- Ils sont obsédés par le SIDA, raconta le capitaine Fred Stangritt de la police de l’Etat de Floride. Récemment, une révolte a été fomentée sur l’instigation de quelques fortes têtes. Non pas contre la direction, non pas pour s’évader, mais simplement pour profiter de la pagaïe ainsi créée et assassiner tous les homosexuels, sans exception, afin de supprimer le problème que, selon eux, ces derniers représentent. Ils sont parvenus à leurs fins dans la proportion de soixante-dix pour cent. Et, pour cesser la mutinerie et regagner leurs cellules, ils ont exigé que les homosexuels survivants soient transférés dans un autre centre de détention et que les cadavres de ceux qu’ils avaient massacrés soient préalablement incinérés dans le crématorium de la prison.
- On leur a donné gain de cause ? s’enquit Coplan.
- Naturellement.
- Des poursuites judiciaires ont été engagées contre eux à la suite de leurs assassinats ?
Stangritt parut gêné.
- En fait, voyez-vous, Francis, un sondage d’opinion publique a révélé que la population de Floride approuvait largement leur geste, quelque horrible qu’il soit. Pour des motivations bassement électoralistes, l’État n’a pas, par conséquent, engagé de poursuites individuelles contre eux, d’autant que les témoins se taisaient. Les meurtres ont été considérés comme des homicides résultant de l’émeute, et seules les familles des victimes ont introduit une instance au civil pour obtenir des dommages-intérêts que, sans nul doute, l’État de Floride aura à verser.
Les vitres étaient relevées à cause des moustiques. Avec son ronron, le climatiseur dispensait une fraîcheur agréable qui contrastait avec les trémolos de chaleur à l’extérieur, sous le soleil implacable. Le capitaine Stangritt pilotait sa Cadillac Biarritz d’une main attentive en raison des cadavres écrasés de tatous qui parsemaient la chaussée et que guettaient les charognards virevoltant dans l’air humide. Ici, ce n’était pas la Floride des touristes de Disneyworld d’Orlando, des retraités de Miami Beach et des milliardaires de West Palm Beach, pas la Floride des plages de sable blanc et des orangeraies colorées, mais celle des plaines ingrates, aux pins touffus et moroses, qui rejoignaient au nord, le sud de l’État de Géorgie, à travers des marécages aux approches traîtresses, cernant des fermes misérables.
Stangritt se pencha en avant et, de l’index, tapota le pare-brise.
- Vous voyez les mouettes ? Nous ne sommes plus loin.
- Pourquoi les mouettes ?
- A cause des cuisines de la prison.
Stangritt eut un rire léger.
- Les détenus assurent que lorsque le menu comprend du poulet à la crème, le poulet, en fait, est de la mouette. Aussi le mangent-ils à contrecœur. Ce qu’ils refusent, en revanche, c’est le foie de veau. La légende veut qu’un foie, plié en deux, soit utilisé comme un vagin par les détenus employés aux cuisines.
- Toutes sortes de légendes fleurissent dans un univers carcéral clos, gloussa Coplan. En France, les détenus se méfient du service de santé pénitentiaire. L’histoire qui hante les esprits est celle du prisonnier à qui le médecin prescrit un médicament contre les aigreurs d’estomac. En fait, il s’est trompé de dose, si bien que les cheveux du patient tombent et il devient chauve. Pour se racheter, le médecin lui plante de nouveaux cheveux mais les aiguilles utilisées ne sont pas stériles. Aussi l’infection gagne-t-elle les yeux, les oreilles et les dents. Ces dernières sont arrachées. Le patient devient aveugle et sourd. Et ses ennuis ne sont pas terminés !
Stangritt éclata de rire.
- Je vois tout le parti à tirer d’une telle situation ! Du moins, votre type n’est-il plus chauve ! Au fait, et ses aigreurs d’estomac ?
Leurs plaisanteries cessèrent brusquement. Le pénitencier de l’État de Floride à Raiford dressait devant eux ses barrières électrifiées, ses murailles de fils de fer barbelés, ses miradors, ses gardiens armés, ses dobermans et ses bergers allemands tenus en laisse, ses escouades de détenus escortant des vaches petites et grasses titubant, comme leurs bergers, sous le poids de la chaleur et de l’humidité.
Coplan et Stangritt durent s’extraire de la Cadillac Biarritz, présenter leurs papiers d’identité, leurs autorisations, et se soumettre aux contrôles de sécurité. L’air était suffocant.
Les formalités accomplies, ils furent conduits dans le bureau du warden (Terme qui désigne aux U.S.A. le directeur d’une prison), un homme épais, rougeaud, rubicond, à la chevelure épaisse et blanche, en bras de chemise et à la cravate arc-en-ciel. Aux murs, étaient placardées, sous verre, les photographies des membres de sa famille qui paraissait fort nombreuse. Voisinaient les drapeaux des États-Unis et de l’état de Floride.
Les raisons qui amenaient devant lui Coplan et Stangritt ne lui étaient pas inconnues. Elles lui avaient été expliquées par le gouverneur de l’État à Tallahassee. Son œil gris dévisagea Coplan avec curiosité.
- Mr. Desmaret, c’est la première fois que je rencontre un policier français, déclara-t-il avec emphase. J’en suis ravi. Néanmoins, je doute du succès de votre mission. Bruce Ahern et Maryli Goldstyn sont des criminels endurcis. Reconnaître trois assassinats supplémentaires en France, dont un rapt, ne peut rien leur apporter de concret. Si vous vous mettez à leur place, vous conviendrez que passer aux aveux dans l’affaire qui vous intéresse est susceptible de handicaper lourdement leurs chances d’être graciés par le gouverneur et de voir ainsi leur sentence de mort commuée en détention à vie. Ces chances, je le reconnais, sont hypothétiques et tous les deux grilleront sur la chaise électrique ce dont je suis fort aise. Cette racaille et ses semblables doivent disparaître !
Coplan s’autorisa un sourire intérieur motivé par deux raisons. La première : le warden appartenait à la catégorie des Rubans Bleus (Partisans d'une politique judiciaire ultra-répressive). La seconde : les doutes émis par lui se comprenaient, certes, mais ne tenaient pas compte de la vraie mission impartie par le Vieux à Coplan.
Ses yeux se baissèrent avec modestie.
- Je suis conscient des difficultés qui m’attendent, acquiesça-t-il, mais la ruse, la ténacité, l’obstination composent, entre autres qualités ou défauts, mon caractère, et mes chefs comptent beaucoup sur moi.
- Qui n’essaie rien, n’obtient rien, renchérit Stangritt un peu platement.
Le warden haussa imperceptiblement les épaules.
- Avec lequel voulez-vous commencer ?
- Bruce Ahern.
Le fonctionnaire passa deux ou trois coups de fil, se leva et invita :
- Suivez-moi.
Après trois couloirs qui formaient un Z, se dressait la triple grille rébarbative qui ouvrait l’itinéraire à travers les ailes, O, R, S et T du plus grand Quartier de la Mort existant sur le territoire des États-Unis.
- Cent soixante-treize condamnés à mort, renseigna le warden avec une certaine fierté. Cent soixante hommes et treize femmes. L’aile T est réservée à ces dernières. Autant, dans l’ensemble, les hommes sont tranquilles et calmes, autant les femmes sont déchaînées. Un enfer pour leurs gardiennes. Certains condamnés attendent depuis des années leur exécution ou leur commutation de peine. D’autres vont s’asseoir sur la chaise au bout de six mois. La différence dans le délai provient de l’habileté de l’avocat ou des scrupules laxistes du juge.
Bruce Ahern attendait dans le parloir de l’aile S.
Derrière les joues poupines, la boule de chewing-gum transhumait entre les maxillaires. La langue gonflait l’intérieur de la lèvre inférieure pour la rattraper, la capter, l’expulser vers le palais, la rafler et l’introduire entre les dents. Le mouvement provoquait un rictus sur la bouche maussade et chagrine, déformée par l’ennui, et des tics le long du nez un peu bulbeux. Les cheveux sombres, coupés court style pénitentiaire, se rejoignaient bizarrement, bas sur le front, pour s’aiguiser comme le bec de la veuve noire et pointer une flèche menaçante vers la naissance des sourcils touffus et broussailleux. Le teint était carcéralement pâli par la réclusion dans le Quartier de la Mort où étaient abolies les promenades au grand air et au soleil. L’œil paraissait endormi. Une façade trompeuse car, en réalité, la méfiance, voire la haine, y allumait des scintillements sournois.
Bruce Ahern n’avait pas dépassé la trentaine. Le régime pénitentiaire l’avait amaigri, mais sa stature révélait un homme fort, mince et grand, bien pris dans la tenue de jean, pantalon, chemisette, pantoufles, couleur bleu pétrole. Aux poignets, les menottes se serraient sur une forêt de poils aussi touffus et broussailleux que les sourcils.
Le warden fit les présentations et s’esquiva après avoir murmuré quelques phrases dans le creux de l’oreille du surveillant-chef adjoint qui, en compagnie de quatre gardiens, ne quittait pas du regard le condamné à mort.
D’un ton neutre, Coplan exposa sa requête. Bruce Ahern écouta avec une feinte impassibilité. Lorsque le visiteur eut terminé, il leva les yeux vers le panneau Interdiction de fumer et parut regretter cet ukase. Puis, d’une voix geignarde, il lâcha :
- J’ignore de quoi vous voulez parler.
- Vous niez avoir séjourné en France il y a deux ans ? harponna Coplan.
Le condamné à mort hésita.
- Je ne le nie pas, concéda-t-il à contrecœur. Mais je ne suis pas mêlé à l’affaire que vous évoquez.
- Maryli Goldstyn non plus ?
- Je ne parle ici qu’en mon nom propre.
- Vous souvenez-vous être passé par Fontainebleau en France ?
- Fontainebleau ? Ben... ça ne me dit rien sauf que, naturellement, il existe un hôtel Fontainebleau à Miami Beach.
Le ton était lourdement sarcastique.
- Contez-moi par le menu, chronologiquement, votre séjour en France.
- Le cinquième amendement à la Constitution des Etats-Unis m’autorise à refuser de livrer, de mon propre mouvement, des renseignements qui pourraient se révéler incriminatoires pour moi, récita Bruce Ahern de cet air pédant qu’affectionnent les détenus qui ont acquis en prison quelques notions juridiques.
- Vos recours devant la cour d’appel de l’État de Floride, devant la cour d’appel fédérale, devant la Cour Suprême de Floride, devant la Cour Suprême des États-Unis ont été rejetés, intervint Stangritt. Comme ceux introduits par Maryli Goldstyn. Vos deux vies ne tiennent qu'à un fil, un fil que le gouverneur de l’État est tout disposé à trancher. N'éprouvez-vous pas l’envie de le faire changer d’avis en collaborant avec la Justice française ?
Le condamné à mort agita ses poignets entravés par les menottes.
- Ce ne sont pas trois meurtres supplémentaires assortis d’un rapt qui vont éloigner de moi la chaise électrique ! répliqua-t-il, à nouveau lourdement sarcastique.
- Qu’est-ce qui pourrait éloigner la chaise électrique ? hameçonna Coplan.
Bruce en resta bouche bée. Ses yeux sautillèrent jusqu’à la mâchoire carrée de Stangritt, bifurquèrent vers le surveillant-chef adjoint et ses gardiens et revinrent effleurer ceux de Coplan. Les paupières, bientôt, les masquèrent. La boule de chewing-gum reprit son va-et-vient à une allure accélérée. Coplan regretta lui aussi qu’il fût interdit de fumer en ces lieux. Une cigarette aurait été la bienvenue. Malgré la climatisation, l’air était lourd, pesant, outrancièrement chargé d’odeurs de désinfectant.
Sur le visage du condamné à mort, les mâchoires se durcissaient, la pâleur s’accentuait, le rictus à la commissure des lèvres s’aggravait, les tics le long des ailes du nez entraient dans une folle sarabande. La chaîne des menottes cliqueta. Comme tirées vers le haut, les paupières se relevèrent. Le regard était dément, embrasé de colère, ravagé par la haine.
- Enfoiré de sale flic français, s’emporta Bruce. Tu viens ici pour me narguer, pour te délecter à la vue d’un condamné à mort parce que dans ton putain de pays on a supprimé la guillotine ? Tu dois en jouir dans ton froc de chez Cardin, c’est ça, hein, avoue, ordure ? Tu te régales, dis-le ! Dis-le que tu te régales !
Suivit un flot d’injures obscènes mais, déjà, le gradé et ses hommes intervenaient, maîtrisaient le condamné à mort qui, la bave aux lèvres, vomissait ses imprécations, ses insultes, dans son vocabulaire des bas-fonds, avec le triangle de cheveux noirs sur le front qui frémissait, se tortillait, semblait vouloir planter un dard empoisonné dans le regard exorbité.
L’acier des menottes s’entrechoquait dans un bruit sinistre, les pieds emprisonnés dans les pantoufles en jean raclèrent le plancher briqué et un dernier défi fut lancé par-dessus l’épaule des gardiens qui entraînaient la silhouette rétive en la crochetant sous les aisselles :
- Allez vous faire foutre avec Fontainebleau !
Coplan et Stangritt restèrent seuls.
- C’est loupé pour aujourd’hui, soupira le second.
- Fred, vous croyez que, malgré le panneau, on peut fumer ?
- Je ne sais pas. En tout cas, à une cigarette, je préférerais un bon coup de bourbon ! Vous ne semblez pas déçu par cet échec. Je m’étonne de votre sérénité, de votre flegme plus britannique que français, de votre sourire mi-figue, mi-raisin, à la Joconde !
Avec des gestes lents, mesurés, Coplan alluma une Gitane et souffla la fumée vers le double vitrage de la fenêtre protégée par des barreaux à l’aspect médiéval.
- Il nous reste Maryli Goldstyn, fit-il remarquer.
- Je crains que ce ne soit du même acabit, bougonna le capitaine de la police d’Etat. Bon, dès le départ, Francis, je ne vous ai pas caché mon opinion. Je n’y ai jamais cru, même si j’ai fait semblant devant le warden.
- Je le sais et vous en remercie. Vous jouez le jeu.
Le surveillant-chef adjoint réintégra le parloir. Son œil réprobateur se posa sur la cigarette allumée. Il marcha jusqu’à Coplan, lui ôta la Gitane des doigts et, sans un mot, alla l’éteindre sous le jet du robinet fixé au-dessus du lavabo, sous le miroir qui aidait les avocates à recomposer leur visage et leur coiffure après une éprouvante séance de parloir. Le fonctionnaire laissa couler l’eau sur le mégot, ferma le robinet, s’essuya les mains et se retourna.
- Suivez-moi. Je vais vous conduire à l’aile T.
CHAPITRE II
Maryli Goldstyn avait dû être jolie, diagnostiqua Coplan, mais la proximité de l’échéance fatale, l’angoisse, l’anxiété, la peur, la terreur, avaient combattu efficacement la rigueur Spartiate du régime alimentaire carcéral. L’obésité enflait les hanches, gonflait les cuisses, avachissait les seins, bouffissait les joues. Le visage ressemblait à une poire trop mûre dont la queue aurait remplacé le menton étroit, mesquin, pointu et insolent. Les yeux étaient beaux, mais arrogants. Sans leur boursouflure, les lèvres auraient été sensuelles, mais là où elle était, dans l’aile T réservée aux condamnées à mort, au nombre de treize, avait précisé le warden, la jeune femme ne paraissait guère se préoccuper de sexualité. En fait, la coquetterie, inhérente à toute femme recluse soudainement en présence de deux hommes du sexe opposé, lui semblait étrangère. Son attitude accusait une réaction inverse. Par ailleurs, son apparence physique ne la gênait nullement, pas plus que sa tenue vestimentaire, sobre et terne, identique à celle de Bruce Ahern, son comparse en assassinats. Seuls, peut-être, les cheveux coupés mi-long échappaient-ils à cet ostracisme. Soigneusement peignés, ils affichaient un optimisme que récusait le reste du corps, et leur blondeur miel égayait la face
lunaire au teint blafard. Sur l’avant-bras gauche, au-dessus du cercle des menottes, un tatouage bleuâtre représentait une harpe stylisée qu’encadraient des lyres. Ce tatouage, en fait, se souvint Coplan, avait aidé la D.S.T. à retrouver les traces des assassins de Fontainebleau.
Avec calme, d’un ton uni, il développa sa thèse et termina avec une offre non déguisée :
- Le gouverneur tiendra compte de votre bonne volonté à l’heure où il vous faudra rendre des comptes.
Elle frictionna son poignet sous le tatouage.
- Qu’a dit Bruce ?
Coplan feignit de ne pas comprendre.
- Bruce ?
Elle parut sur le point d’exploser mais se contint.
- Vous êtes allés le voir avant moi ! cracha-t-elle. Tout se sait en prison ! Même dans le Quartier de la Mort, les informations sont retransmises par satellite !
- Ne vous énervez pas, Maryli, conseilla la surveillante-chef adjointe, une forte femme à la carrure de catcheuse.
Coplan hocha la tête.
- Bruce a refusé de nous aider, concéda Coplan. Mais son attitude ne doit en aucun cas conditionner la vôtre. Ici, devant cette table, c’est votre vie qui est en jeu, pas la sienne. La vie de Bruce n’appartient qu’à lui. La vôtre n’appartient qu’à vous.
Stangritt vint à la rescousse avec une brutalité non calculée :
- Pourquoi être deux à s’asseoir sur la chaise électrique ?
Elle verdit et frissonna.
- Bruce, fabula Coplan, a reconnu être dans le coup de Fontainebleau mais se refuse à parler de la jeune femme kidnappée et des deux attachés-cases.
A nouveau, il nota la lueur d’incompréhension dans les yeux bleu fané, mais n’en fut guère étonné. La jeune femme kidnappée, c’était le piège qu’il lui tendait et, plus que probablement, elle s’interrogeait sur la confusion dans laquelle se débattait ce policier français venu de si loin pour réveiller un passé qui paraissait soudain bien anodin, comparé à la proximité quasi palpable de la chambre d’exécution. Un passé qui se perdait dans des brumes lointaines, floues et sulfureuses, mais dans lequel, vraisemblablement, elle aurait aimé être propulsée en reculant ainsi de deux ans sa marche ultime avec, dans son dos, le prêtre qui récitait des prières et, devant elle, à l’extrémité du couloir, la silhouette en bois, trapue, massive, de l’instrument de justice.
- Vous étiez bien en France il y a deux ans ? poussa Coplan.
Elle hésita, décida que l’aveu n’était pas compromettant et répondit par l’affirmative.
- A Fontainebleau ? Dans la forêt ?
Elle fit un effort sur elle-même, respira un grand coup et sa volumineuse poitrine parut sur le point d’éclater.
- Je ne suis jamais allée dans ce bled au nom imprononçable. De plus, je ne me souviens d’aucune forêt en France. En existe-t-il ? Je n’ai vu que des rivières, des vallons, des collines, des villes et des autoroutes surchargées d’automobiles, mais pas de forêts !
L’arrogance à nouveau envahit son regard.
- D’ailleurs, je connais l’explication. Il y a deux ou trois siècles, la France a déboisé entièrement son territoire pour construire avec les arbres des bateaux qui ont servi à la traite des Noirs entre l’Afrique et ses possessions des Antilles et de Louisiane.
- Vous accompagniez toujours Bruce durant ce périple en France, raisonna Coplan sans dévier de sa ligne malgré la digression. Donc, s’il était à Fontainebleau, vous y étiez aussi, forcément.
- Pas forcément, contra-t-elle impulsivement. Vous l’avez dit vous-même. A chacun sa vie. En France, Bruce menait la sienne, moi, la mienne.
- Il ne s’est livré à aucune confidence sur Fontainebleau ?
- Aucune.
- Les raisons qui l’ont poussé à kidnapper cette jeune femme m'échappent mais elle aurait pu devenir une rivale pour vous ?
- Vraiment ? persifla-t-elle.
Stangritt intervint derechef pour rendre service :
- L’exécution de Bruce est fixée au mardi 14, la vôtre au vendredi 31. Le délai est rapproché. Tentez un coup de poker. Misez sur la mansuétude du gouverneur à l’égard de quelqu’un qui accepterait de collaborer avec la Justice française. Aidez Mr. Desmaret, et le gouverneur en tiendra compte. C’est un homme accessible aux misères humaines, avec un cœur ouvert et généreux, qui comprend le martyre que subit une femme dans le Quartier de la Mort et qui ne...
- Le gouverneur est une salope, coupa-t-elle, agressive et hargneuse. Moi, je propose quelque chose de plus simple. Si la Justice française veut m’interroger, qu’elle m’extrade !
Coplan et Stangritt grimacèrent intérieurement. Cette solution était évidemment impossible. Jamais l’État de Floride n’accepterait de se dessaisir de deux odieux criminels qui attendaient le châtiment. Le gouverneur n’était pas suicidaire et sa carrière politique se serait arrêtée là s’il avait pris une telle décision. Maryli Goldstyn le savait, d’ailleurs. Avec cette proposition, elle passait simplement à la contre-attaque.
Malgré leurs représentations, leurs argumentations, leurs promesses, Coplan et Stangritt ne purent entamer sa détermination, sa farouche résistance, et parvenir à la fléchir.
Une heure plus tard, ils furent reconduits au bureau du warden dont les yeux brillèrent lorsqu’il apprit le résultat négatif de cette première tentative.
- Je ne suis pas étonné, je vous l’avais dit avant votre entrevue avec ces deux criminels. Pour cette racaille, une seule solution, la chaise ! La chaise pour les cent soixante-treize condamnés des ailes Q, R, S et T, ces assassins, ces pervers sexuels, ces violeurs, ces égorgeurs de fillettes, ces épouses diaboliques habiles à manier le poison, ces mères infanticides, ces tueurs de flics, ces massacreurs de campeurs du week-end, ces éventreurs d’auto-stoppeuses, ces enfants parricides capteurs d’héritage ! De plaisants et distingués humanistes se masturbent les méninges avec le remords et le rachat de ces féroces bandits. Quels remords ? Quel rachat ? Ce ne sont qu’aimables plaisanteries ! S’ils affichent le remords, il est feint pour éviter la chaise. En fait, bien que le terme semble paradoxal, vous avez eu affaire à des gens honnêtes. Apparemment, ni Bruce Ahern ni Maryli Goldstyn n’ont feint le remords. C’est à porter à leur crédit. Tenez, laissez-moi vous décrire un exemple du remords dont témoignent ces scélérats. Voici deux mois, nous amenons un condamné dans la chambre de pré-exécution afin qu’il y passe ses dernières vingt-quatre heures. Cet homme avait violé et assassiné sept fillettes. Le lendemain, une heure avant l’exécution et comme l’exige la loi, le pasteur luthérien et moi lui avons demandé quelle était sa dernière volonté. Il a répondu : « Confiez-moi une petite fille de huit ans. » Le pasteur luthérien en a eu une attaque cardiaque et, depuis, il est hémiplégique !
Dans sa chambre du motel de Raiford, Coplan éprouva de la difficulté à s’endormir cette nuit-là. Une cigarette entre les lèvres, un grand verre de jus d’orange glacé à portée de la main, les pas des voisins du dessus martelant ses tympans, il revivait l’affaire Livitko-Naja.
Depuis quatre ans, Youri Igorovitch Livitko remplissait officiellement les fonctions de quatrième attaché culturel à l’ambassade d’U.R.S.S. en France. En réalité, il détenait le grade de lieutenant-colonel au sein du K.G.B. Marié, il était père de trois enfants qui suivaient les cours d’une institution privée de Neuilly. La D.S.T. maintenait sur lui une surveillance discrète mais constante.
Joseph Najakouache, dont le patronyme avait été abrégé en Naja par les journalistes, était né à Tripoli au Liban et évoluait dans les eaux troubles du terrorisme arabe au Proche-Orient. Les spécialistes le considéraient comme un cerveau. Sa quarantaine épanouie comptait dans son sillage un lourd passé de meurtres, d’attentats et de rapts commis en France et dans le reste de l’Europe occidentale, en liaison avec les Brigades Rouges italiennes, le carré irréductible des Fractions allemandes, les Cellules belges, l’E.T.A. basque, l’I.R.A. irlandaise, les desperados français, les M.I.S.M.O. (Sigle des Services Spéciaux signifiant : Mercenaire Idéologique Solde Moyen-Orient) du Moyen-Orient. Les photographies le représentant étaient au nombre de trois (comme les caravelles de Christophe Colomb, avait ironisé le commissaire principal Tourain de la D.S.T. qui œuvrait souvent, main dans la main, avec Coplan). La première avait été prise sur l’aéroport d’Alger lorsque Naja avait détourné en compagnie de quatre Allemands un avion de ligne israélien. La deuxième datait de 1981 lorsque Naja avait été interviewé par des journalistes italiens sur l’aide apportée aux justiciers de l’I.R.A. après l’assassinat par ces derniers du gouverneur britannique d’Irlande du Nord qui avait réprimé cruellement les émeutes de Belfast. La troisième, enfin, était due aux Fous d’Allah sévissant à Téhéran lors de la remise officielle à l’impétrant de la plus haute distinction iranienne récompensant les services rendus par Naja à la cause de la révolution déclenchée par les ayatollahs.
L’année suivante et grâce à ces trois photographies, la D.S.T. repérait le Libanais à Paris. Ses limiers, dans un premier temps, se contentaient de monter une filature. Premier indice : Naja rencontrait Livitko à la terrasse d’un café élégant de l’avenue Matignon. L’entrevue était brève et aucun objet n’était remis à l’une ou l’autre partie.
Le lendemain, à la nuit tombée, le Soviétique quittait son domicile avec, à la main, un gros attaché-case et s’engouffrait dans sa 604 qu’il pilotait jusqu’à l’angle boulevard Haussemann-avenue de Messine où il se garait à cheval sur le trottoir. Peu après, Naja débarquait d’un taxi. Un attaché-case, identique en volume à celui transporté par Livitko, se serrait contre sa poitrine. Le Libanais se jetait sur le siège passager de la Peugeot qui démarrait en trombe mais sans que fût trompée la vigilance des deux équipes de policiers.
Après une folle course à travers Paris et sur le périphérique, la 604, paressait sur l’autoroute du Sud et sortait à Fontainebleau. Les voitures de la D.S.T. se relayaient pour suivre à distance sans talonner.
Sur la Route Ronde, dans la forêt, entre le carrefour des Cépées et celui du Touring-Club, la Peugeot bifurquait brutalement à droite et s’engageait dans une allée. La manœuvre n’avait pas surpris les pisteurs aguerris de la rue des Saussaies. Les ordres avaient fusé par radio en langage codé et les quatre véhicules de filature s’étaient échelonnés sur le parcours en s’embusquant entre les arbres. La 604 s’était immobilisée à environ cent mètres à la perpendiculaire de la voie routière. Les feux étaient éteints. Les jumelles à infrarouges collées aux yeux des policiers révélaient que les deux comploteurs n’avaient pas quitté leur moyen de locomotion.
Le drame s’était déroulé en quelques secondes. Un homme et une femme s’étaient soudain matérialisés aux portières avant, comme surgis de nulle part, comme engendrés par la nuit, comme enfantés par la forêt. Livitko et Naja n’avaient pas pris la précaution de verrouiller les portières de l’intérieur. Grave carence de la part de professionnels avertis. L’un et l’autre étaient armés mais le Tokarev du Soviétique et le Beretta du Libanais étaient restés soudés à leur étui tant la séquence d’événements avait été fulgurante.
Les oreilles des policiers n’avaient pas enregistré le fracas des détonations car les tueurs utilisaient des suppresseurs de son. En outre, chacun d’eux n’avait tiré qu’une seule balle. Une seule balle mais en pleine tête. Prestement, ils avaient arraché les montres-bracelets, raflé les portefeuilles et les attachés-cases.