Ainsi donc, Senores, pour résumer la matière de cette première causerie, je vous dirai que le Renseignement est l'acquisition de la connaissance. Mais non pas l'acquisition de n'importe quelle connaissance : uniquement celle qui est indispensable à l'entreprise d'une action. Il faut donc constamment garder à l'esprit la liaison qui doit exister entre le « collecteur » de renseignements et l'utilisateur, c'est-à-dire l'individu ou le groupe qui prépare l'action. En conséquence, il y a dans le Renseignement autant de niveaux que ceux qu'on peut dénombrer dans le domaine de l'action considérée. Exemple : lors de la préparation d'une offensive militaire, l'État-Major doit être en possession de données stratégiques au plus haut échelon, mais le chef d'une colonne blindée doit connaître l'état du terrain sur lequel il va lancer ses chars. Demain, nous verrons comment il convient d'organiser la recherche de la connaissance à ces divers niveaux, et les moyens à mettre en œuvre pour l'obtenir. Senores, je vous remercie pour votre bonne attention.
Francis Coplan, debout, les mains dans les poches, adressa un signe de tête à son auditoire et se rapprocha du bureau pour refermer le dossier de son cours, alors que quelques applaudissements discrets saluaient la fin de son exposé.
Puis les officiers péruviens en civil qui avaient assisté à cette leçon inaugurale, ils étaient une quinzaine, rangèrent leurs notes et se levèrent en échangeant des réflexions.
D'emblée, cet instructeur français leur avait ouvert des perspectives. Plutôt que de fournir des recettes empiriques, il s'attaquait à la théorie fondamentale du Renseignement, et ceci promettait d'être beaucoup plus significatif.
Coplan alluma une cigarette avant de glisser son dossier dans sa serviette. Il avait l'impression de ne pas s'être tiré trop mal de cette première épreuve. Il ignorait s'il était doué pour l'enseignement mais il s'avouait que cette tâche nouvelle ne lui déplaisait pas.
Il sortit de la salle en répondant aux salutations de ses élèves et, dans le hall, il aperçut ses collègues Delorme et Bazelais qui avaient terminé leur cours quelques minutes avant lui.
- Avez-vous des projets pour ce soir, Coplan ? s'enquit Delorme, un quadragénaire au visage mince, distingué, ayant occupé de hautes fonctions au Deuxième Bureau avec le grade de commandant.
- Hé oui, dit l'interpellé, souriant. Je suis invité chez un ami. Mais j'ai tout le temps d'aller nager, si c'était cela votre invitation.
- Nous comptions faire un saut à la plage de Miraflores, confirma Bazelais. Et même dîner là, étant donné que nous sommes exempts de corvées officielles.
Bazelais, qui appartenait au S.D.E.C., semblait apprécier tout particulièrement son séjour à Lima. De taille moyenne, le teint coloré, la mine ouverte, il avait plutôt l'apparence d'un bon vivant que celle d'un spécialiste de l'Informatique appliquée à l'espionnage.
- Eh bien, dit Coplan, débarrassons-nous d'abord de nos serviettes et allons à Miraflores. Je boirais volontiers un demi. Pas vous ?
Ses compatriotes acquiescèrent. Ensemble, ils sortirent de l'édifice, une annexe du Centre d'Études Militaires,situé en bordure de l'Avenida Panama, dans un secteur encore peu bâti du faubourg de Chorrillos.
Alors qu'il ne pleut pratiquement jamais à Lima, l'atmosphère est tellement chargée d'humidité que les fleurs y croissent avec une étonnante luxuriance. Mais cet air lourd et chaud parait difficilement respirable pour un Européen accoutumé à un climat tempéré.
Les trois Français rejoignirent les voitures mises à leur disposition par le gouvernement péruvien ; en file indienne, elles prirent le chemin de leurs domiciles respectifs, des villas juchées côte à côte sur une route en corniche, face à l'Océan Pacifique.
Bazelais s'arrêta devant sa demeure, Coplan et Delorme immobilisèrent leur véhicule près du sien, descendirent pour se concerter.
- Changez-vous et venez ensuite prendre un pot chez moi, suggéra Coplan.
- D'accord, opina Delorme. Il n'est encore que cinq heures, nous ne devons pas nous presser.
Ils se séparèrent. Coplan gagna la villa blanche, à un étage et au toit plat, qu'il allait occuper pendant plusieurs mois. La façade, envahie par des bougainvillées, ressemblait quelque peu à celle d'une maison basque, avec des ouvertures en ogives délimitant une terrasse surélevée.
Les aménagements intérieurs très spacieux, dotés du plus grand confort, auraient aisément abrité une famille de quatre personnes. Heureusement, l'entretien était assuré par du personnel appointé par l'État.
Parvenu dans la salle de séjour climatisée Coplan ouvrit les persiennes des deux portes-fenêtres et s'attarda un instant dans la contemplation du paysage.
A sa droite s'incurvait la baie de Lima, où une mer d'émeraude venait souligner d'un trait d'écume la frange de sable et de rochers, en contrebas du plateau sur lequel s'édifiait l'immense agglomération. En face, La Punta, le cap qui dissimule les installations portuaires de Callao, et puis, à gauche, le large : l'inconcevable étendue de l'océan Pacifique qui couvrait à lui seul la moitié du globe, jusqu'aux rivages de l'Australie, de la Chine et du Japon.
Un spectacle prodigieux dont on ne pouvait se lasser.
Coplan fit demi-tour et grimpa dans sa chambre. En un tournemain, il boucla sa serviette dans un coffre-fort mural caché par un tableau (cette villa devait, comme les deux autres, servir de résidence momentanée à des officiers supérieurs) et il revêtit sans tarder une tenue moins stricte : sandales, pantalon léger, chemise moulante à manches courtes.
Pour importante que fût la mission confiée aux trois instructeurs français, elle semblait se dérouler dans une ambiance de vacances. Coplan, habitué à vivre dans une semi-clandestinité, presque toujours en infraction aux lois du pays où il séjournait (et devant mener, par surcroît, un combat contre des adversaires passés maîtres dans l'art de la traîtrise), éprouvait ici un sentiment de parfaite détente, une rare quiétude qu'il entendait savourer au maximum.
Les deux notes du carillon électrique le firent dévaler les escaliers. Delorme et Bazelais, décontractés, pénétrèrent dans l'ombre du hall.
- Je suis à vous, leur dit Coplan. Le temps de retirer les boîtes du frigo et de trouver des verres... Passez dans le living.
Lorsque, quelques minutes plus tard, les trois hommes, installés dans des fauteuils, eurent bu une large gorgée de bière mousseuse Bazelais déclara :
- Le moins qu'on puisse dire, c'est que ces jeunes officiers sont avides d'apprendre. Pendant mon cours, on aurait pu entendre voler une mouche. Ça me change des séances de recyclage que je donne à Paris.
- Oui, approuva Delorme. On sent qu'ils ont le feu sacré. Dans ces pays d'Amérique latine, l'armée a une vocation différente de la nôtre : le territoire national n'étant menacé d'aucune attaque extérieure, les forces militaires jouent un rôle beaucoup plus grand dans la vie politique. De plus en plus, au Pérou en particulier, elles veulent être un facteur de progrès. Les problèmes économiques et sociaux les préoccupent davantage que leurs capacités combatives.
- Je me posais précisément la question, reprit Bazelais. Quel est l'objectif des dirigeants, en voulant créer un Service de Renseignement moderne? Militairement parlant, il semble n'y avoir aucune raison. Le Pérou vit en paix avec tous ses voisins, dont il est d'ailleurs séparé par des frontières naturelles quasiment infranchissables.
Coplan, se croisant les bras, étira ses longues jambes.
- Delorme vous a répondu, fit-il remarquer. Comme tous les pays en voie de développement, le Pérou a surtout besoin d'informations scientifiques et technologiques qu'il est coûteux de découvrir par soi-même. L'espionnage industriel, bien pratiqué, se révèle payant. Voyez le Japon.
- Hum, fit Bazelais. Est-ce là-dessus que vous comptez mettre l'accent ?
- Pas spécialement. La théorie pure a le mérite d'être adaptable à tous les types de problèmes. A chacun d'en faire usage selon ses besoins.
Delorme, qui avait un tempérament de diplomate, avança :
- Au fond, cela ne nous regarde pas. Il nous appartient de forger un instrument efficace, sans plus. Notre objectif final, à nous, n'est autre que de resserrer nos liens de coopération avec ce pays.
- Bon, dit Coplan tout en saisissant son verre. Assez parlé boutique. Buvons notre bière et filons. J'ai hâte de me rafraîchir.
Ils vidèrent leur verre et partirent.
Après un trajet en voiture d'une dizaine de minutes, ils aboutirent à la plage de Miraflores, très étendue, où s'ébattaient de nombreux baigneurs.
Sous un ciel plutôt gris et plombé, Coplan courut dans la mer et s'élança en flèche pour entamer un crawl assez paresseux, tandis que ses collègues, moins soucieux de se dégourdir, pénétraient plus lentement dans l'eau qui, par contraste avec l'air, semblait froide au premier contact. Mais cette sensation s'estompait vite, et la tiédeur tropicale de l'océan incita les deux hommes à se rouler dans ses flots.
A un moment donné, Coplan revint vers ses camarades et leur lança, jovial :
- Ne vous fatiguez pas trop, surtout! Si vous croyez que c'est ainsi que vous conserverez la forme.
- Nous ne sommes pas là pour battre des records, espèce d'insolent! lui renvoya Delorme, en train de nager nonchalamment sur le dos.
Coplan l'aspergea par un battement de pieds frénétique, puis il cingla derechef vers le large. Euphorique, il décrivit un grand virage tout en songeant qu'une vie paisible avait du bon. Il s'avisa aussi que cette pensée lui venait de plus en plus fréquemment, signe qu'il n'avait pas bénéficié d'un véritable congé depuis longtemps.
Qui lui eût dit qu'il se retrouverait un jour au Pérou dans de pareilles circonstances? Il avait quitté ce pays en pleine révolution, la capitale en effervescence, les Indiens se soulevant dans les Andes. Tout cela paraissait bien oublié. Le Président porté au pouvoir, secondé par une brillante équipe, avait restauré l'ordre et le calme en appliquant des réformes longtemps souhaitées par le peuple.
Remettant le cap sur la plage, Coplan se dit qu'il ne devait pas trop s'attarder s'il voulait arriver à l'heure chez Restrepo.
Il repéra ses collègues, se rapprocha d'eux pour les prévenir :
- Je vais vous quitter... Tâchez de dénicher un bon restaurant, je vous y accompagnerai un autre jour.
- Bon amusement! lui jeta Bazelais. Ne vous abandonnez pas trop aux délices de Capoue.
- Pas de danger! rétorqua Francis, amusé, tout en s'éloignant.
Il ne fallait pas connaître Restrepo pour imaginer qu'une soirée chez lui pouvait dégénérer en sauterie.
Séché, rhabillé, Coplan rejoignit sa voiture au parking, reprit le chemin de son domicile. La lumière du jour commençait à décliner, une légère brise se levait.
Rentré chez lui, Coplan se rasa, choisit un complet bleu foncé en fin tergal, d'une sobre élégance, y assortit une cravate d'un bleu plus clair égayée d'un motif très discret.
Il n'était pas loin de huit heures lorsqu'il reprit le volant. Par une suite de belles avenues, il roula vers le quartier de San Isidro puis, se conformant aux indications que Restrepo lui avait données par téléphone, il vira sur la gauche à l'intersection d'Arequipa et de Javier Prado, compta la douzième transversale et tourna de nouveau afin d'atteindre l'avenue de Rivera.
Il aboutit enfin à une somptueuse résidence entourée d'un parc, et dont le porche d'entrée était éclairé par des lanternes en fer forgé.
A peine sa voiture se fût-elle arrêtée devant le perron qu'un domestique vint lui ouvrir la portière et lui dit :
- Veuillez laisser la clé de contact, senor. Je rangerai votre voiture. Puis-je vous précéder ?
Coplan suivit son cicerone dans un hall richement décoré d'où montait un large escalier courbe aux rampes d'acajou massives, extrêmement ouvragées comme le sont les vieilles boiseries de style espagnol.
Restrepo attendait son hôte en haut des marches. Très droit, les traits burinés, quelques traînées grises dans sa chevelure, le Directeur général du Contre-espionnage péruvien arbora un mince sourire avant de donner l'abrazo, cette accolade agrémentée de tapes dans le dos, que les gens d'origine ibérique réservent à leurs amis.
Senor Coplan, articula-t-il avec une sincère cordialité. Je suis heureux de vous accueillir dans ma demeure. Voilà un privilège que j'espérais depuis longtemps!
Coplan lui réciproqua ses marques de sympathie et prononça :
- Tout l'honneur est pour moi, senor Restrepo. J'attendais également cette entrevue avec beaucoup d'impatience. Il est bien agréable de nous retrouver dans un climat de tranquillité.
Restrepo lui prit familièrement le bras et l'entraîna vers la bibliothèque.
- Je me suis permis de vous faire venir avant mes autres invités car j'avais envie de bavarder en tête à tête avec vous, confia-t-il. Il y a des souvenirs qu'on ne peut évoquer devant tout le monde, vous en conviendrez.
Ils entrèrent dans une pièce aux nobles proportions, dotée de hautes fenêtres masquées par des rideaux, meublée d'un imposant bureau derrière lequel se dressait un fauteuil à haut dossier rectangulaire, mais où l'austérité du décor était atténuée par la présence d'un coin plus intime : un canapé et deux sièges confortables placés autour d'une table basse, sur lesquels tombait l'éclairage tamisé d'un lampadaire. Une bouteille de champagne dans un seau à glace et deux coupes en cristal ajoutaient une note de raffinement à cette ambiance feutrée.
Sur un signe de son hôte, Coplan s'assit dans un des fauteuils, et Restrepo entreprit d'ouvrir précautionneusement la bouteille.
- Vous devez vous douter, je présume, que j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour obtenir votre désignation, murmura le Péruvien en tournant le bouchon avec lenteur. En fait, eu égard aux services que vous aviez rendu à notre pays, cela n'a pas été très difficile.
- Oh, n'exagérons rien, opposa Coplan. J'ai mené à son terme une enquête dans des circonstances où le Pérou traversait des heures difficiles, c'est tout.
- Mais votre intervention a été décisive, souligna fermement le haut fonctionnaire. Vous avez modifié le cours des événements de la manière la plus heureuse, en évitant un bain de sang, et peu de gens le savent ici.
Le bouchon sauta, Restrepo s'empressa d'incliner la bouteille vers sa coupe afin d'y verser l'excès de mousse, puis il emplit l'autre verre.
- Je vous remercie en tout cas pour votre appui, dit Coplan. Franchement, j'ai été content de revenir à Lima. Et vous venez de dissiper la seule ombre au tableau : je craignais un peu que vous soyez réticent à l'égard de notre mission. Dans votre situation, il serait assez normal qu'on ne voie pas de gaieté de cœur confier à des étrangers la restructuration d'un service de renseignements national.
Restrepo arqua les sourcils.
- Bien au contraire, mon cher ami! Je ne puis que m'en féliciter. Il en eût été autrement, je ne vous le cache pas, si l'on avait fait appel à une puissance impérialiste soucieuse d'accroître son influence dans nos affaires intérieures, mais c'est avec plaisir que je vois se resserrer toujours davantage notre coopération avec la France. Buvons aux bonnes relations de nos deux pays!
Ils trinquèrent, savourèrent un instant l'incomparable bouquet d'un champagne authentique. Puis Coplan s'enquit :
- Cette soufflerie continue-t-elle à vous donner satisfaction ?
S'asseyant, sa coupe dans la main, Restrepo déclara :
- Elle a marché sans accrocs depuis le jour de son inauguration, et les gens du bureau d'études estiment que sa technique ne sera pas détrônée de sitôt. Je vous parle en connaissance de cause car j'ai veillé personnellement à ce qu'elle fasse l'objet d'une surveillance permanente, ne voulant pas que des actes criminels s'y reproduisent (Voir : Coplan se révolte).
- Sauriez-vous par hasard ce qu'est devenu Moreira, l'Indien qui m'avait escorté avec son groupe de Santa Isabel à la capitale ?
Restrepo hocha la tête, la mine ambiguë.
- Oui, je le sais. Il a repris son métier de tisserand à Santa Isabel, comme dans le passé. Mais, entre nous, il appartient maintenant à mon service et participe, précisément, au filet de protection qui est établi autour de la soufflerie.
- Il doit être ravi. Avec son chef Lopez, il s'en occupait déjà d'une façon occulte avant mon arrivée. Malgré leur faible niveau d'instruction, ils avaient compris l'intérêt de ce laboratoire supersonique. Ce Moreira est un type capable d'un dévouement sans limite, j'ai pu m'en apercevoir.
- Indubitablement, approuva Restrepo. Ces Indiens ont des qualités, ils méritent une promotion sociale et nous nous efforçons à présent de les tirer de leur misère endémique. Mais vous-même ?... Votre carrière a-t-elle évolué ?
- A vrai dire, non. Mon stage à Lima ne sera qu'une parenthèse. J'ai continué à parcourir le globe, à régler des affaires qui réclamaient une solution... officieuse et, la plupart du temps, énergique.
Son masque viril, bronzé, reflétait un peu d'humour. Restrepo avait eu l'occasion, en son temps, d'assister à l'épilogue d'une de ces « solutions ».
Par une association d'idées découlant de ce souvenir, le Péruvien dit à mi-voix, sur le même ton :
- Nos bons alliés américains semblent avoir renoncé à nous tenir entièrement sous leur coupe au point de vue économique. Ils ont fait quelques expériences amères au Chili, au Venezuela et ici, et ils sont devenus beaucoup plus prudents. Depuis le jour où nous avons cassé les reins au réseau Freeman, ils se gardent d'influencer ouvertement notre politique intérieure.
- Oui, sans doute, opina Coplan, mais ne vous y fiez pas trop. Ces gens-là sont coriaces, et ils s'entendent à reconquérir leurs positions même quand elles paraissent le plus ébranlées. Mais parlons de vous, Restrepo. Vous avez accédé aux fonctions les plus élevées, si je ne m'abuse ?
Le visage du Sud-Américain s'imprégna de sérieux.
- Je vous le dois en partie, murmura-t-il. Le nouveau gouvernement mis en place à la suite des événements que vous connaissez a estimé que j'avais contribué activement au rétablissement de l'ordre. Mon prédécesseur a été mis à la retraite.
Coplan se fit la réflexion que, comme dans tous les régimes, le chef du contre-espionnage devait accessoirement savoir pas mal de choses sur certaines personnalités en vue, et que ceci en faisait un homme puissant, redouté. Or, Restrepo, par sa droiture autant que par sa compétence, ne pouvait prêter le flanc à aucune critique. Dans la haute société de Lima, où l'on avait badiné volontiers en tout temps, ses mœurs étaient demeurées exemplaires.
Son amitié, et son estime étaient précieuses.
- Un cigare ? offrit le Péruvien en présentant un coffret ouvert. N'en déplaise à Washington, nous les achetons de nouveau à Cuba.
Coplan préleva un havane et en ôta la bague. A cet instant, des bruits divers annoncèrent l'arrivée d'autres invités. Restrepo se leva aussitôt, disant :
- Je suis désolé que notre conversation doive déjà prendre fin. Mais restez encore ici quelques instants et fumez à l'aise votre cigare. Je viendrai vous chercher lorsque tout le monde sera là. Ainsi, les présentations seront faites en une fois.
- Parfait, acquiesça Francis. Vous allez me faire tenir le rôle de vedette, si je comprends bien?
- Dans un sens, oui, convint son hôte. Mais, rassurez-vous, je ne ferai aucune allusion aux raisons de votre présence à Lima. Il ne sera question que du passé.
- D'accord. A tout à l'heure.
CHAPITRE II
Le maître de céans avait convié chez lui une dizaine de personnes. Co-plan fut successivement présenté à un officier supérieur de la marine de guerre accompagné de son épouse, à un fonctionnaire attaché à la Direction de l'Institut du Planning National (un organisme qui ordonne le développement économique et social du Pérou), à un homme âgé, d'allure aristocratique, manager de l'industrie nationalisée du pétrole (depuis l'expropriation de la compagnie américaine qui en avait détenu le monopole), puis à des hommes et à des femmes de la bonne société, aux fonctions moins définies.
Coplan réprima un tressaillement lorsque soudain, l'une des invitées qu'il n'avait aperçue que de dos se tourna vers lui. Restrepo, ayant familièrement pris le bras de la splendide jeune femme, la fit pivoter pour la mettre en présence de Francis.
- La senora Rosa Pocuro, prononça-t-il. Une merveilleuse pianiste, très éprise de culture française.
Coplan se pencha pour baiser la main de l'intéressée, laquelle n'afficha qu'un sourire mondain un peu factice avant de dire :
- Notre hôte m'a souvent parlé de vous, senor Coplan. Je suis ravie de vous rencontrer.
- Très honoré, répondit Francis, apparemment impassible mais assez désorienté.
- Et voilà, dit le Péruvien d'un air satisfait. Maintenant que je vous ai présenté à tous mes amis, je vous abandonne. Nous passerons à table dans une dizaine de minutes.
Il s'esquiva, laissant Coplan et la belle créature face à face. Ils se dévisagèrent un instant et personne n'eût pu déceler l'infime lueur de connivence qui passa dans leurs prunelles.
Qu'ils eussent été amants, trois ans plus tôt, à Santiago du Chili, n'était pas le plus grave. Il fallait mettre les choses au point, dès que possible.
- Peut-être aimeriez-vous boire une coupe de champagne? suggéra Coplan, le masque neutre.
- Volontiers, acquiesça son interlocutrice avec un battement de ses cils bleutés.
Son visage d'un ovale parfait, au teint délicatement basané, avait des traits qui, pour être très purs, n'en dénonçaient pas moins une sensualité prompte à s'embraser. La fine courbure du nez, le dessin de la bouche aux lèvres pulpeuses et des yeux légèrement étirés lui conféraient une séduction irrésistible qu'accentuaient le galbe magnifique de ses épaules nues et les lignes sculpturales de son corps étroitement épousé par une longue robe écarlate.
Comme par hasard, Rosa Pocuro et son cavalier se dirigèrent vers l'extrémité de la table où un domestique servait les apéritifs, ce qui les écarta des autres invités.
- Champagne, pour deux, indiqua Francis au barman.
Avoir Rosa à son côté, à cette soirée, lui faisait à peu près le même effet que s'il avait eu dans sa poche un objet brûlant.
Ayant accepté les coupes des mains du garçon, il en tendit une à la Péruvienne et, levant la sienne, il murmura :
- En hommage à votre beauté et à vos talents, Senora.
Elle lui décocha un regard imperceptiblement ironique, répondit :
- Que ce séjour dans notre capitale vous soit agréable, senor Coplan.
Nul doute qu'elle ne fût prête à concourir à la réalisation de ce vœu. Le déclic s'était produit, comme la première fois qu'il l'avait vue à Santiago. De part et d'autre.
A table, ils risquaient d'être séparés. Après le repas, la conversation deviendrait générale et ne favoriserait plus les apartés.
Francis entraîna sa compagne plus à l'écart.
- Qu'est-ce qui se passe? s'enquit-il entre ses dents. Qui mène le jeu, Restrepo ou toi?