Attablée dans un coin de la terrasse couverte d’un petit café proche de l’avenue George-V, Monique Fallain suivait d’un œil distrait les promeneurs qui arpentaient les Champs-Élysées. En cette matinée de la mi-janvier, le ciel gris et maussade qui pesait depuis des semaines et des semaines sur Paris paraissait plus que jamais immuable.
Pour calmer l’impatience secrète qui la tenaillait, la jeune femme alluma une cigarette. Puis, appelant le garçon, elle lui demanda l’heure, commanda un café.
Son troisième café en un peu moins d’une heure.
« Exactement ce qu’il me faut pour apaiser ma nervosité, pensa-t-elle avec une pointe d’amertume à l’égard d’elle-même. Mais tant pis ! Cette journée n’est pas une journée comme les autres. »
En apparence, pourtant, elle semblait parfaitement détendue, décontractée, désœuvrée, et seul un observateur attentif aurait pu déceler cette tension intérieure qu’elle ne parvenait pas à maîtriser.
Un jeune type qui venait d’entrer lui jeta un regard au passage, s’arrêta, reluqua ses jambes et ses genoux avec une insistance plutôt cavalière. Il devait avoir une vingtaine d’années, portait un veston sport en tweed brun, un pull noir à col roulé, et il affichait une assurance qui confinait à l’effronterie.
Esquissant un sourire de « joli-garçon -habitué - à - parler - aux - filles », il s’installa tranquillement à la petite table qui se trouvait près de celle de Monique, s’accouda.
- Je cherche des beautés dans votre genre pour un film publicitaire, lui glissa-t-il d’une voix feutrée, vaguement condescendante. Si cela vous intéresse...
Monique toisa l’intrus d’un air glacial, détourna la tête.
L’autre, nullement découragé, reprit :
- Donnez-moi votre numéro de téléphone, je vous appellerai ce soir, entre neuf et dix heures. D’ici là, vous aurez peut-être envie de tenter votre chance. C’est une occupation agréable... et ça paie bien.
Monique, les yeux tournés vers les Champs-Élysées, ignora ostensiblement l'entreprenant bonhomme. Celui-ci haussa les épaules, se leva, se dirigea vers le bar.
Pendant dix minutes, assis sur un des tabourets du comptoir, il continua à observer la jeune femme tout en bavardant à mi-voix avec le barman.
- Parole, marmonna le barman, je ne l’ai jamais vue dans le secteur.
- Une touriste, tu crois ? Ces cheveux blonds et ce buste... Suédoise ou Danoise, non ?
- En tout cas, elle parle le français comme toi et moi.
- Un chouette morceau. A poil, elle doit être formidable... Rarement vu des jambes et des genoux aussi sexy...
- Pas l’air marrante, susurra le barman.
- M’en fous. J’ai d’ailleurs un faible pour les déesses boudeuses et les nanas aux yeux d’iceberg.
- Bon, t’excite pas. Voilà son Jules.
Effectivement, un solide gaillard d’une bonne trentaine d’années, vêtu d’un imperméable mastic, prenait place en face de la jeune femme.
- Je suis terriblement en retard, dit l’arrivant sur un ton pas du tout contrarié.
Monique faisait de son mieux pour conserver une expression impassible, mais ses yeux bleus trahissaient une inquiétude indéniable.
- Eh bien, quelles sont les nouvelles ? questionna-t-elle tout bas.
Il la dévisagea longuement, arbora un sourire.
- Impatiente de connaître le verdict ? ironisa-t-il.
- Ben dame, c’est assez naturel, non ? Sans compter qu’il y a une heure et demie que je poireaute ici.
- Vous n’avez pas changé d’avis ?
- Quelle question ! fit-elle, agacée.
- Je reconnais que c’est une question idiote, admit-il avec bonhomie, mais je suis obligé de vous la poser.
Il consulta sa montre-bracelet.
- Vous avez encore vingt minutes pour réfléchir et pour revenir sur votre décision, précisa-t-il posément.
- Si cela vous amuse de me faire marcher, soupira-t-elle.
- Mais pas du tout. C’est très sérieux.
D’abord incrédule, elle eut soudain un bref accès d’hilarité. Son rire fut discret fugace, vite effacé. Mais, l’espace d’une seconde, elle avait été comme métamorphosée : son visage morose s’était éclairé, ses yeux avaient pétillé, l’arc de sa bouche avait eu quelque chose de très juvénile. A cet instant-là, on avait pu se rendre compte qu’elle n’avait que vingt-quatre ans et qu’elle possédait en elle une réserve extraordinaire de vitalité.
De nouveau assombrie, elle murmura en baissant les yeux vers la cigarette qu'elle venait d’allumer :
- Il y a six mois que ma décision est prise. Je ne vois vraiment pas pourquoi je changerais d’avis maintenant.
- Je vais vous expliquer notre point de vue et vous allez comprendre. En fait, il s’agit pour vous de prendre le virage décisif... Si vous n’êtes pas tout à fait sûre de vous, nous pouvons encore revoir le problème et vous accorder un nouveau délai. Nous pouvons même, éventuellement, en rester là et passer l’éponge sur tout ce qui s’est passé depuis huit mois. Bref, si vous faites machine arrière maintenant, c’est sans importance et cela n’entraînera aucune conséquence. Par contre, si nous poussons les choses plus loin, ce ne sera plus pareil.
- Si j’ai bien saisi, vous me laissez l’initiative ?
- Oui, pour la toute dernière fois.
- Dois-je en conclure que mes résultats étaient acceptables ?
- Ils l’étaient. La commission a émis un avis favorable.
- Enfin, une bonne nouvelle, marqua-t-elle avec soulagement. C’est par sadisme que vous m’avez fait languir ?
- Je vous l’ai déjà dit, j’exécute les ordres.
Le garçon s’était approché pour prendre la commande. Monique redemanda un café, il demanda un Cinzano.
Le jeune type des films publicitaires traversa la terrasse couverte pour gagner la sortie. Avant de pousser la porte, il lança un ultime regard d’invite à l’adresse de Monique. Elle fit semblant de ne pas le voir.
- Ce minet qui vient de sortir m’a fait des propositions pendant que je vous attendais, murmura-t-elle en désignant le quidam qui s’éloignait. Il m’offrait un job dans le cinéma publicitaire.
- Ah oui ?... Cela prouve qu’il a du flair. Vous êtes irrésistible en bikini.
- Qu’en savez-vous ?
- Je parle en connaissance de cause. Vous feriez le succès de n’importe quel produit... J’ai eu l’occasion de jeter un coup d’œil sur les photos que contient votre dossier.
- J’y penserai si je me trouve un jour en chômage, promit-elle, railleuse.
- N’ayez crainte, nous y penserons pour vous, répliqua-t-il sans rire.
Quelques minutes plus tard, ils quittaient le café.
- Nous allons prendre un taxi, décida-t-il.
- Où allons-nous ?
- Chez votre nouveau patron. Moi, mon rôle est terminé.
- Vous n’allez plus vous occuper de moi ?
- Non. Le travail actif, réel, ce n’est pas mon domaine. Je ne m’occupe que des stagiaires du centre de formation. Dans un quart d’heure, vous serez prise en charge par votre protecteur.
- Dommage. J’aurais bien aimé travailler avec vous, faire équipe avec vous.
- Ne vous désolez pas. Je suis convaincu que mon remplaçant vous plaira. C’est un homme sympathique, charmant, et qui connaît admirablement son affaire.
Ils montèrent dans un des taxis qui stationnaient en file au milieu des Champs-Élysées.
Lorsqu’ils descendirent du taxi, à l’entrée de la rue de Passy, Monique demanda :
- Mon nouveau patron a ses bureaux dans ce quartier ?
- Il n’a pas de bureaux. C’est à son domicile privé qu’il nous attend... C’est à deux pas d’ici, dans la rue Raynouard.
Monique ne fut donc pas surprise quand ils s’arrêtèrent devant la façade discrète d’un immeuble vieillot et bourgeois qui portait le numéro 172 bis.
- C’est au deuxième étage, dit-il en appuyant sur un des boutons de cuivre de la sonnerie.
Monique, cédant à une curiosité bien légitime, se pencha pour lire les noms qui figuraient en face des quatre boutons superposés. Le rez-de-chaussée était occupé par un militaire, le général Edmond de Talloy ; il n’y avait pas de nom à la sonnerie du premier étage ; l’habitant du deuxième se nommait Francis Coplan. Quant au locataire du troisième et dernier étage, il s’appelait Émile Jaillaud.
Dès qu’elle aperçut l’homme qui les attendait sur le palier du deuxième, Monique se sentit rassurée. Il était grand, athlétique, dans la pleine force de l’âge ; son visage énergique, un peu rude mais ouvert, inspirait confiance.
Il tendit la main, se présenta :
- Francis Coplan. Soyez la bienvenue.
Puis, au collègue qui avait accompagné la jeune femme :
- Mes amitiés au colonel Sirand. Dites-lui que je prendrai le plus grand soin de la précieuse marchandise qu’il veut bien me confier. Au revoir, Moriel, et merci.
Moriel, dont la mission prenait fin, posa sa main sur l’épaule de la jeune femme :
- Bonne chance, Monique. N’oubliez pas la consigne : si nous nous rencontrons un jour par hasard, vous ne me connaissez pas, je ne vous connais pas. Tchau, Coplan !...
Il fit demi-tour et s’en alla.
En le voyant partir, Monique eut comme une espèce de pincement au cœur qui l’étonna elle-même.
Coplan, qui l’observait, murmura :
- Son départ vous donne le trac ?
- Non, pas du tout. Mais je m’avise à l’instant que c’est le seul homme que j’aie pu fréquenter tous les jours pendant huit mois sans qu’il me fasse des avances.
Coplan eut un sourire ironique :
- Il ne faut pas lui en vouloir, c’est la déformation professionnelle. Nous avons appris à cacher notre jeu, mais nous n’en pensons pas moins.
- Mais je ne lui en veux pas ! se récria-t-elle. Au contraire, je n’en ai que plus d’estime pour lui.
- Vraiment ?
Il introduisit la visiteuse dans une salle de séjour qui donnait sur la rue. La pièce était claire, spacieuse, meublée avec sobriété mais confortablement.
- Asseyez-vous, dit-il en lui désignant un fauteuil. Vous êtes ici chez vous. Plus exactement, chez moi.
C’était un mensonge.
Cet immeuble appartenait au Service. Le locataire du rez-de-chaussée et du premier étage, le général de Talloy, soi-disant propriétaire de la maison, était un officier en retraite. En réalité, Edmond de Talloy était non seulement l’homme de paille du S.D.E.C. mais un collaborateur actif de cet organisme. Et la bâtisse, truquée comme les coulisses d’un théâtre, était équipée comme une véritable station d’observation. Des postes de guet permettaient de surveiller la rue, de photographier les passants, d’épier les voitures en stationnement dans les parages. De plus, tout un système de portes camouflées, de meubles à fond coulissant, d’appareils d’écoute et d’enregistrement, de miroirs transparents et de tableaux trafiqués complétait l’outillage qui faisait de la bicoque, en dépit de son aspect inoffensif et paisible, un merveilleux instrument à usages multiples que le Service exploitait en cas de nécessité.
Plus d’une fois déjà, au cours de sa carrière, Coplan avait provisoirement élu domicile en ce lieu. Avec profit, neuf fois sur dix (Voir: «Les astuces de Coplan»).
Il se laissa choir dans un fauteuil, près de la jeune femme.
- Alors ? attaqua-t-il avec bonne humeur. Vous avez fait le grand saut et vous êtes prête à commencer votre noviciat ?
- Oui, acquiesça-t-elle en soutenant sans broncher le regard scrutateur que son interlocuteur dardait sur elle.
- Résumons la situation, reprit-il en s’installant plus confortablement dans son fauteuil. Vous vous appelez Monique Fallain, vous avez vingt-quatre ans, vous parlez couramment l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Vous avez vos deux bachots, vous êtes jolie, en bonne santé, et vous avez suivi d’une manière satisfaisante le stage d’instruction du Service. Nous sommes d’accord ?
- Oui.
- Je vous signale tout de suite que c’est à peu près tout ce que je sais de vous. Ce matin, en m’éveillant, j’ignorais encore votre existence. Il n’était pas loin de dix heures quand un messager m’a apporté votre dossier d’engagement et une lettre de la direction m’annonçant que j’étais chargé de parrainer vos débuts. Il paraît qu’on me remettra votre fiche signalétique et votre curriculum en fin de journée. De toute façon, nous aurons largement le temps de faire plus ample connaissance... Quel genre de fille êtes-vous ?
- Que voulez-vous dire ?
- Si vous aviez à vous décrire en deux phrases, comme on décrit un personnage secondaire dans un roman, comment le feriez-vous ? Je ne parle évidemment pas de votre personnage physique ; je l’ai sous les yeux et je constate que vous êtes très jolie, soit dit en passant. Plus je vous regarde, plus je m’en rends compte. Mais je voudrais que vous me parliez de votre personnalité morale.
Un peu décontenancée, Monique hésita :
- C’est une question difficile que vous me posez là.
- Pourquoi ? On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Et vous me paraissez mieux placée que quiconque pour vous connaître, non ?
« Décidément, songea Monique, cet homme est plus impressionnant que je ne l’avais cru de prime abord. »
Ses yeux gris qui la couvaient dégageaient un magnétisme étrange, assez intimidant, et ils allaient encore plus droit au but que ses paroles. En ce moment même elle en était sûre (car elle le sentait d’une manière presque palpable), ce regard la déshabillait, la dépouillait, la jaugeait avec une agressivité virile aussi franche qu’irrésistible.
- Eh bien, voilà... commença-t-elle. Si j’avais à me dépeindre en quelques mots, je dirais que je suis beaucoup plus vieille que mon âge, très renfermée, assez désagréable en société, totalement dépourvue d’illusions sur la vie et sur l’espèce humaine, foncièrement déçue par les possibilités de l’existence.
Coplan ne put s’empêcher de rire.
- Le portrait n’est pas engageant, émit-il. Vous êtes définitivement pessimiste, en somme ?
- Je suis lucide.
- Et sur le plan sentimental ?
- Absolument dépourvue de romantisme.
- Quelle est votre définition personnelle de l’amour ?
La réponse fusa aussitôt, catégorique :
- Un mirage suscité par l’instinct de reproduction.
- Vierge ?
- Non.
- Portée sur la chose ?
- Pas du tout.
- Excusez ma brutalité, mais je crois qu’il est préférable de déblayer le terrain une fois pour toutes. Pour vous guider à bon escient, il est indispensable que je connaisse vos penchants intimes. Naturellement, si vous ne tenez pas à me répondre, libre à vous.
- Vos questions ne me choquent pas.
- Vous avez eu beaucoup d’amants ?
- J’ai eu des rapports sexuels avec neuf partenaires masculins. La première fois, j’avais dix-neuf ans. La dernière fois, c’était juste avant de commencer mon stage de formation. Depuis lors, j’ai vécu en circuit fermé, forcément. Il y a donc environ dix mois que je n’ai plus fait l’amour, et je m’en trouve très bien.
- Cette question-là mise à part, vous aimez que les hommes vous fassent la cour ?
- Plus maintenant. Il y a quatre ou cinq ans, oui, cela me plaisait. Toutes les jeunes filles adorent qu’on s’intéresse à elles... Vous voulez savoir si je suis une allumeuse ?