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Coplan dans le brouillard

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Sur l'écran, policiers et manifestants s'affrontaient. Le film était muet, et le silence dans lequel se déroulaient ces scènes d'échauffourées en accentuait plutôt le caractère dramatique.
  
  D'un côté, des agents casqués, le visage protégé par un écran arrondi en matière plastique, munis d'un bouclier et armés de longues matraques. De l'autre, une meute de jeunes gens, disparates, vêtus des façons les plus diverses, mais ayant tous sur la figure une expression hostile, voire haineuse.
  
  Sporadiquement, après des jets de projectiles vers les forces de l'ordre, des rixes empreintes de brutalité amenaient au corps à corps les policiers et de petits groupes d'émeutiers qui refusaient de reculer d'un pouce. De part et d'autre, des antagonistes frappés durement s'écroulaient sur la chaussée tandis qu'à l'arrière-plan la masse des manifestants continuait à vociférer des insultes et à lancer des boulons.
  
  La caméra, distante, négligeait assez vite les bagarres en cours : les plus agressifs de ces fauteurs de troubles allaient être appréhendés sur-le-champ. Elle se déplaçait vers les rangs des factieux, s'attardait sur certains secteurs de cette marée humaine agitée de mouvements internes. Parfois, elle se fixait et, par une variation progressive de la focale, donnait soudain une image fortement agrandie de quelques-uns des éléments séditieux, pris sur le vif dans leur fureur révolutionnaire.
  
  - Stop ! requit une voix dans l'obscurité du studio.
  
  L'image se figea, pétrifiant dans leur attitude les personnages captés par l'objectif. Un silence plana. Puis, parmi les spectateurs, quelqu'un quitta sa place, alla vers l'écran. L'ombre mouvante d'une longue règle bougeant dans le faisceau lumineux dessina une arabesque avant de se poser sur la poitrine d'un des participants de la manifestation.
  
  - Celui-là, désigna posément la voix, nous l'avons déjà vu sur une autre bande, et sa tête me dit quelque chose. Cet individu est-il connu de l'un de vous ?
  
  L'homme qui venait de poser cette question était Pierre Leroy, un fonctionnaire des Renseignements Généraux, et il s'adressait à des collègues appartenant, tous, à divers services de police.
  
  Il y avait là des gradés des multiples départements de la P.J. : Brigades territoriales, Brigade Mondaine, Brigades de la voie publique, des Mineurs, Criminelle, Brigade de Recherches et d'Interventions, cette dernière étant mieux connue sous le surnom d'antigang. Des officiers des Compagnies Républicaines de Sécurité, de la Gendarmerie et aussi de la D.S.T., confraternellement mélangés, assistaient à l'une de ces séances périodiques ayant pour objet d'identifier des personnages douteux mêlés à des désordres sociaux.
  
  S'il y eut un léger remue-ménage parmi les spectateurs, aucun ne répondit à la question. Apparemment, l'inconnu signalé par Leroy n'avait pas encore été fiché par les services des fonctionnaires présents. Donc il n'avait pas eu de comptes à rendre à la Justice.
  
  Mais c'était vrai que cette physionomie d'apôtre exalté avait été discernable sur un film antérieur, relatant les heurts violents qui s'étaient produits aux abords du Palais des Sports, entre mouvements gauchistes et d'extrême-droite séparés de force par les agents de l'autorité.
  
  L'homme en question, de taille moyenne, mince, avait des cheveux longs tombant sur ses épaules, une moustache rejoignant un collier de barbe, un regard clair, des traits réguliers qui n'eussent pas manqué d'agrément si un rictus vindicatif ne les avait passagèrement déformés. Vêtu d'un polo à col ouvert, une large ceinture retenant sur ses hanches basses un jean délavé, il devait avoir entre 25 et 30 ans.
  
  Leroy, désappointé par le mutisme persistant de l'auditoire, dit à l'opérateur :
  
  - Je voudrais quelques clichés de ce particulier. Je suis persuadé de l'avoir déjà vu. Poursuivez la projection.
  
  Il regagna sa place et le film reprit son cours. Dans la foule, on n'aperçut plus que pendant deux ou trois secondes le type à l'allure de hippie, qui dut se replier avec la tête du cortège devant un vigoureux assaut des forces policières.
  
  Peu après, ce fut Dangier, commissaire à la D.S.T., qui demanda un arrêt. A son tour, il se dirigea vers l'écran et pointa la règle vers un des perturbateurs en train de clamer des slogans injurieux.
  
  - Fontard, cita-t-il. Un cheval de retour... Je ne savais pas qu'il était sorti de taule. Il ne tardera pas à y retourner, si je ne m'abuse. On va le tenir à l'oeil. Leroy I... Je vous enverrai son curriculum.
  
  - D'accord. De quelle tendance est-il ?
  
  - Maoïste. Il a été inculpé pour trafic de revues subversives interdites.
  
  A l'opérateur :
  
  - Vous pouvez continuer.
  
  Deux ou trois minutes plus tard, il fallut changer la bobine de pellicule. La suivante comportait des prises de vues relatives à des incidents qui s'étaient passés en province, notamment à Reims, à la suite d'une condamnation infligée à des étudiants.
  
  Pendant cet entracte, la lumière fut rallumée dans le studio. Des conversations s'engagèrent.
  
  Le délégué des Renseignements Généraux se creusait la cervelle pour se souvenir des circonstances dans lesquelles il avait eu l'occasion de contempler les traits du jeune contestataire a la barbe d'artiste. Journellement, des centaines de photos défilaient devant ses yeux.
  
  S'il s'était agi d'un délinquant déjà condamné, il eût suffi de recourir au fichier du Centre d'Informations et de Recherches criminelles : grâce à une carte perforée détaillant le signalement du suspect, celui-ci aurait été rapidement identifié par un tri (au rythme de 900 000 fiches à la minute) des quelque trois millions d'individus répertoriés. Mais, en l'occurrence, l'intéressé semblait n'avoir jamais été déféré au Parquet.
  
  Se penchant vers son voisin, un membre de la direction des Affaires Techniques de la Police Judiciaire, Leroy lui dit :
  
  - C'est curieux, je ne parviens pas à situer ce bonhomme. Ne pourriez-vous pas obtenir un tuyau par vos indicateurs qui gravitent dans les milieux estudiantins ?
  
  - Oui, peut-être. Je ferai circuler la photo. Mais pourquoi pensez-vous que ce type est un étudiant ?
  
  Leroy plissa le front. De fait, la manifestation en cause rassemblait des militants de diverses origines et ne groupait pas une catégorie bien délimitée de mécontents.
  
  - Effectivement, ce n'est qu'une impression, reconnut Leroy. Inconsciemment, je dois me référer à un fait qui m'est sorti de la mémoire... En tout cas, cet individu pourrait bien être un de ces meneurs habiles qu'on a du mal à coincer. Ils se tiennent en retrait, excitent les autres et se gardent bien d'entrer en contact direct avec les défenseurs de l'ordre.
  
  Son interlocuteur approuva de la tête.
  
  - D'où l'utilité de réunions de ce genre, conclut-il. Le témoignage cinématographique fait immanquablement sortir de l'ombre des trublions qui, se croyant noyés dans la masse populaire, déploient à leur aise leurs talents d'agitateurs.
  
  Plafonniers et appliques s'éteignirent, interrompant ce bref échange de vues.
  
  Les assistants se carrèrent derechef dans leur fauteuil, le regard aiguisé, prêts à détecter des faciès significatifs parmi les protestataires de Reims, au quatrième ou au cinquième rang derrière les lanceurs de pavés.
  
  
  
  
  
  Lorsque, après cette séance qui avait eu lieu au Quai des Orfèvres, Leroy regagna à pied son bureau de la Préfecture, il s'irrita confusément de ne pas se rappeler où il avait entrevu cet illuminé au masque de philosophe.
  
  Homme pondéré, bon époux, fonctionnaire consciencieux, Leroy détestait les casseurs. Les dégâts considérables que ceux-ci avaient commis dans de grandes écoles lui apparaissaient comme des actes inqualifiables, relevant d'une mentalité crapuleuse.
  
  Chacun avait le droit d'exprimer une opinion, fût-elle extrémiste et subversive, mais non de détruire pour cela le patrimoine le plus précieux de la nation : les établissements où l'élite d'une génération préparait son avenir et celui de tout le pays. Aux frais des contribuables.
  
  En traversant le pont qui enjambait la Seine, Leroy ne put s'empêcher de remarquer que le printemps se décidait enfin à égayer Paris. Un air plus doux, une lumière blonde tombant sur la Conciergerie, de nombreux touristes à bord d'un bateau-mouche qui descendait le fleuve, autant de signes que la mauvaise saison était reléguée dans le passé.
  
  A propos de printemps, Leroy allait fêter très bientôt son quarante-sixième anniversaire. N'était-ce pas à cela qu'étaient dues ces petites absences de mémoire qui l'agaçaient comme s'il en était responsable ?
  
  Il ne pouvait pourtant pas lancer un avis de recherche concernant ce jeune type. Jusqu'à preuve du contraire, ce dernier ne pouvait faire l'objet que d'une inculpation mineure. A ce train-là, on devrait en poursuivre des milliers.
  
  Faute de mieux, Leroy serait contraint d'attendre qu'un renseignement soit fourni par un indicateur. Cela risquait de durer des semaines. Et pendant ce temps-là, le suspect continuerait d'exciter les têtes chaudes.
  
  Leroy se promit de dépêcher deux ou trois inspecteurs à la première manifestation qui se produirait dans la région parisienne. Avec mission de repérer l'individu et, le cas échéant, de procéder à une vérification d'identité.
  
  
  
  
  
  Ayant d'autres chats à fouetter, Leroy s'adonna à des occupations plus importantes dans les jours qui suivirent. Affecté à l'état-major chargé de la synthèse des informations obtenues par la surveillance de divers milieux, jeux, hippodromes, étrangers et mouvements politiques, sa tâche consistait à prévenir les actions susceptibles de troubler la sécurité de l'Etat ou l'ordre public.
  
  En cette période de remous sociaux et d'accroissement continu de la main-d'oeuvre étrangère, la Direction des Renseignements Généraux avait du pain sur la planche.
  
  Or, alors qu'il n'y pensait plus, Leroy reçut un coup de fil de son collègue de la Police Judiciaire auquel, lors de la séance de cinéma, il avait demandé ses bons offices.
  
  - Leroy ? J'ai reçu l'information que vous souhaitiez au sujet de ce barbu. Il s'appelle Ralph Cowley et il est inscrit aux cours de l'Institut Poincaré, section « Physique des Solides ».
  
  - Bigre, fit Leroy, qui connaissait le haut niveau des études dans ce centre d'enseignement et de recherche. Vous ne savez rien de plus ?
  
  - Non. Le gars qui nous a renseignés ne le fréquente pas. Il suit les cours d'une autre section. Vous désiriez autre chose ?
  
  - Pas pour l'instant, merci. L'essentiel, c'était le nom de cet individu. Pour le reste, je me débrouillerai. Si nous possédons quelque chose sur lui, je vous tiendrai au courant, bien entendu.
  
  - Parfait. Au revoir, Leroy.
  
  - Au revoir.
  
  Leroy raccrocha, pensif.
  
  Cowley... Oui, maintenant il se souvenait. Une demande de permis de séjour, et l'enquête de routine ultérieure. Cela remontait à plusieurs mois.
  
  Leroy se gratta le front, puis il reprit son travail. Lorsqu'il eut achevé de collationner un certain nombre de rapports, il appela les Archives.
  
  - Veuillez me faire parvenir le dossier d'un nommé Cowley... (Il épela.) Ralph, titulaire d'un permis d'un an. Oui, le plus vite possible.
  
  Ainsi, c'était un étranger. S'il ne se tenait pas tranquille, celui-là, il bénéficierait sans tarder d'une mesure d'expulsion. Il n'aurait qu'à faire le zouave dans son pays d'origine !
  
  C'était un peu excessif, quand même ! Ces gens qu'on autorisait à venir se spécialiser dans les disciplines les plus avancées, et qui incitaient des hurluberlus à se colleter avec la police ou à casser le matériel... Une plaie pour la société, ces intellectuels nihilistes, imbus de doctrines fumeuses et s'attaquant à un système dont ils étaient les privilégiés !
  
  Quand il fut en possession du dossier de Cowley, Leroy le parcourut d'un oeil expert.
  
  Nationalité américaine. Né en 1947. Antérieurement domicilié à Cambridge, Massachusetts. Diplômé du M.I.T. (Massachusetts Institute of Technology : une des universités américaines les plus réputées) Ingénieur du génie atomique. Aucune condamnation. Célibataire. Tendances politiques : pacifiste, socialisant, disciple de Marcuse. (Herbert Marcuse. Professeur à l'Université de Californie, d'origine allemande (ayant été l'assistant du philosophe Heidegger) il a été le maître à penser des contestataires de la Société industrielle et capitaliste). Adresse en France : Hôtel Stella, rue de l'Estrapade, Paris 5e.
  
  Pas de toute possible : la photo d'identité attestait qu'il s'agissait bien du personnage vociférant qu'avait saisi la caméra.
  
  En dépit de son bon vouloir, Leroy ne parvenait pas à comprendre. Comment un type aussi calé pouvait-il gaspiller son temps à brailler dans des manifestations dont les objectifs, de toute évidence, devaient lui être totalement indifférents ?
  
  Défoulement ? Plaisir de semer la pagaille ou attitude mûrement concertée, visant un but précis ?
  
  Quoi qu'il en fût, ce zèbre n'allait plus longtemps défiler dans les rues en criant des slogans incendiaires.
  
  Mais Leroy ne céda pas à une mauvaise humeur qui menaçait d'altérer son jugement. A tout péché miséricorde, surtout quand ce n'est qu'un péché de jeunesse. De plus, la prévention n'était pas établie. Il eût fallu entendre ce qu'il avait clamé à l'intention de la police ou de ses compagnons. Sa présence dans les rangs des manifestants ne constituait pas, à elle seule, une infraction.
  
  Un rappel à l'ordre et une bonne mise en garde suffiraient sans doute à convaincre Cowley qu'il avait intérêt à ne pas trop chahuter. Le sentiment d'être observé par la police tempérerait son ardeur réformatrice, si besoin était.
  
  
  
  
  
  L'inspecteur Merlut, chargé d'accomplir cette petite mission quasi paternelle à laquelle le prédisposait son physique grassouillet, se rendit à l'hôtel Stella, un matin, de bonne heure.
  
  Il voulut cependant avoir, au préalable, un entretien avec le patron de l'établissement, un certain Laplade, Auvergnat, qu'il avait déjà rencontré en maintes occasions, beaucoup d'étudiants étrangers logeant dans ce quartier.
  
  Merlut entra d'emblée dans la pièce attenante à la « réception », une sorte de bureau-cuisine où l'hôtelier et son épouse étaient en train de manger un morceau de baguette avec leur café-crème.
  
  - Ho ! Bonjour, inspecteur, dit Laplade, la bouche pleine. Qu'y a-t-il encore pour votre service ? Vous prendrez bien un bol de café avec nous ?
  
  - Non, merci, fit Merlut en levant la main. Je viens de déjeuner. Dites-moi, vous hébergez un Américain du nom de Cowley, si je ne m'abuse ?
  
  L'hôtelier grommela :
  
  - Héberger... C'est beaucoup dire. On ne le voit pas souvent. Il n'est pas en règle ?
  
  - Si. Je voudrais simplement lui dire deux mots. Est-il là-haut ?
  
  - Ça m'étonnerait, émit Mme Laplade sur un ton un peu acide. Tenez, allez voir si sa clé pend au clou. Le numéro 19.
  
  Merlut se retourna, rouvrit la porte et jeta un coup d'oeil au tableau, de loin. La clé était accrochée au crochet du 19. L'inspecteur referma le battant.
  
  - Cowley découche-t-il souvent ? s'informa-t-il en s'asseyant sur une chaise, à côté d'un buffet Henri III.
  
  Laplade vida son bol, s'essuya les lèvres, puis déclara en arborant une mimique évasive :
  
  - Il dort rarement ici, figurez-vous. Pour nous, c'est le client idéal, en un sens. Il ne fait que de brèves apparitions pour ramasser son courrier, ne reçoit personne dans sa chambre et paie sa note rubis sur l'ongle, par anticipation.
  
  - Ah ? fit Merlut, intéressé. Si bien que j'ai peu de chances de le voir, à n'importe quelle heure ?
  
  Mme Laplade intervint :
  
  - Moi, à votre place, je déposerais une convocation, sinon vous allez lui courir après pendant des jours. Il doit vivre avec une fille, j'en mettrais ma main au feu.
  
  L'inspecteur n'était pas partisan de la convocation, dans un cas comme celui-ci. Il préférait cueillir le bonhomme à froid.
  
  - Quelle est votre opinion sur lui ? s'enquit-il, l'oeil amical.
  
  - Un type plutôt bien, jugea l'hôtelier. Propre, correct. Ses histoires de fesses, vous comprenez, ça ne nous regarde pas.
  
  Sa femme renchérit :
  
  - Du moment que ça se passe ailleurs... Ici, c'est une maison sérieuse, respectable. Les joueurs de guitare, les drogués et les amateurs de partouze, moi je les vire. Mais je ne vois pas pourquoi cet Américain nous paye un loyer, vu qu'il n'est jamais là. Ils ont trop de fric, ces gars-là !
  
  Merlut reporta son regard sur elle.
  
  - Sûrement, madame Laplade. Mais il a peut-être trop de fourbi dans sa chambre pour le déménager chez une copine ?
  
  - Pensez-vous ! Une cantine de voyage en métal, quelques vêtements, une douzaine de bouquins, et c'est tout.
  
  L'inspecteur se pétrit le menton. Il lui restait la ressource d'aller attendre Cowley aux abords de l'Institut Poincaré, rue de la Montagne Sainte Geneviève.
  
  - Reçoit-il beaucoup de lettres et de publications ? questionna-t-il, le front plissé.
  
  - Non, pas grand-chose. De temps en temps, une lettre venant des Etats-Unis, des bulletins scientifiques en anglais.
  
  - Quand il vient ici, vous n'avez pas l'impression qu'il est nerveux, ou inquiet, comme quelqu'un qui aurait des raisons de se cacher ?
  
  Le couple fit un signe de dénégation.
  
  - Oh ! non, inspecteur, rétorqua Laplade. Il est plutôt du genre décontracté. Son incursion dans sa chambre dure parfois une heure ou deux, et puis il ne manque pas de bavarder quelques minutes avec l'un de nous.
  
  S'appuyant des deux mains sur ses genoux, Merlut se leva.
  
  - Très bien, dit-il. Mais s'il se montre ces prochains jours, ne lui dites pas que je désire le voir. D'accord ?
  
  Ses hôtes opinèrent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Merlut ne savait trop que penser du comportement de l'Américain. En somme, Cowley avait un domicile fictif. Que ce fût pour des raisons sentimentales ou autres, cela n'était pas très régulier. Officiellement inscrit à une adresse, il vivait ailleurs. Se faisait peut-être envoyer son courrier à deux endroits différents, pour déjouer une éventuelle surveillance.
  
  L'inspecteur fut tenté, tout en déambulant dans la rue de l'Estrapade, de retourner à la Préfecture et d'y faire un rapport. Son chef ne verrait peut-être plus les choses sous le même angle quand il serait mis au courant.
  
  Arrivé à l'angle de la rue Clotilde, Merlut hésita sur la direction à prendre. Il devait choisir maintenant.
  
  Pouvait-on considérer qu'un individu suivant des cours dans une école publique essayait de se dérober aux « Recommandations » figurant sur sa carte de résident parce qu'il avait deux logements ?
  
  Le paragraphe 2 stipulait en effet : « Tout étranger changeant le lieu de sa résidence effective, habituelle et permanente, doit en faire la déclaration au Commissariat de Police ou à la Mairie de la résidence qu'il quitte. »
  
  Mais l'école qu'il fréquentait formait un point de repère où on pouvait le trouver... Le prendre en filature si l'on avait des raisons de le faire.
  
  Perplexe, Merlut opta pour la formule qui donnerait à Cowley la meilleure chance de revenir dans le droit chemin. Il emprunta la rue Clotilde pour gagner la rue Montagne-SainteGeneviève.
  
  En cours de route, cependant, d'autres réflexions lui firent apparaître le côté aléatoire de sa démarche. Il lui faudrait un fameux coup de veine pour interpeller Cowley ce matin-là : à Poincaré, les élèves étaient maîtres de leur horaire et du programme des cours qu'ils suivaient. Leurs heures de présence dépendaient d'eux-mêmes, selon la nature des travaux d'étude et de recherche auxquels ils se livraient.
  
  Se renseigner auprès du Secrétariat de l'Institut, au sujet de l'horaire des branches enseignées dans la section « Physique des Solides », ne servirait pas à grand-chose, attendu que chaque étudiant pouvait, en fonction de sa formation antérieure, négliger certaines d'entre elles en toute liberté.
  
  Parvenu à la petite place à l'arrière du Panthéon, l'inspecteur s'arrêta de nouveau et soupira. En continuant, il risquait fort de perdre son temps. Il n'allait pas passer sa journée à poireauter dans les environs pour une entrevue problématique et, au fond, ne présentant qu'un intérêt relativement mince.
  
  Tant pis pour le zigomar, après tout
  
  La conscience tranquille, Merlut contourna le Panthéon et descendit la rue Souflot. De nombreux cars de police, prêts à acheminer d'importants renforts si des troubles éclataient au Quartier latin, stationnaient aux abords du commissariat du 5e arrondissement. Qu'avaient-ils donc, ces jeunes, à vouloir tout chambarder ? Ils ne connaissaient pas leur bonheur, de vivre dans un pays en paix, et de ne pas devoir travailler en usine grâce à l'argent de papa.
  
  Au boulevard Saint-Michel, les filles arboraient des tenues d'été qui, pour être parfois excentriques, avaient au moins le mérite de les rendre désirables en dévoilant leurs jolies jambes.
  
  Un quart d'heure plus tard, Merlut pénétra dans la cour de la Préfecture, se dirigea vers le bâtiment où siégeait son supérieur hiérarchique, le commissaire Degèvre. Il put le voir sans attendre.
  
  Comme il se préparait à rendre compte de sa visite à l'hôtel Stella, son chef lui coupa la parole en disant :
  
  - Un instant, Merlut. On m'a prié de vous envoyer chez M. le divisionnaire Leroy dès que vous rentrerez. Vous savez où c'est, n'est-ce pas ?
  
  - Heu..., oui, fit Merlut, déconcerté. Enfin, je dois quand même vous dire que je n'ai pas vu le client.
  
  - Ça ne me surprend pas, répliqua Degèvre, imperturbable. Montez d'abord, nous en reparlerons après.
  
  L'inspecteur, quelque peu ébahi par les propos de son chef, obtempéra. Il sortit du bureau, circula dans des couloirs, gravit des escaliers, avisa enfin une porte au battant de laquelle il frappa discrètement. Invité à entrer, il se présenta à Leroy, précisa qu'il était envoyé par le commissaire Degèvre.
  
  - Ah ! oui, dit Leroy en rangeant des papiers. Vous aviez été chargé de vous occuper de Ralph Cowley ?... Eh bien, il y a du neuf. Prenez place.
  
  Merlut s'assit, attentif, les mains croisées. Après avoir noué les cordons d'un dossier qu'il venait de refermer, Leroy reprit :
  
  - Vous n'aurez pas à chapitrer ce jeune homme. Il est mort la nuit dernière. J'en ai été avisé par le Quai des Orfèvres il y a une demi-heure à peine.
  
  - Mort ? fit l'inspecteur, abasourdi. Leroy confirma d'un signe de tête.
  
  - Tué à coups de manche de pioche au cours d'une rixe ayant opposé des gauchistes à des éléments ultras de la droite. L'affaire s'est déroulée vers une heure du matin, rue Poissonnière, alors que les gauchistes étaient en train de placarder des affiches. Les deux bandes se sont dispersées comme une volée de moineaux à l'approche d'un habitant du quartier qui descendait de voiture.
  
  Merlut ressentit un vague écoeurement. C'était trop bête. Ce type, qui avait dû être brillant sur le plan intellectuel, et auquel un avenir magnifique semblait promis, avait trouvé une fin misérable dans une bagarre sordide, stupide, pour une feuille de papier collée sur un mur. Quelle catastrophe pour les parents.
  
  - Pourquoi diable allait-il fourrer le nez dans des histoires pareilles ? maugréa Merlut. Lui, un Américain !
  
  - C'est encore pire chez eux, souligna Leroy. Le virus de la contestation ne les quitte pas lorsqu'ils changent de continent. Bref, une enquête est ouverte. La victime ne portait sur elle aucune pièce d'identité, et c'est par un heureux concours de circonstances que la P.J. a pu déterminer que cet homme était Cowley : les photos prises par les spécialistes, après la découverte du corps, ont été communiquées au fonctionnaire qui m'avait révélé le nom du personnage. Mais voilà... Les seuls témoins valables sont les individus des deux clans qui ont participé à l'échauffourée, et ils se garderont de donner signe de vie, bien entendu. Dans des affaires de ce genre, la complicité qui unit ces extrémistes de tout poil est encore plus étroite que celle qui règne dans le milieu. Il va falloir partir de zéro, et c'est pourquoi je désirais vous entendre avant toute chose. Que vous a-t-on raconté à l'hôtel Stella ?
  
  Merlut se croisa les mains, cherchant un début. Puis il déclara :
  
  - Cowley avait, pour le moins, deux domiciles. Celui de l'hôtel n'était, si j'ose dire, qu'une façade.
  
  Deux plis verticaux se creusèrent entre les sourcils de Leroy.
  
  - Ah bon ! fit-il. Et où était le second ?
  
  - Les patrons du Stella l'ignorent. Cowley ne faisait chez eux que de rares apparitions. Il ne leur a jamais expliqué pourquoi il ne dormait plus dans sa chambre. Ils le soupçonnaient de cohabiter avec une fille, mais c'est une simple conjecture de leur part.
  
  Leroy eut le pressentiment que ce meurtre allait donner du fil à retordre à là Brigade Criminelle. Crime sans préméditation, mobile « accidentel », en quelque sorte, aucun lien antérieur entre le meurtrier et la victime, et par surcroît un déplorable manque de renseignements sur les relations de celle-ci.
  
  Hochant la tête, Leroy s'enquit :
  
  - N'en avez-vous pas profité pour jeter un coup d'oeil dans la chambre ?
  
  - Heu..., non, avoua Merlut. L'hôtelier m'a dit qu'elle ne renfermait qu'une cantine métallique, des vêtements et des livres. Et comme je me proposais de faire un rapport... Cowley ne recevait pas de publications séditieuses, si c'est ce que vous voulez savoir.
  
  Il ne fallait donc pas compter là-dessus pour définir son appartenance à un groupe révolutionnaire quelconque.
  
  Par téléphone, Leroy se mit en devoir de transmettre à titre officieux, à son collègue de la Police Judiciaire, les bribes d'information qu'il venait de recueillir.
  
  Merlut aurait volontiers allumé une cigarette, mais il ne pouvait le faire sans y avoir été autorisé. Le corps devait avoir été transféré à la morgue, puisque les agents qui l'avaient ramassé ne savaient pas où cet inconnu habitait.
  
  - Oui, disait Leroy à son correspondant. C'est la seule piste : il faudra voir du côté de l'Institut. Ses compagnons d'étude fourniront peut-être un tuyau.
  
  - ...
  
  - Le contenu de la malle ? Oui, bien sûr. Mais allez-vous saisir les affaires abandonnées par le défunt à l'hôtel Stella ou mettre des scellés sur la chambre ?.
  
  - Non, cela ne servirait à rien d'établir une surveillance, je pense. (Du regard, il interrogea Merlut, qui répondit d'un signe négatif.) Il n'était jamais là, n'y recevait personne. Ce serait plutôt à son autre domicile, si vous parvenez à le localiser. Enfin, je vais envoyer un inspecteur, à toutes fins utiles, pour l'examen des objets dans la cantine. Au Stella dans une heure ? D'accord.
  
  Leroy raccrocha.
  
  - Vous avez entendu, Merlut ? Vous participerez à la perquisition, attendu que le meurtre a des arrières-plans politiques.
  
  - Bien, monsieur le commissaire.
  
  - Je préviens Degèvre. Vous voyez, inspecteur, ce métier réserve toujours des surprises. Nous qui comptions mettre ce crétin en garde pour lui éviter des ennuis, nous voilà contraints de rechercher le ou les auteurs de sa mort. N'est-ce pas navrant ?
  
  - Si, opina sincèrement Merlut. Moi qui aurais tant aimé avoir des diplômes...
  
  Il se leva, salua Leroy d'une inclinaison du buste et sortit.
  
  Son chef et lui ne se doutaient pas à quel point ce drame allait leur réserver d'autres surprises. A commencer par le fait que l'enquête allait être stoppée net, deux heures plus tard.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Par un après-midi ensoleillé, Francis Coplan se rendit en taxi, à sa descente d'avion, au Département de la Justice de Washington. Ce ministère occupait un long bâtiment en pierre de taille grise, situé à Constitution Avenue, dans l'enfilade d'autres édifices identiques abritant des services fédéraux.
  
  L'avenue longe l'immense esplanade qui s'étale du mémorial dédié à Abraham Lincoln jusqu'au Capitole, distant de plus de trois kilomètres, et qui est souvent le théâtre de manifestations de masses lorsque la politique du président des États-Unis provoque la réprobation de certaines couches populaires.
  
  La limousine s'arrêta devant un des portails donnant accès à une cour intérieure. Coplan, muni de sa valise pour voyages de courte durée, pénétra dans cette cour et se dirigea vers le perron où un panneau indiquait « Visitors ».
  
  A l'huissier de garde, il déclara :
  
  - Je désire voir mister Huston. J'ai un rendez-vous. Mon nom est Coplan.
  
  - Très bien, sir. Voulez-vous remplir cette fiche ?
  
  Coplan s'exécuta, détacha le feuillet et le tendit à l'employé.
  
  - Un petit moment, je vous prie, dit ce dernier.
  
  Par un interphone, il prévint un collègue posté dans un autre endroit du bâtiment, lequel dut sans doute, avant de donner une réponse, aviser une tierce personne.
  
  Pendant ce temps, Coplan laissa errer son regard sur les murs. Placardée bien en évidence, la reproduction agrandie d'une lettre signée J. Edgar Hoover proclamait :
  
  « Cher visiteur, soyez le bienvenu aux Quartiers généraux du F.B.I.» Après un préambule, le texte précisait :
  
  « Pour sauvegarder effectivement le public contre les éléments criminels, et pour protéger notre sécurité intérieure contre les forces qui cherchent à miner nos libertés démocratiques, nous sollicitons fermement la coopération de tous les Américains. En gagnant votre compréhension de nos responsabilités, nous estimons que vous, en tant qu'individu, serez mieux à même de nous aider dans notre lutte contre le crime et contre le communisme... »
  
  Coplan n'eut pas le temps de lire jusqu'au bout, car un planton s'offrait à le guider dans le dédale du vaste bâtiment.
  
  Au troisième étage, un huissier invita Coplan à lui confier son bagage. L'arrivant lui ayant opposé un refus, en spécifiant que sa valise contenait des documents dont il aurait besoin lors de l'entrevue, le cerbère exigea de vérifier si elle ne renfermait pas d'armes et d'explosifs. Coplan lui permit de s'en assurer puis, après cette halte, il repartit avec son cicerone.
  
  Enfin, il fut introduit dans un grand bureau, éclairé par de hautes fenêtres donnant sur la cour intérieure. Un personnage fortement charpenté, dont la cinquantaine avait empâté des traits déjà lourds, ayant le masque volontaire et figé d'un homme du Texas, se leva pour accueillir l'envoyé français.
  
  - Heureux de vous rencontrer, mister Coplan, affirma-t-il en tendant une main puissante par-dessus son bureau.
  
  Cette formule de politesse ne semblait nullement correspondre à son état d'esprit, s'il fallait en juger par son expression quelque peu renfrognée.
  
  - Content de vous voir, mister Huston, répondit Coplan tout en serrant la main de son hôte, dont la taille égalait la sienne.
  
  Puis, sans perte de temps, il s'assit dans le fauteuil qu'on lui désignait et ouvrit sa valise pour en retirer un dossier.
  
  Huston n'avait été informé que partiellement du motif de cette entrevue.
  
  - Ainsi, prononça-t-il, vous avez traversé l'Atlantique pour venir me parler de ce Ralph Cowley !... Etait-ce bien nécessaire ?
  
  - Apparemment, oui, dit Coplan. La mort de cet étudiant américain n'aurait été qu'un incident banal si nous ne nous étions pas aperçu, en fouillant ses bagages, qu'il était un agent du F.B.I. Êtes-vous d'accord sur ce point, mister Huston ?
  
  - Oui, convint le haut fonctionnaire, l'air ennuyé, les deux coudes posés sur son bureau et les mains jointes.
  
  Il s'attendait évidemment à cette question, mais il lui répugnait d'admettre qu'un de ses subordonnés eût non seulement perdu la vie d'une façon stupide, en territoire français, mais qu'il eût été démasqué, en outre, par des étrangers.
  
  Coplan reprit :
  
  - Je dois tout d'abord vous exprimer nos regrets. Soyez sûr que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour arrêter les coupables. Mais l'enquête promet d'être difficile, pour des raisons que vous, un technicien en matière d'investigations, comprendrez aisément. Il peut s'agir d'une simple algarade qui a tourné au tragique parce qu'un des agresseurs a frappé trop fort, sans avoir l'intention délibérée de tuer Cowley. Dans ce cas, aucun lien préalable n'existant entre le meurtrier et la victime, l'identification du premier ne pourra s'opérer que si nous trouvons des témoignages. Jusqu'à présent, nous n'en avons pas.
  
  L'Américain, réservé, opina de la tête.
  
  - Il peut aussi s'agir de tout autre chose, poursuivit Coplan, les yeux fixés sur ceux de son interlocuteur. L'appartenance de Cowley à la Police Fédérale pourrait le laisser supposer. Alors, l'affaire ne serait plus aussi simple qu'elle le paraît. Et ceci m'amène à vous demander, dans l'intérêt de la Justice, ce que Cowley faisait réellement en France.
  
  Un silence régna. Huston nota mentalement que cet envoyé de Paris ne correspondait en aucune manière à l'image stéréotypée que ses concitoyens se faisaient des Français. D'abord, celui-ci parlait l'anglais comme si toute sa jeunesse s'était déroulée à New York ou à Chicago. Ensuite, physiquement, l'homme n'avait rien d'un séducteur de race latine : ses yeux gris, le modelé de ses maxillaires solides, son nez droit et sa bouche virile lui composaient un visage dont la dureté n'était estompée que par de fines rides en patte d'oie au niveau de ses tempes. De plus, il avait cette faculté d'aller directement à l'essentiel, sans vaines fioritures, qui est la marque d'un esprit clair et d'un tempérament décidé.
  
  Huston parla
  
  - Cowley ne s'occupait chez vous que d'affaires spécifiquement américaines, monsieur Coplan. Je puis vous en donner l'assurance.
  
  - Moi, je puis malheureusement vous prouver le contraire, émit Coplan tout en retirant de son dossier quelques photos de format 13 x 18 qu'il glissa sur la tablette du bureau, vers le collaborateur du grand patron du F.B.I.
  
  Huston jeta un coup d’œil sur les épreuves, les repoussa aussitôt vers leur propriétaire.
  
  - Non, dit-il, cela ne prouve rien. La présence de Cowley dans des manifestations était justifiée par le travail que nous attendions de lui. Elle ne constituait pas une immixtion dans vos problèmes de politique intérieure.
  
  - Je vous crois volontiers, mais quelques éclaircissements sur le rôle véritable de votre agent nous seraient fort utiles. Je suppose que, vous-même, vous aimeriez savoir si Cowley a été tué par hasard ou pour un motif bien déterminé ?
  
  Il ramassa les épreuves et les remit dans le dossier, puis il posa de nouveau sur Huston un regard interrogatif attestant qu'il ne se conconterait pas d'une réponse évasive.
  
  En soi, la question revêtait une certaine gravité. Quelle que fût la mission confiée à Cowley, ses menées en France avaient été illégales, puisqu'elles ne résultaient pas d'un accord entre les autorités françaises et américaines.
  
  Huston le savait pertinemment. Il est toujours très désagréable, pour un dirigeant d'un service de police, de voir un de ses agents pris la main dans le sac. A plus forte raison, quand c'est à titre posthume.
  
  - Bon, grogna Huston. Je vais vous mettre au courant. Nous devons faire face, ici, à de nombreux mouvements qui ont pour but de saper nos institutions. Sous des prétextes divers, ils fomentent des troubles qui, parfois, atteignent un haut degré de violence. Huit fois sur dix, nous connaissons les instigateurs, les vrais responsables, et si nous ne parvenons pas à les coincer, nous les plaçons sous contrôle. Mais deux fois sur dix, nous sommes dans le cirage. Et alors, nous devons recourir à des méthodes plus sophistiquées. Tenez, prenez un cigare...
  
  Coplan fit un signe de refus.
  
  - Merci, je ne fume que la cigarette.
  
  Huston épointa d'un coup de dent un superbe « charuto » brésilien, l'alluma en plusieurs bouffées puis, se carrant dans son fauteuil, il grommela :
  
  - Vous savez, les pacifistes, les auteurs de grabuge dans les Universités, les anti-racistes et même des sectes plus agressives comme les Black Panthers, par exemple (Mouvement noir ayant commis de nombreux attentats, mais qui a été très durement combattu par la police américaine. Plusieurs de ses membres ont été tués à Chicago), ne causent pas beaucoup de souci à la Police Fédérale. Nous y infiltrons des indicateurs et nous savons assez vite à quoi nous en tenir sur l'identité des chefs de file. Il n'en va pas de même pour des groupes plus dangereux, qui sont bien structurés, entraînés à l'action clandestine et dont les adhérents sont soigneusement sélectionnés. Parmi eux, je peux vous citer les Weathermen, ce mouvement maoïste rompu aux dynamitages. Or, c'est à l'arrestation d'individus coiffant une organisation de ce type que nous nous sommes attelés il y a près d'un an déjà. Après plusieurs échecs dans nos tentatives d'introduire un homme à nous dans cette association, nous avons cependant découvert qu'elle a des ramifications à l'étranger, en France notamment, et c'est alors que nous avons résolu de prendre le problème par l'autre bout...
  
  - En tâchant de faire enrôler Cowley dans une filiale, acheva Coplan. Y avait-il réussi ?
  
  - Pas encore. Il avançait prudemment, se ménageant des sympathies dans les milieux contestataires, affichant des opinions anarchistes, laissant entendre qu'il avait préféré fuir en Europe après l'attaque d'un poste de police au cocktail Molotov. En fait, il attendait d'être contacté, en raison de sa nationalité américaine, par un membre de la cellule parisienne de l'organisation.
  
  - Ne vous a-t-il pas fait parvenir des rapports sur les gens qu'il fréquentait ?
  
  - Non, il se bornait à nous signaler les groupements à tendance révolutionnaire dont il apprenait l'existence, essayait de savoir par qui ils étaient financés et manipulés, mais uniquement pour arriver à isoler celui qui reçoit des directives en provenance des États-Unis. Je vous précise que plusieurs attentats commis dans des villes américaines ont été signés par ce mouvement, appelé les Red Tigers par analogie, et par solidarité, avec celui des extrémistes noirs.
  
  Coplan, après une brève réflexion, remarqua:
  
  - Vous n'êtes donc pas en mesure de nous fournir un début de piste ?
  
  - Hé non, fit Huston. Ne perdez pas de vue que Cowley était si bien entré dans la peau de son personnage que c'est par des adversaires des gauchistes qu'il a été assassiné. De ceux-là, nous ne savons strictement rien.
  
  - D'accord, mais si vous m'aviez révélé les noms de quelques-uns de ses amis, nous aurions pu espérer recueillir des témoignages.
  
  Le représentant du F.B.I. maugréa :
  
  - Vous ne doutez pas de notre volonté de coopération, je présume ? Les conditions dans lesquelles Cowley a trouvé la mort nous intéressent plus que vous, en définitive. Jamais nous n'avons toléré que le meurtre d'un de nos hommes reste impuni.
  
  - Je sais, dit Coplan. Ceci pourrait même vous inciter à entamer une enquête parallèle, et à vous substituer à nos services. Je pense que ce ne serait pas souhaitable.
  
  Le ton froid, plus encore que les paroles, manquait de diplomatie. Huston s'en irrita.
  
  - Toujours jaloux de votre souveraineté, hein ? jeta-t-il, lourdement sarcastique. Well, ne vous frappez pas. Nous vous laisserons le soin d'élucider cette histoire. Vous êtes beaucoup mieux placés que nous, en particulier pour ce qui concerne vos agitateurs de droite. Orientez-vous plutôt de ce côté-là. A mon avis, Cowley n'a été la victime que d'une malheureuse coïncidence.
  
  Coplan approuva, mais dit :
  
  - Nous l'aurions cru aussi, figurez-vous, si nous n'avions mis la main sur un autre élément. Dans la cantine de Cowley, il y avait aussi un appareil photographique de petit format. Et nous avons eu la curiosité de développer le film qu'il contenait. Voici ce que cela nous a donné...
  
  Huston, les sourcils froncés, s'empara des clichés que son hôte lui tendait. Il parcourut rapidement le premier, releva les yeux et bougonna :
  
  - Je ne peux pas lire ça. C'est du français. Qu'est-ce que cela représente ?
  
  - Une étude sur des nouvelles matières plastiques, le renseigna Coplan. Ou plutôt, sur des produits à incorporer dans les matières plastiques utilisées comme emballage pour qu'elles se détruisent ultérieurement, soit qu'elles soient attaquées par des bactéries, soit qu'elles se désintègrent sous l'action de la lumière.
  
  L'étonnement de Huston s'accrut.
  
  - Eh bien, qu'y a-t-il d'extraordinaire là-dedans ? s'enquit-il. Cowley était un type très calé, il suivait à Paris les cours d'une grande école. Il est normal qu'il ait étudié des problèmes de cet ordre.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Désolé, mister Huston. Ces textes ne sortent pas des laboratoires de l'Institut Poincaré. Ils proviennent du Centre de recherches sur les macromolécules, installé à Strasbourg, et leur divulgation est interdite.
  
  L'Américain écrasa le bout de son cigare dans un cendrier, nerveusement. Il demanda, d'une voix abrupte :
  
  - Enfin, où voulez-vous en venir ? Quel est le rapport avec cette rixe où Cowley a été battu à mort ?
  
  - Voilà précisément ce qui nous chiffonne, dit Coplan. Il semble que, dans le cadre de sa mission ou à titre privé, votre agent se soit livré chez nous à de l'espionnage scientifique. Ce qui a pu le conduire à nouer d'étranges relations...
  
  L'expression de Huston ne permettait pas de deviner les sentiments que ces révélations faisaient éclore en lui, si c'était de l'effarement, de l'indignation, de l'incrédulité ou de l'embarras. Son faciès demeura impassible aussi longtemps qu'il garda le silence. Mais quand il ouvrit la bouche, ce fut pour articuler d'une voix grondante :
  
  - Insinueriez-vous que Cowley s'est procuré ces renseignements pour le compte du F.B.I. ?
  
  Coplan rétorqua, détaché :
  
  - Je m'en garderais bien A quoi cela servirait-il ? Mais je désire vous montrer la complexité des arrière-plans de cette affaire. N'auriez-vous pas des raisons de soupçonner que cette organisation des Red Tigers dissimule un réseau pratiquant à la fois le terrorisme et l'espionnage ? Cela s'est déjà vu.
  
  Huston comprit à demi-mot. Si son agent à Paris avait photographié ces documents chez un affilié des Red Tigers, Cowley sortait blanc comme neige de cette situation. Et le F.B.I. aussi. Accessoirement, cela pouvait signifier que l'enquête menée par Cowley était sur le point d'aboutir quand on l'avait supprimé.
  
  Moins tendu, l'Américain déclara :
  
  - Je ne puis rien vous affirmer dans ce domaine. Honnêtement, nous n'avons aucun indice témoignant que les Red Tigers ont une double activité. Leur unique objectif, et ils ne s'en cachent pas, est de détruire le système politique américain. En commençant, d'abord, par affaiblir le moral des forces policières.
  
  - Oui, dit Coplan. C'est ce qu'ils proclament. Mais, derrière ce paravent, ils manigancent peut-être aussi d'autres choses. Enfin, de ce côté-là non plus, vous ne pouvez me fournir une indication ?
  
  Huston exhala un profond soupir.
  
  - Je regrette... Ce que vous venez de m'apprendre me surprend beaucoup, et m'intrigue passablement. Il y a trois ans que Cowley a pris un engagement au F.B.I. Il appartenait à cette catégorie d'étudiants qui n'admettent pas qu'une poignée d'individus aux instincts destructeurs fassent régner la peur dans les Universités. La loi de 1968 a permis au F.B.I. d'intervenir dès que des agitateurs franchissent les limites d'un État pour inciter à l'émeute les citoyens d'un autre État. Depuis, Cowley avait toujours été bien noté. Grâce à lui, nous avons pu coffrer en flagrant délit une demi-douzaine de gauchistes trop remuants. A Paris, nous lui avions laissé la bride sur le cou, sachant que, d'une part, il poursuivait vraiment ses études et que, d'autre part, ce genre d'approche est toujours long. Plus tard, il aurait été attaché au F.B.I. au titre de conseiller scientifique.
  
  Il hocha la tête, puis il conclut :
  
  - Peut - être demanderons nous officiellement de coopérer à vos recherches. Plus encore qu'avant votre visite, je tiens à ce que les mystères qui entourent la mort de Cowley soient élucidés.
  
  Coplan, perplexe, remit le dossier dans sa valise. Si cette entrevue ne lui avait rien apporté de précis, elle lui laissait au moins les coudées franches. Il avait étalé toutes les cartes sur la table et avait obtenu, en quelque sorte, le feu vert.
  
  - Merci pour votre accueil, mister Huston, dit-il en se levant. Il se peut que je revienne vous voir, quand nous aurons des données plus positives.
  
  - Vous serez le 'bienvenu, assura gravement l'homme du F.B.I.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Rentré à Paris au terme d'un voyage aller et retour qui n'avait duré que 24 heures, Francis Coplan se rendit en droite ligne à la « tour de contrôle », le bureau où, environné d'un appareillage électronique de télécommunications internes et externes, siégeait le directeur des Services Extérieurs, un des départements du S.D.E.C.
  
  Ayant franchi la dernière porte qui donnait accès aux saints lieux, Coplan salua son chef avec la simplicité qui caractérise les rapports entre deux hommes qui ont étroitement collaboré pendant de nombreuses années, partageant souvent des secrets assez lourds à porter.
  
  Le Vieux, sa sagacité, plus que son âge, lui valait ce sobriquet parmi ses subordonnés déposa le stylo-bille dont il se servait, se redressa dans son fauteuil et posa sur Coplan un regard aigu, rendu inquisiteur par ses lunettes de myope.
  
  - Alors, quelle a été la réaction de l'aimable Mr Huston ? s'enquit-il, un rien sardonique.
  
  A croire qu'il connaissait tout le monde, à la surface du globe.
  
  Coplan haussa légèrement les épaules avant de se laisser tomber dans un fauteuil.
  
  - Normale, avoua-t-il. Il ne m'a pas suggéré d'étouffer l'affaire ni de passer l'éponge. Mais nous ne sommes pas plus avancés. Cowley n'envoyait pas au F.B.I. des détails sur les gens qu'il fréquentait. Les Américains sont beaucoup moins paperassiers que nous, soit dit entre parenthèses. Ils agissent, et puis ils font le bilan. Chez nous, c'est le contraire. Je ne fais pas allusion au Service, bien entendu.
  
  - Non, dit le Vieux, je sais que cela ne vous viendrait pas à l'esprit, bien sûr. Mais à propos du film ?
  
  - Lequel ? Celui des manifestations ou celui concernant les matières plastiques ?
  
  - Le second.
  
  - Huston est tombé des nues, évidemment. Le contraire eût d'ailleurs été impensable. En résumé, voici ce qu'il m'a dévoilé au sujet de la mission de Cowley.
  
  Coplan relata les explications qu'il avait obtenues et mentionna l'existence de l'association clandestine des Red Tigers, ainsi que son but avoué de mener la vie dure aux forces de l'ordre sur le territoire des États-Unis. Selon Huston, ce groupement avait un prolongement en France, où il poursuivait sans doute le même objectif.
  
  Au terme de son exposé, il exprima son propre point de vue :
  
  - Mais voilà, qu'y a-t-il de vrai dans les allégations de Huston ? Qui nous dit que Cowley était vraiment investi de cette mission de noyautage ? N'essaie-t-on pas de couvrir sa véritable vocation, à savoir l'espionnage scientifique et industriel ? Moi, je ne miserais pas trop sur la sincérité de ce fonctionnaire.
  
  - Moi non plus, concéda le Vieux, bien placé pour apprécier les attitudes ondulantes qu'impose, à ses serviteurs les plus zélés, la raison d’État. Quoi qu'il en soit, nous devons voir cela de plus près. Cowley a disparu, mais le type qui lui a communiqué cette étude du Centre de Strasbourg est encore vivant. Le tout est de savoir à quoi nous accorderons la priorité : à l'identification du meurtrier ou à celle de l'informateur de l'agent du F.B.I.
  
  Coplan, pensif, se gratta la joue.
  
  - L'ennui, avec un mort, c'est qu'on ne peut plus le surveiller, remarqua-t-il, conscient d'énoncer un truisme. Reprenons donc les événements à la lumière de ce que nous savons à présent : Cowley succombe à des coups rue Poissonnière. Une affiche collée sur le mur laisse supposer : a) qu'il était en compagnie d'amis gauchistes. b) qu'il a donc été frappé par des éléments de droite. C'est clair, parfait, ça colle admirablement avec le personnage qu'il semblait être.
  
  - Ouais ! fit le Vieux. Mais son appartenance au F.B.I. renverse les données de la situation. Démasqué par d'anciens adversaires, ceux-ci le font tomber dans un traquenard et créent une mise en scène qui induira la police en erreur. Dès lors, il y a un mobile, et il y a préméditation : un règlement de comptes.
  
  - Ou bien, enchaîna Coplan, la suppression de Cowley résulte de faits qui n'ont rien à voir avec ces gens turbulents de la gauche ou de la droite. Son activité d'espionnage serait seule en cause et on aurait essayé d'attribuer son décès à une vulgaire bataille de rue. Les trois hypothèses sont défendables.
  
  Le Vieux plissa le front tout en faisant tourner son alliance.
  
  - Un joli pastis juridique, estima-t-il. A qui allons-nous confier l'enquête ? Il faudrait en connaître le résultat à l'avance pour déterminer si c'est la P.J., les Renseignements généraux ou la D.S.T. qui doit s'en occuper. Dans le premier cas, c'est du Droit commun. Dans le second, un crime politique. Dans le troisième, ce serait du ressort du contre-espionnage.
  
  Il fit une moue, ajouta :
  
  - Le mieux, évidemment, serait de nous en charger nous-mêmes, en douce, en laissant se dépatouiller les autres. Mais nous sommes mal outillés, pour un cas pareil.
  
  Coplan n'était pas très fixé. La personnalité de Ralph Cowley chatouillait sa curiosité. De toute façon, il déplorait la mort brutale d'un homme jeune, intellectuellement doué, mais il n'en avait qu'une image des plus imprécises. Était-ce une sorte de boy-scout monté en graine, respectueux des valeurs traditionnelles et attaché à une certaine forme de société, ou un esprit machiavélique qui trahissait tout le monde ? A qui destinait-il la copie de ce compte rendu de recherches sur les matières plastiques, que des industriels eussent payé un bon prix ?
  
  De son côté, le Vieux continuait à méditer. Finalement, il murmura :
  
  - Après tout, ce sont les Renseignements Généraux qui ont attaché le grelot. Et ils ont aussi une section de contre-espionnage. Vous pourriez coopérer officieusement avec eux, Coplan ?
  
  L'interpellé reporta son attention vers son chef.
  
  - Oui, volontiers, répondit-il. Encore faut-il que vous me disiez ce qui vous intéresse en priorité : l'arrestation des coupables du meurtre ou l'origine de la fuite au Centre de Strasbourg...
  
  Le Vieux, mûri par une longue expérience, opta pour une attitude plus nuancée :
  
  - Ne vous braquez pas sur un objectif trop délimité. Il peut, il doit y avoir des interférences entre les occupations visibles de cet individu et ses actions occultes. Votre voyage à Washington a révélé une facette du bonhomme, mais il y en a certainement d'autres. Laissez aux gens des Renseignements Généraux le soin de mener l'enquête comme ils l'entendent, et soyez prêt à saisir, dans ce qu'ils ramèneront à la surface, tout ce qui pourrait présenter une certaine utilité pour nous.
  
  - Très bien, approuva Coplan.
  
  Puis :
  
  - Il n'est pas exclu que le F.B.I. demande l'autorisation de participer aux investigations. Quel avis donnerez-vous, le cas échéant ?
  
  La figure du Vieux devint revêche.
  
  - Pas question, trancha-t-il. Si la Police Fédérale est mouillée dans cette histoire d'informations scientifiques, elle s'échinera surtout à brouiller les cartes.
  
  Il posa ses mains à plat sur son bureau, signe que la conversation touchait à sa fin.
  
  - En ce qui vous concerne, je vais prendre les arrangements voulus, conclut-il. Téléphonez-moi demain, dans l'après-midi.
  
  
  
  
  
  Le surlendemain, dans le courant de la matinée, Coplan fit la connaissance du commissaire Degèvre, dans le bureau de celui-ci, à la Préfecture.
  
  Les Renseignements Généraux ayant, souvent, à jouer le rôle d'intermédiaire entre les Services Spéciaux et la D.S.T., une telle entrevue n'avait rien d'exceptionnel. Elle fut marquée, d'emblée, par une cordialité qui n'existait pas toujours entre deux services plus rivaux, le S.D.E.C. et la D.S.T.
  
  Degèvre était un homme de taille moyenne, corpulent, à la tête assez forte mais aux traits agréables, reflétant un mélange de bonhomie et de perspicacité. Il n'appartenait pas à cette catégorie d'officiers de police qui sont obnubilés par leurs fonctions. En toute circonstance, il considérait les choses avec un certain recul, ne perdait pas le sens de l'humour et n'accordait de l'importance qu'à ce qui en avait vraiment.
  
  En ceci, il avait des traits communs avec Francis Coplan, et les deux hommes ne tardèrent pas à s'en apercevoir.
  
  - Eh bien, dit Degèvre avec jovialité, après leur prise de contact, qu'attendez-vous de moi ? M'apportez-vous des directives ou désirez-vous savoir où nous en sommes ?
  
  Coplan sourit à demi.
  
  - Je viens à vous comme l'aveugle rejoint l'unijambiste, pour que nous progressions ensemble sur un chemin cahoteux. Mais, avant tout, je voudrais confronter les renseignements que nous possédons l'un et l'autre.
  
  - Mon Dieu, je crains que ce ne soit vite fait, émit Degèvre, bien installé dans son fauteuil, ses coudes appuyés sur les accoudoirs et les mains réunies par le bout de leurs doigts écartés. Comme convenu, nous avions laissé les choses au point mort. La Police Judiciaire aussi. Tout au plus avons-nous continué de recueillir des témoignages sur la vie privée de Cowley, parmi les étudiants de l'Institut Poincaré.
  
  - Bon, fit Coplan. Pour notre part, nous avons abouti à la conviction que la thèse du crime accidentel n'est pas la seule à retenir. Nous n'évaluons plus sa probabilité qu'à 33 %, deux autres éventualités ayant autant de chances de s'être produites.
  
  Il exposa ensuite à Degèvre pourquoi ces deux possibilités avaient été envisagées. Le commissaire ponctua de hochements de tête approbateurs le raisonnement que développait le délégué du S.D.E.C.
  
  - En définitive, acheva Coplan, il ne faut pas que nous soyons obsédés par la certitude que le crime a été commis par des néo-fascistes. Nous devrons tâter le terrain dans tous les sens, sans idée préconçue.
  
  - Et avec doigté, compléta Degèvre, édifié sur les aspects troublants de cette affaire.
  
  Il réfléchit un instant, les yeux dans le vague, songeant aux modalités pratiques.
  
  - Je vais vous communiquer le dossier, décida-t-il. Lorsque vous l'aurez consulté, vous verrez l'inspecteur Merlut. Il avait commencé de s'occuper de Cowley dès avant l'agression, il a fait partie du groupe qui a perquisitionné la chambre d'hôtel et il a été le premier à suspecter l'intérêt de l'appareil Minox que détenait l'Américain. Vous savez mieux que moi que la chaînette graduée dont est muni ce bijou facilite une mise au point précise pour la photographie à courte distance, et en particulier pour celle de documents..
  
  Coplan objecta :
  
  - Je préférerais parler d'abord à cet inspecteur : une relation verbale a plus de relief qu'un texte rédigé d'une manière administrative, et dans lequel on ne consigne jamais tous les détails.
  
  - Comme vous voudrez. Sachant que vous alliez venir, j'ai gardé Merlut à disposition. Je vais l'appeler.
  
  L'inspecteur s'amena quelques instants plus tard, paisible, bedonnant, les chaussures poussiéreuses, le nœud de cravate relâché.
  
  Degèvre le présenta à Coplan, puis précisa pour son subordonné :
  
  - Vous devinez qu'il s'agit du dossier Cowley. Monsieur va suivre l'enquête, qui entre dès à présent dans une phase plus active. Mettez-le au courant et travaillez avec lui la main dans la main. C'est à nous qu'il incombe de tirer cette histoire au clair.
  
  Merlut n'en était pas fâché. Il eût regretté d'être dépossédé de « son client ». Plusieurs fois, il s'était dit que s'il avait pu joindre Cowley un jour plus tôt, le destin de ce jeune type en eût sans doute été changé.
  
  Il s'enquit :
  
  - Je... Nous allons discuter ici ou dans mon bureau ?
  
  - Cherchez un coin tranquille, suggéra Degèvre. Il est vrai qu'ici, ça ne foisonne pas.
  
  - Si nous sortions de la Préfecture ? proposa Coplan. Il fait meilleur dehors.
  
  Merlut n'y voyait aucun inconvénient. Il détestait d'être enfermé entre quatre murs, aussi guetta-t-il avec espoir l'assentiment de son supérieur.
  
  - A votre guise, dit le commissaire, indifférent. Si besoin est, vous me trouverez ici jusqu'à midi.
  
  Coplan et Merlut prirent donc congé. Ils ne s'adressèrent la parole que lorsqu'ils furent sortis du bâtiment.
  
  - Ça ne sera pas du gâteau, prédit l'inspecteur, la mine soucieuse. J'ai l'impression que, d'entrée de jeu, nous allons tomber dans une impasse.
  
  - Ah oui, pourquoi ? s'informa Coplan tandis qu'ils débouchaient sur le boulevard, en face du Palais de Justice.
  
  - Parce que ce type menait deux vies séparées. Jusqu'ici, je n'ai pu questionner que des gens qui ne voyaient qu'un côté de son existence, et pas l'autre. A l'Institut, ses condisciples et ses professeurs l'ont décrit dans les mêmes termes que les tenanciers de l'hôtel Stella : un garçon correct, poli, discret, avare de confidences, parlant peu de politique et muet sur sa vie sentimentale. Personne n'a pu me renseigner sur l'endroit où il logeait réellement.
  
  Ils traversèrent la chaussée, afin d'aller se promener sur le quai de la Conciergerie, épargné par les voitures.
  
  - Et pourtant, dit Coplan, nous savons qu'il s'était fait accepter dans des milieux gauchistes, et qu'il essayait de donner le change en affichant des opinions révolutionnaires Il semble donc qu'il ait pris grand soin à dresser une cloison entre ces deux aspects de sa personnalité.
  
  - Exactement, souligna Merlut. Et je ne vois pas comment nous arriverons à la percer, cette cloison. Il procédait de même pour son courrier, ce Jean-foutre !
  
  - Attention. C'était un flic, ne l'oubliez pas.
  
  - Heu, oui, si l'on veut, bougonna Merlut, un peu confus.
  
  Il avait du mal à se représenter un policier sous les traits d'un hippie. A ses yeux, cela ne faisait pas sérieux.
  
  Il reprit :
  
  - A l'hôtel Stella ne parvenaient que des correspondances probablement familiales, portant le cachet de Boston, et des brochures scientifiques. Mais le reste, où se le faisait-il adresser ?
  
  Il tournait sa bonne bouille vers Coplan, comme s'il espérait que celui-ci pourrait lui répondre.
  
  Coplan sortit de sa poche un paquet de Gitanes, le tendit, ouvert, à son compagnon.
  
  - Je ne comprends pas pourquoi, au fond, Cowley tenait tellement à préserver cette double existence, remarqua-t-il. A première vue, je n'en discerne pas la nécessité.
  
  L'inspecteur prit une cigarette, distraitement.
  
  - Eh oui, c'est vrai, reconnut-il. On peut être inscrit à Poincaré et avoir des opinions gauchistes, ça n'est pas incompatible.
  
  - Et quand, en plus, on est un détective, on doit le dissimuler à tout le monde, ajouta Coplan.
  
  Ils poursuivirent leur chemin le long de la sinistre prison, méditant chacun sur les curieux agissements du défunt. Cowley n'avait certes pas choisi cette formule pour échapper à la surveillance éventuelle de la police française. C'eût été enfantin.
  
  Quoi qu'il en fût, ce mur qui divisait en deux décors distincts la vie de l'agent du F.B.I. devait être troué. Qui sait si Cowley n'avait pas poussé l'astuce jusqu'à faire usage d'un nom différent lorsqu'il passait de l'autre côté de la barricade ?
  
  - Nous risquons de cavaler longtemps, émit Merlut d'un air maussade, pour résumer ses pensées. Et, croyez-moi, j'ai inspecté son barda à la loupe, dans l'espoir de découvrir une faille. Rien à faire, son système était bien étanche.
  
  - Détrompez-vous, dit Coplan tout en s'arrêtant à nouveau, les deux mains dans les poches. Il y en a une, de faille. Si grande qu'elle crevait les yeux, et c'est pourquoi vous ne l'avez pas vue.
  
  L'inspecteur lui décerna un coup d’œil interloqué.
  
  - Laquelle ?
  
  - Les films qu'ils ont au Service Technique de la PJ., parbleu! Lors des deux manifestations dans lesquelles notre homme a été capté par l'objectif, il devait être entouré de quelques copains, non ? Et ceux-là sont vivants ! On doit pouvoir les identifier.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Une autre projection eut lieu, en petit comité. Après un premier passage à vitesse normale, les deux films défilèrent au ralenti.
  
  Un certain nombre de manifestants se mouvant à proximité de Cowley furent sélectionnés. On en retint onze sur la première pellicule et quatorze sur la seconde. Puis on demanda aux spécialistes du laboratoire de tirer des clichés séparés de ces vingt-cinq personnages.
  
  Lorsque ces clichés, agrandis au format carte-postale et reproduits chacun en trois exemplaires, eurent été réalisés, on les soumit à des techniciens de l'anthropométrie. Ceux-ci, après un examen approfondi qui devait leur permettre de reconstituer le signalement des intéressés, et de traduire ensuite sur carte perforée leurs caractéristiques faciales, s'avisèrent que quatre mêmes individus figuraient dans les deux groupes.
  
  Cela n'avait pas sauté aux yeux des spectateurs parce que leur attention était forcément dispersée, pendant qu'ils suivaient le déroulement des bagarres, et aussi parce que les visages des acteurs apparaissaient sous des angles et sur des plans différents, sans compter que d'autres vêtements, voire le port d'un casque de motocycliste, modifiaient également l'allure générale des quatre gaillards en cause.
  
  Or, après le traitement des cartes perforées par l'ordinateur, il fut établi que trois d'entre eux avaient déjà encouru des condamnations pour outrages à agents, coups et blessures et autres peccadilles. Parmi eux, il y avait le fameux Fontard, signalé par Dangier, le commissaire de la D.S.T., lors de la précédente séance de projection.
  
  Ainsi, en moins de deux jours, Coplan et Merlut furent-ils mis en possession d'une liste de quatre gauchistes, dont l'un était un maoïste avéré, qui avaient gravité autour de Cowley pendant des affrontements avec la police : Louis Doussard, 19 ans ; Pierre Chalus, 22 ans ; Patrick Saverne, 25 ans, et Daniel Fontard, 27 ans.
  
  Un extrait de leur casier judiciaire, une fiche d'état civil et des informations complémentaires glanées antérieurement par des inspecteurs des R.G. étaient joints à la liste.
  
  Coplan se frotta les mains.
  
  - Bon, dit-il. Ce serait bien le diable si aucun d'eux ne pouvait fournir quelques détails sur la face cachée de l'existence de notre Américain. Ou même sur les circonstances de sa mort.
  
  - Qu'est-ce qu'on va faire ? demanda Merlut. Les placer sous surveillance ou...
  
  - Non, non. Les interpeller, et en vitesse. Pour autant que votre chef, le commissaire Degèvre, soit d'accord, bien entendu.
  
  - Si telle est votre idée, il le sera, pronostiqua Merlut.
  
  Une brève conversation avec Degèvre entraîna son adhésion. Il estimait que l'enquête, retardée déjà pour de multiples raisons, devait être menée désormais tambour battant.
  
  Il mobilisa plusieurs inspecteurs et les chargea d'amener à la Préfecture les quatre suspects, pour « affaire les concernant ». Lorsque ses subordonnés, nantis d'instructions, eurent quitté son bureau, Degèvre dit à Coplan :
  
  - Que souhaitez-vous savoir en premier lieu ? Moi, bien sûr, je compte axer les interrogatoires sur l'algarade de la rue Poissonnière.
  
  - Pour ma part, j'aimerais surtout connaître l'emplacement du domicile principal de Cowley. Avec un peu de chance, nous pourrions encore y découvrir des objets ou des notes qui seraient susceptibles d'ouvrir de nouvelles perspectives.
  
  Le commissaire approuva :
  
  - Oui, évidemment. C'était là son véritable quartier général. Ses voisins ignorent peut-être encore qu'il est mort.
  
  - Et s'ils ne l'ignorent plus, ils ne peuvent en avoir été informés que par un membre de la bande, souligna Coplan. Nous tiendrions là un bon début de piste. Mais, lorsque vous questionnerez ces quatre loustics, songez qu'ils ne connaissaient pas forcément Cowley sous son vrai nom. Montrez-leur plutôt sa photo.
  
  - Entendu.
  
  - Je reviendrai demain en fin d'après-midi, spécifia Coplan. Si toutefois vous obteniez l'adresse avant cela, je vous serais obligé de m'avertir à ce numéro de téléphone et de ne pas envoyer quelqu'un sur place avant que je puisse l'accompagner.
  
  - Merlut vous préviendra le cas échéant. C'est à lui qu'incombera la perquisition, comme de juste.
  
  
  
  
  
  Le premier à être mis sur la sellette fut Pierre Chalus. Il avait une abondante chevelure en désordre et d'une propreté plus que douteuse. Le teint plombé, mince, vêtu d'une chemisette à col ouvert et d'un pantalon serrant aux hanches, il avait la carrure d'un adolescent. Son visage, ovale et allongé, ni beau ni laid, était empreint de la hargne des jeunes qui, soit affectivement, soit matériellement, ont souffert de frustrations.
  
  Son séjour en prison, une année auparavant, avait durci sa rancœur et attisé sa haine de la police. Ses conceptions politiques plus que rudimentaires n'étaient qu'un prétexte pour clamer sa révolte et assouvir un obscur besoin de vengeance. Il allait « où ça chauffait », partout, pour casser des figures ou saccager des locaux.
  
  Les dents serrées, le regard bas, il comparut devant le commissaire en se demandant de quoi on allait l'inculper. Aussi fut-il surpris quand Degèvre, négligeant le cérémonial habituel, poussa devant lui une photo et s'enquit sur un ton très anodin :
  
  - Tu connais ?
  
  Les sourcils froncés, Chalus contempla l'épreuve, puis laissa tomber un « Non » laconique.
  
  - Si, opposa le commissaire. Tu as déjà vu ce gars-là. Ne prétends pas le contraire ou je vais te prouver que tu mens.
  
  Le jeune délinquant, indéchiffrable, garda le silence.
  
  Degèvre reprit :
  
  - Ce n'est pas toi qui m'intéresse, c'est lui. Un Américain. Il a disparu de la circulation.
  
  L'angoisse qui tenaillait Chalus s'allégea, mais il n'en fut que moins disposé à faciliter le travail de ce flic.
  
  - Alors ? dit Degèvre avec moins de patience. Tu te décides ? Je veux savoir comment il se faisait appeler et dans quel coin il logeait. Si tu réponds, tu peux repartir immédiatement.
  
  L'attrait de la liberté est le meilleur auxiliaire des enquêteurs. La pomme d'Adam de Chalus bougea de bas en haut. Après tout, il s'en foutait, de ce Ricain. Cependant, il ne parvint pas à vaincre sa répugnance. Ses lèvres se crispèrent.
  
  - Attention, le prévint le commissaire à mi-voix. En te taisant, tu vas me faire supposer que tu en sais long sur cette disparition. Cela va m'obliger à te garder à vue. Un jour, deux jours, peut-être davantage. Et puis, si je ne m'abuse, tu es en liberté conditionnelle, non ?
  
  Chalus se racla la gorge.
  
  - Des copains l'appelaient Ralph, articula-t-il. Moi, je ne l'ai vu que deux fois, par hasard. Je ne sais pas où il créchait, parole.
  
  Le type ne se doutait pas qu'il avait été filmé.
  
  En admettant qu'il avait rencontré Cowley deux fois, il disait probablement la vérité.
  
  - Que fabriquais-tu avec lui rue Poissonnière, dans la nuit du 8 au 9 avril ? bluffa Degèvre, le regard fixe.
  
  - Moi ? fit Chalus, au comble de l'ébahissement. Je ne mets jamais les pieds dans ce secteur !
  
  - Ah non ? Alors, où étais-tu, cette nuit-là ?
  
  - Ben... A Belleville, comme tous les soirs. Au truc des machines à sous, rue Ramponeau.
  
  D'après les rapports, Chalus méritait l'appellation de casseur, mais il ne brûlait pas d'un idéal au point de se joindre à une équipe de colleurs d'affiches.
  
  - Qu'avais-tu entendu d'autre, à propos de ce Ralph ? demanda Degèvre. Des Américains, il n'y en a pas tellement, dans vos bandes.
  
  - Bah... Paraît qu'il s'était planqué à Paris, après un coup fumant dans son bled. Du Massachusetts, qu'il était. A moi, il ne m'a jamais parlé.
  
  L'opinion de Degèvre était faite. Cowley n'avait pas dû nouer des liens avec un voyou aussi inculte, dénué de foi révolutionnaire et associal pour des raisons psychologiques. L'agent du F.B.I. visait plus haut.
  
  - Ça va, tu peux décamper, dit le commissaire. Et tiens-toi tranquille. La prochaine fois qu'on te repérera dans une manifestation, je te boucle. Compris ?
  
  Trop content de s'en tirer à si bon compte, Chalus s'éclipsa sans ajouter un mot.
  
  Le suivant fut Daniel Fontard, celui que Dangier avait qualifié de « cheval de retour ». Un personnage d'un tout autre calibre : intellectuel autodidacte, ayant lu Marx et Lénine avant de s'emballer sur le petit Livre Rouge édité à Pékin, vomissant les communistes parce qu'ils admettaient une coexistence pacifique avec le système bourgeois dans lequel ils s'étaient intégrés.
  
  Mais ce doctrinaire intransigeant, ce partisan fanatique de la destruction de la société capitaliste, avait le physique rassurant d'un homme bien nourri, plutôt petit, la figure ronde et lisse, un regard clair teinté d'ingénuité.
  
  Fontard n'avait jamais dû être torturé par des drames intérieurs. Sa position idéologique, il l'avait adoptée en étant poussé par un besoin passionné de justice sociale. Il travaillait dans une imprimerie affectée aux inscriptions sur emballages, dans le quartier du Temple.
  
  - Alors, Fontard, l'attaqua Degèvre sur un ton engageant, on rêve toujours au chambardement général ?
  
  - Il n'est pas nécessaire d'y rêver : il suffit de voir. Votre système est en train de se décomposer tout seul.
  
  C'était dit avec une sereine assurance dénuée d'agressivité.
  
  - Eh bien, tout va donc pour le mieux, dit le commissaire. Mais je ne t'ai pas fait venir pour contester tes opinions. Ni pour te créer des embêtements, d'ailleurs. Il y a un gars qui me pose un problème, et je suppose que tu étais en cheville avec lui. Celui-là...
  
  Il avança la photo vers l'imprimeur, précisa :
  
  - Ralph, l'Américain. Le voyais-tu souvent ?
  
  - De temps à autre, reconnut spontanément Fontard, la mine soucieuse. Qu'avez-vous à lui reprocher ?
  
  - Quand l'as-tu vu pour la dernière fois ?
  
  - Oh !... Il doit y avoir une dizaine de jours.
  
  - Sais-tu où il habitait ?
  
  - Oui, bien sûr. Mais voulez-vous dire qu'il s'est débiné ?
  
  - Réponds-moi.
  
  - Allons, dit Fontard, incrédule. Vous n'allez pas me faire croire que la police ne sait pas où il habite, non ? Pas à moi !
  
  - Ne t'inquiète pas. Je te demande où il couchait. Ce n'est peut-être pas pareil.
  
  - Ah ? Eh bien, pour moi, il logeait rue Antoine Bourdelle, dans le XVe. Avec une fille, une compatriote à lui.
  
  Degèvre dissimula son intérêt.
  
  - Quel numéro ? s'enquit-il, le stylo-bille prêt à noter.
  
  - Au 6, premier étage. Un trois-pièces.
  
  Fontard n'avait nullement l'air préoccupé. Son expression traduisait surtout de l'incompréhension.
  
  - Le nom de la fille ? s'informa Degèvre.
  
  - Doris. Son nom de famille, c'est Lise. Enfin, ça se prononce comme ça, mais l'orthographe, c'est L-e-a-s-e.
  
  - Que fait-elle ?
  
  - Étudiante. Et modèle, accessoirement. Elle pose pour des photos publicitaires.
  
  Degèvre décrocha son téléphone, appela le fichier.
  
  - Ici Degèvre. Voulez-vous me procurer le dossier d'une nommée Doris Lease, de nationalité américaine, domiciliée au 6, rue Antoine Bourdelle ? Oui, c'est urgent.
  
  Il raccrocha et releva les yeux vers Fontard.
  
  - Où étais-tu dans la nuit du 8 au 9 avril ? Pour te fixer les idées, c'était le mardi de la semaine ,dernière.
  
  Son interlocuteur arbora un visage perplexe.
  
  - Mardi ? fit-il, sondant sa mémoire. Puis, se souvenant :
  
  - Ah ! oui. Pas d'erreur possible : je faisais partie de l'équipe de nuit, à l'imprimerie.
  
  - Tu en es bien sûr ?
  
  - Certain. De onze à six. Vous pouvez vérifier. Mais quel est le rapport ?
  
  Il était parfaitement décontracté, la voix ferme, le regard direct.
  
  Une fois de plus, le commissaire éluda sa, question.
  
  - Ralph appartenait-il au même groupe ou au même cercle politique que toi ?
  
  - On avait les mêmes vues, oui. On a même participé ensemble à des manifestations, mais il n'était pas affilié à mon parti. Je ne désespérais pas de l'enrôler un jour, d'ailleurs.
  
  Degèvre déposa son stylo-bille, tendit son paquet de cigarettes à Fontard en disant :
  
  - Écoute-moi : je ne veux pas te chercher des poux sur la tête, mais il y a un point sur lequel je voudrais savoir à quoi m'en tenir : est-ce ton parti qui a fait coller des affiches dans cette nuit du 8 au 9 ?
  
  - Sûrement pas. Cela n'entre pas dans nos méthodes. Nous n'en collons jamais. Ça coûte de l'argent, ça ne convainc personne et les affiches sont lacérées quelques heures après. Nous, nous distribuons des tracts et des brochures dans les milieux les plus défavorisés des classes laborieuses, pour aider les gens à réfléchir.
  
  De fait, il avait été condamné pour diffusion de publications subversives, à trois reprises, et on ne l'avait pris sur le fait que parce qu'il agissait un peu trop ouvertement.
  
  Le commissaire aspira une bouffée. Il était virtuellement persuadé que Fontard ignorait tout du meurtre. Ses réponses dépourvues de réticence, son naturel, et même son passé, témoignaient qu'il ne cachait rien à cet égard.
  
  - La fille, reprit Degèvre. S'intéresse-t-elle aux conflits idéologiques ?
  
  - Eh oui... Elle est aussi intelligente que belle, et imbattable en matière de sociologie. Je crois qu'elle a des parents assez riches, mais ça ne l'empêche pas de répudier un monde dominé par l'idée de profit.
  
  - Est-elle membre d'une organisation politique de gauche ?
  
  - Là, vous m'en demandez trop.
  
  Manifestement, il était renseigné mais ne désirait pas s'avancer davantage sur ce terrain.
  
  - Ralph a été tué, dévoila subitement le commissaire en observant l'imprimeur. Ce dernier arqua les sourcils, stupéfait.
  
  - Non ? souffla-t-il. Quand ça ?
  
  - Cette fameuse nuit. A ta connaissance, y avait-il des types qui lui en voulaient ?
  
  Fontard se gratta la nuque, ayant du mal à réaliser que Ralph était mort. Ils avaient le même âge.
  
  - Franchement, je ne vois pas, avoua-t-il. Pourquoi aurait-il eu un ennemi ? Il était de notre bord, toujours prêt à donner un coup de main, à refiler quelques francs à des gars qui n'avaient pas de quoi croûter.
  
  Soudain, sa figure changea, devint rouge d'animosité.
  
  - Des salauds de réactionnaires ! siffla-t-il. Ce sont eux qui l'ont eu... A Poincaré, certains devaient le voir d'un mauvais œil.
  
  La réaction de Fontard était symptomatique. Parmi les gauchistes, Cowley jouissait d'une réputation sans tache. On ne l'avait jamais soupçonné de pratiquer un double jeu.
  
  - Nous avons lieu de penser, effectivement, que Ralph a été assassiné par des néo-fascistes, déclara le commissaire. Mais il se trouvait en compagnie de types de ton bord, comme tu dis, et qui n'ont pas jugé bon de prévenir la police. Si bien que nous battons la campagne, et que les meurtriers auront une chance de passer au travers.
  
  L'ouvrier fulmina :
  
  - Celle-là, c'est le bouquet ! D'autant plus que vous ne vous décarcasserez pas beaucoup, je parie !
  
  - La preuve, dit Degèvre, sarcastique. Pourquoi t'ai-je fait venir ?
  
  Mouché, Fontard se mordilla la lèvre.
  
  - Je regrette, marmonna-t-il. Si j'avais la plus petite indication, je vous garantis que je vous en ferais part. Mais cette histoire me dépasse... Comment a-t-il été tué ?
  
  - A coups de gourdin sur la tête, lors d'un accrochage entre deux bandes. Soit dit en passant, tes copains ont lâchement fui. Ils l'ont laissé sur le carreau et n'ont même pas appelé une ambulance.
  
  Fontard resta muet. Après un moment, Degèvre soupira :
  
  - C'est bien, retourne chez toi. Mais si des rumeurs te parviennent au sujet de colleurs d'affiches qui auraient opéré rue Poissonnière la semaine passée, tâche d'en connaître au moins un, et signale-le-moi. Je verrai si, toi, tu es disposé à te décarcasser.
  
  Fontard, tourmenté, se leva en disant :
  
  - Oui, monsieur le commissaire.
  
  Et il partit.
  
  Resté seul, Degèvre fut tenté d'appeler immédiatement le numéro de téléphone que lui avait laissé le délégué des Services Spéciaux. L'obtention de la seconde adresse de Cowley constituait un progrès capital, à exploiter au plus vite.
  
  Mais le dossier de Doris Lease tardait à venir et il restait un individu à interroger, Patrick Saverne. Mieux valait l'entendre d'abord. Cela ne traînerait pas et Coplan saurait tout de suite ce qu'avait donné l'audition des trois premiers suspects.
  
  Degèvre fit comparaître Saverne, un jeune homme à l'air inquiet, à la figure étroite, vêtu d'un blouson beige clair en gabardine, large ouvert.
  
  Lorsque la photo de Cowley lui fut présentée, Saverne admit qu'il avait été en relations avec l'Américain. Le commissaire lui posa au début les mêmes questions qu'à Fontard, et il reçut ainsi la confirmation des assertions de ce dernier, tant au sujet du domicile de la rue Bourdelle qu'à celui de la maîtresse de Ralph.
  
  Saverne s'exprimait avec correction, sans se faire prier, mais Degèvre sentit bientôt que l'attitude du gars trahissait une nervosité contenue.
  
  - Toi, tu sais quelque chose, affirma-t-il soudain, le masque soupçonneux. Allons, vide ton sac.
  
  - Heu... Je sais que Ralph a péri dans une bagarre.
  
  - Qui te l'a dit ?
  
  - Un de ceux qui étaient avec lui cette nuit-là.
  
  - Son nom, son adresse.
  
  - Antoine Grumier. L'adresse, je ne pourrais pas vous la dire. Je ne vois Grumier qu'à des réunions.
  
  Degèvre se réserva d'approfondir cette question plus tard.
  
  - Avoue que tu faisais partie de l'équipe, gronda-t-il, l’œil accusateur.
  
  - Non, je vous jure que non, certifia Saverne, éperdu. Simplement, Grumier m'a raconté que...
  
  - Alors, il est idiot, ton copain ? Il n'a pas pu tenir sa langue ?
  
  Interloqué, le jeune homme bégaya :
  
  - Je ne... Mais non, il... Il avait eu une émotion terrible, voilà tout.
  
  - Ignores-tu que toute personne ayant connaissance d'un crime et qui n'en informe pas les autorités peut être inculpée de complicité ? Il est dans le bain, ton Grumier, et toi aussi !
  
  Saverne blêmit, complètement désarçonné.
  
  - Enfin, nous n'avons rien fait, protesta-t-il faiblement. Nous n'y sommes pour rien.
  
  - Qu'est-ce qu'il t'a raconté, Grumier ?
  
  - Que..., que cinq ou six types avaient fondu sur eux sans crier gare. Ils étaient armés de bâtons et se sont mis à frapper à tour de bras, dans le tas, en proférant des insultes. Ralph et un autre ont essayé de se défendre, tandis que Grumier, pris de panique, a laissé tomber son pot de colle pour détaler avec celui qui tenait le rouleau d'affiches. Il faisait assez sombre...
  
  - Et vous ne vous êtes même pas retournés ?
  
  - Hein ? Moi, je n'y étais pas, je vous dis ! Grumier, oui, il s'est retourné. Il n'a vu que des silhouettes qui s'agitaient, et deux corps tombés sur le trottoir. Alors, il a craint qu'on ne lui cavale après et il s'est défilé par la rue des Jeûneurs.
  
  - Dans ces conditions, comment a-t-il appris que Ralph avait succombé à ses blessures ?
  
  Saverne regarda le policier, les yeux grands ouverts.
  
  - Eh bien... Je suppose qu'il a dû en être avisé après, par le gars qui était resté avec Ralph.
  
  Ceci serait élucidé par l'audition d'un des témoins directs de fa rixe.
  
  - L'amie de Ralph a-t-elle été prévenue ? s'enquit Degèvre, toujours abrupt.
  
  - Je pense que oui. Très probablement. Elle tient un rôle d'une certaine importance, dans le mouvement.
  
  - Quel mouvement ?
  
  Pour la première fois, Saverne se retint de parler.
  
  Le commissaire haussa les épaules.
  
  - Tu ne te figures pas que tu pourras me cacher longtemps le nom de votre association clandestine ? railla-t-il. Quelqu'un mangera le morceau, ça ne fait pas un pli. Grumier, ou un autre. Fais-moi gagner du temps. N'oublie pas qu'il s'agit du meurtre d'un des vôtres.
  
  Baissant la tête, Saverne lâcha :
  
  - Les Vengeurs de la Commune.
  
  « Cet éternel romantisme de la gauche... », songea le commissaire, presque apitoyé. D'une voix normale, il poursuivit :
  
  - Une dernière question : sais-tu si Ralph, ou quelqu'un de votre groupement, a des attaches avec une personne travaillant au Centre de Recherche de Chimie de Strasbourg ?
  
  Le jeune militant eut une mimique d'incertitude, puis il fit un signe négatif avant de prononcer :
  
  - Non, je n'en ai pas la moindre idée.
  
  Degèvre se dit qu'il allait être obligé de retenir ce garçon en garde à vue. S'il le laissait communiquer avec ses camarades, ceux-ci se terreraient, et on aurait du mal à les appréhender.
  
  A ce moment, on frappa à la porte. Elle s'ouvrit et un planton annonça :
  
  - Je vous apporte le dossier demandé, monsieur le commissaire.
  
  - Ah ! bon, passez-le-moi.
  
  Lorsque la chemise cartonnée eut été déposée sur le bureau, et quand le planton fut sorti Degèvre contempla Saverne.
  
  - Si tu avais fait une déclaration au commissariat de ton quartier, je ne t'aurais pas retenu, lui dit-il. Tu t'es montré solidaire de gens qui veulent entraver le cours de la Justice. Libéré, tu t'empresserais d'aller les prévenir que nous les avons repérés. Je ne peux pas t'en donner l'occasion.
  
  Les épaules de Saverne s'affaissèrent, tandis que ses traits reflétaient un profond ennui. Il s'en était douté, qu'on le garderait au frais.
  
  - Je n'irais pas me vanter auprès de Grumier que je vous ai cité son nom, bougonna-t-il pour essayer de se tirer d'affaire.
  
  - Au contraire, affirma Degèvre. Tu voudras te racheter à ses yeux en l'avertissant que nous sommes sur sa piste. Où se tiennent ces réunions dont tu parlais ?
  
  - Je ne vous le dirai pas.
  
  - Eh bien, c'est ce que nous verrons. Pour l'instant, j'ai autre chose à faire qu'à m'occuper de toi. Quelques heures de réflexion en cellule te feront le plus grand bien.
  
  Il appuya sur un bouton pour appeler le gardien de la paix qui se tenait dans le couloir.
  
  - Leduc, emmenez-moi ce particulier. Il va loger ici cette nuit.
  
  Soumis, Saverne se leva, résigné à l'inéluctable, et il accompagna l'agent. La porte se referma sur eux.
  
  Le commissaire n'était pas mécontent des résultats acquis. La suite ne serait plus qu'une question de routine, maintenant qu'on tenait le bout du fil.
  
  Il ouvrit le dossier de Doris Lease et parcourut les documents qu'il contenait.
  
  La jeune femme, âgée de 24 ans, était originaire de New York et diplômée de l'Université de Columbia (Université située au bord de l'Hudson, dans la presqu'île de Manhattan, à New York). Elle avait sollicité un permis de séjour en France pour suivre des cours à la Sorbonne et s'était installée à Paris au mois de novembre de l'année précédente. Le domicile indiqué était bien celui de la rue Antoine Bourdelle. Sa conduite n'avait donné lieu à aucun rapport défavorable. Sa photo d'identité attestait qu'elle était vraiment jolie, bien que son visage triangulaire, à la bouche morose, eût ce caractère impersonnel des mannequins qu'on voit dans les magazines de mode.
  
  Degèvre, ayant refermé le dossier, se mit en devoir de convoquer Merlut et de l'envoyer rue Bourdelle, avec un mandat de perquisition.
  
  Et l'ordre d'amener l'amie de Cowley à la Préfecture.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Informé par Merlut, Coplan lui fixa un rendez-vous dans un café du boulevard Montparnasse. Les deux hommes se rencontrèrent à 6 heures et demie du soir et, tout en se rendant à pied à la rue Antoine Bourdelle, l'inspecteur relata succinctement les déclarations de Fontard et de Saverne.
  
  - Bref, ça démarre, conclut Merlut, satisfait. La fille va pouvoir nous éclairer sur les occupations moins apparentes de Cowley, alors que d'un autre côté nous n'allons pas tarder à épingler un des gars qui l'accompagnaient la nuit du meurtre.
  
  - Oui, dit Coplan. Le verrou a sauté. Mais je crains que, pour ce qui concerne l'origine du rapport que l'Américain avait photographié, nous ne soyons pas de sitôt au bout de nos peines. Enfin, chaque chose en son temps.
  
  Quelques minutes plus tard, ils bifurquèrent dans une rue étroite, bordée de petites maisons vétustes, étrangement anachroniques dans ce quartier en pleine rénovation. Au numéro 6, la porte d'entrée, large ouverte, donnait accès à un couloir obscur.
  
  Merlut trouva le bouton de la minuterie, appuya dessus, et les deux hommes purent alors gravir un escalier assez étroit. Au premier étage, ils s'immobilisèrent devant l'unique porte. Aucune inscription ou carte de visite n'indiquait le nom de la locataire.
  
  Coplan pressa du pouce le bouton du timbre.
  
  Cet appel ne suscita pas le moindre signe de vie à l'intérieur de l'appartement. Au bout de quelques secondes, Merlut fit la grimace.
  
  - Évidemment, la souris n'est pas chez elle. Ça ne rate jamais. Nous allons encore devoir poireauter.
  
  - Nous ne connaissons pas ses habitudes, fit valoir Coplan. Sans doute dîne-t-elle dehors. Puis, après un temps :
  
  - Essayons de nous renseigner. Elle n'est pas la seule locataire de cette maison.
  
  Le silence qui régnait dans l'immeuble aurait cependant pu le faire croire. Ils redescendirent, avisèrent à la droite de l'escalier une porte correspondant à une pièce du rez-de-chaussée. A ce moment, l'éclairage s'éteignit. Merlut alla réveiller la minuterie, à l'entrée, et revint sur ses pas pour désigner, d'un signe de la tête, l'autre logement.
  
  - On y va ?
  
  Coplan ayant acquiescé, l'inspecteur frappa discrètement.
  
  L'huis s'entrebâilla presque aussitôt, démasquant une sexagénaire courtaude et aux formes plus que grassouillettes, au visage intrigué. Elle avait dû guetter les allées et venues des visiteurs car elle s'enquit :
  
  - C'est pour la demoiselle du dessus ?
  
  - Oui, dit Merlut, la mine aussi engageante que celle d'un courtier d'assurance. Vous ne sauriez pas à quelle heure elle rentre, par hasard ?
  
  La dame semblait quelque peu surprise par l'allure des deux inconnus. Par leur âge, leur mise et leurs manières, ils n'avaient rien de commun avec les curieux spécimens humains que recevait le couple d'Américains.
  
  - Miss Lease ne rentrera que dans deux jours, répondit la locataire, assez contente de montrer qu'elle avait des notions d'anglais.
  
  - Ah bon ? fit Merlut. Et depuis quand est-elle partie ?
  
  - Depuis près d'une semaine. Le onze avril. L'inspecteur dédia un coup d’œil à Coplan, qui ne broncha pas.
  
  Merlut reprit, à l'adresse de son interlocutrice :
  
  - Et son ami, il n'est pas là non plus ?
  
  - Non. Il lui est arrivé un accident, paraît-il. Ça l'a bouleversée, cette pauvre fille. Elle a eu besoin de se reposer.
  
  - Vous a-t-elle dit où elle allait ?
  
  - Heu... Oui et non. Quelque part dans le Midi. Vous avez une commission pour elle ? Coplan intervint :
  
  - Nous sommes des officiers de police, madame. Et nous avons un mandat de perquisition. Miss Lease ne vous a-t-elle pas confié une clé de son appartement ?
  
  Merlut, étonné par cette façon de mettre les pieds dans le plat alors qu'il s'apprêtait à tirer les vers du nez de cette voisine, eut un froncement de sourcils réprobateur. Quant à la femme, elle écarquilla ses yeux alourdis de poches.
  
  - Une perquisition ? articula-t-elle. Mon Dieu ! Pourquoi faire ? Non... Miss Lease ne m'a pas laissé sa clé.
  
  - Alors, excusez-nous de vous avoir importunée, dit Coplan. Ne vous alarmez pas : nous allons devoir recourir aux bons offices d'un serrurier. Nous reviendrons sous peu.
  
  Il entraîna Merlut vers la rue, pour couper court, et lorsqu'ils eurent accompli quelques pas à l'extérieur, il lui déclara :
  
  - Bavarder plus longtemps avec cette locataire ne nous aurait pas avancés beaucoup. La fille ne lui a même pas dit que Cowley était mort.
  
  - On aurait pu lui...
  
  - Non, Merlut. Il faut agir tout de suite. Ne trouvez-vous pas bizarre que cette donzelle se soit éclipsée 48 heures après le décès de son amant ?
  
  - Ben... Avouez : il y avait de quoi être assommée. Ils devaient s'aimer, ces deux-là.
  
  - Possible. Mais je me demande pourquoi Doris Lease a éprouvé le besoin de notifier ses intentions à une vieille bourgeoise qui ne devait pas être une de ses confidentes. A quel serrurier faites-vous appel, d'ordinaire, dans ce secteur ?
  
  - A Cazeneuve,
  
  - Bon. Appelons-le.
  
  
  
  
  
  L'ouverture de la porte de l'appartement ne fut qu'une simple formalité pour le spécialiste qu'avait requis l'inspecteur. Quand Cazeneuve eut exécuté son travail, il fit signer un papier à Merlut, afin de réclamer ultérieurement ses honoraires.
  
  Coplan explorait déjà le trois-pièces. Lors que le policier l'eut rejoint, il lui signala :
  
  - Elle n'a pas laissé traîner le moindre vêtement. Ni à elle, ni à lui.
  
  Avant de se livrer à une inspection méthodique, ils examinèrent les lieux. L'appartement comportait un studio, une chambre à coucher, une petite cuisine et une salle d'eau équipée d'une douche. Des livres garnissaient des rayonnages, au mur était épinglé un poster montrant Che Guevara coiffé de son béret légendaire, des mégots de cigarettes subsistaient dans divers cendriers, mais aucun objet personnel n'avait été abandonné dans le meublé. Les tiroirs, le placard à linge, les penderies étaient vides.
  
  - Je n'ai pas du tout l'impression que notre belle Américaine ne s'est absentée que pour huit jours, émit l'inspecteur.
  
  - Non, et je serais même fort surpris si elle remettait jamais les pieds ici, renchérit Coplan, soucieux. De quoi a-t-elle eu peur ?
  
  Merlut se tourna vers lui.
  
  - Peur ? Pourquoi dites-vous cela ?
  
  Coplan, les poings sur les hanches, le dévisagea.
  
  - Trouvez-vous normal qu'une fille, vivant en concubinage avec un compatriote, plie bagage après avoir appris 'qu'il est resté sur le carreau lors d'une bagarre.? De deux choses l'une : ou bien elle a craint d'être relancée par la police, et on est en droit de se demander pourquoi, ou bien elle a estimé que sa propre sécurité était menacée. Cette histoire de se mettre au vert pour éponger son chagrin, je n'y crois pas.
  
  - Moi non plus, avoua Merlut en se grattant la nuque. Les filles de ce milieu ne sont pas sentimentales à ce point-là.
  
  Par acquit de conscience, ils recommencèrent leurs investigations, d'une façon plus fouilfée. Tout en opérant chacun de leur côté, ils continuèrent d'échanger quelques phrases.
  
  - C'est vrai, enchaîna l'inspecteur sur le raisonnement qu'il se faisait. Même si elle ne tenait pas à entrer en contact avec la police, elle aurait dû au moins prévenir son ambassade.
  
  - A moins qu'elle ait préféré apprendre elle-même la nouvelle aux parents de Cowley, avança Coplan. Cela pourrait aussi expliquer un départ brusqué.
  
  - De nos jours, ces Américains ne regardent pas à franchir l'Atlantique, admit Merlut, plutôt casanier de nature, tout en se mettant à feuilleter les livres. Que la fille ait emporté les affaires de son Jules semble plaider en faveur de votre supposition. On ne voit pas pourquoi elle les aurait trimbalées dans le Midi, ou ailleurs.
  
  - Oh..., si. L'amour peut expliquer ce genre de chose. Elle n'aura pas pu se résoudre à abandonner les seuls souvenirs qu'elle recevait en héritage. Leur idylle n'aura pas été bien Iongue.
  
  Ils continuèrent à scruter les moindres recoins de l'appartement, avec soin mais sans conviction. Même dans la poubelle, il ne trouvèrent pas un papier, pas une note écrite sortie de la main d'un des deux occupants.
  
  - Je crois qu'il est inutile d'insister, finit par dire Merlut. Cette Doris a fait le nettoyage par le vide : elle a effacé toute trace de leur affiliation à une secte gauchiste.
  
  - Objectivement, c'est un scrupule qui l'honore, rétorqua Coplan. Elle n'a pas voulu laisser derrière elle des indices susceptibles de trahir des camarades ou de dévoiler les objectifs des « Vengeurs de la Commune ». Un des types interrogés a déclaré qu'elle jouait un rôle assez important dans le mouvement, si je ne m'abuse ?
  
  - Oui. Le nommé Saverne. Le commissaire Degèvre l'a gardé à l'ombre pour 48 heures. On pourra le questionner sur ce point.
  
  Peu après, de commun accord, ils décidèrent de cesser leurs recherches, celles-ci se révélant parfaitement vaines.
  
  - Alors ? s'enquit l'inspecteur. Attendons-nous encore deux jours, pour voir si la fille va réapparaître comme elle l'a annoncé à la bonne dame du dessous, ou bien essayons-nous tout de suite de savoir quelle direction elle a prise ?
  
  La réponse de Coplan ne tarda pas :
  
  - Nous allons nous mettre en piste sur-le-champ. J'ai vaguement dans l'idée qu'en assurant à sa voisine qu'elle allait revenir après-demain, elle a simplement songé à retarder le déclenchement des recherches. Ne tombons pas dans le panneau.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, dans la matinée, Coplan rendit compte au Vieux des premiers résultats de l'enquête entreprise par les Renseignements Généraux, ainsi que de ses propres démarches.
  
  Pendant ce récit, le Vieux ne cessa de le regarder en face, de ce regard terriblement acéré qui, à la longue, démontait l'interlocuteur le plus sûr de lui. Or, en réalité, ce regard inquisiteur ne visait pas à troubler quiconque : il n'était que le reflet d'une intense concentration mentale, destinée à dégager l'essentiel des propos tenus par le visiteur.
  
  Aussi, lorsque Coplan se tut, son chef tira-t-il d'emblée de l'ensemble de ces éléments une conclusion pratique :
  
  - Pour ce qui est du meurtre, laissons courir. Les R.G. ont à peu près ce qu'il faut pour élucider l'affaire. Mais il reste le côté espionnage, et de cela nous devons nous occuper nous-mêmes. Si quelqu'un est en mesure de nous fournir quelques indications, c'est bien cette jeune femme qui entretenait avec lui les rapports les plus intimes. Et il est à présumer qu'elle est sortie de nos frontières.
  
  - C'est aussi mon opinion, avoua Coplan. On peut interpréter sa fuite de diverses manières, mais le fait d'avoir été au courant de ce trafic de renseignements pourrait en être l'explication la plus plausible. Rien d'autre ne justifierait une frousse aussi caractérisée.
  
  Le Vieux hocha deux fois la tête, approbativement.
  
  - Cowley avait peut-être fait d'elle sa complice ? supputa-t-il. Les attraits physiques d'une fille sans préjugés constituent un excellent atout, dans ce domaine. Nous sommes bien placés pour le savoir.
  
  Il médita, puis ajouta :
  
  - On peut parier à dix contre un qu'elle est repartie en Amérique, évidemment.
  
  - Depuis hier soir, c'est sur cette éventualité que sont axées les recherches de la police. Le commissaire Degèvre s'est fait communiquer les copies des listes de passagers des avions qui ont quitté la France à destination des États-Unis le 11 et le 12 avril. Si ça ne donne rien, les vérifications seront étendues à tous les postes des frontières.
  
  Le Vieux changea de position pour choisir une pipe parmi celles qui étaient rangées dans un tiroir de son bureau.
  
  - J'ai fait procéder à un sondage au Centre de Strasbourg, révéla-t-il. Le document qu'avait photographié Cowley n'existait pas qu'en un seul exemplaire. Le rapport original rédigé par une équipe de chercheurs avait été reproduit. On en a tiré une dizaine de copies qui ont été adressées à des laboratoires hautement spécialisés, tous astreints à la plus grande discrétion. Il n'empêche que ces copies ont circulé dans de nombreuses mains.
  
  - Hum, fit Coplan. Dans ces conditions, l'origine de la fuite a vraiment peu de chances d'être localisée.
  
  - Oui, et je...
  
  Le ronfleur de l'interphone l'interrompit. Il abaissa une manette :
  
  - J'écoute.
  
  Le petit haut-parleur diffusa :
  
  - La Direction des R.G. vient de nous transmettre un message dont voici le texte : « Doris Lease a quitté Orly le 11/4 à 20 heures par vol 231 de la Panam à destination de New York. » Terminé.
  
  - Merci, dit le Vieux en relâchant le contact. A Coplan :
  
  - Vous avez entendu ? Eh bien, vous savez ce qui vous reste à faire. Cela ne regarde pas le F.B.I., naturellement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Il y eut un moment de silence. Coplan, après réflexion, grommela :
  
  - Ça ne regarde pas le F.B.I., peut-être, mais je vais quand même avoir besoin de lui. Avant de partir, il me faut un minimum de repères.
  
  Le Vieux fit une mimique indiquant que l'idée de recourir à la Police Fédérale ne lui souriait pas.
  
  - Vous avez les fiches des Renseignements Généraux, souligna-t-il. L'adresse de Doris Lease aux États-Unis, avant qu'elle ne vienne résider ici, doit y figurer.
  
  - Oui, bien sûr. Je vais me faire délivrer des photocopies de tous les documents qui concernent Ralph Cowley et Doris Lease, ainsi qu'un agrandissement de leurs photos d'identité, mais cela ne suffira pas. Il est peu probable que la jeune femme retourne à son ancienne adresse, et je risque de me trouver le bec dans l'eau peu après mon arrivée là-bas.
  
  - Que voudriez-vous savoir, au juste ?
  
  - Primo, l'adresse et le numéro de télé phone des parents de Cowley. C'est une chose que vous pouvez demander à Mr Huston sous le prétexte que nous désirons leur restituer des objets ayant appartenu à leur fils. Secundo, le domicile et le numéro de téléphone des parents de Doris. Il serait surprenant qu'elle ne leur ait pas donné signe de vie.
  
  Le Vieux entreprit de tasser du tabac dans sa pipe, machinalement.
  
  - Hum, oui, acquiesça-t-il. Je peux me procurer ces informations sans que ça mette la puce à l'oreille des gens de Washington. Mais, étant donné le décalage horaire, il est encore trop tôt pour appeler Huston. Vous pourriez revenir cet après-midi, vers 17 heures. Entre-temps, allez chercher votre billet d'avion et réunissez les pièces qui vous sont nécessaires.
  
  - D'accord.
  
  
  
  
  
  En dépit de cette marque d'approbation, Coplan ne s'empressa pas de retenir sa place à bord d'un long-courrier. Il ne voulait pas s'embarquer sans s'assurer d'abord qu'il avait une chance substantielle de rejoindre cette fille, où qu'elle fût sur ce territoire peuplé de 200 millions d'habitants.
  
  Il se rendit à la Préfecture où, par l'entremise du commissaire Degèvre, il obtint les documents qu'il désirait. L'inspecteur Merlut n'étant pas là, il ne put le prévenir que leur coopération allait, pour un temps du moins, être interrompue, mais il en fit part au commissaire. Celui-ci lui déclara :
  
  - C'était à prévoir... Vous savez, de notre côté, nous avons appréhendé le nommé Grumier. Il nous a révélé le nom du gars qui avait résisté, avec l'Américain, à l'assaut de leurs agresseurs. Nous ne tarderons pas à l'interpeller, mais je ne suis pas très optimiste. Grumier affirme que les voyous qui les ont attaqués avaient le bas du visage masqué par un foulard. Dans ces conditions, je crains que leur identification soit impossible,
  
  Coplan sourcilla.
  
  - Bizarre, émit-il. Tout s'est donc passé comme s'il y avait eu préméditation. Les bâtons, les faces dissimulées...
  
  - Et le lieu de l'affrontement, spécifia Degèvre. Si l'on en juge par la déposition de Grumier, ce commando semblait savoir que les colleurs d'affiches opéreraient rue Poissonnière. Il leur est tombé dessus directement, sans altercation préalable.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Évidemment, la nuit, il y a toujours des groupes de bagarreurs qui circulent, en quête d'un mauvais coup. Ils s'en prennent à n'importe qui. Cela se produit dans toutes les grandes villes, actuellement. Il ne s'agissait peut-être pas d'adversaires politiques, après tout. Degèvre opina :
  
  - Le fait est que, dans ce climat de violence qui prend une allure d'épidémie, on ne peut plus faire la distinction entre malandrins professionnels et jeunes révoltés. Enfin, vous voyez, nous ne sommes pas encore sur le point d'arrêter les meurtriers.
  
  - Je vous fais confiance, dit Coplan. Ce type qui a été roué de coups en même temps que Cowley doit en avoir gros sur le cœur. Il parviendra sans doute à vous donner quelques indices sérieux.
  
  Il prit congé du commissaire et, une grande enveloppe sous le bras, il reprit le chemin du S.D.E.C. Cette affaire, si simple au départ, prenait des développements de plus en plus singuliers. Chaque fois qu'on espérait avancer d'un pas, on débouchait dans un cul-de-sac.
  
  Lorsque Coplan arriva au bureau qui formait l'antichambre de « la tour de contrôle », il fut avisé par un collègue que le Vieux, requis par d'autres tâches, ne pouvait le recevoir, mais qu'il avait transmis un pli à son intention.
  
  Coplan décacheta l'enveloppe qu'on lui remettait. Elle contenait une feuille sur laquelle étaient dactylographiés les renseignements fournis par la direction du F.B.I., ainsi que l'adresse d'un « correspondant » du Service à New York, auquel il pourrait éventuellement recourir en cas de besoin.
  
  Coplan déposa le papier et, sans en détacher les yeux, alluma une Gitane. Les parents de Cowley habitaient Boston, ceux de Doris Lease vivaient à Philadelphie.
  
  Coplan releva les yeux vers le secrétaire du Vieux.
  
  - Je voudrais deux ou trois communications téléphoniques avec les États-Unis. Où puis-je les avoir ?
  
  - C'est confidentiel ?
  
  - Non, pas spécialement.
  
  - Alors, demandez-les d'ici. Le standard va vous donner ça en moins de deux. Prenez cet appareil-là.
  
  Coplan se mut entre des bureaux encombrés de dossiers et alla s'asseoir, muni de son feuillet, près du téléphone indiqué. Il décrocha :
  
  - Le numéro Hubard 286.91 à Boston, Massachussetts, je vous prie.
  
  - Très bien. Je vous appellerai.
  
  En attendant, il fit glisser hors de la grande enveloppe les diverses copies que lui avait procurées Degèvre, et il se mit à les consulter une à une, la cigarette aux lèvres.
  
  Durant sa dernière année d'étude au M.I.T., Ralph Cowley avait logé à Cambridge, et non sous le toit de ses parents, bien que la cité universitaire appartînt à la grande banlieue de Boston. Dans quelle mesure avait-il édifié son père et sa mère sur les raisons de sa venue en Europe ? Sous quel angle le connaissaient-ils, eux ?
  
  Le timbre du téléphone grésilla, déclenchant un geste vif de Coplan.
  
  - Oui ?
  
  - Je vous passe Boston. Une voix féminine nasillait :
  
  - Hello... Who is it ? Mrs Cowley speaking.
  
  Coplan prononça en américain :
  
  - Je vous appelle de Paris, mistress Cowley. J'étais un ami de Ralph. Pourriez-vous me dire si Doris Lease est venue récemment chez vous ? Je devrais la joindre d'urgence.
  
  - Aoh... Je vois. Doris... Cette brave petite. Oui, elle nous a rendu visite. N'est-ce pas horrible, ce qui est arrivé à mon fils ?
  
  - Affreux, incroyable. Ç'a été un coup dur pour nous tous, Mrs Cowley. Doris n'est-elle plus à Boston, par hasard ?
  
  - Malheureusement non. Elle nous a apporté des choses que... (La pauvre femme, saisie par l'émotion, dut s'interrompre. Elle soupira, parvint à se reprendre et poursuivit.) Elle a été très éprouvée par ce drame, elle aussi. Elle n'est restée que deux jours, car elle voulait avoir un peu de soleil, en Floride.
  
  - Je comprends. Ne vous a-t-elle pas dit où elle comptait séjourner ?
  
  - Oui, à Miami. Mais elle ne savait pas encore à quel hôtel.
  
  - Bon, je vous remercie beaucoup. Excusez-moi de vous avoir importunée.
  
  - Si vous étiez un ami de Ralph, vous serez toujours le bienvenu. Ne manquez pas de nous rendre visite, si vous rentrez aux States. Au fait, comment vous appelez-vous ?
  
  - Ron Stuffield. Au revoir.
  
  Coplan raccrocha, patienta quelques secondes, puis reporta le combiné à son oreille.
  
  - A présent, je voudrais le 215 - 735.8602. C'est un numéro de Philadelphie.
  
  - Un instant.
  
  Ainsi, le premier mouvement de Doris avait été de se précipiter chez les parents de Ralph. C'était une démarche de femme éprise, accablée par la fin brutale de l'homme qu'elle aimait. Comme quoi Merlut s'était trompé, quand il prétendait que ces filles dévorées par la politique ne sont pas sentimentales.
  
  Coplan regarda la photo qui accompagnait le dossier. Jolie, certes, mais retranchant son caractère véritable derrière des traits fermés et un regard froid. Comme la plupart des passionnées, capables du meilleur et du pire.
  
  Enfin, cette gauchiste-là ne semblait pas privée de moyens. Un détour par Boston, un congé à Miami... Il est vrai qu'en Amérique, les contestataires les plus farouches sortent, dans leur immense majorité, de milieux plutôt fortunés. La première étincelle avait éclaté en 1964, à l'Université de Berkeley, et ne s'était propagée que quatre années plus tard en Europe.
  
  La sonnerie vibra de nouveau.
  
  - Vous avez Philadelphie, annonça le standardiste.
  
  - Suis-je bien chez Mr Lease ? s'informa Coplan, en anglais, dès qu'il fut branché.
  
  - Oui. Qui parle ?
  
  - Un ami de Doris, à Paris. Ne savez-vous pas où je pourrais atteindre votre fille ? Je devrais entrer en contact avec elle.
  
  - Ah ? fit encore une voix de femme. Vous appelez de France ? Quel est votre nom ?
  
  - Ron Stuffield, mentit derechef Coplan. Cela concerne l'appartement que Doris avait à Paris. J'aimerais le reprendre, si elle n'a pas l'intention de revenir. N'avez-vous pas son numéro à Miami ?
  
  - A Miami ? s'étonna Mrs Lease. Elle ne se trouve pas en Floride, elle est à New York depuis deux jours. Pourquoi pensiez-vous qu'elle était à Miami ?
  
  - Heu... Je croyais qu'elle avait l'intention d'y aller.
  
  - En tout cas, elle ne nous en n'a rien dit, répliqua la dame sur un ton un peu aigre.
  
  Depuis qu'elle est rentrée aux States, elle n'a pas encore eu le temps de faire un saut jusqu'ici. Elle nous a tout juste téléphoné de New York pour nous annoncer qu'elle en avait assez de la France. Vous avez peut-être une chance.
  
  - Okay. Où loge-t-elle ?
  
  - Chez une copine, dans la 37e Rue. Attendez..., j'ai inscrit cela quelque part. Ah, voilà : Jane Miller, 326 Ouest. Son indicatif, c'est 212502-3024.
  
  - Merci, Mrs Lease. Vous êtes bien aimable. Au revoir.
  
  Coplan raccrocha, un vague sourire aux lèvres.
  
  Maintenant, il pouvait aller chercher son billet.
  
  
  
  
  
  Parti d'Orly à 13 heures, il atterrit à l'aéroport d'Idlewild quand, à New York, il n'était encore que 3 heures de l'après-midi.
  
  Pour éviter le long parcours de l'aéroport au cœur de Manhattan par des autoroutes souvent embouteillées, il emprunta l'hélicoptère qui, en quelques minutes, amène les passagers sur le toit du building de la Panam ; cette brève évolution au-dessus de la plus grandiose pépinière de gratte-ciel du monde raviva en lui l'étonnement qu'éprouve tout Européen devant la puissance qu'incarne cette gigantesque cité.
  
  Un ascenseur direct, rapide bien qu'apparemment immobile, le conduisit au niveau de la rue avec une trentaine d'autres personnes, que des taxis se succédant à un rythme accéléré acheminèrent aussitôt vers leurs destinations respectives.
  
  Coplan aboutit quelques minutes plus tard à l'hôtel Park Sheraton, dans la 7e Avenue. Là aussi, bien qu'il y eût foule dans le hall, une organisation d'une efficacité sans défaut lui permit de prendre possession de sa chambre au bout d'un temps très court, au 17e étage.
  
  Vers 6 heures, douché, rasé, Coplan redescendit. L'hôtel se trouvant à la hauteur de la 56e Rue, il décida de se rendre à pied à la 37e, à la fois pour se dégourdir les jambes et pour se replonger dans l'atmosphère fébrile de Manhattan.
  
  Il ne marchait pas depuis trois minutes que la sirène d'une voiture de police faisait entendre ses modulations déchirantes. C'était trop fréquent pour que les promeneurs y prêtassent attention. De jour comme de nuit, ces sirènes retentissent plus que dans aucune autre grande ville, révélant les accidents, les attentats et drames de toutes natures qui ne cessent de se produire aux quatre coins de la presqu'île.
  
  Dépassant Times Square et son fourmillement humain enserré par des façades couvertes d'immenses enseignes lumineuses s'allumant et s'éteignant avec frénésie, Coplan eut le regard accroché par les publicités agressives de cinémas projetant des films pornographiques. Elles étaient encore plus tapageuses que lors de son séjour précédent, ce qui n'était pas peu dire.
  
  Il parvint bientôt au niveau de la 37e Rue et bifurqua dans sa section ouest. Les édifices avaient ici une apparence négligée, les trottoirs et les caniveaux étaient jonchés de détritus.
  
  Ayant franchi l'intersection de la 8e Avenue, il arriva dans une zone encore plus délabrée. Les maisons de deux ou trois étages, en briques rouge sombre, avec leurs fenêtres sales et leur escalier de secours zébrant la façade, ne payaient vraiment pas de mine.
  
  Le crépuscule commençait à tomber quand Coplan arriva devant le numéro 326, un immeuble identique aux autres, à la porte d'entrée surélevée, précédée d'un escalier de pierre à quatre marches.
  
  Il les escalada, cherchant les noms des locataires à l'emplacement du parlophone. Mais ici, les noms ne figuraient pas. La porte d'entrée céda lorsque Coplan la repoussa. Dans le hall, grâce aux boîtes aux lettres, il put se rendre compte qu'une Jane Miller habitait au second étage. Un écriteau cloué au mur invitait gracieusement les locataires à fermer la porte à clé et au verrou dès 9 heures du soir: « Si vous désirez être assassiné, votre voisin ne le souhaite peut-être pas ! »
  
  Au second, un minuscule guichet, de la taillle d'un œil, s'ouvrit lorsque Coplan eut sonné. Cet œil contempla longuement le visiteur puis, à travers le battant, une voix féminine demanda
  
  - Qui êtes-vous ? Que désirez-vous ?
  
  - Je voudrais parler à miss Lease et mon nom ne vous apprendrait rien, articula Francis.
  
  - Pourquoi voulez-vous la voir ?
  
  - Parce que j'ai quelques renseignements à lui demander concernant sa vie commune avec Ralph Cowley. C'est très important. Je suis venu de Paris spécialement pour cela.
  
  - Ah ? Vous êtes Français ?
  
  - Oui. Jetez un coup d’œil à mon passeport, si vous voulez.
  
  Il tint le livret ouvert, à faible distance du judas.
  
  - Comment avez-vous su que Doris logeait ici ? questionna encore la femme avec méfiance.
  
  - Par sa mère. Je lui ai téléphoné à Philadelphie.
  
  Le guichet se referma. Il y eut des chuchotements de l'autre côté de la porte. Enfin, un verrou fut tiré, une chaîne fut dégagée, le Yale fonctionna et le battant s'écarta, démasquant une ravissante jeune femme en pantalon de fin velours délavé, au buste moulé dans une chemisette à manches courtes largement déboutonnée. Son visage non maquillé avait un teint de papier mâché qui, curieusement, mettait en valeur la beauté de ses traits.
  
  - Eh bien, vous ne manquez pas de prudence, ironisa Coplan. Ce n'est pas chez vous qu'est entreposé l'or de Fort Knox, par hasard ?
  
  - Entrez, intima sans sourire l'attrayante créature. Ne savez-vous pas encore qu'ici tout le monde est obligé de se barricader ?
  
  - Miss Miller, je suppose ? Heureux de vous connaître.
  
  Il pénétra dans l'appartement tandis que son hôtesse manœuvrait derrière lui les multiples fermetures. Puis, d'une démarche féline, elle vint vers le milieu du studio garni ,de fauteuils rebondis, de couleur blanche, en matière plastique gonflée d'air.
  
  Coplan reprit :
  
  - Dans votre cas particulier, je comprends que des précautions s'imposent. Vous devez être assiégée par des admirateurs.
  
  Son ton légèrement railleur ne démentait pas sa sincérité. La fille ne se dégela pourtant pas.
  
  - Oh ! vous les Français, bougonna-t-elle avec un mouvement d'humeur. Qu'est-ce que vous lui voulez, à Doris ?
  
  - Si ça ne vous ennuie pas, je préférerais le lui dire personnellement. Dans son propre intérêt, il serait bon qu'elle m'accorde un entretien.
  
  Jane promena sur lui un regard pensif, rejeta dans son dos une moitié de ses longs cheveux bruns. Son geste élargit son décolleté, qui dévoila en bonne part son sein gauche.
  
  - Bon, dit-elle. Je vais la prévenir.
  
  Coplan se doutait qu'il était épié depuis son entrée dans la pièce. Le manège des deux filles lui paraissait puéril.
  
  De fait, Doris apparut avant que son amie l'eut rejointe. Elle était vêtue d'un short noir, soyeux, et d'un fin pull violet serré à la taille par une large ceinture. Le galbe ferme de ses cuisses de sportive contrastait avec la délicatesse de sa frimousse préoccupée. Elle prononça en français :
  
  - De quoi s'agit-il, je vous prie ?
  
  - Entendons-nous, lui répondit Coplan, l'air affable. Ma démarche n'a rien d'officiel, il faut que vous le sachiez. Mais si vous consentez à m'éclairer sur quelques points, cela vous évitera des tracasseries administratives toujours déplaisantes. Il s'agit surtout de votre ami Ralph.
  
  - Faut-il que je m'en aille ? s'enquit Jane, maussade.
  
  - Oui, Jane, je crois que ça vaut mieux, dit Doris. Puis, à Coplan :
  
  - Asseyez-vous... Vous êtes donc un flic, en quelque sorte ? L'enquête a-t-elle progressé ?
  
  Il s'installa dans un de ces sièges flexibles à la merci d'une crevaison tandis que Doris s'asseyait en face de lui et croisait ses jambes provocantes. Jane, les pieds nus, s'en alla dans une pièce contiguë en se grattant le dos, entre sa chemisette retroussée et la ceinture de son pantalon. Coplan la suivit des yeux puis, quand elle eut disparu, il déclara :
  
  - Non, nous n'avons pas fait beaucoup de progrès. Cette affaire est pleine d'arrière-plans mystérieux. Depuis combien de temps Ralph vivait-il avec vous ?
  
  - Depuis trois mois environ. C'était un type merveilleux.
  
  - Saviez-vous qu'il avait conservé une chambre ailleurs ? La jeune femme le dévisagea, incrédule.
  
  - Non, avoua-t-elle. Ça me semble peu probable.
  
  - Et pourtant, c'est vrai. N'avez-vous jamais eu l'impression qu'il se sentait menacé ? Qu'il vous dissimulait des inquiétudes ?
  
  - Lui ? En aucune façon ! Il était toujours gai, au contraire ! Mais qu'allez-vous chercher ? Il est mort bêtement, assassiné par des réactionnaires aux instincts criminels.
  
  Ses yeux et ses traits s'animaient. On devinait qu'elle se contenait pour ne pas témoigner une franche hostilité à son visiteur, un suppôt de l'ordre établi et défenseur du « Système ». Coplan, imperturbable, poursuivit :
  
  - N'étiez-vous pas en relation avec un chercheur attelé à une étude sur les matières plastiques, miss Lease ?
  
  Interloquée, l'Américaine le fixa. Puis elle répondit :
  
  - Non, je ne vois pas. J'ai connu plusieurs chercheurs, mais sans savoir exactement ce qu'ils faisaient. Quel rapport y a-t-il avec la mort de Ralph ?
  
  - Je l'ignore, mais peut-être y en a-t-il un avec votre départ hâtif ? Qu'est-ce qui vous a poussée à quitter Paris aussi vite ?
  
  Doris décroisa les jambes, et ses deux mains s'incrustèrent dans les accoudoirs élastiques de son fauteuil. Ses joues blafardes rosirent.
  
  - Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que j'aie voulu fuir cette maison et cette ville ? opposa-t-elle, frémissante. Vous n'avez donc jamais perdu un être cher ? Après, tout paraît stupide, inutile. On s'aperçoit subitement que rien n'a d'importance et qu'on se bat pour des chimères. Pour quelle raison serais-je restée à Paris, dans ce milieu qui a été la cause du malheur de Ralph ? Et vous venez me parler de matières plastiques ! C'est complètement idiot !
  
  - Moins que vous le pensez, dit calmement Coplan sans cesser de l'observer. Avez-vous eu connaissance du fait que votre ami s'y intéressait beaucoup ?
  
  Doris reprit sa maîtrise de soi. Elle fit un signe négatif, ajouta :
  
  - Nous n'avons jamais abordé ce sujet.
  
  - Ralph Cowley ne vous a-t-il pas présenté des compatriotes travaillant dans cette industrie ?
  
  - Mais non ! Je vous répète qu'il n'en a jamais été question. Moi, je ne connais rien en chimie, d'ailleurs.
  
  Elle paraissait de bonne foi, indéniablement. Si Cowley s'était servi d'elle, ce n'était que pour favoriser sa pénétration dans les cercles gauchistes. Fallait-il détruire l'image radieuse qu'elle conservait de son amant ?
  
  Parfois, Coplan était gêné par d'étranges scrupules. Comment réagirait cette fille s'il lui apprenait que Cowley jouait un triple jeu ?
  
  Il lança un coup de sonde.
  
  - Une dernière question à laquelle je vous prie de répondre très franchement, miss Lease. Savez-vous si Ralph était en contact, à Paris, avec des correspondants des Red Tigers?
  
  Doris leva un de ses genoux et le tint emprisonné entre ses mains nouées. Toute expression s'effaça de son visage, comme quand elle posait pour des photographes.
  
  - C'est cela la vraie raison de votre visite, non ? fit-elle à mi-voix. Le meurtre, vous vous en fichez. Vous voudriez des tuyaux d'ordre politique...
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Détrompez-vous. Je me demande si, contrairement aux apparences, le meurtre n'a pas été inspiré par un mobile précis. Or, il en existerait un, qu'on pourrait même qualifier d'excellent, si Ralph avait noué des liens avec des adeptes français de ce mouvement. Réfléchissez. En vous taisant sur ce point, vous risquez de favoriser les auteurs du crime. Le parti « Les Vengeurs de la Commune » n'a-t-il aucune accointance avec les « Red Tigers » ?
  
  Il posait sur elle des yeux lourdement inquisiteurs, traquant la vérité. Doris ne soutint pas longtemps cet examen. Baissant son regard, elle murmura :
  
  - Je ne comprends strictement rien à ce que vous me dites. Pourquoi quelqu'un aurait-il eu un motif d'assassiner Ralph, parmi nos amis gauchistes ?
  
  Coplan tergiversa deux secondes.
  
  - Vous n'avez pas répondu à ma question, souligna-t-il. Mais je n'insiste pas. Débattez la chose avec vous-même et prenez vos responsabilités. Si vous désirez me communiquer un élément susceptible de provoquer l'arrestation des meurtriers de Ralph, appelez-moi à l'hôtel Park Sheraton. J'y serai jusqu'à demain midi. Mon nom est Coplan.
  
  Il s'extirpa de son siège et se remit debout, désigna la porte.
  
  - Rouvrez la cage... et refermez-la bien après mon départ. Avoir été la maîtresse de Ralph pourrait n'être pas sans danger pour vous, miss Lease. Songez-y.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Tout en redescendant l'escalier, Coplan essaya de tirer des conclusions de cette entrevue. Celle-ci avait été décevante, sans nul doute. Même à l'égard de son amie, Cowley n'avait commis aucune erreur. Il avait maintenu un cloisonnement rigoureux entre les deux faces de sa personnalité, devinant que l'intransigeance politique de Doris ne s'accommoderait pas d'une liaison avec un homme appartenant au bord opposé.
  
  Et pourtant, Coplan avait la conviction que Doris détenait, peut-être à son insu, un renseignement qui l'eût aidé dans son enquête, à propos du rapport de recherches. Enfin, la conversation qu'ils venaient d'avoir allait ouvrir des horizons à la fille. Intelligente, lucide, elle reconsidérerait sous un autre angle certains faits qui avaient marqué ces trois mois de vie commune.
  
  Il déboucha dans la rue et prit la direction de la 8e Avenue. L'éclairage public s'était allumé, mais sa clarté bleutée ne faisait qu'accentuer l'aspect minable de cette artère déjà vide.
  
  Le soir, en dehors de quelques secteurs bien délimités, les New-Yorkais ne circulent plus guère à pied.
  
  En quête d'un taxi, Coplan longea la bordure du trottoir, les yeux aux aguets.
  
  Il éprouvait quelque difficulté à définir le caractère de Doris. Elle avait rendu visite aux parents de Ralph mais, après une longue absence en Europe, elle n'était pas allée voir les siens. Militante socialiste, elle ne semblait pas avoir cette chaleur humanitaire qui entraîne des intellectuels bourgeois vers les déshérités. Une théoricienne, une sociologue doctrinaire affublée d'un physique de modèle pour revues érotiques.
  
  Une voiture venant en sens inverse, à faible allure, stoppa à quelques mètres. La vitre de la portière de droite était abaissée. Un des occupants, passant le bras par la fenêtre, héla Coplan tout en lui faisant signe d'approcher.
  
  - Hep, mister... Ecoutez-moi.
  
  Coplan, prévoyant une offre équivoque, ne détourna pas la tête. Le type insista :
  
  - Venez, mister Coplan. Nous voudrions vous parler de Cowley.
  
  Plutôt surpris, il s'arrêta, les mains dans les pochés et l’œil attentif. Trois individus étaient assis dans la voiture. L'homme qui l'avait apostrophé avait un faciès légèrement négroïde et un teint café au lait. Il souriait largement, affichant une denture superbe.
  
  Il dit encore :
  
  - N'ayez pas peur. Ça peut être intéressant pour vous.
  
  Coplan avait l'habitude de raisonner vite, mais cette fois la situation le prenait totalement au dépourvu. En tout cas, si ces inconnus avaient eu l'intention de lui faire un mauvais parti, ils auraient pu le descendre tout de suite. Il s'approcha.
  
  - Qu'avez-vous à me dire ? s'enquit-il.
  
  - Montez, invita le mulâtre, toujours hilare. On ne peut pas discuter de ça dans la rue.
  
  Déçu par sa rencontre avec Doris, et fortement intrigué, Coplan était disposé à accepter un risque.
  
  - O.K. ! acquiesça-t-il.
  
  Il ouvrit la portière, prit place sur la banquette arrière et referma. La voiture démarra. Le mulâtre se retourna à demi.
  
  - Vous connaissez New York ?
  
  - Pas mal.
  
  - Ho ! Verriez-vous un inconvénient à ce qu'on vous bande les yeux, tout à l'heure?
  
  - Éventuellement non. Faut-il que vous m'emmeniez quelque part ?
  
  - Ce serait préférable, articula d'un air engageant le personnage qui était assis à côté de Coplan, un Blanc d'une trentaine d'années, surabondamment chevelu, doté de grosses moustaches, de lèvres jouisseuses et portant un long collier sur une sorte de camisole décorée de grandes fleurs orangées.
  
  La voiture remonta vers l'immense gare routière, le Bus Terminal, vira dans la 42e Rue pour emprunter, peu après, Columbus Avenue.
  
  - Sans être trop curieux, dit Coplan, j'aimerais tout de même savoir comment vous m'avez intercepté, et surtout comment vous avez appris mon nom.
  
  Le conducteur et ses deux compagnons se mirent à rire, très décontractés.
  
  - Je le lui dis, George ? demanda l'homme de couleur au hippy.
  
  - Vas-y, Gordon, consentit ce dernier, bon prince. Gordon reporta son regard vers Coplan.
  
  - Vous avez déjà entendu parler d'un micro ? reprit-il, sarcastique. Eh bien, on en a planqué un chez les filles que vous venez de voir. On n'en a pas perdu une miette.
  
  Des feux rouges contraignirent le chauffeur à freiner. La voiture s'immobilisa, parmi d'autres, et attendit le changement de signal.
  
  - Vous espionnez ces deux beautés ? s'étonna Coplan, sceptique.
  
  - Depuis trois jours, précisa George. Depuis que Doris est venue loger là. Ainsi, vous êtes un flic français... Nous ne pouvions pas rêver mieux.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que des renseignements nous manquent, et que nous en avons bougrement besoin.
  
  - Des renseignements à quel sujet ?
  
  - Nous vous le dirons bientôt, n'ayez crainte.
  
  La bonne humeur et l'amabilité de ces trois types sonnaient faux. Ils avaient cette désinvolture de gens trop sûrs d'eux, accoutumés à défier impunément les lois.
  
  Gordon exhiba un appareil ressemblant à un talkie-walkie et le tapota en ricanant.
  
  - Voilà le bidule... On espérait toujours entendre une des filles faire l'amour, mais on n'a pas eu de chance. Vous êtes le premier gars qu'elles ont reçu.
  
  Les pensées de Coplan allaient bon train. Il ne discernait pas pourquoi ces individus tenaient à le conduire à un endroit déterminé. Ils pouvaient le questionner sur-le-champ. Qu'aurait-il eu à leur cacher ?
  
  A moins qu'ils n'eussent le projet de le présenter à quelqu'un ?
  
  La voiture repartit au feu vert. Elle allait gagner le quartier situé à l'ouest de Central Park, dont le début forme un lieu de résidence pour gens fortunés mais qui, plus loin, englobe les artères populeuses envahies par les PortoRicains et les Noirs.
  
  - C'est le moment, jugea le hippy. Voulez-vous mettre cela devant vos yeux ?
  
  Il tendait à Coplan un de ces masques opaques que les compagnies aériennes distribuent aux passagers qui passent la nuit en avion.
  
  - Vous, on s'en fout, reprit George. Mais il vaut mieux que vous ne puissiez pas refiler l'adresse aux flics de New York.
  
  Coplan prit l'objet et, l'ayant posé sous son front, il en assujettit l'élastique derrière sa tête. La dernière phrase de son voisin l'induisit à suspecter que ses interlocuteurs étaient peut-être affiliés aux « Red Tigers ». Dans cette hypothèse, les propos qu'il avait tenus à Doris avaient dû leur faire dresser l'oreille, pas de doute.
  
  - Une cigarette ? suggéra Gordon.
  
  - Non merci. Je ne fume que du tabac noir.
  
  Il sortit de sa poche un paquet de Gitanes, en préleva une qu'il glissa entre ses lèvres.
  
  - Voilà du feu, dit le mulâtre.
  
  Francis aspira, rejeta la fumée par ses narines. La voiture continuait à rouler en ligne droite. Elle se dirigeait sûrement vers Harlem.
  
  Pourtant, quelques minutes plus tard, elle vira sur la gauche alors qu'elle ne devait pas encore avoir atteint la 96e Rue. Ensuite, elle accomplit un itinéraire changeant qui, au bout de peu de temps, brouilla le sens de l'orientation de Coplan.
  
  - Nous arrivons, le prévint George. Vous n'aurez qu'à vous laisser guider. C'est bien la première fois qu'on invite un flic chez nos copains. Un autre que vous n'en sortirait pas vivant.
  
  Lorsque la berline stoppa, des odeurs bizarres assaillirent les narines du passager aveugle. Des senteurs de fruits se mélangeaient à des relents de friture et de viandes grillées.
  
  Pris par le bras, Coplan mit pied à terre et fut entraîné rapidement à l'intérieur d'un immeuble où résonnaient des voix. Ses compagnons répondirent à des saluts que leur adressaient des locataires, tout en gravissant trois volées d'escaliers. Puis une porte s'ouvrit, et une autre encore, quelques pas plus loin. Coplan eut la sensation de tomber dans une réunion. Où certains fumaient de la marihuana.
  
  - Vous pouvez retirer votre masque, lui glissa George.
  
  Il l'ôta, le restitua machinalement au hippy, promena son regard sur un des plus singuliers groupes de personnages qu'il lui eût été donné de contempler.
  
  Il y avait là, debout, couchés ou assis dans des poses nonchalantes, au sein d'un nuage de fumée de cigarettes, des types et des filles habillés de façon extravagante, de races diverses.
  
  Certains couples, enlacés, n'interrompirent pas le baiser qu'ils échangeaient. Une jeune femme demi-nue, aux cheveux très longs, la bouche entrouverte, était allongée sur des coussins et se laissait caresser par deux partenaires, un Blanc et un Noir.
  
  Quelques-uns des hommes accordèrent cependant de l'attention à Coplan lorsque Gordon leur annonça :
  
  - On amène un copain, les gars. Il va nous donner des nouvelles de Ralph.
  
  George, l'air amusé, lança le masque vers la fille qu'excitaient deux des invités.
  
  - Tiens, Kathleen, lui dit-il. Ça pourrait peut-être te servir.
  
  Il partit d'un gros rire bachique puis, rattrapant le bras de Coplan, il grommela :
  
  - Venez dans une autre pièce. Il y a déjà trop de monde dans cette party.
  
  A l'un des assistants, un métis dont la chevelure noire formait une énorme boule vaporeuse :
  
  - Tu nous accompagnes, Clyde ? Je crois que nous allons être fixés.
  
  Le quatuor se faufila entre les gens qui s'entassaient là et gagna une sorte de cabinet de travail où régnait un prodigieux désordre. Lorsque la porte eut été refermée, George désigna un des deux sièges vacants, une chaise boiteuse.
  
  - A vous l'honneur, dit-il à Coplan. Gordon s'assit par terre, ceignant de ses longs bras ses genoux repliés. Clyde, les mains dans les poches, mastiquant du chewing-gum, s'appuya d'une épaule à la cloison ; George s'installa à califourchon sur l'autre chaise, ses bras croisés sur le dossier.
  
  Il commença par expliquer à Clyde :
  
  - On l'a piqué à sa sortie de la maison de la 37e Rue. C'est un flic français. Il a parlé à Doris.
  
  L'autre, opinant en silence, regarda le nouveau venu avec plus d'acuité. Coplan n'aimait pas trop la tournure que prenait cette histoire. Dans ce ramassis d'individus étranges, c'était lui qui faisait figure de phénomène. Ils avaient, pour le moins, une façon bizarre de traiter les affaires sérieuses.
  
  George débuta, tout en chipotant les plaques d'étain émaillé de son collier.
  
  - Que sont devenus les effets personnels de Cowley ? Les avez-vous saisis après sa mort ?
  
  Coplan se pinça le nez. George et ses acolytes, en écoutant sa conversation avec Doris, avaient appris, s'ils l'ignoraient auparavant, que Cowley avait deux domiciles.
  
  - Nous en avons saisi une partie, répondit-il. Le reste a été emporté par Doris Lease quand elle a quitté Paris. A ce moment-là, nous ne savions pas encore qu'il vivait en concubinage avec elle.
  
  Gordon questionna sur un ton traînant :
  
  - Qu'est-ce qui vous a incité à interroger Doris au sujet d'une étude sur les matières plastiques ? Comment avez-vous eu cette idée, mis-
  
  ter ?
  
  Un silence plana. Convenait-il, ou non, de renseigner à cet égard les trois hommes précents ? Coplan, après avoir examiné les conséquences possibles de l'attitude qu'il adopterait, jugea qu'il n'avait rien à perdre en leur dévoilant la vérité.
  
  Calmement, il leur relata la découverte du Minox et du film que l'appareil contenait.
  
  - Merde, laissa tomber George en se tournant vers ses camarades. La fille ne l'a pas.
  
  Tous trois eurent des mines qui reflétaient de l'ennui et du désarroi.
  
  - C'est fichu, soupira Clyde. Nous avons perdu notre temps.
  
  - Pas tout à fait, objecta Gordon. Ça nous dispense de la kidnapper pour savoir où elle l'avait fourré.
  
  Les perspectives de Coplan se modifiaient à vue d’œil. Il était entouré de membres de la bande à laquelle Cowley envoyait le fruit de son activité d'espionnage.
  
  Cette révélation déclencha en lui une cascade de réflexions diverses, touchant aussi bien les événements qui s'étaient déroulés à Paris que l'invraisemblable culot des énergumènes qui l'avaient amené là. Et sa propre sécurité.
  
  Clyde le regarda, le faciès inquiétant.
  
  - Qu'est-ce que cela pouvait vous foutre, que Ralph ait été en relation avec un délégué des Red Tigers? s'enquit-il. En quoi ça pourrait-il avoir été la cause de sa mort ?
  
  Coplan préparait sa réponse quand une plainte aiguë, suivie de sanglots précipités, parvint de la pièce voisine. Involontairement, il se redressa, la tête tournée vers la porte.
  
  - Ne vous frappez pas, dit George. C'est ma femme, Kathleen. Elle jouit. Que vouliez-vous nous raconter ?
  
  Francis n'en était plus à une surprise près. Clyde et Gordon ne semblaient pas attacher la moindre importance aux bruyants émois de Kathleen. Ils guettaient ce que le Français allait leur dire.
  
  Coplan se détendit.
  
  - Je ne sais pas si le meurtre avait une corrélation avec ce mouvement, déclara-t-il. J'ai simplement bluffé pour tâcher d'apprendre quelque chose. Nous voudrions élucider si un parti de chez nous reçoit des consignes de New York, spécialement en ce qui concerne les attentats contre les forces de police. Doris était bien placée pour me fournir un tuyau. Encore fallait-il l'inciter à vendre la mèche...
  
  Les trois Américains se considérèrent mutuellement, égayés, alors qu'à côté Kathleen recommençait de plus belle après un intervalle d'à peine deux minutes.
  
  Ceci n'influença nullement le hippy, qui s'adressa à Francis.
  
  - Vous êtes malin, hein ? fit-il avec un sourire goguenard. Eh bien, nous n'avions rien d'autre à vous demander. On va vous reconduire à proximité de votre hôtel. Mais perdez l'espoir d'obtenir un filon de Doris. C'est une gourde et elle n'est pas dans la course.
  
  - C'est dommage, émit Clyde. Je me la serais bien tapée. Tu es sûr, George, qu'on n'aura plus besoin d'elle ?
  
  - Pourquoi chercher des emmerdements, puisque Monsieur a eu l'obligeance de nous informer ? Allons, tant pis. On devra trouver un remplaçant.
  
  Gordon se remit debout, Clyde se détacha de la porte et George se leva en s'appuyant sur ses cuisses. Coplan l'imita, l'air insouciant mais redoutant une traîtrise quelconque. En dépit de leur bonhomie tranquille, ces types avaient un côté visqueux, hypocrite et foncièrement amoral.
  
  Néanmoins, le groupe passa de la façon la plus naturelle dans la grande pièce où s'agglutinaient les familiers de la maison, chacun se divertissant à sa manière, en devisant, en se droguant ou en faisant l'amour.
  
  Kathleen, le masque fixé sur ses yeux, les genoux écartés à l'extrême, recevait le vigoureux hommage d'un colosse au torse nu qui lui avait passé un bras sous la taille. Ils étaient observés par un cercle de curieux, un peu sardoniques, à l'affût du gémissement effilé que lâchait toujours Kathleen à l'approche de l'extase. Le tout était de savoir si son nouveau partenaire réussirait à la faire vibrer une troisième fois. Il ne ménageait pas sa peine pour y parvenir.
  
  - Je m'en doutais, murmura George à l'oreille de Coplan. Elle raffole d'une partie de colin-maillard. Mais il faut qu'elle me restitue le masque, pour vous.
  
  Il s'apprêtait à le récupérer lorsqu'un mince geignement s'exhala de la gorge de sa femme.
  
  - Bouge pas, George, quémanda un hippy, fasciné.
  
  - Oui, oui, attends, haletèrent plusieurs voix. Laisse-lui sa chance...
  
  Coplan ne sut pas vers lequel des deux protagonistes allait leur sollicitude, si c'était à la brute au dos luisant de sueur ou à sa victime profondément agressée. Quoi qu'il en fût, la mélopée de celle-ci s'amplifiait, et ceci, noté par les spectateurs avec une joie morbide, les porta à encourager les efforts de l'assaillant. Manifestement, il n'avait nul besoin d'être stimulé : son plaisir l'aiguillonnait mieux que tout autre excitant.
  
  Témoin malgré lui de cette joute amoureuse, Coplan aurait préféré être ailleurs. Mais s'il tentait de s'esquiver, il provoquerait inéluctablement une bagarre, à vingt contre un.
  
  De toute façon, le dénouement était proche. La nommée Kathleen, ses longs cheveux en auréole autour de son visage, étreignait de ses mains fiévreuses le torse de l'homme qui abusait d'elle. Son cri se muait en un mélange de pleurs, de râles et de soupirs à la fois douloureux et débordants de bonheur.
  
  George ne bronchait pas. Il patientait, indulgent, connaissant de longue date la générosité des réactions de Kathleen et sachant ce qu'éprouvait celui qui possédait son corps. Cela ne portait pas à conséquences.
  
  Le colosse, rivé à sa proie, garda soudain une immobilité de pierre, indifférent aux feulements de la femme comme à la présence des assistants. Sa face se crispa, ses mâchoires se serrèrent et, fermant les yeux, il s'abîma dans une ardente ferveur. Si longuement qu'un silence religieux s’appesantit dans toute la pièce, car Kathleen, oppressée, s'était tue. Des secousses internes les faisaient tressaillir tous deux. Chacun des spectateurs avait une conscience aiguë que l'essentiel se déroulait pendant ces interminables secondes.
  
  Pour tous, la tension avait atteint un tel degré que lorsque le malabar relâcha enfin Kathleen, le soulagement fut unanime. Quand le vainqueur se redressa, une satisfaction bestiale imprimée sur ses traits, des félicitations railleuses fusèrent.
  
  - Mince, fit Gordon, impressionné par la durée de cette union intime qui avait soudé le couple. Il lui a fait le plein.
  
  George éclata de son rire grondant de pirate.
  
  - Je l'espère, gouailla-t-il férocement. Elle consomme beaucoup !
  
  Kathleen ôtait son masque. Ses paupières battirent puis, quand elle vit son partenaire, ses yeux s'arrondirent.
  
  - Cochon, proféra-t-elle, peu fâchée. Je ne vous connais même pas. Jamais je n'aurais pu deviner.
  
  Plusieurs s'esclaffèrent, ravis de la farce. George donna un léger coup de coude à Coplan.
  
  - Vous ne voulez pas essayer ? Quatre fois, ce serait son record.
  
  - Non, merci, dit sèchement Francis. Je voudrais respirer un peu d'air frais.
  
  - Rends-moi le masque, intima le hippy à sa femme. Monsieur veut s'en aller.
  
  - Salut ! lança Kathleen à l'étranger, sans même changer de posture, avec une impudeur effarante. Revenez me voir un de ces jours !
  
  - Il ne pourra pas, lui dit George sur un ton de regret. Il a raté une occasion unique. A tout à l'heure.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Le masque recelait une odeur de parfum mêlé de transpiration, à la fois écœurante et puissamment capiteuse. Mais Coplan n'eut guère le loisir de l'analyser davantage car ses guides semblaient pressés, à présent, de le faire remonter en voiture.
  
  Celle-ci démarra dès que les quatre portières eurent été claquées et elle reprit illico un parcours sinueux destiné à égarer l'Européen.
  
  Les derniers mots qu'avait prononcés George à l'intention de sa compagne pouvaient être interprétés de deux manières, dont l'une était peu rassurante. Le West Sicle de Manhattan fourmille d'endroits sinistres où il est commode de se débarrasser de quelqu'un sans témoins.
  
  - Faut-il que je garde encore ce bandeau ? maugréa Coplan au bout de quelques minutes. Le rire de George résonna.
  
  - Non, vous pouvez l'enlever. Quelle garce, hein, cette Kathleen ! Coplan délivra ses yeux de l'écran noir qui les recouvrait. La berline se déplaçait le long d'une avenue relativement fréquentée.
  
  - Cowley vous avait-il procuré beaucoup d'informations à caractère scientifique ? s'enquit-il d'une voix neutre.
  
  - Quelques-unes, admit George, évasif. Il était bien placé pour.
  
  - En tant qu'étudiant, ou en tant qu'agent du F.B.I. ?
  
  Sur la banquette avant, Gordon se retourna d'un bloc. George fixa Coplan d'un air étrange.
  
  - Non, ça ne va pas ? fit-il, acerbe. Vous débloquez, ou quoi ?
  
  - Je voulais simplement voir si vous étiez au courant. Son petit trafic lui rapportait-il beaucoup ?
  
  Après un moment de silence, George grommela :
  
  - Hey... Qu'est-ce que vous essayez de nous faire avaler, mister ? Prétendez-vous que Ralph était un indicateur ?
  
  - Non. Je dis seulement qu'on a trouvé dans ses bagages un sauf-conduit attestant qu'il appartenait à la Police Fédérale. C'eût été une bonne raison, pour les Red Tigers, de le descendre s'ils l'avaient su, vous ne croyez pas ? Peut-être auriez-vous plus de facilités que moi pour éclaircir ce point.
  
  Les Américains semblaient avoir quelque peine à digérer la nouvelle.
  
  Gordon dit à George :
  
  - C'est une blague. Ce type invente un prétexte pour, maintenir le contaot avec nous. Ne marche pas dans la combine, George.
  
  Le hippy posa sur Coplan un regard perçant.
  
  - Vous êtes trop malin, Frenchie. Vous essayez de nous flanquer les jetons. Mais que ce que vous dites soit vrai ou faux, on s'en balance. Ralph est mort. Bon. Dommage. Trouver ses assassins, c'est votre job, pas le nôtre. Maintenant, apprêtez-vous à descendre. On vous a assez vu. Le coin de la 7e Avenue n'est plus loin.
  
  Intérieurement, Coplan respira. La voiture longeait la limite sud de Central Park et passait devant les hauts édifices qui font face à ce grand espace vert. Ici, la circulation était intense.
  
  - Eh bien, c'est réciproque, émit Coplan. Je ne regretterai pas de vous quitter. Vous et moi, nous aurons plus de problèmes à résoudre qu'avant de nous être rencontrés, pas vrai ?
  
  Gordon articula, perfide :
  
  - Ça se peut, mais dépêchez-vous de rentrer en France pour résoudre les vôtres, flic. Ici, l'air deviendrait malsain si vous continuiez à fureter. Bonsoir.
  
  La voiture stoppa près du trottoir.
  
  Coplan ouvrit la portière, descendit, dédia un signe de la main aux trois occupants et railla :
  
  - Merci pour la balade. Mon bon souvenir à Kathleen.
  
  Il referma d'un coup sec et s'éloigna rapidement, tenté de se retourner, plus énervé qu'il n'y paraissait.
  
  Il se perdit dans la foule alors que la berline, une Studebaker fatiguée, se joignait au flot des véhicules roulant vers l'East Side. Tout en progressant, il s'interrogea sur la portée de cette escapade.
  
  Il ne discernait toujours pas pourquoi on l'avait emmené dans cette baraque, au vu et au su de toute une bande d'individus des deux sexes qui, apparemment, se fichaient de tout.
  
  Était-ce pour permettre au nommé Clyde de poser des questions, ou de décider de ce qu'il convenait de faire de l'envoyé français ?
  
  Ce métis à la coiffure sphérique devait avoir une autorité quelconque sur George et Gordon, en dépit du pied d'égalité sur lequel ils le traitaient. C'était le seul qu'ils eussent invité à assister à la conversation.
  
  Coplan mourait de soif. Ayant bifurqué dans la 7e Avenue, il résolut de ne pas rentrer immédiatement à l'hôtel, trop de pensées s'entrechoquant dans son esprit.
  
  Il continua jusqu'à Times Square, pénétra dans un bar où des « Go-go girls » très dévêtues se trémoussaient, dans un vacarme assourdissant, aux deux extrémités d'un long comptoir. Il commanda une bière, le regard attiré par les contorsions rythmées d'une des artistes, une fille blonde, bien en chair, à la poitrine d'une opulence fascinante.
  
  Cette scène, avec Kathleen... Il ne l'oublierait pas de sitôt. Passablement luxurieuse, et cependant non dénuée d'un pouvoir d'envoûtement. Cela participait-il à un décor qu'on avait voulu lui montrer ?
  
  Dans cette ville gigantesque, mal contrôlée, au climat tendu, George et Gordon ne s'étaient pas exposés à un grand risque en se présentant à visage découvert devant un policier européen. Les propos qu'ils avaient librement échangés en sa présence ne pouvaient pas constituer une charge contre eux.
  
  Coplan vida son verre à demi, alluma une Gitane. En définitive, que raconterait-il au Vieux ? Son espoir d'obtenir une indication sérieuse de Doris Lease s'étant évanoui, il était encore plus dans le brouillard que lors de son arrivée à New York.
  
  La sirène d'une voiture de police fonçant dans Broadway couvrit un instant la musique diffusée par les haut-parleurs, mais les filles n'en continuèrent pas moins à s'agiter, offertes aux convoitises secrètes des clients du bar. Personne ne jeta même un coup d’œil à l'extérieur. Alors, Coplan fut effleuré par une analogie. A bien y réfléchir, cette soirée s'était déroulée d'une curieuse façon. George et Gordon ne s'y seraient pas pris autrement s'ils avaient voulu lui en mettre plein la vue pour le dissuader de regarder ailleurs.
  
  Il lampa ce qui restait de sa bière, poussa un dollar devant le barman et sortit du bastringue en jetant le bout de sa cigarette. C'était comme si un moteur venait de se mettre en marche en lui, brusquement.
  
  Il se fraya un passage dans la foule nombreuse qui déambulait au célèbre carrefour, gagna l'intersection de la 42e Rue où il avait le plus de chances de trouver un taxi libre.
  
  De fait, il en avisa un qui venait de déposer un couple devant un cinéma spécialisé.
  
  - Où voulez-vous aller ? lui demanda le chauffeur d'un air soupçonneux.
  
  - A la 37e Rue Ouest.
  
  - O.K. ! accepta l'autre en l'examinant de pied en cap. Faudra-t-il vous attendre ? Si oui, je n'y vais pas.
  
  - Non, pas de problème.
  
  - Alors, montez.
  
  Une glace blindée séparait le chauffeur de ses passagers. Elle comportait une petite ouverture grillagée, pour qu'on pût parler avec lui, et une autre, encore plus réduite, pour l'échange d'argent. Un écriteau prévenait : « Le chauffeur est à l'abri. Vous ne risquez rien de sa part. Mais verrouillez les portières. »
  
  La Ford s'ébranla, dut faire le tour de la place incendiée par ses innombrables réclames lumineuses et put enfin se diriger vers « Down town » par la 7e Avenue.
  
  Coplan se cala sur la banquette. Le hippy avait prononcé un mot de trop. Un mot qui en disait long.
  
  Le taxi franchit rapidement les rues transversales et vira bientôt dans la 37e Rue.
  
  - Au 326, précisa Coplan, penché vers le guichet.
  
  Pendant ce court répit, il avait soudain ressenti l'effet du décalage horaire, mais la vue de la maison balaya la lassitude qui l'envahissait.
  
  Il glissa le montant de la course dans l'ouverture, hésita un instant. Jane Miller était capable de le laisser devant la porte, et il ne pourrait pas forcer l'entrée.
  
  Tant pis. Des circonstances aussi favorables ne se reproduiraient pas. Il mit pied à terre, laissant au taxi la faculté de regagner des artères plus fréquentées.
  
  Il gravit les marches du perron, appuya sur le troisième bouton. La rue était complètement déserte. Peu de voitures stationnaient, leurs possesseurs préférant les garer dans des parkings surveillés.
  
  Le parlophone retransmit une voix déformée :
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - C'est moi, le Français qui est venu vous rendre visite tout à l'heure, prononça Coplan près du micro. Pourriez-vous me recevoir de nouveau ?
  
  - Doris n'est pas là. Pourquoi n'avez-vous pas téléphoné avant de venir ?
  
  - Je n'en ai pas eu le temps. Peu importe que Doris soit absente, il suffit que je parle à l'une de vous.
  
  - Oui, je vois, émit Jane sur un ton sarcastique. Vous vous êtes fait des idées. Ça ne prend pas.
  
  - Comme idée, je n'en ai qu'une : découvrir le micro par lequel on capte vos conversations. Mon entretien avec Doris a été écouté, j'en ai eu la preuve.
  
  Un silence suivit, puis Jane prononça :
  
  
  
  
  
  - Un micro, chez moi ? Vous rêvez...
  
  - Accordez-moi un quart d'heure. Je vous le montrerai. Ce petit émetteur pourrait vous réserver des surprises désagréables, à vous et à Doris.
  
  - Bon, je descends.
  
  Peu après, Jane Miller vint ouvrir. Elle arborait un visage sceptique.
  
  - Si c'est un truc pour coucher avec moi, votre idée n'est pas bête, chuchota-t-elle en refermant. Mais ne vous faites pas trop d'illusions.
  
  Elle aurait été sidérée si elle avait pu deviner à quoi il pensait à cet instant précis. Il monta derrière elle, et la satisfaction qu'il ressentait ne devait rien à sa vue de la croupe qu'emprisonnait étroitement le pantalon de Jane.
  
  Quand ils eurent pénétré dans l'appartement, Coplan reprit :
  
  - Vous allez voir que ce que j'avance n'est pas une invention. Me permettez-vous de fouiller cette pièce ?
  
  - Faites comme chez vous. Mais comment avez-vous subitement acquis la certitude qu'un micro était installé ici ?
  
  - Parce que, en sortant de chez vous, j'ai été accosté par des gars qui ont eu l'obligeance de m'en informer. Comme je suis sûr qu'ils ne sont pas à l'écoute en ce moment, j'ai sauté sur l'occasion.
  
  Il se mettait à l’œuvre, retournant l'un après l'autre les fauteuils en matière plastique pour voir si une petite boîte suspecte n'était pas collée sous le siège.
  
  Jane souleva sa chemisette pour gratter sa peau nue, au-dessus de sa hanche.
  
  - Il vous en arrive, des choses, persifla-t-elle. Pourquoi voudrait-on écouter mes conversations avec Doris ?
  
  - On espérait apprendre où elle avait planqué l'appareil Minox de Ralph, tout bonnement. Mais moi, je sais qu'elle ne vous en a jamais parlé, pour la bonne raison qu'elle ignorait son existence.
  
  Il poursuivit son inspection, examinant les cendriers, (objets d'usage courant, par excellence, et dans lesquels des spécialistes camoufient aisément des circuits intégrés) le dessous du guéridon et lac face arrière des tableaux abstraits pendus aux murs.
  
  Jane l'observait, ne sachant si elle devait lui offrir un drink ou se réfugier dans une pièce contiguë. Elle alluma une cigarette, éteignit la télévision portative qui continuait à fonctionner.
  
  - Où est Doris ? s'enquit négligemment Coplan, attentif à ne rien omettre dans sa recherche.
  
  - Chez des copains... Elle voudrait trouver du travail.
  
  - Comme sociologue ou comme cover-girl ?
  
  - Les deux. L'un n'empêche pas l'autre.
  
  Il promena un regard circulaire, avisa un petit bar mobile monté sur roues et garni de quelques bouteilles. En principe, c'est un meuble qu'on approche de soi quand on bavarde avec des amis.
  
  Coplan effleura du plat de la main, à l'aveuglette, la surface inférieure de la tablette du bas. Ses doigts rencontrèrent une aspérité, de forme rectangulaire, ayant les dimensions d'une boîte d'allumettes assez plate. Il dut tirer assez fortement pour la détacher de son support, auquel elle était fixée par une matière adhésive. Ayant amené l'objet au jour, il le contempla, puis il l'exhiba à Jane.
  
  - Voilà l'engin... Commençons par le mettre hors service.
  
  Son premier mouvement fut de briser l'émetteur, mais il se ravisa. Il suffisait de couper l'alimentation en faisant glisser un index sur la position « Off ».
  
  Jane, éberluée, fixait le boîtier.
  
  - Nous voilà tranquilles, dit Coplan tout en l'empochant. Nous allons pouvoir parler à l'aise, à présent. Dites-moi, Jane... Vous n'auriez pas une idée de la personne qui est venue placer cette radio dans votre appartement ?
  
  - Ça non, par exemple ! répondit la jeune femme, reprise par ses chatouillis. Comment voulez-vous que...
  
  - Soyons sérieux, coupa Francis. Doris est chez vous depuis trois jours, et on m'a avoué qu'on l'espionnait depuis trois jours. Donc le micro a été placé dès son arrivée, sinon juste avant. Or, qui savait qu'elle allait atterrir ici ? Après un temps, il laissa tomber :
  
  - Vous.
  
  Son interlocutrice, cessant de se gratter, écarta ses cheveux de son visage.
  
  - Oui, fit-elle. Et après ?
  
  - Alors, à qui l'avez-vous dit, et qui est venu ici ?
  
  L'atmosphère de la pièce se chargea d'une légère tension. Jane, les sourcils froncés, parut sonder sa mémoire. Elle s'assit de biais sur un des accoudoirs rebondis d'un fauteuil, passa une main dans l'échancrure de son large décolleté et se pétrit l'épaule.
  
  - Je ne vois pas, émit-elle, concentrée. Non, vraiment, je ne me rappelle pas. Ce doit être Doris qui en a fait part à quelqu'un.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - N'espérez pas m'endormir, fane. Doris n'est pas la fille à vous confier tous ses secrets.
  
  Elle ne se confie à personne, pas même à ses parents. Il était donc nécessaire d'écouter les communications téléphoniques qu'elle avait en votre absence, et vous vous êtes prêtée à ce jeu parce que vous connaissez fort bien les types qui vous l'ont demandé.
  
  Il prit place dans l'autre fauteuil, appuyant ses bras croisés sur ses genoux et son expression traduisant une paisible assurance.
  
  Jane aspira une dernière bouffée de sa cigarette, l'écrasa dans le cendrier.
  
  - Vous feriez mieux de partir, bougonna-t-elle. Vous imaginez des tas d'histoires. Si vous avez envie de moi, dites-le tout de suite, ou bien foutez le camp.
  
  - Non, dit Coplan d'une voix changée. Je ne vais pas foutre le camp et vous allez me fournir quelques précisions.
  
  Jane ne réussit plus à cacher sa nervosité. Le front baissé, elle tripota ses ongles, tout en cherchant une riposte.
  
  - Ne vous cassez pas la tête, reprit Francis. Si vous me donnez des tuyaux, ça restera entre nous et vous n'aurez pas à craindre des représailles, ni de la Justice, ni de vos amis. Je reprendrai l'avion demain, pour l'Europe, car la seule chose qui m'importe, ce sont les espions qui travaillent en France pour George, Gordon et leur clique.
  
  L'Américaine soupira. Elle s'était mise dans un joli pétrin. Ou plutôt, ils l'y avaient mise.
  
  - C'est George, avoua-t-elle, morose. Il m'avait demandé de le prévenir si Doris venait loger chez moi. Cela m'avait paru naturel. Il a été à l'Université de Columbia en même temps qu'elle.
  
  - Et le micro, cela vous a paru naturel aussi ?
  
  - Non, bien sûr, mais George semblait avoir des raisons de se méfier d'elle. Il m'a dit qu'elle voulait garder une chose de grande valeur qui appartenait à Ralph, et sur laquelle il avait des droits.
  
  - Cowley possédait effectivement un film qui était destiné à George, dévoila Coplan. Mais savez-vous si d'autres que lui envoient de France, des pellicules à ce hippy ou à ses copains ?
  
  Jane afficha une mine de complète ignorance.
  
  - Je n'ai jamais rien entendu de tel. Vous savez, ce ne sont pas mes affaires.
  
  - Admettons. Avez-vous déjà assisté à une party réunissant toute une faune de Blancs et d'hommes de couleur du côté de West End
  
  Avenue ?
  
  - Moi ? Jamais ! Je déteste les nègres.
  
  - Alors, quel est le nom de famille de George ? Qu'est-il censé faire dans la vie, ce gars-là ? Parlez-moi de lui et de sa femme,
  
  Kathleen.
  
  Un sourire ambigu joua sur les lèvres pâles de Jane.
  
  - Eh bien, vous n'avez pas perdu votre temps, remarqua-t-elle en se laissant glisser dans son fauteuil, le dos sur un accoudoir et ses jambes allongées par-dessus l'autre. Kathleen et George sont d'ardents défenseurs de la liberté sexuelle sous toutes ses formes. Je ne sais pas de quoi ils tirent leurs ressources, mais ils ne sont jamais vraiment dans la dêche. Ils manifestent contre le racisme, contre la guerre, contre la pollution, contre l'Establishment et contre tout ce que vous voudrez. Des rigolos, quoi !
  
  Ce n'était pas exactement l'impression que le hippy avait faite à Coplan. Sous ses dehors débonnaires, l'homme était dangereux. Comme ses acolytes.
  
  - Sont-ils affiliés à une secte politique ?
  
  - Probablement. Doris croit qu'ils font partie des Weathermen, bien qu'ils ne l'aient jamais reconnu. Ça ne se dit pas ouvertement, vous comprenez.
  
  Bien sûr, on ne se vante pas d'être enrôlé dans un mouvement terroriste recourant à la bombe, au plastic et à la dynamite pour attaquer des postes de police. Cette éventualité paraissait toutefois plus conforme au tempérament de George, dont le pacifisme trop ostensible devait masquer son goût pour la violence.
  
  - Vous ne m'avez pas dit où loge ce couple si bien assorti...
  
  A peine eut-il prononcé sa phrase qu'il le regretta. Jane pouvait lui jeter en pâture n'importe quelle adresse, ou l'orienter vers un coupe-gorge. Dès qu'il aurait le dos tourné, elle sauterait sur le téléphone.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Vous ne vous figurez tout de même pas que je vais vous révéler où ils habitent ? Je n'ai pas envie qu'il nous arrive un malheur, à vous et à moi.
  
  - Vous êtes trop aimable, grimaça Francis, pas mécontent de son refus. Mais puisque Doris n'est pas là, j'aimerais jeter un coup d’œil sur ses affaires. Les accointances qu'elle avait à Paris m'intéressent davantage.
  
  Jane, pivotant sur ses fesses, ramena ses pieds sur la moquette et, ses deux poings appuyés sur son siège, elle rétorqua, le visage pétri d'animosité :
  
  - Il n'en est pas question ! Vous n'avez pas le droit. Maintenant, décampez ou je hurle.
  
  - Du calme, prêcha Coplan. Je croyais que cela vous serait égal. Votre amie ne risque rien :
  
  ce sont les fauteurs de troubles qui gravitaient autour d'elle et de Ralph, au Quartier latin, que j'aurais voulu identifier. Je ne vois pas pourquoi vous vous y opposez.
  
  En fait, il le devinait parfaitement. L'attitude soudain résolue de Jane, jusque-là plutôt dégagée, lui montrait qu'il venait de toucher un point sensible.
  
  - Vous n'avez pas à fouiner dans sa vie privée, répliqua la jeune femme. Vous n'avez pas de mandat et vous n'êtes pas en France. De plus, Doris n'a rien fait de répréhensible. Assez de boniments. Sortez d'ici.
  
  - Bon, bon, acquiesça Francis en se levant. Si vous le prenez sur ce ton, je n'ai qu'à m'incliner. Mais je crains que vous ne le regrettiez...
  
  Jane, les traits fermés, se dirigea vers la porte.
  
  Un coup sur la nuque anéantit brutalement toutes ses sensations, et ses jambes s'amollirent sous elle. Coplan la cueillit par la taille pour l'empêcher de s'effondrer, lui passa son autre bras sous les cuisses et la souleva pour la transporter jusqu'au divan, où il la déposa avec douceur en soufflant :
  
  - Désolé, ma belle. Rien de tel que le sommeil pour endormir les scrupules.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Sachant que la perte de conscience de Jane ne se prolongerait pas au-delà d'une dizaine de minutes, et redoutant par ailleurs un retour prématuré de Doris, Coplan mena ses investigations avec célérité.
  
  Il passa dans la chambre d'où il avait vu émerger Doris lors de sa précédente visite, jeta un regard circulaire sur l'ameublement, aperçut une valise posée à plat sur le sol et dont la poignée s'ornait d'une étiquette des Eastern Airlines.
  
  Il s'en approcha, s'accroupit pour en relever le couvercle. Elle ne renfermait qu'un pantalon, un short et deux pull-overs de laine. Il s'en désintéressa, fit deux pas vers une commode et en ouvrit successivement les quatre tiroirs. Le premier contenait du petit linge, des collants, des panties, des mouchoirs. Le second, un carton de cigarettes, des produits de beauté, plus tout un fatras de bricoles. Le troisième, des cahiers, diverses brochures imprimées au stencil et qui n'étaient autre que des syllabus de cours, un bloc de papier à lettre, une enveloppe en matière plastique dans laquelle étaient rassemblés des papiers divers, que Francis entreprit de passer en revue, rapidement.
  
  Il eut l'attention attirée par une enveloppe revêtue de timbres poste français, et qui était adressée à « miss D. Lease, C/O Swing High Club, P.O. Box 2308, Miami. Florida 33 138. U.S.A. »
  
  Pour noter ces mentions, Coplan souleva le feuillet de couverture du bloc afin d'en détacher une page, et alors il tomba sur des inscriptions suffisamment sybillines pour éveiller sa curiosité. Sans doute devaient-elles servir d'aide-mémoire mais, normalement, une jeune femme, fût-elle étudiante, recourt à des annotations plus explicites. Un nom, cependant, le frappa.
  
  Coplan chercha plus loin une feuille vierge, qu'il détacha sans décoller celles qui le précédaient, et recopia au stylo à bille ces lettres et ces chiffres bizarrement assemblés : « WZ 64.581 » - Clyde S. 8/33 A. 16.20. W.I.D. 5 th 318.14 - Clyde M. Lex/27 D. 20.40.
  
  Remettant à plus tard le soin de déchiffrer ces hiéroglyphes, Francis nota l'adresse de Miami, puis il sortit la lettre de l'enveloppe et en parcourut le texte, écrit en français.
  
  Rédigé sur un ton amical, il disait notamment :
  
  « ... Les flics ne devaient pas savoir que Ralph vivait avec toi. Ils ne sont pas encore venus à ton appartement... (C'était daté du 14 avril, donc trois jours après que Doris avait quitté Paris.) Nous déplorons que tu sois partie, etc. Si tu rencontres Clyde, dis-lui que sa tactique a été appliquée avec succès : nous en avons mis un à notre actif. Gros dégâts et victoire sans bavures... Tous te transmettent leur fraternel salut. » Comme signature : Joe.
  
  Le Clyde en question était-il celui que Coplan avait vu en compagnie de George et de Gordon, le métis aux cheveux hirsutes taillés en boule ?
  
  Francis replia la lettre, la reglissa dans l'enveloppe, examina en hâte les autres papiers, un fatras de quittances de loyer, de bordereaux bancaires, de brouillons de notes politiques et de lettres envoyées par les parents de Doris.
  
  Mais l'inspection à laquelle se livra Coplan ne lui permit pas de mettre la main sur un agenda ou un carnet où auraient figuré les noms et adresses d'affiliés au parti « Les Vengeurs de la Commune ».
  
  Pendant qu'il y était, autant farfouiller aussi dans les affaires de Jane... Consulter son répertoire téléphonique pouvait révéler le numéro de George. Elle était du même bord que tous ces contestataires enragés, sans quoi Doris ne lui aurait pas demandé l'hospitalité.
  
  Coplan se rendit dans la chambre contiguë, où régnait l'aimable désordre qu'entretiennent des filles célibataires menant une vie de bohème, résolument anticonformiste. Un capharnaüm à décourager le plus tenace des enquêteurs.
  
  Guidé par une longue pratique de ce genre de recherches, Francis ne tarda pas à situer le coin secret où une femme empile les papiers de toute espèce auxquels, à tort ou à raison, elle accorde une importance privilégiée. En l'occurrence, c'était un casier d'un rayonnage mural encombré de livres et de magazines.
  
  Entre autres, ce casier abritait des enveloppes de grand format, en papier fort. Dans celles-ci, Coplan dénicha des photos professionnelles de Jane, la représentant dans les tenues les plus diverses et ayant toutes un caractère publicitaire. Mais il trouva aussi une série d'épreuves franchement pornographiques, à deux, trois ou quatre personnages, où d'ailleurs elle n'apparaissait pas toujours.
  
  « Il faut bien vivre avec son temps », songea Coplan, philosophe. A une autre époque, ces filles auraient posé pour des peintres ou des sculpteurs épris de Grand Art.
  
  Il ne s'attarda qu'un minimum de temps sur ces images d'une obscénité affligeante (celles qu'il avait vues à Copenhague étaient moins vulgaires, malgré tout...) et il passa en revue les autres documents rangés avec ces clichés.
  
  Un feuillet, du même format que celui du bloc de Doris et revêtu d'inscriptions de la même écriture, le fit sourciller. Toutefois, voulant s'assurer que Jane ne sortait pas encore de sa léthargie, il fit un crochet vers le studio.
  
  Étendue la bouche ouverte, la rondeur de ses seins dévoilée plus qu'à demi, un bras pendant, l'Américaine demeurait inconsciente. Elle respirait paisiblement, innocente comme elle avait dû l'être avant l'adolescence.
  
  Coplan retourna dans la chambre. Cette fille ne lui aurait pas déplu si, à trois reprises, elle n'avait fait une allusion assez lourde au désir qu'il pouvait éprouver pour elle. Jane avait-elle espéré le détourner ainsi de ses intentions initiales ? Cela semblait de plus en plus probable.
  
  Il reprit le feuillet qu'il avait abandonné sur la planche inférieure du rayonnage, le considéra, puis, le déposant à nouveau, il se mit en devoir d'en transcrire les indications sur le papier dont il s'était déjà servi. « WZ 63.623 » « Kathleen - T 8/24 C 11.30/ Gordon W 9/32 D 16.20/ Miami F-M. »
  
  Encore deux noms qui paraissaient désigner des personnes connues de Francis. Apparemment, Jane devait se souvenir d'informations similaires à celles qui concernaient Doris.
  
  Coplan rempocha son billet et se mit en quête de la liste de numéros de téléphone que chacun garde à portée de la main pour éviter de manipuler l'annuaire. L'appareil, qui pouvait être branché à diverses prises dans l'appartement, se trouvait actuellement dans le studio. Mais où était son emplacement le plus fréquent ?
  
  Ici, sans doute, près du lit bas, par terre ou sur la tablette dotée d'un petit réveil et d'un cendrier.
  
  Effectivement, un carnet alphabétique recouvert de cuir brun gisait à côté du pied d'une lampe de chevet. Il comportait un assez grand nombre d'indicatifs, mais dont les titulaires firmes ou particuliers, ne signifiaient rien d'intéressant pour Coplan. Il n'y vit pas trace d'un George quelconque, ou d'une Kathleen, ou d'un Clyde. Il n'y avait pas davantage de numéros précédés du préfixe de la Floride.
  
  La moisson ne se révélait guère fructueuse.
  
  Coplan résolut cependant de s'en tenir là. Il revint dans le studio, perplexe, partagé entre deux sentiments. S'il ranimait Jane, elle risquait de faire du grabuge. S'il la laissait dans cet état, il ne pourrait lui conseiller de garder le silence sur sa perquisition, ce qui serait préférable pour elle.
  
  Mais il n'eut pas à trancher le dilemme car Jane, émettant une petite plainte d'enfant dérangée dans son sommeil, remua sur le divan. Puis, hébétée, elle ouvrit les yeux et se redressa sur un coude.
  
  - Vous... vous êtes toujours là, balbutia-t-elle, intriguée.
  
  - Oui. Ne bougez pas trop, vous avez la migraine.
  
  Elle récupéra cependant très vite ses esprits, et le regarda soudain d'une manière hostile.
  
  - Vous m'avez frappée, accusa-t-elle en achevant de relever son buste. Espèce de salopard, vous avez voulu me violer.
  
  - C'est une idée fixe, renvoya Coplan, tranquille. Je sais, on compte un viol toutes les vingt minutes à New York, mais ce n'est pas moi qui vous ferai intervenir dans les statisques. Vous voyez bien que vos vêtements sont intacts.
  
  - Alors, qu'est-ce qui vous a pris ? Vous m'avez fauché des choses ?
  
  - Non, je voulais simplement vérifier si vous n'aviez pas inscrit le numéro de George sur votre carnet d'adresses. Malheureusement, j'en ai été pour mes frais. Il ne me reste qu'à vous souhaiter le bonsoir.
  
  Jane s'essuya le front du revers de la main, la tête bourdonnante et les idées confuses. Puis elle prononça méchamment :
  
  - Ne restez pas dans cette ville, mister. Dépêchez-vous de regagner l'Europe, ou on va sérieusement s'occuper de vous.
  
  Il sortit de sa poche l'émetteur miniaturisé, le déposa sur le bar en disant, narquois :
  
  - Vous pouvez le rebrancher, je ne mettrai plus les pieds chez vous, de toute façon. Adieu, beauté de mes rêves. A votre place, je garderais la plus grande discrétion sur cette délicieuse soirée. Par prudence.
  
  - Foutez-moi le camp l siffla-t-elle, des éclairs dans les yeux.
  
  Il dégagea lui-même les verrous qu'elle avait tirés, tourna le bouton du Yale, ouvrit la porte.
  
  - Passez devant, avec la clé, invita-t-il. En bas, vous devrez refermer derrière moi, pour éviter des visites fâcheuses.
  
  Un instant, il ne sut si elle allait lui sauter à la figure ou lui tendre ses lèvres. Elle frémissait en le dévisageant, le souffle court, les seins gonflés, oscillant entre la haine et une flambée de sensualité.
  
  Francis lui tourna le dos et sortit de l'appartement, descendit lentement l'escalier. Il était presque au bas quand il entendit les pieds nus de la jeune femme dévaler les marches.
  
  
  
  
  
  Lorsqu'il eut pénétré dans sa chambre, au Park Sheraton, il n'était que 10 heures et demie mais, pour lui, cela équivalait à près de 4 heures du matin. Une journée chargée... Il avait l'impression de baigner dans New York depuis trois jours au moins.
  
  Bien que sa fatigue l'incitât à se mettre au lit sans tarder, il ne put se résigner à se coucher sans relire les notes qu'il avait prises chez Jane Miller. Une nymphomane refoulée dans l'attente perpétuelle d'un coup de force... Ils avaient tous un brin, dans cette bande. Même Doris, avec son fanatisme irréductible.
  
  Elle prétendait avoir fui le milieu qui avait causé la perte de Ralph ; mais son premier soin, en Amérique, était de se réfugier dans un milieu identique, au lieu d'aller se reposer à Philadelphie, chez ses parents.
  
  Coplan ouvrit le carton de Gitanes qu'il avait achetées en franchise à bord de l'avion, en préleva un paquet et l'ouvrit. Puis il se décida quand même à commander un whisky au « Room Service » avant d'allumer sa cigarette. Enfin, il réexamina son papier.
  
  Un garçon lui apporta sa boisson alors qu'il scrutait toujours ses alignements de lettres et de chiffres. Francis le gratifia d'un pourboire, alla pendre le panonceau Don't Disturb à l'extérieur, referma à clé et revint se laisser choir dans un fauteuil.
  
  Les mentions figurant sur le bloc-notes de Doris, comme celles inscrites sur le feuillet trouvé dans la chambre de Jane, évoquaient un indicatif suivi d'un rendez-vous : un prénom, un lieu et une heure. Coplan s'employa à examiner cela de plus près, en décomposant :
  
  « WZ 64.581 » - Clyde S.8/33 A. 16.20. W.I.D. 5 th 318.14 Clyde M. Lex/27 D. 20.40.
  
  « WZ 64.623 » Kathleen T. 8/24 C. 11.30 Gordon W.9/32 D. 16.20 Miami F-M.
  
  Des rendez-vous ?... Dans ce cas, un groupe tel que S. 8/33 A. pouvait désigner un lieu.
  
  Mais qu'est-ce qui poussait les deux filles à procéder de la sorte ? Pourquoi en faire un mystère ? Évidemment, la première réponse qui venait à l'esprit, c'est que ces rendez-vous avaient un caractère occulte, clandestin.
  
  Quel jour était-on, au fait ? Lundi. Encore lundi... Monday.
  
  Coplan but une gorgée de son whisky, garda son verre dans une main, sa cigarette dans l'autre, laissa errer ses yeux sur la cloison de teinte claire.
  
  Eh oui, pardi ! Ce système d'annotation était d'une simplicité idiote. Il ne fallait pas chercher midi à quatorze heures.
  
  La lettre majuscule isolée indiquait le jour : S = saturday. M = Monday. T = Tuesday.
  
  W = Wednesday. Et le groupe suivant spécifiait un croisement de rues ! Ainsi, 8/33 voulait dire l'intersection de la 8e Avenue et de la 33e Rue, tout comme Lex/27 marquait le croisement de Lexington Avenue et de la 27e Rue.
  
  Quant à la lettre suivante, allant de A à D, elle précisait lequel des quatre coins du carrefour devait être le théâtre de la rencontre.
  
  Tout cela tenait parfaitement ; Coplan s'octroya une seconde rasade d'alcool.
  
  On était lundi et Doris ne se trouvait pas, à 8 heures et demie 9 heures du soir, chez sa copine Jane. Or, comme par hasard, le second rendez-vous mentionné sur son bloc était fixé un lundi, à 20 h 40, avec Clyde.
  
  Francis déposa son verre pour se gratter la nuque. Il aspira une bouffée et se l'envoya au fond des bronches, ce qui traduisait toujours une intense réflexion. Restait à expliquer le groupe « W.I.D. 5 th 318.14 »... Ceci différait des autres données. C'était un renseignement complémentaire, éloquent pour l'initié mais inintelligible pour tout autre.
  
  La clameur grandissante d'une sirène monta de la rue. Elle atteignit une intensité crispante, puis elle décrut à mesure que le véhicule s'éloignait. Même la nuit, les cops new-yorkais ne se gênaient pas pour faire fonctionner leurs avertisseurs à pleine puissance. Avec un plaisir sadique, eût-on dit.
  
  Coplan voulut poursuivre ses cogitations, mais une seconde sirène, puis une troisième, vagirent successivement, hurlant comme si un péril fantastique menaçait toute la cité. Elles devaient se déplacer à grande vitesse car, en quelques secondes, leurs voix désespérées s'atténuèrent et se fondirent dans le brouhaha du trafic.
  
  Un incident d'une certaine gravité avait dû se produire. Peut-être étaient-ce des voitures de pompiers ?
  
  Coplan, subitement excédé, se décida à aller dormir. Il vida son verre, éteignit sa cigarette et passa dans la salle de bains.
  
  Mais tout en se brossant les dents, il se demanda pourquoi Doris s'était fait adresser de la correspondance à un club de Miami.
  
  
  
  
  
  Il se réveilla étonnamment tôt, à 8 heures et demie du matin. Puis il réalisa que cela correspondait à plus d'une heure de l'après-midi dans son rythme de vie habituel.
  
  Ce jour-là, il devait reprendre l'avion pour l'Europe. Théoriquement.
  
  Les événements de la veille ne s'étaient pas encore décantés dans son esprit, et il ne se sentait pas apte à en dégager des conclusions pratiques avant d'avoir pris son petit déjeuner.
  
  Il se doucha, se sécha vigoureusement, puis il se commanda un solide breakfast à l'anglo-saxonne, avec œufs au bacon, fromages, pain et marmelade, le tout accompagné de café au lait.
  
  La veille, il n'avait même pas songé à dîner... Tout son programme avait été chamboulé par l'invitation imprévue des singuliers bonshommes qui l'avaient attiré dans le secteur portoricain.
  
  Il revêtit un peignoir, alluma sa première Gitane, alla écarter les rideaux pour se rendre compte du temps qu'il faisait. Le ciel manquait de luminosité, les gratte-ciel environnants étaient nimbés de grisaille.
  
  Les contacts que Francis avait eus la soirée précédente lui avaient démontré, pour le moins, que ce réseau adverse ne fonctionnait pas d'une manière artisanale. Il devait exister en France d'autres Cowley qui opéraient pour ces individus aux mœurs dissolues.
  
  Le garçon d'étage apporta, sur une table roulante, le plantureux petit déjeuner que Francis attendait avec une effroyable fringale. Un journal plié y était joint.
  
  Coplan s'assit, déploya sa serviette et attaqua son repas à belles dents. La musique douce et les inévitables chansons de Frank Sinatra, déversées en mince filet par le haut-parleur encastré, n'influencèrent pas le cours de ses réflexions.
  
  Si le Clyde avec lequel Doris avait eu rendez-vous la veille était le même que celui qui avait assisté à l'entrevue avec George et Gordon, ce type était un comédien de première force. Mais voilà, il faudrait vérifier. Et essayer de remettre le grappin sur ce trio.
  
  Tout en mangeant, Coplan ouvrit le journal et en parcourut les titres. Il y en avait un, en première page, qui sautait aux yeux : « Désastre à la Western Insurance Data Corp. »
  
  En dessous, en caractères moins épais : « 500 000 dollars de dégâts. Le computer de la firme détruit par une explosion. »
  
  Francis déposa le journal, s'emplit la bouche d'un morceau d'omelette et d'un bout de pain, puis reprit sa lecture.
  
  « Hier soir, vers 11 heures et demie, une violente déflagration, a retenti au quatorzième étage du building situé au 318 de la Cinquième Avenue. Elle a provoqué la mort des deux techniciens qui assuraient le service de nuit au siège de la compagnie. Celle-ci est spécialisée dans la vente de renseignements détaillés sur les personnes qui contractent une police d'assurance. De nombreuses sociétés ont eu recours à ses services, et elle s'est taillée une place prépondérante dans ce domaine. »
  
  Coplan s'arrêta de mastiquer, fronça les sourcils, ressentit un petit choc au creux de l'estomac. La corrélation qui s'imposait à son esprit ne pouvait pas être le fruit d'une coïncidence... W.I.D. 5 th 318.14.
  
  Tout concordait : les initiales, l'adresse, l'étage !
  
  Il parcourut avidement la suite du texte :
  
  « L'équipement électronique a été intégralement pulvérisé par l'explosion, et ceci constitue pour la firme une perte irréparable, non seulement en raison de la valeur marchande de l'ordinateur et du matériel périphérique, évaluée à 500 000 dollars, mais surtout par l'anéantissement des données qui étaient stockées dans les mémoires de la machine, car celles-ci avaient une valeur proprement incalculable. Autant dire que la Western Ins. Data est ruinée. Quant à la cause du sinistre, on peut affirmer d'ores et déjà qu'il résulte d'un attentat. Les locaux ne contenaient aucune matière inflammable, les précautions les plus draconiennes avaient été prises pour éviter tout accident. La police a ouvert une enquête qui promet d'être longue et difficile, les deux principaux témoins ayant perdu la vie. Mais il paraît certain que cet acte de terrorisme doive être attribué à l'une des organisations extrémistes de gauche qui veulent ébranler les assises de notre société. On pense, entre autres, aux Black Panthers. »
  
  Coplan, le cerveau en ébullition, ne prêta aucune attention aux autres nouvelles et se dépêcha d'expédier son repas.
  
  Si Doris Lease trempait dans cette histoire, si peu que ce fût, il fallait en avoir le cœur net. Il fit sa toilette à toute allure, s'habilla, remit dans sa poche le papier qu'il avait épluché la veille et quitta sa chambre.
  
  Il ne pourrait pas rester au Sheraton mais, avant de changer d'hôtel, il avait une démarche plus urgente à entreprendre.
  
  A pied, il gagna la 5e Avenue en traversant le Rockefeller Center, non pour se rendre au siège de la Western Insurance Data, mais chez le « correspondant » du Service dont le Vieux lui avait donné l'adresse, oubliant que son agent avait déjà eu recours, cinq ans auparavant, aux bons offices de Pierre Gardeau (Voir « Contacts Est-Ouest »).
  
  Ce dernier gérait une maison de haute couture bénéficiant d'un grand prestige, dans le quartier des commerces de luxe.
  
  Portier galonné à l'entrée, posté sous une marquise bleue allant de la façade jusqu'au bord du trottoir, salon de réception somptueux, éclairé en plein jour par de nombreux lustres à pendeloques en cristal, atmosphère feutrée.
  
  A la belle fille d'une sobre élégance qui vint au-devant de lui, Coplan dit en anglais :
  
  - Mon nom est Raucourt. Je désirerais voir Mr Gardeau, bien que n'ayant pas un rendez-vous avec lui. Veuillez cependant m'annoncer et lui signaler que je me recommande de M. Pascal.
  
  - Si vous désirez vous asseoir, offrit l'hôtesse d'accueil en désignant un fauteuil Louis XV.
  
  Elle se retira avec une dignité de prêtresse antique et disparut par une porte de service.
  
  Cette heure était trop matinale pour les clientes de la « boutique ». Coplan fut, pendant quelques minutes, la cible des regards que lançaient à la dérobée trois vendeuses oisives.
  
  Enfin, l'hôtesse revint du même pas mesuré, comme si elle portait une amphore sur la tête.
  
  - Voulez-vous me suivre, je vous prie ?
  
  Francis respira. Il avait de l'électricité dans les veines et redoutait un contretemps.
  
  Quelques instants plus tard, il pénétra dans l'impressionnant bureau du couturier tout en se souvenant que Gardeau, petit homme racé, mondain, artiste et parfois tyrannique, avait une prédilection cachée pour les sciences. Et une mémoire infaillible.
  
  Cérémonieux, Gardeau se leva, vint au-devant de son visiteur pour lui serrer la main. Mais dès que l'hôtesse eut refermé la porte capitonnée, il prononça sur un ton mi-figue mi-raisin :
  
  - Soyez le bienvenu, monsieur Raucourt. Que puis-je pour vous ? Vous m'aviez quitté assez brusquement, l'autre fois, mais votre message m'est bien parvenu.
  
  Francis, qui le dépassait de deux têtes, lui avoua tout de go :
  
  - J'ai un os en travers de la gorge... Énorme. Et je n'aimerais pas vous quitter plus vite encore que la dernière fois.
  
  Gardeau darda sur lui un regard observateur.
  
  - Fort bien, dit-il. Je vous écoute.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan ne retourna à l'hôtel que vers 5 heures de l'après-midi en vue de boucler sa valise et de changer de lieu de résidence.
  
  Il s'était longuement entretenu avec Gardeau, avait déjeuné avec lui et, ensuite, le couturier avait pris une série de dispositions conformes aux desiderata que Coplan lui avait exprimés. Tout ceci, soigneusement étudié, mis au point, avait exigé du temps. Il avait fallu mobiliser sur-le-champ quelques personnes occupées par ailleurs et que cette réquisition soudaine prenait au dépourvu.
  
  Coplan avait tout lieu d'être satisfait quand il pénétra dans le hall. Il allait pouvoir travailler sérieusement. Avec une vingtaine de locataires, il emprunta l'un des deux ascenseurs. C'était une heure creuse où il y avait peu de va-et-vient. La cage se vida progressivement, au gré des arrêts.
  
  Au quinzième étage, elle ne contint plus, outre le liftier, que trois hommes et deux jeunes femmes au physique des plus plaisants, dont les hautes jambes entièrement dévoilées et le short bien rempli leur eussent valu quelques désagréments dans le métro parisien.
  
  Par hasard, il se trouva que Coplan et ses quatre compagnons éphémères indiquèrent tous le 17e étage comme leur point de destination.
  
  Les messieurs cédèrent le passage aux deux filles, non par galanterie mais pour avoir le loisir de les reluquer plus commodément, puis le groupe se dispersa dans le couloir, les uns allant à droite, les autres à gauche.
  
  Francis avait reniflé quelque chose d'insolite. Tout en introduisant sa clé dans la serrure, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Une des filles poursuivait son chemin, désinvolte, balançant sa croupe aguichante, et l'un des hommes semblait avoir du mal à ouvrir sa porte. Les autres avaient disparu, au détour du couloir.
  
  Coplan pénétra chez lui. A la lumière des événements de la veille, il ne sous-estimait plus l'avertissement que lui avait lancé Jane. Non plus que celui qu'avait proféré Gordon, avant de le débarquer près de la 7e Avenue. Ni la fille ni le mulâtre n'avaient eu la moindre intention de plaisanter.
  
  L'oreille aux aguets, Francis referma le battant, se livra à une inspection sommaire des lieux avant d'aller ouvrir sa valise posée sur le tréteau-porte-bagage.
  
  La musique enregistrée sur ruban magnétique développait ses mélodies sirupeuses.
  
  Coplan se rendait dans la salle de bains quand la porte pivota sans bruit sur ses ,gonds. Les deux individus qui, dans l'ascenseur, n'avaient pas semblé se connaître, firent une irruption simultanée dans la chambre, la lame d'un couteau à cran d'arrêt jaillissant de leur poing droit. Leur faciès revêtait une expression sinistrement déterminée, et ils s'élancèrent vers Francis pour le tuer avant qu'il pût émettre un cri.
  
  N'importe qui, frappé de stupeur et glacé de frousse, aurait subi passivement cette attaque. Mais Francis, sur ses gardes, réagit avec une promptitude égale à celle de ses agresseurs. Il fit un brusque écart sur le côté du lit pour éviter un choc frontal, de sorte que ses deux adversaires ne pussent l'atteindre ensemble ; le premier qui contourna l'angle du lit eut la désagréable surprise d'avoir un genou défoncé par la décharge que Coplan, appuyé de biais sur une jambe fléchie, lui expédia en oblique.
  
  L'homme grimaça, trébucha, reporta son poids sur son membre valide et se fendit, lame en avant, avec un rictus de fureur, tandis que son complice, gêné dans ses mouvements, prenait le parti de bondir sur la couche pour acculer leur victime contre la cloison.
  
  Coplan écarta d'une manchette latérale l'avant-bras que prolongeait le poignard dardé vers ses tripes et décerna un direct entre les yeux du premier assaillant. Mais alors qu'il reculait afin de parer l'offensive du second, il se passa quelque chose de prodigieux.
  
  Ce fut comme si des êtres éthérés envahissaient la pièce en vol plané. Leur dure matérialité se manifesta lorsque le plongeon de l'un d'eux se termina ds les jambes du type qui était grimpé sur le lit, les paralysant pendant qu'un coup de tête dans les fesses le projetait en avant.
  
  Coplan vit l'inconnu basculer vers lui, lâchant son arme pour tenter d'atténuer la violence de sa chute vers le sol. Francis l'aida en le gratifiant d'un uppercut à la base du menton quand sa trajectoire l'eut amené à bonne hauteur, ce qui n'empêcha pas le truand de s'affaler, la figure sur la moquette, en fin de course.
  
  Quant à son collègue, sonné par le marron qu'il avait encaissé au milieu du front, il n'opposait qu'une molle résistance à la prise vigoureuse qui, en lui tordant le bras, le contraignait à ouvrir les doigts. Son couteau lui fut dérobé par la créature féline dont, quelques instants auparavant, il avait admiré la ligne sportive.
  
  - Eh bien, mes chéries, voilà du beau boulot, apprécia Coplan à mi-voix, les poings sur les hanches, en voyant comment elles mettaient définitivement hors de combat, par des atemis percutants, les deux exécuteurs malchanceux.
  
  Ces derniers, inanimés, se répandirent sur le tapis, correctement anesthésiés.
  
  Les filles, à peine essoufflées, se redressèrent.
  
  - Ils n'envisageaient pas de vous infliger une correction ou de vous kidnapper, dit Christine, belle brune au visage délicat. Ils voulaient bel et bien vous liquider.
  
  - Moi, j'ai bien cru que nous allions arriver trop tard, avoua Danièle, plus mince mais aussi vigoureuse que son amie. S'ils avaient eu des pistolets...
  
  Coplan fit une mimique amusée.
  
  - Ils ont leur compte, en tout cas, murmura-t-il. Christine, voulez-vous avoir la gentillesse de pendre la pancarte Don't disturb à l'extérieur ?
  
  La tentative des deux gredins signifiait qu'il avait acquis, aux yeux des gens de la bande de George, une importance telle qu'on n'entendait même plus lui laisser regagner l'Europe comme il en avait, à deux reprises, exprimé l'intention.
  
  - Bon, ne perdons pas de temps, conclut Francis. Emparez-vous des couteaux de ces lascars et filez discrètement. Je n'en aurai que pour quelques minutes à faire mes bagages.
  
  - Mais quel sort allez-vous réserver à ces gars-là ? s'enquit Danièle, son index passé dans la lisière de son short pour le remettre en bonne place.
  
  - Que voulez-vous ? Je ne peux ni les livrer à la police ni les flanquer par la fenêtre. Alors, laissons-les cuver leur défaite. Quand ils se réveilleront, nous serons loin d'ici. Cet incident ne modifie en rien mes projets initiaux.
  
  In petto, il songea que ces collaboratrices de Gardeau, à l'égard desquelles il n'avait eu qu'une confiance mitigée, témoignaient d'une efficacité que n'eût pas permis de soupçonner leur élégante féminité.
  
  Danièle, posant un regard vindicatif sur les corps étendus, suggéra :
  
  - Ne pourrions-nous pas leur fignoler un accident ? Cela leur clouerait le bec, à eux et à ceux qui les ont envoyés.
  
  - Nous avons encore du pain sur la planche, plaida Coplan, tout en ouvrant le placard-penderie. Ne commençons pas par chercher des difficultés supplémentaires, nous en aurons bien assez sans cela. Déguerpissez sagement et reprenez position jusqu'à ce que j'aie quitté l'hôtel.
  
  Disciplinées, les deux jeunes femmes se retirèrent à quelques minutes d'intervalle, chacune ayant au préalable vérifié si le couloir était désert.
  
  Coplan se dépêcha de caser ses effets dans sa valise.
  
  Fouiller ces types ne présenterait guère d'intérêt mais, question de leur compliquer l'existence, Francis leur subtilisa leur permis de conduire, qu'il déchira en menus morceaux au-dessus de la corbeille, puis il les délesta de l'argent qu'ils portaient sur eux, une cinquantaine de dollars en tout.
  
  Ensuite il partit à son tour, sans toucher au panonceau invitant à ne pas déranger l'occupant de la chambre. Ainsi, les truands auraient le temps de récupérer.
  
  Parvenu dans le hall, il réclama sa note, la régla, aperçut du coin de l’œil Christine qui baguenaudait devant le kiosque à journaux.
  
  Conformément aux modalités prévues, il n'emprunta pas l'entrée donnant sur la 7e Avenue mais une autre, secondaire, débouchant sur la 56e Rue, où des taxis attendaient toujours des clients de l'hôtel.
  
  L'agression perpétrée contre lui avait considérablement réduit la probabilité d'une filature. Mais cela, un autre agent de Gardeau, appelé à en détecter une si elle avait lieu, l'ignorait encore.
  
  Coplan pria le chauffeur du taxi de l'amener au coin de Park Avenue et de la 9e Rue. Toutes les artères étant à sens unique dans une grande partie de Manhattan, un trajet qui, à pied, n'eût nécessité qu'un seul tournant à angle droit, en imposait plusieurs aux véhicules contraints d'obéir à la signalisation des virages interdits.
  
  Si bien que, sur la distance, l'homme détaché par Gardeau (un certain David Bergen) eut amplement l'occasion de s'assurer que le taxi n'était pas suivi.
  
  Lorsque Coplan eut mis pied à terre dans ce beau quartier résidentiel, il resta sur place, posté en coin de rue, jusqu'à ce que la voiture de couleur sable, occupée par son allié, eut passé devant lui. Bergen lui adressa, de la main, un signe négatif et poursuivit sa route.
  
  Alors, définitivement rassuré, Francis héla un second taxi pour se rendre à l'immeuble où un petit appartement lui avait été attribué, le matin même, par le couturier. Pas bien loin du Waldorf-Astoria.
  
  Le lendemain était un mardi. Coplan se demandait toujours si les conclusions qu'il avait tirées des notes qu'il avait prises à la hâte chez Jane étaient justes. Il allait pouvoir s'en rendre compte en fin de matinée.
  
  Spéculant sur la validité de son raisonnement, il méditait d'exploiter au maximum cette opportunité ; il avait élaboré un plan qui réclamait la participation des trois membres de l'équipe mise à sa disposition : son suiveur de la veille, David Bergen, âgé d'une trentaine d'années, Américain de mère française, et les mannequins Christine et Danièle.
  
  Dès 11 heures, le système était mis en place aux alentours du croisement de la 8e Avenue et de la 24e Rue, lieu d'une possible rencontre entre des gens qui, pour de mystérieux motifs, tenaient à la dissimuler.
  
  Selon les conjectures de Coplan, la jonction devait s'opérer au coin C, c'est-à-dire l'inférieur gauche si, en regardant un plan de ville orienté au nord, A et B désignaient les angles supérieurs. Mais une convention pouvait en avoir décidé autrement, et cette localisation demeurait donc problématique.
  
  Un facteur favorable, sans doute pris en considération par les intéressés, était l'animation qui régnait à cette heure dans les deux voies : beaucoup de piétons arpentaient les trottoirs, des marées de voitures s'écoulaient alternativement dans les deux voies perpendiculaires. Le temps, légèrement brumeux, enveloppait encore le sommet des gratte-ciel d'un fin brouillard qui en estompait les contours.
  
  Francis, seul, avait patrouillé dans la 8e Avenue afin de choisir un endroit d'où, inaperçu et se confondant avec les promeneurs, il pourrait embrasser du regard les quatre coins du carrefour. Il avait déniché un magasin d'articles d'occasion (un bric-à-brac de transistors, de jumelles, de patins à glace, d'appareils de photo et de brocante) dont les deux vitrines s'arrondissaient en ménageant un couloir central. De là, mêlé à d'autres amateurs, il pouvait lancer de temps à autre un coup d’œil vers l'intersection sans se déplacer à découvert.
  
  A partir de 11 h 25, il redoubla d'attention. Pas une silhouette de femme traversant son champ de vision n'échappa à un rapide examen.
  
  Un léger tressaillement de jubilation le parcourut lorsque, dépassant le magasin qui n'offrait pour elle aucun attrait, Jane se profila soudain parmi les piétons. Elle descendait l'avenue, en pantalon et pull, un sac suspendu à son épaule par une longue lanière.
  
  Avant de quitter son poste d'observation, Coplan lui laissa prendre un peu d'avance. Puis, le front baissé et les mains dans les poches, il progressa d'un pas désœuvré le long des façades ; il s'immobilisa quelques mètres plus loin car les feux de circulation, au rouge, interdisaient à la jeune femme de traverser la 24e Rue.
  
  Quand le groupe compact de passants agglutinés autour d'elle put se remettre en marche, Coplan suivit. Alors qu'il se trouvait, à peu près au milieu de la chaussée, il distingua au loin la volcanique Kathleen qui arrivait en sens inverse. Il connut un instant de désarroi. Plus question de faire demi-tour ; il était parmi les derniers de la fournée et les véhicules commençaient à démarrer.
  
  Mais son appréhension s'effaça avant même qu'il eût atteint le bord du trottoir opposé : Kathleen, faisant mine de ne pas voir Jane, tournait les talons et redescendait l'avenue.
  
  Coplan, heureux de voir se réaliser ses prévisions, n'en demeurait pas moins perplexe. Les deux femmes, affectant de s'ignorer, déambulaient à une quinzaine de mètres l'une de l'autre. Elles accomplirent ainsi toute la longueur d'un « block » et parvinrent à la 23e Rue.
  
  A quoi rimait cette balade qui ne les rapprochait pas ?
  
  Francis retint une moue de rogne quand se produisit l'éventualité qui allait réduire à néant l'utilité de son dispositif de surveillance. Kathleen se dirigeait vers une bouche de métro et Jane lui emboîtait le pas en conservant le même intervalle. En maintenant la filature, Coplan se couperait de ses collègues.
  
  Pourtant, il n'avait pas le choix.
  
  A la suite de Jane, il dévala les marches et pénétra dans l'enceinte de la station de « Subway », craignant de se faire semer dans la foule ou de se tromper sur la direction que la fille allait emprunter.
  
  Il glissa une pièce de monnaie dans un distributeur de jetons, fila vers un portillon automatique, descendit un autre escalier en s'efforçant de localiser son gibier, repéra la chevelure de Jane alors que celle-ci virait vers le quai « Downtown ».
  
  Une rame débouchait à vive allure du tunnel.
  
  Jane monta dans la voiture où Kathleen s'était engouffrée par une autre porte, et Coplan n'eut que le temps de se jeter dans le wagon suivant.
  
  Pour leur contact, les deux Américaines recouraient à un vieux truc qui avait toujours été le cauchemar des enquêteurs chargés d'une filature.
  
  A défaut de pouvoir les observer, Coplan veilla à ne pas les perdre de vue lorsqu'elles débarqueraient. Il ne se morfondit pas longtemps : à la station de la 14e Rue, le premier arrêt, Kathleen s'insinua dans la cohue qui piétinait sur le quai et marcha vers une des sorties.
  
  Francis, bousculé dans tous les sens, n'hésita guère. Il opta pour la poursuite de l'épouse de George. Le court trajet qu'elle venait d'effectuer ne pouvait avoir eu d'autre but que la transmission anonyme d'un message à la faveur d'une promiscuité apparemment accidentelle. Mais, surtout, Kathleen constituait le chaînon idéal pour retrouver le hippy dans la jungle new-yorkaise.
  
  En la voyant ainsi, de dos, Coplan dut admettre qu'elle n'était pas dépourvue d'avantages qui flattent les convoitises masculines. Sa taille mince, flexible, s'évasait sur des hanches étroites, juchée sur de longues jambes dont le pantalon, serrant aux cuisses, ne cachait pas totalement le galbe juvénile.
  
  Elle escaladait vivement les marches qui menaient à la sortie, comme si elle avait hâte de vaquer à d'autres occupations. Elle aussi portait un sac retenu à l'épaule par une longue courroie.
  
  Intérieurement, Coplan pestait. Ce détour par le métro l'obligeait à rester constamment dans le sillage de la fille, avec tous les aléas que cela pouvait comporter, alors que Bergen, Christine et Danièle tournaient en rond à la 24e Rue, dans deux voitures. Ces dernières, pouvant communiquer entre elles par radio, auraient pu se relayer.
  
  Par chance, Kathleen n'avait pas l'air de se soucier le moins du monde si quelqu'un s'attachait à ses pas. Mais il suffisait qu'elle sautât dans un taxi, à l'improviste, pour que tout fût remis en question.
  
  Le rendez-vous quasi indécelable qu'elle venait d'avoir avec Jane prouvait qu'elles ne se fréquentaient pas ouvertement. Il s'expliquait aussi par le fait bien connu que la police et le F.B.I. en particulier, branchait sur des tables d'écoute les téléphones de gens qui, à des titres divers, pouvaient prêter à suspicion. Sans doute se rangeaient-elles, d'elles-mêmes, dans cette catégorie.
  
  Toujours sur les traces de Kathleen, qui se promenait à présent dans la 14e Rue dans la direction de Union Square, il y avait quelques grands magasins dans ce secteur-là Coplan se dit que, tout compte fait, il devait adopter une autre formule.
  
  Il allongea le pas tout en préparant son entrée en matière.
  
  Ayant rattrapé Kathleen, il lui prit familièrement le coude en disant, avec un sourire amical :
  
  - Voyez comme le hasard fait bien les choses ! George s'est trompé quand il a prétendu que j'avais raté une belle occasion.
  
  Elle tourna brusquement la tête vers lui, puis, l'ayant reconnu, elle ne sut quelle expression adopter. Sa surprise se teintait d'appréhension, mais elle réussit à paraître agréablement étonnée.
  
  - Oh, c'est vous ! articula-t-elle sans cesser de marcher. Je ne sais même plus votre nom !
  
  - Vous étiez trop occupée quand nous nous sommes vus, dit Francis sur un ton badin. Aujourd'hui, les circonstances sont plus favorables. J'aimerais bavarder avec vous.
  
  Il la tenait toujours par le coude, aussi légèrement que l'eût fait un camarade. Il sentit qu'elle esquissait le geste de se dégager, mais qu'aussitôt après elle se ravisait.
  
  - Je crois que nous devrons choisir un autre moment, émit-elle, les yeux ailleurs. Cela me ferait plaisir aussi, mais pour l'instant, je ne peux pas.
  
  Ils se déplaçaient dans une foule assez dense et devaient, parfois, faire un écart pour ne pas cogner des gens qui venaient en sens inverse.
  
  Coplan répondit :
  
  - Je regrette, Kathleen. Pressée ou pas, vous allez devoir me consacrer un bout de temps. Que préférez-vous : une balade en taxi ou un scandale qui fera rappliquer les flics ?
  
  Elle crispa ses jolies lèvres, les garda serrées.
  
  - Vous feriez mieux d'accepter ma première suggestion, reprit-il, confidentiel. Lavons notre linge sale en famille. Vous devez être au courant de cette tentative de meurtre dont j'ai failli être la victime à mon hôtel. Remarquez que je n'ai pas fait coffrer ces deux types. Mais si vous jugez que vous avez intérêt à ce que la police fourre le nez dans vos histoires, moi je veux bien.
  
  Aux prises avec mille hypothèses, Kathleen réfléchissait vite. Son visage demeurait indéchiffrable et elle continuait d'avancer comme si les propos de son compagnon la laissaient indifférente.
  
  Elle finit cependant par déclarer, un peu ironique :
  
  - Vous parlez par énigmes, grand frère, mais si vous voulez absolument faire un tour en taxi avec moi, je n'y vois pas d'inconvénient.
  
  - Je savais que vous étiez une fille compréhensive, persifla Coplan. Venez.
  
  Ils n'étaient plus loin de Union Square. A l'angle de Broadway, ils purent monter dans un Yellow Cab, et Francis désigna comme point de destination le croisement de Park Avenue et de la 50e Rue.
  
  - Avez-vous l'intention de m'emmener au Waldorf-Astoria ? railla Kathleen lorsqu'elle se fut installée sur la banquette. Ça va vous revenir cher.
  
  - Pour moi, vous êtes inestimable, assura-t-il, sarcastique.
  
  Lorsque la voiture se fut faufilée dans le trafic, il enchaîna :
  
  - Elle est bien commode, cette séparation avec le chauffeur. A certains égards, le banditisme a du bon. Dites-moi : George entretient-il encore des relations avec des personnes vivant en France, depuis que Ralph est mort ?
  
  - Qui est Ralph ?
  
  - L'ami de Doris, vous le savez parfaitement.
  
  - Je n'en sais rien du tout, affirma Kathleen avec humeur. Et je ne connais pas davantage cette Doris. Qu'ai-je à voir avec ces gens-là ?
  
  Elle semblait être foncièrement interloquée. Elle ajouta du reste :
  
  - George n'a jamais eu de rapports avec l'Europe. C'est ici que les choses doivent changer. Si nous flanquons par terre cette damnée pourriture de société de consommation, les autres nations capitalistes ne résisteront pas.
  
  - Et Clyde ? fit Coplan, les yeux plissés. N'a-t-il pas des copains à Paris ?
  
  - Lui, c'est possible, admit la jeune femme. Il en a dans de nombreux pays.
  
  - Je m'en doutais. Contrairement aux Weathermen, les Red Tigers fomentent de l'agitation à l'étranger, non ?
  
  Elle en convint :
  
  - Oui... Eux, ils veulent mener le combat partout à la fois. Ça les regarde.
  
  Implicitement, elle venait d'éclairer Francis sur deux faits essentiels. Primo : Clyde était bien un membre influent de l'organisation maoïste. Secundo : toute cette clique de New York, Jane et Doris y compris, s'était donné le mot pour brouiller les cartes.
  
  Et ils avaient presque réussi à le posséder, lui, Coplan.
  
  Plus sec, il dit à sa voisine :
  
  - Passez-moi votre sac, voulez-vous ?
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Le taxi, remontant Park Avenue, franchissait le croisement de la 29. Rue. La pause du lunch gonflait de centaines de milliers d'employés la masse des piétons qui encombraient les trottoirs.
  
  Dans la voiture aux fenêtres fermées, le vacarme extérieur ne parvenait que d'une façon très assourdie.
  
  Kathleen n'avait pas bougé. Son regard se mesurait avec celui de Coplan. Et puis, elle eut un sourire singulier.
  
  - Est-ce mon adresse que vous désirez ? s'enquit-elle.
  
  - Notamment.
  
  Il tendait la main, attendant qu'elle lui remît son sac de bon gré, mais déterminé à le lui prendre si elle opposait un refus.
  
  Elle s'en rendit compte, essaya de gagner du temps :
  
  - En voilà des manières... Que vous ai-je fait ? Vous croyez-vous en pays conquis ?
  
  - Donnez-le-moi, exigea Francis. Quand j'y aurai jeté un coup d’œil, je vous rendrai votre liberté.
  
  - Sans blague ? se moqua-t-elle. Vous espérez aussi quelque chose d'autre, non ? Ça vous travaille, ne prétendez pas le contraire. Vous verrez ce qu'il y a dans mon sac quand nous serons plus à l'aise. Rien ne brûle.
  
  Renversée contre le dossier et les jambes larges ouvertes, elle le contemplait, un rien narquoise, avec une mine d'allumeuse, et en faisant saillir ses seins. Son pantalon modelait effrontément son bas-ventre et accusait le renflement de son pubis.
  
  - Trève de simagrées, maugréa Coplan. Qu'avez-vous donc toutes, dans ce patelin ? Vous ne pensez qu'à ça ! Allons, décidez-vous.
  
  Devinant qu'il allait lui arracher la lanière de son épaule, elle la fit glisser et fit passer le sac à sa droite.
  
  Francis s'en empara, l'ouvrit, en explora les compartiments. Ou bien elle avait refilé un objet peu volumineux à Jane, ou bien elle en avait reçu un. Cela pouvait être de la drogue, bien sûr. Ou pire.
  
  Les traits de Kathleen étaient devenus moins aimables. Elle observa un instant le manège de Coplan, qui extirpait un objet à la fois, l'examinait, le remettait en place pour en prélever un autre, puis elle lança un coup d’œil par la lunette arrière, dénombrant en se lissant les cheveux les véhicules qui roulaient dans le même sens.
  
  - A quoi cela vous servira-t-il ? bougonna-t-elle, excédée. Ce fourbi ne peut rien vous apprendre.
  
  Il exhiba une petite carte en matière plastique, pourvue d'une photo d'identité, et qui était un laissez-passer pour une réunion organisée .par le Youth International Party.
  
  - Eh bien quoi ? fit Kathleen en voyant qu'il s'attardait sur cette carte. Il n'est pas interdit d'être pacifiste et anti-raciste, que je sache ?
  
  - Et Gordon ? s'informa Coplan. Dans quel mouvement milite-t-il ?
  
  - Les Black Panthers. Il ne s'en cache pas.
  
  - Eh bien, cela formait un bel échantillonnage, les invités de cette party de l'autre soir.
  
  Il saisit une enveloppe allongée, de couleur bleue, sans inscription, et dont le rabat était collé. Froidement, il l'ouvrit, ce qui provoqua un soupir d'exaspération de sa voisine. Mais elle ne dit rien. Ses yeux recelèrent cependant plus d'hostilité.
  
  Francis déplia les feuillets de papier-avion qu'il avait sortis de l'enveloppe. Il ne lui fallut pas longtemps pour s'apercevoir qu'il s'agissait d'une description minutieuse, avec croquis à l'appui, d'une annexe de l'université de Madison, dans le Wisconsin : c'était spécifié en toutes lettres. L'annexe en question consistait en un bâtiment dans lequel un laboratoire était consacré à des recherches pour la Défense nationale.
  
  Des renseignements très détaillés et très précis étaient fournis sur la topographie des lieux, ainsi que sur les heures d'occupation du laboratoire, et la liste des physiciens qui y travaillaient par équipes.
  
  Indiscutablement, ce document ressemblait comme deux gouttes d'eau à l'étude préalable que nécessite un hold-up ou un attentat.
  
  Francis ne fit aucun commentaire. Il replia les feuillets et les inséra dans l'enveloppe décachetée, repoussa celle-ci dans le soufflet d'où il l'avait extraite et reprit son inventaire.
  
  Grâce à la bonne synchronisation des feux, le taxi avait parcouru une distance appréciable en quelques minutes. Il contournait déjà la gare de Grand Central.
  
  Kathleen, écœurée, s'était croisé les jambes et se tenait une cheville à deux mains. Un pli de dérision aux coins, de sa bouche, elle ricana
  
  - Vous ne voulez pas les passer aux rayons X, par hasard ?
  
  Sa question était motivée par le fait que Coplan dévissait un à un les étuis des crayons de maquillage. Il le faisait uniquement pour la persuader qu'il n'avait, jusqu'alors, rien découvert de significatif.
  
  Enfin, il restitua le sac à sa propriétaire, sans y avoir trouvé une pièce d'identité ou un élément quelconque portant l'adresse de Kathleen. Pensif, il la considéra. Elle le fixait d'un air railleur, sachant qu'il avait cherché en vain le lieu de son domicile.
  
  Il parla :
  
  - Je voudrais être en mesure de communiquer avec vous. Quel numéro devrai-je appeler ?
  
  Les cils de la jeune femme battirent.
  
  - Formez le 604.3746, indiqua-t-elle. Mais ne vous faites pas d'illusions. Cela ne correspond pas à notre appareil privé, ce n'est qu'un relais. Il faudra que vous citiez un numéro, afin que nous puissions vous appeler plus tard d'une cabine publique.
  
  - O.K. ! dit Francis, hanté malgré lui par la scène dont elle avait été la vedette.
  
  Si farfelus parussent-ils, tous, ils étaient organisés d'une façon remarquable. Pas étonnant que la police eût tant de mal à infiltrer des observateurs dans leurs cercles.
  
  Il en arriva même à se demander si, en ce moment même, sa propre sécurité n'était pas un leurre. Ils excellaient dans l'art de se couvrir mutuellement, et par des procédés toujours déroutants.
  
  Le taxi, après avoir rejoint le prolongement de Park Avenue, approchait à vue d’œil du point de destination. Dans ce secteur-ci, il y avait beaucoup moins de monde sur les trottoirs.
  
  - Allez-vous vraiment me débarquer ? s'informa Kathleen avec un soupçon d'incrédulité.
  
  - Pour sûr, affirma-t-il.
  
  - Bon. Mais, dans ce cas, est-ce que cela vous dérangerait de me laisser le taxi ? Vous m'avez entraînée fort loin de l'endroit où je comptais me rendre.
  
  - Aucun problème. C'est moi qui descendrai.
  
  Le coin de la 50e Rue n'était pas tellement éloigné de l'immeuble où il logeait.
  
  - Dommage, dit la fille en le dévisageant. Nous aurions pu faire des choses ensemble.
  
  - Rattrapez-vous avec les gars de l'autre soir, rétorqua-t-il, cynique. Personnellement, je n'aime pas le travail à la chaîne.
  
  Il regarda, au travers de la vitre, la somme qui s'inscrivait au compteur, déposa deux dollars dans le tiroir à monnaie et articula d'une voix plus forte devant le guichet :
  
  - La dame va plus loin. Gardez le tout. Puis, une main sur la poignée de la portière :
  
  - Adieu.
  
  - Reposez en paix, renvoya-t-elle, les prunelles éclairées d'une lueur sardonique.
  
  Il sortit de la voiture, la suivit des yeux tandis qu'elle se mêlait au courant des véhicules.
  
  Il avait été frappé par le ton venimeux avec lequel Kathleen avait pris congé de lui. Sous le masque de désinvolture légèrement canaille qu'elle affichait d'ordinaire, il avait soudain entrevu le fond de son caractère : celui d'une créature aux instincts pervers, capable de cruauté, comme ces harpies hystériques qui assistent aux exécutions capitales.
  
  Il remonta l'avenue en continuant de soliloquer, se disant que si Kathleen avait reçu de Jane cette enveloppe fermée, elle en ignorait le contenu. Néanmoins, il était assez curieux qu'elle n'eût même pas tenté de la détruire pour l'empêcher d'en prendre connaissance.
  
  Alors, plusieurs détails surgirent dans sa mémoire, prenant un sens différent et suscitant en lui la prescience d'un danger. La fille avait parlé comme si elle savait qu'il n'avait plus longtemps à vivre !
  
  Instinctivement, il se retourna : s'il existait une menace, elle était derrière lui.
  
  Il repéra, à une quinzaine de mètres, une longue Studebaker défraîchie qui s'immobilisait silencieusement. Celle qui l'avait emmené au secteur portoricain. Il fit un écart à l'instant où un coup de feu étouffé partait de la fenêtre arrière de la berline.
  
  Son sang bouillonna et ses tripes se convulsèrent. En un clin d’œil il mesura toutes les possibilités, se déplaça d'un autre bond latéral alors que l'arme crachait une seconde fois. Et, le plus surprenant, c'est que les gens continuaient de déambuler comme si de rien n'était, le bruit ambiant absorbant celui de l'éjection des projectiles.
  
  Le canon de l'arme rectifia sa visée. Évaluant sur-le-champ la difficulté qu'il imposerait au tireur, Francis, au lieu de fuir, revint sur ses pas en filant en biais vers l'entrée du Waldorf. Une troisième balle essaya de le cueillir alors qu'il posait le pied sur la première marche. Elle ricocha sur le mur de pierre après être passée à deux centimètres de son épaule.
  
  La voiture se catapulta en avant, le feu étant passé au vert, mais Coplan ne s'en rendit pas compte car il se ruait vers la porte à tambour et en accélérait la rotation pour se réfugier dans le hall.
  
  Un voile de sueur au front, il se maîtrisa, foulant d'un pas mesuré l'épais tapis du somptueux établissement.
  
  Les vaches.
  
  Ils étaient forts. N'avaient pas commis l'erreur de se croire complètement hors d'atteinte.
  
  Tout en défilant devant les vitrines où étaient exposés des bijoux et des articles de luxe, dans des salons d'une quiétude presque sépulcrale, il reconstitua aisément comment cette attaque avait pu se produire. Jane n'avait pas manqué d'informer George. Et celui-ci avait posté des hommes à la sortie de la bouche de métro de la 14e Rue, sachant que si Kathleen était pistée, elle émergerait là en entraînant son suiveur vers Union Square.
  
  Elle avait bien calculé son coup pour faciliter la tâche de ses gardes du corps, la garce. « Cela vous dérangerait-il de me laisser le taxi ?... » Tu parles !
  
  Mais, l'ayant vu pénétrer au Waldorf-Astoria, ils risquaient de ne pas lâcher prise. Ces types avaient une audace ébouriffante, et s'ils osaient liquider des flics de leur propre ville, il ne reculeraient devant rien pour abattre un étranger qui, décidément, les serrait d'un peu trop près.
  
  Coplan ignorait combien d'issues comportait cet énorme building carré de quarante-sept étages, haut de quelque 210 mètres ou ne descendaient que des millionnaires, des potentats du Tiers Monde et des acteurs célèbres.
  
  Chaque instant qui passait permettrait à ses adversaires d'améliorer leur tactique d'encerclement. Francis s'arrêta, le temps d'allumer une Gitane et de jeter un coup d’œil aux alentours.
  
  De loin en loin, de riches veuves aux allures de douairières, écroulées dans de vastes fauteuils, grillaient une cigarette ou un cigare en sirotant un cocktail avant de passer à table.
  
  Coplan se rappela que le gratte-ciel du Waldorf couvrait la superfidie d'un « block », à lui tout seul. Sa façade arrière bordait donc Lexington Avenue. Or, dans cette voie, il y avait une station de métro de la ligne IRT à hauteur de la 51e Rue.
  
  Il se remit en marche, se dirigeant vers l'angle de l'hôtel qui était le plus proche de la bouche de métro, parvint à un hall possédant une sortie et, sur le qui-vive, il déboucha à l'extérieur.
  
  Maintenant, c'était d'un piéton qu'il devrait se méfier, car la Studebaker n'était certainement plus dans les parages. Il cingla vers la station de métro à vive allure, se retourna avant de dévaler les marches.
  
  Devant à nouveau prendre un jeton à un distributeur, il ne céda pas à sa première impulsion : il se posta non loin de la porte qu'il venait de franchir, près du mur, et observa les gens qui lui succédaient sur l'escalier, pendant une trentaine de secondes.
  
  Alors, il fut à peu près tranquillisé. Aucun de ces usagers n'avait témoigné d'une hâte suspecte, tous empruntaient normalement les tourniquets sans regarder loin devant eux.
  
  Pour toute sécurité, Francis se munit d'un jeton et descendit sur le quai « Uptown ». Il effectua un court trajet, remonta en surface à la 86e Rue et sauta ensuite dans un taxi pour revenir à l'immeuble de Park Avenue où Gardeau lui avait procuré l'appartement.
  
  Au terme de ce périple, son attention ne s'était cependant pas relâchée, et alors qu'il quittait le taxi, il repéra la Plymouth de couleur sable conduite par David Bergen.
  
  Évidemment, ce dernier, l'ayant vu disparaître à la suite de Jane dans la station de la 23e Rue, avait compris que la meilleure chose à faire était de rallier le point de départ. L'autre bagnole, la Mustang de Danièle, ne devait pas être loin.
  
  
  
  
  
  Un quart d'heure plus tard, l'équipe au grand complet se retrouva réunie dans la salle de séjour. Le premier soin de Coplan fut de confectionner des boissons et de les distribuer.
  
  Bergen, un beau gaillard bien découplé au profil de Viking et casqué de longs cheveux blonds ondoyants, exprima le premier sa déconvenue :
  
  - Je ne m'attendais pas à cela. Jusqu'où vous a-t-elle trimbalé, finalement ?
  
  Christine, affalée dans un fauteuil, renchérit :
  
  - Nous ne savions que faire. En définitive, a-t-elle rencontré l'autre ?
  
  - Comme kidnapping, c'est plutôt loupé, jugea Danièle qui, comme sa consœur, eût paru mieux à sa place dans une revue du Lido que dans des entreprises clandestines. Je suppose que nous devons repartir de zéro ?
  
  - Une seconde, une seconde, réclama Coplan, le front soucieux. Cette matinée a été plus fertile que vous pourriez le croire. Elle a même été si mouvementée qu'elle a failli mettre un point final à ma carrière. Alors, excusez-moi si je bois un coup avant de vous relater les événements.
  
  - Encore ? fit Christine, stupéfaite. On a de nouveau tenté de vous avoir ?
  
  Francis avala trois gorgées de son whisky soda, opina de la tête et précisa :
  
  - En plein milieu de Park Avenue, devant le Waldorf. Mais procédons par ordre.
  
  Venant s'asseoir parmi ses hôtes, il leur raconta comment, délaissant Jane, il s'était lancé sur les traces de Kathleen, et les conséquences qu'avait entraînées cette décision.
  
  Il ne répéta pas mot pour mot la conversation qu'il avait eue dans le taxi et ne rapporta que succinctement l'agression dont il avait été l'objet.
  
  - Tout ceci, ajouta-t-il, c'est du passé. Je ne vais pas m'appesantir sur les détails. Mais je veux vous faire part d'un certain nombre de déductions qui vont conditionner notre activité future.
  
  Les deux filles l'écoutaient avec un intérêt qui n'était pas uniquement dû à l'importance de ses propos. Il émanait de ce personnage délégué par « la piscine » un magnétisme personnel tenant plus à son équilibre intérieur qu'à la séduction discutable de son visage buriné. Curieusement, à côté de lui, le beau David Bergen perdait de sa consistance.
  
  Coplan poursuivait :
  
  - La première version de cette affaire, telle que je vous l'avais exposée avant-hier, doit être révisée. Dès le départ, on m'a jeté de la poudre aux yeux, et j'ai marché. Mais ensuite, la juxtaposition de quelques indices, et en particulier de ceux que j'ai obtenus ce matin, m'a permis de dissiper la nappe de brouillard artificiel dans laquelle on voulait me noyer. Ceci ne veut pas dire que j'y vois tout à fait clair, mais enfin les choses prennent une perspective plus logique.
  
  Christine et Danièle avancèrent un peu sur leur siège ; tout oreilles, elles penchèrent le buste en s'appuyant des bras sur les accoudoirs de leur siège. Bergen, au contraire, se carra plus nonchalamment dans son fauteuil, mais ses traits tendus dénonçaient son attention.
  
  Coplan s'offrit une cigarette, souffla de la fumée puis reprit :
  
  - Premier paradoxe : le soir de mon arrivée, après mon entrevue avec Doris, les nommés George et Gordon m'emmènent gentiment à une party où sont rassemblés beaucoup de gens. Sous couvert de m'interroger, ils me révèlent que Cowley opérait pour eux, et puis ils me relâchent. Pourquoi ?
  
  Après une pause, il enchaîna :
  
  - Parce que, m'ayant bourré le crâne et déchargé Doris de tout soupçon, ils escomptent que je vais regagner l'Europe. Ils m'y engagent d'ailleurs avec insistance. Mais comme ce sont des gens précautionneux, ils m'ont montré à un tas de types qui sont réunis là, et qui appartiennent à des groupements extrémistes. D'emblée, je suis démasqué, grillé, catalogué. Or, contrairement à leurs espérances, je ne me tiens pas pour satisfait : je retourne le soir même chez Jane, et à la suite de cela ils cherchent à me tuer. Que s'est-il donc passé qui, subitement, les a poussés au meurtre ? C'est d'autant plus étrange que Jane ne m'a rien dévoilé de précis et qu'ensuite, inconsciente, elle n'a pu deviner que certaines annotations théoriquement incompréhensibles avaient été recopiées par moi.
  
  David Bergen proposa une explication :
  
  - Les types avaient changé d'avis entre-temps parce que l'un d'entre eux a estimé qu'on avait eu tort de vous emmener là ; ils vous avaient vu, mais vous aviez aussi eu l'occasion de les photographier mentalement. Il est à présumer que certains membres de ce groupe sont recherchés par la police.
  
  Coplan fit un signe d'assentiment :
  
  - C'est ce qui m'était venu à l'esprit, à moi aussi. Mais, réflexion faite, je me suis dit que ça ne collait pas. Ces gars-là ne sont pas des imbéciles. Ils y auraient pensé tout de suite et n'auraient pas eu l'obligeance de me raccompagner presque jusqu'à mon hôtel. Non, ils ont vraiment espéré que leur scénario éviterait de la casse. Mais ma seconde visite chez Jane a mis en évidence un fait capital qui devait rester dans l'ombre, à savoir la connivence étroite qui existait entre la jeune femme et eux.
  
  Christine arqua les sourcils.
  
  - Je ne vous suis pas, dit-elle. En quoi cela pouvait-il tellement les effrayer ?
  
  - Pour deux motifs. D'abord, parce que, vous l'avez vu ce matin, les contacts qu'ils ont avec elle doivent rester secrets, ceux-ci préludant à des attentats qu'ils commettent. Kathleen avait sur elle une sorte de rapport concernant un laboratoire de recherche de l'Université de Madison qui travaille pour l'Armée, et destiné à en faciliter l'accès à des individus qui ne sont jamais allés sur les lieux. Je vous parie à cent contre un qu'une bombe va exploser sous peu dans ces installations..., à moins que notre conversation de tout à l'heure ne les oblige à différer leur projet.
  
  - La même histoire qu'avec la Western Insurance, nota Danièle. Mais cette fois c'était Doris qui...
  
  - Précisément, l'interrompit Francis, l'index pointé vers elle. Doris, cette colombe, n'est pas aussi blanche qu'on a essayé de me le faire gober. Elle m'a menti avec un aplomb remarquable quand elle m'a prétendu qu'elle n'avait eu aucune accointance avec un correspondant des Red Tigers à Paris : la lettre signée « Joe », que j'ai trouvée dans ses paperasses, prouve le contraire. Qui mieux est, elle est en relation, ici à New York, avec le nommé Clyde, qui fait partie de cette organisation. Total, elle s'entend à merveille avec toute la bande, et celle-ci s'est démenée pour la mettre hors de cause. Voyez-vous tout ce que cela implique ?
  
  Un silence régna.
  
  David Bergen, songeur, avança :
  
  - Cette fille est une terroriste.
  
  - Une complice de terroristes, à tout le moins. Ralph Cowley s'en était avisé, et c'est pour cela qu'il était devenu son amant. Qu'il ait destiné ce film embobiné dans son Minox à des types comme George, Gordon et Clyde, je n'en crois plus un mot. On a délibérément voulu m'égarer.
  
  - Alors, pourquoi l'avait-il ? questionna Christine.
  
  - Voilà ce qui reste .à éclaircir. Mais je vais plus loin : cette comédie n'a pas été improvisée. Elle avait été montée avant même que je ne débarque à New York.
  
  Danièle s'enquit d'une voix teintée d'incrédulité :
  
  - Comment cela ? Cela paraît impensable.
  
  - Mais non, fit Coplan. Doris avait donné des instructions à sa mère, pour le cas où celle-ci aurait affaire à quelqu'un de Paris. Elle avait prévu l'éventualité que la police français enverrait tôt ou tard quelqu'un en Amérique, pour l'interroger sur ses rapports antérieurs avec Ralph. Et la brave dame s'est empressée de l'avertir que « quelqu'un » avait téléphoné pour demander son adresse. Tout était en place pour m'accueillir !
  
  Les filles échangèrent des mimiques admiratives. La bande adverse n'était pas composée d'amateurs.
  
  - Oui, dit Bergen. Il semble que vous ayez débrouillé l'écheveau. Mais où cela nous conduit-il ?
  
  - A Miami, affirma Coplan, catégorique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  - A Miami ? répéta Bergen, déconcerté. Diable ! Que comptez-vous découvrir dans cette ville ?
  
  Coplan, tapotant sa cigarette au-dessus du cendrier, déclara d'une voix paisible :
  
  - Je suis persuadé que le nœud du problème est là, et voici pourquoi : Doris, absente des États-Unis depuis plus de six mois, n'a rien de plus pressé, à son retour, que de se précipiter en Floride, soi-disant parce qu'elle a envie de soleil. Or, si l'on confronte les dates de son départ de Boston et de son arrivée à New York, on constate qu'elle y est tout juste restée quatre jours pleins. Elle a beau avoir de l'argent, ce déplacement apparaît comme une fantaisie cassez coûteuse qui, si elle n'était pas justifiée par un autre motif, cadrerait assez mal avec le caractère de cette fille telle que nous la connaissons. D'accord ?
  
  Ses auditeurs opinèrent. Il enchaîna :
  
  - Avant de quitter Paris, elle a déjà donné à un ami nommé Joe une adresse à Miami où de la correspondance peut lui être envoyée. En revanche, elle ne dit pas un mot de cette escapade à sa mère, à qui elle ne donne signe de vie que quand elle est chez Jane. Or elle a inscrit de sa propre main sur son bloc de papier à lettre une série de rendez-vous, pour elle et sa copine. Où, quand et par qui ces rendez-vous ont-ils été assignés ?
  
  Un mutisme général fut la seule réponse qu'il obtint. Il continua :
  
  - Survient ensuite la démolition de l'ordinateur de la Western Insurance. Ne peut-on raisonnablement supposer que Doris, lors de son contact du samedi avec Clyde, lui a refilé une documentation analogue à celle que Jane a remise ce matin à Kathleen ? D'où proviennent ces informations ? Doris ne les a sûrement pas amenées de Paris. Alors ?
  
  Danièle secoua sa jolie tête et avoua :
  
  - Moi, je m'y perds. Toute cette bande trafique à New York et vous voulez courir à Miami. Vous êtes sûr que Doris joue un rôle essentiel et vous la laissez tomber. Que visez-vous, en fin de compte ?
  
  Un sourire détendit les traits de Coplan.
  
  - Pensez-vous que Doris va encore loger chez Jane ? s'enquit-il. Et qu'après mon entrevue de ce matin avec Kathleen, Jane ne jugera pas opportun de changer de domicile, elle aussi ? Nous pourrions cavaler longtemps avant de leur remettre le grappin dessus. Désormais, elles ne seront pas assez bêtes pour respecter les rendez-vous ultérieurs, sachant que j'en ai compris le mécanisme.
  
  Ces arguments irréfutables n'en aggravèrent que davantage la perplexité de ses compagnons. Il reprit :
  
  - J'admets que tout ceci puisse paraître sans issue, mais essayons d'en dégager un schéma simplifié. Tout se passe comme si nous étions en présence d'une organisation occulte qui facilite les actions terroristes de plusieurs mouvements révolutionnaires...
  
  Bergen, le front plissé, eut un petit recul. Danièle et Christine remuèrent dans leur fauteuil comme si elles étaient assises sur une fourmillière.
  
  - Où êtes-vous allé pêcher cela ? demanda la seconde avec un soupçon de désapprobation.
  
  Ces contestataires de tout poil n'ont besoin de personne pour exécuter leurs attentats. Chaque parti a sa spécialité, et le plus souvent la répression tape dans le vide.
  
  - Je m'en tiens strictement aux faits, opposa Coplan. Qu'une complicité unisse Jane et Doris, c'est indéniable, n'est-ce pas ? Or, ce qui semble curieux, c'est qu'elles aient des liaisons clandestines avec une série d'individus appartenant tous à des organismes différents. George est affilié aux Weathermen, Gordon aux Black Panthers, Clyde aux Red Tigers et Kathleen au Youth International Party. Quant à Doris, à Paris, elle adhérait à un groupe dénommé les Vengeurs de la Commune, suspecté de correspondre avec les Red Tigers, et qui semble en effet s'inspirer de ses méthodes de combat. Reste à déterminer comment ces deux messagères sont manipulées, et par qui.
  
  - Cela nous mène loin de votre objectif initial, l'espionnage scientifique exercé au détriment du Centre de Recherches de Strasbourg, fit remarquer Bergen. Enfin, menez la barque comme vous l'entendez, nous sommes là pour vous prêter main forte.
  
  Coplan le fixa.
  
  - Non, David, vous ne devez pas être des auxiliaires aveugles, marchant au doigt et à l’œil sans comprendre, approuvant ou non mes initiatives. Elle est finie, l'époque où on risquait sa peau sans s'inquiéter pourquoi. Il me faut une coopération basée sur un accord sans réserve, sur une ligne d'action pleinement acceptée. Cela dit, détrompez-vous : je ne m'écarte pas de mon but initial. L'identité réelle du destinataire du rapport photographié par Cowley demeure mon souci numéro Un. Et je vous demande pourquoi George, Gordon et Clyde ont tenté de me convaincre que c'étaient eux ?
  
  - Eh bien, vous l'avez dit : pour blanchir Doris.
  
  - D'accord, mais la blanchir de quoi, au juste ? Aucune accusation n'a été formulée contre elle, que je sache.
  
  Danièle se rallia, la première, à ce point de vue.
  
  - Oui, il est certain que cette fille a dû se mettre quelque chose sur les cornes en France, estima-t-elle. Elle n'aurait pas filé aussi vite après la mort de son amant si elle n'avait redouté que le terrain allait devenir trop brûlant pour elle.
  
  - Et les précautions qu'elle avait prises ici le confirment, appuya Bergen, édifié.
  
  Coplan but une nouvelle gorgée, puis il se tourna vers Christine :
  
  - Partagez-vous mon point de vue, à présent ? Assez pour vous exposer de bon gré à des dangers assez redoutables ?
  
  - Oui, concéda-t-elle en logeant son genou dans ses mains réunies. Le jeu en vaut la chandelle, sans nul doute. Et je suis bien curieuse de voir si vous aurez raison.
  
  Il hocha la tête.
  
  - Nous n'avons guère d'atouts, avoua-t-il. Le nom d'un club et le numéro de sa boîte postale. A quatre, nous ne serons pas de trop.
  
  
  
  
  
  Ils débarquèrent d'un même avion à l'aéroport de Miami, le lendemain midi, formant deux couples qui avaient l'air de voyager séparément.
  
  Avec d'autres passagers, ils montèrent dans une limousine réfrigérée ayant plus de huit mètres de longueur, une espèce de basset dans la race des automobiles. Cet engin les amena en une petite demi-heure à l'hôtel Allison, situé de l'autre côté de Biscayne Bay à Miami Beach, face à l'océan.
  
  Autant pour réduire les frais que pour faciliter les communications, Francis et Christine, d'une part, David et Danièle, de l'autre, prirent une chambre à deux lits. Coplan avait fixé son choix sur cet établissement parce qu'il en avait déjà apprécié le confort et la localisation, d'abord, et ensuite parce que la clientèle y était constituée en grande partie par des touristes français, ce qui avait d'heureuses répercussions sur la cuisine (Coplan vise haut).
  
  Lorsque les bagages eurent été défaits, Coplan prescrivit à Christine de rédiger, avant toute chose, un mot qui serait posté séance tenante, et adressé au « Swing High Club - P.O. Box 2308 - Miami. »
  
  Après tout, si ce club possédait une boîte postale, il devait avoir une existence reconnue et déployer une activité quelconque, bien qu'il ne figurât pas dans l'annuaire du téléphone.
  
  Christine écrivit : « Messieurs, des amies m'ayant parlé de votre club, j'aimerais m'y inscrire en qualité de membre, mais je désirerais que vous m'indiquiez le montant de la cotisation. Pour des raisons personnelles, je préfère que vous me répondiez poste restante, au bureau central de Miami Beach.» Et elle signa : Chris Lemoine, son nom à l'état civil.
  
  - On va bien voir, dit Francis en glissant le feuillet dans une enveloppe sans « en-tête ». Cela ne nous dispensera pas de chercher à en savoir davantage par d'autres moyens mais, au pis, nous aurons une chance de recevoir quelques renseignements dans quarante-huit heures. Sa compagne, qui avait revêtu une robe d'été très courte, alla se brosser les cheveux devant le miroir de la salle de bains.
  
  - J'espère que vous ne pousserez pas la conscience professionnelle jusqu'à m'empêcher de prendre un bain de soleil et de plonger dans la piscine, émit-elle sur un ton de badinage. Après l'enfer de New York, ce ciel bleu et ces palmiers me redonnent une notion du paradis terrestre.
  
  - Fort bien. Je ne vous interdis pas de me voir sous les traits d'Adam, si ça vous chante. De toute manière, je n'envisageais pas d'entreprendre quoi que ce soit avant le crépuscule. Je n'ai pas volé ces quelques heures de détente, moi non plus.
  
  Il regardait par la grande baie vitrée, les poings sur les hanches, émerveillé par le calme et la couleur de la mer. Mais, en dépit de ses bonnes résolutions, il ne pouvait détacher son esprit des questions qui le harcelaient.
  
  - Vous savez, Christine, lança-t-il à la cantonade. Si je me réfère à l'aide-mémoire de Jane, elle devrait s'amener à Miami vendredi.
  
  - Quoi ? Demain ? s'étonna la jeune femme en cessant de se brosser.
  
  - Oui, demain. Et, en principe, elle devrait rester jusqu'à lundi. Il serait peut-être intéressant de vous envoyer à l'aéroport.
  
  
  
  
  
  Pour rendre moins fastidieuse la surveillance à l'aérogare, Coplan avait établi un roulement, Christine, Bergen et Danièle devant se relayer toutes les deux heures. Il leur avait aussi prescrit de prendre des voitures en location aux agences qui avaient un bureau sur place.
  
  Lui, à Miami Beach, avait procédé de même. Et, après s'être familiarisé avec la conduite de sa Buick, il acheta tout un lot de publications qu'il ramena à l'hôtel Allison.
  
  Il feuilleta ces journaux, magazines et revues, dès avant le déjeuner, en n'accordant son attention qu'aux placards publicitaires et aux petites annonces.
  
  Au bout d'un quart d'heure, il tomba sur ce qu'il cherchait, quelques lignes assez discrètes dans la rubrique « Divers » d'une revue érotico-cinématographique : « Swing High Club. Oubliez vos soucis, vivez pleinement, passez des week-ends merveilleux et faites-vous des amis ouverts aux idées larges. Pour tous détails, écrire à P.O. Box 2308, Miami, Florida. »
  
  Il plissa le front, flairant une combine pas très catholique, les autres annonces étant toutes du même acabit. Certaines traitaient de location de films en couleur importés de Copenhague, d'autres de massages « esthétiques » pratiqués à domicile, d'autres encore émanant de femmes ou d'hommes en quête d'une âme sœur, parfois du même sexe.
  
  La lettre expédiée par Christine avait de bonnes chances de porter ses fruits. Doris avait-elle été membre de ce club antérieurement ou connaissait-elle, à titre privé, l'astucieux promoteur de l'entreprise ?
  
  Inopinément, Danièle vint le rejoindre au bord de la piscine, dans le courant de l'après-midi. Elle était montée dans sa chambre auparavant et y avait revêtu un minuscule deux-pièces qui révélait toute la splendeur de son anatomie à peine dorée par son bain de soleil de la veille.
  
  Elle s'assit en tailleur sur le matelas pneumatique voisin de celui sur lequel Coplan, étalé à plat ventre, attendait sans trop se morfondre la suite des événements.
  
  - Ça y est, marmonna-t-elle. La corvée est finie. Chris attend la réapparition de David à l'aérogare pour le prévenir. Ils vont rappliquer ensemble, je crois.
  
  Francis se souleva sur un coude.
  
  - Jane est arrivée ?
  
  - Non. Doris.
  
  - Hein ? fit-il en se redressant davantage. Vous êtes sûre ?
  
  - Je sais reconnaître les gens d'après leur photo, persifla Danièle. Aucun doute possible. Coplan se laissa retomber.
  
  Ainsi, elles avaient permuté. Jane avait jugé plus prudent de rester planquée à New York, mais elle avait envoyé Doris à sa place parce qu'il était indispensable que l'une d'elles vint à Miami.
  
  Danièle s'allongea paresseusement, avec la sérénité du devoir accompli. Les tentations qu'avait éprouvées Francis depuis quelques jours s'étaient encore aggravées par la nuit d'une chasteté irréprochable qu'il avait passée à un mètre de Christine. Il ne put se défendre de laisser glisser un regard faussement endormi sur les formes alléchantes de sa distinguée collègue.
  
  - L'avez-vous pistée ? s'enquit-il à mi-voix.
  
  - Pour sûr. Et vous devrez faire gaffe, car elle est descendue à un hôtel qui se trouve à quelques pas d'ici, le Monte-Carlo. Ce serait le bouquet, si vous tombiez nez à nez
  
  Il fit la grimace, articula :
  
  - Figurez-vous que le club en question fait de la publicité. J'ai découvert ça ce matin. Il insère des petites annonces d'un genre un peu spécial. Mais ce que vous me dites va m'empêcher d'y aller, quand nous connaîtrons l'adresse. Si toutefois il y en a une.
  
  - Je vois, dit Danièle. Vous allez encore nous mettre une filature sur les bras.
  
  - Zéro. A aucun prix.
  
  - Alors ?
  
  - Wait and see, conclut-il en se retournant pour exposer son autre face aux rayons solaires brûlants qui lui cuisaient la peau.
  
  
  
  
  
  Le matin suivant, à la poste, Christine se vit délivrer le pli que toute l'équipe attendait avec impatience. Une réunion se tint dans la chambre de Bergen et de Danièle, en fin de matinée, et le texte fut lu à haute voix par la destinataire, qui dut bientôt réprimer une envie de rire.
  
  « Chère correspondante, nous espérons que vous êtes mariée, et que votre conjoint a les mêmes opinions que vous sur les problèmes fondamentaux de la vie. Car notre club n'accepte que l'affiliation de gens mariés. En effet, l'existence commune fait apparaître des dissentiments auxquels seuls des gens vivant dans les mêmes conditions peuvent porter remède. Il n'est pas rare, notamment, que les deux êtres formant le couple subissent certaines formes de frustrations dues à la monotonie, ou à l'insuffisance, de leurs rapports sexuels. Notre expérience a démontré qu'un week-end, passé en compagnie d'un ou d'une partenaire autre que l'habituel procure un défoulement salutaire dont bénéficie ultérieurement l'harmonie du ménage. Il est bien entendu que ceci n'est valable qu'entre personnes soigneusement sélectionnées, de même niveau social et ayant des affinités certaines. C'est là que nous intervenons. Nous possédons un fichier très fourni, comportant des milliers de noms auxquels, nous en sommes sûrs, le vôtre viendra bientôt se joindre. Vous y aurez accès moyennant la cotisation très modique de 250 dollars par an. Mais il faut que vous vous présentiez chez nous, avec votre époux, afin que nous puissions enregistrer vos particularités physiques et vos goûts. Sur simple appel téléphonique, nous vous fixerons un rendez-vous qui vous évitera toute attente, à une heure de votre convenance. Convaincus que vous apprécierez la qualité de nos services, etc...
  
  Christine, après une interruption, ajouta :
  
  - 326, Quinzième Rue Est, Hialeah. Téléphone 361.5703 (L'auteur prévient les lecteurs avertis que ce numéro n'est pas authentique. C'est celui du célèbre « seaquarium »).
  
  Tous se regardèrent, amusés. Puis Bergen parla :
  
  - J'avais cru que ce club était formé d'amateurs de musique « swing », mais il ne s'agit évidemment pas de ça. C'est une organisation de « wife-swapping », d'échange d'épouses pour les week-ends.
  
  Coplan n'ignorait pas l'extraordinaire succès qu'avait rencontré en Californie, puis dans le reste des États-Unis. ce mode d'adultère admis par consentement mutuel ; mais c'était bien la première fois qu'il en voyait une exploitation commerciale. Illico, son cerveau se mit à fonctionner.
  
  - Il faut y aller, décréta-t-il. Le Vieux tiquera sur ma note de frais, mais ces 250 dollars valent d'être dépensés. D'autant plus que je n'en profiterai pas personnellement. David, sautez sur le téléphone et appelez ce numéro.
  
  - Quoi ? fit l'interpellé. Vous voulez que je m'inscrive à...
  
  - Oui. Vous et Danièle. Il faut que je sache comment ça marche, ce système. Ne discernez-vous pas les prodigieuses possibilités qu'il pourrait offrir à une organisation clandestine ?
  
  - Vous dites ? intervint Danièle, soucieuse. Je vais devoir... Mais vous rendez-vous compte des conséquences, si je...
  
  - Ne lâchez pas la bride à votre imagination, conseilla Francis. Commencez par adhérer à ce club. Ensuite, nous verrons jusqu'où vous devrez pousser l'abnégation, tous les deux. A mon avis, cette officine n'est qu'un paravent. Vous allez être mon Cheval de Troie.
  
  Il y eut un silence un peu contraint. Coplan reprit, pour justifier sa position :
  
  - Remarquez, Jane devrait venir pour le week-end. Doris la remplace, mais c'est probablement pour rencontrer quelqu'un par le canal de cette œuvre philanthropique. Selon quel mécanisme ?
  
  Danièle et Bergen soupirèrent.
  
  - Bon, acquiesça finalement l'Américain. Je n'avais jamais envisagé un risque de cette nature quand je me suis engagé dans le Renseignement, mais tant pis. On y passera.
  
  
  
  
  
  En fin de matinée, il arriva au volant de sa voiture dans cette banlieue fleurie, agrémentée de végétation tropicale, en compagnie de Danièle promue, pour la circonstance, au rang d'épouse légitime.
  
  Le « Swing High Club » occupait une magnifique villa entourée d'un jardin et offrant toutes les apparences d'une demeure privée. Les deux « candidats ». crurent s'être trompés, et ils vérifièrent l'adresse avant de se hasarder à sonner à la porte de cette respectable résidence.
  
  Ils furent accueillis par une hôtesse au sourire charitablement indulgent et dont le physique plutôt coquin était rehaussé par une très courte tunique d'un rouge vif à liséré d'or, sans manches et amplement décolletée.
  
  - Mr et Mrs Bergen, je pense ? prononça-t-elle. Veuillez m'accompagner chez miss Groves, pour les formalités d'entrée. Mr Dickson, notre directeur, vous recevra ensuite.
  
  Une maison sérieuse, on s'en apercevait sur-le-champ. Le couple fut introduit dans un bureau où une vieille fille au visage ingrat, portant des lunettes, trônait derrière une machine.
  
  Elle se souleva à demi pour déclarer :
  
  - Ravie de vous connaître. Vous avez cédé à une heureuse impulsion en venant nous voir : le club est le meilleur garant d'une éternelle félicité conjugale.
  
  Puis, ayant énoncé cette profession de foi, elle ajouta en se rasseyant :
  
  - Lorsqu'on a pris une décision courageuse comme la vôtre, il vaut mieux s'interdire de revenir en arrière. Veuillez donc me régler tout d'abord le montant de la cotisation, je vous prie.
  
  Bergen obtempéra : il déposa trois billets sur le bureau, en échange de quoi miss Groves lui remit une carte en plastique.
  
  - Elle constitue un reçu et indique le numéro matricule qui vous est attribué par la firme, spécifia la secrétaire. Ici, nous voulons ignorer le nom de famille, et je suis certaine que vous apprécierez cette discrétion. Pour le club, vous n'avez qu'un prénom et ce numéro.
  
  Danièle et Bergen, assis dans leurs fauteuils, marquèrent d'un signe de la tête qu'ils approuvaient ces conventions.
  
  Satisfaite, l'employée posa sur eux un regard teinté de bienveillance.
  
  - Quels que soient vos problèmes, dit-elle, vous trouverez grâce à nous les compensations que vous désirez. Par ailleurs, étant donné l'aspect agréable de madame, vous aurez la joie d'aider vos prochains à retrouver un bon équilibre psychique. Maintenant, je vais prendre quelques notes concernant vos préférences respectives, pour le choix de partenaires, et tout ceci sera confié, avec votre photo, à notre ordinateur.
  
  Les deux nouveaux membres eurent alors à répondre, pendant une vingtaine de minutes, aux questions parfois effarantes que miss Groves leur posait d'une voix totalement neutre. Elle transcrivait au fur et à mesure leurs réponses sur une fiche, sans déceler les coups d’œil que Danièle et David se décernaient sous cape.
  
  Enfin, pour conclure, elle demanda :
  
  - Habitez-vous la région ou ne venez-vous à Miami que pour des vacances ? Il me faudrait un numéro de téléphone.
  
  - Heu... Nous sommes là pour un mois, dit Bergen. Et nous reviendrons en octobre, comme tous les ans. On peut nous appeler à l'hôtel Allison.
  
  - Parfait, opina la dame, qui ajouta ces précisions sur la fiche.
  
  Puis, ayant agrafé les photos que Bergen avait apportées, elle appliqua ce document, retourné, sur une surface de verre dépoli, et après avoir pianoté sur un petit clavier, elle prononça :
  
  - Voilà, vous êtes enregistrés. Vous venez d'accomplir votre premier pas sur la route du bonheur.
  
  On sentait pertinemment qu'elle recourait à une série de phrases stéréotypées qu'elle débitait dans l'ordre voulu. Tout était aussi mécanisé que dans une banque.
  
  - A présent, Mr Dickson va vous fournir quelques détails complémentaires. Vous appartenez désormais à notre grande famille et je vous en félicite. Par ici, je vous prie.
  
  Elle les fit passer dans une autre pièce, de belles dimensions, pourvue de grandes baies vitrées ouvrant sur le jardin, et où un homme de taille moyenne, replet, chauve, vêtu d'un costume d'été de la meilleure coupe et ayant une fleur à la boutonnière, les reçut en arborant une mine réjouie.
  
  - Soyez les bienvenus, déclara-t-il, les bras écartés comme s'il allait leur donner l'accolade. Un avenir radieux vous attend, vos rêves vont devenir réalités.
  
  Danièle et Bergen avaient la sensation d'être pris dans un engrenage, un peu comme dans une agence matrimoniale où, finalement, les candidats sont presque mariés de force, pour la bonne renommée de la maison.
  
  Dickson avait pris sur son bureau deux minces fascicules, et il en remit un exemplaire à chacun de ses hôtes.
  
  - Votre mine d'or, proclama-t-il, un index levé. C'est la liste de nos adhérents. Après chaque week-end, vous cocherez le numéro matricule correspondant, soit pour être sûr d'en contacter d'autres à la prochaine occasion, soit pour retrouver les mêmes si leur fréquentation vous a plu. Car, voyez-vous, notre principal souci est que, si vous le souhaitez, chaque aventure soit sans lendemain. Je vais vous expliquer comment nous procédons pour que votre anonymat soit préservé. Libre à vous, le cas échéant, d'y mettre fin, mais ceci peut entraîner des complications sentimentales et, pour ma part, je ne vous le conseille pas.
  
  D'un geste, il invita le couple à l'accompagner plus loin. Il ouvrit une porte tout en reprenant :
  
  - Je vous signale qu'au verso de la liste, vous trouverez les adresses de motels que nous recommandons pour ces bienfaisantes échappées, et où votre carte vous donne droit à une réduction.
  
  Danièle et Bergen échangèrent furtivement une mimique complice. Mr Dickson semblait avoir tout prévu ; ses affaires devaient être florissantes.
  
  Il les emmena dans un local qui était divisé en quatre cabines confortables, pourvues chacune d'un équipement électronique : un clavier à touches et un écran de télévision.
  
  - Ceci, expliqua Dickson, est un terminal relié à l'ordinateur. Si vous formez, sur ce clavier, un numéro quelconque choisi dans la liste, vous voyez apparaître sur l'écran une fiche semblable à celle qu'on vient de remplir pour vous. Tenez, faites un essai, tapez les signes de votre propre matricule...
  
  Bergen, distrait, semblait ne pas avoir entendu. Il parcourait les colonnes de chiffres imprimées sur son exemplaire, apparemment sans motif.
  
  Danièle s'assit, appuya d'un doigt sur une succession de touches reproduisant le numéro de la carte. A peine avait-elle touché le dernier chiffre que l'image parfaitement lisible de la fiche fut visualisée, agrandie, avec les deux photos.
  
  Épatant, dit la jeune femme. Puis-je en voir d'autres ?
  
  - Mais, bien sûr ! Autant que vous voudrez. C'est pour cela que vous avez versé votre cotisation. Ceci, la touche rouge, provoque l'effacement. Après quoi vous pouvez recommencer.
  
  Danièle le fit. Les particularités d'un autre couple se profilèrent sur l'écran.
  
  - Conservez cette image un instant. Notez que le numéro de téléphone manque. La machine l'a en mémoire mais elle ne le fournit pas. Pourquoi ? Parce que la première rencontre doit s'effectuer par notre intermédiaire. Nous ne voulons pas divulguer les numéros d'appel de nos membres car cela présenterait certains dangers. Mais si deux couples sont satisfaits de leur expérience, et s'ils envisagent de se revoir, il leur est loisible, sous leur propre responsabilité, de communiquer directement. A partir de ce moment-là, le club ne peut plus être mis en cause si... hum... des incompatibilités se révélaient ultérieurement. Vous comprenez ?
  
  - Oui... oui, dit Bergen, revenu de sa rêverie. C'est très judicieux, comme système. Aucun mari ne pourrait se retourner contre vous si, par la suite, sa femme était constamment relancée par un adhérent. Ou plusieurs.
  
  - Exactement ! ponctua Dickson en se frottant les mains. En droit, le club est inattaquable, et personne n'a lieu de s'en plaindre. On ne peut pas nous accuser de proxénétisme : nous favorisons simplement l'éclosion de liens d'amitié entre gens qui sont soucieux de leur santé physique et mentale.
  
  David approuva de la tête tandis que Danièle, prise au jeu, s'amusait à sélectionner d'autres fiches.
  
  - Celui-là ne me déplairait pas, glissa-t-elle à Bergen, sur un ton ambigu, en désignant une photo. Je vais cocher le matricule.
  
  Son compagnon n'eut pas l'air d'apprécier sa plaisanterie.
  
  - La figure de sa femme ne me revient pas, maugréa-t-il. Tâche d'en trouver un autre qui soit mieux loti.
  
  - Eh bien, chers convertis, je vais me retirer, annonça le directeur, jovial. Vous avez le droit d'occuper une cabine pendant cinq minutes, à chaque visite. Après, l'arrêt est automatique et vous n'avez qu'à emprunter cette porte-là pour vous retrouver dans le hall. Karin, l'hôtesse d'accueil, notera, le cas échéant, les numéros des gens avec lesquels vous souhaitez entrer en relation. Nous nous chargeons d'organiser les rendez-vous. Mais dépêchez-vous : aujourd'hui, samedi, nous fermons à 16 heures et jusqu'à mardi. Je serai heureux de vous revoir.
  
  On n'en pouvait douter, rien qu'à la manière dont il reluqua Danièle avant de s'en aller. Peut-être caressait-il des projets.
  
  Quelques secondes après qu'il eût refermé la porte, le visage de Bergen se rembrunit.
  
  - Forme « WZ 64 581 », chuchota-t-il.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Vas-y, tu verras.
  
  Danièle obéit et, quand elle leva son regard vers l'écran, ses yeux s'arrondirent d'étonnement.
  
  - Comment le savais-tu ? s'enquit-elle dans un murmure.
  
  - Le papier que Coplan nous avait montré à New York. Cet indicatif y était noté, avant les rendez-vous de Doris. Et voilà, c'est bien elle.
  
  Il n'y avait pas à s'y méprendre, en effet : le visage de la femme reproduisait fidèlement les traits de l'intéressée.
  
  - Mais le gars, souffla Danièle. Le connais-tu ?
  
  - Non.
  
  - Moi, oui. C'est un des tueurs que nous avons mis K.-O. dans la chambre de Coplan, au Sheraton. Décampons vite !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Lorsque, une heure plus tard, Coplan eut été mis au courant des résultats de cette visite au « Swing High Club », il tapa du poing dans sa paume gauche.
  
  - Bon Dieu, cette boîte remplit l'office de plaque tournante, spécula-t-il. Elle peut mettre en rapport des gens qui viennent de tous les coins des États-Unis et qui ne se sont jamais rencontrés auparavant.
  
  David Bergen, encore excité par sa trouvaille, renchérit :
  
  - Sous le couvert de s'offrir un week-end galant, ils peuvent se transmettre des consignes, des renseignements, n'importe quoi !
  
  Christine et Danièle, lovées dans des fauteuils, comprenaient parfaitement l'importance de cette découverte mais, pratiques, elles ne voyaient pas comment ils allaient en tirer profit.
  
  - Cela ne nous avance pas beaucoup, fit valoir Christine. Le club est peut-être utilisé à des fins particulières par une organisation secrète, d'accord, mais sans que Dickson s'en doute.
  
  Coplan venait d'y penser.
  
  - Non, répliqua-t-il. Ça ne se peut pas. Dickson est dans le coup, forcément. Il sait qui doit voir qui. Et c'est lui qui organise les contacts, après avoir vu chacun et relevé le matricule qui lui a été attribué. Il est la clé de voûte du système, pas de question !
  
  Une chaude effervescence gagna les esprits des quatre membres de l'équipe. Des arguments supplémentaires, qui leur revenaient en mémoire, renforçaient la thèse de Coplan. Entre autres, la lettre expédiée de Paris à Doris, l'indicatif que celle-ci avait noté, après son crochet à Miami, la fiche qui l'unissait, pour les besoins de la cause, à un gangster, etc.
  
  Nulle part, les identités véritables n'étaient consignées, les affiliés au réseau se trouvaient noyés dans une masse fluctuante de gens dont les objectifs, beaucoup plus bénins, requéraient pourtant une certaine discrétion.
  
  A l'égard de la police, ce mécanisme ne donnait aucune prise : elle n'avait pas la moindre raison d'intervenir et en eût-elle trouvé une, le respectable Dickson avait toujours la faculté de tirer son épingle du jeu. L'ordinateur ne pouvait le trahir, lui.
  
  Coplan fit quelques pas dans la chambre en se massant la nuque. Dans un sens, Christine avait eu raison. Ils avaient beau renifler le pot aux roses, prouver quoi que ce soit se heurterait à des difficultés insurmontables.
  
  - Tant pis, décréta Coplan. Nous n'avons plus qu'une ressource pour élucider cette histoire : la manière forte. S'il y a de la casse, je prendrai cela sur moi. Mettons-nous au travail, et en vitesse. Nous aussi, nous allons nous défouler pendant ce week-end !
  
  
  
  
  
  Il était quatre heures moins 10 quand Danièle et Bergen revinrent sonner au siège du « Swing High Club ». Après la chaleur d'étuve qui régnait à l'extérieur, l'ambiance climatisée de la villa leur procura une sensation de bien-être ,propre à restaurer leur dynamisme.
  
  Karin, la charmante hôtesse, ne put se défendre d'esquisser une moue de déplaisir.
  
  - Nous fermons dans quelques minutes, fit-elle remarquer. Auriez-vous changé d'avis ?
  
  - Oui, dit vivement Danièle. Mon mari et moi, nous en avons discuté pendant le déjeuner. Autant se jeter à l'eau immédiatement. Pouvons-nous encore utiliser une cabine ?
  
  - Oui, mais pressez-vous, recommanda la jolie fille. A moins cinq, je ne puis plus noter des demandes. Vous connaissez le mode d'emploi de l'équipement, n'est-ce pas ?
  
  - N'ayez crainte, lui jeta Bergen, nous nous débrouillerons.
  
  Ils traversèrent le hall, empruntèrent le couloir qui menait aux quatre isoloirs, pénétrèrent dans la pièce spécialement aménagée.
  
  Deux des cabines étaient occupées. Ils prirent place dans la troisième et, pour satisfaire un vœu de Coplan, Danièle forma l'indicatif qui, selon toute probabilité, se rapportait à Jane Miller.
  
  Cette vérification ne fut pas sans intérêt : non seulement l'image projetée sur le verre de l'écran cathodique était bien celle de la jeune femme, mais celle de l'homme qui lui était associé (désigné par le prénom « Burt » sur la fiche) correspondait à une photo du second agresseur de Coplan.
  
  Lorsque Danièle eut répondu d'un signe affirmatif à l'interrogation muette de son compagnon, celui-ci lui dit à l'oreille :
  
  - Ces types ont dû être envoyés de Miami. Ils comblent les vides quand une fille appartenant au réseau arrive seule. Mais ce ne sont pas que des figurants. Ils jouent aussi le rôle de garde du corps.
  
  Danièle opina, interrompit la visualisation de cette fiche puis, question de passer le temps, elle forma sur le clavier un matricule choisi au hasard sur sa liste.
  
  David et elle devaient être les derniers à rester dans la villa.
  
  Tout en guettant le départ des autres couples, ils scrutèrent ainsi quelques physionomies d'inconnus tout en se demandant quelles pouvaient être les motivations profondes qui les poussaient à ces échanges temporaires. Insatisfaction ? Curiosité ? Désespoir, peut-être ? Ou défi mutuel ? Comment savoir.
  
  Bergen surveillait sa montre-bracelet.
  
  Les occupants des cabines voisines se décidèrent à vider les lieux. Peu après, à 4 heures moins 1, Bergen fit un clin d’œil à Danièle. Le moment était venu.
  
  Ils sortirent tranquillement de la pièce, enfilèrent le couloir, parvinrent dans le hall. Karin afficha une mine désolée.
  
  - Il est trop tard, déplora-t-elle sur un ton d'excuse. Miss Groves vient de partir à l'instant. Elle est intraitable sur le chapitre de la ponctualité.
  
  - Mr Dickson est-il encore là ? s'enquit David. Nous aurions voulu lui dire un mot.
  
  - Oui, mais je doute qu'il puisse encore vous recevoir.
  
  - Je vous en prie, insistez, minauda Danièle. Il nous fera sûrement une faveur.
  
  - Heu... Je vais essayer, dit Karin, manifestement embarrassée et désireuse, elle aussi, de se défiler.
  
  Elle marcha vers la porte du bureau de la secrétaire et, lorsqu'elle l'eut ouverte, David, sur ses talons, l'assomma froidement d'un coup dans la nuque. L'infortunée Karin trébucha en avant, les genoux en coton et les bras inertes, piquant de la tête vers le tapis. Danièle, à ses côtés, la retint afin d'amortir sa chute, et la jeune hôtesse s'affala mollement, sans le moindre bruit, sur la moquette.
  
  - Et d'une, souffla David. Chris s'en occupera.
  
  En quelques enjambées, il gagna la porte d'entrée de la villa, tourna le bouton du Yale pour la déverrouiller, puis il rejoignit Danièle et, ensemble, ils cinglèrent vers le bureau directorial.
  
  Ils écoutèrent d'abord au battant. Ne percevant pas le moindre son, Bergen actionna le bec-de-cane et repoussa l'huis.
  
  Assis à son bureau, Dickson était en train d'examiner des comptes bancaires. Son expression dénonça un mélange de surprise et de mécontentement.
  
  - Pardonnez-nous, prononça Bergen. Je crois qu'on nous a oubliés. Il n'y a plus personne dans le hall et la porte est fermée.
  
  Toute trace d'amabilité avait disparu du visage poupin de son interlocuteur.
  
  - Que faites-vous encore ici ? maugréa-t-il en se levant lentement.
  
  - Un hold-up, dit Bergen. Ne bougez pas et taisez-vous.
  
  Il avait pénétré plus avant dans la pièce et braquait un pistolet dont le canon était coiffé par un silencieux. Danièle, ouvrant son sac à main, en retira une petite boule de filin en nylon.
  
  Les traits de Dickson se défirent. D'une voix étranglée, il articula en retombant sur son siège :
  
  - Mais... il n'y a rien à voler, ici... Quelques misérables dollars...
  
  - Vas-y, Danièle, enjoignit Bergen, le masque dur. S'il ne se laisse pas faire, je lui envoie du plomb dans le crâne.
  
  Sa collègue s'approcha du directeur en disant :
  
  - Croisez vos mains derrière la tête. Restez assis.
  
  Dickson frémissait, le souffle court, les yeux fixés sur Bergen et sur l'arme que celui-ci tenait pointée vers lui.
  
  Avec dextérité, Danièle enserra un des poignets du quadragénaire dans un nœud coulant, enroula deux tours du filin autour de son cou, noua l'extrémité à l'autre poignet et attacha celui-ci au premier, de telle sorte que tout mouvement des avant-bras de Dickson aurait pour effet de l'étrangler.
  
  David surveillait l'opération, redoutant une traîtrise de l'inquiétant bonhomme. Cette atmosphère trop feutrée l'énervait.
  
  Or, il vit pivoter silencieusement sur ses gonds la porte de communication menant au local des cabines, dirigea instantanément le canon de son pistolet vers cette issue. Le battant lui masquait la personne qui allait apparaître. Mais Danièle, située dans l'alignement de l'embrasure, tourna la tête de ce côté. Elle arqua les sourcils et ses mains s'immobilisèrent. De la peur s'inscrivit sur ses traits.
  
  Bergen, parcouru par un frisson, ne sut s'il devait se ruer sur cette porte pour la refermer brutalement ou attendre que l'intrus fît les deux pas de plus qui l'amèneraient dans la ligne de tir.
  
  Il y eut une détonation étouffée, suivie d'un éclat de rire dément. Une tache rouge éclata sur le front de Danièle. Celle-ci, hébétée, resta encore debout un quart de seconde puis, ses paupières se fermant, elle s'écroula sur place en tournoyant sur elle-même.
  
  Horrifié, Bergen se rendit compte que son adversaire invisible demeurait hors de sa portée, retranché dans la pièce contiguë.
  
  - Haut les mains, lâchez votre flingue ! ordonna une voix éraillée derrière lui.
  
  Dickson, médusé, contemplait la bouche ouverte l'individu qui venait de parler, posté sur le seuil du bureau de miss Graves.
  
  David devina que, si rapide que fût sa volte-face, l'autre aurait le temps de tirer avant lui. L'assassinat de Danièle lui avait causé un choc terrible, et il sentait que la partie était perdue.
  
  Il obtempéra. Son pistolet fit un bruit sourd en tombant sur le tapis. Alors, la porte qu'il voyait continua de s'ouvrir. Et miss Groves surgit enfin, un rictus de joie haineuse déformant sa face déjà naturellement laide.
  
  - Pauvres imbéciles, grinça-t-elle. Qu'est-ce que vous espériez ? Je savais depuis ce matin que vous alliez revenir.
  
  Puis, laissant tomber un regard fielleux sur le corps de Danièle, elle ajouta, marmonnante :
  
  - Finie, la salope. Elle ne fera plus l'amour.
  
  L'envie la démangeait de loger encore quelques balles dans ce cadavre trop gracieux, aux jambes superbes dénudées jusqu'à l’aine.
  
  Résistant à la tentation, elle s'adressa à ses acolytes qui gardaient Bergen en joue :
  
  - Commencez par le fourrer dans la cave, celui-là, pendant que je délivre notre cher directeur. La garce, nous l'évacuerons après.
  
  Bergen, de la sueur au front et les paumes levées, détourna la tête vers les individus auxquels la vieille fille avait parlé. Son estomac se crispa davantage lorsqu'il reconnut en eux les bandits qui avaient agressé Coplan, et dont il avait vu les photos ici même. Ils manifestaient un contentement sardonique.
  
  - Dommage pour ta copine, émit le nommé Burt de sa voix râpeuse. J'aurais aimé régler mon petit compte avec elle. Allez, amène-toi. On a quelques trucs à te demander.
  
  Bergen lança un dernier coup d'œil à Danièle, dont le visage dégoulinait de sang. Miss Groves, voulant dénouer le lien qui paralysait Dickson, était gênée par la présence de ce corps, sur le parquet, et elle gratifia le cadavre de la jeune femme d'un coup de pied rageur dans le ventre, ce qui révulsa Bergen.
  
  - Espèce de vieille ordure, gronda-t-il, se retenant pour ne pas bondir vers elle.
  
  L'interpellée eut un ricanement de chouette, rétorqua :
  
  - Vous me le payerez, beau gars. Avant de crever, vous aurez cessé d'être un mâle.
  
  - J'ai compris. Vous êtes malade d'être restée vierge, alors que vous passez votre vie à recevoir des couples qui n'arrêtent pas de s'envoyer en l'air !
  
  Outrée, la secrétaire glapit :
  
  - Tabassez-le, vous autres ! Fermez-lui la gueule ! Burt déclara durement :
  
  - En route, David, ou je vous étends. Bergen, les mâchoires contractées, lui fit face.
  
  - D'accord, acquiesça-t-il. Je préfère de franches crapules à une obsédée. Je vous suis. Par où est-ce ?
  
  - Par là, indiqua Burt avec un signe de tête, tout en s'écartant pour livrer passage.
  
  Il montrait le chemin du hall, au-delà du bureau de la secrétaire de Dickson. La mort dans l'âme, mais ne renonçant pourtant pas à tout espoir, Bergen marcha vers la porte, traversa l'autre pièce, évita le corps recroquevillé de Karin et atteignit le salon d'accueil.
  
  - A droite, intima l'un de ses gardes du corps. Il obliqua, cherchant désespérément un moyen d'avertir Christine et Coplan qui risquaient de venir se fourrer dans ce damné guêpier. Ils auraient déjà dû être là.
  
  lis y étaient.
  
  Alertés par les éclats de voix, à leur entrée, ils s'étaient plaqués contre le mur, de part et d'autre du chambranle, ayant tous deux dégainé promptement leur automatique.
  
  Ce qu'ils avaient entendu ne laissait place à aucune équivoque. L'affaire était mal engagée et le point de non-retour dépassé.
  
  Quand Burt et le faux mari de Jane débouchèrent à leur tour du bureau de miss Groves, Coplan fit feu sans le moindre scrupule alors que Bergen se jetait à plat ventre.
  
  Burt, le poignet frappé par le projectile, lâcha son pistolet en grimaçant. Saisi, son copain tira par réflexe en visant Bergen, tandis que Christine, imitant son chef, pressait également la détente. Mais elle n'avait pas songé à blesser :
  
  elle envoya sa balle droit dans la tempe de l'individu qui menaçait d'atteindre David une seconde fois.
  
  Coplan fit deux pas dans la direction de Burt, qui le fixait d'un air hagard en serrant son avant-bras dont le sang s'égouttait par terre, et lui assena sur la caboche un coup rapide qui le fit s'effondrer près de son coéquipier.
  
  - Attention, jeta Bergen, blanc comme un linge, étalé sur le sol et se comprimant l'épaule. La vieille taupe... chez Dickson...
  
  Il ne put en dire plus, en proie à un vertige qui le vidait de toutes ses forces.
  
  Christine voulut s'élancer, mais Coplan le lui interdit d'un geste autoritaire tout en fléchissant sur ses jambes. Bien lui en prit car miss Groves, apparaissant sur le seuil du bureau directorial, l'aperçut et braqua son arme vers lui, le canardant à deux reprises. Il avait eu le temps de dérober son buste mais n'était pas en bonne position pour riposter. Christine, en revanche, masquée à demi par le chambranle, n'eut qu'à lever la main droite pour expédier un lingot dans la cible.
  
  Miss Groves chancela, voulut se retenir à la porte, ne parvint pas à s'y agripper et s'affaissa en lâchant un petit cri. Un brouillard de fumée piquante flottait au-dessus de son bureau et ternissait l'atmosphère.
  
  Un silence enveloppant écrasa les rescapés.
  
  Coplan échangea un regard peu optimiste avec Christine. Ils étaient dans de beaux draps.
  
  Ils sortirent de leur immobilité, encore ébahis par la tournure sanglante qu'avait prise leur expédition.
  
  - Voyez Bergen, murmura Francis. Il a dû trinquer.
  
  Il enjamba le corps de Karin, avança vers celui de la femme plus âgée, et en s'approchant d'elle il eut soudain une vue d'ensemble de la pièce d'où elle avait débouché. Danièle gisait là, le front troué, et l'homme qui devait être le directeur du club occupait toujours son fauteuil, les mains derrière la nuque, les traits décomposés.
  
  - Je n'ai... Ce n'est pas moi... Ne me tuez pas, bégaya-t-il.
  
  Coplan fit demi-tour, le masque fermé. Il se pencha sur la vieille fille afin de juger de son état. Elle avait été atteinte sous l’œil gauche. Si elle n'était pas morte, cela ne tarderait pas.
  
  La mignonne en tunique rouge, indemne et réfugiée dans son évanouissement, ne nécessitait pas de soins immédiats.
  
  Christine, accroupie près de Bergen, lui tâtait le pouls.
  
  - Rien de grave, assura-t-elle à Francis. La balle l'a transpercé sous la clavicule. Faut-il le faire revenir à lui ?
  
  Coplan fit signe que oui, accorda son attention à ses deux anciens agresseurs. L'un d'eux était liquidé, sans nul doute, et l'autre perdait son sang en abondance.
  
  Une chance que la villa était entourée d'un grand jardin, et qu'en ce samedi après-midi, les gens d'Hialeah se trouvaient presque tous au bord de la mer ou sur leurs bateaux.
  
  Francis avait du mal à remettre ses idées bout à bout. Toutefois, il parvint assez vite à dominer la situation.
  
  Tout d'abord, il verrouilla la porte d'entrée. Ensuite, il délesta de sa ceinture le gaillard qu'il avait assommé, afin de lui poser un garrot et de ralentir l'hémorragie.
  
  Entre-temps, Christine avait trouvé les lavabos et elle en revenait avec deux serviettes, l'une sèche, qu'elle appliqua en guise de pansement entre la peau et la chemise de David, l'autre mouillée, dont elle lui frotta le front et le visage.
  
  Coplan tira de sa poche un petit écheveau de cordelette en nylon pour ligoter les chevilles de Burt. Puis il s'occupa de la jeune hôtesse, en vue de l'empêcher de se mouvoir quand elle se réveillerait. Il acheva son œuvre en lui collant une croix de sparadrap sur ses jolies lèvres.
  
  Sans attendre que Bergen eut repris connaissance, Coplan retourna dans le bureau de Dickson. Celui-ci, vissé à son siège par une trouille irrépressible, darda des yeux fascinés sur celui qu'il prenait pour le meurtrier de miss Groves.
  
  - Comment avez-vous pu préparer cette réception à mes amis ? questionna Francis, tarabusté par cette énigme.
  
  - Heu... Je n'en sais rien, gémit le directeur, livide. Qu'est-ce qui se passe ici ?
  
  - Voilà précisément ce que je veux savoir, figurez-vous.
  
  - Eh bien, qu'y puis-je, si les membres commencent à s’entretuer ? Pourquoi nous en veulent-ils ? Nous ne les avons pas forcés à s'inscrire !
  
  Il se lamentait, pitoyable, essayant de sauver sa peau et ayant vraiment l'air de ne rien comprendre à ce qui arrivait.
  
  Coplan, déconcerté, réalisa soudain que ce n'était pas Dickson qui avait pu descendre Danièle. En un éclair, il entrevit la vérité. Un froid de glace coula dans son dos.
  
  Christine avait abattu la seule personne qui tenait tous les fils.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Les pensées de Coplan défilèrent à une vitesse électronique. Il se remémora ce que Bergen et Danièle lui avaient rapporté après leur première visite. Oui, il était possible que Dickson ignorât le dessous des cartes, qu'il ne fût qu'un fantoche représentatif, d'autant plus à l'aise qu'il avait bonne conscience.
  
  Francis demanda :
  
  - Quel type d'ordinateur utilisez-vous ?
  
  - Je n'en ai pas la moindre idée ! Je ne connais rien en informatique. C'est la branche de ma secrétaire ! Moi, je suis le directeur du club, pas son mécanicien !
  
  Un désastre.
  
  Fulminant, Coplan regagna le hall en contournant les corps.
  
  - Vous tirez trop bien, Christine, jeta-t-il sur un ton hargneux. La cheville ouvrière du système, c'était votre deuxième carton, la rombière. Dickson n'est qu'un con.
  
  La jeune femme, agenouillée devant David Bergen qui venait de rouvrir les yeux, leva vers lui un visage atterré. Elle voulut dire quelque chose mais le blessé chuchota :
  
  - Oui... la mère Groves... C'est elle qui a monté le traquenard. Elle l'a avoué.
  
  - Elle vous avait détectés dès ce matin ?
  
  - Il faut croire.
  
  Il ne pouvait y avoir qu'une explication, une seule.
  
  Coplan fonça vers les cabines, entra dans la première, forma le numéro de code de Doris.
  
  La fiche jaillit sur l'écran. Francis ne la regarda qu'un bref instant, puis il fila vers le bureau de la secrétaire, examina le pupitre de commande, les claviers. Parmi eux, il en existait un à quatre touches vertes, numérotées. Il pressa la première, reporta les yeux sur la console de visualisation. L'écran, divisé horizontalement, restitua deux images superposées : l'une de la fiche sélectionnée par Francis, l'autre... les deux sièges vides installés devant l'appareil de la cabine.
  
  De loin, il lança à Christine :
  
  - J'ai compris. Elle pouvait espionner les clients et voir ce qu'ils retenaient. Dave et Danièle se sont trahis eux-mêmes, par leurs commentaires sur la fiche de Doris. Mais elle avait dû être mise en garde, la secrétaire.
  
  Pas difficile d'imaginer comment : Doris était arrivée la veille.
  
  Restait le problème capital : qui étaient les fondateurs de cette organisation, les tireurs de ficelles, et quels objectifs poursuivaient-ils ?
  
  La vieille Groves avait été leur fidèle agent d'exécution, certes, mais on la voyait mal dans le rôle d'un chef d'orchestre, déterminant seule les missions de ce réseau et promouvant des actes de terrorisme sur tout le territoire des États-Unis.
  
  Coplan était d'autant plus irrité qu'il pressentait que l'ordinateur devait être la pièce maîtresse du système, qu'il recelait la totalité des secrets que son opératrice allait emporter dans la tombe. Mais par l'emploi de quel code pourrait-on le contraindre à les dévoiler ?
  
  La voix plaintive de Dickson s'éleva :
  
  - Cette corde me scie la gorge... Délivrez-moi et fuyez. Je prétendrai n'avoir rien vu, je vous le jure.
  
  Bergen, aidé par Christine, parvenait à se hisser sur ses jambes. Ayant entendu les paroles de Dickson, il murmura :
  
  - Oui, il a raison. Filons d'ici. C'est raté. Coplan lui dédia un regard acéré.
  
  - Nous avons le temps jusque mardi matin, grogna-t-il. Vous pourrez aller vous faire soigner, peut-être, mais moi je ne sortirai pas de cette baraque sans avoir tiré au clair un certain nombre de choses. Si je ne peux rien prouver, nous sommes tous flambés, à moins d'assassiner encore les trois survivants.
  
  Il alla se camper devant Dickson et lui ordonna :
  
  - Levez-vous. Montrez-moi le local où se trouve l'ordinateur.
  
  Faute de mieux, il voulait s'emparer des « mémoires » du computer, afin de les confier plus tard à des spécialistes qui réussiraient sans doute à en extraire toutes les informations qu'elles contenaient.
  
  Dickson, nageant dans la peur et le désarroi, se dressa sur ses rotules tremblantes.
  
  - D'accord, acquiesça-t-il. D'accord. Mais vous n'allez pas démolir l'installation, j'espère ? Elle a coûté des dizaines de milliers de dollars...
  
  - Grouillez-vous.
  
  Dickson le guida vers une pièce du premier étage qui était située juste au-dessus du bureau de miss Groves, et où étaient alignées quatre armoires métalliques ayant chacune les dimensions d'une grosse machine à lessiver. Il y avait également un « terminal », un pupitre de commande permettant d'interroger l'ordinateur, de lui communiquer des données ou des instructions. Des lampes témoins attestaient que l'ensemble était sous tension, apte à fonctionner.
  
  Coplan, quelque peu familiarisé avec ce type de machine électronique, se mit en devoir de localiser sa mémoire, qu'elle fût constituée par des cartes perforées, des bandes perforées, des ferrites, des disques ou des rouleaux de ruban magnétique. Au premier coup d’œil, il repéra l'armoire aux bobines, mais alors qu'il s'apprêtait à enlever le capot protecteur, il s'avisa que l'une d'elles tournait.
  
  Surpris, il fronça les sourcils, interpella son prisonnier :
  
  - Qui peut actionner l'ordinateur en ce moment ?
  
  - Heu, je ne sais pas. Je suppose que ce tambour doit tourner constamment, non ?
  
  Il ne connaissait décidément rien à rien, ce crétin.
  
  - Venez, dit Coplan.
  
  Ils redescendirent. Francis le confia à la garde de Christine, alla manœuvrer les manettes de mise au repos dans le bureau de la secrétaire et dans la cabine où il était allé faire un essai, puis il remonta quatre à quatre. Le tambour était toujours en rotation.
  
  Donc, quelqu'un, quelque part, utilisait l'ordinateur. Et si ce n'était dans la villa, ce devait être à distance, par l'entremise d'un circuit téléphonique.
  
  Coplan redévala les marches, le cerveau en ébullition.
  
  Abrupt, il questionna Dickson :
  
  - Combien d'abonnés sont reliés par ligne directe à votre machine ? Ça, vous devez le savoir, non ? Où sont vos factures du téléphone ?
  
  Le directeur, affichant une mine ahurie, balbutia :
  
  - Mais... nous n'avons que trois lignes : une pour l'appareil de ma secrétaire, une pour le mien et la troisième pour Mr March, qui a financé l'installation du club.
  
  - Où habite-t-il, ce Mr March ?
  
  - Lui ? Il est retraité... Il s'est retiré sur la côte du Golfe du Mexique, à Port Charlotte.
  
  - Est-ce loin d'ici ?
  
  - Non. Cette localité n'est distante que de 250 miles de Miami.
  
  Le particulier qui avait avancé la mise de fonds pour la création du club, qui l'avait équipé d'un appareillage susceptible de rendre des services très divers, qui avait placé une miss Groves aux côtés d'un inconscient comme Dickson et qui s'amusait à jouer avec l'ordinateur quand, censément, le club était fermé, devait avoir une certaine idée de ce qui se tramait en sous-main.
  
  Coplan, enfiévré, parla en français à ses deux collègues :
  
  - Il faut que j'aille voir ce type avant que la police locale et la presse n'apprennent les événements qui se sont produits ici. D'autre part, il est indispensable que l'équipement électronique soit conservé intact. Alors, voici ce que vous allez faire : appelez de ma part Mr Huston, au Q.G. du F.B.I. à Washington.
  
  Comme Christine esquissait un geste, il lui dit :
  
  - Oui, je sais, nous sommes samedi après-midi, mais cela ne change rien : tout membre de la police fédérale peut être joint dans un délai d'une demi-heure, où qu'il soit sur le territoire (Authentique), et vous serez mis en communication avec lui. Demandez-lui d'envoyer ici une escouade de G-Men du district de Miami, afin que les morts et les blessés soient évacués, et que l'immeuble soit placé sous bonne garde. Insistez sur le fait qu'aucune enquête ne doit être entamée avant quarante-huit heures, car j'espère être en mesure de fournir des renseignements précis et des preuves sur l'existence d'un complot menaçant la sécurité intérieure des États-Unis.
  
  Après une courte pause, il ajouta :
  
  - ... et d'autres pays aussi, vraisemblablement.
  
  Christine objecta :
  
  - Vous allez vous faire massacrer. Vous avez pu voir combien ces gens sont experts dans l'art de se protéger.
  
  Coplan lui opposa une mimique de dénégation.
  
  - Pas à ce niveau-là ! Le barrage, c'était ici. Il devait être supposé infranchissable. Il l'aurait été si la nommée miss Groves n'avait pas perdu les pédales.
  
  Bergen, sombre, approuva :
  
  - Ç'a été plus fort qu'elle. Elle a piqué une crise de fureur meurtrière qu'elle couvait depuis longtemps. Cette femme était dérangée.
  
  Coplan s'en était déjà fait la remarque, que toutes les auxiliaires féminines embringuées dans cette histoire avaient un grain de folie.
  
  - Faites aussi coffrer Doris Lease au Monte-Carlo, conclut-il. Dites aux gars du F.B.I. qu'elle est impliquée dans l'affaire de la Western Insurance Data et que je pourrai le démontrer.
  
  
  
  
  
  Vers 5 heures de l'après-midi, et après avoir obtenu de Dickson l'adresse exacte de March, Coplan prit la route de la côte est de la Floride. Une carte de cet État, remise en prime par l'agence de location de voitures, lui avait permis d'établir son itinéraire, assez simple au demeurant.
  
  La Buick sortit de Hialeah par la route 27 et, au bout d'une cinquantaine de kilomètres, atteignit l'entrée de l'autoroute à péage qui traverse dans toute leur largeur les Everglades, ces étendues marécageuses sur lesquelles avaient régné les Indiens Seminoles.
  
  Ce large ruban de béton, rigoureusement rectiligne, s'étirait à perte de vue dans un pays aussi plat que la surface d'un lac. Une végétation basse dissimulait les innombrables mares et marigots où sommeillaient des alligators. Dans le ciel croisaient parfois d'étranges oiseaux de grande envergure, aux ailes de rapaces. Et une chaleur suintante sourdait, sous un soleil encore brûlant, de la terre gorgée d'eau.
  
  L'effroyable monotonie de ce parcours donnait à Coplan le loisir de méditer sur les conséquences qu'allait entraîner son recours au F.B.I. Ce faisant, il avait outrepassé les consignes du Vieux, mais l'affaire avait des dimensions telles qu'il eût été fallacieux de vouloir la réduire à la simple question de savoir si, oui ou non, Cowley s'était rendu coupable d'espionnage au détriment de la France.
  
  Il y avait, derrière tout cela, des plans ambitieux qui visaient à autre chose qu'à l'exploitation industrielle de découvertes concernant les matières plastiques.
  
  Le « Swing High Club » pouvait n'être qu'une plaque tournante parmi d'autres, construites sur le même modèle. Ces officines d'échanges se multipliaient : de la Californie, elles avaient essaimé jusqu'à l'est des États-Unis, s'étaient implantées en Angleterre et en Scandinavie. Nées de la vague d'érotisme qui déferlait sur le monde occidental, elles offraient un moyen extrêmement commode pour ménager des entrevues discrètes entre gens de tous les milieux qui, sans s'être jamais vus, ne devaient pas se départir de leur incognito. Le type qui, le premier, avait eu l'idée de s'en servir à des fins subversives n'était pas un imbécile.
  
  Après cent vingt kilomètres d'autoroute, la Buick franchit le second portique de péage et emprunta, plus loin, à la ville de Naples, la voie qui montait vers Fort Myers, dans un paysage à peu près identique, bien que jalonné de quelques agglomérations aux édifices clairsemés.
  
  A Miami, à présent, la villa devait être investie par les G-Men. Christine et Bergen, placés dans une fâcheuse situation, provisoirement condamnés au silence sur les motifs de leur intervention, pouvaient considérer comme terminée leur carrière aux États-Unis. Heureusement, Pierre Gardeau, à New York, resterait à l'abri des éclaboussures. Lui, au moins, sauverait ses billes.
  
  Lorsque Coplan eut dépassé Fort Myers, une localité d'apparence très pacifique en dépit de son appellation martiale, il était près de 8 heures du soir et le crépuscule tombait rapidement.
  
  Une bonne quarantaine de kilomètres plus loin, à Punta Gorda, la Buick s'engagea sur un pont très long qui enjambait un bras de mer. De l'autre côté, elle atteignit le comté de Charlotte et dut encore rouler pendant une vingtaine de minutes pour aboutir à la ville où résidait le riche Mr March.
  
  Le décor ne répondait pas tout à fait à la conception que les Européens ont d'une ville.
  
  A l'écart de la route fédérale s'étendait une immense superficie très plate, sillonnée de larges artères et de canaux, et sur laquelle s'érigeaient de coquettes villas de plain-pied entourées de pelouses et de massifs de fleurs tropicales. Des palmiers et des cocotiers, caressés par une légère brise venue de la mer des Caraïbes, jetaient une note exotique sur ce décor paisible, désert, comme situé en marge de la civilisation américaine. Pas une voiture ne circulait dans ces avenues qui, en d'autres lieux, eussent pu écouler un gros trafic.
  
  Block 1352, parcelle n® 9, sur Westchester Boulevard.
  
  Auprès de qui se renseigner ? Coplan ne distinguait ni centre commercial ni partie plus animée. Il patrouilla lentement dans ces artères bordées de bungalows dont le style différait peu, tous de la même hauteur et au toit à deux pentes à peine inclinées, mais donnant une impression de standing élevé. Un éclairage public dispensé par de hauts lampadaires en col de cygne projetait une lumière crue sur la chaussée et laissait dans l'ombre ces agréables demeures, dont certaines étaient dotées d'une piscine.
  
  Enfin, Coplan aperçut un écriteau souligné d'une flèche indicatrice : « Administration Building and Welcome Center ». Il suivit cette direction et, par une magnifique allée tracée entre deux rangées de palmiers aux gros troncs écailleux, il accéda à une construction futuriste où brillait de la lumière.
  
  Il stoppa enfin, descendit de voiture, marcha vers l'entrée, ouverte. Un homme d'allure distinguée, en veston rouge et pantalon noir, se tenait derrière un comptoir. Il posa un regard interrogateur sur l'arrivant.
  
  - C'est un curieux endroit, dit Coplan. Je n'ai rencontré personne. Pouvez-vous m'aider à trouver mon chemin ?
  
  - Bien sûr, affirma le préposé. Est-ce la première fois que vous venez à Port Charlotte ?
  
  - Eh oui. Il a l'air drôlement tranquille, ce patelin.
  
  - Aimeriez-vous boire quelque chose ? s'enquit son interlocuteur. Café, jus de fruit ?
  
  - Ma foi, je ne dédaignerais pas un jus d'orange, si c'est possible.
  
  - Rien de plus facile. Que cherchez-vous, dans notre communauté ?
  
  Coplan extirpa un paquet de cigarettes de sa poche, le tendit à l'employé, qui déclina d'un signe négatif. Il se servit alors et aspira une profonde bouffée.
  
  - Je cherche le Block 1352, à Westchester Boulevard, déclara-t-il. Il semble que les gens se couchent tôt ici.
  
  L'homme approuva de la tête, tout en avançant un gobelet de carton empli de jus d'orange vers le visiteur.
  
  - La grande majorité des habitants sont des retraités, révéla-t-il. Ou bien des hommes d'affaires qui ont « laissé tomber » parce qu'ils en avaient assez de mener une existence idiote. Ici, il y a le soleil, la pêche, le golf, les sports nautiques. C'est une autre vie, quoi.
  
  Intéressé, Coplan demanda :
  
  - Qu'appelez-vous, au juste, votre communauté ?
  
  - Eh bien, l'ensemble des gens qui ont acheté un terrain et construit un bungalow dans cette localité, pour fuir un monde super-industrialisé. N'avez-vous jamais vu de la publicité de la « General Development Corporation ? » C'est elle qui a viabilisé cette région et en a planifié l'urbanisme, précisément pour en faire une sorte de havre enchanteur où l'on puisse reprendre goût aux rapports humains (Authentique. Outre Port Charlotte, il existe en Floride quatre autres communautés de ce type, où l'on tente de promouvoir un nouveau mode de vie) Moi-même, avant de m'installer ici, je travaillais au chemin de fer, à Chicago. Ma femme et moi, on s'est rendu compte qu'il fallait être dingue pour accepter jusqu'à la fin de ses jours le vacarme, les fumées, les encombrements, la tension nerveuse et le mauvais temps. Ce petit job, au Centre, m'occupe juste ce qu'il faut.
  
  Coplan but quelques gorgées.
  
  - Combien d'habitants compte Port Charlotte ? s'enquit-il.
  
  - Une vingtaine de milliers, mais ils sont répartis sur une superficie aussi grande que celle de la ville de Detroit. On a de l'espace, de l'air non pollué, des plages. Vous, que faites-vous dans la vie ?
  
  - Moi ? fit Coplan. Je fais comme tout le monde : j'essaie d'attraper un infarctus.
  
  - Vous l'aurez, assura gravement son hôte. Vous devriez cesser de fumer, comme moi. A Chicago, je vidais deux paquets par jour. Bon. Block 1352, avez-vous dit ? Westchester Boulevard...
  
  Il appuya sur un bouton et un grand écran s'alluma, montrant le plan de la localité. De la pointe de son stylobille, le préposé montra :
  
  - Voici le boulevard... En fait, il n'y a encore que quelques bungalows, dans ce coin-là, et sur un seul côté, car c'est à la lisière de notre domaine. Le Block se situe là. Il comporte 27 parcelles privées, dont trois seulement sont bâties. Désirez-vous acheter un terrain ?
  
  - Non, je viens rendre visite à quelqu'un. Par où puis-je m'y rendre ?
  
  - Le plus simple, c'est de retourner jusqu'au bout de l'allée et de bifurquer dans la Fédérale 41, appelée aussi Tamiami Trail, qui croise Westchester Boulevard à cet endroit-là. Mais ouvrez l’œil : vous aurez la sensation d'être en pleine campagne, et les plaques de rues ne sont pas grandes : elles sont fixées à des piquets.
  
  - Je vois, dit Coplan avec un hochement de tête. Nous en sommes distants d'une dizaine de miles ?
  
  - Un peu plus. Êtes-vous attendu ? Vous pourriez téléphoner d'ici.
  
  - Non, merci, ce n'est pas nécessaire. Je veux faire une surprise. Que dois-je pour le jus d'orange ?
  
  - Gratuit, offert par la compagnie, stipula l'homme. Mon nom est Cooper. Si un jour vous décidez de ne plus vivre comme un forçat, souvenez-vous de moi.
  
  - J'y penserai, promit Francis. Bonne nuit.
  
  Il remonta dans sa Buick, manœuvra pour repartir en sens inverse. En cours de route, il se fit la réflexion que March avait trouvé la planque idéale, un bled paradisiaque réservé à des gens cossus, honorables, avides de tranquillité.
  
  Ayant vu la topographie des lieux, il n'eut guère de mal à dénicher Westchester Boulevard, puis à repérer les écriteaux qui, à chaque croisement, affichaient le numéro de l'ensemble de parcelles délimité par les voies déjà tracées.
  
  Bien avant d'y arriver, il distingua la villa, encore isolée, édifiée sur un petit tertre, environnée de palmiers nains et de parterres de fleurs rouges, exubérantes.
  
  Il se rangea sur le bas-côté de la route, à proximité, mit pied à terre et contempla la demeure. Les larges fenêtres, masquées par des rideaux, laissaient filtrer un peu de lumière sur leur pourtour. Les câbles d'électricité et de téléphone devaient être souterrains, car on ne voyait ni fils ni isolateurs d'entrée.
  
  Par précaution, Coplan prit son pistolet, en dégagea la sûreté, le reglissa dans sa poche intérieure, puis il marcha vers le chemin dallé qui menait à l'entrée du bungalow.
  
  Il appuya sur le bouton du parlophone. Quelques secondes s'écoulèrent. La membrane du micro vibra :
  
  - Qui est là ?
  
  La voix évoquait une femme âgée.
  
  - Mon nom est Burt, répondit Francis. J'ai un message urgent pour Mr March, de la part de miss Groves, qui a été victime d'un accident.
  
  - Un moment, je vous prie.
  
  Du temps passa de nouveau. Coplan patienta, des fourmis dans les jambes. Il n'avait pas décelé l'existence d'un viseur optique permettant d'identifier les visiteurs, mais peut-être pouvait-on l'examiner par un autre moyen.
  
  La pêne coulissa, le battant s'ouvrit, libérant une nappe de clarté. Une dame à cheveux blancs, bien coiffée, d'une élégance un peu désuète, dit avec amabilité :
  
  - Veuillez entrer, monsieur Burt. Mon frère va vous recevoir.
  
  Il pénétra dans le bungalow, les sens aiguisés, prêt à riposter de façon foudroyante à tout ce qui ressemblerait à une menace, mais en arborant un visage parfaitement neutre.
  
  Déférent, il obéit à l'invitation de la maîtresse de maison, qui du geste, le conviait à passer dans la salle de séjour très confortable et spacieuse, visible du hall.
  
  Elle montra le grand canapé et les fauteuils en prononçant sur un ton enjoué :
  
  - Asseyez-vous où vous voudrez. Les sièges ne manquent pas. Mr March revêt une tenue plus correcte. Ici, voyez-vous, nous sommes un peu débraillés. Ce sont des vacances perpétuelles.
  
  Coplan resta pourtant debout. Il dit d'une voix polie :
  
  - J'ai pu constater que le pays est très agréable, en effet. Y a-t-il longtemps que vous habitez ici ?
  
  - Depuis quatre ans, quand mon frère a cessé de donner des cours à l'université de,..
  
  - Diana ! l'interrompit une voix sévère. Ne te mets pas tout de suite à raconter notre passé à quelqu'un que nous ne connaissons pas.
  
  L'homme avait parlé d'une autre pièce et il n'apparut qu'un instant plus tard, en veston d'intérieur, mais ayant gardé des pantoufles aux pieds. Il frisait la soixantaine, avait également des cheveux dont la blancheur contrastait avec son teint bronzé. De bonne stature, les traits réguliers, il avait dû être très beau dans sa jeunesse. Sa physionomie reflétait de l'intelligence et un caractère autoritaire. Il eut un léger haut-le-corps en apercevant Coplan.
  
  - Non, Mr March, je ne suis pas Burt, admit ce dernier. Vous n'avez jamais vu ma photo sur votre écran, n'est-ce pas ?
  
  Le sang monta à la tête de son hôte.
  
  - Qui êtes-vous ? gronda-t-il. Vous avez recouru à un mensonge pour vous introduire chez moi. Que voulez-vous ?
  
  - J'ai parcouru plusieurs milliers de kilomètres pour vous poser une seule question, monsieur March. Avez-vous, dans la mémoire de votre ordinateur de Miami, un rapport émanant du Centre de Recherche de Strasbourg et consacré aux matières plastiques ?
  
  Un silence mortel tomba dans la pièce. La sœur du professeur le regardait avec perplexité, mais sans paraître alarmée. Puis elle fixa Coplan, se demandant pourquoi celui-ci ne s'était pas contenté de téléphoner, au lieu d'accomplir un si long voyage.
  
  March devait être apte à raisonner très vite.
  
  - Que pourriez-vous faire, si je vous affirmais que non ? persifla-t-il, ayant repris sa maîtrise de soi.
  
  - Je le saurai tôt ou tard, affirma Coplan. Ce qui m'importe, c'est d'en acquérir une certitude immédiate, et de voir le document de mes propres yeux.
  
  Incrédule, March se croisa les bras.
  
  - Êtes-vous fou ? s'enquit-il. Votre prétention relève du délire. Sortez d'ici. Coplan se laissa choir sur le canapé. Il avait jaugé l'adversaire et compris que celui-ci n'appartenait pas à la catégorie d'individus qui usent de la violence pour défendre leur sécurité.
  
  - Quand je sortirai d'ici, vous m'accompagnerez, déclara-t-il posément. Votre club d'Hialeah est occupé par des agents du F.B.I., miss Groves est en état d'arrestation, votre ordinateur révélera tout ce que les techniciens d'I.B.M. voudront lui faire dire et vous serez sous le coup d'une inculpation d'atteinte à la sûreté de l’état. Donc, rien ne s'oppose à ce que vous me donniez satisfaction.
  
  March parut être frappé par la foudre. Ses bras se dénouèrent, pendirent le long de son corps, tandis que sa physionomie exprimait une consternation voisine de l'abattement.
  
  Sa sœur, désemparée, s'assit lentement sur le bord d'un fauteuil, n'en croyant pas ses oreilles et attendant que March réfutât comme il convenait ces affirmations plutôt ridicules.
  
  Mais, à sa grande stupeur, March prononça :
  
  - C'est bien. Il fallait être très fort pour arriver à ce résultat. Je ne vois pas encore comment vous avez découvert la vérité, malgré les précautions que nous avons prises, mais je dois m'avouer battu. En effet, dans ces conditions, ce que vous me demandez n'est plus guère qu'un détail. Un détail si infime que je ne comprends pas pourquoi vous lui accordez de l'importance. Oui, j'ai reçu ce rapport.
  
  - Quand ?
  
  March se passa une main sur le front.
  
  - Il doit y avoir une quinzaine de jours.
  
  - Entre le 13 et le 16 avril ?
  
  - Oui, sans doute.
  
  - Bon. Montrez-le-moi.
  
  Coplan se releva d'un élan. Il effleura du regard la vieille dame et, ayant appris à se méfier des femmes qui étaient mêlées à ce complot, il lui dit :
  
  - Passez devant, je vous prie. Ensuite, à March :
  
  - Prenez garde : je ne suis pas tout à fait profane dans cette matière. N'essayez pas d'effacer le document, je vous en empêcherais par la force.
  
  Le professeur haussa les épaules.
  
  - A quoi bon ? bougonna-t-il. Au point où en sont les choses... A quel service appartenez-vous ?
  
  - Je ne suis pas américain. Si je l'avais été j'aurais procédé d'une autre manière. Allez-y.
  
  March fit un signe à sa sœur, qui attendait, de plus en plus ahurie et gagnée par une frayeur instinctive.
  
  - Avance, Diana. Tu n'as pas lieu de t'inquiéter.
  
  Coplan fermant la marche, ils se rendirent tous les trois dans un cabinet de travail où, à côté du bureau, se trouvait le pupitre d'un terminal, en tous points semblable à celui qui équipait à Hialeah le local où travaillait miss Groves.
  
  - Il faut que je consulte mon répertoire-code, dit March. Je ne connais pas toutes les rubriques par cœur.
  
  - Faites.
  
  Vigilant, Francis observa ses moindres gestes, non sans surveiller du coin de l’œil le comportement de la femme.
  
  March, soucieux, feuilleta un index alphabétique, releva les marques d'identification du rapport, revint près du terminal pour taper sur le clavier les lettres et chiffres ouvrant l'accès à la mémoire centrale.
  
  L'image d'un texte apparut sur l'écran cathodique de la console.
  
  Coplan ne dut pas le contempler longtemps. Il avait sous les yeux le texte original que Cowley avait photographié, et qu'il n'avait pas eu le temps de transmettre.
  
  - Ça va, je suis fixé, articula-t-il. Avez-vous d'autres études de ce genre, qui proviennent de France ?
  
  - Plusieurs, admit March avec un sourire amer. Désirez-vous en voir quelques-unes ?
  
  - Non. Vous allez me confier cet index. Cela me suffira.
  
  - Prenez-le.
  
  Coplan saisit le fascicule tandis que March, tapotant quelques touches, remettait le terminal en position de repos. Francis enfouit le répertoire dans sa poche, se réservant d'examiner plus tard cette mine d'informations qui révélerait toute l'étendue du pillage exercé par l'organisation.
  
  Satisfait, il regarda March.
  
  - Pourquoi venez-vous en aide à des mouvements extrémistes ? demanda-t-il d'un ton vaguement peiné. Pourquoi favorisez-vous des attentats comme celui de la Western Insurance? C'est plutôt surprenant, de la part d'un homme comme vous qui arrive au terme de son existence dans des conditions que beaucoup envieraient.
  
  L'accablement qu'avait témoigné March parut se diluer. Ce fut d'une voix plus ferme, et en se redressant, qu'il répondit :
  
  - Si vous êtes Européen, vous ne pouvez pas encore discerner les problèmes qu'affronte notre société américaine aujourd'hui, et que le reste du monde industrialisé connaîtra demain. Quoi que je vous dise, mes mobiles vous échapperont.
  
  - Essayez toujours. Ça m'intéresse de savoir si vous êtes un pur gredin ou une sorte d'idéaliste soucieux d'accélérer la décomposition d'un certain type de structure sociale.
  
  March enfonça ses deux mains dans les poches de son veston, et une étrange lueur éclaira son visage.
  
  - Ah ? Vous avez quand même compris cela, murmura-t-il. Vous ne vous contentez pas de renifler le nez par terre. Eh bien, je vais m'efforcer de vous édifier, aussi objectivement que possible. Les États-Unis sont le théâtre d'une révolution désordonnée. De multiples partis visent, chacun pour soi, à renouveler de fond en comble des conceptions périmées, et qui mènent le monde au chaos. L'autorité de l'État et ses orientations impérialistes subissent l'attaque de certains groupes, des ligues combattent la morale traditionnelle en prônant la liberté sexuelle et l'avortement libre, d'autres s'insurgent contre le viol de la vie privée par la mise sur fiche progressive de tous les citoyens. Par ailleurs, des mouvements anti-racistes et pacifistes cherchent à aplanir les conflits sanglants qui opposent les Blancs aux hommes de couleur, des penseurs veulent enrayer un progrès technologique démentiel dont l'être humain devient la victime au lieu d'en être le bénéficiaire, et ainsi
  
  de suite. La pollution de notre planète menace de la rendre invivable pour les générations futures, et ceci est encore la rançon d'une société de consommation dont les hippies ne veulent pas être les esclaves. Bref, une vaste mutation est en train de s'accomplir, mais en ordre dispersé, par des efforts incohérents. Or, nous sommes quelques-uns à avoir songé que nous avions un rôle à jouer, un rôle de coordinateurs.
  
  Coplan sourcilla.
  
  – Vous avez des... alliés ?
  
  March sourit.
  
  - Oui. Ici même, à Port Charlotte, avoua-t-il. Nous formons un brain-trust ; notre seule ambition, à nous qui possédons la science et des loisirs, est d'accélérer cette mutation douloureuse mais indispensable. Il nous appartient d'orienter et de rendre plus efficaces les actions de tous ces mouvements qui poursuivent leurs buts particuliers. Voilà pourquoi nous hâtons la désagrégation du système actuel.
  
  Il adressa un regard condescendant à sa sœur et lui dit :
  
  - Ne crains rien, Diana. La personnalité de nos amis ne sera jamais connue. Tu ne te doutais pas des objectifs de nos colloques, et tu croyais que nos bavardages de retraités n'offraient d'intérêt que pour nous. Mais, sans tomber dans les pièges des idéologies, nous avons travaillé à l'avènement d'un monde meilleur.
  
  Coplan coupa :
  
  - L'espionnage faisait-il partie de ces activités hautement humanitaires ?
  
  - Effectivement, convint le sexagénaire. Nous tâchions d'obtenir des renseignements sur les moyens de combattre les pollutions, de quelque nature qu'elles soient. Voilà, entre autres, pourquoi ces plastiques étudiés à Strasbourg nous intéressaient. Grâce aux étudiants et aux jeunes chercheurs contestataires, affiliés à divers mouvements dans plusieurs pays, nous avons récolté une vaste documentation qui permettra de nettoyer les océans, la terre ferme et l'atmosphère dès qu'un système nouveau, faisant table rase des intérêts privés ou nationaux, se sera substitué à l'ancien.
  
  - Tout cela n'est pas dénué de bonnes intentions, admit Coplan, mais vous avez favorisé sans le moindre scrupule des affrontements et des actes de terrorisme qui ont coûté la vie à beaucoup de gens.
  
  - Moins qu'une guerre, riposta vivement March. Le monde où nous vivons n'a qu'un choix : la transformation totale ou l'hécatombe. Un tel bouleversement ne peut aller sans quelques pertes, même si l'on opte pour la solution pacifique.
  
  - Je crains que vous ne figuriez au nombre de ces pertes, professeur. Le moment est venu de quitter cette maison.
  
  March ne bougea pas.
  
  - Je veux bien vous accompagner à Miami en dépit de l'heure tardive, émit-il avec une intonation railleuse. Cependant, je dois vous prévenir que vous serez déçu. La justice ne pourra rien contre moi.
  
  - Vous suicider ne servirait à rien, si c'est à cela que vous pensez. Ayez au moins le courage de vos opinions, jusqu'au bout. C'est la seule manière de défendre encore votre thèse.
  
  - Détrompez-vous. Je n'envisage nullement de me suicider. Je me suis ouvert à vous en toute liberté pour une raison bien simple : il n'existe plus aucune preuve autorisant quiconque à m'inculper de quoi que ce soit.
  
  Ses prunelles brillaient d'un éclat fiévreux, mais sa santé mentale ne pouvait faire l'ombre d'un doute. Il était sûr de lui, débarrassé de toute crainte et, presque triomphant.
  
  Coplan se sentit soudain mal à l'aise, comme si un danger indiscernable allait fondre sur lui. Ses hôtes ne représentaient, physiquement, qu'un facteur négligeable. Les ayant constamment observés depuis son entrée, il n'avait pas l'impression qu'ils eussent pu actionner un signal quelconque pour réclamer une aide extérieure, et pourtant un changement s'était produit.
  
  - Vous me paraissez trop optimiste, monsieur March, dit Coplan. En dehors de mon témoignage, qui serait peut-être sujet à caution je vous l'accorde, il y a des indices matériels irrécusables de votre culpabilité.
  
  Narquois, March secoua la tête.
  
  - Non, affirma-t-il. Aucun jury ne pourra me condamner. A l'instant où je vous parle, l'ordinateur de Hialeah est volatilisé et le siège du club n'est plus qu'un amas de décombres fumants.
  
  Coplan, figé, ne réalisa pas tout de suite.
  
  Puis, la dernière phrase de March lui fit l'effet d'un coup de matraque. Il eut la conviction que le professeur n'avait pas menti. Ses pensées volèrent vers Christine, Bergen, les agents fédéraux, la jeune hôtesse et Dickson, qui étaient rassemblés dans la villa.
  
  March reprit d'un ton léger :
  
  - Nous avions prévu cette éventualité, naturellement. Que notre centre opérationnel fût un jour investi par le F.B.I., soit, mais que notre rôle fût percé à jour, il ne pouvait en être question. Par un signal en code tapé sur ce clavier, j'ai provoqué, il y a cinq minutes, la destruction intégrale de l'immeuble. Mon cher ami, si je me rends là-bas avec vous, ce sera en qualité de propriétaire d'une entreprise très légale qu'un attentat vient de réduire en cendres. J'avais conclu un contrat d'assurance prévoyant ce genre de sinistre.
  
  Coplan fit deux pas vers le terminal. Les dents serrées, il forma le numéro de code de Doris.
  
  L'écran demeura obscur.
  
  
  
  
  
  Vers 2 heures du matin, la Buick arriva en trombe à la 15e Rue Est, à Hialeah, et Coplan vit d'emblée les voitures de pompiers et les cars de police aux nombreux feux clignotants qui entouraient l'emplacement de la villa.
  
  Un service d'ordre empêchait les curieux d'approcher des ruines. L'édifice s'était complètement effondré. Des ferrailles tordues émergeaient d'un amoncellement de gravats dont se dégageaient encore des filets de fumée, malgré les torrents d'eau qu'on avait déversés sur l'incendie.
  
  Le cœur étreint par une appréhension lancinante, Coplan mit pied à terre et se fraya un chemin parmi les badauds. Parvenu au premier rang, il héla un des agents casqués, un colosse en bras de chemise portant un énorme pistolet sur sa hanche.
  
  - Y a-t-il là des G-Men ? Je voudrais parler à l'un d'eux, de toute urgence.
  
  - Vous êtes journaliste ?
  
  - Non. J'étais dans cette maison hier soir. J'ai quelque chose à dire.
  
  - Passez.
  
  Les projecteurs des voitures éclairaient toute la superficie où opéraient les pompiers. Des enquêteurs discutaient, échangeant des hypothèses sur la cause du sinistre. Après quelques palabres, Coplan put enfin aborder un inspecteur du F.B.I.
  
  - Combien d'hommes à vous étaient dans l'immeuble ? questionna-t-il sans préambule.
  
  Son interlocuteur, un type assez jeune, en polo à col ouvert, le dévisagea avec méfiance.
  
  - Hey..., fit-il. Comment savez-vous qu'il y avait des gars de chez nous dans cette baraque ?
  
  - C'est moi qui les avais fait venir. La mâchoire de l'Américain tomba.
  
  - O.K., articula-t-il. Allons bavarder ailleurs, voulez-vous ?
  
  Il agrippa le bras de Coplan et appela des collègues qui entourèrent aussitôt le « suspect » comme s'ils tenaient l'auteur du désastre. Ils l'emmenèrent dans un de leurs véhicules, une puissante limousine noire garée dans une avenue adjacente, et là débuta une conversation animée, teintée d'hostilité de part et d'autre.
  
  Toutefois, lorsque Coplan eut invité les policiers à se mettre en rapport avec le directeur Huston, à Washington, ils commencèrent à accorder plus de crédit à ses affirmations. Il put alors poser les questions qui lui brûlaient les lèvres : des personnes avaient-elles été évacuées avant l'explosion ? Combien ? Où les avait-on envoyées ?
  
  Il apprit, avec un soulagement infini, que Christine et Bergen avaient été dirigés, dès 7 heures du soir, vers le Q.G. du F.B.I. à Miami, de même que Dickson, Karin et Burt. Mais quatre des inspecteurs expédiés à la villa sur l'ordre de Huston devaient avoir péri dans l'explosion qui avait secoué toute cette banlieue.
  
  - Une nommée Doris Lease a-t-elle été arrêtée à l'hôtel Monte-Carlo comme je l'avais prescrit ? s'inquiéta Coplan, tendu, sachant qu'elle était sa dernière carte.
  
  - Pour sûr, affirma un des G-Men. Elle s'est même débattue comme une furie quand je lui ai passé les bracelets. Qu'a-t-elle à voir dans cette combine ?
  
  - Elle ? dit Francis. Nous n'avons pas fini de nous la disputer, vous et moi. Elle aura des comptes à rendre devant les tribunaux de nos deux pays.
  
  - Mais que trafiquait-on dans ce club, en définitive ? s'informa un autre. Y avait-il là une bombe à retardement, ou quoi ?
  
  Sur le point de répondre, Coplan se mordit la lèvre. S'il accusait publiquement March, ce dernier serait capable de l'attaquer en diffamation ! Pas un expert au monde ne serait en mesure de démontrer que la charge avait été mise à feu à distance, par une connection fugitive de deux circuits à l'intérieur d'une machine électronique.
  
  - J'éclaircirai tout ceci en son temps, déclara Francis. Pour l'instant, je suis plutôt vanné et je crève de soif. N'auriez-vous rien à boire ?
  
  - Jim va vous conduire au Q.G. Notre Assistant aura pas mal de choses à vous demander. Mais d'où sortez-vous, mister ? A quel titre vous êtes-vous occupé de cette histoire ?
  
  - Oh, il n'y a pas de mystère. J'avais été chargé d'enquêter sur la mort d'un de vos collègues, nommé Cowley, qui est survenue à Paris il y a trois semaines.
  
  - Et cela vous a mené ici ?
  
  - Comme vous voyez, dit Coplan. Et maintenant, il n'y a plus aucun doute : c'est Doris Lease qui l'a fait assassiner. Avec la complicité d'un certain Joe.
  
  
  
  
  
  Quand il fut confronté avec Doris, une heure plus tard, celle-ci n'avait rien perdu de sa superbe. Elle ignorait évidemment tout des événements qui s'étaient déroulés au siège du club et à Port Charlotte, aussi fut-ce avec une hauteur mêlée de ressentiment qu'elle apostropha Coplan, en présence d'agents de la police fédérale :
  
  - Qu'avez-vous à me reprocher ? Je suppose que c'est à vous que je dois d'être détenue ici ?
  
  - Incontestablement, reconnut-il. Vous devinez pourquoi, je présume ?
  
  - Parce qu'en fouillant dans mes papiers, vous avez découvert que j'étais en relation avec des membres des Red Tigers ? Et alors ?
  
  - Parce que vous étiez l'émissaire de ce groupe au sein des « Vengeurs de la Commune », rectifia Coplan. Parce que Cowley l'avait appris et que vous l'avez fait exécuter pour cette raison, par des membres de ce parti. Qui savait que Ralph serait à cette heure rue Poissonnière, et pourquoi les agresseurs, dont le visage était caché par un foulard, ne se sont-ils acharnés que sur lui ?
  
  Les répliques, échangées en anglais, avaient été suivies par les inspecteurs américains. Un silence tomba.
  
  Doris, le front buté, articula :
  
  - Ce sont là de pures spéculations de votre part. Vous ne pourriez rien prouver.
  
  - Mais si, fit Coplan d'un air excédé. Vous allez être coincée de deux côtés à la fois. Il y a ce fameux rapport sur les matières plastiques auto-destructibles que vous avez communiqué à miss Groves et que Ralph avait photographié pour vous faire mettre à l'ombre par la police française, s'il en avait eu le temps. Ce rapport est présent dans la mémoire de l'ordinateur : il suffit à vous inculper d'espionnage. Et puis, il y a les individus qui ont trempé dans le meurtre, ceux des « Vengeurs de la Commune » auxquels vous avez donné la consigne d'éliminer Cowley. Ils sont sous les verrous. Là, votre rôle d'instigatrice vous vaut une inculpation d'assassinat. Que désirez-vous de plus ?
  
  Il avait bluffé outrageusement, mais avec une sorte de lassitude attestant qu'il lui en coûtait de démontrer des évidences.
  
  La jeune femme craqua.
  
  - Il n'a eu que ce qu'il méritait, ce salaud, siffla-t-elle, venimeuse. Je ne regrette rien.
  
  Les détectives se décernèrent mutuellement des coups d’œil entendus. L'affaire était dans le sac : l'inculpée avait avoué en présence de témoins.
  
  Coplan ajouta :
  
  - Vous avez été plus adroite que lui... Vous saviez qu'il avait une chambre à l'hôtel Stella, n'est-ce pas ? Vous n'auriez jamais flairé qu'il était un agent du F.B.I. si, un jour, vous n'aviez fourré le nez dans sa cantine.
  
  Doris Lease baissa la tête.
  
  - J'y avais aussi trouvé une lettre de sa fiancée, souffla-t-elle, amère.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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