as été mignonne aussi, après tout. Tu veux qu’on recommence ?
  
  - Vous avez eu ce que vous vouliez, maintenant fichez-moi la paix ! jeta-t-elle, hargneuse. Vous n’avez pas l’impression qu’il faudrait relancer Roggendorf en vitesse, plutôt que de vous livrer à vos saletés ?
  
  Sa tenue étant rajustée, Ulrich lui fit face et gloussa :
  
  - Tu aurais tort de te dénigrer. Ce ne sont pas toujours les autres qui doivent profiter de tes trésors.
  
  Avec sa mentalité simpliste, il devait s’imaginer qu’elle couchait avec n’importe qui, uniquement parce qu’elle avait une activité clandestine. Il n’aurait jamais cru Sandra si elle avait affirmé le contraire. Elle n’essaya même pas de le détromper, car l’idée d’avoir forcé une femme honnête aurait encore accru son plaisir.
  
  - Alors, on s’en va ? insista-t-elle en renouant son fichu. Il faut que des décisions soient prises d’urgence en ce qui me concerne. Ce n’est pas tout de m’avoir tirée des griffes des Français. Cette histoire pose des tas de problèmes !
  
  - On file, approuva Ulrich en lissant le bord de son chapeau.
  
  Il se sentait optimiste. Il détailla Sandra d’un œil complaisant, fit ensuite un signe à Hans.
  
  Tous trois, ils gagnèrent l’extérieur. Une pluie lourde, verticale, crépitait sur le toit de la voiture.
  
  L’Opel démarra en projetant deux gerbes de boue.
  
  
  
  
  
  Coplan, qui avait frémi en entendant pivoter sur ses gonds la porte de son cachot, manqua d’attraper Villard dans les jambes quand celui-ci fut balancé au milieu d’une flaque d’eau.
  
  L’instant d’après, le corps de Leriche dégringola également sur le sol détrempé. Mais l’obscurité trop dense empêcha Coplan de reconnaître ses compatriotes.
  
  Ne sachant pas qui étaient les infortunés prisonniers voués à partager sa captivité, il leur parla tout d’abord en allemand. N’obtenant aucune réponse, et comme les nouveaux venus ne bougeaient pas, Francis se demanda si ce n’étaient pas des cadavres qu’on avait provisoirement fourrés avec lui.
  
  Affamé, glacé par l’humidité suintante, n’ayant pas fermé l’œil depuis la veille parce que des rats furetaient autour de lui, Coplan s’accroupit près d’un des corps et tâta les vêtements, puis la figure de l’homme allongé par terre.
  
  Il était tiède, son cœur battait. Évanoui, peut-être blessé, mais vivant.
  
  Craignant qu’il ne prît froid si ses vêtements s’humectaient davantage, Coplan lui souleva le buste, le traîna vers la porte dont la paroi métallique, si peu confortable fût-elle, avait au moins le mérite d’être sèche. Il assit l’inconnu, palpa son visage.
  
  Derrière lui, un gémissement s’éleva. Appuyé sur ses mains, les yeux grands ouverts mais ne voyant absolument rien, Leriche se crut aveugle. Sa tête lui faisait affreusement mal.
  
  - Villard... M’sieur Villard, geignait-il, hébété.
  
  Le cœur de Coplan tressauta.
  
  - C’est vous, Leriche ? questionna-t-il d’une voix rauque.
  
  Scrutant les ténèbres en vain, le jeune agent balbutia :
  
  - Oui... Oui, c’est moi... Qui êtes-vous ?
  
  - Coplan. Attendez, je viens. Qui est l’autre ? Villard ?
  
  - Je crois... Nous étions ensemble. On nous a attaqués sur la route. Où sommes-nous, ici ? Je ne vois rien.
  
  Une inquiétude atroce étranglait sa voix.
  
  - Personne ne peut rien voir, dit Francis, bouleversé par la présence de ses amis. Il fait noir comme dans un four. J’ai pourtant eu le temps de m’y habituer, depuis hier, et je ne distingue même pas mes doigts quand je les place devant mes yeux.
  
  Il vint vers Leriche, le toucha.
  
  - Vous êtes blessé ? Si oui, tâchez de ne pas salir la plaie. Cet endroit est infect.
  
  - Ils m’ont foutu un coup de crosse, articula péniblement son collègue. Je suis encore sonné.
  
  - Tentez de vous mettre debout, sinon vous pourriez être mordu par les rats. Ils ont fui à votre entrée, mais ils vont revenir.
  
  - M... proféra Leriche, soudain ranimé.
  
  Il fit un effort pour suivre le conseil de Coplan, s’agrippa à lui et parvint à se dresser sur ses jambes.
  
  - Et Villard ? demanda-t-il avec anxiété. Est-il ici ou non ?
  
  - Il est embringué comme nous, le renseigna Francis. Seul Ramey manque à l’appel. Dieu sait ce qu’il est devenu.
  
  Leriche, fouillant ses poches, dénicha son briquet. Il l’alluma. La faible flamme dilua l’obscurité. Certains contours se dessinèrent, et notamment les profils des deux prisonniers.
  
  - Ne gaspillez pas votre essence, dit Coplan. On pourrait en avoir besoin plus tard.
  
  - Fallait que je sois sûr, prononça Leriche en éteignant. Ça va, mes quinquets sont intacts.
  
  Aussitôt après cette expérience, il repensa à son chef.
  
  - Ils ne l’ont pas tué, au moins ?
  
  - Qui ? Ramey ? Je n’en sais rien.
  
  - Non, M’sieur Villard. Il n’a pas l’air de bouger.
  
  Coplan était retourné auprès de Villard. Il le secoua doucement en l’appelant par son nom.
  
  Villard émit un grognement et, du bras, voulut écarter l’importun. Francis acheva de le ramener à la conscience :
  
  - Allons, respirez un bon coup. Ce n’est pas que ça sente le Chanel, mais il vous faut de l’air. Vous n’êtes pas ici pour roupiller. Et ne vous frappez pas, le bec de gaz est en panne.
  
  Il devina la grimace douloureuse que fit son patient quand il éructa :
  
  - Où diable sommes-nous arrivés ?
  
  - Peut-être pas loin du terminus. Ici, Coplan. Leriche est à côté de moi, pas trop abîmé. Au total, il n’y a pas de quoi crier victoire : ça se présente plutôt mal. Dans la meilleure hypothèse, nous risquons d’être bouclés pour quelque temps.
  
  Villard dut méditer sur ces paroles, à moins qu’il s’efforçât tout bonnement de retrouver sa lucidité.
  
  Sa voix s’éleva enfin dans le silence sépulcral.
  
  - Comment vous ont-ils capturé ?
  
  - D’abord, je n’y ai vu que du feu, répondit Coplan en toute bonne foi. Maintenant, je crois qu’ils ont prévu très exactement ce qui allait se produire après la disparition de Ramey. Nous ne pouvions pas agir autrement que de lancer quelqu’un aux trousses de Sandra, mais à distance prudente. Des types devaient surveiller la sortie du métro par où elle est remontée. Ils m’ont cueilli au retour en se faisant passer pour des inspecteurs de la Volkspolizei. Ils connaissaient mieux que moi les ressources du quartier et l’itinéraire qu’allait suivre leur amie. Et vous, comment avez-vous abouti à l’Est ?
  
  Villard et Leriche lui racontèrent leur odyssée, après qu’ils eussent intercepté l’espionne.
  
  - Un vrai jeu de massacre, maugréa Coplan. Le plus curieux, c’est qu’ils n’ont pas l’air de savoir sur quel pied danser. Ils m’ont interrogé, et leurs questions semblaient traduire un certain désarroi. Si bizarre que ça paraisse, ils m’ont demandé pourquoi je filais Sandra !
  
  - Que leur avez-vous dit ?
  
  - Que j’accomplissais mon boulot de flic de la Grenz-Polizei, chargé de la surveillance des étrangers. Ils n’ont pas tiqué.
  
  - Ont-ils fait une allusion à Ramey ?
  
  - Oui, sans d’ailleurs paraître mieux informés sur son rôle que sur le mien. Au point que je me demande s’ils l’ont réellement cuisiné.
  
  Un silence épais enveloppa les trois prisonniers.
  
  Tâtonnant autour de lui, Villard chercha un point d’appui pour se redresser. Le froid commençait à envahir ses membres.
  
  Leriche plongea ses mains dans ses poches avec l’espoir de trouver ses cigarettes. Il les extirpa de son pardessus, en présenta une à l’aveuglette.
  
  - Une pipe ? proposa-t-il. Il m’en reste quelques-unes.
  
  - Bon Dieu, je ne dis pas non! accepta Coplan en explorant les ténèbres devant lui. Ça calmera peut-être mes crampes d’estomac, je suis mort de faim.
  
  Le briquet de Leriche fonctionna, éclairant à peine les murs luisant d’une crasse putride. La flamme dansa lorsque chacun des trois compagnons aspira les premières bouffées, puis l’obscurité se referma sur le groupe.
  
  - Ils vont sûrement nous interviewer, émit Villard. Nous, pas de question, ils savent que nous sommes französich... Que devrons-nous leur faire croire ?
  
  Coplan, qui n’avait pas confié à Villard les origines de l’affaire, suggéra :
  
  - Dites la vérité. Pourquoi pas ? Elle ne peut que les empoisonner. Vous avez reçu l’ordre d’arrêter Sandra d’Aubert, celle-ci étant suspectée d’espionnage. Ni plus, ni moins. Au reste, je ne jurerais pas qu’ils vous mettront sur le gril : les faits sont assez éloquents à votre sujet.
  
  La voix de Leriche intervint :
  
  - Si on essayait de s’évader ? Nous n’allons pas moisir dans ce caveau, j’espère ?
  
  - Attendez, Leriche, dit Villard. Je voudrais tout de même tirer certaines choses au clair... En définitive, aux mains de qui sommes-nous ? Pourquoi ne nous ont-ils pas colloqués dans une prison régulière ?
  
  - Parce que, jugea Coplan, le réseau dont Sandra est un des fleurons travaille contre l’Allemagne de l’Est.
  
  - Quoi ? firent d’une même voix ses deux compagnons, interloqués.
  
  - Oui, confirma Francis. Ces gens-là sont dans la clandestinité, c’est indéniable. Pourquoi ne nous auraient-ils pas remis séance tenante aux autorités locales s’ils s’occupaient de contre-espionnage ?
  
  Il avait en tête un autre argument qu’il ne divulgua pas : au départ, c’étaient tout de même les Soviets qui avaient attaché le grelot. Ne l’avaient-ils pas fait pour contrer un mouvement d’opposition, adversaire du régime communiste ?
  
  Villard déclara :
  
  - Je souhaite que vous ayez raison. Ce serait notre meilleure chance d’en sortir. On pourrait discuter.
  
  - J’y pense, assura Coplan après avoir fait rougeoyer le bout de sa cigarette. Néanmoins, il est bien évident que si nous pouvons fausser compagnie à nos geôliers, comme le préconise Leriche, nous ne devons pas hésiter. Ceci dit, les perspectives de réussite ne sont pas foudroyantes.
  
  - C’est à voir, objecta Leriche avec l’indéracinable espoir de la jeunesse. Nous sommes en force.
  
  - Oui, admit Francis, d’accord. L’ennui, c’est qu’il n’y a pas de fenêtre et que seul un blindé pourrait défoncer la porte.
  
  
  
  
  
  Un autre conciliabule se tenait au même moment à l’arrière du magasin d’articles photographiques de Roggendorf.
  
  Sandra et les deux hommes de main avaient relaté à leur chef les événements de la matinée, sans évoquer toutefois leurs divertissements privés.
  
  Très contrarié, Roggendorf se tritura la lèvre inférieure.
  
  - C’est une catastrophe, estima-t-il. Sandra est définitivement brûlée du côté des Français. Elle sera terriblement difficile à remplacer, mais ceci n’est pas le pire. Il s’agit aussi de la dédouaner vis-à-vis des autres.
  
  - Oui, renchérit Sandra, pâle et les traits fatigués. Je cours de plus grands dangers que vous et je commence à en avoir assez. Finalement, je ne serai plus en sécurité nulle part au monde. Il serait temps qu’on obtienne un succès décisif.
  
  - Je ne néglige rien pour y parvenir, rétorqua Roggendorf d’une voix aigre. Mais nous manquons d’hommes, de temps et de moyens. Je ne peux pas résoudre tous les problèmes à la fois. Si Ried n’avait pas commis une idiotie, nous n’en serions pas là.
  
  Sandra se tut.
  
  L’annonce de la mort d’Herman avait en effet résonné en elle comme un signal d’alarme. C’est à partir de là que la situation n’avait cessé de se détériorer. Mais par la faute de qui ?
  
  Pourquoi Roggendorf était-il arrivé trois minutes trop tard au rendez-vous ?
  
  - Quoi qu’il en soit, reprit son interlocuteur, moins acerbe, un changement d’état-civil et quelques modifications à votre apparence extérieure vous permettront de rendre des services ailleurs qu’en Europe. Vous ne serez plus exposée à des désagréments si vous restez à Berlin-Est. Vos bagages à l’hôtel Hilton, je vais les faire prendre par une agence de voyages, afin de brouiller votre piste : c’est le plus urgent. Pour le reste, je suppose que vous n’en êtes pas à vingt-quatre heures près ?
  
  - Non, convint Sandra. On ne doit plus se préoccuper de mon existence à présent, puisque ma mission était remplie. Mais sans doute m’attend-on à Paris...
  
  - Où comptez-vous loger désormais ?
  
  - A l’Adria, évidemment. Mieux vaut que je me replace volontairement sous contrôle.
  
  Roggendorf haussa les sourcils, réfléchit, fit une moue.
  
  - Ça peut se défendre, finit-il par avouer. Seulement, dans ce cas-là, il vaut mieux couper tout contact entre nous. Plus tard, dans une quinzaine de jours par exemple, vous me ferez savoir où vous êtes. Une dernière question : ne subsiste-t-il rien, dans votre hôtel à Paris, qui puisse vous compromettre ?
  
  - Rien, sauf la lunette. Et encore : bien malin qui pourrait se douter de l’usage que j’en faisais.
  
  Roggendorf hocha la tête.
  
  - Ne sous-estimez pas la perspicacité des Français. Quel est l’indice qui les a guidés vers vous ?
  
  Sandra ne répondit pas. Son chef poursuivit :
  
  - Je ne la ferai cependant pas récupérer, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Ils ne lâcheraient peut-être pas mon agent comme ils ont lâché Chemitz. Avez-vous assez d’argent ?
  
  - Assez pour me débrouiller dans l’immédiat ; mais que va-t-il advenir de mes biens en France ? Ne vais-je pas les perdre ?
  
  Il y avait une telle amertume dans sa voix que Roggendorf comprit que ses nerfs flanchaient.
  
  - Ne vous laissez pas déprimer, Sandra, prononça-t-il avec une soudaine bienveillance. Abandonner tout ce qui vous était cher est évidemment un gros sacrifice, mais votre liberté passe avant tout. Un homme d’affaires adroit peut réaliser vos biens avant qu’on ne les place sous séquestre. Or je ne crois pas que les Français aient relevé des charges précises contre vous; nous avons donc le temps de nous retourner. Fiez-vous à moi, je ferai de mon mieux pour limiter les dégâts.
  
  Sandra garda cependant son expression préoccupée, L’interdiction de vivre en France était pour elle un désastre, même si sa fortune pouvait être sauvée.
  
  - Qu’allez-vous faire des prisonniers ? demanda-t-elle d’un ton morne.
  
  Roggendorf eut une mimique fataliste.
  
  - Nous devons nous défendre pied à pied. Ils n’ont pour nous aucune utilité, ils représentent plutôt une menace. Alors, autant les supprimer tout de suite.
  
  Ulrich et Hans, silencieux, échangèrent un regard entendu. Comme de juste, ils allaient être chargés de cette déplaisante besogne.
  
  Avant de se décider à partir, Sandra dit encore :
  
  - Vraiment, Roggendorf, je me demande si nous n’avons pas entrepris une tâche qui est au-dessus de nos forces. Même si l’affaire de ce soir se déroule comme prévu, croyez-vous qu’elle aura une influence déterminante ?
  
  L’Allemand se raidit.
  
  - Nous continuerons à frapper aussi longtemps qu’il le faudra, gronda-t-il, même si nous devions tomber les uns après les autres. Des millions de gens ne vivent que parce qu’ils espèrent une délivrance et nous serions des lâches si nous capitulions. Notre foi dans la victoire finale doit être inébranlable !
  
  Il martela ses mots avec une conviction de fanatique qui impressionna autant ses subordonnés que Sandra. Une volonté de fer animait ce curieux personnage à l’aspect pacifique et effacé. Sa diatribe ranima l’énergie défaillante de la franco-polonaise.
  
  - Je regarderai par la fenêtre à l’heure du décollage, promit-elle, et je saurai si vous avez marqué un point. Dès que les circonstances le permettront, je vous enverrai des nouvelles. Au revoir, Roggendorf.
  
  Elle lui serra la main, puis elle sortit sans même gratifier Hans et Ulrich d’un battement de paupières.
  
  Quand elle eut quitté le magasin, Roggendorf considéra ses acolytes avec une attention qui les mit mal à l’aise. Puis, sans insister, il enchaîna :
  
  - Voici comment j’ai organisé l’action de ce soir…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Aux environs de huit heures, Hans et Ulrich revinrent à la maison de Weissensee, mais au lieu de pénétrer dans la bâtisse ils en firent le tour et avancèrent dans un jardin qui n’avait pas été entretenu depuis quinze ans.
  
  Ils enjambèrent des cailloux et des gravats, s’accrochèrent dans des morceaux de fil de fer et dans des ronces, parvinrent enfin près d’une cabane aux planches disloquées dans laquelle, antérieurement, on avait dû ranger des outils.
  
  Hans, extirpant une clé de sa poche, ouvrit le cadenas rouillé qui maintenait en place un panneau de bois crevassé servant de porte. A la lueur de la lampe d’Ulrich, les deux hommes entrèrent dans le réduit.
  
  Hans écarta d’un coup de pied les débris de toute espèce qui jonchaient le sol, puis il souleva une vieille caisse vide. Sous ce coffrage de fortune apparut une vanne. Elle était branchée sur une canalisation enterrée dans le sol.
  
  L’Allemand la saisit, tenta de l’ouvrir. Comme elle n’obéissait pas, il employa toute sa vigueur pour la décoller. Grimaçant, il se meurtrit les doigts en lui faisant décrire un quart de tour, puis il renouvela son geste pour accroître le débit.
  
  - S’ils ont soif, ça leur fera plaisir, ricana-t-il en remettant la caisse par-dessus la vanne.
  
  Ulrich remarqua :
  
  - Au fond, ils nous auront quand même rendu service. Leur disparition ne va pas manquer de provoquer du pétard.
  
  - Salauds de Russes! persifla Hans, railleur. Ils les ont sûrement envoyés en Sibérie...
  
  Ils sortirent, refermèrent le cadenas. Ils regagnèrent ensuite l’Opel et démarrèrent aussitôt.
  
  Poursuivant leur route vers le nord, ils atteignirent quelques minutes plus tard le lointain quartier de Heinersdorf, où les rues étaient déblayées mais qui n’avait pas été reconstruit.
  
  Comme partout à la périphérie de l’immense cité, des pans de mur squelettiques subsistaient au milieu de terrains vagues. Çà et là une maison ouvrière, miraculeusement épargnée, restait debout parmi les décombres.
  
  Dès la tombée de la nuit, plus personne ne déambulait dans les voies de ce lugubre cimetière. La plupart des rescapés avaient fui : entassant quelques hardes dans un baluchon, ils étaient passés de l’autre côté du rideau de fer, en un exode continu.
  
  Hans et Ulrich planquèrent leur voiture dans la cour d’une ancienne usine désaffectée, dont le matériel avait été confisqué par les Soviets au lendemain du conflit. Ils n’en descendirent pas, étant en avance sur l’horaire.
  
  A huit heures trente-cinq, un camion de deux tonnes, bâché, pénétra sans trop de bruit dans l’enceinte. Il se réfugia dans un angle particulièrement obscur et ses phares s’éteignirent.
  
  Alors les occupants de l’Opel quittèrent leur véhicule. Ils allèrent à la rencontre des arrivants, Roggendorf et un homme d’une quarantaine d’années à l’air inquiet.
  
  - Schleger, présenta laconiquement Roggendorf en désignant son compagnon d’un signe de tête. Venez, le temps presse.
  
  Il détacha les goupilles qui retenaient le panneau arrière du camion, grimpa sur le plancher intérieur. Schleger le suivit et, ensemble, ils poussèrent vers le bord son appareil en acier ressemblant à un marchepied de ménagère, haut d’un mètre soixante-dix, large de cinquante centimètres, et dont le côté formait un triangle rectangle assez écrasé.
  
  Ulrich et Hans s’emparèrent de cet engin.
  
  A deux, ils le transportèrent vers une entrée de l’usine, puis ils gravirent les marches de béton d’un escalier très large, plongé dans une obscurité complète.
  
  S’ils n’avaient pas soigneusement reconnu les lieux auparavant, ils auraient pu se casser cent fois la figure avant d’arriver au deuxième étage. Hors d’haleine, en transpiration, ils déposèrent leur fardeau. Puis, après ce temps d’arrêt, ils reprirent leur charge afin de la hisser sur la plate-forme supérieure.
  
  Ce toit en terrasse dominait tout Berlin. Dans le fond scintillaient les lumières du secteur occidental et, de l’autre côté, s’étalaient les campagnes et des localités du Brandebourg.
  
  Mais Hans et Ulrich ne s’attardèrent pas à contempler le panorama. Ils redescendirent dans la cour avec diligence, quoique sans trop d’enthousiasme.
  
  Un deuxième colis les attendait : une caisse oblongue d’un mètre de long et dont la base carrée avait une trentaine de centimètres de côté.
  
  - Attention, recommanda Roggendorf pendant que, sous les efforts conjugués des quatre hommes, la caisse était prudemment déposée par terre.
  
  Hans et Ulrich la prirent solidement et entamèrent avec elle un deuxième voyage, tandis que Schleger et Roggendorf se munissaient d’accessoires divers, dont un rouleau de fil caoutchouté.
  
  Tout ce matériel fut amené sur la terrasse. Alors Schleger se mit à l’œuvre : à l’aide d’une boussole, il détermine, la direction de l'aérodrome de Tempelhof, ce qui permit la mise en place définitive de la rampe du projectile. Ensuite, pendant que ses trois aides démontaient la caisse, il déroula quelques mètres du fil et vérifia les contacts soudés aux deux conducteurs.
  
  Les opérations se déroulèrent dans un silence absolu et dans une obscurité profonde, chacun connaissant par cœur les détails de ces préparatifs.
  
  A neuf heures cinq, la fusée reposant sur le dallage de la terrasse fut déposée sur son berceau incliné à quarante-cinq degrés, et son nez pointa vers le ciel sans étoiles.
  
  - Maintenant, vous pouvez filer, murmura Roggendorf à l’intention de ses deux lieutenants. Nous nous chargerons du reste.
  
  Hans et Ulrich ne se le firent pas dire deux fois. Ils déguerpirent et disparurent dans l’escalier d’accès.
  
  Peu après, l’Opel quitta discrètement la cour de l’usine.
  
  Schleger avait achevé de dérouler son câble. Il en fit descendre le bout par-dessus le garde-fou, le long de la muraille, jusqu’au sol. Ayant calé une boucle du fil sous le berceau, il connecta les conducteurs aux bornes de mise à feu.
  
  Après une vérification soigneuse de l’installation, il dit à Roggendorf :
  
  - C’est en ordre... En bas, je n’en aurai que pour deux ou trois minutes. Allons-y.
  
  Ils abandonnèrent la plate-forme balayée par un vent froid, s’engagèrent dans l’escalier ténébreux et débouchèrent à nouveau à l’extérieur.
  
  Schleger longea le mur pour retrouver le câble suspendu. Lorsqu’il l’eut touché, il le fit défiler dans sa main pour en attraper le bout. Avec minutie, bien qu’il eût l’estomac contracté par la frousse, il relia les extrémités dénudées à une boîte que tenait Roggendorf.
  
  - Voilà, il n’y a plus qu’à attendre l’heure H, marmonna-t-il. J’espère que vos renseignements sont bons et que rien ne sera venu modifier le programme établi.
  
  - A moins que la fatalité ne s’en mêle, cela doit marcher, affirma sourdement son compagnon. Sans vouloir vous vexer, mes craintes proviennent surtout de la partie, disons mécanique de notre tentative, voire de ses conséquences ultérieures pour nous.
  
  Schleger secoua la tête.
  
  - Nous risquons notre peau à tout moment. Un peu plus, un peu moins...
  
  Il consulta le cadran phosphorescent de sa montre-bracelet.
  
  - J’ai trente-quatre, ajouta-t-il. Et vous ?
  
  Roggendorf se pencha.
  
  - Moi aussi. Tenez-vous prêt.
  
  Ils épièrent tous deux avec une extrême vigilance les bruits diffus et atténués qui troublaient parfois la nuit : la rumeur de trains roulant vers l’Ost-Bahnof, un appel de sirène d’un remorqueur en manœuvre sur la Spree, le bourdonnement d’un avion passant à haute altitude.
  
  Sur ce fond sonore ouaté naquit un son caractéristique. Ce ne fut d’abord qu’une note continue mais, en s’intensifiant, elle prit les proportions d’une clameur.
  
  - C’est lui, annonça Roggendorf, les lèvres sèches.
  
  De fait, les quatre réacteurs du Boeing 707 arrachant plus de cent tonnes à la pesanteur terrestre rugirent quelques secondes plus tard avec une puissance colossale.
  
  Les deux Allemands aperçurent les feux de position qui clignotaient avec régularité pendant que l’appareil, prenant de l’altitude, survolait l’arrondissement de Prenzlauer Berg.
  
  Schleger, le cœur battant à tout rompre, pressa le contact.
  
  Sur la terrasse, une gerbe de flammes jaillit à l’arrière de la fusée. L’engin sol-air bondit de sa rampe et fonça vers les cieux.
  
  Roggendorf et son complice, fascinés, virent la tache lumineuse formée par les gaz de propulsion incandescents décrire une trajectoire incertaine, marquée de zig-zag affolés. Puis soudain sa course se stabilisa et la fusée s’élança, implacable, vers les tuyères surchauffées du quadrimoteur.
  
  Elle fondit comme un oiseau de proie sur l’arrière des ailes, et pendant un dixième de seconde elle s’ajouta aux feux de position, Une violente déflagration éclaira fugitivement l’énorme avion, qui se désagrégea en plein vol. Et pendant que deux moteurs continuaient de cracher de l’énergie, les fragments de sa coque éventrée ainsi que les morceaux de l’aile détruite s’éparpillèrent dans le noir, puis amorcèrent leur chute vers le sol.
  
  La main nerveuse de Roggendorf serra fortement le poignet de Schleger.
  
  - Gagné, gronda-t-il, triomphant. Venez, fichons le camp.
  
  Schleger, fébrile, détacha d’un coup sec le fil de la boîte. Il courait vers le camion quand deux coups sourds firent vibrer l’air : à quelques centaines de mètres de là, les débris du Boeing percutaient la terre.
  
  Avant qu’on ait localisé l’endroit d’où était parti le projectile, en admettant même que quelqu’un se fût avisé de son lancement, les deux auteurs se l'attentat pouvaient aisément sortir de la zone dangereuse, d’autant plus que la catastrophe allait attirer les curieux au point de chute.
  
  Roggendorf manœuvra sans rallumer les phares. Le camion ne s’engagea sur la chaussée qu’après une rapide inspection dans les deux sens. Lorsqu’il eut remis le véhicule dans l’axe de la route, l'Allemand pesa sur l’accélérateur et, enfin, se mit en code.
  
  Ils auraient beau organiser des secours, aucun des voyageurs pour Moscou n’arriverait à destination.
  
  
  
  
  
  Au bout d’un certain temps, Coplan et ses amis avaient cessé de parler. Après une période d’excitation, ils avaient subi les premières atteintes du découragement. La densité oppressante de l’obscurité dans laquelle ils étaient plongés en permanence aurait fini par ébranler le système nerveux de l’individu le plus apathique.
  
  Par surcroît, les affres de la faim les tenaillaient, et bien qu’ils eussent périodiquement fait quelques exercices d’assouplissement pour se réchauffer, ils étaient gelés.
  
  Ce fut Leriche qui, le premier, s’avisa d’un chuintement inhabituel. D’abord, il ne lui accorda guère d’attention ; mais, agacé de ne pas en déceler la cause, il prononça :
  
  - Vous n’entendez rien, vous autres ? On dirait que de l’eau s’écoule tout doucement.
  
  Villard sortit de son mutisme.
  
  - Oui, en effet. D’où cela provient-il ?
  
  - Peut-être pleut-il dehors, émit Coplan. Heureusement que nous sommes à l’abri.
  
  Leriche, levant le visage vers un plafond qu’il ne pouvait que deviner, tourna la tête à droite, puis à gauche. Il lui parut que ce discret clapotis venait d’un des coins du cachot, à une hauteur d’environ trois mètres.
  
  Il se dirigea vers l’endroit présumé, promena ses doigts sur les pierres. Il décela un filet d’eau qui dégoulinait effectivement le long du mur.
  
  - Pas d’erreur, de la flotte s’infiltre par ici, annonça-t-il, les deux mains mouillées.
  
  - Nous préviendrons le plombier, dit Coplan. J’ai toujours trouvé que cette pièce manquait de confort.
  
  Leriche, provisoirement peu enclin à plaisanter, reprit d’un ton ennuyé :
  
  - J’espère que cette eau peut filer ailleurs, sinon nous allons patauger de plus belle.
  
  Le débit avait dû augmenter car maintenant un glou-glou très notable bouillonnait au-dessus de leur tête.
  
  - Si c’est une descente de gouttière qui aboutit dans cette cave, supputa Villard, il doit y avoir aussi un trou d’évacuation.
  
  - En tout cas, le sol n’est pas en pente, fit remarquer Coplan. Les flaques ont cinq à six centimètres de profondeur.
  
  - Davantage, contesta Leriche. A cet endroit-ci j’ai de l’eau jusqu’aux chevilles. Ça m’étonnerait qu’il y ait un égout.
  
  Dans le silence qui succéda, chacun s’interrogea sur les désagréments supplémentaires qu’allait provoquer ce nouvel apport liquide.
  
  - Quand vont-ils se décider à nous sortir d’ici ? ronchonna Leriche. Bon Dieu, à quoi bon nous laisser dans ce trou à rats ! S’ils veulent nous supprimer, qu’ils le fassent tout de suite.
  
  Un frisson glaça les omoplates de Coplan. Il se rappela le bruit qu’avait produit la porte en se refermant : exactement celui d’une porte étanche dont les bords sont garnis d’un joint de caoutchouc.
  
  Donc elle était conçue pour retenir des eaux. Et son épaisseur la mettait en état de résister à une forte pression.
  
  Pourquoi ?
  
  Il ne divulgua pas le soupçon qui l’assaillait.
  
  La voix impassible de Villard se fit entendre :
  
  - Votre vœu risque d’être exaucé, Leriche. A mon avis ce n’est pas la pluie qui dégringole dans notre cachot.
  
  - Non ? sursauta l’intéressé.
  
  - Non. C’est la première fois que vous notez cette arrivée d’eau depuis que vous êtes ici, n’est-ce pas, Coplan ?
  
  - Oui. Je n’aurais pas manqué de la remarquer si elle s’était produite quand j’étais seul.
  
  - Voyez, c’est bien la preuve, déclara Villard. Il a plu toute la nuit dernière.
  
  Une angoisse presque palpable s’installa au creux du silence.
  
  - Vous... vous croyez qu’ils veulent nous noyer ? questionna Leriche d’une voix blanche.
  
  - Nous n’allons pas tarder à être fixés. Je serais curieux de savoir à quelle allure monte le niveau.
  
  Leriche alluma son briquet, se baissa. Puis il prit un canif dans sa poche et traça une marque sur le mur, à cinq centimètres au-dessus de la nappe II éteignit.
  
  - La superficie est de douze mètres carrés, approximativement, précisa Coplan. Je l’ai calculée la nuit passée. Une montée de cinq centimètres correspondrait donc à un écoulement de six cents litres. Au rythme auquel débite la source, ça n’ira pas vite.
  
  Villard comprit qu’il ne visait pas à réconforter Leriche, mais à souligner au contraire que leur agonie pourrait durer longtemps.
  
  - Essayons de mettre à profit le temps qui nous reste, suggéra-t-il. Si nous commencions par boucher le conduit ?
  
  - Ce n’est pas une solution, répliqua Francis, de mauvais poil. Il n’y en a qu’une : nous évader. Mourir de faim ou de fièvre ne vaut pas mieux que l’asphyxie ou la congestion.
  
  - D’accord, mais quoi faire ? Vous estimiez vous-même que nos chances étaient nulles.
  
  - Je le pense toujours, mais nous n’avons plus que la ressource de lutter, puisque nos adversaires ont décidé de nous éliminer. Comment s’opèrent la plupart des évasions ? Par les fenêtres ou par des trous creusés dans le mur. Avez-vous aussi un canif, Villard ?
  
  - Oui. Assez solide, d’ailleurs.
  
  - Le mien est un couteau suisse, intervint Leriche. Si nous parvenions seulement à desceller une pierre.
  
  - Oui, mais attendez, raisonnons, dit Coplan sur un ton ragaillardi. Nous devons être à quatre mètres de profondeur environ. Il est donc souhaitable d’attaquer la muraille aussi haut que possible, afin de nous frayer ensuite un passage en oblique vers la surface du sol.
  
  - Vous croyez que nous aboutirons à l’extérieur ? s’informa Villard.
  
  - Oui, parce que, si je ne m’abuse, ce cachot doit se trouver sous un jardin. J’ai suivi un long couloir avant d’y être incarcéré.
  
  - Mais alors, pourquoi ne pas attaquer directement la voûte ? suggéra Leriche.
  
  - Parce que rien ne dit que nous puissions l’atteindre. Néanmoins, commençons par une inspection méthodique. Si nous découvrions une partie faible ou endommagée, cela nous faciliterait considérablement la besogne. Vous allez grimper sur mes épaules, Leriche, et nous ferons le tour de cette oubliette.
  
  Dans le noir, ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Coplan s’adossa au mur, fit la courte échelle. Son jeune collègue lui confia :
  
  - Une seconde, j’enlève mes chaussures. Elles sont totalement superflues.
  
  L’instant d’après, il se hissa sur les mains jointes de Coplan, puis sur ses épaules. S’appuyant d’une main au mur, il prit à nouveau son briquet, actionna la molette.
  
  Il explora une surface rugueuse en tâchant d’apprécier la dureté de l’enduit. La paroi n’avait pas la même apparence que dans le bas, où de gros moellons juxtaposés, joints par du ciment, accusaient un relief aux nombreuses aspérités. Ici, une couche uniforme revêtait le mur, elle se prolongeait aussi bien vers le haut que latéralement.
  
  - Ça ressemble à du béton, grommela Leriche. Qui sait s’ils ne nous ont pas bouclés dans un ancien bunker ?... Dans ce cas-là, nous serions de la revue.
  
  La faible lumière s’effaça.
  
  Tenant Leriche par les chevilles, Coplan se déplaça lentement sur la gauche.
  
  - Je n’ai pas aperçu la voûte, bien que vous ayez tenu votre briquet plus haut, articula Villard. Pourriez-vous la toucher en vous étirant ?
  
  Leriche essaya, même sur la pointe des pieds, mais ses doigts n’effleurèrent que la muraille verticale.
  
  - Zéro, annonça-t-il, je n’y arrive pas. Mais ici c’est plus sec.
  
  A nouveau, la petite flamme troua les ténèbres, disparut.
  
  - Jusqu’à présent, rien, conclut Leriche. Ce n’est pas un couteau de boy-scout, mais un pic pneumatique qu’il faudrait pour entamer ce matériau. Je n’y relève pas la moindre crevasse.
  
  - Il suffirait d’une seule craquelure, émit Coplan sans bouger la tête. Il est toujours plus facile d’agrandir un trou que d’en forer un.
  
  - C’est exact, convint Villard. Mais, à mon avis, avant de poursuivre vos recherches, il serait peut-être utile de vérifier autre chose.
  
  Il ajouta peu après :
  
  - Supposez que nous soyons enfermés dans une citerne ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Leriche descendit de son piédestal humain, se retrouva les pieds dans l’eau, éternua.
  
  - Saloperie de saloperie, bougonna-t-il en s’essuyant le nez. Si nous n’attrapons pas la crève dans ce cloaque !...
  
  - Oui, dit Coplan, répondant à Villard. Une citerne est généralement dotée d’une plaque de fermeture en fonte. C’est à cela que vous songez ?
  
  - En effet. Peut-être y en a-t-il une au-dessus de nos têtes, inaccessible pour un prisonnier, mais pas pour trois. Il serait éventuellement plus simple de la soulever que de creuser une galerie vers le niveau du sol.
  
  - Ce serait trop beau, estima Francis.
  
  Mais voyons toujours. Montez sur mes épaules, Villard. Leriche nous escaladera pour la rencontre au sommet.
  
  Le jeune agent ne put s’empêcher de sourire. Ces anciens ne perdaient pas vite le nord.
  
  - Je n’ai plus fait de pyramide depuis mes cours de gymnastique, prévint-il. Il est presque impossible de conserver son équilibre dans le noir : je vais me casser quelque chose.
  
  - Sûrement pas les méninges, rétorqua Francis. Nous n’allons pas nous planter en plein milieu du salon, hé fada !... Contre le mur, qu’on va s’appuyer. Et quand vous atteindrez le plafond, vous vous y tiendrez. Je ne bougerai que quand vous me le direz.
  
  Villard et Leriche se débarrassèrent en un tournemain de leur pardessus, qui les aurait gênés. Coplan, bien campé sur ses jambes, joignit ses mains. Villard, plus très accoutumé à ce genre de sport, réussit à se dresser sur les épaules de son collègue, puis à se retourner de manière à s’adosser à la muraille.
  
  - J’y suis, annonça-t-il à Leriche. A votre tour.
  
  A demi-baissé, il attrapa le jeune homme quand celui-ci essaya de prendre pied, également, sur les épaules de Coplan. Leriche se tint au cou de Villard pour monter sur la marche formée par ses doigts entrelacés puis, un pied posé à côté de sa tête, il se haussa d’une détente pour se mettre debout, tout en plaquant ses mains sur le ciment.
  
  Il y eut un coup sourd, puis un juron.
  
  - Ma caboche ! gémit Leriche, vacillant.
  
  Il s’était cogné contre la voûte, et la douleur avait failli le faire dégringoler.
  
  Pendant quelques secondes, il récupéra. Les points lumineux qui dansaient une farandole devant ses yeux s’estompèrent. Alors il murmura :
  
  - Bon, allez-y doucement.
  
  Coplan, tassé par le poids de ses deux locataires, agrippa Villard par les mollets, afin de renforcer l’équilibre de cette colonne vivante. En haut, presque assis sur la tête de Villard, Leriche collait ses paumes au plafond. Il les déplaça une à une à mesure que Coplan avançait.
  
  Avec une ardeur fébrile, il tâta dans tous les sens.
  
  - Ne bougez plus, intima-t-il soudain.
  
  Sans lâcher son point d’appui, il parvint à extraire son briquet de sa poche. Après trois ratages, la mèche s’enflamma.
  
  - Il y a une plaque ! s’exclama-t-il, enfiévré. Un peu plus sur la droite... Je vois un cercle découpé dans le béton !
  
  Coplan, dont les jambes commençaient à trembler sous l’effort qui leur était imposé, fit un pas de côté, puis un autre.
  
  - Stop ! jeta Leriche. Tenez bon. Je vais essayer de la soulever.
  
  Une pression supplémentaire écrasa Francis. Les mâchoires serrées, il contracta tous ses muscles. Il sentait venir un étourdissement, car la faim et son séjour dans cette atmosphère glaciale avaient miné ses possibilités physiques.
  
  - Dépêchez-vous, éructa-t-il, les veines gonflées à éclater.
  
  Un bruit rugueux résonna au-dessus de lui.
  
  Haletant, Leriche acheva de repousser le couvercle de fonte. Une bouffée d’air frais lui caressa le visage. Comme des grappins, ses doigts s’accrochèrent au bord de l’ouverture et, d’un élan, il projeta son buste vers l’extérieur. Sa poitrine se colla dans la boue. Agitant les pieds avec une vigueur frénétique et lançant devant lui une main crochue, il parvint à ramper, à échapper au vide qui l’aspirait au fond du trou.
  
  Un allègement notable soulagea Coplan, que les mouvements involontaires de Villard faisaient tituber.
  
  - Il est dehors, proféra ce dernier, stupéfait de voir un cercle de clarté. Crénom ! C’est fantastique !
  
  - Descendez, l’adjura Coplan. Laissez-moi souffler un peu.
  
  Villard s’agenouilla, puis il sauta en arrière et tomba sur les pieds dans la nappe d’eau.
  
  Une ombre apparut dans l’ouverture.
  
  - Sauvés ! leur lança une voix étouffée. J’ai l’impression que la maison est vide, je ne vois pas de lumière. Patientez, je vais chercher une corde pour vous tirer de là.
  
  Il claquait des dents, sans savoir si c’était d’excitation ou de froid.
  
  - Caltez-vous, enjoignit Coplan. Les types pourraient revenir d’un moment à l’autre.
  
  - D’ac! fit Leriche, qui disparut.
  
  Il regarda autour de lui, avisa la remise au bout du jardin. Il courut sur le sol inégal et, oubliant qu’il était nu-pieds, s’affala trois mètres plus loin parce que ses orteils avaient heurté des briques. Il se releva, progressa avec plus de circonspection.
  
  La vue du cadenas le décontenança, puis elle déclencha en lui une réaction de fureur. Calant son talon contre le montant, il passa ses doigts dans l’interstice entre deux planches et tira vers lui avec une force sauvage.
  
  Déchaîné, il secoua rageusement le panneau vermoulu. Des craquements retentirent ; l’un d’eux se prolongea tandis que l’agent français arrachait la planche branlante. En quelques secondes, la vieille porte fut démantibulée.
  
  Réchauffé à présent, Leriche pénétra dans la remise et chercha un filin assez solide pour résister au poids d’un homme.
  
  Mais il eut beau déplacer des outils et un tas d’objets hétéroclites, il ne découvrit pas la moindre corde. Regardant sous une caisse, il fronça les sourcils en apercevant une vanne qui, apparemment, n’avait que faire en cet endroit. Il referma sa main dessus, la fit pivoter dans les deux sens et constata ainsi qu’elle était ouverte. A tout hasard, il la bloqua, puis se remit à fouiller.
  
  Une appréhension s’insinua en lui. Comment avait-il pu croire qu’il dénicherait aussi aisément, à proximité immédiate, le fort câble de chanvre qui lui était indispensable pour libérer ses amis ?
  
  Furibond, il sortit de la cahute et retourna vers la bouche de la citerne.
  
  - Ne vous figurez pas que je me la coule douce, articula-t-il, penché sur l’excavation. Pas plus de corde que de beurre en broche... Faudra peut-être que je finisse par aller en acheter une.
  
  - Une perche ou une échelle conviendraient aussi bien. Entre parenthèses, l’eau a cessé de couler.
  
  - C’est moi qui ai fermé le robinet. Vous ne pourriez pas m’envoyer mes godasses ?
  
  - Minute, dit Francis.
  
  Quelques secondes plus tard, deux projectiles jaillirent des profondeurs et passèrent à ras de la figure de Leriche.
  
  - Merci, fit-il pour accuser réception. Vous inquiétez pas, je vais revenir.
  
  Pendant qu’il introduisait ses pieds bleuis dans ses souliers détrempés, une explosion assourdie brisa le calme de la nuit.
  
  Interdit, Leriche fixa le ciel. Ses yeux balayèrent l’espace et, dans le nord, ils situèrent deux étoiles filantes. Elles s'abaissèrent vers l’horizon, puis un coup mat ébranla de nouveau le silence.
  
  Ayant d’autres chats à fouetter que d’observer des phénomènes célestes, Leriche acheva de lacer ses chaussures. Cette fois il décida de porter ses investigations du côté de l’immeuble.
  
  Prudent malgré tout, il voulut s’assurer que la maison était bien déserte, et il en fit le tour. Aucune fenêtre n’était éclairée, ni aucun soupirail.
  
  Craignant cependant de ne pas trouver ce qu’il cherchait, il reconsidéra le problème : puisqu’on les avait fourrés tous les trois dans la citerne en leur faisant franchir le seuil de la porte métallique, mieux valait tenter d’accéder à celle-ci par l’intérieur de la maison et l’ouvrir tout bêtement.
  
  Restait à pénétrer dans la baraque. Le jeune agent n’hésita pas. Du coude, il cassa un carreau d’une fenêtre de l’arrière et, passant la main entre les fragments encore fichés dans les rainures, il manœuvra l’espagnolette.
  
  Les battants Couvrirent sous sa pesée. Il bondit dans la pièce, la traversa, passa dans le couloir d’entrée. Si épaisse fût-elle, l’obscurité était moins opaque que dans le cachot.
  
  Leriche trouva l’escalier de la cave, l'emprunta. Au bas, il aboutit dans une cuisine miséreuse où il fit une courte halte dans l’espoir de mettre la main sur une boîte d’allumettes.
  
  Il en faucha une près du réchaud, puis se mit en quête du long couloir souterrain auquel Coplan avait fait allusion.
  
  Ce ne fut pas compliqué : un boyau s’étendait droit devant lui. Il craqua une allumette, la tint en l’air pour examiner les lieux. Après ce coup d’œil, il avança, les semelles clapotantes, les bras étendus devant lui.
  
  Au bout d’une vingtaine de mètres, il dut tourner à angle droit et, quelques pas plus loin, ses doigts rencontrèrent une surface métallique glacée. Une seconde allumette lui permit de voir les énormes verrous.
  
  Tout en devinant qu’il allait flanquer une émotion terrible à ses deux compagnons, il actionna brutalement les poignées, mais cria en entrebâillant la porte blindée :
  
  - Vous bilez pas, c’est mézigue !
  
  Deux exclamations de joie saluèrent son avertissement; trois secondes après, il n’eut que le temps de se plaquer contre la muraille pour ne pas être percuté par Coplan.
  
  Il fit flamber plusieurs allumettes à la fois, question d’éviter une effroyable bousculade.
  
  - Madame est servie, grimaça-t-il en les tenant comme un candélabre. Venez dans la cuisine, nous sommes chez nous.
  
  En un piétinement précipité, les trois hommes s’éloignèrent de leur ignoble prison.
  
  Guidé par un instinct de radiesthésiste, Coplan fit main basse sur la bouteille de Vodka.
  
  - Tenez, dit-il à Villard, buvez un coup avant toute chose. Ensuite, nous nous frictionnerons à l'alcool à brûler, il doit y en avoir dans le réchaud.
  
  Chacun but au goulot une copieuse rasade et eut l’impression d’absorber du vitriol, mais en éprouva quand même un sérieux réconfort. Malheureusement, il n’y avait pas de vivres dans le buffet, et les trois évadés ne purent se mettre sous la dent que quelques morceaux de sucre restés au fond d’un bol en faïence.
  
  Pendant que Leriche montait la garde en haut de l’escalier, ses deux aînés entreprirent de masser leurs jambes transies et de sécher leurs effets,
  
  - Et maintenant, dit Coplan entre ses dents, nous allons avoir quelques comptes à régler.
  
  
  
  
  
  Il était onze heures moins le quart quand leurs trois silhouettes enjambèrent successivement l’appui de fenêtre à l’arrière de la maison.
  
  Avant de quitter la sinistre bicoque, Coplan voulut que la citerne fût obturée par la plaque de fonte, comme il avait insisté pour verrouiller la porte blindée. Si les Allemands revenaient, il était souhaitable qu’ils ne s’avisassent pas de la disparition de leurs captifs.
  
  Lorsqu’ils déambulèrent dans les rues mortes du quartier suburbain, Villard prononça :
  
  - J’avoue ne pas connaître du tout ce patelin. Il est vrai que Berlin est tellement grand, et que les zones dévastées se confondent si facilement. Si j’avais le moindre repère...
  
  - Quand ils m’ont embarqué, c’était à la station de Dimitrof Strasse, déclara Coplan. Ensuite il m’a semblé que la voiture roulait vers le nord-est. Le trajet a duré une vingtaine de minutes, je suppose.
  
  Villard réfléchit.
  
  - La ligne de métro vers Pankow monte vers le nord, donc nous devons immanquablement la rencontrer si nous mettons le cap sur l’ouest, calcula-t-il. Savoir si ce sera au bout d’un kilomètre ou de cinq...
  
  - En principe, nous devons être sur le territoire de Weissensee, avança Leriche, qui connaissait Berlin comme sa poche pour y avoir été élevé. Même si nous dévions vers le sud, nous tomberons sur la voie du S-Bahn, ce qui serait d’ailleurs préférable pour regagner Wedding.
  
  - Au fond, oui, reconnut Villard. L’un de vous a-t-il des marks-Est ?
  
  - On m’en a laissé quelques-uns, dit Francis. Assez pour payer les tickets.
  
  Ils marchaient d’un bon pas, heureux d’avoir de l’exercice, de respirer à l’air libre, de voir un décor même lugubre. Coplan, la face envahie par une barbe de quarante-huit heures, avait relevé son col afin de cacher sa mine patibulaire.
  
  - Notre amie Sandra n’aura pas eu le culot de retourner à l’hôtel Hilton, je présume ? reprit Villard, songeur. Elle sait à présent d’une façon officielle que nous l’avons démasquée.
  
  - Oui, opina Francis, elle ne s’y hasardera plus. La capture de Ramey, la mienne, puis la vôtre, ont rendu le terrain trop dangereux. Mais, plus que jamais, je désire retrouver sa piste... Elle nous a attirés dans un beau guêpier, et je me réserve de lui présenter la facture, à cette adorable poupée.
  
  - Une belle vache, corrigea Leriche. Championne dans le baratin. Vous auriez dû la voir, quand nous l’avons interpellée : elle nous a magistralement interprété la scène de l’innocence persécutée. Tout en sachant pertinemment que des gorilles se préparaient à nous tomber dessus.
  
  Soudain, Villard montra une avenue qui était bordée d’immeubles plus nombreux que les autres voies qu’ils avaient parcourues.
  
  - Si je ne me trompe pas, c’est la Prenzlauer Strasse, émit-il en scrutant l’espace devant lui.
  
  - Ça se pourrait bien, approuva Leriche. Alors, il y a une station de S-Bahn dans les parages.
  
  - Tant mieux, dit Francis. Mais je crois que nous ferions mieux de voyager séparément, primo parce que je n’ai plus de carte d’identité, secundo parce que notre allure attirerait l’attention du Vopo le plus borné.
  
  Ils arrivaient précisément au coin d’une longue artère rectiligne, dont la perspective se perdait dans la nuit A une bonne centaine de mètres brillaient les lampes électriques de la gare du métro aérien.
  
  - Partez le premier, invita Villard. Nous prendrons la rame suivante.
  
  Coplan fouilla ses poches, en tira une poignée de billets. Il en donna cinq à son collègue.
  
  - Je poireauterai devant chez vous jusqu’à votre arrivée, conclut-il. J’espère que vous avez de quoi nous faire un gueuleton ?
  
  - J’ai toujours quelques boîtes de sardines et un litre de rouge, sourit Villard. A bientôt.
  
  La tête rentrée dans les épaules, et les deux mains dans les poches, Francis s’en alla dans la direction de la gare.
  
  Une voiture de police, dont le toit était surmonté par un phare clignotant, apparut au loin dans la Prenzlauer Strasse. La vitesse à laquelle elle se rapprocha prouvait qu’elle n’était pas en patrouille, mais qu’elle se rendait à une destination précise.
  
  Coplan ne modifia rien à sa ligne de conduite : il poursuivit normalement sa route.
  
  L’auto le croisa et les éclairs intermittents de son feu s’estompèrent très vite.
  
  Le grondement d’un train, puis des fuites d’air comprimé lorsqu’il s’arrêta, donnèrent à Coplan l’envie de courir. Il n’en fit rien, estimant qu’il n’avait qu’une chance minime de rattraper le convoi.
  
  Des voyageurs sortaient de la station lorsqu’il l’atteignit. En passant à côté de Coplan, une femme du peuple portant un filet à provisions lui chuchota :
  
  - Achtung. Polizei-Kontrolle.
  
  - Danke, souffla-t-il.
  
  Une bouffée de chaleur lui monta au front.
  
  Il ralentit, se demandant s’il allait entrer dans l’édifice ou faire demi-tour. La poisse s’acharnait... Encore heureux que cette inconnue l’eût mis en garde.
  
  Une voix intérieure prévint Coplan qu’il ne devait pas jouer avec le feu, ne pas tenter de forcer le destin. Obéissant à ce pressentiment, il tourna les talons.
  
  Cinq minutes plus tard il rejoignit ses compatriotes, qui l’examinèrent avec une nuance d’étonnement.
  
  - Il paraît que la Volkspolizei surveille la ligne, murmura-t-il, ennuyé. Une brave dame m’a refilé le tuyau.
  
  - M... lâcha Leriche. On ne bouffera donc jamais ?
  
  Villard marmonna :
  
  - Il doit se passer quelque chose. Ces temps derniers, les contrôles devenaient plutôt rares.
  
  - Bien ma veine, commenta Francis, écœuré. Dites-moi, vous n’avez pas en secteur Est un honorable correspondant chez qui nous pourrions passer la nuit et voir venir ?
  
  Villard se gratta le menton.
  
  - Il y en a plusieurs, évidemment. Mais pas dans ce coin-ci. Et puis, je ne suis pas très partisan de cette solution.
  
  - On ne va pas tourner en rond toute la nuit, grommela Leriche. Essayons de franchir la limite des deux zones à pied.
  
  C’était une suggestion admissible, encore qu’elle les obligeât à marcher pendant des kilomètres. Coplan était sur le point de l’accepter quand, brusquement, une idée lui traversa l’esprit.
  
  - Sommes-nous loin de la Dimitroff Strasse ? s’enquit-il à mi-voix.
  
  - Non, le renseigna Leriche. C’est à une demi-heure d’ici, tout au plus.
  
  - Allons-y, décida Coplan. C’est là que crèche le gars qui a pris l’habitude de nous héberger.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Les alentours du magasin de photo étaient déserts. Aucune Opel ne stationnait aux abords de la rue. Comme l’avant-veille, le volet de de fer était baissé.
  
  On pouvait accéder à la maison aussi facilement par l'arrière-boutique que par la rue, seules des clôtures symboliques marquant les limites des cours.
  
  Aussi, appliquant les préceptes d’une saine stratégie, les trois Français résolurent-ils de l’investir de deux côtés à la fois.
  
  Pendant que Coplan se rendait à la porte où il avait vu sonner Sandra, Villard et Leriche s’engageaient dans le terrain vague jonché de décombres.
  
  Debout sur le seuil, Coplan appuya sur le bouton de sonnerie. Fermement, mais un temps très bref. Si méfiant fût-il, l’occupant de la maison ne pouvait pas rester sourd à cet appel.
  
  D’interminables secondes s’égrenèrent. Francis n’avait pas envisagé la possibilité que l’homme chez qui se tenaient les réunions de la bande pouvait être absent... Il songea que, tout compte fait, cela ne changerait rien à leur projet initial, mais à cet instant précis il perçut un vague mouvement derrière la porte, et ses nerfs se tendirent.
  
  Une personne chaussée de pantoufles s’approcha de l’huis, puis une voix contenue questionna :
  
  - Qui est là ?
  
  - Chemitz, prononça Francis tout contre le panneau.
  
  Il avait cité ce nom parce qu’une corrélation devait exister entre les Goslar Werke et ce commerce d’appareils photographiques, comme il y en avait une entre cette firme et Herman Ried.
  
  Un verrou fut tiré, puis une clé tourna deux fois et le battant s’entrebâilla. Coplan le repoussa brutalement, agrippa l’individu en robe de chambre qui se dressait devant lui, le saisit à la gorge.
  
  Roggendorf, relativement sur ses gardes, ne fut pas tout à fait surpris par l’attaque. Mais la vue de l’homme qu’il croyait captif, sinon noyé dans la citerne de Weissensee, le pétrifia au point d’annihiler sa combativité. Il recula pour se dégager, opposa une résistance désordonnée, absolument inefficace devant un spécialiste du corps à corps.
  
  En moins de deux, Coplan l’expédia dans les songes : un coup du tranchant de la main sur la carotide, une torsion du bras pour contraindre son adversaire à se pencher en avant, puis un second coup dans la nuque. Roggendorf, retenu par le bras, s’inclina vers le carrelage et s’y affala en douceur, inconscient.
  
  Coplan referma soigneusement la porte de rue. Une ampoule électrique trop faible répandait une lumière fade dans le couloir.
  
  Francis attendit, l’oreille aux aguets, épiant le moindre son qui, à l’étage, aurait dénoncé la présence d’un tiers, homme ou femme.
  
  Au bout d’une minute, il progressa silencieusement vers l’arrière du rez-de-chaussée, aperçut à travers la porte vitrée ouvrant sur la cour la figure blafarde de Villard qui jetait un coup d’œil à l’intérieur de la maison.
  
  Coplan, actionnant la clé fichée dans la serrure, introduisit ses amis dans la place. D’un signe de tête goguenard, il montra le corps effondré de son adversaire.
  
  - Mirobolant, exulta-t-il à voix basse. C’est le type qui m’a interrogé avant-hier. Je ne savais pas que c’était lui le propriétaire de ce magasin !
  
  Villard et Leriche eurent une mimique approbative, mais leur regard interrogateur incita Francis à ajouter :
  
  - Que Leriche reste en faction auprès de lui, pendant que nous visitons la boutique. Il y a peut-être d’autres gens à réduire au silence.
  
  Villard opina.
  
  Écoutant chaque fois, d’abord, si une respiration ne s’élevait pas dans les pièces où ils allaient pénétrer, les deux agents spéciaux explorèrent le bas, puis les deux étages sans d’ailleurs rencontrer âme qui vive.
  
  Ayant obtenu la certitude qu’ils étaient les maîtres de la maison, ils renoncèrent à leurs précautions. Roggendorf fut ramené dans sa chambre à coucher, allongé sur son lit et congrûment ficelé, pendant que Leriche, l’estomac tordu, se mettait en quête de victuailles.
  
  Quand l’Allemand rouvrit les yeux, il vit trois individus qui dévoraient à belles dents d’énormes quignons de pain en lampant de temps à autre une gorgée de bière.
  
  L’un d’eux était assis sur son lit; le second, les jambes ballantes, s’était posté sur une petite table et le troisième, affalé sur une chaise, travaillait des mandibules avec application.
  
  - Prosit, fit Leriche en levant sa bouteille vers Roggendorf, ayant remarqué que l’Allemand était revenu à lui. On en a eu marre, de votre maison de campagne. La tuyauterie fonctionne trop mal.
  
  Il s’exprimait dans la langue de Goethe avec un parfait accent berlinois qui déconcerta Roggendorf. De plus, le représentant présumé de la Grenz-Polizei semblait avoir partie liée avec les deux autres convives, lesquels devaient être les policiers français qui avaient arrêté Sandra.
  
  Coplan se détourna légèrement pour fixer Roggendorf et, sans s’arrêter de manger, il entama l’interrogatoire :
  
  - Vous m’aviez parlé d’un certain Herman Ried. Est-ce à vous qu’il comptait remettre ce petit transistor d’un type nouveau qu’il avait volé en France ?
  
  Roggendorf tint un moment ses lèvres serrées. Trop de pensées contradictoires s’entrechoquaient dans son cerveau pour qu’il pût établir un bilan de la situation. Le fait dominant, c’est qu’il était prisonnier de gens qui n’avaient sûrement aucune raison de le ménager. Qui étaient plus ou moins renseignés sur les activités de son réseau.
  
  - Oui, avoua-t-il finalement avec une ombre de défi.
  
  - Pourquoi vous intéressiez-vous à cette découverte ?
  
  - Je voulais me livrer à certaines expériences.
  
  - Vous êtes versé en électronique ?
  
  - Assez, oui.
  
  - Quelle est la formule permettant de calculer la fréquence d’un circuit oscillant ?
  
  L’Allemand resta coi.
  
  - C’est pourtant une formule des plus élémentaires, souligna Coplan. Vous ne connaissez rien en radio, donc vous tâchez de me raconter des bobards. A qui le tecnétron était-il destiné ?
  
  Une sécheresse soudaine avait durci sa voix. Il avait frotté les miettes tombées sur ses genoux et s’était mis debout près du lit. Il darda sur l’Allemand un regard agressif.
  
  Roggendorf se racla la gorge.
  
  - Il ne faut pas dramatiser, articula-t-il d’une voix enrouée. Une firme industrielle de l’Est avait eu connaissance des propriétés de ce semi-conducteur; comme celui-ci ouvre de nouveaux horizons dans le domaine qu’elle exploite, elle a voulu s’en procurer un spécimen sans attendre qu’on les fabrique en grande série. Simple curiosité technique.
  
  - Qu’elle vous aurait payé combien ? railla Coplan. Êtes-vous le chef de cette agence de renseignements scientifiques dont Sandra d’Aubert était l’informatrice à Paris ?
  
  - Oui, affirma Roggendorf avec une bonne volonté suspecte.
  
  - Pourquoi ne travaillez-vous pas en plein accord avec les autorités de la République Démocratique ? Un réseau comme le vôtre mériterait la protection, sinon un appui vigoureux, du Ministère de l’Économie.
  
  Son interlocuteur plissa les yeux.
  
  - Je l'ai, cet appui, et vous n’allez pas tarder à vous en rendre compte, grinça-t-il. Vous ne sortirez plus vivants du secteur Est, sauf si vous bénéficiez de mon aide.
  
  En prétendant cela, il cherchait à garantir sa propre sécurité. C’est ce que comprirent les trois Français, mais ils tentèrent de démêler dans quelle mesure son affirmation était vraie ou fausse.
  
  - Vous n’auriez pas essayé de nous éliminer comme une portée de chatons si vous aviez eu des accointances dans les services officiels, rétorqua Francis. Assez de mensonges. Que manigancez-vous exactement ? Pourquoi les Russes ont-ils supprimé Ried ?
  
  Les yeux de Roggendorf s’agrandirent.
  
  - Les Russes ? répéta-t-il, stupéfait.
  
  - Oui, répondit catégoriquement Coplan. Pourquoi auraient-ils camouflé en accident le meurtre d’un homme qui accomplissait une mission dans l’intérêt d’un de leurs alliés ? Vous travaillez contre eux, contre le camp oriental, voilà la vérité. Alors, qu’est-ce qui vous empêche de tout déballer ?
  
  Villard et Leriche, retenant leur souffle, fixaient alternativement leur collègue et l’Allemand. D’un coup, ils venaient de découvrir un tas de choses qu’ils ignoraient, et qui attribuaient un caractère beaucoup moins banal à cette affaire dont ils étaient les protagonistes.
  
  Renfrogné, Roggendorf évita le regard de Coplan.
  
  Ce dernier, énervé par son silence, appuya ses deux poings sur le lit.
  
  - Vous espérez peut-être que le cloisonnement de votre organisation nous interdira d’aller jusqu’au bout ? prononça-t-il sourdement. Mais il y a un certain nombre de points que vous allez devoir élucider, bon gré mal gré. D’abord, où est passé l’homme qui filait Sandra il y trois jours ?
  
  - Je n’en sais rien, grogna l’Allemand, buté.
  
  Coplan l’attrapa par le revers de sa robe de chambre, lui administra deux gifles magistrales ; puis, l’empoignant pas les cheveux, il lui balança énergiquement la tête de droite à gauche.
  
  - En route pour la rigolade, grinça-t-il, furieux, en tordant l’oreille de Roggendorf. Là-dessus, nous sommes intransigeants et vous allez suer cinq minutes !...
  
  A titre de démonstration, il plaqua un oreiller sur sa figure, puis, de l’autre main, il comprima férocement son pouce replié vers sa paume. L’articulation, à la limite de la rupture, faillit céder, arrachant à Roggendorf un râle inhumain.
  
  Il se débattit pour chasser l’oreiller qui l’étouffait et haleta, les traits grimaçants :
  
  - Non... croyez-moi... Je ne sais pas où est... votre ami. Sans doute en prison... ou à l’ambassade. Je n’y suis pour rien. Au contraire.
  
  - Quelle ambassade ? insista Coplan sans diminuer sa pression.
  
  - Des Soviets. A moins qu’il ait été... remis à la Volkspolizei.
  
  Villard et Leriche échangèrent un coup d’œil perplexe avec Coplan.
  
  - Dans quelles circonstances a-t-il été intercepté ? reprit celui-ci.
  
  - Sandra était suivie par des agents soviétiques. Ils se sont aperçus de la filature...
  
  Étonné, Coplan demanda :
  
  - Et elle, savait-elle qu’elle avait des Russes sur les talons ?
  
  Roggendorf fit un signe d’assentiment.
  
  Il y eut un instant de silence. Puis Leriche éclata :
  
  - Il se fout de nous ! Il invente des histoires pour ne pas avouer que Ramey a été liquidé ! Je vais lui casser la gueule !
  
  Il se rua sur l’homme couché et le frappa violemment au visage, lui assena encore deux coups de son poing qu’il abattait comme s’il devait fendre du bois.
  
  - Du calme, lui conseilla Francis après lui avoir accordé ce léger assouvissement de sa colère. Ne l’assommez pas, ça l’empêcherait de profiter de la suite.
  
  Les lèvres en sang, Roggendorf dirigea un regard haineux vers Leriche :
  
  - Imbécile, proféra-t-il. J’ai dit la vérité... Si votre collègue était tombé dans mes mains, vous l’auriez retrouvé dans la citerne. Je ne laisse pas traîner un cadavre n’importe où !
  
  Coplan préféra poursuivre lui-même l’interrogatoire, et dans le but de ne pas contraindre Leriche à l’inaction, il lui suggéra :
  
  - Faites donc un tour dans la maison, et voyez si des documents ou des armes ne sont pas dissimulés quelque part. Il nous faut des preuves concrètes, sinon nous ne comprendrons rien à cet imbroglio.
  
  Leriche fit un effort pour récupérer son sang-froid. Très pâle, il rajusta son veston et dit :
  
  - Entendu, j’y vais. Mais quand vous serez fatigué, laissez-moi prendre la suite, qu’il paye aussi pour ses deux gangsters.
  
  - Justement, j’allais y venir, ne craignez rien, promit Francis.
  
  Leriche adressa encore un regard meurtrier à Roggendorf avant de se résigner à sortir de la chambre.
  
  - Les Russes surveillaient donc aussi Sandra ? enchaîna Coplan d’un ton moins rude.
  
  - Oui. Cela ne me surprend plus tellement, maintenant que vous prétendez que Ried a été tué par eux.
  
  Il avait l’air aussi sincère qu’on peut l’être, mais tout de même, comment se faisait-il que cette surveillance eût cessé, par miracle, lorsque Coplan avait relayé ses collègues ?
  
  - Si vous saviez que Sandra était pistée par les Soviets, pourquoi l’avez-vous convoquée ici-même ? Ça ne tient pas debout, opposa Francis.
  
  - Je ne l’ai pas convoquée, elle est venue de sa propre initiative.
  
  - Mais vous l’attendiez, puisque vos lieutenants m’ont coincé à cette occasion ?
  
  L’Allemand haussa les épaules.
  
  - Ce n’était pas vous qu’ils visaient, évidemment.
  
  Coplan eut la sensation qu’il tournait en rond, qu’un élément essentiel lui échappait.
  
  Depuis le départ, il nageait dans le paradoxe. Entre autres, il pouvait difficilement concevoir qu’un réseau, même privé, se composât, en tout et pour tout, d’une informatrice, d’un agent de liaison, d’un chef cloîtré chez lui par son commerce, et de deux hommes de main, tueurs en cas de nécessité, dont le rôle ne se justifiait pas en matière de trafic de renseignements techniques.
  
  - Et Chemitz ? questionna Francis.
  
  - Quoi, Chemitz ?
  
  - Il est allé chez Ried, à Paris. Vous m’avez ouvert la porte en pensant que c’était lui. Quel place tient-il, dans votre combine ?
  
  Roggendorf lécha ses lèvres blessées.
  
  - Il n’a rien à voir là-dedans. C’est le sous-directeur commercial des Goslar Optische Werke. Il vient me voir de temps en temps, car je suis un dépositaire de la firme.
  
  - Et vous trouvez normal de l’accueillir aux environs de minuit ?
  
  - Nous sommes amis, laissa tomber l’Allemand.
  
  Coplan se mordilla une phalange.
  
  Ce type était rusé. Il excellait dans l’art de fournir des réponses plausibles tout en ne révélant pratiquement rien. Et sans doute mêlait-il à plaisir les détails vrais aux affirmations les moins vérifiables.
  
  - Qu’est devenue Sandra ? questionna Francis, un œil mi-clos.
  
  - Pas la moindre idée, répliqua Roggendorf. Tout ce que je sais, c’est qu’elle ne mettra plus les pieds à l’hôtel Hilton, ni en France.
  
  - On l’avait deviné, figurez-vous ! Mais vous savez certainement où elle est, et vous allez manger le morceau.
  
  L’Allemand se tut. Après quelques secondes, Coplan lui parla sur un ton confidentiel :
  
  - Écoutez, vous êtes en train de jouer perdant sur tous les tableaux. Vous spéculez sur le fait que nous pourrions difficilement vous emmener à l’Ouest et vous faire incarcérer. Mais nous avons le choix entre deux solutions, si vous persistez à tourner autour du pot : ou bien vous tuer, à titre de représailles, ou bien dévoiler à la Volskspolizei l’existence de votre mouvement. Que préférez-vous ?
  
  Roggendorf blêmit.
  
  - Comme vous le voyez, poursuivit Francis, j’abats mes cartes : nous n’avions qu’un objectif, mettre fin à l’espionnage auquel se livrait Sandra en territoire français. D’une manière comme de l’autre, ce but est atteint. Or vous luttez contre le camp oriental et il n’est peut-être pas indispensable, pour nous, de détruire votre mouvement de fond en comble. Je vous offre donc un marché : expliquez-moi les dessous de votre organisation, facilitez-moi un contact avec Sandra et, en échange, nous vous laissons la vie et la liberté. Vous avez un quart d’heure pour réfléchir.
  
  S’éloignant du lit, il se mit à errer dans la pièce, à la recherche d’un paquet de cigarettes.
  
  Effacé, Villard le suivit des yeux. En spécialiste chevronné, il distinguait fort bien la tactique de son collègue et les résultats auxquels il voulait aboutir.
  
  L’anéantissement d’un adversaire n’est pas toujours une manœuvre rentable : le « retourner » présente souvent des avantages.
  
  Coplan dénicha une boite de cigarettes blondes. La mine déçue, il la présenta à Villard avant de se servir. Ils employèrent un briquet qui traînait sur la table de nuit, se mirent à fumer sans se soucier de Roggendorf.
  
  Sur ces entrefaites, Leriche fit sa réapparition. Il exhiba un lourd Mauser au canon mince, dont le chargeur se situait en avant de la gâchette, et à la crosse très arrondie.
  
  - Un excellent neuf millimètres, en bon état de marche, signala-t-il en français. Une arme d’officier supérieur. Accessoirement, nous sommes les hôtes d’un Jules nommé Roggendorf, si j’en crois le courrier qui lui est adressé. A part ça, je n’ai rien vu de très significatif. Il faudrait deux jours pour perquisitionner dans toute cette bicoque : rien que l'arrière-magasin contient un fourbi sans nom.
  
  - Passez-moi ce jouet, demanda Francis.
  
  Leriche lui tendit le pistolet et s’informa :
  
  - Il a été loquace, le client ?
  
  - Pas assez, mais il est en train de mûrir. Une cigarette ?
  
  Le jeune agent la prit avec avidité. La voix de Roggendorf résonna :
  
  - J’accepte votre proposition, déclara-t-il en s’efforçant de se surélever. Toutefois, j’aimerais avoir une garantie, car je n’ai pas le droit moral de vous donner des précisions.
  
  - Aucune garantie, coupa Coplan. Causez toujours, nous apprécierons après. Si vous préférez vous taire, ça vous regarde.
  
  Étant parvenu à s’adosser contre le montant de son lit, Roggendorf contempla les trois Français, et ses yeux s’abaissèrent involontairement sur le Mauser que manipulait Coplan.
  
  - En réalité, mon groupe ne constitue qu’une cellule, avoua-t-il enfin. Nous appartenons à un mouvement de résistance opposé au régime communiste et décidé à obtenir la réunification de l’Allemagne. Notre action est financée par de grosses entreprises industrielles, dont les Goslar Optische Werke, qui voudraient être réintégrées dans le marché européen. Ce mouvement, qui a des ramifications, coopère avec des organisations clandestines polonaises et hongroises dont les buts sont communs : libérer leur pays de l’emprise soviétique.
  
  Il s’interrompit, guettant une marque d’approbation ou d’incrédulité sur les visages qui l’entouraient, mais tous restèrent impénétrables.
  
  - Oui, je comprends que vous trouviez bizarre, dans ces conditions, que j’aie une « antenne » à Paris, reprit-il d’une voix sans timbre. Notre champ de bataille, c’est ce côté-ci du Rideau de Fer. Mais les entreprises dont je vous ai parlé tiennent à être au courant de ce qui se fait chez vous, à l'Ouest; elles ne veulent pas être dépassées, elles entendent être informées de source sûre de vos progrès scientifiques, d’où l’épisode du tecnétron.
  
  Pour Coplan, ceci répondait aux objections du Vieux, ce dernier ne discernant pas pourquoi des espions avaient dérobé un objet qui n’était nullement secret ou destiné à une fabrication militaire.
  
  - Au surplus, continuait Roggendorf, je n’ai pas de raison de vous cacher que ce transistor intéressait particulièrement une firme spécialisée dans les applications de l’infra-rouge ; elle espérait, grâce à lui, augmenter d’une façon considérable la sensibilité de ses détecteurs...
  
  - ...et elle vous a fourni du matériel de communication, intervint Coplan. Je suppose que vous correspondez aussi par ce moyen avec l’échelon supérieur ?
  
  Interloqué, Roggendorf soutint le regard de Francis, puis il admit :
  
  - Oui... Vous avez découvert cela chez Ried ? Au fond, c’est là que vous avez dû rencontrer Chemitz?
  
  - Exact, convint Francis. Poursuivez.
  
  - J’avais rendez-vous avec Ried près de Cologne. Quand je suis arrivé à l’endroit convenu, j’ai vu les feux rouges d’une voiture filant vers la grand-route, et Ried n’était pas là. N’était plus là... Les Goslar Werke ont été avisés de son décès accidentel par le service de l’État-Civil, mais j’étais bien placé pour soupçonner que sa mort n’était pas aussi naturelle qu’elle le semblait. En fait, je ne vois pas encore de quelle façon les Russes l’ont identifié : ceci reste très mystérieux pour moi, et donc extrêmement inquiétant.
  
  - Je ne suis pas en mesure de vous éclairer sur ce point, mais je puis vous assurer que nos services n’y sont pour rien.
  
  Roggendorf, indécis, secoua la tête.
  
  - A la suite de quoi avez-vous donc déclenché votre enquête ? interrogea-t-il, vraiment curieux d’apprendre où le grain de sable s’était introduit dans le système.
  
  - Je vous le dirais si les rôles étaient inversés, répondit Coplan, un vague sourire sur les lèvres. Parlez-nous de Sandra, maintenant. Où est-elle réfugiée ?
  
  - Vous voulez absolument la traîner devant les tribunaux de votre pays ?
  
  - Je veux surtout élucider certains détails obscurs de son comportement, et qui ne collent pas tout à fait avec ce que vous venez de nous raconter. Ne me donnez pas une fausse adresse, car si je ne la retrouve pas, c’est vous qui trinquerez.
  
  - Elle est descendue à l’Hôtel Adria, lâcha Roggendorf, l’air abattu. Je ne crois pas qu’elle y restera longtemps et j’ignore quelle sera sa destination future.
  
  Villard, chose étonnante, manifesta sa surprise en inclinant la tête de côté.
  
  - L’Adria ? fit-il, abrupt. Mais c’est l’établissement patronné par l'Intourist, un des pivots de l’administration soviétique à Berlin-Est !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Deux secondes plus tard, Villard ajouta, mezzo voce, en français et pour Coplan seulement :
  
  - Nous avons d’ailleurs un observateur dans la place, cela va de soi. Comme les Russes doivent en avoir un, sinon plusieurs, au Hilton.
  
  Un plan s’échafauda séance tenante dans l’esprit de Francis.
  
  - Pourriez-vous faire parvenir d’urgence des instructions à cet agent ? s’informa-t-il sur le même ton.
  
  - Pas avant demain matin, naturellement.
  
  Coplan médita.
  
  Puis, s’adressant à Roggendorf :
  
  - Vos sbires m’ont dérobé ma carte d’identité. Est-elle en votre possession ?
  
  L’Allemand acquiesça.
  
  - Où est-elle ?
  
  - Dans la poche gauche de mon pardessus, celui qui pend au porte-manteau sur le palier.
  
  Coplan fit un clin d’œil à Leriche. Ce dernier sortit, revint peu après en brandissant la carte, qu’il remit à Francis.
  
  - Bien, conclut celui-ci. Nous allons vous délier, mais vous allez encore jouir de notre compagnie pendant toute la nuit. Il faisait malsain dans votre pension de famille et nous sommes plutôt vannés. En outre, nous devons réadopter une mine présentable avant de regagner l’Ouest. Nous respecterons notre parole en ce qui vous concerne à condition, bien entendu, que vous vous absteniez de tout acte hostile à notre égard, et que vous jouiez franc jeu si vos complices arrivaient ici avant que nous partions.
  
  Ce disant, il tapotait négligemment le canon du Mauser dans la paume de sa main gauche.
  
  - Je n’ai nullement l’envie d’attirer l’attention sur mon domicile, grommela Roggendorf. Maintenant, je n’aspire plus qu’à vous voir filer d’ici le plus vite possible.
  
  Pour une fois, il était sincère.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, à la première heure, mêlés à la foule des employés et des ouvriers qui travaillaient dans le centre de Berlin, les trois Français traversèrent sans difficulté la ligne de démarcation.
  
  Villard s’occupa avant tout de régler les deux points qu’avait mentionnés Coplan, pendant que ce dernier et Leriche réintégraient séparément leurs chambres à l’hôtel Hilton.
  
  Chacun de leur côté, ils furent incités à acheter un journal parce que d’énormes manchettes fascinaient la plupart des passants devant les kiosques :
  
  « GRAVE INCIDENT AMERICANO -RUSSE - Un Boeing 707 abattu par des chasseurs soviétiques ».
  
  Coplan prit connaissance de l’article pendant qu’il prenait un bain très chaud dans sa baignoire, et son front se plissa lorsqu’il mesura la portée de la catastrophe.
  
  Le ton de l’information reflétait la consternation et l’inquiétude des journalistes berlinois :
  
  « La guerre froide va-t-elle recommencer ? Le blocus de Berlin est-il imminent ? » écrivaient-ils en tête du compte rendu. Puis suivait la relation des faits : un avion américain transportant à Moscou une délégation de savants venus des U.S.A. pour confronter avec leurs collègues soviétiques les progrès réalisés dans la mise au point de véhicules interplanétaires avait été touché par un rocket quelques minutes après son décollage de Tempelhof, alors qu’il survolait la banlieue nord de Berlin. L’attaque s’était produite au moment précis où l’appareil passait à proximité des terrains occupés par des chasseurs à réaction de l’Armée Rouge. L’affaire était d’autant plus dramatique que les personnalités qui avaient trouvé la mort dans l’écrasement du Boeing étaient des chercheurs de premier plan, des spécialistes universellement connus.
  
  Furieux, les Américains exigeaient des explications. Ils avaient remis une protestation violente aux autorités soviétiques et leur démarche revêtait presque le caractère d’un ultimatum. Jusqu’à présent, les Russes s’étaient bornés à répondre qu’une enquête était en cours.
  
  Arborant une grimace pessimiste, Coplan replia le journal et procéda à sa toilette. Cette histoire risquait de compromettre la tâche qu’il s’était assignée. Il fallait qu’il agisse vite, avant que les choses ne se gâtent davantage entre les deux camps.
  
  Vers midi, habillé, sa valise fermée, il descendit dans le hall et paya sa note. Ensuite, muni de son bagage, il prit un taxi jusqu’à la Maison de France, au Kurfürstendam.
  
  Il rencontra Villard au restaurant situé en haut de l’édifice et d’où, par de grandes baies vitrées, les clients pouvaient admirer l’animation des Champs-Élysées berlinois.
  
  Villard, qui avait aussi adopté une tenue plus élégante, avait l’air déprimé et ses premiers mots furent :
  
  - Vous avez vu les journaux ? Une sacrée tuile.
  
  Coplan gonfla ses joues.
  
  - Incident très fâcheux, en effet. Surtout venant après l’attentat commis à Paris la semaine dernière contre des savants russes de même catégorie. Cela prend figure de représailles.
  
  Villard, soucieux, prononça d’une voix presque inintelligible :
  
  - La détente s’amorçait trop bien. On se figurait qu’ils allaient cesser leurs conneries, et voilà que ça repart de plus belle !
  
  - Que voulez-vous, soupira Coplan. La vie serait trop simple si certains renonçaient au casse-pipe. Ce n’est pas de sitôt que le Vieux nous mettra à la retraite... Bah, revenons à nos moutons. Comment cela se présente-t-il ?
  
  Le garçon vint servir les Cinzano, et le maître d’hôtel, carte à la main, vint s’enquérir du menu.
  
  La conversation reprit après le choix des deux convives.
  
  - La fille est bien à l’Adria, chambre 72, confirma Villard. Notre homme qui est sur place a été contacté par un de mes agents et ce dernier restera dans les parages jusqu’à votre arrivée. Quant aux papiers...
  
  Il inséra sa main dans sa poche intérieure, en retira un portefeuille bien garni qu’il offrit à Coplan.
  
  - Tout y est : carte d’identité française au nom de Pierre Manceau, passeport diplomatique avec visa de la République Démocratique Allemande, cartes de visite, une dizaine de billets de cent nouveaux francs, des marks des deux zones, etc. Plus quelques bricoles destinées à compléter la touche personnelle : une lettre d’une maîtresse, un rappel du percepteur, des photos de famille prises à La Baule. Ramenez-les, j’y tiens.
  
  - Bravo, murmura Francis. La valise est au vestiaire ?
  
  - Évidemment.
  
  Ils vidèrent leur apéritif et abordèrent, pendant le repas, des sujets plus plaisants.
  
  Convenablement lestés, ils réglèrent l’addition, puis ils échangèrent leurs tickets de vestiaire. Partant le premier, Coplan serra la main de Villard :
  
  - Je vous tiendrai au courant, promit-il. Merci et au revoir. Mes amitiés à Leriche.
  
  Il quitta les luxueux locaux de la Maison de France et s’en fut prendre un métro pour repasser en secteur Est. Il descendit à la station de Friedrichstrasse, l’hôtel Adria étant situé dans cette artère du centre de l’ancienne capitale du Reich.
  
  Tout se passa de la façon la plus normale, comme dans n’importe quel palace. Confort, personnel stylé, atmosphère feutrée.
  
  Coplan obtint une chambre au troisième étage. II défit sa valise, accrocha son manteau dans la penderie, fuma une cigarette puis il décrocha le téléphone.
  
  - Passez-moi le 72, demanda-t-il en allemand au standardiste.
  
  - Jawohl, s’empressa l’employé.
  
  Deux déclics, le ronflement d’un timbre. On décrocha :
  
  - Allô ? demanda la voix agréable de Sandra d’Aubert.
  
  - Bonjour, chère amie, dit Coplan d’un ton enjoué, en français à présent. Je viens d’arriver à Berlin et je serais enchanté de pouvoir vous rendre visite. Vous plairait-il de me recevoir maintenant ?
  
  Un silence. Puis, interdite, la jeune femme s’enquit :
  
  - Mais... qui êtes-vous ?
  
  - Vous ne reconnaissez pas ma voix ? Ce n’est pas gentil ! Dans ce cas, je ne veux pas gâcher la surprise. Ne bougez pas, je serai chez vous dans quelques secondes.
  
  Il raccrocha, sortit très vite de sa chambre, la ferma à clé sans trop se faire d’illusion.
  
  Peu après, il frappa à la porte du 72, ouvrit avant d’être invité à entrer.
  
  Debout, vêtue d’une robe de velours vert-olive froncée à la taille, Sandra braqua sur l’intrus un regard méfiant et hautain. Sa chevelure blonde était irisée par la lumière tombant de la grande porte-fenêtre encadrée de lourds rideaux sombres.
  
  - Je désirais cette entrevue depuis longtemps, dit Francis avec un sourire ambigu, pendant que Sandra le détaillait de ses yeux gris pâle.
  
  Il referma le vantail, observa longuement celle qu’il poursuivait depuis près de quinze jours.
  
  - Vous devez faire erreur, articula froidement Sandra d’un ton qui cachait mal son appréhension. Que signifie cette comédie ?
  
  Coplan puisa dans son étui à cigarettes.
  
  - Je me demande, murmura-t-il en insérant une cigarette au coin de sa bouche, quel prétexte vous allez fournir à vos chefs pour justifier votre refus de retourner en France ?...
  
  Les paupières de Sandra se levèrent, et son fin visage exprima subitement une affreuse anxiété. Involontairement, elle porta sa main à sa bouche crispée.
  
  - Vous êtes fou, chuchota-t-elle, presque hagarde. Vous ne savez donc pas que...
  
  Ses prunelles désignèrent les murs, le plafond, en un avertissement affolé.
  
  - Si, dit Francis en tenant son briquet allumé à la hauteur de son menton. Vous ne pensez pas qu’une promenade vous ferait le plus grand bien ? Je vous trouve mauvaise mine.
  
  Elle le fixa, cherchant à évaluer son caractère, ses faiblesses, sa vulnérabilité. S’interrogea aussi sur les motifs qui avaient déterminé sa visite, sur la menace qu’il représentait.
  
  C’était un homme. Un Français. Elle avait des atouts pour l’amadouer, sinon pour le neutraliser.
  
  - Pourquoi sortir ? questionna-t-elle d’une voix appuyée, en récupérant une partie de son sang-froid. Vous devez vous être trompé mais je bavarderais volontiers avec vous... Puis-je vous offrir un drink ?
  
  - Avec plaisir, accepta Coplan.
  
  Il admira son gracieux déhanchement pendant qu’elle se dirigeait vers une table basse, dans un coin de l’immense pièce.
  
  Saisissant une magnifique carafe en cristal de Bohême, elle servit deux verres de vodka, les prit, en tendit un à Coplan.
  
  Amusé, ce dernier se dit qu’elle pouvait s’accorder un délai de réflexion aussi long qu’elle le voulait, elle était dans le filet et ne s’en échapperait plus. Jouer au chat et à la souris, dans ces conditions, ne manquait pas de piquant.
  
  Sandra haussa son verre en dédiant à Coplan un regard trouble.
  
  - A la vôtre...
  
  Il répondit à son geste, but une gorgée alors qu’elle vidait son verre d’un trait.
  
  - Après tout, peut-être ma mémoire est-elle en défaut, admit l’espionne, rêveuse. Ne vous ai-je pas reçu dans mon salon, à Paris ?
  
  - Je suis vraiment désolé que vous vous en souveniez si peu, badina Francis. D’habitude, je produis une plus grande impression sur les femmes. Moi, depuis cette époque, je n’ai plus oublié le moindre détail de votre demeure. En particulier cette splendide photo qui trône dans votre chambre à coucher...
  
  Un bref éclat s’alluma dans les yeux de Sandra.
  
  - Notre intimité ne saurait avoir été jusque-là, murmura-t-elle en entrouvrant ses lèvres humides. Sans doute ai-je eu tort ?
  
  Elle s’approcha de lui, plaça ses mains près de son cou, leva vers lui, très près, un visage angélique.
  
  - J’accepterais beaucoup de choses si, après, vous consentiez à m’oublier, souffla-t-elle. A deux ou trois heures près, j’aurais pu avoir quitté l’Adria, être hors d’atteinte quelque part dans le monde... Vous auriez pu perdre ma trace, par malchance.
  
  Coplan la prit doucement par la taille.
  
  - Ma mémoire est ineffaçable et votre... amabilité ne pourrait que l’aiguiser davantage, assura-t-il avec une bonhomie sibylline. Au reste, ce sacrifice n’est peut-être pas nécessaire.
  
  Elle recula légèrement, surprise par son attitude quasi amicale. La lucidité profonde de ses yeux pénétrants et l’expression mi-narquoise, mi-compréhensive de ses traits énergiques produisirent en elle un revirement qu’elle n’aurait pu analyser.
  
  Contre toute raison, contre toute logique, elle éprouva soudain le désir de se réfugier auprès de lui, de se blottir dans ses bras. Bien qu’elle eût les nerfs à bout, elle s’efforça de réagir, de surmonter cette étrange émotion qui s’emparait d’elle.
  
  - Je... Vous... Qui êtes-vous ? Balbutia-t-elle, tandis que ses doigts s’incrustaient dans les épaules de Coplan.
  
  - Suivez mon conseil, insista-t-il. Allons prendre l’air... Une atmosphère irrespirable règne dans ces intérieurs de style Belle Époque.
  
  - Où voulez-vous m’emmener ? s’inquiéta-t-elle à nouveau, déchirée entre l’espèce d’envoûtement qu’il exerçait sur elle et la peur qu’il lui inspirait.
  
  - Peu importe, dit-il avec désinvolture. A la Stalin Allee, dans le centre ou ailleurs, selon vos préférences.
  
  Désemparée, Sandra laissa retomber ses mains. Son front pur s’inclina.
  
  - C’est bien, je vous accompagne, abdiqua-t-elle à mi-voix.
  
  Il la libéra, lui prit la main.
  
  - Ne commettez pas d’acte irréfléchi, la prévint-il dans l’oreille. Le désespoir n’est jamais un bon conseiller.
  
  Elle lui dédia un regard noyé de perplexité, comme si elle espérait lire le fond de ses pensées, mais ne vit qu’un physionomie fermée, empreinte d’autorité.
  
  Elle alla décrocher son manteau, l’enfila rapidement, vérifia dans le miroir de son sac à main si ses lèvres ne devaient pas être retouchées, rectifia d’un coup de peigne ses cheveux aux boucles tombantes.
  
  Enfin prête, elle demanda :
  
  - Pensez-vous que nous puissions nous afficher ensemble ?
  
  - Pourquoi pas ? fit Coplan. Nous dînerons ce soir en bas, au restaurant.
  
  Incapable de discerner ses intentions, elle secoua les épaules et marcha vers la porte.
  
  
  
  
  
  Coplan n’aborda le fond du problème que lorsqu’ils eurent atteint l’immense tribune en béton érigée sur l’ancien emplacement du château de l’empereur Guillaume II.
  
  - A titre d’information, précisa-t-il en préambule, je suis l’homme que vos deux amis ont intercepté avant-hier alors que vous repreniez le métro à la Dimitroff Strasse. Le séjour qu’ils m’ont imposé dans la maison de Weissensee m’a déplu et j’ai eu cette nuit un sérieux entretien avec Roggendorf, qui m’a d’ailleurs communiqué votre nouvelle adresse. Ce que je voudrais savoir en premier lieu, c’est pourquoi vous avez dénoncé Herman Ried aux Russes.
  
  Sandra s’arrêta net. Éperdue, elle dévisagea Coplan.
  
  - Je ne l’ai pas dénoncé, articula-t-elle d’une voix chevrotante
  
  - Vous travaillez pourtant pour eux aussi, émit Francis, acerbe. Vous ne seriez pas descendue à l’Adria s’il en était autrement, après votre arrestation manquée par des inspecteurs français.
  
  En quelques secondes, Sandra réalisa que son interlocuteur était au courant, non seulement des événements des derniers jours, mais aussi de son rôle d’agent double. Elle l’avait en partie compris lors des premières phrases qu’il avait prononcées après son entrée dans sa chambre, mais, à présent, sachant que Roggendorf avait parlé, elle sentit qu’il n’y avait plus d’échappatoire possible.
  
  - Je n’ai pas vendu Ried, répéta-t-elle néanmoins. Je crois qu’en réalité il est mort pour avoir retardé de vingt-quatre heures une mission qu’il devait accomplir.
  
  Elle n’avait même pas songé à nier son appartenance au service secret russe. Il n’y avait qu’à la pousser un peu plus dans la voie des aveux.
  
  - Racontez-moi votre version, enchaîna Francis. Je n’ai pas besoin de souligner que vous vous êtes mise en porte-à-faux et qu’en général ce genre d’erreur marque la fin d’une carrière comme la vôtre. Et croyez-moi ou non, je suis seul à pouvoir vous repêcher. Si vous tenez à vivre, soyez sincère, totalement.
  
  Sandra releva la tête.
  
  - Je suis Polonaise, dit-elle avec une nuance de fierté. Encore enfant, j’ai connu les atrocités de la guerre et je suis sortie, adolescente, d’un camp de personnes déplacées. Vous devez bien vous imprégner de cela pour juger ma conduite.
  
  - C’est à ça que j’ai pensé tout au long de mon enquête et c’est pourquoi je vous laisse une chance, affirma Coplan. Mais procédons par ordre : l’affaire du tecnétron.
  
  Sandra frissonna dans son manteau. Les mains dans les poches, son sac serré sous son bras, elle se remit à marcher le long de la tribune.
  
  - Ce n’est pas le début, c’est déjà un aboutissement, dit-elle en fixant le sol. Mon mari recevait à sa table de nombreux hommes de science, et c’est après sa mort que tout a commencé. J’ai reçu un jour la visite d’un Polonais qui avait été dans le même camp que moi. Il m’a demandé si je n’accorderais pas mon concours à un mouvement de résistance visant à libérer notre pays du contrôle soviétique. J’ai accepté immédiatement. Riche, veuve, je n’attendais au fond qu’une tâche exaltante qui me vengerait, et qui vengerait mon peuple, de nos cruelles épreuves.
  
  Coplan approuva d’un signe de tête. Après avoir procuré un gîte à des millions de réfugiés, les camps de « Displaced Persons » avaient transformé leurs pensionnaires en révoltés, en anarchistes et en futurs combattants de l’ombre, faute de leur avoir ouvert les portes d’une existence normale.
  
  - Au début, poursuivit Sandra, je n’étais qu’une propagandiste discrète ; je recueillais des fonds, j’enrôlais des compatriotes vivant en France mais démunis de ressources. Et puis, après les soulèvements qui ont eu lieu en Pologne, mais qui n’ont fait que durcir le régime, l’action clandestine a changé d’orientation. Elle s’est alliée à des mouvements analogues de l’ancienne Prusse orientale et de Hongrie afin de reconquérir la liberté par l’extérieur.
  
  Jusque-là, elle confirmait exactement les dires de Roggendorf. Cependant Coplan cilla en entendant ses deux derniers mots.
  
  - Un autre facteur était intervenu entre temps, reprit-elle. La guerre froide avait pris fin, un climat nouveau s’était créé dans les rapports Est-Ouest. Une entente durable risquait de s’établir entre le monde libre et le monde soviétique ; elle détruirait à jamais les perspectives de libérer nos patries, confinées pour toujours au rang de satellites opprimés. Alors, puisque nous étions trop faibles pour vaincre les armes à la main, nous avons décidé d’empêcher un accord et de torpiller toute initiative de rapprochement.
  
  - Seriez-vous allés jusqu’à provoquer une guerre ? questionna Francis d’un ton indifférent.
  
  - Oui, dit Sandra.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Par l’Hôtel de Ville de Berlin-Est, Coplan et Sandra remontèrent vers la Stalin Allee, un boulevard qui, sur toute sa longueur, était bordé de chaque côté par des immeubles modernes identiques, d’une architecture sévère et aux façades anonymes.
  
  - Et ensuite, comment êtes-vous entrée au service des Russes ? demanda Coplan.
  
  - Ce fut une idée de Roggendorf. La meilleure façon d’être informé sur les projets soviétiques à l’égard de l’Occident était d’introduire un agent dans leur propre service de renseignements. Paris constituait à cet égard un poste d’observation très intéressant. Me faire recruter par eux n’a pas été difficile ; j’avais tout ce qu’il fallait pour les allécher : une position sociale inattaquable, des relations précieuses, un passé vierge. Ils ont marché presque tout de suite. Mais rendez-vous compte que je n’ai pas voulu miser sur deux tableaux : à Paris, je surveillais plus les Russes que je ne leur fournissais des données.
  
  - Néanmoins, vous avez orienté leurs recherches en leur signalant les propos que des savants français tenaient dans votre salon.
  
  - Il fallait bien justifier mon rôle ! C’est le côté pénible de la mission de tous les « doubles », vous le savez pertinemment. Ainsi, au sujet du tecnétron, j’ai transmis le même tuyau aux deux filières avec un décalage de vingt-quatre heures pour laisser à Herman Ried le temps de...
  
  Comme elle hésitait, Coplan acheva sa phrase :
  
  - De se livrer à un petit cambriolage chez Félix Choquet. Et les agents russes qui voulaient en faire autant l’ont repéré à sa sortie ?
  
  - Je suppose qu’une coïncidence de ce genre a dû se produire, convint Sandra, maussade.
  
  Coplan comprit alors les dessous de l’étrange démarche des Russes et les arrière-pensées de Korovin lors de leur entrevue.
  
  Ayant suivi Ried jusqu’à Cologne, ils avaient été persuadés d’avoir affaire à un espion allemand de la République de Bonn : c’est pourquoi ils l’avaient froidement liquidé et s’étaient offert le luxe d’attirer l’attention du Deuxième Bureau. Sans s’imaginer un seul instant que Ried opérait en liaison avec leur propre informatrice !
  
  - Pourquoi êtes-vous venus à Berlin ? questionna Coplan. Roggendorf vous a-t-il fait contacter par Chemitz pour vous prévenir de la mort de Ried et vous passer de nouvelles consignes ?
  
  Sandra regarda son compagnon en oblique. Décidément, il ne laissait rien dans l’ombre
  
  - Chemitz m’a effectivement envoyé un message de la rue Gabrielle pour me mettre en garde, avoua-t-elle, mais mon départ à Berlin a été voulu par les Russes. Je devais photographier, à l’Hôtel Hilton, les documents qu’apportait de Paris un émissaire américain et qui étaient destinés au général commandant les troupes d’occupation à Berlin-Ouest.
  
  Coplan émit un petit sifflement admiratif,
  
  - De quoi s’agissait-il ?
  
  - Surtout du rapport annuel sur la situation militaire de l’OTAN, qui venait d’être établi lors d’une réunion des chefs d’état-major. Mais il y avait aussi des instructions pour réduire la tension qui subsiste ici avec l’administration soviétique, et d’autres relatives au passage prochain d’une délégation de savants invités à Moscou.
  
  Le sang de Francis ne fit qu’un tour.
  
  - Et vous avez transmis tout cela à Roggendorf également ?
  
  - Vous pensez bien ! J’ai tiré deux séries de clichés au lieu d’une. Je portais la première à sa destination, sous la protection de gardes du corps russes, quand ceux-ci ont décelé qu’un homme m’avait prise en filature.
  
  Voilà comment Ramey avait disparu de la circulation !
  
  - Ils me l’ont signalé après mon retour à l’hôtel Hilton, continua Sandra. Or, après ce qu’il était advenu à Ried, j’avais quelques raisons d’être inquiète... Je ne savais pas qui, en dehors des Russes, pouvait avoir éventé mes activités. A partir de ce moment-là, j’ai eu peur. Je suis repartie immédiatement pour aviser Roggendorf de cette arrestation en lui remettant ma deuxième série de clichés, car c’était probablement ma seule chance de n’être suivie ni par les Russes, ni par un adversaire inconnu.
  
  Cela s’était donc passé pendant que Leriche attendait la relève... et que lui, Coplan, dormait du sommeil du juste. La suite, désormais, était limpide.
  
  - Comme nous devions à tout prix éclaircir ce problème, j’ai joué volontairement le rôle d’hameçon, dit Sandra d’une voix teintée d’amertume. Le lendemain après-midi, je suis repassée à l’Est, sachant que Roggendorf avait mis en place un dispositif d’interception. C’était donc vous que Hans et Ulrich ont capturé ?
  
  - Indiscutablement, et Roggendorf a paru plutôt embarrassé quand je lui ai affirmé que j’appartenais à la Grenz-Polizei. Sans doute n’en était-il pas très sûr puisqu’il vous a dotée ensuite d’une protection permanente... Mais lorsque vous avez découvert que les Français étaient sur votre piste, et que par conséquent vous étiez grillée à Paris, vous vous êtes réfugiée à l’Adria : qu’alliez-vous raconter aux Russes pour expliquer votre refus de retourner en France ?
  
  Sandra haussa les épaules avec lassitude.
  
  - Je me suis torturé l’esprit pour inventer un prétexte valable... Je n’en trouvais pas, n’étant pas censée savoir que votre contre-espionnage m’avait repérée. Je crois que j’aurais fini par aller me jeter dans la gueule du loup : à tout prendre, il vaut mieux que je passe quelques années en prison que de laisser soupçonner aux Soviets mes accointances avec un mouvement d’opposition.
  
  - Fresnes vaut mieux que douze balles ou la Sibérie, acquiesça Francis.
  
  D’après le portrait que Leriche avait dressé de Ramey, ce dernier se ferait plutôt tuer que d’avouer son appartenance au Deuxième Bureau. Il continuerait à soutenir mordicus qu’il était Allemand, et comme il ne savait pratiquement rien, aucun danger ne pouvait surgir de ce côté-là. Mais cette attitude héroïque allait lui valoir une détention à perpétuité. Et à son âge...
  
  Ils étaient parvenus à la Strausberger Platz. Coplan s’arrêta, posant sur Sandra un regard inquisiteur.
  
  - Que disait ce document relatif à l’escale des savants américains ? s’enquit-il en prenant ses cigarettes dans sa poche.
  
  - Marchons, pria Sandra, dont les joues se décolorèrent à nouveau. Pourquoi ne pas remettre la suite de cet interrogatoire à plus tard, puisque vous allez m’emmener à l’Ouest ?
  
  Coplan la prit par le coude pour repartir en sens inverse, et il articula sur un ton incisif :
  
  - Répondez-moi. Il me faut les indications qui étaient consignées dans le message. Votre sort en dépend.
  
  - Je ne l’ai pas appris par cœur, rétorqua la jeune femme. C’est à peine si j’ai eu le temps de le parcourir...
  
  - Si vous avez jugé bon d’en prévoir une copie pour Roggendorf, c’est que le texte présentait pour lui un intérêt visible au premier coup d’œil. Qu’était-ce ?
  
  A contre-cœur, l’espionne murmura :
  
  - C’était l’horaire du bref séjour de ces hommes à Berlin, de la réception qu’on devait organiser en leur honneur dans les salons de l’Hilton. Certains d’entre eux étant des Allemands naturalisés, une tournée en car devait leur faire visiter les principales réalisations américaines à Berlin : l’Université libre, le Palais du Congrès, la Cloche de la Liberté et, bien entendu, l’Amerika Haus.
  
  - L’heure du décollage était-elle précisée ?
  
  Sandra, les yeux droit devant elle, accéléra le pas.
  
  - Après tout ce que vous avez appris, vous devez être l’un des seuls à douter de la responsabilité des Russes dans l’écrasement du Boeing...
  
  - Non, je ne suis sûrement pas une exception : bien d’autres doivent être persuadés que les Soviets n’ont pas commis un attentat aussi spectaculaire qui va directement à rencontre de leur politique actuelle. Mais il ne suffit pas d’en avoir une certitude intérieure, il faut le prouver, sinon l’opinion publique va s’échauffer des deux côtés de la barricade, comme votre bande le souhaitait. Car si Roggendorf et compagnie envisagent d’un cœur léger de flanquer l’Europe à feu et à sang dans l’espoir d’abattre le régime communiste, moi je préfère un monde en paix à un monde ravagé.
  
  Une sourde irritation perçait dans sa voix, bien que son expression demeurât inchangée. Cependant, il avait inséré son bras sous celui de Sandra et il l’entraînait plus vite dans la Stalin Allee.
  
  - Qu’allez-vous faire ? questionna-t-elle, dévorée d’anxiété.
  
  - D’abord, vous reconduire à l’Adria, où vous allez m’attendre sans bouger d’un millimètre et sans communiquer avec qui que ce soit. Rappelez-vous que je peux vous coincer des deux côtés du Rideau de Fer... Mais avant de fixer votre sort, je dois revoir quelqu’un.
  
  
  
  
  
  A quatre heures de l’après-midi, Coplan fit une rapide incursion dans le secteur Ouest et, deux heures plus tard, alors que tombait le crépuscule et que les éclairages s’allumaient dans les rues, il pénétra dans le magasin de Roggendorf.
  
  L’Allemand écarquilla les yeux en le voyant. D’une main, Coplan exhiba le Mauser qu’il avait emporté le matin même et de l’autre il verrouilla l’entrée derrière lui.
  
  - Reculez dans l’arrière-boutique et pas de singeries, intima-t-il, les traits durs.
  
  Les bras de Roggendorf se levèrent.
  
  - Mais... bégaya-t-il, vous aviez promis que...
  
  - D’accord, et j’ai l’habitude de tenir mes engagements, pour autant que les autres respectent les leurs. Allons, dépêchez-vous.
  
  Roggendorf, subjugué, obéit. Il sentait que sa vie ne pèserait pas lourd s’il ne filait pas doux.
  
  Ils parvinrent tous deux dans mie pièce servant à la fois de bureau et de réserve de matériel. Le chef de cellule, désemparé, contempla son visiteur avec une stupeur angoissée.
  
  - Elle... ne s’est pas réfugiée à l’Adria ? demanda-t-il, la bouche sèche.
  
  - Si, dit Coplan. Je l’ai vue et elle m’a révélé quelques points que vous aviez pudiquement passés sous silence. Notamment que c’est sur votre ordre qu’elle s’était mise au service du Razvedroup. Et qu’en réalité votre champ de bataille, comme vous disiez, ce ne sont pas les territoires contrôlés par Moscou mais plutôt les zones de friction où les rivalités des deux Grands sont encore chatouilleuses... Et là, vous piétinez nos plates-bandes.
  
  La pomme d’Adam de Roggendorf monta et descendit.
  
  - Je ne vous ai pas menti, éructa-t-il, hypnotisé par le canon du pistolet braqué vers son estomac.
  
  - Non, mais vous n’avez pas dit toute la vérité. Maintenant, vous allez rédiger une confession dans laquelle vous relaterez les circonstances de l’attentat commis contre le Boeing après son départ de Tempelhof.
  
  Un sourire affligeant dénatura le rictus incrédule qu’esquissait l’Allemand.
  
  - Moi ? fit-il d’une voix cassée. Je ne sais rien de cette histoire.
  
  - Remarquez que, même si c’était vrai, je m’en foutrais complètement, dit Francis, sarcastique. Vous allez endosser la responsabilité de cette catastrophe car vous possédiez tous les éléments nécessaires pour la provoquer, et en plus vous aviez un mobile.
  
  Intérieurement, Roggendorf dédia une pensée haineuse à Sandra, la traita de toutes les injures les plus ordurières qui se pressèrent dans sa tête. Elle avait vendu la mèche plus qu’il ne fallait, l’idiote !
  
  Une colère froide lui restitua son arrogance :
  
  - Vous pouvez m’exécuter sur-le-champ, mais je n’écrirai pas un mot, défia-t-il. La mort ne me fait pas peur.
  
  - Peut-être, admit Coplan. Aussi n’ai-je pas l’intention de vous supprimer si vous ne marchez pas. Je préfère vous fourrer vivant dans les pattes des Russes, tandis que si vous me remplissez une déclaration très détaillée, je vous laisserai disparaître dans la nature conformément à ma promesse de ce matin. Vous irez vous faire pendre où bon vous semble.
  
  Roggendorf serra les mâchoires. Il était battu. Même si, par miracle, il parvenait à se débarrasser de son adversaire, la partie était jouée. Aux mains des Français, Sandra répéterait ce qu’elle avait avoué déjà et ceux-ci agiraient conjointement avec les Américains et les Russes.
  
  En fin manœuvrier comprenant les objectifs de son interlocuteur, l’Allemand suggéra :
  
  - Et si je vous livrais ce rapport, me faciliteriez-vous l’obtention d’un visa de réfugié politique pour... l’Angleterre par exemple ?
  
  - Et quoi encore ? railla Coplan. Il ne vous faut pas une pension viagère ? Soyez déjà bien heureux que je vous concède la faculté de plonger dans les bas-fonds de Berlin : c’est presque scandaleux, pour un criminel de votre espèce. Vous ne croyez pas que j’ai une folle envie de vous boucler dans votre citerne ?
  
  Le masque renfrogné, Roggendorf maugréa :
  
  - Pour écrire, je dois abaisser mes mains.
  
  - Bougez pas, ordonna Coplan.
  
  Il s’assura qu’aucune arme ne reposait dans les tiroirs du bureau ou dans ses environs immédiats.
  
  - Ça va, vous pouvez vous asseoir. Et maintenant, au travail. Appliquez-vous à citer des faits, à fournir des preuves de ce que vous, avancez...
  
  Goguenard, il ajouta peu après :
  
  - ... même si vous n’avez pas la moindre idée de la façon dont cet avion a été descendu. Ce qui importe, c’est que votre attestation soit convaincante. Vous vouliez rallumez la guerre froide, tiède ou chaude, moi je vise à l’éteindre : trouvez des arguments, sinon je déchire le papier et je vous livre au plus proche commissariat.
  
  Et pendant que Roggendorf se mettait à la besogne, Coplan alla baisser le volet. Il fut tenté d’y apposer un écriteau : « Fermé pour cause d’inventaire ».
  
  
  
  
  
  Coplan regagna l’hôtel Adria vers sept heures du soir. Il avait dans sa poche un document qui, publié, aurait encore fait plus de bruit que la récente nouvelle de la destruction de l’appareil américain avec sa cargaison de spécialistes de l’astronautique.
  
  Mais il ne destinait pas la confession de Roggendorf à une publicité tapageuse.
  
  Rentré dans sa chambre, Francis téléphona à Sandra.
  
  - Rendez-vous au bar dans un quart d’heure pour l’apéritif, lui dit-il de très bonne humeur. Ensuite nous dînerons, comme prévu.
  
  Sandra ne put que marmonner un acquiescement, son correspondant n’ayant pas tardé à raccrocher.
  
  Elle se sentait ballottée par les événements et aspirait à se retrouver en compagnie de l’homme qui tenait désormais les fils de sa destinée. C’était presque un soulagement, pour elle, de s’en remettre à lui pour sortir de l’impasse, même si cela devait se solder par une période de captivité.
  
  Ils se rencontrèrent au bar, affectèrent tous deux une grande insouciance et bavardèrent, à table, de sujets fort éloignés de leurs préoccupations respectives. Sandra ne toucha aux plats que du bout des lèvres alors que Coplan expédiait avec entrain son deuxième menu de la journée, comme si la fringale qu’il avait éprouvée pendant quarante-huit heures ne s’apaiserait jamais.
  
  A la fin du dîner, il proposa une sortie. Sandra se dit que son étrange cavalier n’avait pas l’air pressé de l’envoyer dans les cachots du Quartier Napoléon et, fataliste comme tous les Slaves, elle souhaita s’étourdir afin d’oublier les traces du présent et de l’avenir. Au surplus, l’homme lui plaisait, et elle se prenait à l’étudier comme l’aurait fait une femme courtisée vis-à-vis d’un soupirant.
  
  Or, Coplan ne paraissait nullement troublé par la séduction de la Polonaise. Il n’avait ni un geste ni une parole qui eussent dénoté une arrière-pensée galante. Direct, amusant parfois, mais aussi purement courtois que s’il avait été obligé de sortir l’épouse d’un personnage officiel.
  
  Dans la Friedrichstrasse, alors qu’ils se dirigeaient à pied vers le secteur occidental resplendissant de lumières, il changea de ton pour aborder leurs problèmes communs.
  
  - Vous avez eu le temps de réfléchir, depuis cet après-midi, attaqua-t-il. Pour éviter la comparution devant un tribunal, il n’y a qu’une issue...
  
  - Oui, dit Sandra. Mais je préfère que vous me la proposiez franchement, car si moi je vous l’offrais vous risqueriez de la trouver suspecte...
  
  - Pas tellement... Toute personne sensée placée dans votre situation, y viendrait tôt ou tard. C’est le seul moyen de préserver les choses auxquelles vous tenez, la cause à laquelle vous aviez adhéré étant perdue.
  
  Dans la pénombre, Sandra lança un regard interrogateur à Coplan.
  
  - Vous avez revu Roggendorf ?
  
  Il opina.
  
  - Il est en fuite à présent, et je suppose qu’il a envoyé un signal d’alarme dans le réseau afin d’en provoquer le sabordement. Du moins, il l’a pu... Tant pis pour les autres s’il ne l’a pas fait. Nous ne tolérerons pas que ces apprentis - sorciers continuent à jouer avec des allumettes sur un baril de poudre. En définitive, êtes-vous disposée à travailler pour les services spéciaux français ?
  
  Sandra garda le silence. Non qu’elle tergiversât sur la décision à prendre, mais parce qu’elle savourait secrètement sa joie de pouvoir retourner à Paris, d’y vivre sans crainte d’être internée, puis expulsée à tout jamais.
  
  - C’est oui, naturellement, finit-elle par répondre avec un sourire de Joconde. Mais à quelle tâche me destinez-vous ?
  
  - Il ne m’incombera pas de les déterminer, dit Coplan. Cependant, vous commencerez par établir la liste des renseignements que vous avez fournis aux Russes, afin que nous puissions juger de l’importance des fuites. Et puis, vous serez très probablement affectée à ce qu’on appelle, dans les S.R., l’intoxication de l’ennemi.
  
  Sandra réfléchit, puis elle fit remarquer :
  
  - Mais si je reste en liberté, on me demandera sûrement pourquoi je suis passée du Hilton à l’Adria, et qui était l’homme avec lequel j’ai dîné... Soyez persuadé que notre tête-à-tête dans ma chambre, puis au restaurant, sera rapporté.
  
  - Très juste, convint Francis. Eh bien, dans ce cas, vous aurez la partie belle : vous direz que, me connaissant et sachant que j’allais venir à Berlin, vous en avez profité pour voir ce que je venais y faire. Mon nom est Pierre Manceau et je suis attaché aux Affaires Étrangères.
  
  Comme Sandra l’examinait curieusement, il ajouta en riant sous cape :
  
  - D’ailleurs le général Korovin me connaît fort bien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Le jour suivant., alors que les rues de Paris s’embouteillaient à la sortie des bureaux et que les stations de métro s’emplissaient de milliers de gens pressés de regagner leur domicile, Coplan pénétra dans le sanctuaire du Vieux.
  
  - Fichtre ! jeta le Directeur. Je viens à peine de recevoir un rapport de Villard et vous voici déjà... Notre belle amie serait-elle parvenue à se défiler dans les steppes lointaines de l’Asie centrale ?
  
  - A l’heure qu’il est, elle doit être dans le Huitième, dit Coplan en déboutonnant son pardessus. Elle est rentrée de Berlin dans l’avion qui précédait le mien.
  
  La nouvelle parut au Vieux suffisamment importante pour l’inciter à déposer sa pipe.
  
  - Elle n’est tout de même pas rentrée au bercail de sa propre initiative ? s’enquit-il, incrédule.
  
  - Oui et non... Elle s’est montrée sensible à la persuasion. L’affaire est dans le sac : le salon de madame d’Aubert devient pour nous un terrain des plus propices aux lâchers de canards. Si vous désirez faire croire aux Russes que nous détenons un intercepteur de fusées ou une machine à fabriquer le caviar, la voie est ouverte.
  
  Le Vieux plissa le front, puis il grommela :
  
  - Vous n’allez pas me dire que Sandra d’Aubert opérait ici pour le compte des Soviets, non ? A moins que Korovin soit sérieusement tombé sur la tête, il ne nous a pas lancés sur la piste d’un réseau pro-communiste ! Ce serait pousser la gentillesse un peu loin...
  
  Coplan sourit.
  
  - Il ignore évidemment qu’elle le doublait, déclara-t-il à mi-voix. Ou plus exactement, ses services ignorent que le type qui avait emporté un tecnétron en Allemagne était en liaison avec Sandra. Korovin a cru sincèrement qu’il nous fournissait un bon tuyau sur l’activité d’agents de la République Fédérale.
  
  Les traits du Vieux se détendirent, et il se mit à se frotter les mains avec satisfaction.
  
  - Retracez-moi l’histoire à grands traits, invita-t-il. Le rapport de Villard ne faisait état que de nos démêlés avec des résistants des territoires de l’Est et je n’ai qu’une vue assez fragmentaire de l’ensemble.
  
  Coplan se mit en devoir de raconter à son chef les péripéties de l’enquête à Berlin et de lui apporter quelques éclaircissements complémentaires, Au terme de son exposé, il conclut :
  
  - Au total, ce mouvement clandestin ne cherche qu’à fomenter des troubles et à vicier les relations Est-Ouest. Le grave incident qui a surgi après la catastrophe du Boeing abattu avant-hier soir est une illustration de ses méthodes et, avec le recul, je ne serais pas surpris si l’attentat commis à Paris contre des savants russes avait la même origine. A ce propos, la D.S.T. en a-t-elle retrouvé les auteurs ?
  
  - Pas jusqu’à présent.
  
  - Il faudra que j’interpelle Sandra sur cette question, émit Coplan en parenthèse. Si elle a trempé là-dedans, nous en connaîtrons le fin mot. Bref, pour contrer les manœuvres de ces excités, j’ai pensé qu’un témoignage en bonne et due forme, rédigé par l’un des promoteurs de la destruction du Boeing, était encore l’antidote le plus efficace pour apaiser les esprits, tant du côté américain que du côté russe.
  
  Il extirpa de sa poche intérieure la confession de Roggendorf, la remit au Vieux pardessus le bureau.
  
  - Lisez cela, pria-t-il. Vous verrez qu’ils n’y allaient pas de main-morte et que les moyens matériels ne leur manquaient pas.
  
  Le Vieux prit connaissance du texte après avoir rajusté ses lunettes. A deux ou trois reprises, il interrompit sa lecture pour jeter à Coplan un regard significatif et accablé.
  
  Finalement, il posa le précieux document devant lui.
  
  - Excellent, Coplan. Ceci va nous permettre de jouer avec brio le rôle de raccommodeur de porcelaine. Venant d’une source neutre, l’avertissement que je vais adresser aux Deux Grands n’en aura que plus de poids. Et le climat de détente sera promptement restauré.
  
  Francis alluma une Gitane.
  
  - Sans vouloir empiéter sur vos projets, dit-il d’un ton réticent, j’aimerais avoir une seconde entrevue avec le général Korovin.
  
  Bienveillant, le Vieux lui répondit :
  
  - Je n’y vois aucun inconvénient, vous n’êtes pas un mauvais diplomate. Mais qu’attendez-vous encore de lui ?
  
  - Ramey, prononça Coplan.
  
  
  
  
  
  L’entretien se déroula le lendemain après-midi dans les locaux de la rue de Grenelle, à l’Ambassade d’U.R.S.S.
  
  Comme la première fois, le général Korovin réserva à l’émissaire du Quai d’Orsay un accueil teinté de cordialité.
  
  - Quel bon vent vous amène ? s’informa-t-il après avoir fait asseoir son visiteur et en lui présentant une caisse de cigares. Êtes-vous toujours tracassé par ce petit poste de radio à transistors ?
  
  - Nullement, dit Pierre Manceau, très décontracté. Bien au contraire : je venais vous aviser, à titre d’échange de bons procédés, que nous avions détecté l’existence d’un réseau qui, tout en étant situé au-delà du Rideau de fer, s’échine à torpiller la coexistence pacifique entre les deux Blocs, ce qui n’a rien à voir, évidemment, avec cette bagatelle de tecnétron volé.
  
  L’aménité du visage de Korovin s’effaça subitement, fut remplacée par une expression soucieuse et dure.
  
  - Que m’apprenez-vous là ? marmonna-t-il en dardant sur Coplan des yeux aux reflets métalliques.
  
  Francis hocha la tête en signe d’assentiment.
  
  - Ce sont nos informateurs de Berlin qui ont eu vent de la chose... Ils ont recueilli pas mal de renseignements sur l’organisation en cause et nous ont fait parvenir un dossier. Toutefois, comme cette affaire vous concerne davantage que nous, géographiquement parlant, nous avons jugé opportun de vous mettre au courant.
  
  Korovin joignit ses mains, appuya ses coudes sur son bureau.
  
  - Voilà qui m’intéresse au plus haut degré, assura-t-il avec gravité. Certaines populations nous ont donné du fil à retordre parce qu’elles ne comprenaient pas les véritables intentions de nos dirigeants, mais de l’eau a coulé sous les ponts et les divergences de vues ont été aplanies. Nous ne pouvons pas tolérer qu’une poignée d’exaltés compromette nos plans de paix mondiale. Pouvez-vous me donner quelques précisions ?
  
  - Certainement. Entre autres, je suis en mesure de vous révéler comment et par qui l’avion américain en route pour Moscou a été descendu quelques minutes après le décollage.
  
  Le général eut un haut-le-corps. Le buste raidi, le teint empourpré, il questionna d’une voix presque cinglante :
  
  - Vous connaissez les coupables ?
  
  Coplan se fit la réflexion que les agents du contre-espionnage soviétique en Allemagne Orientale allaient déguster un cigare d’une tout autre saveur que celui qu’il fumait en ce moment.
  
  - J’ai des noms, une adresse, des éléments de preuve... Le tout figure dans un pli que je suis chargé de vous remettre et que vous pourrez étudier à tête reposée. En gros, une fusée à tête chercheuse a été tirée du toit d’une usine désaffectée de Berlin-Est dont vous trouverez la localisation dans le rapport. Le berceau de lancement et le câble de mise à feu sont encore en place, les auteurs de l’attentat ayant déguerpi sans prendre le temps de récupérer ces vestiges.
  
  Tout en parlant, il avait prélevé une enveloppe dans sa poche intérieure et il la tapota distraitement sur ses doigts de la main gauche.
  
  Korovin, qui fixait avec une convoitise d’affamé le rectangle blanc manipulé par son visiteur, dut se tenir à quatre pour ne pas le réclamer.
  
  - Vous rendez un immense service à la cause de la paix, articula-t-il sur un ton pénétré. Vraiment, je ne sais comment vous exprimer notre gratitude... Nous pourrons démontrer aux Américains notre complète irresponsabilité dans cet horrible drame et répondre aux accusations dirigées contre nous par les forces réactionnaires.
  
  - En effet, cela vous sera facile, approuva Coplan sans lâcher l’enveloppe. Mais le hasard veut que nous recherchions un saboteur extrêmement dangereux, un francophobe fanatique auquel nous voudrions poser quelques questions et qui a mystérieusement disparu à Berlin-Est. Vous serait-il possible de vérifier s’il n’est pas domicilié en zone orientale et, dans l’affirmative, agir en sorte qu’il nous soit livré discrètement ?
  
  Korovin se munit d’un bloc-notes et d’un stylo.
  
  - Indiquez-moi l’identité et le signalement de ce criminel, enjoignit-il avec décision. Je vous promets que s’il gravite dans le secteur Est, nous vous le livrerons mort ou vif dans les huit jours.
  
  Coplan consulta un feuillet et lut à haute voix les mentions qui étaient inscrites sur la fausse carte d’identité de Ramey, et que Villard lui avait communiquées avant son départ de Berlin.
  
  Et pendant que Korovin transcrivait scrupuleusement ces données, Francis déposa l’enveloppe sur le bureau, la glissa vers le général.
  
  
  
  
  
  De la rue de Grenelle, Coplan se rendit à Montmartre. Il entra dans la maison qu’avait habitée Herman Ried et monta au quatrième étage. Il sonna.
  
  Un homme d’environ trente-cinq ans, à la face carrée et aux maxillaires proéminents, vint ouvrir la porte. Il considéra le visiteur avec une nuance d’étonnement, puis il demanda en un français alourdi d’accent germanique :
  
  - Vous désirez, Monsieur ?...
  
  - Êtes-vous le nouveau représentant général des Goslar Optische Werke ? s’enquit Francis.
  
  - Oui, oui, acquiesça l’Allemand, empressé.
  
  Il s’effaça pour faire entrer Coplan dans l’atelier.
  
  - Je ne suis pas encore entièrement installé, dit-il en montrant d’un geste d’excuse le désordre qui régnait dans la pièce. Je suis arrivé de Leipzig il y a cinq jours à peine et...
  
  - Ne vous dérangez pas, laissa tomber Coplan, voyant que son hôte se hâtait d’épousseter un siège. Je suis simplement venu pour faire connaissance et pour bavarder cinq minutes, car j’entretenais des relations avec votre prédécesseur.
  
  - Ah ? Très bien... Mon nom est Rudolf Birkholz.
  
  Ce disant, il exécuta une courbette, pieds joints et la main tendue.
  
  - Pierre Manceau, ingénieur.
  
  Il s’examinèrent mutuellement pendant deux secondes, puis Coplan reprit :
  
  - Je présume que vous allez vous attacher à augmenter le chiffre d’affaires qu’avait atteint Herman Ried, et développer encore les échanges commerciaux de votre firme avec la France ?
  
  Birkholz, le visage sérieux, fit un signe de tête affirmatif.
  
  - C’est un grand honneur pour moi, et je vais y consacrer tout mon temps, déclara-t-il avec conviction.
  
  Coplan, le regardant d’un air songeur, lui dit sur un ton neutre :
  
  - Voilà un excellent programme, Monsieur Birkholz. Je ne saurais trop vous encourager à le suivre sans le moindre écart. Il est souvent dangereux de courir deux lièvres à la fois.
  
  Le représentant fixa sur lui des yeux interrogateurs, et une ride verticale se creusa entre ses sourcils.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Simplement ceci : il pourrait arriver que M. Chemitz ou un autre délégué de votre maison vous demande, dans un avenir plus ou moins rapproché, de vous occuper d’autre chose que de la vente de matériel photographique. Si je peux vous donner un conseil, refusez, même si cela doit vous coûter votre emploi. Une autre attitude pourrait avoir des conséquences graves pour vous.
  
  Et sans se préoccuper si l’ébahissement de Birkholz était feint ou sincère, Coplan acheva en se dirigeant vers l’entrée :
  
  - A moins que vous ne passiez un coup de fil à ce numéro si cette éventualité se réalise... Une récompense substantielle vous serait alors allouée et vous bénéficieriez aussi d’une forte protection.
  
  Avant de saisir la poignée, il tendit un bristol à Birkholz.
  
  - Gravez cela dans votre mémoire, puis déchirez cette carte. Auf Wiedersehen.
  
  Laissant Birkholz éberlué, il lui adressa un signe d’adieu et sortit.
  
  Quand il se retrouva dans la rue Gabrielle, Coplan se dit qu’il avait encore une démarche à faire. Mais comme il ne savait pas trop si elle était dictée par les nécessités du service ou par un obscur désir personnel, il décida de remettre à plus tard sa visite à l’hôtel de maître du boulevard Malesherbes.
  
  
  
  
  
  Paris, décembre 1959.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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