Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan se méfie

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Quatre heures du matin. Du côté de la mer, derrière les grands arbres immobiles, les ténèbres de la nuit de juillet viraient lentement au gris sale. Aucun souffle d’air ne ridait les eaux noires et lourdes du lac solitaire. L’aube humide, triste, annonçait encore une journée pluvieuse, une de plus à l’actif de cet été pourri.
  
  Trois silhouettes menues se profilèrent soudain dans le sentier qui longe le bord du lac, entre le débarcadère et le bâtiment des Eaux et Forêts.
  
  Silencieux, taciturnes, les yeux brillants, trois gamins se dirigeaient vers un vieux ponton de bois dont les planches vermoulues, rongées de mousse, étaient à peine visibles parmi les roseaux.
  
  Avant de se glisser sous les barbelés rouillés qui les séparaient du ponton, les trois enfants hésitèrent. Pas longtemps.
  
  - On y va, chuchota d’un air décidé le petit Paul Jaulerry.
  
  Les deux autres acquiescèrent.
  
  Une fois la clôture franchie, ils redoublèrent de prudence. Mystérieux comme des Sioux qui partent en guerre, ils se coulèrent entre les buissons. Paul Jaulerry marchait devant. C’était lui le chef, et c’était lui qui avait préparé l’expédition. Pour faire le moins de bruit possible, les garçonnets avaient ôté leurs espadrilles, qu’ils tenaient dans la main. Paul Jaulerry, coiffé d’un antique chapeau de scout qu’il avait trouvé Dieu sait où, portait autour de la taille une ceinture de cuir dans laquelle il avait passé un couteau de cuisine, un pistolet à amorces et un tournevis. Plutôt frêle pour ses dix ans, il se déplaçait dans l’obscurité avec une souplesse et un cran que Buffalo Bill, son maître vénéré, n’aurait pas désavoués.
  
  Derrière lui, Nicou Falin et Robert Manau affichaient beaucoup moins d'assurance. Pour tout dire, ils avaient la trouille.
  
  Nicou, un petit Lillois de neuf ans, en vacances au pays basque, était un enfant de ville. Il avait la tête pleine d'aventures héroïques, mais il avait peur de l’obscurité. Il regrettait dans son for intérieur de s’être laissé entraîner par son ami Paul.
  
  Quant à Robert, le plus vieux des trois - il avait presque douze ans - c’était un gros lourdaud placide, totalement dénué d’imagination, prêt à se jeter au feu pour son copain Paul dont il ne mettait pas l’autorité en doute. Néanmoins, il ne pouvait pas s’empêcher de penser à la formidable raclée que son père lui donnerait si l’expédition tournait mal.
  
  Paul Jaulerry, arrivé près du ponton branlant, attendit ses hommes.
  
  - Passe-moi la corde, Robert, ordonna-t-il tout bas. Toi, Nicou, tu vas tenir mon chapeau et mon colt.
  
  Il ajouta sèchement :
  
  - Vous savez ce que vous avez à faire en cas de danger. Ne perdez pas votre sang-froid.
  
  Nicou demanda d’une voix à peine audible :
  
  - Tu es sûr qu’on nous mettra en prison si on nous attrape ?
  
  - Naturellement, articula le chef. C’est une propriété privée, alors tu penses !
  
  S’étant délesté de son chapeau, de son arme, il enroula autour de ses reins la grosse corde que Robert lui avait remise. Ensuite, après avoir chaussé ses espadrilles, il se hissa sur le ponton. A quatre pattes, il se mit à progresser sur la passerelle en ruine. Au moindre faux mouvement, c’était le plongeon dans l’eau froide et hostile. Mais il avait déjà toutes les qualités d’un Basque de bonne race. Ses petites jambes nues et nerveuses ne tremblaient pas, ses yeux de chat le guidaient avec une précision infaillible.
  
  Ayant atteint l’extrémité du ponton, il se coucha à plat ventre. D’une main, il agrippa la chaîne qui retenait une barque de pêcheur. Il tira doucement, de manière à amener sans bruit l’embarcation le plus près possible du dernier pilot de support de la passerelle. Puis, changeant de position, il opéra une descente acrobatique.
  
  Pendant quelques secondes, il se trouva dans une posture assez difficile, car déjà un courant invisible éloignait la barque. Mais un chef sait vaincre les périls. Suspendu dans le vide, il coinça la chaîne entre ses genoux, se tortilla pour faire revenir le canot, sauta juste au bon moment.
  
  Heureusement, la barque était lourde et l’enfant léger. Il y eut quelques clapotis d’eau contre la coque, et l’embarcation retrouva sa stabilité. Au moyen du tournevis dont il s’était muni, le garçonnet força aisément. le cadenas qui emprisonnait deux maillons de la chaîne et assurait l’amarre de l’esquif. Cette opération, il l’avait répétée au moins cent fois sur un cadenas qu’il avait acheté tout exprès à Biarritz.
  
  Ainsi libérée, la barque s’éloigna lentement.
  
  Paul dénoua la corde qui entourait ses hanches, la lova comme un lasso, fit tourner la boucle au-dessus de sa tête et lança l’anneau de chanvre. Sur la berge, Robert eut largement le temps de saisir le filin, d’amener le bateau, d’y faire monter Nicou et d’embarquer à son tour.
  
  Deux minutes plus tard, le chef prit la lourde rame qui gisait au fond du canot.
  
  - Manœuvre en douceur, recommanda-t-il en donnant la rame à Robert .
  
  Celui-ci, suffisamment costaud pour exécuter une godille très passable, se mit à l’ouvrage.
  
  Accroupi à l’avant, la main en visière, les yeux plissés, le masque impassible, le chef intima à son lieutenant :
  
  - Cap en plein sur le large.
  
  L’embarcation glissa avec lenteur vers le milieu du lac dont les rives opposées n’émergeaient pas encore de l’ombre nocturne. Vers la droite, les étendues de roseaux formaient d’inquiétantes murailles noires.
  
  Un chien aboya quelque part au loin.
  
  Nicou, assis au milieu du bateau, avait la gorge serrée. La nuit était encore plus effrayante sur cette eau sinistre.
  
  Il leur fallut un quart d’heure pour atteindre les roseaux.
  
  - Nous entrons dans la forêt vierge, annonça le chef. Nicou, prends ma place à l’avant et surveille. Je vais préparer mes pièges. Il nous faut du gibier pour survivre.
  
  Nicou, pas du tout emballé, n’osa pas désobéir. Il prit la place du chef. Celui-ci, extirpant de sa poche du fil de fer, se mit à confectionner des collets. Il avait lu dans un journal comment les braconniers attrapaient des poules d’eau.
  
  La barque n’avançait pour ainsi dire plus. Les roseaux enchevêtrés lui opposaient une résistance de plus en plus forte.
  
  - Écarte les lianes, ordonna le chef à Nicou.
  
  Ils se frayèrent tant bien que mal un passage à travers la végétation, tandis que les premières clartés de l’aurore apparaissaient timidement sur les collines, au loin.
  
  Paul finissait de façonner son troisième piège quand, brusquement, Nicou poussa un cri, se redressa, voulut se retourner, trébucha, tomba dans le fond de la barque, contre les jambes de Paul, et ne bougea plus.
  
  Stupéfait, le chef se pencha pour relever son homme. Mais il resta immobile, cloué de saisissement, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Devant la barque, à moins de deux mètres, dans les roseaux, deux grands yeux noirs le regardaient fixement. Un monstre !
  
  - Robert, haleta le chef, Robert !
  
  Il recula instinctivement. Et, perdant soudain la face, il se mit à hurler en tremblant :
  
  - Robert ! Au secours !...
  
  
  
  
  
  Trois gendarmes de Biarritz étaient arrivés en fourgonnette au lac Mouriscot, situé à la limite sud du territoire de la ville. Une dizaine de personnes, groupées devant la buvette de la station de ski nautique, attendaient les représentants de l’ordre.
  
  - Qui a téléphoné ? aboya le maréchal-des-logis Barchot en s'avançant vers le groupe.
  
  - Moi, dit un homme de petite taille, vêtu d’un blouson de cuir. C'est mon gamin qui a découvert cette histoire.
  
  - Bon, vous êtes l’électricien Jaulerry alors ?
  
  - Oui. Je vais vous conduire sur les lieux. Nous avons mis un canot à moteur à l’eau.
  
  Un vieux bonhomme au visage maigre et sec, coiffé d’un béret élimé, intervint d’un ton furieux :
  
  - Je veux déposer une plainte, gendarme ! Ces trois petits voyous se sont introduits dans mon jardin et m’ont volé ma barque. Je veux que la justice s’occupe d’eux, c’est mon droit. On m’a volé ma barque l’année dernière et je...
  
  - Hé, Bon Dieu, l’interrompit l’électricien en haussant les épaules, ne faites pas l’emmerdeur, père Ybarnay Ce n’est pas mon gosse qui vous a fauché votre bateau l’année dernière.
  
  - Qu’on les punisse, glapit le vieillard. Ces vauriens ont besoin d’une leçon. Et les parents aussi ! Si vous n’êtes pas capables de surveiller vos enfants, qu’on vous colle une amende.
  
  - Les enfants sont les enfants, plaida Jaulerry.
  
  Mais l’irascible vieillard, qui ne voulait rien entendre, tenait absolument à déposer une plainte. Il se planta devant le maréchal-des-logis pour l’empêcher de s’occuper d’autre chose. Le gendarme, un géant au teint rouge, posa sa main sur l’épaule du vieux Basque et lui annonça d’une voix sévère :
  
  - Vous, grand-père, ne faites pas le récalcitrant, compris ? Si vous ne vous tenez pas tranquille, je vous dresse illico procès-verbal pour entrave à la justice. Allez, ouste, rentrez chez vous. A votre âge, ces matins humides sont dangereux.
  
  Il écarta le vieillard, appela un des deux brigadiers qui l’accompagnaient, se tourna vers Jaulerry.
  
  - Conduisez-nous.
  
  Jaulerry guida les deux gendarmes vers le dinghy amarré au débarcadère du club de ski nautique. Le propriétaire du canot à moteur fit démarrer son embarcation dès que le trio eut pris place à bord.
  
  Le dinghy décrivit une courbe et fila vers le milieu du lac en traçant un sillage en V dont l’écume scintillante anima un instant la surface terne des eaux. Il était un peu plus de six heures du matin, un crachin grisâtre tombait du ciel bouché.
  
  - On se croirait à la Toussaint, grommela un des deux gendarmes.
  
  Mais la pétarade du moteur couvrit sa voix et personne ne comprit ses paroles.
  
  Ils arrivèrent aux roseaux. On voyait, dans la végétation aquatique, la trace du passage des jeunes explorateurs de l’Amazone. Moteur au ralenti, le dinghy suivit le même trajet. Les feuilles mouillées caressaient le visage et les épaules des quatre hommes avec une insistance qui n’avait rien de bien agréable.
  
  Soudain, le moteur s’arrêta et le silence tomba.
  
  - Elle est là, articula Jaulerry en tendant le bras.
  
  - Nom de Dieu, lâcha le maréchal-des-logis, je comprends que votre môme soit tombé dans les pommes ! C’est un drôle de spectacle, hein ?
  
  Personne ne répondit. Le gendarme demanda :
  
  - Vous n’y avez pas touché ?
  
  - Non, fit Jaulerry. Elle était exactement comme vous la voyez. Elle doit être prise dans les roseaux, je suppose.
  
  Pendant quelques minutes, les quatre hommes contemplèrent en silence le pénible spectacle. On eût dit qu’ils avaient besoin de rassembler tout leur courage avant d’entrer en action.
  
  Le propriétaire du dinghy murmura d’une voix caverneuse :
  
  - Ma parole, je n’aurais pas voulu être à la place des enfants. Il faisait encore nuit pour ainsi dire. Ils n’ont vu que ces yeux dans la tache blanchâtre de la tête. Ils ont cru que c’était un monstre sorti du lac...
  
  Ce n’était pas vraiment un monstre, mais il y avait de cela. La morte devait avoir dans les cinquante ou soixante ans; elle était corpulente, elle avait une figure large et lourde aux chairs pendantes. Ses cheveux, teints en roux, collaient à ses tempes et sur ses joues; la teinture, qui s’était un peu diluée, avait ruisselé jusqu’au menton comme une double coulée de rouille.
  
  Mais le plus saisissant, c’était la position du cadavre. La noyée, au lieu d’être couchée, se trouvait à demi assise. Ses jambes et son bassin, retenus par les lianes lacustres, demeuraient sous l’eau; seul son buste gonflé émergeait, et elle avait l’air d’être confortablement installée dans un invisible fauteuil. Ses yeux grands ouverts laissaient voir deux prunelles sombres, d’une fixité macabre; la bouche aux lèvres violacées avait un rictus moqueur.
  
  - Bon, soupira le maréchal-des-logis, faut qu’on la repêche, y a pas de question. Est-ce que vous pouvez vous approcher sans la heurter ?
  
  - Oui, dit l’homme qui pilotait le canot.
  
  Il saisit une courte rame qu’il avait préparée, commença à manœuvrer très doucement pour amener son embarcation derrière le cadavre.
  
  Le brassement de l’eau fit bouger les roseaux et la noyée. Celle-ci se mit à gigoter mollement, mais sans quitter sa position assise.
  
  L’électricien Jaulerry ne put réprimer un petit rire nerveux.
  
  - Vous parlez d’un truc, dit-il, la gorge nouée. La pauvre mémère, on dirait qu’elle se balance pour nous faire du charme.
  
  Les deux gendarmes n’eurent pas trop de toute leur poigne pour hisser la morte dans le dinghy. Ils s'aperçurent alors qu’elle avait les chevilles entravées par un lien qui n’était autre que l’un de ses propres bas de soie. Sa jambe gauche, celle qui était dénudée, était maculée de boue et de débris végétaux.
  
  - Sale affaire, maugréa le maréchal-des-logis.
  
  - Pas de doute, c’est un crime, enchaîna l’autre gendarme. Si on la couchait sur le dos, hein ?
  
  - Oui, d’accord, acquiesça le maréchal-des-logis. Mais il s’agit de la manipuler le moins possible. Pour l’enquête de la P.J.
  
  Comme la noyée pesait dans les cent kilos, Jaulerry donna spontanément un coup de main aux représentants de l’ordre. Allongée à plat au fond du canot, la morte prenait presque toute la place disponible. Les quatre hommes eurent de la peine à caser leurs pieds sans toucher le cadavre.
  
  Le propriétaire du dinghy demanda :
  
  - On retourne ?
  
  - Minute, grommela le maréchal-des-logis en tirant de sa poche un calepin et un stylo-bille.
  
  Il consulta sa montre, se mit à écrire. Il s’interrompit un moment pour examiner plus attentivement le lieu où ils venaient de repêcher la femme.
  
  Lorsqu’il eut fini de noter les renseignements qui devaient servir de base à son rapport, il leva les yeux vers l’électricien Jaulerry.
  
  - Où est votre gosse ? s’enquit-il.
  
  - A la maison. On l’a couché avec une bouillotte. Il n’en menait pas large, je vous jure.
  
  - Désolé, mais je suis obligé de le voir.
  
  - Vous n’allez tout de même pas me faire des ennuis ? fit l’électricien, contrarié. Cette balade était un jeu. Ils avaient l’intention de remettre la barque du père Ybarnay là où ils l’avaient prise. C’est des garnements, mais y a pas de méchanceté là-dedans.
  
  - Ne vous tracassez pas, dit le maréchal-des-logis, bourru. Je sais ce que c’est. J’ai trois garçons à la maison et je vous garantis que ce n’est pas commode tous les jours, tout gendarme que je sois. Mais je suis forcé de questionner ces gamins pour savoir s’ils sont venus ici par hasard ou bien s’il y avait un passage dans les roseaux...
  
  Il regarda le cadavre et ajouta :
  
  - Elle n’est pas venue toute seule, vu qu’elle avait les jambes liées. On est donc venu la balancer ici en bateau. Les inspecteurs de la Criminelle devront tirer cela au clair, et si j’oublie d’interroger les témoins, je me ferai engueuler.
  
  - On se fera engueuler de toute façon, émit l’autre gendarme avec une tranquille conviction. Pour les gens de la. PJ. et ceux du Parquet, c’est toujours les gendarmes qui bousillent le boulot.
  
  Le maréchal-des-logis promena un dernier regard autour du canot, après quoi il donna l’ordre de regagner la rive.
  
  Lorsqu’ils ne furent plus qu’à vingt mètres du quai du Club de Ski Nautique, les occupants du dinghy purent constater que le nombre des badauds avait triplé. D’autres riverains du lac étaient venus aux nouvelles, et aussi des estivants du terrain de camping tout proche. Près de la fourgonnette de la gendarmerie, une ambulance et une Aronde noire stationnaient.
  
  Le gendarme qui était resté à terre fit évacuer le débarcadère au moment où le dinghy accostait. Les ambulanciers en blouse blanche s’amenèrent avec une civière.
  
  Tandis que le cadavre était transporté dans l’ambulance, le commissaire Reynal, officier de police de la Section Judiciaire de Biarritz, s’entretenait à l’écart avec le maréchal-des-logis. Reynal, un grand gaillard d'une quarantaine d’années, au teint mat, aux cheveux bruns, au visage austère, portait une gabardine grise. Nu-tête, les mains dans les poches, il ne se souciait pas de la petite pluie mélancolique qui continuait à tomber.
  
  Le maréchal-des-logis lui ayant relaté succinctement les informations déjà recueillies, l’officier de la P.J. ordonna aux ambulanciers de sortir la civière du véhicule et de la déposer sur l’embarcadère.
  
  Puis, se dirigeant vers les badauds qui formaient des petits groupes autour de la buvette, il demanda à haute voix s’il y avait des personnes disposées à jeter un coup d’œil sur la morte.
  
  A l’exception de deux jeunes femmes venues du terrain de camping, tout le monde accepta.
  
  Les ambulanciers retirèrent la couverture qu’ils avaient posée sur le cadavre. Les curieux, assez impressionnés, défilèrent un à un devant la civière.
  
  Mais personne ne reconnut la femme assassinée. Les gens qui habitaient près du lac déclarèrent que ce n’était pas une dame connue dans les environs, et les campeurs furent unanimes à dire que la malheureuse n’avait pas été aperçue aux abords du lac précédemment.
  
  - Je vous remercie, conclut le commissaire.
  
  Il se tourna vers les ambulanciers.
  
  - Embarquez, dit-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Après avoir examiné le cadavre, le médecin-légiste communiqua verbalement ses premières conclusions au commissaire Reynal.
  
  - Le corps ne semble pas avoir séjourné plus de trois jours dans l’eau, indiqua-t-il.
  
  - La mort remonterait donc au 11 ou 12 ? fit le policier.
  
  - Il m’est difficile de vous donner des précisions, mais je crois que le décès a précédé d’au moins vingt-quatre heures l’immersion du cadavre dans les eaux du lac.
  
  Reynal arqua ses sourcils :
  
  - Elle était morte quand elle a été jetée dans le lac ?
  
  Le docteur, encore plus étonné que le commissaire, regarda celui-ci en s’exclamant :
  
  - Mais, évidemment ! Elle a été étranglée au moyen d’une corde en nylon. Elle a encore la corde autour du cou. Vous ne vous en êtes pas aperçu ?
  
  - Non, avoua le policier. Je me suis efforcé de toucher le moins possible au cadavre.
  
  - Eh bien, venez voir.
  
  Ils retournèrent dans la salle où le médecin avait pratiqué une autopsie sommaire. La morte, complètement nue, était couchée sur une dalle de pierre grise.
  
  Le docteur, d’une main précautionneuse, souleva le menton de la femme assassinée. Effectivement, incrustée dans la chair flasque du cou, il y avait une cordelette blanche.
  
  Le praticien expliqua :
  
  - Il faudra envoyer le corps au laboratoire. Je n’ai pas voulu trancher ce cordon parce que je ne pense pas qu’il s’agisse réellement d’un assassinat par strangulation. Je me demande si elle n’a pas été empoisonnée.
  
  - De mieux en mieux ! grommela Raynal. C’est une fausse noyée et c’est peut-être une fausse étranglée ?
  
  - Aucune trace de lutte en tout cas, affirma le médecin. Au contraire.
  
  - Comment, au contraire ?
  
  - Je ne veux pas m’aventurer à vous communiquer des renseignements prématurés, mais cette femme a eu des rapports sexuels moins d’une heure avant son décès. Et je suis enclin à croire qu’elle faisait la sieste quand elle a trépassé.
  
  - Elle avait pourtant les yeux ouverts, fit remarquer le policier.
  
  - Oui, elle a dû les ouvrir quand le poison a fait son effet... D’autre part, j’ai noté diverses particularités en la déshabillant. Elle avait enfilé son cache-sexe à l’envers et son soutien-gorge était attaché à la diable. A mon avis, elle était nue lorsqu’elle est morte.
  
  Il esquissa un geste de la main droite et ajouta :
  
  - Si on m’en donne l’ordre, je pousserai mes investigations plus loin. Mais je risque de gêner le travail du laboratoire. Or, comme il s’agit d’un crime, je suppose que le Parquet voudra des analyses détaillées.
  
  - Oui, d’autant plus que je n’ai pu recueillir le moindre indice sur place. Comme il y a pas mal d’estivants qui viennent en voiture pour pêcher, les traces de pneus qu’on peut relever sur les bords du lac ne veulent rien dire. Par ailleurs, aucune disparition n’est signalée dans la région.
  
  - J’ai placé ses vêtements et son linge dans un sac. Il faudra y apposer les scellés.
  
  - Aucun élément d’identification ?
  
  - A première vue, non. Sauf peut-être la marque du soutien-gorge, qui me paraît neuf ou presque.
  
  Le médecin alla chercher le sac de toile qu’il avait posé dans un coin de la pièce. Il l’ouvrit, y plongea le bras, en retira un soutien-gorge rose qu’il tendit au policier.
  
  C’était un modèle avec une armature métallique et des bonnets renforcés, un modèle spécialement conçu pour les femmes de forte corpulence. La griffe portait la marque Berlé.
  
  - Évidemment, reprit le médecin, l’eau a imprégné le tissu et l’armature, mais il n’y a pratiquement aucune trace d’usure ou de frottement. Or une femme aussi forte et aussi lourde devait transpirer pas mal, notamment entre les seins. Je ne crois pas qu’elle l’ait porté souvent.
  
  - Je vais me documenter, dit le commissaire d’un air grave et songeur. Quand recevrai-je votre rapport écrit ?
  
  - Demain matin.
  
  - D’ici là, je me serai mis en rapport avec la Direction de Bordeaux. Je vous téléphonerai. Si le corps doit aller au laboratoire de Toulouse, vous devrez me faire une copie supplémentaire de vos conclusions.
  
  - Entendu, acquiesça !e docteur.
  
  Il alla se savonner longuement les mains à l’évier.
  
  - A mon sens, murmura-t-il, c’est son gigolo qui a fait le coup... Il devait en avoir marre de lui dispenser les plaisirs de l’amour. Mettez-vous à sa place ! On tuerait pour moins que cela, non ?
  
  Les deux hommes contemplèrent en silence le pauvre corps livide qui gisait sur la dalle avec une impudeur cruelle et pénible. Il était difficile d’imaginer sans un haut-le-cœur cette chair flétrie en proie aux tremblements de la volupté.
  
  - L’assassin lui a ôté ses deux bagues, reprit encore le toubib. Les traces sont très nettes.
  
  - Quel âge peut-elle avoir ? questionna Reynal.
  
  - Entre cinquante-cinq et soixante, mais je pencherais plutôt du côté des soixante.
  
  Le docteur enfila son imperméable et prit congé du commissaire. Celui-ci, rentré à son bureau, décrocha le téléphone, forma un numéro qu’il avait noté dans l’annuaire.
  
  C’est une voix de femme qui répondit. L’officier de police commença par s’excuser sur un ton amical, puis :
  
  - Je suppose que vous êtes sur le point de fermer boutique ? Il est près de huit heures.
  
  - En effet, j’allais partir.
  
  - Pouvez-vous m’attendre un moment ? Je ne serai pas long, rassurez-vous. Un simple renseignement.
  
  - Certainement, commissaire.
  
  Reynal sauta dans son Aronde noire et fila vers le centre de Biarritz. Il rangea sa voiture le long des Arceaux Lacombe, fit quelques pas sous le couvert des arcades et entra dans un magasin.
  
  La patronne, une petite blonde d’âge mûr, l’attendait en rangeant des boîtes.
  
  - Voici ce qui m’amène, expliqua le policier. Est-ce que vous connaissez les soutien-gorge Berlé ?
  
  - Oui, je les vends.
  
  Reynal parut déçu.
  
  - On les vend partout ? insista-t-il.
  
  - Non, mais cette marque a beaucoup de dépositaires. Ce sont des modèles très appréciés.
  
  - Vous en avez vendu récemment ?
  
  - Oui, plusieurs depuis le début du mois.
  
  - Vous n’auriez pas souvenir d’une cliente âgée d’environ cinquante-cinq ans, très forte, rousse de cheveux, aux yeux très bruns.
  
  - Si... C’est une Espagnole de San Sebastian. Elle m’en a acheté deux et elle m’en a commandé un troisième que je dois recevoir de Paris.
  
  - Son nom ?
  
  - Une seconde, que je consulte mon livre.
  
  Elle passa derrière le comptoir, se baissa pour prendre un cahier cartonné dans lequel elle inscrivait les commandes.
  
  - Voilà, dit-elle en appuyant l’index sur la page du cahier. C’est le vendredi 8 qu’elle est venue. Elle m’a versé des arrhes pour sa commande. Deux billets de cent pesetas.
  
  - Son nom ? questionna derechef le commissaire, visiblement satisfait du résultat de sa démarche.
  
  - Señora Maria Segura.
  
  - Son adresse ?
  
  - Elle ne me l’a pas donnée. Elle m’a dit qu’elle habitait à San Sebastian mais qu’elle reviendrait à Biarritz dans deux ou trois semaines. Et comme elle me versait un acompte, je n’ai pas insisté.
  
  - Maria Segura, prononça le policier, pensif.
  
  Il hésita un moment, puis :
  
  - Est-ce que la vue d’un cadavre vous impressionne ?
  
  Un peu prise de court par cette question inattendue, la femme regarda le commissaire.
  
  - Pourquoi me demandez-vous cela ? Est-ce que ma cliente serait morte, par hasard ?
  
  - Nous avons repêché un corps dans le lac Mouriscot, ce matin. C’est le signalement que je vous ai indiqué. A moins d’une coïncidence peu vraisemblable, il s’agirait effectivement de cette Maria Segura. Je voudrais vous montrer la dépouille.
  
  Perplexe, la marchande ne répondit pas tout de suite.
  
  - Ce n’est jamais bien agréable de voir des noyés, dit-elle enfin, mais si cela peut vous rendre service...
  
  Dix minutes plus tard, le commissaire et la commerçante arrivaient à l’hôpital. Mise en présence de la morte, la marchande fut catégorique :
  
  - Oui, c'est elle. Je la reconnais parfaitement.
  
  - Comment était-elle habillée ?
  
  - Attendez, que je réfléchisse... Elle portait une jupe bleu-marine et un manteau d’été beige clair. Un manteau trois quarts, très léger. Même qu'elle n'avait pas chaud, car il faisait gris et il y avait du vent ce jour-là.
  
  Le commissaire extirpa les vêtements que contenait le sac de toile.
  
  - C’est bien cela, constata-t-il en montrant les effets que venait de décrire la commerçante.
  
  - Mon Dieu, soupira la femme en jetant un regard apitoyé sur !a morte, comment est-ce arrivé ? Elle est tombée à l’eau ?
  
  - Elle a été assassinée. C’est à l’état de cadavre qu’elle a été immergée dans le lac. Le corps était caché dans les roseaux... Est-ce qu’elle était seule quand elle est venue à votre magasin ?
  
  - Oui... Et je me souviens qu’elle était d’excellente humeur. Comme je me plaignais du mauvais temps, elle m’a dit qu’on ne pouvait rien y faire et qu'il fallait prendre les choses comme elles viennent.
  
  - Elle a emporté ses achat ?
  
  - Oui, mais il me semble qu’elle a parlé de sa voiture en disant que c'était inutile de ficeler les deux boîtes.
  
  - Je vous remercie. Grâce à vous, je tiens une piste sérieuse.
  
  
  
  
  
  Il n’était pas loin de minuit quand le commissaire Reynal acheva la dactylographie de son rapport.
  
  Le fait qu’il s’agissait d'une Espagnole changeait évidemment l’aspect du problème. La direction régionale de Bordeaux allait probablement contacter les autorités de San Sebastian et le corps ne serait peut-être pas transféré à Toulouse, au laboratoire interrégional de la police scientifique.
  
  Néanmoins, le crime ayant été découvert à Biarritz, l’enquête locale devait être poursuivie. Dès le lendemain, les investigations habituelles seraient menées par les inspecteurs de la brigade criminelle. Maintenant qu’on avait le nom de la victime, les opérations entraient dans la routine : tournée des hôtels et des pensions de famille, vérifications à la frontière, visite discrète aux restaurants de la ville, etc...
  
  Une idée vint à l’esprit du policier. En survolant le lac à basse altitude, à bord d’un hélicoptère, on pourrait sans doute contrôler le trajet éventuel de l’embarcation qui avait apporté le cadavre de Maria Segura dans les roseaux du lac.
  
  A toutes fins utiles, Reynal griffonna quelques mots sur son bloc-notes. Pour mobiliser un hélicoptère, il faudrait que le magistrat instructeur donnât un avis favorable.
  
  Avant de quitter son bureau pour rentrer chez lui, le policier relut posément le rapport qu’il avait tapé. Il n’en fut pas mécontent : tout ce qu’il avait pu rassembler sur l’affaire Maria Segura. figurait bien sur les trois feuillets, avec la concision et la précision d’usage. Quant à la rapidité de l’identification de la morte, il estimait que c’était un bon point à son actif. Le grand patron, à Bordeaux, ne manquerait pas de remarquer cette prouesse.
  
  Reynal plaça le couvercle sur la machine à écrire, ferma ses tiroirs, endossa sa gabardine et sortit.
  
  Cinq minutes plus tard, il était à la maison.
  
  Il occupait, avec sa femme et sa fille, un rez-de-chaussée qu’il sous-louait. dans un immeuble bourgeois de la rue Saint-Jean, derrière le parc Mazon. Cette installation était d’ailleurs provisoire. Comme il n'y avait que huit mois qu’il avait été nommé à Biarritz, il était toujours à la recherche d'un logement définitif.
  
  Il dîna seul, sur un coin de table, à la cuisine. Avec le métier qu'il avait, il ne pouvait pas demander aux siens de l’attendre pour les repas. Il rentrait presque toujours à des heures impossibles.
  
  Sa femme, une grande brune au visage empreint de douceur, vint s'asseoir en face de lui.
  
  - Tu as l’air soucieux, lui dit-elle. C’est ta noyée du lac Mouriscot qui te préoccupe ?
  
  - Non, fit-il, étonné. Je ne suis d’ailleurs pas plus soucieux que d’habitude. Je suis même assez content de moi. j’ai réussi à identifier la bonne femme. Un vrai coup de pot ! En voulant me documenter sur la provenance éventuelle de son soutien-gorge, je suis tombé du premier coup sur son nom. C’est une Espagnole de San Sebastian.
  
  Entre deux bouchées, il expliqua :
  
  - Je crois que le médecin-légiste a raison, c’est un crime crapuleux de type classique. Elle a dû se faire zigouiller par son amant : elle avait encore fait l’amour moins d’une heure avant de mourir.
  
  - A soixante ans ! s’exclama la femme du policier, scandalisée.
  
  - Ben, pourquoi pas ? fit-il en haussant les épaules. Il n’y a pas de limite d’âge pour ces choses-là. Ce sont plutôt les occasions qui manquent.
  
  - Tout de même !
  
  - A mon avis, elle avait du fric et elle entretenait un gigolo. C’est vraiment l’affaire banale.
  
  Il ajouta en souriant :
  
  - Le toubib m’a dit : « Mettez-vous à la place de l’amant ». Et c’est vrai qu’on doit éprouver des envies meurtrières quand on est obligé de s’atteler à une partenaire pareille pour gagner sa croûte! J’aime encore mieux mon boulot, et Dieu sait si on en voit de drôles pour les appointements qu’on touche.
  
  Il se remit à manger en silence.
  
  Il y avait dix-sept ans qu’il était dans la police. Il se donnait corps et âme à son travail, mais il souffrait de la médiocre condition et des incessants contrôles hiérarchiques qui freinaient son activité. Des règlements archaïques lui interdisaient les initiatives et la liberté qu’il estimait indispensables à un policier moderne.
  
  - Où est la petite ? questionna-t-i! machinalement.
  
  - Au cinéma.
  
  - Elle y va trop souvent, déplora-t-il. Une gosse de quinze ans a mieux à faire pour occuper ses soirées.
  
  - C’est un film de Walt Disney.
  
  - Avec qui est-elle ?
  
  - Avec Gisèle.
  
  Il acheva son repas, alluma une cigarette, chaussa ses pantoufles. Puis, installé dans son fauteuil, il se laissa aller à rêvasser. Un peu plus tard, sa femme lui demanda :
  
  - A quoi penses-tu ?
  
  - A mon Espagnole... J’essaie d’imaginer comment cela s’est passé... Comme décor, une chambre d’hôtel. Après un copieux dîner au restaurant, le couple pense au plaisir. Du moins, la femme... Lui n’a sans doute pas envie, mais elle lui fait miroiter une récompense... Elle a des bijoux, des billets de banque dans son sac. Si elle est morte empoisonnée, comme le medecin-légiste à l’air de le croire, il y a préméditation.
  
  - Le crime a-t-il eu lieu en Espagne ou en France ?
  
  - En France, évidemment. Je vois mal le bonhomme fraudant un cadavre à Irun !
  
  - Le contrôle des hôtels n'a pas encore été fait ?
  
  - Non, je commence demain matin. Il était plus de huit heures du soir quand j’ai découvert le nom de ma cliente.
  
  - C’est la police espagnole qui va reprendre le dossier ?
  
  - Oui, quand mon enquête sera finie. Il faut que...
  
  Il se tut brusquement et sa pâleur s’accentua.
  
  - Bon Dieu, articula-t-il en se levant, je n’ai même pas consulté mes listes !
  
  - Quelles listes ?
  
  - Les avis de recherches et les communiqués d’Interpol.
  
  Il se frappa le front.
  
  - Heureusement que je n’ai pas expédié mon rapport. Tu te rends compte de la gaffe ! Comment ai-je pu oublier cela ? Il faut que j’y aille tout de suite.
  
  - Mais tu feras cela demain matin, Guy. Il n’y a pas le feu, que diable !
  
  - Tu divagues! Il faut que j’y aille tout de suite. J’aurais dû faire ce pointage avant de taper mon rapport. Si cela, se trouve, cette femme est recherchée par l’Espagne.
  
  Il ôta ses pantoufles, chaussa ses souliers, enfila son veston et sa gabardine. Au volant de son Aronde, il reprit le chemin de son bureau. Il s’en voulait d’avoir oublié cette vérification.
  
  Au commissariat, le brigadier de la permanence ne parut pas surpris de le voir apparaître :
  
  - Votre noyée vous fait faire des heures supplémentaires, commissaire ?
  
  - Oui, plaisanta Reynal. Les morts sont encore plus em... que les vivants.
  
  Il s’enferma dans son bureau, attrapa le classeur qui contenait les avis d’Interpol, chercha la lettre E, ouvrit le classeur à la rubrique ESPAGNE.
  
  A la lettre S du répertoire constamment tenu à jour, il ne trouva pas le nom de SEGURA Maria.
  
  Il eut un soupir de soulagement.
  
  Il remit le classeur en place, prit le bouquin des avis de recherche.
  
  - M... jura-t-il, consterné.
  
  Aucun doute possible, c’était bien elle : SEGURA Maria, née Marie, Suzanne, Melstein (Lembach, Bas-Rhin, 3-9-1901). Veuve en premières noces de Thomas Wilden. - Numéro 14.857 du 8-3-1957.
  
  Ainsi donc, la grosse bonne femme repêchée dans le lac Mouriscot était recherchée depuis le 8 mars 1957 par les autorités françaises.
  
  Conscient d’avoir échappé à une belle catastrophe, Reynal ne put réprimer une grimace. S’il avait eu le malheur de laisser partir son rapport, il aurait pu déguster un cigare long comme le bras.
  
  Il recopia soigneusement sur son bloc-notes les références de l’avis : Préf. Pol. Paris. - 7e SD. - B.52.
  
  Les sourcils froncés, il réalisa ce que cela voulait dire : la 7e Section de Direction de la Préfecture de Police, c’était le contre-espionnage !
  
  Alors il décrocha son téléphone pour expédier un télégramme de service via Bordeaux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Dès son arrivée au Service, Francis Coplan fut introduit dans le bureau de son directeur.
  
  Le chef du Service Secret, plongé dans ses éternels papiers, n’avait pas sa figure des mauvais jours.
  
  - Bonjour Coplan, dit-il en retirant sa vieille pipe de sa bouche, prenez place, je suis à vous dans un instant.
  
  Coplan se laissa choir dans un fauteuil, alluma une Gitane.
  
  Quelques minutes s’écoulèrent. Enfin, le Vieux se leva, alla prélever un dossier jaune dans un des classeurs métalliques qui meublaient la petite pièce.
  
  - Vous avez une mine splendide, constata-t-il en examinant Coplan d’un œil paternel. Un nouveau costume à ce que je vois ?
  
  Il s’approcha, tâta le revers de Francis.
  
  - Véritable tweed de premier choix, coupe soignée. Vous avez fait un héritage ?
  
  - Non, c’est mon budget de vacances. J’avais mis un peu d’argent de côté pour un voyage d’agrément, mais comme vous m’avez expédié en Islande, j’ai acheté ce costume pour me consoler... (Voir : « Coplan sème la panique »).
  
  - Ma convocation vous dérange peut-être ? Un samedi, à midi moins cinq...
  
  - Je me préparais à partir, effectivement. Des amis m’ont invité à la campagne.
  
  - J’ai mieux à vous offrir, prétendit le Vieux en retournant tranquillement derrière sa table de travail. Un week-end à Biarritz. Au bord de la mer, à la mi-juillet ! Cela va faire des jaloux dans la maison, j’en suis sûr. Aimez-vous Biarritz ?
  
  - Qui n’aime pas Biarritz ? La reine des plages, la plage des reines. Mais ce n’est sûrement pas pour me permettre de me faire bronzer l’épiderme sur le sable du Port-Vieux que vous m’expédiez là-bas. Ouvrez votre dossier, je vous écoute.
  
  Le Vieux eut un sourire d’une candeur désarmante.
  
  - Pour une fois que je suis sincère, vous mettez mes paroles en doute. Je vous comprends, d’ailleurs. Mais vous avez tort, ma proposition ne cache rien de redoutable.
  
  Il ouvrit la chemise jaune qu’il avait retirée de l’armoire métallique.
  
  - Est-ce que vous vous souvenez d’une nommée Marie Melstein, alias Suzanne Wilden, alias Maria Segura ?
  
  - Oui, vaguement, dit Coplan.
  
  Il tira sur sa cigarette, leva les yeux au plafond, expulsa un long jet de fumée.
  
  - Si j’ai bonne mémoire, murmura-t-il, c’est la grosse Alsacienne qui nous a glissé entre les doigts du côté d’Evian, il y a deux ou trois ans ?
  
  - Bravo, ponctua le Vieux. C’est un plaisir d’avoir des collaborateurs comme vous.
  
  - Cette histoire s’est gravée dans ma mémoire parce que Fondane a été très vexé d’avoir été roulé par cette astucieuse boulotte, fit observer Francis. Il a failli en tomber malade. Il l’avait surnommée Moby Dick parce qu’elle lui faisait penser à une baleine blanche ! Il la surveillait depuis trois semaines quand elle s’est volatilisée...
  
  - On vient de la retrouver.
  
  - A Biarritz ?
  
  - Oui, mais à l’état de cadavre.
  
  - Mort naturelle ?
  
  - Non. J’ai eu le commissaire de la P. J. au bout du fil, ce matin. Si j’ai bien saisi ses explications, notre cliente a été empoisonnée, étranglée, noyée, sous réserve d’autres découvertes.
  
  Pour le coup, Coplan se mit franchement à rire.
  
  - Cela ne m’étonne pas outre mesure, dit-il. Fondane m’avait signalé que c’était une dure à cuire. Ses assassins ont dû mettre tout le paquet pour en venir à bout.
  
  - En tout état de cause, jetez un regard sur l’enquête locale, voyez s’il n’y a rien d’intéressant pour nous là-dedans, indiqua le Vieux. Le commissaire en question pense qu’il s’agit d’un crime crapuleux, ce qui n’est pas impossible. Mais les fréquentations de la victime postulent a priori une affaire beaucoup moins banale.
  
  - Pouvez-vous me confier le dossier ?
  
  - Assurément. Je vous préviens toutefois qu’il n’est pas très riche.
  
  Le Vieux tripota d’un air sceptique les documents rassemblés dans la chemise de carton jaune et résuma :
  
  - Enquêtes d’identité, curriculum très incomplet, rapports de filature, c'est maigre. Rien depuis le printemps 1957.
  
  Il ouvrit une enveloppe brune, en retira trois clichés 18 X 24, les examina, les tendit à Coplan en disant :
  
  - Trois mauvaises photos prises à la sauvette, et fort peu convaincantes.
  
  Tandis que Francis regarda: les photos, le Vieux ajouta :
  
  - Comme elle n’a plus de famille, l’identification légale ne pourra se faire que par des témoins extérieurs. Malheureusement, il paraît qu’elle habitait à San-Sebastian.
  
  - Je verrai tout cela sur place, décida Coplan en restituant les photos à son supérieur. Je pars en train, en voiture ?
  
  - En avion. J’ai tout prépare. Vignal doit conduire un appareil à la base de Pau. De là, il vous emmènera dans un Jodel de tourisme jusqu’à l’aérodrome de Biarritz. Vous décollez dans deux heures, ce qui tous donne le temps de faire votre valide.
  
  - D’accord.
  
  Les bagages de Coplan turent vite prêts. Depuis plusieurs années, instruit par l’expérience, il avait toujours dans sa chambre un équipement soigneusement préparé. Il déjeuna en vitesse dans un snack des Champs-Élysées, fonça dans sa D.S. vers le Bourget, confia sa voiture à un camarade de la police de l’air.
  
  Le voyage aérien, qui fut sans histoire, lui permit d’éplucher le dossier rachitique de la nommée Maria Segura.
  
  Un peu avant dix-huit heures trente, Francis se présentait au bureau du commissaire Reynal. L’officier de la P. J. n’était pas là, il passait son week-end en famille. Mais il avait laissé des instructions à la permanence.
  
  - Je vais lui téléphoner pour lui annoncer votre arrivée, dit le brigadier.
  
  Un quart d’heure plus tard, l’Aronde noire de Reynal se rangeait le long du trottoir, devant le commissariat.
  
  Francis se présenta :
  
  - Commissaire Coplan, délégué de la Préfecture de Police de Paris.
  
  - Je vous connais de nom, dit Reynal. Et de réputation surtout ! Je suis bien heureux de vous rencontrer.
  
  Ils se serrèrent la main. Reynal ajouta :
  
  - Je suis un ami de l'inspecteur Vautier. Je travaillais avec lui à Menton, en 1955. Je sais que c’est grâce à vous qu’il a été nommé au Service Spécial (Voir : « Étau sans pitié »).
  
  Lorsqu’ils furent dans le bureau de l’officier de la P.J., celui-ci reprit :
  
  - Je ne pensais pas que Paris enverrait un numéro UN. Ma cliente est-elle à ce point importante ?
  
  Coplan, haussant les épaules, répondit avec un vague sourire :
  
  - Ne vous fiez pas aux légendes, commissaire. Il n’y a pas de numéro UN chez nous.
  
  Pour l’instant, je fais le bouche-trou, comme tous les camarades. Mon adjoint, qui s’est occupé de Maria Segura en 1957, est en vacances. Je suis ici à sa place... Comment vont les affaires à Biarritz ? Je m étais laissé dire qu’il y faisait un temps de cochon, comme partout ailleurs, mais je m‘aperçois que vous avez du soleil.
  
  - C’est le troisième beau pour depuis le début du mois, grimaça Reynal. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs l’afflux habituel des touristes...
  
  Ils s’installèrent pour parler de choses sérieuses. Reynal raconta en détail la découverte du cadavre de Maria Segura et le coup de veine de son identification.
  
  Coplan posa ensuite une série de questions relatives à l’enquête proprement dite. Mais les réponses du commissaire furent décevantes : les vérification; et les contrôles étaient tous négatifs.
  
  Coplan opina du bonnet :
  
  - A première vue, en admettant que le crime ait eu lieu de ce côté-ci de la frontière, on peut en conclure que les assassins avaient une résidence ou un pied-à-terre dans la région...
  
  - Oui. Et voici la copie du rapport du médecin-légiste.
  
  Coplan lut attentivement le document, le restitua à Reynal.
  
  - Il faut envoyer le corps à Toulouse, dit-il. Les analyses peuvent être instructives. Puis-je la voir ?
  
  - Certainement. Mais je suppose que je vais vous passer mes pouvoirs ?
  
  - Absolument pas. Je suis chargé de vous apporter les conseils techniques du « spécialiste », mais vous gardez l’affaire. J’espère que vous n’avez pas encore contacté les Espagnols ?
  
  - Non, j’attendais votre visite et les consignes.
  
  - Très bien. Jusqu’à nouvel ordre, nous lavons notre linge sale en famille. Si la thèse du crime crapuleux se confirme, je trace une grande croix sur mon dossier et je rentre à Paris. Mais je n’y compte pas trop.
  
  - Vous croyez réellement que cet assassinat cache une affaire de renseignement ?
  
  - Aucune certitude, mais de fortes probabilités. Si vous le voulez bien, nous commencerons par le commencement. Allons saluer ma suspecte. Elle est au frigo, j’imagine ?
  
  - Oui, et elle n’est pas jolie à regarder.
  
  - Tant pis, on ne peut guère lui en vouloir, la pauvre. Je vous dirai ensuite ce que je sais, ce que je ne sais pas, ce que je voudrais savoir.
  
  Il se leva. Reynal fit de même, tout en questionnant :
  
  - Vous avez retenu une chambre dans un hôtel ?
  
  - Oui, au Victoria. Le service s’en est occupé avant mon départ.
  
  - On dira ce qu’on voudra, soupira Reynal, mais c’est une chouette vie que vous avez, vous autres. C’est comme ça que j’avais rêvé d’être flic.
  
  Coplan se contenta de sourire.
  
  
  
  
  
  A la morgue de l’hôpital, l’employé chargé de la chambre froide amena sans rechigner la cliente du commissaire.
  
  - Dommage qu’elle soit morte, blagua-t-il en regardant Coplan. Elle aurait été flattée de savoir qu’on vient spécialement de Paris pour l’admirer. Surtout un bel homme de votre genre.
  
  Coplan, qui ne comprenait pas. trouva la plaisanterie douteuse. Il tourna un regard interrogateur vers Reynal. Celui-ci murmura, après le départ de l'employé :
  
  - Le docteur Peyrolet a sans doute manqué de discrétion quand il a constaté que la femme avait eu des rapports sexuels juste avant d’être assassinée. Ces infirmiers raffolent des histoires scabreuses.
  
  Coplan dénuda complètement le cadavre, se mit à l’examiner en tournant lentement autour de la dalle. Puis, extirpant une enveloppe de sa poche intérieure, il plaça dans sa main droite les trois clichés qui représentaient Maria Segura.
  
  - Comme confrontation, c’est plutôt vaseux, émit-il. Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  Il passa les photos à Reynal.
  
  - Oui, évidemment, marmonna l’officier de la P.J. après un moment. Quand on sait que c’est elle, on la reconnaît. Le visage lourd et large, les poches sous les yeux, les bajoues.. Mais elle paraît au moins dix ans de moins sur vos clichés.
  
  - Les instantanés datent de 1957. En outre, elle était maquillée, pomponnée, sur son trente et un. Et surtout, elle sortait d’un restaurant chic d’Evian, et non d’un lac.
  
  - Elle n’a pas la même coupe de cheveux non plus.
  
  - Exact, approuva Francis. Il n’en faut pas tant pour modifier l’aspect d’une femme. Est-ce que vous n’auriez pas un photographe sous la main ?
  
  - Je fais de la photo en amateur, révéla Reynal, mais un professionnel ne ferait pas beaucoup mieux. Vous aimeriez un cliché du cadavre ?
  
  - Oui, ça peut rendre service pour des recherches ultérieures.
  
  - Qu’à cela ne tienne, je vais chercher mon matériel.
  
  - Désolé de vous casser les pieds. Pendant ce temps, je vais essayer de lui refaire une beauté.
  
  Sous l’œil ébahi de son collègue, Francis tira de sa poche latérale un tube de rouge à lèvres, un crayon de maquillage et un minuscule poudrier en plastic noir.
  
  - Vous pensez à tout, fit Reynal.
  
  - Hélas, non. Mais j’avais pensé à un portrait posthume.
  
  - Vous avez une idée précise en tête ?
  
  - Oui, les indicateurs. En juxtaposant les images avant et après, notre spécialiste du portrait-robot arrivera très près de la réalité vivante. Pour nous, un espion mort raconte souvent plus de choses qu’un espion vivant. Primo, il ne craint plus les représailles. Secundo, il n’essaie pas de nous manœuvrer pour sauver sa carcasse.
  
  - Et il ne ment pas. compléta Reynal.
  
  - Je n’irai pas jusque-là. dit posément Francis en préparant le rouge à lèvres. De nos jours, on voit des cadavres qui mentent.
  
  - Je serai de retour dans dix minutes, promit Reynal.
  
  Demeuré seul en tête-à-tête avec la morte, Coplan commença à la maquiller. Après la bouche, les sourcils. Puis, les joues fripées.
  
  Il équilibra bien de face la grosse tête molle et glacée, prit un pas de recul
  
  Ce n’était pas mal, mais le spectacle était encore plus horrible qu’auparavent. Peinturlurée de la sorte, la figure de la morte était d’un réalisme à la fois macabre et hallucinant.
  
  - Je sais bien que ce n’est pas ta faute, soliloqua Francis, mais, sincèrement, tu n’es pas belle, ma vieille.
  
  Il se pencha derechef sur le cadavre, essaya d’arranger un peu les cheveux autour du front, de transformer le rictus en sourire. Peine perdue. Il aurait fallu de la plastine pour modifier le pli figé des lèvres tuméfiés.
  
  En attendant le retour de Reynal, Coplan scruta de nouveau le corps : l'abdomen, les épaules, la nuque, puis les membres. Mais il ne décela aucune trace suspecte : ni piqûres, ni brûlures.
  
  Reynal s’acquitta parfaitement de sa tâche de photographe. Il avait un excellent appareil, et il connaissait la technique.
  
  - Je peux signer son transfert à Toulouse ? s’enquit le commissaire en remballant son matériel.
  
  - Oui, le plus vite possible. La question du poison m’intéresse en priorité. Selon moi il ne peut s’agir que d’un barbiturique soluble. Dans ce cas, ce sont bien des gens de ma corporation qui ont fait le coup. De toute manière, si poison il y a, ce n’est pas une substance courante. Je connais les réactions post-mortem de la plupart des toxiques usuels.
  
  - Vous supputez un règlement de compte entre membres d’un même réseau ?
  
  - N’anticipons pas. Je suppute une élimination, sans plus. Et ce n’est là qu’une hypothèse de travail. Demain matin, je vous demanderai de me conduire sur les lieux.
  
  - Je suis à votre disposition. Vers quelle heure ?
  
  - Disons huit heures ?
  
  - Cela m’arrange très bien, accepta Reynal. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire entre-temps pour vous faciliter la tâche ?
  
  - Non. Rentrez tranquillement chez vous et profitez de votre samedi soir. Nous ferons le point demain, quand j’aurai une idée de l’endroit où vous avez repêché le cadavre.
  
  Les deux hommes se serrèrent la main, se séparèrent. Coplan regagna son hôtel à pied. Il se sentait en sympathie avec Reynal. C’était le genre de flic qu’il aimait bien : dévoué, droit, conscient de son rôle social mais attentif à ne pas abuser de son autorité. Faire équipe avec un gars de cette qualité, c’était un plaisir.
  
  La soirée était belle.
  
  Après avoir dîné au Victoria même, Francis fit une promenade le long de la mer, depuis Miramar jusqu’à rentrée de la plage des Basques, puis il revint vers le centre.
  
  La place Clémenceau, barrée à ses deux extrémités à la circulation automobile, était noire de monde. Une fanfare jouait des airs entraînants.
  
  - Que se passe-t-il ? demanda Francis à un passant.
  
  - C’est la fête des Cabezudos...
  
  - Pardon ?
  
  - Le cortège folklorique des grosses têtes... Il y a bataille de confetti et bal public sur la place.
  
  - Merci du renseignement.
  
  En matière de grosse tête. Coplan avait encore dans les yeux celle de la noyée. C’était bien assez pour un seul jour ! Il refit un détour par la mer et remonta vers le Casino municipal.
  
  Il traversa l’esplanade, franchit les portes vitrées du casino, longea le hall principal, poussa une double porte à gauche, celle qui donnait accès à la salle des jeux.
  
  Ayant dépassé le vestiaire, il se dirigea vers la porte à tambour. Mais un employé en costume noir fonça sur lui comme un vautour sur sa proie et lui barra la route. Avec un tact admirable, mais une fermeté évidente.
  
  - Je vous demande pardon, monsieur, murmura l’employé, puis-je vous demander de me rappeler votre nom ?
  
  - Pourquoi ?
  
  - Ma mémoire me trompe peut-être, mais il ne me semble pas que vous soyez membre. Il faut une carte personnelle pour avoir accès aux salles de jeux.
  
  Le type était grand et bien bâti. Son sourire affable. Mais ses yeux froids scrutaient le visage de Coplan. Celui-ci prononça d’un ton enjoué :
  
  - Le jour où votre mémoire vous fera défaut, le casino s’écroulera. Mais c’est justement pour vous que je suis venu, et non pas pour jouer.
  
  Impassible, l’employé, pour dégager le passage, entraîna le visiteur vers un comptoir derrière lequel trois secrétaires tapaient à la machine. Coplan montra discrètement sa carte de police.
  
  - J’arrive de Paris, expliqua-t-il. J’ai pour mission de retrouver une femme âgée de cinquante-cinq à soixante ans, de très forte corpulence, avec des poches sous les yeux et la peau des joues affaissée. Aux dernières nouvelles, ses cheveux étaient roux. Du reste, la voici...
  
  Il tendit au contrôleur une des photos de 1957, en précisant :
  
  - C’est elle, il y a trois ans.
  
  Le physionomiste, sans la moindre hésitation, dit en rendant la photo :
  
  - Nous connaissons très bien cette dame, Elle se nomme Mercedes Similla. C'est une Espagnole de Saint-Sébastien.
  
  - Elle vient souvent ?
  
  - Quatre ou cinq fois par mois. Mais elle est venue plus fréquemment depuis la mi-juin.
  
  - Elle est là ?
  
  - Non, pas ce soir. Vous permettez ?
  
  Il allongea le bras pour saisir un registre qui traînait négligemment sur le comptoir, l'ouvrit, le consulta.
  
  - C’est le dimanche 10 que nous l'avons vue pour la dernière fois. Avec son compagnon habituel, d’ailleurs.
  
  - Quel compagnon ?
  
  — La vie privée des joueurs ne nous regarde pas, mais comme vous êtes de la police, c’est différent. La Señora Similla est généralement accompagnée par un de ses compatriotes, le nommé Manuel Camero, de Saint-Sébastien également.
  
  - Je vais noter tout cela.
  
  - Une seconde, je vous prie. Je suis tenu d’avertir le directeur.
  
  Il se glissa dans la porte-tambour, revint deux minutes plus tard avec le directeur, un homme d’âge mûr, très distingué.
  
  Coplan se présenta, exhiba sa carte, exposa le mobile de sa démarche. On lui donna aussitôt tous les renseignements qui l’intéressaient.
  
  Après avoir griffonné une série d’indications sur son agenda de poche, Francis demanda au directeur :
  
  - Vous faites des sondages de moralité, je crois ?
  
  - Euh... oui et non, éluda le directeur en détournant pudiquement les yeux. Cela dépend des circonstances.
  
  Coplan eut envie de s’esclaffer.
  
  - Je comprends votre embarras et votre réticence, dit-il, mais nous sommes entre nous. Je sais très bien que si mon percepteur vient perdre un ou deux millions à votre table de baccara, son administration sera alertée dans les vingt-quatre heures. Ce n’est pas le cas ici, mais nous avons besoin de tuyaux sur cette Espagnole et sur son ami. Quelle est l’ambiance de leurs rapports ?
  
  - Pas très chaleureuse. Sous le vernis mondain, on sent que ça doit barder souvent entre eux... Pour commencer, il n’est pas fier de s’afficher avec elle. Il a quarante-six ans, mais il en paraît trente-cinq. Et vous savez que ces Espagnols ont l’amour-propre chatouilleux. Et puis, il joue peu. On voit que ça ne l’amuse pas. Par contre, elle est mordue. Et il faut bien dire que les joueurs invétérés ne sont pas beaux à contempler. Ils suent la passion, l’angoisse, un plaisir trouble, même quand ils perdent.
  
  - Elle claque beaucoup de fric ?
  
  - Difficile à savoir. Elle ne joue qu’à la roulette. Et comme elle vient assez régulièrement, elle ne change jamais tous ses jetons. A vue de nez, disons qu’elle opère avec une marge de cent mille francs par séance. Peut-être davantage depuis deux ou trois semaines.
  
  - Les adresses n’ont pas été vérifiées ?
  
  - C’est impossible en Espagne. Et ça ne nous concerne pas.
  
  - Évidemment, acquiesça Coplan. Quelle que soit leur provenance ou leur source, les pesetas sont les bienvenues. Je vous remercie.
  
  - Ils vont peut-être s’amener. Es viennent presque toujours entre onze heures et minuit.
  
  - Viennent-ils parfois séparément ?
  
  - Jamais.
  
  - Je reviendrai quand je ne serai pas en service commandé, plaisanta Francis. Je m’en voudrais de gaspiller les deniers le l’État.
  
  - Vous n’êtes pas obligé de jouer.
  
  - En effet. Mais je suis très joueur par tempérament, figurez-vous. Évitons les tentations inutiles, n’est-ce pas ?
  
  Sur ces mots, il quitta le casino.
  
  Maintenant, du moins, la situation était un peu plus logique. Maria Segura circulait à Biarritz sous un nom inédit : Mercedes Similla.
  
  Mais pourquoi n’avait-elle pas commandé ses soutien-gorge sous ce nom-là ? Distraction, insouciance, défi ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à huit heures et quart, l’Aronde du commissaire Reynal se rangeait dans le petit parking de la buvette du lac Mouriscot.
  
  Il y avait du soleil. Les pêcheurs du dimanche et les vacanciers étaient déjà nombreux.
  
  Reynal entraîna Coplan le long d’une route étroite qui longeait la rive nord du lac. Arrivés sur une butte ombragée d’arbres et de buissons, ils descendirent un sentier de terre qui arrivait jusqu’au ras de l’eau.
  
  - D’ici, vous avez la meilleure vue, dit Reynal. Le cadavre flottait là-bas, à droite, au milieu de ce paquet de roseaux... Les enfants sont arrivés en barque depuis le vieux ponton que vous distinguez au fond, à gauche. Comme le jour n’était pas encore levé, ils n’ont pas pu se rendre compte s’ils traçaient un nouveau passage dans la végétation ou s’ils suivaient un passage déjà marqué. A mon avis, d’après ce que j’ai pu voir en faisant le tour du lac et en observant les roseaux à la jumelle, les gamins ont emprunté un itinéraire déjà déblayé par ceux qui sont venus déposer le corps. Partout ailleurs, les masses végétales paraissent intactes.
  
  Coplan hocha la tête en silence. Malgré le soleil, le décor était étrangement mélancolique. Était-ce l’heure matinale, la tranquillité un peu pesante de l’eau, le romantisme spécifique des étangs et des lacs, le souvenir de la noyée ? Une vague tristesse planait sur ce miroir aquatique enfermé dans sa couronne de verdure.
  
  Vers la droite, la berge était sauvage et déserte. Vers la gauche, il y avait le club Nautique avec son débarcadère et sa passerelle blanche en demi-cintre. A côté, la buvette et un bar restaurant. Entre les frondaisons, les tentes jaunes et blanches du terrain de camping.
  
  Deux rides se creusèrent soudain entre les yeux de Coplan.
  
  - Mais, dites-moi, Reynal, questionna-t-il, on loue des pédalos à cette buvette ?
  
  - Oui, en effet.
  
  - Et il y a des amateurs ?
  
  - Par un jour comme celui-ci, il y en aura sûrement.
  
  - Et le ski nautique ?
  
  - A cause du manque de soleil, l’eau est encore très froide. En outre, ça ne marche pas très fort. Mais il y quand même des intrépides qui viennent s’adonner à leur sport favori.
  
  Coplan énonça lentement :
  
  - La question est la suivante : si on fait abstraction de l’expédition clandestine de ces trois enfants - qui est le tait d’un pur hasard, en l’occurrence - le cadavre aurait-il été découvert rapidement, ou dans un long délai, ou jamais ?
  
  Reynal se gratta la tempe.
  
  - Je ne suis pas devin, malheureusement.
  
  - Donnez-moi votre pronostic en gros, votre impression.
  
  - Il y a les pêcheurs qui cherchent les endroits les plus calmes: il y a les pédalos, et sur ceux-ci des amoureux vont parfois dans les roseaux; il y a les campeurs qui ont des canots et qui s’amusent; il y a les dinghies du ski nautique... Bref, à moins d’une coïncidence, je ne pense pas que le corps serait resté plus d’une semaine inaperçu.
  
  - Elle avait les chevilles liées, mais rien de lourd pour la maintenir au fond de l’eau ?
  
  - Non, absolument rien, affirma Reynal.
  
  - Bon, c’est tout ce que je voulais savoir... Je vous offre quelque chose à la buvette ?
  
  Cette invitation un peu saugrenue prit Reynal au dépourvu :
  
  - Euh...Je ne veux pas vous désobliger, mais ça ne me réussit pas très bien de prendre un verre avant neuf heures du matin.
  
  - Eh bien, vous prendrez un café. Venez...
  
  A la buvette, il n’y avait pas encore de consommateurs. Un serveur et une femme disposaient les tables de fer sur la minuscule terrasse.
  
  - Voilà le beau temps, dit Francis en prenant place à l’une des tables.
  
  - Ce n’est pas trop tôt ! maugréa le garçon, amer.
  
  - Un petit blanc pour moi et un café pour monsieur.
  
  Lorsque le garçon apporta les consommations, Coplan lui demanda :
  
  - Beaucoup de campeurs là-bas ?
  
  - Vous pensez !... Ils sont venus, remarquez. Mais la pluie les a écœurés. Ce n’est d’ailleurs pas marrant de patauger dans la bouillasse. Surtout que la plupart ont des mômes, vous voyez le tableau.
  
  - Ils viennent chercher l’eau potable ici ?
  
  - Oui, certains. Et se taper des grogs pour ne pas attraper la crève.
  
  - J’ai un ami qui devait venir camper ici, un Espagnol de Saint-Sébastien... Un grand type maigre, dans les trente-cinq ans, avec un long nez cassé... Il s’appelle Manuel et il a une cicatrice ici, au-dessus de l’œil droit, qui lui coupe l’arcade.
  
  - Il est venu, c’est exact, confirma le garçon. Mais il est parti l’avant-veille du 14 juillet. Je ne connais pas son nom, mais c’est sûrement lui. Avec son nez cassé, comme vous dites, et sa cicatrice... Il n’est resté que deux ou trois jours, d'ailleurs... Un homme très comme il faut, et qui parlait bien le français.
  
  - Avec quelle voiture était-il ?
  
  - Ben justement, je peux vous répondre, vu que je suis allé jeter un coup d’œil sur sa bagnole. C’est une marque qu’on ne voit pas chez nous : Taunus.
  
  - Oui, Taunus, enchaîna Francis avec naturel. C’est la Ford fabriquée en Allemagne et en Suisse.
  
  - Pas mal comme voiture, émit le garçon, sentencieux. Beige et bleue, le toit beige. Un peu la Versailles comme ligne...
  
  - Dommage que je l’aie raté, déplora Coplan. Il était seul ou avec son frère ?
  
  - Seul... Il avait drôlement l’air de s’embêter, entre nous. Il filait tous les soirs au cinéma, à Biarritz. A sa place, j’aurais plié ma tente et je me serais casé dans un hôtel. Mais les goûts et les couleurs, hein !
  
  Coplan vida son verre, paya. Reynal acheva de boire son café.
  
  Ils remontèrent dans l’Aronde.
  
  - Vous espériez voir un ami ? fit le commissaire, intrigué.
  
  - Mais non, voyons. Je prêchais le faux pour connaître le vrai... L’Espagnol en question est le gigolo de Maria Segura. Il se nomme Manuel Camero. J’ai découvert cela hier soir, et c’est en faisant le rapprochement buvette-camping que l’idée m’est venue, il y a un instant, de tenter ma chance... Il fallait aux assassins un observateur faisant le guet autour du lac avant l’immersion du cadavre, sans quoi les risques auraient été énormes. Nous voici fixés.
  
  - Réellement, je ne fais pas le poids, murmura Reynal d’un air déprimé. J’ai interrogé des tas de gens pourtant, et même le patron de la buvette!...
  
  - Mais moi, j’avais un signalement, précisa Coplan. Cela change tout.
  
  - Vous l’aviez depuis Paris ?
  
  - Non, je savais seulement que notre rombière fréquentait assidûment la roulette du casino d’Evian, en 1957. J’ai pensé au casino de Biarritz... Quand je cherche quelqu’un, je commence toujours par tabler sur ses vices. Les vertus humaines, c’est instable et fragile. Le vice, c’est du solide. Et ça n’a pas raté : on connaît bien notre cliente au casino. Mais sous un autre nom. Ce qui m’excite considérablement, figurez-vous.
  
  Reynal était dans le cirage le plus total.
  
  - Vous avez promis de me documenter, rappela-t-il. Si ce n’est pas un secret d’État, j’aimerais savoir ce que contient votre dossier. Malgré mes dix-sept ans de métier, une leçon de technique policière m’intéresse toujours.
  
  Coplan secoua négativement la tête.
  
  - Vous faites erreur, mon vieux, dit-il, amical. Je n’ai absolument rien à vous enseigner. Tout d’abord, mes méthodes sont tellement peu orthodoxes que je suis probablement un des fonctionnaires les plus mal cotés de France. Et ensuite, je suis comme vous : j’apprends tous les jours. Et neuf fois sur dix à mes dépens...
  
  Après un silence, il reprit :
  
  - Dès que nous serons dans votre bureau, je vous communiquerai les éléments que je possède. Puis-je vous demander si vous avez les photos de notre macchabée ?
  
  - Mes tirages n’étaient pas secs. Je vous les donnerai cet après-midi.
  
  
  
  
  
  Dans le bureau de Reynal, Coplan fit pour son collègue un bref récapitulatif de ce que que contenait le dossier « Maria SEGURA -1957 ».
  
  - A l’origine, commença Francis, il y a une opération de la D.S.T. qui ne sort pas du cadre des affaires courantes. Un réfugié polonais, domicilié à Paris, noue des relations avec une employée documentaliste du ministère de la Défense. La surveillance du personnel entre en action, et nous constatons que la souris en question se met à copier des papiers confidentiels pour en faire cadeau à son Jules... Nous organisons une grille autour de nos deux suspects, et nous découvrons ainsi que nos renseignements militaires sont acheminés vers la Suisse grâce au concours de quatre courriers : trois hommes et une femme. La femme, c’est Marie Melstein, alias Maria Segura. C’est elle qui s’occupe du dernier relais, le franchissement de la frontière. Elle est soi-disant malade d’un ulcère à l’estomac et c’est pour sa santé qu’elle a loué un pavillon meublé à Saint-Julien. Naturellement, comme tous les gens de la région. elle va fréquemment à Genève, soit dans la ville, soit sur les bords du lac. Elle va aussi à Evian, jouer au casino... C’est mon adjoint qui la surveille, car, selon l’usage, nous laissons courir les choses. Ce qui nous intéresse c’est la filière au complet et les chefs de l’organisation... Malheureusement un ordre formel du ministère nous met dans l’obligation de brusquer le coup de filet. Et c’est là que cette rusée grand-mère parvient à rouler mon assistant. Il la prend en chasse au moment où elle quitte Evian en voiture : mais elle a sans doute flairé le danger, car. au moment où mon équipe intercepte la bagnole - une Chevrolet immatriculée en Suisse et louée avec chauffeur - la passagère a disparu !
  
  - Mince ! s’exclama Reynal. Quand on pense à son tour de taille, il fallait être un sorcier hors-ligne pour la rendre invisible.
  
  - Je suppose que le chauffeur suisse avait dû palper une sérieuse prime, émit Coplan. Il était dans le coup, forcément. Mais comme c’était loupé pour nous, ça ne valait plus la peine de risquer l’incident diplomatique... Bref, nous avons dû nous contenter de nos autres suspects. Et, d’après les aveux de ceux-ci, c’était Marie Melstein qui, pour le compte d’une puissance de l’est, avait monté le réseau.
  
  - Un gros gibier, par conséquent ?
  
  - A mon avis, non. Mais vous savez comment cela se passe : ceux qui sont coffrés chargent toujours ceux qui ont pu se défiler. C’est la règle du jeu... Entre temps, le service avait essayé de reconstituer la biographie de la femme.
  
  Coplan remua quelques papiers dans sa poche, en retira un feuillet dactylographié.
  
  - Le curriculum que nous avons pu établir présente pas mal de lacunes. Malgré cela, le moins qu’on puisse dire, c’est que le personnage a eu une existence passablement tourmentée. Elle est née le 3 septembre 1901, à Lembach, dans le Bas-Rhin, près de la frontière allemande. A dix-neuf ans, elle épouse un notaire de la région d’Ernstein, un nommé Wilden, qui a quarante ans de plus qu’elle. Des témoins de l’époque prétendent qu’elle avait le diable au corps - pour ne pas dire entre les jambes - et que les beaux officiers allemands cantonnés entre Manheim et Stuttgart avaient fort à faire pour calmer les ardeurs que l’uniforme éveillait en elle. Après douze années de vie conjugale, le notaire meurt. Terrassé par le poids des garnitures qui ornent son front, dit la rumeur publique. Voilà notre Marie veuve et riche à 31 ans. Elle bazarde tout, s’installe à Strasbourg. On ne sait rien d’elle jusqu’en 1937. En octobre de cette année-là, elle est menacée d’un curieux procès pour divulgation abusive de secret de famille ! Un industriel de Molsheim, menacé de chantage, a déposé plainte.
  
  - Les notaires savent beaucoup de choses sur ce qui se trame dans les coulisses de leur région, dit Reynal.
  
  - Oui, précisément, il semble bien que la veuve ait emporté des tas de renseignements confidentiels concernant les clients de feu son mari. Néanmoins, elle s’en tire. Mais, en juillet 1940, ralliée à l’Europe Unie des nazis, elle fréquente assez ostensiblement des fonctionnaires allemands qui ne portent pas l’uniforme mais qui n’en apprécient pas moins les talents de notre tumultueuse veuve. A la libération, elle vole en taule. Elle est accusée d’avoir fait du renseignement pour les services économiques de Berlin. Faute de preuves déterminantes, elle ne récolte que six ans de prison. Relâchée en 1949, elle est réincarcérée aussitôt sur plainte de la Résistance locale. On lui rend la liberté, discrètement, en février 1951, avec interdiction de résider dans les départements de l’Est. Elle passe en Espagne, épouse un certain Paco Segura, chef-mécanicien dans la marine marchande, originaire de Bilbao, dont personne n’entendra plus jamais parler... Nous arrivons ainsi dans l’année 1957, où nous la trouvons en cheville avec des espions pro-soviétiques. Et c’est tout.
  
  - Curieux destin, murmura Reynal rêveur.
  
  - Pour une fois, fit remarquer Francis, désabusé, ce n’est pas seulement la piste qui tombe dans le lac, c’est aussi le client !...
  
  - Qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ? Vous ne classez pas le dossier comme vous en aviez l’intention ?
  
  - Vous m’avez mal compris. Je classerai l’affaire quand j’aurai la conviction qu’elle ne renferme rien qui puisse intéresser mon commerce. Or nous n’en sommes pas là...
  
  Coplan replia son feuillet de papier, prit son agenda de poche.
  
  - Je vais me pencher sur l’ami de Maria Segura. Au casino, il a donné comme adresse : 317, calle San Martin, San Sebastian. La même adresse que celle de Maria, plus exactement de Mercedes Similla... On peut parier qu’il s’agit là ou d’une indication-bidon ou d’un domicile abandonné après le crime; mais j’ai néanmoins l’intention de vérifier la chose. Par ailleurs, nos amis du Service se feront un plaisir de nous fournir l’immatriculation de la Taunus de señor Manuel Camero. Ce n’est pas énorme comme base de départ, mais j’ai souvent moins que cela.
  
  - Nous pourrions faire convoquer cet individu par nos collègues de Saint-Sébastien, suggéra Reynal.
  
  Coplan, tout en remballant son agenda et ses papiers, prononça en souriant :
  
  - C’est là que nos chemins se séparent, Reynal. Dans ma spécialité, quand il y a un compte à régler, on peut tout se permettre, sauf de faire appel aux autorités régulières. Même quand on se trouve en danger.
  
  Il ajouta :
  
  - C’est très mal vu.
  
  - Mais si les activités de Maria Segura portaient uniquement sur l’Espagne ?
  
  - Je n’y crois déjà plus. Et cela pour deux raisons. Primo, si le crime a eu lieu chez nous, cela signifie que l’assassin présumé, Manuel Camero, a des complice et un pied-à-terre dans la région. Secundo, s’il a choisi ce côté-ci de la frontière pour liquider sa copine, ce n’est sûrement pas par hasard.
  
  - Là, vous jouez dans mes cartes, s’étonna Reynal. A mon avis, les assassins ont tué la femme en France pour être tranquilles en Espagne, ce qui me paraît logique.
  
  Coplan esquissa une moue dubitative.
  
  - Oui et non, fit-il pensif. Le crime est certes une chose relativement courante dans la guerre des services secrets. C’est une nécessité répugnante, comme aurait dit le Premier britannique. Seulement, attention : quand un agent est contraint de se transformer en tueur, il est rare qu’il le fasse distraitement. Or, dans le cas qui nous préoccupe, il y a deux ou trois points qui me choquent. Par exemple, pourquoi l’assassin de Maria Segura a-t-il oublié d’arracher la griffe cousue au soutien-gorge de la femme ? D’après les constatations du médecin-légiste, la victime était morte quand elle a été habillée. Même un criminel débutant aurait pris garde à cela. Mais il y a mieux. La victime elle-même a oublié qu’elle ne devait à aucun prix utiliser le nom de Segura en France. Elle savait que c’était dangereux, puisqu’elle donnait un autre nom au casino. En outre, et ceci est un détail encore plus troublant, elle a estimé qu’elle ne pouvait pas se contenter des deux soutien-gorge que la marchande avait en magasin. Elle en voulait un troisième. Et elle a versé des arrhes de manière à obliger la commerçante à enregistrer la commande. Vous voyez la succession de coïncidences. On ne ferait pas mieux si on voulait sciemment poser des jalons sans heurter ce que vous venez d’appeler la logique...
  
  Reynal, pas fort convaincu, objecta :
  
  - Vous admettrez cependant que ce sont presque toujours des détails de ce genre qui permettent de coincer les criminels, de les confondre et de les punir ?
  
  - Nous sommes bien d’accord, concéda Francis, et c’est pourquoi je ne suis pas affirmatif.
  
  Il leva les yeux, regarda le commissaire.
  
  - Entre nous, Reynal, est-ce que vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi le mot « espion » était considéré partout comme une insulte grave et déshonorante ? A première vue, c’est absurde. L’espion joue un rôle capital dans la défense de sa patrie; son activité, extrêmement périlleuse, exige de lui des qualités morales, physiques et intellectuelles que bien des héros patentés ne possèdent pas. Alors, pourquoi ?
  
  Le visage austère du policier se dérida quelque peu.
  
  - C’est ma foi vrai, admit-il. Mais pourquoi me posez-vous cette question ? S’agit-il d’un plaidoyer pro domo ?
  
  - Non, n’ayez crainte. Je vous pose la question pour avoir le plaisir d’y répondre moi-même. Et éclairer votre lanterne par la même occasion. En réalité, l’espion est un être antipathique parce que c’est le tricheur type. Tout est truqué chez lui : son nom, le métier qu’il affiche, les paroles qu’il prononce, les serments qu’il est amené à faire, etc. C’est pour cela qu’il a mauvaise réputation. Et pourtant, c’est par devoir qu’il triche.
  
  - Je vous vois venir. Étant donné ce que vous savez au sujet de Maria Segura, vous vous méfiez même de son cadavre. En somme, vous soupçonnez un calcul machiavélique sous cette affaire ?
  
  - Oui. et pour vous préciser le fond de ma pensée, je vous avouerai que notre piste me paraît étrangement préfabriquée... Je ne veux pas diminuer vos mérites, loin de là, mais du cadavre au soutien-gorge, du soutien-gorge à Maria Segura, c’est un peu le truc du Petit Poucet avec ses cailloux blancs.
  
  Reynal, ébranlé, réfléchit un instant. Puis, en balançant la tête, il grommela :
  
  - Votre démonstration est sans doute séduisante, mais vraiment, je vois mal la victime se prêtant délibérément à un jeu qui la conduit à sa propre mort.
  
  - Pourquoi cela ? C’est devenu monnaie courante, la substitution de personnes. Dois-je vous rappeler quelques affaires récentes ? Et n’oubliez pas que la contagion existe dans ce domaine. Dès que la presse parle d’un crime un peu spécial, il s’en produit aussitôt deux ou trois du même genre.
  
  - Selon vous, le cadavre ne serait pas celui de la véritable Maria Segura ?
  
  - Ou bien l’acheteuse des soutien-gorge serait une autre personne, avança Coplan. Avec des vêtements, une coupe de cheveux et un maquillage étudiés pour, la confusion était facile à créer.
  
  - Évidemment, ce ne sont pas les femme de cet acabit qui manquent. On rencontre partout des rombières qui ont cette allure.
  
  - Je ne vous le fais pas dire.
  
  - Et quel serait alors le mobile profond de cette combine ?
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Je ne sais pas... On peut en imaginer des tas, dit-il. Si Maria Segura a éprouvé le désir ou la nécessité de se sentir à nouveau libre d’opérer en France, elle avait intérêt à décéder officiellement de ce côté-ci de la frontière. Du coup, son dossier pouvait être classé sans suite et son nom rayé des avis de recherche. En achetant la complicité d’une femme plus ou moins ressemblante, et en zigouillant ensuite cette pauvre poire, l’affaire était dans le sac. Mes paroissiens sont beaucoup plus retors que les vôtres, vous savez, Reynal. Et une histoire de cette sorte me paraît mieux en rapport avec la personnalité de Maria Segura qu’une distraction chez une marchande de soutien-gorge. Si cette femme a réussi à trafiquer du renseignement pendant près de trente ans sans se faire liquider, c’est qu’elle est vraiment très forte. Et ce n’est pas pour rien non plus que les services de Moscou ont jugé que ça valait la peine de l’embaucher, malgré ses ennuis de la Libération.
  
  Reynal, très perplexe, hocha la tête en silence.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Après quarante-huit heures d’attente, Coplan reçut de Paris tout ce qu’il avait demandé : du matériel, une identité de rechange, une série de portraits-robots de Maria Segura et de Manuel Camero, une voiture avec documents douaniers, et un collègue capable d’assurer les liaisons,
  
  Le camarade en question, un jeune gars sportif et costaud, s’appelait Christian Malvart. Il rentrait de vacances et il avait le visage bronzé. Cette mission à Biarritz, en plein été, l’enchantait.
  
  Dès son arrivée, il contacta Coplan.
  
  - Je suis au Windsor, dit-il à Francis. La D.S. est pour vous, j’ai fait le plein d’essence à Bayonne. Le matériel et les papelards sont dans le coffre. Parmi les documents, vous trouverez notamment un feuillet qui vous indique l’immatriculation de la Taunus de Manuel Camero.
  
  - Sans blague ? fit Coplan, admiratif. Le Vieux s’est surpassé... Avons-nous des copains valables à Saint-Sébastien ?
  
  - Oui, mais intouchables jusqu’à nouvel ordre.
  
  - Pourquoi ?
  
  - La conjoncture défavorable, ironisa Malvart. Vous connaissez les flics espagnols et les limiers de la police secrète de Franco ! Dans l’état présent des choses, et compte tenu de la férocité de ces honorables confrères, le Vieux ne veut absolument pas griller ses agents permanents de la zone frontière. Vous devez opérer avec les moyens du bord.
  
  - Bon, je ferai ce que je peux.
  
  - A part ça, feu vert sur toute la ligne. Le Vieux m’a paru fort intéressé par votre rapport, et très intrigué surtout par la mort étrange de Maria Segura.
  
  Coplan, avec un vague sourire, murmura :
  
  - Je l’aurais parié. Il adore les faits-divers... Je suppose qu’il vous a mis au courant ?
  
  - Oui, j’ai vu le dossier.
  
  - Qu’en pensez-vous ?
  
  - J’avoue que je n’y comprends rien, mais de deux choses l’une : ou bien le cadavre de cette rombière est le résultat d’un crime crapuleux du genre banal, ou bien il y a là-dessous une affaire dont les prolongements peuvent nous apporter des révélations intéressantes.
  
  - Attention à la méningite, persifla Coplan. Le moins qu’on puisse dire, c’est que votre opinion ne risque pas de vous compromettre !
  
  - Je suis partisan des raisonnements simplistes, répondit Malvart, imperturbable. Quel est mon programme ?
  
  - Je vais vous présenter au commissaire Reynal. C’est un homme sympathique et il est bien disposé à notre égard. Votre rôle principal consiste à maintenir une liaison constante entre lui et moi. Il s’occupe de l’enquête sur le plan purement policier. Vous lui communiquerez l’immatriculation de la Taunus et vous lui demanderez de signaler le numéro de cette voiture à toutes les brigades de la région.
  
  - O.K.
  
  - Pour le reste, attendez que je vous fasse signe.
  
  Après la visite au commissaire, Coplan dut se résoudre à aller s’acheter un imperméable. La pluie tombait avec une obstination affligeante.
  
  
  
  
  
  Un peu avant midi, Coplan alignait sa D.S. dans la file des voitures qui faisaient la queue au contrôle de la douane, à Hendaye. Malgré le temps exécrable, les automobilistes en vacances dans le sud-ouest ne se décourageaient pas.
  
  De l’autre côté du pont, à Irun, Francis dut mettre pied à terre pour passer au bureau des visas et exhiber son triptyque. Après cette formalité, il put se mettre en route.
  
  Une demi-heure plus tard, il entrait dans Saint-Sébastien.
  
  Il connaissait la ville, mais pas au point de savoir par cœur le nom des rues et des avenues. Il commença donc par étudier le plan que le Vieux lui avait fait tenir.
  
  « SAN SEBASTIAN... La station balnéaire la plus fréquentée et la plus élégante d'Espagne » était-il précisé sur le plan en question. Le premier soin de Francis fut de repérer la calle San Martin où Maria Segura (alias Mercedes Similla) et son ami Manuel Camero étaient censés avoir leur domicile officiel.
  
  Coplan constata qu’il cherchait midi à quatorze heures. La calle San Martin était précisément la rue où il s'était arrêté pour examiner sa carte. Il était venu droit au but sans Je savoir !
  
  Il saisit le Leica qu’il avait déposé sur le siège arrière, verrouilla les portières et, sous le crachin qui tombait inlassablement du ciel gris, il partit à pied en quête d'un restaurant.
  
  Il en repéra deux, assez proches l’un de l’autre, mais il ne fixa pas son choix tout de suite. Prolongeant sa balade, il s’arrangea pour passer devant le numéro 317. Comme la plupart des maisons de cette partie de la rue, le 317 était un immeuble de quatre étages, avec une imposante loggia vitrée à chaque étage. La façade était prétentieuse mais défraîchie. Nonobstant quoi, on pouvait deviner que le quartier n’était pas un lieu résidentiel pour familles pauvres. Les appartements devaient être vastes, confortables et coûteux.
  
  Coplan traversa la rue pour avoir un coup d’œil sur l’ensemble des fenêtres. Et c’est alors qu’un déclic se fit dans son esprit toujours aux aguets. Juste en face du 317, debout sur le bord du trottoir, à côté de l’un des petits arbres bordant la voie, un grand type en imperméable et béret basque, les mains dans les poches de son manteau de pluie, stationnait sans raison.
  
  Sans raison apparente.
  
  Coplan acheva de traverser, continua son chemin. Du coin de l’œil, dans la vitrine d’un magasin, il put constater que le bonhomme au béret pivotait lentement sur lui-même pour le suivre du regard.
  
  Le doute n’était guère possible. L’allure de ce type, sa fausse nonchalance, sa façon de rester là, planté dans la pluie, et de reluquer les passants mine de rien, tout cela en disait long. Le domicile de Maria Segura était surveillé.
  
  Coplan tourna au plus vite à droite, dans une rue transversale, et déboucha en bordure de mer, à la playa de la Concha. Il n’était pas surpris de ce qu’il venait de constater. Néanmoins ce premier obstacle posait un problème.
  
  Renonçant à la calle San Martin, Francis alla tout simplement déjeuner dans le seul restaurant dont il se souvenait : le Bidasoa, à la place de Guipuzcoa.
  
  Il commanda le poulet à la broche, spécialité de la maison. Et il en profita pour essayer son accent espagnol. Le test fut plus que convenable, puisque le maître d’hôtel - qui parlait le français à la perfection et reconnaissait d’emblée les citoyens de la république voisine - s’y laissa prendre.
  
  Coplan s’ingénia de mille manières à faire durer son repas le plus longtemps possible. Les Espagnols ayant l’habitude de vivre avec deux heures de retard sur le rythme normal du Français moyen, il était un peu plus de trois heures et demie quand Francis se retrouva dehors. Sous la pluie.
  
  Pour aller chercher sa voiture sans passer devant le 317 de la calle San Martin, il dut se taper un sérieux détour par les quais du rio Urumea. Enfin, arrivé à son véhicule, il s’y installa et démarra.
  
  Sillonnant à petite allure le beau quartier chic des environs du parc Alderdi Eder, il inspecta les boutiques qui se succédaient le long des avenues. Il poussa un grognement de satisfaction lorsqu’il aperçut finalement le magasin dont il avait besoin. Il rangea la D.S. et il poussa la porte d’un chapelier de luxe.
  
  Le marchand, un obèse au crâne chauve, comprit immédiatement ce que le visiteur voulait. Il s’en alla puiser dans une armoire toute une pile de casquettes à visière. L’Espagne, on le sait, est le pays qui, proportionnellement au nombre de voitures, compte le plus haut pourcentage de chauffeurs en livrée.
  
  - En voilà une qui fera l’affaire, dit Coplan après quelques essais. Muy bien. Combien vous dois-je ?
  
  Il paya et sortit.
  
  Il roula jusque derrière le musée San Telmo pour dénicher un coin tranquille. Il ôta sa gabardine, rajusta sa cravate, coiffa la casquette à visière.
  
  Revenu dans le centre, il acheta deux ou trois journaux.
  
  La dernière manœuvre de son plan fut moins facile à réussir. Il dut s’y reprendre à trois fois avant d’arriver dans le sens unique de la calle San Martin juste à l’abri d’un des trolleys bleu et blanc qui parcouraient cet itinéraire. Il avait déjà noté deux emplacements disponibles, à une quinzaine de mètres de l’immeuble qui l’intéressait, et en deçà de celui-ci. Chance supplémentaire, le bonhomme qui faisait le guet s’était déplacé d’une bonne trentaine de pas et il avait le dos tourné.
  
  Coplan se rangea le long du trottoir, coupa le contact et se plongea dans la lecture de ses journaux.
  
  Visiblement, l’homme au béret basque s’ennuyait. De temps en temps, il s’éloignait jusqu’à l’intersection d’une rue perpendiculaire, revenait sur ses pas, consultait sa montre-bracelet d’un air morose. Il devait être là depuis un drôle de moment car il était trempé comme une soupe.
  
  A six heures moins cinq, alors que le jour blafard virait au crépuscule, le type se décida brusquement à déguerpir. Sa démarche devint aussitôt plus alerte et il disparut au tournant de la rue de Loyola. De toute évidence, il était content d’en avoir fini avec sa corvée.
  
  Coplan, toujours à l’affût, ne se pressa pas d’agir. Quand il le fallait, sa patience était infinie. Enfin, vers 19 heures 30, la situation lui parut favorable. Aucune sentinelle de relève n’avait remplacé le guetteur au béret basque. En outre la nuit était venue.
  
  Il mit le moteur de la D.S. en marche, déboîta, alla derechef parquer sa voiture près de la cathédrale, mais sur le côté de l’édifice cette fois. Il ôta sa casquette de chauffeur, débarqua, se dirigea à pied vers le 317. Autour de la maison en question, tout était calme, normal, rassurant. Il sonna. Une jeune femme en robe à fleurs vint ouvrir.
  
  - El señor Manuel Camero ? s’enquit-il en soignant son accent.
  
  - C’est au premier étage. dit la señorita, aimable. Mais je ne crois pas qu’il soit là en ce moment.
  
  - Je viens de la part de la société des automobiles Ford... Nous lui avons écrit, et ma visite est annoncée.
  
  - Il vous a donné rendez-vous ?
  
  - Oui.
  
  - Tiens ? s’exclama l’Espagnole, visiblement surprise. Vous permettez ? Entrez, ie vous prie. Je vais demander au comptable...
  
  Coplan pénétra dans un large vestibule La première porte, à gauche, portait une plaque de cuivre avec les indications suivantes :
  
  ALVARO VASQUEZ
  
  LABORATORIOS GAYAR Y WOLHER
  
  Et, en lettres plus petites :
  
  Especialidades farmaceuticas España y extraño
  
  La jeune fille ouvrit cette porte et appela :
  
  - Señor Boriano ?
  
  Un homme d’une quarantaine d’années, chauve et pâle, vêtu d’une blouse grise, apparut dans le couloir.
  
  - Ce monsieur vient de la part de la société Ford pour Monsieur Camero, expliqua l'Espagnole. Il a rendez-vous.
  
  - C’est sûrement une erreur, dit l’employé d’un air ébahi. Monsieur Camero est parti le 10 de ce mois et il ne comptait pas rentrer avant le 15 octobre.
  
  Un autre individu fit son apparition, venant également du bureau. C’était un sexagénaire de forte corpulence, au visage glabre.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix autoritaire.
  
  - C’est un monsieur qui vient pour Manuel Camero, dit le comptable.
  
  La jeune fille compléta les explications de l’employé, et Coplan apprit que le gros Espagnol était son père. Celui-ci, tout en dévisageant le visiteur, se présenta :
  
  - Alvaro Vasquez. Je suis le locataire principal de la maison. Je m’occupe de l’entretien de l’immeuble et des compteurs. Monsieur Camero m’a confié les clés de son appartement avant de partir en voyage... Cela m’étonne qu’il ait pu vous convoquer ces jours-ci. Avez-vous sa lettre ?
  
  - Non, c’est le bureau qui m’a prié de passer pour soumettre les nouveaux catalogues à monsieur Camero.
  
  Joignant le geste à la parole. Coplan extirpa de sa poche les catalogues Taunus et les barèmes de la marque, documentation que le Vieux lui avait procurée.
  
  La lippe charnue du señor Vasquez esquissa une moue.
  
  - Votre firme a dû se tromper de client, décréta-t-il. Camero est en Amérique du Sud et il avait l’intention d’y rester trois mois.
  
  - Une erreur de fiche, probablement, acquiesça Francis.
  
  Puis, risquant le paquet, il sortit son agenda de poche, le feuilleta, marmonna sans lever la tête :
  
  - On m’a indiqué également le nom d’une dame... la Señora Similla. Elle habite ici, je crois ?
  
  Pour le coup, l’Espagnol leva les bras au ciel.
  
  - Alors là, ronchonna-t-il, la société Ford n’est vraiment pas à la page ! La Señora Similla n’habite plus ici depuis le 15 mai. Elle est retournée à Bilbao avec sa sœur.
  
  - En effet, reconnut Coplan, les renseignements qui m’ont été transmis par la firme sont plutôt démodés.
  
  Il griffonna quelques signes cabalistiques sur son agenda, referma le carnet. La jeune fille, qui s’était retirée un instant dans le bureau, revint dans le vestibule avec un livre relié dans la main.
  
  - Vous pouvez laisser vos catalogues avec votre carte, suggéra-t-elle. Monsieur Camero vous écrira quand il sera rentré.
  
  - En effet, c’est la meilleure solution, accepta Francis.
  
  Il remit quelques papiers à la jeune fille, remercia, salua, s’en alla.
  
  Assez songeur, il reprit le chemin de la cathédrale pour retourner à sa voiture. Il venait de tourner à l’angle de la petite rue qui longe le côté droit de l’église quand un coup de matraque, assené par derrière, l’atteignit à l’occiput. La douleur lui coupa le souffle, il chancela, mais deux mains puissantes l’agrippèrent. Sonné par le terrible coup à la tête, il parvint cependant à refouler le voile noir qui obscurcissait sa conscience. Dans un sursaut de toutes ses forces, il se dégagea d’une secousse brutale, frappa à son tour. Dans le vide.
  
  La matraque riposta. Mais elle dérapa sur la pommette gauche de Coplan, lui écorchant la face. Sans un réflexe instinctif, il aurait été éborgné. Son bras droit se détendit comme un ressort, son poing heurta de plein fouet la mâchoire de l’adversaire.
  
  Ce fut malheureusement la dernière chose que Francis enregistra. Un dixième de seconde plus tard, il s’écroulait, matraqué pour le compte cette fois.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Coplan glissa et piqua une tête dans l’eau glacée...
  
  Le souffle coupé, le visage douloureux, il s’ébroua, ouvrit les yeux, essaya de comprendre ce qui lui était arrivé.
  
  Deux hommes, penchés au-dessus de lui, le regardaient avec attention, sans bienveillance. Un des deux types tenait dans les mains un seau mouillé.
  
  Pendant quelques minutes, le temps suspendit son vol.
  
  Et Coplan réalisa soudain qu’il n’était nullement tombé dans l’eau, mais qu’on venait de lui balancer un seau de flotte en pleine figure pour le ranimer.
  
  Il aspira une longue bouffée d’air, se tâta le crâne, la joue, se massa les phalanges de la main droite. Puis, la mémoire à peu près en place, il promena un regard autour de lui.
  
  II se trouvait dans une cave cimentée. On l’avait assis à même le sol. le des contre le mur, nu comme un ver. Une forte ampoule électrique sans abat-jour éclairait le local. Le soupirail était fermé par une tôle peinte au minium ; l’unique porte - un panneau métallique également peint au minium - était fermée.
  
  Comme les deux inconnus restaient muets, Francis les examina à son tour. En fait, un des deux zèbres n’était pas vraiment un inconnu II avait enlevé son imperméable et son béret basque, mais c’était bien lui : l’homme au faciès morose qui, sous la pluie, avait monté la garde devant la maison de Manuel Camero.
  
  Il s’était, bien débrouillé, le gars. Sa combine du faux départ avait parfaitement réussi. Coplan aurait donné gros pour savoir à qui il avait affaire. Les gardes du corps de Camero ? Les agents de choc de la Seguridad ?
  
  Non, cette dernière hypothèse ne tenait pas. La police politique de Franco n’aurait pas manœuvré de cette façon-là.
  
  En tout état de cause, les deux Espagnols n’avaient pas l’air de vouloir amorcer la conversation. Us examinaient leur prisonnier en silence, d’un œil sombre, mais leur attitude cachait mal une certaine perplexité.
  
  Coplan articula en espagnol :
  
  - Si c’est pour me dévaliser que vous m’avez attaqué, je crois que c’est chose faite.. Vous pourriez peut-être me rendre mes vêtements ?
  
  - Un costume en sapin, ça te plairait ? maugréa la sentinelle de la calle San Martin.
  
  Il était rancunier, ce type-là. A juste titre, d’ailleurs, car c’était lui qui avait encaissé le poing de Francis sur le coin de la bouche. Il avait les lèvres tuméfiées. L’autre, un bel athlète aux traits racés, paraissait nettement plus jeune que son camarade. Coplan préféra s’adresser à ce dernier.
  
  - Vous me faites l’impression d’être un homme civilisé, vous. Puis-je vous demander ce que vous me voulez ?
  
  - Qui êtes-vous ? questionna l'Espagnol.
  
  - Vous avez vu mes papiers, j’imagine ?
  
  - Oui, j’ai vu vos papiers... Fernand Caron, ingénieur, domicilié à Paris. C’est bien cela ?
  
  - C’est bien cela.
  
  - Vous êtes entré en Espagne aujourd’hui même, le cachet de la douane le prouve.
  
  - Oui, et alors ?
  
  - Quel était le but de votre visite au 317 de la calle San Martin ?
  
  - Rencontrer le señor Manuel Camero.
  
  - Pour quel motif ?
  
  Cette question était un traquenard. Coplan fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
  
  - Pour l’interroger au sujet de sa voiture et lui proposer le nouveau modèle de notre marque.
  
  - Quel nouveau modèle ?
  
  - La Taunus 17 M.
  
  L’autre Espagnol, les yeux noirs de colère, se tourna vers son copain et lui demanda d’une voix sifflante :
  
  - Je le passe à tabac ? Il se fout de nous.
  
  - Ne t’emballe pas, lui intima son compatriote, chaque chose en son temps.
  
  Puis, à Coplan :
  
  - Vous tenez réellement à jouer au petit soldat ? Je ne vous le conseille pas. car mon adjoint n’est pas un ange de patience... Vous êtes donc venu de Paris pour vendre à Camero une marque de voiture qui n'existe pratiquement pas sur le marché français ?
  
  - Je reconnais que ce n’est pas très sérieux, murmura Francis, contrit. Mais que voulez-vous que je vous dise ?
  
  - La vérité.
  
  - Rien que ça ? riposta Coplan, acerbe. Vous ne vous y prenez pas bien, permettez-moi de vous le signaler. Votre collègue vient de me promettre un cercueil. Sa franchise l’honore, mais elle m’enlève toute illusion. Pourquoi diable vous dirais-je la vérité ?
  
  L’autre Ibère, furieux d’être mis en cause avec une telle impudence, fonça sur le prisonnier, le gifla à la volée, le saisit au collet, lui cogna le crâne contre le mur cimenté. Heureusement, le plus jeune intervint promptement. Il envoya son comparse à l’écart d’une bourrade brutale en.grondant :
  
  - Au prochain coup, Rafo, je t’assomme, toi!...
  
  Coplan, tout groggy qu’il fût à la suite de la correction qu'on venait de lui administrer, enregistra dans son subconscient le léger changement de ton qui s’était produit dans la prononciation du plus jeune de ses deux kidnappers, qui devait être le chef. Francis tenta de saisir une impression qui flottait dans son cerveau, mais il n’y parvint pas. Il était trop étourdi; et, la blessure qu’il avait à la joue gauche s’étant rouverte, le sang coulait de son menton sur sa poitrine.
  
  Tandis que l’irascible Rafo ruminait sourdement sa rancœur, l’autre alla sans mot dire vers la porte, l’ouvrit, disparut, revint aussitôt avec un paquet de vêtements dans les mains.
  
  - Tenez, dit-il à Coplan, prenez votre mouchoir dans votre poche et essuyez votre éraflure.
  
  - Je pourrais peut-être en profiter pour me rhabiller ?
  
  - Enfilez votre slip, ce sera suffisant... Il reste un peu d’eau dans le seau, donnez-moi votre mouchoir.
  
  Il humecta le linge, le rendit à Francis. Celui-ci se tamponna le visage avec soin, puis, après avoir passé son slip, demanda :
  
  - Puis-je allumer une cigarette ? Je crois que ça me remettra d’aplomb et je serai plus lucide pour bavarder...
  
  - Allez-y, dit le type en exhibant aussitôt un S.W. à canon court, modèle bodyguard, qu’il pointa sur le prisonnier.
  
  Francis grimaça un sourire jaune.
  
  - Vous êtes prudent, dit-il, sardonique.
  
  - Faut ce qu’y faut, riposta l'autre. Je ne sais pas de quelle matière votre tête est faite, et cela m’incite effectivement à la prudence. En général, ma matraque ne frappe jamais qu’une fois.
  
  - J’ai le crâne solide, maugréa Coplan.
  
  Il alluma sa Gitane. L’Espagnol, agitant son poing armé, articula :
  
  - Éloignez-vous de vos vêtements et reprenez votre position assise, contre le mur... Parfait... Et maintenant, enchaînons. Dites-moi la vérité au sujet de votre visite à Manuel Camero.
  
  Coplan baissa les yeux et contempla le bout incandescent de sa cigarette. L’impression qu’il avait eue précédemment s’était enfin précisée dans son esprit : ce type était peut-être un Espagnol, mais pas d’origine européenne.
  
  - Je vous propose de jouer cartes sur table, prononça Coplan en relevant brusquement la tête pour regarder son interlocuteur droit dans les yeux. Êtes-vous amateur ?
  
  - Pourquoi pas ? Je ne demande que cela. Seulement, prenez garde ; si vous essayez de me rouler ou de renverser les rôles, cela vous coûtera cher.
  
  - Je vous crois sur parole, assura Coplan.
  
  Il tira sur sa cigarette, expira la fumée, baissa de nouveau la tête comme pour se recueillir, puis, très calme :
  
  - Au lieu de me kidnapper, vous pouviez fort bien m’envoyer dans l’autre monde en me plantant un poignard entre les omoplates. Vous ne l’avez pas fait, Dieu merci !... M’ayant amené ici, dans un lieu que je ne connais pas mais qui me paraît à l’abri des regards indiscrets, vous pouviez également mettre un terme à ma carrière en me collant une balle de votre Smith et Wesson dans la nuque. Vous ne l’avez pas fait non plus... Conclusion logique : vous comptez sur moi pour obtenir un renseignement qui vous intéresse. Correct ?
  
  - Correct, acquiesça l’autre avec un léger sourire teinté d’ironie, de flegme et d’assurance.
  
  - Le renseignement qui vous intéresse doit avoir pour vous une certaine importance, sans quoi vous n’auriez pas affronté les risques d’une agression sur la voie publique. Correct ?
  
  - Correct.
  
  — Si je suis en mesure de vous fournir ce renseignement, il me reste une chance de négocier ma peau. Dans le cas contraire, ie me trouve en fort mauvaise posture. Correct ?
  
  - Correct.
  
  - Avant d’aller plus loin, continua Francis, je voudrais ouvrir une parenthèse.
  
  Sa voix, devenue plus sèche et plus froide, avait perdu tout inflexion désinvolte.
  
  - Vous êtes de sang espagnol, dit-il, mais vous êtes Américain. Et vous seriez originaire d’Albuquerque ou d’El Paso que je n’en serais pas autrement surpris. Exact ?
  
  - Admettons.
  
  - Vous êtes à la recherche de Manuel Camero parce que vous vous intéressez à ses activités d’agent pro-soviétique. Toujours correct ?
  
  - Non, laissa tomber l’Hispano-Américain qui ne souriait plus à présent.
  
  Coplan venait d’abattre une carte dangereuse. S’il s’était trompé dans son calcul, sa vie allait devenir beaucoup plus compliquée encore. Et beaucoup plus courte, vraisemblablement.
  
  - A vous de jouer, prononça-t-il. Vous n’avez pas grand-chose à perdre.
  
  L’autre, après un instant de réflexion, articula posément :
  
  - J’aimerais savoir sur quoi vous vous basiez pour croire que les activités de Manuel Camero devaient nécessairement m’intéresser ?
  
  - Sur les informations confidentielles que je possède.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - On prétend, dans les milieux généralement bien informés, que le Kremlin a entamé, il y a environ trois mois, la réalisation d’un plan secret qui concerne principalement l’Espagne. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Soyez plus explicite.
  
  - Il s’agit d’une campagne d’agitation sociale et politique organisée en profondeur : noyautage des syndicats, propagande subversive, revendications orchestrées, etc. etc... Or, l’Espagne étant actuellement le plus solide bastion avancé des forces militaires américaines en Europe, Washington a redoublé ses effectifs de sécurité.
  
  - Vous raisonnez très habilement, reconnut l’autre. Néanmoins, votre conclusion est fausse.
  
  Il se pinça les lèvres, parut hésiter. Puis :
  
  - Ce n’est pas Manuel Camero qui m’intéesse. Du moins, pas au premier chef. C’est quelqu’un d’autre... Et le nom de ce personnage figure sur un feuillet de votre agenda de poche.
  
  Coplan, dont le cœur battait sourdement, fut sur le point d’avancer le nom qui lui brûlait la langue. Mais il n’osa pas. L’enjeu était vraiment trop gros. C’était ici qu'il jouait sa vie à pile ou face.
  
  L’autre murmura :
  
  - Vous ne voyez pas ?
  
  - Je pourrais vous énumérer tous les noms qui figurent dans mon agenda, mais ce serait un peu long.
  
  - C’est une indication qui semble avoir été notée... comment dirais-je ?... au vol. Il y a un prénom, un nom et une ville.
  
  - Mercedes Similla, Bilbao ?
  
  - Oui, c’est bien cela. Un bon point pour vous.
  
  - Et que voulez-vous savoir à son sujet ?
  
  - Tout ce que vous savez.
  
  - Cela se résume à bien peu de chose. Cette femme est la maîtresse de Manuel Camero et tout permet de penser qu’elle ne se contente pas de l’entretenir mais qu’elle partage aussi les idées politiques de son amant.
  
  - A votre avis, où est-elle présentement ?
  
  - Dois-je comprendre que vous la recherchez ?
  
  - Exactement.
  
  Coplan eut la sensation que l’air pénétrait plus librement dans sa poitrine oppressée.
  
  - Je sais où elle est, révéla-t-il. Et je peux vous conduire jusqu’à elle.
  
  L’Hispano-Américain se tourna vers son adjoint. Les deux hommes échangèrent un regard bizarre. Le nommé Rafo, toujours agressif et sombre, ricana :
  
  - Deuxième bureau français ?
  
  - Oui, un bon point pour vous, dit Coplan du tac au tac.
  
  - C’est vérifiable ?
  
  - Quand vous voudrez.
  
  Il y eut un silence. Coplan en profita pour écraser sur le ciment le mégot qui lui grillait le bout des doigts. L’autre type, le plus jeune, questionna alors sur un ton faussement détaché :
  
  - Un de mes collaborateurs pourrait-il joindre Mercedes Similla, étant entendu que vous, vous resteriez ici comme garant et comme otage ?
  
  - En principe, c’est faisable. Mais cela dépend aussi de ce que vous êtes. En supposant, par exemple, que vous apparteniez au G-2, ou au C.I.A. ou à n’importe quel autre service de Washington, ça irait tout seul.
  
  Le silence plana derechef dans la pièce. Coplan attendait anxieusement la réponse.
  
  Mais il n’y eut point de réponse.
  
  Sur un bref signe de tête de son chef, le nommé Rafo s’avança, rassembla les effets de Francis, en fit un paquet qu’il coinça sous son bras.
  
  Sans mot dire, les deux zèbres sortirent de la cave. Une clé tourna deux fois dans la serrure, la lumière s’éteignit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Abandonné à la solitude de son cachot, Coplan se prit la tête entre les mains pour méditer. Il commença par repasser dans sa mémoire chacune des phrases de son dialogue avec ses geôliers.
  
  Avait-il gaffé ? Avait-il avancé des arguments à double tranchant ? Il ne le pensait pas. Car de deux choses l’une : ou bien ces types appartenaient au clan pro-russe, ou bien ils étaient de l’autre côté de la barricade. Dans le premier cas, leur comportement n’avait pas beaucoup de sens. En supposant même qu’ils fussent chargés de couvrir les arrières du tandem Segura-Camero, ils n’auraient certainement pas mené l’interrogatoire comme ils l’avaient fait.
  
  Dans le second cas, c’est-à-dire s’ils appartenaient effectivement à un organisme du Pentagone, leur attitude ambiguë pouvait se comprendre. Elle s’expliquait même parfaitement.
  
  Une troisième solution ?
  
  Coplan eut beau se malaxer les méninges avec vigueur pendant plusieurs heures, il ne parvint pas à échafauder une troisième hypothèse.
  
  Il tâta sa blessure, se massa longuement la nuque pour dissiper les relents de migraine qui faisaient brûler ses tempes. Les deux coups de matraque dont il avait été gratifié ne lui avaient pas fait de bien.
  
  « Si le commissaire Reynal me voyait ici, pensa-t-il encore, il changerait peut-être d’avis. Lui qui enviait ma liberté d’action ! »
  
  Bien plus tard, quand la fatigue et le sommeil commencèrent à l’engourdir, Francis n’essaya pas de lutter. Au contraire. Il s’allongea sur le ciment, se relaxa.
  
  Et, effectivement, il sombra dans l’oubli.
  
  Quand il se réveilla, rien n’avait changé.
  
  Il se leva, s’étira, fit quelques mouvements d’assouplissement, s’approcha du soupirail. Far les interstices qu’il y avait entre l’embrasure de la lucarne et la plaque de fer qui obturait la petite fenêtre, il put se rendre compte qu’il faisait jour dehors.
  
  Il traversa la cave, alla s’asseoir devant la porte, colla son oreille au vantail métallique.
  
  Patient comme un fakir hindou, il resta ainsi pendant des heures.
  
  Que la maison fût habitée, on ne pouvait en douter. On percevait des mouvements divers en différents points de l’immeuble. Des portes claquaient, des appareils électriques vibraient. Aucun bruit de voix n’arrivait cependant jusqu’au sous-sol. En revanche, il y eut plusieurs fois l’écho assourdi d’une sonnerie : le téléphone, fort probablement.
  
  Francis était toujours là, à l’écoute près de la porte, quand il identifia le frottement d’un pas de l’autre côté du panneau. Il se leva, recula.
  
  La clé tourna dans la serrure, le vantail pivota.
  
  - Buenos dias, señor Rafo, murmura Coplan, aimable. Comment allez-vous ?
  
  Sans desserrer les dents, l’Espagnol déposa par terre un plateau de bois sur lequel trônaient un bol de thé fumant, une miche de pain, une cigarette et une boîte d’allumettes.
  
  Par la porte ouverte, Coplan aperçut la silhouette d’un autre individu qui se tenait en retrait au fond de la cave contiguë. On ne voyait de lui que son pantalon de flanelle, sa ceinture, et le Colt qu’il tenait dans la main droite. Mais à la gauche de ce type, contre le mur, il y avait un gros freezer de marque américaine. Les vibrations que Francis avait entendues devaient provenir de cette armoire frigorifique.
  
  Rafo se retira, la porte se referma.
  
  Avant de toucher au petit déjeuner qu’on venait de lui servir, Coplan renifla longuement le thé fumant. Il n’avait guère envie d’être drogué.
  
  A la fin, il avala une gorgée du liquide. Le goût du breuvage n’avait rien de suspect.
  
  Tout en mastiquant son pain, il se remit à réfléchir. Il y avait donc un troisième bonhomme dans la maison. Et cet homme était chaussé de mocassins bruns qui n’avaient pas l’air de fabrication espagnole. En outre, son pistolet et le freezer étaient américains.
  
  Plutôt réconfortant, tout cela.
  
  Coplan ne mangea que la moitié de son quignon de pain. Il vida le bol de thé, alluma sa cigarette. La boîte ne contenait qu’une seule allumette, ce qui amena un sourire sur les lèvres du prisonnier.
  
  
  
  
  
  La journée s’écoula.
  
  Lorsque la nuit fut venue, Coplan. tout en se félicitant de sa prévoyance, mangea ce qui lui restait de pain.
  
  Ensuite, il essaya de dormir. Mais il fut moins heureux que la nuit précédente. Et l’aube apparut sur les bords du soupirail sans qu'il eût bénéficié d’un seul instant de vrai sommeil.
  
  Son esprit tournait sans arrêt dans sa tête. Sans profit, du reste.
  
  Vers le milieu de la matinée, l’opération ravitaillement se déroula de la même manière que la veille. Rafo déposa un plateau par terre, ramassa celui qu’il avait amené le jour précédent, se retira. Mais Coplan, rapide comme l’éclair, le rejoignit, le saisit aux épaules, s’en fit un vivant bouclier pour passer la porte.
  
  - Dois-je tirer, Mister Caron ? questionna froidement l’hercule qui assurait la protection de Rafo. Vous n’avez rien à espérer, un de mes amis vous attend là-haut. Ne faites pas le malin, ça n’arrangerait pas vos affaires.
  
  Celui-là, sans erreur possible, c’était un Yankee. Il parlait bien l’espagnol, mais avec l'accent nasillard des États-Unis. Sa chemise blanche, impeccable, moulait son torse puissant. Sur sa pochette de poitrine, deux initiales brodées : W. E. Sa grosse figure ronde aux joues poupines évoquait le businessman. Ses yeux gris étaient implacables.
  
  Coplan relâcha Rafo et dit à l’inconnu :
  
  - Je voulais seulement vous voir en entier. Je n’ai nullement l’intention de faire le malin.
  
  - Eh bien, rentrez dans votre cage alors, ordonna W. B.
  
  Coplan obéit. La porte se referma une fois de plus.
  
  Lorsqu’elle se rouvrit, vers la fin de la journée, ce fut pour livrer passage au chef de Rafo. L’Hispano-Américain arborait une expression moins soucieuse, moins tendue.
  
  - Dites-moi, Caron, fit-il d’un ton presque amène, êtes-vous toujours disposé à me conduire auprès de Mercedes Similla ?
  
  - Ma proposition tient toujours, aux conditions que je vous ai stipulées.
  
  L’autre, se croisant les bras, prononça avec une inflexion railleuse :
  
  - Vous êtes vraiment un drôle de lascar !... Je sais bien qu’on a dit que la parole avait été donnée à l’homme pour lui permettre de camoufler ses pensées, mais tout de même! Je ne comprends pas votre système de défense. Dans votre position, le mensonge systématique me paraît une méthode inutilement dangereuse. Venez...
  
  Coplan, toujours en slip, suivit son interlocuteur dans la cave voisine où se Tenaient déjà Rafo et le colosse aux initiales W. B.
  
  Rafo maugréa en épiant le regard de son chef :
  
  - Qu’est-ce qu’il raconte ?
  
  - Il maintient son offre.
  
  - Qu’est-ce que je vous avais dit ? Il bluffe pour nous endormir.
  
  - Tant pis pour lui. Allez-y...
  
  Rafo s’approcha de l’armoire frigorifique, empoigna le levier chromé, le rabaissa, tira pour ouvrir la lourde porte. Le type à la chemise blanche vint prêter main forte à Rafo. Et les deux hommes retirèrent du freezer la masse molle d’un affreux cadavre nu et blême qu’ils étendirent à plat, devant le freezer, sur le sol cimenté.
  
  - Et maintenant ? persifla le chef de Rafo en dévisageant Francis.
  
  Coplan était évidemment surpris. Mais pas au point de perdre contenance. La morte qui gisait par terre était l’exacte réplique de celle qu’il avait examinée à loisir à la morgue de l’hôpital de Biarritz, à cette différence près que celle-ci ne semblait pas avoir séjourné dans l’eau.
  
  - Vous allez peut-être rire, articula Coplan en soutenant le regard attentif que son interlocuteur appuyait sur lui, mais je vous assure qu’il n’y a pas de quoi. J’ai exactement le même cadavre à votre disposition. Le cadavre de Mercedes Similla, découvert le 15 juillet dans le lac Mouriscot, à Biarritz.
  
  - Je ne pensais pas que vous auriez le culot de persévérer dans le mauvais sens, émit le chef du trio.
  
  - Ce serait stupide de ma part, répliqua Coplan. Mais le fait est là, et je suis prêt à vous donner la preuve de ma bonne foi : le corps de feu Mercedes Similla se trouve depuis deux jours au laboratoire de police scientifique de Toulouse, aux fins d’analyse et d’examens. Je vous invite à venir vérifier sur place.
  
  - Vous n’êtes pas tellement étonné, à ce qu’il me semble ?
  
  - Vous non plus ? riposta Francis.
  
  - Votre morte a-t-elle été identifiée avec certitude ?
  
  - Non. L’enquête a abouti à une présomption d’identité. Mais comme nous recherchions depuis trois ans cette femme sous le nom de Maria Segura, c’est dans l’espoir de recueillir des précisions que j’étais venu à San Sebastian. J’ajoute que le service auquel j’appartiens avait déjà flairé la substitution de personnes. Je croyais pourtant que la vraie Mercedes Similla était vivante. Votre cadavre détruit l’idée que je m’étais faite au sujet de cette affaire.
  
  - Sur ce point-là, nous sommes d’accord. Quand nous avons découvert ce cadavre, le lundi 11 juillet, nous avons également pensé qu’il s’agissait d’un stratagème classique, et que Mercedes Similla avait eu recours à ce stratagème pour disparaître. Un des deux cadavres est celui de Rosa Simillla. la sœur de Mercedes. Mais, comme vous le dites fort justement, la mort des deux femmes pose un problème étrange.
  
  - Et plus étrange encore que vous ne vous le figurez ! enchaîna Coplan. Mercedes Similla n’a jamais eu de sœur.
  
  - Là, vous êtes dans l’erreur. Mais nous allons tirer tout cela au clair ensemble. Si vous voulez vous rhabiller, vos vêtements sont là, sur cette table. Je me présente : capitaine Rolando Rubias, de l’U.S.A.F. Actuellement détaché à la Spécial Branch. Mon adjoint Rafaelo Mauzos. Et un ami dévoué. William Brail, industriel... J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de l’inconfort de mon hospitalité ?...
  
  - Nécessité fait loi, approuva Coplan. Mais comment dois-je interpréter ce... revirement ?
  
  - J’ai réclamé des renseignements sur vous à Paris, via notre Q.G. de Cadix.
  
  Tout en se rhabillant, Francis continua à regarder le cadavre gisant sur le sol.
  
  - Il y a dix jours que vous le tenez au frais, si je calcule bien ? s’enquit-il en se tournant vers le capitaine Rubias.
  
  - Hélas, oui. Que pouvions-nous faire d’autre ?
  
  - Le remettre aux autorités légales.
  
  - Impossible. Je vous expliquerai pourquoi... Venez, je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire.
  
  Du geste, il invita Coplan à monter l’escalier de pierre qui conduisait au rez-de-chaussée.
  
  Francis déboucha dans un large couloir dallé de pierres blanches admirablement polies et astiquées.
  
  - Par ici, dit Rubias en précédant Coplan pour aller ouvrir une double porte.
  
  La maison paraissait importante.
  
  Les deux hommes pénétrèrent dans une vaste pièce très claire garnie de meubles anciens. Une autre pièce, non moins vaste, prolongeait la première. Les hautes baies donnaient sur un parc verdoyant : pelouses bien entretenues, allées de silex, buissons décoratifs et massifs fleuris.
  
  Un domestique en gilet rayé se tenait debout près d’une table Renaissance sur laquelle on avait dressé le couvert pour une personne.
  
  - On vous a préparé un lunch, dit Rubias. Je suppose que notre locataire d’en-bas ne vous a pas coupé l’appétit ?
  
  - J’en ai vu d’autres, murmura Francis.
  
  Il prit place à la table. Le domestique apporta les plats. Hors-d’œuvre, langoustines à la mayonnaise, omelette au bacon, le tout arrosé de bière fraîche.
  
  En guise de dessert, Coplan alluma une Gitane dont l’arôme lui parut exquis. En réalité, la justesse de ses déductions lui procurait un sentiment de bien-être assez voisin de l’euphorie.
  
  Comme le capitaine, assis dans un fauteuil, demeurait silencieux, Francis comprit que c’était à lui d’ouvrir le feu. Il eut le tact de ne pas faire attendre son hôte.
  
  - C’est le vendredi 15, un peu avant l’aube, commença-t-il, que trois enfants ont découvert dans les roseaux du lac Mouriscot le cadavre de Mercedes Similla...
  
  Il exposa en termes clairs et concis les éléments essentiels du dossier Maria Segura, l’enquête, les hypothèses envisagées par le S.R. français.
  
  Rubias, apparemment décontracte, écouta sans prendre de notes.
  
  - Nous sommes arrivés au même carrefour, dit-il quand Francis se tut, mais en empruntait des routes qui ne se ressemblent pas du tout... Vers la fin mai de cette année, un de nos indicateurs de Santander nous a signalé qu’il avait réussi à contacter une femme qui travaillait pour un réseau communiste et que cette femme offrait, moyennant rétribution, des informations de la plus haute importance... Le Q.G. m’a confié l’affaire, mais ce n’est qu’après deux semaines de tractations que j’ai pu entrer en relations directes avec la femme. Elle m’a fourni des références, selon l’usage, et nous avons pris un second rendez-vous. Sur ces entrefaites, mon adjoint Rafo Mauzos a procédé à l’enquête parallèle. Ses investigations ayant été convaincantes, le premier marché fut fixé au lundi 11 juillet. Mercedes Similla devait nous remettre une liste de dix noms, contre un versement de 50.000 pesetas cash. Une deuxième opération étant prévue pour le 11 août si la première se révélait satisfaisante pour les deux parties.
  
  - Où avez-vous rencontré Mercedes Similla ?
  
  - A Santander. Dans un hôtel de l’avenue Juan de Herrera.
  
  - Vous aviez pris quelques précautions ?
  
  - Naturellement. Trois de mes collaborateurs ont surveillé le lieu de contact vingt-quatre heures à l’avance. Mais tout s’est déroulé correctement. Mercedes Similla est arrivée seule; elle a loué une chambre au premier étage de l’hôtel, comme prévu. J’ai fait de même quelques heures plus tard. A l’heure H, nous nous sommes trouvés sur le même palier, comme convenu. Elle est alors venue dans ma chambre.
  
  - Quelle impression vous a-t-elle faite ?
  
  - Très maîtresse d’elle-même, excellente comédienne, rusée, cupide. Plutôt antipathique. Mais on ne peut guère exiger un certificat de moralité de la part d’un agent double.
  
  - Comment a-t-elle justifié sa trahison ?
  
  - Divergence d’opinion avec ses amis.
  
  - Je vois, opina Coplan.
  
  - Le premier échange devait donc se faire le 11 juillet, poursuivit Rubias... Quand on quitte San Sebastian par la Nationale 1 en direction de Tolosa, on traverse une localité qui s’appelle Villabona et qui est située à vingt kilomètres de San Sebastian. A la sortie de Villabona, il y a une petite route qui grimpe vers le bourg d’Amasa. Après ce bourg, il y a une forêt qui s’élève à flanc de montagne. C’est dans cette forêt, dans un endroit désert, près d’une rivière, que la rencontre devait s’opérer. Mercedes Similla comptait faire un crochet en rentrant d’une excursion au monastère de Saint Ignace de Loyola. Comme le monastère en question est une promenade classique, la chose n’avait rien d’anormal. D’autre part, il était entendu qu’elle serait seule et moi aussi.
  
  - C’était risqué, émit Coplan.
  
  - Cela fait partie de la profession, fit remarquer Rubias. Bref, quand je suis arrivé, Mercedes Similla était déjà là, au volant d’une vieille Volks... mais la femme était morte.
  
  - Les surprises de ce genre font également partie de la profession, rappela Francis.
  
  - Exactement. Mais que pouvais-je faire ? J’ai laissé ma voiture sur place, je me suis mis au volant de la Volks et je suis rentré dare-dare ici. Ne voulant à aucun prix que la presse vienne fourrer son nez dans l'histoire, je devais forcément tenir la police espagnole à l’écart. En outre, comme ce cadavre pouvait nous être utile par la suite, j’ai pensé au freezer de mon ami et compatriote William Brail.
  
  - Vous aviez déjà flairé une combine de substitution entre Mercedes Similla et sa soi-disant sœur Rosa ?
  
  - Eh bien, non. A ce moment-là, j’ignorais l’existence de Rosa Similla. Ce n’est qu’après le rendez-vous avec la morte que nous avons repris une enquête approfondie. Mais, malheureusement, c’était trop tard. Les gens que nous aurions voulu interroger avaient pris le large. J’entends par là Manuel Caimero et la sœur de Mercedes. A la pension de famille où Mercedes habitait, il n’y avait plus personne.
  
  - Quelle pension ?
  
  - La pension Gascona, à Bilbao, la ville natale des deux femmes.
  
  - Mais vous avez quand même retrouvé la piste de Manuel Camero à San Sebastian ?
  
  - Oui, grâce à la patronne de cette pension de famille.
  
  - Et depuis ?
  
  - Zéro... Le domicile de Manuel Camero est surveillé en permanence par mon équipe. C’est ainsi que vous avez été piqué au vol.
  
  Après un moment, Rubias ajouta en souriant :
  
  - Je croyais que je tenais enfin une prise de choix, mais je suis déçu.
  
  - Je vous comprends.
  
  Il y eut un long silence. C’est Coplan qui le rompit en murmurant :
  
  - Le seul point à retenir, c’est que nos enquêtes respectives, aussi bien la vôtre que la mienne, nous ont littéralement téléguidés vers le même endroit : le 317 de la calle San Martin. On peut en déduire que toute l’affaire a été soigneusement élaborée pour nous mener vers un cul-de-sac.
  
  - Cela saute aux yeux, approuva le capitaine. Mais le fait qu’il y ait deux cadavres implique surtout que nous nous trouvons en présence d’une affaire dont on a sciemment brouillé les données. La confusion de personnes, préparée de cette façon et réalisée aux dépens des deux femmes, c’est du travail de spécialiste.
  
  Coplan fit une grimace dubitative.
  
  - Je ne suis pas entièrement d’accord avec vous, capitaine, prononça-t-il d’un air songeur. Que nous soyons en présence d’un travail de spécialiste, je vous le concède. Mais, d’autre part, je suis intimement persuadé que l’affaire est beaucoup moins compliquée qu’elle ne le paraît.
  
  - Eh bien, qu’est-ce qu’il vous faut alors ! s’exclama Rubias. Expliquez-moi votre point de vue, cela m’intéresse.
  
  - Il ne s’agit pas d’un point de vue, rectifia Francis, il s’agit d’une affirmation basée sur des expériences concrètes. Je ne parle pas de moi, bien entendu. Mais je connais personnellement des agents secrets auxquels on a confié la mission de brouiller des pistes. Le résultat final de leur boulot n’était pas moins convaincant que celui de Manuel Camero, je vous en donne ma parole.
  
  - Oui, vous avez sans doute raison, admit Rubias. Il y a un art d’enchevêtrer une boule de ficelle qui défie les doigts les plus agiles,
  
  - La seule solution raisonnable consiste alors à flanquer la boule de ficelle au panier, souligna Coplan.
  
  - Vous n’êtes pas encourageant. Et, de toute manière, je n’ai pas le droit de faire ce que vous dites. Je suis payé pour démêler l’écheveau, coûte que coûte.
  
  - Rassurez-vous, c’est aussi mon intention. Et il y a déjà un point sur lequel vous pourriez utilement me documenter : qui sont ces gens qui habitent dans le même immeuble que Camero et Maria Segura alias Mercedes Similla ?
  
  - Alvaro Vasquez ?
  
  - Oui.
  
  - C’est un grossiste en produits pharmaceutiques.
  
  - Régulier ?
  
  - Oui. Il a l’exclusivité des médicaments fabriqués par les laboratoires Gayar et Wohler, une grosse boîte dont la réputation est au-dessus de tout soupçon.
  
  - Et sa fille ?
  
  - Rien de louche de ce côté-là.
  
  - Vous avez épluché la vie de ces gens ?
  
  - Vous pensez ! A la loupe, si j’ose dire. Mon adjoint Rafo Mauzos a gratté leur curriculum jusqu’à l’os.
  
  - Et le personnel de la boutique ?
  
  - Examiné également... D’ailleurs, mon adjoint continue à les tenir à l’œil.
  
  - Je m’en suis rendu compte, fit Coplan sans rancune. Mais dans ce cas, j’en suis réduit à renverser la vapeur.
  
  - Cela veut dire quoi ?
  
  - Que je repars à zéro. San Sebastian était mon unique piste...
  
  - Nous en sommes au même point, constata l’Américain, amer.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan, allergique au découragement, reprit d’un ton calme :
  
  - En conjuguant nos efforts et nos moyens, nous devons arriver à un résultat tôt ou tard. Vous êtes de mon avis ?
  
  - A condition de ne pas travailler dans le vide, objecta l’agent américain. Avez-vous une idée ?
  
  - Les analyses du laboratoire vont peut-être me fournir des repères inédits, avança Francis. Je garde un espoir de ce côté-là. Vous devriez faire la même chose. La nature du poison, la nourriture ingurgitée, la provenance des vêtements, etc... Un cadavre n’est jamais à négliger... En confrontant nos résultats, une étincelle peut jaillir.
  
  - Car vous vous figurez que c’est commode pour moi d’envoyer mon macchabée aux États-Unis ?
  
  - Confiez-le moi, proposa Coplan, imperturbable. Ce n’est pas difficile : vous le mettez sur un de vos bateaux, à Cadix, je préviens nos services de douane, vous débarquez le colis à Bordeaux et nous le transportons à Toulouse. Ainsi, les deux sœurs - qui ne sont pas des sœurs - seront réunies. Cela nous donnera en tout cas une chance de plus de savoir laquelle est la véritable Maria Segura.
  
  - Votre idée n’est pas mauvaise, réellement, articula Rubias. Je vais en référer à mes supérieurs.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, en fin d’après-midi, Coplan et le capitaine Rubias arrivaient ensemble au laboratoire de police scientifique de Toulouse.
  
  Pendant ce temps, le cadavre que détenait l’équipe américaine voguait au large des eaux territoriales espagnoles.
  
  Coplan et son compagnon furent accueillis par le commissaire-principal Neveux, un des chefs du labo (En vertu d’une loi de 1943, les chefs de laboratoires de polices sont en même temps officiers de police judiciaire). Le commissaire conduisit ses visiteurs vers la salle où les spécialistes s’occupaient de Maria Segura.
  
  - Où en sommes-nous ? questionna le commissaire à l’un des hommes en blouse blanche.
  
  - Comme vous le voyez, chef, répondit le technicien en montrant le minuscule moulin à viande posé devant lui sur l’établi. Nous continuons les analyses des toxiques.
  
  Coplan, les sourcils arqués, regarda le capitaine Rubias puis demanda au laborant :
  
  - Vous mijotez une drôle de cuisine, dites donc. C’est une pâtée pour vos chats ?
  
  - Oui, c’est à peu près ça ! répliqua le spécialiste. Je suis en train de moudre un échantillon du foie de votre cliente. Jusqu’à nouvel ordre, les résultats corroborent les prévisions envoyées par Paris. Barbiturique soluble...
  
  - De quelle provenance ?
  
  - Mystère... Mais il s’agit d’un produit qui n’est catalogué dans aucun laboratoire européen. Du moins, officiellement. Et qui ne se trouve pas non plus dans les meilleures pharmacies, comme on dit.
  
  - Bon appétit, grommela Coplan.
  
  - Merci, dit l’autre, apparemment peu écœuré par les morceaux de viscères qu’il manipulait en toute sérénité.
  
  Le commissaire Neveux entraîna ensuite ses visiteurs vers la salle voisine. Là, des femmes en blanc, penchées sur de longues tables, maniaient des tissus et des flacons de produits chimiques. Dans un coin de la pièce, deux hommes travaillaient au microscope.
  
  Un des deux hommes se leva, répondit aux questions de son chef. A l’exception du fameux soutien-gorge, tous les autres vêtements de Maria Segura étaient de fabrication espagnole.
  
  Les examens étaient d’ailleurs pratiquement terminés.
  
  Un seul indice particulier à signaler : on avait découvert, incrusté dans le tissu de la jupe de la morte, d’infimes parcelles de poussière d’or que le séjour dans l’eau n’avait pas éliminées.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  C’est le 27 juillet - c’est-à-dire cinq jours après leur visite au laboratoire de Toulouse - que Coplan et le capitaine Rubias reçurent le rapport complet des analyses concernant les deux cadavres de l’affaire Segura.
  
  Coplan et l’officier américain ne s’étaient plus revus depuis ce voyage, mais ils étaient restés en liaison par téléphone. L’agent du G-2, venu tout exprès à Biarritz, empocha sans sourciller le fascicule dactylographié que Francis lui remit.
  
  - Je lirai cela à tête reposée, murmura-t-il. Mais comme je suppose que vous avez déjà pris connaissance de votre exemplaire, donnez-moi votre opinion.
  
  - Je vous ai téléphoné dès réception des documents, dit Coplan, et je n’ai fait que les parcourir. En gros, les examens n’apportent rien de décisif mais ils confirment la plupart de nos hypothèses. C’est bien le même poison d’origine inconnue qui a provoqué la mort des deux femmes. Toutes les deux avaient pris un copieux repas avant d’ingurgiter la substance mortelle. Cependant, les parcelles de nourriture recueillies entre les dents de nos clientes n’ont pas la même composition. Il semble que ma bonne femme aurait consommé un repas cuisiné à la mode française, tandis que Rosa aurait fait son gueuleton en Espagne.
  
  - Ce qui corrobore également nos prévisions.
  
  - Oui, comme je vous le disais.
  
  - Et sur le plan gynécologique ?
  
  - Même rengaine, émit Coplan. Comme nous le savions déjà, Mercedes s’est tapé un dessert amoureux avant de faire le plongeon.
  
  - Les deux plongeons, corrigea Rubias avec flegme. Dans le néant et dans le lac.
  
  - Par contre, continua Francis, le rapport est formel au sujet de Rosa : elle était chaste depuis de longues années. Et ceci me fait penser que c’est bien Maria Segura qui est morte en territoire français. La biographie fragmentaire que nous possédons d’elle démontre qu’elle n’était pas moins amoureuse que joueuse.
  
  - Et cette histoire de poudre d’or ?
  
  - Le mystère demeure entier, sauf la précision suivante : ces traces n’existent pas sur la jupe de votre morte. D’où je conclus que Mercedes fréquentait un endroit où sa sœur n’allait pas. C’est vague, j’en conviens.
  
  - En résumé, nous ne sommes pas avancés.
  
  - Non. Mais vous ? J’ai cru comprendre au téléphone que vous aviez du nouveau ?
  
  - J’ai du nouveau depuis ce matin, en effet, Toutefois, je préférais vous en parler de vive voix. Un de nos correspondants de la région a fait pour nous des recherches à l’état-civil. Les deux sœurs Similla sent nées à Portugalete; c’est la ville qui se trouve à une dizaine de kilomètres en aval de Bilbao... Rosa, l’aînée, a treize mois de plus que sa sœur Mercedes. Elle est née en 1899. l’autre en 1900. Famille pauvre, pour ne pas dire misérable, puisque le père était manœuvre au chantier naval. D’après les registres, la mère est morte en 1912. Que sont devenues alors les deux fillettes ? On ne le sait pas ; mais si l’on songe qu’elles ont dû se débrouiller très jeunes, dans un port tel que Bilbao, il est probable qu’elles ont suivi la pente la plus naturelle et qu’elles ont pratiqué la profession la plus ancienne du monde. Du reste, ni l’une ni l’autre ne s’est mariée. En juillet 1922, Mercedes est partie en Argentine. Elle y est restée trente-cinq ans. Quand elle est rentrée au pays natal, nantie d’un certain magot, elle s’est, installée avec sa sœur Rosa à San Sebastian. Voilà ce que disent les documents officiels.
  
  Coplan se contenta d’opiner du bonnet. L’Américain poursuivit :
  
  - Sur la foi de ces renseignements, on peut aisément imaginer ce qui s’est passé, Mercedes n’est probablement jamais revenue d'Argentine, et c’est votre Maria Segura qui a endossé son identité légale.
  
  - Clair comme de l’eau de roche, approuva Francis. Le stratagrème est devenu banal depuis les chambardements qui ont suivi la dernière guerre. Et le choix de Maria Segura s’explique : les deux femmes se ressemblaient suffisamment pour avoir l’air d’être deux sœurs. De plus, la combine arrangeait bien notre suspecte. Ce n’est pas pour rien qu’elle était espionne de carrière, ex-épouse de notaire ! Elle savait l’usage que l’on peut faire d’un sosie. Notamment, pour venir en France malgré les avis de recherche.
  
  - Ce premier résultat m’incite à pousser mes investigations. Il y a toujours un lien qui nous manque mais que nous pouvons sans doute retrouver : Paco Segura. Ce mécanicien de la marine marchande espagnole qui a épousé votre suspecte et oui a disparu par la suite ne peut pas être un simple figurant. Il doit être dans le coup.
  
  Coplan esquissa une moue sceptique.
  
  - Vous croyez ? dit-il.
  
  - N’oubliez pas que c’est un mariage de complaisance, destiné à conférer la nationalité espagnole à la veuve Wilden née Melstein, qui a permis à cette femme de vivre en Espagne sans carte d’étrangère.
  
  - D’accord, mais la complaisance de ce Paco Segura n’implique pas forcément une connivence politique. Ce n’est peut-être qu’une affaire de gros sous. Un matelot, travaillé entre deux cuites, peut se prêter à beaucoup de choses du moment qu’on lui refile un paquet de fric.
  
  - N’empêche, rétorqua le capitaine. En refermant progressivement le cercle « Bilbao-Segura-Similla », on peut découvrir un fil d’Ariane.
  
  - Oui, bien sûr, marmonna Francis assez peu convaincu.
  
  Sa réticence étonna d’ailleurs Rubias.
  
  - Vous êtes sceptique, à ce que je vois ? dit-il en dévisageant Coplan.
  
  - Oui. Et je vous ai déjà dit pourquoi. Depuis notre voyage à Toulouse, j’ai encore réfléchi à notre affaire, vous vous en doutez. Je l’ai étudiée sous toutes les optiques possibles et imaginables. Et, plus que jamais, je me méfie... Certes, en poussant vos investigations dans le sens que vous m’indiquez, vous trouverez peut-être un fil d’Ariane. Vous en trouverez peut-être dix, et peut-être vingt, pourquoi pas ? Mais, à mon avis, ils ne vous mèneront nulle part.
  
  - La cause est donc perdue, selon vous ?
  
  - Oui, dans la mesure où nous nous entêtons à emprunter les routes que Manuel Camero a tracées d’avance à notre intention.
  
  Et j’irai plus loin, capitaine. A votre place, j’arrêterais dès maintenant les frais en ce qui concerne le 317 de la calle San Martin à Saint-Sébastien. Tout ce qui tourne autour de cette adresse est non seulement inutile mais nocif. Remarquez que c’est dans votre intérêt que je parle ici.
  
  - Je ne vous suis pas très bien.
  
  - Selon moi, martela Coplan d’une voix catégorique, chacun des hommes que vous envoyez pour surveiller cet immeuble se fait automatiquement repérer. Comment, je n’en sais rien. D’une maison voisine, vraisemblablement. Mais c’est le coup classique pour identifier les membres d’un réseau de sécurité. Croyez-en mon expérience.
  
  Rubias, ébranlé, resta un long moment pensif et silencieux.
  
  - Vous devez avoir raison, dit-il enfin. Je vais mettre un terme à cette surveillance et essayer d’échafauder un autre plan d’action. Toutefois, j’aimerais retrouver la trace de ce Paco Segura. Sa disparition m’intrigue.
  
  - Cela ne fera de tort à personne, murmura Francis, moins tendu.
  
  - Je vous téléphonerai, promit l’Américain en se préparant à prendre congé.
  
  
  
  
  
  Le soir de ce même jour, vers dix-neuf heures, quand le commissaire Reynal et Christian Malvart - l’assistant de Coplan - revinrent au commissariat, ils trouvèrent Francis dans un état proche de la liquéfaction.
  
  En bras de chemise dans la petite pièce où il avait établi son Q.G., le front en sueur, les cheveux en désordre, Coplan avait l’air crevé. Sa table de travail était encombrée de feuillets recouverts de notes tracées en rouge, en vert, en noir et en bleu. Le vieux cendrier de porcelaine débordait de mégots; les fenêtres étaient hermétiquement closes, l’air épaissi de fumée.
  
  - Alors ? maugréa Coplan en levant la tête. Rien à signaler ?
  
  - Rien, laissa tomber Reynal.
  
  Depuis six jours, Reynal et Malvart sillonnaient la région dans l’espoir de découvrir un indice au sujet de Maria Segura ou de la Ford-Taunus de Manuel Camero. Les garages, les hôtels, les postes douaniers, les pensions, ils passaient tout au crible. En vain, hélas.
  
  Reynal, qui ne faisait pour ainsi dire que cela depuis dix-sept ans, n’était guère affecté par le côté ingrat de ce job.
  
  - Vous avez l’air d’un chien qui ronge un os, plaisanta-t-il en regardant Francis. Vous avez l’œil rageur.
  
  Coplan se leva, s’étira. Un pâle sourire se dessina sur ses lèvres.
  
  - Avouez que je n’ai pas de chance, dit-il au policier. Pour une fois que j'avais l’occasion d’en mettre plein la vue à un admirateur, je sèche ! C’est vexant.
  
  Reynal se pencha sur la table, parcourut les notes de Coplan.
  
  - Dites donc, vous l’avez drôlement décortiqué, le rapport du laboratoire ! marmonna-t-il.
  
  - Pour ça, oui ! répliqua Francis. Je crois que je suis en mesure de vous réciter les dix-huit feuillets par cœur.
  
  - Rien trouvé ?
  
  - Non, rien de valable.
  
  - Nous sommes donc à égalité, conclut Reynal en se laissant choir sur une chaise.
  
  Il allongea ses jambes et murmura :
  
  - Je reconnais que vous aviez raison de dire que mes criminels sont des enfants de chœur en comparaison des vôtres... Deux cadavres et pas de piste, c’est extrêmement rare chez nous. Nos tueurs manquent de classe.
  
  Coplan rassembla tous ses papiers, les fourra dans une chemise cartonnée.
  
  - J’en ai marre, soupira-t-il. La nuit porte conseil, je reprendrai ça demain matin.
  
  Il sortit, grimpa dans sa D.S.
  
  Après avoir dîné au restaurant de son hôtel, il fit une promenade de détente par le bord de mer. Ensuite, il s’enferma dans sa chambre avec l’annuaire des abonnés du téléphone de tout le département des Basses-Pyrénées.
  
  Le lendemain, un peu avant dix heures du matin, il commençait sa tournée. Rien que pour Biarritz, il avait noté une trentaine de visites à faire. Il entra d’abord chez un décorateur de la rue Gambetta avec lequel il bavarda pendant un bon quart d’heure. De là, il se rendit chez un marchand de cadres de l’avenue Victor-Hugo. Puis, chez un imprimeur. Ensuite, chez un fabricant d’articles de bazar.
  
  Il avait laissé sa D.S. au garage de l’hôtel, préférant la marche à pied qui lui permettait de manœuvrer plus librement et de mieux concentrer son attention sur le pôle d’intérêt qu’il s’était fixé.
  
  Lorsque sa montre-bracelet marqua midi, il interrompit sa tournée pour aller prendre un Dubonnet à la terrasse du « Royalty », place Clemenceau.
  
  En bavardant avec les commerçants qu’il avait rencontrés, il avait appris pas mal de choses et il se sentait en progrès dans la connaissance du sujet qui le préoccupait.
  
  A trois heures, il reprit ses démarches...
  
  Le jour suivant, avec le même fatalisme obstiné, il s’attaqua à la deuxième ville inscrite dans son programme : Bayonne. Il s’y rendit en voiture, commença à prospecter.
  
  Vers cinq heures de l’après-midi, alors qu’il en était à sa quinzième visite, quelque chose se produisit qui déclencha une sorte de branle-bas dans sa tête.
  
  Francis était à ce moment-là en pleine conversation avec le patron d’un dépôt de fournitures générales pour peintres en bâtiments et décorateurs. Le patron en question, un homme âgé d’une soixantaine d’années, au visage sanguin et couperosé, était l’amabilité même.
  
  - Je ne veux favoriser personne, répéta-t-il, mais je vous recommande Bauer parce que c’est un artisan sérieux. Et dont les prix sont honnêtes.
  
  - C’est exactement ce qu’il me faut, acquiesça Coplan. Quelle est son adresse ?
  
  - Eh bien, ce n’est pas facile à trouver. C’est de l’autre côté de la ville. Vous devez passer le pont Saint-Esprit, prendre sur votre droite le boulevard d’Alsace-Lorraine, remonter le boulevard Jaurès, dépasser la voie du chemin de fer et longer le sentier de Suhas. Au bout du sentier, il y a une grosse villa de style basque avec un rez-de-chaussée surélevé. La villa est entourée de haies, le ruisseau est à droite. Les ateliers occupent une dépendance, au fond du jardin.
  
  - Il n’y a pas d’écriteau ?
  
  - Non, et on ne voit pas l’atelier du sentier. Mais vous trouverez bien quelqu’un qui vous expliquera si vous vous perdez. Erich Bauer, retenez le nom, c’est le principal.
  
  Coplan se mit en route.
  
  Il dut effectivement traverser toute la ville. Ni l’admirable Château-Vieux ni la ravissante rue Port-Neuf ne retinrent son regard. Il était bien trop excité pour se laisser distraire.
  
  Il lui fallut plus d’une demi-heure pour arriver à destination. Et lorsqu’il aperçut le gros chalet qui se profilait à l’extrémité du sentier, derrière des haies, il s’arrêta.
  
  Était-il victime d’un emballement provoqué par une sorte d’auto-suggestion ? C’était fort possible. Mais, en tout cas, l’impression qu’il ressentait était d’une acuité de plus en plus extraordinaire. L’impression d’avoir mis dans le mille.
  
  Le décor lui-même collait.
  
  Changeant soudain d’idée, Francis fit demi-tour. Il rejoignit sa D.S. qu’il avait parquée sur la place de la Liberté. Les sept kilomètres qui séparent Bayonne de Biarritz furent couverts en quelques minutes. Le commissaire Reynal était encore à son bureau.
  
  - J’ai besoin de votre collaboration, dit Coplan au policier. Pourriez-vous, dans l’heure, me procurer des tuyaux sur le sieur Erich Bauer, domicilié à Bayonne ?
  
  - Oui, bien sûr.
  
  - Eh bien, allez-y. Mais avec le maximum de discrétion. Son état-civil et son casier judiciaire me suffiraient pour commencer.
  
  - Entendu, acquiesça Reynal en se levant.
  
  - Où est Malvart ?
  
  - Dans le bureau du planton. Ils sont lancés dans un formidable tournoi de 421.
  
  - O.K. Je vais le cueillir en passant. J’ai besoin de lui aussi.
  
  - Vos accus sont bougrement survoltés, constata Reynal, intrigué.
  
  - Si tout va bien, je vais peut-être remonter dans votre estime, lança Coplan en sortant.
  
  
  
  
  
  La nuit était tombée quand Coplan et Malvart débarquèrent de la D.S. rangée sur l’esplanade de la gare du Midi, à Bayonne.
  
  Les deux hommes s’engagèrent à pied dans la rue Maubec.
  
  
  
  
  
  Cette fois, Coplan avait repéré son itinéraire sur un plan détaillé de la ville.
  
  Par une succession de petites rues, d’allées, de sentiers presque campagnards, ils arrivèrent bientôt à la villa du nommé Bauer, mais derrière la bâtisse.
  
  Le bâtiment annexe paraissait désert, aucune des trois fenêtres de l’atelier n’étant éclairée. En revanche, il y avait de la lumière au rez-de-chaussée de l’habitation.
  
  Pour Coplan, il ne s’agissait que d’une mission de reconnaissance : se faire une opinion quant à la disposition des lieux, vérifier le nombre de personnes qui occupaient la villa, etc...
  
  Après un quart d’heure d’observation, les deux hommes passèrent à l’action. Se glisser entre les hauts buissons de la haie ne fut qu’un jeu d’enfant. Pénétrer dans l’atelier, c’était déjà plus délicat.
  
  - Par le garage ? suggéra Malvart. Il y a une lucarne d’aération... Le garage et l’atelier communiquent peut-être par une porte, comme c’est généralement le cas ?
  
  - Excellente idée, approuva Francis.
  
  - Si j’y allais ? proposa Malvart. Je suis moins large d’épaules que vous, je passerai plus facilement.
  
  - D’accord. Je resterai de garde. Je me charge de créer la diversion en cas de pépin. Prenez ma torche. Le faisceau est bleuté, mais évitez quand même de l’orienter vers la maison. Et n’oubliez pas que c’est un tour d’inspection sans plus. Ne touchez à rien, abstenez-vous de toute initiative inconsidérée.
  
  - J’ai parfaitement compris.
  
  Coplan fit de ses deux mains jointes la courte échelle afin de permettre à son assistant d’agripper les châssis de la petite fenêtre entrouverte.
  
  Malvart se hissa d’un rétablissement souple et silencieux, enjamba le rebord inférieur de la lucarne, se mit à califourchon après avoir repoussé très doucement la vitre à croisillon. Un gymnaste olympique n’aurait pas réussi avec plus d’aisance ce numéro d’acrobatie en force.
  
  Ayant repéré à la torche son point d’atterrissage, Malvart se laissa couler dans le garage.
  
  A la vive stupeur de Coplan, la silhouette de Malvart réapparut moins de trois secondes plus tard. Francis l’aida à reprendre pied dans le jardin.
  
  Malvart, bouleversé, articula entre ses dents :
  
  - Tonnerre de Dieu, tenez-vous bien. La première chose que je vois dans ce garage, c’est une bagnole recouverte d’une housse : une Taunus beige et bleue, sans plaques d’immatriculation !
  
  Coplan dut se retenir pour ne pas lâcher un triomphal cri de guerre.
  
  - Filons, chuchota-t-il, les yeux luisants comme ceux d’un loup dans la nuit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  A Biarritz, le commissaire Reynal attendait sans impatience le retour de ses deux confrères parisiens. Lorsque ceux-ci arrivèrent, il nota d’emblée la tension intérieure que trahissaient leurs traits.
  
  - Un coup dur ? questionna-t-il.
  
  - Oui, pour nos adversaires ! lança Coplan d’un ton vindicatif. Mais, à vous la main : avez-vous mes renseignements ?
  
  Le policier tendit une fiche à Francis en disant :
  
  - Deux fois rien. Votre Bauer, c’est un monsieur-tout-le-monde. Pas de casier, jamais de conflit avec l’administration, excellent contribuable.
  
  Coplan parcourut la fiche :
  
  BAUER, Erich, Thomas, né à Strasbourg le 25 mai 1923, de Bauer Frédéric et de mère inconnue. Exempté définitif du service militaire pour malformation physique (cir. « C.R Bas-Rhin 6345 )J. Domicilié à Bayonne, Sentier de Suhas, en date du 12 octobre 1951, venant de Strasbourg. Reg. Com. : 3279. Profession : ébéniste-restaurateur. Célibataire. Propriétaire de son habitation (acte notarié B.E. 318-51 - v/cadas.)
  
  - Comme vous dites, grommela Coplan, c’est monsieur-tout-le-monde. Le tout est de savoir pourquoi il cache dans son garage une Taunus beige et bleue sans plaques de roulage et qui ressemble fichtrement à celle de Manuel Camero.
  
  - Quoi ? sursauta Reynal.
  
  Coplan exultait.
  
  - Malvart est là pour vous le confirmer, dit-il en se frottant les mains avec vigueur. C’est lui qui l’a vue.
  
  Reynal se renversa contre le dossier de sa chaise, se tortilla pour placer sa jambe droite sur son genou gauche, se croisa les bras et prononça d’une voix décidée :
  
  - Alors là, j’aimerais bien que vous m’expliquiez ! Ou bien vous m’avez bourré le mou, ou bien vous êtes prestidigitateur.
  
  - Mes méthodes ne sont pas toujours orthodoxes, mais elles sont toujours scientifiques, protesta Francis avec une moue de réprobation.
  
  Il se laissa tomber dans un fauteuil de cuir dont les bras avait la pelade, sortit son paquet de Gitanes, alluma une cigarette. Après quoi, il reprit :
  
  - Contrairement à ce que vous insinuez, je suis resté fidèle aux théories que je vous énonçais dès le début de notre collaboration, commissaire. Rappelez-vous mes premières conclusions et la ligne de conduite que j’en déduisais : les seuls indices valables seront ceux que Camero et sa clique ne seront pas censés connaître. J’ai d’ailleurs répété ces paroles au capitaine Rubias, et c’est en partant de ce principe que j’ai épluché le volumineux rapport du laboratoire de Toulouse. Or, dans tous ces examens, un seul fait concret m’a paru conforme au critère de base que j’avais choisi : les traces de poudre d’or sur la jupe de Maria Segura. Ces traces n’étant pas visibles à l’œil nu, Camero pouvait soit les ignorer soit les négliger. C’est là-dessus que j’ai axé mon esprit. Quels sont les corps de métier qui utilisent de l’or en poudre ou en feuilles ? Les décorateurs, les peintres, les imprimeurs d’emballages de luxe, les fabricants de jouets, etc... Vérifier tout cela, c’était un gros morceau. Néanmoins, je...
  
  - Juste ciel ! s’exclama Reynal en levant les bras. Mais vous pouviez chercher ainsi jusqu’à la fin de votre carrière !
  
  - N’exagérons rien, rétorqua Francis. Je m’étais assigné un périmètre raisonnable. Je ne comptais pas prospecter toutes les villes de France et de Navarre. J’avais au moins deux points de repère : comme Maria Segura venait régulièrement jouer à la roulette à Biarritz, elle ne pouvait pas installer son pied-à-terre à cent kilomètres du casino. Deuxièmement, son dossier indique d’une façon très nette qu’elle a toujours été une spécialiste des zones frontière, en Alsace comme en Savoie. C’est ce qu’on appelle en terme de métier une « passeuse ».
  
  - Bon, cela me parait irréfutable, admit Reynal. Mais je ne vois toujours pas le rapport entre vos recherches et cet ébéniste alsacien.
  
  - Ce rapport, je ne l’aurais sûrement pas vu, moi non plus, si je n’avais pas été mis sur la voie par un professionnel... Ce sont presque toujours les marchands de couleur qui vendent l’or en feuilles. J’ai donc interrogé, entre autres, un grossiste de Bayonne. Et c’est ce brave homme qui m’a mis la puce à l’oreille en me parlant d’un ébéniste alsacien spécialisé dans la dorure sur bois, la patine, la restauration des cadres anciens...
  
  - Mais comment avez-vous deviné que cet artisan pouvait être suspect ?
  
  Coplan hésita, abaissa ses yeux sur sa cigarette.
  
  - Eh bien là, reconnut-il d’une voix pensive, je ne sais pas ce qui s’est passé. Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’ai ressenti un choc... Le mot « alsacien » peut-être ? Maria Segura est Alsacienne... De toute manière, je serais allé voir ce type comme je suis allé en voir une trentaine d’autres. Mais quand j’ai aperçu sa villa, si discrète, si bien à l’abri de la curiosité publique, si imposante pour un petit ébéniste, ma conviction était faite.
  
  - C’est marrant, murmura Reynal. Vous avez vraiment ce sixième sens dont les chasseurs de fauves parlent à propos des tigres dans la brousse. Il paraît que ces animaux devinent à quel endroit ils ont le plus de chance de rencontrer une proie...
  
  - En toute honnêteté, je dois vous signaler que ça ne réussit pas toujours, rectifia Coplan. Ainsi, pour vous citer un exemple récent, il m’est arrivé au début de cette année d’user une paire de chaussures à Athènes sans dénicher ma proie (Voir : « Les Silences de Coplan »).
  
  - Et d’après vous, quels peuvent être les liens obscurs qui relient ce Bauer à notre affaire ?
  
  - Je l’ignore, évidemment. Mais j’espère que nous serons renseignés là-dessus très bientôt.
  
  - Vous le coffrez ?
  
  - Grands dieux, non ! Nous allons enfermer notre homme dans le dispositif de surveillance pour récolter le maximum de tuyaux. C’est d’ailleurs de votre ressort, la mise en place de la grille. Et je compte sur vous pour que Bauer ne se doute de rien et qu’on ne touche pas à un cheveu de sa tête.
  
  - Euh oui, acquiesça le commissaire d’un ton un peu embarrassé. A vrai dire, je suis obligé de recourir à mes collègues de la D.S.T. Les tables d’écoute, la poste, les filatures par relais-radio, c’est leur boulot. Vous avez sans doute le droit de passer par-dessus la délimitation des pouvoirs, mais pas moi.
  
  - Faites les choses régulièrement, conseilla Coplan. Nous aurons besoin d’effectifs nombreux et les gars de la D.S.T. ne seront pas de trop pour nous donner un coup de main.
  
  - On commence quand ? demanda Reynal.
  
  - Maintenant, tout de suite. Je suppose que votre épouse doit me détester, mais je n’y suis pour rien. En matière d’espionnage, le temps travaille toujours pour l’adversaire.
  
  - Parfait, je vais m’y mettre. Et vous ?
  
  - Je rentre à Paris cette nuit même, en voiture. Je reviendrai dans quarante-huit heures. Malvart me remplacera à vos côtés.
  
  
  
  
  
  En fait, Coplan ne fit qu’une halte extrêmement brève à Paris. Il eut une conférence d’une demi-heure avec le Vieux, et il reprit aussitôt la route au volant de sa D.S.
  
  Il arriva à Strasbourg un peu avant seize heures, se rendit immédiatement aux bureaux de l’état-civil. Grâce aux lettres officielles que le Vieux lui avait remises, il put mobiliser un chef de service et il obtint à une vitesse record les renseignements qu’il désirait.
  
  A dix-sept heures vingt-cinq, il rangeait sa voiture dans la rue de Wasselonne, à quelques pas d’un garage. Plusieurs usines de ce quartier industriel - qui s’étend à l’ouest de la ville - lâchaient déjà leur personnel. Un bruyant tohu-bohu de motos, de vélos, de piétons animait la rue.
  
  Le 213 était occupé par un atelier de petite construction mécanique. Coplan franchit la porte cochère dont les deux vantaux étaient grands ouverts, longea un couloir, déboucha dans une cour pavée, se dirigea vers un escalier qui s’amorçait à gauche. Arrivé au premier étage, il sonna, Une vieille femme au visage ridé, aux cheveux gris, vint ouvrir la porte.
  
  - Madame Schenck ? s’enquit Francis.
  
  - Oui, monsieur, c’est moi.
  
  - Je m’excuse de vous déranger, je viens de la part de la Sécurité sociale.
  
  - Entrez, monsieur.
  
  Coplan pénétra dans un modeste hall qui sentait le chou.
  
  - Un simple renseignement, dit-il. Vous habitez ici depuis longtemps, je crois ?
  
  - Depuis vingt-deux ans, monsieur.
  
  - Vous avez connu l’ébéniste qui occupait l’atelier d’en bas, il y a une dizaine d’années ?
  
  - M. Bauer ?
  
  - Oui, confirma Coplan en faisant mine de compulser les papiers qu’ils avait extraits de sa poche. Erich Bauer...
  
  - Oui, je l’ai très bien connu.
  
  - Est-ce que vous pourriez me dire où il habite actuellement ?
  
  - Je sais que c’est quelque part dans le Midi, mais je ne pourrais pas vous dire son adresse.
  
  - Il s’agit d’une affaire de pension... Est-ce qu’il n’est pas invalide ou mutilé ?
  
  - Il a un bras qui est estropié. Le bras gauche, oui... Un peu paralysé, comme ça... Mais ça ne l’empêche pas de travailler. C’est un très bon menuisier. Il faisait surtout des cadres, des sculptures dans le bois... Un homme très comme il faut. Tout le monde l’aimait beaucoup dans la maison.
  
  - Il n’est pas marié d’après ce que je vois ici, sur mes notes.
  
  - Non, mais il s’est peut-être marié là-bas.
  
  Coplan exhiba négligemment la photo de Maria Segura. et le portrait-robot de Manuel Camero.
  
  - Vous n’avez jamais vu ces deux personnes en visite chez M. Bauer ?
  
  - Je vais mettre mes lunettes, s’excusa la vieille.
  
  Elle disparut, revint avec des lunettes à monture de fer qu’elle ajusta sur son nez. Elle prit les deux clichés que Francis lui tendait.
  
  - Oui, naturellement, s’exclama-t-elle, c’est Mme Suzanne, sa mère. Une très bonne personne. Elle habite en Amérique. Elle est venue ici pendant trois semaines, environ deux ans avant le déménagement de M. Bauer... L’autre monsieur, je ne le connais pas.
  
  - Merci, dit Coplan.
  
  - Vous trouverez sûrement l’adresse de M. Bauer au bureau de la ville, suggéra la brave vieille.
  
  - C’est ce que je vais faire. Encore merci, madame Schenck.
  
  - De rien, monsieur.
  
  Coplan, en remontant dans sa voiture, ne put s’empêcher de penser que la réalité dépasse toujours tout ce qu’on peut imaginer. Ainsi donc, la volage épouse du notaire Wilden avait eu un enfant adultérin dont la police n’avait jamais soupçonné l’existence. A part cela, la mère et le fils étaient des gens « si convenables ».
  
  Mettant le cap sur le sud-ouest, Coplan s’arrêta à Dijon pour dîner et loger. De sa chambre d’hôtel, il expédia un télégramme au Vieux.
  
  Cette nuit-là, il dormit comme un loir. Et comme il avait dix heures de sommeil à rattraper, il fit la grasse matinée le lendemain.
  
  
  
  Il arriva à Biarritz sur le coup de neuf heures du soir. Au commissariat, Christian Malvart assurait la permanence en compagnie d’un inspecteur de la D.S.T., un nommé Tillon, un costaud d’une quarantaine d’années, au visage anguleux, aux cheveux poivre et sel, au sourire amer.
  
  Malvart, après les présentations sommaires, ajouta pour l’édification de son chef :
  
  - Notre collègue vient de la Résistance en passant par Alger d’où il a été blackboulé il y a un an.
  
  - Carrière standard, en somme ? plaisanta Francis.
  
  Puis, redevenant sérieux :
  
  - Quelles sont les nouvelles ?
  
  C’est Tillon qui répondit :
  
  - Tout est en place. Nous avons déjà quelques bonnes photos du client et je viens précisément d’amener les premiers enregistrements d’écoute. Votre Bauer est en pétard avec un de ses clients de Saint-Jean-de-Luz pour une histoire de cadres qui sont impayés depuis le 10. A part ça, rien d’anormal.
  
  - Qui est ce client ? questionna Coplan, intéressé.
  
  Tillon consulta une fiche posée sur le bureau.
  
  - Agence T.I.C.... Autrement dit, Agence de Tourisme International et Culturel... C’est un petit organisme de l’avenue Victor-Hugo, parait-il. Assez minable comme standing.
  
  - Vous avez fourré cette firme dans le dispositif ?
  
  - Oui, bien entendu, fit l’inspecteur de la D.S.T.. Voici la figure de votre gars : il a un air sombre, vous ne trouvez pas ?
  
  - Les Alsaciens sont généralement des gens austères, murmura Francis. De plus, les estropiés sont rarement des boute-en-train. Bauer a le bras gauche atrophié.
  
  Coplan redéposa la photo.
  
  - Rien de trop visible dans votre surveillance ? s’enquit-il.
  
  - Non, n’ayez crainte, assura Tillon. Dans le jour, c’est une équipe de cantonniers qui flanquent du gravillon dans le sentier de Suhas pour améliorer l’état de la voie publique... Le soir et la nuit, des couples amoureux qui cherchent la solitude. Mais Bauer n’a rien d’un noctambule, apparemment.
  
  - C’est encore un peu tôt pour dresser un bilan, émit Coplan. Ce que j’espère savoir à bref délai, c’est si Bauer est au courant de la mort de sa mère ou non.
  
  - Sa mère est morte récemment ? intervint Malvart.
  
  - Oui, en tombant dans le lac Mouriscot. Bauer est un fils adultérin de Maria Segura.
  
  - M...! s’exclama Christian Malvart. C’est la petite entreprise familiale, si je comprends bien ?
  
  Coplan se frotta la joue d’un air rêveur, puis :
  
  - A mon avis, si nous ne commettons pas de maladresse. Bauer doit nous permettre de réussir un tableau de chasse de premier ordre. Un bon réseau clandestin, c’est un peu comme une citadelle : ça fonctionne obligatoirement en circuit fermé. Or, compte tenu de ce qui se passe en Espagne, la tête de pont de l’infiltration rouge chez Franco doit se trouver à cheval sur la frontière... La seule chose qui m’inquiète, c’est la liquidation de Maria Segura. Il se pourrait que nous soyons en présence d’une filière en voie de dissolution...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  A vrai dire, les supputations de Coplan ne furent ni confirmées ni démenties au cours des jours qui suivirent. Aucun événements important ne se produisit, et la surveillance serrée des faits et gestes d’Erich Bauer n’apporta pas les découvertes escomptées.
  
  Après une semaine complète d’attente, Coplan, qui centralisait les rapports de ses collègues de la D.S.T. et de la police judiciaire, dut se rendre à l’évidence : l’affaire Segura était en train de prendre une tournure à la fois très imprévue et très déroutante.
  
  Erich Bauer était-il beaucoup plus malin qu’on ne le croyait ? Avait-il flairé le danger ? Ou bien n’était-il qu’un lampiste, un rouage tout à fait secondaire dans le réseau pour lequel sa mère opérait ?
  
  Mystère. Aucun élément positif ne permettait de répondre à ces questions.
  
  Mais, simultanément à la passivité de l’ébéniste alsacien, un autre phénomène se dessinait. A la lueur des contrôles et des enquêtes, Bauer perdait progressivement son rôle de vedette pour céder cette place à son client de Saint-Jean-de-Luz, le bureau touristique T.I.C. En effet, les équipiers de l’inspecteur Tillon avaient été amenés à braquer leur attention sur cet office auquel Bauer téléphonait tous les deux jours sous divers prétextes et dont les activités, apparemment licites d’ailleurs, ne ressemblaient cependant pas à celles des autres agences de voyage.
  
  L’Agence de Tourisme International et Culturel avait ceci de particulier qui la distinguait de la plupart des organisations similaires : elle n’avait pas de clientèle locale.
  
  En principe, l’objectif principal d’un bureau de tourisme - à Saint-Jean-de-Luz comme partout dans le monde - consiste à recruter le plus de gens possible. Par des affiches, par des dépliants, par des photos en couleur et par de fracassants placards, on attire les clients éventuels afin de les convertir aux plaisirs du voyage ou de l’excursion.
  
  L’agence T.I.C. ne travaillait pas de cette façon. Son minuscule bureau de l’avenue Victor-Hugo, tenu par une seule secrétaire, ne recevait pratiquement aucun visiteur. Sa vitrine en verre dépoli était pour ainsi dire anonyme, car elle portait simplement trois petites lettres peintes en vernis noir : T.I.C.
  
  Les investigations de Tillon au sujet de cette firme donnèrent les indications suivantes :
  
  « D’après les renseignements recueillis, le programme de ce bureau de tourisme ne comprend, en tout et pour tout, qu’un service de transit assez semblable à celui qu’assurent certains organismes privés. L’agence dispose de quatre berlines Peugeot 403 dont elle se sert pour véhiculer ses clients à travers le sud de la France. Détail à signaler : ces voyageurs sont toujours de nationalité allemande. Ils arrivent à Saint-Jean-de-Luz par les soins d’une agence touristique de Saint-Sébastien, l’agence IBERA-TOURS. »
  
  
  
  
  
  Le dimanche 7 août, après un échange téléphonique avec le capitaine Rubias, Coplan confia l’intérim de son poste à Christian Malvart et se rendit à Saint-Sébastien.
  
  En compagnie de l'officier américain, Coplan tint à passer devant le siège de l’IBERA-TOURS, calle Garibay. Cette agence espagnole était située au premier étage d’une vieille maison dont la façade délabrée n’avait réellement aucun standing commercial. En outre, les bureaux étaient fermés.
  
  - De mieux en mieux, fit Coplan, sarcastique. Non seulement cette agence est encore plus minable que celle de Saint-Jean-de-Luz, mais elle ferme le dimanche. En pleine saison !...
  
  - Il est bien évident, grommela Rubias, que ces gens ne courent pas après la clientèle.
  
  Les deux hommes continuèrent leur promenade.
  
  - Sachant ce que nous savons, reprit Rubias, il est probable que nous avons affaire à un vaste réseau de passeurs. Le lien Segura-Bauer, T.I.C., IBERA-TOURS est plus qu’une présomption.
  
  - C’est aussi mon avis, dit Francis. Mais alors nous nous heurtons à deux objections. Primo : les clients particuliers de ces deux agences sont des Allemands. Secundo : ils ne franchissent pas les frontières clandestinement, ils se comportent comme des touristes normaux et réguliers. Ça n’a pas de sens.
  
  - J’avoue que je n’y comprends rien, moi non plus, prononça l’Américain. Mais je vais orienter mes recherches de ce côté-là et je vous donnerai des nouvelles aussitôt que j’en aurai.
  
  - Je ferai de même, promit Coplan. Une brigade spéciale de la police des frontières arrive ce soir à Biarritz pour nous épauler. Nous allons essayer de nous faire une idée d’ensemble en ce qui concerne les déplacements de ces voyageurs.
  
  
  
  Cinq jours plus tard, le capitaine Rubias apportait à Biarritz le résultat de son enquête.
  
  En confrontant ces renseignements avec les observations déjà rassemblées du côté français, on put tirer une première conclusion assez précise : les touristes allemands suivaient invariablement le même itinéraire. Ils visitaient l’Autriche, puis l’Italie. Ils faisaient le trajet Gênes-Barcelone en bateau. Ils visitaient l’Espagne - et principalement le sud - puis ils entraient en France. L’agence T.I.C. les promenait de Marseille à Menton, puis dans les Landes, pour les déposer finalement à Bordeaux. De là, ils remontaient vers la Bretagne, puis vers Paris. Ensuite, certains s’en allaient visiter Lille et la région du bassin houiller, pour passer ainsi au Benelux, tandis que d’autres se dirigeaient vers l’Alsace-Lorraine pour continuer vers la Suisse.
  
  - Il faut remarquer, souligna Coplan, que les passeports de ces voyageurs paraissent irréprochables. Mais, naturellement, c’est une impression à laquelle il ne faut pas trop se fier. Nos inspecteurs ne jettent guère qu’un coup d’œil sur ces titres de voyage. Or, pour se faire une opinion valable, il faudrait envoyer un de ces passeports au laboratoire. Ce qui est irréalisable, puisque nous ne voulons pas éveiller la méfiance de ces gens.
  
  Rubias, perplexe, se gratta machinalement la nuque.
  
  - On pourrait peut-être organiser le coup classique de l’arrestation par erreur ? suggéra-t-il. Cela nous donnerait le temps d’éplucher le passeport de la victime. On le lui rendrait avec des tonnes d’excuses, bien entendu.
  
  - Non, marmonna Coplan avec une grimace. Les avantages que nous pourrions tirer de cette manœuvre sont trop minces par rapport aux risques. Je ne veux surtout pas leur mettre la puce à l’oreille. Si nous découvrons un mobile qui justifie une intervention, il est indispensable que nous puissions opérer à chaud. Toute action qui serait de nature à leur donner prématurément l’alerte est à proscrire.
  
  Après un silence, Coplan ajouta :
  
  - J’ai eu l’occasion de questionner personnellement les collègues qui ont surveillé un des convois de l’agence T.I.C... Les observations de ces camarades sont assez troublantes, elles aussi. Les trois Allemands que transportait la Peugeot se sont manifestement intéressés aux choses ayant un caractère stratégique et militaire : la rade de Villefranche, la base de sous-marins à Toulon, les installations portuaires de Marseille, les raffineries de pétrole, etc... Ils n’ont cependant rien photographié.
  
  - Nous avons fait la même constatation, révéla Rubias. Les deux groupes de trois Allemands ont visité notre base navale de Cadix et les environs du camp de l’aéronautique de Rota, mais en curieux et non en espions.
  
  Christian Malvart, qui assistait à la réunion, attira l’attention de son patron et de l’officier américain sur un point qui n’avait peut-être qu’une valeur documentaire mais qui était néanmoins caractéristique.
  
  - Regardez comme c’est marrant, dit-il en alignant côte à côte tous les instantanés filmés à la sauvette par les inspecteurs de la D.S.T. D’habitude, la clientèle d’une agence de voyage se compose d’une faune plutôt hétéroclite : des jeunes, des vieux, des étudiantes, des veuves décaties, et j’en passe. Ici, ce sont tous des hommes dans la pleine force de l’âge, assez costauds, le mufle énergique, le torse rigide et l’œil froid. On dirait des flics. Ou bien des militaires en civil.
  
  - Merci, fit Rubias en souriant. Mais votre remarque est fort pertinente... Oui, il est indéniable que ces types ont un air de famille Tout cela est bien étrange.
  
  Il se tourna vers Francis et demanda :
  
  - Que pense-t-on de cette histoire à Paris ?
  
  - Pas grand-chose de bon, articula Coplan. La dernière note qui m’a été envoyée par mon directeur trahit une espèce d’irritation de mauvais augure. Il se pourrait qu’un orage éclate prochainement sur ma tête... Comme si j’étais responsable de ce qui se passe !...
  
  
  
  
  
  A Paris, en effet, le Vieux commençait à la trouver saumâtre. Obligé de coordonner les renseignements qui affluaient sans cesse de tous les côtés à la fois, il n’avait plus le temps de s’occuper de ses autres dossiers en cours et, ce qui était encore plus grave, il était forcé de mobiliser des effectifs de plus en plus nombreux pour suivre à travers la France les déplacements des mystérieux clients de l’agence T.I.C.
  
  La veille du 15 août, un avion vint chercher Coplan à Biarritz pour le ramener illico à Paris. Le Vieux attendait Francis dans son bureau.
  
  - Bonjour, Coplan, grogna-t-il sans détacher son regard du volumineux dossier qui se trouvait posé devant lui, sur sa table de travail. On ne s’embête pas trop sur la Côte Basque ?
  
  Coplan ne répondit pas. Après avoir pris place sur une chaise, il tira son paquet de Gitanes, alluma une cigarette.
  
  Le Vieux lui lança un regard hargneux :
  
  - Vous pourriez répondre, quand on vous cause ?
  
  - Je préfère laisser passer l’orage, dit Coplan, imperturbable.
  
  - Votre sérénité fait plaisir à voir, riposta le Vieux. Mais vous ne croyez pas que cette affaire Segura devrait être liquidée depuis belle lurette ? Depuis deux semaines, vous piétinez. Il n’y a pas d’autre mot. La découverte de la piste Erich Bauer était un bon pas en avant, mais il n’a pas été exploité.
  
  - Les surveillances suivent leur cours.
  
  - J’en sais quelque chose ! Je suis inondé de rapports. Mais j’ai l’impression que vous avez adopté une attitude étrangement passive dans votre secteur. Est-ce l’influence des vacances ?
  
  - Il y a des circonstances où il convient d’être passif si on veut conserver les chances acquises. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je ronge mon frein.
  
  Le Vieux, en posant sa grosse main sur la chemise cartonnée de son dossier, grommela :
  
  - Nous n’allons tout de même pas attendre jusqu’à la saint Glin-Glin pour tirer cette histoire au clair, non ? Les agences de voyage, c’est peut-être passionnant pour les gens qui sont dans cette branche, mais ça n’est pas notre rayon.
  
  - Vous avez reçu ma dernière note et les informations émanant du capitaine Rubias ?
  
  - Oui, mais ça ne m’avance guère.
  
  - Vous ne partagez pas mes conclusions ?
  
  - Si vous appelez ça des conclusions, grinça le Vieux, sardonique. A mon avis, nous sommes dans une impasse. Ou bien nous nous sommes gourés, ou bien cette agence T.I.C. est encore un trompe-l’œil.
  
  Coplan voulut répliquer, mais le Vieux ne lui en laissa pas le temps.
  
  - De toute façon, déclara-t-il d’un ton catégorique, je ne peux pas me permettre de continuer ce petit jeu indéfiniment. Primo, j’ai d’autres affaires qui me réclament. Secundo, je suis à court d’effectifs. Tertio, je n’ai pas le droit de gaspiller mes crédits à prolonger ces filatures stériles. Rien que pour vous, j’ai en ce moment une cinquantaine d’agents qui se baladent dans la nature ; les uns sont dans le sillage des Peugeot de l’agence T.I.C., les autres poursuivent des Allemands déposés à Bordeaux par cette même agence. Il faut en finir.
  
  - Avez-vous une idée, une suggestion concrète ?
  
  - Non, avoua le Vieux.
  
  - Vous ne pensez pas que la patience, la vigilance, la méfiance surtout, puissent être payantes dans une affaire aussi surprenante ?
  
  - Je n’en disconviens pas, mais c’est au-dessus de mes moyens. D’autre part, rien ne prouve que nous sommes dans la bonne voie.
  
  Coplan tiqua.
  
  - Avez-vous décelé une erreur ou une faute d’interprétation dans mes conclusions ?
  
  - Vous le sauriez depuis longtemps ! jeta le Vieux. Mais nous devons admettre que nous ne sommes pas infaillibles. Et que nous avons peut-être déraillé sans nous en apercevoir. J’ai beau réfléchir, je ne distingue aucun lien entre une espionne telle que Maria Segura et ces Allemands qui visitent l’Europe. Si encore ils avaient un comportement suspect ! Mais non, ces messieurs se promènent...
  
  - En somme, résuma Coplan, vous croyez que nous avons glissé par inadvertance d’une affaire d’espionnage à une affaire totalement inoffensive ?
  
  - Oui, je commence à le croire. Et l’examen objectif des faits semble le confirmer.
  
  Coplan se leva, alla écraser sa cigarette dans le cendrier du Vieux.
  
  - Bien, dit-il, je vais essayer d’élucider ce point.
  
  - Qu’est-ce que vous allez faire ?
  
  - Je viens de vous le dire : éclaircir une bonne fois la nature réelle de l’activité de l’agence T.I.C. Jusqu’à nouvel ordre, cet organisme est la charnière de mon enquête. Si ce bureau est honnête, je m’attaque à Erich Bauer. Je ne voulais pas le faire, de crainte de me court-circuiter moi-même et de louper toute l’affaire, mais puisque vous insistez...
  
  - Quel est votre plan ?
  
  - Je vais étudier le problème.
  
  - Bien entendu, marmonna le Vieux, ceci ne vous autorise nullement à entreprendre une action que je serais contraint de vous reprocher par la suite. Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles.
  
  - Pas de danger, assura Francis, sarcastique.
  
  
  
  
  
  Ayant regagné Biarritz, Coplan organisa dès le lendemain une table ronde à laquelle participèrent le commissaire Reynal, l’inspecteur Tillon et Christian Malvart.
  
  - Les ordres de Paris sont formels, annonça Francis. Nous devons bouger. L’examen d’ensemble des rapports de filature et des enquêtes couvrant tout le territoire semble indiquer que les clients de l’agence T.I.C. sont d’honnêtes touristes et que nous perdons notre temps. Moi, je veux bien. Néanmoins, je me méfie. A mon avis, Maria Segura n’a pas été liquidée sans raison.
  
  - Il y a peut-être une façon très simple d’en avoir le cœur net, avança l’inspecteur Tillon. Avant-hier encore, Bauer a téléphoné à l’agence T.I.C. au sujet de sa facture impayée. J’ai bien écouté l’enregistrement de cette conversation. A mon avis, c’est du bidon. Bauer avait une voix anxieuse et insistante... Il répétait qu’on lui avait promis des nouvelles avant la fin de juillet au plus tard et que ce litige aurait dû être réglé. Essayons de savoir s’il a réellement fourni des cadres à ce client.
  
  - Il en a sûrement fourni, dit Coplan. Ses rapports avec l’agence doivent avoir une couverture. Quoi de plus normal que des rapports fournisseur-client ?
  
  - Oui, évidemment, admit Tillon.
  
  - J’ai un autre projet, reprit Francis. Un projet plus conforme à nos principes. Je vais m’arranger pour jeter un regard discret sur les archives du patron de l’agence T.I.C.
  
  En disant ces mots, Coplan prit dans son portefeuille un feuillet qu’il avait préparé avant la réunion. Il déplia le papier.
  
  - Édouard Varney, 61 bis, avenue Baignol. C’est juste à la limite de Saint-Jean-de-Luz et de Ciboure... J’ai fixé mon choix sur le domicile privé du directeur, de préférence à son bureau. Et cela pour deux raisons. Si Varney détient des documents scabreux, il ne les laisse sans doute pas traîner dans un endroit où sa secrétaire peut les découvrir par mégarde. D’autre part, un organisme commercial peut recevoir la visite des inspecteurs du fisc. Le domicile privé est donc plus sûr.
  
  - C’est plus facile à dire qu’à faire, intervint Reynal.
  
  - Aucun cambriolage n’est impossible, rétorqua Francis. A condition d’avoir un bon croquis de la maison et une équipe bien préparée. Pour le croquis, je compte sur vous, Reynal. La villa de Varney doit dater d’une quinzaine d’années; vous trouverez probablement un plan aux archives de la ville. Pour le reste, c’est avec la collaboration de l’équipe de Tillon que je ferai ce boulot... J’ai vérifié les lieux, et j’ai constaté que les supports des fils téléphoniques ne tiennent plus très bien dans le pignon de la villa en question. Il faudrait regarder cela de plus près. Et, le cas échéant, refaire le scellement de ces supports dans la maçonnerie.
  
  Tillon, avec une sourire, approuva :
  
  - Vous avez raison. Il va y avoir des réclamations dans le secteur, nous allons mettre quelques lignes de la rue en dérangement.
  
  - Pourquoi pas ? fit Coplan. Ce sont des choses qu’on voit tous les jours. En dehors de cela, nous aurons une surveillance du bureau par relais-radio. De cette manière si Varney rappliquait à l’improviste, nous pourrions travailler à la ligne téléphonique d’une maison voisine.
  
  Il consulta son feuillet, reprit :
  
  - La femme de ménage s’en va vers six heures du soir. Varney, qui est célibataire, dîne dans un restaurant de la rue Gambetta où il arrive habituellement vers dix-neuf heures trente. Cela me donne un battement d’au moins deux heures pour visiter la bicoque.
  
  Coplan se tourna derechef vers le commissaire Reynal.
  
  - Reste le plan de la maison ?
  
  - Je vais y aller immédiatement, dit le policier. Les archives du cadastre et du bureau de l’urbanisme, c’est toute une entreprise que de fouiller là-dedans !...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le 18 août, vers le milieu de la matinée, plusieurs habitants du quartier de la Croix Rouge, à Ciboure-Saint-Jean-de-Luz, alertèrent leur central téléphonique pour signaler que leur ligne était en panne. La demoiselle du service des dérangements promit aux plaignants qu’on allait procéder sans tarder à une vérification et que les monteurs iraient sur place le cas échéant.
  
  Pendant ce temps, dans le bureau du commissaire Reynal, Coplan s’appliquait à un ouvrage qui aurait fait l’admiration d’un commis d’architecte.
  
  Sur une grande feuille de papier Canson, Francis traçait un « écorché » de la villa du sieur Édouard Varney. Autrement dit, en s’inspirant d’un plan puisé dans les archives de la ville, Coplan exécutait avec soin un dessin de la bâtisse en question telle qu’elle serait apparue si on l’avait dépouillée de son toit et si les murs intérieurs avaient été transparents.
  
  La maison du directeur de l’agence TIC avait été édifiée en 1946, à une époque où les matériaux étaient encore rares et de piètre qualité. C’était une construction modeste, d’une médiocrité décente, élevée au milieu d’un jardinet. Le rez-de-chaussée comportait un hall d’entrée, une cuisine donnant sur une petite cour latérale, une salle de séjour et deux pièces de dimensions réduites. A l’étage, il y avait deux chambres à coucher dont les plafonds étaient à pan coupé.
  
  Un mur en plaques d’aggloméré entourait la propriété. Il n’y avait pas de cave.
  
  Le commissaire Reynal, qui observait Coplan, murmura :
  
  - Vous avez des dons artistiques indéniables. Rien qu’à voir votre croquis, on a l’impression d’avoir déjà visité cette maison... En tout cas, vous êtes un exemple de conscience professionnelle.
  
  - C’est un truc de métier qui m’a été enseigné par un cambrioleur patenté... Vous savez, en prison, on bavarde volontiers. Et j’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier l’efficacité de cette méthode. Après un bon dessin préparatoire, l’opération est déjà à moitié réussie. Un véritable technicien improvise le moins possible.
  
  - Vous prenez des repères ?
  
  - Oui, exactement.. Par exemple, ce croquis me montre que les meilleures voies d’accès sont, ici, la porte de la cuisine, et là, la porte-fenêtre de la salle de séjour. Les autres ouvertures sont dans le champ de vision des gens qui passent dans la rue. D’autre part, je pourrai circonscrire ma perquisition aux pièces les plus intéressantes, c’est-à-dire celles où la femme de ménage va le moins souvent. Ceci exclut la cuisine, la chambre à coucher, la salle de séjour, et la salle à manger s’il y en a une. Ce ne sont que des hypothèses, mais qui peuvent me faire gagner beaucoup de temps.
  
  - Je suis bien curieux de voir ce que ça va donner, émit le commissaire. Ce Varney a toutes les apparences de l’honnête homme. Tout comme Bauer d’ailleurs
  
  Coplan répondit en souriant :
  
  - Dans ma spécialité, les types les plus dangereux ont presque toujours un aspect inoffensif. D’ailleurs n’anticipons pas...
  
  
  
  Vers cinq heures de l’après-midi, l’inspecteur Tillon s’amena comme convenu.
  
  - Tout est prêt, dit-il à Coplan. Mes gars sont déjà sur place et nous n’attendons plus que vous... Tenez, voici votre bleu de travail et la casquette réglementaire. Et voici la musette pour mettre vos outils.
  
  - O.K. Je suis à vous dans trois minutes, acquiesça Francis.
  
  Il enfila la combinaison pleine de taches, se coiffa, de la casquette. Puis, toujours méthodique, il rangea dans la vieille sacoche de cuir les instruments qu’il avait préparés.
  
  - Que racontent les surveillances ? questionna-t-il.
  
  - Tout est normal, assura Tillon. Varney est à son bureau, et la femme de ménage est seule dans la villa.
  
  Us embarquèrent dans la fourgonnette 2 CV avec laquelle Tillon était arrivé.
  
  Une vingtaine de minutes plus tard, ils rejoignaient l’équipe des monteurs téléphoniques déjà au boulot dans l’avenue Jaurès, à Saint-Jean-de-Luz, un peu au-delà du port où la foule des estivants assistait au pittoresque déchargement d’un thonier. Une camionnette-atelier, portant l’emblème du service des téléphones, stationnait dans la rue Baignol.
  
  A mesure que l’heure avançait, les ouvriers s’approchaient de la villa de Varney.
  
  A 18 heures 05, la femme de ménage du directeur de l’agence TIC sortit de la maison. Elle ferma à double tour la porte de rue, traversa le jardinet, poussa le portillon, le referma et, un sac à provisions dans la main, elle s’éloigna. Au passage, elle regarda machinalement les ouvriers qui travaillaient sur leur grande échelle, deux villas plus loin.
  
  Dès que la femme eut disparu à l’angle de la route du Golf, les hommes du téléphone se déplacèrent pour s’attaquer à la ligne de l’abonné domicilié au 61 bis.
  
  Coplan, renseigné par les observateurs de l’équipe, plaça lui-même une échelle contre le mur postérieur de la clôture. Ensuite, armé d’une seconde échelle, il grimpa sur le mur, redescendit dans le jardin de la villa. La porte de la cuisine ne résista pas plus de cinq minutes à ses talents de serrurier. Avec une tige de fer dont l’extrémité était munie d’un enduit adhésif, il fit tourner la clé restée dans la serrure, la fit tomber à l’intérieur de l’habitation. Ensuite, avec un pied-de-biche, il souleva légèrement la porte afin de donner un peu de jeu au pêne. Un simple coup de rossignol fit fonctionner la garniture interne de la serrure, la porte s’ouvrit.
  
  - Je suis dans la place, signala Coplan dans son micro qu’il agrafa à la poche-poitrine de son bleu.
  
  - Tout va bien, répondit une voix, vous avez le champ libre. Aucun emm... à l’horizon...
  
  Coplan traversa la cuisine, déboucha dans l’une des petites pièces. C’était la salle à manger. Il continua, pénétra dans la salle de séjour. L’ameublement était sans prétention. Des fauteuils « Free-span », un tapis, un divan, un poste de radio, une table basse encombrée de journaux et de revues de tourisme, quelques bibelots. Aux murs, des reproductions de tableaux de maître, mises en valeur par des cadres dorés, Erich Bauer avait sans doute fourni ces cadres.
  
  La seconde petite pièce, celle qui empiétait sur le living, était fermée à clé. Et la serrure de cuivre était d’un type plus compliqué.
  
  Cette fois, l’opération dura près d’un quart d’heure. Néanmoins, après les inévitables tâtonnements, Coplan parvint à faire coulisser les diaphragmes de sûreté de la serrure. Il se trouva dans un cabinet de travail meublé d’un bureau américain, d’une bibliothèque et d’un classeur métallique.
  
  Il commença la fouille.
  
  La plupart des bouquins alignés dans la bibliothèque étaient des ouvrages de documentation touristique et géographique : guides, albums, etc. Toutes les régions d’Europe y figuraient, et la collection comprenait les livres les plus récents.
  
  Dans les tiroirs du bureau, rien d’intéressant. Quelques études économiques et industrielles, du papier calque, un atlas à feuillets mobiles, du papier à lettre, des enveloppes, du papier à machine, des carbones.
  
  L’ouverture du classeur métallique exigea de nouveau l’intervention des outils de serrurier. Enfin, les quatre tiroirs coulissants furent libérés du système qui les bloquait.
  
  Le premier tiroir, en commençant par le haut, renfermait des chemises de carton rouge. Elles étaient toutes pourvues d’un onglet de classement portant une lettre et un numéro.
  
  Coplan enfila ses gants de plastique, saisit une poignée de chemises rouges, les posa sur le dessus du classeur pour les examiner une à une. Dans chaque dossier, il y avait des coupures de presse, collées avec soin sur des feuilles blanches et datées, avec l’indication de la source. Les articles avaient trait à des travaux d’utilité publique : projets d’autoroute, projets d’aménagements industriels, constructions de nouvelles écoles, inauguration de centres agricoles, etc...
  
  Coplan hésita.
  
  De toute évidence, le directeur de l’agence TIC suivait de très près les problèmes d’équipement industriel, social et agricole de la France. En soi, cela n’avait rien d’illégal. Néanmoins, si ces renseignements étaient rassemblés pour le compte d’une puissance étrangère, il s’agissait là de ce qui s’appelle en langage juridique : espionnage ouvert. Cette activité n’est répréhensible qu’en cas de guerre et quand le pays bénéficiaire est une puissance ennemie. Cela devient alors un délit d’intelligence avec l’adversaire.
  
  Coplan remit les dossiers à leur place et passa au deuxième tiroir.
  
  Autre collection de chemises cartonnées, vertes cette fois. Et, dans les dossiers, des calques reproduisant les départements français avec mention des centrales électriques, des usines à gaz, des stations d’eau de ville, des usines principales et des centres de télécommunications.
  
  Le troisième tiroir ne contenait que douze classeurs. Un pour chaque mois de l’année. Coplan ouvrit le dossier numéro 7, feuilleta les papiers qui s’y trouvaient.
  
  Deux rides se creusèrent entre ses yeux.
  
  Il déposa le classeur par terre, prit son appareil photographique dans sa sacoche.
  
  Sans aucun doute, il était tombé sur des documents infiniment plus significatifs que ceux qu’il avait examinés jusqu’ici. En fait, il s’agissait bel et bien des plannings mensuels où la circulation des quatre voitures Peugeot de la firme TIC était indiquée, jour par jour, avec des itinéraires d’une rigoureuse précision. Et ce qui augmentait considérablement la valeur des plannings en question, c’étaient les notes et les signes qui figuraient dans la marge des feuillets dactylographiés.
  
  Il ne fallait pas être particulièrement subtil pour interpréter ces notes. Chacun des voyageurs étant représenté par un chiffre et deux lettres, on pouvait trouver dans la marge le trajet qu’il devait emprunter après Bordeaux. D’autres signes cabalistiques - moins faciles à déchiffrer à vue - montraient des points de jonction entre divers voyageurs.
  
  Avant de se mettre à photographier ces plannings, Coplan étudia le classeur numéro 6, celui du mois de juin.
  
  Là, sur certaines listes, un double cercle tracé au crayon rouge avait été rayé d’une croix bleue.
  
  Coplan regarda sa montre-bracelet.
  
  Il aurait volontiers poursuivi ses vérifications, mais cela risquait de prendre trop de temps. Il valait mieux photographier tous ces plannings en bloc.
  
  Il se mit donc à la besogne, travaillant au flash pour être sûr du résultat.
  
  Lorsqu’il eut terminé, il rangea les classeurs.
  
  Le quatrième et dernier tiroir contenait simplement une machine à écrire portative enfermée dans sa mallette de cuir. A toutes fins utiles, Coplan tapa sur une page de son agenda la phrase bien connue où il est question d’un certain « Paul X buvant son whisky quotidien chez son grand frère Jean-Marie », ladite phrase ayant l’avantage de contenir toutes les lettres de l’alphabet.
  
  Une rapide exploration des chambres de l’étage mit le point final à la visite.
  
  Avant de quitter les lieux, Coplan eut soin d’essuyer au chiffon doux les serrures dont il avait dû s’occuper. Il sortit par la fenêtre des w.c. dont il fit retomber le clapet au moyen d’un élastique assujetti de l’intérieur et tranché ensuite, cette ultime astuce permettant de refermer la porte de la cuisine de l’intérieur, et de laisser les choses exactement comme elles étaient quand la femme de ménage était partie.
  
  A 19 heures 30, les lignes téléphoniques de la rue étaient rétablies et les ouvriers avaient plié bagage.
  
  
  
  
  
  L’inspecteur Tillon ramena Coplan au commissariat avec la fourgonnette 2 CV
  
  Reynal et Malvart étaient anxieux de connaître le résultat de la perquisition.
  
  - Ce qui est sûr, affirma Coplan, c’est que Varney s’occupe d’espionnage ouvert. La documentation très poussée qu’il tient à jour n’a rien à voir avec le tourisme. Ce qui est certain aussi, c’est qu’il connaît d’avance le périple complet de chacun des clients qui voyagent à bord de l’une de ses quatre voitures. Son rôle de transitaire n’est pas du tout le reflet de ses informations réelles. En revanche, je n’ai rien trouvé de positif quant à la signification exacte de ce bizness. Mais comme j’ai photographié pas mal de documents, nos spécialistes du décryptage découvriront peut-être un code permettant de mieux interpréter les annotations manuscrites qui figurent sur ces papiers.
  
  Il se tourna vers Malvart :
  
  - Je file immédiatement sur Paris avec mon butin. Passez un coup de fil au service pour avertir le Vieux et lui demander de mobiliser Lorrac et Doulier. J’arriverai là-bas vers six heures du matin.
  
  - Ce sera fait, acquiesça Malvart. Nos consignes restent inchangées en attendant votre retour ?
  
  - Oui, toutes les surveillances demeurent en vigueur. Au cas où je ramènerais un tuyau, il faut que nous connaissions les positions de l’adversaire.
  
  En réalité, la satisfaction de Francis était toute relative. D’une part, il n’était pas mécontent de ce qu’il avait trouvé dans les papiers personnels de ce Varney et des perspectives intéressantes que cela suggérait. Mais, d’autre part, cette opération n’avait pas donné une réponse catégorique aux questions que posait l’agence de tourisme international et culturel. A cet égard, on était même loin du compte.
  
  Les dix heures de route que Coplan se tapa jusqu’à Paris lui laissèrent amplement le temps de réfléchir.
  
  Lorsqu’il arriva au service, Yves Lorrac, le chef du laboratoire photographique, et Doulier, le chef de la section « Codes et Écritures » étaient à leur poste. Le Vieux avait fait savoir qu’il viendrait vers huit heures du matin.
  
  Coplan décida de participer au travail de ses collègues.
  
  
  
  
  
  Quand le Vieux s’amena, les tirages et le déchiffrement étaient pratiquement terminés. Doulier achevait de recopier sur le grand tableau noir qui occupait tout un mur de son bureau, les « correspondances » qu’il avait pu découvrir dans les plannings de Varney grâce aux notes marginales.
  
  Le Vieux ajusta ses lunettes, contempla les graphiques dessinés à la craie par Doulier.
  
  - Qu’est-ce que c’est que ce mic-mac ? grogna-t-il.
  
  Il se tourna vers Coplan, le regarda pardessus ses verres :
  
  - Vous y comprenez quelque chose, vous ?
  
  - Oui, plusieurs choses, dit Coplan. Primo, les activités de l’agence T.I.C. ont un côté suspect qui ne fait plus de doute. Et cela veut dire que mon enquête n’a pas déraillé, contrairement à ce que vous avez insinué l’autre jour. Secundo, les lignes tracées par Doulier révèlent des rendez-vous fixés longtemps à l’avance pour certains des touristes allemands véhiculés par cette agence.
  
  Tout en parlant, Francis ramassa une règle sur la table de Doulier et s’approcha du tableau noir.
  
  - Exemple, reprit-il en désignant avec la règle un indicatif M.Y.7 entouré d’un cercle. Nous voyons que le touriste M.Y.7 doit rencontrer près de Bruxelles, un certain L.F.16... Autre exemple, le nommé N.E.3 va contacter à Disentis, en Suisse, le vendredi 26 août, le touriste A.K.26...
  
  - Et alors ? maugréa le Vieux. Qu’est-ce que ça peut bien nous foutre ? Nous ne savons même pas de quoi ces gens s’occupent. Ce ne sont pas les touristes allemands qui manquent en Europe. On ne voit plus qu’eux sur les routes : Opel, Volkswagen et Mercedes !
  
  - Oui, d’accord, mais si vous voulez bien vous donner la peine d’étudier attentivement le planning de juillet, vous verrez que certains contacts prévus à Barcelone et à Santander ont été rayés ultérieurement à la rédaction primitive des programmes. Or, cela semble correspondre à la disparition de deux indicatifs du secteur espagnol. La disparition de Camero et la mort de Maria Segura se situent précisément à cette époque. Vous admettrez que si cet homme et cette femme devaient contacter certains clients de l’agence T.I.C., ce n’était pas pour leur expliquer les beautés des provinces du nord de l’Espagne ?
  
  - Vous croyez qu’elle travaillait de nouveau pour les Frisés, cette garce de Segura ?
  
  - Moitié-moitié peut-être ? émit Coplan.
  
  - J’ai connu bien des affaires farfelues dans ma vie, soupira le Vieux, mais celle-ci bat tous les records.
  
  Il commença à bourrer sa bouffarde, pensif et soucieux.
  
  - Il est évident, marmonna-t-il, que ce Varney n’est pas droit dans ses bottes. Un citoyen normal ne s’amuse pas à collectionner une documentation détaillée sur les activités vitales de son pays. Mais qu’est-ce que cela cache ?
  
  - Je crois que j’ai une idée, dit Coplan en tapant avec la règle dans la paume de sa main droite. Nous pouvons tirer parti des graphiques dessinés par Doulier, à condition d’agir vite et prudemment...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  En débarquant du rapide Paris-Bruxelles, à la gare du Midi, Coplan repéra d’emblée son vieux copain François Walkens qui stationnait sur le quai, un peu en retrait de la foule.
  
  Tête-nue, les cheveux en broussaille, l’agent permanent du S.R. français pour la capitale belge - un grand type mince, en complet gris - faisait penser à un employé modèle. Il portait un nœud papillon en guise de cravate et il tenait une serviette de cuir brun sous son bras droit.
  
  Coplan se dirigea tranquillement vers le Belge.
  
  - Salut, dit-il en tendant la main.
  
  - Bonjour, fit Walkens, enjoué. Ça me fait plaisir de vous revoir.
  
  Poignée de mains chaleureuse.
  
  Les deux hommes traversèrent côte à côte le vaste hall animé, débouchèrent sur une immense place.
  
  - Ma voiture est là-bas, indiqua Walkens.
  
  - Vous avez des nouvelles pour moi ? s’enquit Francis.
  
  - Oui, on m’a téléphoné d’Anvers. Nos amis sont arrivés dans cette ville vers 17 heures 30, c’est-à-dire il y a un peu plus d’une heure. Nous avons rendez-vous à 20 heures, devant la cathédrale.
  
  - Rien de particulier à signaler ?
  
  - Non, dit Walkens en ouvrant la portière de sa Dauphine noire. Il paraît que tout se passe normalement... Si vous voulez. nous pouvons filer directement à Anvers et manger un morceau là-bas avant le rendez-vous.
  
  - D’accord, acquiesça Francis.
  
  Walkens s’installa au volant de sa voiture,
  
  Coplan prit place à côté du Belge. Tandis que la Dauphine se dirigeait vers la sortie de la ville, Walkens évoqua avec amertume les événements du Congo et leurs répercussions sur le moral de ses compatriotes.
  
  - Dans toute cette histoire, conclut-il, la France a été notre seule amie. C’est une chose que la Belgique n’oubliera pas, vous pouvez me croire.
  
  Puis, changeant de sujet, il s’enquit :
  
  - Qui sont ces trois Allemands que nos camarades surveillent depuis Lille ? C’est encore une affaire de trafic d’armes pour le F.L.N. ou pour la Guinée ?
  
  - Non, c’est une affaire que nous n’arrivons pas à débrouiller tellement elle est bizarre. Elle a débuté dans la zone franco-espagnole Biarritz-Saint-Sébastien...
  
  Coplan résuma les grandes lignes du dossier Segura.
  
  - Ce qui me semble évident, murmura-t-il pour finir, c’est que ces mystérieux touristes ne voyagent pas pour leur plaisir. Ils ont des contacts, et ils suivent un programme établi très longtemps d’avance. J’ajoute que nous avons découvert ces programmes chez le bonhomme qui dirige l’agence T.I.C. et, en outre, tient à jour une remarquable documentation sur l’équipement industriel et économique de la France.
  
  - Ce sont peut-être des informateurs secrets de Bonn pour l’évolution du Marché Commun ? suggéra le Belge... Adenauer est un vieux renard, vous le savez, hein ?
  
  - Oui, c’est possible, admit Coplan. Mais alors je ne vois vraiment pas ce que Maria Segura, espionne communiste, faisait dans cette combine. Or, maintenant, je suis tout à fait sûr de la filière que j’ai suivie. C’est Maria Segura qui m’a mis sur la piste d’Erich Bauer, son fils, et c’est Bauer qui m’a conduit aux papiers confidentiels du patron de l’agence touristique dont je viens de vous parler.
  
  - Oui, évidemment, reconnut Walkens. Tout cela est excessivement louche... Mais quelle est la raison exacte de votre venue ?
  
  - Serrer d’un peu plus près nos voyageurs allemands et vérifier si le contact prévu à leur programme se réalise ou non. Dans l’affirmative, essayer d’identifier le bonhomme qu’ils doivent rencontrer.
  
  - J’espère que vous réussirez, dit le Belge d’un ton un peu goguenard. Le Vieux était plutôt bref quand il m’a téléphoné. Rien qu’à sa voix, je sais tout de suite quand il est de mauvaise humeur.
  
  Coplan, haussant les épaules, répondit :
  
  - Vous devez le connaître, depuis le temps que vous travaillez pour lui. Quand il est aux prises avec un problème qu’il ne parvient pas à résoudre, ça le met en rogne et il s’en prend à tous ceux qui lui tombent sous la main.
  
  
  
  
  
  A vingt heures très précises, Coplan passait devant le portail principal de la magnifique cathédrale d’Anvers. Un badaud qui glandait non loin de là lui emboîta le pas, se porta à sa hauteur.
  
  - Bonsoir, murmura le promeneur.
  
  - Bonsoir, Carret, fit Coplan, sans serrer la main de son collègue.
  
  Ils continuèrent leur promenade, allèrent s’attabler dans un café de la place Verte où Walkens se trouvait déjà. Ils commandèrent de la bière.
  
  Carret, les deux coudes sur la table, prononça à mi-voix :
  
  - Je n’ai rien de bien sensationnel à vous annoncer. Dans le train de Lille à Bruxelles, nos trois suspects n’ont rencontré personne. A leur arrivée, ils étaient attendus par une voiture qui les a conduits au Métropole. Ils ont quitté leur hôtel vers trois heures et ils ont pris le train pour Anvers. Ils ont visité la ville, puis ils sont montés dans le bateau-mouche qui fait la visite complète du port. En ce moment, ils cassent la croûte dans un restaurant du Meir.
  
  Coplan questionna :
  
  - Hambert les a à l’œil ?
  
  - Oui, il monte la garde aux bords du restaurant.
  
  - A l’extérieur ?
  
  - Oui. Nous avons ordre de ne pas nous montrer.
  
  - Autrement dit, s’ils invitent un ami de rencontre à leur table, vous ne pouvez pas le savoir ?
  
  - Exact, reconnut Carret - c’était un quadragénaire aux cheveux blonds, au gabarit imposant, au faciès placide. Mais notre job consiste à pointer leur itinéraire, et non à contrôler des contacts éventuels.
  
  - Je sais, murmura Francis, c’est d’ailleurs pour cela que je suis ici. Si nos informations sont valables, c’est demain qu’ils doivent rencontrer un certain L.F.16. Je vais donc simplement vous accompagner afin de les identifier quand ils sortiront du restaurant, après quoi j’irai à l’hôtel Métropole, à Bruxelles. Et demain, avec Walkens, nous ne les lâcherons pas d’une semelle.
  
  
  
  
  
  C’est en fin de matinée, le lendemain, que les trois touristes allemands quittèrent le Métropole pour remonter dans une luxueuse Mercedes noire que pilotait un chauffeur en livrée.
  
  Quand la voiture démarra, la Dauphine de Walkens la prit en chasse. Coplan était assis à côté de son collègue belge.
  
  Dans le sillage de la Mercedes, Francis eut l’occasion de faire une visite complète de Bruxelles. Monuments, casernes, édifices publics, palais royal, ministères, etc... Les Frisés, doués d’un appétit touristique inusable semblait-il, poussèrent la curiosité jusqu’à passer en revue l’Hôpital Brugmann, le Tir National, le canal de Willebroeck et quelques autres points tout aussi dénués de pittoresque.
  
  Walkens, déconcerté, maugréa :
  
  - Si ces trois types-là sont des touristes, alors moi je suis un fakir des Indes!
  
  Coplan ne répondit pas.
  
  Bientôt la Mercedes prit la direction de Zaventem. Mais les voyageurs, au lieu de s'arrêter à l’aéroport, firent un crochet pour longer la base de l’aéronautique militaire. Puis, par une route de campagne, la Mercedes fila sur Louvain.Là, les Allemands firent une halte pour déjeuner dans un établissement situé non loin du centre universitaire.
  
  Coplan et Walkens se contentèrent d’un sandwich.
  
  -Vous n’êtes pas bavard, fit remarquer le Belge tout en mastiquant son pistolet au jambon. Mais ça ne m’étonne pas, vous savez. Moi aussi, j’avoue que ça m’en bouche un coin...
  
  Effectivement, Francis, le front soucieux et l’œil sombre, avait l’air d’être enfermé dans ses pensées comme un escargot dans sa coquille.
  
  - Vous savez ce que cela me rappelle, Walkens ? articula-t-il soudain... Après la guerre, je suis allé au Liban pour le service et je m’y suis occupé de diverses choses. Quand je suis arrivé pour la première fois dans ce pays, un de nos agents locaux m’a emmené en bagnole pour faire ce qu’il appelait une tournée d’initiation... En d’autres termes, un aperçu rapide de la structure géographique, économique et industrielle du pays. Histoire de me familiariser avec mon nouveau théâtre d’opérations...
  
  - N... de D...! Jura Walkens en stoppant net le mouvement de ses mandibules. Mais c’est sûrement ça ! Maintenant que vous me le dites, il n’y a pas d’erreur possible. Ces soi-disant, touristes sont en train d’explorer leur futur secteur. Ils vont revenir en clandestins.
  
  - Malheureusement, cette hypothèse ne résout qu’une partie de l’énigme, objecta Coplan. Primo, ils sont quand même très nombreux à explorer l’Europe, et cela me paraît exagéré pour un réseau. Secundo, ils se déplacent d’une façon si ouverte, si officielle, que cela ne cadre guère avec les méthodes habituelles de la profession.
  
  L’apparition des trois Allemands et du chauffeur de la Mercedes mit fin au dialogue des deux collaborateurs du Vieux.
  
  Quelques heures plus tard, après une virée en Campine où la Mercedes traversa ou longea successivement une région minière, une zone de recherches atomiques, un immense polygone d’entraînement militaire et le secteur du canal Albert, la filature amena Coplan et Walkens dans une fort coquette bourgade de villégiature où des villas se dressaient à l’ombre des sapins.
  
  - Où sommes-nous ? demanda Francis.
  
  - A Keerbergen, indiqua le Belge. C’est une station de week-end assez cotée. Bruxelles est à vingt-cinq kilomètres.
  
  Tandis que les voyageurs débarquaient devant une auberge, la Dauphine alla se ranger dans une avenue voisine. Mais, au moment où Francis et son compagnon revenaient pour reprendre leur surveillance, ils aperçurent un jeune homme blond qui sortait de l’auberge avec un des trois étrangers.
  
  - Attention, marmonna Coplan, voilà le rendez-vous annoncé au programme. Restez de faction ici, je vais leur filer le train.
  
  Au bout d’un petit quart d’heure de pistage, Coplan s’immobilisa derrière une haie qui entourait un bungalow au toit de chaume. Il ne pouvait pas aller plus loin sans se faire repérer, car l’Allemand et le jeune homme blond venaient de quitter l’avenue pour pénétrer dans un pré au milieu duquel s’érigeaient une dizaine de tentes.
  
  Un écriteau annonçait :
  
  ICI, CAMPING DES SABLONS
  
  Terrain autorisé
  
  Eau, électricité, sanitaires
  
  S’adresser au gérant
  
  Caravane des Pins
  
  Le jeune homme blond et l’Allemand venaient de disparaître dans une des tentes. Coplan photographia mentalement la disposition du camp, puis s’éloigna.
  
  Quand il eut rejoint Walkens, il le mit au courant. Le Belge grommela :
  
  - A mon avis, la piste de ce campeur est plus intéressante que celle de vos touristes. Si on se base sur les filatures précédentes, on est presque sûr que les trois Allemands vont passer en Hollande ou rentrer chez eux. Par contre, si ce jeune type blond assure des liaisons, il peut nous apprendre pas mal de choses, hein ?
  
  - Je partage votre opinion, approuva Francis qui, en fait, avait déjà pris sa décision. En mettant les choses au pire, combien de temps vous faut-il pour aller chercher à Bruxelles un matériel de camping et deux uniformes appropriés ?
  
  - Deux heures au maximum, calcula Walkens.
  
  - Eh bien, allez-y. Nous ferons notre jonction ici même, dans deux heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le crépuscule descendait sur les bois de sapins de Keerbergen lorsque deux campeurs, sac au dos, en short et en canadienne, arrivèrent au CAMPING des SABLONS pour louer un emplacement. C’était Coplan et Walkens, bien entendu.
  
  Aussitôt les formalités d’inscription terminées, les deux campeurs montèrent leur tente pour la nuit.
  
  A moins de vingt mètres d’eux, un jeune sportif blond rangeait paisiblement les ustensiles de cuisine dont il s’était servi pour son dîner. Taciturne et méditatif, ce campeur solitaire se tenait visiblement à l’écart des autres groupes installés dans le pré. Il avait dressé sa tente verte juste en face de sa voiture - une petite D.K.W. munie de plaques allemandes - de manière à pouvoir disposer en toute commodité de son matériel entassé dans le coffre de son véhicule.
  
  Coplan et Walkens, l’œil aux aguets, attendaient une occasion propice pour se documenter à leur manière sur la personnalité de ce blond qui les intriguait.
  
  - J’espère qu’il ira faire une balade à la ville avant de se coucher, chuchota Walkens.
  
  - Je l’espère aussi, murmura Coplan.
  
  Mais le blond se retira sous sa tente avec un livre, et la petite lampe électrique suspendue à l’intérieur de sa maisonnette de toile resta éclairée pendant de longues heures encore.
  
  Finalement, Coplan et Walkens, lassés de faire le guet, se glissèrent dans leur sac de couchage.
  
  - C’est foutu pour cette nuit, grommela le Belge. Nous aurons peut-être plus de chance demain.
  
  - Je ne me fais pas d’illusions, répondit Francis, songeur. On sent très bien que ce garçon se tient sur ses gardes.
  
  - Si c’est un agent de liaison, supputa Walkens, son compatriote a dû lui confier des documents ou des messages. Et, dans ce cas-là, il va sûrement surveiller ses affaires comme un lion qui défend son quartier de bidoche !
  
  - A moins que ce ne soit l’inverse, émit Coplan. C’est peut-être le client de l’agence T.I.C. qui avait des messages à recevoir, sait-on jamais ? De toute façon, comme ils ne sont restés ensemble que dix minutes, c’était bien d’une transmission qu’il s’agissait. Mais, pour l’instant, l’essentiel est de ne rien brusquer.
  
  Dès les premières lueurs de l’aube, le jeune homme blond replia sa tente et empaqueta ses bagages dans le coffre de sa D.K.W. Il quitta le camp alors que les autres campeurs dormaient encore.
  
  Coplan et Walkens, assez déconfits, durent s’incliner. L’opération camping se soldait par un échec.
  
  - Si nous nous lançons à sa poursuite, dit Francis nous allons fatalement attirer son attention. Je préfère m’abstenir.
  
  - C’est quand même bête, déplora Walkens. Être si près du but et ne rien pouvoir faire.
  
  - Tout n’est pas perdu, rétorqua Coplan. A présent que j’ai bien saisi la combine, je vais prendre mes dispositions en temps voulu.
  
  Il ajouta :
  
  - C’est relativement simple, puisque je possède le programme de leurs rencontres.
  
  - Est-ce que le prochain contact a lieu en Belgique aussi ?
  
  - Non, en Suisse. Dans les Grisons. Et, cette fois, je vais m’organiser pour arriver sur place avant la date prévue. De cette manière, je pourrai probablement échafauder un plan de bataille qui m’épargnera une déception comme celle d’aujourd’hui.
  
  - Vous y allez directement ?
  
  - Non, je retourne d’abord à Paris. Je compte d’ailleurs sur vous pour annoncer mon arrivée au Vieux. Je compte également sur vous pour identifier le propriétaire de cette Mercedes qui a véhiculé nos trois clients.
  
  Des gosses en pyjama commencèrent bientôt à sortir des tentes et des caravanes du camp. Coplan et Walkens se mirent à plier ta gage.
  
  
  
  
  
  A Paris, Coplan fut tout surpris de l’accueil aimable que son chef lui réserva. En effet, alors qu’on pouvait craindre le pire, le Vieux était non seulement d’une humeur enjouée mais il paraissait gonflé à bloc.
  
  - Vous avez eu la bonne idée de ne pas insister au sujet de ce jeune campeur blond, dit-il, et je vous en félicite. Vous auriez gâché nos meilleures chances.
  
  - C’est le raisonnement que je me suis fait, confirma Coplan. Walkens vous a-t-il donné des nouvelles concernant cette Mercedes ?
  
  - Oui. C’est une voiture de location avec chauffeur. La réservation avait été arrangée entre une agence de Lille et un garage bruxellois. Ces deux firmes sont parfaitement régulières au demeurant, et, de ce côté-là, nous pouvons laisser tomber... Mais j’ai reçu d’autres nouvelles. Fondane effectuait la filature d’un autre trio de touristes allemands, en Hollande.
  
  Le Vieux remua les plannings étalés sur sa table de travail, posa l’index sur une des feuilles et reprit :
  
  - La rencontre prévue à Scheveningen, près de La Haye, s’est déroulée à la date indiquée, mais je vous laisse deviner dans quelles conditions.
  
  - Dites toujours...
  
  - Avec un motocycliste autrichien qui avait dressé sa tente dans un terrain de camping situé un peu à l’écart de la plage de Scheveningen.
  
  - Voilà une formule inédite, émit Coplan.
  
  - Et bougrement efficace, enchaîna le Vieux. Je regrette de ne pas l’avoir inventée moi-même... Je suppose que vous voyez les avantages de ce système ? Pas d’adresse fixe, pas de surveillance permanente à redouter, c’est vraiment la mécanique idéale pour des liaisons volantes !
  
  - Très ingénieux, assurément. Mais avec la marge de temps dont nous disposons, nous pouvons néanmoins organiser une contre-manœuvre.
  
  - Bien sûr ! Et c’est justement pour cela que je suis content que vous n’ayez pas insisté en Belgique. Ce coup-ci nous devons réussir. Tous les préparatifs sont déjà en route, et je vous garantis que nous allons mettre le paquet. Vous partez cette nuit même, avec une caravane attachée en remorque à la nouvelle D.S. grise qui nous a été livrée au début de l’été. Vous ne serez pas seul. Pour la vraisemblance, je vous ai mis en équipe avec Francine Dury.
  
  Le Vieux glissa un regard en dessous vers Francis avant d’ajouter :
  
  - Elle a toujours éprouvé pour vous un attrait visible. Je ne m’en explique pas le motif, mais cela vous facilitera la besogne. Je suis sûr qu’avec cette fille vous jouerez à la perfection le rôle du jeune couple en vacances.
  
  - Si nous nous faisons pincer pour attentat aux mœurs, vous serez seul responsable, jeta Coplan, rigolard.
  
  Ce n’est pas tout, continua le Vieux. En ce moment même, Geneviève Bernet quitte sa bonne ville de Genève en compagnie de son ami Renaud Giroux et ils trimbalent, eux aussi, une caravane de camping accrochée à la Fiat de Giroux. Ils arriveront sur place avec une certaine avance sur vous, ce qui sera très bien.
  
  - Avez-vous des tuyaux sur le lieu exact inscrit au programme de nos suspects ?
  
  - Le déchiffrement de Doulier indique : Disentis./SO. J’ignore ce que cela signifie. J’ai examiné une carte d’état-major de l’armée suisse, mais sans résultat. De toute façon, s’il y a plusieurs terrains de camping, vous pourrez vous débrouiller puisque vous êtes deux équipes. Je vous signale en outre que Renaud Giroux est un électronicien de premier ordre et qu’il a emmené un matériel qui doit vous permettre de rester en communication.
  
  Le Vieux se hissa hors de son fauteuil.
  
  - Quoi qu’il arrive, dit-il en guise de conclusion, je veux un résultat positif cette fois. Si vous devez prendre des risques, prenez-les. Si vous êtes obligés de recourir aux moyens extrêmes, n’hésitez pas. C’est le moment où jamais de tirer cette affaire au clair.
  
  - On fera de son mieux, promit Coplan en se levant à son tour.
  
  
  
  
  
  Ce fut un voyage sans histoire. Coplan et sa copine de service Francine Dury arrivèrent à Disentis le surlendemain, dans la-matinée. Le temps était couvert et frais, et ils avaient même eu froid dans la montagne, notamment au col de l’Oberalp. Il y avait déjà de la neige sur certains sommets des Grisons.
  
  Disentis, que peu de Français connaissent, fut une découverte pour Francis et son amie. La petite ville suisse, ravissante comme un jouet, était nichée dans une majestueuse vallée verdoyante, au confluent du Rhin antérieur et du Rhin moyen.
  
  La jonction des deux équipes du S.R. français avait été fixée à midi, dans la superbe église abbatiale dont les deux tours blanches et la façade Renaissance se dressent au cœur même de la cité.
  
  Ayant arrêté leur caravane à l’entrée de la bourgade, Coplan et Francine firent une promenade d’exploration en attendant l’heure du rendez-vous. Ils avaient fière allure tous les deux. Lui, en short et chemise à carreaux; elle, en robe légère, avec un carré de soie noué autour de la tête.
  
  Francine, belle fille brune à la démarche souple, au visage attrayant, aux formes appétissantes, se pendait avec une intense jubilation au bras de son « mari ».
  
  - Dis donc, plaisanta-t-elle tandis qu’ils visitaient la localité, quel couple du tonnerre nous formons, toi et moi! Francis et Francine, ça ne s’invente pas.
  
  Tout en marchant, elle frottait sa hanche contre la cuisse de Coplan.
  
  - Un peu de tenue, la morigéna-t-il. Ces montagnards sont prudes, tu vas les choquer.
  
  - Penses-tu ! Des Français de Paris, tout le monde sait bien que ce sont des gens sans moralité.
  
  - Bon, grommela Coplan en jetant un coup d’œil à sa montre-bracelet, je crois que c’est le moment d’aller visiter la fameuse église. Lâche mon bras, veux-tu ?
  
  Us grimpèrent la rampe par laquelle on accédait à l’esplanade surélevée où trônait l’édifice religieux.
  
  Dans l’église, de pâles reflets de clarté faisaient scintiller les dorures des nombreux retables cachés dans la pénombre. Au milieu d’une rangée, à droite, une jeune femme agenouillée priait. Il n’y avait personne d’autre dans la vaste nef silencieuse.
  
  Coplan identifia d’emblée la femme agenouillée. Ces épaules robustes et ce dos solide ne pouvaient appartenir qu’à Z.H. 43 alias Geneviève Bemet.
  
  - Je te laisse le soin de lui parler, chuchota Coplan en se penchant vers Francine. Je reste près de l’entrée.
  
  Francine opina.
  
  Avec cet air malin des touristes qui visitent une église, la jeune femme s’avança vers le maître-autel, s’engagea dans la travée à droite. En passant près de la paroissienne en prière, elle lui demanda tout bas un renseignement. Puis, en remerciant, elle continua sa tournée, les yeux levés vers les sculptures des chapiteaux.
  
  A la sortie de l’église, Francine annonça :
  
  - Aucune complication. Il n’y a qu’un seul terrain autorisé pour les campeurs; c’est un terrain municipal, gratuit et non gardé, qui se trouve au sud-ouest de la ville, tout en bas dans la vallée. On ne peut pas se tromper.
  
  Effectivement, environ une demi-heure plus tard, la D.S. grise et sa remorque pénétraient dans le merveilleux sous-bois réservé aux campeurs. La rivière passait à moins de vingt mètres. A la limite du camp, derrière des sapins, il y avait le stand de tir de la ville.
  
  Une seule caravane stationnait au milieu du sous-bois : celle du couple Geneviève-Renaud Giroux.
  
  - Nous allons nous placer près d’eux, décida Coplan, ça paraîtra plus naturel. Il est normal que deux voitures-caravane établissent un certain voisinage dans un camp où il n’y a personne. Et comme la Fiat de Giroux a des plaques suisses, notre présence simultanée n’aura en tout cas rien de suspect.
  
  En moins de dix minutes, Francine avait éparpillé autour de la D.S. un désordre aussi vivant que sympathique.
  
  Après quoi, pleine d’entrain, elle se mit à cuisiner le repas du soir.
  
  - Quand je pense que nous avons encore une journée de battement rien que pour nous, je trouve ça formidable, dit-elle. Tu vas voir quelle bonne petite ménagère je fais !...
  
  - Je t’en prie, modère ton zèle, grommela Francis. Tu vas me faire regretter d’avoir renoncé aux joies de la vie conjugale.
  
  - Je n’ai pas dit mon dernier mot, gloussa-t-elle, malicieuse.
  
  Pendant qu’elle fricotait un frichti dont l'odeur alléchante commença bientôt à planer dans le sous-bois, Coplan, les deux mains dans les poches, se baladait autour de la caravane.
  
  Il n’était pas mécontent de la façon dont il avait placé la roulotte; en effet, par la lucarne arrière on avait une excellente vue sur l’embranchement de la route qui, de la voie principale, conduisait au terrain de camping.
  
  Renaud Giroux, un grand diable au visage osseux, au teint bronzé, aux muscles secs d’alpiniste, s’approcha de Coplan, un transistor à la main.
  
  - Tenez, dit-il en tendant le transistor à Francis, voilà votre bidule. J’ai vérifié le réglage. En appuyant sur la touche d’appel, vous déclenchez l'allumage d’un voyant rouge sur mon poste, et vice-versa. Nous pouvons soit rester en communication constante, soit établir la liaison radio-téléphonique en cas de besoin. Si je peux vous donner un conseil, mettez un lainage cette nuit. Les nuages sont en train de descendre dans la vallée et vous risquez de vous éveiller, avec une bronchite, demain matin, si vous ne prenez pas vos précautions.
  
  - Merci, j’en prends note.
  
  Une heure plus tard, en effet, les énormes masses de brume blanche qui s’écroulaient du flanc de la montagne de Lumpegna envahissaient les bords de la rivière et le sous-bois.
  
  Les campeurs dînèrent en vitesse afin de pouvoir hâter leurs préparatifs nocturnes.
  
  Les ténèbres et le silence enveloppèrent progressivement le camp.
  
  La caravane que le Vieux avait réquisitionnée pour Coplan et Francine était très confortable. Malgré les quatre couchettes individuelles que comportait l’aménagement intérieur de la roulotte, le coin séjour était relativement spacieux. Francine, après avoir fini la vaisselle, se retira dans la cabine-douche pour faire sa toilette. Coplan s’étendit sur une des couchettes inférieures, alluma une cigarette.
  
  Quand Francine réapparut, elle avait enfilé une chemise de nuit en nylon ultra-léger, à manches courtes, au décolleté généreux. Le bleu tendre du vêtement mettait en valeur son teint de pêche. Sous le hublot rond du plafonnier, les formes galbées de son corps se dessinaient par transparence et prenaient une densité vaporeuse extrêmement suggestive.
  
  - Comment me trouves-tu ? minauda-t-elle en faisant admirer sa chemise de nuit.
  
  - Adorable et ridicule, grimaça-t-il du coin de la bouche.
  
  - Je l’ai achetée tout exprès pour toi quand j’ai su que nous allions faire équipe ensemble.
  
  - C’est bien gentil, et je suis infiniment sensible à cette attention. Mais tu vas me faire le plaisir d’enfiler un gros pull de laine, sans quoi tu auras 40 de fièvre avant demain midi, ce qui n’arrangera pas nos affaires,
  
  - Comme vous êtes grognon, monsieur mon mari, murmura-t-elle en s’approchant de Coplan.
  
  Elle se pencha, lui retira la cigarette de la bouche, écrasa la cigarette dans un cendrier chromé fixé dans la cloison de bois. Puis, en s’asseyant sur le bord de la couchette :
  
  - Tu es tracassé ? fit-elle en le regardant.
  
  - Oui, et j’ai besoin de toute ma tranquillité d’esprit.
  
  - Pour le boulot ? Ce n’est pourtant pas une opération tellement compliquée, prononça-t-elle avec une moue. Nous sommes quatre et nous avons tout prévu.
  
  - Je me méfie de nos adversaires, figure-toi. D’après ce que j’ai pu deviner depuis que j’ai commencé cette mission, nous avons affaire à une organisation qui a également tout prévu. C’est ce qui me turlupine précisément.
  
  - A chaque jour sa peine, répondit-elle. Il y a des moments où il faut savoir prendre les bonnes choses que la vie nous offre. Surtout dans notre métier.
  
  - Tu vas prendre froid, je te le répète.
  
  - Pas si tu me réchauffes, répliqua-t-elle.
  
  Elle s’allongea brusquement contre lui, et il éprouva le contact doux et tiède de cette chair gonflée de secrètes ardeurs. Il l’enlaça, sans beaucoup de conviction. Mais le frisson voluptueux qui s’insinua en lui l’obligea à reconnaître que c’était indéniablement une bonne chose, ce que la vie tenait à lui offrir là. Et qu’il avait tort de ne pas en profiter.
  
  Il éteignit le hublot lumineux.
  
  
  
  
  
  C’est le lendemain, vers quatre heures de l'après-midi, que Francine, occupée à de menus travaux près de la roulotte, signala l’arrivée d’une petite voiture décapotable rouge qui venait de quitter la route de Sedrun pour se diriger vers le camp.
  
  Coplan, qui se trouvait dans la caravane, appela aussitôt Renaud Giroux.
  
  - Voilà du monde qui s’amène, dit-il au Suisse.
  
  - Si c’est notre client, répondit Giroux, il n’est pas en retard. Le contact a lieu seulement demain à dix-neuf heures, d’après vos indications.
  
  - Oui, mais je suppose qu’il préfère arriver en avance plutôt qu’en retard.
  
  - Quelle voiture est-ce ?
  
  - C’est un cabriolet décapotable. Attendez, il vire pour s’engager entre les deux arbres qui marquent l’entrée du camp. C’est un modèle de voiture qui ne m’est pas familier... Bon, je vois mieux maintenant : c’est une Skoda-Félicia 7 CV avec une immatriculation suisse du canton de Zürich. Ils sont deux dans la bagnole.
  
  Le cabriolet rouge, qui s’était arrêté un court instant, se remit à rouler lentement pour tourner dans le sous-bois et retourner vers la sortie dix camp. Il stoppa à la limite même du terrain autorisé.
  
  - Je crois qu’ils ont fait leur choix, annonça Coplan à Giroux. Ils ont pris l’emplacement le plus éloigné de nous et le plus proche de la sortie. Ils débarquent.
  
  Il y eut un silence, puis Coplan reprit :
  
  - Nous allons avoir des difficultés, Giroux. Un des deux arrivants est mon suspect numéro UN. Autrement dit, Manuel Camero, l’homme que je cherche en vain depuis six semaines !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Les occupants de la Skoda, en tenue de sport l’un et l’autre, regardaient avec circonspection du côté des deux caravanes en échangeant à mi-voix leurs impressions.
  
  Le plus grand des deux, en canadienne brune, était bien Manuel Camero. Avec son visage austère d’Espagnol et son nez cassé, il répondait parfaitement au signalement que le casino de Biarritz et la buvette du Lac Mouriscot avaient donné de lui.
  
  La voix de Giroux vibra dans l’écouteur de Coplan :
  
  - Est-ce qu’il vous connaît ?
  
  - Je n’en sais rien... Comme je suis allé me renseigner à son sujet à son domicile de Saint-Sébastien, tout est possible. En tout cas, je ne veux pas me trouver en sa présence. Sa réaction serait peut-être instructive, mais elle flanquerait tout par terre. J’y avais pensé, fort heureusement.
  
  - Comment pouviez-vous prévoir l’arrivée de ce personnage ici ?
  
  - Aucun mérite à cela. En pointant les changements d’itinéraire qui figuraient sur les plannings, il m’avait semblé que l’indicatif N.E.3 correspondait à Camero. Les dates de certaines modifications coïncidaient avec sa disparition du secteur sud-ouest.
  
  - Qu’est-ce que vous allez faire ?
  
  - Pour commencer, me tenir hors de la vue de Camero. Pour la suite, nous verrons cela quand nous saurons à quel endroit les trois touristes allemands que nous attendons vont s’arrêter. Tout va dépendre de ce renseignement. Arrangez-vous avec Geneviève pour qu’elle vous prévienne le plus vite possible quand elle aura été alertée par Buchet et Dandoy.
  
  - Bien, acquiesça Giroux.
  
  Coplan coupa la communication.
  
  Les deux touristes de la Skoda étaient en train de sortir leur matériel du petit cabriolet. Le compagnon de Camero était un homme d’environ trente ans, de taille moyenne, assez râblé, vêtu d’un pantalon de toile grise et d’une chemise à carreaux noirs et blancs. Il était pâle de teint et il avait des cheveux châtains ramenés en arrière. Ses gestes méthodiques et précis trahissaient un tempérament calme, énergique.
  
  L’après-midi et la soirée s’écoulèrent sans que les deux campeurs aient esquissé la moindre tentative de rapprochement avec les occupants des caravanes. Au contraire, ils se tinrent à distance d’une manière presque ostensible, comme pour marquer qu’ils n’étaient pas du tout disposés à copiner.
  
  Coplan, ce soir-là, se comporta envers Francine comme un mari plein de ferveur. A vrai dire, il n’était pas fâché d’avoir sous la main le plus agréable dérivatif imaginé par la nature pour soulager l’angoisse humaine.
  
  Quand Francine se détacha de lui, repue et comblée, pour aller s’étendre sur sa couchette à elle, il essaya de dormir. Mais en vain. La proximité de Manuel Camero, couché sous sa tente kaki, à vingt mètres à peine de la caravane, entretenait dans ses nerfs et dans son esprit une tension persistante.
  
  Dans le courant de la matinée du lendemain, le compagnon de Camero partit en voiture à la ville. Puis, sur le coup de midi, Camero s’en alla à son tour, à pied, vers Disentis également. Les deux hommes n’avaient pas démonté leur tente ni replié leur matériel.
  
  Coplan put enfin sortir de sa roulotte, s’entretenir avec Renaud Giroux. Geneviève Bernet était déjà remontée, elle aussi, vers le centre de la localité en prévision de son rendez-vous avec les deux agents français qui pistaient depuis plusieurs jours trois clients de l’agence T.I.C.
  
  Coplan expliqua à Giroux comment il concevait les phases successives de cette nouvelle Opération Camping. Ce plan de bataille tenait compte, d’une part, des enseignements fournis par l'affaire loupée de Keerbergen en Belgique, et d’autre part de la présence de Manuel Camero.
  
  
  
  
  
  Il était dix-huit heures quarante-cinq lorsque Geneviève Bemet, installée devant un Cinzano, au bar de l’Hôtel de la Couronne, près de la petite gare tranquille de Disentis, fut demandée au téléphone.
  
  - Allô, Geneviève ? fit un voix masculine.
  
  - Oui, j’écoute.
  
  - C’est Dandoy. Comment allez-vous ?
  
  - Très bien, Charly, répondit Geneviève. Et vous ? Quelles sont les nouvelles d’Élisabeth ?
  
  - Excellentes. Elle a fait un voyage épatant et elle me charge de vous faire ses amitiés. Elle a l’intention de venir vous rejoindre comme convenu, mais la date de son départ n’est pas encore fixée. De toute manière, elle compte retenir une chambre à l’Hôtel Lukmanier. Elle vous fera signe.
  
  - Très bien, merci Charly.
  
  Geneviève paya sa consommation, quitta le bar et s’en alla vers l’église. Giroux l’attendait dans la Fiat qu’il avait rangée sur le bord de la route, un peu après l’église abbatiale.
  
  Geneviève monta dans la voiture.
  
  - Ils sont arrivés, dit-elle. Ils sont à l’Hôtel Lukmanier. C’est l’établissement qui se trouve juste à l’entrée de la route qui monte vers l’Italie. La surveillance ne sera pas trop compliquée, puisqu’il n’y a qu’une route pour descendre du Lukmanier au camp.
  
  - Méfie-toi quand même. N’oublie pas ce que Francis a dit.
  
  - Je serai sur mes gardes.
  
  La Fiat retourna jusqu’à la place principale, où il y avait les magasins et la poste. Là, Geneviève descendit pour entrer dans une épicerie. Giroux démarra pour rentrer au camp.
  
  Tout en allant d’une boutique à l’autre pour acheter des provisions, Geneviève observa d’un œil exercé ce qui se passait du côté de l’Hôtel Lukmanier.
  
  A dix-neuf heures et quelques minutes, elle vit Manuel Camero qui sortait de l’établissement en compagnie d’un énorme gaillard d’une quarantaine d’années, en demi-saison gris, coiffé d’un feutre noir.
  
  Les deux hommes, tout en bavardant, prirent la direction de Sedrun.
  
  Geneviève ne broncha pas.
  
  Deux minutes plus tard, l’autre occupant du cabriolet Skoda débouchait de l’hôtel, rejoignait sa petite voiture rouge et démarrait pour se mettre tranquillement dans le sillage de Camero et de l’homme au feutre noir.
  
  Geneviève, dans son for intérieur, dédia une pensée reconnaissante à Coplan. Sans la prudence de celui-ci, elle se faisait épingler. Le campeur qui partageait la tente de Camero était bel et bien chargé de couvrir les faits et gestes de ses deux camarades.
  
  Dès que la voie fut libre, Geneviève fila vers une ruelle en pente qui dégringolait vers la rivière, à l’est de la ville. Elle ne marcha pas longtemps. Francine, au volant de la D.S. grise, attendait la Suissesse.
  
  
  
  
  
  Planqué dans sa roulotte, Coplan, armé de jumelles, guettait la route. Il aperçut d’abord Camero qui, en compagnie d’un inconnu en chapeau noir, revenait à pied vers le sous-bois. Ensuite, il vit arriver le cabriolet rouge.
  
  A ce moment, Giroux appela pour demander à Coplan s’il avait repéré le « contact » et s’il avait noté le rôle de protection de la Skoda.
  
  - Je n’ai rien perdu du spectacle, rassurez-vous, prononça Coplan dans son micro. Que raconte Geneviève ?
  
  - Elle fait le détour par Funs, avec Francine. Personne n’est en troisième position derrière le copain de Camero.
  
  - Voilà un point acquis, dit Coplan, satisfait. Voyons la suite.
  
  Lorsque les deux campeurs de la Skoda et l'inconnu en manteau pénétrèrent dans le camp, le sous-bois paraissait abandonné au calme majestueux qui enveloppait toute la vallée.
  
  Pendant cinq minutes, le trio demeura sous la tente kaki. Puis, en compagnie de Camero, le client de l’agence T.I.C. repartit à pied vers la ville.
  
  Coplan patienta un quart d’heure. Cette fois l’autre campeur ne s’en allait pas.
  
  Le crépuscule humide descendait de la montagne vers la rivière, la brume glissait comme la veille en nappes blanchâtres vers le fond de la vallée.
  
  Coplan, un seau de toilette à la main, sortit de sa roulotte, s’avança vers le bord de l’eau. Puis, déposant son seau, il se glissa derrière les buissons, progressa vers la sortie du sous-bois. Il arriva à quatre mètres de la tente kaki, extirpa de la poche de son short le pistolet G.P. dont il s’était muni, se faufila entre les arbustes. En trois foulées, il fut devant la tente, souleva le panneau de toile, se baissa :
  
  - Bonsoir, murmura-t-il en allemand tout en braquant son arme sur le campeur qui était assis en tailleur au milieu de la tente. Si vous êtes sage, il ne vous arrivera pas de mal... Venez par ici... Allez, schnell !...
  
  Le type, sidéré mais nullement affolé par la vue du pistolet, posa ses deux mains sur la carte routière qu’il avait dépliée sur ses genoux, dévisagea son interlocuteur et demanda d’une voix gutturale, en allemand :
  
  - Qu’est-ce que vous me voulez ? Qui êtes-vous ?
  
  - J’ai quelques questions à vous poser, mais vous allez venir chez moi, dans ma caravane.
  
  Le type hésita, jeta sa carte routière dans le fond de la tente, se redressa à demi pour s’approcher de la sortie.
  
  - Faites attention, j’ai des réflexes, articula Francis en prenant un recul bien calculé.
  
  Hors de la tente, le type hésita derechef. Coplan lui indiqua le chemin de sa roulotte.
  
  - En avant, et les mains sur les hanches.
  
  Sous la menace du G.P., le type entra dans la caravane. Mais, brusquement, il pivota sur lui-même, avec une incroyable rapidité, se plia en deux, agrippa dans ses deux mains le poing droit de Francis, exécuta un mouvement de jambe pour faire basculer son adversaire.
  
  Coplan, obligé de parer la redoutable prise de bras que l’autre essayait de placer, lâcha son arme, empoigna dans son bras gauche replié le cou de son adversaire, referma l’étau de toutes ses forces. Le type, asphyxié, se laissa tomber au sol avec l’espoir d’entraîner Coplan dans sa chute. Coplan relâcha aussitôt son étreinte mais balança un coup de talon au menton du type; puis, saisissant l’homme au collet, il le propulsa avec violence vers le fond de la roulotte et, poursuivant son action, il fonça, aplatit le gars sur la table de la petite cuisine, pesa pour casser les reins du type contre le rebord de la tablette, le frappa d’une terrible droite à la tempe.
  
  Cet individu était plus coriace qu’un bloc de chêne ! Malgré sa position inconfortable et le marron qu’il venait d’encaisser, il eut le courage de lancer ses deux jambes pour prendre Francis en ciseau à la ceinture. Il reçut en réponse un nouveau swing à la mâchoire, poussa un grognement, étira son bras droit jusqu’à son mollet, saisit un poignard arrimé autour de son tibia.
  
  Coplan vit le danger, fit une volte, bloqua la trajectoire du poignard. L’autre donna un coup de rein désespéré, gigota comme une carpe, dégagea son bras pour frapper derechef. D’une manchette appliquée à la volée sur l’avant-bras de son adversaire, Francis fit dévier l’élan du poignard, et le type se planta la lame dans son propre cou, avec une sauvagerie qu’il ne fut plus en mesure de freiner. Un flot de sang jaillit de sa gorge béante, aveuglant Coplan qui déjà reprenait le combat.
  
  L’homme à la canadienne, tué net par le coup de poignard qu’il s’était donné involontairement, glissa sur le plancher de la roulotte.
  
  Coplan, le souffle court, resta un moment comme hébété par le dénouement inattendu de cette lutte dont la rapidité foudroyante et la férocité l’avait mis à rude épreuve.
  
  Renaud Giroux, bondissant dans la caravane à cet instant précis, se rua vers Francis pour le soutenir.
  
  - Où êtes-vous touché ? haleta le Suisse. Vous perdez votre sang.
  
  - Ce n’est pas le mien. Ce forcené a encaissé le coup de couteau qu'il me destinait... Je crois qu’il s’est tranché la carotide...
  
  Giroux se baissa, examina l’inconnu, se redressa aussitôt.
  
  - Saigné à mort, dit-il, lugubre.
  
  Coplan s’ébroua, alla se mettre la figure sous le robinet de l’évier.
  
  - La fête commence bien, soupira-t-il en s’essuyant la face avec le torchon de vaisselle. Si je ne réussis pas mieux avec Camero, ça va barder pour mon matricule. Le Vieux ne me le pardonnera jamais.
  
  - On va le cueillir comme une fleur, celui-là, dit Giroux. Il vient justement de quitter Disentis et il s’amène tout seul. Geneviève et Francine viennent de m’alerter par radio. Geneviève le suit à bonne distance. Francine attend qu’on lui fasse signe de rallier avec la D.S.
  
  Coplan empoigna derechef le torchon de vaisselle, le mouilla, le jeta sur la tête du mort pour contenir le sang qui continuait à s’écouler sur le plancher de la roulotte.
  
  - Un joli boulot pour la bergère quand elle va rentrer, maugréa-t-il. Nous n’avons pas le temps de nous en occuper. Camero a la priorité. Venez...
  
  Il ramassa son pistolet, le fourra dans sa poche, prit une lampe torche qui pendait à un crochet.
  
  Ils sortirent de la caravane, refermèrent la porte.
  
  Comme toujours en montagne, la nuit descendait rapidement. Le sous-bois, envahi par le brouillard nocturne, était toujours désert et silencieux. Très loin, à flanc de colline, de l’autre côté de la rivière, une petite lumière scintillait.
  
  Coplan commença par aller suspendre dans la tente kaki sa lampe torche allumée. Ensuite revenant près de Giroux, il lui demanda :
  
  - Êtes-vous armé ?
  
  - Oui, dit le Suisse en montrant un automatique Walther PPK à huit coups.
  
  - Parfait. Vous allez vous poster derrière ce sapin, et moi derrière l’autre. Vous n’intervenez que si je loupe mon attaque. Et, bien entendu, vous visez les jambes. Celui-ci, il nous le faut vivant, pas d’histoire !...
  
  Ils se séparèrent pour occuper leur position respective, de part et d’autre de l’entrée du terrain municipal.
  
  Une dizaine de minutes s’écoulèrent. Tout était si calme qu’on pouvait percevoir le murmure nostalgique de la rivière.
  
  Enfin, du côté de la route, la cadence d’un pas sur le gravillon se fit entendre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Manuel Camero rentrait au camp sans la moindre méfiance. Depuis qu’il avait franchi la dernière courbe de la route venant de la ville, il pouvait distinguer en contrebas, sous la masse noire des arbres, la lueur jaunâtre qui indiquait l’emplacement de la tente kaki où son compagnon l’attendait.
  
  L’Espagnol arriva bientôt aux deux sapins dont les troncs énormes formaient une sorte de portail naturel marquant l’entrée de l’emplacement du sous-bois réservé aux campeurs.
  
  Il avait dépassé d’environ deux mètres les premiers sapins quand un léger crissement le fit sursauter. Il voulut se retourner, mais trop tard. Un coup de crosse l’atteignit juste au creux de la nuque et il s’écroula en tournoyant sur lui-même, assommé net.
  
  Coplan se pencha anxieusement sur sa victime, lui tâta le pouls, se redressa et dit à Giroux qui venait de sortir de sa cachette :
  
  - Le dosage était au poil. Dans quelques minutes, il aura repris son état normal. Nous allons le transporter chez vous et le ficeler. Allons-y.
  
  Ils soulevèrent l’Espagnol, le portèrent dans la caravane du Suisse. Et, après que ce dernier eut tiré les rideaux des lucarnes puis fait de la lumière, Coplan entreprit de fouiller méthodiquement l’homme encore évanoui.
  
  Ouvrant le portefeuille de Manuel Camero, Coplan en fit tomber le contenu sur la petite table fixée à l’une des parois de la roulotte. Outre des papiers divers et des pièces d’identité, deux photos 6 X 6 et une photo au format carte postale apparurent.
  
  Francis examina les images. Les deux plus petites représentaient une jeune femme de type espagnol que Coplan reconnut sans peine. Quant au cliché 13 X 9, c’était tout simplement un instantané de Coplan lui-même, pris de face, dans une lumière un peu floue, entre deux murs imitation de marbre.
  
  - Regardez, articula Francis en passant la carte-postale à Giroux. J’ai bien fait de me méfier.
  
  - Je le réveille ? proposa Giroux.
  
  - Non, je vais m’en occuper. Allez plutôt accueillir Geneviève et Francine qui vont s’amener. Nettoyez ma cambuse et apportez-moi tous les documents que vous trouverez dans les poches du mort et dans leur tente.
  
  - Qu’est-ce qu’on fait du cadavre ?
  
  - Mettez-le sur une couchette quand il aura fini de saigner. On verra tout à l’heure.
  
  Giroux sortit.
  
  Coplan hissa tant bien que mal le corps mou et pesant de Manuel Camero pour le poser sur une chaise. Ensuite, au moyen d’un gant de toilette humide, il commença à masser la nuque de l*Espagnol pour le ranimer.
  
  Enfin, Camero daigna émerger de sa torpeur. Il soupira, battit des paupières, regarda Coplan d’un air abasourdi.
  
  Francis, planté devant sa victime, resta un long moment silencieux, le visage grave et renfrogné.
  
  - Vous y êtes, je pense ? questionna-t-il sèchement.
  
  Il saisit son portrait, le tint près de sa figure en tournant l’image vers Camero.
  
  - Je me présente, reprit-il. Inspecteur Caron, de la Sûreté française. Vous avez un passeport argentin au nom de Federico Carrera, mais cette identité d’emprunt n’est pas valable pour moi... C’est à Manuel Camero que je m’adresse, bien entendu.
  
  L’Espagnol, les yeux mi-clos, se mouillait les lèvres et salivait pour retrouver un rythme respiratoire normal.
  
  Coplan prononça sur un ton moins agressif :
  
  - Je vous signale tout de suite que je n’ai rien contre vous personnellement, Camero. Mon pays et le vôtre entretiennent des relations qui s’améliorent de jour en jour. Néanmoins, en tant que suspect aux yeux de la police française, votre situation n’est pas très confortable. Vous pouvez la rendre meilleure si vous faite preuve de bonne volonté, de compréhension et d’intelligence. Je connais votre indicatif N.E.3, et je suis en possession des plannings de l’agence T.I.C. de Saint-Jean-de-Luz. Par conséquent, n’essayez pas de me rouler. Vous pouvez décider vous-même de votre sort. : vingt ans de prison, ou l’indulgence de la justice pour services rendus à la France... Naturellement, les places sont chères.
  
  - Vous ne pouvez rien contre moi, maugréa Camero qui récupérait son sang-froid. Nous sommes en Suisse, et il n’y a pas d’extradition pour les délits politiques.
  
  Coplan répondit calmement :
  
  - C’est exact, mais alors vous m’acculez à une solution que j’aurais voulu éviter. Si vous refusez de m’aider, voici le juge qui rendra son verdict.
  
  Il extirpa son pistolet de sa poche, le soupesa dans sa paume.
  
  Camero, après un court instant de réflexion, questionna d’une voix sourde :
  
  - Que voulez-vous savoir ?
  
  - Tout ce qui concerne votre activité. Vous faites partie d’un réseau qui enjambe la frontière franco-espagnole dans la zone Irun-Hendaye. Parlez-moi de ce réseau, parlez-moi de votre rôle dans cette organisation,
  
  - Vous arrivez trop tard. Ma mission est terminée et j’étais en route pour Prague.
  
  - Raison de plus pour me fournir des renseignements, puisque vous avez l’occasion de sauver votre peau en me racontant des choses désormais sans valeur. A votre place, je ne laisserais pas échapper une telle aubaine...
  
  Camero, impressionné par le ton glacial de Coplan, hésita. Puis, subitement, il prononça d’une voix désabusée :
  
  - Après tout, pourquoi me tairais-je ? En réalité, nous étions chargés d’organiser des voyages pour des citoyens soviétiques camouflés en touristes allemands. Une sorte d’Inrourist non-officiel, vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Des espions ?
  
  - Non, des hauts fonctionnaires.
  
  - Je ne saisis pas.
  
  - C’est pourtant simple. Dans toutes les grandes armées, un certain nombre d’officiers supérieurs doivent se familiariser avec les pays et les villes qu’ils seront peut-être amenés à occuper militairement si un conflit devait éclater... Les problèmes de ravitaillement, de télécommunications, de réseaux routiers, de cantonnement des états-majors et de répartition des unités, ce sont des problèmes qu’on ne peut pas résoudre dans l’abstrait. Actuellement, la complexité des structures modernes ne permet plus l’improvisation. Les voyageurs de l’agence T.I.C. sont des officiers spéciaux de l’Armée Rouge.
  
  Coplan était sceptique.
  
  - Les Russes auraient-ils l’intention d’envahir l’Occident ? articula-t-il d’une voix acerbe.
  
  - Je ne suis pas dans le secret du Conseil Suprême de Moscou, grommela Camero. Mais ce que je sais, c’est que la force des Soviets c’est de ne rien laisser au hasard. Si une guerre devait se déclencher, l’Armée Rouge ne serait pas prise au dépourvu.
  
  - Votre explication colle avec tout ce que j’ai pu apprendre par ailleurs, dit Francis, mais je suis tout de même assez incrédule...
  
  - Pourquoi mentirais-je maintenant ?
  
  - C’est ce que je me demande.
  
  - Je ne comprends pas votre scepticisme. Ces voyages documentaires sont également, pratiqués par les militaires américains, anglais et autres. La seule différence, c’est que ceux-là font du tourisme officiel. Les Russes, étant donné le climat politique de l’Occident, sont tenus à la discrétion. Mais, si on va au fond des choses, leurs déplacements n’ont rien d’illicite.
  
  - Sauf les fausses identités.
  
  - Si vous voulez.
  
  - A quel endroit s’opère le tour de passe-passe ?
  
  - A Berlin, naturellement.
  
  L’irruption de Renaud Giroux interrompit le dialogue. Le Suisse déposa sur la table une liasse de documents et divers papiers. Coplan, d’un signe de tête, remercia Giroux qui se retira.
  
  - Ce sont les papiers trouvés dans votre tente et dans les poches de votre compagnon, murmura négligemment Coplan tout en examinant le butin apporté par Giroux. Je vois que votre ami possède une postausweis-karte (Document d’identité délivré par l’administration centrale des Postes, en Suisse, et qui est reconnu comme pièce de légitimation) au nom de Peter Kulner, domicilié à Zürich. Est-il réellement de nationalité suisse ?
  
  - Demandez-le-lui. Je veux bien assumer mes responsabilités, mais pas celles des autres.
  
  - Et ces documents ?
  
  - Mon camarade est chargé de faire suivre du courrier, je ne suis pas au courant de la destination des messages qui lui sont confiés.
  
  - Et leur provenance ?
  
  - Non plus. Je sais seulement qu’on profite des déplacements des officiers russes pour acheminer des lettres, c’est tout.
  
  - Les réseaux communistes tirent parti de tout, c’est bien connu, approuva Coplan. Et, à dire vrai, ces messages ne me regardent pas. Ils seront dépouillés par des gens plus compétents que moi... Revenons plutôt à nos affaires. Qui est le patron de votre organisation touristique ?
  
  Camero ne répondant pas, Francis précisa :
  
  - Ce n’est pas Varney qui m’intéresse, ni le directeur de l’agence IBERA-TOURS de San Sebastian. C’est le patron de votre réseau.
  
  - Il est mort, il y a environ un mois et demi. C’est la raison pour laquelle l’organisation a été dissoute.
  
  Coplan fut sur le point de parler de Maria Segura, mais il se retint.
  
  - Je vois, murmura-t-il... A propos, j’ai trouvé dans votre portefeuille deux photos de la fille de votre locataire principal de San Sebastian. Elle est dans le coup ?
  
  - Je ne l’aurais pas laissée derrière moi si elle avait fait partie du réseau, ricana l’Espagnol.
  
  - Pourquoi m’a-t-elle photographié alors ? Et pourquoi vous a-t-elle envoyé ma photo ?
  
  - Pour des motifs d’ordre privé.
  
  - Elle est votre maîtresse ?
  
  - J’avais promis de l’épouser... Quand j’ai dû quitter San Sebastian, je lui ai raconté que j’avais des ennuis avec la police, qu’il y aurait peut-être une enquête. Vous devinez le reste.
  
  - Vous saviez donc que vous alliez être recherché ? glissa Coplan en se tournant vers les papiers posés sur la table.
  
  Camero déjoua le piège caché dans cette question.
  
  - Du moment qu’on exerce une activité un peu clandestine, tout est toujours possible.
  
  - A qui le dites-vous ! soupira Coplan, narquois.
  
  Il sortit de la roulotte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Dans l’autre caravane, tout avait été nettoyé, rangé, remis en ordre. Le cadavre du soi-disant Peter Kulner gisait sur l’une des couchettes, recouvert d’une couverture.
  
  Giroux, Geneviève et Francine attendaient avec impatience le résultat de l’entrevue Coplan-Camero.
  
  Francis les mit rapidement au courant des aveux de l’Espagnol. Giroux s’enquit :
  
  - Vous croyez qu’il est sincère ?
  
  - Oui, vraisemblablement. Il a mangé le morceau avec l’espoir d’échapper ainsi à une autre accusation, infiniment plus grave pour lui : le meurtre de Maria Segura.
  
  Giroux s’étonna :
  
  - Vous ne l’avez pas mis sur la sellette à ce sujet ?
  
  - Non, je préfère garder cette carte en réserve. L’histoire n’est pas finie.
  
  Francine murmura :
  
  - En tout cas le Vieux va se frotter les mains. Cette affaire d’officiers soviétiques en mission de reconnaissance, c’est une drôle de plume à son chapeau.
  
  - J’avoue que cette explication m’a laissé rêveur, reconnut Coplan. Pourvu que ces voyages ne constituent pas les préliminaires d’une campagne touristique moins pacifique ! La présence des officiers de l’Armée Rouge prenant des repères en vue d’une occupation militaire, ça n’a rien de réconfortant.
  
  Giroux objecta :
  
  - Vous savez, cela s’est presque toujours fait. Napoléon a pratiqué ce jeu d’une façon systématique.
  
  - Justement, répliqua Francis. Un tel précédent se passe de commentaire !...
  
  Il y eut un silence étrange.
  
  Coplan, haussant les épaules, reprit :
  
  - Ce n’est pas tout ça ; nous devons prendre des dispositions immédiates. Je suggère de filer d’ici dans le plus bref délai et de profiter de la nuit pour mettre une bonne distance entre nous et ce patelin. Comme vient de me le dire Camero : tout est toujours possible.
  
  Il s’adressa plus particulièrement à Giroux :
  
  - Il y a deux problèmes. Primo, ce cadavre. Secundo, faire passer Camero en France.
  
  - Le cadavre, je peux m’en charger, assura le Suisse.
  
  Geneviève enchaîna :
  
  - Et la frontière, j’en fais mon affaire. A la condition de prendre quelques précautions, je garantis un passage sans difficultés.
  
  Coplan réfléchit un moment.
  
  - Dans ce cas, décida-t-il, je vous propose le plan suivant : vous, Giroux, vous emmenez le mort dans votre roulotte et vous partez de votre côté. Geneviève et Francine emmènent le prisonnier dans l’autre caravane ; moi, je me mets en route avec le cabriolet Skoda. Rendez-vous chez Geneviève. Sa maison est un point de ralliement idéal. J’en ai apprécié la solitude et la tranquillité, il n’y a guère...
  
  - D’accord, firent les autres.
  
  
  
  
  
  Quatre jours plus tard, un peu après la tombée de la nuit, Manuel Camero, drogué à son insu, pénétrait en France par un petit poste frontière où les douaniers et l’inspecteur étaient de bons amis de Geneviève Bernet. Ni les trois occupants de la D.S. ni le passager qui dormait dans la roulotte ne durent exhiber leur passeport. Et il n’y eut pas de fouille des bagages.
  
  Du côté français, le Vieux - alerté en temps utile - avait délégué sur place deux agents du service chargés d’assurer le libre passage de ce convoi spécial.
  
  A Paris, Manuel Camero fut livré à une équipe de la D.S.T. En attendant d’être interrogé par le Vieux camouflé en juge d’instruction, l’Espagnol fut mis au secret dans un pavillon discret de la périphérie. Coplan se méfiait des gardiens de prison.
  
  - Je vous ai réservé la meilleure carte, dit Francis à son patron. Camero se figure que c’est par l’agence T.I.C. que nous avons remonté la filière. Il ne se doute pas que nous pouvons lui coller une accusation de meurtre sur les reins.
  
  Désarmé, le Vieux reconnut avec un sourire bougon :
  
  - Vous voyez que j’avais raison de vous secouer. Quand vous vous en donnez la peine, vous êtes vraiment un collaborateur de premier ordre. Je vais pouvoir manœuvrer cet Espagnol pour l’amener exactement où je veux.
  
  - Grâce à ma patience, lui rappela Coplan. Car ce sont quand même les quinze jours de filatures qui nous ont permis de déchiffrer en connaissance de cause les plannings de Vernay. Et j’ajoute que ce n’est pas tout. Les confidences de Camero ne me suffisent pas. Je sais maintenant qu’il y a autre chose derrière le cadavre de Maria Segura.
  
  
  
  
  
  Après une nuit réparatrice, Coplan se remit aussitôt en route.
  
  C’est le samedi 3 septembre, vers dix heures du matin, qu’il se présenta chez Erich Bauer. L’Alsacien, vêtu d’un tablier de grosse toile grise, le faciès plus sinistre que jamais, demanda d’un ton rogue :
  
  - C’est pourquoi ? Je suis en plein travail et je n’ai pas beaucoup de temps.
  
  - Inspecteur Caron, de la Police Judiciaire. C’est au sujet de votre mère.
  
  - De ma mère ?
  
  - Oui, vous m’avez parfaitement compris. Il s’agit bien de Marie Melstein, veuve Wilden, épouse Segura, alias Mercedes Similla.
  
  Le visage de l’ébéniste s’était crispé.
  
  - Bon, dit-il, venez avec moi dans l’atelier.
  
  Coplan le suivit dans le local où flottait une odeur de bois et de vernis. Bauer, tout en s’essuyant le mains à un chiffon, articula :
  
  - Je vous écoute.
  
  - Quand avez-vous vu votre mère pour la dernière fois ?
  
  - Le 10 juillet.
  
  - Où se trouve-t-elle à présent ?
  
  - En voyage.
  
  - Où ?
  
  - Je n’en sais rien. Elle voyage beaucoup pour ses affaires.
  
  - Quelles affaires ?
  
  - Elle travaille pour des agences de tourisme.
  
  - Est-ce qu’elle vient souvent ici ?
  
  - Non.
  
  Coplan marqua un temps d’arrêt, sortit quelques papiers de sa poche, fit mine de les consulter. Puis, levant les yeux, il articula en dévisageant Bauer :
  
  - Vous savez que votre mère est recherchée en France ?
  
  - Oui.
  
  - Et vous savez pour quel motif ?
  
  - Oui, pour les ennuis qu’elle a eus à la Libération. Mais nous avons tous été considérés comme suspects, nous autres Alsaciens.
  
  Il avait l’air sincère. Coplan prit un ton moins sec.
  
  - C’est exact, dit-il, de fâcheux malentendus ont eu lieu à cette époque. Votre mère a une sorte de pied-à-terre ici ?
  
  - Ma maison est grande et je vis seul. Mais en principe, oui, il y a deux pièces à l’étage que je réserve pour ma mère.
  
  - Elle y passe quelquefois la nuit avec Manuel Camero ?
  
  Bauer baissa les yeux.
  
  - Je ne m’occupe pas de la vie privée de ma mère, marmonna-t-il, visiblement mal à l’aise.
  
  - Pourquoi Manuel Camero a-t-il remisé sa voiture dans votre garage ?
  
  L’Alsacien était décidément un piètre comédien.
  
  - Comment savez-vous que sa voiture est chez moi ? questionna-t-il, abasourdi.
  
  - Écoutez, Bauer, je m’intéresse à Manuel Camero et il faut que vous me racontiez de la manière la plus exacte ce qui s’est passé quand vous avez vu l’ami de votre mère pour la dernière fois. N’essayez pas de me cacher quoi que ce soit, car cela pourrait vous nuire.
  
  Après une minute de silence, l’ébéniste expliqua :
  
  - Le 10 juillet, au début de l’après-midi, ma mère est arrivée ici avec Manuel alors que je ne les attendais pas. Je devais m’absenter pour cinq jours, et je l’avais fait savoir à ma mère. Je devais aller à Bordeaux pour commander du bois... Manuel m’a demandé s’il pourrait laisser sa voiture pendant quelques mois ici, pour éviter des frais de garage inutiles. Il partait le lendemain pour les États-Unis.
  
  - Avec votre mère ?
  
  - Ma mère n’était pas encore décidée. Elle parlait de le rejoindre, mais elle devait d’abord aller en Suisse... Elle a promis de me donner des nouvelles avant la fin du mois de juillet, mais je n’ai rien reçu.
  
  - Vous êtes quand même parti à Bordeaux, ce 10 juillet ?
  
  - Oui.
  
  - Votre mère et Manuel ont donc passé le reste de la journée ici, malgré votre absence ?
  
  - Ma mère a les clés de la maison.
  
  - Et c’est pour avoir de ses nouvelles que vous téléphonez sans arrêt à l’agence T.I.C. de Saint-Jean-de-Luz ?
  
  Bauer, de plus en plus ahuri par les informations dont son interlocuteur faisait état, acquiesça d’un hochement de la tête.
  
  Coplan, tout en épiant l’Alsacien, murmura :
  
  - En somme, vous avez l’air d’ignorer que Manuel Camero est un espion communiste ?
  
  - Qu’est-ce... que vous dites ? balbutia Bauer en pâlissant.
  
  - Et qu’il a disparu après avoir assassiné votre mère, acheva Francis d’une voix ferme.
  
  La phrase atteignit l’ébéniste comme un coup de poing. Il fronça les sourcils, ouvrit la bouche, la referma, parut incapable d’articuler le moindre mot. Finalement, en avalant sa salive, il émit d’une voix à peine audible :
  
  - Ma mère a été assassinée ?
  
  - Oui, et son cadavre a été repêché le 15 juillet dernier dans le lac Mouriscot.
  
  Bauer porta la main à son front, se laissa tomber sur un tabouret de bois. Il resta un long moment ainsi, prostré, le visage livide.
  
  Coplan questionna :
  
  - Vous n’étiez vraiment pas au courant des activités de Camero ?
  
  - Non, je vous le jure.
  
  - Je vous crois volontiers. C’est d’ailleurs une chance pour vous, car si vous aviez été son complice, vous seriez mort depuis six semaines, vous aussi. Votre mère ne vous avait-elle pas confié des papiers ou de l’argent ?
  
  - Oui. Elle m’avait demandé de lui louer un coffre, à l’insu de Manuel, dans une banque de Bayonne.
  
  - C’était une femme prévoyante. Avez-vous une procuration ?
  
  - Une procuration ? Non, le coffre est à mon nom... Elle voulait que je puisse disposer sans difficulté de ses économies après sa mort.
  
  - Vous allez m’accompagner à cette banque.
  
  - Maintenant ?
  
  - Oui, c’est urgent.
  
  Bauer se leva.
  
  - Je vais changer de vêtements, dit-il d’un ton morne.
  
  Coplan promena un regard autour de lui. Une fine poussière scintillait sur le plancher. Il se baissa, passa le bout de ses doigts sur le sol.
  
  - Votre mère venait parfois à l’atelier ?
  
  - Oui... Elle s’asseyait là, dans ce vieux fauteuil, et nous bavardions... Elle a toujours été très bonne pour moi. Elle n’avait que moi au monde, et moi je n’avais qu’elle...
  
  Sa bouche tremblait.
  
  Il demanda d’une voix sourde, hésitante :
  
  - Comment... est-elle morte ?
  
  - Elle n’a pas souffert. Elle a été empoisonnée au moyen d’un toxique extrêmement violent.
  
  Bauer, figé, contemplait le vieux fauteuil. Deux larmes roulèrent brusquement dans les sillons amers qui encadraient sa bouche.
  
  
  
  
  
  A la banque, tout se passa sans incident. Coplan ramena Bauer à sa villa et, en présence de ce dernier, fit un rapide inventaire de l’argent et des documents trouvés dans le coffre.
  
  - L’argent, c’est pour vous, dit Francis. Il y en a un bon paquet, si cela peut vous consoler. Quant aux papiers, ils appartiennent jusqu’à nouvel ordre à la justice...
  
  Tout en parlant, il parcourut les feuillets rassemblés en liasses et entourés d’élastiques.
  
  Soudain, il fronça les sourcils. Une légère pâleur altéra son visage devenu très dur.
  
  Bauer, remarquant le changement de physionomie de Coplan, questionna :
  
  - C’est... important ?
  
  Francis leva les yeux, puis, dévisageant l'ébéniste :
  
  - Je suis obligé de vous arrêter, Bauer, prononça-t-il d’une voix sourde.
  
  - Mais...
  
  - Je sais, coupa Coplan, vous n’êtes pas coupable. Et la preuve, je vous le répète, c’est que vous êtes encore vivant. Mais ce n’est pas pour ce qui s’est passé que je vous mets en état d’arrestation, c’est pour ce qui va se passer dans les prochaines heures. Si je ne vous retire pas de la circulation, vous êtes fichu.
  
  - Que voulez-vous dire ? balbutia Bauer, désemparé.
  
  - Je vous expliquerai plus tard. Maintenant, les minutes comptent. Soyez raisonnable et fiez-vous à moi. Si votre mère n’avait pas été aussi prudente que prévoyante, vous seriez mort à l’heure qu’il est.
  
  Il replia les papiers, les fourra dans sa poche.
  
  - Vous avez un quart d’heure pour vous préparer, Bauer, reprit-il. Fermez la maison et l’atelier, vous serez absent pendant trois semaines au moins.
  
  - Où m’emmenez-vous ?
  
  - A Paris. Et j’espère que vous serez à l’abri du choc en retour.
  
  
  
  
  
  C’est de Paris, le surlendemain, que Coplan téléphona au commissaire Reynal à Biarritz.
  
  - L’affaire Segura est pratiquement terminée, annonça Francis au policier. Il me reste une petite formalité à remplir, et vous allez m’aider... Notez mes instructions par écrit, car il faut les exécuter à la lettre,
  
  - Je vous écoute.
  
  - Parfait. Alors voici : mardi, à dix-huit heures précises, vous appelez le capitaine Rubias au téléphone et vous lui faites savoir que je cherche des renseignements sur un agent communiste dont le nom de code est TIRSO... Je vous épelle : T... I... R... S... O.
  
  - Tirso, compris. Et après ?
  
  - Demandez au capitaine de vérifier s’il a quelque chose sur cet individu dans son fichier. Eventuellement, prenez la réponse et dites à Rubias que je le verrai en fin de semaine au plus tard. C’est tout.
  
  - Très bien.
  
  - Je compte sur vous, Reynal. Votre intervention peut avoir une importance décisive. Bien entendu, black-out total pour le reste.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Lorsque Coplan débarqua de l’avion régulier d’Air France, à Barcelone, le lundi matin, il prit un taxi pour se faire conduire immédiatement au cœur de la ville, aux Ramblas.
  
  Un ciel blême, annonciateur de pluie, pesait sur la ville.
  
  En dépit de l’expression calme et impassible qu’il arborait, Francis était en proie à une grande tension nerveuse.
  
  Il se fit déposer au coin de la calle de Fernando, continua à pied vers la place Saint-James, dépassa les bâtiments officiels des services municipaux pour pénétrer finalement dans un immeuble imposant situé non loin du Palais de la Députation.
  
  Au milieu d’un vaste hall désert, un huissier cérémonieux montait la garde. Coplan remit à ce fonctionnaire une carte de visite au nom de Félix Cordier, inspecteur administratif au Ministère de l’intérieur, à Paris.
  
  Plusieurs communications téléphoniques avaient précédé le voyage de Coplan et, effectivement, l’huissier déclara au visiteur :
  
  - Le colonel Cadellas vous attend, señor Cordier. Veuillez me suivre, je vous prie.
  
  Sous la conduite de son cicerone, Coplan fut acheminé vers un bureau du second étage. Il y fut accueilli par un homme d’une trentaine d’années, mince et distingué, vêtu d’un complet sombre de coupe classique.
  
  - Colonel Cadellas, se présenta l’Espagnol. Soyez le bienvenu.
  
  Il désigna un siège, retourna s’asseoir derrière son bureau de chêne, prononça d’une voix sèche tout en scrutant d’un œil froid le délégué du gouvernement français :
  
  - Madrid m’a signalé votre visite. J’ai ordre de mettre à votre disposition tous les moyens dont dispose actuellement à Barcelone la section de la Seguridad que j’ai l’honneur de commander.
  
  - Je vous remercie, dit Coplan. Voici un pli qui vous est destiné. Mais peut-être êtes-vous déjà au courant de l’affaire qui a motivé ma démarche ?
  
  Il remit au colonel une enveloppe brune, scellée à la cire et revêtue de trois sceaux officiels.
  
  L’Espagnol prit un coupe-papier en forme de poignard et décacheta la lettre.
  
  - Je sais qu’il s’agit d’une affaire exceptionnellement grave, murmura-t-il, mais je n’en connais pas la nature. Vous permettez ?
  
  Il retira de l’enveloppe brune une lettre manuscrite, un rapport dactylographié de trois pages, deux graphiques dessinés sur du papier calque, et quatre listes photocopiées.
  
  Pendant dix longues minutes, il resta penché sur les documents. Son visage austère devint progressivement plus sombre à mesure qu’il prenait connaissance des textes et des graphiques que Coplan lui avait apportés.
  
  A la fin, relevant la tête, il articula :
  
  - A présent, je comprends pourquoi Madrid m’a donné carte blanche. Si ces documents sont exacts, c’est une véritable menace de mort qui plane sur mon pays et sur le vôtre. D’où viennent ces archives ?
  
  - Nous les avons trouvées parmi les papiers personnels qu’un agent communiste avait mis en lieu sûr avec une grosse somme d’argent en prévision d’un coup dur ou d’une mort accidentelle.
  
  - Un sujet espagnol ?
  
  - Non, une Française. Car je précise qu’il s’agit d’une femme. Et que cette femme est morte.
  
  - C’est effarant ! Il y a là des indications qui concernent tout le nord de l’Espagne. Si cette femme opérait en France, je suppose qu’elle séjournait dans la zone frontière ?
  
  - En fait, elle habitait Saint-Sébastien. Mais elle couvrait en effet tout le sud-est de la France.
  
  Le colonel opina, baissa les yeux vers les graphiques, demeura un moment pensif.
  
  - La lettre d’introduction fait allusion à une opération de nettoyage en deux temps, reprit-il soudain. Puis-je vous demander pour quel motif précis vous écartez la solution la plus sûre dans un cas comme celui-ci, je veux dire l’arrestation immédiate et massive de tous les suspects qui figurent sur ces listes ?
  
  - Je devrais vous relater en détail toutes les phases de mon enquête, mais c’est une longue histoire et cela nous ferait perdre un temps précieux. Tout a commencé par un cadavre anonyme repêché dans un lac des environs de Biarritz. Le cadavre était celui de l'espionne pro-soviétique dont je viens de vous parler... Normalement, les investigations habituelles de la police auraient dû aboutir très vite et le dossier en serait resté au stade d’une affaire banale parmi tant d’autres. Mais certains indices ont provoqué l’intervention de notre service de sécurité et, de fil en aiguille, nous avons découvert beaucoup plus de choses que ce qu’on voulait nous montrer. Malheureusement, malgré toute notre méfiance, nous avons été dupés. C’est pourquoi une opération en deux temps est indispensable. Il ne s’agit pas seulement de coffrer des espions, il s’agit d’abord d’identifier à coup sûr les traîtres qui ont permis à l’adversaire de se moquer de nous. Car la menace est double, colonel. Elle se situe dans le camp ennemi, d’une part, et elle se situe aussi dans notre camp...
  
  - Je vous fais confiance, puisque vous connaissez les dessous de l’affaire. Exposez-moi votre plan et dites-moi les effectifs que je dois mobiliser.
  
  Coplan se leva, prit dans la poche intérieure de son demi-saison les trois feuillets de papier qu’il avait préparés, les posa sous les yeux de l’Espagnol en disant :
  
  - J’ai rédigé un aide-mémoire à votre intention; je vais vous le commenter aussi brièvement que possible.
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, à 18 heures précises, le commissaire Reynal téléphona comme convenu au capitaine Rubias, au Q.G. de ce dernier, à Saint-Sébastien.
  
  L’officier américain commença par déplorer le trop long silence de Francis Coplan, mais Reynal lui coupa la parole en affirmant qu’il y aurait du nouveau sous peu et qu’une piste inattendue s’était amorcée.
  
  - Pour l’instant, continua Reynal, Coplan est à Paris. Il cherche des renseignements sur un agent communiste dont le nom de code est TIRSO. Avez-vous des tuyaux là-dessus ? C’est extrêmement important,
  
  - Tirso ? Attendez, je note... T..I..R..S..O.. Dans quel secteur ce Tirso travaille-t-il ?
  
  - C’est ce que nous aimerions savoir, capitaine.
  
  - Est-il Russe, Espagnol, Français ?
  
  - A part son nom de guerre, nous ne savons rien.
  
  - Dois-je transmettre votre demande à Washington ?
  
  - Oui, en urgence.
  
  - Bon, on s’en occupe. Quand verrons-nous Coplan ?
  
  - Avant la fin de la semaine.
  
  - O.K. Si j’ai une réponse, je vous en aviserai.
  
  Reynal raccrocha, haussa les épaules d’un air fataliste. Il n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait signifier ce coup de fil, mais ça ne le regardait pas.
  
  A la même heure, à Saint-Sébastien, une petite pluie maussade salissait la ville que le crépuscule assombrissait. C’était la sortie des bureaux, la foule devenait de plus en plus dense au centre de la cité.
  
  Dans la calle de San Martin, l’animation était particulièrement grande, comme chaque jour à l’heure de pointe. Les vieux autobus, les trolleys, les taxis et les voitures créaient des embouteillages que les agents de la circulation dénouaient tant bien que mal.
  
  Non loin de l’immeuble portant le numéro 317, des manœuvres déchargeaient d’un camion des caisses destinées à une firme d’exportation. Sous la pluie, les ouvriers faisaient la navette entre le véhicule et la porte cochère qu’ils franchissaient pour aller porter les caisses. Le déchargement n’en finissait plus...
  
  Dans la cabine du poids lourd, Coplan, le visage rendu méconnaissable par un maquillage approprié, les deux coudes sur le volant, surveillait.
  
  Il n’était sûr de rien ; mais s’il avait choisi d’assumer lui-même la première heure de guet, c’était pour rester dans la logique du raisonnement qui l’avait amené là, à cet instant.
  
  Vers 18 heures 20, le petit micro fixé au tableau de bord du camion vibra :
  
  - Rien à signaler ? s’enquit la voix du colonel Cadellas.
  
  - No, nada, répondit Francis. Et vous, à la table d’écoute ?
  
  - Rien.
  
  - Patientons, soupira Coplan. Vous restez en liaison, bien entendu ?
  
  - Oui, ne vous...
  
  - Ho, minute ! jeta brusquement Francis d’une voix assourdie. Voilà de la visite !
  
  - Celle que vous espériez ?
  
  - A peu de chose près, oui... Je crois que vous pouvez lancer le premier signal d’alerte, colonel. Sauf erreur, le moment délicat approche.
  
  - Ne vous emballez pas, murmura l’Espagnol. Il y a une telle hargne dans votre voix !
  
  - Je pardonne beaucoup de choses, colonel, mais pas qu’on se paie ma tête.
  
  - Pas de bêtises, de grâce !
  
  - N’ayez crainte, ricana Francis. Chez moi, la colère est bonne conseillère... Oh, tonnerre de Dieu ! Je me suis trompé dans mes pronostics, mais ça ne change rien. Attention, mon visiteur vient de sortir en compagnie d’un autre bonhomme!... Donnez le relais, colonel.
  
  Il y eut vingt secondes de silence, puis de nouveau le colonel parla dans le micro :
  
  - Voilà, la filature est lancée. Ils ne peuvent pas nous échapper, Cordier.
  
  - Tenez-moi au courant.
  
  - Je n’y manquerai pas...
  
  
  
  
  
  Les deux hommes qui venaient de quitter le 317 marchaient côte à côte, les mains dans les poches de leur gabardine, les épaules voûtées. Ils avaient la mine sombre et renfrognée.
  
  Indifférents à la pluie, ils tournèrent au coin de la calle Victor Pradera, se dirigèrent vers la Estacion de Bilbao.
  
  Leur promenade ne fut pas longue. Juste avant d’arriver à la gare, ils s’engagèrent dans une ruelle perpendiculaire à l’édifice. Ils entrèrent dans une maison qui se dressait en face d’un square aux arbustes minables.
  
  Coplan, informé de seconde en seconde, décida de quitter la cabine du camion.
  
  - Qu’on fasse le cordon autour de l’immeuble, communiqua-t-il au colonel avant de débarquer du poids lourd. Je rejoins le square en question. Où êtes-vous ?
  
  - Juste au coin de Victor Pradera, au volant d’un taxi Fiat à carrosserie grise, indiqua le colonel.
  
  - Et les hommes du commando ?
  
  - Ils effectuent leur mouvement. La jonction va se faire dans sept ou huit minutes.
  
  - J’arrive.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Au volant de son vieux tacot gris, le colonel Cadellas continuait à distribuer ses ordres par radio. Quand Coplan s’amena, l’Espagnol lui dit sèchement :
  
  - Montez dans ma voiture. Le ralliement est presque terminé. J’ai deux fourgonnettes au bout de la ruelle et quatre groupes dispersés le long de la grille du chemin de fer. Nos deux suspects n’ont pas bougé. C’est l’immeuble qui fait l’angle, en face du square. Le rez-de-chaussée est occupé par un petit atelier d’électro-mécanique
  
  - C’est la porte métallique peinte en noir ?
  
  - Oui. La lumière s’est allumée aux fenêtres du premier étage. Je suppose que ce sont nos suspects qui se sont installés là.
  
  - Je vais contourner la baraque en passant par les voies ferrées, décida Coplan.
  
  Il jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet, extirpa un automatique de sa poche.
  
  - Dans dix minutes, calcula-t-il, vous lancez votre assaut général. Répétez une dernière fois les consignes : pas de sommations, pas de discussions. Tous les occupants de l’immeuble doivent être appréhendés sans exception, nous ferons le triage plus tard. En cas de résistance, du plomb dans les jambes.
  
  - Mes hommes connaissent leur métier, affirma le colonel.
  
  Coplan se glissa hors du taxi, se dirigea rapidement vers la grille qui bordait le terrain de manœuvre de la gare. La pluie tombait toujours, formant des hachures scintillantes dans le halo des lampadaires électriques.
  
  D’un bond, Francis se propulsa par-dessus la grille. Puis, enjambant les voies de garage, il coupa en ligne droite vers la façade postérieure de l’immeuble dans lequel se trouvaient les deux hommes venus du 317 de la calle San Martin.
  
  Cette bâtisse, délabrée par l’âge et souillée par les fumées des trains, datait au moins d’un demi-siècle Elle avait perdu toute sa noblesse d’antan, mais son architecture tarabiscotée facilita la tâche de Coplan. Un escalier de pierre aux marches déglinguées reliait la terrasse du premier étage au jardin.
  
  L’atelier du rez-de-chaussée étant désert, Francis arriva sans encombre sur la terrasse. Un vague reflet de clarté palpitait derrière les carreaux de la porte-fenêtre. Les deux suspects se tenaient toujours dans la pièce donnant sur la ruelle, mais la porte-fenêtre était malheureusement fermée à clé.
  
  Soudain, une rumeur assourdie parvint aux oreilles de Francis. Et, tout de suite après, il entendit des portes qui claquaient, des ordres impératifs proférés par des voix gutturales.
  
  Les commandos du colonel Cadellas entraient en action.
  
  Une détonation secoua les vitres de la maison. Puis, dans la même fraction de seconde, la porte-fenêtre s’ouvrit, un homme en gabardine, une valise dans la main, déboucha en trombe sur la terrasse, plongea vers l’escalier de pierre. Coplan fonça sans hésiter, assena sur le crâne du fuyard un effroyable coup de crosse qui envoya le type rouler comme un paquet de linge jusque dans l’herbe mouillée du jardin. Assommé sans rémission, l’individu resta immobile, sa valise de cuir sur le ventre.
  
  - Il a son compte, annonça Coplan à l’inspecteur en civil qui s’amenait, l’arme au poing. Je m’occupe de lui, continuez votre ronde.
  
  - Muy bien! fit le policier espagnol, laconique.
  
  Il disparut dans la maison.
  
  Coplan rejoignit sa victime dans le jardin, lui tâta le pouls, lui ficela les poignets et les chevilles, s’empara de la valise, remonta l’escalier de pierre.
  
  
  
  
  
  La rafle terminée, Coplan dit au colonel :
  
  - Maintenant, vous pouvez entamer le nettoyage général. Je vais demander à mon ami Rubias de faire un saut jusqu’ici. Vos guetteurs sont postés aux endroits que je vous ai indiqués ?
  
  - Oui, tout est prêt, allez-y.
  
  Coplan décrocha le téléphone. Sa conversation avec le capitaine Rubias fut courte et enjouée :
  
  - J’ai de bonnes nouvelles pour vous, capitaine. Je me trouve en ce moment à moins de dix minutes de votre Q.G. Pouvez-vous me rejoindre immédiatement ?
  
  - Oui, bien sûr!
  
  - Tant mieux, je vous attends. Je suis au numéro 14 de la vieille rue de la Station. C’est la ruelle qui longe le côté droit de la gare de Bilbao. Vous ne pouvez pas vous tromper, il y a un atelier de matériel électro-mécanique et cela s’appelle « Établissements Hernandez Guasa ».
  
  - O.K. Le temps de sortir ma voiture. Vous êtes toujours à la recherche de Tirso ?
  
  - Justement, je l’ai déniché. Il est près de moi, mais je vous attends pour commencer la conversation.
  
  Coplan raccrocha, se tourna vers le colonel Cadellas :
  
  - Je suis bien curieux de voir ce qui va se passer, dit-il à l’Espagnol. Il m’a paru très calme, mais ça ne prouve rien.
  
  Dans la pièce principale, au premier étage, quatre hommes et une femme, solidement ligotés et gardés à vue, méditaient sombrement. Un des hommes, blessé d’une balle dans la cuisse, avait été allongé sur le parquet. On lui avait mis un pansement de fortune.
  
  Coplan s’approcha du blessé, le contempla avec dégoût.
  
  - Je viens de téléphoner à votre patron, Rafo... Il va arriver d’un moment à l’autre. Mais va-t-il vraiment s’amener ?
  
  - Rubias n’est pas dans la combine, grommêla l’agent du contre-espionnage américain. Pourquoi ne voulez-vous pas me croire?
  
  - Parce que vous êtes un salaud, mon vieux, riposta Francis. Vous m’avez eu deux fois, ça suffit. Si vous n’aviez pas fait le barrage pour protéger les habitants du 317, il y a belle lurette que toute cette saloperie serait liquidée.
  
  Rafo Mauzos ne répondit pas. Coplan s’approcha alors de l’individu qu’il avait assommé quelques minutes auparavant. Le bonhomme, arraché à sa torpeur grâce aux soins experts de l’un des inspecteurs de la Seguridad, n’était pas encore tout à fait dans son assiette. Il était livide, décomposé.
  
  - Vous êtes un drôle de comptable, señor Boriano, lui susurra Francis avec une douceur inquiétante. J’espère que vous êtes calé dans votre branche, car les comptes que la France et l’Espagne vont vous réclamer vous mettent dans une fâcheuse posture. Je ne voudrais pas être à votre place.
  
  L’espion resta muet. Les documents trouvés dans sa valise rendaient toute protestation inutile. Il le savait.
  
  Coplan reprit :
  
  - Quand je me suis présenté chez Alvaro Vázquez avec mes catalogues de la maison Ford, vous auriez dû comprendre que c’était le moment de plier bagage. Mais voilà ! Vous comptiez sur Mauzos pour me neutraliser...
  
  L’arrivée du capitaine Rubias fut un soulagement considérable pour Coplan. Les pires complications diplomatiques étaient à craindre si Rubias avait été de mèche avec son adjoint. Mais ce n’était pas le cas. Le capitaine tomba des nues quand Francis le mit au courant.
  
  - La trahison de votre collaborateur a failli me faire rater ma mission, capitaine. Heureusement, les combines les plus astucieuses ont parfois des ratés... Quant à Tirso, le chef de la centrale communiste de la zone Biarritz-Barcelone, vous l’avez devant vous : c’est le comptable de la firme Alvaro Vazquez. Et regardez ceci...
  
  Coplan tendit à Rubias une demi-douzaine de feuillets dactylographiés :
  
  - Ce sont les dispositifs de sabotage prévus pour la France et pour l’Espagne. Et quels sabotages ! Incendie des pétroliers amarrés dans les ports, incendie des raffineries, des usines pétrochimiques... Un Mourepiane multiplié par cinquante, un désastre terrifiant... En même temps, démolition des centrales de télécommunications. Aucun gouvernement ne pourrait résister à une attaque pareille...
  
  - Mais... dans quel but ? articula Rubias, atterré.
  
  - La guerre subversive ne manque pas d’occasions, maugréa Coplan. Si le Kremlin décidait d’opter d’une façon spectaculaire en faveur des rebelles algériens, un seul ordre passé à Tirso déclenchait des catastrophes irréparables.
  
  - Avez-vous pensé aux mesures de protection ?
  
  - Oui, rassurez-vous, toutes les surveillances sont mobilisées depuis trois jours. Le réseau Tirso est annihilé, les arrestations sont en cours des deux côtés de la frontière.
  
  Rubias, les dents serrées, alla s’agenouiller près de son adjoint, lui redressa le buste.
  
  - Vous êtes devenu cinglé ou quoi ?
  
  - Ils ne m’ont pas laissé le choix. Quand j’ai commencé mes investigations au domicile de Camero, je me suis fait épingler instantanément.
  
  - Et alors ? siffla Rubias, frémissant de rage.
  
  - J’ai estimé que ça ne valait pas le coup, laissa tomber Mauzos, désabusé. Mourir pourquoi ? Pour la démocratie américaine ? C’est une cause perdue.
  
  - Quoi ?
  
  - Personne n’arrêtera le communisme. Regardez le Japon, la Turquie, les Caraïbes, la Corée...
  
  - Lâche! cracha Rubias en repoussant brutalement son compatriote au sol.
  
  Le colonel Cadellas intervint :
  
  - J’embarque le gibier. J’ai encore du pain sur la planche, excusez-moi. Le général Morella est arrivé de Madrid pour s’occuper de l’affaire. Il aimerait vous voir le plus tôt possible, l’un et l’autre, pour régulariser les opérations.
  
  Il s’adressa à Coplan pour ajouter :
  
  - Vous connaissez la maison.
  
  - Oui, dit Coplan. Je vais y aller de ce pas. J'ai des remerciements à exprimer au général Morella... Venez avec moi, capitaine, j'ai encore des choses à vous raconter...
  
  
  
  
  
  Le général Morella, un des pontifes du contre-espionnage espagnol, était un homme d’âge mûr, de petite taille, au visage émacié, à la voix douce, aux yeux sombres et pénétrants.
  
  Il s’était installé dans le bureau du colonel Cadellas, et il était plongé dans la lecture d’un dossier lorsque le capitaine Rubias et Coplan furent introduits dans la pièce.
  
  Après les présentations et les salutations d’usage, le général, s’adressant à Francis, lui dit avec un sourire bienveillant :
  
  - Je n’ai encore qu’une idée sommaire de l’affaire Segura, señor Cordier, mais j’en sais assez pour me rendre compte que le gouvernement de mon pays a contracté une dette envers vous. L’Espagne vous dira sa reconnaissance par la voie officielle, soyez-en sûr.
  
  - Je n’ai fait que mon devoir, répondit simplement Coplan.
  
  - Vous serait-il possible de me fournir quelques éclaircissements sur les origines de cette affaire et sur les rétroactes de votre enquête ? Ceci à titre personnel, bien entendu... Une cigarette ?
  
  - Merci, déclina Francis. Avec votre permission, je fumerai plutôt une des miennes.
  
  - Je vous en prie...
  
  Coplan alluma sa Gitane, souffla un long nuage de fumée.
  
  - L’affaire Segura, murmura-t-il, est une histoire à la fois simple et complexe. Elle est simple sur le plan psychologique, elle est complexe par l’ampleur de ses arrière-plans.. Maria Segura, espionne chevronnée, s’est établie à Saint-Sébastien il y a environ trois ans. Plusieurs fois grillée en France, elle a été récupérée par les Russes qui l’ont chargée de fonder un noyau communiste dans la région Bayonne-Barcelone. Aussi active que compétente, elle a réussi à mettre sur pied en moins de deux ans une organisation de tout premier ordre. Dans un sens, ce succès lui a été fatal. Car le Kremlin, vu l’importance de ce réseau, a décidé de le prendre en main. Un haut fonctionnaire de l’apparat central, un nommé Boris Kranovitch, est venu de Prague à l’insu de Maria Segura pour superviser le travail de celle-ci. Très vite, Kranovitch a réalisé que Maria Segura, toujours très sûre d’elle-même, commettait des imprudences. Notamment, pour satisfaire sa passion du jeu. Sous son nouveau nom de Mercedes Similla, Maria Segura se rendait de plus en plus souvent à Biarritz, au Casino... Moscou n’aime pas les imprudents, surtout dans la conjoncture présente. Bref, sur des rapports secrets de Kranovitch, un ordre est arrivé : liquider Maria Segura.
  
  - La note de Paris signale en effet qu’il s'agit d’une élimination en bonne et due forme, émit le général.
  
  - Seulement, poursuivit Coplan, l’intéressé a dû se rendre compte que le vent tournait, qu'une menace rôdait autour d’elle. A-t-elle agit par instinct, par flair ou à la suite de certains indices, on ne le saura jamais. Toujours est-il qu’elle a pensé à se ménager une porte de sortie. Elle a planqué de l’argent, des documents, et elle a contacté les services américains. Dans sa situation, elle ne pouvait se tourner ni vers la France ni vers l’Espagne... C’est ici que le capitaine Rubias entre en scène. Malheureusement, son adjoint, Rafaelo Mauzos, chargé des enquêtes préliminaires, se fait épingler d’entrée de jeu et flanche pour sauver sa peau.
  
  - C’est l’homme qui a été blessé ? fit le général.
  
  - Oui, vous pourrez l’interroger à loisir pour avoir d’autres détails, confirma Coplan. La trahison de Mauzos a failli me faire échouer, mais ceci est une parenthèse. Revenons à Maria Segura... Le plus extraordinaire dans le cas de cette femme, c’est qu’elle avait déjà tout préparé pour simuler son décès officiel en utilisant un sosie, la nommée Rosa Similla... Vous devinez la suite. Boris Kranovitch, spécialiste des liquidations, a très vite compris le parti qu’il pouvait tirer de la ruse de Maria Segura. Et, comble de machiavélisme, il a eu l’idée de se servir de l'amant de sa victime, le nommé Manuel Camero, une sorte de maquereau qui n’avait de valeur que dans la mesure où il obéissait à sa vieille maîtresse...
  
  - C’est l’individu que vous détenez à Paris ?
  
  - Oui. C’est lui qui a fait boire le barbiturique à Maria Segura, à Bayonne, dans la villa d’un certain Bauer, fils naturel de Maria Segura. En l’occurrence, le manque d’envergure de ce Camero nous a servis. Il n’a jamais parlé à personne de l’existence de Bauer, et ceci par ordre de Maria Segura.
  
  - Peut-être voulait-il, lui aussi, se ménager un refuge ? avança le général.
  
  - Probablement...
  
  Francis narra ensuite comment ses investigations patientes et méthodiques l’avaient mis sur la trace de l’agence TIC, puis sur celle de Bauer.
  
  - Si je comprends bien, interrompit le général, cette organisation cumulait toutes les activités clandestines ? Le renseignement, les courriers, les déplacements d’observateurs soviétiques, le noyautage, la formation des cellules de sabotage, etc. ?
  
  - Oui, c’était vraiment une Centrale, appuya Francis. Les archives de Boriano, alias Tirso, vous édifieront sur ces divers points. Ce sera d’ailleurs votre rôle : tirer au clair le degré de culpabilité de chacun des membres de l’organisation. Selon Manuel Camero, Alvaro Vazquez et sa fille ne sont pas dans le coup, mais cela reste à vérifier. La fille couchait avec Camero, et ce serait par amour qu’elle aurait accepté de photographier les gens qui venaient au 317 pour s’informer au sujet de Camero. C’est fort possible, mais, en réalité, cette maison servait de piège car Boriano, le comptable, et Mauzos, exerçaient une surveillance constante.
  
  Le capitaine Rubias, enfermé dans un mutisme penaud, articula :
  
  - Une chance pour vous que Mauzos ne vous ait pas descendu lors de votre visite là-bas !
  
  - Pourquoi aurait-il commis cette sottise ? C’était le meilleur moyen d’attirer l’attention sur moi et sur la maison de Vazquez. Ce qu’il a fait était beaucoup plus habile. Il m’a coincé pour pouvoir me cuisiner, et cela faisait partie de son devoir professionnel. Pour le reste, il était bien placé pour filtrer mes informations et me barrer la route en cas de besoin.
  
  - En effet, admit Rubias, Mais comment avez-vous eu l’idée de le tenir à l’écart du dernier round ?
  
  - La façon dont il m’avait roulé la première fois me tracassait un peu. Quand j’ai pris connaissance des archives de Maria Segura, j’ai compris. Le piège a confirmé mes soupçons.
  
  Le général posa encore une série de questions, auxquelles Coplan répondit. Puis, l’essentiel ayant été dit, les trois hommes se séparèrent en promettant de se revoir le lendemain pour procéder aux premiers interrogatoires.
  
  
  
  
  
  En définitive, ce n’est que trois semaines plus tard, dans le bureau de son chef, à Paris, que Coplan connut le bilan complet de l’affaire Segura.
  
  - Lisez ceci, dit le Vieux en tendant à Francis une note officielle venue de Madrid.
  
  Coplan lut :
  
  « La police secrète espagnole a procédé, au cours des derniers jours, à soixante-dix arrestations dans la région de Bilbao, Santander, Oviedo, Barcelone et San Sebastian. L’appartenance des personnes arrêtées à une organisation clandestine communiste a été formellement établie. »
  
  - C’est une information qui sera transmise demain soir à la presse, ajouta le Vieux. Madrid a tenu à nous en donner la primeur.
  
  - Et chez nous, s’enquit Coplan, où en sommes-nous ?
  
  - Il n’y aura pas de communiqué, laissa tomber le Vieux. On estime en haut lieu que l’opinion publique est déjà suffisamment énervée par les problèmes algériens. Les Français ne sauront jamais ce qu’ils doivent au cadavre de Maria Segura. Sans lui, ils risquaient de voir flamber tout le pétrole stocké dans le pays... Quant aux Espagnols, ils l’ont échappé belle, eux aussi : en moins de vingt-quatre heures, le support logistique des forces américaines stationnées chez eux aurait pu être anéanti sans coup férir...
  
  Coplan, songeur, acquiesça en silence.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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