Grâce à l’entregent du haut fonctionnaire gouvernemental, chargé par le Prince de l’accueillir et de lui faciliter les formalités, Francis Coplan passa sans encombre les contrôles de douanes et d’immigration. Le hall de l’aéroport était climatisé, si bien qu’il suffoqua quand il sortit dans la fournaise qui carbonisait cet émirat du golfe Persique. Pourtant, il était déjà vingt-deux heures, mais l’air restait torride et sec, bien que la mer soit proche.
C’est donc avec plaisir qu’il prit place dans la limousine à la climatisation poussée. Le fonctionnaire s’enquit avec déférence des conditions de son voyage. Coplan répondit avec laconisme et l’Arabe, craignant d’importuner un personnage aussi important, se cantonna dès cet instant dans le mutisme le plus complet.
Coplan tourna la tête vers la vitre à travers laquelle les torchères éclairaient l’immense étendue de sable désertique de lueurs rougeâtres qui ensanglantaient les dunes et les quelques sondes de forage aux arbres de Noël illuminant le derrick jusqu’au crown-block. Là, en sous-sol, dormait un fabuleux pactole qui constituait la fantastique richesse de l’émirat.
La limousine s’arrêta enfin devant la demeure du Prince qui ressemblait à un palais des Mille et Une Nuits ou à un château de conte de fées.
- Le Prince vous offre l’hospitalité, fit respectueusement le fonctionnaire. Il se refuse à ce que vous résidiez à l’hôtel, même dans le meilleur de la capitale. Je suis chargé de vous installer. Le Prince est absent ce soir mais il vous recevra demain matin à dix heures. Suivez-moi.
Des domestiques s’emparèrent des bagages et Coplan posa le pied sur les dalles en marbre de Carrare. L’intérieur était décoré avec goût dans la plus pure tradition des califes de Bagdad. Aucun détail ne détonnait. La chambre qui lui était réservée était vaste et spacieuse, avec un lit si large qu’il aurait pu héberger un harem.
- Le réfrigérateur est garni, précisa le fonctionnaire, au cas où vous auriez faim ou soif. Nous n’autorisons pas les alcools ici, mais dans le cas d’hôtes de marque comme vous, le Prince a prévu néanmoins une cave à liqueurs que vous trouverez à côté du frigidaire. Je vous souhaite une excellente nuit.
- Je vous remercie.
Le fonctionnaire prit congé et Coplan se réfugia sous la douche pour évacuer les fatigues du voyage. En pyjama, il explora les lieux, se confectionna un cavalier (Mélange à parts égales de rhum, gin, tequila et vodka, arrosé de sept gouttes de jus de citron frais) et grignota des cacahuètes salées. Son attention fut attirée par le magnétoscope et les cassettes et il se demanda quel genre de distractions le Prince offrait à ses hôtes.
Il tira une longue bouffée voluptueuse de la Gitane qu’il avait allumée et testa la première cassette pour visionner un spectacle de music-hall dans lequel une célèbre vedette internationale alternait avec un brio étonnant des plumes et les boas, les pantalons pattes d’éléphant et les soutiens-gorge constellés de diamants, les numéros sulfureux et les melting-pots chorégraphiques façon Crazy Horse Saloon ou carnaval de Rio, pour terminer, en justaucorps rayé et pantalon noir, dans une saisissante imitation de Marlene Dietrich.
Coplan fut un peu étonné que, dans cet émirat rigoriste où les femmes étaient tenues en marge de la société, une telle débauche de luxure sous-jacente soit exposée. Il était vrai, se rappela-t-il, que le Prince avait accompli ses études universitaires à Paris et qu’il était pétri de mœurs occidentales. Sans doute réprouvait-il le caractère médiéval et quelque peu arriéré des us et coutumes de son pays d’origine.
Il dormit d’un bon sommeil et le lendemain, à dix heures tapantes, il se présenta devant le fils aîné du potentat qui régnait sur l’émirat.
Il fut accueilli avec chaleur. Le Prince était un homme d’une quarantaine d’années, grand et svelte, au visage glabre et aux yeux noirs brillants comme du jais. Pour sacrifier à la mode du pays, il portait une gandoura en soie d’un blanc immaculé sur un pantalon noir bouffant et serré aux chevilles, dont la soie bleu de Prusse était parsemée de filets d’or en torsades. La tête était coiffée d’une cheffieh à la Yasser Arafat tandis que les pieds étaient chaussés de babouches à la peau de daim richement décorée d’arabesques dorées.
L’héritier royal fit apporter des amandes et du thé à la menthe et d’un doigt amusé désigna ses vêtements.
- Pour être franc avec vous, monsieur Corvelle, je préférerais m’habiller en puisant dans ma collection de costumes Cardin ou Yves Saint-Laurent. Malheureusement, je dois respecter les habitudes locales auxquelles mon père attache tant d’importance. Bien, consacrons-nous maintenant au motif de votre visite ici.
Après un instant de réflexion passé à mordre dans une poignée d’amandes et à déguster quelques gorgées de thé brûlant, le Prince entama son monologue :
- Un certain Kacem Ali Siddig, qui souvent européanise ses deux prénoms en Karl Alan en gardant les initiales, a vendu à mon père la copie de Damas du calife Othman.
Coplan leva la main, questionnant :
- Pourriez-vous me préciser de quoi il s’agit ?
- Laissez-moi procéder à un bref historique. Après la mort du Prophète, le calife Abou Bekr fit mettre par écrit, avec l’aide du fils adoptif de Mahomet, les passages dictés par le Prophète relatant les révélations qu’Allah lui avait faites. Plusieurs versions en furent tirées, avec des divergences importantes qui entraînèrent de sérieux problèmes et même des dissidences. Pour pallier ces inconvénients, le calife Othman, au VIIème siècle, fît rédiger un texte unique et officiel et envoya des copies dans les différentes provinces. De ces copies il ne reste, de nos jours, que celles de Tachkent et d’Istanbul, les autres ayant été perdues ou détruites lors de guerres, d’invasions ou cataclysmes naturels et, bien naturellement, ces deux copies ont force de loi en Islam aujourd’hui. Leur valeur, religieusement et historiquement, est considérable. Or, voilà que Kacem Ali Siddig se présente à mon père et jure détenir la copie disparue à Damas voici des siècles.
- Selon ce Siddig, où se serait-elle trouvée dans l’intervalle ? questionna Coplan dévoré par la curiosité.
- Il ne le sait pas mais stipule l’endroit où il l’a dénichée. En mai 1945, c’est la fin du IIIe Reich. Vingt sous-marins s’enfuient des ports de Kiel et de Travemünde. Ils emportent dix-sept tonnes de cargaison, soit cinq tonnes au-delà de la normale. A leur bord, de hauts dignitaires nazis, dont peut-être Adolf Hitler qui ne serait pas mort à Berlin en compagnie d’Eva Braun (Voir Coplan aux trousses de la fugitive), de l’or, des devises et des œuvres d’art pillées dans les territoires occupés par les hitlériens, et des documents secrets. L’un de ces U-Boot est coulé par l’aviation alliée dans la mer de Kattegat entre la Suède et le Danemark. Des décennies plus tard, un milliardaire décide d’en avoir le cœur net et de mettre fin à l’énigme. Que transportait cet U-Boot ? Il finance les frais de localisation et de renflouement. Ses efforts sont couronnés de succès puisque le sous-marin est remonté à la surface et remorqué jusqu’à Copenhague. On le fouille. Dans les caisses hermétiquement closes, une masse de documents remarquablement intacts dont le milliardaire n’a à ce jour pas encore révélé la teneur. Une petite note comique aussi. En dehors de ces documents et d’innombrables bouteilles de vins français des grands crus, une grosse réserve de préservatifs (Authentique).
Coplan s’autorisa un sourire poli.
- Et Siddig a déclaré que la copie de Damas se cachait parmi les documents secrets ?
- Tout juste.
- Comment s’en est-il emparé ?
- Par hasard, il a appris l’existence de ce document d’une valeur inestimable et est parvenu à le subtiliser une nuit dans les bureaux du milliardaire, malgré la surveillance sévère exercée par les gardes privés. Comment ce joyau était parvenu entre les mains nazies, il ne le savait pas, ce qui, de toute façon, ne le préoccupait guère. Siddig a donc proposé à mon père de le lui céder pour la somme de cent millions de dollars. Mon père a accepté, à condition que soit garantie l’authenticité. Cent millions de dollars, pour mon père qui est richissime grâce au pétrole, c’est presque une misère. En revanche, posséder un document aussi précieux l’a transporté de joie, un peu comme si le pape mettait la main sur une copie du journal de Jésus-Christ, si celui-ci en avait tenu un. Conserver dans son royaume une troisième copie du manuscrit revenait à le placer parmi les plus hauts personnages actuels de l’Islam. Sachez, monsieur Corvelle, qu’il est immensément croyant et il considérait que ce don du ciel inattendu et miraculeux le placerait immédiatement à la droite d’Allah.
« Il a donc convoqué les plus hautes autorités religieuses de l’Islam, ainsi que des scientifiques qui ont testé la copie au carbone 14, et le verdict a été positif. La copie était authentique. Mon père a versé à Siddig les cent millions de dollars qu’il exigeait. A l’époque de ces tractations, je faisais partie du bureau exécutif des Nations unies et étais donc absent. A mon retour, j’ai appris la chose et j’ai éprouvé des soupçons sur l’authenticité du document. Certes, le test au carbone 14 semblait écarter toute tricherie. Néanmoins, je savais, puisque j’ai étudié en France et que j’accomplis de fréquents voyages dans votre sympathique pays, que les chercheurs du C.N.R.S. français avaient mis au point une méthode encore plus pointue que le carbone 14 pour vérifier les documents anciens. C’est alors que je me suis adressé à votre gouvernement qui nous a envoyé ses experts du C.N.R.S. »
Coplan hocha la tête.
- Et la copie de Damas était un faux ?
- Exactement. Un vrai chef-d’œuvre. Mon père a failli succomber à une attaque cardiaque et nous avons craint pour sa vie durant de longues semaines. Quand enfin il a récupéré, il a juré de se venger. Nous avons saisi votre gouvernement qui nous a promis son aide, en l’occurrence l’as des as de la D.G.S.E., vous monsieur Corvelle, qui serez chargé de mettre la main sur cet infâme escroc, introuvable depuis qu’il a sorti les cent millions de dollars du paradis fiscal où l’argent avait été versé.
- Ce devrait être facile. Nanti de ce pactole, il doit faire une foire effrénée dans les endroits habituels.
Le front du Prince se rembrunit.
- Ce n’est pas mon sentiment. Voyez-vous, Siddig n’est pas un homme d’argent. La foire, comme vous dites, ne l’intéresse guère. C’est, avant tout, un militant de la cause palestinienne, étant lui-même un Jordanien d’origine palestinienne appartenant à la mouvance farouchement anti-israélienne. Il a consacré sa vie au triomphe de sa cause. C’est un idéaliste, pas un cupide. La réalisation de ses objectifs est son unique motivation. S’il le fallait, il mourrait pour cet idéal. Par ailleurs, il ne se rattache à aucune obédience, sans allégeance à Téhéran ou à quelque autre capitale spécialisée dans une lutte similaire. Indépendant, Siddig finance ses propres opérations terroristes, aidé par ses amis irlandais de l’I.R.A. ou allemands des vestiges de la Rote Armee Fraktion. C’est pourquoi je suis persuadé que les cent millions de dollars vont servir à monter une gigantesque opération terroriste et non à financer ses vices. Naturellement, j’ignore de quelle opération il s’agit et contre qui elle est dirigée. J’ai fait recueillir sur l’intéressé quelques renseignements que la D.G.S.E. ne possède peut-être pas. Je vais vous les communiquer.
Le Prince tendit à Coplan un dossier que ce dernier trouva assez mince.
Kacem Ali Siddig était né trente-cinq ans plus tôt en Jordanie, dans un camp de réfugiés palestiniens et, après de brillantes études universitaires, avait suivi l’itinéraire classique des terroristes. Dans ce domaine, il était considéré comme suprêmement dangereux. A la tête de ses commandos, il avait attaqué des postes militaires en Israël, un paquebot italien en Méditerranée, des ambassades et des consulats israéliens. Il avait tué des personnalités juives en Europe et aux États-Unis, dynamité des cargos de l’État hébreu dans divers ports d’Amérique du Sud où il comptait de nombreux appuis. Le Mossad n’était jamais parvenu à le capturer ou à l’éliminer, tant il était rusé et prudent.
Pour le reste, bien que grand amateur de femmes, peu de liaisons voyantes. L’autre passion de sa vie demeurait le jeu d’échecs. S’il n’avait été terroriste, assurait-on, il aurait été champion du monde.
- Il est fanatisé, redoutable et insaisissable, commenta le Prince.
Coplan releva les yeux.
- Mais pas faussaire. Celui qui a dupé votre père en confectionnant un faux aussi parfait est un professionnel et l’un des meilleurs. Je doute que ce soit Siddig.
- Moi aussi. Ce sera à vous de le découvrir. Pour me résumer, ce que mon père ne pardonne pas, ce n’est pas tant l’escroquerie en elle-même, ni le montant de l’argent qu’il a perdu, que le caractère blasphématoire de cet acte odieux. Lui, le croyant, ne peut admettre que l’Islam ait servi de prétexte à une action aussi monstrueuse. C’est pourquoi il veut se venger. Gardez ce dossier, il pourra vous être utile.
Le lendemain, Coplan était de retour à Paris et rencontrait le Vieux.
- Comme je vous l’ai expliqué avant votre départ, répéta ce dernier, le gouvernement est extrêmement sensibilisé par cette affaire. Si vous réussissez votre mission, l’Émir consentira à la France durant cinq ans un rabais important et secret sur le prix du baril de pétrole. Aucun gouvernement, dans le marasme actuel, ne peut se permettre de refuser une offre aussi généreuse et inaccoutumée.
- Qu’arrivera-t-il à Siddig, si je le retrouve ?
- C’est un terroriste hyper-dangereux, éluda le Vieux en dissimulant sa gêne. Il est responsable de la mort de centaines de victimes.
- Mais encore ?
- L’ordre vient du ministre. Il conviendra de l’éliminer. Nous nous refusons à le livrer à l’Émir qui le soumettrait à un traitement barbare et médiéval, dont le moindre inconvénient serait de lui trancher la tête au sabre sur la place publique. Mettez-vous au travail, mon cher Coplan, et réussissez. Le ministre suit cette affaire de près. Le gouvernement couve l’Émir comme s’il était le seul au monde à résoudre nos problèmes économiques. Au fait, vous croyez à la préparation d’un attentat par Siddig ?
- Le Prince en est convaincu.
- Raison de plus pour mettre hors d’état de nuire un terroriste aussi dangereux.
Coplan prit congé et s’enferma dans son propre bureau pour pianoter sur le clavier de son ordinateur. Les renseignements affluèrent sur l’écran. En gros, ils concordaient avec ceux du dossier remis par l’héritier royal. Kacem Ali Siddig n’avait jamais opéré en France, si bien que ni la D.S.T. ni la D.G.S.E. ne l’avaient recherché. Les informations détenues dans les archives provenaient des services amis. Il était confirmé que l’intéressé était un joueur d'échecs exceptionnel qui, dès l’âge de dix ans, tenait brillamment tête devant un échiquier aux joueurs les plus cotés du monde. S’il n’avait été hors-la-loi, nul doute qu’il eût terminé sur un podium. De l’avis des experts, c’était un effroyable gâchis qu’il ait fait carrière dans le terrorisme au lieu de s’orienter vers le maniement génial de ses pièces.
Quand il se fut pénétré des renseignements que lui livrait l’écran, Coplan ferma les yeux.
Mais qui était le faussaire ?
A nouveau, il pianota sur son clavier en se branchant sur les brigades de police spécialisées.
CHAPITRE II
C’était un dimanche et les familles se pressaient au parloir. D’une cellule du premier étage parvenaient les accents mâles d’un chant que connaissaient par cœur tous ceux qui avaient hanté les prisons depuis les années 20. Son texte avait valu à la centrale de Clairvaux sa sinistre réputation :
Une sombre prison aux murailles noircies,
Un groupe de prisonniers lentement tourne en rond
Ils ont la tête basse sous l’habit d’infamie
Et le crâne rasé comme de vrais forçats...
Une puissante odeur de désinfectant régnait dans les couloirs que traversait Francis Coplan, guidé par le surveillant-chef. Malgré leur épaisseur, les portes, verrouillées de l’extérieur, laissaient filtrer les échos des émissions télévisées dominicales.
Le fonctionnaire pénitentiaire s’arrêta enfin devant une cellule dont il déboucla le panneau. Laurent Combassière était déjà prévenu de la visite qu’il allait recevoir. Assis sur son lit, il regardait un feuilleton américain. Il éteignit le téléviseur et se leva. Les années ne semblaient pas avoir prise sur lui. Visage rose et épanoui, chevelure poivre et sel impeccablement coiffée, yeux d’un bleu innocent, taille haute et fière et mains frémissantes toujours en mouvement ; des mains d’artiste aux doigts fins et allongés. Doté de telles mains, Laurent Combassière aurait pu être pianiste. Il avait choisi d’être faussaire, le plus époustouflant faussaire dont la France puisse s’enorgueillir.
- J’attends dans le couloir, prévint le surveillant-chef qui avait ordre de se montrer discret.
Coplan fit asseoir Combassière sur le lit et prit place à son côté avant de lui exposer le motif de sa visite, en fournissant prudemment un minimum de précisions.
- A votre avis, qui a pu monter un tel coup ?
Le détenu haussa les épaules.
- Un fortiche, c’est sûr. Non, je ne vois pas.
- Les faussaires aussi pointus que vous constituent une internationale. Vous connaissez vos talents respectifs, insista Coplan.
- C’est vrai, mais là, franchement, je suis paumé. Le type dont vous parlez sort de l’ordinaire. Il lui a fallu des années pour manigancer un truc pareil. Le parchemin, les encres d’époque, les procédés de vieillissement, les essais successifs avant le résultat final ! Chapeau ! Un as ! Heureusement que je suis d’un naturel modeste, sinon ma fierté en prendrait un sacré coup ! Non, vraiment, encore une fois, je ne vois pas.
- Qui pourrait me renseigner ?
Combassière fixa hardiment Coplan et une lueur rusée scintilla dans son regard.
- Que pourrais-je bien gagner à vous aider ?
- Vous avez été condamné à vingt ans. Le récidiviste que vous êtes ne peut espérer bénéficier de la liberté conditionnelle avant huit ans. Je propose de raccourcir ce délai de moitié.
Le faussaire respira un grand coup.
- Quelles garanties ai-je que vous tiendrez parole ?
Coplan sortit de la poche intérieure de sa veste le document préparé à l’avance et signé par le directeur des Affaires criminelles et des Grâces au ministère de la Justice. Il le tendit à Combassière.
- Lisez-le et gardez-le. Vous le remettrez à votre avocat qui s’occupera des formalités, à condition que vous soyez régulier avec nous.
Le faussaire s’exécuta et, bientôt, son visage rayonna. Puis il prit une feuille de papier vierge, un stylo et inscrivit quelques phrases courtes. Il remit la feuille à Coplan en déclarant :
- Vous êtes paré. Lui saura vous renseigner. Naturellement, j’ignore ce qu’il exigera en échange.
Le lendemain, Coplan débarqua à l’aéroport de Palerme où il loua une Lancia Delta au comptoir Avis, avant de prendre le chemin de l’hôtel où il avait réservé sa chambre. Il se doucha, changea de vêtements et repartit pour le quartier de Brancaccio, à l’est de la ville. Cette enclave était entièrement contrôlée par le clan dirigé par Silvio De Liggia, proche des Corleonais, et la police n’osait plus poser le pied dans cet indécrottable chancre mafieux où les maisons aux façades lépreuses se fissuraient chaque jour davantage et où les gamins désœuvrés rêvaient d’être admis dans le saint des saints avant de faire un carton sur un général Della Chiesa ou un juge Falcone.
A un dénommé Tonio qui tenait un bar près de la place Anita Garibaldi, Coplan remit la missive rédigée par Laurent Combassière, laissa son adresse et regagna son hôtel.
Durant les cinq jours qui suivirent, rien ne se produisit. Coplan ne reçut aucune communication téléphonique pour lui fixer rendez-vous, bien que pas un instant il n’ait quitté sa chambre d’hôtel. Le seul événement notable à Palerme fut l’assassinat d’un prêtre qui, dans ses prêches quotidiens, s’élevait avec véhémence contre les agissements de la Mafia.
Le sixième jour, Tonio et deux hommes vinrent le chercher, le fouillèrent minutieusement et, quand il fut installé dans leur voiture, lui bandèrent les yeux. Le trajet dura une heure. On le débarqua en pleine campagne. Assis sur la margelle d’un puits, un petit homme vêtu de sombre, le chapeau baissé sur le front, les yeux plissés, une expression bonasse sur ses traits olivâtres, le regardait attentivement.
- Je suis Silvio De Liggia, annonça-t-il d’une voix rauque.
Coplan le salua respectueusement, comme il convenait dans ce fief de la Pieuvre, et lui exposa le motif de sa visite dans les mêmes termes que ceux qu’il avait employés avec le faussaire de Clairvaux.
Le Sicilien secoua la tête.
- Nous ne nous occupons plus de faux. Notre dernière expérience a été Combassière. Elle s’est soldée par un échec. Désormais, les faux sont l’apanage des Chinois d’Amsterdam.
- Au temps où les faux étaient sous votre coupe, insista Coplan, vous avez sans doute utilisé les services d’un faussaire aussi doué que celui que je recherche ?
Le capo mafioso secoua à nouveau la tête.
- Allez donc voir Lim Hok Siang à Amsterdam. Votre nom ?
- Francis Corvelle.
- Je le préviendrai de votre visite. Maintenant, l’entretien est terminé. Bonne chance.
De Liggia quitta la margelle du puits et adressa à Tonio un signe sans équivoque. Coplan fut rembarqué dans la voiture, les yeux bandés et, une heure plus tard, fut déposé devant son hôtel.
- Vous avez ce soir un avion pour Rome, renseigna Tonio. Prenez-le. Il est malsain de traîner à Palerme. Certaines gens ne le comprennent pas et se repentent ensuite de n’avoir pas suivi les conseils qui leur ont été prodigués.
- Comme le prêtre aux sermons accusateurs ? renvoya Coplan.
- Dieu connaît ses fidèles serviteurs. Lui n’en était pas un.
Le lendemain, Coplan atterrit à Amsterdam dans la soirée, après une étape à Paris au cours de laquelle il avait brièvement rendu compte au Vieux de l’insuccès, qu’il espérait passager, de ses démarches. Il avait également profité de son arrêt dans la capitale pour se documenter sur les activités des Chinois d’Amsterdam.
Devenue le grand centre de redistribution de la drogue, cette ville du nord de l’Europe s’était transformée en un nouveau Hong-Kong, tant les triades chinoises y prospéraient avec une facilité qui rappelait celle de la colonie de la Couronne.
La plus puissante, la 14 J que la police britannique de Hong-Kong n’était jamais parvenue à démanteler, était dirigée par Lim Hok Siang, surnommé la Mangouste, qui régnait sur le quartier de Zeedijk, le Pigalle d’Amsterdam, ce qui n’était d’ailleurs qu’une façade, car les tentaculaires activités de la 14 J étaient cachées et mystérieuses.
Ce fut près des vitrines rouges de Walletjes que Coplan rencontra la Mangouste, dans l’arrière-salle d’un restaurant aux odeurs douceâtres et à la peinture laquée. Autour du Chinois, faussement nonchalants, veillaient ses gardes du corps. Il termina ses nouilles frites aux oignons, but une gorgée de thé et commanda une salade de litchis et de rambutans. Son visage hiératique était aussi immobile qu’une sculpture de bouddha lorsqu’il interrogea Coplan sur les raisons de sa visite. Au fur et à mesure que ce dernier parlait, le Chinois manifesta une attention soutenue, et quand enfin Coplan eut terminé, il s’autorisa un sourire ironique.
- Je sais de qui il s’agit, lâcha-t-il.
Coplan exhala un long soupir.
- Vraiment ?
- Je vous livrerai son nom avec plaisir, ainsi que son adresse, car, en réalité, il a manqué à sa parole. Il devait me verser une commission sur toutes les opérations qu’il entreprendrait à titre privé. Dans le cas présent, il ne l’a pas fait et mérite d’être puni pour ne pas avoir respecté les termes du contrat moral qu’il a passé avec moi.
- Je vous écoute.
- Pas si vite. Que me donnez-vous en échange ? Nous autres Chinois ne faisons rien gratuitement. Tout a un prix. La délation aussi.
- Que voulez-vous ?
- Je possède une chaîne de restaurants en France. A cause d’une regrettable erreur de gestion, la direction commerciale les approvisionnait en nourriture pour chiens et chats qui servait à confectionner les boulettes de viande dans la soupe cantonaise offerte à la clientèle. Vos services de contrôle économique n’ont pas apprécié cette substitution en réalité bien anodine et couramment employée dans d’autres pays moins sourcilleux que le vôtre. Les tribunaux ont été sévères. En totalité, sept millions de francs d’amendes. Je déteste perdre de l’argent pour des motifs aussi stupides. Effacez cette ardoise et le faussaire est à vous.
Lim Hok Siang sortit de sa poche une feuille de papier qu’il tendit à son vis-à-vis.
- Voici le détail et les références des jugements. A vous de jouer.
Le jour suivant, Francis Coplan s’entretint avec le Vieux.
- Nous sommes coincés. Ou nous voulons le faussaire et, par lui, Siddig, ou nous voulons les sept millions du Chinois.
- Le gouvernement veut avant tout satisfaire l’Émir.
- Alors, le Trésor public doit perdre les sept millions.
Le mardi, l’affaire fut arrangée et Coplan reprit le chemin d’Amsterdam, muni des documents émanant du ministère des Finances. Lim Hok Siang fut satisfait.