Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan réfléchit vite

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  No 1992, Édition Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  A cause de la pluie battante, le lieutenant Le Floch et ses gendarmes avaient passé un imperméable par-dessus leur uniforme, tandis que les ouvriers et le grutier avaient revêtu une tenue de toile cirée, comme les deux spéléologues, et s’étaient coiffés d’un suroît. Le tout de couleur jaune, ce qui égayait le sinistre environnement. Des képis dégoulinaient des rigoles d’eau.
  
  Le grutier pestait parce qu’une élingue avait glissé. Depuis le début, il était de mauvaise humeur. Fallait le comprendre, se dit Le Floch avec indulgence. Il avait été à la peine pour amener son engin le long de ces sentiers tortueux à la boue gluante.
  
  - Magnez-vous, on va pas y passer la journée ! cria le grutier à travers sa vitre baissée, à l’adresse des ouvriers qui replaçaient l’élingue.
  
  - Y a pas l’feu ! renvoya l’un d’eux que la pluie ne semblait pas gêner.
  
  C’était la faute au terrain dénivelé, analysa l’officier, si les chenilles étaient en porte à faux et si la flèche penchait dangereusement à gauche.
  
  Les ouvriers s’écartèrent et le grutier reprit son opération de levage.
  
  - Bravo, il se débrouille bien, admira un des deux spéléologues qui avaient alerté la gendarmerie. Ce n’est pas facile, la configuration du terrain ne l’aide pas.
  
  - Il a un bon coup de main, renchérit l’autre dont la voix nasillait comme à l’approche d’un rhume.
  
  Lentement, la Land-Rover émergea de la crevasse et, l’espace d’un instant, resta suspendue au-dessus du vide comme si elle regrettait sa prison. Avec mille précautions, le grutier braqua sa flèche sur la gauche, vers l’étroite plate-forme rocheuse, creusée de sillons par lesquels s’écoulait la pluie. Sous l’effort, le véhicule brinquebala. La flèche s’abaissa, centimètre par centimètre, et, enfin, déposa son fardeau. Les ouvriers s’affairèrent à ôter les élingues pendant que le lieutenant Le Floch, suivi par ses gendarmes et les spéléologues, s’approchait.
  
  Quand il se pencha à travers la vitre fracassée, il vit les squelettes affalés sur les sièges avant. Quelques rares lambeaux de vêtements pendaient autour des fémurs et des clavicules. Ils étaient grisâtres, transpercés de mille trous, comme mangés aux mites.
  
  Les chaussures n’étaient guère en meilleur état. Néanmoins, l’officier s’aperçut vite, en raison de leurs tailles différentes et des talons hauts sur l’une des deux paires, qu’il se trouvait en présence d’un homme et d’une femme. Cette découverte était confortée par les bracelets-montres qui, n’étant plus retenus par les poignets décharnés, étaient tombés sur le plancher parmi les débris de verre.
  
  Faussées par la chute dans la crevasse, les portières demeuraient rétives à une tentative d’ouverture. Le Floch fit signe à un ouvrier qui s’avança avec son chalumeau et sa bouteille. Pendant qu’il s’activait, le lieutenant examina la carrosserie défoncée et couverte d’immondices. Un vieux modèle que l’on ne fabriquait plus depuis vingt ans, voire plus. Celui-ci datait de la fin des années cinquante. Rongées par la rouille au dernier degré, les plaques minéralogiques ne livraient aucun numéro. Il examina les pneus crevés. Archaïques. Cette gamme n’était plus en fabrication depuis des lustres.
  
  - Pauvres gens, fit dans son dos l’un des spéléologues d’une voix triste. Ils ont dû partir en exploration dans ce coin désert, se perdre, faire une fausse manœuvre pour repartir en arrière et basculer dans la crevasse. Sans nous, on ne les aurait jamais retrouvés !
  
  - Une Land-Rover, c’était idéal pour une excursion par ici, renchérit l’un des gendarmes. Avec quatre roues motrices, le tambour et le treuil, ils pouvaient s’arracher à une fondrière.
  
  L’adjudant intervint. C’était un vieux de la vieille, né dans la région et blanchi sous le harnais.
  
  - Je connais cet endroit. Mon père me l’a souvent montré. Pendant l’occupation allemande, il faisait de la résistance, et c’est dans cette crevasse que les maquisards cachaient leurs armes et leurs munitions en attendant l’heure du débarquement. Pour la dissimuler aux regards des curieux, ils l’avaient recouverte d’un tapis de terre, d’herbes et de buissons, soutenu par des planches. C’était sommaire et fragile. Les passagers de la Land-Rover ont pu croire qu’il s’agissait de terre ferme, s’engager dessus et le tout s’est effondré.
  
  - Effectivement, au fond de la crevasse nous avons trébuché sur des planches, reconnut le second spéléologue.
  
  - Ce sont les rochers en bas qui les ont tués, renseigna le premier. Quand on les a trouvés, on a vu ça tout de suite. Les rochers ont fracassé le pare-brise et leur ont défoncé le front. Vous n’aurez qu’à regarder leurs crânes. Pas besoin d’être experts.
  
  - On connaît notre boulot, répliqua vertement le vieux de la vieille.
  
  Le spéléologue battit en retraite :
  
  - Je ne voulais pas vous offenser.
  
  L’ouvrier débloqua enfin les portières.
  
  - Attaquez-vous au capot, ordonna Le Floch qui espérait bien déchiffrer le numéro du moteur.
  
  Les animaux sauvages, découvrit-il immédiatement, s’étaient régalés, sans discrimination entre les chairs pourrissantes, les tissus et les papiers. Pas de pièces d’identité, aucun indice. Seuls étaient intacts les objets métalliques éparpillés sur le plancher, pièces de monnaie, deux briquets, fermoir du sac à main, tube de rouge à lèvres, les montres-bracelets, des bagues, une gourmette, une boucle de ceinture de pantalon, des boutons. Dans le compartiment à gants, les cartes routières étaient moisies.
  
  De plus près, le lieutenant examina les squelettes. Le spéléologue avait dit vrai : les fronts avaient été largement fracturés et le haut du crâne presque décalotté. Les pommettes et les mâchoires aussi avaient été brisées.
  
  Soudain, il repensa au tube de rouge à lèvres. Il le reprit en main. Le nom du fabricant était gravé en diagonale. Le Floch fronça les sourcils. Ce fabricant avait été l’objet d’un scandale national après avoir tué son épouse et ses enfants et, son affaire étant en faillite, sa marque avait disparu du marché, ce qui signifiait que la Land-Rover était tombée dans la crevasse au plus tard à cette époque.
  
  Derrière lui, le vieil adjudant se manifesta à nouveau :
  
  - Pendant la guerre d’Algérie, on avait ce même type de Land-Rover qui nous déposait au pied des djebels pour y crapahuter. C’est le type dit « familiale », à cause de ses huit sièges.
  
  Le Floch opina du chef. Huit places mais même pas de bagages. Des excursionnistes, probablement, comme le supposaient les spéléologues.
  
  Sous le siège conducteur, il découvrit, coincé par une mallette métallique, le pistolet automatique. Voilà qui devenait intéressant. Rouillé, bien sûr. Un Llama IX A calibré en 45 ACP, qui n’était qu’une copie espagnole très fidèle du Colt Government modèle 1911 et devait sa ligne élégante à l’adjonction d’une bande ventilée. Le chargeur était plein. Sept cartouches qui s’extrayaient difficilement à cause du ressort rouillé et soumis à leur pression durant toutes ces années.
  
  Il inspecta le dessous du siège passager. Pas d’arme pour la femme qui avait perdu deux dents aurifiées lorsque le rocher lui avait percuté la tête.
  
  Un gendarme ouvrit une enveloppe en plastique et Le Floch y logea l’automatique.
  
  - Arme à feu de première catégorie à la détention réglementée par le décret du 14 août 1939, récita l’adjudant qui aimait à faire étalage de ses connaissances juridiques.
  
  - Après tout, leur virée dans ce coin n’était peut-être pas innocente, opina un de ses subordonnés.
  
  L’ouvrier avait réussi à ouvrir le capot. Le Floch ordonna à l’un des gendarmes de rechercher le numéro du moteur puis reporta son attention sur la mallette métallique, largement rouillée elle aussi. Il emprunta un tournevis et fit sauter les ferrures et les serrures. L’intérieur ne contenait qu’une seule chose, un plan plié en quatre et enfermé dans une pochette en plastique qui l’avait protégé de l’humidité. Le Floch le déplia, lut les inscriptions et sursauta. Un frisson glacé courut le long de son échine et il eut l’impression d’être plongé dans un drame qu’il n’avait pas vécu puisqu’il n’était pas né à l’époque.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Mark Dovnik shoota furieusement dans un caillou. Petit, replet, un peu ventru, des cheveux rares, le teint terne, il ne faisait pas C.I.A., pensait Coplan. Et pourtant, dans son domaine, c’était un as. Tout comme le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. qui, le nez au vent, humait et inspectait comme s’il cherchait à savoir si l’endroit était giboyeux.
  
  Depuis l’avant-veille, la pluie avait cessé de tomber mais le terrain demeurait gluant et glissant. Aussi les trois hommes avaient-ils accepté les bottes que leur avait proposées le lieutenant Le Floch.
  
  - Une équipe du G.I.G.N. est venue spécialement pour fouiller la crevasse, expliqua l’officier.
  
  Du doigt, il désigna la toile de tente étalée sur le promontoire.
  
  - Voilà leurs trouvailles. Rien de sensationnel. Des détritus, des morceaux de ferraille, rien d’exploitable.
  
  - Le réservoir de la Land-Rover n’a pas pris feu ? marmonna l’Américain avant de cracher son chewing-gum.
  
  - Le conducteur a dû tourner précipitamment sa clé pour couper le contact, conjectura Coplan.
  
  - Le réservoir, de toute manière, précisa Le Floch, a été crevé par un rocher et s’est vidé.
  
  - Un miracle qu’on les ait retrouvés, monologua Tourain. Ce coin de l’Ardèche est si désolé, si isolé, que des siècles auraient pu passer avant que quelqu’un ne les découvre.
  
  Coplan examinait le sol autour de l’ouverture. Si l’on exceptait les rochers usés, rien d’autre que du terrain friable. Pas étonnant que le véhicule ait basculé. Sans doute la thèse du vieux gendarme était-elle bonne. Une fausse esplanade datant du temps de la Résistance et qui aurait trompé le conducteur. Plus que plausible.
  
  Il se pencha pour voir le fond de la crevasse. Des bosquets, des buissons, des caillasses, des rochers escarpés, une minuscule cascade.
  
  - Vous n’avez pas réussi à remonter à la source grâce au numéro du moteur ? demanda Le Floch à Tourain.
  
  - Le fabricant britannique procède à des recherches pour savoir à qui la familiale a été vendue. En tout cas, c’est sûr, elle date de 1962.
  
  - Chronologiquement, ça colle, remarqua l’Américain. Seulement, nous en sommes au même stade. Qui sont John et Jane Doe (Aux États-Unis, termes désignant M. et Mme X... ou l’équivalent de M. et Mme Dupont) ? Pas de papiers d’identité, rien, vraiment nous sommes dans le brouillard. Le flingue, d’accord, il n’est pas étranger dans le paysage. Et puis, bon sang, que venaient-ils foutre par ici ? L’excursion ne semblait pas être leur truc.
  
  - Un rendez-vous ? suggéra Coplan. Ou alors, ils voulaient s’exercer au tir ?
  
  - Si on tient compte de leur projet, je les verrais plutôt s’exercer au tir avec un fusil à lunette. Or, à ma connaissance, on n’a pas déniché ce type d’arme dans la crevasse.
  
  - Non, avoua Le Floch.
  
  - En tout cas, c’est un endroit idéal pour un rendez-vous discret ou un exercice de tir, glissa Tourain dont les bottes flocfloquaient. Je ne crois pas à la thèse excursionniste. Pas avec le contenu de la mallette.
  
  Il n’y avait pas grand-chose à faire ici, décida Coplan. Les traces de l’équipée étaient quasiment nulles. Mieux valait regagner Paris. Mark Dovnik et Tourain qu’il questionna à ce sujet tombèrent d’accord avec lui. Un avion-cargo appartenant à la D.G.S.E. les avait amenés. Ils repartiraient à son bord, en compagnie des squelettes, de la Land-Rover et des divers éléments récupérés.
  
  
  
  Ainsi fut-il fait et, le soir même, une séance de travail réunit les trois hommes dans le bureau du Vieux qui, durant leur absence, avait donné l’ordre d’agrandir le plan découvert dans la mallette et avait punaisé le résultat sur un haut et large panneau en bois accroché à l’un des murs.
  
  A nouveau, Coplan détailla le croquis. Au milieu, Dealey Plaza à Dallas. A droite, Houston Street et l’immeuble abritant les archives de l’État du Texas. En face, le building Dal-Tex, séparé par une ruelle du Dépôt d’ouvrages scolaires de l’État du Texas, celui-ci surmonté par les panneaux publicitaires vantant les mérites des Chevrolet et de l’agence de location de voitures Hertz. Derrière, les voies ferrées. A gauche, Elm Street et le fameux monticule herbeux. Plus loin, le pont au-dessus du passage routier souterrain et les regards. Adossée au monticule herbeux, la pergola.
  
  Les inscriptions étaient stupéfiantes. Une annotation renvoyait à une croix placée sur le toit du bâtiment abritant les archives : Équipe de tireurs numéro 1. Une légende et une croix à l'une des fenêtres du premier étage du building Dal-Tex : Équipe de tireurs numéro 2 : Mafia ou Cubains ? Il en allait de même pour la fenêtre du sixième étage située à l'est du Dépôt d’ouvrages scolaires : Équipe numéro 3 : un seul tireur : Gaynor Schelinger. A cet étage, mais au-dessus de la fenêtre située le plus à l’ouest : Équipe numéro 4 : un seul tireur : Charlie Mac Closker. Derrière le monticule herbeux : Équipe numéro 5 : Mafia ou Cubains ? Enfin, à côté du regard près du pont : Équipe numéro 6 : Jean-Luc Provost ?
  
  - Durant votre périple en Ardèche, préambula le Vieux, j’ai reçu des nouvelles. La Land-Rover a été achetée par l’agence de location de voitures Mattéi en novembre 1962 et mise à la disposition de sa succursale de Marseille. Grâce à nos excellents amis de la D.S.T. qui se sont lancés immédiatement sur cette piste, nous avons appris que cette familiale a été louée le jeudi 2 mai 1963 par un certain Walter Quine, citoyen américain, détenteur d’un passeport numéro 12 A 4537 GHJY 1962 et d’un permis de conduire international numéro 8529538 LNN 1963...
  
  Mark Dovnik notait fébrilement sur un bloc-notes.
  
  - ... L’intéressé a déclaré restituer le véhicule une semaine plus tard. Il a payé cette semaine d’avance, un forfait kilométrage et la caution en liquide et en coupures françaises. Il est parti et n’a plus jamais donné signe de vie. Impossible de savoir si une femme l’accompagnait. Nos amis de la D.S.T., qui ont mis les bouchées doubles, ont réussi à découvrir, en interrogeant les services de la Météo nationale, que le temps avait été épouvantable en Ardèche durant cette fatale semaine de mai. Malgré le printemps et la saison supposée clémente, des déluges d’eau se sont abattus sur la région. Peut-être ont-ils trompé ceux que, mon cher Dovnik, vous appeliez jusqu’à maintenant John et Jane Doe ? Ce n’est pas tout, messieurs. Des archives de la Police nationale, il ressort que cette Land-Rover, immatriculée 2224 JY 13, n’a jamais été revue nulle part, pas plus qu’elle n’a été verbalisée.
  
  - Beau travail, complimenta l’Américain qui déposa son bloc-notes, se leva et alla se planter devant le croquis.
  
  Un instant, il resta silencieux puis se retourna vers son auditoire :
  
  - Ce que nous voyons ici, c’est le plan de Dealey Plaza, là où a été assassiné le Président Kennedy le 22 novembre 1963. La thèse officielle de l’époque concluait à un homicide perpétré par un tireur solitaire, un fou, un fanatique. Depuis, cette opinion a été révisée. Nous savons qu’il y a eu un complot pour tuer le Président et que deux tireurs ont opéré, le tueur officiel n’étant ni l’un ni l’autre et étant innocent. L’exemple parfait du bouc émissaire ou, plutôt, du pigeon, qui, dans l’affaire y a perdu la vie.
  
  « Or, ici, que voyons-nous ? Un plan sur lequel opéreraient six équipes de tireurs, dont des Cubains et des mafiosi, et des tueurs identifiés. Il s’agit là d’un complot gigantesque, dont l’authenticité paraît, je dis bien paraît, prouvée par la chronologie. Ainsi, si nous ne nous trompons pas, six mois avant l’attentat de Dallas, la mort du Président était déjà programmée. D’une façon telle, d’ailleurs, qu’il n’avait aucune chance d’en réchapper. C’est fantastique et ce n’est pas la disparition du couple à bord de la Land-Rover qui a pu l’en empêcher, ce qui suppose que les commanditaires n’ont guère été contrariés par ce contretemps, fâcheux pour eux.
  
  « Ceci posé, revenons-en à la situation aujourd’hui. Mon gouvernement m’a donné des ordres très stricts. En aucun cas, cette affaire ne doit venir à la surface. Pour nous Américains, l’attentat de Dallas est quelque chose de terrible, d’atroce, à jamais gravé dans nos mémoires, et que nous nous refusons à ressusciter. Nous avons bien d’autres scandales à nous occuper sans sortir celui-ci de son placard. Imaginez la fureur et le bruit, la honte et le tumulte, s’il était seulement fait allusion à l’éventualité de la présence à Dallas, ce jour-là, de six équipes de tueurs ! »
  
  - Mon gouvernement a adopté la même position, rappela le Vieux, le visage fermé.
  
  - Nous n’aurons qu’à nous en féliciter, j’en suis persuadé. Il est des instants où la raison d’État doit l’emporter sur tout autre considération. Une nation a besoin de héros, pas d’assassins. Hélas, chaque nation a ses héros, mais aussi ses assassins, et dans le cas qui nous occupe, ces derniers sont particulièrement odieux.
  
  - Très bien, on en reste là, décida le Vieux. Moi aussi j’ai des ordres. Si la C.I.A. veut enterrer cette affaire, pas de problème en ce qui nous concerne.
  
  Dovnik passa la main sur son front.
  
  - Pas si vite. Enterrer l’affaire ? Non. Ne pas l’ébruiter ? Oui. Néanmoins, nous souhaitons découvrir les tenants et les aboutissants du complot, s’il n’est pas trop tard, avec toute cette eau qui est passée sous les ponts. Ce que souhaite ma direction, c’est remonter la piste dans la plus extrême confidentialité. En liaison avec nous et en utilisant le strict minimum d’agents. L’idéal serait un seul agent, digne de la plus haute confiance qui agirait la main dans la main avec moi et la D.S.T.
  
  Le Vieux s’autorisa un sourire ironique et désigna Coplan d’un doigt nonchalant :
  
  - Vous le connaissez déjà, mon cher Dovnik.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  En Américain cultivé, amoureux de la France et de ses traditions, Mark Dovnik ne terminait jamais un repas sans réclamer, avant le dessert, le plateau de fromages. L’œil gourmand, il se fit couper de l’époisse, du sainte-maure et du roquefort, pendant que Coplan remplissait leur verre de morgon, le rouge que préférait le haut fonctionnaire de la C.I.A.
  
  - A votre avis, demanda Coplan un peu plus tard, qui étaient les comploteurs à Dallas ? Votre gouvernement se garde bien d’élucider l’affaire et, ce qui est étonnant, c’est que l’opinion publique ne l’exige pas.
  
  - Elle est traumatisée. Quant au gouvernement, il craint que des gens trop haut placés ne soient concernés.
  
  - Et votre avis personnel ? insista Coplan.
  
  - La Mafia et les Cubains anti-castristes.
  
  Coplan ne fit aucun commentaire. La réponse était dépourvue d’originalité puisqu’il s’agissait là d’une version reprise par de nombreux médias. Personnellement, pour avoir étudié l’affaire à fond, il était persuadé qu’un vaste réseau de complicités aboutissant aux échelons les plus élevés du gouvernement avait masqué aux yeux du public l’identité des conspirateurs qui n’étaient pas tous cubains ou mafiosi.
  
  Après le café et la mirabelle, l’Américain détourna le regard vers les jambes de la patronne, qui étaient superbes, puis derechef fit face à Coplan en adoptant une mine détachée :
  
  - Deux des trois noms sur le croquis, Gaynor Schelinger et Charlie Mac Closker, vous vous souvenez ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Tous les deux avaient le même âge, environ 32 ans en 1963. Ils avaient glorieusement combattu durant la guerre de Corée. Des tireurs d’élite. Imbattables au fusil à lunette. Dans le mille à tous les coups. Schelinger est mort trois mois après le Président. Un truc stupide. Il vivait à Albuquerque dans l’État du Nouveau-Mexique. Un détective le convoque pour vérifier son permis de conduire. Schelinger entre dans son bureau. Le détective est en train de nettoyer son arme de service. Mystérieusement, un coup part. Touché en plein cœur, Schelinger meurt sur le coup. Pur accident, jure le détective qui est sanctionné d’une mise à pied de huit jours sans solde. L’affaire en reste là. Une semaine plus tard, Mac Closker meurt en Californie. Vous savez que cet État est périodiquement frappé par de terribles tremblements de terre. Ce jour-là, sa ville natale est détruite à cinquante pour cent par l’un d’eux. Mac Closker est découvert sous les décombres de sa maison. Les sauveteurs le considèrent comme l’une des victimes parmi les centaines d’autres, jusqu’au moment où, à la morgue, un employé l’examine d’un peu plus près. Mac Closker a deux balles dans la tête. Édifiant, non ?
  
  Coplan n’était guère surpris.
  
  - Le rideau de fumée, conclut-il. Normal. On ne prend pas de risques avec les exécutants.
  
  - Tout à fait juste. Ce qui pose le problème du troisième nom sur le croquis, un nom à consonance française : Jean-Luc Provost.
  
  - Il peut être français, mais aussi canadien, suisse ou belge, ou encore sud-africain, descendant de huguenots, et pourquoi pas australien ? J’ai même connu un Argentin qui s’appelait Jean-Pierre Dubois.
  
  - Mon cher Coplan, ne compliquez pas notre tâche. J’aimerais vraiment savoir ce qu’est devenu ce Jean-Luc Provost. Tourain s’en charge, n’est-ce pas ?
  
  - Comptez sur lui. De votre côté, avez-vous obtenu des renseignements sur votre compatriote, ce Walter Quine mort si malencontreusement en Ardèche ?
  
  - Le passeport qu’il a présenté lorsqu’il a loué la Land-Rover à Marseille avait été volé six mois plus tôt à un honnête citoyen de Denver dans le Colorado. Nous ne sommes donc guère plus avancés.
  
  A l’issue du déjeuner, Mark Dovnik regagna son ambassade et Coplan se rendit au bureau de Tourain qui l’accueillit chaleureusement.
  
  - Nous avons déniché des renseignements sur Jean-Luc Provost, annonça-t-il d’un ton joyeux.
  
  - Il est mort quelques mois après l’attentat de Dallas ? questionna Coplan, se souvenant de sa conversation avec le haut fonctionnaire de la C.I.A.
  
  - Pas du tout ; pourquoi ?
  
  Coplan le lui expliqua.
  
  - Apparemment, sourit le commissaire divisionnaire, il en va tout autrement pour notre Provost. Celui que nous avons retrouvé vivait dans l’Ardèche quand la Land-Rover a été louée à Marseille. Dans une ferme, à dix kilomètres de la crevasse. A l’époque, il avait vingt-six ans. Né le 31 mars 1937 à Versailles, célibataire. Engagé volontaire à dix-huit ans dans les commandos de marine, guerre d’Algérie, brillants états de service, tireur d’élite, démobilisé en 1961. Soupçonné en 1962 d’avoir assassiné un trafiquant d’armes allemand à Saint-Tropez. Affaire classée sans suites, pas de preuves. Interpellé par Scotland Yard en 1974, en relation avec le meurtre d’un secrétaire d’État compromis dans une affaire de ballets bleus. Relâché, pas de preuves suffisantes. En 1990, un riche banquier genevois est abattu dans sa propriété sur les bords du lac Léman. Son épouse est absente mais la police helvétique la soupçonne d’être la commanditaire du meurtre. Guère accoutumée aux interrogatoires poussés, elle passe aux aveux et désigne Provost comme l’exécutant. Arrêté à Paris, il nie. Il est néanmoins sur le point d’être extradé lorsque l’épouse succombe mystérieusement dans la cellule qu’elle occupait seule. Elle s’est pendue durant la nuit. L’accusatrice étant morte, le dossier d’extradition ne tient plus et Jean-Luc Provost est relâché.
  
  Coplan marqua sa surprise :
  
  - Fantastique ! Il a échappé au sort des deux autres. Pur hasard ou science consommée ?
  
  - J’opterais pour la science consommée. Ou pour les hautes protections.
  
  - Après sa relaxe en 1987, sa trace se perd à nouveau ?
  
  - Non, justement, et c’est là où nous pouvons recoller à ses basques. Soyons lucides, tout porte à croire qu’il s’agit d’un tueur professionnel et, pour cette catégorie d’individus, se faire appréhender trois fois, c’est perdre leur aura auprès des commanditaires.
  
  - Il a aussi l’âge de prendre sa retraite. Né en 1937, il a donc cinquante-cinq ans. Son index tremble peut-être sur la détente du fusil à lunette ?
  
  - En tout cas, c’est Ardéchois Cœur Fidèle. Sa ferme est toujours là. Il a prêté des bâtiments à des écolos qui les ont retapés. Pour lui, c’est un refuge. En ce moment, pourtant, il n’y est pas. Bien sûr, nous pourrions monter une souricière, mais dans combien de temps réapparaîtra-t-il ?
  
  - J’ai compris. Vous suggérez que j’y aille et que je joue au sous-marin ?
  
  
  
  
  
  Coplan débarqua de la deux-chevaux déglinguée, repeinte en damiers multicolores. Pas rasé, en jean, veste de treillis U.S. Army, pull à col roulé et baskets, il jouait les marginaux conformistes dans leur tenue vestimentaire. Son sac de voyage jeté sur une épaule, il s’avança vers une jeune femme qui, assise et adossée à un tronc d’arbre, offrait son sein nu à la bouche avide d’un bébé.
  
  - Jean-Luc est là ?
  
  Elle l’examina d’un œil soupçonneux, comme un douanier qui traque le vison sous le manteau en peau de lapin.
  
  - Va voir Véro, devant toi, derrière le tas de fumier.
  
  Coplan se remit en marche en effrayant les poules qui se dispersèrent en caquetant, puis contourna le tas de paille malodorante. Une jeune femme avait choisi cet endroit pour peindre un tableau si large qu’il était équilibré par deux chevalets. Elle se retourna vivement quand il s’approcha. A dessein, il conserva un visage indifférent et scruta la toile, un peu penché en avant.
  
  - Tu es hantée par l’éternelle Lolita à qui tu autorises tous les gestes sans rien sacrifier de son ingénuité. Pour toi, l’innocent et le scabreux ne font qu’un, le pur et le pervers appartiennent à la même essence. Tu es une adepte du sexe universel, c’est pourquoi tu peins l’amour d’une Lolita avec des plantes ou des oiseaux monstrueux sans que, pourtant, leurs ébats deviennent malsains. Je me trompe ?
  
  Un instant, elle resta bouche bée, puis posa son pinceau.
  
  - Qui es-tu ?
  
  - Un passant. Où est Jean-Luc ? Je suis un ami.
  
  Elle avait vingt-huit, trente ans, des yeux bleus intelligents, un visage triangulaire, une bouche sensuelle semblable à celle de la Lolita sur le tableau, et une longue chevelure aile-de-corbeau. Un gros et ample chandail en laine d’Écosse lui descendait jusqu’à mi-cuisses, au-dessus du pantalon de velours côtelé et des énormes godasses boueuses.
  
  - Jean-Luc est parti voici plus d’un mois. Il devrait rentrer incessamment.
  
  - Où est la clé, que je m’installe.
  
  Le ton était si impérieux, si définitif, si coupant qu’elle se leva.
  
  - Tu tombes bien, c’est moi qui fais le ménage chez lui en son absence. Viens... Non, attends. Tu es peintre ?
  
  - Je m’y connais en peinture. Ce que tu fais est bien, j’aime, flatta-t-il pour ménager l’avenir. Ta sexualité doit être profonde.
  
  Un sourire capiteux flotta sur les lèvres de la jeune artiste.
  
  - Je m’appelle Nikki, et toi ?
  
  - Francis. Tu me donnes la clé ?
  
  
  
  Coplan s’enferma à double tour dans le bâtiment que s’était réservé Provost. Cave, rez-de-chaussée et premier étage. Meublé moderne, pas du tout rustique. Moderne de luxe. Sur le plan financier, l’intéressé ne semblait pas connaître de problèmes. Matériel hi-fi sophistiqué. Nombreuses cassettes. Goûts éclectiques en musique.
  
  Son sac de voyage à peine posé, Coplan avait commencé à fouiller. Dans cet art, il était passé maître. Si Provost avait choisi la carrière de tueur à gages en tablant sur son talent au tir, il était logique qu’il ait opté pour cette région isolée de l’Ardèche qui offrait mille possibilités à quelqu’un souhaitant s’exercer en paix à viser une cible éloignée. Dissimulé au milieu des écolos, il s’assurait ainsi une bonne couverture. Mais où étaient les armes et les munitions ?
  
  Tout était si propre, si net, si bien astiqué, si limpide, si franc, si honnête, que cela en devenait suspect.
  
  Après trois heures de recherches, il en était au même point. Il se grattait le crâne lorsqu’il entendit tambouriner à la vitre. Il s’approcha. Le crépuscule tombait mais il reconnut Nikki et ouvrit.
  
  - On s’apprête à dîner, déclara-t-elle.
  
  - Tu viens ? Il est tôt.
  
  - C’est à cause des gosses, tu comprends.
  
  La communauté d’écolos comprenait en majorité un vaste échantillonnage de post-soixante-huitards attardés avoisinant la cinquantaine et jouant aux patriarches raisonneurs et pédants. Barbes fournies et cheveux longs serrés par un élastique. C’est tout juste si, sur leurs fronts, on ne lisait pas « Faites l’amour, pas la guerre ». Une dizaine de femmes, beaucoup plus jeunes mais déjà fanées, veillaient sur une marmaille criarde et morveuse. La seule qui sortait vraiment du lot c’était Nikki.
  
  Le repas se prenait dans une ancienne grange convertie en réfectoire. Des bancs étaient disposés autour de quatre grandes tables. Pas de viande au menu, la communauté étant végétarienne. Malgré son accoutrement, Coplan ne fut pas accueilli avec chaleur, sans doute parce que, confusément, ceux qui étaient là percevaient qu’il jouait à contre-emploi.
  
  Assise à sa droite, Nikki lui parlait peinture. Visiblement, elle était passionnée par cet art et les commentaires auxquels Coplan s’était livré sur sa toile le rendaient complice de sa fascination.
  
  - Tu as envie de découvrir si ma sexualité est profonde ? questionna-t-elle lorsqu’ils ressortirent de la grange.
  
  Il ne répondit pas et l’entraîna.
  
  Plutôt perverse qu’innocente, plutôt sulfureuse que pure, plutôt libertine qu’ingénue, elle déploya pour Coplan la palette de ses talents. Plus tard, blottie dans ses bras, elle revint à son sujet favori :
  
  - Parlons peinture.
  
  Coplan accéda à sa requête puis, insensiblement, l’amena à évoquer Jean-Luc Provost. De façon flagrante, elle l’aimait beaucoup et brossait le portrait d’un homme charmeur, gai, sympathique, serviable, intelligent, à l’opposé de l’image traditionnnelle du sicaire.
  
  - Où est-il allé ? interrogea-t-il.
  
  - Je l’ignore. Il est plutôt mystérieux sur ses déplacements. Tu le connais depuis longtemps ?
  
  - Assez.
  
  Ils passèrent tous deux dans la salle de bains, puis Coplan alluma un feu de bûches, car la température était fraîche, pendant que Nikki préparait des boissons fortes. Ensuite, elle alla mettre une cassette de Stevie Wonder et Coplan reprit son interrogatoire subtil sur Jean-Luc Provost pour vite découvrir que la jeune artiste savait au fond peu de choses sur le maître des lieux. Quand il se leva pour changer la cassette, il s’aperçut que sur le tuner de la chaîne étaient disposés deux boutons qui, apparemment, ne servaient à rien. Les reliant, un arc de cercle chiffré de 1 à 4, placé au-dessus d’un cadran. Il enregistra mentalement cette bizarrerie, logea une vieille cassette de Sade dans le lecteur et retourna s’asseoir auprès de Nikki qui paraissait vouloir réveiller sa libido à grand renfort de généreuses rasades de scotch.
  
  Vers minuit, ils se couchèrent et, le lendemain matin, elle confectionna du café fort et un copieux breakfast avec des œufs de ferme et des toasts, avant d’annoncer qu’elle partait travailler à sa toile.
  
  Dès qu’elle eut franchi la porte, Coplan verrouilla sur ses talons et remonta se planter devant le tuner. Il enfonça les deux boutons, puis, patiemment, composa sur le cadran les combinaisons possibles. Il y en avait 256. A 434, il entendit un faible sifflement qui dura tout juste une seconde et il repartit en exploration.
  
  Au rez-de-chaussée, à l’intérieur d’un placard, il tomba sur un panneau métallique qui s’était entrouvert dans le mur d’une dizaine de centimètres. Près de la cheminée, il récupéra des bûches, revint et repoussa le panneau contre le mur avant de le caler. L’ouverture était modeste. Un mètre de hauteur sur cinquante centimètres de large. Le commutateur était à gauche. Coplan s’infiltra, descendit précautionneusement les marches et atterrit dans une prolongation de la cave qu’il avait visitée la veille.
  
  La salle était carrée. Quatre mètres sur quatre. Grâce aux matériaux isolants au plafond, au plancher et sur les murs, l’humidité ne pénétrait pas. Dans une vitrine aux panneaux en verre, des carabines et des fusils s’alignaient, coincés dans les encoches du râtelier. En connaisseur, Coplan les examina. Rien que du beau choix, des marques prestigieuses : Remington, Winchester, Walther, Sig-Sauer. Dans un coffre en bois, des pistolets automatiques, des revolvers et les cylindres des suppresseurs de son. Dans un autre coffre, les munitions et les lunettes de visée.
  
  Coplan hocha la tête. La thèse du tueur à gages s’étayait.
  
  Dans le troisième coffre, des passeports et des permis de conduire portant des identités différentes. Une véritable collection. De diverses nationalités. Coplan examina les photographies qui montraient un visage identique à celui qu’il avait vu sur les photos anthropométriques communiquées par Tourain.
  
  Front légèrement dégarni, cheveux gris, yeux clairs, nez fort, lèvres coupantes, menton carré, teint hâlé.
  
  Dans ce troisième coffre également, une petite fortune en francs français, suisses, en dollars et en livres sterling. Jean-Luc Provost, en raison de sa profession très spéciale, détestait se trouver à court d’argent liquide.
  
  Et, sous les coupures, une cassette vidéo. Rien d’autre.
  
  Coplan remonta et plaça celle-ci dans le magnétoscope.
  
  Interdit, il découvrit une copie d’une émission de télévision : « Quand reverrons-nous les disparus ? » Émouvante, elle était consacrée aux angoisses, aux insomnies, aux espoirs des parents et des proches des adultes ou enfants qui disparaissaient chaque année et qui étaient estimés à environ 40.000. Sur le plateau, les journalistes avaient rassemblé quelques-uns de ces parents et de ces proches. Enlèvement ou meurtre, fugue ou accident, les hypothèses les plus sinistres trottaient dans les têtes. Sur les joues coulaient les larmes. Dans un premier temps, police et justice avaient aidé ces malheureux. Hélas, d’autres dossiers s’étaient entassés et, à présent, il fallait combattre l’oubli et se consoler avec les photographies de l’être cher, ces frêles souvenirs du bonheur.
  
  Coplan releva les renseignements indiqués dans le post-générique et téléphona aussitôt à Tourain pour les lui communiquer.
  
  - Interrogez la chaîne et obtenez une liste complète des participants. Il y a anguille sous roche, sinon pourquoi Provost aurait-il enregistré et conservé cette cassette dans sa planque ?
  
  - C’est la seule du genre ?
  
  - Pas la seule du genre, la seule cassette vidéo.
  
  - Je m’en occupe.
  
  Coplan raccrocha, rangea la cassette dans son sac, débarrassa les bûches, referma le panneau dans le mur au-dessus de la cave et effaça le code sur le cadran du tuner avant de tirer sur les deux boutons.
  
  Les yeux cernés par sa folle nuit d’amour, Nikki ne peignait pas mais peinait. Elle abandonna le pinceau et entraîna Coplan.
  
  - Faisons un tour dans la campagne. Tu as vu ce beau soleil ?
  
  - D’accord, on y va.
  
  Coplan avait déjà préparé son plan. Nikki n’était là que depuis cinq mois, ce qui excluait qu’elle ait une bonne connaissance des allées et venues du protecteur de la communauté.
  
  - Jean-Luc n’a jamais eu de nouvelles au sujet de la disparition ? attaqua-t-il d’un ton léger, comme si, finalement, il n’attachait guère d’importance au sujet.
  
  - Pourquoi poses-tu cette question ? s’étonna-t-elle en cueillant un brin d’herbe qu’elle suça.
  
  - Parce que cela signifierait que les flics sont venus et risquent de revenir.
  
  - Tu crains les flics ?
  
  - Comme tout le monde.
  
  - Tes activités ne sont pas claires ? Tu fais quoi, au juste, en dehors d’être un bon coup au lit et d’être amateur de peinture ?
  
  - Je vais de-ci, de-là.
  
  - Les confidences et toi ne font pas bon ménage. Bon, ne crains rien, je n’ai jamais vu de flics par ici. C’est une écharde dans le cœur de Jean-Luc, cette gosse qui a disparu. Normal, pour un père. Seulement, tu ne peux pas lui parler de Cynthia à Jean-Luc. Tu vois tout de suite ses yeux qui se glacent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan repassa la cassette vidéo. La mère de Cynthia était là, assise au milieu des parents éplorés. Des sanglots dans la voix, elle parlait de sa fille. Un obsédé sexuel frappait à Antibes. Sa spécialité, le rapt en voiture de jeunes adolescentes sous la menace d’une arme. Sept victimes à son actif. Quatre avaient été retrouvées, le corps sauvagement mutilé. Trois n’avaient jamais reparu, dont Cynthia Lacour, que sa mère, Florence Lacour, imaginait atrocement dépecée.
  
  Le lendemain, Coplan reçut un coup de téléphone de Tourain. Les participants à l’émission avaient été identifiés. Coplan lui communiqua le renseignement obtenu de Nikki.
  
  - Florence Lacour vit à Antibes, répondit le commissaire divisionnaire.
  
  - Donnez-moi son adresse, j’y vais.
  
  - Vous quittez la ferme ?
  
  - Ici, je risque d’attendre longtemps. Il faut prendre le mors aux dents. Montez rapidement un dispositif autour de la ferme au cas où Provost surgirait à l’improviste et me prendrait de vitesse.
  
  - Il me faut vingt-quatre heures.
  
  - J’attends vingt-quatre heures et je file à Antibes.
  
  - Vous notez l’adresse ?
  
  Le lendemain soir, après avoir promis à Nikki de revenir, Coplan prit la route à bord de sa deux-chevaux déglinguée. Les écolos avaient l’air soulagés de le voir partir.
  
  
  
  A deux pas des villas de milliardaires, Florence Lacour vivait au Cap d’Antibes dans une petite maison charmante que devaient convoiter les agents immobiliers.
  
  Elle jardinait lorsque Coplan sonna au portail. Il se méfiait car Provost pouvait se trouver là. A gauche, sous son ample veste, il avait placé dans l’étui en cuir son Glock 19 Compact, le pistolet le plus léger du monde en 9 mm parabellum. D’origine autrichienne, il offrait une vitesse de dégainé foudroyante, grâce à son chien non saillant et à sa surface lisse. Par ailleurs, sa détente safe-action et ses trois sécurités intérieures automatiques le rendaient insensible aux chocs, d’où pas de risque d’accidents.
  
  Moins émouvante que sur le plateau de télévision, Florence Lacour présentait un visage dur, soupçonneux, aux lèvres serrées et aux yeux plissés. Les femmes dans sa situation, conjectura Coplan, constituaient des proies faciles pour les détectives privés, les radiesthésistes et les escrocs à l’affût de la bonne affaire financière. Le miroir aux alouettes une fois brisé, la méfiance remplaçait l’espoir.
  
  Coplan présenta la carte et l’insigne de police qui lui avaient été remis par Tourain. Immédiatement, l’attitude de la femme se modifia.
  
  - Vous l’avez retrouvée ? questionna-t-elle, angoissée.
  
  - Hélas, non. Cependant, nous avons reçu un coup de téléphone anonyme. Le ravisseur serait le père de Cynthia.
  
  Elle resta bouche bée, puis lâcha son sécateur, se couvrit le visage de ses mains en éclatant de rire. Coplan resta impassible.
  
  - Excusez-moi, fit-elle enfin en rabaissant les mains. Cette hypothèse est ridicule.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que le père était avec moi à l’étranger, lorsque Cynthia a été enlevée. Vous n’avez pas lu le dossier ?
  
  - Je l’ai lu, répondit Coplan qui avait pris cette précaution en passant préalablement par la police judiciaire d’Antibes. Justement, on ne parle pas du père. Vous étiez absente, c’est vrai, et Cynthia était confiée à la garde d’une amie. Ce n’est pas un reproche, croyez-le bien. Croyez aussi que je compatis à votre chagrin. Le père, qui est-il ? Où est-il ? Ici ? Je peux le voir ?
  
  - Il n’est pas ici, répondit-elle vivement. En fait, nous ne sommes pas mariés et il n’a même pas reconnu Cynthia. Néanmoins, il me verse une très généreuse pension alimentaire.
  
  - Où est-il ? Je dois l’interroger, vous comprenez, et rédiger mon rapport.
  
  - J’ignore où il se trouve. Il voyage beaucoup pour ses affaires. Un jour à Rio, un autre à Singapour.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - C’est bien ennuyeux. Comment s’appelle-t-il ?
  
  La réponse fusa trop vite :
  
  - Jean-Marc Belliard.
  
  - Quel genre d’affaires traite-t-il ?
  
  - Maintenant que la sortie de capitaux inférieurs à cinquante mille est autorisée en France sans déclaration bancaire, Jean-Marc s’occupe de placements à l’étranger pour sa clientèle. Ne m’en demandez pas plus, c’est tout ce que je sais.
  
  Ainsi, elle mentait. Sans doute était-elle complice des activités de Provost, inconsciente, consciente ou agissante.
  
  Il hocha la tête tout en manifestant une grande déception.
  
  - Je reviendrai.
  
  Il tourna les talons pour remonter en voiture, faire un large tour et s’embusquer à l’extrémité de la plage de la Garoupe où il avait vue sur la maison. Une heure plus tard, Florence Lacour en sortit au volant d’une Clio. En hâte, il se dirigea vers le portail. Comme à l’accoutumée, sa trousse à outillage fit merveille.
  
  L’intérieur était coquet, soigné. La chambre de l’adolescente disparue était envahie par des vases dans lesquels resplendissaient des fleurs fraîches. Sur l’oreiller du lit était épinglée une carte postale. Coplan la détacha. Au recto, se dressait la Porte Mars à Reims, un arc de triomphe datant du IVe siècle. Il la retourna. Un texte très court : Ton père et moi t’embrassons comme nous t’aimons. Adressée à Cynthia chez l’amie qui la gardait. Postée la veille de la disparition de l’adolescente. Probablement ne l'avait-elle jamais reçue, ce qui expliquait la réaction fétichiste de la placer sur l’oreiller en espérant que Cynthia reviendrait un jour et en prendrait connaissance. Une sorte d’émouvante assurance contre la mort.
  
  Rapidement mais efficacement, il fouilla les lieux. Rien d’intéressant. Même pas la trace d’une présence masculine.
  
  Pour ne pas se faire surprendre, il ne s’éternisa pas.
  
  Durant le trajet retour vers sa voiture, quelque chose lui titilla l’esprit. Reims en octobre dernier... Oui, c’était ça...
  
  Il quitta la plage de la Garoupe pour regagner Antibes. Reims en octobre dernier, à la date à laquelle la carte postale avait été expédiée... Sur l’avenue de Verdun se dressait une cabine téléphonique. Il passa un coup de fil à Tourain et lui communiqua le résultat de sa démarche. Le commissaire divisionnaire fut tout de suite accroché :
  
  - C’est le jour où Edgar Senft a été retrouvé noyé dans un étang près de Reims.
  
  - Que je suis bête ! Bien sûr !
  
  Député d’un département lorrain, l’intéressé, briguant de hautes fonctions politiques, avait témoigné d’un entregent fantastique pour se hisser aux plus hauts échelons. Un jour, il avait convoqué une conférence de presse pour annoncer une sensationnelle affaire d’espionnage qu’il s’apprêtait à révéler. Éclaboussé par les feux de l’actualité, il était l’hôte privilégié des clubs de la presse et des journaux télévisés. Cette publicité gratuite avait duré une semaine. Le 10 octobre, date à laquelle était postée la carte à Cynthia, il était retrouvé noyé dans un étang. Le lendemain, les rédactions recevaient une lettre dactylographiée dans laquelle il annonçait son suicide pour « convenances personnelles ». En guise de signature, un vague gribouillis illisible. Les enquêteurs et les médecins légistes avaient vite déterminé qu’Edgar Senft ne s’était pas suicidé mais avait été assassiné. L’autopsie avait révélé d’importantes fractures du nez et des maxillaires. En outre, le corps avait été déplacé après sa mort. Couché face en avant dans l’eau, le cadavre aurait dû présenter des lividités sur la partie antérieure, c’est-à-dire visage, ventre et jambes, le sang se déposant naturellement dans les éléments les plus bas quand le cœur s’arrête. Or, dans le cas du député lorrain, c’était l’inverse. Il était donc mort sur le dos, avait été transporté jusqu’à l’étang et couché sur le ventre à la surface de l’eau.
  
  Par ailleurs, il avait été entrevu à Reims, dans la soirée, montant à bord d’une BMW pilotée par une femme.
  
  Pour mettre ses idées en place, Coplan marcha un long moment dans les rues.
  
  Jean-Luc Provost avait-il exécuté un contrat à Reims et Florence Lacour lui avait-elle donné un coup de main ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  - J’étais sceptique sur cette affaire d’espionnage qu’Edgar Senft promettait de révéler, avoua le Vieux. Nous, nous sommes des professionnels, pas lui. Comment aurait-il eu connaissance de tels secrets ? J’attendais tout simplement qu’il passe aux actes verbaux. Cependant, le fait qu’il soit assassiné m’a donné à réfléchir. Néanmoins, la D.S.T. et nous ne savions pas par quoi commencer, si bien que, très vite, nous avons tourné en rond.
  
  - Quelles portes ouvrir ? confirma Tourain, maussade.
  
  - C’est peut-être une simple coïncidence, tempéra Coplan. Jean-Luc Provost à Reims le jour même de l’assassinat. Si vous voulez mon avis, c’est vraiment un tueur à gages qui n’a pas cessé ses activités. Pour une raison que nous ignorons, il n’a pas été liquidé après Dallas comme l’ont été Schelinger et Mac Closker. Mais maintenant nous ne sommes plus à Dallas et cette affaire, strictement américaine, sur laquelle nous enquêtions pour faire plaisir à la C.I.A., nous conduit à une affaire française, si Provost est l’assassin d’Edgar Senft, car, après tout, ce dernier était peut-être finalement tombé sur une authentique histoire d’espionnage. Devenant dangereux, on l’aurait éliminé en faisant appel à un spécialiste qui a fait ses preuves au cours des trois décennies écoulées. Et cette histoire d’espionnage nous intéresse au plus haut point.
  
  - Le seul point litigieux dans votre raisonnement, souligna Tourain, c’est que nous ne détenons aucune preuve que Provost est mêlé à la mort d’Edgar Senft.
  
  - C’est ce qu’il faut découvrir.
  
  - En ce qui concerne cette affaire d’espionnage, reprit Tourain, ne nourrissez aucun espoir, mon cher Coplan, de dénicher quelque chose dans les affaires de notre député. La Criminelle et nous étions sur le coup bien avant vous. Nous avons dépouillé, épluché chaque dossier, archives, classeurs, bloc-notes. Rien. La famille, la secrétaire, ont collaboré avec nous. Chou blanc. Pas de coffre dans une banque. Le néant. Peut-être, dans le fond, bluffait-il pour donner quelque éclat à sa carrière politique ou, alors, plus vraisemblable, il a grossi une affaire mineure qui, malgré tout, lui a coûté la vie parce que, quand on fait de la haute voltige, on suscite des terreurs irraisonnées et démesurées.
  
  - De toute manière, argumenta le Vieux, rien ne nous empêche d’en savoir plus long sur ce Jean-Luc Provost alias Jean-Marc Belliard puisque nous l’avons promis à la C.I.A. Coplan, vous avez le feu vert.
  
  Ce dernier se tourna vers Tourain :
  
  - La surveillance sur la ferme en Ardèche ?
  
  - Assez facile. Il n’existe qu’une route qui mène à cette ferme. Vous la connaissez puisque vous l’avez empruntée. Par ailleurs, mon équipe est tombée sur une grotte tout à fait convenable. Vue imprenable à la jumelle sur la ferme. On y voit tout ce qui s’y passe.
  
  - La surveillance sur Florence Lacour ?
  
  - Elle s’effectue en liaison avec la police judiciaire d’Antibes. Pas de problème non plus de ce côté-là. L’intéressée n’est préoccupée que par le sort de sa fille Cynthia, mais s’il fut un temps où elle passait le plus clair de son temps à voyager pour contacter les diverses associations de familles de disparus qui existent en France et en Europe, il n’en est plus ainsi et, désormais, elle se cloître et ne sort que pour faire ses courses.
  
  - Des visites ?
  
  - Une seule. Un détective privé, un Belge qui vit à Marseille. A partir du numéro de sa plaque minéralogique, la P.J. d’Antibes a su qu’il s’agissait d’un certain Étienne Vanhouten, 35 boulevard Mont-Rose à la Madrague de Montredon, un quartier de Marseille. La veille de sa venue, Florence Lacour a retiré dix mille francs en numéraire de son compte en banque, alimenté périodiquement par de gros dépôts en liquide sans indication d’identité.
  
  Coplan plissa les yeux. Une hypothèse germait dans son esprit.
  
  
  
  Le lendemain, il posait le pied dans la cité phocéenne.
  
  Le boulevard Mont-Rose longeait un port de pêche bordé par des restaurants. Sur sa terrasse, le Belge buvait un Perrier doré, comme on disait à Marseille, c’est-à-dire un Perrier dans lequel était pressée une rondelle de citron. C’était un homme épais, au sang lourd, au teint rouge brique, aux cheveux coupés en brosse et aux yeux de faïence. Chaussés de babouches, ses pieds nus reposaient sur une chaise encombrée de revues et de magazines. Un chat siamois détala à la vue de Coplan grimpant l’escalier conduisant à la terrasse.
  
  Vanhouten n’appartenait pas au genre qui s’affole facilement. Aussi se contenta-t-il d’examiner Coplan de la tête aux pieds, une lueur roublarde dans le regard. La carte et l’insigne de police ne l’émurent guère.
  
  - Vous, vous n’êtes pas de l’Évêché, grogna-t-il. Je les connais tous à l’hôtel de police.
  
  - Exact, vous les connaissez tous et vous en profitez pour les doubler !
  
  - Hé là, qu’est-ce que vous racontez ? protesta le Belge en ramenant ses pieds sous sa chaise.
  
  - Vous êtes un malin, vous avez du flair et vous disposez de beaucoup plus de temps et d’argent que la police officielle. Je vous reconnais aussi un haut degré de réussite qui vous a permis de devenir indispensable auprès des diverses associations de familles de disparus qui existent en Europe et, par conséquent, en France. Vous avez ramené à la maison des fugueurs, des époux infidèles, des malheureuses que des proxénètes avaient placées sur le trottoir, des enfants enlevés par des Manouches, des amnésiques. Bravo !
  
  Vanhouten se détendit :
  
  - C’est la première fois qu’un flic me félicite. D’habitude, vos collègues sont jaloux. Je vous offre un verre ?
  
  - Vous avez autre chose que du Perrier ?
  
  - Un genièvre flamand, mais vraiment corsé.
  
  - Je vais y goûter.
  
  Le Belge se déplaça à une vitesse surprenante, compte tenu de sa corpulence. Coplan trempa ses lèvres dans l’alcool. Son hôte avait dit vrai. Réellement corsé, et délicieusement parfumé.
  
  - Les compliments, c’est la seule raison de votre venue ?
  
  - Non. La seule chose que vous n’ayez pas pêchée, c’est un obsédé sexuel assassin. Du moins officiellement, car je pense que vous en avez démasqué un, celui d’Antibes.
  
  Un sourire rusé flotta sur les lèvres du Belge.
  
  - Décidément, vous m’épatez. Vous n’êtes pas un flic comme les autres, vous avez un flair du tonnerre ! Malgré tout, vous vous trompez, l’obsédé sexuel d’Antibes, je ne l’ai pas démasqué.
  
  - Alors en quoi suis-je susceptible de vous épater ?
  
  - Parce qu’à Antibes, ils sont deux. L’obsédé sexuel et un autre qui, lui, n’assassine pas et ne mutile pas ses victimes.
  
  - C’est celui-là qui intéresse Jean-Marc Belliard et Florence Lacour ?
  
  - Vous en savez, des choses.
  
  - Vous aussi. Résumons-nous. A Antibes opèrent deux hommes différents. Un sadique qui compte déjà quatre victimes à son actif et un kidnappeur qui a enlevé trois adolescentes. Dans quel but ?
  
  - La prostitution.
  
  - Plus malin que la police officielle, vous avez su faire la différence entre les deux. Sachant Jean-Marc Belliard et Florence Lacour bien établis, financièrement parlant, vous leur avez vendu le tuyau. Mais que leur avez-vous vendu exactement ?
  
  Vanhouten s’esclaffa.
  
  - Je peux bien vous le dire puisque j’ai été réglé rubis sur l’ongle et que je n’ai plus rien à espérer dans ce domaine-là. Grâce à l’argent des parents de Cynthia, j’ai pu bakchicher à droite, à gauche. Comme vos collègues, je soupçonnais que, à Antibes, quelqu’un utilisait les attaques du sadique pour se livrer à des rapts sur des adolescentes, en laissant croire qu’il s’agissait du même criminel. A la différence de vos collègues, j’avais les fonds pour en savoir plus. Voici ce que j’ai pu découvrir. Un voyou, originaire d’Endoume, est l’auteur de ces enlèvements. Il revend les adolescentes à un gang de proxénètes. Il s’appelle Michel Claret. Ce matin, j’ai téléphoné son adresse à Florence Lacour. Elle m’a remercié et m’a recommandé de ne plus m’occuper de cette affaire.
  
  - L’adresse ? pressa Coplan.
  
  Le Belge la livra mais elle se révéla inutile car, découvrit Coplan en arrivant à Aix-en-Provence, Jean-Luc Provost vraisemblablement, alerté dans l’intervalle par Florence Lacour, était passé par là.
  
  Dans la baraque, le long du terrain vague, Michel Claret avait rendu le dernier soupir depuis deux bonnes heures. Ses derniers instants n’avaient pas été faciles. D’abord, il avait été travaillé à la perceuse électrique.
  
  L’outil reposait encore sur le plancher, sa mèche encapuchonnée de fines lamelles de chair. Les trous forés par la perceuse avaient été cautérisés par le bout incandescent de plusieurs cigares dont les mégots se chevauchaient dans le cendrier publicitaire d’une célèbre marque de pastis provençal. A l’aide du rasoir, dont le manche restait enveloppé dans un chiffon, les testicules avaient été tranchés et jetés dans la cheminée à l’âtre vide. Enfin, pour terminer le martyre, un couteau de cuisine avait été planté dans le cœur.
  
  La touche surréaliste à ce carnage était apportée par la CB, dont la victime paraissait avoir été un fervent adepte avant sa mort, si l’on se fiait aux appareils sophistiqués logés dans le coin le plus reculé de la pièce unique qui servait à la fois de salon, de salle à manger, de chambre à coucher et de cuisine. Elle était branchée et, en sourdine, on entendait les conversations des initiés.
  
  Le tueur n’avait pas songé à couper le son, ou ne s’en était pas préoccupé car, s’il était bien Jean-Luc Provost, le désir fou de savoir ce qu’était devenue sa fille avait gommé tout autre considération.
  
  Coplan secoua la tête, dépité. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que Claret avait livré à son tortionnaire l’intégralité des renseignements qu’il possédait. Sans grand espoir, il visita la cave et le garage et ne découvrit rien d’intéressant. L’occupant des lieux avait vécu comme il était mort, quasiment nu, avec un minimum de vêtements, de meubles et d’affaires personnelles.
  
  De retour à l’intérieur de la baraque, il fouilla malgré tout, à la recherche d’un indice. Il s’affairait lorsqu’il entendit un appel qui se répétait :
  
  - Castor Poilu, Castor Poilu, t’as tes oreilles branchées ? Envoie-moi un dix-quatre !
  
  Coplan regarda le cadavre. Aussi poilu qu’un orang-outan. De plus, si ce détail ne suffisait pas, le sticker collé sur l’émetteur reproduisait le pseudo du cibiste : Castor Poilu.
  
  Coplan bondit vers l’appareil radio. Le langage codé des cibistes ne lui était pas inconnu.
  
  - Ici un pote à Castor Poilu, je te copie. Ta poignée ?
  
  - Ours Bandant. Castor dans la prairie ?
  
  - Dix-quatre.
  
  - Prends un PCV. Dix-dix-sept, dix-cinq, besoin coussins, grange vingt-trois à grande dalle sept près nougat au coucher du marchand de sable. Dix-trente-cinq. Dix-vingt-deux.
  
  Coplan avait attrapé un morceau de papier et un crayon et notait fébrilement.
  
  - Dix-onze, protesta-t-il pour signifier que son correspondant parlait trop vite. Dix-neuf.
  
  Sur cette requête, l’autre répéta le message.
  
  - Dix-quatre, conclut Coplan. Wilco.
  
  - Trois et huit.
  
  La voix disparut. Coplan contempla sa feuille de papier. Message à relayer. Urgent et confidentiel. Besoin de filles à amener en personne à l’aire de stationnement numéro 23 sur l’autoroute du Sud à la hauteur de Montélimar, à minuit.
  
  Des filles ? D’autres adolescentes kidnappées ?
  
  Même si le lieu de rendez-vous était précis, ainsi que l’heure, il manquait le contact. Le correspondant n’avait pas pris la peine de le mentionner. Castor Poilu était censé le connaître.
  
  Ce jour-là, un peu avant minuit, Coplan se rangea sur l’aire de stationnement numéro 23. L’endroit était surtout encombré par les caravanes des touristes descendant des pays nordiques vers le chaud soleil méditerranéen. Malgré l’heure tardive, à l’intérieur d’un mobile home, un transistor hurlait le dernier tube de Madonna. Agacé, un jeune enfant pleurait à déchirer le cœur dans le véhicule voisin.
  
  Sans sortir de sa voiture, Coplan inspecta les alentours. En dehors des caravanes, deux routiers néerlandais et une Mercedes. Il écarta les premiers dont les chauffeurs, au nombre de quatre, avaient sympathisé, s’étaient réunis et cassaient la croûte en devisant gaiement.
  
  Il bloqua l’ampoule plafonnière afin qu’elle ne s’allume pas, ouvrit la portière et roula sur le béton avant de refermer précautionneusement. Il rampa jusqu’au talus, sauta de l’autre côté et procéda à un long détour pour arriver dans le dos de la Mercedes. Courbé en deux, il pressa la poignée de la portière arrière. Elle était verrouillée. Il en allait de même avec la portière avant côté passager, à travers la vitre de laquelle on distinguait la tête du conducteur.
  
  L’effet de surprise était à abandonner. Coplan changea de tactique et se redressa, fit le tour du capot et vint frapper avec autorité à la vitre qui se baissa de deux centimètres en même temps qu’un visage lunaire, à peine effleuré par les reflets de l’arc en néon, se tournait vers lui.
  
  - Oui ?
  
  - Castor Poilu m’envoie.
  
  - Le message disait dix-vingt-deux, c’est-à-dire en personne, pas d’intermédiaire. Qu’est-ce qui lui prend à Castor ? Il a la trouille des blue-jeans (Police) ?
  
  En catimini, Coplan pressait le bouton. Malheureusement, la portière côté conducteur était aussi verrouillée.
  
  - Parfaitement exact. C’est pourquoi je suis chargé de te guider à l’endroit où il t’attend. Ces temps-ci, il a remarqué des sacs de papier brun (Voiture de police banalisée) avec dedans ce qu’il croit être des Mickey Mouse (Flics), alors, il se méfie. Bien naturel, non, qu’il redouble de vigilance, d’autant qu’il a à bord un coussin (Fille) pour toi.
  
  - Vrai ?
  
  - Comme je te le dis.
  
  Le visage lunaire tentait de lire l’expression sur ses traits mais la lumière était vraiment trop faible pour qu’il y parvienne. Finalement, il se décida à débloquer la portière côté passager. Coplan s’installa et pointa sur lui le suppresseur de son vissé sur le canon de son Glock 19.
  
  - T’es plutôt naïf, mon pote, fit-il, sardonique.
  
  
  
  
  
  - T’es dingue ou quoi ? s’épouvanta l’autre. Où est Castor ?
  
  - Chez lui, les couilles coupées, la gorge tranchée et une lame dans le cœur. Si tu ne me crois pas, on descend à Aix et tu constates par toi-même.
  
  - Qui tu es ? Qu’est-ce que tu veux ? Du blé ?
  
  - Je veux les filles d’Antibes.
  
  - Je ne vois pas de quoi tu parles.
  
  - Tant pis pour toi. Tu sais, on ne t’entendra même pas crier. Ta carrière s’arrêtera ici.
  
  - Mais qui tu es, bon Dieu ?
  
  - A quoi ça sert, les questions ? C’est moi qui tiens le flingue, non ? J’ai une autre adresse, tu sais, pour retrouver les filles d’Antibes. Alors, choisis, tu dérouilles ou tu parles.
  
  - Et ensuite ?
  
  - Ensuite, tu verras bien. Que décides-tu ?
  
  - Mieux vaut parler d’abord à Pedro. Je t’emmène le voir si tu veux.
  
  Coplan poussa brutalement le cylindre du suppresseur de son contre la joue de l’homme.
  
  - Tant pis pour toi, je t’aurai pourtant laissé ta chance.
  
  - Non, attends, fais pas le con !
  
  - Où sont les filles ?
  
  - Je t’y emmène.
  
  Coplan se recula sur le siège et, fébrilement, le conducteur mit le moteur en route, alluma ses feux et démarra.
  
  - C’est pas tout près, grogna-t-il. Faut passer de l’autre côté du Rhône sur la 86. Ce que je ne comprends pas, c’est toutes ces histoires. T’es pas un flic, alors t’es après quoi au juste ?
  
  - Elles sont où exactement, les filles ?
  
  - Dans une caravane, toujours en mouvement. Elles se tapent les routiers dont les patrons ne veulent pas payer le péage et qui descendent par la rive droite le long de la 86.
  
  Écœuré, Coplan crispa la main sur la crosse de son arme. En l’instant présent, il n’éprouvait aucune commisération pour le traitement infligé à Castor Poilu et regrettait que sa déontologie lui interdise de tirer une balle dans la tête du proxénète.
  
  - Et les clients sont recrutés par la CB ?
  
  - Tous les routiers sont des mordus. On a touché le gros lot avec notre taulière. Elle parle huit langues étrangères. C’est elle qui fait la retape à la radio. En plus, elle a une voix divine. C’est vraiment con de foutre en l’air une combine pareille. Y a du blé à prendre, je t’assure. Notre marchandise est de première fraîcheur. Des gamines de seize, dix-sept ans, qui dit mieux ?
  
  - Tais-toi et conduis.
  
  Pour se donner une contenance, l’homme se mit à siffloter, puis, d’une voix mielleuse, lança :
  
  - Après tout, tu serais peut-être un flic qui ferait des heures supp dans le privé ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  L’homme ne manquait ni d’allant moral ni de courage physique pour tenter un tel va-tout, admira Coplan en débloquant la portière de sa main libre. Sans crier gare, le conducteur avait accéléré à fond et braqué en direction du platane. Hélas pour lui, il s’était montré trop optimiste sur le timing. En particulier, il avait perdu une précieuse seconde à déboucler sa ceinture de sécurité, si bien qu’il n’était pas parvenu à se dégager à temps, avant le choc, de sa position assise, même s’il avait pu ouvrir la portière.
  
  Le contact fut rude et Coplan grimaça. Heureusement, avant sa mission, il avait suivi à Cercottes, en compagnie des paras du 11e Choc, le stage périodique d’endurance et d’opérations commandos. En roulant-boulant sur l’herbe, il buta contre un tas de gravier et s’immobilisa là en reprenant ses esprits. Bien vite, il se remit debout. Ce tronçon de la RN 86 était désert. En courant, il regagna le lieu de l’accident volontaire. Inutile de se tracasser pour l’imprudent, constata-t-il. Plus jamais il ne tremperait dans un trafic d’adolescentes. A demi décapité, il perdait son sang en abondance.
  
  Coplan rangea son arme et repartit en direction de la berge. Méfiant, il avançait à pas prudents afin de ne pas trébucher. Ici, le sol était traître. Sur la rive, s’alignaient des sablières, des montagnes de galets extraits du fleuve. Coplan cheminait en direction du nord. Bientôt, il rejoignit la voie ferrée qui sinuait entre la nationale et le Rhône. En sautant de traverse en traverse, il s’éloigna rapidement du lieu où s’était disloquée la Mercedes.
  
  A un moment, il repéra, de l’autre côté de la route, un bar-discothèque aux néons agressifs. Sur l’esplanade étaient garés des routiers.
  
  Il traversa et entra. Personne sur la piste, aussi la musique jouait-elle en sourdine. Un vieux succès de Billy Joel, Love You Just The Way You Are. Suffisamment sentimental pour mettre du vague à l’âme des cinq camionneurs qui lorgnaient sur les seins de la barmaid, une blonde superbe qui à elle seule assurait le spectacle. Quatre d’entre eux étaient flamands et parlaient haut et fort. Le cinquième lançait des dés désabusés sur une piste de 421. Coplan se hissa sur un tabouret. La blonde s’approcha en roulant des hanches, façon vamp des années quarante. Son regard s’attarda sur les déchirures de l’ample blouson que portait l’arrivant et sur les égratignures sur les joues provoquées par les graviers. Trop professionnelle pour poser des questions, elle s’enquit :
  
  - Je te sers quoi, mon chou ? Mon nom est Rita.
  
  - Une bière. Je me sens seul, je t’en offre une ?
  
  - A mon copain aussi ?
  
  Elle désigna le joueur de 421.
  
  - A lui aussi.
  
  - Seulement faudra faire vite. C’est bientôt l’heure de la fermeture et moi je suis repérée parce que d’ordinaire je la dépasse. Les Mickey Mouse, par ici, ils n’ont pas d’humour.
  
  - Où en ont-ils ?
  
  - T’as raison, mon chou.
  
  Le temps pressait. Coplan fit le forcing pour sympathiser avec le routier, si bien que, lorsque Rita congédia son petit monde, ils se dirigèrent ensemble vers son poids lourd, Coplan jouant à l’auto-stoppeur. Dès qu’ils furent installés dans la cabine, Coplan amena la conversation sur la racoleuse à la radio CB et son compagnon se mit à rire.
  
  - Je connais. C’est Frissons Futés.
  
  - Tout un programme. Comment entre-t-on en contact avec elle ?
  
  Le routier démarra, prit la direction du nord et manipula son poste radio. Une voix mélodieuse se fit bientôt entendre, qui parlait allemand.
  
  - Cette garce est polyglotte, rigola le camionneur. Son truc y prend surtout avec les étrangers. Tu comprends, ces mecs-là y se sentent un peu esseulés en France, et voilà qu’une nana parle leur langue natale. Alors, ils tombent dans le piège et vont se farcir les mignonnes qu’elle propose. Son astuce, c’est d’être constamment itinérante pour éviter les Mickey Mouse.
  
  - Justement, je voudrais la voir et goûter à ses plats.
  
  - Rien de plus facile, mon pote.
  
  Le routier intervint sur la radio, signala sa position et Frissons Futés lui fixa un rendez-vous près de Givors.
  
  - C’est ma direction, ça tombe bien.
  
  A l’endroit convenu, il déposa Coplan.
  
  - Bonne bourre, mon pote, t’es arrivé. Tu vois l’abribus marqué « Cars Lyonnais » qui est éclairé ? Tu prends le chemin sur sa droite et tu verras une clairière. C’est là. Merci pour la bière. Si on se revoit chez Rita, tu me diras ce que tu penses des mignonnes chez Frissons Futés.
  
  - Bien entendu.
  
  Coplan ouvrit la portière, sauta à bas du poids lourd et attendit qu’il redémarre. Quand il disparut après le virage, il traversa, longea l’abri-bus et, en s’engageant dans le chemin, reprit en main son Glock 19. Il avait parcouru une dizaine de mètres quand il buta contre le pare-chocs arrière d’une BMW qui obstruait la voie et qui était vide. Il la contourna en frôlant les buissons, poursuivit son chemin et atteignit la clairière.
  
  Tout de suite, il sut que quelque chose ne tournait pas rond. De tout son long, il venait de s’étaler sur un cadavre encore chaud. Il tâtonna. Une femme. Il se releva précipitamment et retourna à la BMW. Les portières étaient déverrouillées et les clés pendaient au tableau de bord. Il se jeta derrière le volant, baissa les vitres après avoir mis en marche et appuya doucement sur l’accélérateur. En cahotant, la voiture avança jusqu’à la clairière, ses phares éclaboussant de lumière la zone de stationnement.
  
  Aucune caravane en vue. Celle censée servir de prison aux adolescentes livrées à la prostitution n’était nulle part dans les parages.
  
  Le Glock 19 à la main, il sauta à terre. Pour mourir, la femme avait choisi un lieu sordide. Sol couvert de gravillons. A droite et à gauche, un talus, des broussailles, des ronces, des arbrisseaux, des sureaux bordant une mince bande de terrain cultivé. Au fond, un champ doré par ses genêts. Des détritus, des immondices, du verre brisé, des boîtes de bière sans alcool de marque suédoise, un tas de grosses pierres sur lesquelles s’éparpillaient des préservatifs gonflés par des ruisseaux de fourmis.
  
  La femme était corpulente, habillée vulgaire et chaussée de cuissardes. Sa jupe en cuir était relevée sur le ventre et démasquait un slip rouge échancré. On ne voyait rien de son visage, tant le sang l’avait inondé à partir du trou foré dans le front par une balle de gros calibre.
  
  De type méditerranéen accentué, deux autres cadavres, d’hommes cette fois, gisaient alentour. L’un d’eux semblait avoir voulu, dans un dernier geste, arracher les préservatifs à la convoitise des fourmis et sa main restait plaquée sur une grosse pierre, tandis qu’une cohorte d’hyménoptères se fourvoyait entre les poils de son poignet.
  
  A quelques centimètres de leur paume, l’arme qu’ils avaient lâchée. Un Beretta pour le premier, un Mauser pour le second. Leur visage avait été épargné, mais pas leur poitrine et leur gorge qui avaient été criblées de balles.
  
  Un borborygme fit tressaillir Coplan. Il se retourna d’une pièce et se rua vers le buisson, le pistolet braqué dans cette direction. Les phares éclairaient une main. Il s’empara du bras et tira. Un corps se délogea de derrière le buisson. Coplan le remorqua jusqu’à ce qu’il soit éclairé totalement par les phares.
  
  Il y eut encore quelques râles, puis plus rien. Coplan tâta le pouls. Muet. Les yeux vitreux corroboraient l’absence de réaction du cœur.
  
  L’homme était mort. Les balles avaient troué le coupe-vent, le pull, la chemise pour dessiner un trèfle à trois feuilles dans le sternum. Miraculeusement, la victime avait survécu jusque-là, sans doute parce que, avec une énergie farouche, elle avait voulu revoir une dernière fois avant de mourir le visage de Cynthia pour qui elle avait accompli ce carnage.
  
  Plus que vraisemblablement, Jean-Luc Provost, alias Jean-Marc Belliard, avait vécu toute sa vie par le fer et la balle. Combien comptait-il d’assassinats à son actif ? Peu importait, maintenant, dans ce coin sordide. Sa carrière de tueur à gages était terminée. L’amour paternel l’avait conduit à sa perte, où rédemption et rachat s’étaient donné rendez-vous.
  
  Mais où était Cynthia ? Où était la caravane ? Les gravillons ne retenaient pas les traces de pneus. Coplan retourna s’agenouiller près du cadavre de Jean-Luc Provost. Mark Dovnik allait être envahi par une immense déception. La piste qui s’était ouverte en Ardèche aboutissait ici à une impasse. Dans la mort, Jean-Luc Provost était parti rejoindre Gaynor Schelinger et Charlie Mac Closker. Pour connaître l’identité des commanditaires de Dallas, combien faudrait-il d’autres Land-Rover arrachées à une crevasse en Ardèche ou ailleurs ? Et il était peu probable qu’il en existe d’autres.
  
  Quant à la vérité sur l’affaire d’espionnage soulevée par Edgar Senft et la mort de ce dernier à Reims, il semblait qu’elle n’éclaterait pas ici, sur ces gravillons dans lesquels s’infiltrait le sang des quatre cadavres.
  
  Coplan explora les poches du mort. Le portefeuille n’avait pas amorti l’impact des projectiles mais son cuir avait été déchiqueté. Ce qui restait du permis de conduire révélait que l’intéressé circulait sous la fausse identité de Jean-Marc Belliard.
  
  La tête de Cynthia, sur les photos, avait disparu, enfoncée dans la chair de la poitrine par les balles, comme celle de son père dans le faux passeport, ou le masque mortuaire de Biaise Pascal sur les coupures de cinq cents francs. En revanche, à peine écorné, un étui en plastique contenant une clé plate. Coplan la sortit de son enveloppe et s’agenouilla devant un phare pour l’examiner de près. En caractères minuscules, quatre lettres : W.I.O.B. De l’autre côté, un numéro « 728746 ». Coplan la réintroduisit dans l’étui et la réintégra dans le portefeuille qu’il confisqua. Le contenu des autres poches n’offrait aucun intérêt.
  
  C’est en fouillant la BMW qu’il se dit qu’il était judicieux de ménager l’avenir. A quoi bon faire savoir que Jean-Luc Provost était mort ? Sans doute était-il plus astucieux de dissimuler sa disparition, d’autant qu’il soupçonnait Florence Lacour à Antibes d’avoir été sa complice, particulièrement dans l’affaire de Reims. Finalement, il s’était montré trop pessimiste en découvrant le cadavre du père de Cynthia. Qui pouvait jurer qu’il n’y avait pas quelque chose à piocher du côté de la mère ?
  
  Il ouvrit le coffre qui était vide puis ôta la couverture étalée sur les sièges arrière et s’en servit pour envelopper le cadavre qu’il souleva et enfourna dans le coffre. Il retourna au buisson derrière lequel le tueur était mort et explora le sol. Très vite, il découvrit l’arme utilisée. Un Beretta 92 F qu’il repartit jeter dans le coffre. Celui-ci refermé, il s’installa derrière le volant et, en marche arrière, ressortit du chemin jusqu’à l’abri-bus. La nationale était aussi déserte que lorsqu’il l’avait quittée.
  
  Il fit demi-tour et prit la direction du nord pour repasser sur l’autoroute du Sud et rejoindre Montélimar. Ainsi évitait-il les gendarmes attroupés autour de la Mercedes broyée contre le platane.
  
  Quand il atteignit l’aire de stationnement, il abandonna la BMW en cachant les clés dans le tuyau d’échappement, monta dans sa propre voiture et gagna la capitale du nougat. A la première cabine téléphonique, il passa un coup de fil à Tourain en appelant son domicile. Mal réveillé, le commissaire divisionnaire tentait de réprimer ses bâillements.
  
  Coplan lui dit ce qu’il convenait de faire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Mark Dovnik découpa un morceau de sa langouste et le contempla, piqué au bout de sa fourchette.
  
  - Dommage que Provost soit mort. Plus rien ne nous relie à Dallas. Aucune piste possible repérée dans ce qu’il laisse derrière lui ?
  
  - Dallas a eu lieu il y a près de trente ans, remarqua Coplan, un brin railleur. Quel tueur à gages conserverait de tels renseignements ?
  
  - La mère de sa fille ?
  
  - Florence Lacour ? Elle est sous garde policière. Pendant la fusillade, Cynthia est parvenue à s’échapper en compagnie des deux malheureuses adolescentes que le gang de proxénètes avait enlevées à Antibes. La P.J. craint des représailles de la part des complices. Florence Lacour s’est enfermée dans sa maison avec sa fille retrouvée. Elle baigne dans le bonheur. Laissons-la à sa joie. Comme je vous l’ai dit, elle ignore que Provost est mort.
  
  - Vous avez bien fait de cacher le cadavre à la morgue. Peut-être quelqu’un se manifestera-t-il pour contacter Provost, ce qui relancerait la machine.
  
  - La ferme en Ardèche et la maison de Florence La-cour sont sous surveillance constante de la D.S.T.
  
  - Bonne chose.
  
  Coplan ne jugea pas utile d’évoquer la clé. Rien ne pressait. Il avait longuement réfléchi et consulté les experts et techniciens de la D.G.S.E. La clé n’ouvrait pas un casier de consigne automatique ou une porte d’appartement. Son filetage et ses pièges étaient bien trop sophistiqués. De l’avis de ces vieux routiers, rompus à toutes les astuces, il ne pouvait s’agir que de la clé d’une chambre forte ou d’un coffre-fort.
  
  En s’attachant aux lettres W.I.O.B., Coplan avait pianoté sur les touches de la console qui le reliait à l’ordinateur central des services de renseignements français, c’est-à-dire D.S.T. et D.G.S.E.
  
  Était-ce là la marque d’un fabricant ou les initiales de sa raison sociale ?
  
  Dans ce domaine, il n’avait enregistré aucun succès.
  
  Alors, était-ce là l’identification du client du fabricant ? Le patronyme ou les initiales d’un particulier ? En ce qui concernait le patronyme, il n’était guère courant. En tout cas, il n’avait jamais été évoqué devant Coplan. Des initiales ? Dans les pays anglo-saxons, quelque chose comme William Ian Oscar Burton ? Un peu compliqué, mais pas impossible. Ou bien les initiales d’un établissement bancaire, gros utilisateur de chambres fortes et de coffres-forts ?
  
  A nouveau, il avait eu recours aux touches de la console et un nom avait surgi sur l’écran : West Indies Offshore Bank. Siège social à Nassau dans l’île de New Providence aux Bahamas, un paradis fiscal très couru.
  
  Paradis fiscal ? Voilà qui convenait à Jean-Luc Provost pour y déposer en toute impunité et dans le secret les deniers de ses méfaits.
  
  Après concertation avec le Vieux et Tourain, il avait décidé d’aller jeter un coup d’œil aux coffres de la West Indies Offshore Bank.
  
  Son avion décollait le lendemain matin et, dans l’intervalle, il avait accepté l’invitation à dîner lancée par Mark Dovnik.
  
  Visiblement, ce dernier était tracassé par la mort de Jean-Luc Provost.
  
  - Vous vous souvenez de l’endroit où vous étiez lorsque vous avez appris l’attentat de Dallas ? questionna-t-il à un moment, en remplissant leurs verres du sublime sancerre.
  
  - Je jouais aux échecs. Une partie cruciale. Une voisine m’a annoncé la nouvelle. J’ai reçu un tel choc, à la différence de mon adversaire, que je me suis fait manger successivement la reine, une tour et un cheval. Ensuite, ce fut Waterloo. Et vous ?
  
  - Je buvais une bière dans un bar. J’avais tout juste trois mois d’ancienneté à la C.I.A. après avoir terminé mon stage. Sur l’estrade, se produisait une excellente chanteuse de country. C’était à Nashville, la capitale de la country. On est venu lui apporter une feuille de papier et elle a fondu en larmes dans le micro avant d’annoncer la terrible nouvelle. Tout le monde était catastrophé. Quand j’ai lu le journal, je n’ai pas cru un seul instant à la thèse du tueur solitaire. J’ai tout de suite pensé à un vaste complot utilisant une kyrielle d’équipes d’assassins professionnels. La suite des événements m’a donné raison.
  
  - Logique, remarqua Coplan. Si l’on veut tuer le Président des États-Unis, pourquoi mégoter ? D’emblée, il faut mettre le paquet.
  
  - Et, ensuite, effacer les traces. C’est pourquoi je me demande pourquoi Jean-Luc Provost, lui, est resté aussi longtemps en vie après l’attentat ? Pour quelles raisons n’a-t-il pas subi le sort de Schelinger et de Mac Closker ?
  
  - Peut-être tout simplement parce qu’il a refusé le contrat proposé, l’estimant trop dangereux, et qu’il n’était pas à Dallas ? Ou alors, le faux Walter Quine n’a pas eu le temps de lui proposer quoi que ce soit parce qu’il a eu l’accident avec la Land-Rover. A mon avis, Provost n’était pas à Dallas, ce qui lui a sauvé la vie.
  
  - Vous avez sans doute raison.
  
  
  
  
  
  Coplan entra dans le hall. Atmosphère délicatement climatisée et ambiance de ruche. Pas un seul client mais une cohorte d’employés des deux sexes, tous asiatiques, se démenant énergiquement dans leur uniforme bleu ciel amidonné, plantés devant leur ordinateur et fascinés par ce qu’ils lisaient sur l’écran. A l’écart, des gardes, bahaméens ceux-là, armés jusqu’aux dents. Un paradis fiscal exigeait de la vigilance.
  
  Il se dirigea vers le guichet au-dessus duquel une pancarte indiquait : Coffres. Du pouce, il fit glisser la clé sous l’hygiaphone. La Chinoise s’en empara, l’examina et la restitua avant de presser un bouton. Un garde arriva et guida Coplan au sous-sol où il fut pris en main par un colosse noir qui l’entraîna dans un dédale de couloirs jusqu’à une grille. Là était posté un employé qui examina la clé. Avant de déverrouiller, il chercha celle qui restait à la banque et correspondait au numéro. Coplan passa de l’autre côté et l’homme lui remit les deux clés, à la grande satisfaction de Coplan qui bénit les paradis fiscaux où la seule détention d’une clé remplaçait tout document d’identité. Ici, on respectait le secret. Pas besoin d’un passeport et d’une signature. On refermait le panneau du coffre et l’on faisait ce que l’on voulait de la clé en l’utilisant soi-même ou en la remettant à quelqu’un d’autre.
  
  L’employé s’arrêta devant une cabine et s’effaça. Coplan entra et rabattit le loquet. Devant lui, sous la lumière crue, le panneau du coffre. Il repéra les trous avec, en regard, les indications : clé personnelle, clé banque. Successivement, il introduisit les deux clés. Un voyant s’alluma : identification ?
  
  Là, il grimaça. Il avait craint ce piège. Il attira la chaise à lui, s’assit et entreprit de taper sur les touches du clavier en commençant par les plus simples des codes : Jean-Luc Provost, Jean-Marc Belliard, Jean-Luc, Jean-Marc, Provost, Belliard, Cynthia, Florence Lacour, Lacour, Florence, Cynthia Lacour, Ardèche, les combinaisons dont il avait fait la liste dans l’avion.
  
  Rien ne marchait. Le voyant restait allumé. Son interrogation demeurait la même : identification ?
  
  Il pensa à Mark Dovnik et tapa Dallas sans plus de succès. Antibes, Cap d’Antibes, Ferme... Au bout d’une demi-heure, il avait épuisé les possibilités dont il avait dressé la liste au-dessus de l’Atlantique.
  
  Une cigarette allumée fichée entre les lèvres, il réfléchit. Provost pouvait avoir codé n’importe quel nom. Un souvenir surgi de l’enfance, le prénom d’un ami, d’un autre sicaire, celui d’une femme rencontrée sur une plage tahitienne ou californienne. Un lieu, le nom d’un arbre, d’une fleur, d’un animal, n’importe quoi...
  
  La tâche était gigantesque. Comment s’en sortir ?
  
  Il n’était pas homme à se laisser aller au découragement. Sa montre-bracelet indiquait dix heures. Conformément aux habitudes du pays, qui restait fidèle aux coutumes britanniques d’avant l’indépendance, l’établissement bancaire fermait à quinze heures. Il lui restait donc un peu moins de cinq heures pour découvrir le code utilisé par Provost. Autant s’atteler immédiatement à la besogne.
  
  Contrairement à ce qu’il avait dit à Mark Dovnik, il était possible, après tout, que le tueur ait opéré à Dallas. Dans ce cas, il avait sûrement été marqué par cet épisode. Ce n’était pas tous les jours que l’on tuait un Président des États-Unis. Un tel contrat restait dans la mémoire.
  
  Dallas n’avait pas éteint le voyant lumineux. Coplan essaya Texas, puis les combinaisons possibles avec le nom et les prénoms du Président assassiné. Sans résultat.
  
  Il fallait tenter autre chose. A tout hasard, il pianota Nikki sans grand espoir. Le voyant ne frémit pas. Que savait-il de Provost ? Peu de choses, en définitive. Ce que lui avait raconté Nikki et c’était peu, puisque la jeune femme s’était montrée peu prolixe, Coplan étant censé connaître l’intéressé. Bien entendu, elle ne s’était pas étendue sur ses goûts. Si, pourtant...
  
  La musique moderne. Dans la ferme, Provost collectionnait disques et cassettes avec un grand éclectisme. Volant de genre en genre, du rock au funk, du reggae au jazz, il ne témoignait d’aucun ostracisme.
  
  Coplan se concentra. De Janis Joplin à Stevie Wonder, de David Bowie à Ella Fitzgerald, d’Otis Redding aux Dire Straits, il frappa sur les touches une anthologie des grands noms qui lui venaient à l’esprit, tout en les notant au fur et à mesure sur une feuille de papier, conscient qu’en aucun cas sa liste ne pouvait être exhaustive. Il ne se cantonna pas dans le domaine des interprètes mais eut recours également aux formations musicales.
  
  Après Jim Morrison, il eut un trou de mémoire, puis ajouta Sade.
  
  Impassible, l’écran demeurait indifférent. Coplan chercha désespérément et dénicha encore une vingtaine de noms sans plus de succès que précédemment. Tout n’était pas perdu, se consola-t-il. Il lui suffisait de se rendre en ville dans une boutique spécialisée et de faire l’emplette d’un dictionnaire de la musique. Rien ne lui interdisait de ressortir de la banque et de revenir en obéissant au même rituel.
  
  Il pensa encore à Ike et Tina Turner, à Gene Vincent, à Eddy Cochran, à Vince Taylor et resta bloqué. Là, vraiment, il séchait.
  
  Il se levait, après avoir retiré les deux clés, quand une idée s’imposa à lui. Dans la cave de la ferme, Provost avait procédé à une autre collection, celle des armes. Normal pour quelqu’un qui en vivait et dont dépendait la réussite professionnelle. Il y attachait un grand prix. Seul dans sa retraite souterraine, il devait les briquer, les astiquer, vérifier soigneusement leurs mécanismes qu’il passait périodiquement à l’huile de paraffine, les remonter, les démonter. Tout cela avec un soin jaloux, une obsession.
  
  Une obsession.
  
  Coplan se rassit et réintroduisit les clés. Ses doigts pianotèrent d’autres noms : Walther, Herstal, Glock, Tokarev, Colt, Smith & Wesson, Remington, Mauser, Beretta, Ruger, Skoda, Sig-Sauer, Heckler & Koch, Kalashnikov. Dans ce domaine, il était plus à son aise que dans la musique pop. Par cœur, il connaissait toutes les marques utilisées dans le monde.
  
  Quand, après Browning, Korriphila, Bernardelli, Brigant et Derringer, il frappa Llama, l’écran s’éteignit d’un seul coup, il poussa un immense soupir de soulagement. Qui aurait pensé à cette copie très fidèle du Colt Government modèle 1911 qui devait sa ligne élégante à l’adjonction d’une bande ventilée et dont un exemplaire avait été découvert dans la Land-Rover tombée dans la crevasse ardéchoise ?
  
  Coplan conservait un souvenir ému de ce pistolet automatique car il lui avait sauvé la vie des années plus tôt en Angola.
  
  Le panneau blindé du coffre s’ouvrit et bascula vers la droite.
  
  Coplan plongea avidement la main. Pas d’argent, pas de grosses liasses de coupures de mille dollars. S’il détenait un capital, Provost avait sûrement choisi de le faire fructifier en utilisant les moyens éclairés que la West Indies Offshore Bank offrait à sa clientèle.
  
  Sa récolte fut maigre. Un lecteur de cassettes, une cassette, une boîte métallique contenant un film super huit d’une longueur d’environ deux cents mètres. Rien d’autre.
  
  Coplan ressortit de la cabine après avoir enfoui ses trouvailles dans l’attaché-case qu’il avait apporté. Le coffre était refermé et il restitua la clé de la banque à l’employé.
  
  Dans Bay Street, la rue principale de Nassau, la capitale des Bahamas, il fit l’acquisition d’un projecteur pour films super huit et d’un écran, remonta dans sa Plymouth de location, garée au coin de George Street, et retourna à son hôtel, l'Océan Club, situé sur Paradise Island. Dans sa chambre, il décrocha un tableau conformiste qui représentait une plage de sable blanc et des cocotiers et suspendit l’écran.
  
  Il brancha le projecteur, installa la bobine vide puis celle autour de laquelle était enroulé le film et, avec une paire de ciseaux, biseauta l’extrémité du ruban de pellicule pour l’introduire dans l’encoche. L’œil de l’appareil orienté vers l’écran, il mit en marche.
  
  Un petit château style Renaissance apparut, perché sur une colline. Au premier et à l’unique étage, les volets étaient clos sauf à l’une des hautes fenêtres. Un vol de pigeons abandonnait le corbeau de la tour d’angle. La caméra s’attardait sur les alentours. Une femme sortit. Le temps semblait clément. Néanmoins, elle était enveloppée dans un ample manteau en laine sombre. De larges Ray-Ban masquaient ses yeux et un gros foulard cachait ses cheveux. Un second foulard, bleu nuit comme le premier, dissimulait sa bouche. Les pans du manteau retombaient sur des bottes maculées de boue. La femme s’installa à bord d’une Volvo verte dont on ne voyait pas le numéro d’immatriculation et démarra. Le téléobjectif la suivit. Elle sortit de la propriété, tourna à gauche, dépassa un calvaire, puis un panneau en forme de bicorne qui vantait les mérites d’une bière de marque Lucerna, et disparut. Le film avait saisi la femme à nouveau pendant qu’elle se promenait dans la campagne, toujours méconnaissable. Quelquefois, elle était armée d’un fusil de chasse mais ne manifestait nulle volonté de vouloir s’en servir. Un chien l’accompagnait. Un yorkshire roux qui gambadait follement. De toute manière, cette race canine ne recueillait pas les faveurs des amateurs de chasse. Dans une séquence, elle avançait, bras dessus bras dessous, avec un homme grand et athlétique qui avait largement dépassé la soixantaine. Superbement bronzé, le regard clair, le crâne dégarni, il émanait de sa personne une énergie et une puissance qu’il donnait l’impression de réfréner. Vêtu d’une tenue de toile vert olive, chaussé de bottes, c’est lui, cette fois, qui tenait le fusil de chasse. Le yorkshire était jaloux, c’était flagrant. Chaque fois que l’homme voulait le caresser, il s’enfuyait malgré les appels de sa maîtresse.
  
  On revoyait les mêmes prenant leur breakfast autour d’une table de jardin, puis disputant une partie de tennis. La femme conservait ses Ray-Ban et son foulard sur les cheveux. On voyait mieux sa bouche car le second foulard n’avait pas été noué.
  
  Le film se termina et Coplan le réembobina, profondément déçu. Il ne voyait pas quel intérêt il recélait. A moins qu’il ne s’agisse d’un contrat délivré à Provost ? Le meurtre de l’homme et de la femme lui aurait été commandé ? Ou seulement celui de la femme ou de l’homme ? On lui aurait remis ce film afin qu’il se pénètre du visage de la cible ou des cibles ?
  
  Assez plausible.
  
  En tout cas, à cause du bicorne et de la publicité, Coplan savait où les séquences avaient été tournées. A l’île d’Elbe. Dans ce qui avait constitué le dernier royaume sur lequel avait régné Napoléon 1er, foisonnaient les souvenirs de l’avant-dernier Empereur des Français. Entre autres, le célèbre bicorne qui surgissait à chaque pas, au carrefour des routes, au fronton des maisons, sur les panneaux publicitaires et même parfois sur les bouteilles de Coca-Cola. Par ailleurs, la marque Lucerna était celle d’une bière locale qui ne s’exportait guère en dehors de l’île.
  
  Coplan enfonça la cassette dans le lecteur qu’il mit en marche.
  
  « ... Je ne peux plus faire l’amour, docteur. C’est à cause de ma femme. Elle me cuisine des pâtes cinq fois par semaine et, pour moi, les pâtes, c’est anti-aphrodisiaque. N’importe lesquelles, macaronis, spaghettis, nouilles, coquillettes, vermicelle, raviolis, fettucini, tagliatelli, tortellini ou lasagnes. Je ne sais pas ce qui se passe en moi mais mes facultés sexuelles sont annihilées par les pâtes. J’ai bien essayé la menthe et le céleri, la poudre de cantharide et le gingembre, pour me stimuler, mais ces choses censées être aphrodisiaques ne sont sûrement pas assez puissantes pour combattre les effets nocifs des pâtes. En tout cas, avec moi, ça n’a pas marché.
  
  « - Et les deux jours de la semaine où votre femme ne vous cuisine pas de pâtes ?
  
  « - Ces jours-là, je baise comme un dieu.
  
  « - Votre femme doit être ravie.
  
  « - Non, car c’est Elizabeth que je baise ces jours-là. Elizabeth, c’est une amie. Comme moi, elle a horreur des pâtes.
  
  « - Vous avez parlé de votre problème à votre femme ?
  
  « - Elle dit que c’est des bêtises. Elle est italienne, vous comprenez, et, pour une Italienne, les pâtes, c’est sacré, ça fait partie de sa culture. C’est un peu comme si vous supprimiez le Vatican au pape.
  
  « - Elle n’est pas dérangée par votre impuissance ?
  
  « - Elle se console avec les pâtes ».
  
  Ce dialogue surréaliste se poursuivit. La première voix était, bien sûr, celle d’un homme. La seconde, celle d’une femme et Coplan croyait bien reconnaître Florence Lacour, la mère de Cynthia.
  
  Néanmoins, Coplan restait médusé. Quel intérêt cette bande magnétique avait-elle représenté pour Provost au point qu’il la cache dans le coffre-fort d’une banque réfugiée dans un paradis fiscal ?
  
  Et pourquoi le lecteur de cassette ? C’était un appareil en vente à tous les coins de rue à des prix imbattables aux Bahamas, ces îles spécialisées dans les trafics en tous genres et les contrebandes les plus diverses.
  
  Une simple paresse ? Et à quoi rimait cette histoire de pâtes hautement farfelue ?
  
  Il examina la cassette sous tous les angles et, bientôt, remarqua que ses dimensions n’étaient pas standard. Elle mesurait six ou sept millimètres de plus en largeur et autant en hauteur. Quant au lecteur, il n’était pas classique lui non plus. L’habitacle réservé à la cassette était exactement aux dimensions de celle-ci. Coplan l’inspecta à la recherche d’une marque de fabrique mais n’en découvrit pas. En revanche, il découvrit deux touches supplémentaires dont il ne comprit pas l’usage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Grand et maigre, avec un visage cadavérique ravagé par le mal intérieur qui le conduirait inexorablement à la mort dans un délai maximum d’un an, le lieutenant-colonel Morin dissimulait ses émotions derrière une froideur peu méridionale si l’on considérait qu’il était né à Bandol. Sa famille bénéficiait d’appuis puissants. Grâce à ses interventions, l’officier supérieur avait été autorisé à rester en fonctions malgré le cancer qui le rongeait à petit feu. Le Vieux s’en était réjoui car Morin, ingénieur de formation, était le plus formidable technicien que la D.G.S.E. ait compté dans ses rangs depuis des lustres.
  
  - Asseyez-vous, invita-t-il.
  
  Coplan s’exécuta. Sur la table étaient disposés la cassette et son lecteur.
  
  - Un engin astucieux, commenta Morin. Je ne le connaissais pas. Mon équipe et moi avons passé une journée à tenter de résoudre le double problème que vous nous aviez posé. Comme vous, ces fadaises au sujet des pâtes ne me satisfaisaient pas. Il y avait quelque chose derrière. En outre, les deux touches rajoutées m’intriguaient. Vous l’avez remarqué, au-dessus de chacune d’elles est gravée une indication différente. RS pour la première, WB pour la seconde. Les autres sont classiques : Pause, Play, Rewind, Wind forward. Cette terminologie en anglais m’a fait réfléchir. A quels mots dans cette langue pourraient se référer RS et WB ? Or, phonétiquement, RS est presque le verbe erase qui signifie effacer. J’ai alors eu une idée. Sur la face B de notre cassette, qui était vierge vous vous en souvenez, j’ai enregistré une fable de La Fontaine. Ceci fait, je suis revenu au point de départ et ai enregistré le texte stupide sur les pâtes. Normalement, sur un lecteur normal, la fable de La Fontaine aurait dû être effacée. Cette fois encore, je suis revenu au point de départ et ai pressé la touche RS. La bande déroulée, j’ai appuyé sur la touche WB dont les lettres, et mon hypothèse était exacte, signifiaient Wind Back c’est-à-dire réembobiner comme Rewind. A nouveau au point de départ, j’ai pressé la touche Play et la fable de La Fontaine est ressortie.
  
  Coplan comprit vite l’implication.
  
  - Sur la face A, sous le texte trompeur sur les pâtes, en existe un autre ?
  
  - Le voici. Assez hermétique, je dois dire. Un long monologue récité par une voix masculine, la même que celle qui décrit les méfaits des pâtes sur ses performances sexuelles.
  
  Coplan se cala sur sa chaise.
  
  - J’écoute.
  
  Morin pressa la touche « Play » du lecteur.
  
  « ... Samedi 14 septembre 1963, à 4 heures du matin, j’ai récupéré la cible sur le trottoir à l’angle nord-ouest de sa villa. Elle était terrorisée et tremblait de tous ses membres. Une écharpe cachait ses cheveux et une autre dissimulait le bas de son visage. Dès que le soleil a été un peu haut, elle a sorti ses Ray-Ban. A bord de la Chevrolet, j’ai descendu la 5 jusqu’à San Diego où j’ai obliqué à fond vers l’est sur la 8. A Calexico, nous avons passé la frontière mexicaine. Après Mexicali, j’ai continué vers l’est puis foncé plein sud à Sonoita pour descendre à Puerto Peñasco. Le lendemain, un vieux DC 3 datant de la Deuxième Guerre mondiale, immatriculé XVGH 245, nous transporta jusqu’à une piste poussiéreuse près de Puntarenas au Costa Rica. La cible n’avait pas prononcé dix paroles depuis notre départ la veille. Elle était terrifiée par les acrobaties du pilote entre les montagnes costariciennes. Moi aussi, d’ailleurs... »
  
  C’était une relation de voyages, réalisa Coplan, qui ressemblait au programme d’un tour-operator. Il semblait que celui qui parlait veuille se souvenir du moindre détail, comme s’il craignait une défaillance de mémoire. Ce souci ne surprenait pas quand on se remémorait la date, samedi 14 septembre 1963, soit près de trente ans.
  
  Samedi 14 septembre 1963 ? Tiens, juste deux mois et demi avant Dallas...
  
  La voix était-elle celle de Jean-Luc Provost ? Et que cachait le terme « cible » ? Une femme à tuer ? A tuer quand, puisque le voyage se poursuivait ? Une villa à Juapàla au Costa Rica, un autre DC 3, une villa près de Monteria en Colombie, d’autres avions, d’autres villas au Venezuela, au Brésil, en Argentine, au Brésil à nouveau, puis en Uruguay et retour au Brésil. Des adresses et des patronymes étaient cités. Des problèmes matériels étaient soulevés. La cible refusait de faire le ménage et la cuisine, elle s’emportait parce que les vêtements que le conteur achetait ne lui convenaient pas, elle s’était teint les cheveux, mais la nouvelle couleur prenait mal. Sans cesse, elle réclamait des frites, des pâtes et des sucreries pour grossir. Elle y ajoutait une bouteille de whisky par jour, accompagnée d’amandes, de pistaches, de cacahuètes et de noisettes. A ce régime-là, elle avait pris quinze kilos en six mois. A présent, elle était méconnaissable. Sans être reconnue, elle avait pu voyager sur une ligne régulière à destination de l’Europe. Néanmoins, son anxiété n’avait pas disparu et elle fumait quotidiennement trois paquets de cigarettes pour apaiser ses nerfs à vif, d’autant que, dans l’intervalle, avait eu lieu l’attentat de Dallas et son angoisse avait doublé.
  
  Le monologue s’arrêtait là. Coplan se leva.
  
  - Vous êtes un as, félicita-t-il.
  
  Morin eut un pâle sourire.
  
  - Si j’ai pu vous être de quelque utilité, j’en suis heureux.
  
  - Vous l’avez été.
  
  Coplan récupéra la bande et le lecteur, et s’en fut rendre compte aux Vieux qui, après avoir écouté à son tour l’enregistrement, déclara :
  
  - Nous voilà revenus à Dallas. D’abord, la date, puis l’angoisse qui a saisi cette femme à l’annonce de l’attentat.
  
  - Qui est-elle ? Pourquoi ce terme de « cible » qui suppose qu’elle serait théoriquement une victime désignée ?
  
  - Qui resterait en vie encore au moins trois mois, le temps de grossir ?
  
  - Alors, c’est quelqu’un qui se cachait et était terrorisé. Par qui ? Par quoi ?
  
  - Envoyez un fax au Departamento de Inteligencia Nacional à Mexico. Tachons de savoir à qui appartenait le DC 3 immatriculé XVGH 245. Nous devrons aussi nous demander si nous informons Mark Dovnik.
  
  - Tachons d’abord d’en savoir plus. Qui pouvait être cette femme qui grossissait parce qu’elle avait peur d’être reconnue ?
  
  - Cessons de nous poser des questions et mettons-nous au travail, sinon nous allons nous demander pourquoi Provost conservait ce texte relatant un fait datant de trente ans.
  
  - Sans oublier le film super huit montrant justement une femme sur l’île d’Elbe dissimulant elle aussi ses traits.
  
  Dans son bureau, Coplan expédia un fax au Departamento de Inteligencia Nacional. A peine rassis, il reçut un coup de téléphone de Tourain :
  
  - Florence Lacour vient de quitter le Cap d’Antibes en compagnie de sa fille Cynthia. Un taxi les a emmenées à l’aéroport de Nice-Côte d’Azur où elles se sont envolées pour Bastia. La mère a déclaré à la P J. qu’elle ne se sentait pas en sécurité dans sa maison, qu’elle craignait une vengeance du gang de proxénètes, redoutait un autre rapt et que, de toute manière, sa fille avait besoin de changer d’air après la terrible expérience qu’elle avait vécue.
  
  - Réaction logique.
  
  - On en profitera pour fouiller à fond sa maison.
  
  - Elles avaient beaucoup de bagages ?
  
  - Une valise chacune.
  
  - Vous avez prévu une réception à Bastia ?
  
  - Élémentaire, mon cher Coplan.
  
  Quelques heures plus tard, Tourain se manifesta à nouveau :
  
  - Florence et Cynthia Lacour ont embarqué sur un bateau qui fait la navette entre Bastia et Portoferraio, le port principal de l’île d’Elbe. Elles sont désormais hors de notre juridiction, à vous de jouer.
  
  - Merci.
  
  Coplan raccrocha. Cinq minutes plus tard, il reçut un fax en retour. L’immatriculation du DC 3 n’était pas mexicaine mais costaricienne. Sur-le-champ, il expédia un fax au Departamento Nacional de Seguridad à Tegucigalpa. La réponse ne lui parvint que le lendemain. L’avion avait appartenu à un certain Walter Quine. C’était l’homme qui, sous cette fausse identité, était mort au volant de la Land-Rover dans la crevasse ardéchoise. Un beau jour de décembre 1963, le DC 3 avait décollé d’une piste privée, près de Puntarenas, et personne ne l’avait jamais revu. On ignorait le nom du pilote.
  
  
  
  
  
  Coplan entra dans le bureau de l’Office du Tourisme.
  
  - Que puis-je faire pour vous ? fit l’hôtesse en italien.
  
  Sur le comptoir, il posa les tirages effectués à partir de la pellicule du film super huit.
  
  - Je recherche ce château, une merveille du XVIe siècle. Je suis réalisateur de cinéma et voudrais m’en servir comme décor. Le connaissez-vous ?
  
  - Bien sûr. Seulement, attention, il n’appartient pas au patrimoine national. C’est une propriété privée qui a été achetée il y a des années par une riche Costaricienne du nom d’Angela Solchaga.
  
  Coplan avait tressailli.
  
  - Costaricienne ?
  
  - C’est juste. Plutôt inhabituel, non ? On imagine toujours les gens riches citoyens de pays plus connus. A mon avis, les milliardaires existent partout sauf, peut-être, dans les ex-pays communistes, et encore ! Bon, revenons à votre problème. Ce souvenir du XVIe siècle s’appelle le Castello dei Papi et est situé sur un versant du mont Capanne à trois kilomètres, en partant d’ici, après le village de Gennaio. Vous avez une carte ?
  
  - Oui. Quel drôle de nom : le Château des Papes !
  
  - Le pape Alexandre VI, qui était un débauché, était non seulement le père de César et de Lucrèce Borgia, mais comptait aussi de nombreux autres enfants illégitimes. Il a failli ruiner l’Église en les dotant richement. A l’un d’eux a été donné ce château, d’où le nom.
  
  - Vous êtes une mine d’or pour un touriste inculte.
  
  A bord de sa Fiat de location, Coplan prit la route. Le paysage était magnifique. A l’ouest, des monts élevés surplombaient les carrières de granit de Seccheto, ce même granit que l’on retrouvait sur les dômes de Pise. Au centre, c’était le domaine du kaolin exporté vers les fabriques de porcelaine de la péninsule. A l’est, depuis des temps immémoriaux, en tout cas phéniciens et étrusques, des mineurs extrayaient le minerai de fer. Du haut des falaises, on découvrait la mer et ses coraux.
  
  Avant son départ de Paris, et lors d’une ultime rencontre avec le Vieux et Tourain, Coplan avait forgé une nouvelle hypothèse. Il fallait, avait-il déclaré à ses interlocuteurs, en revenir à Edgar Senft. Celui-ci avait annoncé urbi et orbi qu’il allait révéler une grosse affaire d’espionnage. Simple vantardise d’un politicien. soucieux d’attirer sur lui les feux de la publicité ? Peut-être. En tout cas, il avait été assassiné dans la semaine. Un meurtre maquillé en suicide, dans un étang près de Reims où se trouvaient justement Jean-Luc Provost et Florence Lacour. Si l’on supposait qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre étrangers à cet assassinat, alors il se pouvait que la recluse de l’île d’Elbe soit celle qu’ils voulaient protéger des révélations parce qu’elle était mêlée à une grosse affaire d’espionnage. Cette femme n’aurait rien à leur refuser et c’est pourquoi elle acceptait de donner l’hospitalité à Florence et Cynthia Lacour si, du moins, le voyage de ces dernières à l’île d’Elbe ne procédait pas d’une prodigieuse coïncidence.
  
  Pourquoi n’aurait-elle rien à leur refuser ? Parce que, avec le film super huit, Provost s’était ménagé un moyen de chantage.
  
  Maintenant, il se révélait que cette femme affirmait se nommer Angela Solchaga et être costaricienne. Un élément nouveau. Fallait-il le raccorder au carnet de voyage sur la bande magnétique et à la nationalité du DC 3 ?
  
  S’agissait-il de la même femme qui avait fui les États-Unis près de trente ans plus tôt ?
  
  Si c’était elle, comment pouvait-elle être mêlée à une grosse affaire d’espionnage alors que, selon toutes apparences, elle se cachait depuis trois décennies ? Et pourquoi se cachait-elle ? Selon la bande magnétique, au début de sa fuite, elle était terrorisée et sa panique avait augmenté lorsqu’elle avait appris l’attentat de Dallas. Également, elle avait eu peur d’être reconnue et se forçait à grossir. Pourquoi ?
  
  Les questions se bousculaient en foule dans le cerveau de Coplan.
  
  La voix de la femme qui donnait la réplique dans l’épisode des pâtes alimentaires était celle de Florence Lacour. Elle était à Reims lors de la noyade qui avait été fatale à Edgar Senft. Le député lorrain, juste avant sa mort, avait été vu en compagnie d’une femme énigmatique. Florence Lacour ?
  
  Seulement celle-ci était trop jeune pour avoir aidé la fugitive à passer au Costa Rica puis en Amérique du Sud. Elle devait avoir à présent entre trente-cinq et quarante ans. En 1963, elle en avait dix au maximum. Cynthia avait seize ans. Sa mère connaissait Jean-Luc Provost depuis un minimum de dix-sept ans, soit vers ou avant 1975.
  
  Il y avait une énigme qu’il convenait d’élucider.
  
  Après avoir dépassé Gennaio, il compta trois kilomètres et trouva le château. Près du panneau publicitaire en forme de bicorne, il vit Florence Lacour en compagnie de sa fille et de la femme et ne ralentit pas l’allure. Il se contenta de tourner la tête afin que la mère de Cynthia ne le reconnaisse pas.
  
  La femme était corpulente, c’était vrai, et de façon plus visible que le long des séquences du super huit. Les Ray-Ban étaient en place, ainsi que les bottes. De même que les foulards qui dissimulaient les cheveux et la bouche. Cette fois, ils étaient de couleurs plus gaies : corail pour le haut de la tête, jaune canari pour le bas du visage.
  
  Méconnaissable.
  
  Était-ce une espionne ?
  
  Coplan poursuivit sa route. De retour dans la capitale de l’île, il entra dans les locaux du Service des archives cadastrales, glissa quelques coupures de mille lires à un employé âgé et blasé qui obséquieusement lui ouvrit la voie aux fichiers.
  
  Angela Solchaga, nationalité costaricienne, née le 18 janvier 1936 à Tegucigalpa, Costa Rica, avait acheté le Castello dei Papi le 28 avril 1964.
  
  Satisfait, Coplan ressortit pour aller déjeuner.
  
  En italien, Il Fante di Picche signifiait à la fois le « valet de pique » et le « gendarme ». Ce jeu de mots n’amusait plus les autochtones, habitués depuis un siècle et demi à voir ce restaurant campé sur ses pierres moussues dans une ruelle de la vieille ville. A l’intérieur, les boiseries étaient sombres, les rampes en cuivre, les glaces XIXe et le lustre unique, de style Royaume de Sardaigne, se hérissait de coupelles pleurant des larmes de verre sous une pellicule grasse car la porte de la cuisine restait ouverte en permanence.
  
  Il s’assit à l’écart, commanda une bouteille de frascati, des calamars, des ravioli farcis de moules et de crevettes, et fit le point de la situation.
  
  Si l’on se fiait au récit sur la bande magnétique, la femme qui avait fui les États-Unis s’était envolée pour l’Europe fin mars 1964. Angela Solchaga avait acheté le Château des Papes en avril 1964. Coïncidence troublante. Était-ce la même femme ?
  
  De retour à son hôtel, il entra en communication avec le Vieux et lui rendit compte avant de lui demander une introduction auprès du S.I.M. (Services spéciaux italiens) et le contact avec un industriel français au Costa Rica qui était un stringer (Agent occasionnel).
  
  Cette formalité accomplie, il fit une sieste, se réveilla deux heures plus tard et se doucha. En ressortant de la salle de bains, il entendit le téléphone sonner. C’était le Vieux qui lui donnait le feu vert en ce qui concernait le S.I.M. et le stringer et lui communiquait les codes.
  
  Aux deux, il demanda le maximum de renseignements sur Angela Solchaga. Bien que non-professionnel du Renseignement, le stringer avait ses grandes et petites entrées dans les hautes sphères costariciennes.
  
  Ensuite, il appela Tourain.
  
  - Nous avons procédé à une fouille complète de la maison de Florence Lacour, déclara celui-ci. J’avais amené une équipe de spécialistes. Rien, chou blanc. De votre côté ?
  
  - Je décante. Au fait, demandez donc à Dovnik s’il pourrait nous retrouver une femme connue qui aurait disparu des États-Unis le 14 septembre 1963. Glissez le nom d’Angela Solchaga, au cas où cela réveillerait des échos.
  
  Coplan repartit jeter un coup d’œil au Château des Papes. L’après-midi finissait, mais les nuages restaient blancs comme si le ciel empruntait sa couleur à l’argile du kaolin, cette richesse de l’île. Coplan gara sa voiture derrière le panneau publicitaire en forme de bicorne et, à l’aide de ses jumelles, observa la construction du XVIe siècle. Florence et Cynthia Lacour terminaient de prendre le thé sous un parasol. Les traits de l’adolescente étaient ravagés. Visiblement, elle n’avait pas récupéré de la terrible expérience qu’elle avait vécue entre les mains du gang de proxénètes.
  
  La maîtresse de maison n’était nulle part.
  
  Ce fut le lendemain que Coplan obtint les réponses à ses questions.
  
  Pour la police et les services spéciaux italiens, Angela Solchaga représentait le parangon de la vertu, de l’honorabilité et de la respectabilité. Elle vivait confortablement de ses rentes. Chaque mois, un virement de vingt-cinq mille dollars était adressé à son compte dans une banque de Portoferraio par la West Indies Offshore Bank aux îles Bahamas. Ponctuellement elle payait ses impôts et ne faisait l’objet d’aucune plainte de la part du voisinage avec lequel elle n’entretenait d’ailleurs aucune relation. Une équipe de femmes de ménage opérait dans le château le lundi et le jeudi. Ces jours-là, Angela Solchaga s’absentait. Rituellement, elle se rendait à Rome par avion. Quand l’état du château requérait des réparations, elle ne restait pas non plus sur place. Elle voyageait. Où ? Les Italiens ne s’étaient pas donné la peine de chercher à le savoir puisque la femme ne suscitait pas leur suspicion. Périodiquement, elle recevait la visite d’un homme non identifié, vraisemblablement un Américain. Toujours le même homme depuis près de trente ans.
  
  Ensuite, ce fut Tourain qui informa :
  
  - Mark Dovnik recherche si une femme connue a disparu des Etats-Unis en septembre 1963. Il jubile car, à cause de cette date, il repique dans l’affaire de Dallas. En revanche, le nom d’Angela Solchaga ne lui dit rien du tout.
  
  Pour finir, ce fut le stringer qui appela :
  
  - Angela Solchaga, née le 18 janvier 1936 à Tegucigalpa, Costa Rica. Orpheline, a été émancipée à l’âge de dix-huit ans après avoir séjourné jusque-là dans un orphelinat catholique. En 1955, a été condamnée à deux mois de prison avec sursis pour avoir entôlé un client qu’elle avait racolé, ce qui ne l’a pas empêché d’obtenir un passeport et d’émigrer aux États-Unis. Plus aucune nouvelle depuis 1955.
  
  - Essayez de vous procurer sa photo anthropométrique et ses empreintes digitales.
  
  - Sans problème. Je vous les envoie en recommandé. A quelle adresse ?
  
  - Poste restante à Portoferraio, île d’Elbe, Italie.
  
  - Je m’en occupe.
  
  - Merci encore. Vous êtes très efficace.
  
  Coplan raccrocha. Prostituée à l’âge de dix-neuf ans ? Il reprit le téléphone pour joindre Tourain qu’il mit au courant.
  
  - Passez le renseignement à Dovnik. Les Américains ont peut-être quelque chose sur elle.
  
  C’était l’heure du déjeuner. Il retourna au Fante di Picche et opta pour le même menu que la veille. En sirotant son frascati, il réfléchit. Une rente de vingt-cinq mille dollars par mois, soit trois cent mille dollars par an, supposait un capital minimum de trois millions de dollars rémunérés à dix pour cent.
  
  Une jolie fortune. Angela Solchaga avait quitté le Costa Rica en 1955 et s’était établie à l’île d’Elbe en 1964. En neuf ans, une prostituée avait-elle pu accumuler une telle somme ? Il fit un rapide calcul. Dans l’affirmative, cela supposait des tarifs de mille dollars la nuit, absolument exorbitants dans ces années-là, sans déduction des frais énormes.
  
  Non, l’argent provenait d’une autre source, d’autant qu’une call-girl de haute volée évitait de s’exposer sur la place publique et ne craignait pas d’être reconnue. En revanche, elle pouvait être terrorisée parce que, par exemple, elle s’était livrée au chantage. Angela Solchaga, au Costa Rica, ne s’était pas signalée par son sens moral puisque, à peine sortie de l’orphelinat, elle se livrait à la prostitution et n’hésitait pas à entôler un client.
  
  Un chantage ? Dovnik avait peut-être raison. Les dates étaient essentielles. Samedi 14 septembre 1963, elle fuyait, terrorisée. Sa terreur augmentait après l’attentat de Dallas en novembre de la même année. Pourquoi ? Elle n’y était pas mêlée puisqu’à ce moment-là elle était réfugiée en Amérique du Sud. Néanmoins, elle avait voyagé en compagnie d’un des tueurs présumés, Jean-Luc Provost si, du moins, c’était bien lui l’auteur du monologue sur la bande magnétique.
  
  En outre, celui-ci utilisait les services de la banque qui virait vingt-cinq mille dollars chaque mois à la recluse du Château des Papes. Il existait donc des éléments concordants. Hélas, si Mark Dovnik pouvait se révéler heureux de ces développements, il n’en allait pas de même pour l’affaire de Reims dans laquelle Edgar Senft était mort assassiné et que Coplan aurait aimé élucider.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan examina le contenu de la grosse enveloppe. Au Costa Rica, le stringer avait effectué un excellent travail.
  
  Sur la photo anthropométrique, Angela Solchaga offrait un visage renfrogné, ce qui n’était pas étonnant, compte tenu des circonstances. Son physique n’était pas typiquement sud-américain. Peau claire, chevelure brune, yeux d’un bleu très clair. Des traits d’une grande beauté. Évidemment, son corps n’était pas visible. L’anthropométrie ne descendait jamais aussi bas. Quant au profil, il présentait un front légèrement bombé, un nez vaguement retroussé et une bouche qui saillait, charnue et sensuelle.
  
  Il remit les clichés dans l’enveloppe, en même temps que les fiches sur lesquelles s’étalaient les empreintes digitales de l’entôleuse. Il rangea le paquet dans sa valise qu’il verrouilla après avoir sorti son matériel.
  
  Sans plus attendre, il se mit en route. On était jeudi, le jour des femmes de ménage. Embusqué dans un coin de l’aéroport de Portoferraio, il assista au départ de Florence et Cynthia Lacour, accompagnées par Angela Solchaga, sur le vol d’Alitalia à destination de Rome. Il nota scrupuleusement l’heure d’arrivée du vol retour dans la soirée et repartit prendre position derrière le panneau publicitaire en forme de bicorne.
  
  Patiemment, il attendit le départ de l’équipe de femmes de ménage qui intervint aux alentours de dix-sept heures trente.
  
  Alors, il entra en action, en sachant bénéficier d’un délai de cinq heures avant l’arrivée du vol retour.
  
  A l’arrière du château, la porte de service ne résista guère à ses efforts. Dans l’air flottaient des odeurs d’encaustique et de désodorisant. Un chiffon et un flacon de dépoussiérant avaient été oubliés dans un coin de la filmothèque qui contenait une fantastique collection de productions hollywoodiennes. La salle de projection était luxueusement moderne et l’écran occupait un pan de mur entier. Fumeuse invétérée, la maîtresse de maison laissait traîner des paquets de Marlboro entamés dans tous les coins, en compagnie de briquets bon marché, aussi nombreux que les cendriers fraîchement nettoyés.
  
  Les chambres à coucher occupées respectivement par Florence et Cynthia Lacour était facilement identifiables en raison des cadres dans lesquels était glissée une photographie représentant l’adolescente en gros plan.
  
  Restait l’autre chambre. Dans la penderie, Coplan reconnut les bottes et les foulards. Alors, il s’appliqua à saupoudrer les surfaces lisses et à relever les empreintes digitales en les photographiant. Il agit de même dans la salle de bains attenante. Habité par un certain scepticisme car il fallait compter avec les empreintes des femmes de ménage, il poursuivit sa tâche en se restreignant aux flacons d’eau de toilette, aux touches et à la barre d’espacement de la machine à écrire, aux briquets et aux jaquettes des cassettes vidéo. Ceci terminé, il nettoya soigneusement la poudre et se lava les mains avant de fouiller avec minutie.
  
  Pour combattre son anxiété qui semblait ne pas avoir disparu depuis trente ans, Angela Solchaga se droguait aux tranquillisants et aux somnifères. Des tubes, des plaquettes, des fioles dans les tiroirs de la table de nuit et de l’armoire à pharmacie dans la salle de bains.
  
  Dans le monde, bien des gens conservaient par-devers eux plusieurs lettres ou cartes postales d’amis, de parents. Pas elle. Rien que du courrier administratif tapé à la machine et en très mauvais italien, écorché comme si elle prenait plaisir à le faire.
  
  Visiblement, elle passait le plus clair de son temps dans la chambre à coucher, dans le vaste salon-salle à manger et dans la salle de projection.
  
  Une fan de ciné. Et de musique aussi. Chansons et jazz. Tout en anglais, films et chansons. Rien en espagnol. Bizarre pour une Costaricienne, d’autant plus que, si l’on épluchait les textes en mauvais italien, on remarquait des anglicismes, mais aucun hispanisme, ce qui était étonnant de la part d’une hispanophone, dont la langue maternelle était relativement proche de l’italien.
  
  Pas de lettres, pas de cartes postales, mais également pas de souvenirs. Pas la plus petite photo, pas d’agenda, pas de fleurs fanées entre les pages d’un livre. Ses lectures, d’ailleurs, se cantonnaient dans le roman historique et les documents d’histoire contemporaine. En anglais aussi. Rien en espagnol. Vraiment déconcertant. Dans les documents d’histoire contemporaine, une large place était réservée à l’attentat de Dallas. Ainsi, par n’importe quel côté que l’on prenait l’affaire, les fils se reliaient.
  
  Dans le garage, il inspecta les voitures. Une vieille Innocenti de Tomaso, une Fiat Uno, une 505. Rien de très récent, rien de très voyant. Angela Solchaga ne cherchait pas à se faire remarquer. Le matin, elle s’était rendue à l’aéroport à bord d’une Renault 25 qu’elle avait laissée sur le parking.
  
  Rien à glaner ici. Il retourna au château pour admirer la très belle collection de fusils et de carabines de chasse que l’occupante des lieux avait installée dans sa chambre à coucher comme si elle était sur ses gardes et souhaitait avoir sous la main un moyen de défense si elle était attaquée la nuit. Sig, Beretta, F.N. Browning, Marlin, Winchester, Husqvarna, Ithaca, Ruger, les marques prestigieuses étaient représentées. Coplan avait l’impression de se retrouver dans la cave de Jean-Luc Provost dans sa ferme ardéchoise. Ces armes étaient soigneusement entretenues. En abondance, les munitions dormaient dans leurs cartons.
  
  Si on voulait lui faire la peau, Angela Solchaga avait de quoi trouer celle de son agresseur.
  
  Trente ans plus tard, avait-elle encore peur ?
  
  Un peu bredouille, Coplan abandonna les lieux et retourna à l’aéroport. Dans une enveloppe de papier fort, il glissa la pellicule et la fiche des empreintes, scotcha avec largesse, libella l’adresse de l’attaché militaire adjoint à l’ambassade de France à Rome et remit l’envoi au bureau d’Alitalia en payant pour un acheminement express.
  
  Dans une cabine, il téléphona à l’officier, qui était le correspondant de la D.G.S.E. dans la capitale italienne et lui demanda de réexpédier l’enveloppe à Paris par courrier diplomatique.
  
  Ceci fait, il rendit compte au Vieux.
  
  Un quart d’heure après qu’il eut raccroché, le vol en provenance de Rome arriva et, embusqué à l’écart, Coplan vit débarquer Florence et Cynthia Lacour, Angela Solchaga et un homme qui, comme elle, portait des Ray-Ban. La soixantaine sportive, grand et massif, le nez fort, le menton volontaire, les lèvres coupantes, il était vêtu avec une élégance un brin ostentatoire, typiquement Via Veneto, un style où le chic s’alliait à la fantaisie. A son épaule pendait un luxueux sac de voyage en cuir fauve.
  
  Les deux femmes et l’adolescente étaient chargées de paquets. Cynthia semblait rayonner de bonheur. Profitant de ce que deux passagers pressés s’interposaient entre eux et Angela Solchaga, l’homme murmura quelques mots à l’oreille de Florence Lacour qui hocha vigoureusement la tête.
  
  Tous les quatre attendirent leurs bagages et une hôtesse vint remettre à la Costaricienne un yorshire roux qui ressemblait à celui que l’on voyait dans quelques séquences du film découvert dans le coffre aux Bahamas. En revanche, Coplan n’avait pas repéré la Volvo verte à bord de laquelle la châtelaine se déplaçait dans ce même film.
  
  De toute façon, il ignorait à quelle époque la pellicule avait été impressionnée.
  
  Après s’être entassés dans la Renault 25, ils gagnèrent le Castello dei Papi et Coplan rentra à son hôtel.
  
  Les jours suivants, ce dernier épia l’homme, les deux femmes et l’adolescente. Tache relativement facile car le beau temps se prêtait aux sorties. Il ne fut pas sans noter les longs apartés auxquels l’homme et Florence Lacour avaient recours. Ces tête-à-tête auraient pu conduire à supposer que de tendres liens les unissaient si Coplan, la nuit, n’avait vu, à travers ses jumelles, l’homme se glisser complètement nu dans le lit de la châtelaine avant que celle-ci ne vienne le rejoindre et éteindre les lumières.
  
  S’agissait-il de l’homme, un Américain, assuraient la police et le S.I.M. italiens, qui depuis des années visitait régulièrement la recluse ? Dans ce cas, pourquoi ces incessants entretiens entre lui et la mère de Cynthia ?
  
  Coplan photographiait abondamment.
  
  Le dimanche, le Vieux téléphona pour lui communiquer les résultats fournis par le laboratoire. Les empreintes digitales fichées par la police costaricienne lors de l’arrestation pour entôlage d’Angela Solchaga ne se retrouvaient nulle part parmi celles relevées par Coplan.
  
  - Étrange, murmura-t-il.
  
  - Les femmes de ménage sont passées avant vous, rappela le Vieux.
  
  - Vous avez déjà vu des femmes de ménage à ce point consciencieuses ?
  
  - Les faits sont là et ils sont têtus. Essayez quelque chose de vraiment flagrant, sans intervention extérieure.
  
  - D’accord. Je vous envoie les photos de l’homme. Peut-être pourrait-on en passer un exemplaire à Dovnik ? Qui sait si la C.I.A. ne pourrait l’identifier ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Pariant que le lendemain lundi étant l’un des deux jours des femmes de ménage, Angela Solchaga ne ferait pas entorse à ses habitudes, Coplan prit l’avion pour Rome.
  
  Il s’éveilla tôt, courut faire quelques emplettes et retourna à son hôtel pour se grimer afin de ne pas être reconnu par Florence Lacour si elle était du voyage.
  
  Elle l’était. De même que sa fille et l’homme. Sur la rampe devant l’aéroport Leonardo da Vinci, ils prirent un taxi et Coplan les suivit dans sa Lancia de location. Ils débarquèrent devant l’hôtel Forum et, à la réception, Coplan vit l’homme réclamer une clé qu’on lui remit sans poser de questions.
  
  Coplan nota le numéro, le 427, et se laissa tomber dans un fauteuil. Le groupe réapparut à midi trente pour s’engouffrer dans le restaurant de l’hôtel qui était l’un des plus réputés de la capitale italienne. Coplan bondit et se dirigea vers la batterie d’ascenseurs. L’étage était désert. Son passe lui ouvrit facilement la porte. Ce n’était pas une chambre ordinaire mais une suite royale. Sur un lit était déposé un paquet contenant des chemises revenues de la blanchisserie. Un bordereau était scotché sur le plastique :
  
  Suite 427, signor Ralph Dafferty.
  
  Coplan fouilla méthodiquement mais ne découvrit rien d’intéressant. Il descendit au restaurant, s’assit à une table voisine de ceux qu’il avait pris en filature et qui en étaient au dessert, une semi-freddo. Tous s’exprimaient en français. Angela Solchaga et l’homme ne parvenaient pas à masquer leur fort accent américain. Curieux pour une Costaricienne, se dit Coplan. Cynthia avaient des moments d’absence. Sans doute revivait-elle son cauchemar.
  
  Celui qui occupait la suite sous le nom de Ralph Dafferty signa l’addition en présentant sa clé et tous les quatre se levèrent. Un cortège de Japonais entra à ce moment-là et Coplan en profita pour rafler dans ses mains gantées les deux verres dans lesquelles Angela Solchaga avait bu, celui à eau, celui à vin.
  
  Il les enfouit dans un sac en plastique, se leva en abandonnant une grosse coupure et le plat de spaghettis à peine entamé.
  
  L’évidence s’imposa vite à lui que le voyage était surtout destiné à distraire Cynthia. Rien n’était trop beau pour elle dans les boutiques de la Via Veneto. Alternativement, Ralph Dafferty et Angela Solchaga réglaient les achats. Puis l’adolescente alla jeter ses pièces de monnaie dans l’eau de la fontaine Trevi en formulant des vœux qui restèrent secrets. Ensuite, elle eut droit à la visite des tombeaux de la Via Appia. Coplan se jeta dans une cabine téléphonique et fixa un rendez-vous à l’attaché militaire adjoint afin de lui remettre les deux verres, ses instructions et un court message gribouillé à la diable dans lequel, pour le Vieux, il citait l’identité sous laquelle l’homme s’était enregistré à l’hôtel Forum.
  
  Ce fut devant la statue de Marc-Aurèle sur la place du Capitole qu’il repéra l’homme qui se glissait furtivement entre les groupes de touristes photographiant comme des maniaques.
  
  Il approchait de la cinquantaine. Grand, mince, un peu chauve, il était vêtu simplement, sans recherche. Lui aussi masquait son regard derrière des Ray-Ban. Ce qui restait de son visage paraissait fin, voire délicat. Coplan se souvenait l’avoir entr’aperçu à l’aéroport Leonardo Da Vinci, mêlé aux Japonais à la sortie du restaurant de l’hôtel Forum et aux abords de la fontaine Trevi. Il semblait s’intéresser aux allées et venues de ceux que Coplan avait pris en filature.
  
  Le soir venu, Angela Solchaga et ses compagnons dînèrent dans un restaurant modeste derrière l’église de Saint-Paul-hors-les-Murs. L’homme flânait sur le trottoir en passant et repassant devant l’établissement.
  
  Coplan s’attendait à ce que, leur repas terminé, Angela Solchaga et ses amis repartent pour l’aéroport afin d’emprunter le dernier vol à destination de l’île d’Elbe, comme il était de coutume pour la Costaricienne.
  
  Il n’en fut rien. Cette fois, elle dérogea à ses habitudes. Tous les quatre retournèrent au Forum, avec l’homme dans leur sillage. Coplan était de plus en plus intrigué. L’homme ne resta pas là longtemps. Il repartit à bord de sa Fiat et Coplan le suivit. Il avait élu domicile dans un immeuble moderne sur la rive droite du Tibre. Coplan le vit ouvrir un casier de boîte aux lettres et en retirer des plis. Quand il eut disparu dans l’ascenseur, il entra. Le casier était au nom de James Skerrick. Coplan retourna à son hôtel après avoir dîné dans un restaurant huppé de la Via Veneto. Le lendemain matin, il se leva tôt et alla s’embusquer sur la rive droite du Tibre.
  
  L’homme quitta son immeuble un peu avant neuf heures, engoncé dans son imperméable kaki à cause de la pluie fine qui tombait, et coiffé d’une casquette de supporteur de l’équipe de football de l’A.S. Roma.
  
  D’un pas vif, il marcha vers le parking à ciel ouvert et monta à bord de sa Fiat. La voiture ne démarra pas et il dut ressortir pour soulever le capot et examiner le moteur. Le second essai fut le bon. Quand il eut tourné le coin de la rue, Coplan entra dans l’immeuble. Le casier de la boîte aux lettres indiquait 4e étage, porte C.
  
  Celle-ci résista plus longtemps aux efforts de Coplan que celle de la suite occupée par Ralph Dafferty mais, finalement, céda.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan referma la porte et s’arrêta, interdit. Les cloisons séparant les pièces avaient été abattues et l’appartement formait un vaste loft. Mais son étonnement résidait ailleurs.
  
  Les murs étaient tapissés d’affiches de films et de photographies représentant la star Katharyne Karlo morte près de trente ans plus tôt à Beverly Hills. Un vrai musée. Celle qui avait conquis le monde entier avec ses cheveux blond platine, sa moue mutine ou perverse, son grand regard bleu, sa silhouette éblouissante, régnait ici en souveraine incontestée. Tout juste si sa voix, tour à tour sucrée ou espiègle, endiablée ou primesautière, pétillante ou coquine, ne jaillissait pas de sa bouche en papier technicolor pour débiter des couplets guillerets ou lestes, parfois salaces lorsque les censeurs de Hollywood n’avaient pas défloré le texte à coups de ciseaux.
  
  Sur les affiches et les photographies, elle revivait, enjouée et facétieuse dans D’autres l'aimaient froide, frétillante et pétillante dans Certains préfèrent les brunes, film qui l’avait vue troquer son look viking pour une silhouette andalouse sous perruque noire, dévergondée dans Je vais épouser un milliardaire, virginale et traquée dans Gare Centrale ou vive et légère, boute-en-train pétulant, dansant et chantant à ravir dans Les diamants ne mentent jamais.
  
  Certaines photographies, visiblement prises par un amateur, étaient dédicacées : A Jimmy, mon meilleur ami. Selon toutes probabilités, Jimmy n’était autre que James Skerrick. Ce touchant attachement à la star défunte était émouvant. Il était vrai que Katharyne Karlo avait laissé dans le monde entier un souvenir ineffaçable. Transformée en sex-symbol, elle fascinait les générations nées après sa mort. Pas étonnant donc que quelqu’un à qui elle avait dédicacé ses photos sacrifie au culte de l’idole.
  
  Sa mort brutale était un mystère. Suicide officiellement. Faux, juraient ses admirateurs. Elle a été assassinée. Par la C.I.A., osaient assurer les plus hardis qui mettaient l’accent sur les révélations auxquelles l’actrice allait se livrer sur sa liaison avec le Président. Or, la C.I.A. était aux ordres de ce dernier, soulignaient-ils.
  
  Elle avait bon dos, la C.I.A., pensa Coplan. On la créditait des coups les plus tordus, les plus pourris, parfois, il était vrai, à juste titre, mais quels étaient les Services spéciaux qui n’avaient pas à leur actif quelque action que la morale réprouvait ?
  
  Soudain, Coplan tressaillit.
  
  La photographie était extraite du film Certains préfèrent les brunes. Une serviette de bain enroulée en turban sur le haut de la tête cachait la perruque brune et dégageait le visage. Coplan sortit de sa poche la photo anthropométrique de la police costaricienne.
  
  La ressemblance de Katharyne Karlo avec Angela Solchaga était frappante.
  
  Troublé, il s’assit sur une chaise. Plongé dans un abîme de perplexité, il réfléchit longuement, puis alla se confectionner un café dans la cuisine, qu’il but à petites gorgées pensives avant de fouiller les lieux. L’occupant idolâtrait la morte, c’était flagrant lorsqu’on se penchait sur ses lectures. Une véritable collection des ouvrages publiés en langue anglaise sur la vedette, auxquels il convenait d’ajouter une série d’albums photographiques où l’on voyait Katharyne Karlo dans sa vie privée en compagnie d’un jeune homme de dix-huit, vingt ans. Au recto des clichés, la formule rituelle : Kath et moi, accompagnée des dates et des lieux, soit New York, soit la Californie. Sur l’un d’eux, on voyait la star poser un baiser chaste sur la joue de son compagnon qui rougissait. Commentaire : Kath me donne son premier baiser parce que c’est mon anniversaire. J’ai dix-sept ans. New York, Hôtel Pierre, 25 juin 1961. Dans l’album, ce cliché était inséré au-dessus d’un autre où l’idole du monde entier apparaissait, entourée de ses cinq époux divorcés, un camionneur au temps où elle était inconnue, un joueur de football de l’équipe des Los Angeles Raiders, un crooner dont la carrière artistique avait été financée par la Mafia, un aristocrate danois et un écrivain canadien.
  
  L’intérêt de ces albums résidait dans le caractère naturel des photographies prises sur le vif, loin de la sophistication des professionnels des studios. Pas de poses affectées, pas de maquillage, pas de robes décolletées. Des plans malhabiles, comme ceux de la cousine qui fige sur la pellicule la fillette dans sa robe de première communiante.
  
  Dans une enveloppe, était glissée une mèche de cheveux. En majuscules au recto : Coupée sur le plateau, d’Attendons sept ans pour nous marier. Hollywood, 3 octobre 1961.
  
  Dans le reste du loft, du très banal. En dehors de Katharyne Karlo, l’existence ne comptait pas pour James Skerrick. Il vivait une vie plus que modeste mais n’était pas dépourvu pour autant de ressources financières. Le relevé du Banco di Roma l’attestait : un virement de soixante-quinze mille dollars en provenance de la Valley Bank of California venait de lui être crédité en lires.
  
  Coplan attendit l’après-midi pour téléphoner au Vieux. La veille, le secrétaire de l’attaché militaire adjoint avait pris le vol du soir pour Paris et avait apporté les verres et le message.
  
  - Nos techniciens ont mis les bouchées doubles, annonça le Vieux. C’est vous qui aviez raison la première fois. Les femmes de ménage n’y étaient pour rien. Les empreintes digitales sur les verres ne sont pas celles d’Angela Solchaga.
  
  Coplan lui décrivit ce qu’il avait découvert dans le loft. Le patron des Services spéciaux digéra lentement l’information.
  
  - Quel est votre sentiment ?
  
  
  
  
  
  - Je n’en ai aucun pour le moment. J’ai appris à me méfier des impressions.
  
  - Vous ne croyez tout de même pas qu’elle serait vivante ?
  
  - A vrai dire, je n’en sais rien, il faut en savoir plus. Vous avez contacté Mark Dovnik ?
  
  - De prime abord, le nom de Ralph Dafferty n’éveille aucun écho en lui. Il va interroger l’ordinateur de la C.I.A. J’en reviens à notre affaire. Il est impossible que Katharyne Karlo ne soit pas morte en 1963. S’il y avait eu un coup tordu, les enquêteurs l’auraient décelé. Une telle personnalité ? Ce n’était pas n’importe qui, Katharyne Karlo !
  
  - J’en ai conscience.
  
  Un long chapelet de critiques suivit sans que Coplan n’émette un commentaire. Quand le Vieux se fut lassé, il raccrocha et Coplan alla se reconfectionner du café qu’il but en grignotant des biscuits. Pour tuer le temps, il feuilleta les albums photographiques et quelques-uns des ouvrages consacrés à la star défunte.
  
  La nuit arriva et il se garda bien d’éclairer. Assis dans la cuisine, il posa sur la table le Glock 19 que la veille lui avait remis l’attaché militaire adjoint venu au rendez-vous récupérer le message et les deux verres.
  
  Le cadran lumineux de sa montre-bracelet indiquait vingt-trois heures dix lorsque James Skerrick réintégra son appartement. Coplan le braqua avec son pistolet et l’autre ouvrit de grands yeux effrayés. Sa lèvre tremblait. Néanmoins, il récupéra vite sa contenance habituelle et, d’une voix calme, énonça :
  
  - Je me doutais qu’un jour ou l’autre un tueur viendrait. Cette affaire est trop grosse pour qu’on laisse en vie un témoin comme moi.
  
  - Allongez-vous sur le ventre.
  
  - Vous voulez me tirer une balle dans la nuque, c’est ça ?
  
  - J’ai l’intention de vous fouiller, pas de vous tuer.
  
  - On dit ça et, au bon moment, on presse la détente.
  
  Il s’exprimait dans un anglais assez académique émaillé pourtant d’intonations caractérisant le natif de New York City.
  
  Coplan avança de trois pas et agit de façon fulgurante. Sa main libre crocheta un bras qu’il replia en même temps qu’il procédait à un croc-en-jambe. Skerrick tomba sur la moquette. Avec son expertise coutumière, Coplan lui vida les poches. Pas d’arme.
  
  - Relevez-vous et allez vous asseoir dans ce fauteuil. Vous voyez bien que je n’avais pas l’intention de vous tuer.
  
  Skerrick se redressa péniblement. Il avait eu très peur. On le voyait à ses yeux exorbités. Machinalement, il défripa ses vêtements.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Mon plus grand défaut, c’est la curiosité. Je compte sur vous pour la satisfaire.
  
  Coplan examinait le contenu du portefeuille. Quand il eut fini, il le lança sur les genoux de l’Américain.
  
  - Vous vous intéressez à une femme, à une adolescente et à un homme qui, en ce moment, résident à l’hôtel Forum. Moi aussi. Par ailleurs, vous témoignez d’une véritable dévotion à l’égard de Katharyne Karlo. Moi aussi. Comme beaucoup de journalistes, d’écrivains, d’enquêteurs, je suis persuadé que sa mort est suspecte.
  
  Skerrick le fixait avec des yeux brillants.
  
  - Vous êtes quoi ? Un journaliste, un écrivain, un enquêteur ? En général, les journalistes et les écrivains ne sollicitent pas une interview en s’aidant d’une arme. Alors ? Un flic privé ?
  
  Coplan logea son pistolet dans sa ceinture.
  
  - Peu importe. Le savoir ne vous serait d’aucune utilité. Parlez-moi de Katharyne Karlo. Je suis fasciné. J’ai fouillé ici et ai découvert que vous étiez un ami très proche. Quel est votre sentiment sur sa mort ?
  
  Skerrick se méfiait encore mais Coplan comprit qu’il éprouvait un immense besoin de se confier, de parler avec quelqu’un susceptible de le comprendre, de partager son culte voué à la mémoire de la morte.
  
  - Elle ne s’est pas suicidée comme la version officielle le prétend.
  
  - Vraiment ? Alors, elle a été assassinée comme beaucoup de gens l’ont affirmé verbalement ou par écrit.
  
  - Elle n’a pas été assassinée non plus.
  
  - Alors, mort naturelle ou accidentelle ?
  
  - Ni l’une ni l’autre.
  
  Coplan se força à paraître déconcerté, ce qui amena un sourire avantageux sur les lèvres de l’Américain dont l’assurance se raffermissait de seconde en seconde, si bien qu’il se leva et, avec autorité, marcha jusqu’au bar minuscule coincé entre une fenêtre et la porte menant à la cuisine.
  
  - Je vous sers un verre ?
  
  - Whisky sans eau et sans glace. J’ai vu que vous n’en aviez qu’une marque.
  
  - Du Glencairnwolfragh. Le seul scotch que buvait Katharyne.
  
  - Vous êtes un fidèle à tous crins.
  
  - C’est une longue histoire. Je vais vous la raconter car, en fait, je ne sais pas pourquoi, à vrai dire, vous m’inspirez une certaine confiance. Je suis assez psychologue et, en général, je ne me trompe pas sur les gens.
  
  - J’en suis ravi.
  
  Skerrick apporta les verres, puis posa un disque sur la platine. En sourdine, s’éleva la voix acidulée, reconnaissable entre toutes :
  
  'cause my heart ain't worth a penny...
  
  Un des succès mondiaux de Katharyne Karlo, tiré de son film Abri-Bus.
  
  - A l’âge de quinze ans, j’ai reçu un choc terrible en voyant Katharyne dans La ville s’éveille. Immédiatement, je suis tombé éperdument amoureux d’elle et ai décidé de fonder un club de fans avec des copains et des copines. C’était en 1959. J’avais de la chance car j’appartenais à une famille aisée. Mes oncles et mon père dirigeaient une importante affaire de confection dans le Garment Center à New York, si bien que j’ai pu me consacrer à mon club en assumant tous les frais qu’une telle activité comporte. Des clubs comme le mien, il en existait des milliers aux États-Unis mais moi je me distinguais par mon punch et mon énergie farouche. C’est pourquoi j’ai réussi à avoir le contact avec Katharyne. Auparavant, j’en ai campé des nuits devant les hôtels où elle dormait ou devant sa villa à Beverly Hills.
  
  « Je dois dire que ma famille a été indulgente et compréhensive. J’étais considéré comme cinglé, d’autant que mes études s’en ressentaient. De toute façon, j’étais un cancre, et aujourd’hui je n’ai pas plus de diplômes que je n’en avais à l’époque. Katharyne, c’était une obsession, au point qu’elle a été émue quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Dix mois avaient passé depuis La ville s’éveille et j’avais seize ans. Je lui écrivais trois fois par semaine, elle me répondait personnellement, j’insiste, personnellement, une fois tous les trois mois.
  
  « Elle me considérait comme son petit frère. Malgré ma passion pour elle, jamais rien d’équivoque entre nous. Je veux dire, rien de sexuel, même pas un baiser, sauf sur la joue pour mes anniversaires. Elle était adorable, sympathique, très simple, dotée d’un sens très fort de l’humour, totalement différente de son image officielle, fabriquée par les studios. Une grande naïveté, aussi.
  
  « Et, bien sûr, je l’ai compris plus tard avec l’âge, exploitée à cent pour cent par les gens de cinéma, par ses cinq anciens maris et par les politiciens dont elle s’éprenait. Tellement naïve qu’elle rêvait d’entrer à la Maison-Blanche dans la peau de l’épouse d’un Président. Je dois vous dire qu’elle m’avait pris pour confident et j’en étais très honoré. Oreille complaisante seulement car elle ne suivait jamais mes conseils. Écoute-t-on les conseils d’un gosse ? »
  
  - Vous l’avez rencontrée souvent ?
  
  - En trois ans, de 1960 à 1963, une vingtaine de fois. Je me suis même déplacé à Londres quand elle a tourné là-bas la Sauvageonne aux pieds nus, à ne pas confondre avec la Comtesse aux pieds nus. Une vingtaine de fois et, environ, soixante jours passés à ses côtés ou dans son ombre. C’est pourquoi je n’ai jamais cru à la thèse du suicide. Kath tenait trop à la vie pour se résoudre à cette solution. Et pourquoi, d’ailleurs ? Certes, elle avait subi cinq échecs matrimoniaux, elle ne pouvait mener une grossesse à terme, elle avait d’énormes ennuis sur le plateau avec le producteur et le réalisateur de la Cassure et sa carrière marquait une pause parce qu’elle se donnait à fond dans sa liaison avec la plus haute figure politique du pays, mais c’est le contraire qui se produisait : elle avait peur de perdre la vie.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Elle avait échappé à plusieurs tentatives d’assassinat et était persuadée qu’elle détenait des secrets que son amant lui aurait livrés sur l’oreiller, par vantardise, des secrets intéressant la sécurité intérieure et extérieure des États-Unis.
  
  - Lesquels ?
  
  - Elle ne me l’a pas dit. Dans les derniers jours avant sa mort, elle était terrorisée...
  
  - Vous étiez là ?
  
  - Jusqu’à l’avant-veille de sa mort. Quand celle-ci a été annoncée, je n’ai pas cru au suicide, j’ai pensé à un assassinat, cette fois réussi. J’ai fait une dépression, on m’a hospitalisé. Je suis sorti, j’étais un fantôme. Et puis, j’ai vécu un terrible drame familial. Un employé, licencié par un de mes oncles, s’est vengé en dynamitant la villa de Brooklyn ou était célébrée l’anniversaire d’une cousine. Toute ma famille a disparu dans l’attentat. Moi j’étais absent, j’étais allé me recueillir devant le casier du crématorium où est enfermée l’urne funéraire de celle que je pleure encore. C’était le troisième anniversaire de sa mort survenue le samedi 14 septembre 1963...
  
  Coplan sursauta.
  
  - Le samedi 14 septembre 1963 ?
  
  - C’est bien ça.
  
  Coplan était furieux contre lui-même. Vieillissait-il ? Ses réflexes ne jouaient-ils plus ? Comment avait-il pu passer à côté d’une telle évidence ?
  
  Les mots résonnaient encore à ses oreilles :
  
  ...Samedi 14 septembre 1963, à 4 heures du matin, j'ai récupéré la cible sur le trottoir... Elle était terrorisée et tremblait de tous ses membres... A Calexico, nous avons passé la frontière mexicaine... Le lendemain, un vieux DC 3 nous a transportés près de Puntarenas au Costa Rica...
  
  Il vida son verre et se sentit mieux. Percevant un changement dans l’atmosphère, Skerrick, désormais parfaitement à l’aise, l’observait avec curiosité.
  
  - Quelque chose vous trouble ?
  
  - Non. Continuez.
  
  - J’étais l’unique héritier et j’ai touché gros. Alors, j’ai décidé de consacrer mon argent à la recherche de la vérité. Depuis près de trente ans, j’ai œuvré sans relâche. Je ne vous citerai pas le chiffre de mes dépenses ni celui des enquêteurs privés que j’ai usés, sans compter mes propres heures consommées dans cette longue traque. Je devais bien ça à Kath.
  
  - J’ai suivi un itinéraire presque parallèle au vôtre, bluffa Coplan pour en savoir plus. Sauf que je n’agis pas à titré personnel. Je suis payé par un admirateur de Katharyne Karlo qui tient à conserver l’anonymat. Maintenant, confrontons nos trouvailles. Qu’avez-vous découvert ?
  
  - Qu’elle est vivante. A votre tour.
  
  - Elle se cache à l’île d’Elbe.
  
  Skerrick eut un sourire satisfait.
  
  - Bravo. Son prénom est Angela. A vous.
  
  - Son patronyme est Solchaga. Elle utilise un passeport costaricien.
  
  - Les cendres au crématorium sont celles de la vraie Angela Solchaga.
  
  - Ce que j’ignore, c’est comment celle-ci a pris la place de Katharyne.
  
  Skerrick bomba le torse, un peu fanfaron.
  
  - Vous avez fait un grand pas vers la vérité, mais vous ne savez pas tout. Néanmoins, félicitations. La vraie Angela Solchaga, qui présentait une ressemblance frappante avec Kath, sauf qu’elle était brune, lui avait servi de doublure à plusieurs reprises. Depuis, elle se décolorait en blonde et jouait les cover-girls en tablant sur cette ressemblance, ce qui lui assurait de belles rentrées financières. Souvent, le public n’y voyait que du feu. Kath lui a intenté des procès mais les a toujours perdus.
  
  « Sans que je détienne des preuves formelles, voilà comment s’est déroulé le scénario. Quelqu’un a convaincu Kath de fuir pour échapper à une nouvelle tentative d’assassinat, ce qu’elle a fait après avoir transféré ses avoirs financiers sur un compte secret dans un paradis fiscal. Cette même nuit, la vraie Angela Solchaga a été « suicidée » et son cadavre a été installé dans la villa de Kath qui ignorait ce meurtre. Néanmoins, celui-ci lui a interdit de réapparaître au grand jour car elle aurait été accusée de complicité et probablement reconnue coupable, d’où un long séjour en prison. »
  
  - Je suis parvenu à la même conclusion, déclara Coplan avec aplomb.
  
  - C’est tout à votre honneur.
  
  Puisqu’il était ainsi placé sur orbite, Coplan décida de se lancer dans un numéro d’équilibriste.
  
  - Et ce quelqu’un ne serait autre que celui qui s’est inscrit à l’hôtel Forum sous le nom de Ralph Dafferty.
  
  A nouveau, Skerrick arbora une mine de supériorité satisfaite.
  
  - Il s’appelle en réalité Bob Sheegar. Il y a peu de temps que je le sais. Mon dernier enquêteur, qui d’ailleurs a disparu mystérieusement, est de nationalité libanaise et a ses petites entrées dans les capitales musulmanes. Il a réussi à bakchicher un bureaucrate des services secrets iraniens. Ce Bob Sheegar serait chargé de tuer un scientifique de haut niveau en France...
  
  Coplan dressa l’oreille. Il se souvenait des déclarations du député assassiné à Reims.
  
  - ... Ce serait donc un tueur à gages et, à mon avis, c’est lui qui aurait tué la vraie Angela Solchaga. Encore une fois, je n’ai pas de preuves mais tout ce que je sais concourt à me donner raison.
  
  - Votre enquêteur a disparu mystérieusement ?
  
  - Ici même à Rome, voici huit jours. J’avais rendez-vous avec lui. Il devait me fournir un dossier sur Bob Sheegar. Il ne s’est pas montré et sa famille s’inquiète car elle n’a plus de nouvelles de lui.
  
  Coplan essaya de pousser son avantage :
  
  - Tuer un scientifique de haut niveau en France ? Vous avez de plus amples renseignements à ce sujet ?
  
  - Non, et je ne suis pas intéressé. L’êtes-vous ? Je croyais que que votre mission consistait uniquement à retrouver Kath ?
  
  - Je ne suis pas comme vous et n’ai pas de fortune personnelle. Je suis un mercenaire. Alors, tout m’intéresse.
  
  - Tout ce que vous pouvez vendre, rétorqua Skerrick, un brin méprisant.
  
  - Si vous voulez. Que comptez-vous faire avec Kath ? Aller la voir et lui annoncer que vous l’avez démasquée ?
  
  - Je n’ai pas encore pris de décision à ce sujet.
  
  - En dehors de Bob Sheegar et de Katharyne, il y a également dans le groupe de l’hôtel Forum une femme et sa fille, Florence et Cynthia Lacour. Vous avez des renseignements sur elles ?
  
  - Sur la mère seulement. C’est une amie de Bob Sheegar. Elle est très liée avec un homme soupçonné par les polices européennes d’être aussi un tueur à gages.
  
  - Jean-Luc Provost.
  
  - Encore bravo. Je vois que je n’ai pas eu tort de me confier à vous. Vous vous êtes livré à une enquête sérieuse et j’imagine que vous avez éprouvé d’énormes difficultés ?
  
  - Considérables.
  
  - Peut-être vais-je franchir le pas et me présenter à Kath. Mais je serai discret. En aucune manière, je n’interférerai avec sa décision de demeurer incognito.
  
  - Pourquoi, selon vous, l’a-t-on sauvée de la mort ?
  
  - Peut-être était-elle un otage précieux ? Souvenez-vous que, deux mois après sa fuite, l’homme susceptible de lui avoir livré des secrets d’État a été assassiné à Dallas. De ce côté-là, je n’ai pas cherché à élucider le mystère. En fait, je n’étais pas vraiment intéressé.
  
  Un fracas de verre brisé fit bondir Coplan sur ses pieds. De sa ceinture il arracha le Glock 19 et se colla au mur avant de progresser vers la fenêtre. D’un coup d’œil, il vit que Skerrick ne reverrait plus jamais l’idole de sa vie. Les balles s’étaient enfoncées dans son front et le sang qui coulait dessinait entre les sourcils un as de pique écarlate dont la queue descendait le long de l’arête du nez. Sans doute avait-il eu tort de choisir un appartement avec terrasse, ce qui avait facilité la tâche du tueur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan ignorait si lui aussi n’était pas visé. C’est pourquoi, de sa main libre, il délogea d’un des rayons de la bibliothèque une grosse biographie de la star, qui pesait bien son kilo, et l’expédia vers la quadruple ampoule plafonnière. Il avait visé juste. Les ténèbres tombèrent sur le loft. Insensible à ce brutal changement d’ambiance, la voix acidulée chantait le thème des Diamants ne mentent jamais :
  
  Those rocks keep me warm when my heart’s cold...
  
  Il coula un regard prudent. Dans la semi-obscurité, la terrasse paraissait vide. Il entendit les appels des voisins tout proches, alertés par le verre brisé et non par les détonations puisque le tueur avait utilisé un suppresseur de son.
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  - D’où vient ce bruit ?
  
  - C’est chez l’Américain.
  
  Le tueur, estima Coplan en apercevant des jets de torche électrique balayer la terrasse, n’avait pas demandé son reste et n’avait pas monté une embuscade au dehors. Mieux valait l’imiter. Sur le palier, il évita d’emprunter l’ascenseur et descendit les marches quatre à quatre.
  
  Il démarra en trombe. Des questions assaillaient son esprit. Pourquoi avait-on tué cet homme inoffensif dont la seule passion dans la vie était le culte qu’il portait à une star de la glorieuse époque hollywoodienne ? Bien sûr, il était trop curieux. Quelle idée d’aller fourrer son nez, par le biais d’un enquêteur qui depuis avait mystérieusement disparu, dans les affaires des services secrets iraniens !
  
  Le tueur était-il ce Bob Sheegar ?
  
  Il vit une cabine téléphonique et se rangea le long du trottoir. De là, il appela la réception de l’hôtel Forum et demanda la suite 427. Courtoisement, l’employée refusa de passer la communication :
  
  - Sous aucun prétexte, les occupants de cette suite ne peuvent être dérangés. Veuillez rappeler à partir de neuf heures.
  
  Il raccrocha, dépité. Pensant que le tueur de Skerrick était Bob Sheegar, il avait espéré avoir un indice à ce sujet car, s’il ne se trompait pas, l’assassin n’avait pu avoir le temps de rentrer au Forum.
  
  De retour à sa chambre d’hôtel, il rendit compte au Vieux, se coucha et se réveilla tôt. Embusqué aux abords de l’hôtel Forum, il vit vers dix heures sortir le groupe. Ils étaient bien là, tous les quatre. Cette fois, pas de boutiques dans la Via Veneto, pas de ruines romaines, mais une visite dans les studios de Cinecittà, la Mecque européenne du cinéma. Coplan fut étonné. Si Angela Solchaga était bien Katharyne Karlo, ne prenait-elle pas des risques inconsidérés ? Après tout, elle avait tourné les Détraqués sous la direction d’une gloire du cinéma italien et cette gloire était toujours vivante, incontournable, rôdant autour des décors, impatiente de réaliser le film qu’elle mûrissait depuis sa dernière production. Égale de Visconti, d’Antonioni ou de Fellini, sa présence terrorisait les jeunes comédiens et metteurs en scène tant elle les lassait à force de prodiguer ses conseils hautains et tatillons.
  
  Ou bien la vedette de Certains préfèrent les brunes éprouvait-elle un tel besoin de respirer à nouveau l’atmosphère d’un studio qu’elle négligeait ce danger en tablant sur les années et le changement de son physique pour se sortir d’un mauvais pas en cas de fâcheuse rencontre ?
  
  Après tout, officiellement, elle était morte.
  
  Ici on n’était pas à Hollywood et la visite des studios était mal organisée. D’ailleurs, le public était peu nombreux. Surtout des Japonais, des Allemands et des Scandinaves. Des gens souvent âgés qui essayaient de réveiller leurs souvenirs et regrettaient la disparition des péplums. La nostalgie était de rigueur. Hélas, les somptueuses actrices italiennes de la grande époque avaient pris leur retraite et les comédiennes que l’on voyait devant les caméras donnaient l’impression d’avoir fondu sous l’ardeur des spotlights.
  
  - Avanti, avanti ! criaient les guides à l’œil condescendant.
  
  Il y eut une brutale coupure dans la file. Comme par magie, des gardiens en uniforme kaki et à casquette rouge, au nombre d’une demi-douzaine, dressèrent une barrière infranchissable et Coplan buta contre les fesses proéminentes d’une Norvégienne aux hanches de squale. Vivement, il se dégagea et se haussa sur la pointe des pieds. Curieusement, le premier tronçon avait été séparé de son suivant, juste dans le dos de Florence Lacour.
  
  Soudain méfiant, Coplan repoussa les touristes qui se pressaient derrière lui et enjamba la rampe pour sauter dans l’étroit passage entre les décors.
  
  Il leva la tête et vit l’homme entraînant Florence Lacour, bousculant et dépassant les touristes, en laissant loin derrière eux Cynthia et la recluse du Castello dei Papi.
  
  Coplan se mit à courir.
  
  Au détour du décor, il découvrit que l’on avait reconstitué l’arène d’un cirque. Un grand panneau indiquait : « Plateau N®8, Cirque pour l’éternité, réalisateur : Marco Donati. » Au-dessus du filet, des trapézistes s’exerçaient. Des clowns rodaient leurs dernières astuces. Une troupe d’éléphants piétinait le sable.
  
  Coplan se repéra. Où émergeait le public de visiteurs ?
  
  Une naine, qui s’était glissée entre ses jambes et le contemplait avec admiration, le renseigna :
  
  - Tu prends ce couloir, là devant toi et tu vas jusqu’au bout.
  
  « Tu ne voudrais pas passer un petit moment avec moi dans ma loge ? » proposa-t-elle hardiment.
  
  - Demain, si tu veux. Ici, même heure.
  
  Il était déjà loin. Il passa devant le triste troupeau des autres naines, des femmes-troncs sur leur fauteuil à roulettes, des femmes à barbe, des géants pantagruéliques, des monstres aux visages déformés et rongés par la neurofibromatose ou au corps enflé par l’éléphantiasis ou l’hypertrophie thyroïdienne.
  
  Marco Donati imitait-il Fellini en filmant un autre Roma !
  
  Coplan atteignit l’extrémité du couloir et tempêta intérieurement. Des obstacles humains lui bouchaient le passage. Ici étaient rassemblées les horreurs. Homme-phoque, homme-alligator, homme à la peau de serpent, femme à la tête de chien-loup, nabot qui avalait des lames de rasoir à deux pas de la splendide créature en maillot pailleté qui, elle, avalait des lames de sabre, vieillard qui s’enfonçait à coups de marteau des clous de charpentier dans le nez.
  
  Tous avaient les nerfs à vif et leurs yeux fusillaient l’intrus qui les dérangeait dans leurs répétitions.
  
  Coplan dut ralentir l’allure et se faufiler autour d’eux avec précaution en évitant de les frôler.
  
  Ensuite, il y eut le mangeur de feu, qui se fit un malin plaisir à lui couper la route en projetant, à un rythme infernal, ses gerbes enflammées à un mètre devant Coplan. Finalement, ce dernier, pour se libérer la voie, lui décocha sournoisement dans le tibia un violent coup de pied qui laissa l’artiste pantelant et gémissant.
  
  Coplan n’était pas au bout de ses peines.
  
  Trop confiant dans son autorité sur ses animaux, le dompteur ouvrit la porte de la cage pour sortir, en tournant le dos à ses fauves. Une lionne bondit et le catapulta dans le couloir. La réaction fut fulgurante. Des valets armés de piques cernèrent le fauve et l’asticotèrent tant et si bien qu’en rugissant il réintégra sa cage. Les épaules en sang, le dompteur fut placé sur un brancard.
  
  A cause de ces incidents successifs, Coplan avait perdu un temps considérable, si bien qu’il ne retrouva pas ceux qu’il pistait, à l’exception de Cynthia et de la châtelaine de l’île d’Elbe.
  
  L’homme et Florence Lacour n’étaient nulle part, pas plus sur un plateau que devant une caméra. Coplan fouilla le dédale des décors, explora chaque mètre carré du studio, sans succès.
  
  Déjà, une hypothèse se formait dans son esprit. Les questions posées par l’enquêteur libanais avaient déplu. Il avait été enlevé et interrogé durement. Il avait avoué pour le compte de qui il travaillait. A partir de là, on l’avait éliminé, on avait jugé Skerrick trop curieux et décidé de lui faire subir un sort identique. Mais une présence étrangère dans son appartement au moment du meurtre avait été décelée. Un complice ? Il avait été décidé de ne pas prendre de risques et de disparaître. C’est pourquoi avait été monté le subterfuge de Cinecittà. Des gardiens faciles à bakchicher. On semait le pisteur et on en profitait pour prendre le large. Derrière soi, on laissait Cynthia et la châtelaine de l’île d’Elbe munie d’instructions précises. Vraisemblablement, retourner au Castello dei Papi et y attendre des nouvelles.
  
  Sur ce dernier point, Coplan ne se trompait pas puisque, le soir même, Cynthia et Angela Solchaga, vraie ou fausse, décollaient de l’aéroport Leonardo da Vinci à destination de Portoferraio.
  
  Coplan regagna son hôtel et, dans sa chambre, découvrit, confortablement installé devant le téléviseur, Mark Dovnik qui regardait la RAI Uno.
  
  - Quelle déesse, cette animatrice ! J’en pince sérieusement pour les Italiennes ! Quelle beauté, quelle classe ! Jetez un coup d’œil sur votre lit. Vous y trouverez une enveloppe scellée. Elle contient un message du Vieux. Nous avons eu une longue conversation après les rapports successifs que vous lui avez communiqués.
  
  Coplan s’exécuta. Suivez les directives de Dovnik mais n’évoquez pas le contrat qui aurait été donné par les Iraniens en vue d’assassiner un scientifique français de haut niveau. C’est une affaire purement nationale. De mon côté, je me désintéresse du sort que la C.I.A. réserve à Katharyne Karlo si elle est encore vivante. Ceci est une affaire purement américaine. Agissez au mieux de nos intérêts.
  
  Coplan brûla la feuille de papier dans le cendrier. Avant d’ouvrir l’enveloppe, il avait vérifié que les scellés étaient intacts. Même si c’était un service allié, on ne pouvait faire confiance à la C.I.A.
  
  Il brûla aussi l’enveloppe et la cire fondit dans le cendrier en dégageant une odeur d’encens.
  
  - Un nouveau truc ? s’étonna Dovnik.
  
  - De l’encens en provenance du Tyrol mélangé à la cire, et ensuite vous pouvez vous aligner pour décoller les cachets sans laisser de traces.
  
  - Pas mal. J’y penserai. Comment se fait-il que nous autres, les as de la technologie, nous n’ayons pas pensé à ça ?
  
  - La vieille Europe n’est pas encore décrépite. Quel bon vent vous amène ?
  
  - Bob Sheegar, alias Ralph Dafferty, alias beaucoup d’autres pseudos.
  
  - Vous avez un dossier sur lui ?
  
  L’Américain éteignit le téléviseur à regret, l’œil gourmand posé sur la superbe silhouette qui disparaissait de l’écran.
  
  - Un dossier assez mince. Quelques renseignements épars. Vous nous faites monter du scotch, du Perrier et des glaçons ?
  
  Plus tard, le verre en main, l’Américain dévoila ses batteries :
  
  - L’homme qui vous a échappé à Cinecittà est soupçonné d’être un chef d’orchestre, non pas d’une formation musicale, mais de coups fourrés. Je jurerais presque que c’est lui qui coordonnait l’action des équipes de tueurs à Dallas. D’ailleurs, ses relations avec Jean-Luc Provost tendent à le prouver. Plus qu’un tueur, c’est un maître d’œuvre, un ingénieur en chef, un maître de ballet. Sa spécialité n’est pas forcément le meurtre. Ainsi a-t-il organisé des complots qui ont brisé la carrière d’hommes politiques et de juges à la Cour Suprême. Vous savez que, pendant longtemps aux États-Unis, les politiciens ont pu cacher au public leurs frasques amoureuses, et ceci avec la complicité bienveillante des médias. Un vieux dicton disait : « Un politicien peut tout se permettre, sauf se faire prendre au lit avec une femme morte ou un homme vivant. » Le Vietnam et le Watergâte, à cause de leurs mensonges éhontés, ont changé la situation. De nos jours, un homme politique doit être blanc comme neige, du berceau à la tribune électorale. Si, à l’âge de la puberté, il a eu le malheur de peloter les fesses d’une serveuse de restaurant et que ça se sache, mieux vaut pour lui abandonner les urnes.
  
  « C’est là où intervient Bob Sheegar. Rétribué par les ennemis de l’homme que l’on veut abattre, Sheegar monte de toutes pièces une affaire de mœurs. Faux témoins à l’appui, il invente un scénario diabolique qui met à terre la victime désignée. Par exemple, grâce à une stripteaseuse débarquée de Rio de Janeiro, un véritable feu d’artifice brésilien, il a fichu au carreau le président de la Commission du Budget. Manipulé par lui, un mannequin italien a tué dans l’œuf les velléités d’un candidat à la vice-présidence des États-Unis. En utilisant la ruse d’un adolescent au visage d’ange, Sheegar a piégé dans les toilettes d’un restaurant un sénateur aux tendances homosexuelles inavouées. Il existe bien d’autre cas. Certains ont conduit directement à l’assassinat. Habilement, Sheegar est resté dans l’ombre et, la plupart du temps, a effacé ses pas sur le sable. Ainsi, la strip-teaseuse brésilienne, le mannequin italien et l’adolescent au visage d’ange sont-ils morts dans de mystérieux accidents de voiture, leur méfait accompli. »
  
  - Sheegar n’a jamais été démasqué ?
  
  - Non. Un génie dans son genre. Seulement, notre optique a changé à cause de la découverte ardéchoise. Nous voulons absolument savoir qui tirait les ficelles à Dallas. Katharyne Karlo, si c’est bien elle, ne peut éclairer notre lanterne à ce sujet. Cependant, elle peut nous livrer des renseignements intéressants sur Sheegar. Son aventure personnelle ne nous intéresse pas, sauf en ce qui concerne les raisons pour lesquelles on voulait l’assassiner et celles qui ont conduit à l’épargner et à placer un autre cadavre à sa place. Vous me suivez ?
  
  - Parfaitement. Parce que vous croyez l’affaire de Dallas et la sienne liées ?
  
  - Tout à fait. Libre à elle de vivre cachée et de ne plus réapparaître sur les écrans. D’ailleurs, quels succès remporterait-elle trente ans plus tard ? Dans un premier temps, ce serait un vaste mouvement de curiosité, et puis le manteau de l’oubli retomberait sur ses épaules.
  
  - Probable.
  
  - Ce après quoi nous courons, c’est ce qu’elle sait et, aussi, le moyen de remettre la main sur Sheegar. Cette fuite mystérieuse à Cinecittà me tracasse. Monte-t-il sur une autre affaire et qui, cette fois, est la victime désignée ? Par conséquent, en accord avec votre direction, c’est à vous d’opérer. Quant à moi, je couvre vos arrières.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Katharyne Karlo avait sacrifié à son péché mignon que, vraisemblablement, elle gardait secret car, en réalité, le fait de ne plus tourner demeurait une écharde plantée dans son cœur. Alors, cloîtrée dans son château, les portes verrouillées, elle se fardait outrancièrement comme pour s’offrir à l’œil critique du directeur de la photographie. Le maquillage lui composait ce masque dur et inquiétant qu’humanisent les feux de la rampe mais qui, sous un éclairage banal, accuse étrangement les défauts, les faiblesses ou la fragilité d’un être.
  
  Elle alluma une cigarette avec des gestes lents et mesurés, un peu affectés, en décomposant le mouvement, comme les vamps hollywoodiennes des années quarante. Elle était parfaitement maîtresse d’elle-même. Cynthia dormait, Coplan s’en était assuré. En fait, elle s’abrutissait de somnifères pour oublier le cauchemar de ses étreintes tarifées au temps où elle était soumise à la loi odieuse du gang de proxénètes.
  
  Coplan s’étonnait que l’ancienne star prenne toutes ces précautions, Ray-Ban, foulards, car elle n’avait plus rien à voir, sauf le regard, avec celle qui avait enchanté dans le monde entier les spectateurs des salles obscures.
  
  Le visage était bouffi, le menton gras, le cou empâté, la taille épaisse, les cheveux teints en noir, sans doute pour acquérir un look plus latino-américain. Féru de cinéma et admirateur de la vedette, Coplan en avait le cœur serré.
  
  Attendrie, elle avait longuement contemplé la collection de photographies prises par James Skerrick et relu les lettres qu’elle lui avait adressées.
  
  - C’était le bon temps, murmura-t-elle.
  
  Ses yeux étaient humides, et des larmes roulèrent sur ses joues lorsqu’elle reprit le journal et relut l’article consacré à la découverte du cadavre de son admirateur et du musée que dans son loft il avait érigé à sa mémoire.
  
  - C’était un gosse à l’époque. Pourquoi l’a-t-on tué ?
  
  - Parce qu’il voulait vous prévenir que vous êtes en danger.
  
  Elle posa sur son interlocuteur son beau regard bleu traversé d’incrédulité.
  
  - En danger ? répéta-t-elle, sceptique.
  
  Il but une gorgée du whisky qu’elle lui avait offert.
  
  - Bob Sheegar. Voilà l’homme par qui le danger arrivera pour vous, bluffa-t-il.
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Qu’allez-vous chercher là ? Il m’a sauvée et est éperdument amoureux de moi.
  
  Coplan baissa les yeux pour dissimuler leur soudain éclat. Elle lui livrait probablement la clé de l’énigme.
  
  D’une voix calme, assurée, qui emportait la conviction, il entama son monologue :
  
  - Bob Sheegar était celui qui devait vous tuer en 1963. Pourtant, comme beaucoup d’hommes à l’époque de par le monde, il était fasciné par votre beauté et votre personnalité et, bien qu’étant un assassin professionnel, il a été victime du syndrome de la Femme à abattre...
  
  Elle battit des cils.
  
  - La Femme à abattre ? Le film ?
  
  - Avec Humphrey Bogart en vedette.
  
  Elle esquissa un sourire nostalgique.
  
  - Titre original : The Enforcer. Réalisé par Raoul Walsh et Bretaigne Windust. Produit par la Warner Bros. Celle-ci m’avait proposé le rôle de l’héroïne. Malheureusement, j’étais sous contrat avec la Metro-Goldwyn-Mayer qui avait d’autres projets pour moi. Quel est ce syndrome ?
  
  - Si vous vous souvenez du scénario, le tueur engagé pour éliminer l’héroïne tombe follement amoureux d’elle et l’épargne. Dans le film, il va se confesser à la police et dénonce les commanditaires. Dans le cas de Bob Sheegar, il vous arrache à votre somptueuse villa de Beverly Hills, vous confie à l’un de ses hommes qui, plus tard, sera le père de Cynthia. Ce dernier vous fait passer la frontière mexicaine à Calexico. Le lendemain, un DC 3 vous a transportés à Puntarenas au Costa Rica. De là, vous avez gagné l’Amérique du Sud puis l’île d’Elbe. Vous étiez terrorisée car vous aviez échappé à plusieurs tentatives d’assassinat et vous avez considéré Bob Sheegar comme votre sauveur...
  
  - Ne l’était-il pas ? coupa-t-elle sèchement.
  
  - Il l’était. Astucieusement, il vous a fait croire que vous disparaissiez pour quelques semaines, le temps que les choses se calment, qu’il arrange votre affaire. Vous ignoriez qu’il planifiait un assassinat, celui d’Angela Solchaga, votre ancienne doublure dont le cadavre remplacerait le vôtre. A partir de ce moment-là, vous étiez piégée. Nul retour en arrière possible, sauf si vous acceptiez d’être accusée de complicité d’assassinat et là, vous étiez jetée en prison malgré votre notoriété, en prison où les chances que vous soyez éliminée physiquement étaient encore plus grandes, d’autant que, dans l’intervalle, Dallas vous a donné à réfléchir sur les secrets qui vous avaient été imprudemment confiés sur l’oreiller.
  
  Comme pour créer une diversion, elle s’assit sur le rebord de la coiffeuse, déposa sa cigarette dans un cendrier et prit une boîte de démaquillage qu’elle ouvrit pour étendre une couche de gras sur ses joues et son front. Le fard se délayant, elle eut bientôt la figure luisante et bariolée.
  
  Coplan lui porta l’estocade :
  
  - Vous ignoriez aussi qu’à Dallas, c’est Bob Sheegar qui réglait le ballet des tueurs.
  
  Elle se retourna d’une pièce. Ses yeux flamboyaient de colère. Fugitivement, la mémoire de Coplan lui restitua une scène, toute semblable, dans Gare Centrale, où le visage en cours de démaquillage, elle explosait de fureur devant la caméra. Naturellement, elle avait alors trente ans de moins et les traits n’étaient pas fanés.
  
  - Vous êtes fou ! Vous inventez n’importe quoi ! Sans apporter aucune preuve !
  
  - Quelles preuves voulez-vous que des tueurs de ce niveau laissent derrière eux ? En outre, quelqu’un d’autre, que vous connaissez, était aussi à Dallas. Le père de Cynthia.
  
  Il la vit blêmir et la colère reflua. Soudain, elle parut très lasse. Coplan fut alerté. Elle donnait l’impression de quelqu’un qui abdique devant une contre-argumentation parce qu’il n’a plus de munitions pour riposter ou parce qu’il a jusque là bataillé avec mauvaise foi en sachant que l’adversaire a raison.
  
  Et Coplan se souvint d’un certain passage de la cassette découverte aux Bahamas : Bob me réclame. Suis obligé m’absenter quarante-huit heures. Retour à Rio de Janeiro. Elle est beurrée à mort. Dans l’intervalle, elle a lu les journaux et a appris le coup de Dallas. Entre deux rasades de scotch, elle ne parle plus que de ça... Ses espoirs d’entrer à la Maison-Blanche sont brisés...
  
  Jean-Luc Provost était bien le narrateur et son absence de quarante-huit heures était due à sa participation à l’attentat. Quarante-huit heures constituaient un délai suffisant pour, de Rio de Janeiro, gagner Dallas par des voies détournées et, le crime accompli, retourner dans la capitale brésilienne par un itinéraire différent. Mais, à un moment quelconque, la fugitive avait nourri des soupçons. Pourquoi ?
  
  - Mais vous le saviez, naturellement.
  
  Elle ne répondit pas. Il changea de sujet. Que lui importait Jean-Luc Provost ?
  
  - A l’heure actuelle, vous êtes en danger de mort parce que, non seulement James Skerrick, mais aussi d’autres personnes ont découvert que vous êtes vivante et le péril que vous représentiez en 1963 n’a pas été gommé par la magie du temps. Alors, Bob Sheegar subit une pression intolérable. Vous dites qu’il vous aime ? Il l’a prouvé, c’est certain. Néanmoins, après trente ans, un amour s’affadit, s’émousse, et quand il entre en conflit avec l’instinct de survie, c’est ce dernier qui l’emporte. Sans doute est-ce un constat cruel mais réaliste. Pour me résumer, Bob a reçu l’ordre d’accomplir le travail qu’il n’a pas exécuté en 1963 et il ne peut se défiler sous peine d’y laisser la vie sans que, pour autant, la vôtre soit épargnée.
  
  - Et que proposez-vous ? lança-t-elle sèchement.
  
  - Ma protection et un autre refuge ignoré de lui. Vous filez à l’anglaise en laissant Cynthia ici. Elle ne risque rien jusqu’au retour de sa mère.
  
  - Et en échange ?
  
  - Je veux savoir ce qu’il manigance en compagnie de Florence Lacour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Finalement, c’est Mark Dovnik qui avait récupéré Katharyne Karlo. Après tout, se satisfaisait Coplan, il s’agissait d’une affaire strictement américaine et le Vieux se refusait à s’impliquer dans la recherche des responsabilités qui étaient engagées dans l’attentat de Dallas.
  
  A Coplan, l’ex-star n’avait livré que peu de renseignements. Des mois plus tôt, juste avant l’enlèvement de Cynthia, Bob Sheegar avait rencontré Jean-Luc Provost et Florence Lacour qui devaient exécuter un travail pour lui, mais l’affaire avait été reportée car, dans l’intervalle, l’adolescente avait disparu et son père s’était lancé à sa recherche en utilisant des canaux connus de lui seul. Mais il n’avait plus refait surface malgré le retour de sa fille, et l’affaire, longtemps reportée, prenait soudain un caractère d’extrême urgence. Aussi Bob Sheegar avait-il décidé de remplacer l’absent. Pour ce faire, il avait emmené Florence Lacour avec lui en confiant Cynthia aux bons soins de l’ancienne vedette. Ils devaient rencontrer celui destiné à prendre la place de Jean-Luc Provost.
  
  Immédiatement, Coplan avait subodoré le complot en vue d’un assassinat. Si Florence Lacour était entraînée dans l’affaire, cet élément signifiait qu’elle appartenait à la même phalange que Jean-Luc Provost. Ainsi se trouvait renforcée l’hypothèse tendant à l’incriminer dans la noyade suspecte près de Reims.
  
  Complot en vue d’un assassinat ? Celui du scientifique de haut niveau ?
  
  Guère enclin à la mettre dans la confidence, Bob Sheegar n’avait rien révélé de ses projets à celle qu’il idolâtrait. Néanmoins, celle-ci, devenue éminemment soupçonneuse depuis sa fuite de Californie, maintenait son attention éveillée et avait surpris un bref dialogue entre Bob Sheegar et la mère de Cynthia, le premier disant à la seconde :
  
  « - Nous avons rendez-vous jeudi prochain au Circus Sex Circus avec Jory Mulligan... »
  
  C’était la veille de leur disparition à Cinecittà. Quant à Coplan, il ne connaissait qu’un Circus Sex Circus au monde et il se trouvait à Bangkok.
  
  
  
  
  
  Jory Mulligan adorait la sensation de danger qui s’attachait à un voyage en touk-touk, ce tricycle pétaradant, piloté par un adolescent téméraire, qui se faufilait au ras des roues des bus et des camions, défiait la voiture arrivant en sens inverse dans un concert de klaxons et, souvent, prenait de vitesse les motards perchés sur leur engin japonais.
  
  Jory avait placé son mouchoir sur ses narines car, s’il aimait la sensation de danger générée par le touk-touk, il détestait les effluves d’huile de ricin que crachaient les tuyaux d’échappement.
  
  Officiellement, il n’existait pas de statistiques sur l’ampleur des décès accidentels chez les conducteurs et les clients des touk-touk. Néanmoins, le vieux Chinois qui tenait la boutique de soieries lui avait assuré qu’annuellement on comptait deux cents morts dans la capitale thaïlandaise. Ce chiffre élevé ne décourageait cependant pas l’Irlandais qui, à Belfast, avait tant de fois frôlé le danger que celui-ci était devenu partie intégrante de son être.
  
  La course dura vingt-cinq minutes, puis le touk-touk abandonna le klong (Canal) et s’enfila dans une soï (Ruelle) qui, malgré le soleil de dix heures, était aussi sombre qu’une entrée de souterrain. A mi-chemin, il s’arrêta et Jory déposa dans la main crasseuse une poignée de baht (Monnaie locale).
  
  Quand le tricycle se fut éloigné, il baguenauda durant une dizaine de minutes en feignant de s’intéresser à l’étal des gargotes. Il donna quelques coupures à une fillette qui mendiait, acheta une banane qu’il pela consciencieusement tout en inspectant les alentours, puis à pas rapides, tout en mordant dans le fruit, il gagna l’autre extrémité de la soï, tourna le coin et se mit à courir avant de plonger dans un tunnel étroit qui le conduisit à une esplanade ombrée par les frangipaniers, les hibiscus et les manguiers, une sorte d’oasis tropicale, préservée de l’oxyde de carbone.
  
  Il prit sur la droite, longea l’allée cimentée et frappa à une porte le nombre de coups convenus et espacés. Jory ne vit pas le judas s’ouvrir car il avait le soleil dans les yeux mais il l’entendit coulisser, bien qu’à des oreilles moins exercées que les siennes le bruit eût paru imperceptible. Enfin, le panneau fut déverrouillé et Jory entra. Le vieux Hock s’effaça contre le mur et, du pouce, lui indiqua la direction du salon. Jory monta les marches. Assis dans un fauteuil en rotin, Zaprojic le regarda venir, puis agita la main gauche en signe de bienvenue. L’autre était amputée à la suite d’une sale histoire avec les Services spéciaux grecs. Jory se laissa tomber dans le fauteuil de l’autre côté de la table basse et s’empara de la théière pour remplir une tasse. Sur lui il sentait le regard lourd du Serbe qui l’inspectait avec minutie, se demandant sans doute s’il était toujours opérationnel.
  
  - Bravo, déclara Zaprojic en allemand. Toujours sourcilleux sur le chapitre de la prudence. Qui c’est, le Chinois ?
  
  - Quelle importance ? Il est ici aujourd’hui, il n’y sera plus demain. Cette maison est louée pour la journée, uniquement en vue de notre rencontre. Parlons plutôt affaires.
  
  Le Serbe plissa les yeux en signe d’approbation.
  
  - Je recrute, lâcha-t-il.
  
  - Je suis partant, mais tout dépend du délai...
  
  II but. Le thé avait tiédi et Jory grimaça de dépit.
  
  - ... Et de la cible, naturellement, ajouta-t-il d'un ton pincé.
  
  - D’accord, parlons de la cible, acquiesça Zaprojic. C’est une figure mondiale. Aussi sommes-nous disposés à payer une somme considérable.
  
  - Combien ?
  
  - Deux cent mille dollars. Conditions habituelles : moitié à l’avance, moitié trois jours après l’exécution.
  
  Malgré le parfait contrôle de ses réflexes, Jory sursauta. Bon sang, à ce prix-là, qui visaient-ils, les gens de Belgrade, peu connus habituellement pour leurs largesses ? Les trois fois où Jory avait travaillé pour eux, en franchise (Sous-traitance d’un meurtre commandité) , il avait été obligé de marchander comme dans un souk d’Istanbul et c’est tout juste s’ils n’avaient pas voulu lui refiler leurs saloperies de dinars pourris. Et là, aujourd’hui, ils étaient prêts à verser deux cent mille dollars ?
  
  - Qui vaut cette somme ?
  
  Zaprojic baissa les yeux, sortit un paquet de cigarettes blondes de la poche de sa veste tropicalisée qui était incroyablement froissée et, avec dextérité, de sa main unique, fit sauter une cigarette entre ses lèvres avant de pêcher son briquet et d’allumer. Il n’en offrit pas à Jory car il savait qu’il n’avait jamais fumé de sa vie.
  
  - Je l’ai dit, une figure mondiale, fit-il d’un ton mielleux.
  
  - Un chef d’État ?
  
  - Non.
  
  - Alors qui ?
  
  - Le pape.
  
  Pour la seconde fois, Jory sursauta. Pourtant, il était blasé. Quoi, ils voulaient remettre ça ? La première fois, ils avaient fait appel à un Turc, un amateur si maladroit, si emprunté qu’il avait lamentablement manqué celui qu’il était chargé de tuer, quoique, et Jory avait sa petite idée sur la question, il n’était pas impensable qu’il ait reçu l'ordre de blesser et non de tuer. Dans ce cas, évidemment, il n’était plus ni amateur, ni maladroit, ni emprunté. Il devenait un vrai pro. Mais peu importait, dans le fond.
  
  - Pourquoi le pape ?
  
  - Qu’avez-vous besoin de savoir pourquoi ? répliqua Zaprojic avec hauteur.
  
  - J’aime savoir pourquoi je fais quelque chose, riposta Jory sèchement.
  
  - Vous êtes grassement payé. Contentez-vous d’agir sans vous poser de questions.
  
  Jory se leva.
  
  - Si mes manières ne vous plaisent pas, cherchez ailleurs.
  
  Il tourna les talons et se dirigea vers les marches. Le vieux Hock avait entrouvert une fenêtre et des odeurs sucrées en provenance des manguiers s’infiltraient dans l’espace.
  
  - Avec les années, vous devenez susceptible, reprocha Zaprojic sans vraiment s’offusquer. Rasseyez-vous et laissez-moi vous résumer notre position dans cette affaire.
  
  Jory fit demi-tour pendant que le Serbe tirait sur sa cigarette.
  
  - Vous connaissez nos problèmes avec la Croatie ? Voilà, nous voulons nous venger. Les Croates sont des calotins catholiques, nous sommes des nationalistes de religion orthodoxe. Le pape, et c’est normal, soutient ses coreligionnaires en Croatie et c’est son influence qui a fichu le bordel. C’est aussi simple que cela.
  
  - Vous vous mettez une grosse affaire sur le dos.
  
  - Les démocraties bourgeoises sont en crise, la désintégration de la machine politique capitaliste est évidente. Par crise, j’entends la crise idéologique et morale. Quelles représailles exercerait-on contre nous ? Nous ne sommes pas l’Irak et nous n’avons pas de pétrole. Les Croates non plus d’ailleurs, sinon les compagnies pétrolières auraient dès le début fait intervenir leurs gouvernements. Alors ?
  
  Du bout de la langue, Jory se lissa les incisives. L’ennui avec les bananes, c’est que leur chair pelliculait les dents.
  
  - Moi aussi je suis catholique, fit-il d’une voix très douce.
  
  Le Serbe parut étonné.
  
  - Vous êtes un hors-la-loi marxiste, renvoya-t-il.
  
  - Hors-la-loi oui, marxiste non. Je suis un nationaliste comme vous et les Croates, comme les Ukrainiens et les Arméniens, comme les Baltes et les Slovènes. Je lutte pour que l’Irlande du Nord soit irlandaise et non colonisée par les Britiches. Si vous me demandez de tuer la reine d’Angleterre, oui, le pape, non. Si vous me demandez de tuer un pasteur protestant, un ayatollah ou un rabbin, je dis oui, je m’en fous. Mais le pape, non.
  
  - On m’a toujours dit que les Irlandais avaient une sacrée caboche.
  
  - Du granit.
  
  - L’I.R.A., pourtant, est marxiste. Elle se moque des croyances religieuses.
  
  - L’I.R.A. n’est qu’un moyen. De toute manière, je suis un loup solitaire et je me fous de l’I.R.A.
  
  Zaprojic pinça la lèvre et écrasa son mégot dans le cendrier. Avec brusquerie il se leva.
  
  - Alors, c’est non ? Même pour deux cent mille dollars ?
  
  - C’est non.
  
  - Alors, nous n’avons plus rien à nous dire.
  
  Il passa devant Jory en le frôlant avec son bras amputé.
  
  - Auf wiedersehen, lança l’Irlandais, un brin ironique.
  
  
  
  
  
  Coplan paya le droit d’entrée qui était élevé et se trouva emporté par un flot de touristes américaines du troisième âge, cacardantes et sans-gêne, venues là pour conjurer les fantasmes qu’elles n’avaient jamais pu libérer à Durango, Colorado, ou à Sioux City, Iowa, et auxquels elles sacrifiaient maintenant que leur veuvage et le capital assurance-décès leur permettaient de voyager au paradis de la luxure.
  
  Le Circus Sex Circus avait été créé par Lim Siang, un Chinois multimilliardaire qui ne comptait pas avec cette entreprise augmenter sa fortune mais satisfaire un vieux rêve que longtemps il avait cru chimérique sans vraiment imaginer qu’il parviendrait à le concrétiser sur ses vieux jours. Un plaisir, une gâterie, un cadeau qu’il se faisait pour se récompenser de sa vie bien remplie.
  
  Maître d’œuvre de trafics en tous genres, drogue, armes, traite des Jaunes récupérées dans les camps de boat-people, il était propriétaire d’entrepôts sur le port. Il en avait rasé quelques-uns pour édifier le bordel de ses rêves.
  
  Son innovation consistait à offrir aux visiteurs un spectacle identique à celui présenté dans n’importe quel cirque du monde.
  
  Dépensant avec prodigalité, Lim Siang avait recruté le futur personnel dans le Sud-Est asiatique, à Hong Kong, en Corée du Sud, à Taïwan, au Japon et dans les camps de réfugiés vietnamiens. Durant des années, avant même la construction du boxon tant imaginé, les élèves, après une sélection sévère, avaient été formés par des professionnels du cirque dont les services étaient loués à prix d’or par le Chinois.
  
  Médusé, le visiteur voyait des couples faire l’amour sur un trapèze, des clowns se livrer aux mêmes jeux érotiques, de faux dompteurs et dompteuses imiter les précédents sous l’œil endormi des lions, des tigres et des panthères anesthésiés aux trois quarts par les injections de tranquillisants. D’autres artistes coïtaient en équilibre instable sur le dos des éléphants, tandis que des filles superbes se laissaient glisser du plafond de l’arène le long d’une corde pour venir s’empaler sur le sexe dressé à la verticale d’un partenaire étendu nu sur le dos et qui, du bout du doigt, faisait tourner un cerceau au-dessus de sa tête. Les illusionnistes et les prestidigitateurs n’étaient pas oubliés. Les premiers réussissaient à tirer du néant d’autres couples aux formes parfaites et à la jeunesse irrésistible qui entraient aussitôt dans des ébats hard tandis que les seconds, pour la note humoristique, strip-teasaient de splendides créatures en les dépouillant de leur soutien-gorge et de leur slip.
  
  Ce stupre que déversaient les acteurs et les actrices en rut et en lice excitait au plus haut point les visiteurs mâles à qui Lim Siang offrait l’exutoire sous la forme de prêtresses de l’amour tarifé, languissamment juchées sur la barre d’un trapèze, sur le pelage d’un tigre, sur le dos d’un éléphant ou entre les bosses d’un chameau. Pour faciliter le choix, un numéro leur était tatoué en bleu sombre entre les sourcils et la lisière des cheveux. En homme du monde, l’amateur éclairé, soudain esclave de ses violentes pulsions sexuelles, ne discutait pas les honoraires assez élevés qui étaient exigés de lui pour achever dans l’extase un parcours aussi peu ordinaire.
  
  Dans les chambres minuscules, l’ambiance était distillée par des bandes sonores qui ressuscitaient les rugissements des lions, les feulements des tigres ou les barrissements des éléphants, ce qui ajoutait du piquant aux étreintes sophistiquées que prodiguaient les hétaïres au visage outrancièrement fardé et aux yeux énigmatiques. Pour le plaisir des sens olfactifs, il flottait, dans ces lieux clos, de délicats parfums venus de la Chine ancestrale dont les qualités aphrodisiaques, alliées à la boisson aromatique et mystérieuse qu’absorbait le client avant de se dévêtir, conduisaient à des prouesses inégalées par lui dans ses performances précédentes.
  
  C’est pourquoi, de New York à Paris, de Londres à Berlin, les trompettes de la renommée vantaient les mérites de ce lupanar hors du commun. Il n’était jusqu’aux émirs du golfe Persique qui ne troquaient leur keffieh et leur djellaba pour un chapeau et un costume européen afin de goûter ici à des extravagances bien plus enchanteresses que la routine et les fadeurs du harem.
  
  Coplan savait qu’indépendamment de la joie qu’éprouvait Lim Siang d’avoir réalisé son vieux rêve, il se servait de cette façade pour continuer ses activités illégales. Ainsi, sous les anciens entrepôts courait un réseau de galeries dans lesquelles étaient aménagées des planques et qui aboutissaient à des tunnels creusés dans les parois des quais portuaires d’où partaient les cargaisons clandestines vers la limite des eaux territoriales.
  
  On pouvait compter sur le rusé Chinois pour joindre l’utile à l’agréable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Jory Mulligan lorgnait sournoisement du côté des cuisses de la Thaï en robe chinoise qui lui avait apporté le plat de nouilles frites. Il se promit de lui abandonner un pourboire impérial. C’était un truc qui marchait à tout coup avec les serveuses. L’adolescente devait descendre tout droit de ses montagnes, encore naïve et candide. A moins que ce ne soit une Cambodgienne ayant eu la chance d’échapper à l’enfer des camps de réfugiés.
  
  Il lui sourit mais le regard de la fille demeura impénétrable. Peut-être était-elle maquée avec le patron ?
  
  Il était plongé dans ses pensées érotiques lorsqu’un éclair de lucidité lui traversa l’esprit et un frisson glacé lui zigzagua le long de la nuque.
  
  Il avait commis une erreur terrible. Endormis par la chaleur tropicale, ses réflexes n’avaient pas joué comme par le passé. Voyons, il était complètement fou. En refusant le contrat proposé par Zaprojic, il se condamnait à mort. Il était interdit aux comploteurs de Belgrade de le laisser en vie. Personne ne pouvait se balader en paix en sachant que des gens s’apprêtaient à tuer le pape.
  
  Trop dangereux pour les Serbes, d’autant qu’il avait témoigné d’une telle arrogance qu’il avait certainement indisposé l’envoyé de l’U.D.B.A. (Services spéciaux yougoslaves). De toute façon, sans arrogance, le résultat aurait été le même.
  
  Maussade, il termina son plat de nouilles frites et la serveuse vint lui retirer son assiette. Cette fois, il n’eut pas un regard pour elle.
  
  La conclusion s’imposait. Il aurait dû tuer Zaprojic et faire disparaître le cadavre. Rien n’était plus facile à Bangkok. A des prix défiant toute concurrence, le vieux Lim Siang exportait à destination des marchés occidentaux des conserves de nourritures pour chiens et chats. Peu de gens savaient d’où provenaient les ingrédients et Jory s’étonnait encore que les animaux familiers d’Europe et d’Amérique ne meurent pas empoisonnés. Un cadavre de plus ou de moins, peu importait, les caniches et les siamois se régaleraient quand même.
  
  Tout de suite, il réalisa l’inanité de cette solution, puisque le Serbe avait dû tenir sa direction à Belgrade informée de la prise de contact et du rendez-vous. Que Zaprojic meure ou ne meure pas, des chiens enragés seraient lancés à ses trousses. Dans la capitale thaïlandaise, on trouvait des tueurs à bon compte. Certes, ils étaient incapables de mettre un pape en l’air, mais lorsqu’il s’agissait d’un contrat local, ils étaient inégalables.
  
  Par conséquent, il était en danger.
  
  La sagesse conseillait d’émigrer ailleurs pour quelque temps. Certes, théoriquement, il ne risquait rien dans la planque que lui avait prêtée Lim Siang. Néanmoins, il convenait de se méfier du tonus qu’avaient toujours affiché Zaprojic et ses sbires de l’U.D.B.A.
  
  Où aller ? Singapour était exclu. Les Britanniques y conservaient une influence trop grande et il était toujours possible qu’un salaud du S.A.S. rôde dans Orchard Road ou à l’hôtel Shangri-la. Même chose avec Hong Kong et la Malaisie. En revanche, à bien des égards, Jakarta présentait beaucoup d’avantages.
  
  Seulement, auparavant, il fallait être fidèle au rendez-vous fixé par Bob Sheegar en compagnie de Florence Lacour. Pas difficile de tenir le pari qu’il avait lui aussi un contrat à lui proposer, et la cible à abattre n’était sûrement pas le pape, bien que l’Américain n’aurait pas refusé de s’attaquer à un aussi gros morceau. C’était même sa spécialité.
  
  
  
  
  
  S’il offrait à sa clientèle une débauche de luxure et des créatures de rêve pour compagnes, Lim Siang se réservait la part du lion. Avec la chaude et caressante ferveur d’un calife ou d’un mandarin pour qui la femme est le seul objet digne de captiver les hommes, il veillait à ce que se déploie autour de lui une cohorte de jeunes et belles adolescentes qui lui donnaient la réplique dans ses débordements. A cause de son âge avancé, il se lassait vite des mêmes visages et des mêmes corps, tenant la routine pour le pire des maux. Aussi son sérail était-il constamment renouvelé, ses sergents-recruteurs réglant le ballet et les rotations avec une précision mathématique.
  
  - Entrez donc, invita le Chinois avec un délicat geste de la main.
  
  Coplan s’exécuta et, amusé, laissa son regard errer sur les croupes accueillantes, ce qui enchanta Lim Siang dont le gloussement rappela à Coplan celui du gourmet qui s’extasie devant un canard laqué. Puis le maître des lieux claqua deux fois dans ses mains et ses distractions chamelles s’éparpillèrent sur les nattes, avec des cris joyeux, avant de disparaître derrière les lourdes tentures en soie. Deux d’entre elles revinrent bientôt, l’une apportant une chaise et l’autre un plateau à thé. Coplan prit la chaise pendant que son hôte s’asseyait à la turque sur un tapis richement brodé.
  
  Le rituel accompli, les deux servantes parties et sa tasse à moitié vidée de son thé, Lim Siang s’enquit d’une voix posée :
  
  - Quel motif me vaut le plaisir de votre visite ?
  
  Malgré son âge, il ressemblait à un écolier grandi trop vite. Il en avait les joues pleines et imberbes, les lèvres gourmandes, un air espiègle et innocent auquel, naturellement, il ne fallait pas se fier tant son propriétaire était un monstre de ruse et d’astuce.
  
  - Vous hébergez Jory Mulligan. Il m’intéresse.
  
  Lim Siang baissa les yeux sur sa soucoupe. Sa cuirasse, par ailleurs blindée, présentait un gros défaut. Son fils, Chang. Entiché d’une vendeuse de parfumerie, stupide mais belle et sculpturale, établie à Paris après avoir abandonné ses brumes suédoises, le rejeton entretenait son égérie sur un grand pied jusqu’au jour où il s’était aperçu qu’elle le volait. Non dépourvue d’imagination, et sans doute pour se constituer un capital stable contre les fluctuations monétaires, elle s’était même fait confectionner chez un chausseur célèbre deux douzaines de bottes aux semelles et aux talons en or, qu’elle avait cachées chez son ancienne patronne. Étreint par la rage, Chang avait ligoté sur un lit la descendante des Vikings, l’avait bâillonnée et lui avait scié les jambes avant de, l’esprit en paix, la laisser se vider de son sang.
  
  Depuis, Chang moisissait dans une prison de Seine-et-Marne en purgeant une peine de vingt ans de réclusion criminelle, pendant que son père, à grands renforts de ténors du Barreau, tentait désespérément d’obtenir un pardon présidentiel pour qu’il rentre au bercail. Afin de se ménager les bonnes grâces du gouvernement français, Lim Siang avait même accepté de jouer l’honorable correspondant pour le compte de la D.G.S.E.
  
  Ce jour-là, pour la cinquième fois depuis qu’il s’était hasardé sur cette pente dangereuse, on lui demandait de faire face à ses engagements, comprit-il.
  
  - C’est vrai, il se cache chez moi, concéda-t-il. Que voulez-vous faire de lui ?
  
  - Rien de méchant car il n’a causé aucun tort à mon pays. Moi je ne suis pas britannique.
  
  - Ni israélien, ajouta le Chinois avec un fin sourire destiné à gagner du temps.
  
  - Vous, vous utilisez ses services ?
  
  La question était trop directe, contraire à l’éthique extrême-orientale. Aussi Lim Siang n’y répondit-il pas.
  
  - Donc, vous ne voulez pas le tuer ?
  
  - Non, assura Coplan.
  
  - Tant mieux. J’éprouve une certaine sympathie pour la cause qu’il défend, celle de la liberté de son peuple.
  
  Coplan n’en crut pas un mot. Lim Siang continuait à sourire, tel un bonze suspendu à une rêverie secrète et délicieuse. Coplan brusqua les choses :
  
  - Où est-il ?
  
  Avec vivacité, le trafiquant se releva et téléphona en langue cantonaise. Après quelques hochements de tête, il revint de planter devant Coplan.
  
  - Il est sorti vers neuf heures ce matin et n’est pas rentré.
  
  - J’aimerais jeter un coup d’œil à sa planque. S’il réapparaissait dans l’intervalle, qu’on le retienne afin d’éviter une fâcheuse rencontre.
  
  - Aucun problème.
  
  Le Chinois reprit le téléphone et, bientôt, un Asiatique lourd et trapu, au visage hermétique, ouvrit la porte.
  
  - Suivez-le.
  
  Le souterrain baignait dans une fraîcheur reposante. Récemment repeints, les couloirs ressemblaient à ceux d’un hôpital aux dernières heures de la nuit, tant ils étaient déserts et chichement éclairés.
  
  La planque concédée par Lim Siang n’était rien d’autre qu’une vaste chambre dotée d’une kitchenette et d’une salle de bains spacieuse. Mal aérée, elle sentait le renfermé et le tabac refroidi. Par ailleurs, elle était plutôt Spartiate. En dehors de la lecture d’ouvrages historiques ou politiques, Jory Mulligan ne semblait s’intéresser à nulle chose.
  
  Coplan entreprit de fouiller. Il ne nourrissait que de faibles espoirs. Aussi ne fut-il pas réellement déçu de faire chou blanc car il ne s’attendait pas à ce qu’un professionnel de la clandestinité comme l’Irlandais commette la grossière erreur de laisser des traces écrites derrière lui. A l’inverse de Jean-Luc Provost qui, lui, souhaitait conserver les preuves que Katharyne Karlo était vivante, peut-être pour garder un moyen de pression sur elle et sur son commanditaire Bob Sheegar, et, qui sait, exercer un chantage. Cette précaution expliquait sans doute qu’il soit resté en vie s’il avait participé à l’attentat de Dallas alors que les autres tueurs avaient été éliminés.
  
  Il avait terminé et remis soigneusement les choses en place lorsque l’Asiatique réapparut.
  
  - Il faut partir, déclara-t-il en excellent anglais. L’occupant de cette chambre est revenu. Nous le retardons sous un prétexte quelconque mais, dans cinq minutes, il sera ici.
  
  Coplan jeta un dernier regard autour de lui et suivit son cornac. Ne se nourrissant pas d’illusions, il se doutait que Lim Siang préviendrait le tueur irlandais de l’intérêt qu’il suscitait. Pour l’héberger, le Chinois devait posséder de puissantes raisons qu’il ne naufragerait pas allègrement. Certes, il les mettrait en balance avec la liberté de son fils, mais s’il pouvait transiger, il le ferait, étant trop retors pour ne pas tirer le meilleur parti de la situation.
  
  Coplan avait prévu cet inconvénient.
  
  Alors qu’il voyageait en première classe sur le vol Air France 180 qui l’avait débarqué à l’aéroport de Don Muang, six passagers avaient opté pour la classe club. Lors des escales du 747 à Karachi et à Bombay, ils s’étaient bien gardés de s’approcher de Coplan. D’ailleurs, ils feignaient entre eux de ne pas se connaître. En réalité, ils s’agissait d’une équipe du Service Action de la D.G.S.E., des durs à cuire, qui à plusieurs reprises avaient opéré en Thaïlande. Tous étaient des Eurasiens, sauf leur chef, le lieutenant Jaquelein. A Bangkok, comme Coplan, ils étaient descendus à l’hôtel Meridien-President dans Phloenchit Road. Avant de quitter Paris, ils avaient longuement étudié sur photographies les visages de Jory Mulligan, de Bob Sheegar et de Florence Lacour et s’en étaient pénétrés au point que le sergent-chef Vicnoch, usant d’une image audacieuse, avait déclaré : « Je repérerai n’importe lequel des trois, les yeux fermés. »
  
  A présent, ils étaient là, embusqués aux abords du Circus Sex Circus. Coplan ouvrit la portière avant côté passager de la Toyota et Jacquelein, un colosse aux yeux gris et froids, déclara d’un ton neutre :
  
  - On a vu entrer l’Irlandais.
  
  - Attendons qu’il ressorte.
  
  
  
  
  
  Sans le savoir, Coplan s’était montré trop pessimiste. En effet, Lim Siang avait soigneusement soupesé les avantages et les inconvénients de cette nouvelle situation et jugé que la liberté de son fils était de loin plus importante que la sauvegarde du tueur irlandais même si, en sacrifiant celui-ci, il perdait gros. Aussi se garda-t-il bien de l’avertir de l’intérêt que lui témoignaient soudainement les Services spéciaux français.
  
  Jory Mulligan les ignorait superbement puisque jamais il n’avait lutté contre les intérêts français. Son cheval de bataille, avant sa fuite à Bangkok, était le combat contre le Britannique abhorré. Bombes à Londres, dynamitages de casernes en Allemagne, assassinats de diplomates à Rome, à Bruxelles et à Bonn, destructions d’édifices publics en Écosse, complots contre la famille royale. En dehors de ces épisodes sanglants, il avait été chatouillé par la verve artistique et avait composé un chant de guerre que, dans les pubs de Dublin, entonnaient les militants de l’I.R.A. quand ils avaient vidé force pintes de bière rousse.
  
  C’était finalement de cet hymne martial dont il était le plus fier.
  
  De retour dans sa chambre, Jory prit une douche et changea de vêtements. Jamais il n’avait pu s’habituer au degré élevé d’hygrométrie dont souffrait la capitale thaïlandaise. Ensuite, il se rendit à l’armurerie, un lieu secret, perdu dans les souterrains sous les planchers où s’exhibaient les artistes du Circus Sex Circus. Le Chinois qui y officiait s’inclina cérémonieusement devant lui. Cet homme soignait amoureusement ses armes mais n’en avait jamais utilisé aucune pour tuer quelqu’un. Aussi éprouvait-il un profond respect pour le tueur qui franchissait un palier auquel lui-même n’aurait jamais accédé.
  
  - Que vous faut-il ? questionna-t-il avec ce chat qui lui bloquait la gorge à chaque fois qu’il dialoguait avec le sicaire.
  
  - Les deux automatiques dont je me suis servi la dernière fois, répondit Jory, conscient de l’admiration que l’autre lui vouait.
  
  - Je les ai entretenus comme s’il s’agissait de canards que l’on va laquer.
  
  Jory fut insensible à cette comparaison culinaire. D’ailleurs, il détestait la cuisine extrême-orientale, se nourrissant surtout de fruits exotiques ou de plats de nouilles frites qu’il arrosait de jus de tomates frais, à l’italienne.
  
  Sa vie dépendant de son examen, il inspecta les deux automatiques, le CZ 75 et le Smith & Wesson 469. En parfait état, constata-t-il. L’armurier ne mentait pas.
  
  - Les suppresseurs de son ?
  
  Confus, le Chinois retourna les chercher. Sous sa veste en toile légère tropicalisée, Jory était harnaché. Holster à gauche et à droite pour les pistolets, étui en cuir sur les deux hanches pour les suppresseurs de son, jambières en toile pour les chargeurs. Il grimaça en pensant à l’épreuve qui l’attendait. D’avance, il en suait, plein d’appréhension à l’idée de se trouver plongé dans l’étuve de la capitale.
  
  
  
  
  
  Un peu méfiant, Zaprojic fronça les sourcils.
  
  - Il s’intéresse à la boxe thaïlandaise ?
  
  D’un air détaché, la Coréenne regarda le bout de ses ongles. Le Serbe lui déplaisait souverainement mais, terre à terre, elle songeait aux coupures de cent dollars qui s’ajouteraient à celles dont il l’avait déjà gratifiée.
  
  - Aujourd’hui est un jour spécial.
  
  - Pourquoi ?
  
  Née à Séoul vingt-six ans plus tôt, Sinn-Su était une véritable prodige de l’acrobatie et c’est à prix d’or que Lim Siang l’avait engagée pour un numéro dans son Circus Sex Circus. Défiant les lois de la pesanteur, elle exécutait des numéros d’une telle virtuosité que les visiteurs en restaient effarés en se demandant si elle n’était pas originaire d’une autre planète.
  
  Elle n’était pas vraiment jolie et se maquillait outrancièrement pour tromper les spectateurs. Courtaude et trapue, les épaules trop larges, les muscles trop saillants, la poitrine trop plate, elle n’en avait pas moins séduit Jory Mulligan à qui Lim Siang l’avait présentée. Joignant l’utile à l’agréable, il l’avait conquise sans grande résistance de la part de Sinn-Su qui, ainsi, croyait escalader un échelon supplémentaire dans la hiérarchie installée par le rusé Chinois. Néanmoins, l’attrait de l’argent l’avait incitée à trahir au profit de Zaprojic.
  
  Ce dernier estima qu’il était temps de passer la monnaie s’il voulait en savoir plus. A regret, il compta les coupures. En privé, il était aussi pingre que dans le domaine officiel lorsque Belgrade fournissait les fonds.
  
  L’œil de Sinn-Su s’alluma. Comme une forcenée, elle économisait pour repartir à Séoul. L’air de la Corée lui manquait. Ici elle étouffait. D’une main cupide, elle rafla les billets et les recompta. Elle ignorait quels étaient les projets du Serbe et s’en moquait.
  
  - Bon, maintenant raconte, pressa-t-il.
  
  Sans fard, elle lui révéla le complot. Zaprojic marqua sa surprise :
  
  - C’est toi qui es déléguée ?
  
  Elle se rengorgea.
  
  - Je suis une professionnelle :
  
  - C’est vrai. Dans quel but, cette histoire ?
  
  - Une vengeance.
  
  Zaprojic secoua la tête, sidéré. Ils étaient vraiment fous, à Bangkok. Jamais il ne se ferait à ces mentalités extrême-orientales. Chez lui, les choses étaient plus sérieuses. On se massacrait au nom de valeurs historiques, en souvenir de luttes sanglantes au cours des siècles passés, en mémoire des héroïques combattants dont les sépultures anonymes étaient dispersées aux quatre coins du pays. Croates contre Serbes, Bosniaques contre Macédoniens, Slovènes contre Monténégrins. Cela pour le côté ethnique. Sur le plan religieux, catholiques contre orthodoxes, catholiques contre musulmans, orthodoxes contre musulmans. Seul Tito avait su stopper ce terrible engrenage. Douze ans après sa mort, le cycle infernal recommençait. Cependant, rien de sordide dans cet état de choses. Pas de magouilles financières. L’Histoire avant tout. La fierté, l’honneur et la patrie à qui tout doit être sacrifié.
  
  Sinn-Su rangea les liasses dans les étuis en cuir fixés sur ses cuisses musclées, que retenait une ceinture à bretelles serrée autour de ses reins. A Bangkok, les pickpockets étaient nombreux, ainsi que les faux chauffeurs de taxi, et elle avait appris à se méfier.
  
  - A quelle heure ? reprit Zaprojic.
  
  - Dix-sept heures. Il faut laisser aux gens le temps de terminer leur sieste.
  
  Le Serbe s’épongea le front. C’est vrai que la température dans cette ville était épuisante. Sinn-Su fouilla dans son soutien-gorge et en sortit un étui en plastique qui contenait un billet d’entrée rouge barré verticalement de bandes jaunes et blanches.
  
  - Tribune A, rangée K, siège numéro 16. Vous ne serez pas loin. Exactement, à quatre rangées de distance.
  
  Zaprojic apprécia le geste. Cette garce asiatique avait tout prévu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Jory Mulligan était facile à suivre, se réjouit Coplan. Le touk-touk dans lequel l’Irlandais avait pris place avait beau se faufiler astucieusement dans la circulation, moins dense dans l’après-midi, accumuler les queues-de-poisson, érafler les fesses des piétons qui traversaient, il ne pouvait, malgré ces audaces, dépasser les limites de son moteur.
  
  Dans Phitsanulok Road, Mulligan descendit et régla sa course, puis il suivit la foule qui se dirigeait vers le Ratchadamnoen Stadium, suivi par Coplan et les membres de l’équipe Jaquelein affectés à sa filature.
  
  Sans hésiter, il obliqua vers le passage conduisant à la tribune A. Dépité, Coplan se mordit la lèvre inférieure. D’immenses banderoles annonçaient en thaï et en anglais : « Championnat d’Asie des Poids Lourds de Boxe Thaïlandaise ». Gros ennui : le match se déroulait à guichets fermés. Mulligan, lui, brandissait déjà son billet d’entrée. Coplan se tourna vers Jaquelein :
  
  - Il y a forcément des vendeurs de billets au marché noir, sinon Bangkok serait une exception mondiale. Je m’en occupe.
  
  Il n’eut pas à chercher loin. Un gosse déluré s’accrocha à ses basques en tendant une poignée de billets. Devant son air effronté, Coplan se demanda s’il n’avait pas affaire à l’un de ces gamins arnaqueurs dont l’espèce pullulait à Bangkok. Il n’avait guère le choix. Aussi rafla-t-il le nombre de billets dont il avait besoin et qu’il passa à Jaquelein en en conservant un pour lui-même. Tous donnaient accès à la tribune A.
  
  Coplan courut jusqu’à la queue qui s’étirait devant le poste de contrôle. Mulligan avait disparu à l’intérieur. Coplan était sur les nerfs car il se demandait s’il ne s’agissait pas d’une ruse de la part de l’Irlandais. Feindre de vouloir assister à un match de boxe thaïlandaise et s’esquiver par la sortie opposée à la tribune A pour arriver à l’heure à un rendez-vous secret. Néanmoins, il fut rassuré quand, son billet poinçonné, il entra dans la travée, Jaquelein et ses hommes sur ses talons.
  
  Les cheveux clairs du natif de Belfast dessinaient une tache claire parmi les chevelures sombres des Asiatiques.
  
  - Je l’ai repéré, il est juste sur le siège au bord de l’allée centrale, au milieu de la tribune.
  
  - Je l’ai vu, acquiesça Jaquelein.
  
  - Avec vos hommes, gagnez vos sièges et soyez vigilants. Les deux sièges à sa gauche sont vides. Peut-être sont-ils destinés à Bob Sheegar et à Florence Lacour. En ce cas, ce serait ici leur lieu de rendez-vous.
  
  - Astucieux, quoique entaché d’une certaine imprudence. Trois personnes de type européen dans cette assemblée majoritairement asiatique me paraît contraire aux règles de sécurité habituelles.
  
  - Ils en jugent peut-être autrement. Et puis, après tout, je peux me tromper. En tout cas, veillons au grain et collons à ses talons.
  
  Coplan s’assit sur son siège. A trois reprises au cours de missions précédentes, il avait eu l’occasion de fréquenter le Ratchadamnoen Stadium qui était une arène sportive spacieuse et aérée, avec un toit en béton protégeant de la pluie et du soleil. Son unique vocation était la boxe thaïlandaise.
  
  Ce jour-là, comme l’annonçaient les banderoles, le champion de Thaïlande affrontait son homologue philippin de la catégorie des poids lourds, c’est-à-dire au-delà de 79 kilos 400, pour le titre envié de champion d’Asie dont le tenant était le premier, déjà ovationné par l’assistance, alors que, prosterné sur la résine du ring, il se plongeait dans la prière rituelle. Le front ceint d’une corde sacrée, le mongkon, il inclinait la tête en direction du point cardinal de la région où il était né. La prière aux dieux avait pour but de rendre hommage à l’entraîneur du boxeur, à implorer la protection du ciel, à se concentrer et à se fortifier dans la résolution de gagner le combat et de conserver le titre.
  
  La prière terminée, il se releva, se défit du mongkon et sautilla sur place en face de son adversaire qui, catholique pratiquant, ne croyait ni aux coutumes ni aux dieux thaïlandais.
  
  Le championnat comportait cinq rounds de trois minutes. Les athlètes portaient des gants de six onces, un short et une espèce de paire de chaussettes coupées à l’emplacement du talon et des doigts de pied. Sous le short, une grosse coquille protégeant le bas-ventre car, dans la boxe thaïlandaise, les participants étaient autorisés à frapper n’importe quelle partie du corps. Portés avec les poings, les genoux, les coudes et les pieds, le coups étaient d’une telle force, d’une telle efficacité, incroyablement destructeurs et ravageurs que l’affrontement atteignait rarement la fin des cinq rounds. Coplan savait que le K.O. intervenait généralement au cours de la quatrième reprise.
  
  A une époque, les tenants de la boxe anglaise, les judokas et les karatékas avaient décidé de se frotter à des spécialistes de la boxe thaïlandaise. Mal leur en avait pris. A catégories égales, ils avaient ramassé la plus terrible raclée de leur vie.
  
  Le premier round commença et l’orchestre qui accompagnait la joute se mit en branle. Composé de pi’chawa, une sorte de flûte, de ching, des cymbales en forme de tasses à thé, et de glaw’ng kha’ek, des tambours recouverts de peau de chèvre sur lesquels on frappait de la paume des mains, il attaqua une musique aigrelette, langoureusement rythmée.
  
  La salle applaudit à tout rompre.
  
  Coplan ne quittait pas des yeux la nuque de l’Irlandais. Curieusement, les deux sièges à sa gauche demeuraient inoccupés. Était-ce pur hasard ou bien le couple viendrait-il plus tard ?
  
  Dès les premiers échanges, il fut flagrant que le héros local, sauf accident improbable, conserverait son titre.
  
  Sa classe était supérieure à celle du Philippin.
  
  La première reprise se termina et le centre du ring se vida, les adversaires retournant dans leur coin et l’arbitre allant communiquer ses notes aux juges.
  
  C’est alors que l’extrémité d’une corde en chanvre tomba sur la résine. Estomaquée, la foule se tut brusquement. Les têtes se levèrent et les yeux virent une femme gantée de cuir se laissant glisser le long du filin. Sa silhouette ressemblait à celle d’une souris d’hôtel qui escalade les toits et les façades. Collant, body, cagoule et pantoufles, le tout de couleur noire comme un mauvais présage du destin.
  
  Médusé, Coplan écarquillait les yeux. Jory Mulligan ne bougeait pas d’un pouce. Pour tout dire, il semblait même statufié.
  
  La femme se laissa chuter sur le ring et se planta devant le boxeur thaïlandais. Comme des sémaphores ses bras s’agitaient, puis elle entreprit de dessiner dans l’air un signe cabalistique et, dans le coin du champion local, les membres de son équipier, manager, entraîneur et soigneurs hurlèrent de fureur alors que lui-même restait pétrifié. Ils voulurent enjamber les cordes et se jeter sur elle, mais elle fut plus prompte. Vivement, elle tourna les talons, agrippa le chanvre des deux mains et, à une vitesse incroyable, se hissa jusqu’au toit où elle disparut.
  
  Dans l’arène, le tumulte fut assourdissant. La foule se levait, tendait le poing, des poumons jaillissaient les cris de colère. Profitant de ce tohu-bohu, Jory Mulligan abandonna son siège et remonta tranquillement l’allée.
  
  - Yud, yud, yud ! scandaient les fans.
  
  Ce qui se traduisait par « Arrêtez le combat ».
  
  L’Irlandais jubilait. Sinn-Su avait rempli sa mission sans faillir. Subtilement, fidèle à son habitude, Lim Siang avait décidé de se venger du champion local qui avait déserté sa cause pour intégrer l’écurie d’un concurrent. Certes, une balle dans la tête représentait un châtiment suprême mais, hélas, sans lendemain. Ce que voulait le fielleux Chinois, c’était une punition qui demeure gravée dans la mémoire du traître. Jamais à court de solutions retorses, son imagination fertile lui avait conseillé cette combinaison tordue. Confits dans la superstition, les boxeurs thaïlandais interdisaient sur le ring la présence d’une femme dont les ondes maléfiques annihileraient leurs qualités sportives en réduisant à néant leur influx nerveux. Sur le conseil de Lim Siang, Sinn-Su avait ajouté de son cru quelques gestes dont le schéma cabalistique ne pouvait qu’accroître le désarroi de l’athlète qui, montagnard à peine dégrossi, tremblait pour un rien s’il s’imaginait avoir encouru l’ire des dieux séculaires.
  
  A partir de là, le combat était fini. Bien que supérieur en classe pure, mais psychologiquement fragilisé, plongé dans le doute, le Thaïlandais succomberait sous les assauts du Philippin qui, ne croyant qu’au Dieu des chrétiens, se moquait éperdument qu’une femme foule la résine du ring sur lequel il se démenait.
  
  D’ailleurs, Lim Siang avait parié sur sa victoire à 14 contre 1. Jory aussi. Naturellement, si Sinn-Su n’avait pu à temps remonter le long de sa corde de chanvre, lui Jory était chargé de lui trouer la tête afin que personne ne sache qui était l’auteur de cette diabolique machination.
  
  Délibérément, le Chinois la sacrifiait si elle ne se montrait pas à la hauteur de la mission dont il l’avait investie, ce qui était cruel, estimait Jory, mais plein de bon sens.
  
  Il riait encore de la déconfiture du boxeur thaïlandais lorsque, ses oreilles encore bourdonnantes du tumulte de l’arène, il déboucha sur le rond-point désert à l’extrémité du couloir de sortie.
  
  Zaprojic bondit. Spécialiste du poignard, il avait décidé de se débarrasser de l’Irlandais à la faveur de la cohue qui suivrait la sortie de la foule. Cependant, surpris par le brusque départ du tueur, il avait dû improviser, ce que, d’ailleurs, il détestait. Rien ne valait un plan bien léché, bien peaufiné.
  
  Coplan qui, en rasant le mur, avait pris l’Irlandais en filature en précédant les membres de l’équipe Jaquelein, était intrigué par cet homme qui semblait témoigner de préoccupations identiques.
  
  Lorsqu’il le vit lever son arme pour la planter entre les omoplates de Mulligan, il arracha son Glock de l’étui et fit feu en visant le bras. Aucun danger que soit entendue la détonation. Pas avec le tumulte qui régnait dans l’arène.
  
  Zaprojic avait lâché son poignard et hurlait en serrant de sa main indemne son poignet blessé. Mulligan s’était retourné d’une pièce. Coplan rangea son arme et, hardiment, s’avança vers lui. Pas assez vite, cependant, pour éviter le pire à Zaprojic. L’Irlandais sortit son CZ 75 et logea une balle dans le front du Serbe. Puis il braqua l’automatique sur le ventre de son sauveteur.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Je suis chargé de vous protéger.
  
  L’ahurissement se peignit sur les traits de l’Irlandais.
  
  - Me protéger ? Chargé par qui ?
  
  - Bob Sheegar.
  
  Mulligan sursauta.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  - J’ai justement rendez-vous avec Bob Sheegar, renseigna Jory en prenant place sur le siège passager de la Toyota.
  
  Méfiant, il conservait, sous sa veste en toile légère, la main posée sur la crosse du CZ 75.
  
  - Je sais, bluffa Coplan en démarrant. J’ignore où mais peu importe, je vous y conduis car je suis chargé de vous protéger. Vraiment, ce n’est pas le genre de Bob de s’inquiéter autant d’un type. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait ou quelle valeur vous représentez à ses yeux, mais il veut que vous restiez vivant, ça c’est sûr !
  
  Trop rusé pour se laisser endormir par ce monologue, l’Irlandais riposta d’un ton sec :
  
  - Comment saviez-vous que j’étais là ?
  
  - Je vous ai suivi depuis le Circus Sex Circus.
  
  Un instant, Jory resta sans voix.
  
  - Bob ignorait que je m’y trouvais, rétorqua-t-il.
  
  - Vous avez tort de faire confiance aux Chinois. Tenez, je vais vous citer un vieux proverbe thaïlandais : « Si tu offenses les dieux, ils te puniront en t’envoyant une Chinoise que tu épouseras et qui te ruinera ». Je vous le concède, c’est assez sévère, mais il y a du vrai, c’est sûr !
  
  - A quels Chinois je n’aurais pas dû faire confiance ?
  
  - A Lim Siang. Il n’a rien à refuser à Bob. Une grande amitié les lie, pour autant que l’amitié ait un sens aux yeux d’un Chinois ! Pour tout dire, il vous a balancé. Bon, ici, où je vais ? On tourne dans Ratchadamnoen Klang Road ou Lanluang Road ? Où est-il, votre rendez-vous ?
  
  - Stoppez ici.
  
  Coplan freina si brutalement qu’un touk-touk faillit l’emboutir. Jory exhiba son automatique.
  
  - Pas de conneries, mon vieux. Moi je reste ici, toi tu te barres. Descends Ratchadamnoen Klang Road, passe la rivière Chao et perds-toi.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Pas question. Je suis chargé de vous protéger. Vous menez une vie dangereuse, apparemment. Ce type au stade, par exemple. Qui était-il ? Que vous voulait-il en dehors du fait qu’il avait l’intention de vous tuer ?
  
  Coplan tentait de gagner du temps afin que Jaquelein et ses hommes se rapprochent suffisamment afin de ne pas perdre le moindre fait et geste de l’Irlandais. En réalité, il n’était pas assez naïf pour croire que Mulligan le conduirait lui-même au lieu de rendez-vous.
  
  - T’es trop beau parleur pour être honnête. Fais comme je t’ai dit, ça vaut mieux pour toi.
  
  D’un geste brusque, Jory incrusta le canon de son automatique sous le menton de Coplan.
  
  - D’accord, tu m’as sauvé la vie. Ce n’est pas pour autant que j’ai totale confiance en toi. Réflexion faite, d’ailleurs, je change mes plans. C’est toi qui descends ici. Moi je prends le volant. Si tu as dit vrai, Bob te rendra la voiture.
  
  Sardonique, il ajouta :
  
  - Dans l’intervalle, ne va pas épouser une Chinoise, elle te ruinerait.
  
  Bon gré mal gré, Coplan fut obligé de s’extraire de son siège et de sauter sur le trottoir. Un coup d’œil rapide lui apprit que Jaquelein était dans le sillage. Il se recula, heurta une passante, se retourna pour présenter des excuses, ce qui donna le temps à Jory de démarrer en trombe. Coplan se garda bien de répondre à l’œil interrogateur de Jaquelein. Certes, il aurait pu monter dans sa voiture mais cette manœuvre aurait renforcé les soupçons de l’Irlandais qui devait guetter ses mouvements dans son rétroviseur.
  
  Aussi héla-t-il un touk-touk pour rentrer à son hôtel et attendre des nouvelles du chef de l’équipe Action.
  
  Celles-ci ne tardèrent pas.
  
  - Ils ont embarqué sur un bateau-mouche qui descend la Chao Phraya. L’excursion démarre de l’embarcadère sous le pont Krung Thon et se termine devant l’hôtel Menant. Durée prévue : une heure trente. Pas d’arrêts, pas d’escales. Théoriquement, nos trois cibles sont prisonnières à bord, sauf coup fourré. C’est pourquoi j’ai laissé trois hommes avec eux.
  
  - Donc, vous êtes seul ?
  
  - Je téléphone d’une cabine sur le quai. Le bateau-mouche vient juste de s’éloigner.
  
  - Rejoignez-moi à l’hôtel.
  
  Coplan raccrocha et téléphona à Lim Siang :
  
  - J’ai besoin d’un endroit discret.
  
  Le Chinois dressa l’oreille.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Une conversation à bâtons rompus avec des vieux amis. Nous évoquerons des souvenirs communs et souhaiterions ne pas être dérangés.
  
  Lim Siang ne fut pas dupe.
  
  - Hélas, je ne dispose pas de chambres de tortures.
  
  - Il n’en est nul besoin. Juste un endroit discret, comme la chambre de Mulligan.
  
  - Saviez-vous à quoi je pensais lorsque la sonnerie a retenti ?
  
  - A votre fils, non ?
  
  - Exactement. Pauvre garçon ! Au milieu de tous ces voyous, des drogués, des criminels. J’ai peur que, vaincu par la dépression nerveuse, il ne se suicide ! N’oubliez pas, c’est mon fils unique.
  
  - Je ne peux promettre rien d’autre qu’une remise de peine. La grâce présidentielle ne dépend pas de moi.
  
  - Une remise de peine de combien ?
  
  - Cinq ans ne seraient déjà pas si mal.
  
  - C’est bon, je prends. Vous me le jurez ?
  
  - J’en prends l’engagement.
  
  - Dans ce cas, j’ai ce que vous cherchez.
  
  Lim Siang lui communiqua alors les indications pour atteindre la retraite discrète que réclamait son interlocuteur. Coplan raccrocha et convoqua le sergent-chef Vicnoch. Comme chez les autres Eurasiens de l’équipe Action, le sang asiatique l’avait emporté chez lui sur les gênes européens, si bien qu’il ne détonnait pas dans la population locale.
  
  - Prépare la limousine.
  
  L’œil bridé du sous-officier s’éclaira.
  
  - On va faire bouger les choses ?
  
  - Je l’espère.
  
  - Y en a marre des filatures.
  
  - Quang est avec toi ?
  
  - On jouait aux échecs.
  
  - Il conduira la limousine. Voici ce que toi, le moment venu, tu feras.
  
  Coplan lui détailla son plan et le sous-officier hocha la tête avec satisfaction.
  
  - Astucieux.
  
  Il s’esquiva et, un quart d’heure plus tard, le lieutenant Jaquelein frappa à la porte. Coplan lui ouvrit et lui exposa ce qu’il avait prévu. L’officier jubila car l’inaction lui pesait.
  
  Ils partirent ensemble dans la deuxième Toyota. Vicnoch et Quang suivaient dans la limousine. Au débarcadère, derrière l’hôtel Menam, les taxis et les bus s’alignaient. Peu de taxis car les chauffeurs savaient que les bateaux-mouches chargeaient surtout des groupes de touristes qu’attendaient les cars. Aussi les quelques audacieux qui s’étaient rangés là comptaient sur les rares clients individuels pour se faire une belle recette. A Bangkok, les taxis n’étaient pas équipés d’un compteur et ceux qui les pilotaient en profitaient pour escroquer le passager. Eux et les conducteurs de car trompaient l’attente en se rassasiant avec une ration de riz protégée par une feuille de bananier. Dans une cage, un ratel argenté rongeait des os de poulet.
  
  De loin, Coplan et Jaquelein virent arriver le bateau-mouche et ils refluèrent vers la Toyota garée en haut de la rampe. En passant, Coplan fit signe à Vicnoch qui sortit de la limousine et entreprit de largement bakchicher les chauffeurs de taxi. Trop heureux de l’aubaine, ils abandonnèrent le quai.
  
  Il ne restait plus que les cars et la limousine.
  
  - Sauf nos trois cibles, il n’y a pas de clients individuels, rassura Jaquelein. Rien que des groupes de touristes, surtout allemands et japonais. On leur a tellement vanté le marché flottant dans leurs dépliants qu’ils veulent absolument le voir. Pour moi, c’est une attraction assez banale. J’ai vu mieux en Indonésie.
  
  - A Sumatra en particulier, renchérit Coplan.
  
  - Si l’on excepte les temples et le palais royal, il n’existe plus rien d’authentique à Bangkok. Cette ville est pourrie par le tourisme.
  
  - C’est un phénomène mondial.
  
  Le bateau-mouche aborda enfin le quai et les touristes débarquèrent, suivis par les trois membres de l’équipe Action. En queue, Jory Mulligan, Bob Sheegar et Florence Lacour qui, des yeux, cherchaient un taxi.
  
  Vicnoch s’approcha d’eux et, avec force courbettes, désigna la limousine.
  
  - Pour faire du cinéma, il est fantastique, rigola Jaquelein. Il doit leur dire : « Pas cher, pas cher ! Venez, entrez ! »
  
  - L’ennui, c’est moi, remarqua Coplan. A présent, Mulligan sait que je ne suis pas ce que j’ai prétendu être. Et tous les trois doivent se méfier.
  
  Dans le rétroviseur, Coplan vit arriver un taxi qui fonçait vers la rampe pour tenter sa chance sur le quai. Rapidement, il déboîta et lui barra la route. Le chauffeur dut freiner brutalement et, fou de rage, bondit sur la chaussée. Il appartenait au genre violent. En tendant le poing, il vomit un torrent d’insultes sur Jaquelein qui était descendu de la Toyota. L’officier ne fut guère impressionné, tablant sur sa carrure hautement dissuasive. Pour calmer la colère du Thaïlandais, il lui tendit une poignée de baht, geste qui transforma le courroux en salutations courtoises.
  
  Dans l’intervalle, Bob Sheegar, Florence Lacour et Jory Mulligan s’étaient décidés. Leurs compagnons de croisière étaient montés à bord des cars, trois Asiatiques qu’ils ignoraient être les agents Action s’éloignaient à pied vers la rampe. Mais cette limousine ne leur disait rien qui vaille. Pas un taxi en vue et elle se trouvait là trop à propos. Alertés par l’épisode Coplan, ils étaient sur leurs gardes, nerveux, méfiants, soupçonneux.
  
  - Il a une gueule de faux jeton, le type à la limousine, grogna la jeune femme.
  
  - C’est la première fois que je ne vois pas de taxis ici, s’étonna Jory. Pourtant, j’ai l’habitude d’y donner des rendez-vous. Ne tombons pas dans le panneau.
  
  - On va à pied, conclut Bob Sheegar. Pourquoi prendrions-nous des risques ?
  
  Sentant le vent tourner, Vicnoch accentua ses courbettes.
  
  - Pas plus cher qu’un taxi ! Montez, montez ! invitait-il en multipliant les ronds de jambe et les amples mouvements de la main droite.
  
  - Va te faire foutre, renvoya Jory en entraînant les deux autres vers la rampe.
  
  - Merde, glapit Jaquelein en les voyant opérer cette manœuvre, c’est raté !
  
  - Les choses qui sont et puis ne sont plus composent la vie, philosopha Coplan. Où serait le sel si les plans que nous dressons n’étaient pas contrecarrés ? Nos cerveaux molliraient, si les pièges que nous tendons n’étaient pas déjoués. Changeons nos batteries. Passez un coup de fil à Quang. Vicnoch et lui restent où ils sont. Quand notre trio a atteint les trois quarts de la rampe, ils démarrent. Vous, vous descendez à la rencontre de vos trois hommes. Tous les quatre, vous braquez nos cibles. La limousine arrive sur ces entrefaites. Vous les désarmez et les fourrez à l’intérieur. Moi je viens pour récupérez ceux qui n’auront pas monté dans la limousine. Ensuite, direction la planque de Lim Siang.
  
  - Moins subtil, plus brutal mais probablement plus payant, se réjouit le lieutenant qui ouvrit la portière après avoir vérifié son arme et communiqué les ordres à Quang par le téléphone de bord.
  
  Malgré leur méfiance et leurs soupçons, Jory, Bob Sheegar et Florence Lacour ne prévirent pas l’attaque. Surtout, ils s’attachaient à surveiller la limousine en jetant de fréquents coups d’œil par-dessus leur épaule, mais le véhicule ne bougeait pas. En fait, ils ne semblaient pas craindre un assaut de face.
  
  Bras ballants, Jaquelein cheminait à petits pas, comme le flâneur européen qui fuit les circuits touristiques et préfère visiter la ville à pied. Ses trois hommes surent que quelque chose devait intervenir et, en conséquence, guettèrent ses moindres gestes. A Cercottes dans le Loiret, au camp d’entraînement du Service Action, ils répétaient quotidiennement la tactique à observer dans les circonstances les plus imprévues, si bien qu’ils étaient préparés à improviser.
  
  Parvenu à quinze mètres d’eux, Jaquelein leur délivra ses instructions par des gestes d’apparence anodine qui auraient enchanté un sourd-muet. Le chef de l’équipe, l’adjudant-chef Lebeau, répondit après avoir consulté à voix basse ses camarades. En rajustant sa ceinture, il fit comprendre au lieutenant qu’il avait assimilé ses ordres.
  
  Ce dernier poursuivit sa progression en espérant qu’un autre taxi ne surgirait pas pour contrecarrer le nouveau schéma mis en place.
  
  Insensiblement, les trois agents Action ralentirent leur pas.
  
  Jaquelein les dépassa en détournant la tête vers le court de tennis de l’hôtel Manam où se déroulait un double mixte. Il s’arrêta et feignit de s’intéresser à la partie acharnée que livraient les joueurs.
  
  Ce fut au tour du trio de ses cibles de le dépasser. Du coin de l’œil, il surveillait le bas de la rampe où, bientôt, déboucha la limousine. Quand elle arriva à sa hauteur, il se retourna, dégaina et, comme s’il se trouvait sur un plateau de cinéma, hurla : « Moteur ! ».
  
  Ses trois sous-officiers pivotèrent sur leurs talons, l’automatique Smith & Wesson 469 en main. Vicnoch sauta à bas de la limousine, son Mini Gun au poing. La femme et ses compagnons tournèrent vivement la tête et découvrirent qu’ils étaient tombés dans un traquenard. Sans ménagement, ils furent poussés à bord de la limousine.
  
  Coplan démarra. Dans son rétroviseur, il vit approcher une voiture de police. Aussi, un peu angoissé, se rangea-t-il sur le bas-côté. Les policiers déboulèrent, descendirent la rampe en trombe, sans se soucier ni de la Toyota ni de la limousine et bifurquèrent vers le quai.
  
  Coplan poussa un soupir de soulagement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le cirque-lupanar avait fermé ses portes. En fait, il n’était ouvert que de onze heures à minuit. Avec un rare souci du repos de son personnel et de ses animaux, Lim Siang avait d’ailleurs divisé les uns et les autres en deux équipes qui travaillaient chacune six heures et demie. Cette bienveillance lui coûtait de l’argent mais il s’en moquait. Les trafics dont le Circus Sex Circus constituait la façade lui rapportaient gros et compensaient plus que largement cette perte, et puis, surtout, son vieux rêve était assouvi.
  
  Interrogés séparément, Jory Mulligan, Florence Lacour et Bob Sheegar demeuraient muets. En Coplan, la jeune femme avait reconnu le policier qui l’avait visitée à Antibes au sujet du rapt de sa fille mais s’était bien gardée d’émettre quelque commentaire. Rien qu’un peu d’étonnement et un vague froncement de sourcils. En revanche, l’Irlandais avait copieusement insulté Coplan et l’avait menacé de représailles :
  
  - Fumier, ordure, j’aurai ta peau. Quand tu me seras sorti d’entre les pattes, tu n’auras même plus envie de baiser une Chinoise, ni personne d’autre, d’ailleurs ! Un conseil, relâche-moi vite fait, sinon, crois-moi, tu regretteras la connerie que tu es en train de faire !
  
  Quant à Bob Sheegar, il s’était transformé en iceberg. Paupières baissées, muré dans le silence, parfait contrôle de lui-même, cool, relax, il donnait l’impression d’un dévot du yoga.
  
  Jaquelein grimaçait de dépit. Il prit Coplan à l’écart.
  
  - Dommage que l’on ne soit pas à Cercottes, souffla-t-il. Là-bas, nous avons les drogues pour les faire parler. Il faudrait les transférer en France clandestinement. Cependant, si je me souviens bien de ce que vous m’avez dit, vous avez été pris de vitesse et n’avez pas eu le temps d’organiser une exfiltration.
  
  - Parfaitement exact. Vous vous souvenez du chapitre 17, paragraphe 4 de votre manuel ?
  
  L’officier réfléchit puis ses traits s’éclairèrent.
  
  - Faire avec ce qu’on a sous la main ?
  
  - Vous avez une bonne mémoire.
  
  - Et qu’a-t-on sous la main ?
  
  - Vous allez voir. Nous avons deux maillons faibles, un maillon fort. Commençons par l’Irlandais.
  
  Les poignets ligotés dans le dos, Mulligan fut soulevé de sa chaise par Vicnoch et Quang et entraîné dans le couloir. Malgré la climatisation poussée à fond, l’atmosphère était saturée d’odeurs de fauves.
  
  - Où vous m’emmenez ? se rebella l’Irlandais qui traînait les pieds.
  
  Coplan alla déverrouiller l’enceinte réservée aux cages à tigres. Les rampes de lumière douce assuraient aux fauves un sommeil paisible sans que, pour autant, ils soient plongés dans une totale obscurité.
  
  L’Irlandais éclata de rire.
  
  - Tu veux me faire le coup de la cage à tigres, pauvre con ? D’où tu sors ? D’un dessin animé de Walt Disney ? Tu ne sais pas que ces tigres sont chloroformés ? Je ne risque même pas une égratignure !
  
  Fanfaron, il bombait le torse. D’un coup d’épaule, Vicnoch et Quang le propulsèrent en avant. Coplan écarta la grille pendant que Jaquelein empoignait une pique. Coplan abaissa une manette et la grille d’une cage contenant un tigre coulissa sur ses rails. Jaquelein introduisit sa pique entre les barreaux pour interdire au fauve de bondir. Vicnoch et Quang poussèrent Mulligan à l’intérieur.
  
  L’Irlandais ricana :
  
  - Votre manège, il va retomber comme un soufflé !
  
  Devant cette impudence, Jaquelein écumait. De la pointe de la pique, il asticota le tigre qui, réveillé, émit un feulement maussade, mais ne bougea pas d’un poil. Le lieutenant insista. Sous l’effet de la douleur, le fauve se leva, quitta sa litière et s’avança lentement vers Mulligan qui, cette fois, se raidit, incertain sur l’attitude à adopter. Jaquelein frappa durement dans le gras de l’épaule. Furieux, le tigre poussa un long grognement rauque. Un peu de sang coulait sur son pelage. Coplan releva la manette et saisit une autre pique, pendant que la grille se refermait.
  
  Mulligan avala péniblement sa salive. Il avait vu le sang qui sinuait le long de la patte gauche et savait que, si les deux piques ne lui barraient pas la route, le fauve s’attaquerait à lui car il paraissait jeune et imprévisible.
  
  - Quel était l’objet du rendez-vous ? lança Coplan d’un ton bienveillant, celui qu’adopte le professeur devant le meilleur élève de sa classe.
  
  - Va te faire foutre, plastronna Mulligan qui, malgré tout, n’en menait pas large, car le tigre, un mâle, grognait dangereusement à un mètre de ses jambes.
  
  Un tigre n’attaque jamais de face, lui avait assuré un des dompteurs de Lim Siang quelques jours après son arrivée au Circus Sex Circus, c’est par-derrière qu’il surprend sa proie. Mais alors là, son assaut est mortel. Son coup préféré ? Broyer la nuque avec ses mâchoires puissantes. Il ne mange pas le cadavre tout de suite. Il le laisse faisander.
  
  Mulligan frissonna.
  
  - Tu sais ce qu’on va faire ? reprit Coplan d’une voix doucereuse. Ce fauve, on va le larder de coups de pique jusqu’à ce qu’il soit fou de rage. Les tigres n’aiment pas attaquer de face, mais toi, on va te retourner et t’attacher aux barreaux afin que tu lui tournes le dos. Là, tu seras bon pour la charcuterie !
  
  Coplan recula d’un pas et fit signe à Vicnoch et à Quang qui s’exécutèrent.
  
  - Non, pas ça ! plaida l’Irlandais, soudain paniqué.
  
  Les deux sous-officiers s’emparèrent de lui et le ligotèrent aux barreaux par les avant-bras, son dos tourné vers le fauve. Sur les traits du tueur fanatique, de gros filets de sueur dégoulinaient le long des joues.
  
  - Ta dernière chance, l’incita Coplan. Quel était l’objet de votre rendez-vous à tous les trois ?
  
  Mulligan haleta. Jaquelein frappa à nouveau et le tigre rugit férocement. Les épaules de l’Irlandais tremblèrent.
  
  - On m’a proposé un contrat, avoua-t-il.
  
  Avec un ensemble parfait, Coplan et Jaquelein enfoncèrent leur pique à travers les barreaux pour repousser le fauve qui s’apprêtait à bondir.
  
  - Où ? poursuivit Coplan.
  
  Mulligan déglutit bruyamment :
  
  - En France.
  
  - De qui s’agit-il ?
  
  - Une femme.
  
  - Son identité ?
  
  - Je l’ignore, c’est vrai, je le jure ! Je sais qu’il s’agit d’une scientifique de haut niveau.
  
  Coplan réprima un sourire. Ainsi, les éléments s’emboîtaient parfaitement, les renseignements concordaient, les pistes se rejoignaient.
  
  - Que sais-tu d’autre ? Pourquoi veut-on éliminer cette scientifique de haut niveau ?
  
  - Il n’est pas dans mes attributions de le savoir. Je reçois un acompte, je fais le boulot, on me verse le solde, c’est tout. Je n’ai pas à découvrir pourquoi quelqu’un doit mourir, d’autres l’ont décidé à ma place.
  
  Coplan le crut.
  
  - Détachez-le et sortez-le, ordonna-t-il à Quang et à Vicnoch qui paraissaient indifférents à la scène se déroulant sous leurs yeux.
  
  Avant de lui faire goûter à la cage au tigre, Coplan et son équipe emmenèrent Bob Sheegar sur le tremplin où attendait Sunn-Si. Coopératif jusqu’au bout des ongles, Lim Siang qui comptait fermement sur la promesse de Coplan et entendait ainsi se concilier les bonnes grâces de l’agent français, avait mis la Coréenne à la disposition de ce dernier en suggérant de sa voix douce une solution capable de briser la résistance des plus récalcitrants.
  
  Bob Sheegar était pâle mais calme. Il marchait d’un pas résolu, comme l’homme pressé qui ne voudrait pour rien au monde manquer un rendez-vous important. Coplan l’avait jaugé. Un dur à cuire qui ne s’écroulerait pas facilement. Dans son attitude, pas de fanfaronnade, à l’inverse de Mulligan. Pas de condescendance non plus. Une sorte de froide indifférence qui ressemblait à celle affichée par Sunn-Si, debout sur le tremplin, vêtue d’un body et d’un collant aux paillettes multicolores, comme si elle allait s’exhiber sous l’œil ahuri des visiteurs qui d’habitude hantaient ces lieux.
  
  Sous elle, un vide vertigineux. Vingt mètres. Son pied, chaussé d’une cothurne à semelle plate sans talon, aux lacets sang-de-bœuf, effleurait la barre d’un trapèze qui oscillait paresseusement.
  
  Ce fut lorsqu’il prit pied sur le tremplin que Sheegar manifesta quelque émotion et Coplan en devina instantanément la raison. L’Américain était sujet au vertige. Déjà pâle, son teint virait au livide et un léger tremblement agitait ses mains. En réalité, la parfaite assurance qu’il avait montrée jusque-là s’écaillait.
  
  Il fallait en profiter.
  
  - Voici le programme des festivités, déclara Coplan en désignant Sunn-Si. Cette jeune femme est une trapéziste incomparable, une acrobate qui défie les lois de la pesanteur, une artiste spécialiste des sauts périlleux. Ses mains nouées aux vôtres, elle vous entraînera dans le vide, ses pieds accrochés à la barre d’un trapèze, A cause de la sueur, vos paumes à tous les deux seront talquées. L’expérience, vous verrez, est excitante. Bien peu d’amateurs ont ce privilège d’évoluer dans le vide à l’unisson de cet ange de la mort. Bien sûr, il existe un hic : le poids. Vous, vous faites bien vos quatre-vingt-cinq kilos et elle, cinquante, cinquante-cinq. Une sacrée différence. Ses biceps tiendront-ils le coup ? Nous le saurons tout à l’heure. Autre chose, vous l’avez sans doute remarqué : il n’y a pas de filet.
  
  Sheegar avait abaissé les paupières, refusant le spectacle du vide. Jaquelein le poussa dans le dos et ses genoux s’entrechoquèrent. Sinn-Su, complice, tendit la jambe, bloqua sur son cou-de-pied la barre du trapèze et la ramena vers elle. Un sourire énigmatique flottait sur ses lèvres. Elle vivait vraiment une journée excitante. Certes, elle n’avait dormi que quatre heures après l’épisode du Ratchadamneon Stadium mais sa tension nerveuse avait eu le temps de retomber et elle se sentait en pleine forme. Naturellement, elle ne nourrissait aucune illusion. Au-delà de trois minutes, elle ne pourrait plus supporter le poids d’un homme de quatre-vingt-cinq kilos. Bien sûr, la suite ne la concernait pas. Elle obéissait aux ordres de son maître et était payée en conséquence.
  
  Coplan adressa un signe à Vicnoch et à Quang qui réunirent les pieds de Sheegar et ligotèrent étroitement les chevilles avant de couper, les liens qui retenaient ses poignets dans le dos. Coplan sortit la boîte de sa poche et versa le talc dans la paume des mains. Jaquelein fut obligé de l’aider car l’Américain refermait les doigts. Entre-temps, Sunn-Si s’était également enduite de poudre. Coplan et Jaquelein prirent chacun un bras, le déplièrent de force, et Sunn-Si agrippa les mains tendues.
  
  A ce contact, Sheegar trembla de tous ses membres et son visage se décomposa.
  
  - Non, murmura-t-il faiblement.
  
  Quang et Vicnoch lui crochetèrent les cuisses pour le projeter en avant, tandis que la Coréenne bloquait son pied gauche entre la barre et l’une des cordes du trapèze.
  
  - Dans cinq secondes, c’est l’envolée, avertit Coplan.
  
  - Non, répéta l’Américain.
  
  - Non quoi ?
  
  - Pas ça !
  
  - Quoi alors ?
  
  Comme Mulligan un quart d’heure plus tôt, Sheegar déglutit bruyamment. Il conservait les yeux fermés et ses ongles s’enfonçaient dans la peau de Sunn-Si au-dessus de la main qu’il serrait désespérément.
  
  - Je veux parler, parvint-il enfin à articuler. Mais pas ici... En bas...
  
  Coplan aspira une grande bouffée d’air. Il se sentait mieux. Même les durs à cuire se dégonflaient comme une baudruche car, en tout être humain se logeait une faille, une faiblesse contre laquelle il était impossible de lutter. Chez l’Américain, c’était le vertige.
  
  - Attention, pas de bluff, prévint-il, sinon nous remontons ici. Notre amie l’artiste n’a pas sommeil. Elle attendra patiemment. Elle n’a pas de nerfs non plus.
  
  - Je ne bluffe pas, j’ai l’intention de parler, répliqua Sheegar d’une voix chargée d’émotion.
  
  Coplan claqua des doigts. Aussitôt, Quang et Vicnoch procédèrent à la manœuvre inverse. Ils entravèrent les poignets de l’Américain et lui délièrent les chevilles. Une moue déçue apparut sur les lèvres de Sunn-Si. Quant à Jaquelein, il se rassura. En ce qui le concernait, il ne donnait pas trente secondes à la Coréenne avant qu’elle ne lâche les mains de son partenaire dans le saut.
  
  De retour dans le cachot, Sheegar s’assit dans le fauteuil en rotin et capitula :
  
  - Vous avez gagné.
  
  - Ce n’est pas suffisant, parlez maintenant, objecta Coplan. Sinon on vous ramène sur le tremplin et, cette fois, plus de délai de grâce.
  
  - Le vide au bout des mains d’une femme qui ne pèse que cinquante kilos, renchérit Jaquelein.
  
  - Que voulez-vous savoir ?
  
  - Pourquoi avez-vous contacté Jory Mulligan ?
  
  - Pour lui proposer un contrat.
  
  - La cible ?
  
  - Anne Szargaty.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Une femme qui appartient au Centre National de la Recherche Scientifique en France.
  
  - Pourquoi veut-on la tuer ?
  
  - C’est une longue histoire.
  
  - Nous avons tout le temps. Et la trapéziste aussi. Je vous écoute.
  
  Sheegar plissa les paupières. La sueur lui brûlait les yeux.
  
  - Vous pouvez me délier les mains ?
  
  - Plus tard. A la fin de votre récit.
  
  Sheegar haussa les épaules.
  
  - Anne Szargaty, commença-t-il, a été déportée en 1944, à l’âge de dix-huit ans, pour faits de Résistance. Internée au camp de concentration de Zucholwski en Pologne, elle a choisi, entre mourir tout de suite dans la chambre à gaz et survivre en acceptant de se prostituer dans le bordel à S.S., la seconde solution. Bien des femmes ont fait comme elle. Plutôt la honte que la mort. L’inverse, c’est bon pour les intellectuels qui discourent à la télé. En 1944, le camp de Zucholwski a été délivré par l’Armée Rouge. Le N.K.V.D., l’ancêtre du K.G.B., a saisi les archives, et même le cahier des passes, tenu avec une méticulosité toute germanique, dans lequel étaient consignés au jour le jour les noms des prostituées et des soldats et sous-officiers qui montaient avec elles. Rapatriée en France, Anne Szargaty poursuit de brillantes études scientifiques et entre au C.N.R.S. pour devenir une grande spécialiste mondiale des armes chimiques et bactériologiques. Dans l’ombre, le K.G.B. a suivi de près sa carrière. Quand elle atteint le zénith, il entre en scène et exerce sur elle un chantage. Ou elle livre les secrets du C.N.R.S., ou sont exposées sur la place publique ses turpitudes dans le bordel S.S. Anne Szargaty éprouve une grande honte de ce passé. Quoi, alors qu’elle se soumettait à la lubricité des nazis, des juifs mouraient dans les chambres à gaz ? Vous voyez le genre de sentiments qu’elle ressentait ? En tout cas, plutôt que le scandale, elle a accepté la trahison. Les années passent. A la suite du putsch de Moscou durant l’été 1991, le K.G.B. se désagrège. L’un de ses cadres supérieurs emporte sous son bras le cahier de passes du camp de Zucholwski et le vend à Téhéran qui, à son tour, exerce un chantage identique sur Anne Szargaty. Vous n’ignorez pas que l’Iran recherche pathétiquement des armes chimiques et bactériologiques afin de prendre sa revanche sur l’Irak après une guerre de huit ans. Faite comme un rat, Anne Szargaty est forcée de se plier à ce changement d’employeur. Quelques mois s’écoulent et une autre trahison se produit. Cette fois, c’est un ancien général du Chah rallié aux ayatollah qui passe avec armes et bagages au service de Tripoli. Naturellement, ce fameux cahier de Zucholwski, il l’a dans son attaché-case car il vaut une fortune. Les Libyens jubilent et Anne Szargaty est obligée d’accepter ces nouveaux maîtres. Elle ne peut rien faire. Dans l’intervalle, Téhéran, furieux, réussit à faire abattre l’ancien suppôt du Chah et...
  
  - C’est vous qui vous en êtes chargé ? coupa Coplan.
  
  Sheegar baissa modestement le regard.
  
  - C’est moi. Après tout, les traîtres aussi doivent mourir jeunes.
  
  - Avec l’aide de Florence Lacour et de Jean-Luc Provost ?
  
  - En effet.
  
  - Téhéran possède ses propres services Action. Pourquoi avoir recours à vous ?
  
  - Une franchise pour brouiller les pistes.
  
  - Ensuite ?
  
  - Le contrat donné par les Iraniens prévoit qu’Anne Szargaty soit éliminée également. Téhéran ne peut supporter l’idée que Tripoli ait mis la main sur une scientifique de haut niveau susceptible de l’aider à faire un bond en avant dans le domaine des armes chimiques et bactériologiques.
  
  - Et, pour cette exécution, vous aviez besoin des services de Jory Mulligan pour remplacer Jean-Luc Provost parce que ce dernier a mystérieusement disparu ?
  
  - Tout à fait exact.
  
  - A Dallas, c’est vous qui opériez ?
  
  L’Américain sursauta. Visiblement, il ne s’attendait pas à cette question qu’il tenta d’éluder :
  
  - A Dallas ? Quoi, à Dallas ?
  
  - Le 22 novembre 1963.
  
  Le visage de Sheegar se fripa. Par une pirouette, il se sortit de ce mauvais pas :
  
  - Les médecins m’ont assuré que je souffrais d’une grave lacune génétique et organique. Voyez-vous, quand ma mère m’a mis au monde, mon crâne a heurté le forceps, si bien que la partie de mon cerveau où se loge la mémoire a été endommagée. De ce fait, je suis incapable de me souvenir d’un événement qui se situe au-delà de vingt-cinq ans. Calculez. Nous sommes en 1992. 1992 moins 25 égale 1967. Vous me parlez de 1963. Hélas, trois fois hélas, ma mémoire, comme le jure le corps médical, est incapable de remonter jusque-là !
  
  - Votre mémoire est-elle capable de remonter jusqu’à Katharyne Karlo qui a disparu de Hollywood en 1963 ? contra durement Coplan.
  
  Sheegar pâlit affreusement. Coplan ne poussa pas son avantage. Les implications américaines de l’affaire ne l’intéressaient plus. Déjà, il envisageait de convoquer Mark Dovnik à Bangkok. A l’officier de la C.I.A. de se débrouiller avec son captif.
  
  - L’étang, près de Reims ? reprit Coplan.
  
  Sheegar récupérait son calme habituel après que son teint se fut recoloré. Une moue méprisante ourla sa lèvre inférieure.
  
  - Ce politicien menaçait de tout révéler au sujet d’Anne Szargaty. Il fallait l’éliminer.
  
  - Là encore, avec l’aide de Jean-Luc Provost et de Florence Lacour ?
  
  - Oui.
  
  - Comment était-il au courant des agissements de cette femme dans le bordel S.S. ?
  
  - Peut-être une indiscrétion de Tripoli. Ces gens-là ne sont pas sérieux. En tout cas, je ne peux le savoir puisque moi je travaille pour Téhéran.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  
  
  
  Coplan devina que, par honte de son passé dans les bras des soldats et des sous-officers S.S., Anne Szargaty, au fil des années, avait décidé de se forcer à enlaidir. A moins que ce ne soit le milieu austère des scientifiques qui ait déteint sur son physique et qui ait dessiné cette silhouette informe, à la fois puzzle de rondeurs et d’angles aigus ? Qui ait habillé de grisâtre ce visage aux traits mornes et défunts ? Qui ait choisi ces vêtements ternes et démodés ? Qui ait cerclé de fer les yeux fanés ?
  
  Par punition, était-ce un rejet de son propre corps ? Avait-elle choisi de ne vivre que par son merveilleux cerveau ?
  
  La lèvre durcie, elle écoutait Tourain débiter son interrogatoire :
  
  - Le camp de Zucholwski, vous vous souvenez ?
  
  - Comment aurais-je pu oublier ?
  
  - Personne n’a oublié. Ni Moscou, ni Téhéran, ni Tripoli.
  
  Une pâleur mortelle envahit le visage de la femme âgée. Puis elle secoua la tête, comme assommée par un coup violent. Alors, elle jeta un châle sur ses épaules, regarda à travers la vitre mouillée par la pluie, se ravisa et enfila un imperméable vieilli et fatigué.
  
  - Allons-y, invita-t-elle d’une voix sèche.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par PURE TECH CORPORATION 23, rue Suffren à Pondichéry, Inde et achevé d’imprimer en mai 1992 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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