Quatre heures du matin. Du côté de la mer, derrière les grands arbres immobiles, les ténèbres de la nuit de juillet viraient lentement au gris sale. Aucun souffle d’air ne ridait les eaux noires et lourdes du lac solitaire. L’aube humide, triste, annonçait encore une journée pluvieuse, une de plus à l’actif de cet été pourri.
Trois silhouettes menues se profilèrent soudain dans le sentier qui longe le bord du lac, entre le débarcadère et le bâtiment des Eaux et Forêts.
Silencieux, taciturnes, les yeux brillants, trois gamins se dirigeaient vers un vieux ponton de bois dont les planches vermoulues, rongées de mousse, étaient à peine visibles parmi les roseaux.
Avant de se glisser sous les barbelés rouillés qui les séparaient du ponton, les trois enfants hésitèrent. Pas longtemps.
- On y va, chuchota d’un air décidé le petit Paul Jaulerry.
Les deux autres acquiescèrent.
Une fois la clôture franchie, ils redoublèrent de prudence. Mystérieux comme des Sioux qui partent en guerre, ils se coulèrent entre les buissons. Paul Jaulerry marchait devant. C’était lui le chef, et c’était lui qui avait préparé l’expédition. Pour faire le moins de bruit possible, les garçonnets avaient ôté leurs espadrilles, qu’ils tenaient dans la main. Paul Jaulerry, coiffé d’un antique chapeau de scout qu’il avait trouvé Dieu sait où, portait autour de la taille une ceinture de cuir dans laquelle il avait passé un couteau de cuisine, un pistolet à amorces et un tournevis. Plutôt frêle pour ses dix ans, il se déplaçait dans l’obscurité avec une souplesse et un cran que Buffalo Bill, son maître vénéré, n’aurait pas désavoués.
Derrière lui, Nicou Falin et Robert Manau affichaient beaucoup moins d'assurance. Pour tout dire, ils avaient la trouille.
Nicou, un petit Lillois de neuf ans, en vacances au pays basque, était un enfant de ville. Il avait la tête pleine d'aventures héroïques, mais il avait peur de l’obscurité. Il regrettait dans son for intérieur de s’être laissé entraîner par son ami Paul.
Quant à Robert, le plus vieux des trois - il avait presque douze ans - c’était un gros lourdaud placide, totalement dénué d’imagination, prêt à se jeter au feu pour son copain Paul dont il ne mettait pas l’autorité en doute. Néanmoins, il ne pouvait pas s’empêcher de penser à la formidable raclée que son père lui donnerait si l’expédition tournait mal.
Paul Jaulerry, arrivé près du ponton branlant, attendit ses hommes.
- Passe-moi la corde, Robert, ordonna-t-il tout bas. Toi, Nicou, tu vas tenir mon chapeau et mon colt.
Il ajouta sèchement :
- Vous savez ce que vous avez à faire en cas de danger. Ne perdez pas votre sang-froid.
Nicou demanda d’une voix à peine audible :
- Tu es sûr qu’on nous mettra en prison si on nous attrape ?
- Naturellement, articula le chef. C’est une propriété privée, alors tu penses !
S’étant délesté de son chapeau, de son arme, il enroula autour de ses reins la grosse corde que Robert lui avait remise. Ensuite, après avoir chaussé ses espadrilles, il se hissa sur le ponton. A quatre pattes, il se mit à progresser sur la passerelle en ruine. Au moindre faux mouvement, c’était le plongeon dans l’eau froide et hostile. Mais il avait déjà toutes les qualités d’un Basque de bonne race. Ses petites jambes nues et nerveuses ne tremblaient pas, ses yeux de chat le guidaient avec une précision infaillible.
Ayant atteint l’extrémité du ponton, il se coucha à plat ventre. D’une main, il agrippa la chaîne qui retenait une barque de pêcheur. Il tira doucement, de manière à amener sans bruit l’embarcation le plus près possible du dernier pilot de support de la passerelle. Puis, changeant de position, il opéra une descente acrobatique.
Pendant quelques secondes, il se trouva dans une posture assez difficile, car déjà un courant invisible éloignait la barque. Mais un chef sait vaincre les périls. Suspendu dans le vide, il coinça la chaîne entre ses genoux, se tortilla pour faire revenir le canot, sauta juste au bon moment.
Heureusement, la barque était lourde et l’enfant léger. Il y eut quelques clapotis d’eau contre la coque, et l’embarcation retrouva sa stabilité. Au moyen du tournevis dont il s’était muni, le garçonnet força aisément. le cadenas qui emprisonnait deux maillons de la chaîne et assurait l’amarre de l’esquif. Cette opération, il l’avait répétée au moins cent fois sur un cadenas qu’il avait acheté tout exprès à Biarritz.
Ainsi libérée, la barque s’éloigna lentement.
Paul dénoua la corde qui entourait ses hanches, la lova comme un lasso, fit tourner la boucle au-dessus de sa tête et lança l’anneau de chanvre. Sur la berge, Robert eut largement le temps de saisir le filin, d’amener le bateau, d’y faire monter Nicou et d’embarquer à son tour.
Deux minutes plus tard, le chef prit la lourde rame qui gisait au fond du canot.
- Manœuvre en douceur, recommanda-t-il en donnant la rame à Robert .
Celui-ci, suffisamment costaud pour exécuter une godille très passable, se mit à l’ouvrage.
Accroupi à l’avant, la main en visière, les yeux plissés, le masque impassible, le chef intima à son lieutenant :
- Cap en plein sur le large.
L’embarcation glissa avec lenteur vers le milieu du lac dont les rives opposées n’émergeaient pas encore de l’ombre nocturne. Vers la droite, les étendues de roseaux formaient d’inquiétantes murailles noires.
Un chien aboya quelque part au loin.
Nicou, assis au milieu du bateau, avait la gorge serrée. La nuit était encore plus effrayante sur cette eau sinistre.
Il leur fallut un quart d’heure pour atteindre les roseaux.
- Nous entrons dans la forêt vierge, annonça le chef. Nicou, prends ma place à l’avant et surveille. Je vais préparer mes pièges. Il nous faut du gibier pour survivre.
Nicou, pas du tout emballé, n’osa pas désobéir. Il prit la place du chef. Celui-ci, extirpant de sa poche du fil de fer, se mit à confectionner des collets. Il avait lu dans un journal comment les braconniers attrapaient des poules d’eau.
La barque n’avançait pour ainsi dire plus. Les roseaux enchevêtrés lui opposaient une résistance de plus en plus forte.
- Écarte les lianes, ordonna le chef à Nicou.
Ils se frayèrent tant bien que mal un passage à travers la végétation, tandis que les premières clartés de l’aurore apparaissaient timidement sur les collines, au loin.
Paul finissait de façonner son troisième piège quand, brusquement, Nicou poussa un cri, se redressa, voulut se retourner, trébucha, tomba dans le fond de la barque, contre les jambes de Paul, et ne bougea plus.
Stupéfait, le chef se pencha pour relever son homme. Mais il resta immobile, cloué de saisissement, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Devant la barque, à moins de deux mètres, dans les roseaux, deux grands yeux noirs le regardaient fixement. Un monstre !
- Robert, haleta le chef, Robert !
Il recula instinctivement. Et, perdant soudain la face, il se mit à hurler en tremblant :
- Robert ! Au secours !...
Trois gendarmes de Biarritz étaient arrivés en fourgonnette au lac Mouriscot, situé à la limite sud du territoire de la ville. Une dizaine de personnes, groupées devant la buvette de la station de ski nautique, attendaient les représentants de l’ordre.
- Qui a téléphoné ? aboya le maréchal-des-logis Barchot en s'avançant vers le groupe.
- Moi, dit un homme de petite taille, vêtu d’un blouson de cuir. C'est mon gamin qui a découvert cette histoire.
- Bon, vous êtes l’électricien Jaulerry alors ?
- Oui. Je vais vous conduire sur les lieux. Nous avons mis un canot à moteur à l’eau.
Un vieux bonhomme au visage maigre et sec, coiffé d’un béret élimé, intervint d’un ton furieux :
- Je veux déposer une plainte, gendarme ! Ces trois petits voyous se sont introduits dans mon jardin et m’ont volé ma barque. Je veux que la justice s’occupe d’eux, c’est mon droit. On m’a volé ma barque l’année dernière et je...
- Hé, Bon Dieu, l’interrompit l’électricien en haussant les épaules, ne faites pas l’emmerdeur, père Ybarnay Ce n’est pas mon gosse qui vous a fauché votre bateau l’année dernière.
- Qu’on les punisse, glapit le vieillard. Ces vauriens ont besoin d’une leçon. Et les parents aussi ! Si vous n’êtes pas capables de surveiller vos enfants, qu’on vous colle une amende.
- Les enfants sont les enfants, plaida Jaulerry.
Mais l’irascible vieillard, qui ne voulait rien entendre, tenait absolument à déposer une plainte. Il se planta devant le maréchal-des-logis pour l’empêcher de s’occuper d’autre chose. Le gendarme, un géant au teint rouge, posa sa main sur l’épaule du vieux Basque et lui annonça d’une voix sévère :
- Vous, grand-père, ne faites pas le récalcitrant, compris ? Si vous ne vous tenez pas tranquille, je vous dresse illico procès-verbal pour entrave à la justice. Allez, ouste, rentrez chez vous. A votre âge, ces matins humides sont dangereux.
Il écarta le vieillard, appela un des deux brigadiers qui l’accompagnaient, se tourna vers Jaulerry.
- Conduisez-nous.
Jaulerry guida les deux gendarmes vers le dinghy amarré au débarcadère du club de ski nautique. Le propriétaire du canot à moteur fit démarrer son embarcation dès que le trio eut pris place à bord.
Le dinghy décrivit une courbe et fila vers le milieu du lac en traçant un sillage en V dont l’écume scintillante anima un instant la surface terne des eaux. Il était un peu plus de six heures du matin, un crachin grisâtre tombait du ciel bouché.
- On se croirait à la Toussaint, grommela un des deux gendarmes.
Mais la pétarade du moteur couvrit sa voix et personne ne comprit ses paroles.
Ils arrivèrent aux roseaux. On voyait, dans la végétation aquatique, la trace du passage des jeunes explorateurs de l’Amazone. Moteur au ralenti, le dinghy suivit le même trajet. Les feuilles mouillées caressaient le visage et les épaules des quatre hommes avec une insistance qui n’avait rien de bien agréable.
Soudain, le moteur s’arrêta et le silence tomba.
- Elle est là, articula Jaulerry en tendant le bras.
- Nom de Dieu, lâcha le maréchal-des-logis, je comprends que votre môme soit tombé dans les pommes ! C’est un drôle de spectacle, hein ?
Personne ne répondit. Le gendarme demanda :
- Vous n’y avez pas touché ?
- Non, fit Jaulerry. Elle était exactement comme vous la voyez. Elle doit être prise dans les roseaux, je suppose.
Pendant quelques minutes, les quatre hommes contemplèrent en silence le pénible spectacle. On eût dit qu’ils avaient besoin de rassembler tout leur courage avant d’entrer en action.
Le propriétaire du dinghy murmura d’une voix caverneuse :
- Ma parole, je n’aurais pas voulu être à la place des enfants. Il faisait encore nuit pour ainsi dire. Ils n’ont vu que ces yeux dans la tache blanchâtre de la tête. Ils ont cru que c’était un monstre sorti du lac...
Ce n’était pas vraiment un monstre, mais il y avait de cela. La morte devait avoir dans les cinquante ou soixante ans; elle était corpulente, elle avait une figure large et lourde aux chairs pendantes. Ses cheveux, teints en roux, collaient à ses tempes et sur ses joues; la teinture, qui s’était un peu diluée, avait ruisselé jusqu’au menton comme une double coulée de rouille.
Mais le plus saisissant, c’était la position du cadavre. La noyée, au lieu d’être couchée, se trouvait à demi assise. Ses jambes et son bassin, retenus par les lianes lacustres, demeuraient sous l’eau; seul son buste gonflé émergeait, et elle avait l’air d’être confortablement installée dans un invisible fauteuil. Ses yeux grands ouverts laissaient voir deux prunelles sombres, d’une fixité macabre; la bouche aux lèvres violacées avait un rictus moqueur.
- Bon, soupira le maréchal-des-logis, faut qu’on la repêche, y a pas de question. Est-ce que vous pouvez vous approcher sans la heurter ?
- Oui, dit l’homme qui pilotait le canot.
Il saisit une courte rame qu’il avait préparée, commença à manœuvrer très doucement pour amener son embarcation derrière le cadavre.
Le brassement de l’eau fit bouger les roseaux et la noyée. Celle-ci se mit à gigoter mollement, mais sans quitter sa position assise.
L’électricien Jaulerry ne put réprimer un petit rire nerveux.
- Vous parlez d’un truc, dit-il, la gorge nouée. La pauvre mémère, on dirait qu’elle se balance pour nous faire du charme.
Les deux gendarmes n’eurent pas trop de toute leur poigne pour hisser la morte dans le dinghy. Ils s'aperçurent alors qu’elle avait les chevilles entravées par un lien qui n’était autre que l’un de ses propres bas de soie. Sa jambe gauche, celle qui était dénudée, était maculée de boue et de débris végétaux.
- Sale affaire, maugréa le maréchal-des-logis.
- Pas de doute, c’est un crime, enchaîna l’autre gendarme. Si on la couchait sur le dos, hein ?
- Oui, d’accord, acquiesça le maréchal-des-logis. Mais il s’agit de la manipuler le moins possible. Pour l’enquête de la P.J.
Comme la noyée pesait dans les cent kilos, Jaulerry donna spontanément un coup de main aux représentants de l’ordre. Allongée à plat au fond du canot, la morte prenait presque toute la place disponible. Les quatre hommes eurent de la peine à caser leurs pieds sans toucher le cadavre.
Le propriétaire du dinghy demanda :
- On retourne ?
- Minute, grommela le maréchal-des-logis en tirant de sa poche un calepin et un stylo-bille.
Il consulta sa montre, se mit à écrire. Il s’interrompit un moment pour examiner plus attentivement le lieu où ils venaient de repêcher la femme.
Lorsqu’il eut fini de noter les renseignements qui devaient servir de base à son rapport, il leva les yeux vers l’électricien Jaulerry.
- Où est votre gosse ? s’enquit-il.
- A la maison. On l’a couché avec une bouillotte. Il n’en menait pas large, je vous jure.
- Désolé, mais je suis obligé de le voir.
- Vous n’allez tout de même pas me faire des ennuis ? fit l’électricien, contrarié. Cette balade était un jeu. Ils avaient l’intention de remettre la barque du père Ybarnay là où ils l’avaient prise. C’est des garnements, mais y a pas de méchanceté là-dedans.
- Ne vous tracassez pas, dit le maréchal-des-logis, bourru. Je sais ce que c’est. J’ai trois garçons à la maison et je vous garantis que ce n’est pas commode tous les jours, tout gendarme que je sois. Mais je suis forcé de questionner ces gamins pour savoir s’ils sont venus ici par hasard ou bien s’il y avait un passage dans les roseaux...
Il regarda le cadavre et ajouta :
- Elle n’est pas venue toute seule, vu qu’elle avait les jambes liées. On est donc venu la balancer ici en bateau. Les inspecteurs de la Criminelle devront tirer cela au clair, et si j’oublie d’interroger les témoins, je me ferai engueuler.
- On se fera engueuler de toute façon, émit l’autre gendarme avec une tranquille conviction. Pour les gens de la. PJ. et ceux du Parquet, c’est toujours les gendarmes qui bousillent le boulot.
Le maréchal-des-logis promena un dernier regard autour du canot, après quoi il donna l’ordre de regagner la rive.
Lorsqu’ils ne furent plus qu’à vingt mètres du quai du Club de Ski Nautique, les occupants du dinghy purent constater que le nombre des badauds avait triplé. D’autres riverains du lac étaient venus aux nouvelles, et aussi des estivants du terrain de camping tout proche. Près de la fourgonnette de la gendarmerie, une ambulance et une Aronde noire stationnaient.
Le gendarme qui était resté à terre fit évacuer le débarcadère au moment où le dinghy accostait. Les ambulanciers en blouse blanche s’amenèrent avec une civière.
Tandis que le cadavre était transporté dans l’ambulance, le commissaire Reynal, officier de police de la Section Judiciaire de Biarritz, s’entretenait à l’écart avec le maréchal-des-logis. Reynal, un grand gaillard d'une quarantaine d’années, au teint mat, aux cheveux bruns, au visage austère, portait une gabardine grise. Nu-tête, les mains dans les poches, il ne se souciait pas de la petite pluie mélancolique qui continuait à tomber.
Le maréchal-des-logis lui ayant relaté succinctement les informations déjà recueillies, l’officier de la P.J. ordonna aux ambulanciers de sortir la civière du véhicule et de la déposer sur l’embarcadère.
Puis, se dirigeant vers les badauds qui formaient des petits groupes autour de la buvette, il demanda à haute voix s’il y avait des personnes disposées à jeter un coup d’œil sur la morte.
A l’exception de deux jeunes femmes venues du terrain de camping, tout le monde accepta.
Les ambulanciers retirèrent la couverture qu’ils avaient posée sur le cadavre. Les curieux, assez impressionnés, défilèrent un à un devant la civière.
Mais personne ne reconnut la femme assassinée. Les gens qui habitaient près du lac déclarèrent que ce n’était pas une dame connue dans les environs, et les campeurs furent unanimes à dire que la malheureuse n’avait pas été aperçue aux abords du lac précédemment.
- Je vous remercie, conclut le commissaire.
Il se tourna vers les ambulanciers.
- Embarquez, dit-il.
CHAPITRE II
Après avoir examiné le cadavre, le médecin-légiste communiqua verbalement ses premières conclusions au commissaire Reynal.
- Le corps ne semble pas avoir séjourné plus de trois jours dans l’eau, indiqua-t-il.
- La mort remonterait donc au 11 ou 12 ? fit le policier.
- Il m’est difficile de vous donner des précisions, mais je crois que le décès a précédé d’au moins vingt-quatre heures l’immersion du cadavre dans les eaux du lac.
Reynal arqua ses sourcils :
- Elle était morte quand elle a été jetée dans le lac ?
Le docteur, encore plus étonné que le commissaire, regarda celui-ci en s’exclamant :
- Mais, évidemment ! Elle a été étranglée au moyen d’une corde en nylon. Elle a encore la corde autour du cou. Vous ne vous en êtes pas aperçu ?
- Non, avoua le policier. Je me suis efforcé de toucher le moins possible au cadavre.