Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan fait des siennes

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  No 1976, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Distinguant soudain dans la foule la puissante silhouette de Francis Coplan qui approchait à longues enjambées, le commissaire Tourain, de la D.S.T., ouvrit déjà la portière de la voiture. Près du chauffeur, à l’avant, la radio crépitait, diffusant de vagues bruits de voix sur un fond de parasites.
  
  - Enfin, vous voilà, dit Tourain lorsque Coplan s’installa sur la banquette. Ce n’est pas trop tôt.
  
  - Qu’est-ce qui cloche ? s’enquit l’arrivant, curieux, en fixant le commissaire, habituellement plus placide.
  
  - Une seconde ! Bertrand, demandez où se trouve le type en ce moment.
  
  Le chauffeur saisit le micro, lança son indicatif et posa la question. Un premier correspondant se fit entendre :
  
  - Il traverse la place de la Trinité, côté Châteaudun.
  
  Un autre enchaîna :
  
  - Je l’ai dans le collimateur. Je me tiens près de la grande papeterie.
  
  - Filez-lui le train à pied s’il prend le sens interdit de la Chaussée-d’Antin, prescrivit le commissaire. Vous, Blomet, allez vous poster à l’angle Saint-Lazare Mogador.
  
  - Compris.
  
  Ensuite, au chauffeur en lui restituant le micro :
  
  - Cap sur la Trinité, plein tube.
  
  Tourain se redressa, s’appuya au dossier du siège, sa face bourrue tournée vers Coplan. Il expliqua :
  
  - Je crois que nous avons repéré une de vos anciennes connaissances. George Sanders... Vous vous souvenez ?
  
  Coplan sourcilla.
  
  - Le type pour lequel je vous avais demandé des papiers provisoires, il y a quatre ans ?
  
  - Précisément. Vous ne m’aviez pas caché qu’il s’agissait d’un agent soviétique désirant regagner Moscou.
  
  - Exact. Nous avions échoué ensemble sur une plage du Pas-de-Calais, venant de Grande-Bretagne. Je lui devais bien ça.
  
  La Peugeot du Service roulait vers la place Clichy, par le boulevard des Batignolles.
  
  Tourain reprit :
  
  - Je voulais vous voir avant de prendre une décision. D’abord, j’aimerais que vous identifiez le client à coup sûr.
  
  Songeur, Coplan marmonna :
  
  - Lui, à Paris ? Depuis quand ?
  
  - Ce n’est pas vieux. Il est arrivé hier à Orly.
  
  - Avec un passeport anglais au nom de George Sanders ?
  
  - Oui.
  
  Une voix sortit du haut-parleur :
  
  - Le type a bifurqué dans la rue de la Chaussée-d’Antin. Il marche sur le trottoir de droite, direction Haussmann. Jamard nous relaye.
  
  Le conducteur présenta le micro à Tourain, qui répondit :
  
  - D’accord. Blomet, descendez lentement la rue Mogador jusqu’au coin de Provence. Je descends par Amsterdam.
  
  A Coplan, un ton plus bas :
  
  - Voilà le problème : sachant que vous aviez couvert ce gars-là, que me conseillez-vous ? Le garder sous surveillance pendant son séjour dans le pays ou l’expulser sans autre forme de procès ? Ceci vaudrait peut-être mieux pour lui, non ?
  
  Coplan se malaxa le menton.
  
  - Ça reste à voir, émit-il. Si vous le flanquez dehors, cela prouvera à ses chefs qu’il est grillé en France, et ce sera un coup dur pour lui. Pour nous aussi, peut-être. Enfin, de toute manière, vous avez bien fait de me prévenir, Tourain. Je vous en sais gré.
  
  Le commissaire grommela :
  
  - Ne vous figurez pas que c’est pour vos beaux yeux... J’ai trop de boulot sur les bras pour attacher toute une équipe aux moindres pas d’un suspect. A votre avis, le jeu vaut-il la chandelle, oui ou non ?
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Il m’est impossible de vous répondre d’emblée. Ce type est dangereux, pas de doute. Mais peut-être n'est-il à Paris qu’en transit. Son secteur, c’est la Grande-Bretagne. Et s’il a une courte mission en France, il est très capable de vous filer entre les doigts : il n’a pas son pareil pour déjouer une filature.
  
  - Alors quoi ? grogna Tourain. Me voilà bien avancé !
  
  La radio annonça :
  
  - Le quidam a dépassé la rue de Provence. Il continue vers les Galeries Lafayette.
  
  La voiture du commissaire était parvenue le long de la gare Saint-Lazare. Tourain dit à l’inspecteur Bertrand :
  
  - Traversez le carrefour et stoppez de l’autre côté.
  
  Il extirpa de sa poche un paquet de Gitanes papier maïs, offrit une cigarette à Coplan, qui fit un signe négatif. Ce dernier se remémorait son odyssée dans la mer du Nord, avec Sanders.
  
  Il prononça :
  
  - Si ce type est réellement celui que nous supposons, il y a une autre partie à jouer, Tourain. Je vous en reparlerai dans quelques minutes.
  
  Une légère effervescence s’emparait de lui. La présence de l’agent russe sur le sol parisien l’intriguait, car Sanders devait avoir été conscient qu’il prenait un risque.
  
  D’autres informations provenant des policiers chargés de la filature se succédèrent. Sanders, longeant les vitrines du grand magasin, franchissait à présent un passage clouté du boulevard Haussmann.
  
  - Bertrand, prenez la rue Auber, intima le commissaire. Arrêtez au coin de la rue des Mathurins. Le bonhomme doit forcément choisir entre celle-là et la rue Scribe. Il va se porter à notre rencontre.
  
  - Comment est-il habillé ? s’enquit Francis.
  
  - Il est tête nue, vêtu d’une gabardine bleu foncé et trimbale une serviette, le renseigna Tourain.
  
  La Peugeot se faufila dans la marée de véhicules libérés par le feu vert. A peine s’était-elle immobilisée à l’endroit fixé qu’un nouveau message signala :
  
  - J’ai la nette impression qu’il va descendre dans la station du métro régional... Il oblique sur la droite.
  
  Pressant, Tourain dit à Coplan :
  
  - Tâchez de l’apercevoir. Si c’est bien lui, revenez me le confirmer.
  
  - Non. Je ne reviendrai que si ce n’est pas lui. Êtes-vous d’accord pour me laisser agir à ma guise pendant quelques heures ?
  
  - Je ne vois pas comment vous en empêcher ! Mais vous serez tenus à l’œil, tous les deux, je vous préviens !
  
  - Salut. Je vous rappellerai plus tard.
  
  Coplan claqua la portière et s’en fut d’un pas rapide vers l’autre extrémité de la rue des Mathurins. Bientôt, à une cinquantaine de mètres, il discerna un particulier en imper bleu marine qui virait effectivement dans l’entrée de la station de métro. Coplan piqua un sprint, l’atteignit avec quelques secondes de retard, mais freina dès qu’il vit l’inconnu devant une des machines distributrices de billets.
  
  Sans le perdre de vue, il préleva de la monnaie dans sa poche, observa les mouvements de son gibier. Lorsque celui-ci se fut engagé sur la rampe descendante de l’escalator, Coplan repoussa le battant de la porte vitrée et s’élança.
  
  Un autre usager, non moins pressé que lui, courut vers l’escalier sans se munir d’un billet. Un collègue de la D.S.T., naturellement.
  
  A sa suite, Coplan déboucha sur le quai. Au premier coup d’œil, il localisa l’agent soviétique, effacé, sagement assis sur un des sièges de la rangée, sa serviette posée sur ses genoux.
  
  C’était Sanders, indubitablement. Le manque d’expression de son visage terne, ses oreilles allongées, la coupe désuète de ses cheveux poivre et sel, tout rappelait l’individu bizarre que Coplan avait connu dans le passé.
  
  Francis s’approcha de lui, se laissa tomber sur le siège voisin en articulant à mi-voix :
  
  - Salut, George. Comment va ?
  
  L’interpellé, perplexe, le dévisagea tranquillement. Dit en anglais :
  
  - Vous devez faire erreur.
  
  - Non, George. Pas à moi... Nous avons tant de souvenirs communs !
  
  Si Sanders avait ressenti un coup de massue, il n’en laissait rien paraître, ou presque.
  
  - Pas de chance, murmura-t-il, renonçant à faire l’imbécile. Ceci n’est pas un hasard, je présume ?
  
  - Non, dit Francis. On vous a repéré à Orly. Vous étiez fiché.
  
  Sanders lâcha un soupir.
  
  - Alors c’est cuit, conclut-il, amer. Je ne pensais pas que vous m'aviez fait ce coup-là.
  
  - Sans blague, George. Êtes-vous certain de m’avoir oublié dans votre rapport à Moscou ?
  
  Après un court silence, Sanders dédia un regard fataliste à Francis en prononçant :
  
  - Je vais donc devoir vous suivre...
  
  - Aucun doute à cet égard. Vous êtes ficelé.
  
  Une rame de métro pénétrait à vive allure dans la station. Coplan se leva, indiqua du menton un wagon de première classe à peu près désert.
  
  L’agent obtempéra, et ils s’installèrent face à face dans la voiture. Les portes se refermèrent avec un sifflement, le train démarra en souplesse.
  
  Sanders, se penchant en avant, confia :
  
  - Je suis arrivé hier de Bucarest. Vous ne pouvez avoir aucune charge contre moi.
  
  - Nous n’en avons pas, reconnut Coplan. Mais nous aimerions savoir pourquoi vous êtes à Paris. Faites-nous gagner du temps.
  
  La bonhomie affichée par Coplan ne leurra pas l’agent russe. Il était salement coincé. Même s’il n’était retenu que pendant quelques jours par le contre-espionnage français, sa carrière était terminée. Sans compter la sanction qu’on lui réserverait à Moscou.
  
  Coplan, qui regardait constamment son vis-à-vis, se représentait sans peine l’accablement qu’il devait éprouver.
  
  - Vous allez venir prendre un verre chez moi, déclara-t-il. C’est le moins que je puisse faire ; j’ai une dette envers vous.
  
  Sanders eut une mimique de dérision, haussa les épaules.
  
  - Trop aimable... Ne vous croyez pas obligé.
  
  - J’ai une autre raison.
  
  Le convoi freinait énergiquement en sortant du tunnel à la station Étoile.
  
  - Venez, dit Francis. Nous devons changer.
  
  Il s’effaça pour laisser sortir Sanders le premier, lui emboîta le pas. Le gars de la D.S.T. s’amenait, l’air innocent, persuadé que le suspect venait d’avoir un contact et se demandant si les deux hommes allaient se séparer dans la foule.
  
  - A gauche, indiqua Francis à l’oreille de Sanders.
  
  Mais ce dernier bondit soudain dans une autre voiture de la rame alors que le chuintement de l’air comprimé annonçait la fermeture des portes. Coplan, mû par un ressort, se précipita juste à temps pour être pris entre les bourrelets de caoutchouc des deux parties coulissantes, dut forcer pour s’introduire dans le wagon. De mauvais poil, il rejoignit Sanders, dont le teint avait blêmi.
  
  Alors que le train repartait, abandonnant sur le quai l’inspecteur qui n’avait pu réagir à temps, Francis maugréa discrètement :
  
  - Si je dois vous passer les bracelets, je vous emmène tout droit en cabane. Vous manquez de sang-froid, George.
  
  Son prisonnier se passa la langue sur les lèvres.
  
  - Okay, soupira-t-il. Ç’a été plus fort que moi. C’était ma dernière chance.
  
  Les autres voyageurs ne s’étaient pas rendu compte.
  
  - Ne soyez pas idiot, murmura Coplan. J’ai cru ça cent fois, notamment le jour où vous m’avez tiré du pétrin. Mais si vous tentez de recommencer, ce sera la dernière, je vous le garantis.
  
  - Bon... Parole, opina Sanders, confus, réalisant qu’il avait plutôt aggravé la situation.
  
  Ils descendirent à la prochaine station, refirent le trajet en sens inverse, changèrent encore, remontèrent enfin en surface à la station Bourse. Il pleuvait dru.
  
  Tout en cinglant vers la rue Vivienne, Coplan renoua enfin le dialogue :
  
  - Apprêtez-vous à voir un appartement de célibataire. Je n’attendais personne aujourd’hui.
  
  - Vous m’emmenez réellement chez vous ?
  
  - Mais oui. Nulle part ailleurs nous ne serions plus à l’aise pour parler.
  
  Un peu plus tard, ils s’engouffrèrent sous un porche, gravirent des escaliers. Coplan ouvrit le Yale, repoussa le battant.
  
  - Entrez et débarrassez-vous, invita-t-il.
  
  Il ôta lui-même son imperméable dégoulinant, l’accrocha au portemanteau de l’entrée, puis il précéda son hôte dans la salle de séjour en demandant :
  
  - Qu’est-ce que je vous offre ? Scotch, bourbon, vodka ?
  
  - Scotch.
  
  Le complet-veston démodé, fripé, convenait admirablement au rôle d’employé besogneux que voulait camper Sanders. Mais il y avait un singulier contraste entre son apparence insignifiante et sa manière de s’exprimer quand il laissait tomber son masque. Le personnage qui apparaissait alors avait une tout autre envergure.
  
  - En somme, que me voulez-vous ? s’enquit-il avant de s’asseoir sur le canapé. Songeriez-vous à me retourner ?
  
  - Eh bien, franchement, j’y songe, dévoila Coplan. C’est vrai, nous n’avons pas de charges contre vous actuellement, mais je pourrais ramener sur le tapis cette regrettable affaire Evans (Voir Complot pour demain). Voici votre scotch. De la glace ?
  
  - Non, merci, fit Sanders, le front ridé. Ai-je besoin de vous rappeler que manipuler quelqu'un est une arme à double tranchant. Je peux accepter n’importe quoi, mais que se passera-t-il ensuite ?
  
  Voilà toute la question, admit Francis avec un sourire ambigu. Je n’aurai pas le mauvais goût de vous proposer de trahir pour de l’argent, nous serions perdants d’avance. Mais voyons les choses froidement : ou bien cette nuit vous dormirez dans une cellule, ou bien nous découvrirons ensemble une formule qui vous évitera d'être incarcéré. Cigarette ?
  
  Sanders accepta, alluma la Gitane au briquet tendu. Francis reprit :
  
  Je sais. Vous garderez obstinément bouche cousue malgré toutes les pressions. Finalement, faute d’une inculpation précise, on sera contraint de vous relâcher. Et ensuite ?
  
  Ces propos recoupaient exactement les réflexions que Sanders s’était déjà faites.
  
  - Oui, admit-il, sombre. Au mieux, je serai sacqué du Service. Au pire, on m’enverra me recycler en Sibérie. Mais travailler pour vous m’entraînerait encore plus loin.
  
  - J’essaie de limiter la casse pour vous, tout bonnement. Je ne peux d’ailleurs rien vous promettre. Nous pourrions trouver une solution plus... nuancée. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Sanders passa son index entre son cou et son col de chemise. Sa peau était moite.
  
  Il avança :
  
  Vous me laisseriez faire mon boulot pour obtenir des renseignements que vous exploiteriez après mon départ, c’est bien ça ?
  
  A peu près. Notez que c’est ce qui se serait produit, à votre insu, si je n’étais pas intervenu.
  
  Si je l’ai fait, c’est dans votre intérêt. On ne vous coffrera pas, pris en flagrant délit.
  
  Sanders se sentait enfermé dans une nasse dont les mailles d’acier allaient inexorablement se resserrer sur lui. Mais l’illusion de la liberté valait encore mieux que la certitude de croupir en prison pour le reste de sa vie.
  
  Coplan l’aiguillonna :
  
  - Décidez-vous, George. Une coopération passagère est la meilleure issue : vous y êtes acculé.
  
  Il but une gorgée d’alcool et laissa à Sanders le temps de digérer ces paroles, convaincu qu’elles allaient suivre leur chemin.
  
  Quelques instants s’écoulèrent dans un silence tendu.
  
  Sanders, qui gardait les yeux baissés, ouvrit enfin la bouche.
  
  - Je ne suis pas sûr qu’en vous servant de moi vous allez réaliser une bonne opération...
  
  - Ne vous tracassez pas pour ça, railla Francis. Ne pensez qu’à vous. De quelle mission vous a-t-on chargé ?
  
  Son interlocuteur releva la tête.
  
  - Avez-vous une idée de ce qu’on appelle l'arme alimentaire ? s’enquit-il.
  
  Vaguement, oui. Il se trouve que ce sont les pays ayant le plus besoin de pétrole qui produisent le plus de céréales...
  
  Un bon raccourci, opina Sanders. Mais on peut l'exprimer autrement : le blé, comme le pétrole, peut devenir une arme aux mains de ceux qui en ont en excédent.
  
  Coplan, le regard aiguisé, approuva d’un signe de tête.
  
  Son hôte poursuivit :
  
  - Je suis venu ici pour cette raison. Le déficit de la dernière récolte en U.R.S.S. atteint 30 millions de tonnes, et nous ne savons pas où nous allons pouvoir les acheter. Or ce blé nous est indispensable, non seulement pour effectuer la soudure sur le marché intérieur, mais aussi pour l'aide aux pays sous-développés amis de l’Union Soviétique.
  
  - Mais vous en avez acheté aux États-Unis, au Canada, à la France...
  
  - L’ennui, riposta Sanders, c’est que les livraisons n’ont pas commencé alors qu’elles devraient être en cours depuis deux mois. L’Amérique a décrété l’embargo parce que, d’une part, les dockers ont refusé de charger les navires destinés à l’U.R.S.S., et d’autre part parce que la récolte a été beaucoup moins bonne que prévu. Puis l’Office Canadien du blé a suspendu les ventes à l’étranger, la sécheresse ayant aussi diminué sa production. Et enfin, la France ne nous envoie rien non plus.
  
  - Pour le même motif ?
  
  Non. Vous devez savoir qu’une grève des dockers sévit au Havre, à Bordeaux et à Marseille.
  
  Oui. Et alors ? C’est l’affaire de quelques semaines, au plus.
  
  - Peut-être. Mais à Moscou, on commence à se demander sérieusement si tous ces faits sont aussi indépendants qu’ils en ont l’air.
  
  - Vous ne croyez quand même pas qu’il y a là une manœuvre concertée visant à vous affamer ? protesta Coplan, incrédule.
  
  - On m’a chargé d’une enquête en ce qui concerne la France, avoua Sanders. Peut-être veut-on seulement nous faire ressentir d’une façon détournée l’efficacité de cette arme alimentaire, sans rien casser sur le plan diplomatique ?
  
  Lisant un doute sur les traits de Coplan, Sanders poursuivit :
  
  - Évidemment, nous ne sommes pas menacés de mourir de faim. Mais l’affaire aura des répercussions catastrophiques dans de nombreux pays socialistes du Tiers Monde, politiquement et humainement. Cela vaut d’être élucidé. Nos réseaux des U.S.A. se démènent déjà pour mettre à jour les arrière-plans de la grève décrétée là-bas. Ici, les dessous du mouvement nous paraissent encore plus obscurs, car il échappe complètement aux syndicats.
  
  Le scepticisme de Coplan fondait à vue d’œil. Les révélations de Sanders, ainsi que son changement d’attitude, ouvraient d’étranges horizons. Pour être en mesure de remplir une tâche qu’il jugeait capitale, l’agent russe acceptait même l’idée de sacrifier, à échéance, quelques « correspondants » locaux. Son propre sort lui apparaissait comme secondaire.
  
  Francis enchaîna :
  
  - Concrètement, comment comptiez-vous obtenir des informations sur cette grève ? J’ai plutôt l’impression que vous, votre objectif principal est d’y mettre fin...
  
  Un sourire ambigu abaissa les coins de la bouche de Sanders.
  
  - Cette agitation des dockers est aussi nuisible à votre économie qu’à la nôtre, rétorqua-t-il. En me laissant les coudées franches, vous gagneriez sur deux tableaux.
  
  Après une brève méditation, Coplan écrasa sa cigarette dans le cendrier, se leva et dit en allant vers le téléphone :
  
  - Dans une petite heure, je vous raccompagnerai à votre hôtel. Mais je vais signaler d’abord que vous êtes chez moi et que nous avons conclu un marché. Vous avez franchi le point de non-retour, George.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  - Il ne me plaît pas beaucoup, votre arrangement, maugréa le Vieux en braquant un regard suspicieux sur son subordonné. Vous auriez mieux fait de ramener votre client chez Tourain. La D.S.T. l’aurait cuisiné, mis à l’ombre pendant quelques jours et l’aurait libéré ensuite avec des excuses.
  
  - Voilà, exactement, ce que je ne voulais pas, opposa Coplan d’un ton ferme, assis d’une fesse sur le bras d’un fauteuil. Le brûler vis-à-vis du K.G.B. n’aurait aucun profit pour nous. Maintenant, Sanders a le sentiment que je lui ai fait une fleur et il va nous être utile.
  
  Explorant successivement tous les tiroirs de son bureau, tout en arborant une mine mécontente, le Vieux grommela :
  
  - Qu’avez-vous derrière la tête, hein ? Expliquez-vous clairement.
  
  Coplan se laissa glisser sur le siège, épousseta du bout des doigts sa manche gauche.
  
  Avec l’assentiment de Tourain, je suis même allé jusqu’à offrir notre aide à Sanders, révéla-t-il d’un ton détaché. En fait, nous devons spéculer sur la sienne. Vous ne trouvez pas que cette grève des ports se prolonge mystérieusement ?
  
  Le directeur du S.D.E.C. interrompit ses recherches. Les mains à plat sur son bureau, il s’enquit :
  
  - Estimez-vous que ce type est mieux outillé que nous pour mettre un terme à ce conflit ?
  
  J’en ai la conviction. Les Soviétiques excellent à infiltrer des mouchards dans ces groupes d’extrême gauche qui sont leur bête noire. Ceux-ci débordent toujours les partis communistes orthodoxes et sèment la contestation parmi leurs adhérents.
  
  Le Vieux, grattant sa joue râpeuse, convint :
  
  - Il y a du vrai là-dedans. Reste à voir si, dans le cas présent, ils ne se font pas une montagne d’un tas d’impondérables. Au Kremlin, ils ont la manie de la persécution.
  
  - Il n’empêche que leurs soupçons pourraient être fondés. Ils auraient bonne mine si leurs sympathisants d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie devaient implorer l’Amérique pour obtenir du ravitaillement.
  
  - Vous partagez donc le point de vue de Sanders ?
  
  - Je pense que nous devons nous intéresser de très près à son enquête, répondit Coplan, soucieux. Un tournant est peut-être en train de se dessiner dans les relations entre les nations possédant des matières premières et celles qui détiennent la clef du grenier. Cela pourrait entraîner des répercussions diplomatiques énormes.
  
  Son chef mit enfin la main sur sa pipe, cachée sous un dossier. Il la contempla pendant quelques secondes, l’esprit ailleurs.
  
  - Bon, conclut-il. Débrouillez-vous avec Tourain. Moi, je vous donne le feu vert... Pour le cas où les recherches déborderaient du cadre de nos frontières.
  
  - Okay. Pourriez-vous demander aux Renseignements Généraux s’ils n’ont pas, de leur côté, quelques tuyaux sur les fomenteurs de la grève ? Je les refilerai à Sanders.
  
  Le Vieux grimaça un sourire tordu.
  
  - Ce culot, marmonna-t-il. Vous voulez laisser les mains libres à un type de l’Est opérant chez nous et, par-dessus le marché, vous me demandez de le seconder ! On aura tout vu.
  
  Puis, son sérieux et sa méfiance innée reprenant le dessus, il ajouta :
  
  - S’il est aussi fort que vous le dites, tâchez de ne pas vous faire rouler.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  Si on le suit pas à pas, c’est fichu d'avance, déclara-t-il. C’est ce que j’ai expliqué à Tourain, qui l’a d’ailleurs fort bien compris. Avec un agent de cette espèce, il n’y a qu'une méthode : le superviser de loin, spéculer sur sa prudence. Il va marcher sur une arête entre deux précipices, et il le sait.
  
  
  
  
  
  Il ne pleuvait plus, mais la température s’était encore refroidie. Tout en avançant. George Sanders frissonnait sous son imperméable élimé. Le climat hivernal n’était pas seul en cause. Depuis la veille, il se sentait mal à l’aise dans sa peau.
  
  Son univers avait basculé en quelques minutes... Il avait envisagé des échappatoires, aucune ne résistait à l’examen. De tous côtés, un mur infranchissable, sauf dans la voie que Coplan lui avait imposée. Celle du double jeu avec, peut-être, la contrepartie essentielle : l'objectif atteint, la question résolue. Et la liberté.
  
  Lorsque l’émissaire de Moscou emprunta la rue des Saints-Pères, il ressassait toujours ses lourdes préoccupations. Mais à l’approche de l’adresse où il devait se rendre, il redevint l’homme assuré qu’il était auparavant.
  
  Ayant avisé la boutique, il posa la main sur le bec-de-cane et entra. D’emblée, il reconnut l’homme dont on lui avait donné le signalement. Le bouquiniste, âgé d’une cinquantaine d’années, avait un profil de pélican : front haut, dégarni, nez en forme de bec d’aigle, le menton fuyant. Il portait un veston à carreaux sur un pull beige à col roulé. Debout devant un des rayonnages qui tapissaient les murs, il feuilletait un gros ouvrage relié, aux pages jaunies.
  
  Sanders, voyant qu’il n’y avait personne d’autre dans le magasin, dit en français avec un accent britannique :
  
  - Je cherche la première édition de La Mère.
  
  - De Gorki ? s’informa le bouquiniste, l’œil inquisiteur. En russe ou en anglais ?
  
  - En français, naturellement, répliqua Sanders avec un battement de paupières.
  
  Le marchand inspira.
  
  - Venez derrière, invita-t-il, abrupt. Vous deviez me contacter hier.
  
  Sanders lui emboîta le pas en disant :
  
  - J’ai eu un empêchement. Il m’a paru préférable de ne pas vous téléphoner.
  
  Ils pénétrèrent dans un local encombré de livres anciens, posés en désordre sur tous les meubles.
  
  Les deux hommes s’examinèrent mutuellement sans cordialité.
  
  - On n'est pas très satisfait de vous en haut lieu, attaqua Sanders d’une voix contenue, mais mordante. J’ai reçu des instructions très strictes.
  
  - C’est-à-dire ? s’informa le bouquiniste, un peu hautain.
  
  - Ces mouvements revendicatifs dans les ports français doivent être stoppés dans les plus brefs délais. Il faut que les navires céréaliers appareillent.
  
  Le « résident », originaire d’Odessa, portait comme bien d’autres natifs de cette ville un nom typiquement français : il s’appelait Vigneuil. Il s’était installé à Paris en 1960 après avoir vécu à Prague, à Bucarest et à Vienne.
  
  S’appuyant à la table qui lui servait de bureau, il répliqua sur un ton incisif :
  
  - Vues de loin, les choses paraissent toujours plus simples, cher confrère. Aucun levier ne peut mouvoir un bloc de gélatine, vous ne tarderez pas à vous en rendre compte.
  
  - Enfin, cette agitation n’est pas spontanée ! s’impatienta Sanders. Vous avez eu le temps de placer quelques antennes. Que la grève se soit étendue à plusieurs ports et qu’elle ne faiblisse pas depuis quinze jours, montre clairement qu’elle est conduite par des meneurs obéissant à des directives.
  
  Le masque de Vigneuil s’imprégna de lassitude.
  
  - La situation n’offre pas de prise, plaida-t-il. Les véritables meneurs ne sont pas ceux qui font le plus de bruit. Les détecter exige du temps. Le Parti lui-même y perd son latin. Ses consignes syndicales les plus impératives ne sont pas suivies. Comment voulez-vous que l’on prenne le contrôle du mouvement ?
  
  Sanders bougonna :
  
  - Je veux bien admettre que, dans votre position, vous ne puissiez mener une action énergique et rapide. C’est pourquoi je suis ici. J’ai pour mission de prendre l’affaire en main, à votre place.
  
  - Je m’en doutais. N’ayez crainte, je ne considère pas cela comme un affront. Dites-moi en quoi je peux vous être utile.
  
  Vigneuil alluma une longue cigarette de tabac blond et regarda l’émissaire avec perplexité, sans appréhension.
  
  George Sanders posa sa serviette à ses pieds, puis il précisa :
  
  - La région où la grève est la plus dure est bien celle du Havre, n’est-ce pas ?
  
  Le bouquiniste ayant opiné, son visiteur reprit :
  
  - Je vais, pour commencer, entrer en liaison avec votre correspondant local. Vous prendrez les arrangements nécessaires.
  
  - D’accord.
  
  - Ce correspondant peut-il mobiliser une équipe d’action directe ?
  
  - Avec mon autorisation, oui.
  
  Le carillon de la porte d’entrée égrena ses trois notes.
  
  - Excusez-moi, marmonna Vigneuil. Un client...
  
  Il regagna prestement le magasin. Sanders l’entendit échanger quelques paroles avec un amateur d’ouvrages rares.
  
  L’effarant désordre de ces amoncellements de livres ne risquait pas de trahir l’esprit d’organisation de son occupant. Pourtant, on tenait Vigneuil en haute estime à l’I.N.U. (Département du K.G.B. assumant l’espionnage à l’étranger). Remarquable polyglotte, d’une érudition éblouissante, il avait dirigé plusieurs réseaux avec une compétence et une habileté remarquables.
  
  Sanders, craignant obscurément que sa forfaiture puisse se déceler dans son comportement, n’affrontait qu’avec difficulté les regards perspicaces du résident.
  
  Le carillon tinta de nouveau et Vigneuil réapparut, ennuyé par cette diversion.
  
  - Oui..., reprit-il, vous parliez d’une équipe... Pour quoi faire, au juste ? Il faudra qu’elle soit adaptée à vos besoins.
  
  - S’il le faut, j’irai jusqu’à l’élimination physique des fauteurs de troubles, affirma Sanders. La haute priorité, c’est le chargement des navires, à n’importe quel prix.
  
  Vigneuil dissipa de sa fine main d’intellectuel le nuage de fumée qu’il venait de créer.
  
  - Dans ce cas, il vaut mieux que je reste à l’écart, en effet. Je ne veux pas être mêlé à des opérations qui déclencheront automatiquement des enquêtes de police.
  
  - J’assumerai toutes les responsabilités puisque j’ai les pleins pouvoirs. Signalez-le à votre chef de cellule du Havre, pour qu’il n’y ait pas de conflit d’autorité.
  
  - C’est entendu, dit Vigneuil. Mais ensuite, en aucun cas ne revenez ici. S’il vous faut absolument correspondre avec moi, faites-le par la filière de notre homme du Havre. Quand désirez-vous le voir ?
  
  - Demain, en fin de matinée.
  
  - Bien.
  
  Vigneuil réfléchit deux secondes, indiqua :
  
  - A onze heures, vous attendrez une berline Renault bleue, immatriculée 3214 CA 76, devant le numéro 55 de la rue Béranger. Notre agent s’appelle Trigaux. Il vous demandera si vous avez vu les derniers cours du cuivre et vous répondrez qu’ils ont monté de trois points. C’est noté ?
  
  Sanders répéta correctement les données. Puis il conclut :
  
  - Si les transports de blé sont encore retardés d’un mois, il n’y aura pas assez de navires pour les acheminer en temps voulu vers les régions du monde menacées par la famine, et les Américains seront en mesure d’exercer un ignoble chantage. Nous devons torpiller leurs plans, vous comprenez ?
  
  - Parfaitement, dit Vigneuil en fixant son interlocuteur. Je vous souhaite de réussir.
  
  Sanders se baissa pour ramasser sa serviette.
  
  - Adieu, jeta-t-il brièvement.
  
  
  
  
  
  Coplan garda le combiné dans la main, appuya deux doigts sur le levier pour couper la communication. Puis il le lâcha, obtint la tonalité, forma un numéro. Celui de Tourain, sur une ligne spéciale.
  
  Le commissaire s’annonça.
  
  - Je viens de recevoir un coup de fil de notre client, déclara Francis. Il va partir au Havre ce soir par le train de huit heures. Il a retenu une chambre à l’hôtel Vauban, rue Suffren. Moi je vais prendre la route et je descendrai au Normandie. Vous n’avez rien à me signaler ?
  
  - Non, dit Tourain. Je prends note.
  
  - Donc, vous laissez tomber, hein ? J’insiste là-dessus : c’est moi seul qui le prends en charge. Pas de combines derrière mon dos, ça risquerait de foirer.
  
  - Moi, je veux bien, je vous l’ai dit, grommela le commissaire. Mais pourquoi tenez-vous tellement à ce qu’il ne soit pas surveillé, alors que vous l’avez averti qu’il le sera ?
  
  - Il suffit qu’il le pense. Ce n’est pas de sa part que je redoute un coup fourré, mais des autres. Vous savez comment ils sont, dans leurs réseaux : méfiants comme pas un. S’ils décident de protéger le ponte dépêché par Moscou, ils s’apercevront vite qu’il traîne des flics derrière lui.
  
  Tourain domina difficilement sa rogne.
  
  - Vous êtes marrants, vous, au S.D.E.C. ! A vous entendre, nous ne serions pas fichus de mener une filature sans qu’on nous renifle !
  
  - Ne vous fâchez pas. Je veux simplement mettre le maximum de chances de notre côté. En fin de compte, c’est vous qui tirerez les marrons du feu, non ?
  
  La perspective d’un joli coup de filet ne pouvait laisser indifférent l’officier de la D.S.T. Il vira de bord.
  
  - Bon, c’est convenu. Mais tenez-moi au courant, ne faites pas le mort pendant quinze jours.
  
  - Promis. D’ailleurs, vous savez où me joindre. Salut !
  
  Coplan raccrocha et entreprit séance tenante d’empiler des effets dans une valise. Comme le disait le Vieux, tout ça n’était pas très régulier, mais qui d’autre aurait pu manipuler Sanders ?
  
  Vieille histoire, que ce meurtre d’Evans. Francis était le seul à en connaître les dessous, et il n’avait pas la moindre envie de les divulguer. Evans était une crapule qu'il aurait volontiers assassinée lui-même si George ne l'avait devancé. Mais, pénalement, la facture restait à payer. Un argument supplémentaire, et de poids, pour engager Sanders à filer doux.
  
  Coplan ferma son appartement et descendit au parking de la Bourse où il avait garé sa CX.
  
  
  
  
  
  Vers onze heures du soir, au Havre, il appela l’hôtel Vauban depuis une cabine de la gare maritime.
  
  - Pourriez-vous me passer M. Sanders ?
  
  - Heu... Attendez voir. C’est l'Anglais qui est arrivé tout à l’heure, je crois...
  
  Ce devait être un vieil homme qui, dans cet hôtel assez minable, cumulait toutes les fonctions pendant la nuit.
  
  - Voilà, chambre 19, marmonna-t-il de sa voix cassée en poussant un jack dans le trou correspondant.
  
  Un ronflement, puis Sanders :
  
  - Yes ?
  
  - Bonsoir, George. Je ne suis pas loin de chez vous. Écoutez, je me suis un peu documenté sur votre problème, entre-temps. Il paraît que le marché mondial des produits agricoles est contrôlé par cinq grandes compagnies beaucoup plus discrètes que les compagnies pétrolières, mais aussi riches (Authentique. Un fonctionnaire de la « Food and Agricultur Organization », des Nations Unies, a déclaré publiquement que ces sociétés font la loi sur les marchés internationaux, et qu'elles sont mieux renseignées que cet organisme sur l’état exact des stocks mondiaux).
  
  - D’accord, mais ça ne vient pas de là, coupa son correspondant. La question a été envisagée. Les marchés ayant été conclus à des prix très bas, quand on escomptait partout des récoltes en hausse, nous avons proposé une augmentation des tarifs. On nous a répondu fermement que ça n’avait rien à voir avec les retards de transport.
  
  Après un temps, il poursuivit :
  
  - Non, ces compagnies ne sont pour rien dans la manœuvre. Mais moi aussi, j’ai réfléchi. Il n’y a pas que les U.S.A. qui auraient pu la monter...
  
  - Qui donc ?
  
  - Pékin. Les Chinois aspirent à nous supplanter dans le Tiers Monde. Je ne serais pas surpris s’ils avaient constitué des stocks en sous-main pour apparaître comme des sauveurs au moment critique.
  
  Étonné de prime abord, Coplan dut convenir que cette éventualité n’était pas moins plausible que la première. Fournir de la nourriture à des peuples qui ont le ventre creux les rend plus réceptifs à une idéologie. Plus ouverts à une pénétration politique, et mieux que par des livraisons d’armements.
  
  - Possible, émit Francis. Mais j’ai autre chose pour vous. Munissez-vous de quoi écrire.
  
  Peu après, Sanders parla :
  
  - J’ai ce qu’il faut. Allez-y.
  
  - Voilà : la grève n’a pas encore donné lieu à des incidents graves et la police n'a dû arrêter personne. Néanmoins, des indicateurs présents dans les rassemblements de dockers ont désigné quelques individus assez virulents. Notez leur nom, à tout hasard : Laforce, dit Mimile. un jeune. Groussard, environ 35 ans. Leon Duchène, entre 25 et 30. Un type qui circule en moto pour faire la tournée des piquets de grève, un certain Gauwers, particulièrement excité. Puis un nommé Rostowicz, d’origine polonaise. Tous ces types-là jettent visiblement de l’huile sur le feu. Enfin, je vous en signale deux autres encore, mais qui, eux, sont étroitement tenus à l’œil par la police, des casseurs dotés d'un casier judiciaire : Alphonse Couédic et Lucien Fabre. Le cas échéant, ne vous approchez pas d'eux de trop près, vous seriez vite repéré.
  
  - Ça peut servir, estima Sanders. Rien d’autre ?
  
  - Non. Je suis curieux de vous voir à l'oeuvre, George. Ne manquez pas de m’appeler demain soir. Bonne nuit !
  
  Coplan sortit de la cabine avec la sensation qu’il venait de placer la locomotive sur ses rails. Avec, derrière, un wagon d’explosif.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Sous un ciel lourd de nuages obscurs qu'un fort vent d’ouest chassait vers l’intérieur des terres, Sanders s’immobilisa sur le trottoir de !a rue Béranger, à la hauteur du numéro 55. Il regarda de part et d’autre comme s’il était indécis, consulta sa montre, releva le col de sa gabardine.
  
  Une Renault 16 de teinte bleue arrivait à sa gauche. Il jeta un coup d’œil à la plaque d’immatriculation. La berline ralentit, stoppa un peu plus loin. Sanders la rejoignit, ouvrit la portière d’avant.
  
  Le conducteur, un vrai bourgeois nanti au teint couperosé, sentant l’eau de toilette et vêtu avec élégance, demanda en se penchant :
  
  - Avez-vous vu les derniers cours du cuivre ?
  
  Sanders s’assit et prononça :
  
  - Ils ont monté de trois points.
  
  Il claqua la portière, ajouta :
  
  - Vous êtes ponctuel. C’est donc vous qui dirigez le secteur ?
  
  Trigaux, en démarrant, lança un regard intrigué à l’émissaire, dont l’accent britannique le surprenait.
  
  - Oui, c’est moi, confirma-t-il en prenant le chemin de Sainte-Adresse. Enfin, on m’a prévenu... Désormais, je suis sous vos ordres, à ce qu’il paraît.
  
  A nouveau, Sanders fut assailli par l’idée qu'il allait conduire cet agent à sa perte. Il adopta un ton aigre :
  
  - Oui. Et je compte sur votre concours sans réserve. A votre avis, n’y a-t-il aucun espoir que la grève pourrisse prochainement ?
  
  Le faciès respectable de Trigaux exprima du pessimisme.
  
  - Je crains que non. Les syndicats poussent vigoureusement à la reprise du travail, mais leurs délégués se font conspuer. C’est exactement comme en Italie, dans les transports publics, l’été dernier. Personne n’est capable de maîtriser le mouvement.
  
  - Avez-vous relevé des traits communs avec la grève qui se déroule aux États-Unis?
  
  - Pas un, affirma Trigaux, catégorique. Là-bas, les motifs sont clairement proclamés, le mot d’ordre est parti des syndicats et les dockers l’ont appliqué avec une discipline exemplaire. Seuls les chargements de céréales sont boycottés. Ici, tout reste en rade, les revendications sont nébuleuses, changeantes, insoutenables, et la masse des grévistes est divisée.
  
  Sanders promena les yeux sur le long boulevard mouillé qui surplombait une plage où venaient mourir des rouleaux d’écume.
  
  - Quelle est votre couverture ? s’informa-t-il incidemment.
  
  - Je suis le directeur de la S.N.O.M.A., une grosse entreprise de manutention portuaire. C'est vous dire que je suis plutôt bien placé pour observer la situation.
  
  - On ne le dirait pas, répliqua vertement Sanders. Nous sommes persuadés que ce mouvement est téléguidé. Si vous ne parvenez pas à le juguler, vous auriez au moins dû découvrir son origine.
  
  Trigaux, vexé, haussa les épaules :
  
  - J’ai déjà signalé que je suis mal équipé pour ce genre de tâche. Cela sort complètement du cadre de mes attributions normales.
  
  - Mais vous connaissez parfaitement le milieu... Qui sont les chefs de file de cette agitation ?
  
  - Allez donc savoir ! Il y a des gens qui tiennent des propos incendiaires devant les grévistes, et puis les autres... Les premiers lancent des slogans, mais les autres agissent d'une façon moins voyante. Ils pratiquent en douce une sorte de terrorisme intellectuel qui bâillonne la majorité des travailleurs. Dès qu’un partisan de la reprise du travail ose ouvrir la bouche, il se fait traiter de tous les noms par les extrémistes.
  
  - Eh bien, voilà une piste qu’il faudrait suivre, émit Sanders, attentif. Ces provocateurs à l’arrière-plan... vous devez en soupçonner quelques-uns, je suppose ?
  
  - Oui, bien sûr. Un nommé Duchêne, notamment. Il a une apparence de père tranquille malgré son physique de brute, et il sait discuter avec une mauvaise foi renversante. J’ai appris que, depuis le début de la grève, il a fait plusieurs fois la navette entre Le Havre et Bordeaux.
  
  Duchêne... Ce nom figurait parmi ceux qu’avait énumérés Coplan. La police le tenait donc pour un meneur.
  
  Sanders déclara :
  
  - Je vais m’occuper de lui.
  
  - De quelle façon ? s’inquiéta Trigaux. Je suis un informateur, pas un chef de gang.
  
  Les traits de l’agent soviétique s’imprégnèrent d’hostilité.
  
  - Je suis seul juge de la tactique à suivre, précisa-t-il d’un ton froid. Que vous l’approuviez ou non. J’attends de vous des moyens, pas des conseils.
  
  Maté, le chef d’entreprise marmonna :
  
  - Très bien. J’ai simplement voulu vous mettre en garde. Si vous déchaînez la violence, je doute que ça facilite la reprise.
  
  - Nous verrons. Faites-vous surveiller des types appelés Alphonse Couédic et Lucien Fabre ?
  
  Trigaux dédia un regard surpris à son interlocuteur.
  
  - Non. Pourquoi ?
  
  - Parce que vous pourriez griller vos hommes : ces deux individus sont fichés, tenus à l’œil.
  
  Comment savez-vous cela ?
  
  - Nous avons d’autres sources que votre réseau.
  
  Trigaux doubla un camion, puis il dit :
  
  - Je vais vous faire une confidence : Alphonse Couédic est l’un de mes meilleurs collaborateurs. Il sait fort bien qu’il est observé. Il passe pour un maoïste un peu truand, mais il travaille pour nous. C’est lui qui a attiré mon attention sur les manigances de Duchêne, entre autres.
  
  - Ah ? fit Sanders, méditatif.
  
  Puis, tandis que la Renault roulait à faible allure vers le phare de la Hève, il décréta :
  
  - Vous pouvez faire demi-tour et regagner le centre de la ville. Mobilisez dès demain ce groupe d’action que j’ai réclamé à Paris et ménagez-moi une entrevue. Vous m’indiquerez où et quand en m’appelant au restaurant Langlois, rue Raspail, où je prendrai tous mes repas. Demandez M. Mac Coy. Par ailleurs, faites constamment garder à vue ce Duchêne ; le signalement des gens qu’il rencontrera hors des installations portuaires devra être relevé, son adresse, etc.
  
  Le quadragénaire opina, et Sanders conclut :
  
  - Je ne tiens pas à vous mouiller, naturellement. Sauf imprévu, nous n’aurons pas d’autres contacts.
  
  Trigaux ne montra pas son soulagement. La personnalité de l’envoyé du K.G.B. l’emplissait d’une gêne indéfinissable, sans qu'il pût en trouver la raison. L’homme devait être un excellent technicien du Renseignement et un expert en matière de sécurité.
  
  La voiture remontait le boulevard Albert Ier, au bord de mer. Au large, un énorme pétrolier mettait le cap sur l’entrée de l’avant-port tandis qu’un méthanier franchissait lentement la passe entre les musoirs des deux digues, en route vers l’Algérie. Les transports de carburant se poursuivaient, eux, comme à l’accoutumée.
  
  Trigaux hasarda :
  
  - Pourquoi tient-on tellement à faire cesser cette grève, après tout ? C’est bien la première fois que...
  
  Sanders lui coupa la parole sèchement :
  
  - A votre échelon, la question ne se pose pas. Bornez-vous à respecter les consignes.
  
  
  
  
  
  Deux jours plus tard, vers quatre heures de l’après-midi, alors qu’un ciel plombé hâtait la tombée de la nuit, Gauwers roulait sur sa Honda 250 le long du bassin Vétillard.
  
  L’éclairage public ne révélait que davantage la morne étendue des quais déserts, privés de charroi. Seules des rames de wagons de marchandises, vides, se déplaçaient de l’autre côté du bassin, devant les hangars à coton.
  
  Sa tournée avait appris à Gauwers que la grève était toujours bien suivie. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à se rendre à la réunion qui devait se tenir sur l’esplanade près du sémaphore.
  
  Son engin pétaradait si bruyamment que Gauwers n’entendit pas les deux motos qui, arrivant derrière lui, s’apprêtaient à le doubler. Il aperçut le feu jaune de la première dans son rétroviseur lorsqu’elle se déporta sur la gauche pour le dépasser. Son conducteur, coiffé d’un casque « intégral », se mit ensuite à caracoler devant la Honda. Peut-être par jeu, mais en zigzagant de telle sorte que Gauwers fut contraint de freiner.
  
  Mécontent, il voulut mettre les gaz à plein pour doubler à son tour le stupide acrobate, mais la seconde moto surgit et l’empêcha d’infléchir sa course, l’obligea même à serrer à droite, de plus en plus.
  
  Coincé, Gauwers stoppa, vaguement inquiet.
  
  L’homme qui le précédait cala sa machine sur la béquille puis, se retournant, il articula, mauvais :
  
  - Dis donc, tu pourrais la régler, ta pétrolette ! Ton tuyau crache plus de fumée que la centrale de l’E.D.F.
  
  Resté à califourchon sur sa Honda, l'interpellé considéra les deux inconnus, des types bien bâtis dont le blouson de cuir moulait les fortes épaules.
  
  - Vous croyez, les gars ? fit-il, peu habitué à être pris à partie par des fervents de la moto ; d’ordinaire, c’était plutôt lui qui cherchait la bagarre.
  
  - C’est une chiotte, ta mécanique, accusa l’autre costaud. Allez, descends de là, on va te la mettre au point.
  
  - Vous rigolez ? dit Gauwers, décontenancé, avec un sourire défait.
  
  - Nous ? Jamais, affirma le premier. La preuve...
  
  D’une poussée brutale, il expédia le gauchiste sur les pavés, et la Honda s’abattit latéralement. Aussitôt son acolyte, pourvu d’une lourde clef anglaise qu’il venait de retirer de son blouson, se mit à taper comme un sourd sur les deux cylindres du moteur, brisant des tubulures, détraquant l’allumage, faussant des commandes.
  
  Gauwers, écumant, se releva et fonça vers son agresseur. Un coup de poing en pleine face le renvoya les quatre fers en l’air, sonné, la bouche saignante.
  
  - Bouge pas, petit, intima son adversaire, paterne, tandis que l'autre poursuivait tranquillement sa démolition. Sans quoi on va te fendre la gueule comme on casse ta poussette.
  
  - Fumiers, siffla Gauwers, blême de rage. Attaquer un honnête travailleur...
  
  - Écrase, tu vas nous faire pleurer. Qu’est-ce que tu trimbales dans tes sacoches ?
  
  Il en ouvrait une, en tirait une poignée de tracts polycopiés, les regardait d’un air aussi dégoûté que si ç’avait été du papier hygiénique déjà utilisé. Il les déchira, jeta les morceaux aux quatre vents, préleva une autre poignée de feuillets qui subirent le même sort.
  
  Gauwers, hors de lui, hésitait à repartir à l’attaque. Il devinait à présent pourquoi ces salauds l’avaient intercepté. S’il avait possédé une arme, il les aurait descendus avec joie.
  
  Sa Honda n’était plus qu’un triste tas de ferraille.
  
  - Te balade plus sur le port, conseilla son agresseur. On en a marre de te voir fouiner partout. Et fais gaffe : la prochaine fois, on te balance dans la flotte.
  
  - Crapules ! râla Gauwers, ulcéré par son infériorité.
  
  - Tu l’as dit, opina calmement le destructeur en enfourchant sa Yamaha 350. Et en plus, on t’emmerde. Salut !
  
  Superbes sur leurs engins luisants, sûrs que leur victime n’oserait pas se plaindre à la police, les deux motards démarrèrent en trombe dans la direction de la ville.
  
  Ils virèrent pour contourner d’autres bassins, foncèrent sur le quai Colbert. Bientôt, ils franchirent le pont à l’embarcadère des ferry-boats puis, un peu plus loin, ils se rangèrent le long d’un trottoir et remirent pied à terre.
  
  De conserve, ils se dirigèrent vers un vaste attroupement de grévistes scindé en plusieurs groupes. N’étant pas les seuls à être vêtus d’un équipement de motocycliste, ils passèrent inaperçus.
  
  Des discussions passionnées opposaient des dockers de tendances diverses. Un orateur à la voix indignée s'efforçait de dominer le brouhaha. Monté sur une chaise, il clamait :
  
  - Camarades ! Il est grand temps qu’une majorité, pour ou contre la reprise du travail, se détermine par un vote à bulletins secrets ! Nous avons des organisations syndicales et...
  
  Des rumeurs naquirent, s’amplifièrent, les unes approbatrices, les autres furieuses. Un contestataire proféra :
  
  - Les syndicats font le jeu du système ! Ils pactisent avec les monopoles ! N’écoutez pas ce vieux con, ce...
  
  Une solide tape sur l’épaule interrompit sa diatribe. II tourna la tête et vit un type coiffé d’un casque bleu à visière levée.
  
  - Laisse parler le monsieur, intima le motard.
  
  - Non mais ! se rebella l’autre, hérissé, tandis que l’orateur reprenait :
  
  - Des irresponsables veulent prolonger le mouvement contre la volonté de nos délégués ! Ils lancent d’infâmes accusations sur...
  
  - Pinochet ! hurla le gauchiste malgré l’avertissement qu’on venait de lui adresser. Le peuple n’a pas besoin d’intermédiaires ! Nous...
  
  Cette fois, une poigne robuste lui agrippa le bras. Outré, il se dégagea brusquement, l’œil vindicatif, mais une douleur épouvantable le paralysa : un coup vicieux de clef anglaise lui avait fracassé le tibia.
  
  Une rude échauffourée se déclencha aussitôt, le premier adversaire du perturbateur se faisant accrocher par un partisan de ce dernier. Pendant que le docker juché sur sa chaise s’époumonait en vain, une mêlée confuse mit aux prises ses défenseurs et les trublions qui l’insultaient. Le gauchiste s’était écroulé la bouche ouverte pendant que ses alliés attaquaient les deux motards.
  
  Ceux-ci réagirent avec férocité, abattant leur outil à coups redoublés sur leurs assaillants. Parmi ceux-ci, des porteurs de pancartes affichant des slogans revendicatifs voulurent se servir des hampes pour assommer les combattants casqués, mais des militants communistes, pas fâchés d’en découdre enfin avec des anarchistes, leur arrachèrent leurs bâtons et tapèrent dans le tas.
  
  De proche en proche, la bagarre englobait d’autres participants. Plusieurs corps jonchaient déjà le sol. Des couteaux à cran d’arrêt apparurent au poing d’individus à la mine patibulaire. Le docker qui avait tenté de haranguer les grévistes fut arraché de son piédestal. Il s’effondra parmi ses camarades et reçut un coup de gourdin sur la tempe. Son agresseur, l’instant d’après, fut lui-même projeté en avant par un choc terrible qu’il encaissa dans la nuque et qui lui fit perdre conscience.
  
  A une centaine de mètres de là, des trilles de sifflets de police sonnèrent l’alerte. Sur-le-champ, les deux complices casqués se frayèrent un chemin dans la cohue en cognant à tour de bras puis, les coudes au corps, ils détalèrent comme des dizaines d’autres gars effrayés par la tournure sanglante que prenait l'affrontement.
  
  Des cars des forces de l’ordre arrivaient en actionnant leurs avertisseurs, ce qui accéléra la débandade pendant que divers groupes, emportés par le feu de l’action, continuaient à se colleter frénétiquement pour régler des comptes personnels ; ils en mouraient d’envie depuis trop longtemps.
  
  Quand les policiers affluèrent afin de rétablir le calme, de secourir les blessés et d’embarquer les récalcitrants, les agresseurs de Gauwers étaient déjà loin.
  
  Ils effectuèrent un long périple pour s’assurer que personne ne les avait pris en chasse. Puis, de commun accord, ils gagnèrent le faubourg de Graville.
  
  Dix minutes plus tard, ils aboutirent à un modeste pavillon entouré d’un jardin. Laissant leur Yamaha près de la clôture, ils repoussèrent le portillon. Au sommet des marches d’un petit perron protégé par une marquise en verre, l’un d’eux appuya sur le bouton de sonnerie. La porte s’ouvrit.
  
  Leur casque sous le bras et les mains dégantées, ils pénétrèrent dans la pièce principale où trois hommes se trouvaient déjà : le propriétaire du pavillon, un retraité nommé Fauvel, puis Gaspard Couédic (le frère d’Alphonse, le maoïste qui renseignait Trigaux) et enfin George Sanders, l’air plus banal que jamais.
  
  - Tout baigne dans l’huile, déclara l’aîné des arrivants tout en posant son casque et ses gants sur le parquet. Je boirais bien une bière. C’est pas pour dire, mais on l’a méritée.
  
  Blond, le teint frais, il avait une tête sympathique, loyale.
  
  - Je vais te donner ça, Mayeux, répondit Fauvel. Y a eu du grabuge ?
  
  - Un peu ! jeta Mayeux en prélevant un paquet de Gauloises dans sa poche de poitrine. Vous n’aurez qu’à écouter la radio tout à l’heure !
  
  Gilles Vasseur, son coéquipier, renchérit :
  
  - On aurait dit qu’ils n’attendaient que ça ! Il a suffi d’une étincelle pour qu’ils se volent dans les plumes. Ils ont drôlement dérouillé, les déviationnistes !
  
  Sanders questionna :
  
  - Et Gauwers, vous l’avez repéré ?
  
  Les deux gars opinèrent ensemble.
  
  - Il transportait des tracts, signala Mayeux. Sa bécane est foutue. Pas content, le mec.
  
  Un sourire détendit les traits de Vasseur.
  
  - Je parie qu’il nous a pris pour des types de droite, émit-il. Ça m’étonnerait qu’on le revoie les prochains jours.
  
  Gaspard Couédic, s’adressant à l’émissaire du Service, suggéra :
  
  - On ferait bien de le cadrer. II va sûrement se rendre utile d’une autre manière. Alphonse devrait lui tirer les vers du nez.
  
  Sanders allait répondre mais la sonnerie de l’entrée vibra de nouveau. Fauvel, occupé à décapsuler une bouteille de bière, la déposa et se dirigea vers la porte.
  
  Un gaillard nu-tête, bardé d’une veste en peau doublée de fourrure, fit irruption en roulant des épaules, jeta un regard circulaire, puis il dit à Sanders :
  
  - Sachant que vous étiez là, j’ai préféré vous apporter tout de suite la nouvelle... Duchêne n’est pas allé au meeting du Sémaphore. Cet après-midi, il s’est endimanché. Pour aller où ? Je vous le donne en mille !
  
  Chacun se taisant, il révéla, goguenard :
  
  - Au Grand Hôtel ! Pas moins...
  
  Mayeux et Vasseur échangèrent une mimique perplexe. Gaspard Couédic, éberlué, eut un rire silencieux. Il renseigna Sanders :
  
  - C’est l’endroit le plus chic de la ville. Continue, Jérôme.
  
  - Fringué comme je le suis, je n’ai pas pu le suivre à l’intérieur. Il y est resté plus d’une heure, puis il est rentré chez lui, il y a une vingtaine de minutes.
  
  Un silence plana.
  
  Sanders, les sourcils froncés, supputa :
  
  - Seul un motif sérieux a pu inciter un pétroleur comme lui à ne pas être présent à la manifestation. Il faut tirer cette histoire au clair.
  
  
  
  
  
  Le même soir, Sanders eut une communication téléphonique avec Coplan. Ce dernier lui demanda :
  
  - Quoi de neuf, George ?
  
  - Les syndiqués ont repris du poil de la bête. Vous savez, il suffit parfois de peu de chose pour renverser la vapeur.
  
  - Hum, fit Coplan. J’en ai eu un écho au dernier bulletin d’informations. Une trentaine de blessés, paraît-il.
  
  - Je ne connais pas le chiffre, dit Sanders, détaché.
  
  - Heureusement que vous n’y êtes pour rien ! persifla Francis.
  
  Son correspondant déclara sur un ton peiné :
  
  - C’est triste, que des travailleurs doivent en venir aux mains pour rétablir une procédure démocratique.
  
  - Ouais, dit Coplan. Il n’empêche que cette nouvelle génération de chambardeurs est en train de vous piéger, mon vieux.
  
  - Ils nous ont fichu dedans au Chili et au Portugal, reconnut le Russe avec rancune. Vous êtes trop libéraux, en France. A l’Est, ces asociaux auraient été fourrés en taule du jour au lendemain. Cela dit, le nommé Duchêne joue réellement un rôle suspect. Figurez-vous qu'il a contacté quelqu’un, aujourd’hui, au Grand Hôtel.
  
  - Bigre... Vous savez qui ?
  
  - Non, pas encore. Mais faites-moi confiance, je le saurai bientôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Gaspard et Alphonse Couédic vivaient ensemble, à Sanvie, dans une petite maison héritée de leurs parents. Physiquement, les deux frères étaient aussi dissemblables que possible.
  
  Gaspard, de taille moyenne, carré, avait un aspect décent. Veuf, commis voyageur en machines de bureau, il gagnait confortablement sa vie, était bien vu dans le voisinage. Il ne faisait pas de politique. Ancien membre du Parti, il avait un jour déchiré publiquement sa carte après une discussion orageuse à propos des événements du Portugal. En fait, cette démission fracassante, entraînant une rupture totale avec les autres militants, n’avait été que le prélude à d’autres activités, clandestines celles-là.
  
  Alphonse était tout le contraire de lui : grand, barbu, les cheveux longs, débraillé, souvent chômeur, il fréquentait une faune bizarre, des garçons et des filles violemment opposés à la société bourgeoise, adeptes de la drogue, ayant une sainte horreur du travail. Toujours prêts à manifester en faveur d’un martyr, noir, basque ou turc, pourvu que cela leur permît de clamer leur haine de toute forme de répression.
  
  En réalité, les deux frères, animés par des convictions identiques, s’entendaient parfaitement et travaillaient en secret pour le même réseau. Gaspard était le chef de la cellule d’action directe ; Alphonse, infiltré dans les milieux extrémistes révolutionnaires, glanait des informations de tous ordres.
  
  Au lendemain de la réunion qui s’était tenue chez Fauvel, Gaspard attendait avec un peu d’appréhension le retour de son cadet. Mais Alphonse fut ponctuel. Il arborait en permanence cette expression railleuse et ricanante de ceux qui défient l’ordre établi. Cette fois, cependant, il laissa transparaître de l’ennui.
  
  - J’ai encore dû semer un flic, confia-t-il en entrant dans la cuisine. C’est la bagarre d’hier qui doit les échauffer.
  
  - Où as-tu été pisté ?
  
  - Rue de la République. J’ai lâché le type, vite fait, mais ça n’est pas le plus grave. Duchêne a quitté le Havre.
  
  - Hein ? fit Gaspard, soucieux.
  
  - Ouais. Je l’ai su par Sylvie, sa femme. Il est parti de chez lui en début d’après-midi. Alors, pour ce qui est de lui ménager un traquenard, va falloir changer nos batteries.
  
  Gaspard s’assombrit davantage.
  
  - Crénom, marmonna-t-il. Comment se fait-il que Vasseur ne m’ait pas prévenu ? A moins... qu’il lui coure encore après.
  
  Alphonse eut une mimique de perplexité.
  
  - En tout cas, nos préparatifs tombent dans le lac. Il va être furax, l’envoyé spécial.
  
  - Il va grogner, pour sûr. Mais enfin, nous n’y pouvons rien. La femme t’a-t-elle dit pour combien de temps son mari s’absentait ?
  
  - Deux jours. Il est allé à Bordeaux, une fois de plus.
  
  - Ce contretemps est vachement ennuyeux, confirma Gaspard, les poings sur les hanches. Nous voilà le bec dans l’eau.
  
  Alphonse se laissa tomber sur une chaise, étendit ses jambes écartées et fourragea dans sa barbe.
  
  - En circulant, j’ai vu des affichettes placardées partout, révéla-t-il. Le syndicat invite la base à se prononcer ce soir, à huit heures, à la salle des Sports. Ça va chauffer.
  
  - On l’a annoncé à la radio. Mais après ce qui s’est passé au Sémaphore, hier, les petits rigolos hésiteront à venir. Le service d’ordre sera costaud, je te le promets, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la salle.
  
  Gaspard se pétrit la nuque, s’enquit :
  
  - Tu vas y aller ?
  
  - Sûr. Même si je dois prendre quelques marrons sur la gueule de la part des gars du Parti. Et toi, puisqu’il y a changement de programme, vas-tu y envoyer tes cogneurs ?
  
  - Ce n’est pas le moment de les mouiller. Il y aura trop de flicaille dans le coin. Veux-tu un jus ?
  
  - Volontiers.
  
  Tandis qu’il posait la cafetière sur un des feux de la cuisinière à gaz, Gaspard songea qu'il devrait avertir Sanders, au restaurant Langlois. La sonnerie du téléphone, à l’étage, rompit le silence.
  
  - J’y vais, dit l’aîné. Surveille le café.
  
  Deux minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il revenait.
  
  - C’était Vasseur. Duchêne l’a semé, naturellement. Il a dû craindre d’être visé par la police.
  
  - Le salaud, murmura le faux hippie. Qu'est-ce qu’il mijote ?
  
  Énervé, il se leva pour prendre des tasses et des soucoupes dans une armoire murale, les plaça sur la table, suggéra :
  
  - Je pourrais peut-être essayer de joindre Fabre. Qui sait si ce con-là n’a pas reçu de nouvelles instructions de Duchêne...
  
  - Essaie, approuva Gaspard en remplissant les tasses. Moi, je vais démobiliser Jérôme et Mayeux.
  
  
  
  
  
  Vers neuf heures du soir, George Sanders sortit du restaurant Langlois. La distance qui le séparait de l’hôtel Vauban n’était pas grande.
  
  Préoccupé, fouetté par le vent froid, il marcha d’un bon pas, le col relevé, sa serviette serrée sous le bras et ses mains enfoncées dans ses poches.
  
  Quarante-huit heures de perdues, virtuellement. Duchêne avait-il été prévenu par un sixième sens qu’une menace planait sur sa tête ?
  
  Le conflit social qui paralysait une grande partie des activités de la ville depuis bientôt trois semaines irritait la population ; les commerçants se plaignaient. Mais comment saisir un fil ?
  
  Si Sanders ne parvenait pas à réunir des preuves tangibles de l’existence d’un complot dirigé contre l’U.R.S.S., il aurait sacrifié pour rien tout le réseau ouest-atlantique.
  
  Il aboutit à la place Danton, la contourna pour rejoindre l’entrée de la rue Suffren. Ici, à moins de cinq cents mètres de la gare, le quartier était désert, lugubre. Seule une moto de petite cylindrée décrivait le tour de la place.
  
  Elle ralentit pour virer dans la rue qu’empruntait l’unique piéton, et son phare balaya la chaussée. Alors que Sanders détournait machinalement la tête, il reçut une sorte de coup de poing dans le dos. Ses yeux s’agrandirent, pleins d’une stupeur horrifiée. Il chancela, entrevit le conducteur de la machine qui braquait une arme dans sa direction, fut atteint par deux autres projectiles. S’écroula sur le trottoir en laissant échapper sa serviette.
  
  Le meurtrier renfonça prestement le pistolet dans son blouson et fit un demi-tour en épingle à cheveu pour repartir en trombe vers la place. Là, il tourna dans une autre rue, prit sur sa gauche au premier croisement, fonça le long des bâtiments de la Douane.
  
  Le seul témoin qui avait assisté au drame, de très loin, ne réalisa pas immédiatement qu'il avait assisté à un assassinat. Il n’avait pas entendu les détonations, avait à peine eu le temps de distinguer un motocycliste coiffé d’un casque sphérique.
  
  Ce fut un automobiliste qui, le premier, stoppa près de la silhouette étalée sur les pavés. Lui, auparavant, n’avait rien vu du tout, mais la flaque de sang s’étalant près du visage de la victime était suffisamment éloquente.
  
  
  
  
  
  A l’hôtel Normandie, Francis Coplan tournait en rond dans sa chambre. Il était dix heures un quart et Sanders ne s’était pas encore manifesté.
  
  Jusqu'à présent, l’agent russe ne lui avait jamais fait faux bond. Est-ce que, finalement, Sanders avait succombé à la tentation de s’échapper ? Dans sa position, les nerfs de plus d’un auraient craqué, à la longue.
  
  Ce retard devenait franchement anormal. Coplan, assis sur son lit, forma le numéro de l’hôtel Vauban. D’un ton un peu abrupt, il demanda :
  
  - M. Sanders loge-t-il encore chez vous ?
  
  La voix chevrotante du concierge de nuit bégaya :
  
  - Heu... oui. C’est-à-dire... non.
  
  - Enfin, est-ce oui ou non ?
  
  - Je... heu... vous le connaissez ?
  
  - Naturellement, puisque je l’appelle ! A-t-il quitté votre hôtel ?
  
  La respiration oppressée de son correspondant acheva de l’inquiéter.
  
  - Mais répondez-moi, bon sang ! grommela-t-il, pressant.
  
  - Eh bien, mon bon monsieur, si vous tenez à le savoir, je dois vous annoncer qu’on vient de transporter son corps à la morgue.
  
  - Quoi ? jeta Coplan, déconcerté. Il est mort chez vous ?
  
  - Non, dehors... dans la rue. On a tiré des coups de revolver sur lui, à une trentaine de mètres de l'entrée de l’hôtel. Comme j’entendais un vacarme de voiture de police et d’ambulance, à proximité, je suis allé voir... et je l’ai reconnu.
  
  Les traits de Coplan s’étaient figés. Voilà bien la seule éventualité à laquelle il n’avait pas songé !
  
  Il voulut poser une question, mais une autre voix retentit sur la ligne, plus jeune et plus mâle.
  
  - Bonsoir, monsieur. Puis-je vous demander votre nom ?
  
  Coplan tiqua, devina illico à qui il avait affaire.
  
  - Oui, bien sûr. Mon nom est Coplan. A qui ai-je l’honneur ?
  
  - Officier de police Carlier. Vous désiriez parler à M. Sanders ?
  
  - En effet.
  
  - On vient de vous dire ce qui s’est passé. Il a été atteint par trois projectiles et le meurtrier, qui était en moto, a disparu. Aviez-vous des relations suivies avec la victime ?
  
  Le merdier... Il fallait choisir, tout de suite.
  
  - Suivies n’est pas le mot, rectifia Francis. Enfin, nous sympathisions, sans plus.
  
  - Nous ne comprenons pas le mobile de cet attentat. On ne lui a rien dérobé. Cet Anglais n’était au Havre que depuis quatre jours, et il semblait mener une vie régulière. Savez-vous pourquoi il se trouvait ici ?
  
  - Pour affaires, sûrement. Vous avez dû vous rendre compte qu’il était représentant.
  
  - Que vouliez-vous lui dire ?
  
  Coplan soupira.
  
  - Écoutez, inspecteur, je n’ai pas la moindre idée de la raison pour laquelle on l’a tué. Je voulais simplement lui proposer de déjeuner avec moi demain.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Eh bien, pour bavarder, tout bonnement. Nous nous étions rencontrés à Majorque il y a quelques années, et puis nous nous étions perdus de vue. L’autre jour, nous sommes tombés nez à nez dans la ville, nous avons bu un verre et décidé de casser la graine ensemble à la première occasion.
  
  - Quelle est votre profession ?
  
  - Je vends des appareils de physique.
  
  - D’où me parlez-vous ?
  
  - De l’hôtel Normandie.
  
  Coplan fait des siennes...
  
  63
  
  - Quelle est votre adresse habituelle ?
  
  - 17 bis, rue Vivienne, à Paris.
  
  - Jusque quand comptez-vous rester au Havre ?
  
  - Vendredi ou samedi, selon mes rendez-vous.
  
  - Bien. Je ne veux pas vous importuner, mais vous êtes la seule personne que je puisse interroger au sujet de M. Sanders, dans l’état actuel des choses. Est-ce que, par hasard, votre ami ne trempait pas dans les affaires irlandaises ? Le meurtre pourrait avoir un mobile politique, peut-être ?
  
  - Ça, je vous assure que je l'ignore complètement ! Il n’a jamais abordé cette question.
  
  - Hum, fit l’inspecteur Carlier, songeur. Je vais me renseigner auprès de la police britannique. Un curieux personnage, ce Sanders. Il ne semblait pas rouler sur l’or et son passeport indique qu’il revenait d’un voyage à Bucarest. Enfin... Désolé, monsieur Coplan. Bonne nuit quand même.
  
  - Bonsoir.
  
  Francis se leva, se pinça le front entre les sourcils.
  
  Une sacrée tuile. George balayé avant d’avoir pu mener sa mission jusqu’au bout, une bonne partie des espoirs fondés sur lui filant en fumée. Par-dessus quoi la brigade criminelle allait pulvériser la porcelaine avec ses gros sabots.
  
  Coplan alluma une Gitane, se servit un whisky de son flacon personnel, dans le verre à dents.
  
  Sanders avait été abattu au moment où il regagnait l’hôtel pour l’appeler, lui, Francis. Et le crime avait été accompli par un tueur professionnel, de toute évidence.
  
  Alerter Tourain ? Le Vieux ?
  
  Coplan les entendait déjà... Le premier voudrait lancer ses hommes sur l’affaire pour exploiter sans délai les résultats acquis, et le bénéfice de la tactique mise en place par Sanders serait perdu. Quant au Vieux, sceptique au départ, il s’empresserait de brancher Coplan sur un autre problème.
  
  Or, entêté de nature, estimant qu’il portait une part de responsabilité dans la fin brutale du Soviétique, Francis considérait en outre qu’il était mieux placé que quiconque pour élucider ce crime.
  
  On ne liquide pas quelqu’un simplement parce qu’il cherche à mettre un terme à une grève. Il devait y avoir autre chose sous roche.
  
  Coplan se coucha, mais il ne s’endormit que vers une heure du matin.
  
  Le lendemain, en fin de matinée, après avoir entendu à la radio régionale que la grève des dockers touchait à sa fin, en raison du vote survenu la veille à la salle des Sports, il s’en fut à pied au Grand Hôtel.
  
  Hall spacieux, épaisse moquette, éclairage sophistiqué, bonne chaleur. Francis se dirigea vers le comptoir de réception. Il présenta discrètement un billet replié à l’employé de service, lui dit à mi-voix :
  
  - II y a trois jours, un homme de forte corpulence et d’aspect assez fruste, âgé d’une trentaine d’années, a dû vous demander de voir un de vos locataires. Vous rappelez-vous lequel ?
  
  L’intéressé ne prit pas le billet. Il réfléchit, releva les yeux.
  
  - Je ne me souviens pas, dit-il. Voyez plutôt le concierge.
  
  Coplan renouvela sa tentative à l'autre comptoir, sans plus de succès. Alors il se rendit au bar, ouvert depuis quelques minutes.
  
  Restant debout, il commanda un scotch au barman, s’adossa ensuite pour contempler le décor très intime de la salle, éclairée avec une savante parcimonie.
  
  Lorsque le garçon posa le verre devant l’unique client, Francis se retourna et s’enquit, le billet de dix francs serré entre ses doigts :
  
  - N’avez-vous pas remarqué ici, récemment, un quidam à large carrure et au teint rougeaud, avec une bouille pas très distinguée ?
  
  Le barman lorgna la coupure.
  
  - Oui, peut-être, émit-il. Un type à l’allure de débardeur?
  
  - Tout juste.
  
  L’autre fit un signe d’assentiment.
  
  - Alors, je vois qui vous voulez dire. Il est venu dans le courant de l'après-midi et est resté plus d’une heure. Il n’a pris qu’une bière.
  
  Coplan avança la main pour glisser le billet.
  
  - Avec qui était-il ?
  
  Le barman eut une mimique mi-figue mi-raisin.
  
  - Avec une chouette nana, figurez-vous. C’est à cause de ça que je m’en souviens. Une fille de cette classe avec ce gorille... Je me suis dit qu’elle devait être sa patronne ; du reste, elle a fait porter les consommations sur sa note.
  
  - Quel numéro de chambre ?
  
  - Ça... je ne le sais plus.
  
  Coplan s’appuya plus confortablement au bar, les coudes écartés sur la main courante.
  
  - Elle était comment, cette fille ? Brune, blonde ?
  
  Rembruni, le garçon questionna :
  
  - Vous ne seriez pas un détective privé, des fois? Moi, vous comprenez...
  
  Il fit une sorte de signe de croix devant sa bouche pour montrer qu’il était tenu par le secret professionnel.
  
  - Non, rassurez-vous, dit Francis en exhibant un second billet. Je n’ai aucune raison de vous cacher pourquoi je me renseigne sur ce type. On le suspecte de puiser dans la caisse de la firme où il travaillé. Et s’il se paie des nanas de grand standing...
  
  Médusé, son interlocuteur arqua les sourcils.
  
  - Vous pensez qu’ils couchent ensemble ?
  
  - Je n’en sais rien. D’après vous, la fille n’avait pas l’air d’une pute ?
  
  - Ah ! non, pas du tout ! s’exclama le barman, presque indigné. Pas le genre cinéma porno, croyez-moi. Saine, sans le moindre maquillage, environ 25 ans, et habillée d’une robe toute simple. Mais un corps...
  
  La lueur admirative qui flottait dans ses prunelles en disait long sur le choc qu’il avait éprouvé. Il expliqua :
  
  - Une belle chevelure blonde, des yeux d’un bleu... aussi soutenu que celui de la Méditerranée en été, vous voyez ? Et puis, plutôt bien fournie, avec une taille très mince : du ferme, en proue et en poupe.
  
  - Vous avez été dans la marine ?
  
  - Six ans, à la Transat.
  
  - Servez-moi un autre scotch. Une étrangère, sans doute ?
  
  - Américaine, dit le barman en se tournant vers ses bouteilles. J’ai entendu son accent. Mais je l’aurais deviné sans ça. Moi, je les repère, j’ai l’habitude.
  
  Puis, tout en versant du whisky sur les glaçons empilés dans le verre :
  
  - Non, vraiment, une fille bien, conclut-il. Je ne peux pas m’imaginer qu’elle baiserait pour du fric.
  
  - Bof, fit Coplan, désabusé. On en a vu d’autres.
  
  Il examina son verre par transparence. Une Américaine ?
  
  - En tout cas, reprit le barman en essuyant un shaker à cocktail, ce n’est pas ici que votre type a fait de grosses dépenses.
  
  - Bon, voilà un point d’acquis, émit Francis. Vous n’avez pas revu cette jeune femme depuis ?
  
  - Non, elle n’est venue qu’une fois. C’est bien ma veine. Les trois quarts du temps, je ne vois que des mémés.
  
  Coplan lampa son second verre, allongea deux autres billets de 10 francs.
  
  - Gardez la monnaie, dit-il. A la prochaine !
  
  Il retourna à la réception, demanda :
  
  - La direction, c’est où ?
  
  Compassé, l'employé modèle renvoya :
  
  - Un instant, je vais voir si le directeur peut vous recevoir.
  
  Il se pencha pour parler dans un interphone, en sourdine, puis il se redressa :
  
  - A l’entresol, première porte à gauche.
  
  - Merci.
  
  Coplan monta, pénétra dans le bureau après avoir frappé. Le directeur se leva, aimable.
  
  - Qu’y a-t-il à votre service, cher monsieur ?
  
  Francis exhiba une carte de la Sûreté Nationale.
  
  - J’ai besoin de votre aide, dévoila-t-il. Je voudrais identifier une de vos clientes, discrètement. Or il est possible qu’elle soit toujours dans l’hôtel.
  
  Les traits du directeur reflétèrent un léger ennui.
  
  - Quel est son nom?
  
  - C’est précisément ce que je cherche. Voici ce que je peux vous dire : elle logeait ici il y a trois jours; c’est une jeune femme blonde, physiquement très belle, d’environ 25 ans, américaine selon toute probabilité.
  
  Le directeur, pensif, se pétrit le menton.
  
  - Si vous ne tenez pas à questionner le personnel, il n’y a qu’une méthode, déclara-t-il. Consulter le planning d’occupation des chambres et parcourir les fiches.
  
  - Parfait.
  
  - Un moment, je rassemble les documents voulus. Il y a trois jours, nous étions le 7 décembre...
  
  Il ne fallut que quelques minutes pour dénicher la fiche d'une voyageuse répondant aux conditions requises. Seule, elle avait occupé une « single » pendant deux nuits. Elle s’appelait Patricia Mayfield, née le 12 octobre 1952, passeport américain. Arrivée au Grand Hôtel le 6, elle était repartie le 8, pour New York.
  
  Comme adresse permanente, la fiche indiquait : 1911 Jefferson David Highway, Arlington.
  
  - Aurait-elle embarqué sur un paquebot pour regagner les États-Unis ? supposa Coplan après avoir inscrit ces données.
  
  Un rapide coup d’œil à la rubrique « Arrivées et Départs » de la page d’un quotidien havrais prouva qu’aucun transatlantique n’avait appareillé le 8.
  
  Le directeur fit remarquer :
  
  - Elle a pu prendre le car-ferry pour Southampton, ou encore, par Dieppe, aller à Londres et y prendre l’avion.
  
  Il toussota, puis il s’enquit :
  
  - Cette femme s’est-elle rendue coupable d'un délit ? J’aimerais que vous me le disiez, car je l’inscrirais dans le cardex des indésirables.
  
  - Non, dit Coplan. On s’intéresse à elle pour des motifs purement politiques. Au revoir, monsieur.
  
  Il ressortit de l’hôtel en pensant à Sanders, étendu à la morgue. La théorie qu’avait exposée le Russe semblait prendre du corps. La C.I.A. était-elle dans la course ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Ce même matin, avant même que Coplan se fût rendu au Grand Hôtel, Gaspard Couédic était allé trouver Trigaux à la Société Normande de Manutention. Fournisseur attitré de la maison, Couédic avait donc un motif valable pour se présenter au bureau du directeur.
  
  Outre son attaché-case, Couédic tenait à la main un journal du jour et arborait une mine contrariée. Lorsque Trigaux eut refermé la porte capitonnée, son visiteur demanda tout en agitant sa gazette :
  
  - Vous êtes au courant ?
  
  - De quoi ? Est-ce parce qu’ils ont voté la reprise que vous faites cette drôle de tête ?
  
  - Il ne s’agit pas de ça. Vous n’avez donc pas vu la nouvelle en quatrième page ?
  
  - Laquelle ? jeta Trigaux, vaguement inquiet.
  
  Couédic baissa la voix pour annoncer :
  
  - Le délégué... Il a été abattu hier soir rue Suffren.
  
  - Quel délégué ? Celui du syndicat ?
  
  - Mais non, l’autre ! Tenez, lisez en troisième colonne.
  
  Trigaux parcourut l’article d’un œil avide.
  
  ... Un voyageur anglais victime d’une lâche agression... Essuyé les coups de feu tirés par un individu chevauchant une motocyclette. Tué net. Passeport au nom de George Sanders. La police enquête.
  
  Atterré, Trigaux releva les yeux.
  
  - Nom de Dieu, souffla-t-il. Qui a pu faire ce coup-là ?
  
  Hochant la tête, Gaspard Couédic rétorqua :
  
  - Voilà le problème. C’est pourquoi j’ai voulu vous voir d’urgence. Je ne sais plus sur quel pied danser. Une catastrophe.
  
  Oui, une catastrophe, il n’y avait pas d’autre mot. Trigaux s’abîma dans une intense réflexion. Quand ils apprendraient que...
  
  - Enfin, ça ne tient pas debout ! s’écria-t-il soudain, une main sur le front. Les gauchistes n’ont pas pu l’identifier, c’est impossible !
  
  Puis, entraîné par une logique irréfutable, il formula une pensée terrible :
  
  - A moins que nous ayons été trahis par quelqu’un de votre groupe. C’est la seule explication.
  
  L’accusation ne fit pas bondir Gaspard Couédic : il s’était tenu le même raisonnement avant d’arriver. Mais il en rejetait furieusement la conclusion. Il se serait plutôt fait couper le cou que d’envisager une trahison de son frère Alphonse. Ou de n’importe lequel de ses subordonnés, Fauvel y compris.
  
  - Non, rétorqua-t-il, incisif. Ça ne peut pas être l’un de nous, j’en ai la certitude. D’ailleurs, en y réfléchissant, ils ont tous un alibi. Alphonse était au meeting de la salle des Sports, il en est revenu avec un œil poché. Moi, je suis allé chez Fauvel pour dire à Mayeux et à Jérôme que l’enlèvement n’aurait pas lieu ce soir-là, Duchêne ayant déguerpi à Bordeaux dans le courant de l’après-midi, je vous le signale en passant. Reste Vasseur, qui était chargé de le filer et qui, sur mon ordre, est rentré chez lui. Ça, on pourrait le vérifier.
  
  - Je ne prétends pas que le meurtrier se trouve parmi vous, répliqua Trigaux d’une voix contenue. Je suppose seulement que nos adversaires ont été renseignés par quelqu'un ; ce n’est pas pareil.
  
  Le désaccord des deux hommes fit naître une tension. Ils s’avisèrent simultanément qu’un climat de suspicion allait désormais empoisonner l’atmosphère dans tout le réseau.
  
  - Que décidez-vous ? jeta Gaspard, assez braqué. Nous laissons tomber ? Nous continuons ou nous essayons de tirer cette histoire au clair ?
  
  Tourmenté, le directeur de la S.N.O.M.A. se malaxa la joue. Le choix qu’il devait faire serait lourd de conséquences, et il ne pouvait commettre aucune erreur car il aurait des comptes à rendre. De plus, la police allait s’en mêler.
  
  - Ne bougez plus, intima-t-il. Du moins provisoirement. Le terrain devient trop brûlant. Que chacun reste chez soi. Il faut que je fasse le point.
  
  Puis, après un temps, il corrigea :
  
  - Sauf votre frère Alphonse... C’est notre meilleure antenne. Qu’il essaie de sonder des déviationnistes. Je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre en ce moment.
  
  Couédic fut un peu soulagé de constater que Trigaux ne sombrait pas dans une méfiance systématique. Pourtant, Gaspard lui-même ne put se défendre de songer que son chef était le seul dont il ne connaissait pas l’emploi du temps, la veille au soir.
  
  Il se reprocha aussitôt cette idée. Si la mort de Sanders risquait de créer de sérieux embêtements à quelqu’un, c’était bien à Trigaux.
  
  Il se leva, ramassant son attaché-case.
  
  - Bon, c’est entendu, je vais mettre mon équipe en veilleuse, conclut-il. J’attendrai vos instructions.
  
  Puis il s’en alla, laissant son supérieur se débattre dans de noires appréhensions.
  
  Pourtant, Trigaux n’était pas encore au bout de ses peines, ce jour-là. A l’heure du déjeuner, alors qu’il écoutait distraitement les informations sur son transistor, son attention fut soudain mise en éveil par une phrase du journaliste :
  
  La nuit dernière, au Havre, des explosions ont retenti dans le port. On avait cru tout d’abord qu'elles provenaient des installations pétrolières, mais les services de sécurité ont très vile localisé le sinistre : des silos à grain et des élévateurs avaient été plastiqués. Les dégâts sont très importants. Jusqu'à présent, aucune organisation d'autonomistes n'a revendiqué cet attentat.
  
  L'estomac de Trigaux s’était crispé au point qu’il dut précipitamment avaler une gorgée d’eau. Le chargement des navires allait reprendre bientôt, mais les céréales resteraient bloquées !
  
  Un nouveau coup dur... et qui ressemblait étrangement à une seconde riposte des gauchistes.
  
  Un peu égaré, Trigaux s’efforça de reconquérir son sang-froid. Ne pas perdre les pédales, examiner les choses avec un certain recul.
  
  Néanmoins, il ne put plus avaler une bouchée. Tasse de café, cigarette, puis il regagna sa voiture et retourna à la S.N.O.M.A.
  
  Roulant sous un ciel gris dans un décor de grues, de mâts et de cheminées fumantes, il parvint en une dizaine de minutes au quai de la Gironde.
  
  Les bureaux, magasins et entrepôts de la firme couvraient une grande superficie, étaient longés par une voie de chemin de fer courant en bordure du bassin. Toujours habité par ses préoccupations, Trigaux mit sa voiture au parking devant le centre administratif aux grandes baies vitrées.
  
  Il escalada les quelques marches d’un pas rapide, pénétra en coup de vent dans un local où plusieurs dactylos tapaient à la machine.
  
  L’une des secrétaires l’interpella au passage : - Monsieur Trigaux !
  
  - Oui ? fit-il, l’air agacé.
  
  - Il y a quelqu’un pour vous dans la salle d'attente...
  
  - Qui ça ?
  
  - Un policier. L’inspecteur Dupont. Faut-il l’introduire tout de suite ?
  
  Les pensées de Trigaux vacillèrent. Il ne manquait plus que ça !
  
  - Dans cinq minutes, spécifia-t-il en poursuivant son chemin vers le bureau directorial, à l’étage.
  
  Il voulait ce petit répit pour récupérer son calme, mais sa nervosité ne fit que s’accroître. A propos de quoi ce flic voulait-il le voir ? Sanders ou les silos ?
  
  Il s’installa à son bureau, se composa une attitude, alluma un cigare, fit mine de se plonger dans un dossier.
  
  Peu après, le cercle opalin d’un voyant s’alluma au-dessus de la porte capitonnée. Trigaux, inspirant une forte goulée d’air, appuya sur un bouton qui allumait un feu vert à l’extérieur.
  
  L’instant d’après, il vit entrer un grand gaillard au faciès énergique, aux yeux gris, et dont l’expression était parfaitement neutre.
  
  - Bonjour, monsieur Trigaux, dit l’arrivant d’une voix bien timbrée tandis que la secrétaire refermait le battant. Je m’excuse de vous déranger...
  
  Grand seigneur, l’intéressé fit un petit geste de protestation, mais sans bouger de son fauteuil.
  
  - Je suis à votre plus entière disposition, inspecteur, plastronna-t-il. Que puis-je pour vous ? Je ne vous cacherai pas que votre visite me surprend un peu... Asseyez-vous, je vous prie.
  
  Francis Coplan s’affala dans un club.
  
  - Je crains que la raison de cette visite vous surprenne encore davantage lorsque je vous l’aurai dévoilée, articula-t-il d’un ton posé. Pouvez-vous m’éclairer sur la nature de vos relations avec un citoyen britannique nommé George Sanders ?
  
  Le directeur ne broncha pas, encore qu’un vertige fît tourbillonner ses angoisses. Il téta son cigare, fronça les sourcils comme pour scruter sa mémoire, puis il murmura, concentré :
  
  - Sanders... Ah oui ! Cet Anglais m'a téléphoné il y a quelques jours pour me proposer des engins de levage Matheson et Conway. Il m’a demandé un rendez-vous, mais je lui ai répondu que je ne pourrais donner aucune suite à ses offres en raison du marasme économique qui sévit actuellement.
  
  Une bonne réponse, jugea Trigaux, satisfait de son improvisation. Si la police avait établi une corrélation, c’est que Sanders avait dû noter son nom sur un calepin. Une faute stupide.
  
  Coplan regarda fixement son interlocuteur.
  
  - Vous mentez, accusa-t-il à mi-voix.
  
  Interloqué, le quadragénaire eut un léger haut-le-corps.
  
  - Mais je vous...
  
  - Ne vous fatiguez pas, coupa Francis, décontracté. Je le sais, que vous mentez. Très habilement, du reste, et je vous tire mon chapeau. D’autant plus que vous n’ignorez certainement pas que Sanders a été descendu hier soir.
  
  Le teint de Trigaux se décolora. Désemparé, il serra les mâchoires. Le ciel lui tombait sur la tête.
  
  Conscient d’avoir semé dans l’esprit de son interlocuteur une confusion suffisante pour troubler sa lucidité, Coplan poursuivit :
  
  - Relaxez-vous, je ne suis pas un policier. Je suis la doublure de Sanders, le remplaçant qui reste dans l’ombre pendant qu’un agent accomplit une mission hasardeuse. Le délégué m’avait tenu au courant, mais nous n’avions plus eu de contact depuis avant-hier. Vous y êtes ?
  
  Une bouffée de chaleur monta au front de Trigaux, tandis qu’une énorme sensation de soulagement le parcourait tout entier.
  
  - Bon Dieu ! proféra-t-il. Vous êtes donc du même bord... Vous m’avez fichu une sacrée trouille !
  
  Coplan afficha un sourire bienveillant, retira une cigarette de son paquet de Gitanes.
  
  - Je voulais voir comment vous réagiriez, expliqua-t-il. Après ce qui s’est passé, je dois être prudent. Pas besoin de vous faire un dessin : il y a un traître dans votre réseau.
  
  Le directeur reprit son souffle. Il avoua, déprimé :
  
  J’ai abouti à la même conclusion ; c’est pourquoi j’ai décidé ce matin même d’arrêter les frais. La consigne est de faire le mort jusqu’à nouvel ordre.
  
  - Ça ne vous mènera pas loin, souligna Francis. Vous avez dû entendre comme moi que les silos de blé ont été dynamités la nuit dernière. La situation est donc pire qu’auparavant. Et vous allez vous croiser les bras ?
  
  Trigaux plaida :
  
  - J’y suis forcé. Nous sommes paralysés, puisque nous obéissions aux directives de votre collègue. Mais si vous prenez la relève, je ne demande pas mieux que de vous suivre. Que proposez-vous ?
  
  Coplan, se grattant le cou, posa un pied sur le bureau.
  
  - Il fallait que je vous voie en premier lieu, car je ne possède pas toutes les données. Sanders préméditait de faire kidnapper Duchêne, je présume ?
  
  - Oui, mais le type a filé à Bordeaux hier après-midi. Donc, de ce côté-là, nous sommes obligés d’attendre.
  
  - Qui devait se charger de la besogne ?
  
  - Couédic.
  
  - Alphonse ? s’étonna Coplan.
  
  - Non, Gaspard, son frère.
  
  Francis exhala de la fumée. Il en apprenait de belles. Le casseur faisait partie de la bande...
  
  Coplan changea de sujet :
  
  - Qui savait que Sanders dînait tous les soirs chez Langlois ?
  
  Trigaux décela de la suspicion dans la voix de son visiteur.
  
  Moi, tout d’abord, reconnut-il. Mais je n’étais sans doute pas le seul.
  
  Qui d’autre ?
  
  Eh bien... Gaspard. Et il a pu en toucher un mot à ses équipiers. A son frère, aussi.
  
  - Ça fait beaucoup de monde, grogna Coplan, désapprobateur. Or il est clair que le crime a été commis par quelqu’un qui connaissait le trajet qu’allait accomplir Sanders pour rentrer à l’hôtel. D’accord ?
  
  Trigaux ne put que l’admettre.
  
  - Donc, enchaîna Francis, une menace planera sur vous tous tant que le coupable ou son informateur n’auront pas été démasqués.
  
  Le directeur opina derechef. Après un temps d’hésitation, il se résolut à confier ce qui lui pesait sur le cœur :
  
  - Pour moi, le suspect tout désigné, c’est Alphonse Couédic. Ce type nage entre deux eaux, il est le seul à avoir un pied dans chaque camp. A notre profit, jusqu’à présent : il nous a fourni pas mal de tuyaux intéressants. Mais sait-on jamais... Je me suis bien gardé, cependant, d’exprimer ma méfiance à Gaspard.
  
  - Selon vous, Alphonse pourrait avoir une âme de vendu ?
  
  Embarrassé, Trigaux écarta les bras.
  
  - Je ne vois personne d’autre...
  
  Coplan, ramenant son pied sur le sol, éteignit son mégot et déclara d’un ton résolu :
  
  - A moi de jouer, maintenant. Primo : je n’existe pas, vous m’entendez ? Pas un mot à quiconque sur cette entrevue, c’est primordial. Secundo : ne modifiez pas votre programme jusqu’à ce que je vous fasse signe.
  
  Docile, Trigaux fit un signe d’assentiment.
  
  Coplan se remit debout.
  
  - Quelle est l’adresse de Gaspard Couédic ? s’enquit-il négligemment.
  
  - 73 rue Lafayette, à Sanvic.
  
  - A.-t-il le téléphone ?
  
  - Oui, le 24.32.51.
  
  Dirigeant à nouveau un regard scrutateur sur le chef d’entreprise, Francis répéta :
  
  - J’insiste : ne prenez aucune initiative, notre sécurité à tous deux en dépend.
  
  Puis il sortit du bureau et redescendit, l’allure nonchalante.
  
  Bien embêtant, que le nommé Duchêne eût pris le large. Coplan s’installa dans sa voiture et mit le contact. Il se dit qu’il pouvait marcher sur la corde raide, mais pas longtemps.
  
  Tourain allait être informé officiellement de la mort de Sanders par la filière administrative normale ; cela ne durerait pas plus de deux ou trois jours. Alors il bondirait.
  
  Coplan regagna le centre, remonta vers le faubourg de Sanvic. A proximité du Fort de Tourneville, il s’arrêta pour étudier le plan de ville glissé dans la pochette de portière. Puis il alluma une cigarette et embraya.
  
  La poussée grandissante de groupuscules gauchistes de tendances diverses, dans le monde entier, n’intéressait les polices que dans la mesure où leurs activités menaçaient le pouvoir établi et débouchaient sur des attentats terroristes. Mais, dans les Services Spéciaux, on ne semblait jamais s’être demandé si ces mouvements disparates téléguidés par un échelon supérieur, unique, ne participaient pas, volontairement ou non, à un dessein prémédité.
  
  Coplan pressentait que c’était l’occasion rêvée pour en avoir le cœur net, que le Vieux y crût ou pas.
  
  Patrouillant dans le secteur de la maison des Couédic, il la distingua parmi les autres, à peu près semblables et aussi anciennes, épargnées par les bombardements qui avaient détruit une grande partir du Havre en 1944.
  
  Lorsqu’il se fut assuré que la bâtisse ne faisait pas l’objet d’une surveillance, il retourna au Normandie.
  
  
  
  
  
  Gaspard était occupé à préparer le dîner quand il entendit le cyclomoteur d’Alphonse. La pétarade s’éteignit devant la porte d’entrée.
  
  Alphonse, après avoir poussé sa vieille « Rallye » Peugeot dans le vestibule, pénétra dans la cuisine enfumée.
  
  - Salut. Qu’est-ce qu’on bouffe ? s’enquit-il en humant l’air.
  
  - Sardines, bifteck et salade, dit Gaspard. Sers-nous un coup de blanc. Tu l’as vu, Fabre ?
  
  - Ouais.
  
  - Et alors ?
  
  Alphonse, dont l’œil bleu virait au vert, ôta le bouchon d’une bouteille de Muscadet et répondit en versant le vin :
  
  - Fabre ? Il se marre. Le plasticage des silos et des élévateurs, il trouve ça génial.
  
  Gaspard détourna la tête vers son frère.
  
  - Et c’est tout ? questionna-t-il.
  
  - Non. Paraît que Duchêne revient déjà demain matin. En dehors de ça, Fabre a vomi les communistes du syndicat, a traité de cons et de lavettes tous ceux qui avaient voté la reprise et a espéré que l’attentat contre les silos donnerait des idées aux gars des autres ports.
  
  - Tu n’as pas eu l’impression qu’il était dans le coup ?
  
  Ils burent tous deux une gorgée. Alphonse, ensuite, se frotta la figure, émit sur un ton soucieux :
  
  - Je n’ai pas pu lui arracher un mot là-dessus, figure-toi. De plus, il m’a vaguement semblé qu’il se payait ma tête... Oh ! d’une façon très ambiguë !
  
  Gaspard se rembrunit.
  
  - Tu crois ?
  
  Alphonse plissa les yeux en faisant crisser sa barbe, marmonna :
  
  - Je ne sais pas si c’est la mort du délégué qui me flanque les jetons, mais je ne me sens pas à l’aise. Si quelqu’un nous tire dans le dos, je suis le plus exposé. Tu réalises ?
  
  Gaspard retira du feu la poêle dans laquelle cuisait la viande.
  
  - J’y ai pensé, convint-il en ajoutant un filet d’eau à la sauce. Mais c’est valable pour moi aussi.
  
  Ils s’attablèrent ; Alphonse reprit :
  
  - Supposons que je sois grillé chez les mecs d’en face... Je me fais peut-être des idées, mais...
  
  La sonnerie du téléphone, à l’étage au-dessus, les fit tressaillir. Ils se regardèrent.
  
  - Tu attendais un coup de fil maintenant ? dit le barbu.
  
  - Non.
  
  Gaspard se leva, sortit de la pièce et monta quatre à quatre. Un peu essoufflé, il décrocha.
  
  - Monsieur Gaspard Couédic ? s’informa une voix masculine.
  
  - Oui.
  
  - Il faudrait que je vous voie au plus tôt pour une affaire concernant le Grand Hôtel. Ce soir si possible.
  
  Gaspard frémit.
  
  - Qu'est-ce que j’ai à voir avec cet hôtel ? maugréa-t-il. Et d’abord, qui êtes-vous ?
  
  - Vous l’apprendrez bientôt. Je suis là pour vous aider à résoudre un problème qui vous tracasse beaucoup, votre frère et vous. Venez à neuf heures au quai George-V. Vous apercevrez une Citroën CX2200 bleu métallisé en stationnement à proximité de l’hôtel Normandie. Je vous attendrai dans la voiture.
  
  Pris de court, Gaspard ne sut que répondre. Puis, flairant du louche, il articula :
  
  - Désolé, je n’ai pas de temps à perdre.
  
  - Dispensez-moi de venir chez vous, ce serait imprudent. Vous n’avez rien à craindre et tout à gagner.
  
  - Je n’en ai rien à foutre ! lança Gaspard.
  
  Mais l’autre avait déjà coupé la communication. Songeur et troublé, Gaspard raccrocha également, redescendit à la cuisine.
  
  - C’était quoi ? demanda Alphonse en considérant l’expression absente de son frère.
  
  - Merde ! fit ce dernier. Je finirai par croire à la transmission de pensée. Un type qui n’a pas voulu me dire qui il était m’a fixé un rendez-vous tout à l’heure, au quai George-V. Et il a l’air foutrement renseigné.
  
  Une expression méfiante contracta les traits d’Alphonse.
  
  - Sur quoi ? s’enquit-il avant de lamper le contenu de son verre.
  
  - Sur tout ce qui nous concerne. Il a parlé du Grand Hôtel et des questions qu’on se pose, toi et moi.
  
  Encore plus soucieux, Alphonse prononça :
  
  - Eh bien ! mince !... D’où sort-il, ce mec-là ?
  
  - C’est précisément ce que je me demande. Cette voix-là, je ne l’ai jamais entendue, j’en suis sûr. Le type sait ce qu’il veut et il n’a pas l’air méchant, d’ailleurs.
  
  Alphonse posa son couvert sur son assiette. Il n’avait plus faim.
  
  - Et si c’était l’assassin du délégué ? avança-t-il, tendu. Son rendez-vous, c’est peut-être un traquenard. Il t’a bien ferré, avec son hameçon. Et toi, patate, tu vas y aller, non ?
  
  - Je ferais bien, estima Gaspard. Au moins, cela nous donne une chance d’y voir plus clair. En revanche, si je n’y vais pas, ça ne résoudra rien. Nous aurons un mystère de plus sur les bras.
  
  - Vas-tu avertir Trigaux ?
  
  - Pas question, il est vert de trouille. Il m’interdirait de bouger.
  
  - Tu ne comptes pas y aller seul, quand même ?
  
  - Bien sûr que non... Je ne vais pas me laisser piéger, rassure-toi. Mais il faut que je sache ce que ce type a dans le ventre.
  
  Puis, sur un ton déterminé :
  
  - Cavale chez Mayeux et explique-lui ceci...
  
  Alphonse l’interrompit d’un geste :
  
  - Minute ! Suppose que ton gars soit un flic ? Qu’il essaye de t’avoir ? Ta venue au rendez-vous serait déjà le signe que tu trempes dans des histoires pas catholiques.
  
  Un silence plana. Cette hypothèse n’était pas si saugrenue, dans le fond. Néanmoins, Gaspard secoua la tête et répondit :
  
  - Non, je ne le pense pas. Si quelqu’un m’avait dénoncé, on serait venu m’embarquer en douce. Ce n’est pas dans leurs manières, aux poulets, de se manifester avant de te tomber dessus.
  
  - Bon, démerde-toi, bougonna Alphonse, sachant qu’il n’entamerait plus la volonté de son frère. Qu’est-ce que je vais lui raconter, à Mayeux ?
  
  - Voilà, dit Gaspard. Écoute-moi bien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  A travers le pare-brise de sa voiture, Coplan apercevait la perspective déserte du quai longeant le bassin du Commerce et de la place Gambetta. Dans le rétroviseur, il pouvait observer les rares véhicules arrivant de l’arrière. Cette partie du Havre, qui n’est déjà pas riante le jour, devient franchement lugubre le soir. Pas d’enseignes lumineuses, un décor inhospitalier empreint de rudesse.
  
  La radio de bord jouait en sourdine. Coplan s’était muni, à toutes fins utiles, d’un pistolet militaire de fabrication polonaise, un Radom 9mm. Il était persuadé que Couédic ne résisterait pas à l’envie d’identifier l’auteur du coup de téléphone.
  
  Un piéton engoncé dans une canadienne au col de fourrure relevé dépassa la berline occupée par Francis. Il marchait d’un bon pas. Lorsqu’il eut dépassé l’entrée de l’hôtel Normandie, il fit soudain demi-tour.
  
  « Voilà le client », paria Coplan avec lui-même.
  
  Il ne s’était pas trompé : l’inconnu, parvenu près de la portière, se pencha et l’ouvrit, dévisagea froidement le conducteur.
  
  Coplan porta la main à la clef de contact.
  
  - Non, dit Gaspard, sur ses gardes. Je préfère que nous restions là. Que me voulez-vous, au juste ?
  
  Coplan abaissa légèrement sa vitre pour jeter son mégot sur la chaussée.
  
  - A vous, rien, déclara-t-il. C’est après l’assassin de Sanders que j’en ai. Vous donneriez gros pour savoir qui c’est, non ?
  
  - Qu’est-ce qui a pu vous faire croire ça ?
  
  Francis haussa les épaules, l’air excédé.
  
  - Ne jouez pas au plus fin avec moi, ce n’est pas la peine. J’ai vu Trigaux. Inutile de compter sur la police pour qu’elle attrape le coupable, elle croit dur comme fer que Sanders n’était qu’un modeste représentant de commerce britannique. Vous et moi, nous savons qu’il avait une autre activité. Votre frère Alphonse le sait également.
  
  Les traits de Gaspard se durcirent dans la pénombre.
  
  - Que voulez-vous insinuer ? gronda-t-il.
  
  - Moi ? Rien du tout. J’énonce des faits. Trigaux et vous deux, vous connaissiez l’itinéraire que Sanders devait suivre pour rentrer à son hôtel après avoir dîné au restaurant Langlois. Qui d’autre était au courant ?
  
  Gaspard Couédic était partagé entre l’effarement, l’inquiétude et la curiosité.
  
  - Mais qui êtes-vous donc ? questionna-t-il sourdement.
  
  - Un renfort envoyé de Paris pour vous dépanner, jeta Coplan. C’est pourquoi je ne tenais pas à me pointer chez vous. Comme je dois prendre la relève, j’aimerais comprendre ce qui s’est passé, vous pigez ?
  
  Le Havrais laissa échapper un soupir. Ce grand escogriffe sortant du néant, mais parfaitement édifié sur l’articulation du réseau, ne pouvait être qu’un spécialiste du Service, indubitablement.
  
  - En somme, vous soupçonnez l’un de nous ? avança-t-il avec une grimace d’amertume.
  
  - Vous n’avez pas répondu à ma question : qui d’autre savait que mon collègue dînait chez Langlois ? Soyez coopératif, au moins !
  
  Une crainte supplémentaire envahit Couédic.
  
  - Personne, que je sache, concéda-t-il, enroué. Mais, bon sang, croyez-moi, je me casse la tête sur cette énigme. Quand vous avez appelé, ce soir, mon frère et moi étions en train de nous demander comment sortir de cette impasse car, le comble, c’est qu’Alphonse a le sentiment d’être tenu à distance par les gauchistes...
  
  Puis, anxieux :
  
  - Enfin, pour quelle raison aurions-nous descendu Sanders ? A qui cela pouvait-il créer des embêtements, sinon à nous ? Vous n’avez pas le droit de suspecter notre loyauté à la cause, nous en avons donné mille preuves ! Et nous avons ponctuellement obéi aux ordres du délégué.
  
  - Je le sais. Mais je tâche d’y voir clair, dit Coplan. Pas plus que vous, je ne distingue pourquoi on a liquidé Sanders. Cependant, une coïncidence m’a frappé : il a été exécuté après avoir pris la décision de faire enlever Duchêne. Ne serait-ce pas ce projet-là qu’on a voulu torpiller ?
  
  Déconcerté, Gaspard murmura :
  
  - J’avoue que je n’avais pas fait le rapport... Quoi qu’il en soit, on en revient au même point : le meurtrier a été informé. Par qui ?
  
  - Il n’y a qu’un moyen de le découvrir : montez l’opération.
  
  - Hein? fit l’agent tout en décochant un regard acéré à Francis. En d’autres termes, vous voulez vérifier si on ne va pas me tirer dessus, à mon tour ?
  
  - Exactement. Mais j’assumerai votre protection.
  
  - Non, je regrette, je ne marche pas, décréta Gaspard. D’ailleurs, ce serait en contradiction avec les instructions que j’ai reçues de mon chef. Il me faudrait son accord.
  
  - Voilà précisément l’erreur à ne pas commettre, émit Coplan. Vous ne trouvez pas bizarre que Trigaux vous ait prescrit de remettre tout au point mort ? Logiquement, après le meurtre, il aurait dû vous engager à capturer Duchêne, plus que jamais. Et moi, il m’aiguille vers votre frère...
  
  Le sang de Couédic ne fit qu’un tour.
  
  - Le faux jeton ! fulmina-t-il, outré. A moi, il m’a dit au contraire qu’Alphonse devait continuer à fréquenter les copains de Duchêne pour recueillir des indices. A quoi joue-t-il ?
  
  - Je ne lui ai pas dévoilé mes intentions, naturellement, reprit Coplan. Je l’ai invité à se tenir tranquille. Il est donc neutralisé. Nous verrons ce qui se produira.
  
  Gaspard médita, se rappelant le soupçon qui l’avait effleuré lors de sa conversation du matin avec Trigaux.
  
  - Duchêne revient au Havre demain matin, signala-t-il. Il me faudrait un délai de 24 heures.
  
  Coplan retirant une cigarette de son paquet de Gitanes, Couédic lui saisit vivement le poignet :
  
  - Ne fumez pas. Attendez que je vous aie quitté.
  
  - Vous ne supportez pas le tabac ?
  
  - Si, mais... j’avais pris des précautions pour le cas où notre entretien tournerait mal. La lumière d’un briquet alerterait mes camarades postés aux alentours.
  
  Coplan eut un demi-sourire.
  
  - Poursuivez, invita-t-il en rengainant le paquet. Il vous faut donc 24 heures pour préparer l’affaire ?
  
  - A peu près, opina Gaspard. J’avais déjà monté un scénario. Il reste à le fignoler et à instruire l’équipe. Appelez-moi demain au bar Ouessant, vers six heures du soir. Quel est votre nom de code ?
  
  Troyen, dit Francis. Comme les habitants de Troie.
  
  Salut, fit Couédic. Je file. J’avais dit que je ne resterais pas plus de dix minutes. Au-delà, cela signifierait que vous êtes de la police. A demain !
  
  
  
  
  
  Il faisait encore nuit et la température était voisine de zéro lorsque Léon Duchêne sortit de chez lui pour se rendre à l’arrêt du car.
  
  Ça recommençait, l’esclavage quotidien. Et, pendant un temps, il y aurait intérêt à filer doux. Après l’échec de la grève, les staliniens allaient reprendre le haut du pavé, chapitrer les militants et mener la vie dure aux déviationnistes.
  
  Au coin de la rue, deux motocyclistes bavardaient en fumant une cigarette, très détendus. Leurs casques miroitaient sous l’éclairage d’un lampadaire. Ils avaient dû laisser leurs machines dans la rue transversale.
  
  Tout en se rapprochant d’eux, la démarche pesante, le docker se rappela l’incident qui était survenu à Gauwers quelques jours plus tôt. Si par hasard ces deux gars-là méditaient de lui flanquer une dérouillée, ils trouveraient à qui parler. Duchêne avait une confiance outrecuidante dans sa vigueur physique et la bagarre ne l’effrayait pas.
  
  Feignant une parfaite nonchalance, il parvint au croisement et regarda de part et d’autre avant de traverser, non sans décerner un coup d’œil oblique aux lascars qui discutaient toujours avec jovialité. Il vit un piéton qui, arrivant par l’autre rue, venait dans sa direction. Or cet homme engoncé dans une canadienne au col relevé affichait un sourire bizarre ; il tira soudain de sa poche un poing armé d’un browning de petit calibre.
  
  - File-moi ton pognon, vieille cloche, intima-t-il en fixant le docker dans le blanc des yeux.
  
  Une bouffée de sang monta au mufle de Duchêne. Une fraction de seconde, il oublia les deux motards. Ceux-ci lui paralysèrent chacun un bras avec une dextérité imparable de judokas ceinture noire. L’homme armé, pointant son browning vers la figure congestionnée de Duchêne, appuya sur la détente. Un liquide, vaporisé à forte pression, fusa.
  
  Le fluide glacial qui envahit les yeux, les narines et la bouche du colosse obnubila tout à la fois ses velléités de résistance et sa lucidité. Les jambes molles, aveuglé, trébuchant, Duchêne fut entraîné de vive force vers une voiture en stationnement à quelques mètres de là. Ses agresseurs l’y enfournèrent sans ménagement, puis la berline s’ébranla, franchit le carrefour.
  
  L’inconnu au pistolet, resté sur place, promena un coup d’œil circulaire. L’affaire s’était déroulée en moins de dix secondes et sans autre bruit qu’un claquement de portière. Aucun témoin.
  
  Du moins, en dehors de Troyen, planqué dans une encoignure, et qui serait intervenu si Gaspard avait été attaqué par-derrière pendant qu’il se dirigeait vers Duchêne.
  
  Gaspard fit un geste rassurant à l’intention de son protecteur invisible, puis il entreprit de faire le tour du pâté de maisons. Sa montre marquait six heures quarante. Tout en marchant, il remplaça par une capsule pleine celle dont il venait d’utiliser le contenu, reglissa le pistolet de défense dans sa poche.
  
  Il parcourut tranquillement le quadrilatère, satisfait de tenir enfin Duchêne en son pouvoir. De toute manière, ce salaud allait payer pour ses provocations passées. Des agitateurs de son acabit étaient plus pernicieux et plus néfastes, pour Moscou, que les réformistes bourgeois.
  
  Vers six heures moins cinq, Gaspard nota que la vieille 404 pilotée par Jérôme se trouvait au rendez-vous, presque en face du domicile du docker. Il y avait de la lumière à l’étage. Gaspard appuya sur la sonnerie.
  
  Un petit bout de femme, enveloppée d’un peignoir défraîchi, vint entrebâiller la porte. Décoiffée, la mine interrogative, elle avait un visage déluré, de grands yeux bruns et des lèvres charnues.
  
  Gaspard lui parla sur un ton embarrassé :
  
  - Madame Duchêne ? Votre mari a été victime d’un malaise à l’arrêt de l’autobus. On l’a transporté dans une pharmacie. Pourriez-vous venir ?
  
  Stupéfaite, elle balbutia :
  
  - Qu’est-ce qu’il a eu ? Un infractus ?
  
  Dans son esprit, seul ce mal redoutable avait pu terrasser aussi subitement son colosse de mari.
  
  - Peut-être pas, dit Gaspard, l’air incertain.
  
  Enfin, on ne sait jamais... Couvrez-vous, il fait froid. Je vais vous conduire dans ma voiture.
  
  - Un instant, j’arrive.
  
  Elle ne repoussa pas complètement la porte, s’éloigna d’un pas pressé. Puis, très vite, elle revint, ayant glissé ses pieds nus dans des mocassins et enfilé un manteau par-dessus son peignoir. Elle referma le battant à clef avant d’emboîter le pas à son guide.
  
  Montée dans la 404, elle s’étonna fugitivement de voir un autre homme au volant. Gaspard s’était assis à côté d’elle. Jérôme embraya et la voiture partit.
  
  Au premier croisement, elle bifurqua vers la droite.
  
  - L’arrêt du car, c’est dans l’autre sens, indiqua aussitôt la jeune femme, pétrie d’anxiété.
  
  - Oui, je sais, répondit Jérôme en accélérant.
  
  Gaspard immobilisa soudain d’une main ferme les poignets de la passagère et exhiba son browning.
  
  - Du calme, conseilla-t-il. Votre époux n’est pas dans une pharmacie, mais vous allez le rejoindre. Ne m’obligez pas à vous endormir, il me suffirait d’appuyer sur la détente.
  
  Interloquée, elle ouvrit la bouche pour protester puis, se maîtrisant, elle bégaya :
  
  - Mais... ça veut dire quoi, tout ça ?
  
  - Vous le saurez bientôt, promit Gaspard en maintenant toujours les poignets de sa voisine dans son giron. Ne bougez surtout pas et n’essayez pas de crier.
  
  Simultanément, de son autre main, il poussait le canon de son arme dans le flanc de la prisonnière tout en la fixant avec sévérité.
  
  La course à travers les rues obscures se poursuivit pendant quelques minutes. A distance, une voiture aux lanternes allumées filait la 404. Gaspard Couédic, moins crispé depuis qu’il avait embarqué sa seconde prise, observait par la vitre arrière les mouvements de la CX de Troyen. Il n’y avait pas eu la moindre anicroche.
  
  Ceci semblait prouver qu’ils avaient été bien inspirés de ne pas prévenir Trigaux...
  
  Gaspard ordonna soudain à la jeune femme :
  
  - Baissez-vous, la tête sur les genoux. Vous ne devez pas voir l’endroit où nous allons vous emmener.
  
  Il la prit par la nuque et la contraignit de se courber, la tint solidement.
  
  La voiture roula encore quelques minutes, stoppa finalement devant le pavillon de Fauvel. Jérôme ouvrit la portière. L’aube ne se levait pas encore.
  
  Gaspard propulsa rapidement la captive à l’intérieur de la maison, la conduisit vers le sous-sol. Dans la cave, il l’entraîna vers un escalier en béton menant à un niveau encore inférieur.
  
  Ils débouchèrent dans un local bien éclairé où Duchêne, encore hébété mais reprenant conscience, était attaché debout, les bras en croix, à des anneaux de fer rivés dans le mur.
  
  En outre, il y avait là Mayeux et Vasseur, débarrassés de leur casque, et Alphonse, dont les traits reflétèrent une satisfaction cynique à la vue de la prisonnière.
  
  L’apparition de sa femme provoqua chez Duchêne un sursaut de fureur.
  
  - Saligauds ! proféra-t-il en se débattant, les yeux exorbités.
  
  Jérôme, puis Troyen, descendirent à leur tour dans le local, et ensuite Fauvel rabattit une trappe dissimulant le réduit souterrain.
  
  Duchêne dévisagea successivement ses adversaires. Tous des inconnus, sauf Alphonse. Il grinça :
  
  - Tu es là, ordure... Tu nous vendais et je ne voulais pas le croire ! Je te recevais chez moi comme un frère...
  
  Coplan dit à Gaspard Couédic :
  
  - Cuisinez-le.
  
  Le chef de groupe expédia d’une poussée la prisonnière vers ses lieutenants, Mayeux et Vasseur, qui l’immobilisèrent les mains dans le dos, puis il apostropha le gauchiste :
  
  - Qui t’a tuyauté, au sujet d’Alphonse ?
  
  Apoplectique, l’interpellé fit un effort terrible pour se dominer. La présence de sa compagne le désarçonnait. Seul, il eût été moins vulnérable.
  
  - Grouille, maugréa Gaspard. On n’est pas là pour poireauter.
  
  Le docker serra les dents, puis il lâcha :
  
  - Gauwers.
  
  Alphonse, l’air excédé, haussa les épaules et dit à ses camarades :
  
  - Gauwers est bien trop con pour m’avoir détecté...
  
  Duchêne clama :
  
  - Il n’y a qu’à toi qu’il avait décrit sa tournée, salopard ! Total, deux mecs l’ont intercepté, ont déchiré ses tracts et transformé sa Honda en un tas de ferraille !
  
  Alphonse tourna la tête vers Gaspard et Troyen.
  
  - Il ment, affirma-t-il. Il cherche à couvrir quelqu’un d’autre. Je n’avais plus vu Gauwers depuis huit jours, tu le sais bien, Gaspard.
  
  Ce dernier prévint Duchêne :
  
  - Ne te figure pas que tu vas nous bourrer le crâne comme à tes anarchistes. Cite un nom, le vrai, et on te relâchera.
  
  - Quel nom ? fit l’autre, l’air abruti.
  
  Gaspard inspira, les muscles de son visage se tendant sur ses maxillaires. Puis il précisa, avec une fausse patience :
  
  - Celui du type de chez nous qui t’a parlé d’un nommé Sanders, qui a fourni son signalement, indiqué qu’il dînait tous les soirs chez Langlois et qu’il fallait le faire supprimer.
  
  Le docker, ébahi, considéra tous les assistants.
  
  - Vous m’emmerdez ! grommela-t-il. Je ne comprends rien à votre cirque... Si vous cherchez un prétexte pour me flanquer une dégelée, allez-y. Mais ne posez plus des questions idiotes.
  
  Il paraissait si sincère que Couédic et ses hommes furent effleurés par un doute. Idéologiquement, Duchêne était certes un adversaire acharné, un maoïste de la pire espèce, mais il n’existait aucun indice précis permettant de l’impliquer dans le meurtre du délégué.
  
  La voix de Troyen s’éleva dans le silence :
  
  - Vous êtes peut-être mieux renseigné au sujet d’une certaine Patricia Mayfield ?
  
  Les membres de l’équipe d’action, surpris d’entendre prononcer par le successeur de Sanders un nom à consonance anglo-saxonne, dressèrent l’oreille. Sylvie Duchêne braqua sur son mari un regard suspicieux. Quant au docker, il tourna vers Coplan un faciès éberlué.
  
  - De quoi ? fit-il, moins assuré.
  
  - La fille avec laquelle vous avez bu un verre au bar du Grand Hôtel, spécifia Coplan. La veille de votre départ à Bordeaux.
  
  La figure tannée du docker se décolorait. Il ne parvenait pas à inventer une réplique appropriée.
  
  Coplan, adossé au mur, les mains dans les poches, dit à Gaspard :
  
  - Tabassez-le.
  
  Le chef de groupe ne se le fit pas répéter. Il avança, gratifia le détenu de deux crochets rageurs au creux de l’estomac. Si les bras de Duchêne ne l’avaient pas retenu, il se serait plié en deux, le souffle coupé. Gaspard lui envoya des directs à la face, qui firent tressauter la lourde caboche du destinataire. Puis il se recula d’un pas et expédia le bout de sa chaussure dans les parties génitales du malabar, lui arrachant un premier grognement de souffrance. Puis il visa les rotules, shoota comme s’il marquait un penalty.
  
  Jamais on n’eût soupçonné le calme Gaspard de pouvoir se déchaîner avec une pareille sauvagerie. Il martelait sa victime avec une froide détermination, plus pour régler un vieux compte personnel que dans l’intention de briser les ressorts moraux du docker.
  
  La femme, muette et fascinée, assistait sans comprendre à cette vigoureuse correction. Elle avait toujours été impressionnée par la force herculéenne de son époux, et voilà qu’il prenait une énorme raclée sans parvenir à briser ses liens.
  
  Gaspard, s’arrêtant pour respirer, gronda :
  
  - Maintenant vas-y, connard. Déballe.
  
  Duchêne, les traits convulsés, rouvrit les yeux.
  
  Son expression haineuse aurait terrifié n’importe qui s’il n’avait été enchaîné.
  
  Sa femme l’interpella :
  
  - Léon, explique-toi ! Ces types sont fous ! Tu n’as jamais mis les pieds au Grand Hôtel, quand même ?
  
  Coplan intervint, sarcastique :
  
  - Mais si, qu’il y est allé ! Souvenez-vous, le jour où il s’est mis en frais... Il a rencontré une Américaine de 24 ans, plutôt bien balancée, lui a fait du baratin pendant une heure ; après, je ne sais pas ce qu’ils ont fabriqué ensemble. Mais il va nous le dire, ça je vous le promets !
  
  Duchêne vit sa femme changer de couleur. Elle reporta sur lui des yeux chargés de colère.
  
  - Réponds donc, si c’est pas vrai !
  
  Il lécha ses lèvres tuméfiées, haletant comme un animal traqué. Son accablement estompait les douleurs physiques. Impossible de nier, désormais.
  
  - Vas-tu parler ? glapit Sylvie, hors d’elle. Espèce de lâche ! On se prive de tout pour tes conneries politiques, et toi tu t’envoies en cachette des putains bourrées de fric !
  
  - C’est pas vrai, répliqua-t-il bêtement.
  
  - Non ? Alors, pourquoi tu l’as vue ?
  
  Il se passa soudain quelque chose d’étonnant. La femme voulut-elle, pour sa propre sécurité, se désolidariser de son mari, ou bien voulut-elle réellement l’acculer à dire la vérité ? Toujours est-il qu’elle articula, à l’adresse de ses deux gardiens :
  
  - On va bien voir s’il va continuer à se taire... Baisez-moi devant lui.
  
  Une curieuse tension régna dans la pièce. Tout le monde était ahuri. Gaspard lui-même, qui avait jugé utile de capturer l’épouse du docker pour le faire chanter le cas échéant, en resta médusé.
  
  Duchêne éructa :
  
  - Vous n’allez pas l’écouter, non ? Foutez-lui plutôt des torgnoles, elle divague.
  
  - Comment ? vitupéra Sylvie, ulcérée. Tu me ferais encore battre, par-dessus le marché ? Attends...
  
  Elle se dégagea des mains de Mayeux, qui ne la retint pas. Émoustillé, il fit un clin d’œil à Vasseur. Elle n’était pas mal du tout, cette gonzesse. Même cueillie au saut du lit, elle avait une odeur fruitée de brugnon.
  
  Elle ôtait précipitamment son manteau, le jetait par terre, dénouait son peignoir. Alphonse, l’ayant vue souvent chez elle, s’était dit plus d’une fois qu’il aurait aimé la voir à poil. Il observa Gaspard du coin de l’œil, guettant sa réaction. Son frère ne paraissait pas disposé à interrompre le strip-tease. Et Troyen, les bras croisés, semblait attendre un sursaut de Duchêne.
  
  Un rien de vulgarité dans la physionomie de la jeune femme, ainsi que son intention proclamée d’offrir son corps à quelqu’un, attisait sournoisement le désir des hommes qui l’entouraient. Avec décision, elle souleva de ses mains croisées le bord de sa chemise de nuit, le retroussa jusqu’à son cou et fit passer le léger vêtement par-dessus sa tête, la secoua pour faire retomber les boucles de sa chevelure sur ses épaules nues.
  
  - Rincez-vous l’œil, les gars, marmonna-t-elle, railleuse. Toi aussi, Alphonse. Ne te prive pas. Je le sais, que tu m’as reluquée souvent. Alors, à qui le tour ?
  
  Elle pivotait complaisamment sur elle-même, les bras écartés, en arborant une expression de défi. Sa taille mince, ses seins provocants, le bombé délicat de son ventre léché par une fine toison, le profil joufflu de ses fesses ou le galbe de ses cuisses polarisaient l’attention concupiscente de tous les assistants. Mais aucun d’eux ne fit un geste pour la toucher.
  
  Duchêne, le front buté, furibond et les prunelles étincelantes, s’obstinait à garder le silence.
  
  Personne ne répondant à son invite, Sylvie jeta son dévolu sur son gardien le plus proche, Mayeux : se haussant sur la pointe des pieds elle se colla contre lui, l’enlaça et l’embrassa sur la bouche, longuement, en lui décernant de petits coups de langue pervers.
  
  Les mains de l’homme se refermèrent brusquement sur les flancs satinés de la fille. Les sens fouettés, il pétrit la chair douce et chaude qu’il sentait sous ses paumes. Alors Sylvie, sa bouche ouverte toujours plaquée sur celle du jeune gars, et percevant à travers l’étoffe du pantalon une rigidité naissante, entreprit de stimuler son érection.
  
  Duchêne, dont le cœur battait la chamade, émit un grognement d’indignation lorsqu’il vit la main de sa femme libérer, puis enserrer délicatement le sexe dénudé du type qui, subjugué, lui caressait la croupe. Convaincu désormais qu’elle n’avait pas lancé une menace gratuite, le docker vociféra d’une voix étranglée :
  
  - Non, arrête ! Je te jure que cette Américaine n’est rien pour moi. Vous autres, empêchez-là, nom de Dieu ! Vous ne voyez pas qu’elle est cinglée ?
  
  Mais il criait dans le vide. On ne s’occupait plus de lui.
  
  Cramponnée au cou de Mayeux, l’accorte brunette avait étreint entre ses cuisses la ceinture de son partenaire, et elle s’affaissait lentement pour coiffer la solide virilité brandie sous elle. Tressaillante, yeux mi-clos, les lèvres entrouvertes, elle l'absorba tout entière en creusant les reins.
  
  Vasseur, recouvrant l’usage de la parole, articula :
  
  - Ben, mon vieux... Ce coup-là, il est bien cocu, et pas qu’un peu !
  
  - Tu parles, renchérit Alphonse, admiratif, épaté par la gloutonnerie charnelle de Sylvie et déplorant de ne pas en avoir profité pendant que son mari était à Bordeaux.
  
  Mayeux prit la femme à bras le corps et donna libre cours à sa frénésie. Goulue, elle suivait le rythme en geignant de plaisir. Finalement, arqué, il s’épancha au plus profond de l’intimité de sa captive, l’inondant avec une brûlante abondance.
  
  Elle ressentit comme une victoire ce viril hommage d’un inconnu et l’accueillit avec ferveur ; le regard noyé, elle bégaya en haletant des bouts de phrases obscènes, mut lascivement sa croupe pour prolonger l’orgasme du mâle.
  
  Mayeux, vidé jusqu’à la moelle, contraignit enfin Sylvie à reprendre pied sur le sol. Dégrisée, elle nargua férocement son époux.
  
  - Je te crèverai ! rugit Duchêne, saturé de rogne. Fallait le dire, que t’avais envie de te faire bourrer par un autre !
  
  - Oh écoute... Tu ne vas pas en faire un drame, non ? rétorqua-t-elle avec hargne. Je suis sûre que tu m’as trompée des dizaines de fois, après tes réunions, avec ces détraquées hystériques. Je ne vois pas pourquoi je ne me payerais pas des gars !
  
  - T’as raison, ma cocotte, émit soudain Alphonse en se rapprochant d’elle, une main sur sa braguette. Il t’a trop négligée, ce minus. Viens, penche-toi et appuye-toi au mur.
  
  Il l’aida nerveusement à prendre la position voulue, se posta ensuite derrière elle et l’agrippa aux hanches. Elle se prêta de bonne grâce, avec un petit rire de gorge, aux entreprises du second candidat. Qui ne la fit pas languir : il la posséda fébrilement, par une suite de longues poussées qui la fustigèrent.
  
  Non seulement Alphonse, qui sentait combien la vicieuse s’offrait à sa lubricité, mais aussi les autres acquirent la certitude qu’elle mettait les circonstances à profit pour se venger d’obscurs griefs accumulés. Elle avait dû rêver maintes fois de s’accoupler avec plusieurs types, devant son mari réduit à l’impuissance, crucifié par cette suprême insulte.
  
  Alphonse, transporté, décocha en elle une rafale de flèches onctueuses qui la firent se cambrer davantage, les pointes de ses seins dardées.
  
  - Cochon, reprocha-t-elle avec indulgence. Pourquoi que tu ne me l'as pas mis plus tôt ? Je n’aurais pas dit non...
  
  Il tourna la tête vers Duchêne et ricana :
  
  - N’en perds pas une miette ! Tu vois si elle est mignonne, ta bergère ?
  
  Le docker, blessé à mort dans son orgueil masculin, remâchait une fureur meurtrière. Sauver sa peau pour châtier un jour cette petite pute devenait son objectif essentiel. Tout le reste, à présent, il s’en foutait.
  
  Sylvie, délivrée, se redressa et, tout en lissant sa chevelure, parcourut des yeux les autres hommes du groupe.
  
  - Ça ne vous dit rien ? s’informa-t-elle avec le sourire enjôleur d’une racoleuse. Moi, j’en veux encore...
  
  Gaspard, gêné, lui allongea soudain une baffe magistrale en ronchonnant :
  
  - Y en a marre, de ton cinéma ! Fini de rigoler, remets tes frusques en vitesse.
  
  Douchée, satisfaite pourtant d’avoir assouvi de louches désirs trop longtemps contenus, elle ramassa sa chemise de nuit et se rhabilla.
  
  La voix impatiente de Troyen résonna dans le caveau :
  
  - Enchaînons... Duchêne, pour quelle raison avez-vous rencontré cette Américaine ? Pourquoi vouliez-vous empêcher les cargaisons de céréales de quitter le port ?
  
  L’intéressé se racla la gorge.
  
  - Je vais vous l’apprendre, grommela-t-il. Mais à une condition : que vous vous engagiez, tous, à nous remettre en liberté, cette salope et moi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  D’un coup d’épaule, Coplan se détacha du mur.
  
  - Si vous répondez franchement à nos questions, je vous donne ma parole que vous sortirez vivant d’ici, déclara-t-il. Mais après vérifications, naturellement.
  
  Gaspard, réticent, n’exprima pourtant aucune objection. Sylvie intervint :
  
  - Il va me tuer... Vous devrez me laisser partir avant...
  
  
  
  
  
  - Foutez-nous la paix avec vos démêlés conjugaux, coupa Coplan.
  
  Puis, au docker :
  
  - Allez, mettez-vous à table. Qui a ménagé cette entrevue du Grand Hôtel, en définitive ? Vous, ou l’Américaine ?
  
  Malgré tout, Duchêne hésitait encore à sauter le pas. Mais sa rancœur prit le dessus.
  
  - C’est elle, avoua-t-il, le front bas. C’était la troisième fois qu’elle me relançait, et je n’ai jamais su comment elle avait eu mon adresse. La première fois, ça remonte à plus d’un an. Elle m’avait bougrement impressionné.
  
  - Pourquoi ? Son physique ?
  
  - Non. Enfin, ça aussi... Mais surtout son autorité. Je n'avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi calé, vous comprenez ? En politique, je me sentais un gamin à côté d’elle. Elle m’a parlé des groupements marxistes-léninistes aux États-Unis, m’a dit qu’ils voulaient coordonner leurs actions avec celles des mouvements européens...
  
  - Et elle vous a donné des consignes ?
  
  - Heu... oui.
  
  - Lesquelles ? De plastiquer les silos, par exemple ?
  
  Duchêne serra les mâchoires, réfléchit, puis bougonna :
  
  - Écoutez, mettons les choses au point : moi, je n’ai qu’un second rôle, dans ces histoires. Je transmettais les directives, rien de plus. Il y a plusieurs associations, et elles ne s’entendent pas toujours bien.
  
  Coplan sentit que le détenu essayait de noyer le poisson.
  
  - Ne tournez pas autour du pot, gronda-t-il. Je suis mieux renseigné que vous ne le croyez. Cette Patricia Mayfield a filé à New York, mais vous vous êtes dans le bain jusqu’au cou. Alors, supposez qu’elle vous ait roulé. Qu’elle vous ait persuadé de prolonger cette grève et de plastiquer les élévateurs parce que cela sert des intérêts américains ?
  
  Médusé, Duchêne le contempla quelques secondes.
  
  - Vous êtes dingue, affirma-t-il, positif. Notre action est dirigée contre le monopole des grosses compagnies céréalières, qui réalisent des profits scandaleux. En outre, il n’y a strictement rien de commun, entre ces pourris de syndicalistes réactionnaires qui ont déclenché la grève en Amérique et nous !
  
  - Pauvre con, laissa tomber Coplan, l’air dégoûté. Le parallélisme des deux mouvements ne vous a pas paru bizarre ? Il ne vous est jamais venu à l’idée qu’on pouvait vous manipuler ? Que les pays sous-alimentés seraient les premiers à pâtir de ce blocus ?
  
  Duchêne accusa le coup. Il était fruste, mais pas borné. Devina aussi qu’il était aux mains, non d’une clique de droite, mais de communistes orthodoxes. Ce qui changeait tout.
  
  - Ce n’est pas impossible, après tout, qu’elle m’ait possédé, concéda-t-il avec un regard oblique à son épouse. Au Grand Hôtel, elle m’a prétendu qu’un Anglais, payé par le monopole, était venu pour torpiller la grève, et qu’il fallait l’empêcher de nuire davantage. Si je comprends bien, c’était un copain à vous ?
  
  Gaspard intervint, agressif :
  
  - C’est toi qui l’as repassé, avoue-le !
  
  - Non, ce n’est pas moi ! répliqua l’agitateur. C’est Gauwers ! Il m’attendait chez moi, à mon retour. Il était fou furieux. Il n’a pas fallu le pousser beaucoup... Pas vrai, Sylvie ?
  
  - Si, convint-elle. Mais attention ! Moi je n’ai jamais su ce qu’ils manigançaient. J’étais dans ma cuisine quand...
  
  Un brouhaha s’éleva dans le local. Coplan reprit la direction de l’interrogatoire :
  
  - Un instant. Soyons clairs : vous avez donc transmis à Gauwers les directives que vous veniez de recevoir, puis vous êtes parti les diffuser à Bordeaux ?
  
  Duchêne, renfrogné, opina. Coplan insista :
  
  - C’est bien par cette Américaine que vous avez appris l’existence de Sanders, et non par un mouchard infiltré chez nous ?
  
  - Ouais, admit le docker. Même que c’est encore elle qui m’a dit de me méfier d’Alphonse, que c’était un vendu payé par la police.
  
  De la stupeur et du soulagement se mêlèrent dans les exclamations proférées par les agents de Gaspard. Cependant, ce dernier et Troyen se décochèrent mutuellement un regard perplexe. Qui donc, alors, avait pu trahir, sinon Trigaux ? Lui seul tenait tous les fils.
  
  In petto, Coplan estima que la situation était arrivée à maturité, Il dit à Gaspard Couédic :
  
  - Continuez à le cuisiner. Moi, je monte là-haut pour chercher de la bière... Nous crevons tous de soif.
  
  - Faites, approuva Gaspard, plutôt sombre.
  
  A Mayeux et Vasseur :
  
  - Vous auriez mieux fait de le noyer tout de suite, Gauwers... Et toi, Jérôme, si tu n’avais pas rappliqué immédiatement pour prévenir le délègué, tu aurais aperçu Gauwers quand il est sorti de chez ce gauchiste... (Du menton, il désignait le prisonnier.) Ça nous aurait épargné pas mal d’embêtements !
  
  Pendant qu’ils discutaient, Coplan avait gravi les marches de l’escalier de béton et soulevé la lourde trappe. Il la rabattit, se hissa sur le sol de la cave, puis referma. Et poussa les deux verrous qui la condamnaient.
  
  Il rejoignit alors l’escalier normal menant au rez-de-chaussée, déboucha dans le couloir du pavillon et se dirigea vers la salle de séjour où Fauvel, le retraité, se tenait d’habitude. Il frappa, entra, constata que le retraité n’était pas seul : deux inconnus, qui étaient en train de parler avec Fauvel, s’interrompirent brusquement. Ils regardèrent Coplan, celui-ci les examina, attendant un mot de Fauvel.
  
  - C’est lui, laissa tomber ce dernier à l’adresse de ses deux interlocuteurs.
  
  Des types corpulents au faciès carré, vêtus d’un trench-coat, la mine agressive. Sur le point de franchir le seuil de la pièce, Coplan fut plutôt tenté de refermer le battant et de cavaler vers l’extérieur. Mais il resta sur place, voulant savoir si ces individus étaient des policiers, des amis de Gaspard ou des alliés de Duchêne.
  
  Or l’un d’eux l’apostropha soudain en russe :
  
  - Qui vous a branché sur cette affaire?
  
  Coplan répondit dans la même langue, avec une morgue identique :
  
  - Et vous, de quoi vous mêlez-vous ?
  
  Fauvel, visiblement inquiet, s’était déplacé de manière à ne plus se trouver au milieu du trio.
  
  Le même individu rétorqua :
  
  - Nous sommes mandatés. Quel est le mot de passe ?
  
  - Du diable si je le sais ! lança Francis. Sanders le connaissait, moi je n’étais pas destiné à faire surface. Est-ce que ça vous intéresse d’apprendre que l’assassin de Sanders vient d’être identifié ?
  
  A Fauvel, en français :
  
  - Duchêne a craché le morceau... Le meurtrier s’appelle Gauwers et il appartient à sa bande. Vous n’auriez pas quelques canettes de bière ?
  
  Désarçonnés, convaincus d’avoir devant eux un Russe de naissance, les deux malabars hésitaient sur la conduite à tenir. Chez eux aussi, il se produisait parfois des interférences entre services spéciaux.
  
  Le porte-parole reprit, mais cette fois en français également :
  
  - Il nous faut une preuve que vous êtes en service commandé.
  
  Coplan, agacé, haussa les épaules.
  
  - Ça ne va pas, non ? Vous vous figurez que je trimbale sur moi un ordre de mission et une carte du K.G.B. ? Ou croyez-vous que je suis ici pour mon amusement ? Venez donc voir en bas, et jugez le travail.
  
  Ils se consultèrent du regard, indécis, craignant de commettre une gaffe quelle que fût l’attitude qu’ils adopteraient. Ce particulier n’avait nullement l’air d’être dérouté par leur présence.
  
  Fauvel, pas fâché d'avoir un prétexte pour se rendre à la cuisine, dit à Coplan :
  
  - Je ne sais pas combien il m’en reste...
  
  L’autre Soviétique intervint, tranchant :
  
  - Ne bougez pas ! Nous devons d’abord éclaircir cette histoire.
  
  Puis, tournant la tête vers Francis, il ajouta :
  
  - Puisque le crime est élucidé, vous pouvez laisser la suite à Couédic et venir avec nous pour un entretien plus approfondi.
  
  Coplan marmonna en russe :
  
  - Pourquoi pas, si vous y tenez ? Il n’y a aucun intérêt à discuter tout ça devant un Français. Vous auriez beaucoup mieux fait de m’attendre à l’extérieur. Allons-y.
  
  Il s’écarta de l’encadrement de la porte, en reculant dans le couloir pour leur céder le passage. Un court instant, il fut hors de leur vue. Il avait agi et parlé avec tant de naturel qu’ils s’étaient décrispés.
  
  Satisfaits de n’avoir pas dû recourir à la force, ils se disposèrent à sortir et, tandis que le premier marchait vers le vestibule, le second dit à Fauvel :
  
  - Expliquez à vos amis que Troyen a dû s’absenter par ordre supérieur. Qu’ils...
  
  Un bruit sourd et mat lui fit détourner les yeux. Au-delà de l’embrasure, il vit chanceler son compagnon. Celui-ci, pliant des genoux, s’effondrait sur le carrelage. Coplan réapparut, son Radom au poing.
  
  - Levez les bras ! enjoignit-il, impératif.
  
  Le Russe dut maîtriser le réflexe qui le poussait à dégainer. C’eût été son arrêt de mort, il le sentait.
  
  La rage au cœur et le masque impénétrable, il obéit.
  
  Le vieux Fauvel ne comprenait plus rien. Qui trichait, dans cette combine ?
  
  - Fauvel, dit Coplan, délestez-le de son flingue, il en a sûrement un. Mais ne vous placez pas dans ma ligne de mire.
  
  Le retraité, dominé, se rapprocha du Russe par-derrière, lui tâta les poches, plongea la main entre les revers du veston et ramena un Tokarev.
  
  - Passez-le-moi.
  
  Fauvel tendit l’arme à Coplan, qui la fourra dans sa poche gauche sans cesser de fixer son adversaire dans le blanc des yeux.
  
  - Maintenant, reprit-il en russe, sortez de là. Nous allons discuter en bas, dans la cave, avec les autres.
  
  Puis en français, à Fauvel :
  
  - Montrez-lui le chemin du sous-sol.
  
  Une boule de plomb dans l’estomac, le propriétaire du pavillon se faufila hors de la pièce sans s’interposer entre le canon du pistolet et sa cible, enjamba le corps étalé dans le couloir, fit quelques pas vers l’escalier tandis que l’homme tenu en joue par Coplan se décidait à suivre le guide.
  
  Le trio emprunta les marches descendantes ; à mi-chemin, Francis assena de son arme un coup sans pardon sur le crâne de son prédécesseur. Le Russe tomba en avant, de tout son poids, sur le dos de Fauvel, le bousculant avec d’autant plus de force vers le bas de l’escalier qu’il était lui-même propulsé par une poussée supplémentaire appliquée entre ses omoplates.
  
  Les deux hommes s’abattirent brutalement sur le ciment et demeurèrent immobiles, sonnés l’un et l’autre.
  
  Coplan souffla, rempocha son Radom, remonta quatre à quatre pour fouiller sa première victime. Il subtilisa d’abord son automatique, puis son portefeuille, en examina le contenu. Le type s’appelait Vladimir Gerdov.
  
  Il n’était pas près de recouvrer sa lucidité : sous la paupière, l’œil restait révulsé.
  
  Francis prit le lourd bonhomme sous les aisselles et le traîna vivement vers l’escalier, l’expédia comme un colis au bas des marches.
  
  Revenu dans la salle de séjour, il se dépêcha de faire main basse sur tout ce qui lui permettrait de ligoter ses trois zèbres : fil électrique, cordes de rideaux, etc.
  
  Puis il redescendit, muni de son attirail, et entreprit de réunir au-dessus de leur tête les poignets des deux inconnus et ceux du retraité, qu’il encercla solidement, leur interdisant tout mouvement des bras. La moindre tentative de l’un d’eux scierait la chair de ses compagnons de malheur...
  
  Ils pouvaient se vanter d'être tombés à pic, ces lascars ! Une demi-heure plus tard, ils auraient provoqué une catastrophe.
  
  Gaspard Couédic et consorts n'allaient plus tarder à trouver le temps long. Mais bloqués comme ils l’étaient, ils ne s’évaderaient pas de sitôt. La môme Duchêne risquait de passer encore de bons quarts d’heure.
  
  Sa besogne terminée, Coplan regrimpa dare-dare au rez-de-chaussée. Une chance que Fauvel ait le téléphone.
  
  Francis forma le numéro de la ligne directe du commissaire Tourain. Naturellement, à cette heure de la matinée, le central desservant cette partie du 8e arrondissement était embouteillé... Ce ne fut qu’au troisième essai que la sonnerie tinta au bout du fil.
  
  - Allô ! Tourain ? jeta Coplan, un peu fébrile, craignant de tomber sur un adjoint non informé.
  
  Mais ce fut bien la voix placide du commissaire qui répondit :
  
  - C’est moi. Qu’y a-t-il ?
  
  - Vous pouvez donner à vos gars l’ordre de foncer. Le fruit est mûr. Mais moi, bien entendu, je n’ai rien à voir là-dedans.
  
  - Hum, c’était convenu, grogna Tourain. Vous n’avez aucun droit de piétiner mes plates-bandes. Alors, où vous a-t-il mené, votre poisson-pilote ?
  
  - Il est mort, vous allez en être avisé bientôt par la voie normale. Nettoyé en pleine rue par trois balles de 9 mm. Si bien que j’ai continué dans sa foulée, car j’avais quelques éléments. A présent, c’est à vous d’intervenir.
  
  - Hé bé ! fit Tourain, il a fait long feu, votre protégé ! Vous auriez dû me...
  
  - Non, écoutez-moi ! Sanders m’a vraiment mis sur la piste d’une affaire troublante, tout en nous permettant de décapiter un réseau de renseignements dont ni vous ni nous ne soupçonnions l’existence. Notez quelques adresses où vos agents du Havre doivent se précipiter sur-le-champ. Êtes-vous prêt ?
  
  - Je vous enregistre.
  
  - Bon. En premier lieu, un pavillon situé au 53 rue des Mélèzes, à Graville. Vos hommes trouveront dans la cave, ligotés, un nommé Fauvel et deux particuliers des services secrets soviétiques...
  
  - Hein ? Vous les avez épinglés vous-même ?
  
  - Il a bien fallu ! Ils étaient sur le point de découvrir que je n’étais pas de leur bord. De toute évidence, ils ont appris que leur collègue avait été assassiné. Par quel canal, je l’ignore. Mais ce n’est pas tout. Dans la cave, il y a une trappe masquant un escalier. Là-dessous sont coincés quatre hommes de main du réseau, ainsi qu’un meneur gauchiste nommé Duchêne et sa femme, qu’ils avaient capturés pour interrogatoire... Il y a intérêt à ne pas les laisser mariner trop longtemps, pour diverses raisons.
  
  Puis il cita Trigaux et l’adresse de la S.N.O.M.A., celles des Couédic et de Duchêne, pour perquisitions, et désigna enfin Gauwers, justiciable d’une inculpation de meurtre.
  
  - Faites vite, de telle sorte qu'il n’y ait pas de bavures, conclut-il. Je vous fournirai de plus amples détails lors de mon retour à Paris, où je compte arriver en fin d’après-midi.
  
  Le commissaire ne s'attendait certes pas à une telle avalanche de nouvelles, encore que Coplan lui eût souvent ménagé de singulières surprises lors d’affaires antérieures.
  
  - Bigre, fit-il, effaré par l’ampleur de ces résultats, il va leur falloir une flottille de paniers à salade, à nos agents du Havre... Vous êtes sûr de n’oublier personne ?
  
  - Ce Duchêne est à l'origine du plasticage des élévateurs à blé, révéla Francis. Il sait qui a commis l’attentat et doit connaître les noms des voyous qui vont en perpétrer de pareils à Bordeaux. Des précautions devraient être prises là-bas, et aussi à Marseille, pour protéger ces installations.
  
  - Je m’en occupe, décréta Tourain, survolté. Nous n’avions pas fait le rapprochement... Tout cela débouche sur quoi, en définitive ?
  
  - Eh bien, je n’en sais trop rien. Il y a des collusions bizarres, dans ce micmac. En tout cas, les consignes viennent de l’étranger, ça c’est positif. Bref, déclenchez la chasse. D’autres indices surgiront peut-être après les perquisitions.
  
  - Le coup de filet se produira dans moins d’une heure, le temps d’alerter par radio notre équipe locale.
  
  - Salut, Tourain. A ce soir.
  
  Coplan, après avoir raccroché, disposa bien en évidence les deux Tokarev et le portefeuille sur un guéridon. Puis, dans le couloir, il récupéra son trench et tendit l’oreille. Le calme continuait à régner dans la maison. Couédic et son groupe n’avaient pas encore dû se rendre compte qu’ils étaient pris au piège, mais cela ne tarderait plus.
  
  Il ouvrit la porte d’entrée, qui était munie d’un Yale, descendit sur le petit perron et attira le battant derrière lui. Mais, de justesse, il freina son mouvement avant que le pêne ne s’engageât dans la gâche.
  
  En arrivant au pavillon, il avait garé sa CX à une cinquantaine de mètres plus loin, alors que la Peugeot de Jérôme stoppait devant le portillon. Or, entre les deux voitures, il y en avait maintenant une troisième, une DS noire. Celle qui avait amené les deux Soviétiques, naturellement. Et l’ennui, c’est qu’un troisième personnage occupait la place du conducteur.
  
  Francis contint un juron. Le type regardait de son côté. Pas question, évidemment, de le laisser poireauter : ou bien il finirait par perdre patience, viendrait sonner à l’entrée et s’apercevrait que les choses ne tournaient pas rond, ou bien l’apparition des voitures de police l’inciterait à déguerpir.
  
  Il n’y avait pas trente-six solutions.
  
  Du haut du perron, Coplan adressa au chauffeur un signe de la main l’invitant à venir dans la maison, puis il descendit les quatre marches pour ouvrir la petite grille.
  
  L’homme sortit de la DS, claqua la portière et rappliqua sans méfiance. Lorsqu’il ne fut plus qu’à trois pas, Coplan l’interpella en russe sur un ton amical :
  
  - Venez... Ça risque d’être plus long que prévu. Gerdov voudrait vous parler.
  
  - D’accord, opina le type, dont le gabarit n’était pas moins imposant que celui de ses collègues.
  
  Il pénétra dans le jardinet, monta vers l’entrée, Francis le suivant de près, redoutant qu’un bruit insolite mît en éveil l’attention du zigoto.
  
  - Ils sont tous en bas, dans un local aménagé spécialement, expliqua-t-il quand ils accédèrent dans le couloir.
  
  Il referma la porte, et à ce moment-là des coups sourds résonnèrent dans le sous-sol : quelqu’un frappait du poing contre la trappe.
  
  Le Russe tourna la tête vers son cicérone alors que ce dernier abattait le tranchant de sa main. Un réflexe lui permit d’esquiver le coup, qui atteignit cependant son épaule avec assez de violence pour l’ébranler. Il fit face et, comme un ours, il projeta en avant ses deux mains ouvertes pour agripper son adversaire.
  
  Francis, plaqué contre le mur avec une vigueur terrible, expédia son genou dans le bas-ventre du colosse tout en brisant son étreinte par la riposte classique : les poings soudés poussés brutalement de bas en haut, entre les avant-bras de son agresseur. Rejeté en arrière, les entrailles brûlantes, ce dernier eut un rictus féroce et lança derechef ses mains d’étrangleur vers le cou de Coplan, qui pivota d’un quart de tour en se penchant pour envoyer son talon dans les côtes du dangereux poids lourd. L’impact le fit trébucher, souffle coupé, mais ne suffit pas à l’envoyer au sol. Alors Coplan baissa la tête et fonça comme un taureau : son crâne percuta la figure contractée du Russe aussi durement qu’une masse de fonte, écrasant son nez, ses lèvres et ses dents. L’homme dut avoir la sensation que son cerveau éclatait. Propulsé par le choc, il s’effondra sur le carrelage, à reculons, et son occiput heurta les pierres avec un bruit sinistre. Francis, emporté par son élan, faillit dégringoler sur le corps de son antagoniste et parvint à se retenir au mur.
  
  Exaspéré par cette algarade, il eut l’envie de tirer une balle dans cette carcasse pour l’immobiliser définitivement. Il portait déjà la main à son pistolet quand l’idée lui vint, tout de même, de voir dans quel état se trouvait l’acolyte des deux autres agents spéciaux. Il s’accroupit, tâta le pouls, regarda les yeux, fit la grimace. Ce gars-là, s’il n’avait pas la boîte crânienne fendue, ne se relèverait pas tout seul avant longtemps.
  
  Des appels, fortement atténués par l’épaisseur du panneau de chêne de la trappe, avaient succédé aux ébranlements. Les captifs avaient tort de se fatiguer...
  
  Coplan s’épousseta et quitta pour de bon la demeure de Fauvel.
  
  
  
  
  
  A quatre heures de l’après-midi, sa CX franchit le contrôle du poste de garde de l’ancienne caserne qui abrite les multiples départements du S.D.E.C., à Paris.
  
  Malheureusement, il dut ronger son frein pendant de longues minutes avant d’être reçu dans le bureau directorial.
  
  - Alors, quel bon vent vous amène ? questionna le Vieux. Il semble que votre ami Sanders a le bras long... Le conflit des dockers est terminé, à ce qu’on dit ?
  
  - Ouais, fit Coplan. Tourain ne vous a pas téléphoné ?
  
  - Non.
  
  Francis hocha la tète.
  
  - Sanders a passé l’arme à gauche et les exportations de céréales ne recommenceront pas demain, annonça-t-il. Voilà pourquoi je reviens du Havre.
  
  Son chef arqua les sourcils, stupéfait.
  
  - On l’a liquidé ? s’enquit-il. Un coup dur pour vous, non ?
  
  - Plus que vous ne le pensez ; à première vue, cela m’a paru simple mais, durant le trajet, j’ai réfléchi. Voici, tout d’abord, comment les événements se sont engrenés.
  
  Il narra succinctement la succession des faits, sa substitution à l’agent du K.G.B. et les découvertes que ceci avait amenées. Puis, ayant déclaré aussi qu’il avait provoqué l’entrée en lice de la D.S.T., il conclut :
  
  - L’interrogatoire de tous ces gens-là fournira pas mal d’éclaircissements, à la fois sur l’étendue de ce réseau qui opère sur la côte ouest et sur les groupuscules révolutionnaires qui noyautent les syndicats pour aggraver les tensions sociales. Mais voilà... Qui manipule ces factions extrémistes ?
  
  Le Vieux dissimula sous un masque imperturbable les sentiments contradictoires que le récit de son subordonné avait éveillés en lui. Outrepassant de loin ses prérogatives, Coplan avait encore fait des siennes ! Cette manie de toujours vouloir payer de sa personne, par simple goût du risque...
  
  - Enfin bref, prononça le Vieux, vous êtes toujours d’avis qu’une manœuvre concertée vise à priver l’U.R.S.S. du tonnage de céréales dont elle a besoin ?
  
  - Il devient difficile de croire le contraire, grommela Francis. Chez tous les fournisseurs attitrés, par des moyens légaux ou illégaux, les expéditions de blé à l’étranger sont paralysées. Ce n’est sûrement pas l’effet du hasard ! Et en éliminant Sanders, on a visé l’artisan de la contre-attaque sur notre territoire : un avertissement clair et précis aux maîtres du K.G.B.
  
  Un silence plana. Le Vieux, méditatif, tira quelques bouffées de sa pipe vide. Comme d’habitude, il essayait d’élargir sa vision du problème plutôt que de s’accrocher à certaines péripéties.
  
  - Revenons-en au point de départ, murmura-t-il comme pour lui-même. A supposer que les États-Unis veuillent faire sentir concrètement la puissance de leur force de frappe alimentaire, et ceci d’une manière qui ne puisse nuire à la détente Est-Ouest, quelles vont être les conséquences à la fin de l’hiver ?
  
  - Sanders l’avait évoqué : la partie du Tiers Monde qui est généralement approvisionnée par l’Union Soviétique va se trouver au bord de la famine. Elle devra se tourner alors vers l’Amérique.
  
  - D’accord, mais je doute cependant que les États-Unis aillent jusqu’à créer une situation irrémédiable uniquement pour rehausser leur prestige au détriment de l’U.R.S.S. Si l’on attend la dernière minute pour acheminer les cargaisons, les moyens de transport et de manutention ne suffiront plus à la besogne et des dizaines de millions de gens mourront de faim. Ce serait faire payer cher une simple démonstration !
  
  Coplan objecta :
  
  - Ce ne serait pas la première fois que la C.I.A. prendrait une initiative qu’ignorerait la Maison-Blanche... Tout le monde sait que les gens de Langley ne souffrent pas d’un excès de sensiblerie (Langley est la localité où se sont établis les services administratifs de la C.I.A).
  
  Il allait ajouter quelque chose lorsque le téléphone sonna. Le Vieux porta le combiné à son oreille, répondit puis, les yeux relevés et sa main cachant le micro, il signala :
  
  - C’est Tourain.
  
  Le commissaire parla assez longuement. Soudain le Vieux l’interrompit :
  
  - Oui, je sais. D’ailleurs, il est en face de moi : il m’a tout raconté. En somme, l’opération a réussi ?
  
  Tourain débita encore quelques phrases, d’une voix si forte que Coplan les comprit.
  
  Entendu, je vous le passe, dit le Vieux.
  
  Francis prit l’appareil.
  
  - J’écoute.
  
  Tous vos clients sont sous les verrous, confirma le commissaire sur un ton enjoué. Il y en avait même un en supplément dans ce pavillon de Graville... Mais celui-là, on a dû l’hospitaliser. Est-ce vous qui l’avez démoli à ce point ?
  
  - Moi? dit Coplan. Vous voulez rire. Je n’ai jamais mis les pieds dans cette baraque, vous le savez parfaitement.
  
  - Bon, passons. La femme de Duchêne est-elle compromise ou pas ?
  
  - Non, vous pourrez la relâcher, elle n’a rien sur la conscience. Mais Trigaux, on le tient ?
  
  - Pour sûr. Il a été cueilli à son bureau.
  
  - Celui-là, il faudra lui arracher au plus vite l’identité de son chef direct, car Sanders, qui avait dû contacter ce dernier à Paris avant de filer au Havre, ne m’a jamais cité son nom.
  
  - Diable ! Pourquoi ne le lui aviez-vous pas demandé ?
  
  - Parce qu’il se croyait surveillé, et que je ne voulais pas le détromper. Autre chose encore, concernant ces trois Russes qui se sont pointés chez Fauvel. Tâchez de savoir comment ils ont été informés de l’assassinat de leur collègue, il y a là un mystère. Je suis certain que ce n’est pas Trigaux qui les a mobilisés. Ni Couédic.
  
  - D’accord, je vais transmettre ces indications à mon homologue du Havre. Salut, Coplan ! Je ne regrette plus de vous avoir laissé les coudées franches.
  
  La communication fut coupée, et Francis restitua le combiné à son chef en disant, un peu sarcastique :
  
  - Il a l’air plutôt surexcité, notre ami.
  
  - En effet, je ne l’avais jamais entendu tonitruer aussi fort, admit le Vieux. Reprenons. Vous étiez en train d’évoquer la responsabilité de la C.I.A.?
  
  - Cette égérie dont Duchêne buvait les propos comme du petit lait, au Grand Hôtel, pourrait bien être attachée à cet organisme, vous ne pensez pas ? Elle semble posséder toutes les qualités requises.
  
  Le Vieux se rembrunit. Il tapota le fourneau de sa pipe dans sa paume gauche, les yeux dans le vide. Puis il parla, une lueur de rancune s’allumant dans ses prunelles :
  
  - Quels que soient ses mandataires, et quels que soient les objectifs qu’ils poursuivent, nous allons les décourager de prendre l’Hexagone comme champ de manœuvres. Ils ont déjà commis trop de dégâts chez nous, et ce ne sont pas seulement des coupables de second ordre qui doivent payer l’addition. Vous allez me retrouver cette Patricia Mayfield.
  
  Coplan afficha du scepticisme.
  
  - Si elle voyage sous une fausse identité, ce qu’elle a inscrit sur sa fiche au Grand Hôtel n’a aucune valeur.
  
  - Vérifiez-le. Votre visa pour les U.S.A. est-il encore valable ?
  
  - Oui.
  
  - Alors, prenez l’avion demain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Décrivant un large virage au-dessus de Washington, le Boeing venant de New York se mit dans l'alignement du fleuve Potomac en perdant de l'altitude.
  
  Il survola les deux ponts à grand trafic qui unissent la capitale fédérale au comté d’Arlington. Ce dernier, où se dresse le Pentagone et s'étale le plus célèbre cimetière des États-Unis, est encastré dans l’État de Virginie mais, administrativement, il appartient au District de Columbia qui englobe les deux villes.
  
  Les passagers aperçurent fugitivement l’immense édifice qui abrite le grand quartier général de la Défense, quelques secondes avant que l'appareil ne se pose sur l’aéroport, en bordure du fleuve.
  
  Ce devait être la neuvième ou la dixième fois que Coplan débarquait dans cette aérogare. Le hasard voulait qu’il n’eût jamais atterri à Dulles Airport, dédié au trafic international, plus vaste mais beaucoup plus éloigné de la capitale.
  
  L’adresse - réelle ou fictive - que Patricia Mayfield avait inscrite sur sa fiche d’hôtel se trouvait non loin de l’aéroport, ainsi que Francis put s’en rendre compte en consultant un plan lumineux affiché dans le hall. Aussi décida-t-il de loger dans le complexe hôtelier destiné aux voyageurs en transit : en temps local, il était six heures et demie du soir.
  
  Dans sa chambre, Coplan se fit la réflexion que Langley n’était distant que d’une dizaine de miles, moins d’une demi-heure en voiture.
  
  Le lendemain, en début de matinée, il prit un taxi pour se rendre au 1911 de Jefferson David Highway. La température était plus douce qu’à Paris, et la lumière diurne moins maussade.
  
  Arlington n’est pas une métropole hérissée de gratte-ciel, mais une localité résidentielle très aérée, aux larges avenues plantée d’arbres.
  
  Après un trajet assez court, la limousine stoppa devant un édifice qui ne ressemblait pas du tout à un immeuble d’habitation, mais plutôt au siège d’une entreprise industrielle : bâtiment très moderne, allongé, à un seul étage, à la façade vitrée.
  
  Francis dit au chauffeur :
  
  - Attendez-moi, je crains de m’être trompé. De toute manière, je n’en aurai pas pour longtemps.
  
  - Okay, boss, approuva le Noir, placide, avec une voix de jeune fille. Je vais me ranger au parking.
  
  Coplan se dirigea vers l’entrée. Avant de franchir le seuil de l’établissement, entre les panneaux de verre qui s’écartaient devant lui, il jeta un coup d’œil au grand écriteau apposé près de l’entrée : National Clearinghouse for the Gifted and Talented - Council for Exceptional Children.
  
  Il réprima une moue perplexe, pénétra quand même dans le hall d’accueil. Une hôtesse, dont l’uniforme bleu pâle rehaussait les formes sculpturales, lui dédia un sourire qu’une compagnie de dentifrice aurait payé un million de dollars pour sa publicité.
  
  - You're welcome, sir. What can I do for you ?
  
  Coplan, tout en la considérant de haut en bas, garda son appréciation pour lui.
  
  - Je désirerais voir une personne responsable, émit-il.
  
  - Responsable à quel point de vue ? s’informa la splendide créature. Relations publiques, documentation générale, orientation ou département du personnel ?
  
  - Relations publiques, choisit Francis.
  
  - Parfait. Veuillez inscrire vos nom et adresse sur cette fiche.
  
  Il s’exécuta.
  
  L’hôtesse prit le feuillet et s’assit devant un pupitre pour recopier à la main, sur une sorte de plaque en zinc, les indications fournies par le visiteur, puis elle appuya sur un bouton et guetta un écran de télévision.
  
  - Trois minutes d’attente, annonça-t-elle. Asseyez-vous...
  
  Coplan se dit qu’il était en train de se fourvoyer jusqu’à la gauche. Puis, tout à coup, il changea d’avis, un rapprochement venant de s’opérer dans sa mémoire.
  
  - Un moment, dit-il. Je ressors pour congédier mon taxi.
  
  La fille acquiesça, indifférente. Quand il revint, elle déclara en montrant l’escalier :
  
  - A l’étage, couloir B, porte 26 : Mrs. Glenford.
  
  Elle l’observa tandis qu’il cinglait vers les marches.
  
  Quelques secondes plus tard, il fit la connaissance de Mrs. Glenford, une blonde d’une quarantaine d’années, portant des lunettes à monture d’écaille, ce qui n’enlevait rien au charme de son visage. Comme chez certaines actrices, la beauté de ses traits n’était nullement altérée par la maturité. De plus, ils reflétaient un excellent équilibre intérieur.
  
  - En quoi puis-je vous être utile, monsieur Coplan ? s’enquit-elle d’un ton aimable. Vous n’êtes pas américain, à ce que je vois.
  
  - Non, français, précisa Francis. Ma démarche va peut-être vous sembler bizarre, mais enfin... Au fond, vous vous occupez de quoi, dans cette maison ?
  
  Son interlocutrice, déconcertée, pinça une branche de ses lunettes et le toisa plus fixement.
  
  - C’est affiché à l’extérieur, ne l’avez-vous pas vu ? Notre institut s’occupe des enfants surdoués.
  
  - Ah ! très bien ! Et que faites-vous pour eux ?
  
  - Mais... ils ont besoin d’être aidés, précisa Mrs. Glenford. Ne savez-vous pas que ces êtres exceptionnels ont des problèmes d'adaptation, tout comme les handicapés mentaux à l’autre extrémité de la gamme ? Nos tâches sont multiples...
  
  - C’est-à-dire ? Pardonnez-moi, je suis complètement ignorant dans ce domaine.
  
  - Eh bien, tout d’abord nous sommes équipés pour dépister dès le plus jeune âge les capacités intellectuelles de ces enfants. Ensuite, nous les faisons bénéficier d’un enseignement approprié car, dans les écoles ordinaires, ils s’ennuient à mourir et dépérissent. Et enfin, au terme de leurs études, nous les orientons vers des activités spéciales qui utilisent à plein rendement leurs facultés.
  
  Coplan se gratta le menton. De toute évidence, Mrs. Glenford se demandait ce qu’il était venu faire dans son bureau. Elle l’exprima, du reste :
  
  - Vous désirez peut-être une documentation ?
  
  - Heu, non. Mais dites-moi, en quoi un surdoué se distingue-t-il d’un doué ?
  
  La dame soupira. Elle était payée pour recevoir les visiteurs avec le maximum de bonne volonté.
  
  - Vous posez là une question très complexe, monsieur Coplan, reprit-elle, soucieuse. Disons qu’en faisant subir des tests d’intelligence à un grand nombre d’enfants, la majorité d’entre eux révèlent un quotient intellectuel qui se chiffre de 95 à 105. Ce sont les « moyens ». Deux, sur cent, atteignent le score de 130. C’est au-delà qu’on considère qu’un enfant est surdoué. On n’en trouve plus qu’un sur dix mille dont le quotient dépasse 160. Mais d’autres facteurs entrent en jeu, car il y a des tas de façons d’exprimer une supériorité potentielle : certains sont doués pour tout. D’autres, dans une branche étroite. Il y a les créatifs, qui inventent soit dans les sciences, soit dans les arts. Il y en a qui développent une aptitude au commandement, ou dont les qualités s’épanouissent dans la recherche. Le caractère joue aussi un rôle déterminant. Vous voyez, tout cela n’est pas simple.
  
  Coplan demanda :
  
  - Est-ce que cette supériorité mentale n’est pas héréditaire ?
  
  - Pas fatalement. On découvre des enfants surdoués dans tous les milieux sociaux, y compris dans ceux qui sont le plus hostiles à leur singularité. On en a vu dont le père était illettré et la mère alcoolique... C’est pourquoi nous nous efforçons à présent de les dépister très tôt, même dans les orphelinats et les maisons de redressement. Ces jeunes sont une ressource naturelle qui surclasse peut-être toutes les autres, et qu’on a trop longtemps négligée.
  
  Mrs. Glenford était visiblement passionnée par ce problème. Elle en parlait avec une foi communicative, en apôtre.
  
  - C’est un domaine fascinant, reconnut Francis. Et, au fond, il n’y a pas d’explication ? On ne sait pas pourquoi tel bambin se met à jongler avec des chiffres, ou pourquoi tel autre apprend à parler plusieurs langues étrangères avant même d’être entré à l’école ? Il y a des exemples célèbres, dans l’Histoire...
  
  - En effet, dit Mrs. Glenford, on ne comprend pas exactement ce qui se passe dans ces petites têtes. On en est à la fois émerveillé et effrayé. Mais pour quelle raison, au juste, désiriez-vous me voir ?
  
  Durant cette conversation, les pensées de Coplan avaient fait du chemin. Il déclara :
  
  - J’espérais rencontrer à cette adresse une jeune femme nommée Patricia Mayfield. Travaille-t-elle ici ?
  
  La dame scruta sa mémoire, les yeux baissés.
  
  - Ce nom me dit quelque chose, articula-t-elle à mi-voix. En tout cas, je puis vous assurer que cette miss Mayfield ne fait pas partie de notre staff permanent... Vous permettez, je vais questionner l’ordinateur.
  
  Elle pianota sur le clavier proche d’une console de visualisation, lut ensuite les mentions qui apparaissaient en lettres fluorescentes sur l’écran.
  
  Édifiée, elle hocha la tête et murmura :
  
  - C’est bien ce qu’il me semblait... Patricia Mayfield a bénéficié de nos services.
  
  Coplan éprouva un petit choc. Duchêne et le barman ne s’étaient pas trompés en affirmant que cette fille n’était pas ordinaire !
  
  Il écarquilla les yeux.
  
  - Elle est donc... ce que vous appelez une surdouée ?
  
  - Pour sûr. A douze ans, elle a subi avec succès une série d’épreuves témoignant que son quotient intellectuel atteignait 165 ! Par la suite, elle a suivi un enseignement spécial comprenant la psychologie, la sociologie, l’économie politique et quatre langues étrangères. A vingt ans, elle avait décroché tous les grades et les diplômes qu’elle convoitait.
  
  - Fichtre ! lâcha Coplan, admiratif. A côté de ça, je me sens plutôt minable...
  
  Reportant son regard vers le visiteur, Mrs. Glenford s’enquit avec un soupçon de raillerie :
  
  - Pour quel motif souhaitiez-vous la rencontrer ?
  
  - Le plus banal de tous, avoua-t-il. Moi, je suis un homme comme un autre... Nous avons lié connaissance en France, mais nos occupations respectives nous ont séparés trop vite. Miss Mayfield m’avait donné cette adresse pour le cas où je viendrais en Amérique.
  
  - Je vois, opina Mrs. Glenford, compréhensive. Cela se produit assez fréquemment que d’anciens pupilles citent notre adresse car la plupart d’entre eux changent souvent de résidence et d’emploi, au gré de leur fantaisie ou des demandes. Notre institut reste leur point d’ancrage. Comme nous étudions leur cas tout au long de leur carrière, nous les suivons dans leurs pérégrinations : le contact subsiste.
  
  - Seriez-vous autorisée à me dire où miss Mayfield habite en ce moment ?
  
  - Nous n’enregistrons pas le domicile privé. Seulement le lieu de travail. Ceci n’a rien de confidentiel. Attendez.
  
  Elle tapota derechef sur quelques touches du clavier, observa la réponse de l’ordinateur.
  
  - Voici... Miss Mayfield dirige actuellement le service des achats de la librairie scientifique Freisinger, à Vienne, dans la Mariahilferstrasse. Vous pourrez la joindre là-bas.
  
  Coplan arbora une mine dépitée.
  
  - J’avais bien espéré la voir ici. Il ne me reste qu’à lui écrire un mot pour lui raconter que j’ai couru après elle à Arlington.
  
  Mrs. Glenford éteignit le terminal et ses traits revêtirent une expression d’indulgence amusée.
  
  - Vous étiez venu tout exprès en Amérique?
  
  - Honnêtement, non. J’avais affaire à Washington. Merci pour votre coopération, de toute manière.
  
  Sur le point de prendre congé, il se ravisa :
  
  - Vous êtes sûre qu’elle n’a pas changé d’emploi ? Il y a quelques jours, elle m’a dit qu’elle prenait l’avion pour New York ?
  
  - Téléphonez chez Freisinger, vous serez fixé tout de suite, suggéra la sémillante quadragénaire. Voulez-vous le numéro ?
  
  Il fit signe que oui.
  
  Inlassable, elle refit une demande à l’ordinateur pour obtenir les renseignements qu’elle avait effacés un instant plus tôt. Elle nota sur un feuillet les numéros de téléphone et de télex de la firme autrichienne, tendit le papier à Coplan.
  
  - Vous finirez par la rattraper, ajouta-t-elle malicieusement. Bonne chance !
  
  Il s’en alla, heureux de n’avoir pas cédé à l'impulsion qui, lors de son arrivée, l’avait poussé à rebrousser chemin.
  
  Par radiotéléphone, l’hôtesse du rez-de-chaussée lui procura un taxi, et il s’en retourna à l’hôtel de l’aéroport sans prendre le temps de se balader dans Arlington.
  
  Ce poste qu’occupait à Vienne la troublante Patricia n’était pas incompatible, bien loin de là, avec une appartenance éventuelle à la C.I.A. Sous ses aspects tranquilles, Vienne demeure un magnifique nœud de vipères où l’Est et l’Ouest entretiennent pas mal d’indicateurs.
  
  
  
  
  
  Après un vol transatlantique nocturne, sans escale à New York cette fois, Coplan arriva à Roissy à dix heures du matin. Son premier soin fut de s’informer de l’heure à laquelle il y avait un avion pour Vienne. Départ à 20 heures 15.
  
  Pas la peine de rentrer à Paris. Il s’en fut à l’hôtel Méridien tout proche de l’aéroport, prit une chambre pour la journée.
  
  Avant midi, un coup de fil à Vienne lui confirma que la jeune Américaine travaillait effectivement à la librairie Freisinger : la standardiste eut même l’obligeance de préciser que la directrice du service d’achats était présente et qu’elle recevait tous les jours de onze heures à midi.
  
  Sur sa fiche d’hôtel, au Havre, elle avait dû mentionner New York comme point de destination afin de brouiller sa piste.
  
  Alors Coplan se mit en communication avec le Vieux.
  
  - J’ai repéré la fille, confia-t-il. Elle ne se trouve pas aux États-Unis, mais en Autriche. Qu’est-ce que je fais ?
  
  - D’où m’appelez-vous ?
  
  - De Roissy. Je peux m’embarquer dans un avion pour Vienne à Orly-Sud dans la soirée, le cas échéant.
  
  - Comment avez-vous obtenu les coordonnées de la donzelle ? s’informa le Vieux, curieux.
  
  Coplan le lui expliqua.
  
  - Tiens ! s’étonna son chef. Il existe un organisme de sélection des enfants prodiges, à Arlington ?
  
  - Eh oui. Ça va même plus loin que ça : ils sont instruits à un rythme accéléré par des méthodes spécialement adaptées, et puis on les observe leur vie durant pour voir si leurs dons les amènent à de grandes réussites.
  
  Hum, fit le Vieux. Cette fille a donc plus que les qualités voulues pour jouer un rôle important. Nous devons savoir ce qu’elle représente... Elle pourrait aussi bien émarger à un S.R. qu’à une organisation clandestine marginale.
  
  Après une pause, il reprit d’un ton plus ferme : Vous allez la tenir à l’œil. Vous pouvez recourir à notre correspondant local pour qu’il mette à votre disposition les moyens que vous jugerez nécessaires. Vous le connaissez ?
  
  - Est-ce toujours Grüber ?
  
  - Oui. Je vais lui envoyer des instructions. Cela dit, je vous signale que des stocks de céréales ont été incendiés en divers endroits, notamment à Bordeaux.
  
  Coplan retint le mot qui lui montait aux lèvres.
  
  - Qu’est-ce qu’ils foutent, à la D.S.T. ?. râla-t-il. N’ont-ils pas encore arraché à Duchêne tout ce qu’il sait sur les groupes subversifs qui exécutent ces attentats ?
  
  - La filière semble très fractionnée... Duchêne a livré le nom du Bordelais auquel il transmettait les mots d’ordre et il prétend ne pas en savoir davantage. Quant au type en question, il est recherché par toutes les polices. En revanche, au Havre, on a pu mettre la main sur les auteurs du plasticage des silos. Gauwers les a donnés sans trop se faire prier.
  
  Francis maugréa :
  
  - Eh bien ! elle peut se vanter d’avoir créé un beau ramdam, cette garce d’Américaine ! Si c’est à cela qu’elle consacre ses talents, il vaudrait mieux qu’elle disparaisse !
  
  - Pas avant que nous sachions de qui elle dépend, trancha le Vieux. Après, nous verrons.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  A mi-chemin entre Londres et Istanbul, ou entre Madrid et Moscou, Vienne reste, depuis des siècles, un des grands carrefours de l’Europe. Cette vocation internationale de la capitale autrichienne se décèle aussi bien dans le nombre élevé de sièges d’institutions européennes que dans la bienveillance innée et la culture de ses habitants.
  
  Coplan, arrivé assez tardivement à Schwechat, alla loger à l'Hôtel Kummer, dans la Mariahilferstrasse, à peu de distance de la librairie où était employée Patricia Mayfield.
  
  Le lendemain matin, il se mit en devoir de louer une voiture et de se familiariser à nouveau avec la topographie de Vienne. Le contraste avec Arlington était plutôt brutal. Ici, c’était le vieux monde avec ses innombrables vestiges historiques, avec les palais témoins de son ancienne grandeur impériale, rescapés d’immenses tragédies.
  
  Puis, après le déjeuner, Coplan repartit à pied, en quête de la librairie Freisinger. Plusieurs vitrines, un grand magasin s’étageant sur trois niveaux, les deux du haut étant accessibles par des escalators. Dans toutes les disciplines, le choix des ouvrages édités en plusieurs langues était stupéfiant. Vendeurs spécialisés et chefs de rayons se tenaient prêts à voler au secours d’une clientèle noyée dans cet océan de littérature scientifique.
  
  Francis, apparemment désœuvré, feuilleta de-ci de-là quelques volumes, puis il entreprit de situer les locaux administratifs ainsi que les aménagements réservés au personnel.
  
  La direction et les départements de gestion occupaient toute la superficie d’un troisième étage, au-dessus du magasin. Il devait probablement exister une communication directe entre ces locaux et la rue, l’immeuble comportant d’ailleurs deux étages de plus.
  
  Coplan redescendit, sortit de la librairie, constata que les étalages accaparaient toute la largeur de la façade jusqu’au coin d’une rue transversale. Dans celle-ci débouchait l’entrée commune de l’immeuble, un hall avec un large escalier montant autour des deux cages d’ascenseur. Parmi les plaques de cuivre indiquant la raison sociale des entreprises ayant des bureaux dans l’édifice figurait celle de « Freisinger S.A. ».
  
  Après un coup d'œil circulaire sur cette rue, Coplan retourna dans la Mariahilferstrasse et pénétra derechef dans le magasin. Il entendait se faire une meilleure idée de la personnalité assez insolite de son adversaire. Il s’adressa à un surveillant-interprète qui portait un gros badge à la boutonnière.
  
  - Où pourrais-je trouver des livres consacrés aux enfants prodiges ? s’enquit-il en allemand.
  
  - Au premier étage, rayon des sciences humaines, Herr Doktor.
  
  Les Viennois n’avaient pas perdu l’habitude de parer leur interlocuteur de titres hypothétiques...
  
  Francis emprunta l’escalator. Guidé par de grandes pancartes, il parvint bientôt à la section qui l’intéressait. Surpris de voir combien d’ouvrages traitaient le problème des surdoués, en anglais, en allemand et en russe, mais un seul en français, il sélectionna finalement une publication américaine qui semblait répondre le mieux à ses préoccupations : Une étude psychologique de dix adolescentes créatives exceptionnelles, par C. E. Schaefer.
  
  Il s’approcha d’une vendeuse, lui montra son acquisition. L’employée, tout en paraissant approuver son choix, lui déclara :
  
  - C’est une bonne étude, mais si le sujet vous intéresse, je vous recommande aussi : L’état adulte des enfants hautement intelligents, de Lorge et Hollinworth.
  
  - Non, merci. Ceci correspond exactement à ce que je souhaitais. Combien vous dois-je ?
  
  - 155 schillings. Veuillez m’accompagner à la caisse.
  
  Chemin faisant, Coplan s’informa :
  
  Pourriez-vous me dire à quelle heure sort le personnel administratif ?
  
  La vendeuse lui coula un regard vaguement sarcastique.
  
  - Les bureaux ferment à cinq heures et demie. Est-elle blonde ou brune ?
  
  Il se dérida.
  
  - Si je ne la vois pas, je reviendrai vous demander un tuyau, promit-il.
  
  
  
  
  
  La description plutôt sommaire que le barman du Grand Hôtel avait faite de l’Américaine pouvait prêter à confusion, dans le flot des employées qui déferlait à l’extérieur. Coplan n’était pas le seul à attendre : fiancés, amis ou maris guettaient également l’apparition de l’une d’entre elles. Les mains dans les poches, un peu à l’écart, il ouvrit l’œil.
  
  Des filles de taille moyenne aux yeux bleus, aux cheveux blonds, et à la poitrine rebondie, il y en avait quelques-unes, parmi ces Viennoises.
  
  A deux ou trois reprises, Francis crut avoir identifié son gibier, mais à chaque fois, un détail le dissuada de bouger : l’âge, l’expression de la physionomie ou une note un peu excentrique dans l’habillement ne concordaient pas avec l’image qu’il s’était créée.
  
  Et puis, tout à coup, il éprouva un léger frémissement. D'emblée, il fut convaincu. Le physique n’entrait pas seul en ligne de compte. D’instinct, il sentit que cette jeune femme-là se distinguait du lot. Non maquillée, vêtue sans recherche, elle avait l’air réfléchi de ceux dont la pensée fonctionne sans arrêt, constamment sollicitée par leurs propres questions.
  
  Seule, elle se dirigea vers la Mariahilferstrasse sans tourner la tête, puis elle bifurqua sur la gauche et traversa.
  
  Pour la première fois depuis qu’il pratiquait des filatures, Coplan ressentit une gêne indéfinissable. Que dissimulait ce visage attrayant, outre une intelligence hors du commun ? De la perfidie, de la haine, ou la conscience paisible d’une héroïne dévouée à une tâche patriotique ?
  
  Tandis qu’il continuait à l’observer en la suivant, une idée singulière lui traversa l’esprit : un lien direct n’avait-il pas existé entre George Sanders et Patricia Mayfield ?
  
  L’Américaine allait prendre place dans la queue qui se formait à un arrêt de tramway. A cette heure de pointe, Coplan n’aurait pas le temps de rejoindre sa voiture et de revenir à proximité. Il pouvait abandonner, prendre de meilleures dispositions pour le lendemain.
  
  Une longue motrice de la ligne n® 6 arrivait. Elle stoppa, ses portes pliantes s’ouvrirent automatiquement.
  
  Ce fut plus fort que lui : Coplan hâta le pas. Le dernier de la file, il grimpa dans le tramway.
  
  Après un trajet d’une vingtaine de minutes, entrecoupé de nombreux arrêts, il s’avisa que la jeune femme s’apprêtait à descendre. Profitant de ce que d’autres voyageurs étaient interposés entre elle et lui, il ne se rapprocha de la porte de sortie qu’à la dernière seconde.
  
  Après le démarrage de la motrice, il resta sur le terre-plein pour allumer posément une cigarette. Un bon éclairage public permettait de surveiller de loin la silhouette de Patricia. Avec retard, il partit dans la même direction. L’avenue dans laquelle il déambulait s’appelait Favoritenstrasse.
  
  L’Américaine, après un parcours d’environ deux cents mètres, disparut soudain à l’intérieur d’un de ces immeubles d’habitation fonctionnels et froids comme on en a construit des centaines à Vienne depuis la fin de la guerre : cinq étages, des lignes sévères, un balcon carré en saillie pour chaque appartement, une entrée aux deux extrémités de la façade.
  
  Coplan ralentit. Il arriva devant la maison lorsque la fille avait eu largement le temps de monter chez elle. L’examen des étiquettes du parlophone, dans le hall d’entrée, le fit sourciller : l’une d’elles indiquait « Mayfield-Jourgov », au 4e étage.
  
  Patricia vivait-elle en concubinage avec quelqu’un ? Francis en fut obscurément contrarié.
  
  Il ressortit de l’immeuble, arpenta le trottoir, puis décida soudain de regagner son hôtel en taxi.
  
  Il se fit monter un scotch et un journal dans sa chambre où, avant toute chose, il s’empara de l’annuaire téléphonique.
  
  Mayfield n’y figurait pas. Il regarda à Jourgov. Trouva ce nom, avec le prénom Katia, 345 Favoritenstrasse. Patricia était donc hébergée par une amie...
  
  Francis remit le volume en place et jeta un coup d’œil au Wiener Zeitung. En première page, sous un gros titre, un article parlait de la réunion de l’O.P.E.P. qui se tenait à Vienne. Les pays producteurs de pétrole venaient de décider une hausse de 15 %, justifiée par le renchérissement des céréales.
  
  Le cycle infernal continuait...
  
  A la page suivante, une information de l’Organisation mondiale de la santé annonçait un retour en force du paludisme en Afrique à cause, précisément, de l’augmentation du prix du pétrole : le prix des insecticides dérivés de ce produit avait déjà plus que triplé, si bien que les pays pauvres avaient du mal à en acheter en quantités suffisantes. On prévoyait qu’un million d’enfants sous-alimentés mourraient de la malaria, l’année prochaine, au sud du Sahara (Authentique. En France, cette information a été publiée par le journal Le Monde du 20 août 1975, page 9).
  
  Coplan rejeta sa gazette avec mauvaise humeur. Encore bien des drames en perspective, qui étaient dus en bonne, part à l’immobilisation forcée des cargaisons de blé.
  
  Est-ce qu’ils étaient devenus fous, à Washington ?
  
  Francis alluma nerveusement une Gitane avant de feuilleter la publication qu’il avait achetée chez Freisinger. Et il fut vite captivé par sa lecture. Il ressortait de cette étude que les jeunes filles extrêmement douées sont souvent nées de parents âgés, qu’elles sont des lectrices « enragées » dévorant plus de cent livres par an, et qu’elles ont tendance, à l’encontre des filles normales, à s’identifier plus à leur père qu’à leur mère. Ce qui s’accompagne inévitablement d’un grand désir d’indépendance et d’autonomie.
  
  Elles supportent donc mal un rôle passif et sont gênées par leur féminité, encore qu’elles aient des impulsions sexuelles tout à fait banales. Aussi se lient-elles d’amitié avec une compagne pour son mépris des conventions et pour ses aptitudes intellectuelles (De plus amples renseignements sur les surdoués peuvent être trouvés dans l'ouvrage du professeur Rémy Chauvin, édité chez Stock).
  
  Katia Jourgov devait répondre à ces critères, vraisemblablement.
  
  Mais plus loin, Coplan découvrit encore d'autres particularités qui le passionnèrent : en dépit de leur assurance et de la sérénité qu’elles affichent, ces privilégiées mentales vivent avec un sentiment d’insécurité très profond. Il arrive même qu’elles doutent de l’utilité de leur existence et qu’elles sombrent dans la mélancolie, leur supériorité n’étant pas à l’abri des contradictions de leur caractère.
  
  Alors, quels mobiles faisaient agir Patricia ? Des convictions bien ancrées ou, simplement, le besoin de s’affirmer, fût-ce d’une façon destructive ?
  
  Coplan referma l’ouvrage. Une conclusion se dégageait de ce qu’il venait de lire : le point faible de la cuirasse de l’Américaine, ce devait être son amitié pour Katia Jourgov.
  
  
  
  
  
  A sept heures et demie du matin, alors qu’il faisait encore nuit, Coplan, stationné dans la Favoritenstrasse, épiait l’immeuble où les deux femmes résidaient.
  
  Son regard errait des fenêtres éclairées du 4e étage au porche d’entrée que Patricia avait emprunté la veille. Il vit sortir successivement plusieurs locataires qui partaient à leur travail, chaudement vêtus.
  
  A huit heures moins cinq, la lumière d’une des fenêtres s’éteignit. Quelques instants plus tard, deux silhouettes féminines émergèrent de l’ombre. Elles se dirigèrent de conserve vers l’arrêt du tramway.
  
  La compagne de Patricia, plus boulotte, devait avoir à peu près le même âge. Un visage rond et avenant, des cheveux bruns coupés court. En jeans, bottée, sac en bandoulière sur une veste de fourrure.
  
  Coplan allait mettre le contact lorsqu’il constata que les deux amies se séparaient : tandis que l’Américaine poursuivait son chemin, Katia Jourgov ouvrait la portière d’une Volkswagen.
  
  Quand celle-ci eut démarré en direction sud, Francis se mit dans son sillage. Elle roula en ligne droite, constamment, dépassa la périphérie de l’agglomération urbaine et s’engagea dans une région boisée où les maisons se raréfiaient.
  
  Le trafic devenait aussi moins dense. Coplan ménageait un intervalle assez considérable entre les deux voitures. Une aube grise et sale se levait peu à peu.
  
  Un quart d’heure plus tard, un panneau routier indiqua l’entrée de Laxenbourg, une localité ancienne encerclée par la forêt. Alors la Volks alluma un clignotant. Peu après, elle vira sur la gauche et emprunta une route transversale.
  
  Laxenbourg... Ce nom rappelait quelque chose à Coplan. Mais ce ne fut qu’après, quand il aperçut au loin un château de style baroque, que son souvenir se précisa. Ce château abritait les services d’un organisme international dont la presse avait annoncé la création quelques années auparavant. Quant à dire lequel...
  
  La Volkswagen marqua un temps d’arrêt devant la grille ouverte gardée par un factionnaire, puis elle rejoignit un parking ménagé devant le perron à colonnes de l’ancienne résidence impériale.
  
  Pas question, pour Francis, de franchir l’enceinte du domaine. II se rangea sur le bas-côté, cala le frein à main et mit pied à terre, comme pour admirer le décor. Allumant une cigarette, il s’approcha nonchalamment du gardien - un homme assez âgé - et lui adressa la parole d’une voix joviale :
  
  - Peut-on visiter ce palais ?
  
  L’autre fit un signe négatif.
  
  - Plus maintenant, expliqua-t-il. Avant, oui, on pouvait. L’été, des cars de touristes viennent encore, mais simplement pour contempler ce château où séjournait parfois notre souveraine, Marie-Thérèse.
  
  - Mais il y a pourtant des voitures, là-bas !
  
  - Oui. Les personnes qui travaillent ici ont le droit d’entrer, naturellement.
  
  - Qu’y font-elles ?
  
  L’Autrichien prit un air important.
  
  - C’est le siège de l’I.I.A.S.A., révéla-t-il. L’Institut International pour l’Application de l’Analyse des Systèmes.
  
  - Bigre, fit Coplan. Ça veut dire quoi, au juste ?
  
  - C’est une sorte de centre de recherche qui groupe une centaine de savants de plusieurs pays, aussi bien de l’Est que de l’Ouest. Ils s’occupent de problèmes mondiaux, paraît-il.
  
  - Ah ! très bien ! approuva Coplan, les yeux vers l’édifice.
  
  Maintenant, il y était : vaste chaudière à réflexions, indépendant des idéologies et des régimes, ce centre d’étude avait pour but d’analyser les grands problèmes que doit affronter le monde actuel, ou qu’il affrontera dans un proche futur, en vue d’éviter des crises graves résultant d’une démographie galopante, de la pénurie d’énergie, de denrées alimentaires, ou même d’une insuffisance de communications (Tout ceci est authentique. Le budget de fonctionnement de cet institut, fixé à 3500000 dollars, est financé pour un tiers par les États-Unis, pour un autre tiers par l’U.R.S.S. et pour le troisième par l’ensemble des onze pays de l’Est et de l’Ouest qui profitent de ces recherches).
  
  Francis reprit :
  
  - Espérons que ces braves gens nous préparent un avenir moins sombre, car tout ne va pas pour le mieux sur cette planète !
  
  - Ça, vous pouvez le dire, acquiesça le surveillant sur un ton pénétré. Vous avez vu ? Nous allons encore payer le pétrole plus cher. Jusqu’où cela ira-t-il ? Se chauffer va devenir un luxe !
  
  - Manger aussi. C’en est déjà un pour deux hommes sur trois, à notre époque.
  
  Prêt à faire demi-tour, Coplan s’enquit :
  
  - Dites-moi. Travaillent-ils jour et nuit, au château?
  
  - Bien sûr que non. Les chercheurs ont des horaires très irréguliers, mais le personnel d’assistance et de secrétariat vient à heures fixes comme dans n’importe quelle administration. A cinq heures...
  
  Il tapota le tranchant de sa main sur son avant-bras gauche pour symboliser le déguerpissement joyeux de ceux qui ont terminé leur journée.
  
  Coplan lui adressa un petit signe de la main et remonta dans son Opel Escort de location, qu’il mit en marche. En deux manœuvres, il s’orienta dans la direction opposée.
  
  Tout ça ne collait pas très bien.
  
  Katia Jourgov, une Slave détachée à un institut attelé à l’amélioration des conditions de vie présentes et futures, hébergeait sous son toit une Américaine suspectée d’appartenir à la C.I.A. et qui s’acharnait à les rendre plus précaires pour les sous-développés.
  
  L’une des deux trompait-elle l’autre, ou bien étaient-elles complices ? Car cette cohabitation ne pouvait être le fruit du hasard.
  
  L’Opel atteignit l’embranchement de Laxenbourg alors que le ciel s’était complètement éclairci. Avant d’amorcer son virage, elle s’arrêta devant la ligne blanche annoncée par un panneau « Stop ».
  
  Jetant un coup d’œil de part et d’autre, Coplan aperçut sur sa droite une berline Ford Taunus de teinte brune, à l’arrêt, et à laquelle était adossé un gros rouquin vêtu d’un loden verdâtre.
  
  Ce bonhomme regarda un instant l’Opel puis, aussitôt, il ouvrit sa portière et s’enfourna dans sa voiture.
  
  Coplan négocia le virage, s’élança sur la route de Vienne. Dans son rétroviseur, il observa le comportement de la Ford. Or celle-ci adoptait le même chemin.
  
  Pression plus lourde sur l’accélérateur. Peu après, la Taunus rattrapa son retard. Francis ralentit. Le poursuivant se rapprocha pendant quelques secondes, puis il rétablit l’intervalle.
  
  Ou ce type était un parfait imbécile, ou bien un fieffé maladroit ! Néanmoins, sa présence soulevait un nouveau problème.
  
  Voulant savoir définitivement à quoi s’en tenir, Coplan bifurqua sur les chapeaux de roues, au premier croisement, dans une route départementale.
  
  Au bout de quelques secondes, la Taunus réapparut à l’arrière.
  
  Il n’y avait pas lieu de pavoiser. Depuis quand Francis trimbalait-il ce type derrière lui ? Logiquement, ce devait être depuis le moment où lui-même avait démarré, à la Favoritenstrasse, pour suivre la Volkswagen de Katia Jourgov. Donc cette dernière était « couverte ».
  
  Dès lors, Coplan s’appliqua à rejoindre la radiale qu’il avait abandonnée quelques minutes plus tôt. La berline brune, accompagnant ses changements de cap successifs, collait toujours à ses trousses lorsqu’il rentra dans la capitale.
  
  Mais alors, par une envolée foudroyante à cinquante mètres d’un coin de rue, par un virage brutal et le dépassement ultérieur d’un feu passant au rouge, il plongea dans une artère à grande circulation.
  
  Semé, le rouquin.
  
  Égaré dans la ville, Francis patrouilla pendant plus de vingt minutes avant de retrouver un décor familier d’où il put rejoindre la Mariahilferstrasse.
  
  Perplexe, il rentra à son hôtel. Il devait réviser entièrement son programme avant même de contacter Grüber. Les faits semblaient prouver que Katia Jourgov, bénéficiant d’un dispositif de protection, jouait un rôle encore plus important que l’Américaine.
  
  Décidément, Vienne n’avait pas changé... La capitale restait le creuset des machinations souterraines les plus équivoques.
  
  Onze heures du matin.
  
  Il y avait un point à éclaircir en priorité. Coplan enfila son trench. A la sortie de l’hôtel, il se dirigea pédestrement vers les palais et monuments qui constituent le cœur de la ville.
  
  A peine avait-il parcouru une cinquantaine de mètres qu’un passant, venant en sens inverse, le bouscula. Au lieu de s’excuser, l’homme - un gaillard au torse massif - dévisagea Coplan tout en grommelant des invectives.
  
  Ignorant le malotru, celui-ci poursuivit son chemin. Plus loin, cependant, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule mais ne discerna plus, dans la foule des promeneurs, l’individu qui l’avait heurté.
  
  Tout en progressant, il s’interrogea encore sur l’incident du matin. Peut-être s’était-il mépris sur la stupidité du conducteur de la Taunus. Le rouquin avait agi exactement comme s’il voulait que Francis s’aperçoive qu’il était filé.
  
  Coplan traversa la chaussée à un passage clouté, marqua un temps d’arrêt devant une vitrine, repartit. Et sa rogne monta encore d’un cran. Pas de doute, il trimbalait derrière lui un autre suiveur, il le sentait presque physiquement.
  
  Cette fois, c’était un type à l’allure plutôt miséreuse, vêtu d’un imperméable bleu foncé, coiffé d’un petit chapeau tyrolien ; pantalon trop étroit, vieilles chaussures, figure mince au teint pâle, il évoquait un peu ces flics en civil qui roulent leur bosse dans les milieux de la pègre.
  
  Ce coup-ci, cela sentait franchement mauvais : d’entrée de jeu, Francis était brûlé. Ils savaient même déjà où il logeait... Le fait d’avoir semé la Taunus n’avait servi à rien.
  
  L’inconnu ne le lâchait pas d’une semelle.
  
  Coplan stoppa net à un coin de rue, fit volte-face et braqua son regard vers le louche personnage. Ce dernier ne parut pas décontenancé. Il se cura les dents tout en feignant de regarder ailleurs.
  
  Marchant droit sur lui, Coplan l'apostropha :
  
  - Ça vous amuse, de me coller aux talons ?
  
  L’autre le toisa, laissa tomber :
  
  - Non, ça ne m’amuse pas.
  
  Puis il se remit à fourrager entre ses incisives avec son cure-dent, tout en portant les yeux ailleurs.
  
  - Vous feriez mieux de marcher à côté de moi, on le remarquerait moins, ricana Coplan, acerbe.
  
  - Oui, pourquoi pas ? admit le type. Par où allez-vous ?
  
  La moutarde commençait à monter au nez de Francis.
  
  - Il rime à quoi, votre jeu ? s’enquit-il d’une voix contenue, les poings serrés au fond de ses poches.
  
  Des gens les croisaient, les frôlaient, indifférents, leurs propos étant couverts par les bruits de la circulation. L’homme desserra les lèvres après un temps de réflexion.
  
  - A vous prouver que vous n’avez aucune chance, déclara-t-il sourdement.
  
  - Aucune chance... A quel égard ?
  
  - De survivre, précisa l’individu. Vous ne quitterez plus Vienne. Vous l’aviez déjà compris, je suppose ?
  
  Coplan l’observa, une lueur de dérision naissant dans ses prunelles.
  
  - Je ne suis pas impressionnable, rétorqua-t-il. Maintenant fichez-moi le camp, je vous ai assez vu.
  
  Plantant là son interlocuteur, il voulut repartir vers l'Hôtel Kummer, mais l’Autrichien lui glissa mezzo voce :
  
  - Méfiez-vous, le K.G.B. a le bras long.
  
  Coplan suspendit son mouvement et fit peser un regard boréal sur le miséreux.
  
  - Ah bon, murmura-t-il. C’est de ce bois-là que vous vous chauffez... Dans ce cas, c’est moi qui vais vous suivre. Allez, en route.
  
  - Mais... pourquoi ? grimaça l’autre, perdant soudain son assurance.
  
  - Je veux une explication avec celui qui vous donne des ordres. Alors, de deux choses l’une : ou bien vous me conduisez jusqu’à lui, ou bien je provoque un scandale en vous foutant mon poing dans la figure. Qu’est-ce que vous préférez ?
  
  Abasourdi, le suiveur avala sa salive, il se creusa la cervelle en jetant de part et d’autre des coups d’œil de renard traqué.
  
  Coplan lui décerna une légère bourrade.
  
  - Alors, qu’attendez-vous ?
  
  - Heu... Si vous cherchez une entrevue, je dois la préparer, marmonna-t-il. On vous contactera.
  
  Puis il s’élança comme une flèche sur la chaussée et bondit sur le marchepied d’un tramway dont les portes allaient se refermer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Après avoir suivi des yeux, avec des sentiments mitigés, le tramway qui s'éloignait, Coplan remonta la Mariahilferstrasse. Avisant une cabine publique vacante, il y entra, forma le numéro du correspondant du Vieux.
  
  - Allô, Grüber ? Francis à l’appareil.
  
  - Gruss Gott, Francis, prononça une voix rocailleuse. J’ai reçu des nouvelles vous concernant. Comment va ?
  
  - Mal, dit Coplan. Je ne peux plus faire un pas sans avoir quelqu'un sur les talons. On veut m’inciter à déguerpir, c’est clair.
  
  - Ach, fit Grüber. Et vous comptez le faire ?
  
  - Pour qui me prenez-vous ? Je n'en ai pas la moindre intention. Mais je dois changer mes batteries du tout au tout, il faudrait que je vous voie cet après-midi.
  
  - Gut, je suis à votre disposition.
  
  - Alors voilà : je vais rentrer à mon hôtel, le Kummer. Venez m'y retrouver après le déjeuner et montez directement à ma chambre, le 312.
  
  Nous parlerons plus longuement. Apportez-moi un peu d’outillage, d’accord ?
  
  - Okay, opina Grüber, placide comme un montagnard du Vorarlberg. Auf Wiedersehen.
  
  Coplan raccrocha, sortit et retraversa la rue.
  
  Le gros imbécile qui l’avait bousculé vingt minutes auparavant glandait encore à proximité de l’entrée de l’hôtel.
  
  
  
  
  
  Coplan déboucha dans la Mariahilferstrasse vers cinq heures de l’après-midi. Il se dirigea vers le parking où il avait laissé son Opel en début de matinée, à son retour de Laxenbourg.
  
  Il s’y attendait... Un individu s’était attaché à ses pas : le rouquin en loden.
  
  Jouant avec son trousseau de clefs de voiture, Francis marcha vers l’emplacement de son cabriolet. Mais alors son regard repéra l’homme auquel il était en train de penser, l’espèce de racoleur qu’il avait mis en fuite peu avant midi : le type famélique au chapeau tyrolien faisait le pied de grue sur un des côtés du parking. Quand il aperçut Coplan, il se faufila entre les rangées de voitures pour venir à sa rencontre.
  
  Coplan s’immobilisa, la main gauche enfouie dans la poche de son trench. Derrière lui, le rouquin se rapprochait. Francis se plaça de biais, de manière à pouvoir observer simultanément les deux zigotos. Ils n’allaient quand même pas l’attaquer à découvert, dans un endroit aussi fréquenté...
  
  Il demeura cependant sur ses gardes, à l’affût d’un mouvement suspect de l’un de ses adversaires. Mais le Tyrolien, parvenu à trois pas de lui, articula :
  
  - Ça marche... Vous devrez nous accompagner dans notre bagnole, bien entendu.
  
  - D’accord. Où est-elle ?
  
  - Là-bas.
  
  - Passez devant, tous les deux.
  
  Ils obtempérèrent, le précédèrent à une rangée dans laquelle figurait une Taunus brune qu’il reconnut sans peine. De même que l’individu installé au volant : le rustre à face de dogue, auteur du coup d’épaule.
  
  Toute l’équipe, en somme.
  
  Coplan monta à l’arrière avec le maigre Tyrolien tandis que le roux prenait place à côté du chauffeur. Ce dernier mit le contact, alluma les feux, puis la berline démarra et s’inséra dans le trafic intense de l’heure de sortie des bureaux.
  
  La voiture traversa le centre de Vienne, franchit ensuite un pont sur le canal du Danube, que les étrangers confondent la plupart du temps avec le fleuve lui-même et qui coule plus à l’est.
  
  Inopinément, le voisin de Francis lui adressa la parole en russe :
  
  - Êtes-vous déjà venu à Vienne ?
  
  - Plusieurs fois, répondit Coplan dans la même langue.
  
  - Vous connaissez bien la topographie de la ville ?
  
  - Je n’y ai jamais vécu. En dehors du centre et de quelques grands axes, je m’y perdrais vite.
  
  - Bon ; je dois pourtant vous empêcher de regarder le paysage pendant quelques minutes.
  
  - Pas d’objection.
  
  Si le porte-parole du groupe n’était pas un Soviétique, il avait sûrement passé une partie de sa vie en Russie. Coplan s’apercevait aussi que l’homme était plus cultivé qu’on n’aurait pu le croire en voyant sa dégaine.
  
  Le parcours se prolongeait. Le conducteur surveillait constamment son rétroviseur. Il avait dû emprunter un itinéraire permettant d’éviter les embouteillages car, après un périple dans des faubourgs moins encombrés, il repassa au-dessus du canal, franchit un passage à niveau en vue de gagner le secteur nord de la ville.
  
  L’interlocuteur de Coplan reprit la parole :
  
  - Remettez-moi votre arme, invita-t-il, la main tendue, un sourire cauteleux sur les lèvres. Vous n’avez rien à craindre.
  
  Après une brève hésitation, Francis prit le parti de se défaire de son Mauser. L’autre prit le pistolet en disant :
  
  - Voilà qui est bien, vous êtes raisonnable. Maintenant, mettez mon chapeau devant vos yeux, nous allons arriver dans quelques minutes.
  
  Docile, Coplan fit ce qu’on lui demandait.
  
  Il avait fait un sacré pari, et n’avait plus que la ressource d’aller jusqu’au bout.
  
  
  
  
  
  A peu près au même moment, Patricia Mayfield descendait du tramway n® 6 à l’arrêt de la Favoritenstrasse. Les portes pliantes se refermèrent derrière elle ; elle dut attendre, sur le terre-plein, qu’un flot de voitures se fût écoulé. Les lumières des phares se réverbéraient sur l’asphalte mouillé.
  
  Un homme de belle stature, qui se trouvait déjà sur le refuge avant l’arrivée du tram, emboîta le pas à l’Américaine lorsqu’elle emprunta le passage pour piétons. Tout en avançant, il tira un mouchoir de sa poche et se moucha vigoureusement, les yeux tournés vers un véhicule en stationnement le long du trottoir d’en face. Quelqu’un, assis sur la banquette arrière, se déplaça et ouvrit la portière côté trottoir, mit pied à terre.
  
  La jeune femme fut soudain encadrée et serrée de près par deux inconnus aux faciès sévères.
  
  - Police, miss Mayfield, articula le type athlétique qui l’avait attendue à sa descente de la motrice. Veuillez nous accompagner, je vous prie.
  
  Interdite, elle eut un haut-le-corps, mais déjà les deux Autrichiens la prenaient fermement par les coudes et la poussaient avec une force irrésistible vers la voiture noire. Incapable d’émettre un son et n’opposant que son inertie à la décision de ses agresseurs, elle fut vivement propulsée à l’intérieur de la berline. Celle-ci démarra avant que la portière eût claqué.
  
  Patricia, le cœur battant, considéra ses gardiens. Ils continuaient à la maintenir, autoritaires, inébranlables.
  
  - Mais... que me reproche-t-on ? finit-elle par demander, la gorge serrée.
  
  - Nous agissons sur réquisition de la police française, prétendit Grüber. Je dois vous prévenir que vous courez le risque d’être extradée, mais nous devons d’abord vous entendre. Vous vous êtes rendue en France récemment, si je ne m’abuse ?
  
  Un frisson parcourut la jeune femme de haut en bas. Le choc était rude. D’emblée, son cerveau se mit à travailler frénétiquement. Contre elle, il ne pouvait exister qu’un seul témoignage. Autant dire rien.
  
  - Je ne répondrai à aucun interrogatoire sans l’assistance d’un avocat, rétorqua-t-elle. Lâchez-moi.
  
  - Je regrette, opposa Grüber. Vous êtes considérée comme une terroriste. Si je vous lâche, ce sera pour vous passer les bracelets. Karl, vérifie le contenu de son sac.
  
  Son adjoint ouvrit le sac, en tâtonna l’intérieur.
  
  - Elle n’a pas d’arme, signala-t-il. Du moins, pas là. Je la fouille ?
  
  - Quoi ? s’insurgea la fille, outrée. Vous n’avez pas le droit de me...
  
  - On va se gêner, rigola Grüber.
  
  L’un déboutonna le manteau pour palper la prisonnière sous les aisselles, sans épargner sa poitrine, tandis que l’autre introduisait carrément une main sous sa jupe et la promenait le long de ses cuisses, y compris à l’entrejambe.
  
  Elle eut beau gigoter, furibonde, ils n’en prolongèrent pas moins leur exploration avec une minutie exagérée. La voiture roulait très vite dans des voies secondaires des quartiers sud.
  
  - Ça vous coûtera cher ! menaça l’Américaine, le souffle court. Je me plaindrai à mon ambassade, je vous le garantis !
  
  Mais, en dépit du sang-froid qu’elle manifestait, un profond découragement s’emparait d'elle. Katia ne pourrait rien faire. Et les autres...
  
  Puis elle s’avisa que la berline prenait un curieux chemin qui l’écartait plutôt du centre de la ville.
  
  Elle accusa soudain :
  
  - Vous n’êtes pas des membres de la police...
  
  - Non, reconnut Grüber, imperturbable. Dans un sens, vous perdez au change. On vous kidnappe, vous comprenez. Tâchez donc de rester tranquille, sinon vous allez en baver.
  
  Il lui brandit sous le nez, d’une façon très explicite, un poing noueux de bûcheron.
  
  Elle s’efforça de dominer son désarroi et sa frayeur. Il ne fallait pas perdre tout espoir. Elle avait foi en ses capacités intellectuelles pour s’en tirer.
  
  Grüber, respectant les consignes de Coplan, s’employa à détraquer les nerfs de la fille. Il se fit encore plus vulgaire.
  
  - Il paraît que vous en avez, là-dedans ? railla-t-il en se tapotant le front avec l’index. Nous, voyez, on s’en fout complètement. Ce qui compte, c’est que vous soyez plutôt du genre aguichant. Et comme on va devoir vous garder un petit temps, on ne va pas s’embêter tous les trois. Pas vrai, Karl ?
  
  - Hé ! fit ce dernier, cynique. Ce serait dommage d’enterrer une si belle môme sans l’avoir baisée. Du reste, je te parie qu’elle aime ça. Elle n’a même pas serré les cuisses quand je l’ai pelotée.
  
  - Boh, jeta Grüber. Si elle n’aime pas, c’est pareil. On lui filera une trempe avant de se l’envoyer. Moi, j’ai un goût pour les filles qui résistent. Et celle-ci, vu ses antécédents, elle aura droit à un tarif spécial.
  
  Ces propos désagrégeaient d’autant plus le moral de l’Américaine que, dans la vie courante, elle avait toujours excellé à tenir à distance, en les écrasant d’une phrase cinglante, les garçons qui la courtisaient. Mais avec ces brutes...
  
  Elle sentait se diluer son énergie, malgré sa conviction d’avoir rempli des tâches indispensables, obligatoires, malgré sa colère d’être tombée aux mains d’ennemis.
  
  Karl renchérissait :
  
  - Attachée, c’est pas mal non plus. De face ou de dos. Pas oublier qu’on doit venger pas mal de gars...
  
  - Oh! Shut up ! lança Patricia, exaspérée. Cessez de raconter des inepties. Qui vous a donné l’ordre de m’enlever, et pourquoi ?
  
  - Vous le saurez bientôt, promit Grüber d’une voix grinçante. D’ailleurs, ne jouez pas l’idiote, vous l’avez sûrement déjà deviné.
  
  La voiture avait atteint une zone périphérique quasiment déserte, en bordure d’une forêt.
  
  - Karl, mets-lui la cagoule, enjoignit Grüber en saisissant dans sa grosse patte les deux poignets de la prisonnière.
  
  
  
  
  
  Coplan et ses trois gardes du corps avaient pénétré dans une maison d’aspect rustique, aux fenêtres obturées par des battants de bois.
  
  Guidé vers une pièce qui se trouvait à l’arrière de la bâtisse, il entra dans une salle commune meublée d’une table de ferme, de chaises cannées et d’une antique horloge à poids.
  
  Debout, à l’une des extrémités de la table, se tenait un homme dont la physionomie anguleuse, sculptée par la lumière tombant d’un abat-jour central, exprimait un mélange d’intérêt et de contrariété. Il était vêtu d’une veste à carreaux d’une coupe démodée, le col roulé de son pullover engonçait son menton fuyant.
  
  Rythmé par le mouvement de va-et-vient du balancier de l’horloge, le silence régna jusqu’à ce que les arrivants eussent pris place autour de la table.
  
  Puis le maître de céans parla en allemand, sur un ton froid :
  
  Voilà ce qui s’appelle se jeter dans la gueule du loup. Vous avez devancé mes désirs et facilité la besogne de mes collaborateurs. Pourquoi teniez-vous à me voir ?
  
  - Parce que cette filature permanente à laquelle vous m’avez soumis me tape sur les nerfs, riposta Coplan. Elle va dégénérer en bagarre, inévitablement. Détrompez-vous si vous croyez que je suis isolé à Vienne.
  
  Le conducteur de la Taunus crut bon de préciser aussitôt :
  
  - Nous n’avons pas été suivis, je peux le garantir. J’ai bien ouvert l’œil.
  
  Le rouquin annonça :
  
  - Le Français a toujours été seul depuis que nous le surveillons. Il n’a pas mis le nez dehors depuis la fin de la matinée, et il n’était pas couvert quand il est sorti de son hôtel tout à l’heure. A mon avis, il bluffe.
  
  - Vous vous préparez de joyeuses surprises, affirma Coplan, impavide. En tout cas, je tiens le pari que vous n’avez pas plus d’intérêt que moi à entamer un duel qui attirerait l’attention de la police de ce pays.
  
  - D’accord, reconnut l’homme qui présidait l’assemblée. Néanmoins on est parfois obligé de prendre des risques; comme vous en ce moment. La sagesse aurait dû vous conseiller de plier bagage.
  
  - Je l’avais parfaitement compris.
  
  - Alors, vous avez eu tort de négliger l’avertissement. Tant pis pour vous. Mais il y a une question que je tenais beaucoup à vous poser, moi. Comment avez-vous pu relayer George Sanders au Havre ?
  
  Coplan se mordilla la lèvre. Ce type-là était vachement bien renseigné ; par qui l'avait-il été, alors que tous les membres du réseau du Havre étaient sous les verrous et qu’aucun d’eux n'avait pu communiquer avant l’arrivée de la D.S.T. ?
  
  L’ambiance déjà tendue qui s’était instaurée dans la pièce se chargea d’une dose supplémentaire d’électricité.
  
  La situation n’évoluait pas du tout comme Francis l’avait envisagé quand il avait apostrophé le type en gabardine dans la Mariahilferstrasse. Ce dernier retirait sans hâte un Luger de sa poche intérieure, en faisant jouer la culasse pour vérifier le chargement, puis il se mettait en devoir de visser un silencieux sur le canon.
  
  - Alors, avez-vous perdu l’usage de la parole ? questionna sur un ton sarcastique le chef de la bande. Vous savez, j’attache énormément d’importance à cette question. Cessez de vous torturer les méninges pour inventer un mensonge. Dites la vérité tout de suite.
  
  L’attitude des individus qui entouraient Coplan s’imprégnait d’hostilité. Pour sortir de l’impasse, il déclara subitement :
  
  - J’étais un ami de Sanders et j’ai voulu venger sa mort, voilà tout.
  
  Le regard pénétrant de son interlocuteur s’aiguisa davantage.
  
  - Un ami ? persifla celui-ci. Un ami tellement intime qu’il vous tenait au courant de ses faits et gestes alors qu’il remplissait une mission ultra-confidentielle ? Allons, ne vous payez pas ma tête, monsieur l’inspecteur Dupont !
  
  Coplan fixa intensément l’homme qui lui parlait. Maintenant, au moins, il discernait de qui ce dernier tenait ses informations.
  
  L’inconnu reprenait, plus véhément :
  
  - Répondez ! Sanders nous a-t-il doublés pour de l’argent, ou bien le faisiez-vous chanter ?
  
  Coplan éluda :
  
  - L’objectif que poursuivait Sanders n’allait pas à l’encontre des intérêts français, vous devez le savoir. Le blocage des exportations de blé présente autant d’inconvénients pour nous que pour vous. Une certaine coopération était donc possible.
  
  - Vous esquivez le problème. Je veux une explication précise. Comment Sanders a-t-il été repéré par vos services ? Nous a-t-il trahis, oui ou non ?
  
  - Bon, je vais tout vous dire, capitula Francis. En fait, ça remonte loin...
  
  Il relata l’origine de ses relations avec Sanders, l’interception de ce dernier à Orly, l’appel de la D.S.T. Puis il enchaîna :
  
  - J’ai forcé la main à votre agent, d’accord. Dans sa position, il n’avait pas le choix. Vous êtes du métier : à ma place, vous auriez agi de même. A la sienne, aussi.
  
  - Peut-être, admit le chef de groupe avec acrimonie. Mais Sanders a été abattu et tout notre réseau a été démantelé par votre faute ! Pour cela, il va falloir payer.
  
  Le Tyrolien, qui paraissait attendre un ordre, souffla légèrement sur l’extrémité du silencieux, son index sur la détente. Le rouquin et le gros abruti, prêts à sauter sur Coplan, lui décochaient des regards venimeux.
  
  - Vous seriez idiot de vous priver d’une monnaie d’échange, émit Francis calmement. Sans vouloir me flatter, je vaux mon pesant de détenus.
  
  Il y eut un petit flottement. Méditatif, le chef se pétrit la joue en consultant des yeux ses subordonnés. Puis il articula :
  
  - Je voudrais encore élucider un point. Pourquoi, exactement, êtes-vous venu à Vienne ? Qu’est-ce qui vous a amené ici ?
  
  Les réflexions de Coplan marchaient bon train. Voilà où le bât blessait. Tous les fils s’enchevêtraient bizarrement. Pourquoi ces zèbres l’avaient-ils attendu du côté de Katia Jourgov ?
  
  - Allons, avouez-le, s’impatienta l’agent soviétique. Vous avez fait parler Duchêne ?
  
  - Naturellement, convint Francis, impassible. Vous feriez mieux de me rendre ma liberté. Les arrestations du Havre, c’était la règle du jeu. Mais ici, nous combattons un même ennemi. En nous étripant mutuellement, nous lui rendons service. Or je me suis approprié un atout majeur. Donnant, donnant.
  
  Quel atout ? jeta l’autre, abrupt.
  
  Patricia Mayfield.
  
  Un silence régna. L’attention des assistants s’était reportée sur le chef, dont la mine rembrunie trahissait de la perplexité.
  
  - Qui est-ce ? s’enquit-il en fronçant les sourcils.
  
  - Vous ne la connaissez pas ? Une Américaine, l’amie de cette Katia Jourgov que vous surveillez. C’est elle qui dirigeait l’action de Duchêne et des gauchistes en France. Faites-moi reconduire en ville et je vous la livre.
  
  Très intéressé, mais un peu sceptique, l’homme en veston avança :
  
  - Vous prétendez avoir capturé cette personne ? Si c'est exact, vous tenez là, évidemment, un chaînon de premier ordre. Mais qu’est-ce qui me prouve que vous ne mentez pas ? Ou que vous nous remettrez cette provocatrice en échange de votre libération ?
  
  - Cette fille ne m’est utile que dans la mesure où elle peut fournir des renseignements sur l’organisation qui l’emploie. Pourquoi vous empêcherais-je de bénéficier de ses révélations ? Vous avez également un compte à régler avec elle, non ? Quant à vérifier si elle a été enlevée, rien de plus facile : passez un coup de fil anonyme à Katia Jourgov et demandez-lui si son amie est rentrée normalement après son travail.
  
  L’inconnu, desserrant d’un doigt le col roulé de son pull, contempla ses acolytes pour solliciter leur avis. Mais aucun d’eux ne parla. Ils semblaient s’en remettre totalement à lui pour la décision à prendre.
  
  Alors il alluma pensivement une longue cigarette de tabac blond à bout cartonné, exhala de la fumée par les narines. Le Français n’avait pas inventé un bobard, de toute évidence. Il était trop sûr de lui.
  
  - Écoutez, dit soudain l’homme du K.G.B. d’une voix plus conciliante. Vous êtes venu flanquer le désordre dans notre stratégie à l’égard des auteurs de ce complot, et nous n’avions vraiment pas besoin de ces ennuis supplémentaires. Alors, mettons cartes sur table : deux de mes collaborateurs vont vous accompagner. Vous leur livrerez votre prise et vous regagnerez Paris demain. Mais si vous tentez de leur ménager un piège...
  
  - Pourquoi le ferais-je ? grommela Coplan avec un haussement d’épaules. J’ai atteint mon but. En ce moment même, mes collègues ont dû extraire de cette fille tout ce qu’elle sait. Je n’ai plus aucune raison de m’attarder en Autriche.
  
  L’atmosphère se détendit notablement.
  
  Le Tyrolien rempocha son Luger tandis que le rouquin entamait un dialogue en russe avec le chef. Et Coplan se paya une Gitane en priant le ciel de n’avoir pas fait un mauvais calcul.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le conciliabule des quatre agents secrets ayant pris fin, et alors que deux d’entre eux se disposaient à raccompagner Coplan, ce dernier, très décontracté, s’enquit auprès de l’homme en veston :
  
  - En définitive, d’après vous, qui est derrière cette histoire de blocus des céréales ? Washington ou Pékin ?
  
  L’interpellé hocha la tète.
  
  - Selon les renseignements dont nous disposons jusqu’ici, nous ne pouvons encore accuser personne, dévoila-t-il. Les arrière-plans de ces grèves, de ces embargos successifs et des attentats demeurent obscurs. De même que les mobiles, d’ailleurs.
  
  Puis, relevant les yeux :
  
  - Espérons que nous serons édifiés bientôt, car les événements vont prendre une tournure angoissante pour les sous-développés si les navires américains, français, canadiens et australiens n’entament pas leur rotation vers les ports de l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Inde.
  
  Avec un mince sourire, il ajouta :
  
  - Adieu..., Dupont. J’espère ne plus vous revoir.
  
  - Moi de même, assura Francis.
  
  Le trio des partants quitta la salle commune. C’étaient le gros rouquin et le minable en gabardine qui avaient été désignés.
  
  De conserve, ils traversèrent la pièce sur laquelle s’ouvrait la porte d’entrée de la bâtisse, condamnée par un solide verrou qu’un des sbires fit coulisser.
  
  Le froid de la nuit condensa leur respiration quand ils débouchèrent à l’extérieur. Le propriétaire de la Taunus ouvrit la portière avant et se glissa sur le siège pour allumer les lanternes, la fermeture de la porte de la maison ayant plongé les trois hommes dans des ténèbres opaques.
  
  Il n’en fallut pas plus à Coplan pour empoigner le bras de son autre garde du corps et l’expédier à la volée, avec une violence fantastique, contre la carrosserie.
  
  Un croc-en-jambe simultané fit tomber en avant sa victime, dont la tête alla frapper de plein fouet le montant arrière de la voiture.
  
  Le rouquin, médusé, s’extirpa vivement de l’habitacle alors que Francis, ayant empêché son antagoniste de s’effondrer, l’adossait de force contre le flanc de la berline et le gratifiait d’un direct en pleine face pour achever de le mettre hors de combat.
  
  Volant au secours de son collègue, le type au loden se précipita vers Coplan. Une droite fracassante à la pointe du menton le rejeta en arrière, hébété, la vue brouillée, les jambes molles. Un second coup de bélier l’envoya s’affaler sur le sol les quatre fers en l’air avant qu’il ait pleinement réalisé ce qui se passait, sonné pour le compte.
  
  Coplan se retourna, les dents serrées, vers la silhouette étalée de l’individu qui avait mordu la poussière le premier. Il se pencha, le délesta vivement de son Luger à silencieux et, par la même occasion, du Mauser qu’il avait conservé. Au cours de cette brève algarade, le chapeau tyrolien avait valsé à trois mètres. Francis abattit rudement la crosse du Mauser sur le front dégarni de l’homme inconscient, pour toute sécurité, puis il alla frapper de même la caboche du rouquin.
  
  Si les gars se relevaient encore après ce traitement...
  
  Une arme dans chaque main, Coplan fouilla du regard l’obscurité environnante. La maison rurale s’élevait en bordure d’un vignoble, et l’habitation la plus proche formait une petite tache claire à plus de deux cents mètres. Un calme bucolique régnait sur la campagne.
  
  Il n’y avait pas d’autre voiture en stationnement, hormis la Taunus. Coplan glissa son Mauser dans la poche gauche de son trench et retira la clef de contact mise en place par le conducteur puis, l’autre pistolet en batterie, il manœuvra doucement le loquet de la porte d’entrée, repoussa le battant sans le faire grincer.
  
  Il franchit le seuil, perçut faiblement la voix pourtant grondante du gaillard au faciès ingrat qui conversait avec l’occupant de la demeure. L’épaisseur des murs et des lourds vantaux de bois amortissait fortement les bruits, dans ces vieilles maisons paysannes.
  
  Coplan referma l'huis, gagna la porte de la salle commune, l’ouvrit brusquement. Les deux partenaires tournèrent la tête dans sa direction, restèrent pantois.
  
  - Levez les mains et ne bougez plus, ordonna Francis d’une voix posée, tout en avançant. Nous n’avions pas tout réglé.
  
  Le subalterne faillit avoir un coup de sang. Interloqué, il ne songeait même pas à obéir. Quant au chef de groupe, il blêmit, haussa lentement ses paumes.
  
  Du talon, Francis repoussa le battant sans perdre de vue ses adversaires. Bien lui en prit car le malabar, submergé de fureur, attrapait le dossier d’une chaise et la catapultait dans sa direction.
  
  Coplan l’esquiva en faisant un écart. Il dit froidement après qu’elle eût frappé la cloison :
  
  - Plus un geste ou je vous tue.
  
  Mais l’autre ne tint aucun compte de l’avertissement : il s’ébranla, la gueule féroce, les yeux fulgurants.
  
  - Franz ! tonna son supérieur, comme s’il eût voulu maîtriser un chien-loup.
  
  Coplan, visant la cuisse, pressa la détente. Il n’y eut qu’un « clic » du percuteur et le coup ne partit pas. Francis appuya une seconde fois tandis que l’hercule fondait sur lui. Zéro. Il n’eut plus le temps de saisir son Mauser car le nommé Franz, les deux poings en avant, l’envoyait dinguer contre le mur avec une telle vigueur que Coplan eut beau écarter les bras pour atténuer le choc, son crâne n’en cogna pas moins la maçonnerie.
  
  Groggy, il vit cependant s’amener à toute vitesse un poing massif ; un réflexe lui fit incliner la tête latéralement. Son maxillaire fut éraflé par une phalange, mais l’essentiel du choc n’atteignit que la muraille.
  
  Le type lâcha une exclamation rageuse en reculant, la main meurtrie. La douleur, grimpant jusqu’à son épaule, décuplait sa rogne.
  
  Arc-bouté, Coplan lui défonça une rotule avec le talon de sa chaussure puis, s’étant ménagé plus d’espace, il attaqua pour de bon : un atémi sur la carotide, du côté où le type s’était blessé, un autre du plat de la main droite au milieu du front, quart de tour et coup de coude perforant sous la dernière côte.
  
  Le rustre vacilla sur place, ses ressorts brisés. Il restait la bouche ouverte, les yeux flous, avec le souffle court d’un taureau qui va s’écrouler sous l’estocade.
  
  Ce n’était pas suffisant.
  
  Coplan, dédiant un bref regard à l’autre personnage, lequel semblait frappé d’apathie, sut qu’il n’avait rien à craindre de lui : l’homme n’était pas un combattant, la violence le paralysait.
  
  Francis marmonna :
  
  - Je vous avais dit de vous tenir tranquille, Franz.
  
  Puis, comme à l’exercice, il lui décerna une châtaigne monumentale au centre de sa figure. Cette fois, le type parut courir en arrière après sa tête; il se serait effondré sur le carrelage si la table de ferme n’avait cassé son élan. Son torse se renversa jusqu’à toucher le bois, puis ses genoux plièrent et il dégoulina sur le sol, la face ensanglantée.
  
  Coplan observa sa chute, sortit alors son Mauser de sa poche et s’adressa au rescapé :
  
  - Il savait que le Luger n'était pas chargé, hein ? articula-t-il en français, tout en désignant du menton la brute écroulée. Vous avez cherché à m’en mettre plein la vue, avec vos trois toquards...
  
  Un silence plana. Un silence épais de catacombes.
  
  Les deux hommes s’épièrent, bourrelés de rancune, l’un sachant qu’il était au bout du rouleau, l’autre soulagé d’avoir compris à temps.
  
  - Vous avez failli réussir, dit encore Francis, mais à trop vouloir fignoler...
  
  Son adversaire, les traits défaits, le regardait comme s’il craignait d’être fusillé sur place.
  
  - Sans connaître votre nom, je sais qui vous êtes, poursuivit Coplan sur un ton uni. Chapeau ! Vous étiez parvenu à vous débiner à la dernière minute, et il ne vous restait plus qu’à éliminer un seul danger. Pas de chance...
  
  Coplan se rapprocha de son interlocuteur.
  
  - Comment vous appelle-t-on ? s’enquit-il, curieux. Dispensez-moi de prendre votre passeport.
  
  L’interpellé s’humecta les lèvres, avoua :
  
  - Vigneuil... Serge Vigneuil.
  
  Francis approuva de la tête.
  
  - Eh bien, Vigneuil, vous allez me donner un coup de main pour traîner ici les corps de vos complices restés à l’extérieur. En route. Vous pouvez baisser les bras.
  
  Moralement anéanti, l’espion dut faire un effort pour vaincre sa défaillance physique. Il ne parvenait pas à discerner ce qui avait provoqué ce revirement désastreux.
  
  Sur le seuil de la maison, il marqua un temps d’arrêt pour s’accoutumer à l’obscurité.
  
  - Grouillez-vous, intima Francis en le poussant dehors.
  
  Ensemble, ils remorquèrent d’abord l’homme à la gabardine en le tenant chacun par une jambe, l’amenèrent dans la salle commune, puis ils firent subir le même sort au rouquin.
  
  Lorsque ces deux blessés eurent été allongés sur le carrelage près de leur collègue toujours inanimé, Coplan exhiba de nouveau son Mauser.
  
  Vigneuil bégaya :
  
  - Vous... vous n’allez pas les liquider ?
  
  - Quelle autre solution proposez-vous ? Je ne tiens pas à ce qu’ils déchaînent le branle-bas quand j’aurai tourné le dos. D’autant plus que je vais vous emmener avec moi, et vite.
  
  - Non, ne faites pas ça ! s’exclama Vigneuil, consterné. N’exécutez pas froidement ces irresponsables... Ils ne représentent plus une menace pour vous.
  
  - C’est vous qui le dites! Je préfère en avoir la certitude.
  
  Il abaissa le canon de son pistolet vers la figure du nommé Franz.
  
  - Non ! cria Vigneuil. Ne tirez pas ! J’ai une formule !
  
  - Laquelle ?
  
  - On peut... les ligoter, les enfermer.
  
  - Pour qu’ils crèvent de mort lente ? Vous trouvez que c’est mieux ?
  
  - Attendez, supplia Vigneuil en se pétrissant le front, l’air agité. Il faut que je vous dise... Ce ne sont pas des professionnels. Sans moi, ils abandonneront la partie. Ils seront obligés de me laisser tomber.
  
  - Des nèfles. Vous êtes malin comme un singe et vous n’avez aucun scrupule. Car c'est vous qui avez fait descendre Sanders, tout compte fait ! Et vous avez le culot de me demander d’épargner ces gredins ?
  
  L’ex-bouquiniste de la rue des Saints-Pères tenta de se ressaisir. Il rétorqua :
  
  - Pour Sanders, il y avait une raison. Ici, ces morts seraient inutiles. Bouclez mes camarades et prévenez ultérieurement la police. Ainsi, vous serez tranquille. Mais si vous les assassinez, je vous jure que vous le regretterez.
  
  Coplan n’avait jamais supprimé quelqu’un de gaieté de cœur. De plus, laisser ces hommes en vie, aux mains du contre-espionnage autrichien, présenterait un avantage non négligeable : les inspecteurs viennois videraient l’abcès mieux qu’il ne pouvait le faire lui-même.
  
  - Bon, d’accord, opina-t-il, bougonnant. Où pouvons-nous fourrer vos petits copains ?
  
  - Dans le cellier... Si on ne vient pas les délivrer, ils seront incapables d’en sortir, vous verrez.
  
  Avant de trimbaler ses victimes, Francis voulut s’assurer que leur torpeur n’était pas feinte. Les ayant examinées, il fit une moue pessimiste. Il avait tapé fort : l’état des deux types qui auraient dû l’accompagner nécessiterait des soins médicaux. Quant à Franz, privilégié, il donnait des signes de reprise de conscience.
  
  Coplan se releva.
  
  - Vous n’avez pas des comprimés somnifères ?
  
  - Si.
  
  - Cherchez-les.
  
  Mauser au poing, il suivit son prisonnier, attentif au moindre de ses gestes. Mais Vigneuil semblait avoir renoncé à toute velléité de rébellion, la supériorité du Français lui paraissant trop manifeste.
  
  Un quart d’heure plus tard, Franz et ses collègues dûment incarcérés après avoir ingurgité une dose massive de narcotique dilué dans de l’eau, Coplan dit à l’ancien chef du réseau ouest-atlantique :
  
  - Munissez-vous du nécessaire pour le voyage, je vais vous ramener en France. Vous réalisez, je suppose, que vous vous exposeriez à un danger encore plus grave si vous tentiez de vous échapper ? Pas seulement vous, mais aussi Patricia.
  
  Morne et abattu, Vigneuil opina. Il se mit en devoir de récupérer ses objets de toilette et ce qu’il avait emporté de Paris, fourra le tout dans une valise à soufflets, puis il enfila son manteau.
  
  Ils sortirent, Vigneuil referma la porte d’entrée à clef, se dirigea vers la Taunus.
  
  - Elle vous appartient, cette baraque ? demanda Francis tout en s’asseyant au volant.
  
  L’autre approuva de la tête.
  
  - C’était une bonne planque, estima Coplan. Vous avez perdu les pédales, ou quoi ?
  
  Réticent, Vigneuil finit par avouer :
  
  - J’espérais me dédouaner.
  
  Coplan mit le moteur en marche.
  
  - Guidez-moi vers le centre de Vienne, voulez-vous ? Et réfléchissez-y à deux fois avant de commettre encore une bêtise.
  
  La Ford démarra, s’engagea sur un chemin de campagne. A la première bifurcation, l’agent russe murmura :
  
  - Tournez à droite.
  
  Ensuite il se tint coi. Le retournement de situation avait été tellement inattendu qu’il n'en avait pas encore mesuré toutes les implications.
  
  - Où avez-vous l’intention de me conduire ? questionna-t-il afin de déterminer l’itinéraire qu’ils allaient emprunter.
  
  - A l'Hôtel Kummer. Nous quitterons Vienne demain matin.
  
  Ils roulèrent entre des vignobles pendant une dizaine de minutes, sans mot dire, puis Vigneuil s’informa :
  
  - Comment avez-vous découvert que...
  
  Francis lui coupa la parole :
  
  - J’ai toujours su qu’il y avait une fuite dans votre réseau, mais je m’imaginais qu’elle se situait au Havre, à un niveau plus bas. Ce n’est que dans votre maison, tout à l’heure, que j’ai compris tout le topo.
  
  - Comment ça ? demanda Vigneuil, perturbé, incapable de trouver la faille de son propre comportement.
  
  Coplan le renseigna :
  
  - En m’interrogeant, vous avez commis deux erreurs très révélatrices. D’abord, vous m’avez appelé « inspecteur Dupont ». Seul Trigaux m’avait connu sous ce nom-là. Et à qui l’aurait-il signalé avant que la D.S.T. le ratisse avec les autres, sinon à son supérieur hiérarchique, le « résident » ? Vous aviez décampé à temps, à ce que je vois. Prévenu par qui, au fait ?
  
  - Par notre ambassade à Paris, à laquelle j’avais demandé une explication. Cette histoire de doublure m’avait semblé suspecte, car Sanders aurait dû m’en parler quand il est venu me voir.
  
  - Et l’ambassade a dépêché au Havre des enquêteurs dont l’un se nommait Vladimir Gerdov ?
  
  J’ignore qui avait été envoyé sur place. J’ai tout plaqué dès que j’ai su que vous étiez un imposteur. Mais quelle est donc l’autre erreur que j’ai commise ?
  
  Coplan doubla un camion avant de répondre.
  
  Celle-là a été beaucoup plus grave encore, dévoila-t-il. Car elle m’a prouvé que vous trahissiez le K.G.B. et que vous aviez fait liquider mon ami Sanders.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  L’agent soviétique regardait sans les voir les lumières lointaines de la ville. Était-ce son âge ou sa peur qui, en fin de compte, avait provoqué cette banqueroute intégrale ?
  
  Lui, Vigneuil, qui avait brillamment roulé des tas de gens et tenu en échec les limiers des services de contre-espionnage de plusieurs pays, il se trouvait là, moralement ligoté, dans cette voiture qui l’emmenait vers un sombre destin. Même le suicide lui était interdit, car il entraînerait des conséquences regrettables pour des gens qui lui étaient chers, les seuls en ce bas monde. Pour qu’on ne se pose pas de questions à Moscou, il avait même le devoir de se laisser arrêter par ce damné Français.
  
  Amer, il prononça :
  
  - Eh bien, dites-le. Qu’est-ce qui vous a soudain déchaîné ?
  
  - Un raccourci de votre pensée, déclara Coplan. Un trou entre deux événements que seul pouvait rapprocher le véritable tireur de ficelles.
  
  Souvenez-vous exactement de vos paroles : vous m’avez demandé « Pourquoi êtes-vous venu à Vienne ? » Et comme je me taisais, vous avez enchaîné : « Allons, avouez-le. Vous avez fait parler Duchêne... » Par inadvertance, vous aviez vendu la mèche.
  
  - Je ne vois pas comment, dit Vigneuil, tourmenté.
  
  - Non ? C’est pourtant clair. Ces deux phrases prouvaient que primo, Duchêne pouvait nous aiguiller sur l’Américaine, donc sur Vienne où elle habite, et que vous le saviez.
  
  Vigneuil serra les mâchoires. Tantôt il avait prononcé un mot de trop, tantôt une ellipse avait trahi son raisonnement. Il déclinait, pas de doute !
  
  Coplan poursuivit :
  
  - Notez, j’avais déjà d’autres indices, mais ils étaient fragiles. Les hommes de votre équipe se conduisaient plus en amateurs qu’en agents secrets authentiques. Jamais un membre du K.G.B. n’aurait, par exemple, évoqué son appartenance à ce service, comme l’avait fait le type en gabardine dans la Mariahilferstrasse. Ensuite, votre changement d’attitude et celui de vos acolytes quand je vous ai appris que Patricia avait été enlevée. Du coup, vous n’avez plus songé qu’à la délivrer au plus vite : plus question de me faire expier la chute de votre réseau, ou de me livrer au K.G.B. Un rapide échange et puis bonsoir ! Surtout pas d’éclaboussures !
  
  Obéissant à un geste de son passager, il vira sur la droite à un croisement. Puis il conclut :
  
  - Si vous aviez été droit dans vos bottes, épaulé par votre centrale, les choses se seraient passées autrement, je vous le garantis. Ce n’est pas la première fois que je me frotte aux méthodes du Kremlin...
  
  Renfrogné, Vigneuil gardait le silence. Sa résignation n’était pourtant pas complète.
  
  - Alors, reprit Francis, pourquoi avez-vous rejoint le camp des adversaires de l’Union Soviétique ? Car c’est grâce à vous que l’Américaine a pu contacter Duchêne une première fois, hein ?
  
  L’homme au profil de pélican continuait de méditer.
  
  - Nous reparlerons de ça plus tard, marmonna-t-il. Une évolution comme la mienne ne peut pas s’expliquer en deux mots.
  
  - Bon. Mais Katia Jourgov, est-ce que vous vous méfiiez d’elle, ou est-ce que vous la protégiez, finalement ?
  
  - Je ne vous le dirai que lorsque nous aurons quitté l’Autriche, et quand vous aurez fait libérer mes camarades enfermés dans le cellier. Pas par la police.
  
  Goguenard, Coplan persifla :
  
  - Vous reprenez du poil de la bête ? Eh bien ! c’est bon signe ! Seulement, ne vous faites pas trop d’illusions, vous êtes mal parti.
  
  La Taunus aboutissait dans un secteur où Francis apercevait des points de repère familiers.
  
  Dès lors, il n’eut plus besoin des indications de son passager.
  
  Au bout d’une dizaine de minutes, il ramena la voiture au parking d’où il avait entamé son périple deux heures auparavant. Il tira le frein à main, considéra Vigneuil.
  
  - Allons, venez... Ne succombez pas à la tentation de vouloir me fausser compagnie : vous me forceriez à prévenir vos collègues et à les édifier sur votre compte.
  
  Vigneuil haussa les épaules et mit pied à terre. Les deux hommes marchèrent vers la Mariahilferstrasse. Coplan, s’il ne redoutait plus guère une réaction intempestive de son prisonnier, n’en ouvrait pas moins l’œil sur les alentours.
  
  Ils parvinrent cependant sans encombre à l'hôtel.
  
  Un personnage affalé dans un des fauteuils du hall se dressa sur ses jambes dès qu’il les vit entrer. Il se porta au-devant d’eux, à la fois soulagé et intrigué.
  
  - Salut, Grüber, dit Francis en serrant la main tendue. J’ai un peu de retard, mais tout va bien. Je vous présente M. Vigneuil.
  
  Grüber, arquant les sourcils, fit peser un regard indéchiffrable sur l’intéressé.
  
  - Qui c’est, celui-là ? s’enquit-il entre ses dents.
  
  Coplan lui glissa :
  
  - Un champion... Excellent équilibriste. Il va loger avec moi jusqu’à demain, n’est-ce pas, Vigneuil ? Vous pourriez peut-être vous inscrire à la réception... J’ai une chambre à deux lits.
  
  Ne sachant quelle contenance adopter, le Russe naturalisé fit ce qu’on lui suggérait. Dès qu’il se fut éloigné, Francis questionna discrètement Grüber :
  
  - Et vous, pas d’anicroche ?
  
  - La fille est en cage, confirma l’Autrichien. On l’a cueillie comme prévu pendant que vous jouiez votre rôle d’hameçon. Elle n’a pas bronché.
  
  Puis, avec un battement de paupières dans la direction de Vigneuil.
  
  - Vous l’avez hypnotisé ? Il a plutôt l'air absent, votre type... D’où sort-il ?
  
  - C’est lui qui me faisait suivre... Une jolie bagarre, je vous raconterai. En gros, il mangeait à deux râteliers. Je vais le rapatrier.
  
  - Ah bon ? fit Grüber, éberlué. Et il va vous accompagner gentiment, comme ça ?
  
  - Il est coincé. S’il bouge, je le fais rattraper par ses copains de l’Est.
  
  Il se tut car Vigneuil revenait avec le bagagiste qui portait sa valise.
  
  Francis dit à Grüber :
  
  - Attendez-nous un instant, nous allons redescendre. Le temps de déposer ce bagage... Voyez si vous pouvez réserver trois places dans un avion pour Paris, demain.
  
  - Okay.
  
  L’Autrichien alla s’enfermer dans une cabine téléphonique de l’hôtel. C’était un de ses bons côtés ; il s’acquittait toujours imperturbablement, sans poser de questions superflues, des tâches qu’on lui confiait.
  
  Il ressortit de la cabine alors que Coplan et Vigneuil débouchaient de l’ascenseur. Le trio mit le cap sur l’extérieur, se mêla aux nombreux piétons qui arpentaient la Mariahilferstrasse à l’heure du dîner.
  
  - Pourquoi devons-nous encore traîner dehors par ce froid de canard ? ronchonna Vigneuil en français tout en relevant le col de son manteau.
  
  - Parce que je veux passer une communication téléphonique un peu spéciale que le standardiste de l’hôtel ne doit pas pouvoir entendre, dit Coplan. Normalement, qui va-t-elle alerter, Katia Jourgov, quand elle s’inquiétera pour de bon du retard de Patricia ?
  
  Vigneuil le regarda de biais.
  
  - Moi... ou Gronsky, répondit-il.
  
  - Qui est Gronsky?
  
  - Le propriétaire de la Taunus, celui qui a des cheveux roux. Mais vous savez pourquoi elle ne pourra pas l’atteindre.
  
  - Ouais, fit Coplan. Je vais quand même lui couper l’envie de remuer ciel et terre...
  
  A un carrefour, il avisa une cabine publique dans une artère transversale, et il entraîna ses compagnons vers l’édicule. Il y entra, les laissant se contempler comme des chiens de faïence.
  
  Une voix féminine se fit entendre au bout du fil après la première sonnerie.
  
  Francis articula :
  
  - Fraülein Jourgov ? Écoutez-moi très attentivement car je ne répéterai pas. Votre amie Patricia ne rentrera ni ce soir, ni demain. Ne signalez sa disparition à personne si vous désirez vraiment lui rendre service. D’accord ?
  
  Il perçut le souffle un peu rapide de sa correspondante, qui jeta brusquement :
  
  - Qui êtes-vous ? Où est-elle ?
  
  - Questions parfaitement stupides. Sachez encore que Vigneuil, Gronsky, Franz et d’autres sont inaccessibles, que vous-même êtes sous surveillance et que si vous tentez de quitter votre domicile, cette nuit, il vous arrivera aussi une aventure désagréable. Ne bougez pas et attendez d’autres nouvelles, c’est tout ce qu’on vous demande. Salut.
  
  Il raccrocha le combiné, rouvrit la porte du box et annonça :
  
  - Une bonne chose de faite. Si ça ne lui flanque pas la panique, à Katia, c’est qu’elle a les nerfs solides. Maintenant, Grüber, je vous confie le soin de ramener Vigneuil à l’hôtel. Ne le quittez pas d’une semelle jusqu’à mon retour. Vous pourriez dîner ensemble, si ça vous chante.
  
  La figure de Grüber s’éclaira.
  
  - Je vais veiller sur votre ami comme sur la prunelle de mes yeux, assura-t-il. Des fois qu’il éprouverait le besoin de faire ses adieux à quelqu’un...
  
  Puis :
  
  - J’espère que vous aurez plus de chance que nous en la cuisinant. On a eu beau lui flanquer le trac par tous les moyens, comme vous l’aviez conseillé, elle n’a rien lâché.
  
  - J’ai d’autres arguments, dit Francis, tranquille.
  
  Vigneuil intervint :
  
  - Vous perdrez votre temps, assura-t-il d’une voix sourde. Ne touchez pas à cette jeune femme. L’objectif que vous visez se trouve hors de votre portée. Je revendique la responsabilité de tous les actes que votre justice peut reprocher à Patricia.
  
  - Ce n’est pas à vous de me dicter une ligne de conduite, fumier, gronda Coplan.
  
  Sur ce, il échangea un clin d’œil de connivence avec Grüber puis, les mains dans les poches, il tourna les talons.
  
  Peu après, il héla un taxi, jeta au chauffeur :
  
  - Grünbeck Weg, à Neuwaldegg.
  
  - Vous savez où c’est ?
  
  - L’avenue, non.
  
  - Alors il faudra que je consulte mon guide. On va rarement dans ce district de la banlieue ouest. Partons toujours pour Neuwaldegg.
  
  Il abaissa le drapeau de son compteur et démarra. Pendant la course, Coplan se détendit. Il n’apercevait pas encore le bout du tunnel, mais il était en bon chemin : les pièces du puzzle s’emboîtaient plus correctement. Restait à découvrir qui l’avait monté, ce puzzle.
  
  Arrivé sur place, le chauffeur du taxi eut du mal à localiser, malgré l’étude de son plan de ville, l’emplacement de Grünbeck Weg. C’était une voie nouvelle où ne s’édifiaient encore que quelques pavillons.
  
  Lorsqu’il parvint à l’angle de l’avenue, il demanda :
  
  - Faut-il vous attendre ? Si jamais les gens ne sont pas chez eux, vous risquez d’être embêté. Ce coin est désert.
  
  - On m’attend, ça ira, dit Francis en réglant le prix de la course.
  
  Il ne désirait pas que le brave homme vît la maison où il se rendait. Philosophe, le chauffeur lui dédia un signe amical et embraya.
  
  Coplan s’en fut à longues enjambées dans Grünbeck Weg, mais ensuite il vira sur la gauche, dans une transversale, et parcourut encore une cinquantaine de mètres avant d’atteindre la première maison.
  
  Il pressa le bouton de sonnerie sur le rythme convenu. Au bout d’une vingtaine de secondes, la porte pivota, démasquant un rectangle de lumière.
  
  - Salut, Karl. Je suis FX-18, dit Coplan.
  
  - Entrez, invita l’adjoint de Grüber.
  
  - Comment va la demoiselle ?
  
  L’Autrichien fit une mimique désapprobatrice.
  
  - Elle fait la gueule, prononça-t-il avec un savoureux accent tudesque. Elle ne veut même rien manger.
  
  A ses yeux, ce refus reflétait indiscutablement une mauvaise mentalité. Secouant la tête, il conduisit Coplan dans la chambre sans fenêtres où la prisonnière se morfondait.
  
  Karl fit coulisser deux verrous et attira le lourd battant de chêne, prêt à repousser un assaut de la captive. Mais, assise sur un lit aussi correct que celui d’une clinique, elle se contenta de décerner un regard anxieux à ses geôliers.
  
  Francis congédia Karl, alla s’installer dans un fauteuil assez confortable et extirpa de sa poche un paquet de Gitanes non entamé dont il enleva la pellicule de cellulose.
  
  - Il y a longtemps que je désirais vous parler, déclara-t-il en détaillant son interlocutrice. Léon Duchêne m’a raconté des tas de choses sur vous.
  
  La fille le dévisagea d’un air réfléchi, qui se teinta ensuite d’étonnement.
  
  - C’est vous, Coplan? murmura-t-elle. Le curieux d’Arlington...
  
  Il plissa les lèvres.
  
  - Moi-même. Cette bonne Mrs. Glenford vous a donc prévenue ? Ne me dites pas qu’elle est dans le coup, elle aussi !
  
  Patricia prit une mine excédée.
  
  - Mrs. Glenford n’a rien à voir dans tout ça. Elle m’a expédié un télex en croyant m’être agréable.
  
  - Et vous vous êtes empressée d’en avertir Vigneuil, bien entendu.
  
  Coplan l’étudia. Le barman n’avait pas exagéré. Assise les jambes croisées, le torse arc-bouté sur ses bras raidis, elle démentait l’opinion assez répandue qu’une grande intelligence ne va de pair, chez les femmes, qu’avec un physique médiocre. Cependant, en dépit de ses formes provocantes, on décelait en elle un tempérament froid, dominé par l’intransigeance de son caractère. Un magnifique iceberg, en somme.
  
  Elle parla, catégorique :
  
  - Vous ne pouvez rien prouver contre moi. De plus, je suis hors de votre juridiction et cette séquestration est illégale.
  
  - Ne me faites pas rire, lança Francis, désabusé. Il est vrai qu’on ne peut prouver matériellement votre complicité dans l’assassinat de Sanders et dans la destruction des silos à blé. Mais ça, moi je m’en moque. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi vous trempez dans des activités terroristes, et à quoi elles répondent.
  
  Bottée de cuir fauve, s’accoudant à son genou relevé, Patricia se prit le menton.
  
  - Vous vous fichez complètement de mes mobiles personnels, affirma-t-elle d’un ton sans réplique. Je connais ces procédés... On commence par s’apitoyer sur les antécédents malheureux du détenu, et quand il s’attendrit devant un auditeur compréhensif, on lui tire les vers du nez pour le reste. Vous ne m’aurez pas. Vos gangsters ont déjà essayé de m’intimider par des méthodes plus grossières.
  
  - Je leur avais seulement prescrit de vous mettre en condition, sans plus. Mais il faut d’abord que vous soyez au courant de certains détails. Ma présence ici témoigne que votre ami Vigneuil et ses acolytes n’ont pas réussi à me neutraliser. En revanche, trois d’entre eux, plutôt mal en point, sont claquemurés dans sa maison de campagne. Ils y crèveront à petit feu si vous ne coopérez pas avec moi. Et d’une.
  
  Restant de marbre, elle le toisa.
  
  - Du bluff, laissa-t-elle tomber du bout des lèvres.
  
  - Très bien. Je vous le ferai confirmer par Vigneuil en personne. Gronsky, Frantz et le troisième sont en train de croupir dans le cellier. Peut-être connaissez-vous les lieux ?
  
  Elle les connaissait. Convaincue à présent, furieuse et dépitée, elle ne réagit toujours pas.
  
  Coplan reprit :
  
  - Reste votre amie Katia. Je lui ai téléphoné avant de venir, afin qu’elle ne s’agite pas inutilement. Sa sécurité dépend de vous, songez-y. Bref, quatre de vos alliés risquent de payer cher votre mutisme.
  
  Il alluma sa Gitane, question de laisser mariner la fille dans ses dilemmes. Mais, accessoirement, il ne restait pas indifférent au spectacle suggestif qu’elle offrait. Il se posait même à son égard une série de questions assez éloignées de l’interrogatoire en cours. Interrompant sa rêverie, il enchaîna, plus expéditif :
  
  - Allons, videz votre sac. Pour qui travaillez-vous ? Les services de Pékin, la C.l.A. ou... les grandes compagnies pétrolières ? Personne d’autre ne peut attendre un avantage quelconque de cette manœuvre dirigée contre l’Union Soviétique et le Tiers Monde.
  
  Apparemment sourde à ces assertions, Patricia Mayfield demeurait immobile, indéchiffrable, les yeux fixés sur l’empeigne de sa botte. On n’aurait pu dire si elle méditait une réponse ou si elle s’enfermait dans un silence voulu.
  
  Exaspéré au bout d’une minute, Coplan posa sa cigarette dans un cendrier, se leva et ôta son trench.
  
  Son visage affichait une sombre rogne.
  
  La fille ne s’y méprit pas : l’homme était résolu à recourir à la violence. Instinctivement, elle se mit sur la défensive et prononça d’une voix éteinte :
  
  - Non... ne me frappez pas. Je ne...
  
  Maintenant, c’était lui qui paraissait ne plus l’entendre. Il s’approcha du lit, plaqua sa main large ouverte sur la figure de la jeune femme et la renversa irrésistiblement sur l’oreiller en grommelant :
  
  - Puisque je perds mon temps, autant s’amuser un peu...
  
  Tout en la clouant sur le lit, il retroussait jusqu’au cou le lainage qu’elle portait, malgré les mouvements désordonnés de ses bras et de ses jambes, cherchant à le repousser. D’un coup sec, il fit sauter l’attache du soutien-gorge, le refoula vers le haut pour dénuder des seins splendides qu’il se mit à caresser fermement, complaisamment, tandis que la fille bâillonnée éructait des râles de protestation.
  
  Il était prêt à parier que cette belle meneuse de gauchistes, imbue de sa supériorité et entièrement dévouée à ses missions clandestines, n’avait jamais fait l’amour.
  
  Sous ses paumes, il sentait se durcir la pointe des seins qu’il pétrissait avec une aimable rudesse. La résistance qu’on lui opposait perdait progressivement de sa vigueur, encore que les yeux grands ouverts de la fille fussent chargés d’une réprobation scandalisée. Elle renonça à lui décocher des coups de talon dérisoires qu’il déviait sans peine.
  
  Soudain, il délaissa sa poitrine. Saisie, elle emprisonna brusquement entre ses cuisses la main virile dont les doigts palpaient allègrement son sexe, à travers le collant et le slip. Ceux-ci formaient un écran protecteur inacceptable. Brutal, Francis les rabaissa l’un et l’autre, puis il disjoignit de force les jambes étroitement jointes afin d’atteindre sa féminité la plus secrète, sous la toison frisée. Montrant alors qu’il la tenait à sa merci, il le fit avec une adresse si insistante que Patricia ne tarda plus à se décontracter.
  
  Les paupières mi-closes, elle subit sans bouger ces attouchements toujours plus indécents qui l’alanguissaient, éveillant en elle des sensations aussi délicieuses qu’inquiétantes.
  
  Un regain de lucidité la fit bégayer :
  
  - Laissez-moi... je ne veux pas.
  
  Francis la couva d’un œil paterne. Il allait lui prouver le contraire. Elle n’attendait plus que ça. Elle était même fin prête, car des frissons lui parcouraient l’échine, elle se cambrait en écartant les genoux.
  
  Il y alla prudemment.
  
  Les traits de la fille se crispèrent légèrement, elle se mordit la lèvre pour ne pas émettre une plainte. Mais elle s’offrait toute, partagée entre la peur et le désir d’être meurtrie.
  
  Maintenant Francis en était sûr. Il se domina pour ne pas la déflorer d’emblée mais, après quelques lents préliminaires, il s’engagea totalement. La fille poussa un cri aigu, effaré, se cramponna cependant aux épaules de son agresseur soudain immobile. Quelques instants, elle perçut en elle une lourdeur palpitante, dure, impitoyable. Et puis celle-ci s’anima de nouveau, avec une ardeur croissante qui confinait à la sauvagerie.
  
  Éperdue, fiévreuse, elle fut soulevée par une vague de plaisir presque insoutenable, et elle geignit quand l’homme l’éperonna une dernière fois en éjectant sa sève.
  
  Ils ne se désunirent que longtemps après.
  
  Patricia, égarée, se passa une main sur le front.
  
  - Oh dear..., soupira-t-elle, ne sachant plus très bien où elle en était. Vous avez osé me violer...
  
  Se redressant, Francis maugréa :
  
  - Il y a longtemps que quelqu’un aurait dû le faire... Ne serait-ce que pour vous apprendre à ne plus raisonner seulement avec votre cerveau, mais aussi avec vos tripes. Pour vous, les vies humaines ne comptent pas. Pas même celle de vos amis. Avez-vous jamais éprouvé ce qu’on appelle un sentiment ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Interloquée, ne comprenant pas comment l’homme qui venait de la prendre avec tant de fougue pouvait lui parler d’une manière aussi rude, Patricia sentit son cœur se crisper. Pour la première fois depuis son enfance, ses lèvres frémirent comme si elle allait se mettre à pleurer, mais elle put se ressaisir.
  
  - Ce n’était donc que pour ça? murmura-t-elle, amère. Vous n’aviez pas vraiment envie de moi ?
  
  Il tourna vers elle une face bougonne.
  
  - Si, avoua-t-il. Vous êtes très belle... Mais si vous êtes surdouée à certains points de vue, il y a en vous de sacrées lacunes. Pourquoi vous êtes-vous embarquée dans des histoires pareilles ?
  
  Encore bouleversée par l’intensité du plaisir qui avait incendié ses sens, et ne pouvant se défendre de nourrir une certaine gratitude pour celui qui le lui avait révélé, elle fut tentée de se justifier.
  
  J’ai fait ce qui m’a paru être mon devoir, émit-elle en remettant de l’ordre dans sa toilette, distraitement. Je n’avais pas le droit de me dérober.
  
  Coplan se rassit auprès d’elle, lui prit la main. Sur un ton moins virulent, il questionna :
  
  - Enfin, qu’est-ce qui vous a poussée à vous acoquiner à un individu comme Vigneuil ? Saviez-vous qu’il appartenait aux services de renseignements soviétiques ?
  
  Elle acquiesça.
  
  - Oui, je le savais. Mais ne vous méprenez pas, je n’étais pas sous ses ordres. C’est plutôt lui qui nous procurait des informations.
  
  - Qui, nous ?
  
  - Katia et moi.
  
  Francis s’abstint d’aller trop vite en besogne. La fille pouvait encore se cabrer.
  
  - Parlez-moi de vous, reprit-il, amical. Franchement, vous m’intriguez. Avez-vous encore des parents aux États-Unis ?
  
  - Non, fit-elle. Je suis orpheline depuis l’âge de douze ans. Mon père a disparu quatre ans après ma mère, et il m’avait mise dans un pensionnat.
  
  - Où vous avez été repêchée par l’institut d’Arlington ?
  
  - M...m.
  
  - Est-ce cet institut qui vous a procuré votre job à Vienne, chez Freisinger ?
  
  - Pas réellement. Il me l’a proposé, sans plus. Katia avait envoyé une offre d’emploi à Arlington ; or il se trouvait que j’avais les qualifications voulues. J’ai accepté, car rien ne me retenait aux États-Unis.
  
  Négligemment, il entoura de son bras les épaules de Patricia. Elle s’appuya contre lui.
  
  - Les circonstances sont parfois bizarres, reprit-elle. Je ne m’imaginais pas du tout, à l’époque, que ce travail à la librairie Freisinger me conduirait à m’enrôler dans une société secrète.
  
  Tout doucement, elle y venait d’elle-même, entraînée par ses souvenirs. Écartant son visage, elle sourit, mais d’un sourire pauvre.
  
  - Vous me considérez comme un phénomène, n’est-ce pas ? Mais je ne suis pas la seule dans mon cas. Nous sommes des dizaines de milliers dans le monde. Peut-être des centaines...
  
  Encore heureux qu’ils n’optaient pas tous pour des activités criminelles ! Mais Francis garda cette réflexion pour lui. Il laissa continuer la fille, qui cédait à un besoin de s’exprimer.
  
  - Katia est également une surdouée, dévoila-t-elle. De même que Serge... Serge Vigneuil.
  
  - Ah oui ? s’étonna Coplan. Eh bien, j’ai l’impression que ses facultés ont drôlement baissé.
  
  - Ça se produit parfois, et même chez de plus jeunes que lui. Katia le connaissait de longue date. Tous deux avaient été, à vingt ans d’écart, des lauréats des concours de mathématiques d’Akademgorodok (Dans cette ville isolée en pleine taïga sont logés les universités, les laboratoires et les instituts consacrés aux recherches avancées. Les meilleurs hommes de sciences soviétiques habitent dans cette localité de 30 000 habitants. Chaque année, de 100 à 500 enfants prodiges y bénéficient d'un enseignement accéléré). A cette épreuve ne sont admis que les élèves les plus brillants de l’enseignement secondaire, venus de toutes les républiques soviétiques.
  
  - Et elle a été déléguée à Laxenbourg par les autorités de Moscou, précisa Francis, de plus en plus troublé par les contradictions qu’il discernait dans cet imbroglio.
  
  - Oui, dit l’Américaine. C’est ainsi qu’elle est venue à Vienne, où elle a revu Serge, qui occupait mon poste actuel chez Freisinger. Il avait une maison de campagne dans la banlieue, et quand il s’est installé comme bouquiniste à Paris, il a dit à Katia qu’elle pouvait y passer ses week-ends.
  
  Il n’était pourtant pas pensable que toute l’affaire avait été machinée par ces Russes, alors que leur pays et bien d’autres allaient manquer de pain !
  
  - Je ne comprends plus, avoua Coplan. Qui est aux ordres de qui, dans votre système ? Est-ce vous qui commandez Katia et Vigneuil, ou l’inverse ?
  
  En même temps, il faisait errer sa main libre sur la cuisse de la fille, en dessinant le galbe parfait.
  
  - Ça va vous paraître baroque, murmura Patricia les yeux baissés. Chez nous, personne ne dirige qui que ce soit. Quand j’ai parlé de société secrète, je n’ai pas fait allusion à une organisation structurée, hiérarchisée... Il s’agit plutôt...
  
  Elle s’interrompit, hésitant à poursuivre.
  
  - Il s’agit de quoi ? l’encouragea Francis. D’un mouvement qui a découvert que la famine peut devenir un puissant moyen de chantage politique ?
  
  Elle se recula vivement, piquée au vif, et de l’hostilité flamboya de nouveau dans ses prunelles.
  
  - Décidément, vous êtes à côté de la question ! rétorqua-t-elle en reprenant son attitude glaciale antérieure. Vous ne concevez une entreprise qu’en fonction de ce qu’elle peut rapporter !
  
  - Seuls des imbéciles criminels ou des fous condamneraient à mort des millions d’êtres humains sans aucune contrepartie, renvoya Coplan d’une voix aussi hargneuse. Est-ce que vous n’avez pas prévu les conséquences de ce freinage prolongé des livraisons de. céréales ?
  
  Un silence empreint d’antipathie les sépara pendant plusieurs secondes.
  
  Puis la jeune femme secoua la tête comme si elle s’était heurtée à un mur d’absurdités. Un débat se livra en elle, la contraignant à peser les risques qu’elle encourrait en tâchant de convaincre de sa bonne foi l’homme qui tenait son sort entre ses mains.
  
  - Okay, conclut-elle. Je vais vous renseigner, mais en restant dans le domaine de l’abstrait. Avez-vous déjà entendu parler des think tanks ?
  
  - Ces boîtes à penser qui groupent des chercheurs de haut niveau, comme la Rand, le Hudson Institute et d’autres ?
  
  - Et le Club de Rome, et la Sema, et l’I.I.A.S.A., compléta l’Américaine. Vous savez donc que ce sont des organismes auxquels les gouvernements et l’industrie privée demandent des études sur un sujet déterminé. Mais ces réservoirs de science et d’imagination, qu’ont-ils tous en commun, d’après vous ?
  
  Coplan fit un signe d’ignorance agacé.
  
  - Ils travaillent dans le vide, on ne les écoute pas ! On paie extrêmement cher les études qu’on leur commande, mais quand leurs conclusions vont à l’encontre des égoïsmes nationaux, on les ignore délibérément ! Ils ont beau prouver, crier que le monde court à la catastrophe, aucun gouvernement ne se résigne à prendre les mesures voulues pour la conjurer dans la mesure où il le peut, où il le doit !
  
  - Je sais, dit Coplan. Vous avez raison. Mais je ne vois pas le rapport avec des actes de terrorisme qui ne peuvent que favoriser l’anarchie et aggraver les problèmes.
  
  La prisonnière rabaissa sa jupe sur ses genoux.
  
  - Vous n’auriez pas une cigarette ? demanda-t-elle, consciente de son emportement et désireuse de le maîtriser.
  
  Francis lui tendit son paquet de Gitanes, se servit après elle.
  
  Quand elle eut tiré quelques bouffées rapides, sans même inhaler la fumée, elle poursuivit plus calmement :
  
  - Supposez qu’un certain nombre d’hommes et de femmes dotés d’une intelligence supérieure, aux États-Unis et en Union Soviétique - les deux seuls pays où l’on se préoccupe de les sélectionner - se soient avisés de cet état de choses, et qu’ils aient décidé de le corriger... Qu’ils veuillent éviter à l’humanité le cataclysme qui se prépare pour le début du prochain siècle, compte tenu de la poussée démographique, de la pénurie d’aliments et de ressources énergétiques...
  
  Lisant sur les traits de Francis l’attention teintée de scepticisme qu’il prêtait à ses paroles, elle enchaîna :
  
  - Supposez que ces super-doués, qui ont aussi l’étrange pouvoir de se reconnaître mutuellement en tant que tels (Authentique), aient peu à peu constitué une espèce de club... Cela, je peux vous le dévoiler : entre New York et Akademgorodok circule un courant d’idées que rien ne pourra plus couper. Les échanges d’informations et d’opinions s’opèrent par le canal de l’office de Laxenbourg, qui reçoit de toutes parts les données statistiques mondiales permettant de calculer le Futur. En fonction de tout cela, une stratégie peut s’élaborer : celle que devraient appliquer les gouvernements et qu’ils n’appliquent pas. Eh bien, le club met tout en œuvre pour la réaliser malgré eux.
  
  - Je veux bien vous croire, dit Coplan tout en regardant fixement son interlocutrice, mais ceci me paraît en contradiction flagrante avec votre intervention au Havre, et peut-être aussi dans les ports américains.
  
  - Laissez-moi terminer ! Et tâchez de voir au-delà de ces incidents mineurs... Le monde actuel n’est qu’un seul et vaste système. Un événement survenant quelque part sur la planète entraîne des répercussions à des milliers de kilomètres de là. C’est pourquoi il nous suffit de provoquer un déclic à un endroit pour créer un effet boule de neige...
  
  - Justement ! C’est bien ce qu’on vous reproche ! Vous condamnez à périr d’inanition, dans les mois qui viennent, des millions de personnes en Afrique, au Moyen-Orient et en Inde.
  
  - Mais c’est le but recherché ! opposa Patricia avec une franchise stupéfiante.
  
  Coplan mit ses poings sur ses hanches.
  
  - Alors, vous reconnaissez froidement que vous avez prémédité un crime planétaire, votre fameux club et vous-même ?
  
  Elle supporta mal son expression sardonique ; presque découragée, elle expliqua :
  
  - Il y a une chose qu’il faut regarder en face... L’accroissement de la population mondiale a pris une allure si vertigineuse que, pour tout enfant que vous sauvez de la faim aujourd’hui, et qui donc se reproduira, vous en condamnez trois qui mourront avant la fin du siècle. Quel est le moindre mal : une victime demain ou trois dans vingt ans (Cette alternative est réelle : elle découle d'une étude irréfutable mentionnée dans le 2e rapport au Club de Home. (Cf. notes en bas des pages 99 et 100 de Stratégie pour Demain. Édit. Seuil, 1971.))?
  
  Il riposta :
  
  - D’ici là, on aura trouvé les moyens de les faire vivre !
  
  - Vous parlez au futur, et il est déjà trop tard. C’est depuis dix ans qu'on aurait dû adopter des mesures pour éviter cette crise : des centaines d’experts n’ont pas cessé de le hurler. Si une guerre atomique n’a pas décimé l’espèce humaine avant l’An 2000, elle périra aux trois quarts dans des convulsions sociales.
  
  Coplan éteignit la cigarette qui lui brûlait les doigts. Il résuma :
  
  - Donc, vous avez bel et bien planifié l’extermination, par la faim et par la maladie, d’un trop-plein de la natalité ?
  
  - Il faut voir le problème autrement. D’une part, nous tentons de retarder le cataclysme, même au prix de famines localisées, et d’autre part nous mettons les responsables au pied du mur : s’ils ne développent pas très vite la production de denrées alimentaires, en dehors de toute considération nationaliste ou idéologique, ils devront affronter une situation qui sera devenue insoluble, explosive. Ce sera la plus grande tragédie de tous les temps.
  
  Indécis, Coplan se massa la nuque. Ainsi, contrairement à ce qu’il avait cru, il n’y avait pas derrière cette manœuvre des intentions bassement politiques... Il grommela :
  
  - Je ne sais pas si les malheureux du Tiers Monde actuellement guettés par la mort approuveraient votre stratégie. C’est comme je le disais : vous raisonnez avec une logique implacable, mais sans la moindre parcelle de charité.
  
  Acerbe, elle ironisa :
  
  - Et vous, vous trouvez normal qu’on se soucie uniquement du bien-être présent ? Après nous les mouches... Tant pis si demain des centaines de millions de squelettes ambulants s’arrachent des bribes de nourriture ! L’action de notre club n’est pas négative ; elle a le courage de s’attaquer aux racines du mal car, dès maintenant, plus de la moitié de la population du globe souffre de malnutrition. Ne rejetez pas sur nous la lâcheté des pays riches et l’incapacité, la corruption ou la négligence des dirigeants des pays sous-développés, qui pensent plus à faire la guerre qu’à s’occuper de leur agriculture. Voyez leurs budgets d’armement...
  
  Tout en ne pouvant se défendre d’être ébranlé par la conviction de la prisonnière, Coplan ne perdait pas de vue ses propres objectifs, même s’ils lui paraissaient soudain moins importants.
  
  - Ce n’est pas à moi de juger, conclut-il. Vous avez poussé des gens à tuer et à détruire. Je vais vous emmener en France et vous déférer à la justice. Devant un tribunal, vous aurez une bonne occasion d’exposer vos théories.
  
  Elle le défia :
  
  - Et comment comptez-vous m’obliger à vous suivre ?
  
  Il secoua les épaules, l'air fatigué.
  
  - Allons, pas d’enfantillage... Préférez-vous que j’alerte les services spéciaux soviétiques ? Songez aux trois types qui sont bouclés chez Vigneuil, à votre amie Katia, à ses accointances à Akademgorodok... Votre logique vous inspirera certainement la bonne solution.
  
  
  
  
  
  Coplan revint à l'Hôtel Kummer vers onze heures et demie du soir. N’apercevant pas Grüber et Vigneuil au bar, il monta à sa chambre. Les deux hommes devisaient paisiblement, assis dans des fauteuils, devant un verre de bière. Ils levèrent sur Francis un regard interrogateur.
  
  - Tout baigne dans l’huile, annonça-t-il, laconique. Grüber, avez-vous pu obtenir ces trois places ?
  
  L’Autrichien opina.
  
  - Vous pourrez retirer les billets au bureau d’Air France, à l'aéroport. L'appareil décolle à 10 heures 55.
  
  Coplan retira le Mauser de la poche de son trench et le restitua à Grüber.
  
  - Êtes-vous sûr que vous n’en aurez plus besoin ? s’enquit ce dernier.
  
  Sûr, dit Coplan. Vous permettez que je boive votre bière ? On va en commander d’autres.
  
  Sans attendre la réponse, il but à grands traits, déposa le verre, puisa une cigarette dans son paquet de Gitanes.
  
  - Et mes camarades ? s’informa Vigneuil, inquiet.
  
  Francis alla vers le téléphone, réclama trois Pilsen au service d’étage, puis il revint près de ses hôtes.
  
  - Expliquez à Grüber où se trouve votre maison de campagne. Ce doit être dans les environs de Grinzing, si je ne m’abuse ?
  
  - Oui, dit Vigneuil. Mais... pourquoi ?
  
  - Parce qu’il ira libérer vos copains après le décollage de l’avion. Ils n’ont participé à cette comédie que pour vous rendre service, pas vrai ?
  
  L’agent russe acquiesça, délivré d’un grand poids.
  
  - Je vous avais prévenu, que vous l’auriez regretté si vous les aviez laissés sur le carreau, murmura-t-il. C’est vrai, ils ne sont pas mêlés à...
  
  - A la combine du club ? Je m’en doute. Vous ne pouviez pas vous payer le luxe d’entretenir une équipe de sécurité, dont vous n’aviez du reste aucun besoin.
  
  On frappa à la porte. Francis alla ouvrir au garçon porteur d’un plateau. Quand celui-ci eut déposé les bouteilles pleines et emporté les vides, la conversation reprit.
  
  Oui, dit Coplan à Grüber. Vous n’aurez qu’à déverrouiller la porte du cellier et à filer. Les types se débrouilleront comme ils le pourront quand ils se seront réveillés. Vigneuil va vous donner la clef de la bâtisse. Mais auparavant, vous aurez amené la fille à l’aéroport, à dix heures moins le quart. Elle ne vous causera pas d’ennuis.
  
  - Garanti ?
  
  - Juré. Une dernière chose... A la première heure, demain, vous passerez un coup de fil à Paris, pour qu’on mobilise un comité d’accueil. Demandez le 707.57.49.
  
  L’Autrichien nota le numéro sur un bout de papier, puis il releva la tête, un peu désemparé.
  
  - Alors, c’est terminé ? Qui mène le jeu, en fin de compte ?
  
  Coplan médita, finit par déclarer :
  
  - Je ne sais pas... Je ne sais pas si ce sont des ordinateurs à face humaine, les accoucheurs d’un monde nouveau ou une montagne de matière grise. Peut-être même des mutants introduits parmi nous, pourquoi pas ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Conformément aux instructions reçues de la tour de contrôle, le commandant de bord immobilisa son appareil sur une des voies cimentées reliant la piste principale aux aires de parking d’un satellite de l’aérogare de Roissy.
  
  Plusieurs voitures, dont deux berlines de la police surmontées d’un feu tournoyant, stationnaient sur le gazon, à proximité immédiate. Un escalier mobile avait aussi été tracté sur place. Il fut aussitôt aligné sur la porte arrière de la carlingue, qui s’ouvrit presque aussitôt.
  
  Trois personnes apparurent sur la plate-forme balayée par le vent. Elles descendirent rapidement les marches, alors que des C.R.S. et des inspecteurs en civil convergeaient vers le bas de l’escalier.
  
  La porte de l’avion se referma, le bruit de ses réacteurs devint plus strident. L’appareil repartit lentement vers son débarcadère, où les autres passagers pourraient descendre à leur tour.
  
  S’adressant à Coplan, un des policiers de la D.S.T. cria pour couvrir le vacarme des moteurs :
  
  - On vous attend dans la Peugeot noire, là-bas ! C’est ça, vos deux clients ?
  
  Francis approuva de la tête et, avant de se séparer de Patricia Mayfield et de Vigneuil, il leur dit en élevant la voix :
  
  - Je viendrai vous voir bientôt ! Chez nous, c’est pas le Goulag !
  
  Puis, tandis que les inspecteurs les prenaient en charge, il s’en fut vers la berline noire. Il ne fut pas surpris d’apercevoir le commissaire Tourain, à côté du chauffeur, mais tiqua lorsqu’il distingua la silhouette du Vieux, la pipe à la bouche, sur la banquette arrière.
  
  Il monta dans la voiture, s’assit près de son chef qui articula :
  
  - Un joli doublé. Je ne prévoyais pas que vous m’amèneriez ces deux oiseaux-là sur un plateau...
  
  Tourain, à demi tourné sur son siège, dit pendant que la berline décrivait un virage :
  
  - J'ignorais que Vigneuil se planquait à Vienne ! Comment diable vous y êtes-vous pris pour le décider à revenir ?
  
  - Et la fille ? souligna le Vieux. Vous lui avez fait du charme, peut-être ?
  
  Coplan lui décocha un coup d’œil oblique. Il négligea les deux questions.
  
  - Vous ne me croirez pas, mais j’ai rarement été aussi peu satisfait après une réussite, dévoila-t-il avec une sincérité indéniable. Si ça n’avait tenu qu’à moi, il n’est pas certain que je vous aurais livré l’Américaine.
  
  - On le sait, que vous avez toujours un faible pour le beau sexe ! grogna le Vieux, sarcastique. Oui ou crotte a-t-elle eu des activités subversives au Havre ? Je ne veux rien savoir d’autre, moi !
  
  - Elle en a eu, indiscutablement. Mais vous ne devineriez jamais ce qui l’a poussée...
  
  Se rendant compte qu’il avait intérêt à reprendre les événements dans un ordre chronologique, il entreprit de schématiser toute l’affaire :
  
  - Nous nous sommes trompés, au départ, comme Sanders. Il n’y avait pas une conjuration pour faire plier les genoux aux Russes et aux détenteurs de matières premières du Tiers Monde. Il s’agit plutôt d’une sorte de mafia de super-technocrates qui s’est donné pour objectif la transformation de l’économie mondiale au profit des nations les plus défavorisées.
  
  Tourain arqua les sourcils.
  
  - En rayant leur population de la carte du globe ? railla-t-il, bourru comme à son habitude.
  
  - En l’empêchant d’abord de croître démesurément, rectifia Francis. D’une part, on a empêché la régulation naturelle des naissances par les vaccins, les antibiotiques et l’hygiène, et d’autre part on se plaint que la pilule, la stérilisation et l’avortement n’ont quasiment pas d’effet sur l’expansion démographique de ces pays. En plus, on ne leur donne pas de quoi bouffer. Avouez que tout ça n’est pas très cohérent...
  
  - Bon, bon..., maugréa le Vieux, impatient. Et où a-t-elle son siège, cette mafia ?
  
  - Justement, elle n’en a pas. Elle groupe en une espèce de franc-maçonnerie des futurologues travaillant aussi bien dans des centres d’étude américains que dans la Cité des Savants, en Sibérie. Il y a entre eux une concertation permanente par l’entremise de quelques-uns d’entre eux qui sont détachés à Laxenbourg. De là partent les directives, et ce sont des agents de liaison comme Patricia Mayfield qui vont les propager. Tous, figurez-vous, sont des surdoués, des gens aux facultés exceptionnelles qui raisonnent autrement que vous et moi.
  
  Tourain, dont l’esprit assez terre à terre s’accommodait mal de hautes spéculations, ne cacha pas son incrédulité :
  
  - Pas d’histoires... La C.I.A. ou le K.G.B. manipulent ces olibrius ! Cette fille vous a raconté des bobards, Coplan. Notez, je ne prétends pas qu’elle soit de mauvaise foi, mais cette explication me paraît tirée par les cheveux.
  
  - Libre à vous de le penser, dit Francis. D’ailleurs, vous l’interrogerez vous-même. Mais ce que je peux vous affirmer en tout cas, c’est que Vigneuil et elle ont une frousse bleue des services secrets russes et américains. A un point tel que...
  
  - Attendez, coupa le Vieux. Je crois que vous faites une erreur. Vigneuil appartenait bel et bien au K.G.B., non ?
  
  - Oui, mais il n’en était pas moins dévoué à la mafia. Il a pratiqué un double jeu dont Sanders a été la première victime. A partir du moment où ce dernier avait décidé de faire parler Duchêne coûte que coûte, il devait être supprimé. Vigneuil craignait comme la peste que, par lui, le K.G.B. apprenne l’existence de cette collusion clandestine entre cerveaux soviétiques et cerveaux américains. La piste de Patricia conduisait à Laxenbourg : donc il fallait éliminer ceux qui pouvaient la suivre. Après Sanders, moi, notamment.
  
  - Il a failli vous avoir ? jeta Tourain, tendu.
  
  - Presque. Je dois dire à sa décharge qu’il a d’abord cherché à m’éloigner de Vienne. Toujours sa crainte d’entrer en conflit avec un service officiel... Mais ensuite, si je ne l’avais pas pris de vitesse en kidnappant l’Américaine, je serais peut-être en train de pourrir dans le cellier d’une solide maison rurale. Et on m’aurait enterré dans un beau vignoble.
  
  La voiture filait à bonne allure sur l’autoroute du Nord, en direction de la porte de la Chapelle. Un beau soleil éclairait cette matinée d’hiver.
  
  - Enfin quoi ? reprit le Vieux après avoir soufflé dans le tuyau de sa bouffarde. Je finirais par croire que vous éprouvez malgré tout de la sympathie pour ces gens-là.
  
  - Vous n’auriez pas tort, monsieur le directeur, prononça Coplan avec une emphase calculée. D’abord, parce qu’ils ont pris des risques terribles sans la moindre contrepartie, sinon celle d’agir selon leur conscience. Leur désintéressement est total. Ensuite, parce qu’ils m’ont donné à réfléchir. Est-ce que vous avez vraiment l’impression que les régimes actuels font ce qu’ils doivent, en matière d’agriculture, de pêche, d’énergie, de pollution et de solidarité internationale, pour améliorer le sort de l’humanité ?
  
  - La France fait ce qu’elle peut, bougonna le Vieux, les yeux ailleurs.
  
  - Ce n’est pas assez. Aucun pays n’en fait assez. Tout le monde remet à la génération suivante le soin de se débrouiller avec des problèmes sans précédent. Et on s’étonne que les jeunes soient déboussolés... Ils pressentent, eux, ce qui les attend dans 20 ans, quand la population mondiale aura doublé. Ils auront le choix entre le massacre nucléaire, des dictatures féroces ou une gigantesque pagaille mondialisée qui nous ramènera au Moyen Age. Avouez qu’il n’y a pas de quoi illuminer...
  
  - Bah ! fit Tourain. C’est la nouvelle mode, de peindre l’avenir en noir. Bien ou mal, les choses finissent toujours par s’arranger. Comme disait Churchill, un problème ajourné est à demi résolu...
  
  Inconsciemment, il traduisait l’opinion de la plupart des gens, et Coplan sut qu’il ne le ferait pas changer d’avis.
  
  Mais le Vieux, qu’on ne distrayait pas facilement de ses préoccupations de chef d’un service de renseignements, revint à la charge :
  
  - Oui ou non, les divers mouvements de grève et autres tentatives d’enrayer les livraisons de céréales ont-ils été organisés et synchronisés par cette clique d’apôtres ?
  
  - Sans l’ombre d’un doute, affirma Coplan. Ils ont des adhérents qui peuvent avoir une influence considérable dans les milieux du travail. Un type comme Duchêne, par exemple, a été complètement embobiné par cette fille, et c’est Vigneuil, renseigné par Alphonse Couédic, qui l’avait branchée sur le docker en raison de son autorité chez les gauchistes. Aux États-Unis, le syndicat a été manipulé d'une autre façon, mais le résultat a été le même. A propos, Tourain, qu’avez-vous fait de ces trois types de l’ambassade d’U.R.S.S. envoyés sur ma piste, au Havre ?
  
  - Expulsés, annonça le commissaire. Quant à la femme de Duchêne, elle est en liberté. Je me suis laissé dire que c’est un drôle de numéro, celle-là...
  
  - Aussi une surdouée, émit Francis avec un sourire mi-figue mi-raisin. Mais dans un autre genre... J'espère pour elle que son mari ne sortira pas trop vite de cabane.
  
  - Il n’en aura pas pour longtemps. Les charges contre lui ne sont pas très lourdes, en fait. Quoi qu’il en soit, je vous signale que la première cargaison de blé à destination de Mourmansk est partie hier après-midi. Et que les Américains aussi ont fait appareiller quelques navires. Il était temps.
  
  Fallait-il s’en réjouir, ou pas ?
  
  Coplan ne fit aucun commentaire. Le Vieux non plus.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 15 MARS 1976 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE BUSSIÈRE, SAINT-AMAND (CHER)
  
  
  
  
  
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