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Coplan solide comme un roc

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  No 1993, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Viktor Aleksandrovitch Gordine tapa rageusement du pied.
  
  - Je suis suivi. Comment cela se fait-il ?
  
  Coplan écrasa son mégot dans le cendrier publicitaire qui vantait les mérites de la réunification allemande. A travers la vitre de la chambre, on apercevait Die Siegessäule, la triomphale Colonne de la Victoire érigée au cœur du Tiergarten.
  
  - En êtes-vous absolument certain ? Avez-vous pris toutes les précautions convenues ?
  
  - Rien, pas de filatures depuis mon départ de Moscou, rien à Varsovie, rien à Budapest. C’est ici, à Berlin, que j’ai détecté la surveillance. A dire vrai, je me demande si ces hommes ne cherchaient pas à me kidnapper ou à me tuer.
  
  - Comme vous y allez ! se récria Coplan. Sur quels éléments vous basez-vous ?
  
  - Mon flair, mon expérience. De ce côté-là, vous ne me trouvez pas exagérément présomptueux, j’imagine ?
  
  - Non.
  
  Général au sein du K.G.B. à l’âge de 37 ans, le Russe avait accompli une carrière fulgurante, aidé par des succès universitaires éclatants, une très vive intelligence au service de son ambition, un punch étonnant et une chance déroutante que d’aucuns à Moscou mettaient sur le compte d’une complicité dans l’ombre des Services spéciaux occidentaux. Ces soupçons n’avaient pourtant nullement entravé son irrésistible ascension.
  
  Polyglotte, il maîtrisait parfaitement l’anglais, l’allemand' le français, le turc, l’arabe et le chinois mandarin. Amoureux des femmes, il n’avait cependant jamais accepté de convoler en justes noces, craignant d’être amputé de l’énergie qu’il consacrait à bâtir son avenir.
  
  La désintégration de l’U.R.S.S. lui avait porté un coup fatal. On ne le reconnaissait plus et il n’était, soudain, que l’ombre de lui-même. Envolée, cette verve intarissable au cours des soirées mondaines ; voûtée, cette silhouette hautaine et fière; fissuré, cet implacable esprit d’analyse logique qui émerveillait ses pairs. Morose et taciturne, lugubre, désabusé, il promenait une mine lasse, des traits creusés et prenait des kilos.
  
  Jusqu’au jour où il s’était métamorphosé parce qu’il avait décidé de changer de vie.
  
  Gordine revint vers la table, rebrancha la cafetière électrique et laissa tomber un morceau de sucre dans sa tasse. Coplan l’imita.
  
  - A Varsovie et à Budapest, j’ai testé les circuits préétablis. Rien de suspect. Mon sentiment est que l’on m’attendait ici et pas ailleurs. Forcément, l’indiscrétion provient de votre bord.
  
  Le visage de Coplan se ferma. Il détestait que soit mise en cause l’intégrité des Services français. Son amour-propre en était blessé. De quelle audace témoignait ce déserteur qui, brusquement, arborait une expression quelque peu méprisante, une certaine morgue, comme s’il était encore imbu de la supériorité soviétique, laquelle pourtant était sérieusement battue en brèche depuis quelques années.
  
  - J’en doute.
  
  Gordine haussa les épaules et versa le café dans les tasses.
  
  - En tout cas, il faut changer nos plans. Dans l’état actuel des choses, je refuse de sortir d’ici. Surtout la nuit.
  
  Comme pour se rassurer, il délogea de sous son aisselle gauche le Tokarev TT 33 dont, à plusieurs reprises, il vérifia le contenu du chargeur et le fonctionnement de la culasse mobile. Amusé, Coplan l’observait en dégustant son café. Gordine remarque l’expression sur le visage de son visiteur et fronça les sourcils.
  
  - J’étais tireur d’élite à Kytaïskaya ( École d’espionnage de l’ex-K.G.B., située à 120 kilomètres d'Irkaitsk, près de la frontière mongole) et ma science m’a permis d’échapper à la mort à plusieurs reprises, entre autres choses à Beyrouth et à Téhéran.
  
  - Je sais, puisque je connais tout de votre dossier. A Téhéran, c’est votre amour des femmes qui vous a perdu. Pourquoi diable tenter de conquérir l’épouse d’un colonel, musulman chiite fanatique ?
  
  Gordine se détendit comme si ce souvenir suscitait dans son bas-ventre des sensations agréables.
  
  - Une vraie beauté, murmura-t-il.
  
  - Elle se nommait Leïlah et, aux dernières nouvelles, a émigré à Rome. Si nous faisons affaire, je vous communiquerai son adresse et vous aurez tout loisir de reprendre l’ouvrage là où vous l’avez laissé.
  
  - Perspective séduisante. Néanmoins, une étape importante reste à franchir. Aller à Paris sans me faire kidnapper ou tuer.
  
  Depuis un bon moment, Coplan réfléchissait.
  
  - J’ai une idée, dit-il soudain.
  
  - Laquelle ?
  
  Coplan la lui exposa et le Russe hocha la tête.
  
  - Effectivement, ça pourrait fonctionner.
  
  - Je m’en occupe immédiatement.
  
  Coplan se leva et prit congé. A bord de sa BMW de location, il se rendit dans la Greifswalderstrasse, située dans l’ancien Berlin-Est.
  
  L’immeuble, datant des années cinquante, offrait cette architecture lourde et terne, typique de l’ère stalinienne. Au deuxième étage, Coplan sonna à la porte au fond du couloir. Dieter ouvrit. Le crâne rasé, le faciès brutal, massif, les muscles saillants, l’Allemand était simplement vêtu d’un slip et d’un T-shirt qui s’ornait du vieux slogan « Deutschland über alles » (l’Allemagne par-dessus tout) qui était en même temps le titre de l’hymne national.
  
  - Entrez.
  
  Le salon ressemblait à un capharnaüm. Dieter chassa la grosse fille blonde en peignoir défraîchi qui farfouillait dans une pile de disques.
  
  - Va dans la salle de bains et ne reviens que quand je t’appelle.
  
  De la cuisine, Dieter rapporta deux bouteilles de bière qu’il décapsula. Coplan ignora la sienne, craignant que le liquide glacé ne se marie mal avec le café bu précédemment.
  
  - Voilà l’opération à laquelle je voudrais que vous vous livriez, vous et vos skinheads.
  
  Il la détailla sans être interrompu par l’Allemand qui s’était assis et savourait sa bière, ses yeux intelligents soudés à ceux de son interlocuteur.
  
  - Est-ce que vous avez une idée de l’endroit où frapper ? conclut Coplan.
  
  - A Kreuzberg.
  
  - Attention, pas de dommages corporels.
  
  - J’ai parfaitement compris ce que vous voulez. Un coup bidon. Seulement, il y aura forcément une petite bagarre avec les flics.
  
  - Laissez-les avoir le dessus.
  
  - Les dégâts seront chez nous.
  
  - Je paierai en conséquence.
  
  - Tout compris, ça vous coûtera dix mille marks.
  
  - Habillez-vous et accompagnez-moi. Je passerai à la banque, ensuite nous reconnaîtrons l’itinéraire et vous m’indiquerez où vous avez l’intention d’attaquer.
  
  - D’accord.
  
  Le quartier de Kreuzberg avait été surnommé Istanbul-sur-Spree. Ici, c’était Berlin-espoir, Berlin-refuge pour les miséreux et les déshérités des plateaux anatoliens. Entre le marché aux puces et le bazar turc, ils étaient nombreux ceux que hantait la nostalgie des rivages du Bosphore.
  
  Après l’étape à la banque et la remise de l’argent, Dieter arrêta Coplan dans la Skalitzerstrasse.
  
  - Ici. Garez-vous là près du cinéma. Vous voyez l’immeuble au numéro 18? Il est squatté.
  
  - Des Turcs ?
  
  - Non, des Manouches en provenance de Roumanie. Ils feront l’affaire. Dans cette rue, peu de Turcs. Ils sont surtout plus haut, en direction du nord, vers la Spree ou l’emplacement de l’ancien Mur.
  
  - Allons à pied explorer les environs.
  
  Après une reconnaissance dans les parages,
  
  Coplan se révéla satisfait.
  
  - Très bon choix. Maintenant, je suis pressé. Vous pouvez opérer ce soir?
  
  - Sans problème. En une heure, je mobilise mes troupes.
  
  Coplan l’entraîna dans une Weinstube où il se fît servir des saucisses grillées et un vin blanc sec en provenance des rives du Rhin.
  
  - Nous allons mettre au point d’opération avec minutie. Pas de fausses notes. La vie de certaines personnes est en danger.
  
  Son entrevue avec Dieter terminée, Coplan retourna dans la planque de Gneisenaustrasse où attendait l’équipe Action composée du capitaine Rousseau, du lieutenant Savory et des adjudants-chefs Desmichels et Vallier.
  
  En leur compagnie, il étudia en détail l’opération qu’il avait mise sur pied. Ceci terminé, il repartit pour rassurer Gordine qui astiquait un second automatique, un CZ 75 tchécoslovaque.
  
  - Alors?
  
  - C’est arrangé.
  
  Le Russe plissa les yeux et repoussa la peau de chamois et le flacon de paraffine.
  
  - De quelle façon?
  
  Coplan le lui expliqua et Gordine exigea des éclaircissements. Visiblement, il n’avait pas confiance, ce qui agaça Coplan.
  
  - Vous préféreriez vos compatriotes ? persifla-t-il.
  
  Gordine resta insensible à l’humour acide de son interlocuteur.
  
  - Je préférerais être à Paris, c’est tout.
  
  - Ce soir, vous en prendrez le chemin.
  
  
  
  
  
  Sur la banquette arrière, Gordine serrait nerveusement la crosse du Tokarev et, dans l’autre main, celle du CZ 75. L’adjudant-chef Vallier pilotait la BMW d’une poigne experte. A son côté, Coplan avait posé sur ses genoux le pistolet-mitrailleur Micro Uzi, bijou israélien qui, pour un poids de 2 kilos, tirait 1 200 coups minute en calibre 9 millimètres Para.
  
  La BMW collait au pare-chocs arrière de la Mercedes que conduisait l’adjudant-chef Desmichels. Derrière, la Peugeot agissait de même avec la BMW. A son bord avaient pris place le capitaine Rousseau et le lieutenant Savory. A la Potsdamer-platz, Desmichels piqua vers le sud pour longer le Landwehrkanal et le suivre pour rejoindre Skalit-zerstrasse.
  
  Gordine demeurait insensible aux beautés de cette capitale qui, en tant que Ville Lumière, avait supplanté Paris. Par des grognements intempestifs, il manifestait son impatience d’arriver à bon port le plus rapidement possible.
  
  La Skalitzerstrasse était barrée par l’émeute. Sous le commandement de Dieter, deux cents skinheads traduisaient leur exaspération devant l’afflux des immigrants en provenance des pays de l’Est. Armés de gourdins, de matraques, de barres de fer,
  
  leurs commandos de choc avaient déraciné des poteaux indicateurs et balançaient des cailloux dans les fenêtres murées du squat. Rien de méchant ni de dangereux. Les filles se contentaient de brandir des banderoles aux slogans vengeurs et de pousser des cris perçants pour exciter les policiers qui craignaient que les émeutiers ne s’attaquent aux habitants du squat, ce qu’avait interdit Coplan ; mais les forces de l’ordre l’ignoraient.
  
  La radio, installée dans la voiture de location par l’adjudant-chef Vallier, s’activa.
  
  - Oui ? fit Coplan.
  
  - Depuis le Landwehrkanal on a repéré les voitures suiveuses, rendit compte le capitaine Rousseau. Elles sont au nombre de trois. Des Mercedes puissantes. Étonnant qu’elles ne cherchent pas à nous rattraper. Elles sont plus rapides que nos véhicules.
  
  - Gardez l’œil sur elles. Nous approchons. Action dans cinq minutes.
  
  Embusqué dans une porte cochère, Dieter avait vu arriver le trio Mercedes-BMW-Peugeot annoncé, aux pare-chocs collés les uns aux autres. Les couleurs des carrosseries, comme les appels de phares, correspondaient aux consignes. Alors, il lança le signal. Les policiers furent surpris. Le commando de skinheads fonça, brisant leurs première, deuxième et troisième lignes. Les gourdins et les matraques barataient les casques et les tenues anti-émeutes.
  
  Une large brèche s’ouvrit dans laquelle s'engouffra le trio de voitures. Immédiatement, un deuxième commando se précipita pour boucher le passage, malgré les appels de phares désespérés des trois Mercedes suiveuses. Armé de barres de fer, le troisième commando se régala. Les vitres explosèrent, les carrosseries se cabossèrent et les filles se ruèrent, pinceaux et pots de peinture à la main après avoir lâché leurs banderoles.
  
  Un mauvais sort attendait les occupants lorsque les policiers lancèrent une charge pour les dégager, ce qu’ils ne réussirent qu’au quatrième assaut.
  
  Desmichels et les deux voitures qu’il précédait étaient déjà loin. Le sous-officier remonta la Skalit-zerstrasse pour passer le pont sur la Spree, traverser Friedrichshain et, par la Mollstrasse et Inva-lidenstrasse, rejoindre ce qui avait, durant près d’un demi-siècle, été Berlin-Ouest.
  
  Une fois arrivé dans la planque de l’équipe Action de Gneisenaustrasse dans Schôneberg. Gordine eut le bon goût de complimenter Coplan pour le succès de l’opération.
  
  - J’avais tort de douter de vos capacités. Une idée brillante et mise à exécution à une vitesse foudroyante. J’aime l’imagination et l’improvisation. Au K.G.B., j’ai toujours lutté contre la routine et les règles livresques, mais, hélas, n’ai pas été souvent suivi. A quelle heure décolle-t-on ?
  
  - Dans trois heures.
  
  A minuit, dans trois autres voitures pour dépister une filature non détectée, Coplan, Gordine, l’équipe Action et les bagages prirent la direction de l’aéroport Tempelhof. Un second groupe Action était chargé d’enlever les installations radio dans les véhicules de location et de restituer ceux-ci aux agences.
  
  Spécialement affrétée par la D.G.S.E. et lui appartenant, une Caravelle antédiluvienne attendait sur une piste à l’écart. Sur ses flancs étaient peints les marques et le nom d’une compagnie de charters privée qui, en réalité, servait de couverture aux Services spéciaux français.
  
  Les difficultés commencèrent lorsque le colonel américain, chef du détachement de nuit, exprima son désaccord avec le plan de vol qui lui était soumis.
  
  En son for intérieur, Coplan le compara aux ronds-de-cuir ridiculisés par Courteline, aux fonctionnaires avachis par une vie sédentaire dans les bureaux de Fort Bragg ou de Kansas City, dont les fesses usées transmettaient au cerveau leur rancœur et l’envie de compliquer la vie des gens.
  
  - Le ciel allemand est bourré de nos avions, c’est un véritable pont aérien entre nos bases et la Bosnie-Herzégovine, expliqua-t-il d’un ton fat, comme si les rations alimentaires des populations de l’ex-Yougoslavie dépendaient de sa méfiance à l’égard des intrus dans la noria d’avions. Nous allons refaire ce plan de vol en compagnie de votre pilote.
  
  Ce dernier décocha un un d’œil complice à l’intention de Coplan. Il avait compris qu’ils avaient affaire à une ganache bornée.
  
  - Allez-vous installer à bord, commanda Coplan à son groupe. Je suis sûr que le colonel ne nous prendra pas tout notre temps.
  
  Escortés par la police militaire U.S., les cinq hommes quittèrent la pièce. Pour bien marquer sa supériorité sur ces mangeurs de grenouilles, l’officier américain croisa les jambes sur son bureau et se fit apporter un énorme sandwich accompagné d’un pot de café brûlant. Coplan et le pilote attendirent patiemment.
  
  Vingt minutes s’écoulèrent et soudain une violente explosion brisa les vitres. Le colonel lâcha son gobelet de carton et le contenu se répandit sur son impeccable pantalon vert olive au pli en lame de rasoir. Coplan et le pilote se précipitèrent à la fenêtre.
  
  La Caravelle se consumait dans un ouragan de flammes.
  
  - Bon Dieu ! cria le pilote. Notre zinc !
  
  Déjà, Coplan bondissait vers le couloir de sortie.
  
  La Military Police et les pompiers accouraient. Toutes sirènes hurlantes, leurs voitures fonçaient vers le lieu de l’incendie. Coplan sauta sur le marchepied d’un camion-citerne et s’accrocha au montant de la cabine.
  
  - S’agit pas seulement d’éteindre les flammes, faudrait aussi donner la chasse à ce putain d’hélico, vitupéra le pompier d’une voix fortement marquée par l’accent bavarois. Sinon, on ne le rattrapera pas !
  
  - Quel hélico ? s’étonna Coplan.
  
  - Celui qui a tiré les roquettes, répondit le compagnon du conducteur. On se serait cru pendant la guerre du Golfe, sauf que la cible était la Caravelle et pas les chars irakiens.
  
  Coplan sursauta. Un hélicoptère ? Ceux qui voulaient stoppe ? Leur tentative d’enlèvement ayant échoué, ils auraient décidé de passer aux moyens extrêmes ?
  
  - Un feu d’artifice qui n’a duré que quelques secondes, reprit le conducteur. Djounng, djounng, djounng et ça a fait boum ! En bouillie, la Caravelle !
  
  - Encore un coup des terroristes, renchérit son compagnon. Ils deviennent de plus en plus forts et disposent de moyens de plus en plus puissants. Où les arrêtera-t-on ?
  
  Autour de la Caravelle qui flambait en dégageant des torrents de fumée noire mêlés aux flammes tourbillonnantes sous le vent qui soufflait en provenance du nord, Coplan chercha désespérément Gordine, le capitaine Rousseau et son équipe. Que le premier ait péri à l’intérieur de la Caravelle lui importait médiocrement. Le Russe avait causé tant de mal au cours de sa carrière au sein du K.G.B. En revanche, il pleurait le sort des membres de l’équipe Action. Le capitaine Rousseau et le lieutenant Savory avaient à plusieurs reprises partagé ses aventures, ses missions. Avec eux, il avait frôlé la mort à Kaboul, à Beyrouth, au Tchad, à Tripoli, à Téhéran. En leur compagnie, il avait bu le verre de l’amitié à Moscou, à Saint-Petersbourg, à Bucarest. A Hong Kong, il avait sauvé des griffes d’une triade le lieutenant Savory qui, avec une bonne dose d’inconscience, avait couché dans son lit la fille d’un seigneur de la drogue chinois. Il connaissait beaucoup moins les adjudants-chefs Vallier et Desmichels. Mais quelle importance ? Tous deux n’appartenaient-ils pas à la grande confrérie des agents de l’ombre ?
  
  Ils n’étaient nulle part, ce qui signifiait, hélas, qu’ils se trouvaient à bord de la Caravelle, ce que lui confirma un lieutenant de la Military Police :
  
  - Je les ai vus grimper l’échelle. Maintenant, pas de doute, ils sont réduits en cendres.
  
  - Vous aussi vous avez aperçu l’hélicoptère ?
  
  - Bien sûr. Un Bell. Tout à fait l’apparence d’un appareil militaire, sauf qu’il n’avait pas sur sa carcasse de marques distinctives.
  
  - D’où venait-il ?
  
  - Du nord. Mais comme il avait le vent en poupe, il a opéré un virage à 180 degrés avant de lâcher ses saloperies de roquettes, sinon il aurait été déstabilisé. Le vent dans le nez lui a permis de faire son point fixe. Évidemment, il est reparti vers le nord, sa direction logique s’il ne voulait pas perdre de temps. Je me demande qui sont ces gens. En tout cas, ils ont fait preuve d’une audace incroyable.
  
  Les pompiers s’activaient ferme, admira Coplan, sceptique malgré tout sur le résultat de leurs efforts. Sous les nuages de neige carbonique, les flammes se réduisaient. Néanmoins, les ravages de l’incendie étaient terrifiants.
  
  Bientôt, le pilote le rejoignit.
  
  - Vous avez des nouvelles de nos gars ? questionna-t-il avec anxiété.
  
  Sans un mot, Coplan lui désigna l’appareil qui brûlait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Coplan promenait son regard sur l’immense demeure au milieu du parc, dont les tourelles, les pignons et les fenêtres à meneaux dominaient les bois et les prairies alentour que traversaient des petites routes couvertes de feuilles mortes. Piquetant l’horizon, on apercevait des villages avec leurs maisons entourant l’église au clocher élancé.
  
  Le Vieux bourrait sa pipe avec des gestes lents et précis.
  
  - J’ai une kyrielle de neveux et de nièces qu’inquiète la solitude du vieux célibataire endurci que je suis. Alors, ils m’invitent pour les week-end. C’est mon Tour de France permanent. Ici, vous voyez ma villégiature préférée.
  
  - Très Vieille France.
  
  - J’aime beaucoup. Venez, marchons.
  
  Ils s’infiltrèrent entre les chênes.
  
  - On a retrouvé l’hélicoptère, renseigna le Vieux. Dans une clairière près de la frontière polonaise, juste en face de Kostrzyn, à cent kilomètres de Berlin. Détruit aux explosifs. Pas d’empreintes digitales exploitables. Les Allemands et les Américains pensent qu’il s’agit d’un attentat perpétré par des nostalgiques de la Rote Armee Fraktion. Seulement les uns et les autres ignorent qu’à bord de la Caravelle nous avions Gordine. Pour moi, le coup vient de Moscou.
  
  - Comment les gens de Moscou auraient-ils été au courant ? objecta Coplan. Gordine était un pro accompli. Il n’a rien remarqué de suspect ni à Varsovie ni à Budapest. S’il en avait été autrement, il s’en serait aperçu et aurait décelé la filature, comme il l’a fait à Berlin. Donc, ceux qu’il a repérés l’attendaient dans la capitale allemande et non ailleurs. Ici, une question se pose. Comment ont-ils localisé sa planque ? Nous avions pris d’extraordinaires précautions. Par quel miracle ont-ils été au courant ? Et par quel autre miracle ont-ils su que notre Caravelle allait transporter Gordine à Paris ?
  
  - Je me pose la même question.
  
  - Par ailleurs, nous sommes frustrés. Quels renseignements Gordine devait-il nous fournir ? Souvenez-vous de l’importance financière du marché conclu avec lui. Pour ce prix-là, il allait nous livrer des informations capitales. Mais lesquelles ? Nous ne le saurons jamais. Il a emporté ses secrets dans l’incendie de la Caravelle.
  
  - Ne jamais le savoir ? Vous êtes bien pessimiste, mon cher Coplan. Notre passé plaide en faveur du contraire. Nous allons mettre les bouchées doubles, d’autant que j’ai une mission à vous confier. Revenons à la théorie que vous exposiez à l’instant, au sujet des troublantes bizarreries dans l’affaire Gordine. J’y réfléchis depuis le dénouement tragique que vous connaissez et la perte de quatre de nos meilleurs agents. Pour être franc avec vous, je suis plongé dans une angoisse extrême.
  
  Coplan s’arrêta en plissant les yeux. Du bout de la chaussure il shoota dans un gland.
  
  - Vous, dans l’angoisse ?
  
  - Je pense à une trahison dans nos services.
  
  Coplan se figea sur place. Un frisson glacé zigzagua entre ses omoplates. Par pudeur, il ne regarda pas le Vieux mais fixa les écureuils qui gambadaient au pied d’un chêne.
  
  - Une trahison, répéta-t-il.
  
  - Ce n’est pas la première fois que le soupçon m’effleure. Dans le cas Gordine, les choses se précisent. Sans une trahison chez nous, personne ne pouvait être au courant de l’opération, compte tenu, comme vous l’avez souligné, des précautions extraordinaires que nous avions prises.
  
  - Qui ?
  
  - Quelqu’un au plus haut niveau. Dans les échelons subalternes, personne ne pouvait, à la fois, connaître la planque de Gordine à Berlin et la présence de la Caravelle à Tempelhof. Ma conclusion est que celui qui a vendu la mèche se trouve au Conseil, parmi ceux qui ont participé aux séances préparatoires.
  
  Coplan accusa le coup :
  
  - Vous frappez fort.
  
  Brusquement, l’atmosphère fraîche et plaisante se chargeait de senteurs sinistres, les charmants écureuils se transformaient en féroces rats d’égout et les chênes séculaires en monstres menaçants.
  
  Une expression absente avait envahi les traits du patron des Services spéciaux.
  
  - Venez, invita-t-il, continuons. Plus loin, vous admirerez la grande fontaine qu’a fait construire le frère de la marquise de Pompadour, propriétaire des lieux au XVIIIème siècle.
  
  
  
  
  
  Le Conseil formait le saint des saints de la D.G.S.E. Présidé par le Vieux, cet état-major comprenait sept membres.
  
  Coplan attira le dossier à lui et les passa en revue.
  
  Jacques Levildain, 49 ans, directeur général adjoint. Polytechnicien, E.N.A. Civil.
  
  Tanguy Soharec, 47 ans, contre-amiral. Directeur du Renseignement.
  
  Jean-Étienne Duvallois, 47 ans, colonel. Directeur du Contre-espionnage, service rival de la D.S.T.
  
  Michel Vaufour, 53 ans, colonel. Chef du service Action.
  
  Jean-Guy Thalbeau, 50 ans, colonel. Directeur de la Sécurité.
  
  Amaury Sermoz, 55 ans. Directeur du service Évaluation. Polytechnicien, Sciences Po. Civil.
  
  François Norgues, 53 ans. Directeur administratif et financier. Détaché de la Cour des comptes. Civil.
  
  Il commença à dépouiller l’énorme dossier que lui avait remis le Vieux.
  
  A première vue, le passé des sept hommes était irréprochable. Périodiquement, la D.S.T. enquêtait et rédigeait un rapport. Vie familiale sans taches. Tous sauf Amaury Sermoz étaient mariés, avaient des enfants, aucun n’était divorcé. Épouses et enfants ne connaissaient pas de problèmes particuliers. Pas de vices chez les membres du Conseil, pas de fréquentations douteuses, pas de voyages à l’étranger suspects.
  
  Désespérant. Du moins, de prime abord.
  
  Le premier jour, Coplan éplucha les fiches avec minutie. Le deuxième jour, il récidiva, craignant qu’un détail lui ait échappé à la première lecture.
  
  La surveillance exercée par la D.S.T. se doublait de celle dévolue au colonel Jean-Guy Thalbeau, directeur du service de Sécurité qui assurait la protection des installations de la D.G.S.E., des ambassades et tenait à l’œil les personnels.
  
  Mais, en dehors de la D.S.T., qui contrôlait le colonel Jean-Guy Thalbeau ?
  
  En provenance de la gendarmerie, ancien chef de la sécurité de la présidence de la République, il ne semblait pas, par ailleurs, donner lieu à critique. Policier de tempérament, il le demeurait au sein de la D.G.S.E. où ses fonctions s’apparentaient à celles d’un enquêteur judiciaire.
  
  Blanc comme neige semblait être également le colonel Michel Vaufour, chef du service Action, responsable des missions pointues et brutales, dont le commandement siégeait au fort de Noisy-le-Sec et dont les moyens étaient basés à Cercottes, dans le Loiret, et à Quelem, dans le Finistère.
  
  Héros de la guerre d’Algérie, officier des parachutistes de la Légion étrangère, il avait participé à de nombreuses opérations militaires avant d’entrer au service Action où il avait brillamment gravi les échelons. Homme entier, d’une pièce, droit, intègre, il ne correspondait nullement au profil du traître. Cependant, Coplan savait qu’il ne pouvait se fier aux critères habituels si le Vieux avait raison dans sa théorie.
  
  Il en était de même pour Amaury Sermoz. Très tôt, il avait perdu ses parents. A la sortie de l’orphelinat, il avait dû travailler dur pour passer le concours de Polytechnique, puis de l'E.N.A. De ces deux écoles, il était sorti à un rang plus qu’honorable.
  
  Directeur du service de Contre-espionnage avant de devenir directeur de l’Évaluation, il avait été remplacé par le colonel Jean-Étienne Duvallois.
  
  Fanatique de l’anticommunisme, il était habité par un souci majeur, démasquer les taupes et les agents infiltrés dans la centrale de renseignements et dans les sphères d’influence. Surnommé le Chevalier Blanc par ses subordonnés, il avait, entre autres succès, confondu le délégué français auprès de l’O.T.A.N, un sous-secrétaire d’État qui, pour éviter le scandale, avait préféré se suicider dans l’étang de sa propriété, le médecin personnel d’un Premier ministre et un général concussionnaire piégé par les Soviétiques. Les transfuges soviétiques ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Pour lui, ils n’étaient que des sachas (Argot du K.G.B. : taupe) envoyés par Moscou aux seules fins de déstabiliser les services occidentaux. Le Vieux avait été obligé de tempérer ses ardeurs épuratrices. Les transfuges étaient tellement écœurés qu’ils remballaient leurs bagages et fonçaient à la C.I.A. ou chez les Britanniques de l’Intelligence Service. Sur la foi du moindre soupçon, il faisait muter, révoquer ou mettre au placard les membres de son personnel. Au bout de quelques années, le surnom de Chevalier Blanc s’était évanoui, remplacé par celui de Bourreau à la Hache.
  
  C’est la démarche contraire qu’avait adoptée le contre-amiral Tanguy Soharec, directeur du Renseignement. Par son entremise, la D.G.S.E. recrutait par voie de presse les éléments les plus prometteurs, diplômés des grandes écoles ou des universités, maîtrisant plusieurs langues étrangères.
  
  Cette initiative remportait un énorme succès auprès des postulants. Malheureusement, le déchet était considérable.
  
  Longiligne, décharné, le nez chaussé de lunettes à monture d’acier dont les branches étaient soudées à des oreilles en feuilles de chou-fleur, éternellement vêtu d’un costume trois-pièces couleur feuille-morte, secoué par de violentes quintes de toux, François Norgues, directeur administratif et financier, était issu d’une famille protestante d’origine franc-comtoise. Sévère, austère, d’une piété sans failles, il était renfermé et efficace. Sa femme s’occupait d’œuvres de bienfaisance et empaquetait des colis destinés aux réfugiés kurdes, éthiopiens ou bosniaques, tandis que son fils et sa fille appartenaient à l’organisation Médecins sans frontières.
  
  Remplaçant Amaury Sermoz à la tête du service de Contre-espionnage, le colonel Jean-Étienne Duvallois n’avait qu’une passion dans la vie, en dehors de sa famille et de sa profession : la culture des orchidées. Fruit de ses recherches, une nouvelle espèce avait vu le jour, la Dorothy Laura, du nom de son épouse, une Écossaise naturalisée française. Cette orchidée avait été dûment enregistrée dans les archives de la Royal Horticultural Society à Londres.
  
  Jacques Levildain, directeur général adjoint, c’est-à-dire collaborateur direct du Vieux, plaisait aux femmes qui le trouvaient séduisant, fascinant et beau parleur. Il n’avait pas son pareil pour, au cours d’une soirée mondaine, enrober son compliment dans un vers de Baudelaire ou de Verlaine. Néanmoins, il ne trompait jamais sa femme, du moins ni la D.S.T. ni le colonel Jean-Guy Thalbeau ne l’avaient pris en flagrant délit d’adultère.
  
  Quand, le deuxième jour, le crépuscule tomba, Coplan grimaçait. Rien de vraiment probant à se mettre sous la dent.
  
  Le troisième jour, il se pencha sur les séances qu’avait tenues le Conseil pour préparer la récupération de Gordine. Là encore, la déception l’envahit. Rien que de la simple routine, du très banal.
  
  Le quatrième jour, il rendit compte aux Vieux qui secoua la tête.
  
  - Persévérez. Je suis certain d’avoir raison.
  
  Le cinquième jour, il s’assit devant la console de l’ordinateur. Qui, dès la première séance préparatoire, avait, parmi les sept membres du Conseil, consulté le dossier Gordine ?
  
  Nouveau désappointement. Tous s’y étaient intéressés. Rien de plus normal, en fait.
  
  Il allait éteindre l’ordinateur lorsqu’un détail, relevé dans la fiche, lui revint en mémoire. Une des anciennes maîtresses de Gordine vivait à Paris en compagnie de son époux. Le couple était turc : Turgay Viloglu et sa femme Rea.
  
  Coplan retourna voir le Vieux.
  
  - Du côté de votre traître, pas un indice. Pourquoi ne pas tenter de remonter la piste Gordine ? Après tout, la mission que vous m’avez confiée comporte deux volets. Démasquer le traître s’il existe et essayer de savoir ce que Gordine voulait nous vendre.
  
  - Tâtez le terrain du côté de ces Turcs, consentit le Vieux.
  
  - Ce sont des terroristes repentis. Auparavant, ils œuvraient sous le patronage de Moscou, et Gordine était leur patron.
  
  - Avancez prudemment. Il ne faut surtout pas gâcher cette piste. Il s’agit peut-être de notre unique orientation. Savons-nous quand Gordine a rencontré Rea Viloglu pour la dernière fois ?
  
  - Hélas non.
  
  Coplan repartit s’asseoir devant la console de l’ordinateur et, cette fois, consulta les fiches particulières de Rea et Turgay Viloglu. Il semblait que, pour eux, le terrorisme soit une affaire familiale. Non seulement Turgay opérait en compagnie de Rea mais également aux côtés de sa propre sœur Sembra et de celle de son épouse, Nazli.
  
  Ces quatre-là étaient soupçonnés d’avoir servi d’éléments de soutien lors de l’attentat contre le pape le 12 mai 1981. Plus tard, ils avaient, de concert avec des membres de l’I.R.A., dynamité en Allemagne des casernes de l’armée britannique et assassiné des soldats de Sa Majesté. En liaison avec des irréductibles de la Rote Armee Fraktion, ils avaient dans toute l’Europe assassiné diverses personnalités qui gênaient Moscou.
  
  Turgay et Rea s’étaient assagis et, n’ayant commis ni crime ni délit en France, avaient passé un marché avec la D.S.T. Ils promettaient de ne plus se livrer à aucune activité répréhensible en échange du droit d’asile et de la certitude de n’être pas extradés.
  
  Il n’en était pas de même de Nazli et de Sembra. La première avait disparu de la circulation. La seconde moisissait dans une prison marseillaise, condamnée à une lourde peine pour le meurtre d’un agent des Services spéciaux turcs venu en France pour lui régler son compte.
  
  Les quatre avaient tout juste la trentaine. Leur carrière criminelle avait débuté très tôt. Lorsqu’elle avait abattu l’agent des Services spéciaux turcs, Sembra était accompagnée par un membre de l’I.R.A. qui, à son procès, avait déclaré :
  
  « - Quand il s’agit d’autres nations, on accomplit des efforts insensés pour inciter les opposants à la concertation, alors que l’on encourage la position intransigeante de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande du Nord, et la France n’a d’autre solution que d’arrêter et d’extrader. Je refuse d’être extradé. »
  
  A l’appui de cette déclaration, il s’était lancé dans une grève de la faim. Affaibli par la détention, il n’avait pas résisté à l’épreuve et était mort dans sa cellule.
  
  Sembra le pleurait encore.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Au Chesnay, près de Versailles, la maison était petite et encastrée entre deux superbes villas. Façade étriquée, étage unique, jardinet minuscule, garage donnant de plain-pied sur la rue, volets clos, elle donnait l’impression de se ranger dans cette catégorie de constructions condamnés à la disparition parce que l’expansion de leurs voisines est dans le vent de l’Histoire et, par conséquence, inéluctable et irréversible.
  
  De la main gauche, Coplan pressa la sonnette pour tromper les curieux et, de la droite, avec le passe sorti de sa trousse spéciale, débloqua la serrure de la porte en métal ouvragé.
  
  Il entra, referma et s’adossa au battant. Une balançoire démantibulée, au bois délavé par les intempéries, coupait le jardinet. Il se décolla de la porte, visita le garage qui était vide et, par l’escalier à cinq marches, atterrit au rez-de-chaussée de la demeure.
  
  La poussière commençait à recouvrir les meubles. Le quotidien le plus récent datait de douze jours. A bout de forces, les piles chevrotaient dans le transistor que l’on avait oublié d’éteindre.
  
  Rea et Turgay Viloglu n’en tenaient pas pour l’accumulation d’objets. Chez eux, pas de bibelots décoratifs, rien de superflu. Du sérieux, tels les ouvrages philosophiques et politiques rangés sur les rayons de la bibliothèque en bois Scandinave, et l’atelier de peinture. Les toiles étaient banales : des vues de Montmartre et du Sacré-Cœur dans le plus pur style bateau qui enchante les touristes. D’ailleurs le couple payait patente pour vendre sa production sur la place du Tertre.
  
  La double penderie contenait un minimum de vêtements, surtout des jeans.
  
  Pas de correspondance et le strict nécessaire en ce qui concernait les papiers habituels. Pas de collection de photos non plus ou de répondeur téléphonique. Leur passé terroriste transparaissait.
  
  Coplan fit chou blanc et se rabattit sur la poubelle qui n’avait pas été vidée. Il tressaillit lorsqu’il déchiffra le contenu de la feuille de papier roulée en boule qu’il avait défroissée !
  
  Vol Lufthansa LH 1803 départ de CDG à 10 heures 15. Arrivée à aéroport de Berlin/Tegel à 11 heures 55 locales. Billet classe affaires 4 766 x 2 = 9 532 francs.
  
  Classe affaires ? Le couple s’offrait une classe affaires au lieu d’une classe touriste, alors que, place du Tertre, il tirait probablement le diable par la queue.
  
  En tout cas, Rea et Turgay Viloglu étaient vraisemblablement partis pour Berlin. Rea avait-elle rendez-vous avec celui qui avait été son amant à Moscou ?
  
  Coplan reprit le contrat d’assurance automobile et nota le numéro de la plaque minéralogique de la Ritmo achetée cinq ans plus tôt.
  
  Ensuite, il ressortit et fila vers l’aéroport de Roissy. A la Police de l’Air et des Frontières il communiqua le numéro de la Ritmo et demanda qu’on la recherche dans les parkings. A la Lufthansa, il consulta la liste des passagers à destination de Berlin au cours des douze derniers jours. Rapidement, il repéra les noms de Rea et Turgay Viloglu qui s’étaient envolés de Roissy le jour précédant celui où Gordine était arrivé à Berlin en provenance de Moscou via Budapest et Varsovie.
  
  Coïncidence plus que curieuse.
  
  Dans un délai de trois heures, les C.R.S. de la Police de l’Air et des Frontières dénichèrent la Ritmo au parking longue durée. A nouveau, Coplan fit appel à sa trousse miracle et débloqua les portières.
  
  Rea et Turgay avaient beau être rompus, au contact des Irlandais de l’I.R.A. et des Allemands de la Rote Armee Fraktion, aux aléas de la vie clandestine et aux précautions à prendre pour éviter la capture, ils n’en avaient pas moins manqué aux règles les plus élémentaires de sécurité. Peut-être était-ce dû à l’existence émolliente qu’ils menaient depuis qu’ils avaient obtenu l’aval de la D.S.T. pour se terrer sans recourir aux meurtres et aux dynamitages.
  
  Une main pressée avait griffonné le nom et l’adresse de Nazli Haddad, la sœur de Rea, au dos d’un kleenex abandonné dans le compartiment à gants.
  
  Le lendemain, Coplan prit le vol LH 1803 à destination de Berlin/Tegel.
  
  Au quartier général de la police, il contacta le Kriminalkommissar Eugen Hoffling avec qui il avait travaillé à plusieurs reprises. Le Berlinois l’accueillit avec chaleur :
  
  - Quel bon vent vous amène ?
  
  - Un vent qui souffle en provenance d’Istanbul.
  
  Le front de l’Allemand se rembrunit.
  
  - Nous avons notre lot d’immigrés turcs ici. Kreuzberg en est plein, nous ne savons plus où les mettre, sans parler des Tziganes roumains, hongrois et yougoslaves.
  
  - Les miens n’ont rien à voir avec ceux-là.
  
  Coplan déposa une feuille de papier sur le bureau.
  
  - J’aimerais savoir où ces gens-là se trouvent dans votre ville. Probablement dans un hôtel.
  
  Hoffling se pencha sur la feuille de papier et releva vivement la tête.
  
  - Vous plaisantez ou quoi ?
  
  - Ce n’est pas mon propos.
  
  - Alors, vous retardez. Cet homme et cette femme ne sont pas dans un hôtel de la ville.
  
  - Où sont-ils ?
  
  - A la morgue. Mitraillés à bout portant sur le trottoir par une Mercedes selon certains témoins, une BMW selon d’autres. A quinze heures, en plein jour.
  
  - Quand ?
  
  - Il y a huit jours.
  
  Le lendemain du jour où était mort Gordine.
  
  - Où ?
  
  - Dans Invalidenstrasse.
  
  A deux cents mètres de la planque de Gordine.
  
  A la morgue, Coplan inspecta le contenu du sac en plastique dans lequel était entassé ce qui avait été trouvé dans les poches et dans le sac à main. Pas grand-chose en dehors des billets d’avion retour, d’une somme de vingt mille francs en francs français et en deutschemark, d’un trousseau de clés et de quelques pochettes d’allumettes collectées dans les endroits les plus chics de la capitale allemande.
  
  - Du banal, grogna le Kriminalkommissar. Vous avez déjà remarqué que les poches des victimes ne recèlent jamais rien d’intéressant ? Comme si, avant de mourir, elles jetaient à la poubelle les éléments susceptibles d’éclairer les raisons de leur mort. Afin que leurs assassins ne soient jamais incriminés ?
  
  - Ils étaient dans vos fichiers ?
  
  - Pour qui nous prenez-vous ? En Allemagne, ils avaient foutu en l’air des casernes de l’armée britannique et tué des soldats de Sa Majesté. Seulement, ils ne se sont jamais attaqués à des installations, des bâtiments ou des citoyens allemands. Par conséquent, ils n’avaient pas grand-chose à craindre de nous. C’est probablement pourquoi ils sont venus ici sous leur véritable identité. Les tueurs sont des pros. On n’a pas retrouvé une seule douille.
  
  - Aucune idée de l’endroit où ils résidaient à Berlin ?
  
  - Aucune idée.
  
  - Vous me rendriez service si vous le découvriez.
  
  Coplan repartit pour Paris et rendit compte au Vieux. Le lendemain, il monta dans sa Peugeot et se rendit dans un village de Haute-Marne qui se logeait entre Nogent-en-Bassigny et Montigny-le-Roi. Au café principal, il demanda sa route et, à travers un bois touffu, cahota sur un mauvais chemin parsemé de fondrières jusqu’à une esplanade herbue sur laquelle se dressait une vieille maison à la façade mangée par le chèvrefeuille.
  
  Assise sur un tabouret, coiffée d’un chapeau de paille, une femme âgée épluchait des haricots. Près des arbres, attachée à un piquet, une chèvre dessinait d’une langue avide un cercle autour de ses sabots.
  
  - Nazli est là ?
  
  La femme posa sur lui un regard circonspect.
  
  - Qui la demande?
  
  - Un ami.
  
  - Elle n’est pas là.
  
  Sous l’auvent était rangée une R5 mais il existait suffisamment de place pour garer une seconde voiture.
  
  - Quand revient-elle ?
  
  - Elle ne le dit jamais.
  
  - Dans une heure ? Dans deux heures ? La nuit prochaine ?
  
  - Voilà dix jours qu’elle est partie.
  
  - Où ?
  
  - Elle ne le dit jamais.
  
  Dix jours ? Était-il possible qu’elle aussi soit allée à Berlin ?
  
  - Elle a emporté des bagages ?
  
  - Une simple valise.
  
  - C’est bon, merci, je reviendrai.
  
  Il remonta en voiture et fit demi-tour. Sur la route principale, il bifurqua dans un autre chemin où il s’embusqua. Quand, une heure plus tard, il vit passer la femme âgée à bord de la R5, il repartit vers la maison.
  
  Nazli vivait au premier étage. Deux pièces, une salle de bains. Décor dépouillé, comme chez sa sœur Rea et son beau-frère Turgay. Ici également des ouvrages philosophiques et politiques, un minimum de vêtements et de papiers. Ce n’était pas chez la Turque que l’on allait apprendre quoi que ce soit sur la vie qu’elle menait. Sous le matelas, Coplan découvrit quand même un CZ 75, quatre chargeurs vides et un sac de cartouches de 9 millimètres.
  
  Il s’assit devant le petit bureau et rédigea une courte missive : Je suis un ami de Rea et Turgay. Appelez-moi quand vous serez de retour. Laissez un message sur le répondeur.
  
  Le numéro de téléphone qu’il fournit était inscrit sur la liste rouge et localisé dans un petit appartement près des Champs-Élysées, appartenant à la D.G.S.E., où les appels étaient relevés quotidiennement.
  
  
  
  
  
  - Vous avez une idée ? questionna Coplan.
  
  Le commissaire principal Thiébault, patron de la Brigade de Répression du Banditisme à l’Évêché, l’hôtel de police de Marseille, fit pivoter son fauteuil. C’était un Marseillais pur sang, né dans le quartier du Panier où, dès sa plus tendre enfance, il avait côtoyé la graine de voyou. Il en avait conservé des amitiés prudentes, des liens ténus, des contacts complices. A son nom, les Siciliens accolaient le terme d'amicu di amici, l’ami des amis, c’est-à-dire celui qui se montrait compréhensif et savait faire la part du feu sans forcément se montrer stupidement répressif.
  
  A le voir, d’ailleurs, on l’aurait pris pour un Sicilien, tant son teint était basané, ses cheveux frisés voire crêpés, son nez busqué, ses yeux anthracite, ses lèvres épaisses et ses oreilles énormes et décollées.
  
  Le policier se coiffa d’une casquette blanche.
  
  - Allons déjeuner. Je connais un coin sympa. La Maronnaise, aux Goudes.
  
  Devant des moules marinière et des rougets de roche, les deux hommes envisagèrent les possibilités qui leur étaient offertes. Ce fut au café que le policier eut l’illumination :
  
  - Giulio Sanmarco.
  
  - Qui est-il ?
  
  - Un pezzu da novanta (Argot de la Mafia : parrain important). Voici mon idée. Trois de ses hommes sont en prison. Charly Siragusa dit le Borgne, Serge Lo Bianco dit Dents Blanches et Tonio Sirtakis dit le Danseur. Des Marseillais bon teint. Ils sont tombés pour une grosse affaire de braquage. Auparavant, ils avaient salopé le boulot. Ils se sont attaqués à un transporteur de fonds. Devant la réaction des convoyeurs, ils ont défouraillé. Bilan : deux convoyeurs et une passante tués. Nous les avons coxés peu après. Évidemment, Sanmarco était le commanditaire, mais il était furieux parce que le coup a loupé, l’argent n’a pas été fauché et il y a eu trois victimes. Sanmarco déteste le sang inutile. Maintenant, il tremble. Ses trois séides risquent en assises la réclusion à perpétuité. Il est tentant pour eux de négocier. S’ils font tomber Sanmarco, ils s’en tirent avec quinze ans au lieu de perpète. En ce moment, la grande mode est de balancer pour voir diminuée la peine que l’on encourt. Naturellement, si ces trois salopards étaient réduits au silence, Sanmarco ne tremblerait plus.
  
  Coplan esquissa un sourire malicieux.
  
  - Je vois. Votre idée est bonne.
  
  - Elle vaut ce qu’elle vaut.
  
  - Vous pourriez la présenter à Sanmarco ?
  
  - Pas directement. Venant de moi, elle paraîtrait suspecte. N’oubliez pas que mon intérêt est que ses trois acolytes l’accusent.
  
  - Bien sûr.
  
  - Depuis l’assassinat du juge Michel ici en octobre 1981, les magistrats sont sensibilisés et on le serait à moins. Ils sont décidés, quand ils le peuvent, à éradiquer le crime organisé. Giulio Sanmarco est une de leurs cibles. Il serait donc paradoxal que j’intervienne pour lui sortir la tête du nœud coulant.
  
  - Comment faire alors ?
  
  Bien qu’il soit policier, Thiébault devait être fasciné par l’univers dans lequel évoluaient les mafiosi car, à nouveau, il utilisa un terme mafieux :
  
  - Je ferai appel à un cuscinettu (Intermédiaire). J’en connais un bon, un coppola storta (Dur à cuire). Nous réussirons, je vous le garantis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  - Monte sur le ring, fils de pute !
  
  L’arène de Paris-Bercy ovationna Frank Charbonneau, le Québécois, rebaptisé la Tronçonneuse. Pesant 150 kilos, mangeant 5 kilos de viande par jour, il avait ravi, six mois plus tôt, au tenant américain la couronne mondiale de catch toutes catégories. Aujourd’hui à Paris, il remettait son titre en jeu contre une autre montagne de muscles, l’Ukrainien Vassili Fedorenko. Dans les combats préliminaires, les gladiateurs aux carrures monstrueuses, aux ventres proéminents, aux poignets bandés, s’étaient affrontés pour la plus grande joie du public de fans, à qui il était déconseillé de faire remarquer que ces joutes étaient truquées et longuement répétées à l’avance. Le malheureux qui aurait crié au chiqué aurait été écharpé.
  
  François Norgues, comme les autres, hurlait son plaisir, les yeux exorbités, les poings brandis, la bave aux lèvres. Jeté aux orties, l’éternel costume trois-pièces feuille-morte que raillait le personnel du service administratif et financier de la D.G.S.E. qu’il dirigeait de main de maître. Vêtu rocker, il se fondait admirablement dans l’ambiance du Palais Omnisports.
  
  - Tronçonneuse Superstar ! scandait la salle.
  
  Coplan était abasourdi. Dans la fiche consacrée à François Norgues, nulle mention n’était faite de cette passion démesurée pour le catch qui s’alliait si mal avec la personnalité officielle affichée par l’intéressé. Où avait filé le digne et compassé haut fonctionnaire de la Cour des comptes, le représentant guindé d’une famille protestante austère et sévère ?
  
  Balançait-il son bonnet par-dessus les moulins ? Se défoulait-il à la vue de ces combats faussement brutaux ? Jetait-il sa gourme en savourant l’ambiance enivrante de cette foule aux instincts primaires ?
  
  En tout cas, cette attitude était plus qu’étrange. Entre un voyage à Berlin, dans la Haute-Marne et à Marseille, Coplan avait trouvé le temps de surveiller, le soir après les heures de bureau, les sept cibles qui lui étaient assignées. Rien de particulier à noter en ce qui concernait Jacques Levildain, Amaury Sermoz, le contre-amiral Tanguy Soharec, les colonels Jean-Étienne Duvallois, Michel Vaufour et Jean-Guy Thalbeau.
  
  Il n’en était pas de même de François Norgues.
  
  
  
  
  
  - Moi je m’envoie en l’air à la dreupou (Verlan : poudre). Qu’est-ce que tu veux, faut passer le temps dans cette putain de prison. Quand je sortirai, je ferai un môme. Y a que ça qui peut me sauver.
  
  - Tu es séropositive, rappela Coplan.
  
  - Je sais. Quand j’ai appris cette catastrophe, j’ai voulu me casser le crâne. Mon gosse, il n’aura qu’une chance sur cinq de vivre. Tant pis, faut quand même que j’essaie.
  
  - C’est irresponsable, fustigea Coplan.
  
  - Ta gueule. T’es psychiatre, mais tu ne peux rien comprendre aux problèmes des taulardes.
  
  La détenue suivante était du même acabit.
  
  - Ce que je voudrais, c’est un cutter pour massacrer la gueule des gardiennes. Ces salopes, je peux pas les piffer ! Tu peux m’en procurer un ?
  
  Celle qui la remplaça jouait à merveille l’innocence. Ses traits étaient purs et candides. Malheureusement, son langage n’était pas à la hauteur de ses ambitions :
  
  - Tous des enculés ! Flics, juges, avocats, procureurs ! Y m’ font tomber alors que j’ai rien fait !
  
  Sauf d’égorger son amant qui voulait la quitter, affirmait le dossier que Coplan avait sous les yeux.
  
  - Ce que je voudrais, préambula une autre, c’est que tu interviennes auprès de la directrice pour qu’on me rende Nadia.
  
  - Qui est Nadia ?
  
  - Ma petite amie. Cette saloperie de taule n’est supportable que si tu peux aimer une femme. Seulement, ces arriérées de gardiennes, elles ne supportent pas les gouines. Alors, elles ont transféré Nadia dans une autre cellule.
  
  - Je verrai ce que je peux faire.
  
  - T’es vraiment mignon pour un psychiatre. Si je bandais pour les mecs, j’aurais un béguin pour toi.
  
  Quand elle sortit, Coplan cocha sa liste. En trois jours, il avait rencontré trente-quatre détenues.
  
  Épuisant d’écouter ces fables, fadaises, ces grossièretés, obscénités, vulgarités, d’entendre des horreurs, des inepties, de côtoyer ces laideurs et cette humanité dépravée.
  
  Cependant, cette étape avait été nécessaire pour peaufiner le personnage qu’il jouait avec la complicité de l’Administration Pénitentiaire.
  
  A présent, au tour de la trente-cinquième.
  
  D’emblée, à peine entrée, elle l’apostropha d’une voix agressive :
  
  - Je n’ai pas besoin d’un psychiatre ! On m’a forcée à venir ! Vous pouvez remballer vos outils !
  
  Elle était la première à le vouvoyer. Les autres avaient, sans vergogne, adopté le tutoiement.
  
  Malgré la tenue sobre qui la vêtait, elle était ravissante. Ses yeux noirs flambaient de colère et ce feu intérieur accroissait son attrait. Grande, svelte, cheveux de jais noués en chignon, elle ne semblait guère avoir souffert de la détention et conservait une certaine coquetterie, attestée par le rouge sur les lèvres charnues et sensuelles, par la poudre sur les joues mates et par le khôl autour des yeux.
  
  Gonflés par le courroux, les seins voluptueux palpitaient sous le jaune citron du T-shirt.
  
  Coplan leva une main apaisante et cligna de l’œil.
  
  - Vous paraissez en forme, Sembra. Asseyez-vous. A dire vrai, je suis un psychiatre un peu particulier.
  
  Elle ricana.
  
  - Vous espérez vous envoyer les taulardes qui ont soif d’un mâle parce qu’elles souffrent de l’abstinence ?
  
  Dans sa voix perçait un léger accent turc.
  
  Coplan lui tendit une feuille de papier sur laquelle c’était inscrit : J’ai réussi à remplacer le psychiatre officiel. En réalité, je suis un ami de Rea et Turgay et suis chargé de vous faire évader. Soyez discrète et rendez-moi cette feuille de papier. Attention, on peut nous entendre. Alors, jouez le jeu.
  
  Elle lut et regarde Coplan avec des yeux nouveaux. Il récupéra le message, fit claquer son briquet, contempla le papier qui brûlait et éparpilla les cendres dans le lavabo avant d’ouvrir le robinet.
  
  A présent docile, Sembra vint s’asseoir devant lui.
  
  - Vous êtes musulmane ? questionna-t-il.
  
  - Non, chrétienne. Je suis originaire du sand-jak (Province) d’Iskenderun, l’Alexandrette des croisés, où vit une grosse population chrétienne : catholiques, maronites, orthodoxes.
  
  - Vous êtes catholique ?
  
  - Non, orthodoxe.
  
  - Les orthodoxes aussi reçoivent la communion.
  
  Elle battit des cils.
  
  - Je ne crois pas en Dieu.
  
  Il esquissa un vague sourire.
  
  - Le contraire m’aurait étonné.
  
  Il se pencha en avant.
  
  - Dès aujourd’hui, vous demanderez à rencontrer l’aumônier catholique et manifesterez votre désir de communier à la messe. Prétextez un regain de foi.
  
  - Communier exige une confession préalable.
  
  - Plus de nos jours. La religion catholique a évolué. En outre, vous êtes orthodoxe et par conséquent non astreinte aux critères habituels.
  
  - Et ensuite ? L’évasion ? interrogea-t-elle dans un souffle.
  
  
  
  
  
  Le commissaire principal Thiébault avalait à la cuillère la sauce de ses moules marinière. Coplan emplit les verres de bandol blanc.
  
  - Combien de temps faudra-t-il attendre ?
  
  - Trois semaines, mâchouilla le policier.
  
  Coplan grimaça.
  
  - Ne peut-on réduire le délai ?
  
  - J’ai vu le cuscinettu. Impossible de faire mieux. Une évasion, ça se prépare soigneusement. Il y a des tas de gens à bakchicher, une flopée de choses à prévoir.
  
  - Et l’aumônier à tromper.
  
  - Tout juste. En tout cas, Giulio Sanmarco est tout excité. L’idée lui plaît.
  
  
  
  
  
  Coplan passa les trois semaines suivantes à surveiller les sept cibles qui lui étaient assignées. C’était peu pratique et superficiel. Mais comment faire autrement puisque le Vieux refusait de mettre quelqu’un d’autre dans la confidence ? Au contraire, en Haute-Marne, une équipe Action venue de Cercottes planquait autour de la maison où s’était réfugiée Nazli Haddad.
  
  Le soir, après les heures de bureau, Coplan s’astreignait à filer les membres du Conseil. Avec peu de succès jusque-là, à l’exception de François Norgues, l’adepte des combats de catch. Heureusement, la tâche lui était facilitée par le fait que les sept hommes avaient élu domicile dans le 7e arrondissement de Paris (Arrondissement où le ministère de la Défense est propriétaire de nombreux appartements). Ainsi lui était-il loisible de sauter de l’un à l’autre, en passant de l’avenue Rapp à la rue de l’Université ou de l’avenue Duquesne à la rue Saint-Dominique.
  
  Mais les choses ne se décantaient ni en Haute-Marne ni dans le 7e arrondissement, sauf le seizième jour, et c’était encore François Norgues qui était concerné.
  
  Depuis la veille, il était célibataire, son épouse étant partie pour la Bosnie-Herzégovine où leur fille et leur fils avaient rejoint les équipes de Médecins sans frontières.
  
  Vers vingt et une heures, il sortit de son immeuble, avenue de Lowendal. Troqués le costume trois-pièces feuille-morte et la tenue rocker contre un ensemble sport un peu en retard sur la saison. Il marcha jusqu’à la station de taxis de l’École Militaire et monta à bord d’une Peugeot.
  
  Coplan suivit au volant de sa Citroën.
  
  Le taxi déposa Norgues devant une académie de billard en haut de la rue de Clichy. La banderole annonçait un concours de billard artistique. Dans la grande salle, le directeur administratif et financier de la D.G.S.E. se mêla aux compétiteurs. Coplan se positionna de l’autre côté du billard en jouant le néophyte auprès de son voisin dont le physique et l’allure évoquaient irrésistiblement le souteneur qui tuait le temps en attendant la comptée de ses gagneuses.
  
  - A quoi sert cette quille posée sur le tapis ?
  
  Le proxénète était prolixe.
  
  - Les boules doivent la contourner sans la toucher. Elle est là pour augmenter la difficulté du coup. Le type qui tient la queue va se faire un fouetté-rétro, c’est-à-dire qu’avant de marquer son point il doit rebondir six fois contre les bandes. Après, faudra qu’il se tape un coulé-rétro, un piqué-rétro, un chassé-rétro, un massé à quatre bandes. Bon, c’est trop technique pour que je me lance dans des explications. T’as compris ?
  
  - C’est parfaitement clair.
  
  Au bout d’un quart d’heure, François Norgues se dirigea vers le fond de la salle où se logeait le cercle de multicolore. Il présenta une pièce d’identité, le physionomiste vérifia son fichier et lui fit signe d’entrer. Après un délai raisonnable, Coplan s’inscrivit comme membre et régla la cotisation après que le physionomiste eut consulté la liste des interdits par la maison et par la Préfecture de Police.
  
  Le décor ressemblait à celui d’un film de série noire des années cinquante. Sur la droite, le vieux bar au bois poli par les coudes et son barman désabusé, au crâne chauve et au teint bilieux.
  
  Le forum se tenait un peu plus loin, au pied de six marches. D’abord, une balustrade contre laquelle se pressaient quelques joueurs et François Norgues. A angle droit, surplombant la table de billard, des rangées de sièges rabattables. Au-delà de la balustrade, la table de billard, équipée, côté petite bande, d’une cuvette fixe, presque plate, enfermée dans un cadre en bois ne comportant qu’une ouverture. Vingt-cinq alvéoles cupuliformes se creusaient sur cette cuvette à intervalles réguliers. Six jaunes, six vertes, six blanches, six rouges et une de couleur bleu nuit affectée du chiffre 24.
  
  Le croupier, appelé « marqueur », changeait le « papier » (argent) contre des jetons dits « masses » et plaçait ceux-ci sur un tableau horizontal reproduisant les chiffres et les couleurs de la cuvette.
  
  François Norgues changea une coupure de cent francs et choisit un 4 rouge.
  
  - Les jeux sont faits, rien ne va plus, annonça le chef de partie.
  
  Coplan s’installa au bar et commanda une bière. Le « pointeur » intervint. Son rôle était restreint et original. Il se plaçait parallèlement à la cuvette, disposait une boule sur le tapis vert et l’expédiait, d’un coup de queue soigneusement ajusté, contre la bande du petit côté adverse. La boule revenait, pénétrait dans l’entrée de la cuvette, entamait une course erratique, plutôt lente, partagée entre des valses-hésitations, des aller et retour, des dégagements de dernière minute, qui accroissaient la tension dans l’assistance composée en majorité d’immigrés dont beaucoup de fraîche date.
  
  Elle s’arrêta enfin sur le 4 qui était payé 4 fois. Norgues ramassa son gain et alla s’asseoir auprès de la seule femme présente.
  
  Maigrichonne, joues pâles, pommettes saillantes, menton anguleux, yeux loucheurs et nez de sorcière, elle ne payait pas de mine. En revanche, elle portait un tailleur Chanel et des escarpins Via Veneto. Pas de bijoux. Trop dangereux dans un tel endroit. Son sac à main venait de chez Hermès.
  
  Norgues lui déposa un baiser léger sur la joue. Coplan tendit une coupure de deux cents francs au barman.
  
  - Gardez la monnaie.
  
  L’homme parut ressusciter et récupéra sa joie de vivre. Coplan en profita :
  
  - Qui c’est, la femme ?
  
  - Si vous voulez tirer une nana, je connais de bonnes adresses. Celle-ci est tarte comme tout. Faut avoir le cœur bien accroché pour se la faire.
  
  - Qui c’est ? répéta Coplan, impassible.
  
  Le barman soupira et capitula :
  
  - Une joueuse acharnée. Elle a failli ruiner son mari, un financier aux moyens pourtant importants. Du coup, il s’est mis en l’air. Elle a ramassé les miettes de sa fortune. Maintenant, elle s’éclate au multicolore, le jeu le moins cher de Paris.
  
  - C’est combien, la mise minimum ?
  
  - Dix francs. Un tarif pour immigrés fauchés.
  
  - Comment s’appelle-t-telle ?
  
  - Je ne sais pas. Demandez au physionomiste à l’entrée du cercle.
  
  - Et le type à côté d’elle, qui c’est ?
  
  - J’ignore son nom. Elle, elle est là tous les soirs. Lui vient une fois par mois. Il lui refile du fric. Pas beaucoup. Cinq cents ou mille francs. Comme s’il réglait une dette.
  
  - Ils partent ensemble ?
  
  - Non. Il ne se l’envoie pas. Comme je le disais à l’instant, faut avoir le cœur bien accroché pour se taper un pareil laideron. Moi, mon impression, vous la voulez ?
  
  - Je vous écoute.
  
  - Elle le fait chanter.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  - A ton avis, le curé croit à notre retour à la religion ? glissa pour la centième fois Charly Siragusa dit le Borgne à l’oreille de Serge Lo Bianco.
  
  - Qu’est-ce que t’en as à foutre ? T’es là, non ?
  
  Tonio Sirtakis poussa ses deux amis dans le dos.
  
  - Avancez, sinon le premier rang nous passe sous le nez.
  
  - Avancez, fit un gardien en écho.
  
  - Eh, doucement les basses, répondit Charly le Borgne, fidèle à son image de dur.
  
  Dans le couloir de la section Femmes, Sembra Viloglu attendait sagement dans la file de détenues. Elle baissait les yeux et conservait un air sage et modeste. Dans sa tête passait et repassait la topographie de la prison.
  
  Quand on la regardait de face, celle-ci formait un T renversé. A l’intérieur, on abordait au début un long couloir avec, à gauche, le quartier des femmes. A droite, le greffe et le bâtiment administratif. A l’extrémité, un lourd vantail en acier dans lequel était percé un judas, qui s’ouvrait sur l’enceinte dite de détention. Devant, veillait un gardien.
  
  Cette porte franchie, on prenait pied dans un vaste hall de forme octogonale d’où partaient trois bâtiments de longueur inégale et figurant approximativement les trois barres du T renversé. L’un était appelé « rotonde », le deuxième « quartier » et le troisième « chapelle » parce qu’il se terminait à ce lieu du culte où, chaque dimanche, l’aumônier catholique célébrait la messe.
  
  Comme les deux autres bâtiments, la « chapelle » était coupée du hall par une grosse grille.
  
  - Allez, démarrez, lança la gardienne.
  
  La file s’ébranla. Sembra avait revêtu un pantalon de jean, un pull léger et chaussé des baskets. Les surveillantes ne lui accordaient pas une attention particulière. Pourtant, elle avait été rangée dans la catégorie D.P.S. (Détenue particulièrement surveillée. Terme pénitentiaire désignant les individus dangereux).
  
  A la suite de ses codétenues, elle pénétra dans le hall, jeta un coup d’œil aux grilles fermant l’accès à la « rotonde » et au « quartier » et bifurqua vers la « chapelle » sous les sifflements admiratifs des auxiliaires qui passaient la serpillière sur le sol dallé et pour qui le dimanche était le seul jour où ils voyaient un aussi grand nombre de femmes.
  
  Au rez-de-chaussée se logeait le quartier disciplinaire et son mitard, ainsi que les anciennes cellules des condamnés à mort qui, avant l’abolition du châtiment suprême, n’avaient qu’un pas à faire pour assister à leur ultime messe et recevoir les derniers sacrements.
  
  La file arriva enfin devant la porte de la chapelle et s’arrêta. La première surveillante se retourna.
  
  - Celles qui communient, sortez des rangs et venez vous placer en tête.
  
  Sembra se faufila jusqu’à la porte, accompagnée par cinq autre détenues.
  
  - C’est bon, on entre, ordonna la première surveillante.
  
  Cette fois, il n’y eut pas, en raison de la solennité du lieu, de sifflements admiratifs, mais des coups d’œil sournois aux jambes, aux croupes, aux seins qui défilaient. Les détenus mâles, qui étaient déjà installés sur les bancs, salivaient abondamment. En cet instant, ce n’étaient plus les fantasmes dont se peuplaient leurs nuits solitaires mais la réalité charnelle de celles dont ils rêvaient. Sensibles à cet hommage muet, les femmes redressaient la taille, fières et altières.
  
  La première rangée de bancs était réservée aux détenus qui communiaient afin qu’ils n’aient que deux pas à franchir pour s’approcher de l’autel, en évitant ainsi les déplacements à l’intérieur du lieu du culte. A gauche de l’allée centrale, les hommes. A droite, les femmes.
  
  Ces dernières installées, l’office commença.
  
  L’aumônier était jeune, fervent adepte de Vatican II. Avec une bonne dose de candeur, il croyait aux conversions subites et à l’irrésistible pouvoir de la religion inculquée dès l’enfance et qui revenait en force, malgré les écarts de conduite, à l’heure des épreuves.
  
  C’est pourquoi il n’avait pas été surpris par le désir de recevoir l’hostie sacrée qu’avaient exprimé Sembra Viloglu, Charly le Borgne, Serge les Dents Blanches et Tonio le Danseur. Pour lui, l’enfant prodigue retournait toujours aux sources.
  
  Aussi fut-il aux anges lorsqu’il distribua la communion à la femme et aux trois hommes qui réintégraient le bercail.
  
  La messe s’éternisait et Sembra s’impatientait. Outrageusement, sa voisine lui faisait du genou. Probablement une lesbienne, mais Sembra n’en tenait pas pour les amours féminines. En outre, en l’instant présent, elle avait autre chose à penser.
  
  - Tu es belle, tu sais, chuchota la femme. On se voit demain à l’infirmerie ? Fais-toi porter pâle.
  
  Sembra se garda bien de répondre. Enfin, l’aumônier lança son ite missa est.
  
  Les premiers détenus à quitter la chapelle étaient ceux placés au premier rang, donc ceux qui avaient communié. Et les femmes d’abord.
  
  La gardienne leur ordonna de se lever.
  
  Sembra fut la dernière à se présenter. Parmi les détenus mâles, un grand Noir lui adressa un geste obscène pour lui signifier à quel point il avait envie d’elle. Elle l’ignora et conserva son air sage et modeste, comme il convenait à une fidèle qui venait de recevoir la communion.
  
  Les femmes sortirent de la chapelle et s’arrêtèrent devant la grille du hall. A ce moment-là, Sembra poussa un cri terrifiant et s’écroula sur le sol dallé. Un certain flottement disloqua les rangs. Gardiennes et détenues se portèrent au secours de la Turque. Celle qui avait glissé son genou contre le sien durant la messe en profita pour lui relever le bas du pull et lui caresser le ventre. Une gardienne surprit le geste et la repoussa.
  
  Une trousse en cuir à la main, Coplan bondit hors d’une cellule et s’interposa.
  
  - Je suis médecin, je m’en occupe. Reculez, laissez-la respirer.
  
  Un brigadier et un gardien s’approchèrent et se concertèrent avec la surveillante gradée qui commandait le détachement de femmes. Celle-ci laissa une gardienne en compagnie de Sembra et rameuta sa troupe.
  
  - Allez en rangs ! Vite ! On repart !
  
  La grille fut déverrouillée et les femmes passèrent dans le hall, tandis que la grille se refermait.
  
  Dans la chapelle, après le départ des détenues, les hommes furent rassemblés, le premier rang de bancs en tête et, précédant le cortège, Charly le Borgne, Serge les Dents Blanches et Tonio le Danseur.
  
  Le stéthoscope soudé aux oreilles, Coplan auscultait Sembra sous les regards inquiets du brigadier, du gardien et de la gardienne. Parvenus devant la grille, les détenus s’arrêtèrent. Brusquement, Charly le Borgne plongea sur sa gauche et ramassa la trousse en cuir que Coplan avait posée sur le sol. En un éclair, il passa à ses deux acolytes les automatiques Smith & Wesson 469. Déjà, Coplan arrachait son stéthoscope et secouait Sembra qui rouvrit les yeux, sauta sur ses pieds et empoigna le Smith & Wesson que lui tendit Coplan. Lui-même avait arraché son arme de sous son blouson.
  
  Tonio le Danseur et Serge les Dents Blanches braquèrent les gardiens et la gardienne, stupéfaits.
  
  - Bougez pas, connards, ou on vous fait péter le chignon !
  
  A travers les barreaux, Charly le borgne passa son automatique et colla le canon sur le front du gardien.
  
  - Dépêche-toi d’ouvrir cette putain de grille, sinon je te fais sauter le caisson !
  
  Terrorisé, le surveillant s’exécuta. Dans le hall, ses collègues s’esquivaient. Celui qui maintenait le portail ouvert pour laisser passer le détachement de femmes voulut le refermer précipitamment mais n’en eut pas le temps car, repoussant la grille, Charly le Borgne courut vers lui, bouscula les dernières femmes du cortège et le knock-outa d’un puissant crochet du gauche.
  
  Serge les Dents Blanches et Tonio le Danseur excitaient leurs compagnons de détention :
  
  - Les grilles et les portes sont ouvertes, tirez-vous ! Profitez-en, faites la belle, vous ne retrouverez pas pareille occasion !
  
  Soudainement, ce fut la ruée. Coplan entraîna Sembra. Ils traversèrent le hall, franchirent le portail et enfilèrent le long couloir. A droite, ils dépassèrent l’entrée de la section Femmes et débouchèrent sur le terre-plein. Coplan prit la main libre de la Turque.
  
  - Par ici.
  
  Ils obliquèrent vers la Renault.
  
  Dans le fourgon Citroën, Giulio Sanmarco regardait intensément à travers la fente. Quand il vit surgir Charly le Borgne, Serge les Dents Blanches et Tonio le Danseur, il donna l’ordre à ses hommes de balancer les grenades lacrymogènes sur les autres détenus, hommes et femmes, qui tentaient de s’enfuir.
  
  Il ne tenait nullement à être le commanditaire d’une évasion générale.
  
  Coplan démarra en trombe et, sur les chapeaux de roue, tourna dans la rue de l’Aveyron. Après avoir déposé le Smith & Wesson sous son siège, Sembra battit des mains.
  
  - C’est réussi !
  
  Coplan doucha son enthousiasme :
  
  - Attendez, nous ne sommes pas encore au bout de nos peines !
  
  Il s’arrêta au feu rouge.
  
  - Passez à l’arrière. Dans le sac en plastique, vous trouverez des vêtements. Changez-vous et coiffez la perruque blonde.
  
  Elle obéit et il redémarra. Au sixième feu rouge, Sembra réintégra le siège passager avant. Elle portait un extravagant ensemble grand couturier orange et noir et, sur la perruque blonde, avait posé un chapeau excentrique qui ressemblait à un casque d’extraterrestre.
  
  - J’ai respecté les mesures que vous m’avez fournies, précisa-t-il.
  
  - Bravo, tout est à ma taille. Je ne passerai pas inaperçue.
  
  - C’est le but de l’opération. Qui penserait qu’une évadée de prison a l’idée de revêtir une tenue aussi voyante ?
  
  Juste avant Aix-en-Provence, Coplan rencontra le premier barrage routier. Le C.R.S. hoqueta bruyamment en découvrant la présence de Sembra.
  
  - Ne croyez pas que c’est mardi gras, plaisanta Coplan. Mademoiselle est mannequin. Nous allons à une présentation de modes.
  
  - C’est bon, passez, abdiqua le fonctionnaire de police.
  
  Trois cents mètres plus loin, Sembra applaudit vigoureusement.
  
  - Fantastique, ça marche !
  
  Ils ne rencontrèrent qu’un autre barrage, celui-ci avant Manosque. Le gendarme fut aussi suffoqué que le C.R.S.
  
  - Vous allez à un bal costumé ?
  
  - Tout juste, rit Coplan. Vous n’auriez pas un loup à lui prêter ?
  
  Sembra était si contente de l’exploit réalisé qu’elle se permit une plaisanterie douteuse :
  
  - Je n’ai jamais eu peur du loup.
  
  Le gendarme restitua le permis de conduire et s’écarta, l’air tragique.
  
  - Amusez-vous bien.
  
  - Nous sommes forcés d’emprunter les départementales, informa Coplan pour l’édification de Sembra.
  
  L’orage éclata au-dessus des gorges du Verdon et Coplan ne put rouler qu’à vingt à l’heure, si bien que la nuit vint avant qu’il ne parvienne à destination. C’est le moment que choisit le moteur pour tomber en panne. Malgré les efforts que déploya Coplan, il ne parvint pas à le remettre en marche. Intérieurement, il pestait. Avec accablement, il s’escrima à inciter un automobiliste à s’arrêter mais les voitures, insensibles à sa détresse, filaient à travers le brouillard liquide. En désespoir de cause, il réintégra le siège conducteur.
  
  - Rien à faire. Il nous faut songer à passer la nuit dans la Renault.
  
  - J’ai vu une lumière sur la droite. Il doit y avoir une maison. On pourrait peut-être obtenir du secours ?
  
  - Avec cette pluie ? Avec cette robe de grand couturier sur le dos ?
  
  - La maison ne semble pas loin. Peut-être deux cents mètres. En courant, on y sera vite. Bien sûr, on sera trempés. Cependant, qui sait ? On risque d’être dépannés. Jusqu’ici on a eu de la chance, on a évité les flics. Ni vous ni moi ne sommes certains que notre bonne étoile va continuer à briller.
  
  - Baissez votre vitre légèrement.
  
  Elle obtempéra et il se pencha pour inspecter la nuit. Effectivement, il repéra la lumière à travers le rideau de pluie.
  
  - C’est bon, relevez votre vitre. Vous ne voulez pas passer à l'arrière pour vous changer ?
  
  - Je préfère y aller tout de suite. Imaginez qu’un véhicule de gendarmerie s’arrête pour nous dépanner et que ça prenne du temps. Ils peuvent se poser des questions. C’est toujours ainsi avec les flics. Au début, ils plaisantent, et puis, ils commencent à devenir soupçonneux.
  
  - C’est bon, on y va. Apprêtez-vous à courir et ne perdez pas vos chaussures. Enfilez plutôt vos baskets.
  
  Elle obéit. Les portières verrouillées, ils foncèrent dans l’étroit chemin. Coplan braquait la torche récupérée dans le compartiment à gants. Son faisceau transperçait à peine le mur liquide mais évitait de chuter dans les fondrières traîtresses. L’air était chargé de senteurs de lavande.
  
  Bientôt, ils butèrent contre une barrière en fil de fer grillagé qu’ils longèrent pour atteindre la maison éclairée. Au-delà de cette barrière, la torche balayait un cimetière d’épaves automobiles et un parc de voitures d’occasion.
  
  Brusquement, les phares d’un camion embusqué sous les arbres s’allumèrent et les aveuglèrent.
  
  - Bougez pas, salopards, sinon on vous flingue !
  
  Coplan et Sembra se figèrent sur place, les bras ballants. Ils perçurent un claquement de métal et reconnurent l’armement d’un fusil à pompe. La voix qui s’était fait entendre trahissait un accent méridional quasiment caricatural, tout comme celui de la seconde voix :
  
  - Enfoirés, on va vous apprendre à venir faucher nos bagnoles !
  
  - Y a méprise ! cria Coplan. Nous sommes en panne sur la route et nous...
  
  - Ta gueule !
  
  - Eh, t’as vu, Titin ? Y a une gonzesse avec le mec.
  
  - Tournez sur votre gauche, salopards, et avancez vers la maison !
  
  - Que fait-on ? questionna Sembra dans un souffle.
  
  - On obéit.
  
  Bientôt, ils arrivèrent devant un long bâtiment bas construit en bois dans le style Far West, équipé d’une véranda édifiée à l’aide de gros poteaux grossièrement taillés dont l’abondance formait péristyle sur la totalité de la façade.
  
  - Montez les marches.
  
  Coplan et Sembra furent surpris de se trouvez nez à nez avec des portes battantes, identiques à celles que l’on voit à l’entrée des saloons du Far West dans les productions hollywoodiennes.
  
  Brutalement, ils furent poussés à l’intérieur.
  
  D’un juke-box datant des années 50 et de marque Wurlitzer s’échappaient les rythmes d’une musique country. Coplan reconnut Whistle me back to Sausalito, California, un tube de Tammy Wynette. L’intérieur valait l’extérieur. Ici, on avait essayé de recréer l’atmosphère d’un saloon de la Conquête de l’Ouest. Rien ne manquait à la panoplie. Les grandes glaces aux dorures fanées, le bar derrière lequel s’étageaient les bouteilles de rye, de bourbon, de gin, dont les étiquettes renvoyaient aux plus prestigieuses distilleries, la table de roulette et celle de craps, les fauteuils à bascule, ces célèbres rocking-chairs démodés. Le bois dominait, sombre, austère, patiné. Un lustre descendait du plafond. A vue de nez, il pesait cent kilos. Nulle lumière n’y brillait. En revanche, ses coupelles de verre reflétaient les lueurs orangées que dispensaient les lampes à abat-jour disposées aux endroits stratégiques dans la pièce immense.
  
  Aux murs pendaient des accessoires de sellerie, des fouets, des éperons, des cravaches, des selles mexicaines.
  
  Un pan entier était réservé à l’armement, un armement dispendieux avec, pour plus beaux fleurons, des pièces rares : la fameuse Winchester 73 qui, à elle seule, avait exterminé les Peaux-Rouges de l’Ouest américain au siècle dernier, le J. Derringer Philadelphia, l’arme utilisée par John Wilkes Booth pour assassiner le président Abraham Lincoln, le revolver Robbins & Lawrence à cinq canons tournants, le Butterfield Army ou encore le revolver à percussion Massachusetts Arms Co. modèle Navy.
  
  Deux autres hommes étaient là, vêtus en cow-boys. Le folklore était respecté. En leur compagnie, une femme. Une belle plante, concéda Coplan en lui-même, mais vulgaire. Rousse superbe avec les yeux étrangement noirs. Elle devait avoir vingt-cinq ans et sa silhouette était réellement époustouflante. Comme ses comparses, elle sacrifiait aux rites et portant une robe à crinoline qui, avec son maquillage outrancier, évoquait irrésistiblement une entraîneuse dans une maison de tolérance anachronique. Lèvres à la fois dures, cruelles et sensuelles, et menton autoritaire et impérieux. A la main, elle tenait un long fume-cigarette en ambre.
  
  - Regardez qui on a chopé. Ces deux-là s’apprêtaient à nous faucher une bagnole.
  
  - C’est faux, protesta Coplan avec véhémence. Nous cherchions à nous faire dépanner et...
  
  Un violent coup de crosse dans les reins le coucha sur le sol rugueux avant que le canon du fusil à pompe ne se colle à sa nuque.
  
  - Bouge pas, fripouille.
  
  La femme éclata de rire.
  
  - Vous avez vu comment elle est attifée, celle-là ? s’exclama-t-elle en désignant Sembra d’un doigt vengeur.
  
  Coplan ne voyait pas ceux qui l’avaient capturé. En revanche, les deux hommes accoudés au comptoir ne lui disaient rien qui vaille. Dans leurs yeux brillait cette lueur fanatique propre aux dérangés mentaux. Leurs boots cloutées, à talons hauts, ornées d’arabesques sur les flancs, raclaient avec impatience le bois du plancher.
  
  - Au Far West, les voleurs de chevaux, on les pendait. Un voleur de bagnoles, c’est pareil qu’un voleur de chevaux. Y a qu’à les pendre, laissa tomber le plus jeune, un blond athlétique au faciès de brute.
  
  - L’ennui, c’est les marshals, objecta une voix au-dessus de Coplan.
  
  - Les marshals ?
  
  - Les gendarmes, si tu préfères. Ils n’apprécieraient pas.
  
  - Ils n’ont pas d’humour, renchérit la seconde voix au-dessus de Coplan.
  
  - J’ai une bien meilleure idée, intervint la rousse. On va leur donner le fouet, ça les calmera. Moi je me réserve cette pimbêche avec son chapeau ridicule.
  
  Elle s’avança vers Sembra qui restait impassible. D’un revers de main, elle expédia le chapeau à l’autre bout de la pièce, puis elle s’adressa aux deux hommes accoudés au comptoir :
  
  - Venez me donner un coup de main.
  
  - Qu’est-ce que tu veux faire ? s’enquit le blond.
  
  - On va l’attacher au pilier, là-bas près du juke-box, et la foutre à poil, complètement à poil. Ensuite, je la fouetterai jusqu’au sang. Puis ce sera votre tour avec le mec. Apportez de la corde, qu’on la ligote, et des chiffons pour la bâillonner et pas qu’elle gueule. Cécel, mets le juke-box plus fort.
  
  Les deux hommes s’ébranlèrent mais Sembra les stoppa d’un geste hautain.
  
  - Plutôt que de me fouetter, je préfère que vous me baisiez, fit-elle d’un ton sec.
  
  Les deux hommes s’arrêtèrent net et leurs yeux se rétrécirent.
  
  - Eh, c’est pas une mauvaise idée, se réjouit une voix au-dessus de Coplan qui avait relevé la tête et contemplait la Turque avec étonnement.
  
  Joignant le geste à la parole, elle retroussa sa jupe et dévoila ses cuisses magnifiques.
  
  - Vous allez vous taper cette pouffiasse ? se rebella la rousse.
  
  Sembra l’ignora et, lascive, cambra les reins d’un air provocant.
  
  - Je ne vous plais pas ?
  
  Les hommes frisaient l’apoplexie.
  
  - Attendez que je retire mon slip.
  
  Sa main remonta le long de la cuisse avec cette lenteur calculée qu’adoptent les effeuilleuses. Brusquement, sa main réapparut, armée du Smith & Wesson qu’elle avait dissimulé dans son sous-vêtement. Elle pivota brutalement et fit feu sur les deux hommes armés qui surveillaient Coplan. Son passé de terroriste resurgissait : elle n’eut besoin que de deux balles. A nouveau, elle pivota et s’adressa aux trois survivants d’une voix glacée :
  
  - Couchez-vous sur le ventre, mains croisées sur la nuque.
  
  Précipitamment, Coplan se releva.
  
  - Bien joué, félicita-t-il.
  
  - Je ne sais pas ce qui me retient de mettre aussi en l’air ces trois salauds !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Solidement ficelés, les trois survivants avaient été abandonnés sur place. Coplan avait emprunté une des voitures du parc, une BMW en bon état et ne s’était plus occupé de la Renault.
  
  L’orage avait cessé et il put rouler à une vitesse normale. Sembra remâchait sa rancœur :
  
  - Qui sait ce que ces pourris auraient fait de nous après nous avoir fouettés?
  
  - Retrousser la jupe était bien trouvé.
  
  - Un vieux truc de femme. A tous les coups, ça marche. Les hommes sont ainsi faits.
  
  Entre Mallemoisson et Digne, il obliqua sur la gauche, s’arrêta et descendit pour ouvrir le portail. De l’autre côté de la route coulait la Bléone, d’où s’élevait une légère brume. Il parqua la voiture dans le garage et referma le portail avant d’entreprendre le tour du propriétaire pour le bénéfice de sa compagne.
  
  - Dans cette armoire, vous trouverez d’autres jeux de vêtements. Après nos aventures, prenez donc ici une bonne douche.
  
  - Pour le moment, je meurs de faim. Je n’ai rien grignoté depuis ce matin et les breakfasts en prison sont plutôt légers.
  
  - Le réfrigérateur est plein.
  
  - Vous êtes cordon-bleu ? Je pose la question parce que moi je suis nulle en cuisine.
  
  Coplan confectionna une omelette au lard, des frites et ils terminèrent leur dîner avec des sorbets à la mandarine.
  
  - Vous n’avez pas perdu la main, remarqua-t-il. Deux cibles, deux balles, deux cadavres, c’est la solution idéale.
  
  - Il fallait faire vite. Ces deux salopards vous menaçaient et je ne tenais pas à vous voir mourir. De plus, le Smith & Wesson 469 est une arme qui me plaît. Je la sens bien dans ma main. Sa crosse épouse parfaitement ma paume. C’est un plaisir de s’en servir.
  
  Après le dîner, Sembra invita Coplan dans la chambre qu’il lui avait réservée.
  
  - Je m’y sentirais bien seule. Et puis, je vais être franche avec toi, poursuivit-elle en récusant le vouvoiement. Je viens de passer un an en prison sans homme. Tu es beau, tu es séduisant, tu me plais. Viens faire l’amour avec moi.
  
  A la rouerie amoureuse d’une courtisane de harem, la Turque alliait un tempérament volcanique, rude et sauvage, vraisemblablement exacerbé par sa longue continence. Aussi, la native des rives du Bosphore se déchaîna-t-elle sans retenue. Coplan, quant à lui, s’activa ferme, ébloui par sa science et sa technique.
  
  Enfin, ils se désenlacèrent. Apaisée, assouvie, Sembra roucoula :
  
  - Pour ma première nuit de liberté, j’ai de la chance. Tu es celui qu’il me fallait.
  
  Elle bâilla.
  
  - Pardonne-moi, j’ai contracté de mauvaises habitudes dans ma cellule. Entre autres, celle de dormir tôt.
  
  Elle se retourna et plongea dans le sommeil.
  
  
  
  Le lendemain, pendant qu’elle se baignait prudemment dans la Bléone, Coplan se rendit à Digne où il loua une Peugeot et abandonna sur le cours des Arès la voiture empruntée la nuit précédente. Dans une brasserie du boulevard Gassendi il commanda du café noir et des croissants et s’absorba dans la lecture d’un quotidien.
  
  Comme convenu avec le commissaire principal Thiébault, l’évasion avait échoué. Charly le Borgne, Tonio le Danseur et Serge les Dents Blanches avaient été capturés sans dommages par la Brigade antigang. En outre, gros succès policier, Giulio Sanmarco, pris en flagrant délit d’aide à des évadés, avait été appréhendé et écroué. Le commissaire principal Thiébault rayonnait.
  
  Rassuré, Coplan alla téléphoner au Vieux à partir d’une cabine publique isolée sur une berge de la Bléone. Il lui rendit compte et le patron des Services spéciaux le félicita.
  
  - Malgré tout, le sang a coulé et ce n’était pas prévu, regretta Coplan.
  
  - Ces fous l’ont bien cherché, excusa le Vieux d’un ton sévère. N’en parlons plus. Allez donc poste restante. Une lettre vous y attend. Son contenu est des plus intéressants.
  
  Coplan choisit une brasserie différente pour s’installer et lire le courrier qui était consacré à celle que François Norgues avait rencontrée au cercle de multicolore.
  
  Florence Delalande était issue d’une famille d’enseignants anticléricaux qui avaient flirté avec le marxisme staliniste. Officiellement apolitique, cette femme de 44 ans avait épousé vingt ans plus tôt un capitaine d’industrie qui avait édifié une fortune dans la betterave. Au fil des années, elle s’était découvert une passion pour le jeu et ce vice avait ruiné l’époux qui, désespéré, s’était suicidé en lui abandonnant les miettes de ses richesses passées. Depuis, elle avait dû réduire considérablement son train de vie. Vendus, le luxueux appartement de l’avenue Foch, les propriétés en Sardaigne et en Floride, la villa à Marbella. Florence vivait désormais dans un deux-pièces des Batignolles. Plus de vacances à Acapulco ou sur un yacht en Méditerranée, mais des voyages annuels en Roumanie et en Crimée dans un club de tourisme populaire. Sa passion pour le jeu n’avait pas disparu et elle courait les cercles de multicolore et les tripots clandestins où les enjeux entraient en adéquation avec ses ressources.
  
  Sur les feuillets dactylographiés et codés qu’avait expédiés le Vieux, pas un mot, cependant, sur des relations avec le directeur administratif et financier de la D.G.S.E.
  
  Restaient les voyages à l’Est, Roumanie et Crimée. Servait-elle de mule à François Norgues ? Et les sommes qu’il lui remettait au multicolore constituaient-elles sa rémunération ?
  
  Coplan retourna à la cabine publique et fit part au Vieux de son sentiment en ajoutant :
  
  - Malheureusement, je ne peux pour le moment m’occuper de ce cas. J’ai Sembra sur le dos. Quelle urgence accordez-vous à chacune de ces affaires ? Je fais lanterner Sembra ou je me consacre à Norgues ?
  
  - En ce qui concerne Florence Delalande, je me débrouillerai. Chargez-vous de Sembra.
  
  Celle-ci sortait de la salle de bains quand Coplan réintégra la maison. Tout de suite, elle se jeta dans ses bras.
  
  - J’ai une envie folle de faire l’amour. Tout ce temps perdu en prison ! Allez, viens !
  
  Les yeux fermés, avare de soupirs, elle se dépensa sans compter, usant et abusant de son partenaire.
  
  Quand, pantelants, ils se désunirent, elle avoua :
  
  - J’ai faim. Qu’est-ce que mon cuisinier a prévu pour le déjeuner?
  
  - Jambon de Parme et penne all’arrabbiata.
  
  - Je ne connais pas.
  
  - Des pâtes fortement relevées. Une spécialité sarde. Et, pour terminer, une salade d’oranges au miel.
  
  - Hum, je suis fascinée à l’avance.
  
  Pendant que Sembra se douchait et s’habillait, Coplan confectionna le repas. Au café, Sembra passa aux choses sérieuses :
  
  - A la prison, nous n’avons guère eu le temps de parler de toi. Tu as été chargé de me faire évader. Par qui ?
  
  Le ton était franchement inquisiteur. Coplan se demanda si, après réflexion, elle ne se méfiait pas de lui en se basant sur la facilité avec laquelle l’évasion avait réussi.
  
  Il vida sa tasse et fixa Sembra droit dans les yeux.
  
  - C’est une longue histoire, un peu compliquée. Tu te souviens de Viktor Aleksandrovitch Gordine ?
  
  Elle tressaillit et, avant de répondre, pour se donner le temps de réfléchir, alluma une Chesterfield dont elle tira une longue bouffée.
  
  - Imaginons que je le connaisse. Que vient-il faire dans mon évasion ?
  
  - C’est lui qui a exigé que nous t’arrachions à ta geôle.
  
  Visiblement, elle était flattée.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Une opération secrète.
  
  - Quel genre d’opération ?
  
  - Tu me mets au pied du mur et je ne peux te répondre car je l’ignore. Laisse-moi t’en dire plus. J’appartiens à une organisation internationale spécialisée, entre autres activités, dans l’évasion de hauts personnages des pays de l’Est. Naturellement, dans un but lucratif. Cette organisation n’est pas guidée par des considérations humanitaires ou politiques. Elle ne verse pas non plus dans le mécénat. En échange de son aide, elle exige une contrepartie financière ou, à tout le moins, la fourniture de quelque chose de valeur, individu, secret ou renseignement. A ce sujet, un accord était intervenu avec Gordine. Cependant, compte tenu des conditions qui prévalent en Russie, Gordine s’était contenté de nous indiquer qu’il nous livrerait un terrible secret sans donner de précisions. En misant sur sa stature au sein de l’ex-K.G.B., nous lui avons fait confiance et avons avancé l’argent. Une somme considérable. De son côté, il avait émis quelques revendications. D’abord, comme je l’ai dit, ton évasion. Ensuite, le contact avec ton frère et ta belle-sœur, Turgay et Rea Viloglu.
  
  Coplan l’observait attentivement. Elle ne parut nullement étonnée.
  
  - Un rendez-vous était fixé à Berlin, poursuivit-il. Nos équipes ont fait sortir Gordine clandestinement de Russie. Pour compliquer la piste, il a transité par Budapest et Varsovie avant d’atteindre la capitale allemande où l’attendaient Turgay et Rea. Et là, catastrophe.
  
  Elle se raidit et ouvrit de grands yeux effrayés.
  
  - Qu’est-il arrivé ?
  
  Il la jaugea du regard en se demandant si elle tiendrait le coup.
  
  - Ils ont été assassinés tous les trois.
  
  Elle sursauta, resta bouche bée, puis ses lèvres se tordirent en une grimace affreuse avant que les larmes ne ruissellent sur ses joues. D’un geste rageur, elle balaya la tasse de café qui se brisa sur le carrelage et elle s’enfuit vers la salle de bains.
  
  Coplan sortit et s’en alla baguenauder durant deux bonnes heures sur la berge de la Bléone. Il rentra quand la pluie commença à tomber. Sembra dormait à poings fermés. Sur la table de nuit, il repéra le tube de somnifères.
  
  
  
  
  
  - ... le communisme s’est effondré dans l’ex-Union soviétique, non pas parce que sa doctrine était fausse ou contraire aux réalités que rencontre le genre humain, mais simplement en raison de la paresse atavique des Slaves et de leur propension, générée par la rudesse du climat continental, à boire outre mesure. Ce sont deux éléments avec lesquels n’avait pas compté Karl Marx. A sa décharge, il convient de remarquer que, dans sa pensée, le premier pays où serait instauré le communisme serait soit le Royaume-Uni, soit l’Allemagne, et que jamais, au grand jamais, il n’envisageait que ce serait la Russie, écrasée à l’époque sous la botte d’acier des tsars. Ceci posé, il serait regrettable de désespérer de l’avenir radieux que nous proposait ce philosophe. Ses théories demeurent entières et vérifiables. La matière est indépendante de la pensée qui, elle-même, est une matière ayant pris conscience de son existence. Elle se développe par une succession d’oppositions et de négations. Ces principes sont appliqués à l’Histoire par le matérialisme historique car l’Histoire n’est rien d’autre qu’un fait matériel relié au vécu humain, d’où la nécessité de la lutte des classes, née des contradictions existant entre les moyens de production et les formes de la propriété...
  
  Thierry Saulnier bâilla. Pour lui, ce long préambule était archaïque et assommant. A quelques rangs devant lui, Florence Delalande écoutait avec une attention soutenue. Le Vieux devait avoir raison, pensa l’agent de la D.G.S.E., la femme devait être une communiste convaincue, sinon pourquoi assisterait-elle à cette réunion de vieux crabes confits dans leur dévotion à l’égard de celui qui s’était trompé sur toute la ligne ?
  
  En catimini, il regarda autour de lui. Il y avait des jeunes aussi, binoclards et sorbonnards, intellos mal dégrossis. Les femmes étaient laides. Probablement des mal baisées qui se rabattaient sur la dialectique marxiste.
  
  Décidément, il allait passer une mauvaise soirée. Comment aurait-il pu prévoir ? Il n’avait même pas avalé un sandwich et maintenant il mourait de faim et fantasmait sur une bière bien glacée.
  
  Quand la séance enfin fut levée, aux alentours de minuit, il soupira d’aise. La militante allait probablement se coucher. Alors, tout à loisir, il pourrait dîner dans sa brasserie favorite et, ensuite, rédiger son rapport au Vieux.
  
  Quand il s’aperçut que Florence Delalande ne prenait pas le chemin de son domicile, il ragea et son visage s’empourpra de colère lorsqu’il vit le taxi s’arrêter devant le cercle de multicolore près de la place Clichy.
  
  Oui, décidément, sa soirée était bien foutue.
  
  
  
  
  
  - Excuse-moi, cela a été un coup terrible. Je les adorais tous les deux. Rea ne pouvait pas avoir d’enfant et était désespérée. En prison, j’ai connu une guérisseuse qui était en taule pour exercice illégal de la médecine et qui m’a refilé une recette de grand-mère. A tout hasard, Rea l’a essayée et, miracle, elle est tombée enceinte pour la première fois. Elle en était à son deuxième mois de grossesse et maintenant elle est morte, c’est injuste !
  
  Les larmes revinrent sur les joues de Sembra qui, malgré tout, récupéra vite sa contenance habituelle.
  
  - A présent, que fait-on ?
  
  Coplan se racla la gorge.
  
  - L’organisation voudrait mettre la main sur ce que Gordine s’apprêtait à lui vendre.
  
  Elle eut un geste d’accablement.
  
  - Comment le saurais-je ?
  
  - Turgay et Rea te rendaient périodiquement visite à la prison. Il est impossible qu’ils n’aient pas fait allusion à ce que projetait Gordine.
  
  - Pourquoi m’en auraient-ils fait part ?
  
  - Parce que tu es la sœur, la belle-sœur, et qu’ils savaient que Gordine avait exigé ton évasion.
  
  - Ils l’ignoraient.
  
  Coplan s’attendait à la réponse puisque Rea et Turgay étaient étrangers à l’évasion qu’il avait montée de toutes pièces.
  
  Sembra paraissait sincèrement désolée.
  
  - Peut-être ont-ils sollicité l’aide de Nazli ?
  
  - Nazli, la sœur de Rea ?
  
  - Elle-même.
  
  - J’ai tenté de la contacter en Haute-Marne, en suivant les indications que nous ont fournies Turgay et Rea. Elle s’est absentée. Je ne sais quand elle reviendra.
  
  Elle esquissa un faible sourire.
  
  - Elle ne retournera jamais en Haute-Marne car elle soupçonne les flics de l’avoir repérée.
  
  - Vraiment ? Où est-elle alors ?
  
  Une expression mystérieuse se peignit sur les traits de la Turque.
  
  - Elle est en opération.
  
  - Tu ne peux pas m’en dire plus ? N’oublie pas que ton avenir en dépend.
  
  Elle blêmit.
  
  - Ta remarque signifie-t-elle que je serai éliminée si je ne coopère pas ?
  
  - Je ne tue jamais une femme avec qui j’ai fait l’amour.
  
  Il lui caressa les cheveux et elle se dégagea avec brusquerie.
  
  - Nous avons investi beaucoup d’argent dans cette affaire, fit-il d’un ton à dessein cynique et nous misons gros sur toi. Soyons francs, comment peux-tu te débrouiller seule avec les flics à tes trousses ? Grâce à nous, si tu nous aides, tu bénéficieras d’un support financier ainsi que de l’impunité et de la liberté.
  
  - Et je n’aurai qu’à te mettre en relations avec Nazli ?
  
  - Tout dépendra de ce que m’apprendra Nazli. Il te faudra peut-être donner un coup de pouce supplémentaire.
  
  Elle prit le temps d’allumer une cigarette, tira de longues bouffées et son regard noir s’appesantit sur Coplan comme pour le jauger.
  
  - Dans le fond, lâcha-t-elle enfin, toi et moi pourrions peut-être lui donner un coup de main. Je crois qu’elle manque de personnel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Sur le disque rayé, la voix à la fois éraillée et rauque de Marlene Dietrich interprétait Ich bin von Kopf bis Fuss auf Liebe eingestellt (amoureuse de la tête aux pieds). Sur le mur était évidemment collée l’affiche du film qui l’avait rendue célèbre : Der blaue Engel, l’Ange Bleu. D’autres affiches l’encadraient, celles des plus grands succès des studios U.F.A. que la vedette avait contribué à racheter avant démolition.
  
  Le salon de tatouages tenu par Nazli se logeait sur le Kurfürstendamm, à deux pas du célèbre et incontournable Café Mohring avec ses grands miroirs, ses vieilles dames à chapeau et son fameux Apfelstrudel viennois, un établissement dont raffolaient les Berlinois parce qu’il leur rappelait les fastes d’antan, d’avant la montée du nazisme.
  
  Peau mate, yeux sombres en amande, longue chevelure noire, physionomie typiquement méditerranéenne, lèvres charnues et sensuelles, nez grec, fatale beauté orientale, il était difficile à Nazli de renier ses ascendances anatoliennes. Ses bras nus que dénudait la blouse blanche, présentaient des tatouages multicolores formant des fleurs étranges et troublantes.
  
  - La femme se fait tatouer dans un but décoratif mêlé d’érotisme, avait-elle expliqué à Coplan. Quand elle est tatouée, elle se sent unique dans son corps. Ne crois pas, cependant, que je fais n’importe quoi. Un tatoueur parle un langage que ne comprennent que les initiés. Les motifs sont chargés de symboles et d’allégories. Par exemple, la fleur est le symbole de la féminité et du temps qui meurt inexorablement ; le scorpion, celui de la haine, de la violence, de la vengeance ; le papillon, celui de la grâce et de la légèreté.
  
  - Moi j’aimerais un chat, glissa Sembra.
  
  - Le chat est à la fois doux et sournois. Certaines civilisations le considèrent comme maléfique, d’autres, bénéfique.
  
  - Moi j’aimerais un serpent, déclara Coplan pour jouer le jeu initié par les deux Turques.
  
  Tout à son sujet, Nazli précisa que le serpent est associé au poignard de la vengeance, qu’il est le maître de la force vitale et le dieu des ténèbres.
  
  - Nous avons aussi l’araignée, poursuivit-elle, maîtresse du destin, à la fois pathétique lorsqu’elle tisse sa toile et machiavélique quand elle guette sa proie. Et aussi le dragon, symbole de la haine et du mal et aussi gardien du trésor caché, c’est pourquoi beaucoup de femmes demandent qu’il leur soit tatoué dans l’entrecuisse.
  
  Sembra éclata de rire.
  
  - C’est efficace ?
  
  Indifférente à l’interruption, Nazli continua, imperturbable :
  
  - Je tatoue également des sirènes, symboles des embûches de la vie, des aigles, symboles de l’homme conquérant. Beaucoup de femmes me réclament des orchidées quand elles sont stériles, puisque cette fleur est le symbole de la fécondité, ou des roses, symboles de l’amour partagé.
  
  - Un serpent lové autour d’un aigle, voilà vraisemblablement ce que je choisirais si j’acceptais de me faire tatouer, conclut Coplan. Poignard de la vengeance, maître de la force vitale, dieu des ténèbres, conquérant, un rôle qui me convient à la perfection. Au fait, Nazli, ne prends-tu pas un risque inconsidéré en te faisant tatouer, compte tenu de la vie clandestine que tu es censée mener ? N’est-ce pas un moyen de te faire repérer plus facilement ?
  
  Le regard de la Turque s’assombrit.
  
  - Je ne peux exercer ce métier sans être moi-même tatouée, répondit-elle avec une certaine sécheresse dans la voix.
  
  Visiblement, elle détestait qu’on lui remette en mémoire la vie qu’elle avait choisie.
  
  - Qui sont tes clients ?
  
  - Bikers, rockers, Hell’s Angels, ex-taulards, mauvais garçons, bien sûr, mais aussi beaucoup de gens honnêtes attirés par l’insolite. Des mannequins aussi et des stars du porno.
  
  Coplan s’assit sur un tabouret et croisa les jambes.
  
  - Venons-en aux faits, Nazli, cette activité est une couverture.
  
  - Naturellement.
  
  
  
  
  
  Shimon Benzacar enrageait en marchant de long en large dans sa cellule. Ces salauds de juifs américains l’avaient bien piégé. Il les avait crus sur parole et, maintenant, il était séquestré.
  
  Certes, la chambre était confortable et spacieuse, et la salle de bains ultra-moderne. Quant aux repas, ils étaient convenables, typiquement berlinois. Trop de choucroute et trop de pâtisseries. Il avait l’impression d’être à l’engrais.
  
  Ses cerbères ne prononçaient jamais une parole. Bien que juif lui-même, il les détestait, ces juifs américains, orthodoxes, passéistes et archaïques, fanatiques et condescendants, avec leur kippa sur la tête, leur teint livide, leur barbe, leurs frisettes, leur chapeau et leurs vêtements noirs.
  
  Lui ne croyait pas à leurs sornettes. Il était athée, moderne, militant clandestin du Rakkah, le parti communiste israélien, ouvertement pro-palestinien, et considérait le gouvernement de Tel-Aviv comme sincèrement raciste et oppresseur des Arabes.
  
  Il se souvenait de son enfance aux portes du désert du Néguev. Des blocs de ciment gris dévorant le sable ocre et grimpant vers le ciel bleu pour former des cités de logements bon marché offerts par le gouvernement aux nomades pour les sédentaires. Quittant leurs dunes, les Bédouins venaient vendre leurs produits au marché, escortés de leurs chèvres noires qui excitaient la haine des Israéliens parce qu’elles dévastaient les plantations. Déjà à cette époque, Shimon Benzacar avait compris que le fossé entre les deux races ne serait jamais comblé.
  
  Plus tard, à la sortie de l’université, il avait su admirablement dissimuler ses convictions et le contre-espionnage n’avait pu découvrir qu’il était un agent communiste. Entré à Dimona, l’immense centrale nucléaire, ultra-secrète, que Tel-Aviv présentait comme une usine de textiles, il s’était vite distingué comme un brillant chercheur.
  
  Le scandale avait éclaté lorsque Mordechaï Vanunu, un technicien, avait révélé à deux quotidiens britanniques les secrets de Dimona (Kidnappé à Rome par le Mossad, Mordechaï Vanunu a été condamné à Tel-Aviv en 1987 à 17 ans de prison).
  
  Cette trahison avait donné des idées à Shimon Benzacar. L’ennui avec Vanunu, c’est qu’il n’avait pas suffisamment de preuves en raison de ses fonctions subalternes. Durant des années, Shimon Benzacar avait réuni des pièces significatives prouvant qu’Israël avait fabriqué des armes terrifiantes braquées sur les capitales du monde arabe. Aucune n’était à l’abri, de Tripoli à Damas, du Caire à Bagdad et d’Amman à Riyad. Pendant la guerre du Golfe, d’ailleurs, Bagdad l’avait échappé belle.
  
  Shimon Benzacar s’était surtout intéressé au projet Yahalomim (En hébreu, diamants) qui, dans une fusée miniaturisée, intégrait le feu nucléaire, le gaz chimique et le poison bactériologique.
  
  Son dossier constitué, il avait déserté. Son erreur avait consisté à penser que, malgré la réunification, la Stasi conservait la puissance qui avait été la sienne durant quatre décennies. Kürenschmidt l’avait trahi et vendu aux juifs américains de l’Organisation Kidon (En hébreu, baïonnette).
  
  Quel sort lui réservait-on ? Celui de Vanunu ? Ils ne le disaient pas.
  
  
  
  
  
  - C’est vrai, je sais que Rea et Turgay sont morts, avoua Nazli, soudain triste. D’ailleurs, chaque matin, je dépose un bouquet de fleurs simples dans le caniveau le long du trottoir, en face de la morgue. Quand ils seront inhumés, je ferai mieux si, du moins, je suis encore à Berlin.
  
  Elle déposa un tendre baiser sur la joue de Sembra qui à nouveau séchait ses larmes. Coplan revint au sujet qui lui tenait à cœur :
  
  - Et Gordine ?
  
  - Ils n’ont pu lui parler. Il était surveillé.
  
  - Surveillé par qui ?
  
  - Des Français.
  
  L’équipe Action qui l’avait pris en charge à Varsovie, diagnostiqua Coplan. Nazli fronçait les sourcils comme pour forcer une mémoire rétive.
  
  - Gordine a débarqué, en gare de Staaken dans l’ancien Berlin-Est, du train en provenance de Varsovie. Rea et Turgay l’attendaient. Tout de suite, ils ont vu que quelque chose clochait et ils se sont abstenus de s’approcher de lui. C’est Gordine qui, en bousculant Rea, lui a glissé la clé dans la poche.
  
  - Quelle clé ?
  
  - Celle d’un casier de consigne.
  
  - Que contenait-il ?
  
  - Je n’en sais rien! s’énerve Nazli. Je me suis contentée d’attendre les nouvelles. Et puis, tout est allé si vite. Gordine, Rea et Turgay ont été liquidés et j’ai commencé à paniquer. Tu connais, Francis, la théorie des dominos ? Pour être franche, la seule opération qui me convienne, c’est celle qui n’implique qu’un seul exécutant. Plus il y a des gens concernés, plus grandes sont les chances d’un cafouillage. Et celui qui s’inquiète le plus, c’est le type au sommet, celui qui, à l’origine, a donné les ordres, c’est-à-dire le commanditaire. S’il s’affole en cas de coup dur, alors les dominos commencent à tomber. Et les premiers dominos ont été Rea, Turgay et Gordine.
  
  Un instant, Coplan médita ces paroles.
  
  - Qui, à l’origine, a donné les ordres ? s’enquit-il.
  
  - Je croyais que c’était Gordine mais j’ai pu me tromper. A présent, comme tu le vois, je demeure dans l’expectative.
  
  - Dans quel but Gordine venait-il à Berlin ?
  
  - A mon avis, pour délivrer l’Israélien dont je t’ai parlé.
  
  Coplan réfléchit. Était-ce là le secret que le Russe voulait vendre ? Le scientifique israélien qui avait trahi les intérêts de son pays et qu’avaient capturé les fanatiques de l’Organisation Kidon ? Mais quelle valeur représentait pour la France ce Shimon Benzacar ? L’État hébreu n’était pas un ennemi. Certes, le déserteur pouvait constituer une monnaie d’échange non négligeable avec Tel-Aviv, mais l’intéressé était déjà aux mains de partisans sionistes. Alors, où résidait le bénéfice ? Gordine avait-il l’intention de proposer une délivrance afin de détenir cette monnaie d’échange avant de conclure un marché avec Tel-Aviv ? Le raisonnement paraissait tordu, car Gordine ne pouvait être sûr que la D.G.S.E. répondrait favorablement. En outre, une monnaie d’échange n’était pas un secret et Gordine avait bien parlé de secret.
  
  A moins que Shimon Benzacar n’ait vraiment des choses fantastiques à révéler ?
  
  - Comme tu l’as dit, conclut Nazli, le tatouage est une bonne couverture. Je ne bouge plus.
  
  - C’est Gordine qui t’a refilé le contrat pour arracher l’Israélien aux griffes des juifs américains ?
  
  - Non, c’est Heinz Kazmarzyk, un ancien de la Stasi. Je ne l’ai plus revu depuis. Peut-être faut-il attribuer son silence à la théorie des dominos ? fit Nazli d’un ton acerbe. Et si son cadavre flottait dans les eaux de la Spree ?
  
  - Qui seraient les responsables ?
  
  - Kidon.
  
  - Quel est le lien entre Gordine et Kazmarzyk ?
  
  - Je ne suis pas certaine qu’il y en ait un.
  
  - Et entre Rea et Turgay d’une part et Kazmarzyk d’autre part ?
  
  - Même réponse.
  
  - Ils se sont rencontrés ?
  
  - Non.
  
  Coplan se posa d’autres questions. Gordine avait-il floué la D.G.S.E. ? Avait-il sollicité son concours pour s’évader de Russie en se promettant de la tromper par la suite ? Pourtant, il se montrait inquiet et ses craintes étaient fondées puisqu’il avait été assassiné. Et pas assassiné à la sauvette. En utilisant de gros moyens dont un hélicoptère sur l’aérodrome de Tempelhof.
  
  Décidément, la mission confiée par le Vieux se révélait des plus difficiles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  - Contrairement à votre théorie, déclara Coplan, les poches des victimes recèlent parfois des éléments intéressants.
  
  Il brandit le trousseau de clés qu’il avait extrait du sac en plastique contenant ce qui avait été trouvé dans les poches et le sac à main de Turgay et Rea Viloglu.
  
  - Et à quoi cette découverte vous avance-t-elle ? répondit le Kriminalkommissar Eugen Hoffling.
  
  Coplan inspecta les clés et décrocha l’une d’elles.
  
  - C’est une clé de casier de consigne mais le numéro a été limé.
  
  - Belle trouvaille, ironisa l’Allemand. D’abord, nous avons trois aéroports et sept gares en ville, tous dotés de consignes automatiques. Et vous n’êtes même pas sûr que cette clé provient de l’une d’elles. Il pourrait s’agir d’une consigne d’une localité différente de Berlin. Et même si c’est bien Berlin, le numéro est limé. Enfin, Rea et Turgay Viloglu sont morts depuis si longtemps que la location n’a pas été payée et le casier par conséquent ouvert et son contenu récupéré. Si j’étais complètement pessimiste, je dirais que, peut-être, le casier ne contenait rien du tout.
  
  - Vous êtes effectivement très pessimiste, railla Coplan. J’ai à nouveau besoin de votre aide. Allons à la gare de Staaken.
  
  Hoffling esquissa un mouvement de recul.
  
  - Vous en saviez plus et vous ne m’en disiez rien, reprocha-t-il.
  
  A la gare de Staaken, au bureau des objets trouvés, l’employé s’inclina respectueusement devant la carte de police du Kriminalkommissar qui exposa sa requête après avoir mentionné la date à laquelle étaient morts Rea et Turgay Viloglu.
  
  - Postérieurement à cette date, quels sont les objets ou paquets récupérés dans les casiers dont la location n’a pas été payée ?
  
  L’employé pianota sur les touches de son ordinateur.
  
  - Trois casiers seulement, informa-t-il en se levant.
  
  Il revint en rapportant trois sacs en plastique dont, successivement en les séparant les uns des autres, il vida le contenu sur la table.
  
  Le premier recelait un slip de femme souillé de taches suspectes aux remugles malodorants. Hoffling haussa les épaules avec indifférence.
  
  - Probablement un fétichiste, un malade mental. Il a épuisé son plaisir avec ce slip et n’a plus jugé utile de payer la location du casier.
  
  Le deuxième était composé de clichés pornographiques, d’un vieux pistolet automatique Mauser désossé, de plusieurs jeux de cartes à jouer au verso représentant des scènes érotiques, de dés à jouer et de photographies de jeunes femmes allongées sur un lit en des poses suggestives.
  
  
  
  
  
  Hoffling avait réponse à tout :
  
  - Un type qui va se marier, qui planque pour les jours maigres les preuves de ses turpitudes et qui les oublie parce que son épouse l’éblouit dans le creux du lit.
  
  Du troisième sac était tombée une simple enveloppe en papier kraft. Elle était décachetée. A l’intérieur, une courte missive en russe, dactylographiée :
  
  Feu vert pour mettre en route le Projet Nemka. Fonds transférés par canaux habituels. En ce qui me concerne, un changement de programme est intervenu. Vous recontacterai. V.A.G.
  
  Hoffling se penchait par-dessus l’épaule de Coplan. Comme il ne comprenait pas le russe, il questionna :
  
  - De quoi s’agit-il ?
  
  Coplan lui traduisit le texte et Hoffling fronça les sourcils.
  
  - Projet Nemka ?
  
  - Nemka en russe signifie Allemande.
  
  - Bon sang, je n’aime pas ça. C’est ce que vous cherchiez ?
  
  - Non, mentit Coplan. C’est vous qui aviez raison.
  
  - Dans quel sens ?
  
  - Lorsque vous disiez que le casier était peut-être vide. Venez, partons. J’ai un autre service à vous demander.
  
  Durant le trajet, Coplan resta silencieux. Il réfléchissait. Qui avait placé l’enveloppe dans le casier ? Elle était là avant l’arrivée de Gordine par le train en provenance de Varsovie. Quelqu’un était donc au courant de la venue de Gordine à Berlin et lui avait remis la clé. Or, Gordine, au cours de ses entretiens avec la D.G.S.E., avait affirmé conserver le plus grand secret sur sa défection. Par ailleurs, pourquoi Rea et Turgay Viloglu avaient-ils laissé le message dans le casier au lieu de le conserver ou, plus logiquement, de le détruire ?
  
  - Vous êtes soucieux, s’étonna Hoffling. Je vous connais bien. En réalité, je devrais vous surnommer Bouche Cousue. Vous ne me dites pas un dixième de ce que vous savez. Au fait, quel autre service voulez-vous que je vous rende ?
  
  - Un type nommé Heinz Kazmarzyk, un ancien de la Stasi.
  
  - Le contre-espionnage, ce n’est pas ma Blutwurst. De plus, la Stasi est passée de mode. Ses agents sont mis au rancart, traqués, emprisonnés. C’est tant mieux pour cette bande d’assassins et de tueurs à gages.
  
  - Ce Heinz Kazmarzyk m’intéresse, insista Coplan, nullement troublé.
  
  - Nous allons voir s’il est sur nos fichiers.
  
  Il ne l’était pas, du moins sous cette identité. Coplan quitta le quartier général après avoir remercié Hoffling avec effusion et s’enferma dans une cabine téléphonique dans Hardenbergstrasse d’où il appela le Vieux pour lui rendre compte.
  
  - Gordine a peut-être cherché à nous doubler, conclut son correspondant. Ce projet baptisé Nemka, l’Allemande, devait probablement être exécuté en Allemagne et, sans doute, à Berlin. Pourquoi, dans le fond, ne s’agirait-il pas de l’enlèvement de l’Israélien ?
  
  - C’est ce Heinz Kazmarzyk qu’il faudrait retrouver. Sans lui, Nazli ne prendra aucune initiative. Vous l’avez peut-être dans vos fichiers ?
  
  - Retéléphonez dans deux heures.
  
  - Au fait, au sujet de Florence Delalande et de François Norgues ?
  
  - Rien de nouveau.
  
  Coplan alla flâner sur les berges de la Spree. Quand il retéléphona, le Vieux lui annonça :
  
  - Contactez Greta Gorowitz au 18 de Mollstrasse. Elle dirige l’Association des Victimes de la Stasi. Il s’agit d’un organisme privé, voué à la traduction en justice des criminels qui ont exercé leurs talents dans l’ex-Allemagne de l’Est. Cette association recherche Heinz Kazmarzyk.
  
  Coplan raccrocha. Mollstrasse était située dans ce qui avait été Berlin-Est, près des artères idéologiquement baptisées Leninallee et Karl-Marxallee. Au 18, l’immeuble avait été miraculeusement épargné par les destructions de 1945 et témoignait de l’architecture fin XVIIIème siècle, inventée par les huguenots immigrés qui avaient contribué à l’expansion de la ville après la révocation de l’édit de Nantes.
  
  Dans les bureaux du troisième étage, Coplan se crut revenu au temps des fastes du Kaiser Wilhelm. Le décor était délicieusement archaïque, si l’on exceptait la touche moderne apportée par les ordinateurs et les meubles fonctionnels.
  
  Par la taille, Greta Gorowitz aurait pu servir dans le régiment de grenadiers du roi Frédéric de Prusse qui ne retenait que les géants. Solide comme une championne olympique de l’ex-R.D.A., elle donnait l’impression que les coutures de ses vêtements allaient craquer à chaque mouvement. Adossée à un classeur métallique, elle fixait Coplan avec intérêt. Cheveux blancs, yeux clairs, visage douloureusement ridé, ses traits respiraient l’intelligence et l’énergie.
  
  - Heinz Kazmarzyk, déclara-t-elle enfin, est l’un de ces criminels sur lesquels nous aimerions mettre la main pour le présenter aux juges. Malheureusement, son camouflage nous empêche de le faire.
  
  - Quel camouflage ?
  
  - Sous la fausse identité de Hassan Foweizi, il est troisième secrétaire à l’ambassade d’Iran.
  
  Coplan ouvrit de grands yeux étonnés.
  
  - Comment est-ce possible ?
  
  - La Stasi avait noué des liens étroits avec le monde musulman. Kazmarzyk doit être très important aux yeux des Iraniens, sinon ils n’auraient pas pris un aussi gros risque. Muni d’un passeport diplomatique, Kazmarzyk devient pour nous intouchable. Nous sommes une organisation pacifique, non violente, nous utilisons les possibilités que nous offre la loi sans jamais recourir aux moyens expéditifs tels que le kidnapping ou l’assassinat. Compte tenu des crimes dont se sont rendus coupables ceux que nous recherchons, certains nous reprochent cette attitude, dont plusieurs de nos commanditaires puisque nous sommes financés par des fonds privés surtout en provenance de l’ancienne Allemagne de l’Ouest.
  
  - Pourrais-je obtenir une copie de votre dossier sur Kazmarzyk ?
  
  - Certainement.
  
  Coplan repartit, fonça à l’aéroport de Tegel prendre la navette pour Bonn. Dans l’avion, il mémorisa le contenu du dossier. Arrivé à Bonn, il le détruisit et fit disparaître les confettis en tirant la chasse d’eau dans la cabine des toilettes.
  
  Au crédit de l’Allemand, il convenait de porter le souci de la vraisemblance. Affublé d’une barbe et d’une moustache postiches, ses cheveux blonds teints en noir, vêtu comme un ayatollah, il trompait son monde, du moins sur les photographies prises par l’organisation de Greta Gorowitz.
  
  Décidé à faire bouger les événements, Coplan se rendit à son domicile. Ce fut pour constater qu’il avait un temps de retard. Escorté par trois gardes du corps dont le chauffeur de la Mercedes, le faux diplomate embarquait dans la voiture qui démarrait.
  
  A bord de la Volvo louée au comptoir Avis, Coplan suivit la Mercedes qui le conduisit à l’aéroport.
  
  Déçu, Coplan vit sa cible s’envoler à destination de Téhéran.
  
  Le soir, il était de retour à Berlin. Sembra et Nazli n’étaient pas seules. Quatre hommes étaient assis autour de la table. Lorsqu’il entra, ils inspectèrent Coplan de la tête aux pieds, l’œil méfiant.
  
  - Des amis, se contenta de renseigner Nazli.
  
  Ils étaient jeunes, athlétiques, le visage dur et fermé, le type germanique accentué. L’un d’eux avait la manche de son bras gauche retroussée et nazli s’escrimait à effacer sur le poignet, à l’aide d’un pinceau trempé dans l’acide sulfurique, les restes d’un tatouage ancien.
  
  - Nazli a tous les talents, tenta de plaisanter Sembra. Non seulement elle tatoue, mais elle détatoue aussi.
  
  - C’est une erreur de se faire tatouer, grogna l’homme d’un ton dégoûté. D’abord on souffre, et on souffre encore plus quand on enlève cette saloperie de tatouage.
  
  - Reste tranquille, conseilla Nazli.
  
  Coplan était inquiet. Qui étaient ces hommes ? Confusément, il percevait que quelque chose se manigançait en dehors de lui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Depuis Digne, Sembra ne couchait plus avec lui. La gratitude ressentie à la suite de l’évasion réussie était remplacée par la méfiance. A Berlin, elle dormait dans le lit de Nazli. Coplan faisait chambre à part. Il aurait pu partir mais il restait là car il pressentait qu’un événement déterminant allait se produire.
  
  A Bonn, une équipe Action dépêchée par le Vieux surveillait l’ambassade d’Iran et le domicile particulier de Kazmarzyk alias Hassan Foweizi. Chaque matin, d’une cabine publique, Coplan téléphonait au chef de mission pour savoir si l’Allemand était revenu de Téhéran. Quant au dé-tatoué et à ses trois compagnons, ils avaient disparu aussi rapidement qu’ils étaient venus.
  
  Ce matin-là, Coplan s’engouffra dans une cabine de la Strasse des 17 Juin. A l’autre bout du fil, le chef de mission jubila :
  
  - L’ayatollah est revenu. Il vient d’entrer à l’ambassade.
  
  Coplan donna le numéro de téléphone d’un bar discret près de l’Église du Souvenir.
  
  - Vous me recontactez à midi. S’il s’absente, laissez un message. Mon nom de code ?
  
  - Vous oubliez que j’ai lu Giraudoux. De plus, Intermezzo, il existe peu de chance pour que vous soyez doublé par un homonyme dans votre bar berlinois. Quoique des Ritals, il y en ait partout dans le monde, même dans les coins les plus reculés de la brousse, je parle de mon expérience personnelle.
  
  Doté d’un sens de l’humour assez particulier, ce chef de mission était un extraverti dont Coplan goûtait peu les saillies. De loin, il préférait celui qui assurait la surveillance des deux Turques lorsque Coplan s’absentait. Le lieutenant Jaquelein, un colosse aux yeux gris et froids, avait déjà œuvré en compagnie de Coplan (Voir Coplan réfléchit vite). A la tête de ses légionnaires allemands de la 19e C.E.M.B.L.E., des durs à cuire blanchis sous le harnais, il se réjouissait de récidiver.
  
  Après mûre réflexion, conscient que Coplan, seul, ne pouvait assumer toutes les tâches qui s’accumulaient, le Vieux avait pris le gros risque de faire appel à ces équipes Action. En effet, si le colonel Michel Vaufour, chef du service Action, et non François Norgues, était la taupe que voulait démasquer le Vieux, alors des soupçons l’effleureraient devant une double opération sur les lieux de sa trahison.
  
  Coplan abandonna la cabine téléphonique et se rendit au Karlsbad, le bar dont il venait de fournir le numéro de téléphone et où l’attendait Djindjie. Quand il entra, elle se mit à chanter en s’accompagnant au piano :
  
  Write no more bluesy charades for me, Djindjie,
  
  Walk no more merry parades for me, Djindjie...
  
  Il s’agissait d’un code secret entre eux, d’un clin d’œil au passé. Djindjie était une Chinoise de Taïwan née en France, dont un frère était officier aviateur à Salon-de-Provence. Plante superbe, elle cherchait à le dissimuler en adoptant des vêtements amples, informes, et des coiffures qui l’enlaidissaient, sans oublier les lunettes austères, pareilles à celles des institutrices anglaises de Dickens. Cette façade terne, voire sévère, trompait les cibles qui lui étaient assignées, car Djindjie était agent Alpha (Agent clandestin, livré à lui-même et disposant de plusieurs couvertures cachant ses véritables activités) et détenait le grade de capitaine à la D.G.S.E.
  
  Ses dons pour la métamorphose étaient tels que, comme par un coup de baguette magique, elle se transformait en moins d’une heure et se muait alors en une poupée adorable, pleine de charme, aux yeux rieurs et énigmatiques, et au corps envoûtant.
  
  Elle avait tous les talents et, entre autres particularités, chantait. Voix rauque et sensuelle, sexy et jazzy. Trois ans plus tôt, un pianiste canadien, tombé follement amoureux, lui avait composé une chanson qu’elle avait interprétée au bar de l’hôtel Shangri-la à Singapour. Depuis, cette chanson était devenue une complicité entre Coplan et elle.
  
  - Tu te rappelles ?
  
  Un sourire aux lèvres, il hocha affirmativement la tête.
  
  - Nos nuits à Singapour sont à jamais gravées dans ma mémoire.
  
  A cette heure matinale, le bar était vide. Ils commandèrent des bières. Dépendant directement du Vieux, Djindjie avait pu être sans encombre rappelée du Cambodge, où elle s’était infiltrée chez les Khmers rouges, sans que les directeurs des différents services en soient avisés.
  
  En détail, il définit le rôle qu’elle jouerait. Les yeux baissés, elle écoutait en sirotant sa bière. Quand il eut terminé, elle inclina la tête.
  
  - D’accord.
  
  - Pour le moment, tu prends les messages qui me sont destinés. Le nom de code est Intermezzo.
  
  - Original, dans un bar berlinois.
  
  Estimant que Sembra et Nazli montaient un coup en sous-main en dehors de lui, Coplan recourait à une méthode dont il reconnaissait le caractère superficiel mais qui, dans sa simplicité, pouvait se révéler efficace. Aussi, le matin, abandonnait-il les deux Turques en assurant qu’il ne rentrait que le soir, alors qu’il réapparaissait à l’impromptu dans la journée, espérant tomber sur une réunion suspecte.
  
  Cette fois encore il fut déçu. Nazli tatouait et Sembra écoutait en stéréo le chant de guerre de l’O.L.P. Martiales, les syllabes martelaient les murs sans aucune discrétion :
  
  
  
  La révolution a besoin de braises
  
  Mais les braises sont chez le boulanger
  
  Et le boulanger dort, le ventre vide…
  
  Allons le réveiller…
  
  
  
  Coplan baissa le volume.
  
  - Dans la clandestinité, un tel vacarme, c’est le fin du fin, reprocha-t-il. N’oublie pas que tu devrais vivre en huis clos, à deux pas d’un escalier dérobé et ne pas prêter le flanc à des soupçons d’intrigues séditieuses.
  
  Sembra trouva une excuse :
  
  - J’essayais de me remettre dans le bain. La prison m’a amollie. Ce chant de guerre palestinien me redonne du cœur au ventre ! Dis donc, tu rentres à l’improviste. Tes rendez-vous ?
  
  - Annulés les uns après les autres.
  
  
  
  Le surlendemain, Coplan se trouvait au Karlsbad en compagnie de Djindjie lorsque le chef de l’équipe Action à Bonn passa son message : Heinz Karmarzyk venait de prendre l’avion pour Berlin. Pour le voyage, il avait troqué son habituelle tenue d’ayatollah pour un costume civil moins voyant, en conservant, cependant, barbe et moustache.
  
  - Quel vol ?
  
  - LH 1803.
  
  Coplan raccrocha et se tourna vers Djindjie :
  
  - On part pour Tegel.
  
  Durant le trajet, il lui distribua ses ordres. A sa descente d’avion, l’Allemand s’engouffra à bord d’une limousine dans laquelle étaient installés les quatre hommes que Coplan avait rencontrés chez Nazli. Loin des beaux quartiers, la voiture se dirigea vers le faubourg populaire de Weisensee dans l’ancien Berlin-Est. Ce coin de la ville, aux deux tiers détruits hors de la prise de la capitale par les Soviétiques en 1945, n’avait jamais été reconstruit par les autorités de la R.D.A., si bien que l’on croyait se trouver dans une scène d’un film de Fassbinder ressuscitant l’Allemagne des années zéro. D’ailleurs, le Kursaal, le vieux cinéma d’avant-guerre devant lequel s’était arrêtée la limousine, affichait encore, près d’un demi-siècle plus tard, le titre d’une production sucrée, avec jupes plissées et dentelles, dont les gens de l’époque raffolaient.
  
  - Qui vont-ils voir ? railla Djindjie. Marlene Dietrich dans l'Ange Bleu ?
  
  Coplan gara la voiture derrière une maison en ruine. A peine avait-il bloqué le frein qu’il vit surgir une Ford de laquelle sortirent Sembra et Nazli.
  
  - Les choses bougent, murmura-t-il. Je savais bien qu’un coup était en préparation.
  
  Les deux Turques disparurent à l’intérieur du bâtiment délabré. Peu après une Volvo anonyme se rangea à cent mètres le long du trottoir défoncé. A l’intérieur, savait Coplan, se tenait un élément de l’équipe Action du lieutenant Jaquelein qui surveillait les deux femmes.
  
  - Que fait-on ? s’enquit Djindjie.
  
  - On planque. L’initiative, désormais, est dans leur camp. Je change mes plans.
  
  - C’est-à-dire quoi ? Je retourne au Cambodge ?
  
  - Non, tu restes. Tu es trop précieuse.
  
  - Parce que la Turque ne couche plus avec toi ? persifla-t-elle.
  
  - Laisse tomber les idioties.
  
  La réunion dura plusieurs heures et la nuit tombait lorsque les participants se dispersèrent. La limousine débarqua Kazmarzyk à l’hôtel Intercontinental dans Budapesterstrasse.
  
  - Tu me surveilles le bonhomme, ordonna Coplan à Djindjie en ouvrant la portière.
  
  Il redémarra pour prendre la limousine en filature. Elle le mena sur le quai de Kuperfergraben où le quatuor se réfugia dans un hôtel de second ordre après avoir parqué la limousine sur une aire de stationnement publique.
  
  Coplan repartit et prit la direction de Wilmersdorf où demeurait le Kriminalkommissar Eugen Hoffling. Ce dernier fut suffoqué en le voyant.
  
  - Vous ne manquez pas de culot ! protesta-t-il en chassant d’un geste ses enfants et son épouse.
  
  - Une affaire extrême-urgente.
  
  - Qu’est-ce qui n’est pas extrême-urgent avec vous ?
  
  Dans le salon, sur l’écran du téléviseur, se déroulaient les péripéties d’un vieil épisode de Starsky et Hutch.
  
  - Ces deux flics, grogna Hoffling, c’est du bidon. Sûr que dans la vie réelle ils seraient vachement saignants. L’ennui c’est que ce sont les scénaristes de Hollywood qui les ont bâtis de toutes pièces, si bien que l’on assiste toujours au même carnaval. En une heure, nos deux héros découvrent le coupable, celui-ci dégaine et, pan ! pan ! il arrose. Naturellement, comme il ne figure pas dans le casting pour plus de cent dollars par jour, il loupe son coup. Starsky et Hutch n’ont pas une égratignure. Alors, le coupable se fait la malle. Forcément, c’est un as des bagnoles. Aux Vingt-quatre Heures du Mans ou aux Cinq cent Miles d’Indianapolis, il en remontrerait au kings de la Formule 1. Nos deux shérifs ne sont pas en reste, d’où course-poursuite sur les chapeaux de roue. Le méchant brûle un feu rouge et, bang ! surgit l’inévitable camion chargé de tomates. A nouveau, le fuyard sort son flingue. Mais Starsky lui fait sauter la cervelle. Comme ça, d’instinct, sans problèmes métaphysiques, sans viser, d’une seule balle. Boum ! Pas de bavures. Pas d’arrestation, pas de rapports à taper sur une vieille machine, pas de jugement, pas de témoignages devant un tribunal. Simplement boum ! Auf wiedersehen le Méchant. Les deux potes rigolent et ensuite défile le post générique avec toute la liste des preneurs de son, des maquilleuses, des perchmen, des électriciens, des script-girls et, plus généralement, de tous les gens dont on n’a rien à foutre !
  
  Coplan qui s’impatientait se saisit de la télécommande.
  
  - Je vois que vous n’êtes pas satisfait du programme. Changeons de chaîne. Un reportage culturel sur les risques d’extinction des goélands, ça vous va ?
  
  - Vous êtes vraiment le roi des emmerdeurs, soupira Hoffling en se rasseyant dans son fauteuil. Bon, cette fois-ci, que voulez-vous ?
  
  - L’identité et les antécédents de quatre hommes, pensionnaires dans un hôtel du quai de Kuperfergraben.
  
  Coplan livra des renseignements complémentaires et repartit. Quand il arriva, Sembra et Nazli tenaient conciliabule en s’attaquant à une choucroute.
  
  - On a peut-être du travail pour toi, fit la seconde.
  
  Volontairement, il arbora un air méfiant.
  
  - Quel genre ?
  
  - Facile.
  
  - Piloter une voiture, précisa Sembra.
  
  Il ricana.
  
  - Chauffeur de maître ?
  
  Pas tout à fait. On va kidnapper l’Israélien. Comme nous ignorons l’étendue de tes talents, nous te confions le volant. Mais, d’abord, si tu n’as pas dîné, sers-toi de la choucroute. Et puisque tu es debout, va nous chercher de la bière dans le fridge.
  
  Quand il revint, Coplan questionna :
  
  - Quand aura lieu l’opération ?
  
  - Nous n’en savons rien encore.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Loin des espaces verts et des architectures en montgolfière, le marché aux puces offrait le bric-à-brac habituel : casques à pointe prussiens, emblèmes nazis, reliques communistes de la R.D.A., contrastant avec les divans profonds et les napperons d’époque wilhelminienne. En désignant un de ces divans, Eugen Hoffling bomba le torse et récita du Baudelaire :
  
  - « Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères, « Des divans profonds comme des tombeaux... »
  
  - Bravo, congratula Coplan. Vous êtes imprégné de Kultur.
  
  - Dans quel poème est-ce déjà ?
  
  - La « Mort des amants ». Dites-moi, si, après avoir sacrifié à la littérature, nous abordions le sujet qui me tient à cœur ?
  
  Sans paraître entendre, l’Allemand marchanda des cuillères en argent qui venaient d’Ardèche, en France.
  
  - Ma femme est fascinée par le passé huguenot de notre capitale, expliqua-t-il à Coplan. Ah oui, au fait, vos quatre bonshommes. Voyons... En réalité, rien à leur reprocher si leurs identités sont exactes. Cependant, vous vous souvenez de notre conversation quand vous m’avez interrogé au sujet de Heinz Kazmarzyk. Je vous ai dit que le contre-espionnage n’est pas ma Blutwurst. Néanmoins, devant la tête de ces quatre-là, j’ai eu un soupçon, ou une intuition, appelez cela comme vous voulez. J’ai donc interrogé le B.N.D. (Centrale d’espionnage allemande). Résultat, il se pourrait que ces gens-là soient des anciens agents de la Stasi en rupture de ban. L’un d’eux, du moins, l’est bien. Le grand rouquin avec la cicatrice sur le cou au-dessous de l’oreille gauche. Un certain Jurgen Litchka, un tueur et un dur de dur, à ce qu’affirment les barbouzes.
  
  Celui qui se faisait dé-tatouer, se souvint Coplan.
  
  - Par analogie, conclut Hoffling, les trois autres seraient du même acabit, selon le B.N.D. Bien, c’est tout ce que j’avais à vous dire. Je rentre chez moi ; c’est ma femme qui va être contente avec ses cuillères ardéchiennes.
  
  - Ardéchoises, rectifia Coplan.
  
  
  
  
  
  Les prostituées décochaient à Florence Delalande lazzis et quolibets. Pas étonnant, se dit Thierry Saulnier, dans la rue elle est la seule femme qui ne soit pas pute. De plus, elle est tellement tartignole que, forcément, les arpenteuses de bitume se moquent d’elle.
  
  Il sursauta quand il la vit entrer dans une sex-shop. Il lui accorda dix secondes d’avance et, à son tour, écarta le rideau noir.
  
  Un homme s’approchait d’elle et lui prenait familièrement le bras. Vite, Saulnier écrasa le bouton supérieur de son blouson qui actionnait l’appareil photographique miniaturisé. Pas question de louper le type qui, en compagnie de la femme, se dirigeait vers la caisse, la pochette en carton d’une bande porno à la main. Il paya et tous deux s’enfermèrent dans une cabine privée.
  
  Saulnier se plongea dans l’examen de revues licencieuses emprisonnées dans la cellophane pour éviter que les curieux sans un sou n’en feuillettent gratuitement les pages. Le va-et-vient entre les rangées de cassettes vidéo et l’ombre complice des cabines était incessant. Projections privées ou voyeurisme sur les strip-teaseuses payées à la séance et qui étaient souvent des étudiantes aux fins de mois catastrophiques. Quelques étrangers admiraient la taille des godemichets aux diamètres impressionnants.
  
  Thierry Saulnier était un peu perdu. Comment le type, qui avait l’air bien et distingué, pouvait-il s’acoquiner avec une femme aussi tartouze que Florence Delalande, alors que, dans la rue, on frôlait les plus belles putes du monde?
  
  Ce fut elle qui ressortit la première. D’un pas rapide, elle traversa la salle et plongea dans la rue. Thierry Saulnier suivit. Digne, la taille bien droite, elle essuyait sans broncher l’orage de quolibets qui l’accompagnait dont le plus bénin était « mochetée ».
  
  A l’angle de l’artère, elle se posta pour héler un taxi. Thierry Saulnier monta à bord de sa voiture, prêt pour la filature. Il se doutait de l’itinéraire qu’emprunterait le taxi. Il ne se trompait pas puisqu’il aboutit à la rue de Clichy. Peut-être l’inconnu lui avait-il remis de l’argent ? supputa-t-il. Depuis quelque temps, elle ne se rendait plus au club de multicolore ni à aucun autre cercle de jeux, d’ailleurs. Était-elle fauchée ? Ce soir-là, dans la cabine de projection privée de la sex-shop, s’était-elle rebectée ?
  
  Il la vit entrer dans l’académie de billard et se dit que la nuit serait assez longue. Alors, il sortit et alla acheter des cigarettes au tabac de la place où il y avait la queue comme d’habitude.
  
  
  
  
  
  Sur les touches, Djindjie pianotait les premières notes de Lily Marlene.
  
  - Il ne bouge pas de sa chambre, renseigna-t-elle par-dessus son épaule. Ses repas lui sont montés. J’ai bakchiché une femme de chambre polonaise. On lui téléphone beaucoup et il n’a reçu qu’une seule visite, celle d’un Français. Quand il est arrivé, Kazmarzyk a chassé la Polonaise.
  
  - Comment sait-elle qu’il est français ?
  
  - De Varsovie elle a émigré en France et y est restée deux ans avant de choisir Berlin où son salaire est double par rapport aux Ardennes où elle vivait.
  
  - Quoi d’autre?
  
  - Rien.
  
  - Tiens-toi prête pour ce dont on a parlé.
  
  - Sois tranquille.
  
  Coplan quitta le Karlsbad et gagna le Café Einstein, sur le Kurfürstendamm. A Berlin, cet établissement était considéré comme un café littéraire et Coplan trouvait piquant que deux espions s’y donnent rendez-vous.
  
  Avec son chapeau tyrolien et son accoutrement, le lieutenant Jaquelein offrait l’allure du paysan autrichien émerveillé de s’asseoir en si belle compagnie, au milieu des étudiants et des universitaires.
  
  Après avoir trempé ses lèvres dans sa weibier, une spécialité de bière berlinoise, il se pencha vers son interlocuteur.
  
  - Statu quo. Les Turques ne bougent pas de chez elles et les quatre zigues sont cloîtrés dans leur hôtel. Ils préparent un coup fourré, c’est sûr. Je parle par expérience. Chaque fois que j’ai planqué sur de tels individus, j’ai failli être pris par surprise. Le calme plat, puis la tempête. A Rome, j’ai même manqué l’avoir dans le baba tant mes cibles ont réagi à une vitesse stupéfiante.
  
  - Ils sont sur un coup fourré, confirma Coplan.
  
  Le garçon s’approcha.
  
  - Une weibier pour moi aussi, commanda Coplan.
  
  Les yeux de l’officier brillaient.
  
  - Vous savez de quoi il s’agit ?
  
  - Bien sûr, et nous allons mettre un plan au point.
  
  - Tant mieux, mes hommes en ont marre de cette planque, un peu d’action leur ferait du bien. A Cercottes, on leur a promis monts et merveilles, comme toujours. Maintenant, ils s’usent sur des surveillances qui débouchent sur rien et qui les minent.
  
  - Je pense que, sous peu, ils vont se régaler.
  
  
  
  
  
  Shimon Benzacar se désespérait. Ces canailles ne lui parlaient pas. Impossible de savoir ce qu’ils envisageaient de faire de lui. Dans leurs regards il lisait le mépris parce que, à leurs yeux, il n’était qu’un sale traître. Qu’ils aillent au diable, ces sionistes arriérés et retardataires qui ne comprenaient pas que la démographie galopante des Arabes des territoires occupés submergerait dans trois décennies la population juive de l’État d’Israël. Hélas, quand on était un visionnaire on passait pour un traître dans l’esprit des béotiens.
  
  En réclamant un rabbin, il avait tenté de faire bouger les choses. Leur chef avait ricané :
  
  « - Un salaud d’athée comme toi n’a pas besoin de l’assistance d’un religieux. »
  
  D’abord, ces Américains, que pouvaient-ils comprendre aux problèmes de l’État hébreu ? Ces fils de confectionneurs en gros du Garment Center, d’industriels prospères du bretzel, de médecins influents de Brooklyn ou de marchands de saucisses cashères de Minneapolis étaient trop habitués au luxe et à la sécurité de leur pays pour se transporter dans les méandres de la politique moyen-orientale.
  
  Shimon Benzacar se secoua. Ces considérations générales ne l’avançaient pas d’un iota. Que sa colère s’enflamme ou non, il demeurait séquestré dans cet affreux cul-de-basse-fosse.
  
  
  
  
  
  Nazli raccrocha.
  
  - C’est pour aujourd’hui, annonça-t-elle pour l’édification de Sembra et de Coplan qui terminaient leurs œufs brouillés.
  
  Elle se tourna vers ce dernier.
  
  - Voici ton programme. Tu te rendras à Wannsee, sur les bords du lac. Dans Nikolskoer Weg. En face du restaurant Blockhaus Nikolskoe, tu verras une aire de stationnement. Là est garée une Suzuki Vitara immatriculée FDZ 84 562.
  
  Elle fouilla dans la poche de son pantalon.
  
  - En voici les clés. Ensuite, tu te rendras à Nollendorfplatz. A minuit, tu te posteras, à pied, devant la bouche du métro, à la sortie nord de la station. Un punk t’abordera. Côté cœur, sur son blouson noir, il portera le badge du groupe de rock Genesis. Ce sera ton guide.
  
  - Pourquoi, dès à présent, ne pas me dire où je dois aller ensuite ?
  
  - Parce que je n’en sais rien, répondit la Turque.
  
  Coplan n’insista pas. Dans la journée il s’absenta et revint au crépuscule. Sembra et Nazli paraissaient fébriles. La première semblait même gênée.
  
  - Rien de changé ? questionna-t-il.
  
  Nazli secoua la tête.
  
  - Non.
  
  Elle consulta sa montre-bracelet.
  
  - Dans une heure, tu pars. Tu as juste le temps de dîner.
  
  - Menu turc, ce soir, intervint Sembra avec un sourire forcé. Mezze, dôner-kebab et un vin blanc très frais dont tu me diras des nouvelles, un doluca.
  
  Quand il arriva dans l’aire de stationnement devant le Blockhaus Nikolskoe, Coplan dénicha facilement la Suzuki Vitara immatriculée FDZ 84 562.
  
  Il se garda bien de lancer le moteur mais débloqua le capot et le souleva. Le travail avait été artistement effectué. La mise à feu du paquet d’explosifs l’aurait expédié tout droit dans le lac tout proche. Heureusement, il avait prévu la tentative de meurtre. Après tout, Nazli et Sembra avaient rendu compte de sa présence à Kazmarzyk lors de leur rencontre dans le vieux cinéma de Weisensee. Ce qui s’était passé ensuite était simple à deviner.
  
  Dans la meilleure hypothèse, l’Allemand ne pouvait courir aucun risque avec un inconnu. Dans la pire, il était au courant de la fuite de Gordine et savait, par conséquent, que la thèse soutenue par celui qui avait fait évader Sembra était totalement fausse, ce qui rendait celui-ci dangereux et le transformait inéluctablement en candidat à l’élimination physique.
  
  La gêne dont avait témoigné Sembra ainsi s’expliquait et le festin de mets turcs qu’elle avait préparé devait constituer une sorte d’adieu en souvenir de leurs étreintes passionnées à Digne. Aucune femme n’était totalement inhumaine. Dans les pires moments de rage vengeresse, un brin de sentiment lui rappelait les bons souvenirs.
  
  Dans l’eau du lac il jeta les explosifs et revint sur ses pas pour traverser l’aire de stationnement, grimper les vieilles marches de pierre usées et pénétrer à l’intérieur du Blockhaus Nikolskoe après avoir longé la terrasse qui, à cause de la fraîche température, était vide.
  
  Ce soir-là, le restaurant était peu fréquenté. Coplan bifurqua et se jucha sur l’un des tabourets du bar. La salle n’était fréquentée par aucun client et le barman qui s’ennuyait ferme parut ravi de le voir.
  
  - Qu’est-ce que ce sera ?
  
  Il avait l’accent typique des Zille, ces poulbots de Berlin à la langue bien pendue, espiègles et spirituels, mais aussi volontiers irrespectueux et salaces.
  
  - Une weibier. J’attends un coup de fil. Mon nom est Intermezzo.
  
  Au dernier moment, le barman se retint pour ne pas balancer devant un tel nom une de ces plaisanteries ravageuses que lui suggérait son passé de Zille. Il se contenta d’énoncer d’un air grave :
  
  - Revenez quand vous voudrez, je me souviendrai de votre nom.
  
  A peine avait-il servi la bière que le lieutenant Jaquelein téléphona. En plissant des yeux ironiques, le barman tendit le combiné à Coplan.
  
  - C’est pour vous, dottore Intermezzo.
  
  Le chef de l’équipe Action fut bref :
  
  - Pour le moment, ils planquent devant le 128 de Hohenzollemdamm, dans Wilmersdorf. Ils sont une bonne quinzaine.
  
  - Une quinzaine ? s’époustoufla Coplan.
  
  - Dans quatre voitures. Deux d’entre elles sont pilotées par les Turques.
  
  - J’arrive.
  
  Il restitua le combiné au barman, régla sa consommation sans y avoir touché et s’esquiva vers la sortie.
  
  - Au plaisir de vous revoir, commendatore Intermezzo, lui lança l’ancien Zille.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Heinz Kazmarzyk lança l’ordre d’assaut. En dehors des quatre hommes qui avaient renoué le contact avec Nazli Haddad, ses troupes comprenaient encore dix exécutants recrutés dans les rangs décimés de l’ex-Stasi, anciens du service Action que traquaient les polices et à qui, submergés, les consulats des pays arabes refusaient d’accorder un visa par crainte du déluge.
  
  Depuis un mois, ils travaillaient en sourdine et la nuit dans l’égout qui passait sous le 128 de Hohenzollerndamm.
  
  L’heure était venue de faire sauter le dernier verrou.
  
  Au millimètre près, Kazmarzyk connaissait la disposition des lieux pour la simple raison que, au temps de la guerre froide, la maison avait servi d’asile à des agents clandestins de la Stasi dans le quartier de Wilmersdorf qui était situé dans le secteur Ouest. Dans les archives dispersées des Services spéciaux est-allemands, il avait retrouvé les plans. Avec quelque difficulté, cependant, et juste au moment où ces archives allaient être embarquées subrepticement pour Téhéran où les ayatollahs, grâce à leurs revenus pétroliers, achetaient sans marchander les reliques de l’ex-R.D.A.
  
  Découpé au chalumeau, le plancher en bois s’enflamma. L’opérateur stoppa sa manœuvre et son second expédia un puissant jet de neige carbonique qui noya le début d’incendie. L’opérateur éteignit son chalumeau, introduisit un pied-de-biche dans la fente et exerça une violente traction. La pièce de bois se délogea. Son second siffla. Alors, un à un, les suivants se hissèrent à travers l’ouverture.
  
  Les deux gardiens qui surveillaient le couloir le long duquel se logeait la cellule dans laquelle était enfermé Shimon Benzacar venait juste de prendre leur tour de garde. Ils n’avaient pas encore décidé de ce qu’ils feraient pour tuer le temps.
  
  La Mini Uzi, équipée d’un suppresseur de son, cracha ses projectiles mortels. Les deux Américains s’effondrèrent sur le plancher en lâchant leurs armes devenues inutiles. Kazmarzyk ramassa le trousseau de clés et fît basculer le judas de chaque cellule. Quand il eut repéré sa cible, il entra.
  
  - Shimon Benzacar, je présume ?
  
  - Et vous, êtes-vous Stanley ou Livingstone ? répondit du tac au tac l’Israélien chez qui la séquestration n’avait pas entamé le sens de l’humour.
  
  - Restez ici encore quelques minutes, nous nettoyons les parages.
  
  - Ne laissez pas vivant un seul de ces salauds d’Américains.
  
  - Comptez sur moi.
  
  - Au fait, je n’ai plus de cigarettes. Par hasard, en auriez-vous ?
  
  Kazmarzyk lui lança son paquet de Dunhill ainsi qu’une boîte d’allumettes.
  
  Les trois équipes poursuivaient leur action en remontant précautionneusement vers le rez-de-chaussée, la Mini Uzi en avant-garde. Les Américains, pour la plupart, dormaient. Les autres relisaient les dernières nouvelles en provenance de Tel-Aviv. Un Boeing israélien s’était écrasé sur un faubourg d’Amsterdam en provoquant la mort d’une centaine de victimes et ils étaient tous intimement persuadés qu’il s’agissait de sabotage et de représailles de la part de l’O.L.P.
  
  - Il faut exterminer ces chiens ! s’indigna l’un d’eux.
  
  - Calme-toi, conseilla un autre.
  
  - C’est vrai, ça, Mordechaï, appuya un troisième. Tu t’excites avant de dormir et ensuite tu es rongé par l’insomnie.
  
  - Faut les exterminer, ces chiens! répéta l’autre, nullement ébranlé.
  
  Les balles des Mini Uzi sifflèrent en culbutant les occupants de la pièce. En contournant les flaques de sang, les trois équipes montèrent à l’étage et visitèrent les chambres. Dans chacune d’elles ils criblèrent de projectiles les formes allongées sous les draps et les couvertures.
  
  Le carnage n’avait pas duré plus qu’un quart d’heure. Kazmarzyk était satisfait. Il retourna dans la cellule où, en fumant à la chaîne, se morfondait Shimon Benzacar.
  
  - La voie est libre.
  
  - Et ces fumiers d’Américains ?
  
  - Tous morts. Kidon, c’est du bidon, du moins pour des gens comme nous.
  
  - Pas un rescapé ?
  
  - Pas un.
  
  S’il avait été de tempérament religieux, Shimon Benzacar aurait récité le Kaddish, la prière des morts dans la religion judaïque, mais il ne l’était pas. Aussi se contenta-t-il de suivre Kazmarzyk en tirant sur sa Dunhill.
  
  
  
  
  
  Djindjie croquait dans une barre de chocolat aux noisettes pour éviter de fumer et de se faire repérer à cause du bout incandescent de sa cigarette. Coplan inspectait la longue artère baptisée Hohenzollerndamm. Rien de suspect. A l’aide de ses jumelles à infrarouges, il avait repéré Nazli, Sembra et leurs deux comparses à bord de leurs véhicules respectifs. Deux garés à droite, deux à gauche.
  
  En raison de l’heure tardive, peu ou pas de passants sur les trottoirs. Quelques retraités avaient promené leur chien. Longtemps, Berlin avait été une ville de vieux. Depuis la disparition du Mur, les choses changeaient et les jeunes affluaient.
  
  Jaquelein et ses hommes avaient reçu leurs ordres : laisser Kazmarzyk et ses équipes accomplir la tâche la plus rude. Ensuite, intervenir pour s’emparer de l’Israélien.
  
  « - Où ? avait interrogé l’officier Action. Dans Hohenzollerndamm ? »
  
  « - Non. »
  
  Coplan avait une meilleure idée. Attaquer dans cette artère même déserte ne lui disait rien qui vaille, d’autant que c’est habité par la plus grande méfiance que le commando sortirait du 128.
  
  Pour Coplan, Kazmarzyk ferait étape dans les sous-sols du Kursaal, le vieux cinéma de Weisensee où il avait rencontré ses séides. Ce sentiment était conforté par la visite qu’y avait effectuée Jaquelein. Astucieusement, ces sous-sols étaient aménagés en planque. Coplan pensait conjecturer correctement en imaginant que, par la suite, l’Israélien serait acheminé sur l’ambassade d’Iran à Bonn d’où il serait expédié clandestinement à Téhéran.
  
  En conséquence, il avait ordonné à Jaquelein de monter l’embuscade à Weisensee. Quant à lui, à Djindjie et à deux autres membres de l’équipe Action, présentement embusqués dans la rue à bord d’une Citroën, à une centaine de mètres derrière Coplan, ils se réservaient le rôle d’observateurs et de chasseurs pour, au moment de l’action, prendre le commando Kazmarzyk à revers.
  
  Coplan reporta ses jumelles sur les quatre voitures du commando. On ne voyait que les têtes des conducteurs et des conductrices, leur nuque soudée à l’appuie-tête.
  
  - Qu’est-ce que c’est que ça ? fit soudain Djindjie, les dents bloquées par la surprise.
  
  Coplan abaissa ses jumelles. Des hommes en civil, portant gilet pare-balles, chaussés de baskets, le chef coiffé d’un casque marqué POLICE en lettres lumineuses, armés jusqu’aux dents, surgissaient des rues adjacentes pour entourer les quatre voitures du commando et se poster devant le 128.
  
  - C’est foutu, gémit Djindjie.
  
  Coplan ne pensait pas différemment. Bon sang, qui avait alerté la police ? Quelque chose avait tourné mal pour Kazmarzyk à l’intérieur du 128 ? Un gardien avait eu le temps d’alerter le central ? Mais pourquoi alors les policiers auraient-ils pris pour cibles les quatre voitures du commando ?
  
  Non, plutôt une trahison au sein des rangs ennemis.
  
  Sans ménagement, Nazli, Sembra et les deux conducteurs étaient arrachés de leur siège, jetés à plat ventre sur le trottoir, menottes aux chevilles et aux poignets avant d’être remorqués vers la première rue à gauche où sans doute attendait un fourgon.
  
  C’est lorsque l’avant-garde du commando sortit que la fusillade éclata. Les hommes aguerris qu’avait recrutés Kazmarzyk comprirent sur-le-champ qu’ils tombaient dans un guet-apens et sans barguigner ouvrirent le feu. Quelques policiers roulèrent sur le macadam malgré les gilets pare-balles.
  
  La riposte fut foudroyante. Soudain, dans cette partie de Hohenzollerndamm plutôt habituellement obscure, la nuit se zébra d’éclairs fulgurants qui apportaient la mort.
  
  Décimée, l’avant-garde se replia à l’intérieur du 128, en laissant cinq blessés sur le tapis.
  
  - Va prévenir les deux autres en douce, commanda Coplan. Rendez-vous près de la sortie de l’égout.
  
  - Ils vont s’enfuir par là ?
  
  - Par ici c’est bouché.
  
  Elle sauta sur le trottoir. Coplan la rappela.
  
  - Allumez vos feux. Le contraire paraîtrait suspect.
  
  Il démarra en douceur dans la direction inverse de la fusillade. Soudain, deux policiers bondirent sur la chaussée, leur Heckler & Koch haut levé, prêt à faire feu et à pulvériser le pare-brise. Coplan freina brutalement et baissa sa vitre.
  
  Méfiant, l’un des deux s’approcha. Coplan le noya sous un flot de paroles, expliquant qu’il était en rendez-vous galant lorsque la fusillade avait éclaté. Terrorisé, il prenait la fuite.
  
  - Où est la femme ? s’étonna le policier.
  
  - Avec nos amis dans la Citroën qui déboîte derrière moi.
  
  Le policier se détendit et ricana.
  
  - C’est une partouze ou quoi ?
  
  Coplan prit un air contrit.
  
  - C’était effectivement une partouze mais votre intervention a tout fichu par terre. Rien de moins aphrodisiaque que le sifflement des balles.
  
  Cet intermède représentait une perte de temps, si bien que le commando Kazmarzyk sortait de la bouche d’égout quand Coplan se gara, tous feux éteints, au coin de la rue.
  
  Ils n’étaient plus qu’une demi-douzaine et s’apprêtaient à s’enfuir lorsque la nuit, à nouveau, s’illumina. Coplan comprit que les policiers n’avaient nullement été dupes et qu’ici ils avaient tendu un second piège. L’hypothèse de la trahison se renforçait.
  
  - Stop ! Police ! Lâchez vos armes ! criaient les policiers.
  
  En compagnie de Shimon Benzacar, Kazmarzyk se tenait à l’arrière de ses troupes. Devant la tournure des événements, il saisit l’Israélien par le bras et l’entraîna vigoureusement.
  
  - Par ici, suivez-moi.
  
  Ils retraitèrent. Au sous-sol, à l’autre bout de la demeure, l’Allemand se planta devant une prise électrique et, en utilisant la pointe d’un canif, dévissa le boîtier avant de le soulever et de presser un bouton. Un pan de la paroi s’écarta à la vive stupéfaction de Shimon Benzacar. Rapidement Kazmarzyk revissa le boîtier et poussa l’Israélien à l’intérieur d’une pièce plongée dans une totale obscurité, pas pour longtemps puisque l’Allemand abaissa un commutateur et une lumière violette éclaira les lieux.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? s’étrangla Benzacar qui ne s’était pas encore remis des échos de la double fusillade.
  
  - Une planque.
  
  Déjà Kazmarzyk agrippait une poignée et refermait le battant. L’astuce datait du temps où la Stasi dissimulait dans la maison ses agents clandestins à Berlin-Ouest. L’aération était assurée par le conduit de communication avec l’égout. Un filtre à air et un déodorateur annihilaient les relents méphitiques qui auraient rendu l’atmosphère insupportable. Pour le reste, la cachette était pourvue d’équipements, de nourriture et de boissons qui autorisaient un long séjour. Seul danger : la coupure d’électricité qui aurait interdit la réouverture du pan de mur aux rainures par ailleurs indécelables.
  
  De son côté, Coplan attendait patiemment la fin de l’opération policière. Sachant que leur résistance devenait inutile et peu soucieux de gaspiller une vie qui leur était précieuse, malgré les aléas que comportait l’avenir en raison de leur passé criminel, les survivants de l’affrontement lâchaient leurs armes et levaient les mains. Deux d’entre eux, cependant, gisaient sur le sol en hurlant de souffrance et en comprimant leurs chairs ensanglantées.
  
  Coplan fut surpris de ne pas voir Kazmarzyk.
  
  
  
  
  
  Shimon Benzacar était fin soûl. Kazmarzyk l’avait abreuvé au schnaps, en calculant que c’était le seul moyen pour noyer la terreur qui secouait le corps de son hôte après la double fusillade. A présent, Benzacar n’avait plus peur. Tout ragaillardi, sachant que l’acoustique était parfaite et bénéficiait d’une totale isolation arrêtant tout bruit en provenance de l’intérieur de la cachette, il soliloquait devant le visage fermé de l’Allemand.
  
  - Ne croyez pas que, au bruit des coups de feu, j’ai été saisi d’effroi. Non, j’ai pensé à Archimède.
  
  Kazmarzyk haussa un sourcil surpris.
  
  - Archimède.
  
  - Vous savez, l’inventeur du fameux principe. Tout corps plongé dans un liquide subit de bas en haut une poussée égale au poids du volume déplacé. Le jour où il a été assassiné, Archimède dessinait des figures géométriques sur le sable de la plage. Quand les soldats sont venus le chercher pour le tuer, il leur a recommandé : « Ne dérangez pas mes cercles, les mathématiciens s’en serviront. » Penser à Archimède m’a réconforté. Combien de temps, à votre avis, allons-nous rester ici ? Ne croyez pas que je me plaigne, votre schnaps est excellent.
  
  Kazmarzyk lui reversa une large rasade d’alcool, espérant vite l’assommer et le faire dormir afin qu’il se taise et cesse de l’ennuyer avec ses histoires abracadabrantes comme son récit de la dernière heure d’Archimède.
  
  - Il nous faudra changer nos plans, lâcha-t-il un peu à contrecœur.
  
  
  
  
  
  Le Kriminalkommissar Hoffling marchandait avec âpreté. La Tzigane, enfin, abdiqua, découragée. Tout fier, le policier se tourna vers Coplan.
  
  - Ma femme a adoré les cuillères. Elle aura le coup de foudre pour ce hanap hongrois, plus que probablement volé, d’ailleurs, car cette Manouche ne m’inspire pas confiance.
  
  - Le recel est puni par la loi, railla Coplan. Maintenant, réglez votre achat et parlons de nos affaires.
  
  Devant une weibier, dans un bar proche du marché aux puces, Hoffling livra les renseignements qu’attendait Coplan :
  
  - Résultats des courses : deux morts, sept blessés, six hommes et femmes capturés indemnes, dont deux Turques. Pour le reste, tous des Allemands, anciens agents de la Stasi. Parmi eux ne figure pas Kazmarzyk. Vous vous êtes trompé, mon cher.
  
  - Un Israélien ?
  
  - Pas d’Israélien non plus. Réfléchissez, voyons. Pourquoi un Israélien s’acoquinerait-il avec des criminels de l’ex-Stasi ? Personnellement, ce qui m’intéresse dans cette affaire, ce sont les liens de parenté qui unissent les deux Turques à Rea et Turgay Viloglu dont les cadavres dorment toujours à la morgue sans que le mystère de leur mort soit éclairci.
  
  Coplan le laissait parler. Déjà, il avait deviné que Kazmarzyk et Benzacar étaient restés dans la maison de Hohenzollerndamm, dans une cachette indécelable, et qu’ils laissaient passer le temps avant d’en sortir.
  
  - Vos collègues ont bien fouillé les lieux à Hohenzollerndamm ?
  
  - J’imagine.
  
  - Cette maison, elle est connue de vos services ?
  
  - En des temps très lointains, elle était soupçonnée de servir de base à des agents de la Stasi en planque à Berlin-Ouest. Je n’en sais pas plus. Souvenez-vous, le contre-espionnage n’est pas ma Blutwurst.
  
  Coplan en savait assez. Une cachette devait être aménagée dans les lieux et Kazmarzyk l’avait utilisée. Paradoxe, les juifs américains de la Kidon avaient choisi cet endroit hautement périlleux pour y enfermer Shimon Benzacar. Dans leur cas, c’était jouer de malchance.
  
  Les conséquences étaient faciles à tirer et la mise en œuvre de son plan ne souffrait aucun délai. Aussi brusqua-t-il l’entretien et, après avoir quitté le Kriminalkommissar, il alla distribuer ses ordres au lieutenant Jaquelein.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  - Si j’avais voulu, soliloquait Shimon Benzacar, j’aurais facilement, compte tenu de mes connaissances, de mes capacités, de mon talent, obtenu un emploi hautement rémunérateur aux États-Unis. J’ai refusé. Tenez, voici cinq siècles très exactement, Christophe Colomb découvrait l’Amérique. Dans le monde entier, on célèbre l’événement. Quelle honte ! Songe-t-on aux génocides des Peaux-Rouges ? Évoque-t-on les nobles races d’Amérique qui ont succombé presque entières sous les drogues et les fusils des Blancs et, surtout, des féroces Anglo-Saxons ? Dira-t-on que les États-Unis, après avoir produit Al Capone, ne prospèrent que sous la coupe des mafiosi ? Vous voulez mon avis ? Je regrette infiniment que Christophe Colomb et ses trois caravelles n’aient pas sombré corps et biens avant de toucher les côtes d’Amérique !
  
  Kazmarzyk s’ennuyait ferme. Il commençait à le faire sérieusement suer, cet étemel bavard. Quelle erreur de lui avoir vanté les mérites de l’isolation acoustique. S’il avait tu cet avantage, l’autre l’aurait bouclée. Là, c’était un flot interminable de considérations politiques, philosophiques, scientifiques, dont Kazmarzyk n’était nullement preneur. Il avait bien d’autres soucis en tête et, d’abord, déterminer si les flics occupaient encore les lieux à l’extérieur de la cachette. Un point crucial. Dans cette optique, quel intérêt représentaient les ossements blanchis des Peaux-Rouges massacrés par Cortès ou Pizarro ?
  
  De plus, franchement, il ne se sentait aucun atome crochu avec Benzacar. S’il ne s’était retenu, il l’aurait durement apostrophé : « J’aimerais vous mettre en garde contre cette incroyable arrogance qui vous rend si sûr des réactions de vos contemporains. »
  
  Seulement, dans les circonstances présentes, il convenait de faire fi des démangeaisons épidermiques et de maintenir un climat idyllique.
  
  Kazmarzyk réfléchit et se donna encore vingt-quatre heures avant de sortir de son trou.
  
  
  
  
  
  A travers ses jumelles à infrarouges, Djindjie vit Kazmarzyk et l’autre homme émerger de l’égout. Vite, elle secoua Coplan à qui venait d’échoir le temps de sommeil.
  
  - Les voilà.
  
  Coplan se redressa. Djindjie hoqueta bruyamment.
  
  - Ils viennent de sauter dans un taxi en maraude. Quelle chance ! Incroyable ! Quand on en cherche un, on n’en trouve jamais et eux, à peine sortis de leur planque, bing ! ils tombent sur un taxi vide ! A moins que celui-ci ne soit complice ?
  
  - Tais-toi et démarre. Fonce!
  
  A trois heures du matin, la circulation était presque inexistante. Aussi le taxi filait-il à une allure bien supérieure à la limitation de vitesse en ville.
  
  - Je suis sûre qu’il est complice, répéta Djindjie.
  
  Entre la Potsdamerplatz et le Landwehrkanal, la folle course prit fin et le taxi freina devant un bâtiment gardé par deux policiers en uniforme à l’allure nonchalante et blasée. Sur la façade, éclairées par deux projecteurs, flottaient les couleurs de la République islamique d’Iran.
  
  Les deux passagers sautèrent sur le trottoir et Kazmarzyk sonna à la porte sous l’œil soudain attentif des deux fonctionnaires de police. Coplan déchiffra l’inscription sur la plaque en cuivre : « Consulat Général. »
  
  La porte s’ouvrit enfin et un gardien en uniforme apparut qui inspecta d’abord les visiteurs nocturnes puis la rue.
  
  Les palabres durèrent deux bonnes minutes avant que Kazmarzyk et son compagnon ne soient autorisés à entrer. La porte se referma sur leurs talons, les deux factionnaires parurent soulagés et l’un d’eux, en catimini, alluma une cigarette.
  
  - Va prévenir Jaquelein, ordonna Coplan. Je reste ici. Code 464 pour se retrouver.
  
  - On n’intervient pas pour récupérer l'Israélien ?
  
  - C’est trop risqué. Nous avons affaire à des diplomates, à un bâtiment qui bénéficie du privilège d’exterritorialité et à deux policiers allemands. Le Vieux n’aimerait pas. Nous sommes en territoire ami ici et l’axe Paris-Bonn est trop vital aux intérêts français pour que nous semions le trouble dans la bergerie. Mieux vaut attendre la suite des événements. Voyons ce que fera Kazmarzyk qui, à un moment ou à un autre, sera obligé de bouger.
  
  - Méfions-nous tout de même. Il est astucieux, ce type. J’admire encore la façon dont il s’est sorti du piège de la Hohenzollernstrasse. C’est du grand art.
  
  - Il figurait parmi les as de la Stasi.
  
  
  
  Ce fut dans l’après-midi que Coplan ressentit un immense choc au cœur. On était dimanche et des dizaines de personnes pénétraient dans le temple luthérien situé en face du consulat général, où se tenait un service exceptionnel. Son rasoir électrique branché sur la batterie, Coplan éliminait sa barbe de deux jours, tandis que Djindjie, en prévision de longues surveillances nocturnes, dormait sur la banquette arrière, les lèvres encore ourlées du chocolat laissé par les deux esquimaux, sucés après les sandwiches à la saucisse de Francfort.
  
  Kazmarzyk sortit et traversa la rue avant de se mêler aux fidèles de la religion réformée. Pas un seul instant Coplan ne crut à une conversion subite de l’ancien tenant du communisme. Sur ses gardes, il débrancha le rasoir et se réinstalla derrière le volant.
  
  Le service dura deux heures. A l’expiration de ce délai, Kazmarzyk ressortit en compagnie d’un homme à qui il serra la main avant de retraverser la rue en sens inverse et de réintégrer l’édifice abritant le consulat général d’Iran.
  
  Et c’est à ce moment que Coplan reçut un choc immense au cœur.
  
  Vivement, il réveilla Djindjie qui protesta après avoir consulté sa montre-bracelet :
  
  - J’ai à peine dormi une heure !
  
  - Va prévenir Jaquelein d’avoir à prendre le relais sur Kazmarzyk. Code 464 pour se retrouver. Descends vite, il faut que je parte.
  
  Sans plus discuter, elle s’exécuta. Coplan démarra en douceur. L’homme monta dans une Nissan Micra et se faufila dans la circulation devenue moins fluide depuis que les fidèles sortaient du temple.
  
  Coplan le suivit en se mordant les lèvres. Ainsi il s’était trompé du tout au tout, avait fait fausse route en imaginant que François Norgues était le traître que voulait démasquer le Vieux. Il en allait tout autrement. François Norgues, directeur administratif et financier de la D.G.S.E., ne paraissait pas être le coupable, même si son comportement, parfois, semblait suspect et même si celui de Florence Delalande, l’habituée des cercles de jeux, ne l’était pas moins.
  
  Sa mémoire lui restitua la fiche de ce nouveau suspect. Très tôt, l’intéressé avait perdu ses parents. A la sortie de l’orphelinat, il avait dû travailler dur pour passer le concours de Polytechnique, puis de l’E.N.A. De ces deux écoles, il était sorti à un rang plus qu’honorable. Avant de devenir directeur de l’Évaluation au sein de la D.G.S.E., il avait dirigé le Contre-espionnage où il avait reçu les surnoms de Chevalier Blanc et de Bourreau à la Hache, tant il s’était signalé par son anticommunisme fanatique et sa hantise des taupes et des agents de l’Est infiltrés dans la centrale de renseignements française. Mutant, licenciant, révoquant ceux qu’il soupçonnait de trahison, il avait taillé des coupes claires dans les rangs du personnel de son service. Ses succès étaient incontestables. Des agents de Moscou en savaient quelque chose : le délégué français auprès de l'O.T.A.N., ainsi qu’un sous-secrétaire d’État qui, pour éviter le scandale, avait préféré se noyer dans l’étang de sa propriété, et le médecin personnel d’un Premier ministre ou, encore, un général d’infanterie concussionnaire, victime d’un lourd chantage de la part du K.G.B.
  
  Mais plus Coplan réfléchissait, plus ces succès semblaient logiques dans l’éventualité où Amaury Sermoz travaillait pour Moscou. Ne devait-il pas donner des gages à sa hiérarchie française ? Le K.G.B. avait probablement sacrifié quelques pions ne représentant plus aucun intérêt parce que la valeur de leurs fournitures avait diminué.
  
  Tactique habituelle dans tous les Services spéciaux du monde.
  
  Que venait-il faire à Berlin ? Pourquoi, à son poste, prendre un aussi grand risque en rencontrant Kazmarzyk, le fugitif de la Stasi ? Était-il partie prenante dans la délivrance de l’Israélien ? Mais pourquoi se mouiller personnellement ? Moscou gaspillait-il ses talents ? A moins que, paradoxalement, il ne s’agisse d’une fantastique coïncidence ?
  
  La Nissan le mena à Spandau. Près d’une de ces écluses qui ponctuaient le cours de la rivière Havel et facilitaient le passage des péniches venues de Hambourg en empruntant l’Elbe. Amaury Sermoz se planta devant une enseigne publicitaire reproduisant la silhouette pataude de Bao Bao, le panda géant offert par la Chine au Tiergarten, le zoo aux 12 000 animaux, l’un des plus importants au monde, indissociable des loisirs dominicaux des habitants de la ville.
  
  Sermoz alluma une cigarette et profita de ces geste pour inspecter les alentours, puis à pas lents, s'engagea sur la passerelle. Le crépuscule tombait et une légère brume montait de l’eau. Coplan se garda bien de bouger. Le contraire eût été dangereux.
  
  En contrebas était rangée une péniche. Sur la proue son nom, Trudi, et son port d’attache, Hambourg, se lisaient difficilement, tant la peinture blanche était écaillée.
  
  Une jeune femme blonde en pantalon et pull noirs courut sur la planche et sauta sur le quai avant d’enfourcher une bicyclette pour venir à la rencontre de Sermoz qui, la cigarette fichée au coin de la bouche, maintenait des deux mains sa chevelure plaquée contre les tempes à cause du vent qui soufflait en provenance du lac. Il s’arrêta à l’extrémité de la passerelle et s’adossa à la balustrade métallique. La jeune femme s’arrêta devant lui, posa le pied à terre et se pencha vers lui.
  
  Coplan aurait donné un empire pour surprendre leur conversation.
  
  Finalement, Amaury Sermoz serra la main de la jeune femme et tourna les talons. A bord de la Nissan, il gagna le Kurfürstendamm où il dîna rapidement au Bœuf, un restaurant français qui affichait bœuf en daube, bœuf aux carottes, bœuf miroton, bœuf bourguignon et bœuf mode, plats dans lesquels Coplan ne voyait pas une différence telle qu’ils soient ensemble sur le menu.
  
  Sermoz en ressortit pour prendre la direction de l’aéroport de Tegel où il restitua la Nissan à l’agence Budget Rent-A-Car et monta à bord du dernier vol en partance pour Paris.
  
  Coplan bondit dans une cabine téléphonique pour alerter le Vieux.
  
  
  
  
  
  L’hélicoptère se posa sur le toit du bâtiment où se logeait le consulat général et Coplan serra les poings. Il savait que la partie était perdue. L’appareil allait emporter Kazmarzyk et l’Israélien à l’aéroport de Tempelhof d’où décollaient les vols d’Iran Air à destination de Téhéran.
  
  Impossible, par conséquent, de mettre la main sur Shimon Benzacar et de découvrir si le secret auquel se référait Gordine concernait l’Israélien ou non. Le Vieux ne semblait pas s’en soucier, d’ailleurs. Il n’avait plus qu’une idée en tête : Amaury Sermoz. Et, par tous les moyens, cherchait à le confondre. Brusquement devenu sceptique sur l’intérêt que l’Israélien représentait pour la France, le patron des Services spéciaux changeait son fusil d’épaule, contrairement à Coplan qui, cependant, enrageait encore de s’être trompé et d’avoir choisi la piste François Norgues. Il était à ce point complexé qu’au mépris de l’évidence il avait cherché un biais :
  
  « - Sermoz n’avait vraiment aucune raison de se rendre à Berlin ? »
  
  « - Non, avait répondu le Vieux au téléphone. Samedi, il devait jouer au golf avec un ami, ancien de Polytechnique comme lui et, le lendemain, déjeuner chez ce même ami à Versailles. Il a décommandé ces deux rendez-vous jeudi dernier. C’est sous une fausse identité qu’il a embarqué sur le vol Lufthansa à destination de Berlin. En aucun cas, il n’était en mission. D’ailleurs, il a payé de sa poche le billet aller et retour. »
  
  « - Pour François Norgues, je fais mon mea culpa ? »
  
  « - Soyez solide comme un roc. Nous n’en avons pas fini avec cette affaire. »
  
  « - Benzacar ? »
  
  « - Restez en surveillance près du consulat général mais, à mon corps défendant, je me demande si le secret que Gordine voulait nous vendre portait sur Benzacar ou, plus sûrement, sur Amaury Sermoz. »
  
  « - Rien, pourtant, dans son passé ni dans son dossier ne le prédisposait à trahir. »
  
  « - Dans les âmes les plus limpides, affirmait Shakespeare, se cache un hideux secret. »
  
  A travers ses jumelles, Coplan vit Shimon Benzacar se faufiler à bord de l’hélicoptère dont les pales de rotor tournaient au ralenti. Kazmarzyk était invisible. L’appareil s’éleva dans le ciel gris et prit la direction de Tempelhof.
  
  - Tout ce travail, toutes ces planques, tous ces efforts pour rien, gémit Djindjie. C’est injuste ! Dans la vie, il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Je me demande bien pourquoi ?
  
  - Va rejoindre Jaquelein, ordonna Coplan. Code 464, comme toujours.
  
  En avance sur son rendez-vous, il flâna à travers la ville. Ici, pas question d’oublier le passé. Il rôdait à chaque coin de rue, prompt à surgir sur la pierre noircie d’une façade labourée par les balles ou les éclats d’obus. Personne ne pouvait faire l’impasse sur les 70 000 tonnes de bombes déversées sur la capitale allemande durant le dernier conflit mondial.
  
  Enfin, il emprunta le bac minuscule qui menait à l'île aux paons, à travers les roseaux où se dissimulaient les poules d’eau, et qui était vide comme de coutume.
  
  Hoffling l’attendait en jouant avec un yo-yo.
  
  - Au marché aux puces, la Manouche m’a assuré que c’était le jouet favori du dernier tsarévitch, fils de Nicolas II, assassiné à Ekaterinenbourg. C’est vrai que les armes impériales sont gravées sur le bois. Incroyable ce qui peut sortir de l’ex-Union soviétique depuis que Gorbatchev a libéralisé le régime. Seulement, pour être franc, et malgré les armes impériales, le prix était si bas que j’éprouve des doutes sur son authenticité. Vous connaissez le proverbe : « Rien de plus arnaqueur qu’un Manouche. »
  
  Coplan n’éprouvait aucun intérêt pour les affaires que traitait le Kriminalkommissar au marché aux puces.
  
  - La péniche ? questionna-t-il avec un brin de sécheresse dans la voix.
  
  Hoffling hocha douloureusement la tête.
  
  - Mauvaises nouvelles. Le marinier et sa fille ont été retrouvés assassinés. Mes hommes enquêtent sur ce double meurtre. Une seule balle entre les sourcils pour chacun d’eux. Le tueur est un artiste. Même pas un crime crapuleux, d’ailleurs, puisque leur argent, trois mille marks, a été retrouvé dans le tiroir d’un meuble facilement accessible. Une affaire étrange. Pour être franc avec vous, je dirais que vous portez la scoumoune, mein lieber Freund. Vous arrivez, et ce à quoi vous vous intéressez meurt un jour ou l’autre. Richard Wagner vous aurait rebaptisé l’Ange de la Mort et Idries Shak vous aurait choisi pour jouer la Camarde dans le Rendez-vous de Samarcande.
  
  - Vous êtes vraiment déconcertant, sourit Coplan. Après les objets d’art, les références littéraires. Qui étaient le marinier et sa fille ?
  
  Hoffling tourna la tête vers les paons et parut réciter le contenu d’une fiche de police :
  
  - Piotr Aleksandrovitch Potemkine. Ne riez pas, c’est authentique. Rien à voir, évidemment, avec le cuirassé. Réfugié soviétique depuis 1945, âgé de 67 ans, veuf, avait une fille unique, Trudi, d’où le nom de la péniche. Trudi avait 24 ans et vivait en permanence avec son père.
  
  - Réfugié politique ?
  
  - Il appartenait à l’Armée rouge en 1945. Il a déserté et est passé à l’Ouest, comme beaucoup d’autres.
  
  - Quels trajets effectuait-il à bord de sa péniche ?
  
  - Hambourg-Berlin, aller et retour.
  
  - Depuis combien de temps ?
  
  - Une quinzaine d’années.
  
  - Donc, bien avant la réunification des deux Allemagne, ce qui signifie que de Hambourg à Berlin il devait traverser le territoire de l’ex-R.D.A. Est-il vraisemblable qu’il ait pu, lui le déserteur soviétique, suivre cet itinéraire sans être appréhendé et extradé au bénéfice de Moscou ?
  
  Le regard de Hoffling abandonna les paons et se fixa sur le visage de Coplan. Une lueur amusée dansait dans les yeux clairs.
  
  - Je savais bien que votre perspicacité ne serait pas prise en défaut par ce détail, fâcheux pour la crédibilité de notre homme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  L’ouvreuse lui restitua son billet et Kazmarzyk lui abandonna un généreux pourboire avant de s’asseoir sur son siège. L’assistance était clairsemée. Peu de monde pour applaudir les évolutions des candidats à la consécration, le titre de champion de la Ville de Paris en danses sportives, qui était réservé aux amateurs.
  
  La compétition se déroulait dans l’enceinte du Palais Omnisports de Bercy et comprenait plusieurs catégories : minimes, juniors et adultes. Pour le moment, on en était au stade des demi-finales.
  
  Kazmarzyk était venu pour admirer la performance de Valeri et d’Olga Zagnine, alias, pour les autorités françaises, Frédéric et Catherine Sombreuil. Idéale couverture, cet art de la danse qu’ils savaient si bien exprimer tout en se cantonnant dans le rang des amateurs et en refusant de passer professionnels, alors que leurs revenus, de ce fait, restaient médiocres. Mais les sources de financement en provenance de Moscou ne palliaient-elles pas cette insuffisance ?
  
  Kazmarzyk n’avait pas de voisin, ni à droite ni à gauche, et il en était content. Il préférait avoir la liberté de ses mouvements. Installé confortablement, il ne regrettait qu’une chose : l’interdiction de fumer.
  
  Ces derniers jours avaient été chaotiques. Heureusement, grâce à son savoir-faire et à Allah, Shimon Benzacar était sain et sauf à Téhéran. Aux Iraniens, à présent, de se débrouiller.
  
  Kazmarzyk aimait bien Valeri et Olga Zagnine. Avec eux, pas de raisonnements politico-sentencieux. Ils en tenaient pour la ligne d’antan et vouaient aux gémonies Gorbatchev et ceux qui lui avaient succédé. C’était plus que réconfortant dans ce nouveau monde aux bouleversements effroyables.
  
  Depuis si longtemps sortis des brumes slaves, ayant perdu leur accent russe, extérieurement français à cent pour cent, ils n’en demeuraient pas moins des enfants de l’éternelle Russie bolchevique.
  
  Après les exhibitions des minimes et des juniors les adultes qui concouraient au titre apparurent enfin. Parmi eux, Valeri et Olga Zagnine. Kazmarzyk applaudit avec chaleur. Olga portait une robe jaune pailletée très élégante. La demi-finale comportait cinq épreuves : valse lente, tango, valse viennoise, slow-fox-trot et quick-step. Pour le commun des mortels et le profane, seule comptait la performance artistique. Pour les juges, il en allait tout autrement. En réalité, le terme danses sportives n’était nullement usurpé si l’on considérait que l’exécution, par exemple, d’une valse viennoise dans les conditions imposées équivalait à un 400 mètres haies, et ne durait que deux minutes tant les efforts consentis étaient éprouvants.
  
  A la fin des cinq épreuves, Olga et Valeri Zagnine furent qualifiés pour la finale et une ovation accompagna leur sortie. Une heure plus tard, ils rejoignirent Kazmarzyk dans l'arrière-salle d’un bistro arabe de la rue Traversière, à deux pas de la gare de Lyon. Autour d’eux, les joueurs claquaient leurs dominos sur le faux marbre des tables.
  
  En russe, Kazmarzyk, après les avoir félicités, leur expliqua en détail ce que Moscou attendait d’eux. Quand la parole leur revint, ils posèrent de multiples questions afin d’éclaircir les points demeurés dans l’ombre. En vrais professionnels, ils ne laissaient rien au hasard. Enfin satisfaits, ils se relaxèrent et trempèrent leurs lèvres dans le thé à la menthe. Tout en grignotant une amande, Olga esquissa un sourire malicieux et remarqua :
  
  - Heinz, les racines de tes cheveux reblondissent. Tu devrais vite te faire recolorer en brun, sinon tu auras l’air d’une folle que son amant a laissée tomber et qui n’a plus d’argent pour recourir aux bons soins d’une coiffeuse.
  
  Kazmarzyk, qui avait, depuis Bonn et Berlin, rasé sa barbe et sa moustache, répliqua un peu sèchement à son corps défendant :
  
  - Quand nous passerons à l’action, je serai totalement blond.
  
  
  
  
  
  Coplan avait compulsé les listes de passagers à destination de l’Allemagne sur les lignes desservant Bonn et Berlin pour la semaine précédant la mort de Gordine et des membres de l’équipe Action commandée par le capitaine Rousseau. Amaury n’y figurait pas, ni sous sa propre identité ni sous le pseudonyme qu’il avait utilisé pour son récent séjour sur les bords de la Spree.
  
  A présent, il relisait le dossier du directeur du service Évaluation.
  
  Célibataire, tout dévoué à son travail, il menait une vie solitaire et austère. Le Vieux avait indiqué l’orientation à donner à l’enquête :
  
  « - S’il trahit, pour quel motif ? L’appât du gain ? L’idéologie ? Pourtant, quand il était directeur de la branche Contre-espionnage, je n’ai pas connu de chasseur plus acharné à traquer les taupes et les traîtres. »
  
  « - Peut-être un faux-semblant ? Un rideau de fumée qu’avec la complicité de Moscou il tirait pour masquer ses véritables activités ? »
  
  « - Peut-être ou, plutôt, sans doute. Plongez dans son passé et recherchez le mobile probable. »
  
  A Polytechnique et à l’E.N.A., les professeurs étaient à la retraite mais néanmoins reçurent Coplan sous le sceau du secret. Pour vivre, ils privilégiaient les appartement confortables des 5e et 6e arrondissements. Chez tous on retrouvait les pièces hautes de plafond, les bibliothèques aux rayonnages où se serraient des milliers de volumes reliés. Certains portaient la barbe, d’autres des besicles. Dans leur majorité, ils étaient chauves.
  
  - Un brillant sujet, fit l’un d’eux, et tellement digne d’intérêt lorsque l’on se souvient de l’extrême labeur auquel il avait dû se livrer pour réussir le concours d’entrée. Je me rappelle qu’il avait été plongeur dans un restaurant, laveur de carreaux, coursier, veilleur de nuit ; l’école de la vie, en somme.
  
  - Vive intelligence, renseigna un autre, esprit admirablement synthétique, mais ce garçon manquait d’humour, était renfermé et taciturne. A vrai dire, il était un peu mis à l’écart par ses condisciples, à l’écart ou en quarantaine, je ne sais quel terme convient le mieux.
  
  - Pourquoi ?
  
  - A cause de son attitude lors du bizutage. Il a refusé de se soumettre aux épreuves et s’est battu avec les anciens, pas, d’ailleurs, en gentleman, mais à la façon d’un voyou des rues, coups de tête entre les yeux, coups de pied dans les testicules, vous voyez le genre. S’il n’avait été aussi méritant, il aurait été ipso facto renvoyé. Son passé lui a valu l’indulgence.
  
  - Les femmes ? questionna Coplan.
  
  - Pour autant qu’il m’en souvienne, il les méprisait. De toute façon, il éprouvait une telle soif de réussite qu’elles l’auraient gêné. Une de ses condisciples, fille d’un gros industriel, était follement amoureuse. Lui l’ignorait totalement.
  
  - A votre avis, était-il homosexuel ?
  
  - Non, pas du tout. C’était l’homme d’une ambition, celle de la réussite professionnelle. Pas vraiment arriviste, sinon il aurait été plus souple et aurait certainement succombé aux charmes de cette condisciple, par ailleurs fort jolie et, naturellement, fortunée.
  
  - Ses opinions politiques ?
  
  - Absolument neutres. A l’époque, certains étudiants militaient contre la guerre d’Algérie, d’autres à l’extrême droite. Pas lui. Il considérait ces activités comme de plates fadaises indignes de la ligne de vie qu’il s’était tracée.
  
  Au Vieux, Coplan remit un premier rapport.
  
  - Il faut continuer, insista le patron des Services spéciaux. Je suis intrigué, tout en étant conscient que je ne détiens aucune preuve contre lui pour le confondre. Certes, il existe ce voyage à Berlin durant lequel il a rencontré Kazmarzyk. Il m’est loisible d’exiger des explications à ce sujet. Et s’il me répond qu’il traite cet ex-agent de la Stasi ?
  
  - Ce n’est pas dans ses attributions, rappela Coplan. Il est directeur du service Évaluation.
  
  - Bien sûr, mais, auparavant, il dirigeait le Contre-espionnage. Il peut tout aussi bien me rétorquer qu’il manipule Kazmarzyk depuis cette époque.
  
  - Le règlement intérieur ne prévoit-il pas qu’il doit repasser ses informateurs à son remplaçant, en l’occurrence le colonel Duvallois ?
  
  - Sauf si l’informateur est de haut niveau, comme c’est le cas pour Kazmarzyk.
  
  - Dans cette éventualité, le règlement intérieur lui impose de transmettre à son remplaçant les renseignements fournis par son informateur. Il vous est facile de savoir si le colonel Duvallois a reçu des livraisons dont Kazmarzyk était à l’origine.
  
  - J’ai vérifié. Il n’en a reçu aucune. Cependant, Sermoz peut prétendre que Kazmarzyk, depuis la disparition de la Stasi, s’est asséché, et qu’il a effectué ce voyage à Berlin pour le relancer. En fait, les dates d’entrée dans la clandestinité de Kazmarzyk et de prise de fonctions de Sermoz à la tête du service Évaluation coïncident.
  
  - Et précédemment ? On devrait trouver trace des fournitures de Kazmarzyk dans les archives du Contre-espionnage au temps où il était dirigé par Sermoz ?
  
  - Celui-ci peut rétorquer qu’il venait juste de recruter Kazmarzyk quand il a quitté le Contre-espionnage. Comme vous le voyez, nous tournons en rond, et si je tentais de confondre Sermoz, je risquerais, devant une implacable logique, de me déconsidérer et de faire échouer notre manœuvre. Bien sûr, je pourrais toujours le faire muter, mais il échapperait au châtiment. C’est pourquoi, mon cher Coplan, il faut absolument débrouiller cette affaire. Alors, continuez de plonger dans son passé.
  
  Au sortir de son entrevue avec son chef, Coplan rencontra le lieutenant Jaquelein qui exposa le résultat des surveillances exercées par son équipe Action :
  
  - Rien sur Sermoz. La routine. Auto-bureau-auto-dodo. Déjeuner et dîner pris au mess. Pas de fréquentations. Le dernier week-end, il l’a passé à son bureau. Un bourreau de travail, c’est sûr.
  
  - Kazmarzyk ?
  
  - Après son rendez-vous dans le café arabe de la rue Traversière, il s’est cloîtré dans son hôtel de la rue Daguerre à Montparnasse. Il n’en sort que pour traverser la rue et prendre ses repas dans un restaurant pakistanais absolument infect. Nous avons branché une dérivation sur la ligne téléphonique de l’hôtel et du restaurant. Il ne passe pas un seul coup de fil et n’en reçoit pas. Pas de visites non plus. J’ai soudoyé les réceptionnistes. L’affaire me paraît bien empaquetée. Notre cible est sous contrôle.
  
  Plus tard, ce fut Djindjie qui rendit compte :
  
  - Frédéric et Catherine Sombreuil, les danseurs, se reposent après avoir conquis le titre de champions de la Ville de Paris. Courses chez les commerçants, dans une supérette et soirées sages devant la télévision. Ils louent des cassettes dans un club vidéo. Vie pépère, routinière, sans accrocs. Rien à signaler.
  
  - J’espère qu’ils ne vont pas se faire tuer comme nos cibles à Berlin, comme le marinier et sa fille, comme les autres, au point qu’on m’accusait d’être l’Ange de la Mort de Richard Wagner ou la Camarade du Rendez-vous à Samarcande d’Idries Shah.
  
  Elle ouvrit des yeux étonnés.
  
  - Le Rendez-vous à Samarcande ? Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Un conte afghan. Un riche commerçant se rend un matin au marché et voit la Mort qui lui dresse un signe de la main. Terrorisé, il saute sur son cheval et s’enfuit à Samarcande, à cent kilomètres de là. Le soir, il revoit la Mort et lui demande : « Pourquoi m’as-tu adressé un signe de la main ce matin ? » Et la Mort lui répond : « Parce que j’étais très étonnée de te rencontrer dans ta ville natale, alors que j’ai rendez-vous avec toi ce soir, ici à Samarcande. »
  
  - C’est une belle histoire, très symbolique.
  
  Le lendemain, Coplan partit pour Paray-le-Monial, dans le Charolais. Au passage, il admira la massive basilique romane du Sacré-Cœur, ses trois tours carrées dominant les eaux de la Bourbince, le dôme de la chapelle de la Colombière et la tour pointue du palais abbatial. Dans la rue Dame-Dieu, il sonna à la porte d’une petite maison grise et la vieille femme lui ouvrit.
  
  Devant une tasse de café, elle rafraîchit ses souvenirs :
  
  - Amaury est arrivé à l’orphelinat au début de l’année 1944. Il devait avoir cinq ou six ans...
  
  - Quatre ans, rectifia Coplan.
  
  - Quatre ans. L’époque était terrible. Beaucoup de gens mouraient en laissant ces pauvres gosses abandonnés. Les bombardements anglo-américains étaient féroces et la population civile dans les villes était durement éprouvée. Lyon, Saint-Étienne, le Creusot ont souffert.
  
  - Ses parents étaient morts sous un bombardement ?
  
  - Je ne me souviens pas. En revanche, je me rappelle quand on l’a amené. Un policier en civil. Les vêtements d’Amaury étaient riches, voire luxueux, ce qui était rare en cette atroce époque de privations où tout manquait, non seulement le textile et la nourriture, mais aussi la vis ou le lacet, le clou ou l’ampoule électrique. Les Allemands nous prenaient tout. Curieusement, si les parents d’Amaury étaient riches, pourquoi n’avait-on pas déniché pour Amaury un refuge plus cossu que cet humble orphelinat où je travaillais ? C’est la question que je me suis posée.
  
  - Comment s’est-il comporté par la suite ?
  
  - Taciturne et renfermé, s’isolant de ses camarades. Par ailleurs, très grande intelligence, toujours premier de la classe, peu sportif, un as au jeu d’échecs.
  
  - Tendances homosexuelles ?
  
  - Je ne crois pas.
  
  Le lendemain matin, Coplan prit l’avion pour Bombay.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Dans Bellasis Road, à deux pas de Kamatipura, le quartier central de la prostitution à Bombay, Coplan était entré à l’adresse indiquée.
  
  - Le docteur Véronique Brunoy a déménagé, renseigna le gardien dans un mauvais anglais. Elle s’est rapprochée de ses malades. Vous la trouverez dans le bidonville d’Hanuman Dali.
  
  - A quelle adresse ?
  
  - Faudra vous débrouiller sur place.
  
  Dans les ruelles sordides, éclairées par des lanternes rouges et bleues qui peignaient sur les visages des prostituées des sillons fantasmagoriques, Coplan chemina à la recherche du médecin. Dans le labyrinthe, il slaloma entre les tas d’immondices, les enfants, les chiens et les troupeaux de rats.
  
  Des cases obscures où étaient entraînés les clients s’échappaient, dans le plus grand désordre, soupirs amoureux, échos des querelles avec les maquereaux que l’on appelait ici les yaar, insultes et obscénités. Seules taches immobiles dans cet univers en perpétuelle évolution, les filles de joie collées à la paroi d’une case et reconnaissables grâce à la couleur claire de leurs saris.
  
  La case la plus luxueuse était celle de Véronique Brunoy.
  
  - Pourquoi cette enquête sur le compte d’Amaury ? s’étonne-t-elle.
  
  - L’enquête a été ordonnée par la présidence de la République car Amaury Sermoz serait appelé à de très hautes fonctions qui exigent que l’intégralité de son passé soit passée au crible. Certains points, après sa sortie de l’orphelinat, demeurent inconnus, particulièrement quand il exerçait de petits boulots avant son entrée à Polytechnique. C’est d’ailleurs l’époque où vous l’avez connu.
  
  - Tout à fait vrai. J’étais étudiante en médecine. Je n’avais pas un sou. Lui non plus. Il gagnait un peu d’argent en lavant les carreaux dans les cabarets de Pigalle où, la nuit, je vendais des fleurs dans une boîte de strip-tease. Plusieurs fois, on m’a proposé d’être entraîneuse, ristourneuse comme ils disaient. Naturellement j’ai refusé, car c’est l’itinéraire qui conduit à la prostitution.
  
  Près de trente ans plus tôt, calcula Coplan, elle avait dû être très jolie, mais le visage s’était fané en route et particulièrement à cause de la misère, des véroles, des blennorragies, des tuberculoses, des eczémas chancroïdes et du sida qu’elle soignait quotidiennement sans ménager sa peine.
  
  - Amaury et moi vivions ensemble, poursuivit-elle, l’œil rêveur. En fait, nous tirions le diable par la queue. Paris bohème, c’était nous. Une chambre de bonne sous les toits, repas frugaux, peu de sommeil et longues études dans les bouquins. Et puis, quand nous avons réussi, lui à l’X et moi à la Fac, nous nous sommes séparés comme deux voies ferrées qu’éloigne l’aiguillage. J’imagine qu’il n’existait pas de réel amour entre nous.
  
  - Vous faisait-il des confidences sur la vie qu’il avait menée ?
  
  - A cet égard, il était plutôt pudique. C’était un garçon entièrement tourné vers l’avenir et non le passé. Sans doute un peu introverti, obsédé tout de même par le sort de ses parents.
  
  - Quel sort ?
  
  Elle passa une main lasse sur son visage aux traits tirés.
  
  - C’étaient, disait-il, des résistants fusillés par les Allemands.
  
  Coplan tressaillit. Voilà qui devenait intéressant. S’agissait-il de résistants communistes ? Et alors, par fidélité à leur mémoire, Amaury Sermoz aurait-il décidé de servir les intérêts de Moscou ?
  
  Il tenta de parfaire son avantage dans cette voie mais sans succès, car Véronique Brunoy ne savait rien d’autre à ce sujet. Les autres questions qu’il lui posa ne lui apprirent rien de neuf.
  
  
  
  De retour à Paris, il contacta le lieutenant Jaquelein et Dijindjie. Kazmarzyk et les époux Sombreuil ne bougeaient pas.
  
  A nouveau, il consulta le dossier d’Amaury Sermoz. L’intéressé était né le 9 décembre 1939 à Paris 10e, de Marcel et de Suzanne Legrand. Ceci fait, il s’assit devant la console de son ordinateur et rechercha la liste officielle des résistants. Marcel Sermoz et son épouse née Legrand n’y figuraient pas.
  
  Une erreur ? Un oubli ? Ou bien Amaury Sermoz, complexé par sa situation d’orphelin, avait-il fabulé devant Véronique Brunoy ?
  
  Coplan réfléchit et décida de s’entretenir avec l’ex-inspecteur principal Claude Dupuis. Durant l’occupation allemande, ce dernier, sous les ordres du commissaire Fernand David, fusillé à la Libération, avait appartenu à la Brigade Spéciale n® 1 des Renseignements généraux, chargée de la répression anticommuniste et anti-gaulliste. Quand le sort des armes avait été contraire au IIIe Reich, Dupuis avait fui Paris, muni de faux papiers que lui-même avait fabriqués. Réfugié à Nantes, il avait, avec une certaine insouciance, relâché sa vigilance et été repéré. Jeté en prison, il avait de peu échappé au peloton d’exécution. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, il s’évadait en 1947 du camp de Carrère dans le Lot-et-Garonne lors d’une émeute organisée par les prisonniers politiques. En pleine époque de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, il avait su tirer profit des précieuses archives que prudemment il avait mises de côté en lieu sûr. Protégé par le président du Conseil, par le ministre de l’Intérieur, par le Garde des Sceaux, il avait créé un service parallèle, dont la mission consistait à démanteler l’appareil interne du Parti Communiste, soupçonné d’espionnage au profit de Moscou. Grâce à la documentation accumulée par les Brigades Spéciales de la Préfecture de Police de Paris, Claude Dupuis avait fait merveille dans ses activités clandestines, aidé par ses anciens collègues que l’on s’empressait de réhabiliter.
  
  Point de passage obligé pour qui souhaitait tout connaître de la guerre secrète que s’étaient livrée dans la région parisienne résistants et policiers de Vichy, Claude Dupuis était une mine inépuisable de renseignements.
  
  A présent, il avoisinait les quatre-vingts ans mais était encore empreint, malgré la carte vermeille, de verve et de verdeur, comme le découvrit Coplan sur le bord de la piscine privée enfouie entre les pins, les mimosas, les eucalyptus, les yuccas aux stipes de fleurs blanches et les lantaniers qui peuplaient la propriété de la Côte d’Azur. En retrait du tremplin, les zinnias montaient une garde inodore mais ornementale.
  
  L’ancien policier posa son sécateur et s’essuya les mains à son tablier de grosse toile bleue.
  
  - Marcel et Suzanne Sermoz, ça ne me dit rien. Ils n’appartenaient sûrement pas à la Résistance, ni gaulliste ni communiste. Mon cerveau est un véritable fichier. De plus, Sermoz n’est pas un nom tellement répandu.
  
  - Ils sont morts fin 43, début 44.
  
  - Où ?
  
  - Je l’ignore. Impossible de retrouver des archives à ce sujet. Ou alors il me faudrait des mois de recherches.
  
  - C’était la grande époque de la guerre Résistance-Police.
  
  Dupuis fronça les sourcils.
  
  - Vraiment, je ne vois pas. Ils ne figurent pas sur la liste officielle?
  
  - Non.
  
  - Vous voyez bien, triompha-t-il. Ils n’étaient pas résistants et ma mémoire n’est pas défaillante.
  
  - De faux résistants ? hasarda Coplan qui perdait espoir.
  
  Le visage strié de rides de l’ex-inspecteur principal se figea.
  
  - Ce n’est pas idiot, ça, marmonna-t-il. Des indics ? Des taupes qui se seraient infiltrés dans un réseau pour ensuite moucharder ? Pas bête... Voyons...
  
  Dupuis s’assit et Coplan l’imita. Au bout d’un long moment, une expression de découragement se peignit sur les traits du premier.
  
  - Des mouchards, il y en avait beaucoup à l’époque, sans parler des dénonciations. Dans ce domaine, durant l’Occupation et à la Libération, les Français ont passé la surmultipliée. Fin 43 ou début 44, les chômeurs battaient le pavé et certains entraient au service des Allemands ou des Gestapos françaises, chez Bonny-Lafont rue Lauriston, chez Masuy avenue Henri-Martin ou chez Berger rue de la Pompe.
  
  - Ce sont vos indics qui m’intéressent.
  
  - Oui, mais ceux-là ne me disent rien. Vous avez du temps devant vous ?
  
  - Pourquoi ?
  
  - Laissez-moi consulter mes archives. Revenez demain à la même heure.
  
  - D’accord.
  
  Coplan dîna et coucha dans un motel du cap d’Antibes et le lendemain fut à pied d’œuvre. En voyant la mine déconfite de l’ancien policier, il comprit que ses recherches s’étaient révélées vaines.
  
  - Je ne crois pas que ces Sermoz travaillaient pour nous, confirma Dupuis. Parmi les solutions qui s’offrent à vous, il en est peut-être une que vous devriez piocher.
  
  - Laquelle ?
  
  - La Gestapo française du 93 rue Lauriston était dirigée par deux bandits, Lafont et son second, Bonny, un flic révoqué. Quand, à la Libération, ils ont été arrêtés, eux et quelques-uns de leurs séides, Bonny s’est mis à table, comme une vraie casserole. Il a mangé le morceau et a tout balancé. Des milliers de noms, des milliers de méfaits. C’était un type pointilleux, doté d’un cerveau organisé et d’une mémoire fantastique, comme moi. Les procès-verbaux de ses interrogatoires sont dans les archives du ministère de la Justice. Bien sûr, il serait mieux que vous ayez Bonny mais il a été fusillé en décembre 44, deux jours après Noël.
  
  
  
  Le jour même, Coplan remonta à Paris. Kazmarzyk et les Sombreuil, rendirent compte le lieutenant Jaquelein et Djindjie, ne bougeaient pas.
  
  Le lendemain, dans un vieux fort d’une banlieue sinistre, un archiviste en blouse grise posa devant lui le dossier de la Gestapo française du 93 rue Lauriston. Claude Dupuis n’avait pas menti. Des centaines de pages relataient les aveux de Bonny. Coplan s’attacha aux opérations dirigées contre la Résistance mais fit chou blanc. Nulle part, Bonny n’évoquait les époux Sermoz.
  
  Envahi par le pessimisme, Coplan se demanda s’il ne faisait pas fausse route. Devant Véronique Brunoy, Amaury Sermoz avait probablement fabulé. Pourtant, à la réflexion, ce trait de caractère n’avait jamais été mentionné dans les témoignages recueillis. A l’évidence, l’intéressé se serait tu plutôt que de proférer un mensonge. Oui, mais s’il trahissait, n’était-il pas obligé de mentir, de dissimuler ?
  
  Il se replongea dans le dossier. Une phrase, parmi les aveux de Bonny, lui revenait :... Abel Danos, Pierre Loutrel et Louis Hare ont abattu en mars 1944, à la station de métro Obligado (Aujourd’hui, cette station de métro porte le nom d’Argentine), un certain Samuel Mendelzweig, appartenant à une équipe spéciale de la M.O.I. chargée d’exécuter les indicateurs infiltrés dans ses rangs...
  
  Le jour suivant, Coplan dépoussiéra les dossiers relatifs à la Main-d’Œuvre Immigrée, plus connue sous ses initiales de M.O.I. Le célèbre Groupe Manouchian était tombé dans les filets nazis, vendu par un traître à sa cause. A la suite de ce démantèlement de l’un de ses réseaux, la M.O.I. avait constitué une équipe spéciale ayant pour mission de détecter les taupes et de les éliminer.
  
  Après de longues recherches, Coplan dénicha enfin un rapport rédigé, après la fin de la guerre, par un certain Joseph Loewenstein :
  
  ... Les camarades Juan Garcia, Maurice Frydmann, Simon Rosenstajn et moi-même avons exécuté les époux Marcel et Suzanne Sermoz le samedi 7 janvier 1944 à la sortie du cinéma Le Cyrano rue de la Roquette, près de la Bastille, où ils venaient d’assister à une représentation du film Le Corbeau. Ces deux traîtres appartenaient à la Gestapo française du 70 boulevard Maurice-Barrès, à Neuilly-sur-Seine, dirigée par le bandit Frédéric Martin dit Rudy von Merode. Jouant aux militants communistes, ils étaient parvenus à entrer dans nos rangs pour nous dénoncer aux nazis. Ils y ont réussi partiellement et ont été responsables de nombreuses arrestations.
  
  Coplan referma le dossier. Si Amaury Sermoz était bien celui qui trahissait, alors Coplan savait pour quels motifs il avait choisi cette voie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Djindjie suçait des bonbons anti-graisse. Intérieurement, elle se lamentait d’avoir pris quelques kilos en trop à la suite des choucroutes, des saucisses et des bières berlinoises. Elle tenait tant à sa taille fine, typiquement asiatique, et, en retard sur l’événement, réprouvait ses débordements alimentaires en Allemagne.
  
  Soudain, elle se figea et cala le bonbon sous une molaire.
  
  Frédéric et Catherine Sombreuil sortaient et montaient dans leur Opel Frontera. Quand ils eurent tourné le coin de la rue, Djindjie démarra à son tour.
  
  Dans le quartier rénové de Bercy, le bâtiment flambant neuf abritait des salles de répétition pour danseurs, chanteurs et instrumentistes. Garçons et filles mêlés, la clientèle était jeune, vivante, enthousiaste.
  
  Durant près de trois heures, Frédéric et Catherine Sombreuil s’escrimèrent à répéter les pas de quick-step, de slow-fox-trot, de valse lente, de tango et de valse viennoise. Dissimulée dans un coin, Djindjie suçait ses bonbons en réprimant des bâillements d’ennui. Un contrebassiste remorquant son gigantesque étui vint la draguer. Dans ces cas-là, l’agent Alpha utilisait une tactique bien éprouvée. Aussi riposta-t-elle d’un ton acerbe :
  
  - Va plutôt baiser avec ta contrebasse, balayette à chiottes !
  
  Décontenancé par la grossièreté du langage, le musicien prit la poudre d’escampette en traînant son étui et Djindjie rit sous cape. La manœuvre ne ratait jamais.
  
  Le couple quitta la salle réservée aux danses et se dirigea vers une pièce où s’installaient un batteur et un guitariste. Devant un micro, Catherine Sombreuil se mit à chanter, accompagnée par les deux musiciens. Djindjie fut agréablement surprise. La voix était plaisante et le rythme typiquement brésilien. Quant aux paroles, elles évoquaient Bahia, Rio de Janeiro, la samba, la bossa-nova et, inévitablement, les favelas.
  
  Quand elle parvint au terme, son mari, assis sur le sol moquetté, l’applaudit. Catherine Sombreuil récidiva sur deux autres thèmes, illustrés par un rythme identique, puis soudain, au beau milieu de sa quatrième interprétation, abandonna le micro et courut vers les coulisses.
  
  Un instant désarçonnée, Djindjie réagit rapidement. Elle reflua vers le couloir, snoba l’ascenseur et dévala les marches. A la sortie du hall, elle vit la chanteuse de rythmes brésiliens déboucher d’un escalier à l’arrière du bâtiment et courir vers une Fiat Panda, ouvrir la portière et se jeter derrière le volant avant de se pencher vers le compartiment à gants.
  
  Djindjie se glissa hors du bâtiment et se faufila vers l’emplacement de parking où elle avait garé sa voiture.
  
  Catherine Sombreuil démarra enfin en direction de l’avenue Daumesnil, suivie de loin par l’agent Alpha qui se réjouissait de la fluidité de la circulation. A la hauteur de l’Opéra de la Bastille, la pluie commença à tomber et, instantanément, le flot de véhicules ralentit.
  
  De la Bastille, la Fiat Panda monta vers la République et, de là, vers la porte de la Chapelle où elle tourna à droite puis à gauche pour gagner le stade Louis-Demonchaux que longeait le périphérique.
  
  Catherine Sombreuil gara sa voiture sur le trottoir et, abritée sous un parapluie, pénétra dans l’arène sportive. Djindjie déplia l’imperméable transparent fourré dans sa poche, sortit, l’enfila et rabattit la capuche sur ses cheveux noirs.
  
  Cuirassés comme les cuirassiers de Reichshoffen, harnachés comme les voyageurs interstellaires chers à l’imagination des auteurs de romans de science-fiction, casqués comme des C.R.S. s’apprêtant à affronter la fureur des routiers révoltés par le permis à points, des gaillards athlétiques répétaient les séquences de leur prochain match de football américain.
  
  Sans se soucier de la pluie, le quarterback distribuait à ravir ses balles aux receveurs sur ses deux ailes. En face, les linebackers contraient impitoyablement avec une brutalité inouïe. Malgré les efforts du défensive end, un running back réussit son touchdown et, sur le banc de touche, l’entraîneur et ses adjoints applaudirent.
  
  Catherine Sombreuil ne paraissait pas s’intéresser vraiment à la partie. Insensiblement, profitant de l’attention portée par les occupants du banc de touche au déroulement des séquences, elle se rapprochait de l’entrée des vestiaires qui n’était pas surveillée.
  
  Quand elle disparut dans le couloir, Djindjie la suivit d’un pas décidé. Personne ne la remarqua.
  
  Dans le vestiaire, Catherine Sombreuil sortit une clé de son sac à main et déverrouilla le cadenas posé sur une armoire métallique. Elle tira sur le battant et déposa un mince paquet avant de reverrouiller et de s’esquiver. Précipitamment, elle remonta les marches de l’escalier.
  
  Djindjie bondit et déchiffra l’inscription sur l’étiquette collée au métal vert olive, Richard Varchafsky, tout en regrettant de ne pas être équipée d’une trousse de passes pour ouvrir le cadenas.
  
  Sans plus s’attarder, elle abandonna le vestiaire. Au loin, le parapluie bas levé, Catherine Sombreuil courait car la pluie redoublait.
  
  - On arrête, les gars ! cria l’entraîneur en bousculant Djindjie au passage car il ne l’avait pas vue. Oh, pardon, mademoiselle, vous cherchez quelque chose ?
  
  - L’équipe féminine, répondit Djindjie en s’éloignant. Elle n’est pas encore arrivée ?
  
  - Pause-café ! Rappliquez, les gars ! répéta un entraîneur adjoint.
  
  Djindjie atteignit la sortie. Catherine Sombreuil s’engouffrait dans la Fiat Panda. Djindjie hésita puis décida de stopper là la filature de la danseuse-chanteuse. Elle avait mieux à faire. Elle laissa la Fiat filer et, dans sa voiture, récupéra sa caméra avant de revenir sur ses pas et de contourner les gradins pour atteindre le parc de stationnement privé du stade où elle filma les plaques minéralogiques. Quand elle eut fait le tour, elle repartit. A la Porte de la Chapelle, elle s’arrêta devant une cabine publique pour téléphoner à Coplan qui lui fixa rendez-vous devant l’Opéra Bastille où elle lui remit la pellicule impressionnée.
  
  - Reprends la filoche sur les Sombreuil, lui ordonna-t-il en la quittant sous la pluie qui diminuait d’intensité.
  
  La pellicule développée, il nota les numéros et les rechercha sur l’ordinateur. Une Peugeot 205 était immatriculée au nom de Richard Varchafsky, résidant au quai de la Loire dans le 19e arrondissement. Il pianota à nouveau pour savoir si l’intéressé était fiché.
  
  Dans les entrailles de l’ordinateur, il était inconnu.
  
  Face à la perspective nouvellement aménagée de la place de Stalingrad, l’immeuble surplombait le bassin de la Villette d’où partaient les excursions sur les canaux. Moderne, il s’ouvrait largement, par ses baies vitrées, sur l’eau où glissaient les péniches à travers la brume légère formée par la pluie qui tombait.
  
  A l’abri dans sa voiture, il vit arriver la Peugeot 205. Quatre hommes étaient à l’intérieur. A leur carrure, on devinait qu’il s’agissait d’adeptes du football américain. Un seul descendit et entra dans l’immeuble. Dix minutes plus tard, il en ressortait et se réinstallait derrière le volant. Il ne pouvait être que Richard Varchafsky. La 205 repartit et Coplan abandonna sa voiture après avoir fourré sa trousse de passes sous son imperméable.
  
  Le code d’accès au hall n’était pas rebranché.
  
  Coplan localisa l’appartement : 3e étage, porte D. Malgré la construction récente de l’immeuble, l’ascenseur était poussif comme un candidat au marathon de New York à la fin de son parcours.
  
  Au troisième étage, les passes de sa trousse firent merveille comme d’habitude. A l’intérieur, le décor était sportif. Sur les murs, des affiches reproduisant les grands moments des matches disputés entre les équipes américaines de top-niveau, les Dallas Cow-boys ou les Chicago Bears, les New York Giants ou les Washington Redskins, les New England Patriots ou les Pittsburg Steelers. Avec un faible pour ces derniers, comme en témoignaient les nombreuses photographies prises au Three River Stadium à Pittsburg.
  
  Pour le reste, dépouillement total.
  
  Avec sa science consommée dans ce domaine, Coplan fouilla les lieux. Sans succès.
  
  En dehors de son intérêt pour le football américain, Richard Varchfsky était aussi mélomane. Une collection de disques s’entassait dans un râtelier : les Doors, Indochine, Paul Mac Cartney, Elton John, Boy George, Michael Jackson, Prince, Sibelius, Ravel, Debussy, Vivaldi, Brahms. Un bel éclectisme de la part d’un sportif. Quatre baffles, hauts de 90 centimètres, se calaient dans les angles de la pièce par ailleurs fort spacieuse. La platine provenait d’une maison prestigieuse : Thorens. Cependant, Coplan fut étonné de découvrir qu’elle comprenait un cran de vitesse supplémentaire, 78, 45, 33,16 et une position sans dénomination particulière. Intrigué, Coplan pressa le bouton d’allumage, fit coulisser le marqueur jusqu’à cette encoche et, soudain, sur le pan de mur opposé, entre deux affiches vantant respectivement les mérites des équipes des Green Bay Packers et des Tampa Bay Buccaneers, un écran métallique bascula soudain sur sa gauche en accusant un angle de soixante degrés.
  
  Si la cavité était peu profonde : dix centimètres, pas plus, elle était haute, distante du plancher au plafond, et large de 80 centimètres.
  
  Le paquet aperçu par Djindjie était là, ouvert. Il contenait quatre passeports de nationalités différentes, italien, espagnol, portugais et allemand, parfaitement réguliers à première vue, assortis des différents visas désirables pour un voyage vers Moscou avec étapes à Rome, Athènes, Ankara et Kiev. Ils concernaient trois hommes et une femme, évoluant au-delà de leur quarantième année d’âge.
  
  Coplan inspecta minutieusement leurs traits sur les photographies. Il ne connaissait aucun d’entre eux.
  
  Une courte lettre les accompagnait :
  
  A la fin de l’opération Teper Dva Tchasa (En russe : Il est maintenant deux heures), vous partirez, impérativement pour raisons de sécurité évidentes, sur le vol Alitalia AZ 321 pour Rome. Décollage 20 heures à CDG 2. Arrivée 22 heures locales. Accueil prévu à Leonardo da Vinci. Billets achetés. A retirer chez Irino. Accueil à Leonardo da Vinci vous communiquera ordres et itinéraire à suivre pour rejoindre Moscou par Athènes, Ankara et Kiev.
  
  Soudainement aiguisée, l’imagination de Coplan se débridait. Opération II est maintenant deux heures ? Le S.V.R., l’organisme regroupant les Services spéciaux qui, dans la république nouvellement constituée de Russie, succédait au K.G.B., avait-il repris les tics de son prédécesseur ? Le K.G.B. avait affectionné pour ses missions secrètes les titres en forme de messages sibyllins, du genre : il est minuit, docteur Xaltzer, les carottes ne sont pas cuites ou Les pages de ce livre sont écornées.
  
  Les époux Sombreuil, Richard Varchafsky et, partant, Kazmarzyk, travaillaient-ils pour le S.V.R. ? Et quel était le but de cette opération dont on assurait la fuite des participants, sans doute pour que les auteurs et les commanditaires ne soient pas démasqués, et dont Kazmarzyk, après son exploit berlinois, semblait être le détonateur par le biais des Sombreuil ?
  
  Pour le reste, la cavité était vide. Coplan remit le paquet en place après avoir noté les identités et photographié les visages grâce à une caméra identique à celle dont s’était servie Djindjie pour relever les numéros des plaques minéralogiques.
  
  C’est cette corrélation qui raviva sa mémoire. A présent, il se souvenait des circonstances dans lesquelles le nom d’Irino lui avait frappé inconsciemment l’esprit. Dans la liste en provenance du Bureau des Véhicules de la Préfecture de Police, un certain Irino Demkovic précédait chronologiquement Richard Varchafsky.
  
  Il réactionna le bouton et l’écran revint en place en dissimulant la cachette.
  
  Dehors, la pluie avait cessé.
  
  
  
  De retour devant son ordinateur, il pianota sur les touches. La 205 était immatriculée 412 ZUY 75 et la Honda 411 ZUY 75. Cette dernière était enregistré au nom d’Irino Demkovic, ce qui signifiait très certainement que les deux hommes avaient remis leur dossier le même jour et simultanément.
  
  Le lendemain, Coplan se rendit au World Boxing Gymnasium après avoir fait chou blanc à l’adresse indiquée à la Préfecture de Police, Irino Demkovic ayant déménagé sans laisser d’adresse.
  
  Le nom était prétentieux, surtout lorsque l’on examinait le vieux bâtiment décrépit qui restait miraculeusement debout dans cette rue pouilleuse, proche des gazomètres du nord de la capitale.
  
  C’était l’heure creuse dans la salle. Les jeunots qui venaient ici pour s’entraîner et s’imprégner des conseils des professeurs, tout en rêvant d’une ceinture de champion du monde remise par une star de Hollywood sur un ring prestigieux, pour le moment passaient à l’usine le plus clair de leurs journées à fraiser, ajuster, s’escrimer sur les chaînes de montage pour gagner leur croûte afin de payer les leçons des professeurs avant de postuler à un titre quelconque à Las Vegas ou à Saint-Flour dans le Cantal.
  
  Aussi, l’air sentait moins l’embrocation et la sueur. Certains rings étaient désertés. En revanche, la violence des coups assenés dans les sacs de sable et dans les punching-balls témoignait de l’ardeur des professionnels qui, profitant du manque de fréquentation, perfectionnaient leur entraînement. Quelques-uns soulevaient des haltères pendant que de leur gorge s’échappaient des borborygmes soulignant l’effort. Sur les murs du couloir conduisant aux bureaux et aux vestiaires, une longue litanie photographique attestait de la réussite de quelques élèves devenus champions de France ou d’Europe dans les plus diverses catégories. Comme par inadvertance, mais en réalité à dessein, plusieurs clichés agrandis montraient des K.O. retentissants afin d’imprimer dans la cervelle des apprentis pugilistes qu’une carrière, quelquefois, se brisait sur une faute stupide qui expédiait la victime sur un lit d’hôpital pour un coma prolongé.
  
  - Irino Demkovic est là ? demanda Coplan à un grand gaillard au faciès martyrisé qui sortait de l’un des bureaux en roulant les épaules.
  
  - Pas depuis deux jours, répondit l’autre avec un accent qui sentait bon l’aïoli.
  
  - Où puis-je le trouver ?
  
  - Faudrait interroger Takatapé.
  
  - T’as qu’à taper ? C’est un nom prédestiné pour un boxeur.
  
  - C’est le type à la culotte rouge, là-bas, dans le fond, au ring 14.
  
  Oumar Takatapé était un colosse originaire de Dakar. Une superbe bête. Abdominaux en béton, pectoraux en granit et biceps en acier suédois. Cuisses et jarrets se gonflaient comme des outres. Sous le front obtus, les sourcils hachés menu par les coups et trop souvent recousus au catgut se fronçaient tandis que les grosses lèvres se retroussaient comme si un protège-dents cherchait à émerger de la bouche.
  
  - Où puis-je trouver Irino ? questionna Coplan d’un ton qui ne souffrait aucune contradiction. C’est urgent et c’est important.
  
  - Il s’est absenté à l’étranger.
  
  - Où ?
  
  - Je sais pas.
  
  - Tant pis, je vais laisser un message chez lui. Où habite-t-il ?
  
  L’autorité dont faisait preuve le visiteur eut raison de l’hésitation et des scrupules du pugiliste qui livra le renseignement.
  
  Pour pénétrer chez Demkovic, Coplan utilisa sa trousse à sésames. Il alla droit à la platine dans le salon et manœuvra comme la veille chez Richard Varchafsky.
  
  L’écran bascula sur la gauche.
  
  La première chose qu’il repéra dans la cavité fut un pain de dynamite, enveloppé dans un emballage sans marques distinctives. La deuxième chose fut les billets d’avion aller à destination de Rome aux noms des gens figurant sur les passeports cachés chez Richard Varchafsky. La troisième chose fut un film en super-8, long de 195 mètres, enfermé dans sa pochette, et la quatrième, une feuille de papier dactylographiée comportant un court texte :
  
  Durant dix jours, en octobre 1582, on n’enregistra dans la Chrétienté ni naissances, ni décès, ni communions, ni mariages. Aucune messe ne fut célébrée. Il ne plut pas, il ne neigea pas et le soleil ne se leva pas. Aucun acte officiel ne fut transcrit auprès des Parlements ou dans les archives des princes et des rois. Le roi de France Henri III, pourtant fort porté sur le sexe, ne fit l’amour avec aucun de ses mignons, et le duc Henri de Guise, son rival, l’imita en ignorant la couche de la belle Marguerite de Navarre, la future reine Margot.
  
  Pourquoi ?
  
  L’astuce révélait une grande imagination, s’amusa Coplan, mais elle ne l’abusa pas puisqu’il connaissait la réponse. En effet, en 1582, le pape Grégoire XIII avait décidé de réformer le calendrier julien, du nom de Jules César, qui, en raison des années bissextiles, avait accumulé un retard de dix jours, si bien que, pour les rattraper, le pontife passa arbitrairement du 4 octobre au 15 octobre en sautant la période intermédiaire qui, par conséquent, n’avait jamais existé, expliquant ainsi l’absence de messe, de mariages, de communions, de naissances, de décès, de neige, de soleil, de pluie et d’actes officiels.
  
  En réalité, ce texte, avait brusquement réalisé Coplan, était destiné à dissimuler, sous son apparence de test de connaissances historiques pour candidats à un jeu télévisé, un numéro de téléphone, celui d’Amaury Sermoz, qui était le 15 10 15 82. Officiellement, le 1 en tête d’un numéro parisien à huit chiffres ne correspondait à aucun central téléphonique. En fait, ce central existait et France-Télécom en attribuait les numéros, systématiquement portés sur la liste rouge, à de hautes personnalités ou à des fonctionnaires dont les activités devaient demeurer secrètes.
  
  Amaury Sermoz était l’un d’eux.
  
  Ainsi, sa connivence avec des agents de l’Est se confirmait.
  
  Coplan sortit le film super-8 de sa cachette et partit à la recherche d’un projecteur qu’il dénicha dans une penderie. Il repoussa l’écran dans son logement et passa la pellicule.
  
  Un bref instant, elle montra Amaury Sermoz en compagnie de Kazmarzyk. Elle ne fit qu’effleurer leurs silhouettes, parfaitement identifiables malgré le chapeau de pluie et les imperméables mouillés au col relevé. Ensuite, elle s’attarda sur le marbre d’une tombe, sur une allée de cimetière. Coplan était profondément intrigué. Le marbre était ancien et les abords de la sépulture mal entretenus ou pas entretenus du tout. Les mauvaises herbes poussaient dru.
  
  Coplan guettait le nom du défunt ou de la défunte. Cependant, par prudence sans doute, celui ou celle qui avait filmé s’était bien gardé de laisser son objectif se fixer sur cette information.
  
  Le dernier mètre de pellicule se déroula sur le tambour et Coplan remâcha sa frustration.
  
  Dans quel but ce film avait-il été tourné ? Vraiment, il ne voyait pas. Il repensa au pain de dynamite. Un attentat ? A l’explosif, faire sauter une tombe pour pulvériser les ossements d’un cadavre qui, si l’on en croyait l’état du marbre, était inhumé depuis des lustres ? Ridicule.
  
  Alors ?
  
  Il redélogea l’écran, remit le film en place et referma. La fouille des lieux à laquelle il se livra ne lui apprit rien d’autre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Coplan freina brutalement et les automobilistes derrière lui, furieux, klaxonnèrent avec violence puisque le feu était au vert et que, sur le passage pour piétons, personne ne s’était aventuré.
  
  Il redémarra et se gara provisoirement sur un bateau avant de gagner la boulangerie sur le trottoir où il acheta un pain aux raisins et un jus d’orange.
  
  Deux détails lui étaient revenus en mémoire. Celui ou celle qui avait filmé la tombe avait, au cours de son long panoramique, capté le geste d’une femme, encapuchonnée à cause de la pluie, qui esquissait le signe de la croix devant une autre sépulture. Du front à la poitrine et de droite à gauche. Voilà qui était important. De droite à gauche. Or, les chrétiens, catholiques et protestants, se signaient de gauche à droite, et non l’inverse, que se réservaient les orthodoxes russes, grecs ou roumains. Le second détail était le petit drapeau aux bandes latérales, en partant du haut, blanche, bleue, rouge. Les nouvelles couleurs russes. Toujours à cause de la pluie, le tissu pendait lamentablement. Néanmoins, on remarquait l’attribut supplémentaire qui le distinguait de l’étendard actuel de la république de Russie : l’écusson impérial à l’aigle doré placé sur le blanc. Par conséquent, il ne s’agissait pas du drapeau des maîtres du Kremlin, mais du drapeau des tsars.
  
  Assis derrière son volant, Coplan dévora son pain aux raisins et but son jus d’orange en boîte. Une question le taraudait. Celui ou celle qui reposait dans cette sépulture étant plus que vraisemblablement russe, la scène avait-elle été filmée dans un cimetière ordinaire ou bien était-ce une nécropole exclusivement russe ?
  
  En se basant sur l’appartenance de Kazmarzyk aux Services spéciaux de Moscou, la logique militait en faveur de cette seconde hypothèse.
  
  Coplan ne connaissait qu’un seul cimetière exclusivement russe, celui de Sainte-Geneviève-des-Bois, dans le département de l’Essonne.
  
  Il fit demi-tour au carrefour Barbès-Rochechouart et fila en direction de l’autoroute du Sud.
  
  Au bout d’une demi-heure de recherches, il découvrit l’allée où avait été filmée la scène et le petit drapeau tsariste devant la sépulture sous laquelle reposait une aïeule de 87 ans aux nombreux enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants comme en témoignait l’expression des regrets sur la pierre.
  
  Alors, il se positionna par rapport à l’endroit où, plus que probablement, avait opéré la caméra, et regarda autour de lui.
  
  Deux tombes étaient recouvertes de marbre, aussi mal entretenues l’une que l’autre, et cernées par les mauvaises herbes.
  
  Laquelle était la bonne ?
  
  Dans la première était inhumé un certain Fedor Vladimirovitch Bondarenko, 1899-1966. Dans la seconde, Leonid Ivanovitch Orlov, 1895-1969. En dehors de l’identité, de l’année de naissance et de celle du décès, à part aussi la formule rituelle « A notre regretté... ceux qui l’ont aimé », aucune inscription n’était gravée dans le marbre.
  
  Bon sang, laquelle était la bonne ?
  
  Et qui étaient Fedor Vladimirovitch Bondarenko et Leonid Ivanovitch Orlov, l’un des deux n’étant pas celui auquel s’intéressaient Kazmarzyk et Amaury Sermoz ?
  
  
  
  
  
  Le Vieux ruminait.
  
  - Résumons-nous, déclara-t-il au bout d’un long silence. Ces deux Russes ne se sont distingués en France d’aucune manière. Bondarenko était ukrainien. Il est arrivé chez nous en 1922 après avoir servi dans l’armée contre-révolutionnaire du général Wrangel. Il était ouvrier chez Renault, et retraité quand il est mort. Célibataire, ce sont ses anciens compagnons de travail qui se sont cotisés pour lui offrir cette pierre tombale en marbre. Pas d’activités politiques connues, vie paisible, sans accrocs, métro-boulot-dodo. De même pour Orlov, sauf que ce dernier, durant l’Occupation allemande, s’est porté volontaire pour combattre sur le front de l’Est au sein de la Wehrmacht. On a refusé son engagement à cause de son âge. Lui aussi avait lutté contre les bolcheviks. Dans les rangs de l’armée Koltchak, avec le grade de lieutenant. Il a fui la répression rouge à travers la Sibérie et a gagné Vladivostok. Longtemps, il a vécu à Shanghaï et n’a émigré en France qu’en 1932 pour servir huit ans dans la Légion étrangère. Démobilisé et grâce à sa connaissance de nombreuses langues, a été réceptionniste dans des hôtels parisiens. Le marbre de sa pierre tombale a été payé par un mystérieux inconnu.
  
  Coplan hocha affirmativement la tête.
  
  - C’est bien ça.
  
  - Et nous ne sommes pas plus avancés.
  
  - Un attentat se prépare, j’en suis convaincu. Contre quoi, contre qui, je l’ignore. Pourquoi un tel intérêt porté à une tombe qui recouvre les restes d’un réfugié politique mort en 1969 ? A quoi servirait le dynamitage d’une sépulture aussi ancienne ?
  
  - Pourtant, il y a anguille sous roche. La fuite des exécutants est programmée, leurs passeports et leurs billets d’avion son prêts. Les photographies sur les passeports ne vous ont mené nulle part ?
  
  - Non.
  
  Le Vieux écrasa dans le cendrier le mégot de son cigare qui lui venait tout droit de La Havane, expédié par l’attaché militaire adjoint qui était, en réalité, l’homme de la D.G.S.E. à Cuba où, déjà, le régime castriste chancelait inexorablement. Il se leva et gagna la fenêtre en tournant le dos à son subordonné. Sur le boulevard Mortier, une des artères les plus sinistres de Paris, les véhicules filaient dans les deux sens sans que le grondement des moteurs ne traverse la cuirasse du double vitrage.
  
  Le Vieux cita un nom et Coplan sursauta.
  
  - Impossible, répliqua-t-il.
  
  - Pourquoi ? contra immédiatement le Vieux.
  
  - Qu’irait-il faire dans un cimetière ?
  
  - Il est russe, non ?
  
  - Pourquoi se recueillerait-il sur la tombe d’un ennemi ?
  
  - Cela, nous ne le savons pas encore.
  
  Le Vieux se retourna brutalement.
  
  - Mon cher Coplan, il faut prendre le taureau par les cornes, frapper droit au cœur.
  
  
  
  
  
  Le Vieux était entouré par le colonel Michel Vaufour, chef du service Action, par le colonel Jean-Guy Thalbeau, chef du service de Sécurité, et par le colonel Jean-Etienne Duvallois, directeur du Contre-espionnage. Adossé à la cheminée XVIIIème siècle, Coplan était le seul à se tenir debout, les autres étant assis autour de la table.
  
  Amaury Sermoz apparut enfin. A trois heures du matin, il avait été réveillé en plein sommeil par le coup de téléphone et convoqué d’urgence. Aussi n’avait-il pas pris la peine de se raser, si bien que ses joues bleuissaient.
  
  A peine fut-il assis que le Vieux porta son attaque mortelle :
  
  - Vous êtes démasqué.
  
  A ces mots, Coplan sortit son automatique Smith & Wesson 469, s’avança pour se placer face à l’arrivant et le braqua en direction des sourcils.
  
  Sermoz possédait un excellent contrôle de ses réactions. Sans qu’une quelconque émotion apparaisse sur ses traits encore tirés par le manque de sommeil, il articula d’une voix nette :
  
  - Messieurs, sans que cette exigence vous semble exorbitante, j’aimerais connaître la raison de cette convocation aussi matinale et de cette grave accusation portée contre moi. Je n’ose encore parler d’infamie. Pourtant, cette arme dirigée contre moi relève du plus mauvais goût et ne plaide pas en faveur de votre bon sens.
  
  Sa superbe, cependant, s’écailla au cours des heures qui suivirent lorsque, tour à tour, le Vieux et Coplan lui mirent les points sur les i.
  
  La sueur humectait son front et ses joues, et dégoulinait le long de son cou maigre en maculant le col de sa chemise blanche.
  
  - L’atmosphère ici est irrespirable, finit-il par dire en faisant mine de se lever.
  
  A la vue du Smith & Wesson qui s’agitait, il se ravisa.
  
  - Nous n’en avons pas fini avec vous, déclara Coplan. Nous savons pourquoi vous avez trahi. Non, vous n’êtes pas Judas Iscariote et vous ne courez pas après trente deniers. Vous avez voulu racheter les crimes de vos parents durant l’Occupation allemande. Vous avez pensé être redevable d’une dette à l’égard de Moscou parce que vos parents étaient responsables de la mort devant un peloton d’exécution de nombreux militants communistes qui œuvraient au sein de la Résistance et, en particulier, de la M.O.I. Vous avez éprouvé une honte infinie lorsque vous avez découvert que votre père et votre mère que vous chérissiez avec tant d’amour n’étaient autres que des sbires opérant pour le compte de la Gestapo française de Neuilly dirigée par le sinistre Frédéric Martin au pseudonyme germanique de Rudy von Merode. Vous avez été horrifié et, dans les longues nuits de votre orphelinat, bouleversé de chagrin, vous avez décidé qu’un jour vous répareriez, que vous rachèteriez leurs crimes. Vous vous êtes, en quelque sorte, érigé en Messie rédempteur et, l’âge adulte atteint, vous avez contacté Moscou.
  
  Les assistants le voyaient : Amaury Sermoz était fortement ému. L’instant d’après, des larmes amères roulèrent sur ses joues. Une heure plus tard, il avouait :
  
  - J’aime la France. J’ai longtemps hésité, mais je portais sur les épaules le péché dont j’avais hérité. C’était une trop lourde croix. Il fallait que je m’en débarrasse. A vrai dire, je n’éprouvais guère de sympathie pour Moscou mais l’envie de retrouver la joie de vivre était la plus forte.
  
  - Vous aviez tellement honte des crimes de vos parents que vous racontiez qu’ils avaient été résistants.
  
  - C’est vrai.
  
  - Mais vous n’avez pas eu honte de vos propres crimes, de votre trahison, fit, sévère, le colonel Jean-Guy Thalbeau.
  
  - Si, mais la sensation était moins forte, je culpabilisais beaucoup moins.
  
  - Il faudra consigner par écrit l’étendue des désastres que vous avez causés, fustigea le colonel Jean-Étienne Duvallois dont le regard disait toute la détestation qu’il portait à l’homme assis de l’autre côté de la table.
  
  - Pour le moment, nous avons mieux à faire, coupa le Vieux. Sermoz, dites-nous quel projet criminel vous concoctez en compagnie de Heinz Kazmarzyk, cet ex-agent de la Stasi que vous avez rencontré récemment à Berlin et qui vous accompagnait au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois alors qu’un cameraman opérait en filmant la tombe d’un émigré politique mort depuis des lustres.
  
  Sermoz sursauta et, cette fois avec une certaine hardiesse, ses yeux éteints reprirent vie et il fixa longuement le visage du patron des Services spéciaux avec un intérêt accru.
  
  - Vous me surveilliez depuis tout ce temps ?
  
  - C’est exact.
  
  - Puis-je connaître la faute que j’ai commise ?
  
  L’orgueil et l’instinct professionnel reprenaient le dessus chez la taupe.
  
  - Depuis la mort de Gordine à Berlin. Peu de gens étaient au courant de sa défection. Je vous ai tout de suite soupçonné, bluffa le Vieux.
  
  - Sur la foi de quelles preuves ?
  
  - Le flair et l’imagination, ces vertus cardinales qui font les grands espions. En toute modestie, je reconnais que j’appartiens à leur phalange. Bon, le temps presse. Quel projet mettez-vous sur pied avec l’aide de Heinz Kazmarzyk ?
  
  Sermoz tira sur sa pochette et s’épongea le front.
  
  - Quel sort me réservez-vous ? questionna-t-il, le regard soudé à l’arme que brandissait Coplan.
  
  Le Vieux se racla la gorge, gêné.
  
  - Ma décision dépendra de votre degré de collaboration avec nous.
  
  Le colonel Michel Vaufour, chef du service Action s’emporta :
  
  - Qu’on me le laisse et le corps de ce traître disparaîtra à tout jamais.
  
  
  
  
  
  Confortablement installé sur la banquette arrière de la limousine noire, il méditait un passage de Ma femme écrit par Anton Tchékhov : « ... Vous pensez honnêtement et, à cause de cela, vous haïssez le monde entier. Vous haïssez les croyants parce que la foi est un indice de bêtise et d’ignorance ; et vous haïssez les incroyants parce qu’ils n’ont ni foi ni idéal. Vous haïssez les vieillards pour leurs vues arriérées et leur conservatisme ; et les jeunes pour leur libéralisme... » Anton Tchékhov avait aussi écrit : « la foule croit qu’elle sait et comprend tout ; plus elle est bête, plus son horizon lui semble vaste... ».
  
  Il se sentait très proche d’Anton Tchékhov. A Moscou, les grandes manœuvres politiques avaient commencé et son pouvoir était de plus en plus contesté. Par la population qui refusait le nouvel ordre économique. Par de nombreuses régions et républiques autonomes. Par de multiples oppositions qui tentaient de s’organiser. Le Parlement lui avait déclaré la guerre. Heureusement, sa garde prétorienne, forte de 25 000 hommes, lui restait fidèle. Ceux qu’il craignait le plus étaient les anciens bolcheviks, les ultra-conservateurs qui lui vouaient une haine mortelle, les partisans du drapeau rouge marqué de la faucille et du marteau, les nostalgiques de Brejnev, les hard-liners comme disaient les Américains, les contre-révolutionnaires. Dans plusieurs républiques ou régions autonomes, ils avaient déjà repris le pouvoir face aux fondamentalistes musulmans.
  
  A qui le tour ? A lui ? Les tueurs de l’ex-K.G.B. étaient loin d’être au chômage. Toujours actifs, ils rêvaient d’un exploit comme dans le bon vieux temps où ils étaient tout-puissants.
  
  Il tourna la tête vers la vitre et fut rassuré. Les motards français étaient nombreux, sans oublier ses propres gardes du corps dans les autres limousines, ainsi que les policiers français du service des voyages officiels qui veillaient sur sa personne comme sur une icône sacrée qu’aurait bénie saint Vladimir, le propagateur de la foi chrétienne en Ukraine.
  
  Et puis, sa visite privée, hors du programme officiel, avait été tenue secrète. Peu de gens étaient au courant, en dehors du président de la République française et de ses proches. Assez compromettante, d’ailleurs, cette visite. Il jeta un coup d’œil à l’immense gerbe de fleurs posée à côté de lui sur la banquette. Sans l’insistance de son épouse Anna qui n’avait pu l’accompagner à Paris à cause de sa coxalgie aiguë, jamais il ne se serait livré à un tel geste. Anna était la fille de l’aristocrate russe Leonid Ivanovitch Orlov et était née à Shanghaï. Devenue très tôt communiste grâce à l’enseignement des fidèles de Mao Tse-toung, elle n’avait pas suivi son père en France et était retournée en U.R.S.S. Néanmoins, elle vouait à son géniteur un culte qu’il considérait comme irrationnel.
  
  Mais les femmes n’étaient-elles pas irrationnelles ?
  
  Sur ses prières, il avait capitulé et accepté de déposer cette gerbe somptueuse sur la sépulture du défunt. Oui, vraiment compromettant, ce geste. Lui qui depuis peu avait abjuré la théologie marxiste-leniniste, voilà qu’il allait s’incliner sur la tombe de celui qui, dans les rangs de l’armée de Koltchak, s’était battu à mort contre l’Armée rouge et le bolchevisme.
  
  Paradoxal. Il se mordit la lèvre inférieure. Pas tellement paradoxal, après tout, puisque lui-même à présent, à la tête de l’État, était en butte aux intrigues de ces mêmes bolcheviks qui tentaient de le déposséder du pouvoir.
  
  La vitre intérieure coulissa et l’interprète, assis à côté du commissaire des Voyages officiels, l’avertit :
  
  - Monsieur le président, nous arrivons dans cinq minutes à Sainte-Geneviève-des-Bois.
  
  - Merci, Gregori.
  
  Il savait que le coin était bouclé par les forces de police. Pas un drapeau ne trahissant son identité ne flottait alentour. De toute façon, la visite serait brève. Pas de prières puisqu’il ne croyait pas en Dieu. Il déposerait la gerbe et repartirait comme il était venu, le vœu d’Anna étant exaucé. De toute façon, une grosse séance de travail l’attendait. Il lui fallait absolument obtenir des Français qu’ils débloquent des crédits importants pour sauver son pays de la famine.
  
  Quand il franchit le seuil de l’entrée du cimetière, il éprouva un sentiment de malaise. Ainsi, c’était donc ici que reposaient ceux qui avaient haï et combattu l’U.R.S.S. jusqu’à plus soif ?
  
  
  
  
  
  Heinz Kazmarzyk était embusqué dans sa voiture anonyme, à une dizaine de kilomètres du cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois, sur un chemin vicinal où pleuvaient les feuilles mortes.
  
  Le plus grand optimisme l’habitait. Enfin, on allait être débarrassé de l’usurpateur.
  
  Dans son esprit, il repassa les divers épisodes de l’Opération Teper Dva Tchasa.
  
  Clandestinement et de nuit, la pierre tombale avait été descellée et soulevée pour permettre l’extraction et l’emport du cercueil réinhumé dans un coin retiré de la forêt de Fontainebleau. A la place avait été disposée une charge d’explosifs pouvant être déclenchée à distance par impulsion radio. Puis, dans la stèle, avait été aménagée une cache dissimulant une caméra TV ultra-miniaturisée, émettant en VHF, équipée de pinhole spécial lenses (Les lecteurs désireux d’en apprendre davantage sur les équipements utilisés dans le domaine du Renseignement peuvent se procurer le Répertoire International des Distributeurs de Matériels Spéciaux, disponible chez Infos Al International, BP 127, 75563 Paris Cedex 12), et alimentée par piles Ni-Cd.
  
  Dès que le récepteur-monitor TV contenu dans un attaché-case reposant sur ses genoux, transmettrait l’image du tyran abhorré proche de la tombe, Kazmarzyk n’aurait qu’à envoyer le signal à l’aide d’un transmetteur-déclencheur, pas plus grand qu’un paquet de cigarettes, qu’il tenait dans sa main droite, le pouce frémissant à quelques millimètres du bouton de mise à feu. Et ainsi serait éliminé celui que les purs et durs de Moscou voulaient voir disparaître de la surface du globe.
  
  Kazmarzyk éclata de rire. Bon débarras. C’était à cause de salauds de son espèce qu’il avait dû abandonner ses fonctions à la Stasi. L’ordre ancien était tellement confortable et empli d’attraits. Pourquoi ces salopards avaient-ils accepté le changement et la réunification des deux Allemagne en abattant le Mur ?
  
  Tout était parti de là. Maintenant, c’étaient l’anarchie et le recul devant l’Ouest. La honte. Le scandale.
  
  Mais des temps nouveaux s’annonçaient dès que serait mort l’apôtre des réformes.
  
  
  
  
  
  Coplan rampait entre les arbres. L’herbe était encore mouillée après la pluie récente. On entendait gazouiller des oiseaux. Il traversa un carré emblavé d’escourgeon sauvage et se demanda d’où provenait cet orge. Avait-il été semé par un farceur ? Au milieu de ce bois touffu on ne s’attendait pas à cette découverte.
  
  A la lisière du chemin vicinal, il se redressa et bondit, son poing serré sur la crosse du Smith & Wesson 469.
  
  Kazmarzyk eut un haut-le-corps quand la portière s’ouvrit et que l’acier bleui se pointa sur son cœur qui défaillait.
  
  - Ne bouge pas, ordonna Coplan, sinon je fais feu.
  
  Kazmarzyk ne tint aucun compte de cet avertissement car la caméra, là-bas à dix kilomètres, transmettait l’image attendue. L’usurpateur, entouré de son escorte, se présentait devant la tombe de Leonid Ivanovitch Orlov. A une vitesse fulgurante, son pouce appuya sur le bouton rouge pour déclencher l’explosion.
  
  Coplan partit d’un rire sans joie.
  
  - Pas la peine, Heinz, la tombe a été vidée de ses explosifs. Amaury Sermoz a parlé et il n’y aura pas de changement politique à Moscou.
  
  Dépité, l’Allemand grinça des dents. Coplan jugea inutile de lui préciser qu’Amaury Sermoz avait pris la place dans la tombe de Leonid Ivanovitch Orlov après que le colonel Michel Vaufour, chef du service Action, lui eut tiré une balle dans la nuque. Impossible, en effet, que l’honneur de la D.G.S.E. soit souillé par une trahison dont la révélation dans le grand public aurait eu des conséquences incalculables. Les Services spéciaux, encore traumatisés par les suites de l’affaire Greenpeace sept ans plus tôt, se refusaient à envisager un tel affront. Les médias se bornèrent à signaler que l’on avait retrouvé l’intéressé, abattu dans son cabin-cruiser à la dérive sur la Méditerranée, vraisemblablement par des pirates, assez coutumiers du fait.
  
  - Tu t’es donné du mal à Berlin pour éliminer Gordine qui s’apprêtait à nous révéler le complot et, maintenant, tous ces efforts ne servent plus à rien, ricana Coplan.
  
  Kazmarzyk qui reprenait le dessus planta son regard dans celui de Coplan.
  
  - Savez-vous que Schiller, dans Die Jungfrau von Orleans, assurait que le plus grand honneur dévolu à un prince régnant c’est de tomber sous les coups d’un vengeur ?
  
  - Ce qui veut dire ?
  
  - Que le tyran qui a pris hypocritement le pouvoir à Moscou finira sous les balles d’un patriote et que l’U.R.S.S. redeviendra ce qu’elle a toujours été.
  
  Coplan éclata d’un rire tonitruant.
  
  - L’ennui, c’est que tu ne seras pas là pour le voir.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par eurocomposition à 92310 Sèvres, France et achevé d’imprimer en mars 1993 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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