Kenny Paul : другие произведения.

Coplan sème la panique

Самиздат: [Регистрация] [Найти] [Рейтинги] [Обсуждения] [Новинки] [Обзоры] [Помощь|Техвопросы]
Ссылки:


 Ваша оценка:

  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Les bravos éclatèrent avant même que l’orchestre eût joué les dernières mesures du finale. Sur l’immense scène de la grande salle du Palais de Chaillot, les danseurs de la troupe soviétique restèrent figés dans leur attitude alors que le rideau tombait. Enthousiasmés par le brio étourdissant des artistes et par la beauté du tableau, les spectateurs s’étaient levés pour applaudir à tout rompre. Une clameur chaleureuse succéda aux ultimes accords des cuivres.
  
  Le rideau se rouvrit : à présent, groupés face au public, les danseurs, encore essoufflés et ruisselants de sueur sous leur maquillage, s’inclinèrent avec ensemble. L’intensité des bravos redoubla, fut accompagnée par un martèlement de talons et par des cris traduisant la sincère admiration de la foule.
  
  Sur le plateau, parmi ses camarades, Oleg Nekrassov salua derechef. Chez lui, le bienheureux sentiment de triomphe qui récompense les artistes au terme d’une exhibition réussie n’était pas sans mélange, car une sourde appréhension le tenaillait à l’approche du moment décisif.
  
  A cinq reprises, et chaque fois sommé par d’infatigables salves d’applaudissements, le rideau s’écarta sur les acteurs du Groupe Folklorique de Moscou. Leurs costumes aux couleurs vives resplendirent sous les faisceaux des rampes et des projecteurs, puis la lumière s’alluma dans la salle tandis qu’elle s’atténuait sur la scène. Les lourds plis de velours se rejoignirent, coupant définitivement les artistes du public.
  
  Alors, un prodigieux remue-ménage régna sur le podium : tandis que des spectateurs privilégiés émergeaient des coulisses pour venir congratuler les vedettes masculines et féminines, les artistes de second rang échangèrent leurs impressions ou s’égaillèrent vers leur loge, entre les accessoiristes et les machinistes qui se précipitaient pour dégarnir la scène de ses décors.
  
  C’était le moment qu’avait attendu Nekrassov depuis trois jours. Les « accompagnateurs », qui suivaient la troupe dans tous ses déplacements et qui veillaient à ce que ses membres ne commettent pas d’incartades en pays capitaliste, ne pouvaient exercer leur surveillance partout à la fois, pendant la dizaine de minutes après la fin de la représentation. Surtout lorsque celle-ci était la dernière, dans une capitale comme Paris, et quand diverses personnalités françaises et étrangères rencontraient sur le plateau des attachés de l’ambassade soviétique.
  
  L’estomac noué, Nekrassov se dirigea d’un pas naturel vers les coulisses. Au lieu de regagner sa loge, il se rendit aux toilettes où, d’ailleurs, deux ou trois collègues l’avaient précédé. Après une courte halte, il en ressortit, bifurqua dans un couloir menant au magasin d’habillement. Empruntant alors un escalier qui conduisait au sous-sol, il alla chercher la gabardine qu’il avait suspendue à un clou pendant le dernier entracte.
  
  Elle s’y trouvait encore, Dieu merci... Il aurait suffi qu’un des employés du Palais de Chaillot la changeât de place pour que son plan fût compromis. Le danseur enfila rapidement sa gabardine tout en poursuivant son chemin.
  
  Les nerfs contractés, il atteignit une porte de fer donnant sur les jardins du Trocadéro. Le battant s’ouvrit et Nekrassov déboucha à l’air libre. Par un sentier latéral, il se hâta vers une avenue toute proche.
  
  Bien qu’assuré désormais du succès de sa tentative, il n’était pas submergé par l’ivresse de la liberté. Maintenant qu’il déambulait seul dans cette ville étrangère, en sachant qu’il venait de couper tous les ponts avec ses camarades, avec son pays natal et le monde communiste, il éprouvait subitement une étrange sensation de nostalgie. Mais sa raison se révolta contre cette inexplicable faiblesse. Il releva son col, enfonçai ses poings dans ses poches, lança de part et d’autre un regard inquisiteur lorsqu'il atteignit le trottoir de l'avenue.
  
  L’air froid de la nuit le fit frissonner : la transition avec l'air surchauffé de la salle et la frénésie de sa dépense physique dans la dernière scène était trop brutale.
  
  D'un geste, il intercepta un taxi. En s’engouffrant dans la voiture, il jeta au chauffeur, d’une voix enrouée :
  
  - Commissariat de police...
  
  Le conducteur, aussi intrigué par le maquillage que par l’accent et la destination de ce singulier client, lui décocha un coup d'œil en biais puis, philosophe, il abaissa son drapeau et embraya.
  
  Quelques minutes plus tard, il stoppa devant l’entrée du commissariat du XVIème arrondissement. Nekrassov lui fourra un billet dans la main. Sans attendre la monnaie, il actionna la poignée de la portière, descendit du taxi, pénétra dans l’édifice.
  
  Un gardien de la paix l’interpella :
  
  - Que désirez-vous ?
  
  Le Russe eut une expression teintée d’embarras. Il extirpa un carnet et une enveloppe de sa poche intérieure et articula tout en les tendant à l’agent de police :
  
  - Pas... parler français. Asile... Protection.
  
  Les oreilles du représentant de l’ordre bougèrent. Machinalement, il accepta les papiers que lui offrait le visiteur, et il comprit sur-le-champ de quoi il s'agissait. Du moins, il le crut.
  
  Il fit entrer le particulier dans la permanence, l’invita à s’asseoir. Ensuite, il déclara au brigadier :
  
  - Ce type dit qu’il demande protection... Ce doit être un étranger, évadé tout droit du Palais de Chaillot.
  
  Le brigadier fronça les sourcils, haussa un peu le buste pour regarder l'individu en question par-dessus le comptoir. Son diagnostic rejoignit celui du planton.
  
  - Probable, opina-t-il en s’emparant à son tour du livret et du pli. Laissez, je vais m’occuper de lui.
  
  
  
  
  
  Le lendemain après-midi, le Vieux rajusta ses lunettes pour fixer Francis Coplan quand ce dernier fut entré dans son bureau, puis il prononça d’un air ennuyé :
  
  - J’aurais préféré ne pas devoir faire appel à vous pour une bêtise pareille, mais le fait est que je n’ai personne d’autre sous la main. Enfin, je pense que ça ne vous prendra qu’une heure ou deux...
  
  En complet gris foncé de bonne coupe, la blancheur de sa chemise soulignée par une cravate bleue d’une sobre élégance, Coplan eut un geste détaché pour apaiser les scrupules apparents de son chef.
  
  - Mes loisirs s’éternisent tellement que j'en suis presque aux mots croisés. Qu'y a-t-il pour votre service ?
  
  Comme il était rentré de mission l’avant-veille, l’affabilité de ses propos devait dissimuler une certaine dose d’ironie, mais le Vieux n’en décela pas la moindre trace sur son visage ouvert, et il bougonna :
  
  - Les gens de la D.S.T. ont recours à nous pour des futilités, comme si nous n’avions pas d’autres chats à fouetter... De plus, ils ne manquent pas d’interprètes et ils doivent tout de même être de taille, j’imagine, à retourner un type sous toutes ses coutures pour voir ce qu’il a dans le ventre.
  
  Il haussa les épaules avec agacement, repoussa le dossier qu’il étudiait avant l’entrée de Coplan et qui n’avait aucun rapport avec l’objet de sa convocation.
  
  - Asseyez-vous, je vais vous expliquer l’histoire en deux mots, reprit-il en se disposant à bourrer une pipe pendant cet intermède.
  
  Coplan s’installa aussi confortablement que si l’entretien devait durer tout l’après-midi. Ses yeux clairs ne traduisirent ni intérêt ni contrariété. Il savait par expérience que les préambules du Vieux n’anticipaient jamais sur l’importance réelle d’un travail quelconque et qu’il n'y avait donc pas lieu de se fier au dédain qu’il affichait.
  
  - La nuit dernière, commença le fonctionnaire après avoir aspiré deux bouffées, un nommé Oleg Nekrassov a, comme on dit, choisi la liberté. Dans la pratique, ça signifie naturellement qu’on l’a fourré au bloc et qu’il a été mis sur la sellette pendant des heures.
  
  Coplan acquiesça d’un battement de paupières. Le Vieux tapota le fourneau de sa pipe contre le rebord du cendrier afin d’en faire tomber quelques brins de tabac qui risquaient de choir sur son costume, puis il poursuivit :
  
  - Ce Nekrassov est un des danseurs de la troupe de Moscou en tournée dans les capitales d’Europe, et qui a tenu l’affiche au Palais de Chaillot pendant une huitaine de jours. Cela, c’est positif, bien établi. Le gars s’est débiné après la chute du rideau, est arrivé au commissariat du XVIème et a spontanément présenté son passeport. Il y avait joint un court message en français disant en substance : « Acceptez-moi comme réfugié politique, ma vie est menacée. » La formule traditionnelle des ressortissants de l’Est qui, pour un motif ou un autre, veulent s’introduire en France sans visa. Interrogé plus tard à la D.S.T. sur les raisons de son acte, Nekrassov a déclaré que, sans être anticommuniste, il refusait de se plier à certaines exigences des autorités soviétiques et qu’une telle attitude l’exposerait tôt ou tard à de graves périls.
  
  - Le baratin classique, commenta Francis.
  
  - ... Et habituellement incontrôlable, renchérit le Vieux. La plupart du temps, le type n’est qu’un banal aventurier désireux de changer d’air et n’ayant d’ailleurs pas d’autre ressource pour s’établir de l’autre côté du Rideau de Fer. Fidèles à nos principes d’hospitalité, nous fermons généralement les yeux et nous autorisons le quidam à séjourner sur notre territoire. Mais voilà : Nekrassov cherche-t-il à se faire valoir ou est-il sincère ? La D.S.T. l’ignore. Toujours est-il qu’il prétend détenir des renseignements susceptibles d’intéresser les Services Spéciaux français et qu'il est prêt à les livrer dès qu’il aura reçu l’assurance qu’il pourra vivre ici avec de nouveaux papiers d’identité.
  
  Une grimace dubitative plissa les lèvres de Coplan.
  
  - Peu de chances que ce soit sérieux, supputa-t-il à mi-voix.
  
  - C’est aussi mon avis, maugréa le Vieux. J’ai demandé à la D.ST. pourquoi on ne l’avait pas pressé de vider son sac, au lieu de nous appeler à l’aide. Il paraît qu’on a essayé, mais que Nekrassov a refusé de divulguer quoi que ce soit devant un interprète : il réclame un entretien seul à seul avec un personnage compétent, apte à saisir l’intérêt de ses révélations et bien au courant des affaires intérieures soviétiques. Il n’a pas démordu de cette position en dépit de tous les arguments et des moyens d’intimidation utilisés par les inspecteurs. Alors, j’ai pensé à vous.
  
  Coplan questionna :
  
  - Où est-il détenu ?
  
  - Rue des Saussaies, provisoirement.
  
  - Bon, j’y vais, dit Francis en se levant. Si le type est un plaisantin, je rentrerai chez moi et je vous passerai un coup de fil. Dans le cas contraire, je reviendrai ici.
  
  - Bonne soirée, souhaita le Vieux, indiquant par ce raccourci qu'il ne se faisait guère d’illusions sur l’issue de l’interrogatoire.
  
  
  
  Coplan prit un taxi. Il était relativement surpris de ne pas devoir sauter dans un tram ou dans un avion. Pour une fois, le Vieux ne lui avait pas doré la pilule.
  
  Vers 3 heures et demie, Nekrassov fut amené dans un bureau où se tenait un homme élégant et de haute stature qui lui adressa d’emblée la parole en russe.
  
  Débarrassé de son maquillage, mais encore vêtu de son costume de scène - blouse de soie serrée à la taille, culotte bouffante et bottes rouges – le danseur était un bel athlète d’une trentaine d’années. Son expression soucieuse se détendit.
  
  - Vous appartenez au S.R. français ? s’enquit-il aussitôt.
  
  - Disons que je le représente, rectifia Coplan, assez froid. Pourquoi désiriez-vous entrer en contact avec un Service spécial ?
  
  Nekrassov sourit.
  
  - Je n’y tiens pas tellement... Mais si votre pays m’accorde le droit d’asile, je considère comme la moindre des choses de le payer en retour par une politesse.
  
  Il était calme, sûr de lui, nullement servile. Néanmoins, posant sur lui un regard glacé, Coplan s’abstint de le pousser dans la voie des confidences. Il voulait d’abord jauger le bonhomme.
  
  S’apercevant de l’examen que lui faisait subir son interlocuteur, Nekrassov remua les épaules.
  
  - Je suis un transfuge, mais pas un traître, précisa-t-il en fixant Coplan droit dans les yeux. Ne vous figurez pas que l’ai l’intention de vendre certains secrets ou de nuire à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Non... Mettons que je veuille vous faire un petit cadeau en échange du permis de séjour.
  
  Coplan arbora un scepticisme sarcastique.
  
  - Votre attention me touche profondément, mais je doute qu’un chorégraphe puisse nous apprendre quelque chose d’original dans un domaine autre que celui de la danse, persifla-t-il. Nous possédons de bonnes sources d’information.
  
  Nekrassov ne broncha pas.
  
  - Libre à vous de ne pas tenir compte de mon offre, si vous estimez pouvoir vous en passer. Moi, ce qui m’importe, c’est que vous ne me remballiez pas en U.R.S.S.
  
  Un cinglé - ou même un naïf - n’aurait pas manqué d’insister sur l’importance capitale des tuyaux qu’il apportait, mais le Russe ne cherchait visiblement pas à se faire valoir.
  
  Après un instant de réflexion, Coplan prononça :
  
  - En somme, vous n’êtes pas anticommuniste, vous êtes patriote, vous êtes un des favorisés du régime puisque vous voyagez constamment à l’étranger, et cependant vous ne voulez plus rentrer chez vous. Pourquoi, exactement ?
  
  Railleur, il ajouta :
  
  - Vous avez des ennuis conjugaux ?
  
  Hésitant, Nekrassov le regarda longuement avant de répondre. Puis, croisant les bras, il dit d’une voix sourde :
  
  - Je tiens à ma peau et à ma liberté, ni plus ni moins. Je n’ai pas voulu parler devant des inspecteurs de police qui me questionnaient par l’intermédiaire d’un interprète venu je ne sais d’où. Avec vous, c’est différent : je suis certain que mes déclarations ne filtreront pas dans la presse. En réalité, sous le couvert de ma profession de danseur, j’étais un agent de liaison du Razvedroup.
  
  Coplan puisa son étui à cigarettes dans sa poche intérieure, appuya sur l’onglet.
  
  - Admettons... Cela explique d’autant moins votre attitude, murmura-t-il en insérant une Gitane au coin de sa bouche. Dans cette situation, on ne se fourre pas délibérément dans les pattes de la police.
  
  - Parfois, cette solution-là est la moins mauvaise, rétorqua Nekrassov. J’ai préféré m’en tirer de cette façon avant qu’il ne m’arrive une catastrophe. Et elle me pendait au nez, tôt ou tard.
  
  - Tous ceux qui s’engagent dans cette voie le savent avant de commencer, fit valoir Coplan après avoir rabattu le capot de son briquet. Qu’est-ce qui vous a soudain démoralisé ?
  
  Il désigna un fauteuil au Russe, s'assit d’une fesse sur le rebord du bureau.
  
  - On a essayé de me descendre en Suède et j’ai failli me faire écraser par une voiture à Paris, répondit Nekrassov. Comme les déplacements de ma troupe sont annoncés partout, il n’est pas difficile de retrouver ma trace.
  
  - Raison de plus, si vous étiez grillé, pour rentrer dare-dare en U.R.S.S., objecta Coplan d’un ton affable. Vous pourriez difficilement trouver un meilleur refuge.
  
  - Peut-être, admit Nekrassov. A condition toutefois que je sache qui a voulu m’abattre et pourquoi. Or je n’en ai pas la moindre idée. Si un service de contre-espionnage européen m’avait repéré, il m’aurait arrêté... ou placé sous surveillance. Il n’aurait pas tenté de me liquider.
  
  - Vous croyez que ces deux attaques ont été dirigées contre vous par des compatriotes ? s’informa Coplan.
  
  - Je n’en sais strictement rien, avoua Nekrassov. Je n’exclus pas cette hypothèse, puisque je ne suis pas à même d’en formuler une qui tienne debout.
  
  Il s'exprimait sans excitation, lucidement, en homme aux prises avec un problème insoluble mais ne songeant pas à impressionner son interlocuteur. Il semblait exposer les faits avec sincérité.
  
  - Si nous entrions un peu dans les détails ? suggéra Coplan. Normalement, votre première réaction aurait dû vous inciter à prévenir votre chef : il vous aurait retiré du circuit et envoyé dans une région connue de lui seul. Pourquoi me racontez-vous, à moi, ce que vous lui avez tu ?
  
  Un certain accablement se peignit sur les traits du Russe.
  
  - J'en avais assez, de cette existence, grommela-t-il. Au début, je me suis laissé embarquer parce que cela me paraissait un jeu attrayant et pas trop dangereux ; en marge de mon métier d'artiste, j’accomplissais de temps à autre une mission au profit de mon pays : l’acheminement d'un message ou de microfilms que me remettaient des agents professionnels. Mais, petit à petit, j’ai mieux réalisé les risques auxquels je m’exposais : il suffisait qu’un de ces informateurs soit surveillé pour entraîner mon arrestation et me faire condamner à quelques années de prison. Cette perspective a fini par empoisonner toute ma vie, à gâcher mes satisfactions artistiques et à supprimer les agréments de mes voyages dans le monde. Les attentats que j’ai subis ont fait déborder la coupe.
  
  Bien sûr... Certains êtres ne supportent pas indéfiniment la tension nerveuse qu’imposent les activités clandestines. Et, dans cette branche, on ne démissionne pas.
  
  Coplan eut une mimique compréhensive.
  
  - Bref, résuma-t-il, vous désirez disparaître de la circulation, changer de personnalité, repartir de zéro. Et vous comptez sur moi pour vous y aider ?
  
  - Oui, fit Nekrassov. L’idéal, ce serait même que vous me fassiez passer pour mort : suicide, accident, tout ce que vous voudrez. Je vous le répète : je ne suis pas un ingrat.
  
  Coplan étendit le bras pour secouer sa cigarette au-dessus d’un cendrier.
  
  - Sortez l’atout que vous avez dans la manche, invita-t-il calmement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  - Avant Paris, nous étions en représentation à Stockholm, et le renseignement que je vais vous communiquer ne date donc pas de plus de dix jours, tint à souligner Nekrassov. Je le tiens d'un correspondant spécialisé dans l’énergie atomique et qui, pour ne pas donner prise à d'éventuelles poursuites, ne transmet que des messages verbaux.
  
  - Moyen prudent, mais peu commode pour expédier des nouveautés d’ordre technique, opposa Coplan avec une nuance d’incrédulité.
  
  - Nous sommes en avance sur les Suédois et ce ne sont pas leurs réalisations qui nous intéressent, répliqua Nekrassov. Le rôle de ce correspondant n’est pas celui que vous imaginez et, d’ailleurs, je ne vous en dirai pas davantage là-dessus. Appelons-le Fredrik, pour plus de facilité. On le considère comme une source sérieuse. Lors de notre entrevue, il m’a confié qu’une organisation non identifiée cherchait à obtenir les plans des centrales nucléaires suédoises et qu’il espérait avoir sous peu quelques précisions la concernant.
  
  - Une bonne dizaine de réseaux officiels et privés seraient-ils attelés à la même besogne que ça ne m’étonnerait pas outre mesure, laissa tomber Coplan. Cela ou rien, c'est pareil.
  
  - Attendez, s’impatienta l'agent soviétique. L’essentiel du message de Fredrik consistait à prévenir Moscou que l’activité de cette organisation visait également les centrales russes et françaises, entre autres votre centre de recherches de Saclay et vos installations de Pierrelate.
  
  Un silence s'établit dans la pièce.
  
  Finalement, Coplan demanda :
  
  - C’est tout ?
  
  - Oui.
  
  Au bout de quelques secondes, Coplan écrasa sa cigarette d’un geste décidé. Il fixa Nekrassov et rugit :
  
  - Est-ce que vous vous fichez de moi ? Vous figurez-vous que nous avons besoin d'indications aussi vagues ? Des tas de gens lorgnent du côté de nos installations atomiques et nos dispositions sont prises en permanence pour éviter les curieux. Votre tuyau, c’est du vent !
  
  Interdit, le Russe blêmit.
  
  - Mais..., bégaya-t-il, je suppose pourtant que si un de vos correspondants vous envoyait un renseignement de ce genre, vous en tiendriez compte ?
  
  - D'accord, mais nous saurions quel crédit lui accorder, nous lui demanderions des détails complémentaires, nous tâcherions d’avoir un début de piste. Tandis que votre histoire, elle ne nous est pas plus utile qu’un ragot de concierge.
  
  Nekrassov baissa le front. N’étant pas un spécialiste, mais un simple sous-ordre, une boîte aux lettres ambulante, il n’avait jamais songé aux difficultés d’exploitation d’un renseignement et il avait cru de bonne foi que sa révélation présentait autant d’intérêt pour les Français que pour le Razvedroup.
  
  Coplan, devinant ce qui se passait dans la tête de son interlocuteur, entreprit d’éclairer celui-ci :
  
  - La valeur d’une information dépend, d’abord et avant tout, de son origine. En l’occurrence, l’origine, c’est vous, c'est-à-dire un suspect. Au départ, l’affaire est douteuse. Mais, à l’échelon précédent, l’origine devient déjà moins nébuleuse, et si vous nous permettiez de joindre Fredrik, par exemple, je commencerais à examiner la question de plus près.
  
  Placé devant un dilemme, Nekrassov resta pensif.
  
  Coplan reprit avec fermeté :
  
  - Si vous voulez vraiment nous rendre un service, vous devez m’indiquer la source... Il est bien entendu, et je m’en porte garant, que vous ne serez jamais mentionné si nous entrons en rapport avec Fredrik. D’autre part, nous agirons avec la discrétion voulue pour ne pas le compromettre : ses menées illégales en Suède ne nous importent pas. Notre seul but serait d’élucider si, oui ou non, un réseau d’espionnage atomique a des ramifications sur notre territoire.
  
  Nekrassov releva les yeux.
  
  - Oui.,. Évidemment. C’est régulier, concéda-t-il. Mais si je vous fournis la possibilité de contacter Fredrik, me promettez-vous que, ensuite, je ne serai pas mis sur le gril pour... tout le reste ?
  
  Coplan sourit de façon ambiguë.
  
  - Vous la trouveriez mauvaise si on vous interrogeait sur les personnes que vous deviez rencontrer en France, hein ?
  
  Une grimace maussade du danseur prouva qu’il en convenait.
  
  - Nous verrons ça plus tard, lorsque nous aurons vérifié l’exactitude de vos déclarations, poursuivit Coplan. Comment pouvons-nous atteindre votre agent en Suède ?
  
  
  
  
  
  Il était 6 heures moins dix quand Coplan pénétra dans le sanctuaire du Vieux.
  
  - Alors, votre impression ? questionna ce dernier, plutôt surpris de voir reparaîtra son collaborateur.
  
  - Mitigée, dit Francis. Le type n’est sûrement pas un fantaisiste, ni un mythomane, mais je ne sais trop ce qu’il y a de vrai ou de faux dans son odyssée.
  
  Il rapporta l’entretien qu’il venait d’avoir en le réduisant aux points principaux, dressa un portrait psychologique de Nekrassov et décrivit son comportement pendant la conversation.
  
  - Au total, conclut-il, tout ce qu'affirme cet homme est plausible, mais invérifiable en grande partie. Il n’est pas stupide au point de nous aiguiller sur une voie de garage, alors que nous ne lui demandions rien. Donc, du côté de Stockholm, cela mérite d’être approfondi. En revanche, je n’accepte pas pour argent comptant les motifs qu’il invoque pour justifier son passage à l’Ouest : son appréhension d’être arrêté, les tentatives d’assassinat dont il prétend avoir été l’objet, etc. Il a peut-être quelque chose de grave sur les cornes.
  
  Le menton dans la main, le Vieux maugréa :
  
  - Ou bien il est en service commandé. Les Soviets pourraient avoir inventé ce moyen pour obtenir notre participation sans nous la demander.
  
  - Alors, la piste de Stockholm serait vraiment très sérieuse, avança Coplan. Le nommé Fredrik est, de toute façon, un poteau indicateur à ne pas négliger.
  
  Le Vieux fit la moue.
  
  - Méfiance... Ma tête à couper que c’est un « double ». Un correspondant normal rassemble et envoie de la documentation sur le domaine qui lui est familier, mais il ignore ce qui se trame à l’extérieur de son circuit. Ce Fredrik, au contraire, révèle l'existence d'un réseau parallèle et annonce de plus amples détails, ce qui signifie qu’il s’est infiltré dedans, sans ordres préalables.
  
  - N'empêche... ou tant mieux!
  
  - Vous êtes toujours prêt à vous lancer tête baissée dans une entreprise aléatoire, bougonna le Vieux en secouant la tête. Vous croyez que ce type va vous accueillir à bras ouverts et s’épancher dans votre gilet ? Qu’allez-vous lui raconter, hein ? Que vous tombez de la lune ? Que vous êtes un envoyé plénipotentiaire du Kremlin?
  
  Une étincelle d’amusement brilla dans les prunelles de Coplan.
  
  - Faites-moi confiance.
  
  - Je sais, grinça le Vieux, vous n’êtes jamais à court d’arguments. Mais moi, je n’engage mon personnel qu'à bon escient dans une aventure et je veux tout de même savoir, en premier lieu, si la D.S.T. n’a pas eu vent de certaines manigances autour de Saclay et de Pierrelate. Après tout, c’est son domaine et nous pourrions torpiller sans le vouloir des plans à longue échéance.
  
  Là, il avait pleinement raison, car les maux que peuvent engendrer des actions non concertées sont habituellement irréparables et l’histoire des Services secrets abonde en exemples tragiques dus à un manque de coordination.
  
  - De plus, continua le Vieux sur sa lancée, malgré la maigreur de mes crédits, j’ai un gars à Stockholm et je vais le sonder: s’il a recueilli de vagues échos, trop peu consistants pour m’être transmis, cela renforcera mon désir d’en savoir davantage... Quant à Nekrassov, nous allons le chambrer pendant quelque temps. Vous, revenez me voir après-demain, et profitez-en pour assouvir votre passion des mots croisés.
  
  
  
  
  
  Pendant ces quarante-huit heures, Coplan ne resta pas inactif. Il y avait trop de lacunes dans les propos du danseur russe pour que son esprit ne fût pas stimulé par cette affaire. En outre, les récentes explosions de deux bombes atomiques françaises devaient avoir, immanquablement, polarisé l'attention de certains S.R. amis ou ennemis. Aussi Coplan se mit-il à potasser la question dans des ouvrages spécialisés, afin d’avoir une vue d’ensemble très proche de l’actualité.
  
  De son côté, le Vieux n’avait pas perdu son temps et il le démontra dès que Francis eut ouvert la porte.
  
  - J’ai eu, ce matin, une entrevue avec les chefs de service de la D.S.T. et de la Sûreté Militaire plus spécialement chargés de la protection de nos installations expérimentales, industrielles ou militaires, s’occupant d’énergie atomique. A leur connaissance, ce secteur est propre : pas de fuites, pas de tentatives de corruption, personnel idéologiquement sûr.
  
  - C'est toujours comme ça jusqu'au jour où on découvre le pot aux roses, remarqua Coplan sans s'émouvoir.
  
  - D’accord, ça ne veut rien dire, concéda le Vieux. Mais vous savez pourquoi j’ai provoqué cette réunion... Désormais, nous avons les coudées franches.
  
  - Et quel est le son de cloche du collègue de Stockholm ?
  
  - Néant. Notez qu’il est assez mal placé pour opérer des recoupements : il ne fréquente pas les milieux où ces sujets sont abordés. C’est un père tranquille qui tire la plupart de ses fournitures d’une lecture attentive des journaux et des magazines suédois. Mais, pour en revenir à notre colloque de ce matin, l’opinion des responsables est unanime : s’il est vrai qu’un réseau vise nos centrales nucléaires, ce ne peut être qu’une organisation privée à l’affût de renseignements qui pourraient être vendus à des nations soucieuses de s’équiper d’une façon moderne. Les Russes, les Américains et les Anglais, plus avancés que nous tant sur le plan civil que sur celui des armes, ont bien assez de travail à s’espionner mutuellement.
  
  - Donc, émit Coplan, nos pontifes ne sont pas loin de se désintéresser de la chose ?
  
  - Le fait est qu’ils ne s’affolent pas... Ils sont d’avis de laisser venir.
  
  Coplan resta silencieux. Songeur, il tapota doucement son poing dans la paume de sa main gauche.
  
  - A mon sens, nous ne devrions pas attendre les événements, murmura-t-il en fin de compte. Si les services intérieurs décèlent un jour les activités clandestines d’un réseau - et il n’est pas certain que cela se produise... - ils auront bien du mal à remonter la filière. Alors, ils feront appel à nous, puisque l’organisation a son siège à l’étranger, mais Dieu sait combien de procédés secrets nous auront été chapardés entre-temps. En donnant suite aux indications de Nekrassov, nous nous épargnerions probablement des déboires ultérieurs.
  
  A son tour, le Vieux médita ces paroles.
  
  - Il y a du vrai là-dedans, admit-il. Prévenir vaut mieux que guérir, mais le point de départ me paraît tellement mince... Si nous devions bondir à chaque rumeur, je vous assure que je devrais décupler mes effectifs.
  
  - Nous n’en sommes tout de même pas à un billet d’avion près ? Laissez-moi faire un saut jusqu’à Stockholm, insista Coplan.
  
  Le Vieux le fixa par-dessus ses lunettes.
  
  - Quelle mouche vous pique? s’étonna-t-il. Vous avez envie de vous balader en Scandinavie ?
  
  Coplan ignora les deux questions.
  
  - Le Groupe Folklorique de Moscou a quitté Paris hier matin pour Londres, annonça-t-il en prélevant une cigarette dans son étui. L’ambassade d’U.R.S.S. a-t-elle signalé la disparition de Nekrassov à la police ?
  
  Les sourcils du Vieux se haussèrent imperceptiblement, et il ne répondit pas.
  
  - Non, déclara Coplan lui-même. Je me suis renseigné. Les Russes observent un mutisme complet. Pourquoi ?
  
  Nouveau silence du Vieux.
  
  - Parce que Nekrassov est réellement un agent du Razvedroup et qu’ils croient que nous l’avons coincé, martela Francis. Une des assertions de notre danseur - la principale - se trouve ainsi confirmée. Il est bien « du bâtiment ».
  
  Le Vieux se gratta la joue, marmonna :
  
  - Cet indice, positif j’en conviens, suffit-il à vous édifier sur la valeur de ses confidences ?
  
  - Dans une certaine mesure, oui. Mais il y en a d’autres. Notamment que son tuyau émane de Suède.
  
  - J’avoue que je ne vous suis pas.
  
  Coplan appuya son coude sur son genou, ouvrit sa main droite.
  
  - La Suède occupe, du point de vue de l'énergie atomique, une place tout à fait spéciale, expliqua-t-il. Elle possède un magnifique échantillonnage de prototypes de réacteurs, en vue du programme qu'elle entend réaliser en dix ans et qui est l’un des plus vastes d'Europe. Elle est en train de créer un ensemble de centrales capables de fournir annuellement quinze milliards de kilowatts-heure et de les loger dans des grottes artificielles creusées sous des montagnes. Enfin, son personnel scientifique et technique est de tout premier ordre. Ajoutez à cela que c’est un pays pacifique très étendu, ne comptant que huit millions d’habitants et infiniment moins armé, en matière de contre-espionnage, que l’Angleterre ou la France. Il offre donc un terrain particulièrement favorable à l'implantation d’un réseau tel que celui signalé par Fredrik.
  
  Coplan profita d’un instant de perplexité du Vieux pour ajouter, en regardant ses ongles :
  
  - Si, par hasard, cette organisation existait, il serait regrettable que les Soviets s’emparent de ses archives, vous ne pensez pas ? Ils vont bouger, eux, soyez-en sûr.
  
  Le Vieux essuya distraitement la tablette de son bureau puis il prononça d'un air bougon :
  
  - Vous ne m’aurez pas par les sentiments... Non, autre chose me chiffonne dans cette combine, et si je vous donne gain de cause, se sera pour des raisons très différentes des vôtres. Je persiste à ne pas comprendre pourquoi on axerait un réseau sur des installations civiles alors que les trois Grands jettent quasiment leur matériel ultra-perfectionné à la tête des pays qui n'en ont pas. Les Américains fournissent des piles atomiques à leurs ennemis d'hier, Allemagne et Japon ; les Russes ont amorcé l’équipement de leurs plus dangereux voisins, les Chinois. On ne peut pas ouvrir une revue de vulgarisation sans y trouver les plans et la maquette de centrales en voie d’achèvement, et je pourrais vous montrer des vues aériennes de Marcoule et de Pierrelate publiées dans des magazines à gros tirage. Alors ?
  
  - L’expérience des autres est toujours profitable : elle évite des tâtonnements et des mésaventures. Et les progrès réalisés ne sont pas tous divulgués : la concurrence subsiste entre les grandes firmes qui fabriquent les piles ou qui participent à la construction de gros ensembles industriels pour le traitement des métaux radioactifs.
  
  - Oui, bien sûr, mais le fait subsiste : une documentation formidable et un matériel de choix sont à la disposition du premier venu, même s’il n’a pas de gros moyens. Il peut les demander ouvertement, aux meilleures sources. Pourquoi recourir à des manœuvres tortueuses qui ne peuvent lui procurer que des améliorations de détail ?
  
  Presque aussitôt, le Vieux enchaîna :
  
  - Ce que j’appréhende, c’est qu’un réseau ait été monté dans un but... destructeur. Voilà le danger.
  
  Coplan cilla. Le Vieux avait poussé le raisonnement plus loin.
  
  - Vous me donnez froid dans le dos, articula Francis avec une grimace. Une pile atomique, vue sous un certain angle, c’est une bombe jugulée, et rendue à destination.
  
  - C’est aussi une cible capable de démultiplier les effets d’un explosif ordinaire, souligna le Vieux d’une voix sombre. Et c’est ce qui me détermine à vous envoyer à Stockholm.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan sortit de l'aérogare, les enseignes et les vitrines s’illuminaient déjà, bien qu’il ne fût que 3 heures de l’après-midi, au centre de la capitale suédoise. Ce crépuscule prématuré, accompagné d’une pluie régulière et d’un petit vent d'est réfrigérant, le dissuadèrent de contempler le paysage.
  
  Il enfila une grande artère semblable à celles qu’on rencontre dans toutes les grandes villes et chercha des yeux un hôtel où il pourrait loger. Il en vit un au bout de quelques pas, le Strand, assez luxueux mais compatible avec le viatique en devises qu’on lui avait attribué sur les fonds secrets de la République.
  
  Il y entra, s’exprima en anglais pour demander une chambre.
  
  Lorsqu’il eut procédé à l’occupation des lieux et rangé un complet dans la penderie, il déplia le plan de la ville acheté à l’aérogare et entreprit de se rafraîchir la mémoire.
  
  Les boulevards et places avaient des noms impossibles à retenir - voire même à prononcer - mais c’était la configuration générale de la cité, avec quelques édifices publics et monuments choisis comme points de repère, qu’il voulait se remettre en tête.
  
  Située au confluent d’un lac et d’un bras de la Baltique, occupant le centre d’un archipel peuplé d’innombrables îles, îlots et récifs, Stockholm et sa banlieue forment une agglomération prodigieusement compliquée, tout au moins pour le visiteur étranger. Des détroits, des chenaux ou des canaux séparent des superficies où s’érigent des constructions allant des vieilles maisons de bois, peintes en rouge, aux buildings et aux bungalows d’architecture futuriste.
  
  Coplan passa un bon moment à étudier sa carte, puis il se rhabilla et sortit.
  
  Après une escale dans un café, il s'enferma dans une cabine téléphonique et, à 6 h 30 exactement, il forma le numéro 25.16.34. Celui de Fredrik.
  
  Selon Nekrassov, le processus d’entrée en contact débutait par un échange de phrases clé dites en anglais, après lesquelles Fredrik fixait un rendez-vous quelque part dans la ville. Mais ce rendez-vous était fictif : seule l’heure comptait, l’endroit étant déterminé par le jour de la semaine. Coplan avait dans sa poche la liste de ces endroits.
  
  Le combiné collé contre son oreille, il entendit s’égrener les appels de la sonnerie. Soudain, on décrocha et une voix féminine lança :
  
  - Allô ?
  
  Francis, pris de court, demanda:
  
  - Fredrik est-il là ?
  
  Il y eut un instant de silence, puis la femme répondit d’une voix incertaine :
  
  - Non, il n’est pas là. A qui ai-je l’honneur ?
  
  L'espace d’une seconde, Coplan fut tenté de raccrocher. Mais, songeant que la phrase-clé lui permettait précisément de savoir si sa correspondante était au courant ou pas, il prononça :
  
  - Ici, Powell... Je suis revenu de Copenhague.
  
  Un temps s’écoula. Et puis, comme si elle avait surmonté une inhibition, la femme dit avec un mélange de contrainte et de soulagement :
  
  - Ah, c’est vous, monsieur Powell ? Comment va Rasmussen ?
  
  C’était la question convenue, correcte.
  
  - Il souffre beaucoup de ses rhumatismes, enchaîna Coplan. Pourrais-je voir Fredrik ce soir ?
  
  - Je crains que non, monsieur Powell. Mais ne pourriez-vous pas faire un saut jusqu’ici ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Cette singulière proposition, totalement inattendue, plongea Coplan dans une méfiante perplexité. Fredrik était-il absent de Stockholm ? Pourquoi, alors qu’il était la prudence personnifiée, avait-il laissé des instructions prescrivant à l’émissaire du Razvedroup de se rendre à son domicile ? Ou bien son appartement était-il transformé en souricière, après que les Suédois l'aient arrêté ?
  
  Toutes ces éventualités s’entrechoquèrent dans l’esprit de Coplan et aggravèrent son indécision. Pourtant, il fallait choisir, et tout de suite.
  
  - Rappelez-moi votre adresse, je ne parviens jamais à retenir ces noms suédois, dit-il sur un ton d’excuse.
  
  - Valhallavägen 138, à Lill-Jansskogen.
  
  - Voulez-vous répéter?
  
  La femme s’exécuta, en détachant les syllabes, puis elle ajouta :
  
  - Prenez un taxi, ce sera plus simple. J’ai une commission urgente pour vous.
  
  Il y avait une prière instante dans sa voix, une sorte de crainte angoissée de n'être pas suffisamment persuasive.
  
  - J’arriverai vers 9 heures, il m’est impossible de venir plus tôt, assura Coplan.
  
  - Bien, je vous attends.
  
  La communication fut coupée et Francis suspendit lentement le combiné au crochet de l’appareil automatique.
  
  Il sortit de la cabine, partit droit devant lui, au hasard, simplement pour s’accorder un délai de réflexion.
  
  Qu'est-ce que c’était que cette salade ?
  
  Nekrassov ne connaissait pas le nom de famille de Fredrik et encore moins son adresse. En conséquence, Coplan ne savait même pas si cette inconnue avec laquelle il venait de converser lui avait réellement indiqué le domicile de Fredrik ou si elle l’avait convoqué dans un autre immeuble.
  
  Que signifiait au juste cette invitation en contradiction formelle avec toutes les mesures de précaution adoptées par Fredrik pour ses liaisons avec le S.R. soviétique ?
  
  Francis s’était déjà trouvé plus d’une fois dans une situation aussi épineuse, et il calcula posément les risques auxquels il s’exposerait en se rendant à Lill-Jansskogen.
  
  Battre en retraite n’était pas dans son tempérament. Que pouvait-il lui advenir ? De tomber dans une trappe ménagée par le contre-espionnage suédois ? Ce serait déplaisant, certes, mais cela s'arrangerait : il en serait quitte pour dévoiler son appartenance au S.R. français et raconter toute l’histoire.
  
  Mais si la souricière était tendue par le réseau qu’avait dénoncé Fredrik à l’émissaire de Moscou ?
  
  Coplan releva les yeux, jeta un coup d’œil circulaire. Avisant une place ornée d’une statue équestre et bordée par l’Opéra Royal, il sut quel chemin emprunter pour aboutir au bâtiment des P.T.T.
  
  La pluie tombait avec une monotonie désespérante. D’un pas plus vif, Coplan franchit un passage pour piétons et, le col relevé, il se hâta vers une grande artère sillonnée de voitures.
  
  En moins de dix minutes, il atteignit son but. Pénétrant dans la salle des guichets, il chercha du regard celui des renseignements et, l’ayant repéré, se dirigea vers le préposé.
  
  Ce dernier, comme la plupart des Suédois, parlait l’anglais.
  
  - J’ai trouvé un trousseau de clés de voiture auquel est attachée une plaquette avec un numéro de téléphone, expliqua Francis. J’ai déjà sonné plusieurs fois, mais on ne répond pas, aussi je voudrais envoyer ce trousseau, par la poste, à son propriétaire. Pourriez-vous me donner l’adresse qui correspond au numéro 25.16.34 ?
  
  L’employé se gratta la tempe. Ce voyageur étranger n’avait évidemment pas beaucoup de temps à perdre et sa requête était inspirée par une intention louable.
  
  - Patientez deux minutes, pria le préposé.
  
  Il décrocha son téléphone, actionna deux fois le disque, exposa dans sa langue hermétique la demande que formulait un particulier.
  
  Lorsque son écouteur résonna, il saisit un stylo à bille et jeta quelques mots sur un bloc-notes.
  
  - Voici, dit-il en se tournant vers Francis après avoir déposé le combiné. Ces clés doivent appartenir à M. Engelbrekt, 138 Valhallavägen, à Lill-Jansskogen.
  
  Il tendit le feuillet, Coplan l'accepta et se confondit en remerciements.
  
  Ce point-là, du moins, était acquis : la femme lui avait bel et bien fixé rendez-vous dans la maison de Fredrik.
  
  Sachant cela, Coplan sauta dans un taxi et se fit conduire à l’ambassade de France.
  
  
  
  
  
  Il était 9 heures moins cinq quand Coplan débarqua à une centaine de mètres de sa destination.
  
  Valhallavägen est un grand boulevard résidentiel qui marque la limite entre la ville proprement dite et une banlieue boisée où de grands jardins séparent des villas cossues.
  
  A ce moment de la soirée, la plupart des gens étaient rentrés. De rares voitures et peu de passants circulaient dans cette artère admirablement éclairée.
  
  A pied, Coplan gagna le numéro 138, un immeuble de cinq étages à larges baies vitrées et dont de bas était constitué par une suite de garages individuels. A l’entrée centrale, un parlophone se trouvait sous le tableau des boutons de sonnerie.
  
  Coplan appuya sur celui marqué « Engelbrekt » et, trop tard, il se rendit compte qu’il n’était pas censé connaître le vrai nom de Fredrik. Mais il n’eut pas le loisir de regretter ce mouvement trop impulsif car, sortant du petit haut-parleur, une voix féminine déformée questionna :
  
  - Monsieur Powell ?
  
  - Oui.
  
  Un déclic fit s’entrebâiller le portail. Coplan le repoussa, entra dans un petit hall où voisinaient deux ascenseurs.
  
  Il monta au troisième, assez intrigué par ce qui l'attendait là-haut et prêt à faire face aux événements.
  
  Quand il ouvrit la porte de la cabine, il aperçut une femme qui se tenait sur le seuil d’un appartement. Plutôt petite, rondelette, les joues rouges et le visage anxieux, elle lui fit signe d’entrer, sans prononcer un mot.
  
  Coplan, la main gauche dans la poche de sa gabardine, passa devant elle pour pénétrer dans l’antichambre. Son hôtesse referma soigneusement derrière lui, puis elle le conduisit dans un salon aux meubles de bois clair, agrémenté de plantes vertes.
  
  - Je suis Mme Engelbrekt, précisa-t-elle d'une voix contenue et légèrement oppressée. Il s’est produit quelque chose de terrible... Hier, des inconnus ont tiré deux balles de revolver sur mon mari.
  
  Coplan ne dut pas feindre sa stupeur.
  
  - Je... J’espère qu’ils ne l’ont pas tué ? articula-t-il.
  
  Elle fit un signe négatif.
  
  - Non. Il est au Sofiahemmet, l’hôpital à côté du stade, près d’ici. On a pu extraire les deux projectiles et on a bon espoir qu’il guérira.
  
  Obéissant à l’invite de la femme, Coplan se laissa tomber dans un fauteuil. Surpris par la nouvelle que lui apprenait l’épouse de Fredrik, il faillit oublier que, à ses yeux, il était un agent soviétique.
  
  - Vous l’avez vu, depuis le drame ? s’enquit-il en fronçant les sourcils.
  
  - Oui... En fin de matinée. Il avait repris conscience et il a eu la force de...
  
  Bouleversée, tortillant un mouchoir, les yeux baissés vers le tapis, elle s’éclaircit la gorge pour achever :
  
  - ... de me révéler des choses que je ne soupçonnais pas. Notamment, ce que je devais faire si je recevais votre coup de téléphone.
  
  Ainsi donc, Fredrik se doutait qu’un émissaire de Moscou - un vrai - allait arriver à Stockholm ? Tablant sur la fixité de l’heure d’appel, Coplan songea qu’il avait une vingtaine d’heures d’avance sur cet authentique agent de liaison. Ce n’était pas énorme.
  
  - Il faut absolument que je parle à Fredrik, murmura sourdement Francis en joignant ses mains. Quand peut-on lui rendre visite ?
  
  - Il souhaite vous voir, lui aussi, déclara son interlocutrice, toujours nerveuse. Vous pourriez aller à l’hôpital demain matin, à partir de 10 heures.
  
  - Votre mari n'est-il pas sous la surveillance de la police ?
  
  Elle écarquilla ses yeux de faïence.
  
  - Lui ? Pourquoi ?
  
  Fredrik n’avait pas dû l’affranchir complètement. Francis louvoya :
  
  - On a dû l’interroger, à la suite de cet attentat. Le meurtrier a-t-il été arrêté ?
  
  - Je ne crois pas, dit Mme Engelbrekt. Quand un inspecteur est venu me prévenir, hier soir, il m’a demandé si mon mari avait des ennemis, si quelqu’un lui en voulait particulièrement. Donc, c’est qu’ils cherchent l’assassin.
  
  - Quelles autres questions vous a-t-on posées ?
  
  - Oh... Je crois que la conversation a bien duré une heure : ce qu’il faisait, ce qu’il gagnait, ses opinions politiques, s’il avait des dettes, s'il menait une vie régulière, et ainsi de suite. Mais vous pensez : Fredrik est ingénieur dans une usine atomique... C’est une branche dans laquelle on n’accepte que des gens qui ont de bonnes références. L’inspecteur a fini par reconnaître qu’on avait dû l’attaquer pour lui voler son argent.
  
  Coplan n'aurait pas parié gros sur la sincérité du policier. Ce dernier n’allait certainement pas s’en tenir à cette seule hypothèse : quand un ingénieur atomiste est victime d'une agression, les enquêteurs ne sont pas enclins à suspecter un vulgaire malandrin.
  
  - Dans quelles circonstances a-t-on tiré sur Fredrik ? s’informa Francis.
  
  En dépit de la forte chaleur qui régnait dans l’appartement, la femme eut un frisson.
  
  - Je ne le sais pas exactement, marmonna-t-elle. C’est arrivé au moment où il se rendait à l’usine pour assurer le service de nuit. Je me demande d’ailleurs pourquoi il est descendu de voiture dans ce quartier qui est à peu près désert le soir. En tout cas, les deux balles l’ont atteint dans le dos.
  
  Songeur, Coplan se pinça la lèvre inférieure. Nekrassov n'avait peut-être pas menti, après tout, en prétendant qu’on avait essayé de l’assassiner. Et si Fredrik avait réclamé à son chevet un membre du S.R. soviétique, c’est qu’il devait avoir un message très important à transmettre.
  
  Coplan, poussant un soupir, dit avec une parfaite conviction :
  
  - Je suis vraiment désolé, pour lui et pour vous, madame Engelbrekt. Si je puis vous donner un conseil, quittez Stockholm jusqu’au rétablissement complet de votre mari. Je suis sûr qu’il partagera mon point de vue.
  
  Ahurie, la Suédoise ouvrit des yeux ronds.
  
  - Moi ? Mais pour quelle raison ?
  
  Il secoua la tête.
  
  - Croyez-moi, c'est préférable.
  
  Il n’éprouvait pas de crainte bien précise pour les jours de la brave dame, mais il aurait aimé qu’elle fût absente quand arriverait le véritable collègue de Nekrassov.
  
  Impressionnée par son air plein de sous-entendus, la femme se sentit envahie par une peur nouvelle.
  
  - Je... Mais... Enfin, si vous croyez que?... balbutia-t-elle, désemparée.
  
  - Partez demain après-midi, après une dernière visite à Fredrik, coupa-t-il en se levant. Vous aussi, vous courez des risques.
  
  Il vint lui serrer la main, s’inclina, puis, faisant demi-tour, il sortit de l’appartement.
  
  Lorsqu’il déboucha dans la rue, il jeta un coup d’œil de part et d’autre avant de prendre la direction du centre. A une trentaine de mètres, de l’autre côté du boulevard, il distingua une Opel Kapitan jaune clair en stationnement.
  
  Un sourire à peine esquissé plissa ses lèvres. Selon toute vraisemblance, il avait mobilisé pour rien cette bagnole de l'ambassade.
  
  
  
  
  
  Vers le milieu de la matinée du lendemain, il revint à Lill-Jansskogen et descendit cette fois devant le vaste perron de l’hôpital.
  
  A la réception, il s'ensuit de la chambre où M. Engelbrekt était en traitement. Une infirmière en uniforme bleu clair impeccable, coiffée d'un bonnet très seyant, lui indiqua laborieusement le chemin, en un anglais approximatif et avec le secours d’un plan du bâtiment.
  
  Ascenseur, couloirs aux murs laqués, odeurs d’antiseptique, atmosphère feutrée.
  
  Coplan frappa discrètement à la porte marquée 38, au troisième étage. Ne recevant aucune réponse, il entrebâilla le battant.
  
  Un homme aux cheveux grisonnants, au visage très pâle, somnolait dans un lit d’une blancheur éblouissante. Sur la table de nuit, quelques fleurs piquées dans un vase.
  
  Le patient ouvrit les yeux alors que Francis refermait la porte. Une brève lueur d’effroi traversa ses prunelles, mais il ne bougea pas.
  
  - Je suis revenu de Copenhague, murmura Francis. Mon nom est Powell.
  
  Fredrik Engelbrekt émît un léger soupir et battit des paupières.
  
  - Asseyez-vous, souffla-t-il.
  
  Coplan approcha une chaise, s’installa très près du blessé. Les coudes appuyés sur ses genoux, il chuchota en russe :
  
  - Savez-vous pourquoi on a voulu vous liquider ?
  
  L’ingénieur s'humecta !es lèvres.
  
  - Je ne vois qu’un motif, articula-t-il péniblement. Mes accointances avec...
  
  D’un mouvement du menton, il désigna Coplan et ce dernier comprit qu'il entendait par-là le Razvedroup.
  
  Francis fit un signe d’acquiescement.
  
  - II... vous sera facile de vérifier, et c’est pour cela que je vous ai fait venir, continua Fredrik. J’avais un rendez-vous demain après-midi, à 3 heures, avec un nommé Ingvar Skoglund, à Skansen, devant l'entrée du musée. S’il ne vient pas...
  
  Francis compléta mentalement : si Skoglund ne venait pas, cela voudrait dire qu’il savait qu’on avait éliminé Fredrik, donc qu’il était de mèche avec le meurtrier.
  
  - Donnez-moi son signalement.
  
  - Une trentaine d’années, visage ovale, les traits mous. Ses cheveux et ses sourcils sont d’un blond très clair, presque blanc. Il est de taille moyenne, plutôt mince. Habituellement coiffé d’un chapeau en loden à la mode tyrolienne.
  
  - Bon, très bien... Mais que faire si, précisément, il ne se présente pas au rendez-vous ?
  
  Un pâle sourire arqua les lèvres exsangues de Fredrik.
  
  - Je sais où il habite, dit-il entre ses dents. Je voulais en apprendre davantage à son sujet, naturellement... Voir qui était derrière lui.
  
  Coplan fit signe qu’il comprenait, afin de lui éviter des efforts superflus.
  
  - 56, Bromstengatan, à Lidingö, cita l’ingénieur.
  
  Coplan eut un petit frémissement de satisfaction. Engelbrekt lui livrait un bout du fil.
  
  - Je ne suis pas au courant de ce dont vous vous occupiez, confia Francis en restant dans la logique du personnage qu’il incarnait. On m’avait simplement chargé de ramener vos derniers tuyaux et je ne comprends pas grand-chose à ce qui est arrivé. Que représente cet Ingvar Skoglund ?
  
  Fredrik ferma un instant les yeux. Oui, évidemment, le « facteur » qu’on lui avait délégué tombait au milieu de cette intrigue sans la moindre lumière sur ce qui se passait à Stockholm. Pour qu’il pût se débrouiller, il fallait lui dépeindre la situation. D'autant plus qu’Engelbrekt, en dépit des affirmations rassurantes des médecins, n’était pas sûr qu’il allait en réchapper.
  
  - A boire..., pria-t-il.
  
  Coplan se tourna vers la table de nuit, versa un peu d’eau minérale dans un verre qu'il approcha de la bouche du blessé.
  
  Fredrik prit une gorgée, la conserva entre sa langue et son palais avant de l’avaler.
  
  Inopinément, une infirmière fit irruption dans la chambre.
  
  Ses yeux inquisiteurs se posèrent sur le patient, puis sur l’homme assis auprès de lui.
  
  Elle prononça une phrase en suédois, et Engelbrekt remua négativement la tête. Elle paria de nouveau en regardant Coplan, mais celui-ci ne saisit pas un traître mot de ce qu'elle lui disait.
  
  L’ingénieur répondit à sa place. Après un dernier regard circulaire, et une expression de sévérité peinte sur son visage au teint pur, la jeune femme disparut.
  
  Coplan, qui avait craint d’être mis à la porte, digéra son émotion. Il redéposa le verre sur la tablette, lança un coup d’œil interrogateur à Fredrik.
  
  - Pas trop boire... Pas trop me fatiguer, traduisit ce dernier avec un rictus sardonique.
  
  Une crispation de douleur tirailla sa physionomie, mais il reprit cependant :
  
  - Depuis des mois, Skoglund me sondait discrètement... D’abord, je me suis demandé s’il n’appartenait pas au contre-espionnage suédois. Par un de nos observateurs qui occupe de hautes fonctions dans ce service, j’ai eu la certitude que ce n’était pas le cas... Alors, j’ai encouragé Skoglund. Il a fini par me faire des propositions, et j’ai marché. Il désirait savoir comment était aménagé le centre où je travaille et où fonctionne une pile atomique du type Materials Testing Reactor, c’est-à-dire un réacteur servant à l’étude du matériel destiné à la construction d’autres piles.
  
  A bout de souffle, il s’interrompit, le temps de récupérer.
  
  - J’ai mis Skoglund en confiance, poursuivit-il de sa voix chuchotante. Je ne distinguais pas ses mobiles. Un jour, il m’a confié qu’il rassemblait les éléments d’une enquête sur les dangers auxquels sont exposées les populations du fait de la multiplication des centrales nucléaires. Enquête ultra-confidentielle menée, selon lui, par un organisme mondial pour la santé publique. Il m’a dit que les travaux étaient déjà très avancés en France et en U.R.S.S., et que des informateurs bénévoles, soucieux de l’avenir de l’Humanité, coopéraient en nombre croissant à cette entreprise.
  
  - Je commence à voir clair, dit Coplan pour accorder un peu de répit au blessé. Cela pouvait paraître admissible jusqu’au moment où on a tenté de vous tuer.
  
  Fredrik acquiesça.
  
  - C’est pourquoi je n’ai pas envoyé des rapports alarmants... J’espérais élucider l’histoire par mes propres moyens.
  
  Coplan réfléchit très vite. Le rôle exact que jouait Engelbrekt pour les Soviets se dessinait en filigrane : il ne leur refilait pas des renseignements scientifiques - dont ils n’avaient aucunement besoin - mais les tuyautait sur le matériel que les Suédois devraient acquérir à l’étranger pour leur équipement, et que les Russes pourraient leur offrir à point nommé. Rivalité commerciale Est-Ouest. Donc l’ingénieur ne devait pas avoir eu de scrupules à satisfaire Ingvar Skoglund.
  
  - Vous aviez remis à Skoglund le plan qu’il vous demandait ? questionna Francis.
  
  - Pas le document, articula Fredrik. Jamais. Je lui avais simplement donné des indications verbales permettant de réaliser un croquis. A chaque entrevue, je lui communiquais d’autres détails.
  
  - Peut-être lui aviez-vous déjà fourni ceux qui lui étaient indispensables ? Et après, comme vous deveniez encombrant...
  
  - Qui sait ? soupira l’espion. A vous de jouer.
  
  Coplan pencha son buste vers lui.
  
  - J’ai conseillé à votre épouse de quitter Stockholm, déclara-t-il sur un ton empreint de sollicitude. Elle pourrait être menacée lorsqu’on apprendra que vous n’êtes pas mort.
  
  Les paupières de l’ingénieur se relevèrent.
  
  - C’est vrai, je n’y avais pas encore pensé... Oui, il faut qu’elle s’en aille. En Finlande, par exemple... Nous avons de la famille là-bas.
  
  - Dites-le-lui, appuya Francis. Et vous, que comptez-vous faire quand vous sortirez d’ici ?
  
  - Rester, lis n’essayeront pas une seconde fois, puisque j’ai pu parler. Et puis, je suppose que Logavitch va s’occuper d’eux sérieusement, non ?
  
  - Soyez tranquille... Il mettra tout le paquet.
  
  Sur ces mots, Coplan se leva. Si Engelbrekt survivait, il aurait un jour avec le nommé Logavitch une discussion qui ressemblerait furieusement à un dialogue de sourds.
  
  Coplan voulut prendre congé de Fredrik, mais la porte pivota sur ses gonds et un homme en blouse blanche fit son entrée. Il fut suivi par un autre personnage vêtu d’un manteau en tweed et qui tenait un feutre du bout des doigts. Enfin, une infirmière pénétra dans la chambre à leur suite.
  
  Le chirurgien échangea une ou deux phrases avec le civil qui l’accompagnait, puis il s’adressa au blessé, tandis que l’autre visiteur posait sur Coplan un regard aigu.
  
  Francis devina qu’il était de trop, d’autant plus que, dans le jargon du médecin, il avait discerné un mot qui résonnait un peu comme « police ».
  
  En anglais, il dédia ses vœux de prompt rétablissement à Engelbrekt puis, saluant à la ronde, il s’esquiva.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  le lendemain, à Skansen (district sud-est de la capitale), Coplan déplora le manque de précision des paroles d’Engelbrekt.
  
  « Devant le musée... », avait spécifié ce dernier en indiquant le lieu de son rendez-vous avec Ingvar Skoglund. L’ennui, c’est qu’il y en avait trois, sur une distance d’environ deux cents mètres. D’abord, le Musée Nordique dont le grand bâtiment s'étirait le long d’une belle avenue, à l’avant-plan d’un domaine boisé. Un peu plus loin, le Musée Biologique, consacré à la faune Scandinave et lapone. Et enfin, ouvrant sur un immense jardin, l’entrée du Musée de plein air où sont reconstitués, dans leur cadre naturel, les vieilles maisons, les fermes, les églises et les ateliers de la Suède d’antan.
  
  Sans doute l’ingénieur n’avait-il pas songé à mieux définir l’endroit parce que, dans son esprit, Skansen évoquait surtout le parc folklorique, très fréquenté pendant l’été. Mais Coplan ne pouvait pas se fier à cette impression et il résolut d’aller d’un musée à l’autre pour être sûr de ne pas rater Skoglund si, par hasard, celui-ci venait à l’heure convenue.
  
  Francis avait eu le temps de ressasser les révélations de Fredrik et d’en tirer des conclusions, mais il ne s’expliquait pas d’une façon satisfaisante l’agression commise contre l’espion soviétique. Pas plus que celles dirigées contre Nekrassov, car il ne doutait plus, à présent, de la sincérité du danseur.
  
  Avait-on cherché à les supprimer uniquement parce qu’ils travaillaient pour le service secret russe? Ou parce que l’un avait transmis à l'autre une information dont aucun d’eux ne soupçonnait l’importance ?
  
  Tout en soliloquant, Francis arpentait le trottoir de l’avenue et ne cessait de regarder aux alentours.
  
  Il ne pleuvait pas, mais comme la température avait baissé de plusieurs degrés, cela laissait prévoir les premières chutes de neige. La visibilité, heureusement, était bonne. La circulation des voitures était modérée. Sur le pont qui relie Skansen à l’agglomération citadine, on ne voyait que peu de piétons.
  
  Coplan consulta sa montre alors qu’il entamait son troisième aller et retour entre les deux points extrêmes. L’heure du rendez-vous était dépassée de six minutes déjà. Néanmoins, il ne relâcha pas son attention et continua d'observer les passants qui semblaient ne pas être pressés.
  
  À diverses reprises, il s'imagina qu'il avait localisé Skoglund mais, chaque fois, il dut convenir qu’il s’était trompé : le signalement fourni par Engelbrekt était, lui du moins, assez net pour éviter une confusion.
  
  Dix minutes plus tard, après avoir vainement scruté la silhouette des gens qui s’étaient attardés devant les entrées des trois musées, Coplan finit par perdre patience. Il pressentit que Skoglund n’apparaîtrait plus après un tel retard.
  
  Par acquit de conscience, il entreprit un dernier périple en surveillant à présent les taxis qui feraient mine de stopper devant un des musées publics, et en jetant un coup d’œil à l’intérieur des voitures en stationnement.
  
  A 3 heures et demie, il en eut plein le dos. Alors, il rejoignit l’Opel jaune clair rangée dans une voie sans issue (elle débouchait sur un embarcadère) et il dit aux trois hommes qui l’occupaient :
  
  - C'est loupé, les gars. Il faudra qu’on s’y prenne autrement. Le type n'a pas donné signe de vie.
  
  Dépités, les collaborateurs de l’attaché militaire français à Stockholm émirent des grognements et des expressions malsonnantes, car l’idée de se faire passer pour des inspecteurs suédois les avait, beaucoup amusés.
  
  - Ce n’est que partie remise, leur promit Coplan en s’asseyant près du conducteur. Le bonhomme est encore plus intéressant que je ne le pensais : il me le faut de toute urgence. Et pas en pièces détachées, si possible.
  
  
  
  
  
  Coplan avait préféré ne pas requérir la collaboration du « père tranquille » mentionné par le Vieux lors de leur dernière entrevue. Il lui fallait deux ou trois hommes décidés, dont la mutation serait aisée en cas d’accrochage avec les Suédois. « L’antenne » de Paris devait rester dans l’ombre, ne pas être compromise par une action directe.
  
  Denis Ravignan, Paul Maubert et Bernard Raffet, tous membres de la mission militaire, avaient accepté avec enthousiasme cette affectation provisoire qui les sortait de la monotonie de leurs attributions officielles. Parlant à la perfection le suédois, connaissant fort bien le pays et ses coutumes, ils avaient toutes les qualités requises pour donner à Coplan un coup de main efficace.
  
  Tandis que la voiture se mettait en marche, Coplan leur fit part de ses intentions.
  
  - J’ai l’adresse de cet Ingvar Skoglund et nous allons tâcher de lui mettre le grappin dessus aujourd’hui même, car si le meurtrier d’Engelbrekt apprend que sa victime n’a pas succombé, toute la bande pourrait s’égailler dans la nature.
  
  - Très bien. Où perche votre quidam ? demanda Maubert, qui tenait le volant.
  
  - A Lidingö... Vous voyez où c’est ?
  
  - Oh, parfaitement ! C’est le district de la banlieue nord-est, sur l’île du même nom. Nous n’en sommes qu'à une dizaine de kilomètres.
  
  - Vous êtes des marrants, au S.D.E.C.E., plaisanta Ravignan. Vous venez pêcher un type à Lidingö pour savoir ce qui se passe chez nous !
  
  - Vous n’arrêteriez pas de rigoler si je vous racontais par quels détours j’ai découvert à Berlin-Est les occupations d’une dame habitant au boulevard Malesherbes (Voir: «Coplan contre l’espionne»), rétorqua Francis. Dans ce boulot, la ligne droite n’est jamais le plus court chemin entre un mystère et sa solution.
  
  Quand l’Opel eut franchi un pont long de huit cents mètres et abordé l’île signalée par Maubert, ce dernier réclama l’adresse exacte de Skoglund.
  
  Coplan la cita, mais il crut bon de stipuler :
  
  - Surtout, ne vous arrêtez pas devant sa porte. A ce moment de la journée, il est peu probable que notre homme soit à son domicile. Nous nous posterons aux alentours pour le cueillir à sa rentrée.
  
  Bernard Raffet, silencieux jusque-là, sortit de sa réserve.
  
  - Nous risquons de poireauter longtemps, et même de prendre racine si, comme vous l’envisagiez, il a changé de secteur.
  
  - Ça, fit Coplan avec philosophie, ce sont les aléas du métier. Mais si Skoglund ne se manifeste pas avant minuit, nous organiserons un roulement. A la courte paille.
  
  La localité était légèrement surélevée. De certains endroits, on y avait une vue d'ensemble sur Stockholm et sur l’archipel. Comme l’obscurité commençait à tomber, des lumières s’allumaient dans la capitale et sur le port.
  
  A proximité de Bromstengatan, Maubert ralentit.
  
  - Nous y sommes presque, annonça-t-il à Francis. Où dois-je m’arrêter ?
  
  - Faites d’abord une balade dans le quartier afin que je puisse me rendre compte de la topographie des lieux.
  
  La voiture sillonna des artères standardisées, avec des immeubles récents largement vitrés, abritant tous de nombreuses familles. A petite vitesse, elle longea Bromstengatan et il devint évident que Skoglund logeait dans un de ces buildings ultra-confortables, aux balcons en terrasse alignés sur des centaines de mètres.
  
  - Bon, c’est vu, dit soudain Coplan. Stoppez à un endroit où le stationnement n’est pas limité. Nous allons nous partager la besogne.
  
  Un conciliabule d’une dizaine de minutes rassembla les occupants de l’Opel. Des mesures propres à kidnapper Skoglund avec le minimum d’esclandre furent mises au point, ainsi que d’autres destinées à fixer la conduite de chacun en cas d’imprévu.
  
  Jusqu’à 7 heures, Maubert et Ravignan graviteraient séparément dans les environs de la voiture, prêts à se replier vers elle si Coplan. et Raffet amenaient le client ; ces derniers, sur le trottoir du numéro 56, épieraient le plus discrètement possible le passage du Suédois. A partir de 7 heures, les rôles seraient inversés.
  
  Les quatre hommes s'en furent à leurs emplacements respectifs et entamèrent la surveillance en utilisant toutes les ressources classiques pour passer inaperçus.
  
  L’idée qu’Ingvar Skoglund aurait pu déguerpir hantait Coplan, et elle ne cessa de le préoccuper pendant qu’il baguenaudait avec Raffet devant les vitrines. Que faire si on perdait sa trace ?
  
  La police locale, il en aurait mis la main au feu, ne retrouverait pas de sitôt l’agresseur d’Engelbrekt, d’autant moins que l’ingénieur ne lui faciliterait pas la tâche, au contraire.
  
  Vers 5 heures, le trafic s’intensifia et plus de gens déambulèrent dans Bromstengatan. L’éclairage public était allumé, de nombreux cyclistes pédalaient avec application.
  
  Raffet, peu exercé à la détection d’un suspect dans une foule, avait tendance à fixer les passants avec trop d’insistance, et Francis lui en fit la remarque.
  
  - J'ai déjà cru dix fois que j’avais repéré votre bonhomme, grommela Raffet. Quand ce sera la bonne, je n’oserai pas vous le dire, de crainte de me gourer une fois de plus.
  
  - Ne vous bilez pas, marmonna Francis sur un ton uniforme. Préparez votre laïus, Skoglund est à vingt mètres de nous.
  
  - Où ça ? proféra son compagnon, éberlué.
  
  - Exactement dans l’axe. Il approché. Visez son chapeau à la dernière mode.
  
  Les yeux de Raffet localisèrent l’individu, parmi d’autres piétons. Il n’était plus qu’à quelques pas de l'entrée de son immeuble.
  
  - Allons-y, dit Coplan en forçant l’allure. Soyez sobre, autoritaire et catégorique comme un flic professionnel. Il ne doit pas soupçonner un dixième de seconde que c’est du bidon.
  
  Quelques secondes plus tard, ils barrèrent le chemin à Skoglund, et Raffet l'interpella en suédois.
  
  Dès ses premiers mots, la figure de l’homme s’altéra. Il déglutit avec peine, ses lèvres tressaillirent. Coplan le tenait à l’œil, prêt à lui tomber dessus au moindre geste équivoque. Raffet dut lui enjoindre de les accompagner car Skoglund eut un faible acquiescement et parut attendre qu’on lui indiquât la direction à suivre. Les deux Français l’encadrèrent, le firent avancer vers l’endroit où était garée l’Opel.
  
  L’opération avait été menée avec tant de naturel que personne, dans la rue, ne s’en était avisé. Coplan se félicita de sa réussite et ce fut avec un sentiment proche de la jubilation qu’il escorta le prisonnier.
  
  Maubert avait capté la scène, de loin : il allongea le pas pour atteindre la voiture, tandis que Ravignan, l’ayant vu faire demi-tour, se dépêchait; aussi de rallier l’Opel.
  
  Brusquement, le chapeau de Skoglund sauta en l’air. Le Suédois trébucha, ses jambes s’amollirent et il se serait affalé de tout son long si deux poignes solides ne l’avaient retenu par les avant-bras.
  
  En un éclair, Coplan crut qu’il avait croqué une ampoule de cyanure, mais la traînée de sang qu’il vit sur le côté de la tête de l’espion le convainquirent de son erreur. D’ailleurs, la chute du chapeau dénonçait l’impact d’un projectile.
  
  Skoglund s’était alourdi au point que ses gardes du corps le portaient plus qu’ils ne le maintenaient. Raffet jeta un regard angoissé à Coplan, car des badauds commençaient à s’agglutiner autour d’eux.
  
  - Il faut que nous l’embarquions, à tout prix, déclara Coplan d’une voix presque inintelligible. Faites-le au culot, ordonnez-leur de se disperser : vous êtes de la police.
  
  En même temps, il regarda rapidement autour de lui, par-dessus les têtes, pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’agent en uniforme dans les environs.
  
  Raffet se découvrit assez d’énergie pour apostropher les curieux et les inviter à circuler. Il y mit une telle conviction que les ménagères et les deux ou trois hommes présents reculèrent aussitôt. Un jeune garçon ramassa le chapeau tombé sur le trottoir et vint respectueusement le remettre à Coplan.
  
  Ce dernier le planta sur le crâne de Skoglund, puis il attrapa le blessé sous les aisselles. Raffet inséra ses mains au pli des genoux, afin d’aider Francis à transporter le corps. Ils traversèrent la rue avec leur fardeau sans se soucier des gens qui continuaient de les observer.
  
  Maubert avait ouvert la portière. Assez abasourdi, mais ne perdant pas son sang-froid, il la retint pendant que les arrivants plaçaient le Suédois sur la banquette arrière.
  
  - Démarrez, Maubert, lança Coplan avant de pénétrer dans la voiture. Filez avant que quelqu’un songe à relever le numéro...
  
  Ravignan grimpa auprès de Maubert. Les trois portières claquèrent presque simultanément. L'Opel partit dans un grondement de moteur.
  
  - Bon sang ! jura Bernard Raffet en s’épongeant le front. Qu'est-ce qui s’est produit ?
  
  Coplan, examinant la plaie qui avait labouré le sommet du cuir chevelu de Skoglund, grinça :
  
  - On lui a tiré dessus d’une fenêtre. A l’aide d’une carabine à air comprimé, probablement. J'ai bien cru que nous allions déguster, nous aussi !
  
  - Il est mort ? s'enquit Ravignan, assis de biais sur son siège.
  
  - Non, le projectile a raboté l’os, mais je ne pense pas qu’il l'ait fracturé. Le type est simplement dans les pommes.
  
  - Feu de Dieu, lâcha Maubert, les nerfs en boule. Si j’avais seulement songé à regarder en l’air !
  
  - Ça ne nous aurait pas avancés beaucoup, le consola Francis. L’important, c’était de nous défiler avec Skoglund. Le tireur était certainement invisible, à l’abri derrière des rideaux.
  
  La voiture s’engageait sur l’interminable pont qui conduisait à Stockholm, et Maubert enrageait de devoir respecter la limitation de vitesse.
  
  - Où allons-nous le déposer, à présent ? questionna-t-il sans détourner la tête.
  
  Il avait été prévu que Skoglund serait emmené dans une propriété privée sur une des îles de l’archipel, mais le trajet en Chris-craft qu’on aurait pu faire accomplir à un homme valide n’était plus à considérer avec un individu inconscient, à transborder de la voiture à l’embarcation.
  
  - Je ne sais pas, dit Coplan. Les soins qu’il nécessite, nous pouvons les lui donner. Aucun de vous ne possède-t-il une maison un peu à l’écart où nous pourrions le débarquer provisoirement ?
  
  Il y eut un silence, puis Ravignan prit la parole.
  
  - J’ai une petite villa en location à Dalarö, pour l’été et les week-ends, mais ce n’est pas tout près d’ici.
  
  - A combien ?
  
  - Une heure, en voiture. C'est sur la côte de la Baltique, au sud.
  
  - On pourrait chambrer Skoglund chez vous pendant quelques jours sans inconvénient ?
  
  - Oui, si vous lui tenez compagnie, et à condition d'acheter médicaments et provisions.
  
  - Personne ne dit mieux ? demanda Francis.
  
  - C’est la meilleure formule, répondit Raffet, qui avait séjourné dans la résidence secondaire de son collègue. A cette période de l’année, il n'y a pas un chat : c’est Cabourg en hiver.
  
  - Bon, cap sur Dalarö, décida Coplan. Nous verrons plus tard ce que nous ferons de notre spécimen.
  
  
  
  
  
  Juchée sur une anse rocheuse au bas de laquelle s’incurvait une petite plage en demi-cercle, la ville était séparée de la route par un jardin orné de quelques sapins austères. Elle était distante d’un bon kilomètre de la station estivale et la maison la plus voisine était dissimulée par un tournant de la route.
  
  Skoglund, toujours inanimé, fut porté dans le living et allongé sur un canapé tandis que Ravignan craquait une allumette pour enflammer les fagots dans l’âtre.
  
  Maubert alla se débarrasser de ses colis dans la cuisine. Il en revint avec un paquet de coton, de l’éther et une boîte de compresses stériles. Quant à Raffet, il plongea vers le bar afin d’en extraire des verres et une bouteille d’aquavit.
  
  Sous un meilleur éclairage, Coplan ausculta attentivement le blessé.
  
  La direction et la profondeur de la plaie démontraient que le tireur avait manqué sa cible de peu : une fraction de millimètre de moins à la hausse de sa carabine lui aurait permis de fracasser la tête du Suédois. Par ailleurs, il n’avait pas dû être posté plus haut qu’un premier étage, car le sillon tracé par la balle était presque horizontal.
  
  Comme Raffet lui tendait un verre d’alcool, Francis lui déclara :
  
  - Préparez-en un pour lui aussi : il en aura besoin !... La seule chose que je redoute, c’est qu’il souffre de commotion cérébrale.
  
  Raffet trinqua, but une gorgée, puis il dit en regardant Francis avec une mimique pessimiste :
  
  - Il n’y a pas qu’à lui que nous avons donné le change : l’agresseur également nous a pris pour des inspecteurs suédois, vous ne pensez pas ?
  
  - Skoglund était peut-être déjà condamné avant notre intervention, supputa Coplan, méditatif.
  
  Après que le captif, réveillé par les soins qu’on lui prodigua et qui lui arrachèrent des gémissements, eut été doté d’un pansement, Coplan le fouilla ; il se fit assister par Maubert pour étudier les papiers insérés dans le portefeuille de Skoglund.
  
  Célibataire, exerçant, la profession de représentant de commerce pour une firme d’appareillage électrique très renommée, Skoglund détenait une carte d’affiliation au Parti Social Démocrate et des cartes de membre d’associations culturelles, en quoi il ne différait pas de la plupart de ses compatriotes. Mais rien n’avait trait à ses activités confidentielles.
  
  Bien que l’homme ne fût pas en bonne condition pour subir un interrogatoire, Coplan jugea indispensable de le questionner séance tenante. S’étant informé si Skoglund parlait l’anglais, et sur sa réponse affirmative, Francis alla droit au but :
  
  - Qui vous a prévenu que votre rendez-vous au musée, avec Engelbrekt, était annulé ?
  
  Le patient devait souffrir d’une migraine atroce, et sa tendance à plisser le front était chaque fois réprimée par une douleur aiguë résultant de sa blessure.
  
  - Je... Que m’est-il arrivé ? Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voix rauque.
  
  - Ne vous préoccupez pas de savoir qui nous sommes, sachez seulement que nous n’appartenons pas à la police suédoise, lui rétorqua Francis. Quelqu’un a tenté de vous tuer, comme on a supprimé Engelbrekt. Aidez-nous à trouver pourquoi.
  
  La mémoire devait revenir progressivement au prisonnier, il s’enquit, la figure tressaillante :
  
  - C’était... un coup de feu?
  
  - Un projectile expédié par une arme silencieuse, rectifia Coplan. Connaissiez-vous quelqu’un dans un immeuble situé à peu près en face du vôtre ?
  
  Ouvrant des yeux effarés, le Suédois fit un signe négatif.
  
  - Écoutez-moi bien, enjoignit Coplan. De deux choses l’une : ou bien la personne à laquelle vous remettiez les renseignements fournis par Engelbrekt a donné l’ordre de vous liquider, ou bien elle est en danger de mort. Dans les deux cas, vous avez intérêt à me dire qui c’est.
  
  On n’aurait pu dire si ce furent ces paroles ou le choc psychologique consécutif à son traumatisme crânien qui frappèrent de torpeur le mystérieux Scandinave, mais pendant près d’une minute il resta plongé dans un abîme de réflexions.
  
  - Allons, secouez-vous, le stimula Coplan, le visage soudain durci. Si vous croyez que je vais avoir beaucoup d’égards pour un traître, perdez cette illusion. Et cessez de vous creuser la cervelle inutilement... Répondez avec franchise, sinon ça va barder... Qui vous a dit de ne pas aller à Skansen ?
  
  Skoglund sortit de sa prostration. Il avait eu le temps de réaliser et, lentement, la frayeur avait remplacé en lui son premier sentiment de totale incompréhension.
  
  - Ce... c’est impossible, bégaya-t-il, encore plus blafard qu’auparavant. Il n’y a pas d’assassins parmi nous... Vous commettez une erreur.
  
  - Erreur ou pas, vous avez essuyé un tir. Engelbrekt aussi. Et seul un individu sachant qu’on l’avait canardé pouvait vous avertir que vous n’aviez aucune chance de le rencontrer.
  
  Un effort mental crispa les traits du Suédois.
  
  - Vous devez lier des choses qui n’ont aucune corrélation, grimaça-t-il. Il ne peut pas y avoir de rapport entre...
  
  - Je vous ai défendu de raisonner ! tonna Coplan. Tenez-vous-en aux faits. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu au musée ?
  
  Skoglund tâta d’une main précautionneuse son front endolori.
  
  - On m’avait annoncé qu’Engelbrekt avait fourni des indications fausses et qu'il valait mieux le laisser tomber. Je ne savais pas qu’il ne viendrait pas au rendez-vous.
  
  - Qui vous avait mis en garde contre lui ?
  
  - Un correspondant anonyme.
  
  Coplan l’agrippa par les revers et lui souleva le buste.
  
  - Pas de ça, grinça-t-il. Encore une idiotie pareille et je vous colle la tête contre le mur. Vous ne collectionnez pas des renseignements sur des centrales nucléaires pour votre satisfaction personnelle. A qui sont-ils destinés?
  
  Il balançait Skoglund d’avant en arrière, sans violence mais avec une insistance menaçante qui augurait de la suite. Ce simple mouvement fit naître des élancements intolérables dans le crâne du Suédois.
  
  - Arrêtez, supplia-t-il, les bras mous et les yeux mi-clos, presque révulses.
  
  Coplan le tint immobile, sans relâcher sa prise. Autour de lui, debout, les trois Français de l'ambassade suivaient le dialogue avec une attention passionnée. Ils crurent que Skoglund allait tourner de l’œil, mais il haleta :
  
  - C’est... dans un but... humanitaire.
  
  - Oui, gronda Francis, sarcastique. C’est la salade que vous vendiez à Engelbrekt. Et peut-être n’êtes-vous qu’un jobard. Mais pas moi ! En traînant les choses en longueur, vous en exposez d'autres aux balles des tueurs, vous m’entendez, imbécile ?
  
  Cette rude admonestation eut un effet salutaire. Pour la première fois, Skoglund envisagea le problème sous un autre angle. Si, par extraordinaire, cet inconnu qui le malmenait avait raison ?
  
  Une crainte subite, indépendante de celles qu’il éprouvait pour son propre sort, le poussa à parier.
  
  - Lâchez-moi... Je vais tout dévoiler.
  
  Sa résistance était à bout. Il avait toujours deviné que ça se terminerait ainsi, et il était prêt à subir les conséquences de ses actes.
  
  - J’obéissais aux instructions de Mme Gertrud Karlson, avoua-t-il sombrement, L’usage inconsidéré de l’énergie atomique met la race humaine en péril, et nous voulions alerter les populations du globe par des chiffres précis, des chiffres que les autorités et même les savants de tous les pays s'obstinent à cacher au public. Je n’ai pas de honte... Nous avons entrepris une croisade, et certains d’entre nous le paieront de leur vie, mais fasse le ciel que nous préservions notre descendance des fléaux qui la menacent.
  
  Maubert, Ravignan et Raffet s’entre-regardèrent, plutôt sidérés. Ce type était un doux lunatique, sa sincérité ne pouvait faire de doute.
  
  - L’adresse de cette Mme Karlson, exigea Coplan d’une voix sèche.
  
  - Osterlänggatan 33, dans la Cité-entre-les-ponts, murmura Skoglund d’un air accablé.
  
  - Est-ce elle qui vous a conseillé de laisser tomber Engelbrekt ?
  
  - Oui.
  
  - Aviez-vous une autre source d'information dans le centre de recherche où il travaillait.
  
  - Oui... Mme Karlson est très compétente. Elle a dû opérer des recoupements.
  
  Dans son for intérieur, Coplan se souvint que Fredrik lui avait pourtant affirmé qu’il avait communiqué des renseignements vrais. Il ne creusa pas davantage et poursuivit son interrogatoire :
  
  - Vous récoltiez aussi du matériel documentaire sur d’autres installations du pays ?
  
  - Oui, admit Skoglund. Parmi les atomistes, il en est beaucoup qui ont des scrupules de conscience, surtout dans les cadres inférieurs. J’ai pu les convaincre facilement.
  
  - Étiez-vous le seul démarcheur de Mme Karlson ?
  
  - Je ne sais pas... Je ne le lui ai jamais demandé.
  
  - Vous saviez pourtant qu’une entreprise analogue se développait en U.R.S.S. et en France ?
  
  - Oui. Cela, elle me l’avait confié. Nous participons à une tâche de grande envergure... Planétaire. C’est indispensable.
  
  Coplan se redressa.
  
  Le réseau détecté par Fredrik Engelbrekt n’était pas une mince affaire. On s’était assuré d’innombrables complicités en spéculant sur les plus nobles appréhensions de techniciens qualifiés. .Mais, à l’instar du Vieux, Coplan pressentait que les objectifs de ce réseau n’étaient pas ceux qui servaient à sa propagande. Le financement d'une pareille organisation était-il apporté par de richissimes philanthropes uniquement inspirés par l’amour de leurs semblables ? Cette supposition avait de quoi faire ricaner, dans un monde où les appétits les plus vils le disputent aux antagonismes les plus féroces.
  
  Maubert résuma son opinion en français :
  
  - Ce type appartient à une bande de visionnaires.
  
  - Il est fêlé, renchérit Bernard Raffet.
  
  Coplan ne prit pas position.
  
  - Avez-vous le téléphone ? demanda-t-il à Ravignan.
  
  - Oui. L’appareil est en haut, dans ma chambre, mais je peux le connecter ici : il y a une prise dans cette pièce.
  
  Coplan réfléchit encore, tout en regardant Skoglund d’un air indécis.
  
  Un autre groupement, à la solde de puissants intérêts industriels, avait-il été formé pour combattre énergiquement l’action méditée par l’organisation Karlson et consorts ?
  
  Cela ne pouvait être exclu. Nekrassov, Fredrik et Skoglund auraient alors été visés en raison de leur participation aux activités d’un mouvement opposé aux progrès de l’énergie atomique ?
  
  Quoi qu’il en fût, il fallait découvrir la vérité.
  
  S’adressant à Skoglund, Coplan reprit en anglais :
  
  - Vous allez passer un coup de fil à Mme Karlson. Vous lui direz que vous avez échappé à un attentat et que vous devez la voir ce soir même.
  
  Le Suédois leva sur lui des yeux surpris.
  
  - J’espère que vous jouerez la comédie avec le maximum de persuasion, poursuivit Francis. Si cette dame n’est pour rien dans cette embuscade qu’on vous avait ménagée, il est bon qu’elle sache que sa vie est en danger. Si elle a commandé de vous éliminer, elle va essayer de vous faire abattre lorsque vous arriverez chez elle.
  
  Déconcerté, Skoglund prononça :
  
  - Vous allez me remettre en liberté ?
  
  - Pas tout de suite, dit Coplan. Il suffit que Mme Karlson croie que vous allez vous présenter à son domicile.
  
  En entendant ces mots, Ravignan voulut grimper à l’étage pour y chercher l’appareil.
  
  - Ne bougez pas, vous avez le temps, le retint Francis. Nous devons d’abord elaborer un scénario.
  
  Il entraîna ses compatriotes à l’écart.
  
  - Voici comment nous allons procéder, expliqua-t-il en extirpant de sa poche un paquet de cigarettes qu’il offrit à la ronde. Je vais partir avec deux d’entre vous à l’adresse de cette particulière pendant que le troisième restera ici avec Skoglund. Il est à présent 8 h 25, et il nous faudra plus d’une heure pour nous rendre sur place.
  
  Skoglund donnera son coup de téléphone lorsque nous serons là-bas, c'est-à-dire à 10 heures moins le quart, et il annoncera son arrivée vers 11 heures, question de laisser à Mme Karlson la possibilité de se retourner. A 10 heures, moi j’appellerai la villa depuis une cabine publique afin de savoir quelle aura été la réaction - sincère ou feinte - de la bonne femme au reçu du message de son petit copain. D’accord ?
  
  Maubert et Raffet acquiescèrent, mais Ravignan demanda :
  
  - Et alors, que comptez-vous faire ?
  
  - N’anticipons pas. Notre conduite sera déterminée par ce qui se passera entre 10 et 11 heures.
  
  - Et si la Karlson n’est pas chez elle ?
  
  - Nous l’attendrons. Maintenant, distribuez-vous les rôles pendant que j’éclaircis quelques détails avec Skoglund.
  
  Il retourna auprès du blessé, entama de nouveau la conversation avec lui.
  
  - Vous avez dit « Mme » Karlson... Elle est mariée ?
  
  - Elle est veuve depuis trois ans. Son mari est mort du cancer des radiologues.
  
  - Quel genre d’immeuble habite-t-elle ?
  
  - Une ancienne maison de marchands... Tout ce quartier date de deux ou trois siècles.
  
  - Qui d’autre vit avec elle ?
  
  - Personne.
  
  - Vous en êtes certain ?
  
  - A peu près... Chaque fois que je suis allé lui rendre visite, elle était seule. Elle doit avoir une femme de ménage qui vient deux fois par semaine.
  
  - La porte d’entrée a-t-elle un verrou ?
  
  - Je n'y ai jamais porté attention. Oui, probablement
  
  - La maison communique-t-elle par-derrière avec la rue voisine ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Combien vous payait-on pour vos tractations illégales ?
  
  Une expression scandalisée se peignit sur les traits du Suédois.
  
  - Pas une couronne ! Mme Karlson me remboursait mes frais, sans plus.
  
  Engelbrekt, effectivement, n’avait pas évoqué une rétribution quelconque qu’on lui aurait offerte pour prix de ses services. Dans cette combine, les collaborations étaient gratuites !
  
  Coplan rejoignit ses collègues occasionnels.
  
  - Êtes-vous tous armés ?
  
  - Nous avions emporté nos pistolets d'ordonnance, signala Raffet.
  
  - Qui va garder le prisonnier ?
  
  - Moi, dit Ravignan. Étant le locataire légitime, ma présence est la plus normale... Si quelqu'un s’étonnait de voir de la lumière et venait sonner, je pourrais le convaincre qu’il n’y a rien d’insolite.
  
  - Parfait, ponctua Coplan.
  
  Puis aux deux autres :
  
  - Levons l’ancre... il ne s'agit plus de traîner.
  
  Pendant que Maubert et Raffet s’habillaient, il enfila sa gabardine et s’enquit auprès de Ravignan :
  
  - Quel est le numéro, ici?
  
  - Raffet le connaît par cœur : 44.33.42.
  
  Avant de partir, Coplan s'approcha de Skoglund.
  
  - Vous avez une veine exceptionnelle, lui affirma-t-il. Si vous aviez été arrêté par les Suédois, vous écopiez de cinq ans de prison. Avec nous, vous pouvez être sûr que votre captivité sera courte, mais si vous ne jouez pas le jeu loyalement, tout à l'heure, elle prendra fin dans les eaux de l’archipel Compris ?
  
  Skoglund arbora un sourire douloureux.
  
  - Ne seriez-vous pas français ?
  
  - Du casino de Paris, lui jeta Coplan, indéchiffrable.
  
  Après d’ultimes recommandations à Ravignan, concernant la surveillance du détenu, il fit un signe à ses équipiers. Les trois hommes sortirent de la villa et montèrent dans l’Opel garée devant la porte.
  
  
  
  
  
  La Cité-entre-les-ponts représente, pour Stockholm, ce que l'île Saint-Louis et la Cité représentent pour Paris : c’est le berceau de la capitale, le quartier le plus riche en vestiges son Histoire, Et, comme à Paris, ce quartier séculaire est entouré d’eau, relié au reste de l’agglomération par plusieurs ponts. En dehors des deux artères extérieures qui épousent ses contours, il baigne dans une surprenante tranquillité à partir de 9 heures du soir.
  
  L'Opel alla se ranger dans le parking de la vénérable Bourse qui est aussi le siège de l’Académie suédoise.
  
  Les trois hommes tinrent un bref conciliabule dès qu’ils eurent mis pied à terre.
  
  - Il ne faudra pas courir loin pour trouver une cabine publique, dit Raffet en pointant l’index vers un édicule situé sur un des côtés de la place.
  
  Coplan consulta sa montre.
  
  - Hum... 10 heures moins cinq. Oui, je crois qu’on peut appeler Ravignan.
  
  - Faites, suggéra Maubert. Vous avez de la monnaie ?
  
  Ils se dirigèrent ensemble vers la cabine, tandis que Francis examinait des pièces dans sa paume. Pourvu du nécessaire, il s’introduisit dans l’enceinte vitrée.
  
  Ravignan devait avoir l’appareil à portée de la main car il décrocha instantanément.
  
  - Comment s’est déroulé l’entretien ? questionna Coplan.
  
  - Skoglund n’a pas essayé de faire le zouave. Il a été très naturel, me semble-t-il. Quant à la bourgeoise, elle est tombée des nues. En apparence, du moins.
  
  - Elle n’a pas dissuadé Ingvar de venir chez elle ?
  
  - Non. Elle a plutôt paru anxieuse d’en apprendre davantage.
  
  Mais elle pouvait aussi préparer sa valise en vitesse après le coup de téléphone et se débiner sans plus se préoccuper de Skoglund.
  
  - Bon, merci, prononça Coplan. J’entrerai en liaison avec vous après 11 heures si les circonstances le permettent. Bonsoir, Ravignan.
  
  Il raccrocha, sortit, interpella ses compagnons.
  
  - Ça marche, le type a bien dévidé son laïus, annonça-t-il. Mais filons chez la mère Karlson avant qu’elle ait la tentation de lui poser un lapin... si elle y pense.
  
  Osterlänggatan était à deux pas. Ils y parvinrent en moins de cinq minutes, et quand ils purent apercevoir la maison de loin, Coplan dévoila ses projets.
  
  - Vous allez vous planquer chacun à un coin de rue, de manière à observer les allées et venues bizarres qui pourraient se produire dans un bout de temps. Effacez-vous dans une encoignure ou sous un porche et bougez le moins possible. Moi, je vais patrouiller sans arrêt, aussi bien derrière que devant la bicoque, et je passerai donc à proximité de vous à des intervalles assez réguliers. Si vous notez quelque chose, vous me le signalerez.
  
  - Quelle est la consigne si la femme sort pendant que vous êtes hors de vue ? s’informa Maubert.
  
  - Pas d'histoire : vous l'embarquez. Même processus qu’avec Skoglund. Ne vous trouvant plus à votre poste, je saurai que vous avez regagné la voiture et je vous rattraperai devant la Bourse.
  
  - Entendu, acquiesça Maubert. Je vais me poster à l'angle d'une des ruelles perpendiculaires à cette artère : elles ressemblent furieusement à celles du vieux Nice ou du port de Gênes, et je pourrai toujours refluer dans un couloir si des types s'amènent.
  
  - Moi, dit Raffet, je choisirai mon poste de guet tout près d’ici, sur le trottoir d’en face.
  
  - Ouvrez particulièrement l’œil en ce qui concerne les bagnoles, spécifia Coplan. Toute voiture stoppant dans les environs du 33 est suspecte par définition, a priori si personne n’en descend.
  
  - Pigé, patron, gouailla Maubert avant de s’éloigner.
  
  La seconde d’après, Coplan se sépara de Raffet et se mit à déambuler dans Osterlänggatan.
  
  Le froid devenait plus mordant. Un halo hivernal entourait les lampes d’éclairage qui accusaient le relief des vieilles demeures aux façades ouvragées.
  
  Sur la rumeur confuse provenant du centre de la ville se détachait parfois le coup de sirène catégorique d'un remorqueur ou le tintement profond d’une cloche d'église égrenant les heures.
  
  En passant devant le 33, Francis distingua de la lumière aux deux fenêtres croisillonnées du premier étage.
  
  Mme Karlson préparait-elle une tasse de thé, ses bagages ou un 7.65 ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Les rondes aux itinéraires capricieux, accomplies par Coplan dans un rayon de deux cents mètres autour de la maison d'Osterlänggatan, lui parurent durer une éternité.
  
  Les brefs rapports qu’il recevait au passage de Maubert et de Raffet étaient chaque fois négatifs. Lui-même, malgré sa vigilance, ne discernait absolument rien d’anormal. Son regard avait exploré les fenêtres des immeubles situées de l’autre côté de la rue sans remarquer la moindre anomalie.
  
  Aux approches de l’heure fixée, les trois observateurs acquirent la quasi-certitude que la femme n’avait pas convoqué des hommes de main pour intercepter Skoglund. Elle n’était pas sortie de chez elle et personne ne s’était arrêté devant sa porte.
  
  Coplan rejoignit Maubert, de faction à l’angle de sa petite rue obscure.
  
  - Chou blanc, résuma-t-il, laconique.
  
  - Oui, convint Maubert, désappointé. La chose capitale dont je me suis aperçu, c’est que j’ai froid aux pieds. Mon attrait pour les missions clandestines a considérablement diminué depuis ce matin.
  
  - Je vais pourtant vous infliger une corvée supplémentaire, dit Coplan sans la plus petite trace de regret. Puisque la mère Karlson attend Skoglund, c'est moi qui vais lui rendre visite à sa place.
  
  Maubert haussa les sourcils.
  
  - Et si le traquenard éventuel était monté à l’intérieur de la maison ?
  
  - Je n’écarte pas cette possibilité, mais j’en doute, émit Coplan. Si cette femme a partie liée avec le tireur de Bromstengatan, elle a dû apprendre par lui que Skoglund avait été emmené par des inspecteurs. En conséquence, le coup de téléphone peut lui être apparu comme un piège et l’avoir incitée à détruire tout ce qu’elle a de compromettant chez elle.
  
  - Bigre, grommela Maubert. Alors, ne tardez pas !
  
  - J’y vais. Mais comme nous avançons dans le brouillard, il faut tout prévoir : à minuit tapant, vous amènerez l’Opel devant le numéro 39. Si tout va bien, je serai sur le seuil du 33 et je vous ferai signe. Si vous ne me voyez pas, continuez votre chemin. L’un de vous sautera dans un taxi au premier stationnement et filera à l’ambassade : il préviendra Laborde 36.43 de ma disparition. L’autre, avec la voiture, reviendra surveiller l’immeuble jusqu’à ce qu’on le relaye.
  
  - Mais pourquoi ne pénétrerions-nous pas de force dans la baraque pour vous délivrer ? s’insurgea Maubert, résolu.
  
  - Parce que, primo, ce n’est pas votre affaire. Et, secundo, parce qu’il faut laisser à mon successeur la faculté de choisir sa tactique lorsque vous l’aurez mis au courant.
  
  Maubert balança la tête de gauche à droite, puis il maugréa ;
  
  - Bon... Tant pis. C’est vous que ça regarde. Quand vous serez dans la place, je ferai part de votre testament à Raffet.
  
  - Merci d’avance, railla Francis.
  
  Il fit demi-tour et s'éloigna dans Osterlänggatan.
  
  Arrivé devant la maison, il agrippa la poignée de la sonnette et tira. Il perçut la résonance affaiblie d’un timbre heurté par un marteau, attendit, l’oreille aux aguets.
  
  Après une vingtaine de secondes, l’huis s’entrebâilla silencieusement. Éclairée de dos par la lampe du couloir, une femme élancée recula d’un pas en tenant le bouton de la porte.
  
  Sans un mot, Coplan posa le pied sur ta marche et entra. Constatant avec stupeur que ce n’était pas Skoglund, la Suédoise ouvrit des yeux horrifiés. Coplan la saisit à la gorge avant qu’elle put lâcher un cri. De la main gauche, il frappa l’avant-bras de la Scandinave pour desserrer ses doigts crispés sur le bouton et, du pied, il referma derrière lui.
  
  Rejetant avec force sa tête en arrière, Gertrud Karlson parvint à se dégager de l'étreinte. Elle était grande, mince et vigoureuse. Son beau visage lisse aux yeux bleus aquatiques reflétait de la frayeur mais aussi la volonté de se défendre.
  
  Elle sut esquiver la prise qui menaçait son poignet, lança une chaussure pointue dans les tibias de son agresseur. Coplan cueillit sa cheville, acheva de la soulever. Déséquilibrée, la femme tomba en arrière sur le tapis du couloir. Francis bondit sur elle, lui paralysa les bras avec ses genoux et lui plaqua sa main sur la bouche.
  
  - Du calme... Quiet... Ruhe, prononça-t-il en trois langues en espérant qu’elle en comprenait une.
  
  Il tenta, par une mimique appropriée, de la convaincre qu’il ne voulait pas la tuer, qu’il lui interdisait simplement de crier.
  
  Comme il ne se livrait pas sur elle à d’autres violences, et qu’il se contentait de la maintenir clouée au sol, elle finit par se détendre un peu.
  
  Il la questionna en anglais, en allemand, puis en français avant de la débâillonner.
  
  Haletante, les seins soulevés par sa respiration saccadée, Gertrud Karlson lui répondit qu’elle parlait l’allemand. Il adopta donc cette langue.
  
  - Je ne vous veux pas de mal, je ne suis pas un bandit, lui déclara-t-il. Mais méfiez-vous quand même. Tenez-vous tranquille et ne m’obligez pas à garder cette position, agréable pour moi mais inconfortable pour vous.
  
  Soudain, le teint clair de la jeune femme s'empourpra. Elle réalisa l'inconvenance de la situation, en ressentit un curieux trouble.
  
  - Qu’êtes-vous venu faire ici ? balbutia-t-elle.
  
  - Je vais vous l’expliquer, soyez sans crainte. Rappelez-vous que je vous tiens à l’œil et qu'à la première incartade je vous ligote bras et jambes.
  
  Il se remit debout d’un coup de reins, lui laissant toute liberté de bouger.
  
  Gertrud Karlson se dressa sur ses coudes et ramena vers sa nuque ses cheveux de lin ; elle fixa sur l’intrus un regard inquisiteur, sans penser à rabaisser sa jupe haut troussée.
  
  - Levez-vous, intima Coplan. Ce vestibule n’est pas le cadre idéal pour une conversation.
  
  Avec une souplesse de gymnaste, elle se dressa sur ses talons, rectifia sa tenue quelque peu froissée. C'était une belle fille, indiscutablement. Une Nordique sportive et pourtant très féminine. Ses lèvres pulpeuses démentaient l’ineffable pureté de ses yeux bleu pastel. Coplan se dit qu’un physique pareil devait l’avoir aidée à recruter des collaborateurs tels que Skoglund.
  
  Lorsqu'elle se retourna pour le conduire dans une des pièces du rez-de-chaussée, il ne se laissa pas hypnotiser par ses rondeurs, qui méritaient cependant un admiratif hommage. Il surveilla surtout les mouvements de ses bras et guetta un bruit qui lui eût révélé une autre présence.
  
  A sa suite, il pénétra dans un salon où des meubles très modernes et du meilleur goût voisinaient avec des rideaux et des tableaux anciens.
  
  - Skoglund est-il entre vos mains ? s'enquit-elle en lui faisant face avec une expression teintée de défi.
  
  Sous son apparence angélique, elle avait l’esprit aussi rapide que les muscles.
  
  - Oui, dit Coplan. Ceci posé, il est exact qu'on a essayé de le tuer cet après-midi. Pourquoi l’avez-vous dissuadé d’aller à son rendez-vous avec Engelbrekt ?
  
  D’emblée, elle sut que son visiteur connaissait l’essentiel de ses agissements. Mais si, depuis son apparition, elle avait deviné que le message téléphonique de Skoglund était un bluff, elle fut manifestement déroutée par la confirmation de l’attentat.
  
  Elle tripota le bouton supérieur de son corsage, sans parvenir à interpréter les faits d’une manière correcte.
  
  - Des gens sont assassinés tous les jours, remarqua-t-elle enfin d’un ton détaché. Je ne vois pas ce que le rendez-vous avec Engelbrekt vient faire là-dedans.
  
  Coplan nota la rapidité avec laquelle la Suédoise récupérait son assurance.
  
  - Le rapport, c’est qu’Engelbrekt aussi a été abattu, avança-t-il en étudiant sa physionomie.
  
  Elle accusa le coup. La voix changée, elle murmura :
  
  - Comment ? Engelbrekt a aussi été victime d’une agression ?
  
  - Oui, et. je ne serais pas tellement étonné si votre tour venait prochainement.
  
  Gertrud Karlson, les nerfs subitement tendus, le considéra comme s'il était l’homme chargé de l’exécuter.
  
  - Que... Qui êtes-vous? demanda-t-elle en reculant, les yeux agrandis par l’appréhension.
  
  - Votre sauveur, peut-être, articula Francis. Si nous tâchions ensemble de voir clair dans cet imbroglio ?
  
  Rassurée par son sourire vaguement narquois, mais encore davantage par son attitude décontractée, elle reprit son sang-froid.
  
  - Vous permettez ? fit Coplan tout en enlevant sa gabardine. Il faut chaud à mourir dans votre maison.
  
  Il jeta son vêtement sur un siège, se laissa tomber dans un fauteuil.
  
  - Ne restez pas debout, ajouta-t-il. De mauvaises nouvelles risquent de vous couper les jambes. Et je ne crois pas que vous teniez à alerter la police par un acte irréfléchi ?
  
  Gertrud, décontenancée, lui obéit machinalement.
  
  - Qui... aurait intérêt à me faire disparaître ? questionna-t-elle sur un ton dubitatif, mais empreint d’anxiété.
  
  - Je ne sais pas. Des tas de gens, je suppose. Vous vous figuriez peut-être que vos détournements de secrets industriels allaient vous attirer des sympathies ? Et que vos intentions humanitaires vous vaudraient des appuis sans réserve ?
  
  Gertrud Karlson demeurait songeuse, Elle croisa les jambes et posa sur son visiteur un regard perplexe.
  
  - Où voulez-vous en venir ? s'enquit-elle. Vous allez me livrer aux autorités ?
  
  - Cela dépendra de vous. Je ne suis nullement contraint de vous envoyer en prison, mais je m'y résoudrai si vous faites la sourde oreille! Reprenons au début : qu’est-ce qui vous a déterminée à retenir Skoglund d’aller à Skansen?
  
  La jeune veuve hésita, puis elle dit ;
  
  - Engelbrekt nous trompait délibérément... Je l’ai soupçonné d’être un indicateur de la police.
  
  - Alors, si je comprends bien, il n'y a qu’une regrettable coïncidence entre l’agression commise contre cet ingénieur et votre avertissement à Skoglund ?
  
  - Évidemment. Croyez-vous que j’aie une bande de tueurs à ma disposition ? C’est ridicule.
  
  - Admettons. Citez-moi un cas précis vous permettant d’affirmer qu’Engelbrekt fournissait de faux renseignements.
  
  Gertrud Karlson ouvrit la bouche, se mordit les lèvres, resta muette.
  
  - Quel est le nombre de masse du carbone et combien d’isotopes a-t-il ? s’informa Coplan, bonhomme.
  
  La Suédoise ne pipant mot, il poursuivit :
  
  - Vous avez menti. Deux fois. Engelbrekt ne vous a pas trompée, et vous n’avez pas la compétence requise pour juger de la qualité de ses renseignements. Qui est derrière vous ? Qui utilise la matière que vous centralisez ?
  
  Son hôtesse prit un air buté.
  
  - Je ne vous dirai plus rien. Emmenez-moi et dénoncez-moi, ça m’est égal, prétendit-elle, le front baissé.
  
  - Non, vous allez parler, répliqua durement Francis en quittant son siège d’un bond.
  
  Elle eut un sursaut en le voyant s’approcher d’elle. La dominant de toute sa taille, il proféra sourdement :
  
  - L'expérience de la torture doit vous manquer, madame Karlson. Sinon vous sauriez que peu d’êtres y résistent. Faut-il que je vous le démontre ?
  
  Collée contre le dossier de son fauteuil, elle se sentit envahie par la peur. Devant un pareil adversaire, elle était vaincue d’avance. La crainte des sévices, jointe au trouble qu’elle avait éprouvé quelques minutes plus tôt, l’incitèrent à recourir à la meilleure arme des femmes.
  
  D’un geste brusque, elle déchira son corsage et, par ce décolleté largement échancré, elle exhiba des seins superbes, laiteux et veloutés.
  
  - Prends-moi, offrit-elle, les lèvres humides. Tu verras comme je t’aimerai... J’ai terriblement envie.
  
  Pour classique qu’elle fût, cette manœuvre de corruption ne perdait rien de son efficacité. Elle agissait subtilement sur les fibres les plus profondes de l’homme, tendait à l’obnubiler, à dévier sa volonté, à l’envelopper d’un sortilège qui diluait sa raison.
  
  Coplan inséra une main sous la nuque de Gertrud et l’embrassa sur les lèvres en lui caressant la poitrine. Au bout de quelques secondes, la Suédoise se débattit, mais il la paralysa en prolongeant son baiser et ses caresses. Alors elle lui agrippa le cou.
  
  Les ardeurs qu’elle avait voulu feindre étaient devenues réelles, insatiables. Elle se fit glisser par terre, en tâchant d’entraîner son partenaire avec elle. Un instant, ses paupières s’ouvrirent. Une lueur luxurieuse passa dans ses prunelles azurées.
  
  Coplan dénoua les bras enveloppants de la Nordique.
  
  - Levez-vous, ordonna-t-il. La séance continue. Qui tire les ficelles de cette œuvre de bienfaisance ?
  
  Gertrud réagit comme si elle avait été piquée par une vipère.
  
  - Schweinhund ! cracha-t-elle, furibarde, effroyablement vexée, débordante d’indignation.
  
  Elle avait sauté sur ses genoux et voulut foncer comme un coureur du départ d’un sprint. Avec sa paume appliquée contre le front de la fille, Francis cassa son élan et la rejeta en arrière. Elle s’affala les quatre fers en l’air et cogna le fauteuil. Coplan l’empoigna par les chevilles, les croisa pour la forcer à se tourner sur le ventre puis, sans la lâcher, il appuya son pied entre les omoplates.
  
  - Dernière sommation ; vous parlez, oui ou non ?
  
  Une joue sur le tapis, le thorax comprimé, les bras en croix, sa victime parut abdiquer. Elle remua sa main en signe d’acquiescement.
  
  Coplan la libéra tout en bougonnant :
  
  - Ne me poussez pas à vous brutaliser. Vous ne comprenez donc pas que j’aurai toujours le dernier mot?
  
  Le souffle court, elle se remit debout,
  
  - Vous ne pourriez pas commettre de plus grand crime que de vouloir détruire notre organisation, prononça-t-elle en songeant à d'autres moyens propres à le fléchir. Dans vingt ans, le monde élèvera des statues à nos martyrs.
  
  - D’accord, je verserai mon obole, approuva Coplan. Dans l’immédiat, comment fonctionne votre association ?
  
  Elle ne savait pas trop si elle nourrissait à son égard de la haine, de la rancune ou de la gratitude. En tout cas, elle subissait son ascendant.
  
  - Toute la documentation, reproduite sur microfilms, part une fois par semaine, avoua-t-elle. Vous ne trouverez pas un seul papier compromettant dans mes armoires : la dernière bobine est en route depuis hier.
  
  - Vers quelle destination ?
  
  Elle ne parvint pas à le divulguer. Le drame de conscience qui se jouait en elle lui scella les lèvres. Ses traits vacillèrent et, tout à coup, des larmes roulèrent sur ses joues.
  
  Il y eut un silence pénible.
  
  Coplan prit son paquet de cigarettes, mit une Gitane au coin de sa bouche, il ralluma ensuite pensivement.
  
  - Au fond, je crois que nous sommes mal partis, émit-il d'une voix moins acerbe. Vous êtes convaincue de participer à une entreprise salutaire, mais moi je veux m’assurer qu’il en est bien ainsi et que vous ne servez pas involontairement des buts moins avouables. Ma mission consiste à préserver mon pays du vol de certains procédés techniques ; ce qui se passe ailleurs ne me concerne pas. Pour tirer les choses au clair, il faut que je vous interroge. Si l’organisation à laquelle vous appartenez poursuit réellement une campagne de salubrité, vous n'avez aucune raison de vous taire.
  
  Ces explications semblèrent rasséréner la jeune femme. Elle prit un mouchoir dans son sac à main, se tamponna les yeux, se moucha. Puis elle se rapprocha de Coplan, le regarda comme pour évaluer sa sincérité.
  
  - Vous êtes le plus fort, murmura-t-elle. Nous ne sommes pas de taille à nous défendre contre des services spéciaux. Notre seule sauvegarde, c’était de ne pas être découverts.
  
  Elle soupira, reprit avec une morne indifférence :
  
  - A l’origine de tout, il y a un homme remarquable, lucide, courageux. Il s’appelle Jorgen Brondsted et habite la ville d’Akureyri, en Islande. C’est à lui que j’envoie mes renseignements, par l’entremise d’un steward des Icelandic Airways. C’est lui qui m'a conseillé de me méfier d’Engelbrekt.
  
  Coplan tira lentement une bouffée de sa cigarette. Il n’avait pas l’impression que Gertrud Karlson lui racontait des fariboles ou qu’elle cherchait à l’aiguiller sur une fausse piste.
  
  - Comment communiquez-vous avec ce Brondsted ? s’informa-t-il en jetant un coup d’œil à sa montre-bracelet, qui marquait minuit moins vingt.
  
  - Venez, je vais vous montrer, dit Gertrud, résignée. Vous auriez de toute façon perquisitionné mon domicile de fond en comble, n’est-ce pas ?
  
  Elle le précéda, passa dans une salle à manger, puis dans la cuisine attenante, une petite merveille de netteté, dotée d’un équipement ultra-moderne.
  
  S’immobilisant devant un réfrigérateur de forme carrée, elle en ouvrit la lourde porte calorifugée.
  
  - Voilà... Je reçois mes instructions à heure fixe, trois fois par semaine : les lundi, jeudi et samedi.
  
  Un froid intense sortait de l'appareil. Ce n’était pas un réfrigérateur ordinaire, mais un « Deep Freezer » pouvant abaisser la température intérieure du compartiment à plus de quinze degrés sous zéro.
  
  Intrigué, Coplan s'accroupit devant un coffret plat en matière plastique, large d’environ cinquante centimètres et dont la face antérieure était pourvue de trois boutons de réglage.
  
  - C’est votre récepteur, ça ? demanda-t-il avec une certaine incrédulité.
  
  - Oui, affirma la Suédoise. Pour l’écoute, je branche une capsule auditive comme celles qu’on peut raccorder à un transistor portatif.
  
  Du point de vue du camouflage, l’idée de placer un poste dans un frigo n’était pas mauvaise. Elle avait cependant de quoi surprendre.
  
  - Et l’antenne ? s’enquit Francis en se relevant pour regarder derrière le meuble.
  
  - C’est une antenne TV de modèle courant, lui répondit Gertrud, maussade.
  
  Alors Coplan devina pourquoi le poste était maintenu à une température anormalement basse.
  
  Il ne toucha à rien.
  
  - Vous pouvez refermer, dit-il à son hôtesse. A présent, vous n’avez plus qu’à préparer votre valise. Je vais vous emmener en vacances.
  
  Médusée, Gertrud oublia de claquer la porte du réfrigérateur.
  
  - Vous allez m’incarcérer?
  
  - Vous mettre en sécurité, corrigea Francis. Je serais navré qu’on vous descende au coin d’une rue. Incidemment, vous ne possédez pas un émetteur clandestin ?
  
  - Non... Jorgen Brondsted estimait que c’était inutile. Dans une agglomération, le danger de repérage est trop grand, à son avis.
  
  - Il n'a pas tort. Mais nous reprendrons cette conversation plus tard. Il est temps de faire vos bagages. N’emportez cependant que le strict nécessaire.
  
  Ils débouchèrent sur le couloir d’entrée, et Gertrud emprunta les escaliers. Submergée par un sentiment d’inéluctable, elle avait abandonné toute idée de révolte. Qui sait si, en dénonçant Brondsted, elle ne l’avait pas sauvé d’un plus grand péril ?
  
  Cet inconnu qui ne la lâchait pas d’une semelle semblait vraiment persuadé qu’ils figuraient tous sur une liste noire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Les carillons des églises de Riddarholm et Saint-Nicolas égrenaient gravement les douze coups de minuit quand l’Opel enfila Osterlänggatan. Lorsqu’elle ralentit à une trentaine de mètres de la demeure de Gertrud Karlson, Maubert vit s’illuminer le seuil du 33. Une ombre se découpa dans l'embrasure, fit un signe d’appel.
  
  - Ouf ! lâcha Raffet. Ils ne l'ont pas coincé.
  
  - Ne pavoisez pas trop vite, rétorqua Maubert en se souvenant de l’enlèvement de Skoglund. Le cap difficile n'est pas encore franchi.
  
  Il amena la voiture devant le 33 tout en demandant à son compagnon d’ouvrir la portière du siège arrière.
  
  L’embarquement de la Suédoise et de Coplan s’opéra en un clin d’œil. L’instant critique fut celui où Coplan dut s’immobiliser pendant quelques secondes devant la porte pour la refermer à clé. Mais aucun coup de feu ne claqua dans la nuit, aucun projectile silencieux ne perfora la carrosserie. L’Opel démarra en flèche dès que Francis se fut jeté sur la banquette, à côté de Gertrud.
  
  Cent mètres plus loin, les Français respirèrent.
  
  Raffet regardait curieusement la prisonnière, enveloppée dans un manteau de fourrure et montrant un visage soucieux. En quelques phrases, Coplan relata les résultats de son entrevue avec Gertrud, sans évoquer toutefois l’épisode scabreux qui en avait marqué le tournant.
  
  - Remettez le cap sur Dalarö, dit-il en conclusion à Maubert. Je vais encore la confronter avec Skoglund afin d’éclaircir des points de détail, mais je crois qu’en Suède mon travail est pratiquement terminé.
  
  - Comment? s’étonna Raffet. Et l’agresseur des deux types, vous le laissez courir ?
  
  - A vue de nez, il poursuit le même objectif que moi, mais par des méthodes plus radicales : il semble déterminé à paralyser ce réseau, du moins dans ce pays, souligna Francis tout en observant sa voisine. Aucune raison majeure ne m’oblige à cavaler après lui. D’ailleurs, je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’il persévère dans son entreprise de démolition : il nous mâche la besogne, en quelque sorte... A ses risques et périls.
  
  Raffet se gratta la nuque.
  
  - Décidément, vous avez une optique particulière, aux services spéciaux, maugréa-t-il avec perplexité.
  
  - C’est-à-dire que nous n’avons pas d’idées préconçues, ni de préjugés. Nous rectifions le tir à mesure que les événements progressent, sans plus. A l’encontre de la police, nous ne sommes pas chargés de faire régner l’ordre et de châtier les malandrins. Les ennemis de l'adversaire sont nos amis.
  
  - Belle mentalité, ricana Maubert, attentif à la conduite de la voiture. Les tueurs avec nous !
  
  - Sauf changement de programme, précisa Coplan avec un cynisme suave. Maintenant, si vous permettez, j’ai encore quelques questions à poser à cette descendante des Vikings.
  
  S’adressant à Gertrud en allemand, il lui demanda des précisions sur le mode de transfert des microfilms à leur destinataire islandais, ainsi que sur les communications radio unilatérales établies par ce dernier: les heures d’émission des messages, la longueur d’onde, l’utilisation d’un langage clair ou conventionnel, etc.
  
  Gertrud lui répondit sans réticence, sauf sur un point : elle ne connaissait pas, affirma-t-elle, la longueur d’onde sur laquelle lui parvenaient les instructions de Jorgen Brondsted ; elle n’avait qu’à parfaire un réglage autour d’une position médiane de l’index du bouton.
  
  Interrogée ensuite sur la personnalité de Jorgen Brondsted, Gertrud Karlson dévoila qu’il était un riche exportateur de poisson en boîtes et de conserves de mouton. Elle l'avait rencontré un jour à Copenhague, à un congrès pour la neutralité de la Scandinavie, où le problème d’une élévation continue de la radioactivité ambiante, due aux expériences belliqueuses des Quatre Grands, avait été abordé.
  
  Elle semblait s’être aisément ralliée aux vues de l’islandais et lui avait promis sa coopération pour alerter l’opinion publique mondiale malgré la répugnance, sinon l’hostilité, des gouvernements enclins à promouvoir le développement de l’énergie atomique.
  
  Lorsque l'Opel arriva aux abords de la station balnéaire de Dalarö, Coplan tâcha d’obtenir quelques informations sur l’organisation de la branche française du réseau, mais la prisonnière se déclara incapable de les lui fournir, car il n’y avait pas de liaisons directes entre les « centralisateurs » des divers pays visés par Jorgen Brondsted.
  
  A la villa, Ravignan accueillit ses compatriotes et la nouvelle pensionnaire avec un soulagement teinté de mauvaise humeur,
  
  - Je poireaute en vain depuis plus d’une heure auprès de l’appareil téléphonique, reprocha-t-il. Je commençais à me figurer que vous étiez tous à la morgue et que vous alliez me laisser Skoglund sur les bras.
  
  - Comment va-t-il, ce cher garçon ? s'enquit Francis en débarrassant Gertrud de son manteau, près du feu de bois.
  
  - Il ronfle, grogna Ravignan, les yeux captivés par la silhouette élancée de la veuve Karlson, qu'il s’était imaginée sous la forme massive d’une quinquagénaire suralimentée.
  
  Il fut mis au courant par ses collègues, pas fâchés de prendre un drink et d’en avoir fini pour cette nuit-là.
  
  - Tout compte fait, dit Coplan, il n’est plus nécessaire de cuisiner ensemble nos deux invités. Je n’ai pas relevé de contradictions entre leurs dépositions respectives. Ravignan, où pourriez-vous les garder au frais pendant que je serai à Paris ?
  
  - Quoi ? Vous disparaissez ? s’effara son interlocuteur.
  
  - Ma foi, oui. La situation se présente sous un jour tel que je dois en référer à mon chef. Lui décidera du sort de nos prisonniers, mais de toute façon nous devons les empêcher de correspondre avec qui que ce soit.
  
  - Bien sûr, nous n'en sommes pas à une séquestration arbitraire près, souligna Maubert, ironique. Et pour qui cela bardera-t-il le jour où cela se saura ? Pour nous, modestes agents diplomatiques, qui serons ignominieusement chassés de Stockholm. Et Monsieur, pendant ce temps-là, se baladera aux Champs-Élysées.
  
  Coplan lui administra une claque dans le dos.
  
  - En plus, on vous infligera un blâme et vous serez solennellement désavoués, renchérit-il avec un manque de compassion absolu. Sacrifiés sur l'autel de la raison d’État... Et puis, dans cinq ou six mois, vous serez promus. Momentanément, débrouillez-vous pour mériter cette distinction.
  
  Il tendit une main cordiale à Ravignan, le gratifia d’un sourire encourageant.
  
  - Maubert va encore s’appuyer un petit aller et retour afin de me reconduire en ville, ajouta-t-il en confidence. Veillez bien sur nos otages jusqu’à ce que vous receviez d’autres consignes, et soyez certain que je ne vous oublierai jamais.
  
  Aucun des trois amis ne sut pourquoi, avant de sortir, il dédia un clin d’œil complice à Gertrud.
  
  
  
  
  
  - Voilà où nous en sommes, conclut Francis au terme de son rapport au Vieux, le surlendemain matin. La filière aboutit en Islande, chez ce Jorgen Brondsted, et nous devrons passer par lui pour découvrir qui, en France, joue le rôle tenu par Gertrud Karlson en Suède.
  
  Attablé à son bureau, tapotant distraitement sa paume avec une règle qui ne devait pas servir à autre chose, le vieux mâchonna :
  
  - Des martyrs, hein ? Mais, bon sang de bon sang, pourquoi s’échinent-ils à recueillir des données concernant les centrales alors que les essais thermonucléaires empoisonnent mille fois plus l'atmosphère de la planète ?
  
  Il dardait sur Coplan un regard acerbe, comme un examinateur s’apprêtant à recaler un candidat.
  
  - Peut-être parce que les degrés de pollution radioactive provoqués par les piles atomiques sont encore plus difficiles à connaître que ceux dus aux explosions de bombes, supposa Coplan. Les retombées sont analysées partout dans le monde et elles ont donné lieu à d'importantes publications, chacun stigmatisant les responsabilités des autres expérimentateurs. Mais, sur le plan régional, les autorités de chaque pays sont plus discrètes : elles n’entendent pas subordonner leur politique aux inquiétudes, en partie légitimes, de leur population.
  
  L’expression concentrée du Vieux s’assombrit encore.
  
  - Oui, cela je veux bien l’admettre, mais ce que je vous ai dit antérieurement reste valable ; ne perdons pas de vue que le gros danger des piles réside dans leur vulnérabilité aux explosifs ordinaires, et je n’aime pas beaucoup qu’on s’intéresse à la topographie des lieux où elles sont installées. Le sabotage d’une centrale pourrait engendrer une catastrophe infiniment plus grave que l’incendie d’un vaste dépôt de munitions. Même si des gens comme Skoglund, Karlson et consorts sont de bonne fois, nous ne pouvons tolérer qu’on s’approprie par des voies souterraines des indications susceptibles de guider un commando ennemi.
  
  Coplan acquiesça.
  
  - De quel bois se chauffe ce Jorgen Brondsted ? Qu’a-t-il exactement derrière la tête ? Tout est là, résuma-t-il. Apparemment, d'autres que nous s’en préoccupent, et ils ont l'air décidés à nettoyer ce réseau d’une façon expéditive.
  
  - Je préférerais que vous atteigniez ce Brondsted avant eux, articula le Vieux en le fixant par-dessus ses verres. Nous ne savons pas dans quelles mains pourrait tomber sa documentation, si par hasard elle était convoitée.
  
  - Dans les nôtres, elle serait en sûreté, appuya Francis avec l’ombre d’un sourire.
  
  - Nous serions tout de même plus tranquilles... Bref, vous voyez ce qui vous reste à faire.
  
  - Oui, si toutefois Gertrud Karlson ne m’a pas monté un superbe canular pour gagner du temps. Cela, je ne pourrai m’en rendre compte qu’en Islande. Mais, avant de filer là-bas, je crois qu’il serait opportun d’envoyer un spécialiste au domicile de la Suédoise, ou même une équipe de trois hommes, afin qu’ils enregistrent les messages destinés à Gertrud. Accessoirement, ils mesureraient la longueur d’onde utilisée, exploreraient le canal de fréquence pour récolter d’autres communications adressées à des collègues de la demoiselle.
  
  - D’accord, cela risque d'être instructif.
  
  - Plus encore que vous ne le pensez. Brondsted et ses agents sur le continent recourent aux techniques les plus perfectionnées. Je soupçonne fort le récepteur caché dans le frigo de Gertrud Karlson d’être un appareil ultra-sensible, pouvant détecter des ondes décimétriques à très longue distance.
  
  Le Vieux tiqua.
  
  - Vous dites ? On m’a toujours appris que les ondes très courtes, comme celles de la télévision notamment, ont une portée qui est limitée par la courbure terrestre. Soixante-dix kilomètres environ, et pour autant qu’il n’y ait pas d’obstacle entre l’émetteur et le récepteur. Alors, qu’appelez-vous très longue distance ?
  
  - Des milliers de kilomètres. Les ondes sont captées après réflexions contre les couches ionisées de la haute atmosphère. Et, s’il faut en juger par les dimensions réduites de l’appareil de la fille Karlson, il ne contient pas de tubes, ni de transistors, mais des cristaux de rubis artificiels qui baignent dans de l’hélium liquide.
  
  Éberlué, le Vieux se croisa les bras et dévisagea Coplan.
  
  - Vous devez vous tromper, avança-t-il. Pour autant que je sache, il n’existe pas encore d’appareils portatifs de ce genre. Certaines revues ont fait allusion à des recherches dans ce domaine, mais en stipulant qu’on se heurtait à de grosses difficultés de réalisation.
  
  - En effet, et c’est bien pourquoi l’envoi d’un technicien qualifié me paraît indispensable. Ce poste pourrait être plus édifiant que les messages qu’il reçoit, il fonctionne à une température voisine du zéro absolu et doit être logé dans une chambre froide pour absorber un minimum de calories. Or, de tels récepteurs cryogéniques, de type Maser, existent déjà pour la radio-astronomie. II y en a même une version compacte.
  
  Le Vieux esquissant une mimique interrogative, Coplan dit en exhibant son paquet de cigarettes :
  
  - En principe, elle est uniquement réservée aux forces armées américaines.
  
  Son chef remua les épaules et grommela :
  
  - De mieux en mieux... Sur quoi et sur qui allons-nous encore buter dans cette affaire ?
  
  Saisissant un stylo à bille d’une main et un bloc-notes de l'autre, il demanda :
  
  - Donnez-moi tous les renseignements utiles : jours et heures d’écoute, l'emplacement de l’appareil, etc.
  
  Coplan lui fournit les précisions souhaitables, puis il plongea sa main dans sa poche :
  
  - Et voici la clé de l’immeuble.
  
  Dans les minutes qui suivirent, les deux hommes arrêtèrent ensemble quelques dispositions relatives au voyage qu’allait entreprendre Coplan, certains points d’appui lui étant nécessaires en Islande pour mener à bien la mission dont il était investi.
  
  Francis prit l’avion pour Copenhague et Reykjavik dans la matinée du lendemain.
  
  
  
  
  
  Deux jours auparavant, un étrange incident s’était produit en Angleterre.
  
  Une station de contrôle chargée de surveiller en permanence la radioactivité de l’air, et située dans les environs de la ville de Reading, avait noté une élévation anormale du taux de rayonnement Bêta.
  
  Ceci accusant la présence de résidus de fission, les techniciens se mirent à examiner de très près les chiffres révélés par divers procédés de détection : l’analyse des poussières recueillies sur des films adhésifs exposés à l’extérieur, celle des filtres dans lesquels des pompes faisaient passer de l’air à gros débit, et aussi la teneur en corps radioactifs en suspension dans l’eau de pluie tombée la nuit précédente.
  
  Les spécialistes acquirent très rapidement la certitude qu’il se passait quelque chose d’insolite et ils entrèrent en communication avec d’autres stations de contrôle réparties sur le territoire de la Grande-Bretagne.
  
  Il en ressortit que la pollution ne s’étendait qu’à une zone assez restreinte, de forme elliptique, allant du canal de Bristol aux abords de l’agglomération londonienne.
  
  Sans être vraiment alarmant, le phénomène devait être signalé aux autorités, en particulier au ministère de l’Hygiène.
  
  Renseignements pris au War Office, il fut établi qu’aucune explosion thermonucléaire n’avait eu lieu dans le monde au cours de la semaine écoulée. Ces produits de fission ne provenaient donc pas de retombées, la période de radioactivité de certains d'entre eux étant très courte. Dès lors, d'où venaient-ils ?
  
  Une enquête fut menée instantanément auprès des centrales, des laboratoires de recherche et des usines traitant l’uranium, le plutonium ou d’autres corps émetteurs de radiations, afin de savoir si un accident n’avait pas provoqué la diffusion de ces poussières toxiques.
  
  De partout, la réponse fut négative. Les centres d’Harwell, d’Aldermaston et de Winfrith Heath, qui se trouvaient englobés dans la zone infectée, assurèrent de la façon la plus catégorique que les installations fonctionnaient parfaitement, et que l’origine de cette hausse de radioactivité ne devait pas être cherchée dans leur périmètre.
  
  Hinckley Point, dans l’estuaire de la Severn, au sud de Cardiff, annonça que ses propres détecteurs relevaient des doses de rayonnement Bêta plus élevées que ceux de Reading, alors qu’aucune défectuosité n’était constatée dans la fission contrôlée des piles, dans leur système de refroidissement ou dans les bâtiments affectés à l’extraction du plutonium des barres d’uranium irradié.
  
  Les ingénieurs de Hinckley Point déclarèrent que la source devait pourtant être localisée dans leur région, et qu’ils allaient tâcher de la découvrir au plus vite.
  
  Entre-temps, la contamination radioactive ne cessa de progresser, aussi bien en intensité qu’en étendue. Il apparut aux yeux des spécialistes que, si elle continuait à croître au même rythme que pendant les douze heures passées, la cote d’alarme serait bientôt atteinte dans plusieurs comtés.
  
  Par radio, le ministère de l’Hygiène invita les populations menacées par le sinistre à ne plus boire l’eau de la distribution, des puits ou des rivières, et à ne pas consommer le lait de vaches en pâture dans la région.
  
  Pour ne pas susciter une trop grande inquiétude, on justifia ces mesures par un incident technique survenu en un endroit non déterminé ; des travaux en cours allaient promptement réparer le défaut, et seule une prudence excessive dictait aux autorités des conseils propres à éliminer tout risque d’ordre physiologique.
  
  Mais, à l'instant même où ces déclarations rassurantes étaient faites sur les ondes, l’état-major scientifique de Hinckley Point vivait un véritable cauchemar.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  A la lisière d’un vaste complexe industriel groupant une centrale de puissance et des usines produisant de l’armement nucléaire s’érigeait un bâtiment blanc, aux grandes baies vitrées, dans lequel étaient aménagés de nombreux bureaux, une bibliothèque, un bar et une salle de conférences.
  
  Une réunion rassemblant une dizaine de personnes se tenait dans ce dernier local, à l’étage supérieur. Tous les visages exprimaient une appréhension voisine de l’angoisse.
  
  A.G. Radford, un homme d’environ cinquante ans qui présidait la séance, éteignit la radio aussitôt après les derniers mots du speaker et dit aux assistants :
  
  - Ces mesures sont notoirement insuffisantes... C'est toujours pareil : sous prétexte d’éviter la panique, on n’ose pas appliquer d’emblée le plan qui préserverait réellement la sécurité de la population. Et pourtant, lorsque j’ai téléphoné à Londres, je me suis montré assez explicite. La situation s’aggrave d’heure en heure...
  
  - Oui, appuya l’ingénieur Butts, directeur de l’usine de dépollution. J'estime qu’avant ce soir, non seulement le personnel de Hinckley Point mais aussi les habitants des localités dans un rayon de cinquante kilomètres devront porter le masque respiratoire. Le dégagement d’émanation se poursuit, et nous ne pourrons pas le maîtriser sans le renfort de l’armée.
  
  - Combien d'hommes avez-vous pu concentrer là-bas ? s'enquit Radford, attentivement observé par tous les participants.
  
  - Ce n’est pas une question d’hommes, mais de matériel, répondit Butts. Que voulez-vous qu’ils fassent avec des pioches et des pelles ? Leur équipement anti-radiations leur interdit un effort musculaire prolongé ; or, d’après ce que j'ai vu, ce sont des dizaines de tonnes de terre contaminée qu’il faudrait ramener à l’usine. Nous n’étions pas outillés pour combattre une calamité de ce genre. En dehors des limites de nos installations, s’entend.
  
  Radford promena son regard tourmenté sur les hommes qui l’entouraient.
  
  - L'un d'entre vous ne peut-il rien suggérer de plus radical pour juguler le sinistre dans le plus bref délai ?
  
  Chimistes, physiciens et ingénieurs extériorisèrent leur impuissance par des réactions variées. L'un d'eux prit la parole :
  
  - Le plus expéditif, ce serait évidemment de couler du béton dans l’excavation, mais si cela empêche le dégagement de gaz et de poussières, cela ne réduira pas les dégâts pour autant. L’évaporation des flaques de liquide projetées autour du réservoir se poursuivra, les produits enfermés dans le sol seront drainés par les pluies et ils infecteront les terrains avoisinants, puis les eaux du canal de Bristol. La solution préconisée par M. Butts est peut-être celle qui comporte les plus gros dangers dans l’immédiat, mais elle est la plus raisonnable et la plus sûre à longue échéance.
  
  Plusieurs assistants murmurèrent leur approbation.
  
  En dernier ressort, il appartenait à Radford de décider. Mais il se trouvait aux prises avec un effroyable dilemme : adopter la formule proposée par Butts, c’était, pendant des heures encore, laisser monter dans l'atmosphère des déchets atomiques d’une toxicité effrayante. Étouffer le foyer par du béton, c’était rendre impossible, ultérieurement, une dépollution efficace et vouer à des périls sans fin toute une partie du Somerset et les rives de l'immense estuaire.
  
  - J'accepterais l’idée du bouchon de béton s’il n'y avait pas d’autres réservoirs à proximité, prononça Radford après un lourd silence. Comme nous ne connaissons pas encore la cause du désastre, je ne veux pas ensevelir les indices qui nous permettraient d’élucider cette énigme. Néanmoins, devant la gravité des faits, je vais en référer à la Division de la Santé Publique de la Commission de l’Énergie atomique du Royaume. Ceci prend l’ampleur d’une catastrophe nationale dont toutes les répercussions ne sont pas encore prévisibles ; des moyens considérables devront être mis en œuvre pour parer à ses effets. Il est malheureusement certain que des accusations terribles vont être lancées contre nous.
  
  Les yeux dirigés vers le stylo qu'il manipulait, Butts secoua la tête.
  
  - Il faut s'y attendre, certes, mais aucun expert ne soutiendra qu’il y ait eu négligence de notre part. Il a été surabondamment prouvé que nos cuves de résidus ne pouvaient pas exploser spontanément. Un phénomène échappant à toutes les règles connues a dû intervenir et...
  
  Un lointain grondement l’interrompit, en même temps que les têtes se tournaient vers la fenêtre. Radford recula vivement son fauteuil, se leva pour aller jeter un coup d’œil à l’extérieur. Il fut imité par Butts et par d’autres directeurs du centre ; des exclamations de joie jaillirent du groupe.
  
  Sur la route de Bridgewater, un convoi militaire s'étirait sur des centaines de mètres. Les premiers véhicules arrivaient devant les portails de la clôture entourant les Installations.
  
  - Dieu soit loué ! lâcha Radford. Messieurs, regagnez tous vos bureaux, appliquez dès à présent les consignes de sécurité de la phase B. Miller, prévenez Londres que le dégagement va continuer pendant quelques heures encore, mais qu’ensuite, il décroîtra dans de fortes proportions, Néanmoins, les habitants du Somerset, du Devon et du Wiltshire doivent rentrer chez eux si la pluie se remet à tomber, éviter de manger des légumes frais, du bétail récemment abattu ou du poisson de rivière. Rien que des conserves !
  
  Déjà, il entraînait Butts avec lui vers la sortie de la salle de conférences, tandis qu’un brouhaha de conversations s’élevait derrière eux.
  
  Dévalant des escaliers de marbre, les deux hommes coururent ensuite dans le large couloir central de l’édifice, à la rencontre des officiers qui commandaient le détachement.
  
  Le colonel Scott, les capitaines Clark et Ferguson, du 23® régiment des Royal Engineers, descendus d’un command-car, conversaient avec les gardiens de l’entrée. Ces derniers, voyant s’approcher Radford et Butts, s’effacèrent aussitôt.
  
  De brèves salutations s’échangèrent entre civils et militaires, puis Radford, essoufflé, dit au colonel :
  
  - Vos hommes sont-ils dotés d’un équipement antiatomique ?
  
  Gourmé, le teint rouge, Scott renvoya :
  
  - Deux compagnies seulement, mais tout mon effectif a des masques à gaz.
  
  - Bien. Un bulldozer, une pelle mécanique et cinq camions de dix tonnes suffiront dans l’immédiat. Ils devront évoluer dans une zone assez fortement radioactive, et leurs conducteurs doivent être protégés. Voulez-vous donner des instructions dans ce sens et revêtir vous-même les combinaisons pendant que nous nous préparons aussi ?
  
  Scott n’était pas de ceux qui s'émeuvent facilement.
  
  - All right, acquiesça-t-il. Mais si vous m’expliquiez d'abord de quoi il retourne ? Une bombe a-t-elle sauté accidentellement ?
  
  - Non, mais c’est tout comme... Un réservoir contenant des déchets atomiques liquides et semi-solides a explosé à une quinzaine. de milles d’ici, en pleine lande. Le vent d’ouest est en train de disperser les gaz et les cendres qui sortent du trou. Votre tâche consiste à charger sur les camions ce qui reste du réservoir, les déchets non projetés en l’air, et aussi la terre qui entoure l’excavation : le tout doit être ramené à grande vitesse à l’usine pour y être traité.
  
  - Je vois, fit le colonel avec la même sérénité que s’il avait appris une bonne nouvelle. J’avais pensé tout d'abord qu’il s’agissait d’un incident survenu à Hinckley Point même... Nos compteurs de radiations accusaient un niveau de plus en plus élevé à mesure que nous approchions.
  
  - Oui, car vous veniez de Bristol, jeta Radford, trépignant d’impatience. En réalité, la source est au sud-ouest. Nous vous accompagnons et je vous donnerai des détails en cours de route. Les minutes comptent.
  
  Toujours suivi par Butts, dont le visage était pâle et défait, il fit demi-tour et se hâta vers les vestiaires aménagés dans les sous-sols d’un autre bâtiment.
  
  Pendant qu'ils enfilaient des scaphandres hermétiques dont le casque était pourvu d’une fenêtre bombée en plexiglas, Scott et ses adjoints scindaient la colonne de véhicules, organisaient le convoi qui s’en irait sur le lieu du sinistre.
  
  D’autres camions appartenant à l’ensemble industriel emportaient vers la lande et aux alentours des techniciens chargés de collecter des échantillons d’eau, de plantes et de sols en vue de leur analyse. Il leur fallait aussi capturer quelques animaux afin de voir dans quelle mesure ils étaient atteints par la radioactivité.
  
  Un quart d’heure plus tard, dans un grand fracas de moteurs et d’échappements, une compagnie des Royal Engineers s’ébranla.
  
  Dans le command-car de tête, le colonel Scott et ses deux cicérones, bien qu’assis très près l’un de l’autre, ne pouvaient converser qu’à l’aide de micros reliés à des émetteurs de poche.
  
  Tous les soldats du détachement avaient la même tenue sinistre : combinaison noire en caoutchouc, tubes respiratoires annelés connectés à des bouteilles d’oxygène fixées à la ceinture, mains étroitement gantées, les yeux abrités par un hublot de verre teinté.
  
  - Ces réservoirs dans lesquels nous enfermons les résidus de fission fortement concentrés sont enterrés à l’écart, dans une zone interdite, reprit Radford. M. Butts avait choisi les Brendon Hills, qui sont pratiquement déserts depuis toujours. Aussi personne ne sait quand l’explosion s’est produite, ni quelle a été sa violence. Nous ne l’avons détectée que par l’élévation brusque et inexplicable du rayonnement Bêta.
  
  - Aoh ! coassa le colonel Scott. Désagréable chose, n’est-ce pas ?
  
  - Terrifiante serait plus juste, corrigea Butts. Des milliers de gens de la contrée vont être ruinés car leurs récoltes, leur cheptel et leur basse-cour devront être détruits, brûlés, enterrés aussi. Et ceci n’est rien à côté des maux physiques qui les guettent... La mortalité va tripler ou quadrupler dans les prochains mois, c’est inévitable.
  
  - Oui, convint Radford, il est bien évident que nous ne remédierons pas au mal : il est fait. Tout au plus pouvons-nous stopper son extension. Certains produits qui sont dispersés dans la nature garderont leurs propriétés malfaisantes pendant des centaines d’années, et il est impossible de les neutraliser.
  
  La colonne militaire franchit la route allant de Minehead à Taunton et s'enfonça ensuite, par un chemin spécialement tracé, dans une région vallonnée couverte de bruyère.
  
  Au bout de trois miles, elle arriva devant une clôture en fil de fer barbelé que rompait un portail en grillage. De grandes pancartes étaient apposées de loin en loin : « Défense d’entrer. Zone interdite - Danger de mort. »
  
  Le command-car s’engagea sur ce territoire réservé qui couvrait plusieurs hectares, entraînant derrière lui le convoi motorisé. Deux ou trois fois, les roues évitèrent des lièvres et des coqs de bruyère, morts, qui gisaient sur le gravier.
  
  Les aiguilles des compteurs à scintillations que tenaient Scott et Butts étaient pointées vers la partie rouge du cadran, ce qui signifiait que tout être vivant non protégé séjournant dans cette ambiance radioactive était condamné à périr.
  
  Ayant pénétré dans un bois, les véhicules roulèrent encore pendant quelques minutes, jusqu'à une clairière où circulaient des hommes en scaphandre.
  
  Sur la gauche, les arrivants distinguèrent un entonnoir d'une dizaine de mètres de diamètre, et auquel un rebord surélevé donnait l’apparence d’un petit cratère. Des banderoles de fumée s'échappant de l'excavation accentuaient la ressemblance, mais elles étaient infiniment plus meurtrières que celles d'un volcan.
  
  Tout le monde mit pied à terre. Le colonel et ses deux compagnons furent rejoints par un chef d'équipe. Sur l'invitation de Radford, ce dernier dépeignit la situation.
  
  - Le sol est imbibé, tout autour du trou, sur une épaisseur d'un bon yard. En profondeur, il faudra creuser à cinq yards, d’après le dernier sondage. C’était un réservoir de vingt mille litres ; la moitié du liquide environ a été projetée en l’air ; elle a éclaboussé des arbres qui devront être abattus et calcinés.
  
  Atterré, Radford se tourna vers Scott pour le prendre à témoin. Il n’y aurait pas que cette masse de matériaux à décontaminer : après l’enlèvement de toutes les matières radioactives, le matériel, les machines, les camions et le personnel devraient à leur tour subir un long nettoyage aux chelates en solution.
  
  - Qu’y avait-il, dans ce chaudron de sorcière ? s’informa le colonel, pensif.
  
  - Toutes les pires saloperies d’isotopes que vous pouvez imaginer, proféra Butts, consterné. Strontium 90, césium 137, carbone 14, fer 59, zirconium 95, etc. Sans parler de l’iode, du cobalt et d’autres déchets baignant dans de l’acide nitrique ou concentrés dans des filtres qui ont été volatilisés. De quoi tuer la population du globe si tout était respiré ou ingéré...
  
  - Un damné cocktail, jugea l’officier Eh bien, nous allons déblayer tout ça.
  
  
  
  
  
  Le vent d’ouest charriant toujours plus loin des cendres et des poussières, des stations de contrôle établies en Hollande, en Belgique et dans le nord de la France ne tardèrent pas à enregistrer une hausse de la radioactivité.
  
  S’inquiétant de sa provenance, elles se renseignèrent auprès des organismes britanniques compétents.
  
  Ceux-ci admirent qu’un accident dramatique avait eu lieu à Hinckley Point, mais ils n’en dévoilèrent pas la nature.
  
  Par un accord tacite, le black-out fut décrété autour de l’affaire, et partout les gens continuèrent d’ignorer qu’ils respiraient de l’air pollué dont le taux de radioactivité était mille fois supérieur à la normale dans certaines localités anglaises et cinquante fois dans les villes belges (Le 10 octobre 1957, un accident s’est produit dans une pile atomique à la centrale de Windscale, en Angleterre. Le nuage radioactif éjecté par la cheminée s’est étendu sur la Belgique, la Hollande, la Suisse et l'Allemagne. Les proportions indiquées ci-dessus furent atteintes en cette occasion : elles sont empruntées à « Promesses et menaces de l’énergie nucléaire », de Charles-Noël Martin, édité aux Presses Universitaires de France).
  
  En Grande-Bretagne, on multiplia les examens dans la bande de territoire la plus touchée par le fléau. Il apparut alors que les herbes ne pouvaient plus être absorbées sans danger par le bétail, et que les céréales accumuleraient au cours des semaines suivantes des doses de strontium non négligeables.
  
  Les particules de phosphore 32 assimilées par les insectes se concentraient dans les oiseaux qui les avalaient, et on nota chez des hirondelles un volume de matières radioactives 75 000 fois plus élevé que dans un litre d’eau prélevé dans un puits. Le jaune de l’œuf des canes en contenait 1 500 000 fois plus (Chiffres révélés pour la région entourant, dans un rayon de trente kilomètres, les installations de Hanford, aux U.S.A., où fonctionnent quatre piles. Ils sont empruntés à un document publié par la Conférence de Genève et cités dans « L’Atome, maître du monde », de Ch.N, Martin »).
  
  L'autopsie d’un homme qui avait été rem versé par une voiture aux abords de Reading révéla que son foie renfermait une dose nettement exagérée de césium 137 ; il avait également beaucoup trop d’iode 131 dans la glande thyroïde et d’autres produits de la fission dans les poumons.
  
  L’ensemble de ces données recueillies aux sources les plus diverses démontra que la pollution atteignait le seuil critique.
  
  Comme les enfants fixent dans leur organisme plus de calcium et d’iode que les adultes, ils étaient menacés de leucémie ou de septicémie s’ils continuaient à vivre dans le secteur contaminé. Leur évacuation vers le nord fut décidée.
  
  Les milieux scientifiques, mieux informés que le grand public, commencèrent à s’émouvoir -sérieusement. Au sein du gouvernement, des voix s’élevèrent pour réclamer une enquête officielle.
  
  
  
  
  
  A 3 heures du matin, une activité fébrile régnait toujours dans la clairière des Bren-don Hills.
  
  Un va-et-vient de camions emportait sans relâche vers l’usine de dépollution de Hinckley Point des tonnes de terre imprégnées de corps radioactifs. Un cordon de troupes avait élargi le rayon de la zone interdite jusqu’à douze miles, et il barrait les routes à la circulation des civils.
  
  En dehors des militaires occupés au déblaiement de l’excavation, des experts venus de Londres étudiaient avec les spécialistes du complexe industriel les causes qui auraient pu provoquer l’explosion du réservoir enterré.
  
  Butts leur expliqua pourquoi, à son avis, une explosion spontanée ne pouvait pas être à l’origine du désastre. En Amérique, où les déchets liquides n’étaient pas traités de la même manière, la chose eût été concevable. En Angleterre, les résidus étant ramenés à l’état de boue par précipitation dans des solutions appropriées, ou concentrés dans des blocs de matière filtrante, voire même coagulés, il n’y avait pas d’émission de vapeurs susceptibles de former un mélange détonant.
  
  A la lumière des projecteurs qu’on avait mis en batterie pour la continuation des travaux, l’ingénieur conduisit le groupe vers remplacement d'une autre cuve enfouie dans le sol.
  
  - Une surpression interne n'est pas à craindre non plus, poursuivit-il en levant le couvercle d’un caniveau. Voyez : une circulation d’eau dans ces tubulures refroidit constamment le réservoir afin d’éliminer le lent échauffement dû à l’énergie dégagée par les déchets. Même si le circuit était en panne pendant plusieurs jours, cela ne porterait pas à conséquence. Or, le refroidissement a fonctionné sans arrêt, nous en avons la preuve : il a fallu fermer les vannes d’amenée, les canalisations ayant été déchiquetées par l'explosion et l’eau coulant à flots dans la cavité.
  
  Un des experts s’éclaircit la voix.
  
  - Nous devrions opérer un prélèvement dans un réservoir intact, afin de vérifier si des réactions n’ont pas entamé la paroi et introduit dans le magma des corps qu’il ne contenait pas au départ de l’usine.
  
  - Le revêtement intérieur est inattaquable, répliqua Butts presque sèchement. Nous avons fait des expériences pendant des mois avant de l’adopter, sachant que ces poubelles devront rester là pendant un siècle ou deux.
  
  - Ne soyons pas trop affirmatifs, émit un autre délégué d’une voix conciliante. Il est bien évident que le réservoir n’aurait pas sauté si tout s’était passé conformément à la théorie et aux prévisions. Examinons donc le problème sans préjugés, et menons l’enquête même sur les points qui, en apparence, ne souffrent aucune discussion.
  
  - C'est certain, approuva un membre de la Commission de l’Énergie atomique. Cependant, à force de nous creuser la cervelle, nous pourrions peut-être arriver à édifier une belle hypothèse, vraie ou fausse. Mais qui vous dit qu’il ne s’agit pas tout bonnement d’un acte criminel ?
  
  Cette déclaration provoqua un sursaut général. Des exclamations fusèrent :
  
  - Quoi ? Un attentat délibéré ? Ce serait démentiel !
  
  Avec calme, l’intéressé reprit :
  
  - Nous ne devrions pas commencer par mettre en doute la compétence et la haute qualification scientifique de MM. Radford et Butts. Une analyse approfondie des morceaux de tôle du réservoir que l’on pourra retrouver peut nous en apprendre plus que de savants échafaudages de formules.
  
  Enfiévré, Radford intervint :
  
  - Cette pensée m’était venue depuis le début, et j'ai fait collecter par mes techniciens les débris qui sont éparpillés dans le voisinage. Je vous en...
  
  Une effroyable déflagration dévasta la clairière. Un geyser de feu jaillit du sol tandis que les corps disloqués de tous les hommes réunis près du caniveau étaient projetés, déchirés, fracassés contre des arbres.
  
  Le souffle n'épargna pas les militaires au travail : la plupart d’entre eux furent tués sur le coup ; les autres, violemment aplatis par terre, leur scaphandre arraché, ne survécurent pas longtemps.
  
  L’éclair rouge s’éteignit, ensevelissant le bois dans une obscurité complète ; de nouveaux torrents de fumée toxique montèrent tout droit dans le ciel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  L'avion à bord duquel voyageait Coplan se posa le lendemain sur l’aérodrome de Reykjavik, capitale de l’Islande.
  
  S’érigeant sur une côte plate et désolée, enveloppée d’une morne grisaille, la ville dégageait une impression de tristesse et de pauvreté. En dehors de quelques immeubles modernes et de bâtiments publics, elle avait des maisons basses, plutôt rébarbatives, que n’égayait pas le décor lointain de montagnes enneigées.
  
  Sur les trois kilomètres séparant l’aéroport du centre de la cité, Coplan devina que la vie devait être dure dans ce pays et que les Islandais ne devaient pas être particulièrement joviaux.
  
  Au-dessus du port où de nombreux chalutiers faisaient escale, des nuées de mouettes tournoyaient en poussant des cris rouillés, voraces, qui donnaient envie de les abattre à coups de carabine.
  
  Lorsque le car eut déposé les passagers en provenance de Copenhague devant le bureau des Icelandic Airways, Coplan pénétra dans l’immeuble et fit main basse sur une série d’horaires édités par les compagnies aériennes.
  
  Fourrant ces imprimés dans sa poche, il ressortit, prit un taxi pour se rendre à l’hôtel Borg, l’un des trois seuls établissements recommandables de la ville.
  
  Dès qu’il fut dans sa chambre, il entreprit d’étudier ses prospectus.
  
  Bien que le Vieux le taxât souvent d’impulsivité, Coplan ne s’embarquait jamais sans biscuits. S’il avait accordé un certain crédit à la confession de Gertrud Karlson, il entendait en vérifier le bien-fondé avant de tomber à bras raccourcis sur Jorgen Brondsted.
  
  Avant de quitter Paris, il était passé au boulevard Haussmann, à l’ambassade d’Islande, afin de consulter un annuaire téléphonique. Un nommé Jorgen Brondsted habitait bien la ville d’Akureyri, au nord de l’île.
  
  Restait à déterminer si ce quidam jouait le rôle que lui attribuait la Suédoise.
  
  La plaque tournante des liaisons aériennes entre l'Europe et l’Islande est Copenhague. Il était vraisemblable que c’était dans la capitale danoise que le steward - un nommé Magnus Jonsson - recevait les documents originaires des divers pays couverts par le réseau. Mais c’est à Reykjavik qu’il devait s’en débarrasser, les livrer ou les expédier à quelqu’un.
  
  En conséquence, Coplan étudia le rythme des arrivées des appareils de la ligne islandaise : il y avait trois services hebdomadaires avec Copenhague et un, direct, avec Göteborg en Suède.
  
  Ayant noté les jours et heures d’atterrissage à l’aéroport, il téléphona au siège de la compagnie pour s’enquérir du moment du prochain retour du steward Jonsson. On lui répondit qu’il rentrerait à Reykjavik le mercredi à 17 h 25, soit le lendemain.
  
  Se référant à son horaire, Coplan put déduire de ce renseignement l’indicatif de l’avion à bord duquel travaillait le steward. Édifié sur ce point, il se rhabilla et sortit de l’hôtel.
  
  La nuit était tombée. L'éclairage public, assez parcimonieux, rendait la ville encore plus lugubre. S'étant orienté par rapport au clocher de bois de la cathédrale luthérienne, Coplan se dirigea vers le centre commercial, puis il bifurqua sur la gauche et emprunta une rue parallèle au port. Au premier croisement, il consulta la plaque de la rue transversale : Adalstraeti.
  
  Il remonta cette voie jusqu’au numéro 135, pénétra dans un édifice à la façade en basalte. Au premier étage, il appuya sur un bouton de sonnerie placé sous une plaque de cuivre. Celle-ci portait une inscription en islandais : « A. Kremer - Marques de fabrique et Brevets d’invention ».
  
  Ce fut Kremer en personne qui vint ouvrir. Pourquoi ce Luxembourgeois de quarante-deux ans, cultivé, polyglotte et débrouillard était-il venu s’établir en Islande ? C’était un de ces mystères que le plus perspicace des psychologues ne serait pas parvenu à résoudre. Et comment il pouvait vivre de son officine dans un pays du bout du monde, peuplé de deux cent mille habitants en tout et pour tout, était un problème sur lequel aurait séché le meilleur des économistes.
  
  - Entrez donc, dit Kremer en tendant une main cordiale à son visiteur. J'aurais préféré vous recevoir chez moi mais...
  
  Ils traversèrent une antichambre et franchirent le seuil d’un bureau dont les murs étaient tapissés par des tiroirs à dossiers.
  
  - Ravi de faire votre connaissance, répondit Coplan en arborant un sourire amical. Je veux vous déranger le moins possible.
  
  - Me « déranger » ? s’exclama son hôte en levant les bras au ciel. Croyez bien que votre venue est pour moi une distraction providentielle ! Vous n’imaginez pas ce que la vie peut être monotone dans ce patelin.
  
  Ils prirent place dans des fauteuils de cuir, et Kremer versa de l’aquavit d’un flacon en verre taillé.
  
  - Alors ? poursuivit-il en tendant un verre à Coplan. Que puis-je exactement faire pour vous ?
  
  Kremer n’était pas un « correspondant » du Service. Il figurait au sommier comme sympathisant, c’est-à-dire un auxiliaire bénévole auquel on pouvait recourir occasionnellement pour une aide limitée.
  
  - Premièrement, dit Francis, pouvez-vous me procurer un ustensile automatique capable d’intimider des mauvais garçons ?
  
  La figure ronde du Luxembourgeois s’éclaira.
  
  - Quelles sont vos préférences ? Mab français, Colt américain, Mauser, F.N. ou Lüger ? Calibres au choix.
  
  - Mazette ! Vous les achetez en vrac ?
  
  - Il m’arrive même d’en revendre. Les marins pratiquent toujours cette petite contrebande, pour avoir un peu d’argent de poche.
  
  - Un 7,65 plat, au tir précis, me conviendrait.
  
  - J’ai ce qu’il vous faut, un excellent pistolet belge. Je vous le donnerai tout à l’heure. Ensuite ?
  
  - Une voiture peu voyante dont je pourrais disposer pendant une dizaine de jours.
  
  Kremer approuva.
  
  - Je pourrai en acheter une d'occasion, demain matin... Une Chevrolet 57 noire. Ça irait ?
  
  - Parfait. A quelle heure en prendrai-je livraison ?
  
  - C’est sans doute au « Borg » que vous êtes descendu ? Bon. Alors rendez-vous derrière la cathédrale, à midi moins le quart. Je vous l’y amènerai. Est-ce tout ?
  
  - Au point de vue matériel, oui. Mais je veux aussi mettre à contribution votre connaissance du pays. Avez-vous déjà entendu parler d’un certain Jorgen Brondsted, un homme remarquable, paraît-il, et qui doit être fortuné ?
  
  - Brondsted ? Mais toute l’Islande a entendu parler de Brondsted ! C’est une grosse personnalité... Il possède une importante conserverie de poissons, une flottille de chalutiers, a des intérêts dans plusieurs autres affaires. Son quartier général est Akureyri, mais il a un bureau d’exportation ici, à Reykjavik. Avez-vous l’intention de le voir ?
  
  - Oui, si j’en ai la possibilité, dit Coplan d’un ton détaché. Sans doute est-il influent dans le pays ?
  
  Kremer hocha la tête d’une façon très affirmative.
  
  - Sa puissance financière est considérable, et en outre il jouit d’une réputation de philanthrope. C’est un pacifiste convaincu.
  
  Tout ceci confirmait étroitement les assertions de Gertrud Karlson.
  
  - Eh bien, conclut Francis après un bref silence, je ne vous en demanderai pas davantage pour l’instant. Ce que je vous devrai pour la voiture et le pistolet sera compensé par une ouverture de crédit en France, à moins que vous ne préfériez un autre mode de paiement.
  
  Kremer donna son accord sur la question financière. Puis, d’un air déçu :
  
  - Vous n’allez pas me quitter tout de suite, j’espère ? Moi qui me figurais que vous alliez m’entraîner dans une aventure palpitante, avec des morts en cascade et du whisky à gogo.
  
  - Il n’en est pas question, sourit Francis, amusé. Je suis investi d’une mission purement commerciale. Mais si vous avez une soirée de libre, je suis tout disposé à jouer une partie de dominos.
  
  Kremer se mit à rire.
  
  - Je suis plus fort à la belote, prévint-il. Je vous signale toutefois que, pour discuter affaire, dans ce pays, on a rarement besoin d’un 7,65.
  
  
  
  
  
  Le mercredi, en fin d’après-midi, à la buvette de l’aérogare, Coplan observa l’atterrissage de l’avion venant de Copenhague.
  
  Les passagers débarquèrent, marchèrent sans hâte vers le contrôle de police et de douane. Ensuite, le commandant de bord accompagné du copilote, tous deux lestés d’une petite valise, traversèrent la piste et gagnèrent les aménagements des Icelandic Airways.
  
  Les voyageurs récupéraient leurs bagages lorsque l’air-hostess et deux stewards descendirent de l’appareil. Coplan reconnut Jonsson d’après le signalement qu’en avait donné la Suédoise : un mètre soixante-dix, la trentaine, une moustache blonde du style R.A.F.
  
  Dès cet instant, Coplan ne le perdit pas de vue. Quittant sa table, il surveilla Jonsson jusqu’à ce que ce dernier montât dans le car, à la suite des passagers. Aucun civil ne s’était approché de lui dans le hall, ni à la sortie.
  
  Coplan rejoignit la Chevrolet et démarra.
  
  Il parvint aux abords de l’agence deux minutes avant le car, rangea la voiture le long du trottoir, resta au volant pour assister à l’arrivée de Jonsson,
  
  Le processus se renouvela : les gens en provenance de Copenhague se groupèrent devant le bureau de la compagnie, puis les trois membres de l’équipage sortirent du véhicule.
  
  Jonsson serra la main de l’hôtesse de l’air, celle de son collègue, adressa de loin un signe à quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur du bureau et partit ensuite d’un pas allègre dans la direction de la baie.
  
  Coplan, délaissant la Chevrolet, entama la filature. Elle fut courte : une centaine de mètres plus loin, Jonsson s’engouffra dans une taverne qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à un pub britannique. Une enseigne en fer forgé ayant la forme d’un écu portait une ancre marine sur fond d’or et, en demi-cercle au-dessus d’elle, le nom « Petursson ».
  
  Avec quelques secondes de retard sur son prédécesseur, Coplan pénétra dans le bar. Plusieurs clients étaient accoudés au comptoir. D’autres, presque tous des navigateurs, buvaient de la bière à des tables recouvertes de nappes à carreaux blancs et rouges. Au-delà de la petite salle, il y avait, toujours comme en Angleterre, des boxes curieusement enchevêtrés.
  
  N’apercevant pas Jonsson, Coplan fit le tour de l’établissement. Il n’eut pas l’air de voir le steward attablé, dans un des compartiments, avec un homme chauve, corpulent et rougeaud.
  
  Impossible de trouver un emplacement d’où l’on pouvait guetter ces deux consommateurs sans être vu d’eux. Donc de remarquer si une boîte d’allumettes changeait de mains.
  
  Coplan vida un verre de bière brune au comptoir, paya et ressortit.
  
  Il savait d’avance que ce boulot serait aléatoire. A supposer que Jonsson fût en possession de microfilms, allait-il les remettre à ce gros type trop sanguin ou à un autre individu qu’il rencontrerait plus tard dans la soirée ? Le steward ne les porterait-il pas lui-même à Akureyri, à l’occasion d’un vol sur la ligne intérieure joignant la capitale à cette ville du nord ?
  
  Puisque Jonsson, des Icelandic Airways, n’avait pas été inventé de toutes pièces par Gertrud, pourquoi ne pas tenir sa complicité pour acquise et passer d’emblée au second stade des investigations ?
  
  Tout en déambulant dans la rue, Coplan avait beau se convaincre de la vanité de son attente, il ne parvenait pas à décoller des parages de chez Petursson. Était-ce par conscience professionnelle ou parce qu’il n’avait rien d’autre à faire, il n’en avait pas la moindre idée. Mais quand l’inconnu ventripotent, au teint écarlate, déboucha de la taverne, Coplan ne put s’empêcher de lui emboîter le pas,
  
  Il le suivit dans des méandres qui les éloignaient du centre et conduisaient dans un quartier où pullulaient des magasins d’équipements pour la grande pêche, des bureaux d’approvisionnement de navires et des succursales de compagnies d’assurances maritimes.
  
  Soudain, le bonhomme poussa une porte et disparut à l’intérieur d’un immeuble. Coplan s’arrêta pour allumer une cigarette, puis il poursuivit son chemin.
  
  Par la force de l’habitude, il nota au passage le numéro de la maison, mais un imperceptible frémissement de ses paupières traduisit son étonnement quand son regard embrassa l’inscription sur la vitrine : « Brondsted Ltd. Export ».
  
  
  
  
  
  Le jeudi matin, Coplan quitta l’hôtel Borg avec sa valise. Il s’installa au volant de la Chevrolet et partit à destination d’Akureyri.
  
  La circulation à gauche à laquelle il n’était pas habitué, les limitations de vitesse à soixante kilomètres-heure sur les routes et vingt-cinq dans les agglomérations, plus quelques difficultés du parcours, promettaient de faire durer une douzaine d’heures ce voyage de quatre cent cinquante kilomètres.
  
  Ayant fait le plein à la sortie de Reykjavik, Coplan suivit une route en gravier dans un paysage plat et terne surplombé par une couche de nuages bas, sillonnés par des oiseaux marins. Un quart d’heure plus tard, il aperçut les vapeurs des sources d’eau chaude qui sont captées pour alimenter le chauffage central des maisons de la capitale.
  
  Il roula ensuite dans des étendues non cultivées, sans un arbre, parsemées de blocs de pierres volcaniques grises. Mais, graduellement, le relief devint plus accidenté : la route fut prise entre la rive d’un fjord et un massif montagneux, noir, hostile, montant jusqu’à près de mille mètres.
  
  Tout en regardant le décor, Francis se remémora son entrevue avec Kremer et sa filature de la veille. Le Luxembourgeois était un aventurier qui avait roulé sa bosse un peu partout dans le monde, et dont les occupations paisibles devaient cacher certains trafics plus rémunérateurs. Un gars qui n’avait pas froid aux yeux, et d’une placidité trompeuse.
  
  Quant au steward Jonsson, agent de liaison du clan Brondsted, son compte serait réglé plus tard : avec la collaboration de la Sûreté danoise, il suffirait de le prendre en flagrant délit avant le décollage de son avion de Copenhague. Par lui, on aboutirait aux fournisseurs de renseignements, aux centralisateurs nationaux analogues à Gertrud Karlson.
  
  Coplan repensa aussi à Engelbrekt. En se substituant à un émissaire de Moscou, puis en capturant Skoglund et sa patronne, Francis avait complètement éliminé les Russes de la course. De ce côté-là, au moins, il pouvait avoir ses apaisements : les Soviets ayant perdu le fil, leur concurrence n’était plus à redouter.
  
  Au terme d’un immense virage qui épousait le contour du fjord, Coplan longea sa rive nord par une route sinueuse au flanc d’une montagne, en bordure d’une falaise escarpée.
  
  Au sommet d’une côte, il dut freiner pour aborder un tournant assez raide et qui se prolongeait par une descente très accentuée.
  
  Son pied enfonça davantage la pédale de frein car, à vingt mètres, une Chrysler en panne bouchait le passage. Un homme manœuvrait un cric et l’autre tenait la roue de secours.
  
  Coplan coupa le contact, cala le frein à main, .embraya en marche arrière, puis il descendit et s’approcha des automobilistes. Ceux-ci lui parlèrent en islandais, d’un air contrarié.
  
  Coplan opina du chef et, subitement, son automatique fut braqué sur les deux individus, tandis qu’il leur lançait un « Hands up » sec comme un coup de fouet.
  
  Médusés, ils hésitèrent à lâcher les objets qu’ils manipulaient ; ce fut une erreur. L’homme penché sur la roue de secours reçut le canon du pistolet sur la calebasse, s’écroula en avant, cassé en deux sur le pneu. L’autre jeta le cric à la tête de Coplan, qui l’esquiva d’un brusque mouvement de côté. Comme l’islandais mettait ce quart de seconde à profit pour plonger sa main dans sa poche intérieure, Francis pressa la détente sans l’ombre d’un scrupule. La détonation claqua rageusement et l’inconnu ne put achever son geste. L’épaule perforée, son bras retomba mollement. La figure contractée par une grimace de douleur, il agrippa de sa main valide l’endroit qu’avait frappé le projectile, et ses doigts se teintèrent de sang. Il chancela en gardant ses yeux dardés sur son adversaire prêt à tirer une seconde fois.
  
  Coplan se félicita d’avoir pris la situation en main de prime abord. Ces deux salauds-là lui avaient ménagé un superbe traquenard, mais ils avaient eu le tort de ne pas fignoler les détails. Le cric était mal placé et le pneu n’était pas à plat.
  
  Les mâchoires serrées, Francis avança vers le blessé ; avec une prestesse fulgurante, il lui décocha un coup de son arme sur la joue. La tête du type s’inclina sous le choc. Il trébucha de côté, vacilla, encaissa de nouveau l’acier du canon à la. hauteur de l’oreille, et cette fois ses genoux plièrent. Il s'effondra sur le gravier.
  
  Tout en rempochant son automatique, Coplan se demanda pourquoi il n’avait pas tué d’emblée ses deux adversaires. Sa répugnance à les liquider froidement avait peut-être été motivée par une curiosité latente, mais l’urgente nécessité de se débarrasser d’eux s’imposait d’elle-même, puisqu’il ne pouvait ni les interroger sur cette route, ni les enfermer quelque part.
  
  Il se hâta de soulever l’un des Islandais et de l’enfourner dans leur Chrysler, entre les banquettes. Puis il saisit le second par son pardessus et le traîna comme un sac à linge vers le véhicule, où il le bascula pardessus son compatriote. Le cric et la roue de secours rejoignirent les blessés, que Francis dépouilla ensuite de leur portefeuille.
  
  Il ouvrit la portière avant, libéra le frein à main. L’embrayage au point mort, la berline s’ébranla en marche arrière. Coplan braqua le volant sur la droite, à fond, et sauta de côté pour ne pas être bousculé par le battant ouvert.
  
  Acquérant de la vitesse en raison de la déclivité du sol, la voiture quitta la route, soubresauta sur le bas-côté, puis ses roues arrière s’enfoncèrent dans le vide et elle bascula, cabrée, dans les profondeurs du fjord.
  
  Elle tournoya sur elle-même deux ou trois fois avant de crever la surface de l’eau et de projeter en l’air une trombe d’écume.
  
  Coplan courut vers la Chevrolet, exécuta en deux temps un demi-tour qui fit crisser les graviers. Enfonçant l’accélérateur, il remonta la côte dans la direction de Reykjavik.
  
  Puisqu’il était repéré, s’obstiner à foncer vers le fief de Jorgen Brondsted équivaudrait à un suicide. Toute sa tactique était à réviser.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Son accrochage avec les Islandais avait eu lieu peu après 11 heures et Coplan atteignit Reykjavik vers le début de l’après-midi.
  
  Son premier soin fut de s’enfermer dans une cabine publique et de téléphoner à Kremer.
  
  - C’est encore moi, annonça-t-il en français. Mes projets ont subi une entorse. Je voudrais vous voir, mais sans venir à votre bureau.
  
  - Ah ? fit le Luxembourgeois. Dois-je vous rejoindre quelque part ?
  
  - Oui, si possible. Cueillez-moi au passage devant la jetée de la douane dans vingt minutes. D’accord ?
  
  - Ben... oui, accepta Kremer, interloqué, mais assez maître de lui pour ne pas réclamer un complément d’explications.
  
  - Très bien. A tout de suite !
  
  Après ce court dialogue, Coplan ne retourna pas à la Chevrolet. Elle aussi avait dû être repérée, son numéro de plaque relevé. Moins elle circulerait dans la ville, moins elle aurait de chances d’être aperçue.
  
  Chargé de sa valise, Francis prit un taxi jusqu'au port. Il passa le reste du temps près du quai d’embarquement des navires qui assurent le service entre les villes côtières, puis il regagna la jetée.
  
  Au volant d’une Plymouth démodée, Kremer lui fit signe. Coplan monta à côté de lui et la voiture repartit immédiatement.
  
  - Vous avez des gens à vos trousses ? questionna Kremer, intrigué par la réapparition subite du Français qu’il ne croyait plus revoir.
  
  - Pas encore, mais je crois que ça ne va pas tarder, répondit Coplan. Mon départ de Reykjavik a été signalé ; sur la route, deux types avaient choisi un bon endroit pour m’intercepter, ce qui m’a contraint à les balancer, eux et leur bagnole, dans le fjord d’Akranes.
  
  Les traits du Luxembourgeois reflétèrent un ébahissement teinté d’admiration.
  
  - Y a pas à dire, vous apportez du mouvement, prononça-t-il en virant vers le petit lac de Tjörnin pour suivre la promenade publique. Vos tractations commerciales débutent plutôt mal. En quoi puis-je vous aider ?
  
  Soucieux, Coplan se tourna vers lui et s’accouda au dossier de la banquette.
  
  - Écoutez-moi, Kremer: je ne veux pas vous forcer la main, car votre acceptation pourrait vous exposer à de très gros risques ; au minimum, vous obliger à quitter l’Islande définitivement. L’affaire sur laquelle je suis est jonchée de tentatives d’assassinat, et c’est dans ce pays que la lutte promet d’être la plus dure : je suis pratiquement seul contre une organisation qui a son quartier général dans le secteur et dont les moyens d’action sont puissants. Sachant cela, voulez-vous marcher avec moi ?
  
  Kremer continua de regarder droit devant lui. Au bout de quelques secondes, il s’informa :
  
  - Si je dois abandonner tout ce que je possède, me garantissez-vous une compensation équitable et des facilités pour m’installer ailleurs ?
  
  - Cela va de soi, mais considérez surtout que vous engagez votre peau.
  
  Il y eut encore un silence. Puis Kremer esquissa un sourire en coin.
  
  - Je ne suis pas un dégonflé. En outre, je ne déteste pas le changement, et vous m’inspirez confiance. Alors, mettez-moi dans le coup.
  
  - Bon. Vous aurez encore la faculté de tirer votre épingle du jeu lorsque vous saurez de quoi il s’agit mais après, une fois dans le bain, plus question de me laisser tomber. Ça va ?
  
  Le Luxembourgeois donna son assentiment.
  
  Pendant que la Plymouth montait vers une colline surmontée d’une église gothique en ciment, Coplan dévoila les grandes lignes de l’affaire sans citer aucun nom. Puis il en vint aux événements de la matinée :
  
  - Un filet de protection devait entourer le steward ou l’homme qu’il a rencontré chez Petursson. Quand j’ai quitté Reykjavik, un coup de téléphone a signalé à Bogarnes ou à Akranes mon départ vers le nord et deux lascars ont été envoyés en comité d’accueil. On va s’étonner de ne pas les voir revenir et peut-être la chasse est-elle déclenchée dès à présent : tout sera mis en œuvre pour m’empêcher d’atteindre Akureyri.
  
  Kremer hocha la tête.
  
  - En Islande, il est bien difficile à un étranger d’échapper aux recherches d’un groupe bénéficiant de nombreuses complicités, émit-il d’une voix songeuse. Les localités sont trop petites, ce sont de vrais villages. Même Akyreyri, qui ne compte que huit mille habitants bien qu’étant la seconde ville après la capitale. Les voies d’accès sont rares : il y en a trois, pas une de plus. Maritime, aérienne et une seule route terrestre. Qu’on place un type au débarcadère, un second à l’aéroport et le troisième à l’entrée de la ville, vous êtes marron.
  
  - Oui, sauf si je passe dans une camionnette ou dans le coffre de votre voiture, objecta Coplan.
  
  Kremer jeta un coup d’œil vers son rétroviseur.
  
  - Êtes-vous sûr que je ne sois pas déjà grillé moi-même ? s’enquit-il, un peu plus nerveux.
  
  - En saine logique, vous ne pouvez pas l’être : nous nous sommes vus la dernière fois quand j'ai touché la Chevrolet, donc avant que je me sois rendu suspect en filant le steward et son acolyte.
  
  - C’est exact, admit Kremer, rasséréné. Mais comment allez-vous vous débrouiller à Akureyri ? Il vous faudra loger quelque part, vous balader, accomplir votre mission.
  
  - Là-bas, j’ai un autre point d’appui, lui confia Francis. L’essentiel, c’est d’arriver jusque-là.
  
  Son compagnon médita tout en longeant un boulevard périphérique.
  
  - Je préfère encore vous conduire en voiture plutôt qu’en bateau, dit-il soudain avec décision. Je vais vous emmener à mon domicile pour cette nuit. D’ici à demain matin, j’aurai le temps de me retourner.
  
  - Entre autres, faites enlever la Chevrolet par un ferrailleur, conseilla Coplan. On tâchera sans doute de remonter jusqu’à vous par le numéro d’immatriculation, mais peu importe, vous ne serez plus là. Et si vous revenez sain et sauf à Reykjavik, c’est que la bande aura été mise hors d’état de nuire.
  
  Kremer lui dédia un regard oblique.
  
  - L’homme que vous soupçonnez, c’est Brondsted ? murmura-t-il interrogativement.
  
  Les yeux de Coplan se reportèrent au-delà du pare-brise et il avoua sur un ton ennuyé :
  
  - C’est lui, en effet. Mais je me demande s’il est protégé ou menacé.
  
  
  
  
  
  Une fourgonnette grise portant sur ses parois latérales une inscription publicitaire prônant la consommation du whisky Cutty Sark entra le lendemain soir dans le port d’Akureyri, blotti au fond d'un fjord aux abords du Cercle Arctique.
  
  Grâce aux montagnes qui l’entourent, la localité peut s’enorgueillir de quelques jardins et d’arbres convenables dont les autres cités islandaises sont dépourvues. Outre la pêche, activité commune à toutes les villes côtières du pays. Akureyri est un centre de commerce agricole et groupe des industries annexes : chantiers de réparation de chalutiers, conserveries, minoteries, viande congelée, traitement des peaux de mouton.
  
  Obéissant aux indications de Coplan, Kremer pilota la fourgonnette à travers les ruelles de la partie ancienne de l’agglomération. Elle stoppa finalement devant une maison basse à un étage, traditionnelle, dotée d’une lourde porte de bois s’ouvrant de plain-pied sur le trottoir.
  
  Une odeur de poisson et de saumure sauta aux narines de Coplan quand il sortit du véhicule. Comme convenu, Kremer démarra aussitôt après, en vue de garer la petite camionnette à un autre endroit.
  
  Coplan actionna le gros anneau de fer, en frappa trois coups sur la plaque de zinc destinée à protéger le bois.
  
  Au bout d’une dizaine de secondes, le vantail pivota sur ses gonds, démasquant une pièce rustique au carrelage sablé. Un homme trapu, large d’épaules, au torse moulé dans un gros chandail à col roulé, fit entrer le visiteur et referma derrière lui.
  
  - Je vous attendais depuis hier, dit-il en français d’une voix rocailleuse. Qu’est-ce qui vous a retardé ?
  
  Il serra solidement la main de Coplan, qui répondit :
  
  - Bonsoir, Tulinius. Enchanté... J’ai eu un pépin en cours de route, hier.
  
  - Grave ?
  
  - Très embêtant, pour le moins. Attendez... Un ami doit nous rejoindre.
  
  Tulinius, sur le point de faire passer son hôte dans une pièce voisine, rapprocha ses sourcils poivre et sel.
  
  - Vous deviez venir seul.
  
  - Oui, en principe, mais j’ai dû changer mes batteries. D’ailleurs, ce copain-là ne sera pas de trop. Savez-vous qui nous devons garder en tête à tête pendant quelques heures ?
  
  Son interlocuteur, les yeux très attentifs, remua négativement la tête.
  
  - Brondsted, cita Coplan.
  
  Une expression stupéfaite distendit les traits rudes de Tulinius. Sa figure tannée par les vents du large s’assombrit.
  
  - Bigre... Vous êtes certain de ne pas vous fourrer le doigt dans l’œil ?
  
  - Avant-hier encore, je pouvais le craindre. Plus maintenant.
  
  Le capitaine de caboteur frotta sa joue râpeuse.
  
  - Sale histoire, jugea-t-il. Vous...
  
  Trois nouveaux coups de marteau firent résonner la porte.
  
  Sur un signe de Coplan, Tulinius alla ouvrir. Kremer pénétra dans la maison, et le battant refoula derechef l’air froid dans la rue.
  
  Coplan fit les présentations, puis les trois hommes se rendirent dans la pièce suivante, une salle à manger fruste, aux meubles massifs.
  
  Le marin prit des verres et une bouteille dans un bahut, servit une tournée d’aquavit.
  
  - Avant tout, dit-il, je dois vous remettre une lettre-avion arrivée ce matin.
  
  Quand il eut déposé la bouteille, il tira de la poche de son pantalon un pli froissé, le tendit à Coplan qui le décacheta séance tenante.
  
  Le message, en clair, était laconique : « Terrible catastrophe à la centrale nucléaire d' Hinckley Point, Angleterre. Explosion de réservoirs de déchets. Black-out. Bien le bonjour à votre philanthrope. A tout hasard... »
  
  Le texte était tapé à la machine, sans signature. Francis déchira la lettre en menus morceaux, les laissa tomber en neige dans un cendrier.
  
  - Parlez-moi de Brondsted, soupira-t-il en s’adressant à Tulinius. Où travaille-t-il, où dort-il ? Quels sont ses déplacements journaliers ?
  
  - Mais que lui reprochez-vous ? s’étonna le capitaine. Si vous touchez à ce type, vous allez mettre la ville en révolution.
  
  - Eh bien, qu’on prépare les barricades, rétorqua Francis avec flegme. Si je ne parviens pas à le joindre, c’est que d’autres l’auront assassiné. De toute façon, il y a de la rigolade en perspective.
  
  Tulinius gronda un juron.
  
  - Le dessous de l’histoire, c’est quoi ? insista-t-il en s’accoudant largement à la table.
  
  - Espionnage atomique, spécifia Coplan. La France n’est pas le seul pays visé... Les trois Grands et la Suède sont plumés comme nous.
  
  Incrédule, le marin ferma un œil à demi.
  
  - Même les Soviets ?
  
  - Même eux. C’est par leur entremise que nous avons eu un début de piste.
  
  Il fournit ensuite à Tulinius assez d’éléments pour que ce dernier pût se faire une idée globale de la situation ; il lui raconta sa bagarre avec les deux Islandais sur la route d’Akranes et formula enfin ses conclusions :
  
  - Vous comprenez pourquoi nous devons agir vite : mis en éveil, Brondsted pourrait chercher refuge ailleurs ou renforcer son dispositif de protection. S’il a la conscience tranquille, d’autres pourraient nous devancer, lui mettre le grappin dessus et s’emparer de ses dossiers. Nous ne devons pas, naturellement, foncer à l’aveuglette, mais un plan doit être établi en vitesse. A vous, Tulinius, de nous faciliter la besogne.
  
  L’interpellé réfléchit pesamment.
  
  - Somme toute, vous voulez, kidnapper Brondsted et puis saisir des documents prouvant qu’il est un salopard ? résuma-t-il.
  
  - Je compte sur lui pour nous apprendre où il les cache, approuva Francis. Il nous est impossible de perquisitionner clandestinement tous les locaux qui lui appartiennent.
  
  Jusque-la silencieux, Kremer hasarda :
  
  - Mais où allez-vous le fourrer, en admettant que vous le capturiez vivant?
  
  - A quinze milles de la côte, à bord du caboteur de Tulinius.
  
  Les trois hommes se turent pendant de longues secondes. Le marin vida son verre d’un trait, s’essuya la bouche du revers de la main. Kremer but une gorgée d’alcool sans cesser de regarder Coplan, et ce dernier eut soudain l’envie d’allumer une cigarette.
  
  Finalement, le capitaine se racla la gorge comme s’il allait cracher par terre.
  
  - Vous en avez de bonnes, vous, articula-t-il en fixant sur Coplan un regard bovin. Nous allons réaliser ce boulot-là à nous trois ?
  
  - Il le faudra bien. Ma combine d’approcher Brondsted sous un prétexte commercial s'est effondrée. Il ne reste plus que la manière forte. Demain commence le week-end : c’est une circonstance à mettre à profit, non ?
  
  Brusquement, un souvenir lui revint à la mémoire, et son changement de physionomie fut noté par ses deux compagnons.
  
  Il pencha le buste vers eux.
  
  - Brondsted envoie des instructions par radio, à ses agents d’Europe, les lundi, jeudi et samedi à 20 heures, annonça-t-il d’une voix étouffée. Localiser l’émetteur, c’est du même coup le situer, lui. Et il ne doit pas être entouré par cinquante personnes pendant qu’il transmet des messages secrets, j’imagine ?
  
  Kremer prit un air inspiré.
  
  - Ça, c’est un tuyau, reconnut-il avec satisfaction. Mais comment savoir où est la station ?
  
  - Par l’antenne, fit Coplan.
  
  Il songea aux techniciens du Service qui étaient de faction au domicile de Gertrud. Un télégramme au Vieux, et il apprendrait par retour la fréquence exacte utilisée par Brondsted.
  
  En possession de cette donnée, il se faisait fort de déterminer l’emplacement de l’antenne émettrice avec une simple spire de fil de cuivre connectée à une ampoule de lampe de poche. Promené à travers la ville, ce radiogoniomètre sommaire fournirait des directions convergentes du champ hertzien et permettrait le relèvement visuel de la source du rayonnement.
  
  Tout ceci apparut en un éclair à l’esprit de Coplan, qui enchaîna :
  
  - Brondsted opère sur ondes décimétriques et l'antenne doit être aisément reconnaissable : c’est un pavillon plat comme ceux du radar ou un réflecteur au centre duquel aboutit un guide-onde.
  
  Tulinius eut un léger haut-le-corps.
  
  - Vous dites ? grogna-t-il, la figure crispée par un effort de compréhension.
  
  Pour plus de clarté, Coplan recourut à des comparaisons :
  
  - Ça doit ressembler à un de ces anciens pavillons de phonographe qu’on aurait écrasé, ou au réflecteur d’une chaufferette électrique dont la résistance bobinée occupe le centre.
  
  - Je vois, mais ce n’est pas cela qui m’intéresse, c'est l’histoire des lundi, jeudi et samedi. C'est à ces moments-là, prétendez-vous, que les émissions clandestines ont lieu ?
  
  - Oui, confirma Coplan, intrigué par l’insistance du capitaine. Qu’est-ce qui vous tracasse ?
  
  Le marin redressa son torse et se croisa les bras. Le front plissé, il dit d’un air rêveur :
  
  - Hé bé, voilà une drôle de coïncidence. Il doit sûrement y avoir un rapport...
  
  Comme il s’abîmait dans ses réflexions, Coplan le pressa :
  
  - Expliquez-vous, bon sang !
  
  Tulinius arbora un sourire matois. Il planta de nouveau ses coudes sur la table et, dévisageant ses interlocuteurs avec une lueur de triomphe dans ses prunelles, il laissa tomber :
  
  - Je le sais, moi, où gît cet engin.
  
  Kremer et Coplan, sceptiques, le considérèrent longuement, dans l’attente d’une phrase qui viendrait étayer une affirmation aussi surprenante.
  
  - Je tiens le pari à mille contre un que je ne me trompe pas, continua Tulinius, très positif. Voici pourquoi : parmi ses réalisations généreuses, Brondsted en a financé une qui a été très appréciée à Akureyri. Il a doté le port d’un système analogue, à celui qui fonctionne au Havre, et qui permet aux bateaux de naviguer dans le fjord même quand la visibilité est nulle. L’installation comporte un radar braqué sur la mer : sur son scope se dessinent donc les rives du fjord et les chalutiers qui rentrent. L’astuce est la suivante : une caméra de télévision est braquée en permanence sur le scope, à terre, et elle transmet l’image. Les bateaux captent celle-ci sur un récepteur approprié ; le capitaine peut donc lire sur son écran la position de son bâtiment par rapport aux falaises et aux récifs ; il le voit bouger tout au long des soixante-quinze kilomètres de l’Eyjafjord (Un tel dispositif est effectivement en service au Havre. On le désigne sous le nom de « télé-radar »).
  
  Il s’interrompit, quêtant un signe d’approbation de ses auditeurs. Coplan et Kremer, passionnément intéressés à présent, lui témoignèrent qu’ils suivaient bien ses explications.
  
  Tulinius poursuivit :
  
  - C’est rudement pratique, croyez-moi. Mon caboteur, comme presque tous les bateaux d’Akureyri, possède un récepteur TV qui est réglé sur cette émission. Même par un brouillard à couper au couteau, on peut filer en avant toute, sans lâcher un coup de sirène, puisqu’on voit parfaitement les obstacles et qu’on peut les éviter.
  
  Il marqua un temps puis, avec emphase, il ajouta :
  
  - Malheureusement, l’émission est stoppée pendant une heure les lundi, jeudi et samedi soir... Version officielle : entretien, mises au point, essais.
  
  Enthousiaste, Coplan tapa sa paume sur la table.
  
  - Vingt Dieux ! Nous tenons le bon bout, Tulinius ! s’exclama-t-il, convaincu. Topographiquement, où se trouve la station ?
  
  - Elle crève les yeux. On l’aperçoit même la nuit, car on l’a surmontée d’une balise en raison de la proximité de l’aérodrome. Elle est bâtie au sommet du promontoire sablonneux où s’étend la partie moderne de la ville.
  
  - Ça alors ! jubila Kremer, excité. Ce Brondsted est un type génial ! Camoufler un émetteur clandestin dans un système qui rend service à tout le monde et dont personne ne se méfie puisqu’on connaît son usage, c’est le comble du machiavélisme !
  
  - Oui, renchérit Coplan, et le plus drôle, c’est qu’en même temps il élimine les risques d’être écouté par des oreilles indiscrètes : sur les récepteurs « image » placés à bord des bateaux, l’étroite bande «son» ne peut produire qu’un singulier parasite sur l’écran, si par hasard ils sont allumés pendant les heures officielles d’interruption. Et la directivité de l’antenne, orientée vers l’océan Arctique, rend indétectable à l’intérieur du pays, par une station du contrôle de l’éther, des signaux émis vers le grand Nord.
  
  Soudain, son propre raisonnement le fit tiquer. Une objection majeure était soulevée par cette orientation du réflecteur, qui prenait le fjord en enfilade. Comment, dans ces conditions, des messages verbaux pouvaient-ils être captés en Suède et en France, c’est-à-dire au sud-est de l’Islande ?
  
  Une seule réponse valable : le générateur d’ondes devait être mobile, et non pas fixe ! La rotation éventuelle, latérale et verticale du pavillon, était un indice susceptible de dénoncer un emploi illicite de la station.
  
  Coplan garda pour lui ces déductions, d’autant que Tulinius décrivait plus en détail l’édifice où étaient groupés les appareils. Comme tous ses concitoyens, il l'avait visité le jour de l’inauguration solennelle par le ministre des Communications en personne, qui avait publiquement exprimé sa gratitude à Brondsted !
  
  - Je crois que nous possédons assez de données pour jeter les bases de notre raid, estima Coplan lorsque le marin eut fini de parler. Il nous reste vingt-deux heures pour en résoudre les difficultés matérielles et passer à l'action.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le samedi soir, vers 8 heures moins 10, alors qu’Akureyri était pratiquement désert, Tulinius détacha ses yeux de ses jumelles et rengaina l’ustensile dans un étui écorné. Puis il quitta son poste d’observation en rajustant sa casquette sur son front.
  
  Il descendit une rue, bifurqua sur la gauche afin d'atteindre la jonction entre les parties modernes et anciennes de la ville.
  
  Mentalement, il passa en revue les points du programme dont la responsabilité lui incombait. Malgré son caractère inébranlable, son audace innée d’homme de mer et une maîtrise de soi maintes fois éprouvée, il ne pouvait totalement se défaire d’une appréhension latente.
  
  Il avait bourlingué pas mal dans sa vie, avait participé à bien des coups durs, mais ceci différait trop des entreprises plus ou moins avouables qu’il avait menées à bien dans le passé.
  
  D’abord, le théâtre de l’opération était la localité où il habitait. Ensuite, il s’agissait de s’attaquer à Brondsted, une personnalité unanimement respectée.
  
  Tulinius aimait beaucoup les Français : avant l’accession de l’Islande à l’indépendance, et alors qu’il était encore citoyen danois, il avait fait la guerre sur des navires français, à titre d’ancien inscrit maritime sur les Terre-Neuvas, Cependant, une combine comme celle de ce soir ne lui souriait pas énormément. Kidnapper un compatriote en pleine paix, pour des motifs douteux, n’avait rien de comparable avec une attaque de commando sur une batterie côtière italienne en Tunisie.
  
  Mais Tulinius s’était engagé, il avait donné sa parole et il n’y avait plus à revenir là-dessus.
  
  Dans une rue transversale, il avisa la fourgonnette en stationnement, tous feux éteints. De son index replié, il tapota la tôle de la carrosserie. A l’arrière, les portes s’entrebâillèrent et il s’introduisit dans le véhicule.
  
  - Alors ? s’inquiéta Coplan, invisible dans l’obscurité.
  
  - Il est arrivé à moins le quart, le rassura le capitaine. Seul son chauffeur l’accompagnait. Il ne m’a pas semblé qu’il y avait des guetteurs aux environs.
  
  - Bon. Kremer, à vous de jouer, articula Coplan.
  
  Le Luxembourgeois, en guise de réponse, se déplaça jusqu’au siège du conducteur, s’assit, alluma les lanternes et mit le contact.
  
  Le véhicule démarra sans bruit. En quelques minutes, il gagna la périphérie industrielle du port. Il s’arrêta peu avant le croisement de deux artères. Kremer prononça : « Bye-bye, folks... », puis il ouvrit la portière et sortit.
  
  Tulinius, débarrassé de ses jumelles, ôta sa casquette et prit la place de Kremer au volant. La fourgonnette repartit, mais cette fois vers le promontoire.
  
  L’entrée du bâtiment de la station radar-TV était précédée par une esplanade, l’édifice étant isolé sur un tertre au bord de la falaise du fjord.
  
  La voiture stoppa aux dernières maisons. Coplan vint alors s’asseoir auprès du marin et il consulta sa montre : 20 h 17.
  
  Tulinius s'épongea le front.
  
  - Ffff... C’est pire qu’un hold-up, marmonna-t-il. Figurez-vous que j’ai les jetons.
  
  - On les a toujours un peu avant le plongeon, constata Francis à mi-voix. Il suffit parfois d’un rien pour flanquer par terre le plan le mieux conçu.
  
  Pendant qu’il parlait, son regard balayait l’espace relativement bien éclairé qui les séparait du poste de radio. Des rafales de vent hululaient sur la colline, partaient à l’assaut des montagnes de l’intérieur.
  
  Les yeux de Coplan remontèrent jusqu’à la balise rouge, à occultations plus rapides que celles des phares du chenal, et dont les éclats intermittents illuminaient le pylône, le cornet du radar et la toiture en dôme de la construction.
  
  Distinctement, Coplan vit pivoter avec lenteur le réflecteur presque plat de l’émetteur TV. Un tressaillement lui parcourut la nuque, car l’appareil ne tourna pas seulement sur son axe, il prit aussi une position de plus en plus oblique, afin de diriger son faisceau d’ondes vers le ciel.
  
  La main de Coplan agrippa le bras de Tulinius.
  
  - Brondsted est un maître-espion, articula-t-il, enroué. Maintenant, j’en ai la preuve.
  
  Éberlué, le marin tendit le cou jusqu’à ce que son front heurtât le pare-brise.
  
  - A quoi voyez-vous ça ? s’enquit-il, les sourcils arqués.
  
  - Je vous le dirai plus tard... Il n’y a plus que quarante secondes, lui jeta Coplan. Vite, nos masques.
  
  Il attacha un foulard sur le bas de son visage, se tâta les poches une dernière fois pour bien s’assurer que tout était à portée de sa main. Tulinius l’imita, mais il sentit grossir une boule au fond de sa gorge.
  
  Une explosion sourde retentit au loin. Simultanément, le courant électrique fut coupé, des ténèbres profondes s’abattirent sur Akureyri. Même la balise s’éteignit avec les globes de l’éclairage public.
  
  Sans lumières, la fourgonnette progressa jusque devant l’entrée de la station, quasiment au jugé. Tulinius et Coplan, pistolet au poing, se ruèrent vers la porte, l’ouvrirent, pénétrèrent dans le hall.
  
  Un certain brouhaha régnait dans l’édifice. Le ou les opérateurs de service n’allaient pas tarder à se munir de lampes de secours et à enclencher le groupe électrogène de réserve.
  
  - Quoi ? Qui est là ? proféra soudain une voix menaçante dans l’obscurité, pas loin des deux intrus.
  
  Coplan pressa le déclic de sa torche : le flux lumineux se posa sur la figure du cerbère. Tulinius, sortant de l’ombre, assena un violent coup de matraque sur le crâne de l’homme ébloui. L’Islandais s’écroula sur les dalles, tandis que ses agresseurs poursuivaient déjà leur route vers le centre de contrôle.
  
  Des piétinements, des imprécations de mauvaise humeur et des appels environnaient les deux envahisseurs. Bousculé par un compatriote arrivant en sens inverse, Tulinius émît un juron bien islandais. La lampe de Coplan jeta un bref éclair, puis son pistolet s’abattit sur le ciboulot du maladroit, qui fit une descente en vrille sans lâcher un son.
  
  Cette seconde soustraction ramenait à trois le nombre des adversaires présents dans la station, Brondsted y compris.
  
  Tulinius traversa la salle des amplificateurs de puissance disposés sur deux rangées, derrière des grillages protecteurs.
  
  La porte du centre s’ouvrit. Le reflet d’un boîtier électrique tenu par quelqu’un se trouvant à l’intérieur de ce local montra une silhouette dans l’encadrement et fit reluire les surfaces métalliques..
  
  L’homme eut un recul en voyant foncer vers lui une masse sombre. Pressentant une attaque, il sauta en arrière et poussa un cri d’alarme. Comme une bolide, le marin se précipita vers lui, la matraque levée. Il atteignit l’opérateur alors que ce dernier cognait du dos un des panneaux porteurs d’instruments de mesure. Avec une précision implacable, il l’assomma sur place.
  
  Entré derrière lui, Coplan promena sa torche sur les appareils.
  
  Le possesseur du boîtier, sidéré, regarda tomber son collègue aux prises avec le colosse sans esquisser un geste pour intervenir. Et Brondsted, à demi tourné dans un fauteuil pivotant, leva une face hagarde vers l’inconnu armé d’un pistolet, mal visible derrière le faisceau éblouissant de sa lampe portative.
  
  - Athygli (Attention)..., gronda Tulinius en pointant également son automatique sur les deux rescapés. Monsieur Brondsted, suivez-nous sans opposer de résistance, sinon nous allons vous y obliger brutalement.
  
  Coplan appuya la phrase en islandais du capitaine par une injonction catégorique en anglais :
  
  - Stand up, quick ! And no monkey business or we'll shoot (Debout, vite ! Et pas de coup fourré ou nous tirons).
  
  La mâchoire affaissée, les yeux papillotants derrière ses lunettes, Jorgen Brondsted se dressa lentement.
  
  - Hvath viljith ?... What do you want (Que voulez-vous) ? chevrota-t-il d’une voix blanche.
  
  - Go ahead (Avancez) ! bougonna rageusement Coplan tout en calant sa lampe dans sa poche pour empoigner l’industriel par l’épaule et le propulser vers la sortie.
  
  En même temps, Tulinius avançait vers l’homme au boîtier, qui était le chauffeur de Brondsted. Paralysé par l’angoisse, ce dernier se rétracta contre la cloison en levant un coude pour se protéger la figure. Le marin lui attrapa le poignet, le tordit aussi aisément que s’il avait eu affaire à un enfant et le contraignit à se retourner. Le coup résonna comme un bâton percutant un coussin de cuir. Lâché, le chauffeur tomba sur les genoux, puis roula sur le revêtement caoutchouté.
  
  Le capitaine souffla comme un phoque avant de s’élancer sur les traces du Français et de Brondsted. Il les rattrapa au bout de la salle des amplis d’hyperfréquence, alors que le financier, rudement entraîné, trébuchait sur les talons de son ravisseur.
  
  - Ça marche, murmura Tulinius avec une satisfaction féroce, en martelant le sol de ses lourdes godasses derrière ses prédécesseurs.
  
  - Ça gaze, répliqua Francis. Prenez ma lampe et coupez le jus. Mieux vaut ne pas illuminer notre sortie.
  
  L’Islandais subtilisa la torche dans la poche de Coplan et, dès qu'ils eurent enjambé le corps du technicien évanoui, il coupa la lumière.
  
  Dans le hall, ils évitèrent le corps du gardien. La porte était restée grande ouverte. Dans les buildings des environs, certaines fenêtres s’éclairaient pauvrement, des bougies ayant été allumées.
  
  Au loin, la sirène d’une voiture de pompiers beuglait d’une façon sinistre. Les feux de route qu’avaient allumé de rares automobilistes pris au dépourvu par la panne de courant générale révélaient fugitivement quelques façades. Et le vent ne cessait de souffler en tempête.
  
  Brondsted fut poussé dans la fourgonnette, Tulinius monta auprès de lui. Coplan bondit au volant, embraya, décrivit un virage sur les chapeaux de roues.
  
  Scrutant les ténèbres, il lança le véhicule dans l’artère principale qui aboutissait à l’esplanade.
  
  Il n'eut que le temps d’exécuter une terrible embardée : arrivant en trombe en sens inverse, une limousine de marque américaine débouchait sur la place. L’ayant frôlée, mais évitée de justesse, il écrasa l’accélérateur.
  
  Phares au maximum d’intensité, la fourgonnette dévala la pente du promontoire. Elle bifurqua dans un gémissement de ses pneus, à l’angle de l’avenue conduisant au secteur des usines.
  
  Deux kilomètres plus loin, près du portail d'une tannerie, elle stoppa une fraction de seconde pour embarquer Kremer, qui avait attendu dans l’encoignure.
  
  - Au poil ! le félicita Coplan tout en lui cédant la place à la direction.
  
  - Ce n’est pas le premier transformateur que je fais sauter, rigola le Luxembourgeois. Et vous, pas trop de casse ?
  
  Déjà la voiture reprenait de la vitesse. Elle vira une fois de plus, emprunta la direction du port.
  
  - Tulinius est un matraqueur de première classe, répondit Francis. Le client est derrière vous, sans une égratignure.
  
  - Comme gardes du corps, il avait plutôt des mecs à la noix, ricana dans l’ombre la voix du capitaine. Pas un qui ait levé une patte.
  
  - Pourvu, maintenant, que la chaudière de votre rafiot tienne le coup, émit Kremer en ralentissant à un croisement.
  
  - Pas de danger, c’est un moteur Diesel, rétorqua Tulinius.
  
  Un peu partout, l’éclairage renaissait avec des moyens de fortune. La voiture cahota bientôt sur les pavés inégaux des quais. Elle s’arrêta pile devant la passerelle posée entre le sol ferme et le bastingage d’un navire de sept à huit cents tonnes, doté de deux cales et qui n’était plus amarré que par un seul filin frappé à l'arrière.
  
  Étroitement encadré par Coplan et par Tulinius, Brondsted fut embarqué en moins de deux, il paraissait anéanti, incapable d'une réaction défensive.
  
  La fourgonnette poursuivit sa route jusqu’à un hangar distant d'une centaine de mètres. Kremer la gara dans cette construction en planches, referma les deux battants et partit d’un pas rapide vers le caboteur.
  
  A l’angle d’un entrepôt, il freina son élan, recula pour s’abriter derrière le coin de l’édifice. Il avait remarqué une limousine noire qui débouchait sur le port et qui ralentissait pour défiler devant les navires à quai.
  
  Le Vatna, le petit cargo de Tulinius, était le seul à bord duquel on s’activait à des préparatifs d’appareillage. La voiture américaine s’immobilisa non loin de lui.
  
  Intuitivement, Kremer prévit que quelque chose allait se produire et sa main agrippa sous son aisselle un Colt de dimensions imposantes.
  
  La Studebaker noire, dont on ne pouvait distinguer les occupants, resta au même endroit, mystérieuse, aussi menaçante qu’un fortin prêt à cracher feu et flammes. Mais il ne se passait rien, et Kremer, trépignant d’impatience à l’idée qu’on l’attendait à bord pour le départ se demanda s'il devait prolonger son attente ou courir vers le cargo.
  
  Soudain, silencieusement, l’énigmatique voiture se remit en marche. Elle suivit le quai, disparut à la droite du môle.
  
  Kremer rempocha son arme, sprinta jusqu’au gangway, sauta sur le pont du navire où des matelots ramenèrent immédiatement la passerelle. A rentrée d’une coursive, Coplan accueillit le retardataire avec mécontentement.
  
  - Pourquoi diable avez-vous traînaillé ? Nous devrions déjà être sortis du port...
  
  Interloqué, Kremer lui jeta, malgré son essoufflement :
  
  - Comment ? Vous n’avez pas vu cette bagnole ?
  
  - Laquelle ?
  
  - Mais là... sur le quai. Une Studebaker... Elle est restée plantée là pendant plus de deux minutes, comme si le conducteur observait le Vatna.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Je bouclais Brondsted dans une cabine ; je n’ai pas aperçu cette voiture.
  
  La sonnerie du chadburn tintait, le moteur faisait vibrer le pont. A la timonerie, Tulinius donnait des ordres à l’homme de barre.
  
  Alors que le navire se détachait de la muraille de pierre en pivotant sur lui-même, Coplan fit entrer Kremer dans le mess.
  
  - Vous dites que cette bagnole s’était postée à proximité de notre caboteur ? s’enquit-il, soucieux.
  
  - Mais oui... Je l’ai vue stopper alors que j’allais traverser le quai. J’ai même cru qu’une bagarre allait se déclencher. J’avais déjà mon Colt dans la main, pour le cas où ces types auraient essayé de récupérer Brondsted.
  
  - Curieux, murmura Francis, perplexe, en se rappelant le véhicule qui avait surgi sur l’esplanade lors de l'enlèvement de Brondsted. La passivité de tous ces gens ne me dit rien qui vaille.
  
  - Ils méditent peut-être de nous faire arraisonner par un garde-côte ? avança Kremer, vaguement inquiet.
  
  Coplan eut une mimique dubitative.
  
  - Je ne les vois pas faire appel aux autorités. Cela pourrait tourner très mal pour eux, et surtout pour Brondsted. Ces choses-là se règlent plutôt en silence.
  
  Hochant la tête, il ajouta :
  
  - Le plus urgent, c’est de tirer les vers du nez à notre radiophile distingué. Venez avec moi.
  
  Au fond de la coursive, Coplan donna un tour de clé pour ouvrir la porte d’une cabine. Debout près d’un hublot scellé, au travers duquel il regardait s’éloigner les lumières du port, Jorgen Brondsted se retourna brusquement.
  
  Son teint redevenu couperosé, l’industriel islandais semblait avoir reconquis son sang-froid. Il contempla les deux intrus sans provocation, mais aussi sans trop de crainte.
  
  - C’est fini, Brondsted, vous ne préserverez pas l’humanité de la peste atomique, lui lança Coplan sur un ton sarcastique, en anglais. Apprenez-moi où sont cachées vos archives si vous ne tenez pas à ce que votre séjour sur ce bateau devienne trop désagréable.
  
  Le prisonnier l’enveloppa d’un regard chargé d'animosité, de mépris, et pourtant nuancé de commisération.
  
  - Cela seul compte pour vous, n’est-ce pas ? persifla-t-il, amer. Faire disparaître les preuves que le monde court à sa perte, interdire qu'on sache que les prochaines générations seront aussi riches en monstres qu’en enfants normaux, que la leucémie et le cancer vont progresser en flèche en moins de dix ans... Bravo, c’est du beau travail. Mais que vous voliez ma documentation ou pas, vous n’empêcherez plus rien : tout est entre les mains de gens qui sauront faire éclater la vérité, et qui sont hors de votre portée.
  
  Sa diatribe avait été prononcée avec âpreté, presque furieusement.
  
  Un coup de roulis fit s’arc-bouter les trois hommes, leur annonçant que le Vatna labourait à présent les eaux du fjord agitées par le vent polaire.
  
  - Je salue bien bas votre altruisme, railla Coplan, appuyé contre la porte. C’est un excellent truc pour duper des tas d’ingénieurs et de techniciens qui sont hantés par les conséquences biologiques d’un développement démesuré de l’énergie nucléaire, et pour vous assurer leur coopération bénévole. Mais moi, je suis mieux renseigné sur vos sentiments philanthropiques depuis que vous faites supprimer au revolver ou à la carabine ceux qui ne marchent pas droit.
  
  Brondsted changea de couleur. Ses maxillaires saillirent et un éclair passa dans ses prunelles.
  
  - Vous mentez, proféra-t-il. Vous essayez de vous justifier en m’accusant de crimes imaginaires. J’ai toujours trop respecté la vie humaine pour recourir à la violence.
  
  - Et moi je n’hésite jamais à l’employer, exactement pour le même motif, riposta Coplan. Un individu ne pèse pas lourd devant la sécurité d’une ou de plusieurs nations, et vous avez dû raisonner comme moi quand vous avez fait abattre Engelbrekt.
  
  L’Islandais eut un haut-le-corps.
  
  - J’ignorais complètement que cet homme était décédé.
  
  - Vous aviez cependant prescrit à Gertrud Karlson de ne plus entretenir de relations avec lui. Le lendemain, il avait deux balles dans le corps.
  
  Un instant, Brondsted parut sur le point de répondre, puis il se laissa tomber sur une chaise tout en se tenant à une commode pour contrebalancer les mouvements du navire.
  
  Ses émotions successives, l’ampleur subitement révélée de sa défaite et aussi la nouvelle qu’un de ses agents avait été exécuté accablèrent l’industriel. Le front baissé, il tenta de dominer cet instant de faiblesse.
  
  Finalement, il releva la tête.
  
  - J’ai procédé avec Engelbrekt comme avec bien d’autres, déclara-t-il sourdement. Je coupe le contact avec les informateurs dès qu’ils m’ont fourni les indications nécessaires. Pourquoi les compromettrais-je inutilement ?
  
  Cette réponse donna matière à réflexion à Coplan.
  
  Brondsted ne niait pas qu’il avait donné l’ordre de laisser désormais Fredrik Engelbrekt en dehors du circuit. Il ne mettait pas en cause la valeur de ses renseignements. Et la raison qu’il évoquait était des plus défendables. Alors ?
  
  Qui avait ordonné de tirer sur l’ingénieur et sur Skoglund ?
  
  - Quelque chose m’échappe dans l’organisation de votre espionnage, avoua soudain Coplan. D’une part, vous prétendez que vous vous séparez de vos collaborateurs dès qu’ils vous ont remis les données que vous souhaitiez obtenir. Vous n’exercez donc pas une surveillance permanente sur les travaux qu’on accomplit dans les centres atomiques ?
  
  - Non.
  
  - Et, d’autre part, je sais que vous réclamez des relevés topographiques des centrales et des installations annexes. En quoi cela peut-il vous édifier sur la nocivité de cette industrie ?
  
  Brondsted le regarda d’une autre façon, comme s’il voulait percer le secret de la personnalité de son ravisseur.
  
  - Ce n’est pas difficile à comprendre, dit-il d’une voix plus posée. La nocivité d’un centre atomique est liée à la puissance de sa pile, donc aux quantités d’uranium irradié qu'on en retire périodiquement pour l'extraction du plutonium. Or le volume des déchets gazeux, liquides ou solides qui sont renvoyés dans la nature dépend de ces quantités. Ce sont ces produits de fission inemployés qui constituent le danger. Ils sont en grande partie mélangés à des solutions dont les quantités toujours croissantes, atteignent annuellement, pour l’Angleterre seule, plus de deux cents tonnes (La quantité de ces déchets a grandement augmenté depuis : on prévoit que, de 1973 à la fin du siècle, la Communauté européenne aura accumulé 110 000 mètres cubes de résidus radioactifs) ! Le plan de l’installation n’a pour moi qu’une valeur indicative sur son importance. Ce que je veux surtout savoir, c’est la destinée de ces déchets, où et comment sont entreposées les poubelles atomiques.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Dans la cabine régna un silence qui n’était troublé que par le ronronnement de la machine et par les gémissements des membrures du navire fouetté par le vent.
  
  - Avez-vous un correspondant à Hinckley Point, en Angleterre ? questionna Coplan d’un air détaché.
  
  - Plus maintenant, dit Brondsted avec un peu d’ironie.
  
  - Qui sont ces gens auxquels vous faisiez allusion tout à l’heure, et qui se chargeront d’alerter l'opinion publique mondiale ?
  
  L’Islandais se redressa.
  
  - Cela, vous ne le saurez jamais. Si vous fondez vos espoirs sur la torture pour me le faire avouer, allez-y.
  
  Une résolution fanatique se lisait sur son visage tendu et on pouvait deviner que ni supplice ni menaces de mort ne briseraient sa volonté sur ce point.
  
  Coplan réfléchissait. Kremer, fasciné par cet interrogatoire, ne se rendait pas compte qu'il transpirait à grosses gouttes dans l’atmosphère surchauffée de la cabine.
  
  - Vous ne vous attendiez pas du tout à être enlevé ou assassiné ? reprit Francis, dont les questions apparemment décousues poursuivaient un but précis.
  
  Brondsted se relaxa.
  
  - J’ai toujours envisagé cette éventualité, admit-il, mais aucun signe ne m’a prévenu qu’elle était si proche.
  
  - Vous n’avez pas de gardes du corps, rien ?
  
  - Absolument pas. Je m’étais assigné une mission, j’en accepte la pleine responsabilité. Il ne m’est jamais venu à l’esprit d’engager des hommes de main pour défendre mon existence.
  
  Coplan fixa sur lui un regard acerbe.
  
  - Et les deux types que vous avez envoyés à ma rencontre au fjord d’Akranes, c’étaient des enfants de chœur ?
  
  La physionomie de Brondsted exprima une surprise totale.
  
  - Moi ? s’effara-t-il. Mais si j’avais pu supposer que vous veniez me kidnapper, j’aurais sauté dans le premier avion en partance et vous ne m’auriez plus jamais retrouvé, je vous le garantis !
  
  Sa voix était vibrante de sincérité. Pourtant, ce ne fut pas cela qui influença Coplan.
  
  - vous n‘avez jamais songé que vous pouviez être un dindon ? demanda-t-il en posant ses poings sur ses hanches.
  
  La tête de Brondsted tressauta comme s’il avait encaissé une gifle, et du rouge lui monta aux pommettes.
  
  - Que signifie cette...
  
  Coplan lui coupa la parole.
  
  - Quelle certitude avez-vous quant à l’usage réel qu’on ferait de vos renseignements ?
  
  Brondsted ouvrit à demi la bouche, s’humecta les lèvres, puis il bégaya :
  
  - La haute conscience morale de...
  
  - Du vent, trancha derechef Coplan. Quel contrôle exercez-vous sur cet usage ? Comment ? Par quelle voie ?
  
  Congestionné, l’islandais se tut. Francis poursuivit :
  
  - Il fallait un homme doté d’une foi immense dans son rôle de sauveur pour édifier un réseau comme le vôtre. Un convaincu, moralement irréprochable et prêt à tous les sacrifices. Un magnifique jobard, quoi... Et on vous a trouvé ! On vous a exploité, roulé. Mieux, vous êtes la barrière infranchissable qui protège de sombres canailles, des tueurs dont les objectifs sont diamétralement opposés aux vôtres.
  
  Coplan s’était rapproché de Brondsted en le regardant droit dans les yeux.
  
  - J’ai la preuve de ce que j’avance, reprit-il du même ton inflexible. Vous-même et tout votre réseau, vous êtes sous la surveillance d’un groupement terroriste. Ce dernier a su qu’Engelbrekt était un agent double soviétique et il l’a supprimé. Il a cru que Skoglund était arrêté par la police, et il a voulu lui fermer le bec. Il m’a repéré à Reykjavik et m’a préparé un traquenard... Si ce groupement était votre adversaire, vous ne seriez plus vivant !
  
  Interdit, Brondsted était figé dans une attitude qui dénotait une stupeur scandalisée. Les arguments de son opposant l’avaient frappé comme autant de gifles.
  
  Quant à Coplan, persuader l’islandais était devenu son principal souci.
  
  - Vous ne réalisez donc pas que ces poubelles atomiques sont un objectif militaire d’une importance colossale ? insista-t-il durement. Qu’en les faisant sauter on peut envoyer en l’air de quoi intoxiquer des millions de personnes ? Que leurs emplacements dans des zones écartées les rend particulièrement vulnérables à des attaques de commandos ? Et qu’en définitive, vous êtes la cheville ouvrière d’un dispositif pouvant provoquer d’effroyables cataclysmes ?
  
  L’esprit de Brondsted vacillait sous les questions qui lui étaient assenées. Un aspect horrible du problème qui l’avait toujours tourmenté lui était crûment révélé : alors qu’il n’avait songé qu’à la lente et inévitable dispersion des déchets atomiques dans la nature, on lui montrait qu’elle pouvait être accélérée d’une façon explosive et délibérément calculée.
  
  Blême, il s’accrocha aux derniers lambeaux de sa croyance.
  
  - Vous... Ce ne sont là que des suppositions de votre part, protesta-t-il. Rien ne prouve que...
  
  - Jusqu’à présent, non. Mais rien ne prouve le contraire non plus, et si demain des catastrophes se produisent dans divers pays, la démonstration sera éclatante, mais trop tardive. Changez votre fusil d’épaule, Brondsted, sinon vous porterez une responsabilité écrasante dans ce qui peut advenir. Démasquez de votre plein gré ceux qui reçoivent vos informations !
  
  Le prisonnier se tassa sur lui-même. Il n’avait rien à opposer aux assertions de son interlocuteur.
  
  Brondsted était effectivement dans l'impossibilité de se défendre en apportant des preuves tangibles de l’honnêteté de ceux dont il était le mandataire. C’était une question de conviction plus qu’autre chose. Indémontrable.
  
  Coplan s’abstint de presser l’industriel. Ayant versé le doute dans son esprit, il fallait lui laisser le temps de mesurer le tragique de sa position.
  
  Francis jeta un coup d’œil à Kremer, qui pensait enfin à enlever son pardessus. Le balancement du navire compliquait étrangement l’opération, et le Luxembourgeois perdit deux fois l’équilibre.
  
  La voix de Coplan résonna de nouveau.
  
  - Y a-t-il, dans votre entourage, un homme possédant une Chrysler bleue ou une Studebaker noire ? demanda-t-il à Brondsted, toujours muré dans ses réflexions.
  
  Kremer sourcilla. L’interpellé, sortant de sa rêverie, parut surpris par la singularité de la question.
  
  Il plissa les paupières puis, au bout d’un moment, il prononça :
  
  - Oui, le directeur de mon armement de chalutiers a une Studebaker et son ingénieur-machiniste utilise une Chrysler. Quel intérêt cela présente-t-il
  
  Coplan échangea un regard de connivence avec Kremer. Le rideau se déchirait.
  
  - Sur la route d’Akranes, expliqua Francis frémissant d’excitation contenue, les deux forbans qui guettaient mon passage se tenaient auprès d’une Chrysler bleue. Quand nous avons quitté la station de télé-radar, ce soir, une Studebaker est arrivée à fond de train et j’ai failli l’emboutir. Cette voiture est apparue sur le quai peu avant l’appareillage de ce bateau. Elle s’est immobilisée, puis elle est repartie.
  
  Il se pencha vers Brondsted, le saisit par l’épaule.
  
  - Vous y êtes, à présent? C’est un de vos proches collaborateurs qui tient en main l’organisation criminelle ! La preuve ? La panne de courant l’a prévenu qu’il se passait quelque chose d’insolite. Il s’est précipité vers la station, où il savait que vous étiez, pour vous tirer du pétrin si vous en aviez besoin. Survenant trop tard, il s’est lancé à votre recherche. Par où pouvait-on vous évacuer au plus vite hors d’Islande ? Par le port, naturellement. Or ce navire-ci était sur le point de lever les amarres. Il y a de cela près d’une demi-heure... Comment se fait-il que nous n’ayons pas encore une vedette rapide de la police du port à nos trousses ?
  
  En secouant l’islandais comme un prunier, il gronda :
  
  - Parce que ces employés dévoués préfèrent maintenant vous abandonner à votre sort ! Vous êtes brûlé, fichu, perdu... Vous êtes le citron qu’on a pressé jusqu'au bout et qu’on jette à la rivière...
  
  Brusquement, il lâcha Brondsted qui était complètement abasourdi.
  
  - Gardez-le, enjoignit-il à Kremer. Empêchez-le de faire une connerie, j’ai encore besoin de lui.
  
  Il se précipita hors de la cabine, courut dans la coursive et déboucha sur le pont balayé par le vent. Grimpant quatre à quatre les marches d’un escalier, il fit glisser sur ses galets la porte de la timonerie.
  
  - Tulinius ! cria-t-il pour couvrir le bruit des rafales. Demi-tour et cap sur Akureyri. Changement de programme !
  
  - Hein ? Quoi ? sursauta le capitaine dont la vue perçante fouillait le large chenal du fjord.
  
  - On retourne, confirma Coplan. On ne vous a pas interpellé par radio ? Aucune unité de police ne nous a pris en chasse ?
  
  - Bon Dieu, non ! grommela Tulinius. Mais pourquoi nous jeter dans la gueule du loup, alors que nous avons la chance de pouvoir nous débiner en douce ?
  
  - Parce que Brondsted s’est mis à table, et qu’il va me donner un coup de main, affirma Francis, très sûr de lui. Faites tourner le moulin à plein régime.
  
  - Je file quinze nœuds ! lança le Scandinave, outré. C’est un cargo, pas le Queen Elizabeth.
  
  - Forcez la vitesse !
  
  Il referma la porte à glissière. Du haut de la passerelle, il contempla les falaises blanchâtres, puis les eaux clapotantes du bras de mer. Il nota une modification dans la course du navire, par le lent déplacement de l’étrave sur l’horizon.
  
  Assuré que le Vatna regagnait son port d’attache, Coplan dévala l’escalier, s’engouffra dans le couloir. Il retrouva Kremer et Brondsted dans la cabine et il eut l’impression que ni l’un ni l’autre n’avaient bougé d’un centimètre depuis sa sortie.
  
  - Alors, vous avez eu le temps de faire votre examen de conscience ? s’enquit-il d’un ton engageant. Vous savez que de toute manière vous tombez sous le coup d’une inculpation d’atteinte à la sécurité des nations du Pacte Atlantique, de détournement de renseignements d’ordre militaire, etc. Le pire, c’est que vous allez entraîner dans votre chute les centaines de braves types qui, comme vous, croyaient dur comme fer qu’ils allaient conjurer les maléfices du progrès.
  
  Les traits défaits, l'industriel marmonna :
  
  - Ils paieront, comme moi, la rançon de leur idéalisme.
  
  - Piètre consolation pour leurs familles, répliqua sèchement Francis. Ils ne sont pas tous riches comme vous.
  
  Il prit le seul siège vacant, le planta devant Brondsted et s’assit à califourchon, les bras sur le dossier.
  
  - Vous ne croyez pas qu’il serait plus élégant de leur éviter l’arrestation ? glissa-t-il en posant des yeux pensifs sur son interlocuteur. Je vous joue le sort de ces innombrables naïfs contre celui des criminels que vous couvrez. Par le steward Jonsson, les services de contre-espionnage découvriront vos chefs de réseaux nationaux, et la suite viendra toute seule. Dois-je donner le signal ?
  
  Acculé comme il l’était, Brondsted n’avait plus de marge. S’il se solidarisait avec une mafia dont il venait d’apprendre certains agissements plutôt sinistres, il sacrifiait ses correspondants.
  
  Un pénible débat se déroula en lui, d’autant plus qu’il avait cessé de considérer son geôlier comme un simple exécutant voulant à tout prix faire main basse sur ses dossiers. Le pilonnage psychologique auquel il avait été soumis avait ébranlé ses certitudes.
  
  - Fournissez-moi une seule preuve tangible, supplia-t-il presque. Une chose matérielle, concrète. Je ne peux pas me fier à vos affirmations et admettre sur-le-champ que je travaillais pour des fauteurs de troubles.
  
  - D'accord, dit Coplan. Vous l’aurez ce soir même, car nous faisons route sur Akureyri.
  
  
  
  
  
  A 21 h 25, alors que le Vatna n'était plus qu'à trois ou quatre milles de l’entrée du port, Brondsted obéit aux instructions de Coplan : par le poste de radio-téléphonie du bord, il obtint d'être mis en communication avec le maire de la ville, qui était un de ses amis personnels.
  
  Il lui dit qu'il s’adressait à lui en tant que chef de la police, qu’il lui demandait de bloquer immédiatement la route allant vers Blonduos et Reykjavik et d’interdire à tout chalutier de quitter la rade.
  
  Il justifia cette requête en déclarant que, à bord du Vatna, on lui avait appris que son armement de pêche était utilisé à des besognes clandestines. Il déposait une plainte contre X et voulait vérifier séance tenante si ces allégations étaient fondées. Dans ce but, il priait aussi le maire d’envoyer une escouade de policiers à sa rencontre, au débarcadère.
  
  Plutôt estomaqué, son compatriote lui promit de faire le nécessaire. Venant après l’attentat commis contre le transformateur, l’appel de Brondsted lui fit songer que, décidément, bien des événements étranges se passaient dans la localité ce soir-là.
  
  Mais Coplan, lui, se sentit plus tranquille : si le retour inopiné du Vatna était signalé à ses adversaires, et s’ils cédaient à un mouvement de panique, toute retraite leur était coupée.
  
  Passant de la cabine radio à la timonerie, il s’informa auprès de Tulinius si le télé-radar fonctionnait de nouveau.
  
  Le capitaine alluma le récepteur et quelques secondes plus tard naquit sur l’écran une image en forme de cercle, où les installations portuaires et les rives du fjord étaient dessinées par des lignes scintillantes.
  
  - Nous voici, dit le marin en montrant, de son index boudiné, une tache minuscule en retrait du môle.
  
  Kremer s’approcha pour observer le déplacement de ce point lumineux qui représentait le navire.
  
  - Très pratique, en effet, reconnut Coplan. Le seul ennui, c’est que l’opérateur du radar nous surveille aussi. J’aurais préféré, malgré tout, que le bidule fût en panne.
  
  Recourant ensuite à l’anglais, il continua de s’entretenir avec Brondsted jusqu’à l’accostage.
  
  Le courant avait été rétabli. Sur le quai, une dizaine d’agents de police ayant le maire à leur tête attendaient que la passerelle fût jetée entre le caboteur et la terre ferme.
  
  Toujours conformément aux indications de Coplan, Brondsted présenta ce dernier comme un émissaire des services spéciaux français.
  
  Intérieurement, Francis fut soulagé de voir le maire lui souhaiter la bienvenue avec beaucoup d’affabilité, car, pour lui, ce moment était le plus critique. S’il avait misé à tort sur la bonne foi et la droiture morale de Brondsted, celui-ci n’aurait pas raté l’occasion de le faire coffrer !
  
  Pâle, nerveux, l’industriel ne parut même pas avoir été effleuré par cette idée. Il débita l’histoire qu’on lui avait suggérée, avec une expression tourmentée qui trahissait son propre désir de tirer l’affaire au clair.
  
  Il confia au maire que de sérieux soupçons pesaient sur son directeur d’armement, Larus Bernhöft, et sur l’ingénieur Harald Olafson, tous deux complices d’un trafic de renseignements.
  
  D’ordinaire flegmatique et froid, le maire accueillit ces nouvelles en se pétrissant le menton, signe indiscutable d’un manque de self-control.
  
  Devant des accusations d’une pareille gravité, il se déclara résolu à mener l’enquête tambour battant et donna des consignes dans ce sens aux policiers. Il signa des mandats de perquisition et des mandats d’amener en blanc, afin de légitimer leur action s’ils devaient pénétrer ailleurs que dans des locaux appartenant à Brondsted.
  
  Prétextant qu’il était seul à pouvoir juger la valeur probante des pièces qu’on trouverait dans les bureaux des suspects ou à leur domicile, Coplan obtint sans peine la conduite des opérations. Il souligna que les individus visés étaient présumés dangereux, mais qu’en cas de fusillade on devait éviter de les tuer.
  
  Pendant ce temps, Tulinius et Kremer étaient prudemment restés à bord du Vatna. Ils observaient la scène du haut de la timonerie, encore éberlués d’être passés en moins de deux heures du rang de gangsters à celui d'auxiliaires des forces de l’ordre.
  
  Mais quand le Luxembourgeois vit s’ébranler les deux cars de police, il quitta le capitaine pour exécuter la dernière tâche que lui avait assignée Coplan : se constituer le garde du corps discret de Brondsted pendant la rafle.
  
  Les cars foncèrent droit vers le domicile de Larus Bernhöft, une villa moderne bâtie au flanc de la colline et entourée d’un petit parc.
  
  L’épouse du directeur, étonnée de recevoir la visite de policiers à cette heure tardive, déclara que son mari était parti peu après la panne de courant et qu'il n’était pas encore rentré.
  
  Compassé, le lieutenant qui commandait le détachement lui exprima ses regrets de devoir placer deux agents de garde à l’extérieur et un à l’intérieur de la maison. Il pria aussi la femme de ne pas se servir du téléphone, et même de ne pas répondre si on appelait. Il opposa une réserve glacée aux demandes d'explications véhémentes de la brave dame, la salua, regagna la voiture avec Coplan qui l'avait accompagné dans sa démarche.
  
  Les deux véhicules filèrent alors au siège de l’armement, une bâtisse en pierres gris foncé située dans le quartier des affaires, au centre de la localité.
  
  Une Studebaker noire stationnait devant l’immeuble et de la lumière brillait aux fenêtres du premier étage.
  
  Les policiers débarquèrent silencieusement, sans faire claquer les portières. Leur chef posta deux hommes de part et d’autre de l’édifice avec mission de ne laisser entrer ni sortir personne et d’appréhender quiconque tenterait de le faire.
  
  Escorté par deux autres agents et flanqué par son aide occasionnel, il se rendit à l’entrée des bureaux, une porte cochère aux marteaux de cuivre massifs et ouvragés.
  
  Le battant, cédant à la rotation de l’anneau qui tenait lieu de bouton, s’ouvrit avec un léger grincement.
  
  Les quatre hommes s’introduisirent dans le vestibule éclairé par une grosse lampe en fer forgé, empruntèrent sur la droite un large escalier de marbre. Sur le palier, ils virent deux portes à double battant pourvues d’écriteaux indicateurs.
  
  Alors que l’officier s’arrêtait une seconde pour choisir celle à laquelle il allait frapper, une des portes s’ouvrit et un visage suspicieux apparut dans l’entrebâillement.
  
  Apercevant des uniformes, l’homme ne put retenir une exclamation d’effroi. Il se retira vivement de l’embrasure, voulut refermer l’huis, mais Coplan et l’officier bondirent en avant, enfoncèrent le battant d’un coup d’épaule.
  
  En trois pas, ils rattrapèrent le type qui se repliait vers une pièce voisine en vociférant un sauve-qui-peut. L’individu fut maîtrisé, jeté aux mains des agents tandis que Francis se précipitait, l’arme au poing, vers le bureau adjacent dont il ouvrit d’un coup de pied la porte mal close.
  
  Debout près d’une table de travail, deux Islandais de haute stature soulevaient le bas de leur veston pour cueillir un pistolet logé dans leur poche-revolver.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  - Stop ! intima Coplan, l’index crispé sur la détente.
  
  Le coude droit en arrière et la main à demi enfoncée dans leur poche, les deux hommes comprirent qu'ils n’auraient pas le temps d’achever leur geste. Déjà, l’officier de police surgissait à côté de Coplan et braquait aussi vers eux un automatique de gros calibre.
  
  Un silence tendu s’abattit dans la pièce.
  
  Tenus en respect, les deux employés de Brondsted levèrent lentement les bras, puis l’un d’eux grommela dans sa langue maternelle une phrase hargneuse qui devait être une demande d’explication. Mais, à cet instant, des pas lourds résonnèrent dans un autre local, la seconde porte du palier s’ouvrit et un coup de feu éclata. On entendit un cri rauque suivi d’une chute.
  
  Pétrifiés, les quatre occupants du bureau directorial perçurent un bruit de lutte auquel succéda un choc et la dégringolade d’un deuxième corps. Des pas rapides qui approchaient firent trembler le parquet. Le lieutenant avait opéré une rapide volte-face, mais il se détendit en voyant arriver un de ses agents. Ce dernier prononça quelques mots d'une voix saccadée ; il tenait encore son revolver à bout de bras.
  
  Le gradé traduisit aussitôt, à l’intention de Coplan :
  
  - Un des suspects a voulu s'enfuir et, comme il était armé, mon subordonné l’a descendu. Le type que nous avions appréhendé à l’entrée en a profité pour se débattre, mais il a été assommé d’un coup de crosse.
  
  - O.K. ! ponctua Coplan sans quitter de l'œil ses adversaires soudain plus pâles. Si nous en avions douté, cela prouverait que nous sommes bien au Q.G. de la bande. Priez votre agent de désarmer ces deux lascars.
  
  L’usage de l'anglais devait être familier aux administrateurs de l'armement des chalutiers, car ils blêmirent encore davantage et se laissèrent fouiller sans protester. En un tournemain, on leur passa des menottes.
  
  - Lequel de vous deux est Bernhöft? leur demanda Coplan.
  
  Il ne dut pas attendre la réponse de l'intéressé pour le deviner : le plus âgé le fixait avec une fureur contenue.
  
  - Vous me reconnaissez sans doute ? lui dit Coplan d'un air narquois. On vous avait téléphoné mon signalement de Reykjavik, je suppose. Harald Olafson, c'est le copain qui est à côté de vous ?
  
  - Non, je m’appelle Helgason, rectifia l'autre individu, la face mauvaise. Que signifie cette intrusion ? Qu’avez-vous à me reprocher ?
  
  - Où est Olafson ? questionna Coplan, plus sec.
  
  - Vous devez mieux le savoir que nous, gronda Larus Bernhöft.
  
  Francis réprima un accès de gaieté : ainsi donc, l’ingénieur-machiniste était un des types de la Chrysler qu'il avait expédiée au fond du fjord d'Akranes ! Mais comme cet incident ne regardait pas les policiers, il se hâta d’enchaîner ;
  
  - Facilitez-nous la besogne, Bernhöft. Où planquez-vous les documents ?
  
  - Allez au diable ! Quelles charges avez-vous contre nous ? Qu’est-ce que vous essayez de nous mettre sur le dos ? Nous sommes d'honorables citoyens et...
  
  - Fermez votre gueule, dit Coplan. Le meurtrier d’Engelbrekt s’est fait coffrer cet après-midi.
  
  Les traits de Bernhöft se décomposèrent. Ayant enregistré l’effet de son bluff, Coplan accentua la pression.
  
  - Vous n’en sortirez plus. Vous avez donné tête baissée dans le piège qu’on vous a tendu : pourquoi, après notre simulacre d’enlèvement de votre patron, n’avez-vous pas illico prévenu la police ? Trois témoins peuvent affirmer que votre Studebaker est arrivée avec une minute de retard à la station de radio : donc vous étiez au courant.
  
  Bernhöft et Helgason serrèrent les dents. Coplan martela :
  
  - Parce que vous espériez qu’il servirait de bouc émissaire et qu’on l’inculperait, lui, des crimes que vous avez commis... En fait, comme les apparences étaient contre Brondsted, vous étiez bien peinards. Mais le retour inattendu du Vatna, signalé par le radariste, vous a fichu la trouille et a provoqué cette petite réunion de famille. Comme par hasard, tous ces honnêtes employés ont des calibres dans la poche et ils considèrent d’emblée les agents comme des ennemis. Allons, pas de simagrées, vous êtes cuits. Où sont les papiers ?
  
  Raidis dans une attitude renfrognée, les deux Islandais ne bronchèrent pas.
  
  Coplan haussa les épaules et dit à l’officier :
  
  - Leur silence est stupide. Embarquez-les... Je vais retourner la baraque de fond en comble s’il le faut.
  
  Le lieutenant ne suivait pas très bien l’argumentation du Français, mais assez d’indices lui avaient démontré que ces gens de l’armement n’étaient pas blancs comme neige. Au reste, étant couvert par le maire et par Brondsted, il répondit calmement :
  
  - Cherchez à votre aise. J’expédie tous ces types au dépôt avec, pour commencer, une inculpation de port d’arme et de rébellion. Je laisserai deux agents dans le vestibule, en bas, et quand j’aurai vu le maire, je viendrai vous donner un coup de main.
  
  - Thanks ! lui lança Francis en se dirigeant d’abord vers le bureau.
  
  La pièce se vida. Les pas des prisonniers et des agents décrurent dans les escaliers, puis un sourd ébranlement annonça la fermeture de la porte de rue.
  
  La perquisition fut moins longue que Coplan ne le prévoyait. Trop confiant, Bernhöft avait caché un dossier dans le seul endroit où il était sûr que ni un membre du personnel de la compagnie, ni le grand patron lors d’une de ses visites, ne fourreraient le nez : dans un classeur étiqueté « Machines - Devis de réparations périmés ».
  
  Ce dossier, réduit à sa plus simple expression, n’aurait d’ailleurs pas attiré spécialement l’attention d’une personne non avertie. Il comportait une dizaine de feuilles de papier pour doubles, de couleur jaune, semblables à celles qu’on trouvait dans tous les classeurs. Les caractères dactylographiques étaient aussi les mêmes que sur les autres copies de documents émanant de la direction.
  
  Le texte de chacune des pages était rédigé en islandais ; il eût été inintelligible pour Coplan si, au début de chaque paragraphe, n’avait été inscrit un nom dont l’orthographe originelle avait été respectée : indubitablement celui de centrales atomiques, car dans la liste figuraient Saclay, Marcoule et Grenoble pour la France, Oak-Ridge parmi beaucoup d’autres pour les États-Unis, Calder Hall, Harwell et Hinckley Point, notamment, pour la Grande-Bretagne. Des centrales russes et suédoises étaient aussi mentionnées.
  
  Coplan tenta de déchiffrer les lignes qui suivaient chacun des noms. Il constata qu’elles étaient parsemées de distances en kilomètres et de désignations de lieux. Par-fois, une succession de mots toujours identiques remplaçait ce bref commentaire.
  
  De toute évidence, ces documents étaient accusateurs. En attendant le retour du lieutenant, Coplan poursuivit ses recherches, sans toutefois dénicher des plans, des microfilms ou un code.
  
  L’officier le surprit au milieu d’un fantastique désordre. Il s’informa aussitôt des résultats des investigations de Coplan.
  
  - J’ai trouvé ceci, lui dit ce dernier en exhibant les feuilles. Bernhöft s’intéressait beaucoup aux centrales nucléaires, comme vous le voyez. Pourriez-vous me traduire un de ces paragraphes ? Tenez, celui qui concerne Hinckley Point, par exemple.
  
  Fronçant les sourcils, le policier prit la page et traduisit à vue les lignes indiquées :
  
  « Dans le bois des Brendon Hills, à huit kilomètres au sud de la localité de Williton, soit à vingt-deux kilomètres à l’est-sud-est des installations. Mardi 16. »
  
  Coplan cilla.
  
  - Quoi ? s'enquit-il. Les deux derniers mots ?
  
  - Prithjudagur Sextàn... Mardi 16.
  
  On était le samedi 20. Le mardi précédent était donc un 16.
  
  Et la lettre-avion du Vieux était parvenue à Tulinius la veille au matin.
  
  Coplan dit encore :
  
  - Et ceci, cette phrase qui revient plusieurs fois tout au long des pages ?
  
  « Cubes de béton immergés à grande profondeur dans la mer », lut d’une traite son compagnon.
  
  Pas de doute possible : ces feuillets énonçaient les endroits où les centrales évacuaient les produits de fission. Rien de plus, rien de moins.
  
  - Je vous remercie infiniment, prononça Francis en lui retirant la liste des mains. Savez-vous où est Brondsted en ce moment ? Je voudrais lui dire deux mots en particulier.
  
  - Il est rentré chez lui, m'a dit le maire. Je peux vous v conduire, si vous voulez ?
  
  
  
  
  
  Aux abords de la demeure de l'industriel, Coplan aperçut la fourgonnette en stationnement. Kremer était donc dans les environs.
  
  Les deux visiteurs furent introduits dans le cabinet de travail luxueux où Brondsted, en plein désarroi, s’était réfugié. Un grand verre d’aquavit était posé sur une table basse près d’un fauteuil à oreillettes.
  
  Le lieutenant salua en exécutant une petite courbette et, en islandais, il fit part à l’homme d’affaires des arrestations auxquelles la police avait procédé.
  
  Ayant fourni quelques détails sur la courte bagarre qui avait coûté la vie à l’un des suspects, il annonça son intention de patienter dans le salon voisin.
  
  Quand il se fut retiré, Coplan demanda :
  
  - Que pensez-vous de ce témoignage ? A propos, êtes-vous au courant d’une catastrophe atomique qui s’est produite au début de la semaine, en Angleterre ?
  
  Brondsted, le front creusé par deux plis verticaux, fit signe que non.
  
  - Vous, un spécialiste, vous n’êtes donc pas mieux informé ?
  
  L’Islandais s’éclaircit la voix.
  
  - Heu... Cela dépend. Je n’ai pas des observateurs partout. A ma connaissance, ni la presse britannique ni la presse locale n’ont signalé un événement de ce genre. La radio non plus.
  
  - C’est aussi ce que je pensais, articula Coplan. Pourtant, Bernhöft était mieux renseigné : il savait d’avance où et quand l’accident allait se produire.
  
  Il plaça sous les yeux de son interlocuteur les documents qu’il venait d’extraire de sa poche. De l’index, il souligna le paragraphe incriminé, ajouta :
  
  - Ceci était dissimulé dans un de ses classeurs. On voit très bien que les deux derniers mots n’ont pas été tapés après le reste, et que ces pages ont perdu leur fraîcheur : leur couleur est altérée tout au long de la marge.
  
  Brondsted, hypnotisé, lut les trois lignes ; il parcourut ensuite le texte de haut en bas. Soudain, ses deux poings montèrent à ses tempes et il serra sa tête comme pour la faire éclater.
  
  Le juron qu’il lâcha fut un râle de désespoir. Aveuglé par l'évidence, poignardé par le sentiment d’avoir été abominablement manœuvré, il ensevelit son visage dans ses mains, resta immobile pendant une vingtaine de secondes.
  
  - Y a-t-il d’autres dates, sur ces papiers ? questionna Coplan.
  
  Brondsted, la gorge serrée, but son verre d’alcool et attendit que la brûlure eût libéré ses cordes vocales.
  
  - Non, parvint-il à déclarer. Je veux voir cette immonde crapule de Bernhöft tout de suite.
  
  - Tranquillisez-vous, vous allez être mis en sa présence. Mais je dois éclaircir un point : jouait-il un rôle dans votre organisation clandestine ou était-il en dehors ?
  
  - Il n’avait rien à voir avec mon réseau. Je le prenais pour un collaborateur compétent, honnête, entièrement pris par son rôle de directeur d’armement.
  
  - Alors, par quel canal a-t-il obtenu ces données sur les poubelles atomiques ? Quelqu’un d’autre devait vous trahir.
  
  Brondsted inspira profondément. Il se massa les paupières derrière ses lunettes, puis il murmura :
  
  - Je n’ai cessé de réfléchir à ce que vous m’avez appris à bord du Vatna. Maintenant, je suis persuadé que la réalité va au-delà de vos appréhensions. Tout a commencé à un congrès pour la paix... J’y ai été abordé par un Asiatique, un Indien.
  
  Il se tut, le cœur pris dans un étau. Une douleur aiguë perfora sa poitrine. Il crut qu'il allait tomber, se retint au dossier de son fauteuil. Puis le malaise se dissipa.
  
  - Cet homme, continua-t-il d’une voix cassée, m’avait exprimé l’anxiété des dirigeants des pays d’Extrême-Orient devant la poursuite des essais nucléaires et les dangers que fait courir à toutes les populations du globe, non seulement l’éventualité d'une guerre atomique, mais la simple progression de l’usage de cette énergie à des fins pacifiques. Une fois de plus, me disait-il, la race blanche s’arrogeait un droit de vie et de mort sur l’ensemble de la planète. La seule parade était d’alerter la conscience universelle par la publication de renseignements tenus secrets, et qui prouveraient, chiffres à l’appui, combien les déchets radioactifs causent déjà de ravages...
  
  Brondsted cessa de parler pendant quelques secondes afin de reprendre son souffle. Coplan, redoutant une crise cardiaque dont il décelait certains symptômes chez l’islandais, voulut alléger sa tension.
  
  - C’est un problème préoccupant, concéda-t-il, mais vous ne pouvez pas nier qu’on commence à l’admettre dans les sphères officielles, et que des savants de plus en plus nombreux dénoncent le péril.
  
  - Oui, c’est partiellement vrai, mais il fallait précipiter le mouvement, stopper les essais de bombes, enrayer la pollution mondiale. Or, malgré la quantité considérable de données précises que j’ai déjà fournies, je suis forcé de reconnaître que, jusqu’à présent, aucune protestation diplomatique n’a été formulée par les Orientaux. Ils n’ont pas saisi un organisme international ni exigé la constitution d’une commission de sauvegarde. Alors, j’en suis à me demander si leur action ne va pas s’exercer d’une manière... plus offensive.
  
  - C’est bien ce que je crains depuis le début, souligna Coplan. Et la perquisition chez Bernhöft ne tend pas à démentir ce pronostic. En définitive, où acheminiez-vous la documentation ?
  
  - Je ne sais pas, avoua Brondsted, livide.
  
  Coplan le toisa, le masque dur.
  
  - Allons, pas de sottises, gronda-t-il. Vous devez savoir où vous envoyez les renseignements.
  
  - Non, persista l’industriel avec un affreux embarras. Les microfilms agrandis étaient transmis par télévision sur un autre canal que celui des images-radar, et j’ignore où cette émission était captée.
  
  Coplan étouffa un juron.
  
  - Et, naturellement, après vous être mis d’accord avec votre Indien, vous ne l'avez plus jamais revu ? grinça-t-il.
  
  Brondsted secoua la tête, soupira :
  
  - Non.., La seule aide matérielle qui m'ait été fournie, c’est un lot de récepteurs spéciaux, camouflés dans des armoires frigorifiques qui m’ont été livrées ici par un cargo panaméen. Depuis, les communications ont toujours été unilatérales, d’Islande vers cette destination inconnue.
  
  Après un moment de méditation, Coplan grommela :
  
  - Inconnue ?... Peut-être pas pour tout le monde. Venez, nous allons réveiller Bernhöft.
  
  
  
  
  
  Brondsted était le grand bienfaiteur d’Akureyri, le maître de son économie. Il avait de l’influence dans la capitale, même au Conseil des ministres. Ses désirs étaient des ordres. Deux coups de téléphone lui suffirent pour se faire ouvrir les portes de la prison à une heure du matin et pour être autorisé à s’entretenir avec Bernhöft, détenu en prévention.
  
  La porte de la cellule fut discrètement refermée sur les deux visiteurs nocturnes du directeur félon.
  
  Larus Bernhöft devina instantanément qu’une charge supplémentaire avait été trouvée dans son bureau, rien qu'à voir la figure bouleversée, haineuse, de Brondsted.
  
  - Je n’ai jamais voulu de mal à personne, mais vous, j’aurai votre peau, commença ce dernier, étouffant de fureur.
  
  Sous l’empire de la colère, il avait parlé en islandais, oubliant la présence de Coplan à ses côtés.
  
  Bernhöft eut un rictus sarcastique.
  
  - Vous y passerez comme moi, rétorqua-t-il cyniquement, ses deux mains enfoncées dans ses poches. Après tout, vous êtes plus mouillé que moi... Vous êtes le chef, celui qui recueillait les tuyaux, qui donnait les ordres. Des preuves abondent et je les produirai devant le tribunal.
  
  - Crapule ! cracha Brondsted en voulant se précipiter sur lui.
  
  Mais une poigne solide le cloua sur place et Coplan intervint en anglais :
  
  - Du calme. Ménagez vos forces, tous les deux. Nous allons déballer le linge sale en petit comité.
  
  Il fit reculer l’industriel, le contraignit à s’asseoir sur la seule chaise disponible, puis il se tourna vers Bernhöft.
  
  - Je suppose qu’à bord d’un de vos chalutiers on découvrira un récepteur TV pouvant être réglé sur deux longueurs d’onde et non pas sur une seule ? avança-t-il d’un ton neutre. C’est grâce à ce poste que vous avez pu établir cette liste, n’est-ce pas ?
  
  Il sortit à demi les feuillets jaunes de sa poche, les y renfonça.
  
  Le détenu conserva un silence méprisant.
  
  - Vous pouvez vous taire, pour moi c’est pareil, reprit Francis. Helgason et vos autres complices, dont ceux du chalutier, raconteront sur vous tant d'histoires que cela en deviendra fatiguant. Vous êtes coincé, de toute manière. Si c’est la modestie qui vous empêche de parler de vos exploits, videz un peu votre sac au sujet de ceux qui ont monté cette opération... Entre autres, cet Indien mystérieux dont la dialectique a si bien converti Brondsted. Vous devez mieux le connaître que votre patron, non ?
  
  Le front bas, Larus Bernhöft sortit soudain de sa réserve.
  
  - Là, dit-il avec une intonation venimeuse, vous pouvez toujours courir. D’ailleurs, ce personnage n’a eu qu’un rôle de second plan. Les véritables promoteurs de cette campagne contre la peste nucléaire sont inaccessibles : ce ne sont pas des Indiens, mais des Arabes,
  
  Affalé sur sa chaise, Brondsted darda sur son subordonné un regard stupéfait.
  
  - Des Arabes ? marmonna-t-il. Vous étiez en rapport avec des musulmans ?
  
  - Oui, affirma Bernhöft avec une lueur malsaine dans ses yeux. Ils ont imaginé une tactique surprenante pour infliger des coups sévères à l’Amérique, à l’Europe et à la Russie sans faire la guerre, en se servant d’une arme que les Blancs ont forgée de leurs propres mains et qu’ils ont placée au cœur de leurs propres territoires. Des équipes de sabotage spécialisées sont à pied d’œuvre, des attentats comme ceux de Hinckley Point vont se succéder. Que m’offrez-vous en échange des adresses ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Akureyri connut cette nuit-là une agitation sans exemple dans son histoire. Des détachements de police envahirent les domiciles de tous les membres du personnel de l’armement Brondsted, d’autres occupèrent les chalutiers amarrés dans le port, des gardes-côtes furent dépêchés vers ceux qui étaient en haute mer.
  
  Le siège de la compagnie et la station télé-radar furent, sur la demande expresse de Brondsted, occupés par des forces de l’ordre et soumis à une perquisition fouillée par des inspecteurs de la Sûreté islandaise.
  
  Pendant ce temps-là, Coplan était parvenu à obtenir une communication radio-téléphonique avec le Vieux, arraché de son sommeil à 5 heures du matin, et dont l’humeur massacrante s’estompa comme par miracle lorsque son agent n®1 l’eut mis au courant de la situation.
  
  - Des mesures militaires doivent être prises séance tenante pour assurer la protection des poubelles atomiques, non seulement chez nous et chez nos alliés, mais aussi chez les Russes, conclut-il d’une vois pressante. Mieux vaut semer la panique partout que risquer une autre catastrophe du genre de celle de Hinckley Point. Secouez l’état-major de l’OTAN et l’ambassade d’U.R.S.S. sinon je ne réponds de rien.
  
  - Bon ! Bon ! clama le Vieux, les cheveux hirsutes et les pieds nus sur la descente de lit. Je pare au plus pressé !
  
  - Régularisez aussi ma situation auprès du gouvernement islandais, ajouta Coplan alors que le Vieux voulait raccrocher. Et, conjointement avec la Grande-Bretagne, réclamez l’extradition de Bernhöft, afin qu’il soit jugé pour complicité de génocide devant une Cour de justice internationale. Les policiers d’ici sont en train de découvrir une montagne de preuves à bord d’un des chalutiers de la flottille et les autorités n’hésiteront pas à livrer leur ressortissant.
  
  - D’accord ! Entendu !
  
  - Bon dimanche, souhaita Coplan, perfide.
  
  Il savait que lui-même ne reverrait pas un lit de sitôt.
  
  Jamais il n’avait vécu un épisode aussi paradoxal : l’homme qu’il avait acculé à sa perte, Brondsted, se coupait en quatre pour lui gagner tous les concours. Il était sollicité par mille tâches simultanées, les uns réclamant sa présence à l’interrogatoire de suspects, d’autres l’invitant à émettre son avis sur l’opportunité de saisir telle ou telle pièce, des magistrats ou des hauts fonctionnaires désirant connaître les rétroactes et le fond de l’affaire.
  
  Des rumeurs fantastiques circulaient dans la petite ville en révolution, constamment sillonnée par des cars de police, et les gens prononçaient à voix basse le nom de Brondsted qu’on devinait impliqué dans cette singulière aventure.
  
  L’industriel, pourtant, était toujours en liberté. On le voyait circuler, les traits hâves et le visage fermé, dans sa Cadillac bleu ciel pilotée par un chauffeur qui paraissait souffrir d’une terrible migraine.
  
  A Reykjavik, en dehors de tout protocole, l’ambassadeur de France fut reçu par le ministre des Affaires étrangères islandais, auquel il remit un mémorandum et une lettre de créance le priant de considérer le nommé Francis Coplan comme un délégué officiel du gouvernement français.
  
  La nouvelle en fut apportée à l’intéressé par le maire de la localité, vers 8 heures du soir, pendant que Francis dînait avec Kremer à l’hôtel Kéa. Ce fut l’occasion de boire un verre d’aquavit de plus.
  
  Mais, après le repas, Coplan se jura qu’on ne le dérangerait plus ce soir-là. En compagnie du Luxembourgeois, il se rendit au domicile de Tulinius.
  
  Le capitaine du caboteur fut surpris et enchanté de cette visite, d’autant plus qu’il était dévoré de curiosité. Au fond, il n’en savait guère plus que les autres habitants sur ce qui s’était passé après le retour du Vatna.
  
  Devant une nouvelle bouteille d’aquavit, Coplan lui fit le récit des événements. Quand il eut terminé, son hôte eut une mimique profondément perplexe.
  
  - Quel sort allez-vous réserver à Brondsted ? s’enquit-il de sa voix grondante habituée à dominer les tempêtes.
  
  Coplan émit un soupir fataliste.
  
  - Il est trop compromis, je ne pourrai pas éviter son arrestation, déclara-t-il avec regret. Toute la bande à Bernhöft, et en particulier les types du chalutier qui, au large, captaient les images télévisées, vont l’accabler à qui mieux mieux dans l’espoir d’alléger leur propre cas. Et puis, il faudra bien que j’explique comment fonctionnait la filière, où elle aboutissait. Il est dans le bain jusqu’au cou.
  
  Un silence enveloppa les trois hommes.
  
  Kremer le rompit.
  
  - Il est plutôt gênant d’imaginer que cet homme-là va être traîné en prison, maugréa-t-il, les yeux fixés sur son verre. Il a peut-être été candide, et il porte indéniablement une part de responsabilité dans le drame de Hinckley Point, mais enfin, ce n’est pas une fripouille. Il lui a fallu beaucoup de courage pour entreprendre ce qu’il a fait.
  
  - L’enfer est pavé de bonnes intentions, répondit Coplan, rembruni. Même mon témoignage ne le sauvera pas.
  
  Il but une gorgée d’eau-de-vie, puis il reprit :
  
  - Je ne vois qu'une chose qui puisse atténuer son calvaire, et celle-là je la ferai. Tant pis si elle me retombe sur le crâne.
  
  - Quoi ? demanda Tulinius, le mufle renfrogné. Lui filer en douce une pilule de cyanure ?
  
  - Vous le connaissez mal. Il n’est pas l’homme à se suicider pour se soustraire au châtiment : il a une âme de martyr. Non, il ne s'agit pas de ça.
  
  Il eut un geste de la main signifiant qu’il préférait ne pas dévoiler sa pensée. Un vague sourire fit naître de petites rides au coin de ses paupières tandis qu'il fixait Kremer.
  
  - Vous ne serez pas obligé de quitter le pays, finalement. On dirait que plus personne ne songe à ce malheureux transformateur...
  
  - Et moi, proclama Tulinius, mon prestige a fortement augmenté dans le patelin depuis que le maire et les flics sont venus accueillir l’auguste passager que j’avais à mon bord.
  
  Il abattit sa paume sur la table et précisa :
  
  - Je ne parle pas de Brondsted, bien entendu, mais de vous !
  
  
  
  
  
  Le lendemain lundi, la vie redevint normale dans la ville. Dans tous les centres d’activité, on commenta encore les nombreuses arrestations de la veille, et l’opinion la plus répandue attribuait à un vulgaire trafic de contrebande la fermeture provisoire des bureaux de l’armement de chalutiers.
  
  Interrogés à une cadence accélérée, les suspects du personnel terrestre et maritime furent promptement triés ; les innocents, ceux qui avaient rempli leur emploi sans se douter qu’ils côtoyaient des manigances ténébreuses, purent regagner leur domicile. Les autres, ceux qui avaient participé directement à des opérations clandestines sous les ordres de Bernhöft, étaient pour la plupart des gens frustes, sans instruction, qui ne paraissaient pas avoir compris grand-chose à ces besognes spéciales qui leur valaient des primes substantielles et qui, dans leur esprit, ne semblaient pas répréhensibles. Stopper en mer pour un transbordement, pêcher dans une zone bien circonscrite pendant que le patron regardait la télévision, débarquer un inconnu sur la côte norvégienne, recueillir les occupants d’un canot pneumatique au large de l’Écosse, tout cela n’était pas bien méchant.
  
  Le nom de l’ingénieur Harald Olafson avait été cité très souvent au cours de ces interrogatoires, et un mandat d’amener avait été lancé contre cet individu, mais il restait introuvable.
  
  Les premières allégations de Bernhöft, accusant Brondsted d’avoir été l’instigateur et le véritable chef du complot, ne furent pas prises au sérieux par les enquêteurs : n’était-ce pas lui qui avait déclenché les poursuites en révélant des agissements qu’on était à mille lieues de soupçonner ?
  
  Cependant, Coplan savait qu’en dépit de son propre silence sur le rôle exact de l’industriel, le cercle se refermerait inexorablement sur lui. Aussi voulut-il mettre à profit les dernières heures de liberté de l’homme d’affaires pour avoir avec lui un ultime entretien, seul à seul.
  
  Il le rencontra dans son bureau de la conserverie de poisson, vers 6 heures et demie du soir.
  
  Brondsted avait vieilli de dix ans. Voûté, les traits flasques et les yeux ternes, il reçut Coplan comme si ce dernier allait le conduire devant un peloton d’exécution.
  
  - Je puis vous apporter certains apaisements, lui dit Francis après lui avoir serré la main. Dans les cinq pays qui étaient couverts par votre réseau, la troupe garde désormais les poubelles atomiques afin de les préserver d’un attentat. Tout danger est écarté et la capture des terroristes n’est plus qu’une question de jours.
  
  Une étincelle s’alluma dans les prunelles de Brondsted, mais il retomba aussitôt dans un morne abattement.
  
  - Cela ne rendra pas la vie et la santé aux victimes de la catastrophe de Hinckley Point, articula-t-il.
  
  - Hélas, non, reconnut Coplan tout en s’asseyant dans un club. Mais le drame qui est le vôtre va se répercuter sur tous ceux qui vous ont aidé, encore qu’ils ignorent les conséquences de leurs indiscrétions volontaires.
  
  Il puisa son paquet de cigarettes dans sa poche, s’étira pour le présenter à son interlocuteur.
  
  - Voyez-vous, Brondsted, continua-t-il lorsqu’ils se furent tous deux servis, ces Arabes vous ont bien entortillé. Ils vous demandaient d’envoyer une profusion de détails afin que Bernhöft puisse en extraire la seule donnée qui importait : l’emplacement des réservoirs. Tout le reste a été récolté en pure perte, n’a servi à rien, sinon à impliquer vos informateurs dans une entreprise d’espionnage caractérisée. Les peines qui les attendent sont lourdes en regard des renseignements somme toute salutaires qu’ils ont divulgués. Personnellement, je serais d’avis de les soustraire aux foudres de la justice.
  
  L’Islandais le dévisagea intensément, puis il prononça :
  
  - Mais comment le pourriez-vous ? Vous n’êtes pas en mesure de paralyser l’action de tous les services de sécurité qui sont d’ores et déjà mis en branle ?
  
  - Non, bien sûr, mais les mailles du filet sont encore très lâches et je vois un moyen de faire passer vos agents au travers. Vous allez saborder votre réseau par une dernière émission, ce soir, à l’heure habituelle.
  
  Un effarement sans bornes se peignit sur le visage de Brondsted.
  
  - Comment ? bégaya-t-il, sidéré. Vous me permettriez de...
  
  Coplan acquiesça.
  
  - Je ne sais pas trop ce qu’il en résultera pour mon matricule, mais j’en accepte le risque. Pour vous et pour eux.
  
  Une heure plus tard, à la station télé-radar dont l’entrée était gardée par deux agents de police placés en sentinelles, Coplan et Brondsted pénétrèrent dans le control-room de l’émetteur TV.
  
  En haut du pylône, le réflecteur hertzien pivota sur son axe, se braqua vers le ciel.
  
  Debout près de Brondsted dont la main tremblante rapprochait le micro, Francis Coplan murmura :
  
  - Soyez laconique, mais persuasif.
  
  Brondsted fit un signe d’assentiment puis, d’une voix blanche mais en articulant bien ses mots, il transmit:
  
  - J.B. Number one speaking... A tous... Ceci est ma dernière communication. Coupez immédiatement l’envoi des fournitures, détruisez celles qui sont en votre possession, prévenez vos correspondants. Les services spéciaux ont découvert l’existence de notre organisation, je suis en passe d’être arrêté d’un instant à l’autre. Détruisez surtout vos récepteurs, ne gardez rien de compromettant et rompez définitivement tous les contacts. Notre mission est terminée... Adieu.
  
  Il était allé jusqu’au bout de son effort et, alors que le dernier mot s’éteignait sur ses lèvres, il s’affaissa subitement, terrassé par une syncope.
  
  Son buste tomba en avant et sa tête heurta le pied du micro. A son teint blafard, Coplan devina que son cœur venait de flancher. Il se détourna de l’appareil et, à la cantonade, il lança :
  
  - Rendez-vous, Brondsted ! Vous êtes pris !
  
  Il renversa ensuite le micro d’un coup de coude en sachant que ses paroles et son geste allaient propager l’affolement parmi les auditeurs de l’émission, puis il ferma le commutateur.
  
  Il ausculta rapidement l’homme inconscient, ne sentit plus son pouls. Alors, il traversa le control-room en quatre enjambées, ouvrit la porte et cria au technicien de garde dans la salle des amplis de puissance :
  
  - Vite ! Appelez du secours... Brondsted va mourir.
  
  
  
  
  
  Coplan ne regagna Paris que le surlendemain.
  
  En Islande, l’enquête avait progressé à pas de géant. Durement cuisiné, puis confronté avec Bernhöft, Helgason avait livré aux magistrats instructeurs tous les maillons manquants. Brondsted étant décédé d’une crise cardiaque pendant son transport à l’hôpital, Coplan avait finalement mis en lumière son rôle de complice abusé, de dupe guidée par des intentions pures, et dont la mémoire ne devait pas être souillée.
  
  Aussi quand Francis pénétra dans le bureau du Vieux, il avait la conscience légère et la satisfaction du devoir accompli.
  
  Mais son chef l’apostropha illico, sans un mot de bienvenue, par des paroles acariâtres.
  
  - Qu’est-ce que c’est que cette machination ? Comment se fait-il que Brondsted ait pu parler par radio à ses agents régionaux alors qu'il était sous votre contrôle depuis quarante-huit heures ? Comment se fait-il que vous soyez intervenu trop tard, quand le sabordage était consommé ?
  
  Cette sévère admonestation ne prit pas Coplan à l’improviste. Il se doutait bien que les collègues placés à l’écoute au domicile de Gertrud Karlson avaient envoyé dare-dare un rapport à Paris.
  
  - J’ai été moi-même l’objet d’un tour d’escamotage des autorités locales, prétendit-il avec une parfaite sérénité. Brondsted bénéficiait de gros appuis dans la ville et il avait même gardé la sympathie des enquêteurs. Quand il a exprimé le désir de revoir une dernière fois tout ce qu’il avait édifié dans Akureyri, on ne lui a pas refusé cette ultime faveur.
  
  - Mais vous saviez à quoi servait son émetteur ! explosa le Vieux. Vous saviez aussi que c’étaient le jour et l’heure de ses rendez-vous sur les ondes !
  
  - Eh oui, convint Coplan sans trop de contrition. Des personnalités m’ont retenu devant la porte... Décemment, je ne pouvais pas coller aux talons du bonhomme. C’était aux Islandais d’intervenir.
  
  - Total, nous ne saurons jamais qui, en France, transmettait des tuyaux à votre philanthrope !
  
  - Si, on le saura peut-être... Par l’entremise du steward Jonsson, qui a été coffré hier. Mais je vous concède volontiers qu'il sera très difficile d’établir la culpabilité des intéressés par des preuves irréfutables.
  
  Le Vieux faillit en attraper un coup de sang.
  
  - Ça n'a pas l’air de vous émouvoir beaucoup ? aboya-t-il en foudroyant son subordonné d’un regard à le faire rentrer sous terre.
  
  Mais Coplan ne broncha pas.
  
  - Franchement, cet échec partiel ne me tourmente pas au point de me faire perdre le boire et le manger, avoua-t-il. Tous ces malheureux atomistes soucieux de l’avenir de leurs semblables vont vivre pendant des mois dans une panique perpétuelle. C’est un châtiment suffisant, à mon humble avis.
  
  Affectant de ne pas remarquer l’expression furibonde de son chef, il ajouta sur un ton paisible :
  
  - Entre nous, ces déchets atomiques sont la pire des plaies de notre civilisation. Aucun procédé de stockage n’est totalement sûr à long terme, et la masse des déchets ne cesse de grandir. A propos, jusqu’où le sinistre de Hinckley Point a-t-il fait des ravages ?
  
  La rogne du Vieux s’apaisa subitement.
  
  - Je n’en sais trop rien, déclara-t-il. On ne le saura que dans une dizaine d’années... Mais le fait est que le nuage radioactif a été décelé jusqu’en Autriche, et qu’à Paris on a recueilli vingt-cinq fois plus de poussières de produits de fission, en vingt-quatre heures, qu’on en reçoit habituellement.
  
  Dès lors, la conversation dévia sur cet infernal sabotage, et Coplan rapporta :
  
  - Helgason, qui était le bras droit de Bernhöft, a fini par vendre la mèche. L’équipe chargée de faire sauter les réservoirs de déchets avait placé deux bombes de forme cylindrique, à la fois explosives et incendiaires, destinées à exploser à un jour d’intervalle. C’était, paraît-il, une expérience. Bernhöft avait bluffé en affirmant que les attentats suivants étaient imminents. Néanmoins, je pense qu'il vaut mieux laisser en place les dispositifs de sécurité.
  
  - Mais les salopards, a-t-on leur identité ? s’inquiéta ie Vieux.
  
  - Ils sont sous les verrous. Ils avaient été rapatriés en Islande par un chalutier qui les avait embarqués en Écosse. Rapatriés n’est d’ailleurs pas le bon terme, car ce sont trois repris de justice de nationalité différente. L’un des irlandais, ancien membre de l’I.R.A., pourchassé par toutes les polices du Royaume-Uni ; le second, un anarchiste-né, originaire d’Espagne et le troisième un Palestinien.
  
  - Ils comparaîtront avec leurs patrons devant le Tribunal international et ils seront pendus, prédit le Vieux.
  
  - Ils ont de la chance, estima Francis. S’ils étaient tombés entre mes mains, je leur aurais réservé une surprise. Une exposition pas trop prolongée à des radiations mortelles les aurait fait crever à petit feu. Ils auraient mieux perçu les effets de leur acte de terrorisme.
  
  Le Vieux se voûta sur ses bras croisés.
  
  - Les bonnes idées ne vous manquent pas, maugréa-t-il en lui dédiant un regard en dessous. Que ce soit pour punir ou pour torpiller une opération de nettoyage, vous dépensez des trésors d’imagination. Mais les promoteurs de cette guerre larvée contre la race blanche, il ne sera pas possible de les coincer, je présume ?
  
  - A moins que toutes les nations visées ne leur promettent des représailles aveugles au premier sabotage qui se produirait encore, je ne vois pas comment on les réduirait à l’impuissance, estima Coplan. Même Bernhöft ne connaît pas leur identité réelle, et ils sont dissimulés dans une masse de 70 millions d’Arabes, retranchés dans divers pays. Nous avons coupé leurs tentacules, c’est l’essentiel.
  
  Machinalement, le Vieux préleva sa blague à tabac dans la poche de son veston, ramassa sa pipe sur la table. C’étaient là deux indices attestant que son agitation intérieure s’était calmée.
  
  - Le choix de l’Islande comme Q.G. de leurs attaques contre l’Occident était astucieux, remarqua-t-il en spécialiste de l’action clandestine. Cette île est un carrefour entre l’Amérique, l’Europe et les terres polaires, une sorte de lieu géométrique aussi proche de l’U.R.S.S. que des deux autres continents. Comme base stratégique, on trouverait difficilement mieux.
  
  - Indubitablement, renchérit Francis. La situation de l’île présentait d’ailleurs un avantage supplémentaire, même si l’on néglige l’aspect des communications-radio à longue portée, via l’ionosphère. Elle était relativement à l’abri des catastrophes qui menaçaient les U.S.A., l’Europe et la Russie. Les organisateurs pouvaient se croire trop éloignés des centrales nucléaires pour subir eux-mêmes le contrecoup de leurs attentats.
  
  Le Vieux opina tout en allumant sa pipe.
  
  - Oui, ils pouvaient le croire, approuva-t-il après trois bouffées. Mais dans quelle mesure ne visaient-ils pas surtout à paralyser le développement d’une source d’énergie capable de supplanter le pétrole ?
  
  Renonçant à formuler une réponse, il reprit :
  
  - Somme toute, Oleg Nekrassov a bien mérité un permis de séjour. Vous n’iriez pas l’en informer, à l’occasion ?
  
  
  
  
  
  Le jour suivant, à Stockholm, Gertrud Karlson et Ingvar Skoglund furent remis en liberté aussi discrètement qu’ils avaient disparu de la circulation.
  
  Ni l’un ni l’autre ne jugèrent prudent d’introduire une plainte en séquestration arbitraire. On leur avait passé les journaux suédois qui annonçaient l’arrestation, en Islande, de l’agresseur d’Engelbrekt et le décès dramatique de Jorgen Brondsted à la veille de son inculpation.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
 Ваша оценка:

Связаться с программистом сайта.

Новые книги авторов СИ, вышедшие из печати:
О.Болдырева "Крадуш. Чужие души" М.Николаев "Вторжение на Землю"

Как попасть в этoт список
Сайт - "Художники" .. || .. Доска об'явлений "Книги"