Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan tente sa chance

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Le capitaine Einar Gunsson avait prévenu ses passagers : « Dans trois jours, il fera beau. Pas avant. » Et, en effet, le vendredi 4 mai, vers dix heures du matin, le miracle se produisit. La grisaille et la brume se dissipèrent, le soleil se mit à briller dans le ciel pur, dégagé ; la mer devint limpide.
  
  Avec plus d’un mois de retard, la Méditerranée déploya brusquement les splendeurs légendaires de son printemps unique au monde.
  
  Le Mindoubia leva l’ancre à midi et quitta sans regret la rade de Port-Cros où il était resté immobile pendant neuf jours en attendant le beau temps. Le bateau mit le cap vers le large, direction sud-ouest, exactement d’où venait la brise légère qui faisait scintiller le miroir éblouissant de la mer.
  
  Gunsson, debout sur la passerelle avant, les deux mains dans les poches de son vieux pantalon de toile, son torse de lutteur moulé dans un gilet de corps qui soulignait la vigueur de sa musculature, contemplait d’un œil satisfait la ligne d’horizon.
  
  Le capitaine était content. Tout allait bien.
  
  A bord du yacht, la mauvaise humeur générale s’était envolée comme par enchantement. Les trois hommes d’équipage, le mousse et le cuisinier chinois travaillaient en sifflotant. Les passagers, radieux, se prélassaient dans les fauteuils de plein air et savouraient des long-drinks. Le souvenir morose des journées précédentes était oublié.
  
  Le bateau lui-même, avec sa coque blanche et sa toile à rayures rouges tendue au-dessus du gaillard d’arrière, paraissait plus léger, plus élégant dans la lumière étincelante.
  
  En fait, le Mindoubia n’était pas un joli bâtiment ; malgré les transformations qu’il avait subies, il conservait les marques indélébiles de ses origines rigoureusement utilitaires : large poupe carrée, disproportion des plages avant et arrière par rapport aux superstructures, carénage trop plat et trop lourd. Le Mindoubia était tout simplement un M.L. de la série Type 520, que l’astucieux Gunsson avait racheté pour une bouchée de pain aux surplus de la marine de guerre britannique.
  
  Long de 32 mètres, sur 5 mètres 35 de large, ce bateau, comme tous ceux de sa série, avait été conçu par les ingénieurs anglais en vue du débarquement, c’est-à-dire en fonction d’un maximum d’habitabilité ; et c’était surtout cela qui avait intéressé Gunsson, car un yacht de grande croisière se loue d’autant plus facilement qu’il peut embarquer un plus grand nombre de passagers.
  
  Tel était du moins le motif que le capitaine donnait pour expliquer son choix. Or, un coup de chance inespéré avait rendu ce calcul inutile : en mars 1956, exactement huit mois après l’achat du Motor-Launch, un richissime banquier de Tanger, le senor Esteban Menderazo, avait proposé à Gunsson la location exclusive du Mindoubia pour une durée de six ans, renouvelable par tacite reconduction. Au prix fort. Les services du capitaine étant inclus dans la location, avec un gros salaire garanti.
  
  Depuis lors, délivré de tout souci matériel, Gunsson se baladait à longueur d’année d’une rive à l’autre de la Méditerranée, heureux comme un pape. Esteban Menderazo ne se montrait pour ainsi dire jamais. En l’espace de six ans, il n’avait participé qu’à deux croisières ; la première, en août 1957, autour des îles grecques ; la seconde, en juillet 1959, du côté de Chypre.
  
  Ses chèques trimestriels, d’une ponctualité remarquable, constituaient les seuls témoignages de son existence à l’égard du capitaine Gunsson. Pour le reste, le bateau se trouvait en permanence à la disposition de l’avocat-conseil de Menderazo, un certain Raymond Garrissoux qui tenait un important cabinet d’affaires à Marseille et qui, très occupé lui-même, confiait le yacht à un de ses amis, Frank Alderner.
  
  Pas une seule fois, depuis que le Mindoubia avait commencé sa nouvelle carrière, le total des places disponibles n’avait été rempli. Les invités de Menderazo, de Garrissoux ou de Frank Alderner étaient généralement au nombre de cinq ou six, alors qu’on pouvait en loger très confortablement une bonne douzaine.
  
  En ce moment même, il n’y avait que quatre passagers à bord : trois hommes, une femme.
  
  
  
  
  
  Vers trois heures de l’après-midi, après son déjeuner et sa sieste, le capitaine, la pipe au bec, monta sur le pont. Il regarda la mer à bâbord, contourna le poste de pilotage, examina la ligne d’horizon à tribord, alla distribuer quelques ordres à son second, puis, de son pas pesant, se dirigea vers l’arrière.
  
  Tout allait toujours très bien... La pulsation sourde des diesels avait une cadence régulière, réconfortante. Une bonne odeur de mazout émanait de la machinerie. Le double sillon d’écume, à la poupe, traçait un énorme sillage rectiligne.
  
  Avec sa discrétion coutumière, Gunsson glissa un bref coup d’œil vers le salon de plein air. Sous la toile à rayures qui les protégeait des ardents rayons solaires, les trois passagers mâles, affalés dans leurs fauteuils, buvaient du whisky glacé.
  
  Ils étaient muets comme des carpes.
  
  Frank Alderner et son camarade Mario Lattini, en slip de bain, le torse nu, s’abandonnaient à la parfaite béatitude de l’heure.
  
  Ces deux-là, Gunsson les connaissait bien. Ils passaient le plus clair de leur temps à bord. Et leur paresse n’avait pas de limites.
  
  Le troisième passager était un nouveau venu. Il se nommait Yves Mazirac et il se disait ingénieur. Il se trouvait sur le Mindoubia pour se refaire une santé... Bien bâti, svelte, assez séduisant malgré sa pâleur et son regard voilé, il sortait d’une maison de repos où il avait été soigné pendant six mois à la suite d’une dépression nerveuse.
  
  Vêtu d’un short et d’une chemisette blanche, il lisait un roman.
  
  C’était un invité personnel d’Esteban Menderazo.
  
  Le capitaine s’éloigna en douce et partit à la recherche de sa passagère, Lila Sari. Il était presque sûr qu’elle prenait un bain de soleil sur le petit deck, devant la cabine-appartement où elle logeait. Comme elle était la seule femme à bord, on lui avait évidemment attribué la place d’honneur. La cabine-appartement, spacieuse et décorée de boiseries en acajou poli, comportait un vrai lit, deux armoires, une table, deux sièges et un cabinet de toilette (avec baignoire, douche et w.c. particulier).
  
  Avec plus de discrétion encore, Gunsson gravit les échelons d’une échelle de fer et se hissa sans bruit sur la dunette qui surplombait l’appartement et le minuscule deck adjacent.
  
  Elle était là, comme prévu. Couchée de tout son long sur une couverture écossaise, offerte comme un bel animal à la caresse du soleil. La poitrine nue, un minuscule cache-sexe masquant tout juste la partie la plus intime de sa féminité, les bras en croix, les jambes mollement écartées, elle se faisait bronzer. Sa chevelure ondulée, noire comme l’ébène, lui dessinait une auréole somptueuse. Elle fermait les yeux, et ses longs cils de velours ombrageaient ses pommettes.
  
  Gunsson serra les poings, avala péniblement sa salive.
  
  Un désir profond lui labourait les entrailles. Il avait vu beaucoup de jolies femmes au cours de sa carrière de marin, mais celle-ci les battait toutes. Et de loin.
  
  Aux yeux du capitaine, c’était cela, la femme idéale : La Femme.
  
  Car elle avait toutes les perfections qu’un homme recherche : des jambes longues et parfaites, des cuisses pleines, des hanches en amphore, des seins gonflés et fermes, arrogants et doux, des épaules rondes, des bras superbes... Avec cela, un visage de madone adolescente où la bouche éclatait comme une fleur sensuelle, gourmande.
  
  Gunsson dut faire un effort pour se détacher de cette vision. Il s’éclipsa, redescendit l’échelle, alla s’accouder au bastingage à tribord.
  
  Il se sentait vaguement furieux contre lui-même.
  
  C’était la deuxième fois que Lila Sari prenait des vacances à bord du Mindoubia. Frank Alderner la traitait en copine. Mario Lattini la trouvait trop jeune et l’appelait « la gosse ». Il n’était attiré que par les femmes de plus de trente ans. « Les voitures en rodage, c’est barbant » affirmait-il.
  
  Lila venait d’avoir vingt-quatre ans. Et Gunsson, qui en avait cinquante-trois, s’en voulait d’être fasciné par ce tendron. Il s’en voulait d’autant plus qu’il avait eu l’impression, au mois d’août précédent, qu’il n’aurait eu qu’un mot à dire pour que son rêve secret se réalisât. Cette fois-là, à l’occasion d’une brève escale à Portofino, ils étaient restés seuls à bord, Lila et lui. Ils avaient bavardé bien gentiment... Pourquoi diable n’avait-il pas osé ?... La peur d’un refus ? Et alors ? Cela n’aurait pas eu de conséquences, car la fille, en plus de toutes ses qualités, était gentille comme un ange. A l'encontre de tant de sauterelles qui se montrent hautaines et prétentieuses parce qu’elles ont le corsage bien garni et les fesses chaloupeuses, Lila était aimable, bonne fille, d’un abord simple avec tout le monde, même avec le cuisinier chinois.
  
  Elle savait remercier d’un sourire, il n’y avait jamais la moindre nuance de dédain dans ses grands yeux couleur noisette.
  
  Alderner, en parlant d’elle, avait fait allusion à des origines fort modestes : un taudis de la banlieue nord de Paris. C’était bien possible, mais ça n’enlevait rien aux mérites de la jeune personne, bien au contraire.
  
  Gunsson eut une soudaine inspiration. Il ôta sa pipe de sa bouche, la tapota contre la rambarde. Puis, sans se presser, il gagna le salon de plein air.
  
  Il s’approcha de Frank Alderner, lui murmura quelques mots à l’oreille.
  
  Alderner esquissa une ébauche de sourire, resta un moment pensif. C’était un homme de petite taille, trapu, à la poitrine velue, fort comme un taureau. Ancien pilote d’essai de l’aéronautique civile, retraité à 43 ans, il avait des cheveux bruns taillés en brosse, des yeux d’un gris minéral.
  
  - Pourquoi pas ? fit-il brusquement d’un ton amusé où perçait une pointe de mépris. Si ça vous fait plaisir, et si ça ne nous met pas en retard, je n’ai rien contre.
  
  - Cela m’arrange plutôt, affirma le capitaine. J’ai des essais de machine à faire et j’aimerais saluer mes amis du CERES.
  
  - O.K. Allez-y, fit Alderner avec un petit geste de la main.
  
  Gunsson s’en alla immédiatement donner des instructions au second qui tenait la barre.
  
  Le Mindoubia, décrivant une immense courbe, cingla dès lors vers le sud-est.
  
  Le capitaine, après avoir observé le changement de cap, retourna dans sa cabine. Il se ramena presque aussitôt à tribord, armé d’une paire de jumelles, et il se mit à étudier la tache sombre qui se profilait à l’horizon.
  
  Cette tache sombre se précisa progressivement et, environ trente-cinq minutes après la modification d’itinéraire du yacht, le relief tourmenté de la plus grande des quatre îles d’Hyères se détacha très nettement sur le fond bleu de la mer et du ciel. Sa forme étrange faisait penser à un gigantesque hérisson au pelage vert, à l’échine brune, le nez tourné vers Port-Cros.
  
  Gunsson abaissa ses jumelles, passa la courroie autour de son cou puissant et basané, hésita un moment, puis marcha d’un air décidé vers la cabine-appartement.
  
  Lorsqu’il apparut sur le petit deck, il toussota. Lila Sari sursauta, ouvrit les yeux, saisit promptement une serviette qui se trouvait à portée de sa main et s’en servit pour cacher ses seins. Elle murmura en riant :
  
  - Oh, pardon, capitaine ! Je crois que je somnolais, je ne vous ai pas entendu venir...
  
  - J’avais frappé, mentit Gunsson. Je ne savais pas si vous étiez là... Je vous cherchais...
  
  Lila se redressa à demi. Gunsson arborait un sourire débonnaire, un peu bête, qui plissait sa rude face boucanée.
  
  - Je vous ai préparé une petite surprise, dit-il. Nous sommes près de la calanque de Rioufrède... à l’île du Levant... Si vous désirez vous baigner, nous pouvons nous arrêter un moment... Vous vous rappelez, le 15 août de l’an dernier ? Cela vous avait emballée, si j’ai bonne mémoire ?
  
  - Vous êtes merveilleux, capitaine ! s’exclama la jeune femme en se levant d’une secousse aussi gracieuse que souple. Je me disais justement que ce serait épatant de nager... Je suis cuite à point et je commençais à transpirer... Regardez cela !...
  
  Elle éleva son bras gauche, montrant les poils noirs et bouclés de son aisselle où perlaient effectivement quelques gouttes de sueur.
  
  Gunsson opina :
  
  - Le soleil est très chaud, pour sûr. Vous ne devriez pas vous exposer aussi longtemps au début...
  
  - Nager me fera du bien, dit Lila.
  
  Le capitaine ne put s’empêcher de fixer le nombril de la fille. On eût dit un bijou de nacre tendrement enfoncé dans l’ovale de ce joli ventre soyeux, chaud, palpitant... C’était là qu’il aurait voulu poser sa bouche, lécher ce creux si attirant... et puis laisser voyager ses lèvres sur cette peau d’un grain si prodigieusement lisse...
  
  - Quand vous voudrez, articula-t-il. Je vous prépare l’échelle. Nous allons mettre en panne dans deux ou trois minutes.
  
  Elle eut de nouveau son rire ingénu :
  
  - Moi aussi, je suis prête ! Il n’y a pas grand-chose à préparer, vous savez !...
  
  Un grondement assourdi fit vibrer le bateau qui s’immobilisa, les diesels baissèrent de régime pour se mettre au point mort.
  
  - Venez, dit le capitaine.
  
  Lila enroula la couverture écossaise autour de son corps, se contorsionna pour ôter son cache-sexe qu’elle lança dans sa cabine, emboîta le pas du capitaine.
  
  A la coupée de tribord, un peu plus loin que le treuil qui actionnait les filins du canot suspendu à ses haubans, Gunsson déroula une échelle de corde.
  
  - L’eau sera peut-être moins chaude qu’en plein été, prévint-il, mais elle sera quand même bonne.
  
  - J’aime assez l’eau froide, dit Lila.
  
  Puis, avec une voix de petite fille :
  
  - Retournez-vous, monsieur le capitaine.
  
  Il obéit.
  
  Lila déroula prestement sa couverture, la déposa sur la rambarde, descendit quelques échelons, exécuta un plongeon impeccable. Lorsqu’elle revint à la surface, elle s’ébroua, dégagea d’un geste vif ses longs cheveux noirs, piqua un crawl rapide, magnifiquement coulé, efficace.
  
  Gunsson porta aussitôt ses jumelles à ses yeux pour suivre les mouvements de la nageuse. Le grossissement optique lui donna la sensation de toucher presque le dos nu de la fille qui fendait l’onde avec aisance. Elle avait un battement de jambes précis, à la fois sec et élastique, et sa croupe admirable oscillait comme un fruit doré.
  
  Un brusque jaillissement d’eau fit tressaillir le capitaine. Il déplaça son champ de vision : c’était Mazirac qui venait de plonger à son tour. Il était nu, lui aussi.
  
  Lila nageait vers la petite crique taillée dans le flanc rocheux de l’île. Mazirac la suivait.
  
  Un teuf-teuf-teuf résonna subitement derrière l’une des pointes abruptes de l’île.
  
  C’était une vedette de la Marine de Guerre, avec quatre hommes à bord. En moins de cinq minutes, elle arriva à une vingtaine de mètres du Mindoubia, arrêta son moteur et se laissa dériver sur sa lancée pour venir avec une précision étonnante, se coller contre le yacht, juste à l’échelle de corde de la coupée de tribord.
  
  Un officier en chemise bleue, pantalon de treillis, casquette à galons, grimpa allègrement à bord du Mindoubia.
  
  - Salut, capitaine, lança-t-il à Gunsson qui avait son bon sourire de vieux loup de mer. Toujours voyeur, hein ?
  
  - Salut, capitaine Mourlin, répondit Gunsson. On fait ce qu’on peut, que voulez-vous ! A chaque âge ses plaisirs.
  
  - On se balade ? questionna l’officier de la marine.
  
  - Hé oui...
  
  - Vous avez eu des ennuis de machine ?
  
  - J’ai remplacé un de mes moteurs, comment le savez-vous ?
  
  - Je sais tout, riposta l’officier, enjoué. Je suis là pour ça !... Vous êtes resté neuf jours à l’ancre, à Port-Cros, hein ?...
  
  - Et vous n’êtes même pas venu me dire bonjour ! reprocha Gunsson. Je me demandais si vous étiez encore au CERES... (Centre d’essais et de recherches des engins spéciaux. Ce centre, installé à l’île du Levant, s’occupe de la mise au point des fusées de la Marine de Guerre française)
  
  - Rien de changé, assura le capitaine Mourlin.
  
  - Tant mieux pour vous. C’est un chouette boulot que vous avez là... Vous désirez sans doute faire une vérification à bord ?
  
  - Pensez-vous ! s’esclaffa l’officier. Vous avez quatre passagers, des vivres pour trois semaines, deux caisses de scotch et douze bouteilles de vodka Smirnoff.
  
  - C’est beau, le Deuxième Bureau de la Marine ! railla le capitaine Gunsson. Je vous signale toutefois que j’ai également douze paquets de cure-dents. Je me suis fait engueuler l’année dernière parce que je n’en avais pas à bord !...
  
  - Quels sont vos projets ? s’enquit négligemment l’officier du contre-espionnage.
  
  - J’attends les ordres. Il est question de faire une virée aux Baléares... Et vous ? Vos pétards, ça boume ? Les journaux font un drôle de tam-tam à propos de votre missile Matra R 530.
  
  - Vous vous intéressez aux fusées ? ironisa l’officier.
  
  - Et comment ! Mais ce n’est pas le côté balistique qui me passionne, c’est le côté boursier. Garrissoux m’a fait acheter vingt actions des « Engins Matra ».
  
  - Vous êtes un sale capitaliste, capitaine Gunsson. Mais, entre nous, c’est un excellent placement, une bonne valeur de portefeuille. L’avenir est aux fusées, tout le monde sait cela.
  
  - Je vous offre un godet ? avança Gunsson.
  
  - Non, je voulais simplement vous serrer la main. Dites-moi, d’où sort-il, votre nouveau passager, le grand mec pâle qui vient de plonger derrière mademoiselle Sari ?
  
  - J’en sais rien. C’est un gars dont les parents étaient jadis des clients de Garrissoux... Il est en convalescence, paraît-il.
  
  - En convalescence de quoi ?
  
  - Surmenage, dépression...
  
  - Curieuse idée de mettre en tête à tête, sur un yacht, une fille comme Lila Sari et un homme fatigué. M’est avis que ça va l’achever, le pauvre !... Bon, Gunsson, à la revoyure !...
  
  - Vous avez tort de vous presser, murmura Gunsson. Dans un quart d’heure, ma passagère va se ramener... C’est un spectacle qui vaut la peine.
  
  - Merci, je suis blasé, grommela l’officier du Deuxième Bureau. Des femmes à poil, je vais en voir deux ou trois mille dans les semaines qui viennent. Et, vous savez, Gunsson, entre nous, j’adore déshabiller mes maîtresses, alors...
  
  - C’est pour ça qu’on vous a nommé à l’île du Levant, je suppose ? plaisanta Gunsson.
  
  - Qui sait ? fit l’officier.
  
  Il redescendit l’échelle de corde, sauta dans la vedette.
  
  Quelques instants plus tard, Frank Alderner s’amena d’un pas indolent vers Gunsson.
  
  - Que raconte le Deuxième Bureau ? demanda-t-il, placide.
  
  - Simple visite de courtoisie. Mais il m’a tout de même posé une question au sujet de nos projets, et il voulait savoir qui a invité Mazirac.
  
  - Parfait, acquiesça Alderner, flegmatique.
  
  Et il s’en retourna vers son scotch, sous la tente à rayures rouges.
  
  Vingt minutes plus tard, Lila Sari escaladait l’échelle de corde. Ruisselante, essoufflée, les yeux brillants de plaisir, elle s’enroula dans sa couverture, secoua sa crinière et s’en alla dans sa cabine. Elle s’allongea sur son lit, ferma les yeux.
  
  Un immense bien-être, succédant à l’effort, l’envahit.
  
  Elle s’endormit d’un seul coup, comme une enfant qui a trop joué.
  
  Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le crépuscule plongeait la cabine dans une pénombre chaude. Yves Mazirac était là, en short, le torse nu, penché au-dessus de la table dont il avait fait basculer la tablette. Coiffé d’un casque d’écoute, il affichait une expression tendue, attentive, ce qui ne l’empêchait nullement d’observer à travers ses paupières mi-closes les genoux excitants de Lila qui, dans son sommeil, avait déplacé sans le savoir le drap blanc dont elle avait recouvert sa nudité.
  
  La voyant réveillée, Mazirac lui fit un léger sourire, posa un doigt sur sa bouche pour lui faire comprendre qu’elle devait se taire.
  
  Lila hocha la tête en signe d’acquiescement.
  
  Elle savait qu’elle ne pouvait ni parler ni bouger à ces moments-là.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Mazirac prolongea son écoute pendant un gros quart d’heure environ.
  
  Son visage pâle et tiré était devenu plus grave ; deux petites rides verticales, creusées entre ses sourcils, trahissaient son intense concentration mentale.
  
  Un mot d’ordre avait dû être donné à bord du yacht, car le silence le plus complet régnait à bord. Même les diesels avaient cessé de ronronner.
  
  Lila Sari, figée sur son lit, retenait instinctivement son souffle. Elle devina que le Mindoubia avait jeté l’ancre, et elle se demanda où ils se trouvaient à présent.
  
  Enfin, Mazirac prononça d’un ton soulagé :
  
  - Et voilà, c’est terminé...
  
  Il soupira pour se décontracter les nerfs, ôta son casque d’écoute, adressa un sourire plus franc à Lila Sari.
  
  - Désolé de mon indiscrétion, lui dit-il, mais vous dormiez de si bon cœur que je n’ai pas eu le courage de vous réveiller. D’autre part, j’étais tenu par l’horaire prévu pour le contact radio...
  
  Lila, un peu abrutie encore par son profond sommeil, murmura :
  
  - Je ne sais pas ce qui m’est arrivé. Je n’ai même pas eu la force de me sécher les cheveux, je me suis endormie comme une masse.
  
  - C’est la réaction, fit Mazirac tout en commençant à ranger son matériel. Premier soleil, premier bain ; ça vous assomme inévitablement. Surtout que l’eau n’était pas tellement chaude, pour tout dire.
  
  Il eut de nouveau un sourire amical, et il ajouta, désinvolte :
  
  - Vous savez, vous pouvez bouger maintenant. Vous êtes chez vous !... Je mets mon fourbi en ordre et je me retire.
  
  - Oh, vous ne me dérangez pas ! lança-t-elle vivement.
  
  Mazirac devint derechef plus attentif pour faire glisser le panneau de teck qui, en coulissant, camouflait d’une façon absolument indécelable le minuscule émetteur-récepteur japonais logé dans le double fond de la table, entre la tablette du dessous et la planche qui formait le fond apparent du meuble.
  
  Comme son interlocuteur avait le dos tourné vers le lit, la jeune femme en profita pour se lever. Elle rejeta la couverture et, sur la pointe des pieds, elle marcha rapidement vers l’armoire-placard. Elle en retira un slip blanc, une marinière à raies blanches et bleues, un short en mousse de rilsan à pois bleus.
  
  Mazirac se tourna vers elle au moment où elle ajustait avec soin son slip. Dans la pénombre qui faisait chatoyer des reflets fauves sur les boiseries de la cabine, la chair de la fille formait une longue tache clairs d’où irradiaient des ondes sensuelles d’un magnétisme insoutenable. Pour cacher son trouble, Mazirac tira son paquet de cigarettes de la poche de son short.
  
  Lila prononça à mi-voix, tout en continuant à s’habiller :
  
  - Où sommes-nous à présent ?
  
  - Dans la baie de Port-Man.
  
  - Vous ne trouvez pas cela terriblement imprudent d’établir une liaison-radio dans un endroit comme celui-ci, et cela en pleine Opération Jupon ?... (Les exercices combinés effectués par l’escadre de Toulon dans le cadre des manœuvres de printemps)
  
  Mazirac fut sur le point de riposter par une de ces moqueries acerbes auxquelles son caractère orgueilleux et agressif le portait volontiers, mais ses yeux se posèrent sur les seins de Lila juste à l’instant où elle passait sa marinière par-dessus sa tête, et la beauté de ces deux globes que le mouvement des bras faisait saillir au maximum de leur gonflement arrogant, lui coupa le souffle. Une bouffée de tendresse le submergea, balayant sa méchanceté foncière. C’est avec une sorte de douceur indulgente qu’il plaisanta :
  
  - Vous vous figurez peut-être qu’on m’adresse des messages ?
  
  Il se pinça le nez pour contrefaire sa voix et prononça :
  
  - Allô, allô, Cactus appelle Mozart, Cactus appelle Mozart.
  
  Il prit une voix de basse pour continuer la parodie :
  
  - Mozart vous écoute, Mozart vous écoute...
  
  Il alluma sa cigarette, énonça d’un air supérieur :
  
  - Si cela se passait comme ça, il y a belle lurette que le Mindoubia aurait été repéré ! En ce moment même, il y a deux avisos de la base de Toulon qui sont à l’écoute à moins d’un mille de nous.
  
  Lila, vaguement vexée, répliqua :
  
  - Vous voulez me faire marcher, mais ça ne prend pas. L’an dernier, pendant que je me trouvais à bord, Mario captait des messages tous les soirs, ici même, dans ma cabine.
  
  - D’accord, admit-il, mais vous n’avez pas pigé la combine. Nous avons un système qui défie la sagacité des meilleurs spécialistes de la détection.
  
  - Ouais ! On dit ça, jusqu’au jour...
  
  Elle ouvrit un tiroir, s’empara d’une brosse et entreprit de peigner ses longs cheveux.
  
  - Ne vous faites pas de souci, la rassura-t-il. Le truc est d’une simplicité enfantine. Je prends l’écoute sur la longueur d’onde réservée aux radio-amateurs.
  
  - Et vous êtes sûr que les techniciens de la marine n’en font pas autant ? rétorqua-t-elle.
  
  - Sans importance, affirma-t-il avec dédain. Deux de nos camarades, qui ont une licence tout à fait régulière, se transmettent des informations d’usage courant ; mais, pour qui possède le code approprié, la banalité de leurs échanges revêt une signification très précise. C’est un peu comme l’œuf de Colomb, il suffisait d’y penser...
  
  - Vous me tranquillisez, dit-elle en souriant. J’avais toujours peur d’une tuile quand Mario se servait du poste.
  
  - Vous avez tremblé pour rien... Je me demande d’ailleurs pourquoi il ne vous a pas mise au courant.
  
  - Oh, Mario ! s’exclama-t-elle, rieuse. Il me traite comme une gamine et ça l’amuse de me témoigner son indifférence... Au fond, je crois que ça l’agace de voir que Garrissoux me chouchoute.
  
  Elle ramassa le paquet de Kent qui traînait sur la table de chevet, à la tête du lit, inséra lentement une cigarette entre ses lèvres charnues et pulpeuses.
  
  Mazirac, d’un mouvement félin, s’approcha d’elle, lui tendit la flamme de son briquet plaqué or.
  
  Tandis qu’elle aspirait quelques bouffées, en silence, un étrange malaise plana sur eux.
  
  Mazirac, qui tournait depuis dix jours autour de Lila comme un vautour guettant sa proie, se fit brusquement le serment de la posséder avant la fin de la nuit. Cependant comme l’heure ne lui paraissait pas propice, il s’écarta en annonçant d’un ton détaché :
  
  - Je vous signale que nous aurons de la visite entre dix et onze heures, ce soir... Garrissoux nous envoie un passager supplémentaire.
  
  - Ah ? s’étonna-t-elle. Et qui cela ?
  
  - Willy Rumbach.
  
  Elle fit la moue. Mazirac demanda :
  
  - Vous le connaissez ?
  
  - Je l’ai rencontré deux ou trois fois, l’an dernier. Il était à Palma quand nous y avons fait escale.
  
  - Si je comprends bien, vous ne l’aimez pas beaucoup ?
  
  Elle haussa les épaules, indécise, puis :
  
  - C’est un homme assez impressionnant, non ? Avec ses allures de grand seigneur...
  
  Mazirac ne put réprimer un petit ricanement.
  
  - Sans blague ? Rumbach vous impressionne ? C’est plutôt surprenant.
  
  - Je vous donne mon opinion, mais c’est une opinion de femme. Il se comporte sans doute d’une manière différente avec les hommes... En tout cas, ça ne m’enchante guère de vivre avec lui à bord.
  
  - A ce point-là ?
  
  - Il se croit irrésistible, et...
  
  Elle hésita, livra finalement le fond de sa pensée en lançant un nuage de fumée bleue :
  
  - Il a une façon de regarder les femmes, de les déshabiller d’un œil si cru, si vulgaire. C’est très déplaisant...
  
  Mazirac détourna promptement les yeux. Il était justement en train de contempler d’une prunelle un peu fixe le corsage de Lila, ce corsage effroyablement évocateur. Sous la marinière légère, on pouvait suivre à chaque mouvement de la jeune femme les frémissements de sa gorge.
  
  A l’idée des deux jolis fruits qui vivaient là, si libres, si offerts et cependant si secrets, Mazirac sentit ses paumes devenir moites.
  
  Il pencha la tête vers le cadran de sa montre-bracelet.
  
  - Le gong du dîner va retentir dans quelques minutes, dit-il.
  
  - Tant mieux, enchaîna-t-elle. J’ai une faim de loup... Si nous allons chercher Rumbach, nous aurons peut-être un bout de soirée à Port-Cros ? Cela me plairait assez d’aller danser une heure ou deux au Bar du Provençal. Je me sens en pleine forme, pas vous ?
  
  Elle esquissa quelques mesures de twist, et Mazirac sentit le sang affluer à ses joues blêmes.
  
  - Je suis navré pour vous, articula-t-il, mais nous irons cueillir notre ami avec le canot. Nous ne retournons pas à Port-Cros.
  
  - Où doit-il embarquer ?
  
  - Près de la pointe de Léoube.
  
  - Dommage.
  
  A cet instant, le gong vibra dans l’air tranquille du soir. Mazirac prononça sur un ton confidentiel :
  
  - En ce qui concerne Rumbach, ne vous inquiétez pas, je veillerai sur vous.
  
  - Merci, accepta-t-elle en souriant. Avec vous, je me sens en confiance... Venez prendre un scotch ici, ce soir, si mon bavardage ne vous ennuie pas ?...
  
  - Entendu !
  
  Il sortit de la cabine.
  
  Lila enfila un pull de laine par-dessus sa marinière, sortit à son tour, jeta d’une chiquenaude sa cigarette dans la mer, regarda le ciel étoilé, puis, sans hâte, longea la coursive pour rejoindre la salle à manger.
  
  Le cuisinier chinois faisait le service. Aux repas, pour se transformer en steward de luxe, il endossait une veste blanche et nouait une cravate à nœud papillon autour de son cou. Par bonheur, c’était un homme de petite taille, souple, très adroit. Car la salle à manger - autrefois le carré des officiers - n’était guère spacieuse. On pouvait s’y attabler à quatre sans trop d’inconfort, mais comme le capitaine Gunsson présidait la table, il fallait se serrer les coudes.
  
  Mazirac s’était évidemment arrangé pour occuper le siège qui se trouvait à côté de Lila Sari. En face d’eux, côte à côte, il y avait Frank Alderner et Mario Lattini.
  
  Gunsson trônait en bout de table, son grand corps massif coincé contre la cloison du fond.
  
  L’ambiance, dépouillée de toute contrainte, avait quelque chose de sympathique. Gunsson s’y entendait pour faire régner la bonhomie et ce petit air de vacances qui sied à un yacht de plaisance.
  
  Au reste, Alderner et Lattini, quoique du genre taciturne étaient plutôt accommodants. Leur indolence naturelle les inclinait à l’insouciance.
  
  - Alors, la nudiste ? goguenarda Mario en s’adressant à Lila. L’eau était bonne ?
  
  - Un peu fraîche, mais j’aime ça, répondit-elle.
  
  - Méfie-toi, reprit-il, l’eau froide fait grossir.
  
  - Vrai ?
  
  - Absolument, affirma Mario. Au contact de l’eau froide, la peau se défend en produisant une couche graisseuse. C’est démontré scientifiquement... Tu vas devenir une grosse mémère.
  
  - Je n’en suis pas là ! Ce que je crains davantage, ce sont les suites d’une longue sieste comme celle que j’ai faite. A ce régime-là, je suis bonne pour prendre un kilo par semaine.
  
  Mario Lattini, un petit Corse à la figure carrée, au buste épais, aux fortes mains courtes et osseuses, à la mâchoire énergique, avait une particularité physique bizarre : son œil gauche était légèrement bridé, alors que son œil droit était presque rond. Cette asymétrie lui donnait une expression à la fois boudeuse et méfiante, un peu sarcastique, qui le rendait antipathique.
  
  - Pour moi, confia-t-il à Lila, tu peux facilement prendre cinq ou dix kilos, remarque. Tu n’en seras que plus belle. Une vraie gonzesse doit être bien en chair... Faut que ça remplisse bien les pognes...
  
  Il avança ses deux mains au-dessus de la table, paumes en l’air, et mima le geste de soupeser.
  
  - Le plaisir, ça doit déborder de partout, conclut-il.
  
  Mazirac glissa en douce :
  
  - Pour remplir des mains comme les vôtres, il faut au moins deux femmes, non ?
  
  - Le fait est, reconnut Mario, rigolard, que ça m’est arrivé bien souvent d’en avoir deux à la fois dans mon plumard. Alors là, mes amis, c’est du gâteau.
  
  Mazirac murmura :
  
  - Qui trop embrasse mal étreint.
  
  Gunsson intervint :
  
  - Hé, hé, fit-il d’un air entendu, Mario n’a pas tort... je me souviens d’une nuit, à Santa-Cruz de Ténériffe... Deux pépées qui connaissaient la musique, c’est pas mal !... Faut être jeune, naturellement...
  
  Le Chinois se pencha pour parler à l’oreille du capitaine, mais c’est Frank Alderner qui prononça à l’intention du cuisinier :
  
  - Oui, c’est l’heure de lever l’ancre. Il vaut mieux être en avance qu’en retard.
  
  Le Chinois opina, s’en alla porter les ordres au second.
  
  Mazirac annonça alors, sur un ton détaché :
  
  - Il faudra préparer les sacs de farine, Gunsson.
  
  Après cette petite phrase, un silence pesant s’abattit dans le carré. L’œil gauche de Mario Lattini se ferma presque complètement. Lila Sari, un peu pâle, baissa les yeux vers son assiette. Le riz à la sauce créole lui parut soudain crayeux, amer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Partout dans le monde, les amoureux ont toujours un flair étonnant pour dénicher les endroits solitaires et tranquilles où, à l’abri des regards indiscrets, ils peuvent donner libre cours à leur besoin de confidences, à leurs effusions.
  
  Le couple qui, par cette nuit de mai, faisait rimer « amour » et « toujours » sur le siège avant d’une D.S. grise, avait eu la main particulièrement heureuse.
  
  Ils avaient quitté Toulon au début de la soirée, ils avaient roulé au hasard dans le Massif des Maures et, par des routes secondaires, ils étaient arrivés à La Londe. De là, pour rejoindre le bord de mer, évitant le chemin direct jusqu’à la plage de Miramar, ils avaient bifurqué sur la gauche et ils avaient emprunté une méchante petite route (pleine de graviers et de trous) qui leur avait permis de découvrir un ravissant bois de pins, romantique à souhait.
  
  L’homme avait engagé sa voiture dans un sentier sablonneux, sous le couvert obscur des arbres ; il avait stoppé, coupé le moteur, serré le frein à main, éteint toutes ses lumières.
  
  La fille - une blonde en chemisier bleu - s’était aussitôt pelotonnée dans les bras vigoureux de son compagnon. Mais celui-ci ne se montra guère entreprenant. Il avait baissé la vitre de sa portière et, au lieu de s’occuper de la fille, il restait immobile, l’oreille tendue, les regards scrutant l’obscurité du sous-bois avec insistance.
  
  Après quelques minutes, il chuchota :
  
  - J’ai l’impression que nous pouvons y aller, il n’y a personne.
  
  Ils descendirent de la D.S. Puis, la main dans la main, foulant les aiguilles de pin, ils suivirent un sentier et ils débouchèrent dans une crique où les vaguelettes venaient mourir mollement, sans bruit.
  
  Il n’y avait pas de lune. En revanche, le ciel noir était fourmillant d’étoiles. L’homme consulta sa montre.
  
  - Je crois que c’est le moment, Ariette, dit-il tout bas. Prépare le bidule.
  
  - D’accord, acquiesça la blonde.
  
  Demeurée seule au bord de l’eau, elle ouvrit le petit sac de cuir qu’elle portait en bandoulière comme un Kodak. Elle en extirpa un appareil de la taille d’un paquet de cigarettes, déroula un fil qui se terminait par une pastille auditive.
  
  Pendant ce temps, l’homme était retourné à sa voiture. Il ouvrit doucement la portière arrière. Un individu en vêtements sombres se trouvait couché là, à même le tapis, les jambes recroquevillées, une couverture de laine pliée en guise d’oreiller sous sa tête.
  
  - On peut y aller, Willy, souffla le conducteur de la D.S.
  
  - Pas fâché, maugréa l’autre. Comme confort, il y a mieux. Je suis partisan de la prudence, mais ça me paraît quand même un peu exagéré.
  
  - Je ne suis pas de ton avis. Il se trouve toujours des gens qui remarquent ce qu’ils ne devraient pas remarquer... Du reste, tu n’as pas à te plaindre : dans une demi-heure, ce sera la belle vie pour toi.
  
  Le passager clandestin se glissa hors du véhicule, s’étira, exécuta deux ou trois flexions pour chasser l’ankylose qui lui raidissait les jambes.
  
  Il lâcha un profond soupir, teinté de hargne.
  
  C’était un individu de taille moyenne, âgé d’une trentaine d’années, au faciès de bellâtre. Le teint bronzé, les cheveux noirs et bouclés, la prunelle anthracite, il arborait une moue blasée qu’accentuait un trait de moustache.
  
  Les deux hommes passèrent à l’arrière de la D.S. dont le conducteur ouvrit le coffre.
  
  La marchandise, enfermée dans un sac de toile imperméable, fut extraite du coffre, déposée sur le sol. Le bellâtre rabattit le capot du coffre à bagages, enclencha doucement la fermeture.
  
  Son copain dut lui prêter la main pour soulever le sac et le lui caler sur l’épaule droite.
  
  Ils se mirent en route vers le bord de mer.
  
  La promenade sous les pins se déroula sans encombre. Ce coin du rivage méditerranéen était plus désertique que le Sahara.
  
  Dans la petite crique de sable, la blonde s’était agenouillée au pied d’un buisson résineux qui marquait l’extrême limite de la végétation.
  
  - Ils arrivent, annonça-t-elle à mi-voix. Je les entends.
  
  Le bellâtre laissa tomber son sac dans le sable.
  
  - Passe-moi le bidule, ordonna-t-il à la fille.
  
  Elle obtempéra. Le bellâtre s’enfonça la pastille auditive dans le tuyau de l’oreille.
  
  Un mince sourire de satisfaction étira sa bouche et, d’un geste machinal - c’était un tic - il se lissa la moustache en la caressant du bout de son majeur droit. Cette manie lui paraissait un signe indiscutable d’élégance et de sûreté de soi. Il l’avait chipée à un acteur de cinéma américain qui avait été l’idole de son adolescence.
  
  Contre son tympan, une vibration ténue, rythmée avec régularité, lui confirmait d’une manière tangible la bonne nouvelle : ils arrivaient.
  
  Dans les ténèbres de la mer, on ne voyait pourtant rien encore...
  
  Et soudain, presque sans transition, on entendit le froissement de l’eau.
  
  Le canot, guidé avec précision par les vibrations de l’émetteur actionné par la blonde, émergea de l’obscurité comme sous l’effet d’un truquage scénique. Son étrave s’enfonça sans heurt dans le sable de la crique.
  
  C’était le capitaine Gunsson en personne qui tenait les rames. Il avait enfilé une grosse vareuse bleu-marine pour se protéger de l’humidité de la nuit. Sur l’autre banquette, il y avait Frank Alderner, vêtu d’un pull de laine noire à col roulé.
  
  - La marchandise d’abord, chuchota Alderner sans se soucier de la moindre salutation.
  
  Le bellâtre et le conducteur de la D.S. portèrent dans le canot le sac de toile. Ensuite, le bellâtre embarqua.
  
  L’amoureux et sa blonde, unissant leurs efforts, dégagèrent le canot du sable. Gunsson se remit à ramer... Il était drôlement fortiche, le capitaine. Ses rames pénétraient dans l’eau comme un couteau dans du beurre, mais le coup de biceps et le tour de poignet étaient d’une puissante efficacité.
  
  Une échelle fixe, en acier, avait été placée à la coupée bâbord du Mindoubia.
  
  C’est Frank Alderner qui se chargea du sac de toile. Il prit tout son temps pour installer le colis en équilibre contre sa nuque, puis, avec sa seule main disponible, il entreprit l’escalade de l’échelle.
  
  Mario Lattini et Mazirac l’attendaient à la coupée pour le débarrasser de la marchandise.
  
  - N... de D... ! jura sourdement Mario, estomaqué, ça pèse au moins cent kilos !...
  
  - Non, mais pas loin de 90, haleta Frank. Portez ça dans l’appartement, je vais donner un coup de main à Gunsson pour hisser le canot.
  
  Mazirac questionna avec vivacité :
  
  - Rumbach est là ?
  
  - Oui, il est là.
  
  - Tout s’est bien passé ?
  
  - Comme une lettre à la poste.
  
  - Eh bien, tant mieux, fit Mazirac.
  
  Dix minutes plus tard, ils étaient tous rassemblés dans la cabine-appartement et Lila Sari distribuait des verres de scotch à la ronde.
  
  Willy Rumbach ne cachait pas sa joie d’être enfin en sécurité à bord du yacht. La jubilation qui brillait dans ses yeux sombres en disait long sur l’angoisse et la tension qu’il avait dû supporter au cours des heures précédentes.
  
  - A notre croisière, et à nos santés à tous, dit-il en levant son verre.
  
  Il ajouta en regardant Lila droit dans les yeux :
  
  - Et à notre séduisante hôtesse, bien entendu.
  
  - Tchin, grommela Mario.
  
  Les autres se contentèrent de boire. Il y eut un silence, comme un passage à vide.
  
  C’est Yves Mazirac qui attaqua, sur un ton assez sec :
  
  - Alors, Willy ? Où en sommes-nous ? Est-ce qu’il a parlé ?
  
  Tous les regards étaient braqués vers Rumbach.
  
  - Non, pas un mot, laissa tomber le beau Willy. Et pourtant, nous n’avons pas épargné nos peines, je vous prie de le croire.
  
  - Quelle version a-t-il donnée ? insista Mazirac, soucieux.
  
  - Il n’a pas varié d’un iota : recensement administratif pour le compte de la Caisse Départementale des Allocations Familiales. C’est évidemment conforme à ses papiers.
  
  En prononçant ces mots, Rumbach préleva dans sa poche intérieure un portefeuille noir et divers papiers qu’il lança avec désinvolture sur la table.
  
  - Naturellement, continua-t-il, je lui ai fourré le nez dans son mensonge. Je lui ai montré la liste complète des fonctionnaires et enquêteurs de la Caisse des Allocations.
  
  Mais ça ne l’a pas troublé ; il a prétendu qu’il n’était nommé que depuis cinq semaines, et il l’a prouvé par sa carte officielle.
  
  Alderner ricana :
  
  - Des salades, quoi !
  
  Mazirac persifla :
  
  - Mais préparées par un cuisinier de grande maison...
  
  Mario Lattini objecta :
  
  - Et si c’était vrai, après tout ? Nous avons toujours tendance à voir les choses en noir, mais les Allocations Familiales, ça existe, quoi !...
  
  - Et mon œil ? riposta Rumbach d’un air suffisant. Il existe, oui ?
  
  De toute évidence, Willy avait préparé son petit effet et il attendait l’occasion de le placer. Il tira trois photos format carte-postale de sa poche latérale, les tendit à Mario.
  
  - Tu t’imagines qu’un recensement de ce genre se fait avec des photos de l’intéressé ?...
  
  Mario, sidéré, fixa de ses yeux asymétriques les clichés sur lesquels on pouvait reconnaître, malgré quelques modifications, la tête d’Yves Mazirac.
  
  - Vingt dieux, maugréa-t-il, ça change tout.
  
  Il dévisagea Rumbach et prononça, vindicatif :
  
  - Et tu n’as rien pu en tirer, malgré ces photos ?
  
  - Rien.
  
  - T’as raté le coche, mon gars, conclut Mario, amer. T’as pas su y faire.
  
  - Ah oui ? susurra Rumbach.
  
  Il s’approcha du sac de toile qui avait été poussé dans le fond de la cabine, prit un canif de camping dans sa poche, l’ouvrit, se pencha et, avec la lame de son couteau - effilée comme un scalpel - il découpa de bout en bout la toile imperméabilisée du colis. Puis, des deux mains, il ouvrit complètement le sac, faisant apparaître ainsi le corps dénudé d’un mort.
  
  - Si monsieur veut bien jeter un coup d’œil pour se faire une idée, persifla-t-il en se tournant vers Lattini.
  
  Personne ne bougea.
  
  Gunsson, Mazirac, Lila Sari, Alderner et Mario lui-même étaient littéralement figés, vissés au plancher de la cabine.
  
  Le cadavre, plié en chien de fusil, était atroce à contempler. Il n’y avait pas un membre, pas une partie du corps qui ne fût mutilée par les stigmates de la torture. Les doigts et les orteils, aux ongles arrachés, formaient une bouillie de chair engluée de sang coagulé. L’abdomen était marqué de brûlures, zébré d’ecchymoses noirâtres. Entre les cuisses, on ne sait quel infâme supplice avait déchiqueté les organes...
  
  Rumbach, tout en lissant son trait de moustache, commenta froidement :
  
  - On lui a fait les électrodes en plus, mais ça ne se voit pas... D’ailleurs, ce n’est pas compliqué, nous avons travaillé deux nuits entières là-dessus, Alex et moi... Et, je vous le répète, personne n’aurait pu faire mieux.
  
  Il se tourna vers Mazirac :
  
  - Vous n’aviez pas tort de disparaître dans votre trou, hein ?
  
  - Merci de votre appréciation, dit Mazirac, glacial. Quand je prends une décision, c’est toujours à bon escient. Vous n’avez pas de message à me transmettre de la part du patron ?
  
  - Si, répondit le bellâtre. Le patron vous signale que les sapins sont verts et que l’oiseau est tombé du nid.
  
  Il eut un petit rire idiot, puis compléta :
  
  - Il paraît que vous savez ce que cela signifie.
  
  - Oui, très bien, opina Mazirac, impassible.
  
  Il transporta son regard vers Lila, fut frappé de sa mine défaite.
  
  - Remettez-vous, ma chère, lui dit-il gentiment. Je reconnais que ce n’est pas un spectacle pour vous, mais nous allons ôter cela de votre vue sans tarder... Versez-nous donc à boire, je pense que nous en avons tous besoin.
  
  Lila, surmontant sa détresse et son effroi, fit la tournée avec la bouteille de scotch. Mais, malgré elle, ses yeux retournaient à chaque instant vers le mort. Elle était comme aimantée par la hideur même de cette pitoyable dépouille.
  
  Mazirac demanda à Gunsson :
  
  - Dans combien de temps pouvons-nous être sur les lieux ?
  
  - Une vingtaine de minutes, émit le capitaine.
  
  - Bien. Levons l’ancre alors. Nous allons nous occuper de cela avant tout.
  
  Ils vidèrent leur verre, et ils se mirent à la besogne.
  
  Le cadavre fut allongé sur une tôle, à l’arrière du yacht. Alderner apporta les sacs de farine, Mario les seaux d’eau.
  
  En réalité, les sacs (sur lesquels était imprimé le nom d’un exportateur de farine canadienne) contenaient du ciment rapide. Au moyen de quatre planches, un coffrage fut établi autour du mort et le ciment fut coulé.
  
  En un quart d’heure, le mort fut enfermé dans son linceul de pierre.
  
  Le Mindoubia se dirigea à petite allure vers Port-Cros, obliqua vers l’ouest avant d’atteindre l’île, s’immobilisa au large d’un minuscule îlot désert.
  
  L’île de Bagaud, propriété privée, est inhabitée. Dans ses parages, il y a des grands fonds où la flore sous-marine, luxuriante, empêche les plongées.
  
  Le Mindoubia vira sur lui-même pour orienter sa coupée tribord vers l’horizon. De cette manière, la manœuvre était d’une discrétion garantie.
  
  Le sarcophage de ciment fut immergé sans incidents. Quand Gunsson trancha le dernier filin, le bloc de ciment coula silencieusement vers les profondeurs de la mer.
  
  - Sans formalités ni visa, gloussa Rumbach en se frottant les mains pour en chasser la poussière de ciment.
  
  Ce fut la seule oraison funèbre de l’homme mort qui plongeait pour l’éternité dans son tombeau aquatique.
  
  Les autres n’avaient pas envie de parler. Quant à Mazirac, il avait déjà quitté le groupe et il était retourné dans la cabine-appartement.
  
  - Nous avons des dispositions à prendre, annonça-t-il lorsque Frank, Mario et Willy se ramenèrent à leur tour dans la cabine de Lila Sari. La présence de mes photos dans le portefeuille de ce lascar prouve bien que l’alerte est encore plus sérieuse que nous ne le pensions. Il n’est plus question pour moi de faire cette croisière avec vous, bien entendu... Ceci dit, il n’y a pas lieu de s’affoler ; je vais tout simplement modifier mes plans, un point c’est tout.
  
  Il haussa les épaules, distribua les verres.
  
  - Je bois à votre chance et à la mienne, malgré tout.
  
  Ils trinquèrent. Willy Rumbach s’enquit :
  
  - Et nous, où allons-nous ?
  
  - Aux Baléares, comme prévu, dit Mazirac. Je vous y rejoindrai plus tard, quand le danger sera passé. Entre-temps, c’est vous qui allez tirer cette histoire d’enquête au clair. Je vous expliquerai ma tactique... Il faudra ouvrir l’œil, car le Deuxième Bureau et la D.S.T. vont s’intéresser au Mindoubia, vous pensez ! Si j’avais pu deviner l’étendue de la menace, je ne serais pas venu sur ce bateau, cela va de soi. Mais comment aurais-je pu prévoir ?
  
  Mario ricana :
  
  - Nous, on fait du tourisme. Et ça s’arrête là.
  
  - Exactement, confirma Yves Mazirac. Et tâchez d’en profiter.
  
  Willy Rumbach, adossé à la cloison d’acajou, accueillit ces paroles avec une profonde satisfaction. Mais, subitement, son sourire mielleux se mua en une grimace bizarre. Il émit un grognement étouffé, secoua la tête deux ou trois fois. Un rictus étrange lui convulsait la bouche, et il laissa tomber son verre qui se brisa sur le plancher.
  
  Lira Sari, qui cherchait son paquet de cigarettes, sursauta, regarda Rumbach en écarquillant les yeux.
  
  Le bellâtre vacillait, la bouche démesurément ouverte. Livide, les yeux fermés, il porta ses deux mains crispées à son cou, essaya d’arracher sa cravate. Il voulait hurler, mais aucun son ne sortait de sa gorge.
  
  C’est Frank Alderner qui, s’avançant rapidement, attrapa Willy au vol et l’empêcha d’une poigne ferme de s’écrouler.
  
  La voix sèche de Mazirac ordonna :
  
  - Étendez-le, Frank... C’est l’affaire de quelques secondes, il n’est déjà plus conscient.
  
  Alderner obtempéra et le grand corps de Rumbach fut allongé en travers de la cabine.
  
  Une bave écumeuse dégoulinait de la bouche du bellâtre.
  
  Dans un silence prodigieux, lugubre, Willy Rumbach vécut ses derniers instants d’agonie.
  
  Mazirac articula :
  
  - L’oiseau est tombé du nid...
  
  Il fit un pas vers le mort, le contempla, se baissa pour lui fermer les yeux.
  
  Puis, s’adressant à Lattini :
  
  - Allez prévenir Gunsson, Mario. Dites-lui de préparer de nouveau le treuil.
  
  Lattini hésita. Mazirac reprit :
  
  - Soyez sans crainte, vous n’aurez pas d’explications à fournir. J’avais mis Gunsson au courant pendant que vous prépariez le matériel tout à l’heure. Il sait que la fournée de ce soir est double.
  
  - Ah bon, grommela Mario.
  
  Il sortit de la cabine, les yeux baissés.
  
  Mazirac prononça d’un ton maussade :
  
  - C’était la seule solution. Venez, Frank, mettons-nous au boulot.
  
  Ils retournèrent sur le pont arrière du yacht et ils recommencèrent leur macabre besogne.
  
  Les étoiles scintillaient dans le velours noir du ciel.
  
  Lila, restée seule dans sa cabine, se versa une généreuse ration de whisky, vida le verre d’un seul coup. Ses genoux et ses mains tremblaient imperceptiblement.
  
  Elle se laissa tomber sur le bord de son lit, baissa la tête, demeura quelques minutes sans bouger, dans un état voisin de la prostration.
  
  Puis, comme les effets bienfaisants de l’alcool tardaient à se faire sentir, elle se leva, se versa derechef un demi-verre de scotch, l’avala en fermant les yeux.
  
  Elle avait besoin de se doper, pas de question. Les images effroyables qui tournaient dans son cerveau étaient tenaces, obsédantes. Le ventre mutilé du mort inconnu, le rictus d’agonie de Rumbach... On eût dit que ces visions s’étaient imprimées à l’intérieur de ses paupières.
  
  Elle eut la tentation de sortir sur le pont pour respirer une bouffée d’air frais, mais elle y renonça en songeant que le spectacle de la sinistre manœuvre à laquelle les autres se livraient à la coupée tribord n’arrangerait pas les choses.
  
  Du bout des doigts de sa main droite, elle se massa le front en appuyant fortement. Puis, elle ouvrit les yeux. Son malaise passager se dissipait peu à peu. Cette fois, la bonne chaleur du scotch commençait à agir dans ses artères.
  
  Les papiers et les photos que Rumbach avait apportés se trouvaient sur la table, entre les verres vides. Elle les ramassa, les examina. Les pièces d’identité du cadavre amené dans le sac de toile étaient au nom de Landarne Jean-Bernard, né à Bordeaux le 22 juillet 1928. Profession : inspecteur des Allocations Familiales. Domicile : 243 bis, rue de Forbin, Marseille. Sa carte officielle d’enquêteur portait les mêmes indications.
  
  Lila redéposa les papiers, regarda les photos carte-postales. C’était bien Yves Mazirac, mais rajeuni d’une dizaine d’années. Les traits, moins marqués, avaient encore une fraîcheur juvénile ; la bouche n’avait pas encore ce pli amer, orgueilleux. Un beau visage sérieux, intelligent, où les yeux mettaient une lumière sympathique, franche.
  
  « C’est cela qui a changé, pensa Lila. Maintenant, son regard est celui d’un homme plein de secrets, de calculs et de ruses. »
  
  Elle retourna machinalement les portraits, haussa les sourcils.
  
  Une main ferme avait écrit au crayon, sur le dos des trois photos : NOREAU Louis Simon, né à Lyon, le 9-5-1933.
  
  Lila fit un bref calcul, fut stupéfaite à l’idée que Mazirac n’avait que 29 ans, alors qu’il en paraissait au moins 35.
  
  Elle étudia de nouveau les portraits.
  
  La voix moqueuse de Mazirac la fit brusquement tressaillir :
  
  - Un joli jeune homme, non ? lança-t-il d’un ton jovial où perçait une pointe d’âpreté.
  
  Il se tenait à l’entrée de la cabine. Il s’avança, jeta un coup d’œil sur les photographies. Lila murmura :
  
  - Vous avez mûri, mais vous n’avez pas à vous plaindre. Vous êtes toujours aussi séduisant, sinon plus. Vous êtes... comment dirais-je... plus dur, plus viril.
  
  - Ah vraiment ? Le compliment me touche beaucoup. Il est vrai que les hommes mûrs sont à la mode ! concéda-t-il, ironique.
  
  Il ajouta, plus sombre :
  
  - N’empêche que je donnerais beaucoup pour retrouver les illusions que j’avais à ce moment-là.
  
  - C’est votre véritable nom ? demanda-t-elle en montrant ce qui se trouvait écrit au dos des images.
  
  - Oui, c’était mon véritable nom... mais Louis Noreau est mort et enterré depuis bientôt un an.
  
  Il se baissa, rassembla prudemment les débris du verre que Rumbach avait laissé tomber, alla les jeter dans la mer, revint dans la cabine.
  
  - En tout état de cause, fit-il observer, vous n’aurez plus à subir la compagnie déplaisante de Rumbach. C’est toujours ça.
  
  Il alluma une cigarette, tendit l’oreille.
  
  - Nous levons l’ancre, dit-il.
  
  Au moment où il achevait sa phrase, les diesels se mettaient en route.
  
  Il ferma la porte de la cabine, s’installa dans l’un des deux fauteuils.
  
  - Et maintenant, si nous le prenions, ce drink de l’amitié ? suggéra-t-il. Nous ne l’avons pas volé, je pense?
  
  Elle lui servit un verre de whisky, s’en versa un, lui porta son verre, alla s’asseoir avec le sien sur le bord du lit.
  
  - A votre beauté, Lila, murmura-t-il en souriant. Vous avez été un peu secouée, n’est-ce pas ?
  
  - Hmm, reconnut-elle en baissant le front. Deux cadavres en moins d’une heure, j’avoue que ça vous donne un choc.
  
  Elle contempla les petites bulles qui montaient dans l’alcool ambré.
  
  - Oh, je sais bien, reprit-elle d’une voix morne, nous devons tous y passer un jour. Mais, franchement, la mort est une chose abstraite pour moi. Je supporte mal de l’affronter comme une réalité concrète, inéluctable... Les cadavres, c’est terrible... Brrr...
  
  Elle frissonna en serrant les jambes. Ses belles cuisses pleines qui émergeaient de son short ultra-court se soudèrent étroitement, prenant une densité et un relief saisissants.
  
  Mazirac, remué, se mordillait la lèvre inférieure.
  
  Il se leva, déposa son verre sur la table, éteignit la lumière du plafonnier, alluma l’applique qui surmontait la tête du lit, prit place à côté de la jeune femme, lui entoura la taille d’un bras frémissant.
  
  - Mais nous, nous sommes encore vivants, Lila, chuchota-t-il en l’attirant contre lui. Nous pouvons penser à des choses plus agréables. Et les faire...
  
  Le souffle oppressé, il lui baisa le cou, lui mordilla le lobe de l’oreille, respira les effluves grisants qui émanaient d'elle et palpitaient à l’encolure de sa marinière comme une invisible vapeur charnelle, voluptueuse. Il la renversa sur le lit, lui écrasa les lèvres. Elle répondit instantanément à son baiser, lui prit la tête dans ses deux mains comme pour l’emprisonner, enroula ses longues jambes nues autour de ses jambes à lui.
  
  Les paupières closes, le buste soulevé par une respiration saccadée, frémissante, elle appela l’étreinte dans un abandon où la frénésie, le désespoir et la peur de la mort se mêlaient.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Mazirac fut emporté dans un délire sensuel si foudroyant qu’il en perdit le contrôle de ses gestes. Il posséda la jeune femme dans un total oubli de tout ce qui n’était pas cette chair vibrante et brûlante qui l’électrisait. La trajectoire de son bonheur fut rapide, brutale, et l’extase l’anéantit comme un coup de faux.
  
  Il retomba, ébloui, le cœur battant, le sang en ébullition, la bouche tremblante. Lila, pantelante elle aussi, lui caressa la nuque avec tant de douceur qu’il dut serrer les dents pour refouler les larmes de bonheur qui lui montaient aux yeux.
  
  Après un très long silence, elle prononça d’une voix presque inaudible :
  
  - Mon chéri... Il y a longtemps que tu n’avais plus été heureux ?...
  
  - Bientôt deux ans, fit-il sourdement.
  
  - J’en étais sûre... Mais pourquoi ?... Les occasions n’ont pas dû te manquer pourtant, beau comme tu l’es.
  
  - J’avais d’autres soucis, prononça-t-il avec amertume. J’ai vécu seul pendant des mois et des mois...
  
  Elle continuait à le caresser. Elle sentait qu’il était à la fois heureux, physiquement heureux, et malheureux au fond de l’âme... A la fin, elle le repoussa affectueusement pour se dégager.
  
  - Nous avons toute la nuit pour nous, n’est-ce pas ? dit-elle.
  
  Elle acheva de se dévêtir, ouvrit le lit, s’y glissa. Il la rejoignit dès qu’il fut déshabillé.
  
  - Je suis contente de t’avoir près de moi, confessa-t-elle. Je crois que j’aurais eu peur si j’avais été seule, cette nuit. Mon cœur était glacé.
  
  - Je regrette d’avoir perdu neuf jours, avoua-t-il, mélancolique.
  
  Elle secoua la tête négativement :
  
  - Non, c’est mieux comme ça... ce soir, j’avais réellement besoin d’être aimée ; ce n’aurait pas été pareil.
  
  Il ne répondit pas, surpris de constater que déjà le désir l’envahissait de nouveau avec une force impérieuse. Il ne résista pas à son impulsion, et il connut derechef le même vertige, le même déferlement de jouissance.
  
  Beaucoup plus tard, tandis qu’un apaisement délicieux l’engourdissait, il la contempla à travers ses paupières à demi-fermées.
  
  - A quoi penses-tu ? demanda-t-il.
  
  - A Rumbach... et à l’autre... Enfermés à tout jamais dans leur cercueil de pierre, au fond de la mer... Rumbach ne s’attendait pas à mourir... Tu ne m’avais d’ailleurs pas dit que tu allais le supprimer.
  
  - Je ne le savais pas moi-même. C’est lui qui m’a transmis les ordres du patron.
  
  - Mais pourquoi ?
  
  - Le patron a sans doute estimé qu’il était grillé.
  
  - Et l’autre, qui est-ce ?
  
  - Je n’en sais trop rien.
  
  - Ce n’est pas un inspecteur des Allocations ?
  
  - Mon pauvre chou, dit-il, tu es très belle et tu fais merveilleusement l’amour, mais tu n’as pas l’esprit très délié. Cet individu est évidemment un flic... Deuxième Bureau, S.D.E.C., D.S.T. ?... J’aimerais le savoir, et ce n’est pas facile... Du reste, tu es appelée à avoir d’autres émotions. Nous avons un métier qui nous montre plus souvent la face noire de la vie que la face rose, hélas !...
  
  - Mais pourquoi Rumbach était-il grillé ?
  
  - Je n’aime pas beaucoup les questions, soupira-t-il.
  
  - Excuse-moi, dit-elle très vite, d’une voix humble.
  
  Il s’en voulut aussitôt de ce mouvement d’humeur. Au fond, la curiosité de la fille était légitime. Et elle ne l’interrogeait sans doute que pour lui prouver l’intérêt qu’elle lui portait.
  
  Il lui dédia un vague sourire alangui, promena sa main sur elle, vérifia une fois de plus la texture incroyablement lisse de sa peau, enveloppa dans le creux de sa paume un de ses genoux si purs, si féminins.
  
  - Il y a un coup dur qui nous menace, reprit-il tout bas. Nous ne savons pas encore ce qui a pu se passer, mais le danger rôde ; quelque chose se prépare dans l’ombre... Sur ordre du patron, Rumbach a essayé de sonder le terrain ; malheureusement, ça n’a rien donné.
  
  - Et Rumbach a été condamné à cause de son échec ?
  
  - Oui.
  
  - Mais pourquoi ne fait-on pas disparaître ces cadavres en pleine mer, comme l’an dernier quand Frank a supprimé ce jeune Italien ?
  
  - Les parages de l’île Bagaud sont excellents. D’autre part, nous sommes moins suspects ici, en pleine zone militaire, que partout ailleurs. Toute l’astuce du patron est là: moins on se cache, moins on attire l’attention.
  
  - Ces disparitions doivent tout de même avoir des répercussions. Ce policier, par exemple...
  
  - Les disparus ne sont pas redoutables, ils ne parlent pas. Les cadavres, par contre, sont toujours dangereux. Si nous travaillons depuis près de cinq ans sans le moindre pépin, c’est bien grâce à ce système. Nous n’avons jamais laissé un mort à la traîne.
  
  Il eut un léger ricanement :
  
  - Quelle conversation !... Ce n’est pas permis, dans un moment pareil... Viens, donne-moi tes lèvres...
  
  Elle se redressa à demi dans le lit, son buste nu émergeant de dessous le drap. Elle se pencha au-dessus de son compagnon, le regarda un moment en souriant, approcha sa bouche, se pressa contre sa poitrine.
  
  La folie s’empara d’eux une troisième fois...
  
  Ensuite, saturé, Mazirac s’écarta, s’affala sur le ventre comme un animal repu et, la main sur la cuisse de Lila, il s’endormit.
  
  Elle regarda cette main, ces doigts longs et forts, d’un modelé sensible. Une main d’intellectuel, d’artiste. Mais, détail surprenant, le bout de ces doigts et les ongles étaient abîmés, écorchés, râpeux...
  
  Elle éteignit la lumière de l’applique et elle s’allongea pour dormir. Les yeux ouverts dans le noir, elle pensa :
  
  « Il y a peut-être une femme, quelque part, qui attend le retour de ce Jean-Bernard Landarne, enquêteur aux Allocations Familiales. »
  
  Elle se poussa doucement contre son amant pour sentir le contact de sa chair et sa chaleur. Alors, rassurée, elle s’endormit à son tour.
  
  
  
  
  
  Le mercredi 16 mai, à 20 heures 55, la Caravelle de la ligne régulière d’Air-France se posa majestueusement sur la piste 3 de l’aéroport d’Ankara.
  
  Les passagers en provenance de Paris, de Rome et d’Athènes débarquèrent. La soirée était tiède, l’air qui balayait la plaine était agréable à respirer.
  
  Après les contrôles et les formalités d’usage, un autocar emporta les voyageurs vers la capitale, distante de 25 kilomètres. Au terminus d’Air-France, les passagers se dispersèrent. Un homme de taille athlétique, au visage un peu rude mais à la physionomie ouverte et empreinte de virile séduction, partit seul en direction du Palais de Justice. Tête nue, un imperméable sur le bras, une petite valise de toile dans la main droite et un Leica en bandoulière, il parcourut un certain nombre de rues, traversa deux ou trois larges artères bordées de bâtiments officiels, s’engagea dans une voie plus étroite, plus sinueuse, qui montait légèrement.
  
  Au terme de sa promenade, il pénétra dans un café d’aspect fort modeste où les rares consommateurs encore attablés étaient visiblement de condition médiocre.
  
  Le patron de l’établissement, un homme aux cheveux gris, au dos voûté, vint lui-même prendre la commande.
  
  L’arrivant, qui avait pris place tout au fond de la salle, à la table de bois située dans le coin le plus éloigné de la porte, désigna de la main une pancarte publicitaire sur laquelle on voyait un verre de bière débordant de mousse fraîche.
  
  - Bira ? marmonna le cafetier.
  
  - Evvet, bira, confirma le client.
  
  Le patron apporta le verre de bière, le client remercia :
  
  - Tesekkür...
  
  Au moment où le cafetier retournait à son comptoir, un nouvel arrivant fit son entrée. C’était un colosse au teint sombre, au visage bouffi, à la bedaine imposante, vêtu d’un complet gris-foncé qui accusait une certaine fatigue. Il jeta quelques mots au patron, se dirigea d’un pas tranquille vers la table retirée où se trouvait le voyageur au Leica.
  
  Le colosse arborait une expression apathique, et ses yeux noirs étaient voilés par une sorte d’indifférence pleine de lassitude.
  
  Il installa son énorme corps sur la chaise qui était disponible en face du voyageur, tendit sa grosse patte charnue, prononça en anglais, d’une voix sourde :
  
  - Bonsoir, Coplan. J’espère que vous avez fait bon voyage ?
  
  - Bonsoir, Tarhan. Merci de vous être dérangé à cette heure presque tardive. Je suis heureux de vous revoir.
  
  - Tout le plaisir est pour moi, assura le Turc. Je suis réellement enchanté de constater que vous êtes toujours vivant. Plus jeune et plus dynamique que jamais, à ce que je vois ?...
  
  - Vous pensiez que j’avais cassé ma pipe ? s’étonna Coplan, interloqué.
  
  - Je me le suis demandé bien souvent, avoua Tarhan, car j’ai beaucoup pensé à vous au cours de ces deux dernières années. Si mes informations sont exactes, il y a eu de sérieux massacres dans les services spéciaux français, non ?...
  
  - Le fait est que les temps sont difficiles, admit Coplan. Mais je ne me suis pas trouvé mêlé à ces coups-là, Dieu merci ! Vous savez, je suis plutôt un fonctionnaire administratif, un bureaucrate en quelque sorte.
  
  Le gros Tarhan fut sur le point de pouffer de rire, et ses yeux pétillèrent fugacement.
  
  - Exact, dit-il. C’est évidemment par inadvertance que vous avez failli mettre tout le Moyen-Orient à feu et à sang... (Voir « Envoyez F.X. 18 ») Et je ne parle pas du reste !... Mais cela ne vous empêche pas d’être toujours aussi mystérieux, hein ?
  
  - Mystérieux, moi ?
  
  - Pourquoi m’avez-vous prié, dans votre message, de surveiller vos arrières au moment de votre arrivée à Ankara ?
  
  - Oh, simple réflexe professionnel ! glissa Coplan.
  
  - Et quel bon vent vous amène ?
  
  - J’ai un service à vous demander, Tarhan.
  
  - Je vous écoute. Je serai toujours disposé à vous rendre service dans toute la limite de mes possibilités. Je vous dois bien cela. De quoi s’agit-il ?
  
  - Eh bien, voici, commença Coplan en extirpant de sa poche une liasse de feuillets dactylographiés.
  
  Il resta silencieux une demi-minute, le temps que le patron dépose devant Tarhan un petit verre de raki et un verre d’eau.
  
  - Il y a environ trois semaines, enchaîna Coplan, un de vos compatriotes, attaché à la Commission de Surveillance de l’OTAN, profitant de son passage à Paris, a contacté une grosse légume de notre ministère de l’intérieur pour lui remettre d’une façon quasiment officieuse les documents que voici... Ces papiers concernent un Français, un certain Louis Noreau, qui aurait été en rapport avec un de vos compatriotes et qui serait impliqué dans une combine plutôt louche. S’agit-il d’un trafic suspect, d’une affaire d’espionnage ou d’une machination politique ? A vrai dire, nous n’en savons rien. Les renseignements sont trop imprécis pour que nous puissions en tirer des conclusions.
  
  Le Turc opina, mais sans prononcer un mot.
  
  - Le but de ma démarche est le suivant, continua Coplan. Vous serait-il possible, dans le délai le plus court, d’effectuer un bref sondage afin de vérifier l’origine de ces documents ? Et aussi, éventuellement, de me fournir leur contexte ?
  
  L’agent des S.R. ottomans opina derechef, toujours silencieux.
  
  Coplan reprit :
  
  - Ce n’est pas à vous, Tarhan, à vous qui êtes de la corporation, que je dois rappeler à quel point les missions que l’on nomme « missions sur renseignements » sont délicates... Sur la base des documents dénonciateurs que votre pays nous a transmis, notre service a déclenché l’enquête d’usage. C’est un de mes collègues, un garçon qui connaît parfaitement son métier, qui a été chargé des investigations : retrouver ce Louis Noreau, vérifier ses activités, etc... Opérations de pure routine, bien entendu. Seulement, voilà : mon camarade a disparu depuis onze jours et nous sommes sans nouvelles de lui. Son dernier rapport signale le changement d’adresse du suspect et annonce, pour le lendemain, une visite à la nouvelle adresse. Depuis lors : pfffuit ! Zéro... Volatilisé...
  
  - Votre collègue est peut-être sur le sentier de la guerre ?
  
  - Improbable, puisqu’il avait la consigne habituelle du rapport quotidien. Or c’est un agent qui a toujours été un modèle de discipline... Vous admettrez que c’est inquiétant.
  
  - Oui, il a pu tomber dans un piège, murmura Tarhan. Il arrive que des suspects installent toutes sortes de barrages pour empêcher les curieux d’approcher. Quel est le nom de mon compatriote qui vous a refilé ce tuyau ?
  
  - Le commissaire Ahmet Palkynar.
  
  - Je le connais. Il vient de la Police Judiciaire.
  
  - Nous aimerions savoir dans quelles circonstances exactes il est tombé sur la mention de Louis Noreau.
  
  - Je vais essayer de contacter le commissaire Palkynar, promit le Turc.
  
  Il vida son verre de raki, l’arrosa d’une gorgée d’eau, fraîche, dévisagea Coplan.
  
  - Pourquoi n’avez-vous pas demandé une audience à mon chef de section ? questionna-t-il. Vous connaissez Avunduk, et il vous a à la bonne.
  
  - J’y avais pensé, en effet. Mais, à la réflexion, j’ai préféré m’adresser à vous. Les petites méthodes discrètes sont généralement les plus rentables dans notre métier, vous ne trouvez pas ?
  
  - Oui, concéda Tarhan avec un léger sourire. Et je me souviens que vous avez un faible pour les voies détournées.
  
  
  
  
  
  Coplan passa la journée du lendemain à faire ce que font tous les touristes consciencieux à Ankara. Promenade à la citadelle, pèlerinage respectueux au mausolée d’Atatürk - le père de la Turquie Moderne - visite du musée Hittite où l’on peut admirer la plus belle collection archéologique du monde : 4.000 ans d’Histoire racontés par des vases, des bas-reliefs, des bijoux et des statues.
  
  Quand on sort de là, on se sent ramené à ses justes proportions. Sur les âmes bien nées, l’effet est tonifiant.
  
  Coplan dîna tôt, au restaurant de son hôtel du Bulvari Cumhuriyet, et il se balada ensuite dans les parages du Temple d’Auguste et de Rome en attendant l’heure de son rendez-vous.
  
  Lorsqu’il pénétra dans le petit café, Tarhan était déjà là, installé à la même table que la veille, une serviette de cuir jaune sur les genoux. L’établissement était désert. Le patron, accoudé à son comptoir, lisait un journal.
  
  Coplan serra la main de son collègue turc, prit place en face de lui.
  
  Tarhan demanda :
  
  - Que désirez-vous boire ? C’est ma tournée aujourd’hui.
  
  - Je crois que je vais me mettre au raki, comme vous.
  
  - Vous n’avez pas tort, c’est très bon pour la santé, approuva Tarhan qui lança la commande au patron.
  
  En guise de préambule, Coplan raconta sa journée de touriste. Puis, quand le patron eut apporté le verre d’alcool et le traditionnel verre d’eau, il passa aux choses sérieuses :
  
  - Comment ma requête a-t-elle été accueillie, Tarhan ?
  
  - Fort bien, répondit le Turc. Comme Je vous le disais hier, mon patron vous a à la bonne. Heureusement, d’ailleurs. Car je vous assure qu’il a dû drôlement se décarcasser pour obtenir les renseignements qui vous intéressent. Et j’ai même cru qu’il n’y arriverait jamais... Les premières démarches qu’il a faites pour vous se sont heurtées à un refus formel.
  
  - Ah ? Pour quel motif ?
  
  - Je vous expliquerai cela tout à l’heure ; mais la première chose à noter, c’est qu’il s’agit d’une affaire qui se trouve entre les mains de la Sûreté Militaire.
  
  Il ouvrit sa serviette, en retira une chemise verte qu’il déposa sur la table, continua d’une voix plus assourdie :
  
  - Les militaires ne sont pas très communicatifs, comme vous le savez. Avunduk a dû faire des pieds et des mains pour obtenir le dossier complet. Enfin, il a réussi à faire photocopier à votre intention toutes les pièces qui peuvent vous être utiles. Naturellement, à titre de réciprocité, mon chef serait heureux d’être informé des suites que vos opérations pourraient avoir. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Promis, assura Coplan en tendant la main vers la chemise verte.
  
  Tarhan l’arrêta du geste :
  
  - Une seconde, vous permettez ?... Vous m’avez demandé des détails sur les origines de nos documents et sur leur contexte. Je vais commencer par là, parce que c’est important.
  
  Il posa sa grosse main sur le dossier.
  
  - Vous avez peut-être lu dans vos journaux que notre police militaire avait procédé à une série d’arrestations dans la nuit du 19 au 20 février dernier ?... Cette rafle visait un certain nombre de jeunes officiers catalogués comme étant des ultras de gauche... (Authentique) Au cours de ces opérations, notre Deuxième Bureau a également effectué un petit nettoyage chez des civils qui figuraient depuis pas mal de temps sur une liste de suspects. Un de ces hommes, un nommé Salik Purgan, a été pris de panique lorsque les enquêteurs ont fait irruption à son domicile. Il a bel et bien voulu se défendre à coups de revolver ! Les officiers de la police militaire n’apprécient pas ce genre de réception, vous le savez. Ils ont abattu Salik Purgan sans discussion, ce qui était une erreur à mon sens. Toutefois, intrigués par la réaction forcenée de cet individu, ils ont soumis sa maison à un examen approfondi. Et c’est ainsi qu’ils sont tombés sur un butin de premier ordre : émetteur-récepteur, archives, codes et instructions, bref toute la panoplie du parfait espion... A partir de ce moment-là, mes collègues militaires ont quand même fait preuve d’un peu plus d’habileté professionnelle. Ils ont gardé le secret sur la mort de Salik Purgan, ils ont ramassé une douzaine de complices de l’espion, et ils ont ensuite lancé officiellement un mandat d’arrêt au nom de Purgan, comme si celui-ci avait pris la fuite.
  
  - Bien joué, ça, fit remarquer Coplan.
  
  - C’est dans les archives de Purgan que la police militaire a trouvé le nom et l’adresse de votre compatriote Louis Noreau...
  
  - Voilà déjà une indication très significative, acquiesça Coplan.
  
  - Il y en a d’autres, et qui sont encore bien plus significatives, grommela le Turc. Vous verrez tout cela quand vous dépouillerez le dossier. Et vous comprendrez par la même occasion pour quel motif la section S du Comité d’Union Nationale (Le Comité d’Union Nationale, composé de militaires, avait pris le pouvoir en Turquie lors du coup d’État du 27 mai 1960) a jugé opportun de vous alerter confidentiellement plutôt que de passer par la voie officielle des ambassades ou des commissions spéciales de l’OTAN... Notre gouvernement ne tenait pas à aggraver les malentendus qui règnent actuellement entre la France et les U.S.A. Ce n’est pas notre intérêt, bien au contraire. Pour nous, ce qui prime, c’est la solidité de l’Alliance Atlantique. Notre défense en dépend.
  
  Coplan, impressionné, articula :
  
  - L’affaire est-elle donc si grave que cela ?
  
  Tarhan se pencha davantage vers Coplan.
  
  - Dans cette chemise, révéla-t-il, il y a une note qui date de juillet 1955 et qui démontre que Salik Purgan a fait un stage en U.R.S.S. avec deux Français : Louis Noreau et Alexandre Barter... Un stage à Koutchino, Coplan. Je crois que cela se passe de commentaire, n’est-ce pas ?... (C’est à Koutchino, dans la banlieue de Moscou, que se trouve le plus important centre de formation pour les agents de choc destinés aux missions extérieures).
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Quarante-huit heures plus tard, Coplan était de retour à Paris. Le Vieux, qui avait été prévenu, l’attendait dans son bureau.
  
  - Alors ? Que racontent nos amis d’Ankara ? demanda-t-il.
  
  - Nos amis d’Ankara racontent des histoires passionnantes, mais je crains qu’elles ne vous fassent pas plaisir, car elles ne sont pas très gaies... Mais, avant tout, je voudrais savoir si vous avez eu des nouvelles de Morvil pendant mon absence ?
  
  - Non, rien. Je suis en liaison permanente avec Marseille. Morvil avait pris position là-bas sous le nom de Jean-Bernard Landarne, inspecteur aux Allocations Familiales. On doit me faire signe à la moindre alerte.
  
  - J’ai bien peur que vous ne soyez dans l’obligation de rayer notre camarade des effectifs.
  
  - Vous avez des informations à ce sujet ?
  
  - Non, dit Coplan, c’est une déduction. Vous pourrez d’ailleurs juger par vous-même. Je vous ramène un dossier que je dois à l’obligeance de Tarhan et de son chef Avunduk. Cette fois, la documentation est beaucoup plus complète. Et d’après les renseignements que nous avons maintenant, on peut penser que l’enquête menée par Morvil a dû prendre une tournure inquiétante, pour ne pas dire désastreuse. Morvil est tombé dans un milieu dont on peut attendre le pire. Il a dû disparaître dans une chausse-trape. Ce Noreau qu’il est allé rechercher à Marseille n’est pas un suspect ordinaire, c’est un espion de métier, un spécialiste.
  
  Les sourcils épais du Vieux se froncèrent.
  
  - Si vous commenciez par le commencement ? suggéra-t-il.
  
  Coplan entreprit de relater point par point ses entretiens de Turquie.
  
  Le Vieux bourra sa pipe, l’alluma.
  
  Coplan ouvrit ensuite son dossier, donna lecture de la note synoptique qu’il avait rédigée dans l’avion.
  
  Brusquement, le Vieux fit un geste de la main :
  
  - Comment dites-vous ? jeta-t-il, le front barré de rides. Alexandre Barter ? C’est bien cela ?
  
  - Oui.
  
  - Ce nom ne m’est pas inconnu... Voyons... Je l’ai lu quelque part, mais ce n’est pas récent...
  
  L’œil nébuleux, le Vieux se creusa en vain la cervelle.
  
  - Pas moyen de me souvenir, grogna-t-il. Je vais interroger Maresse.
  
  Il enfonça une des touches de son interphone :
  
  - Maresse ?... Dites-moi, voulez-vous jeter un coup d’œil au fichier des O.C. pour voir si nous n’avons rien au nom d’un certain Barter... Oui, B... A... R... T... E... R... Alexandre Barter. Je suis sûr que ce nom ne m’est pas inconnu, mais je n’arrive pas à me rappeler où j’ai pu le rencontrer... Oui, je reste à l’écoute.
  
  Deux ou trois minutes s’écoulèrent. Puis, la voix rocailleuse de Maresse vibra dans le petit haut-parleur de l’interphone :
  
  - Nous avons effectivement une fiche au nom de ce client, monsieur le directeur. Il s’agit de l’affaire EMO.
  
  - Non ? lâcha le Vieux, étonné. Quel est l’index ?
  
  - Un rapport d’enquête de la D.S.T. Rapport négatif, au reste.
  
  - Amenez-moi cela tout de suite.
  
  - La fiche, ou bien le dossier complet ?
  
  - Le dossier complet, spécifia le Vieux.
  
  - Bien, monsieur le directeur.
  
  Le Vieux coupa le contact. Coplan murmura :
  
  - Si j’ai bien saisi, nous sommes en pays de connaissance ?
  
  - Effarant, articula le Vieux dont le lourd visage s’était assombri. Nous faisons vraiment un drôle de métier. Ce sont toujours les choses auxquelles on s’attend le moins qui se produisent.
  
  - C’est important, votre affaire EMO ?
  
  - Ce ne l’était pas, mais ça le devient. Continuez votre lecture, Maresse en a pour un bon quart d’heure avant d’avoir extrait son dossier des archives.
  
  Coplan avait terminé son rapport depuis quelques minutes déjà quand Ludovic Maresse, le chef des archives, pénétra dans le bureau.
  
  Maresse, un long bonhomme d’une cinquantaine d’années, aux joues creuses, aux cheveux gris, déposa sur la table du Vieux une pile de chemises dont le volume total approchait des trente centimètres.
  
  - Faut-il préparer la salle de projection ? s’enquit-il. Nous avons des agrandissements et même quelques petits films qui font partie de la documentation.
  
  - Oui, préparez le matériel, ordonna le Vieux. Il y a du nouveau. Coplan nous ramène un tuyau sensationnel au sujet de ce Barter. C’est un gars qui a suivi les cours de l’école de Koutchino.
  
  - Tiens, un client de choix ! approuva Maresse en hochant la tête d’un air philosophe. J’ai pointé la chronologie : elle est à jour. Les deux derniers éléments datent des 8 et 11 de ce mois.
  
  - Bien, merci, fit le Vieux.
  
  Maresse se retira. Coplan, sidéré, demanda en désignant le tas de chemises cartonnées :
  
  - Rien que ça ?
  
  - Oui, confirma le Vieux. Sans parler des photos et des films... Je vais d’ailleurs vous montrer le graphique, vous comprendrez mieux.
  
  Le Vieux se leva, débarrassa sa table de travail, préleva dans la pile des dossiers une grande feuille de papier Canson qu’il déplia pour l’étaler.
  
  - Le service, c’est comme la caisse d’épargne, marmonna-t-il. Rien ne se perd, et tout porte des intérêts...
  
  Il se pencha sur son graphique.
  
  - Venez voir, Coplan. L’affaire EMO a commencé pour nous le 3 mars 1959.
  
  - Sans blague ? Mais ça fait trois ans ! s’exclama Coplan, ébahi.
  
  - Trois ans et deux mois, précisa le Vieux.
  
  Il consulta la «chronologie» (Nomenclature des éléments d’un dossier au fur et à mesure de leur arrivée, sans qu’il soit tenu compte de leur cotation de valeur ni de leur place logique) et commenta :
  
  - Un début banal... Un rapport de Steinfeld nous signalant une opération financière assez louche effectuée entre Zürich et Tanger, via Londres, pour le compte d’un banquier de Tanger, un certain Esteban Menderazo... Et ensuite, les sondages habituels...
  
  Coplan, tout en prêtant une oreille très attentive aux propos de son chef, examinait le graphique complexe dessiné sur la grande feuille de Canson par les spécialistes de la maison.
  
  - Je vois que le Deuxième Bureau de la Marine est dans le coup, murmura-t-il.
  
  - Oui, dit le Vieux. Ce Menderazo possède un yacht, le Mindoubia, qui fréquente volontiers les parages de l’île du Levant ou de la base de Hyères-Palyvestre. Le capitaine Mourlin, attaché au CERES, a d’ailleurs ce rafiot sous sa surveillance.
  
  - Mais que diable contiennent tous ces cartons ?
  
  - Ben, les enquêtes, grommela le Vieux en haussant les épaules. C’est un truc à rallonges. Ce banquier de Tanger a confié la gestion de son bateau de plaisance à un avocat homme d’affaires de Marseille ; ce dernier a confié le yacht à un de ses amis, etc...
  
  - Et quelle conclusion peut-on tirer de ce monceau de paperasse ?
  
  - Conclusion négative, révéla le Vieux avec une pointe d’acidité. Jusqu’à ce jour, les agissements de ces gens ne présentaient absolument rien de suspect. Bien entendu, la présence de ce Barter dans l’histoire, ça change tout.
  
  - Quel rôle joue-t-il ?
  
  - C’est ce que nous allons voir ensemble... Un peu de patience, mon cher Coplan. Reprenez ce graphique, je vais dépouiller les dossiers un par un. Comme ça, vous pourrez suivre mes explications. Pour l’instant, je n’en sais pas plus que vous. Et ne suis pas moins curieux que vous, croyez-le bien.
  
  Effectivement, la physionomie du Vieux reflétait une sorte d’excitation qui n’était pas exempte de plaisir ; un plaisir empreint de dureté, d’un vague sadisme aussi.
  
  Coplan murmura :
  
  - Vous avez l’air d’un bouledogue qui vient de recevoir un bel os à moelle.
  
  - Hum, grogna le Vieux. Voilà une comparaison bien injurieuse... Je reconnais que j’éprouve une vive satisfaction, mais n’est-ce pas légitime ? Après trois années de travaux minutieux et fastidieux, voici qu’un événement survient qui m’apprend que tout ce labeur n’a pas été inutile. Mettez-vous à ma place... Je ne me considère pas comme un bouledogue ; je me considère plutôt comme un médecin. Pendant ces trois ans, j’ai tenu mon malade en observation ; et soudain, pan ! Je tombe sur une cellule cancéreuse... Il faut voir cela sous un angle purement scientifique.
  
  - Le tuyau des Turcs est quand même un sérieux coup de veine, non ?
  
  - Sauf exceptions rarissimes, il y a toujours un incident fortuit qui vient justifier mes dossiers, affirma le Vieux. Parfois, ça dure dix ans, mais ça finit toujours par se produire... Bon, voyons ce premier dossier : Esteban Menderazo, né à Caracas, le 7 juillet 1901. Études secondaires à Buenos-Aires, employé de banque, fondé de pouvoir, etc...
  
  Épouse la fille de Sebastiano Ruiz, banquier, s’installe à Tanger, etc...
  
  Énonçant des commentaires rapides, le Vieux passa ainsi en revue chacun des dossiers individuels inclus dans l’affaire EMO.
  
  Parfois, il se bornait à grommeler entre ses dents le résumé de tel ou tel passage du curriculum de l’intéressé.
  
  - Raymond Garrissoux, avocat-conseil, directeur de cabinet d’affaires, né à Toulon, le 24 novembre 1908... Placements financiers, investissements, gestion de portefeuilles, opérations immobilières, etc... Frank Alderner, ancien pilote d’essai, né à Strasbourg, le 18 février 1919... Mario Lattini, courtier, né à Ajaccio, le 7 avril 1925...
  
  - Pourquoi tous ces gars-là sont-ils compris dans la surveillance ? intercala Coplan, surpris.
  
  - Parce qu’ils sont tous en rapport avec Menderazo ou avec le yacht de celui-ci.
  
  - Grands dieux ! Vous avez réellement un dossier d’enquête pour chaque passager de ce bateau de plaisance ?
  
  - Mais, naturellement ! Qu’est-ce que vous croyez ? Mon personnel ne s’occupe pas exclusivement de la fabrication des cocottes en papier, vous savez.
  
  - C’est ce qu’on nomme « la lourde machine policière », je crois ? ironisa Coplan.
  
  - Exactement ! Et je ne vous souhaite pas d’être happé par les mâchoires de cette machine... C’est un broyeur auquel rien ne résiste, Coplan. Même pas un ancien élève de l’école de Koutchino.
  
  Sur ce, le Vieux continua l’examen du contenu de ses chemises :
  
  - Rumbach, Willy, né à Paris, le 5 août 1927... Photographe publicitaire... Rachète en 1956 l’Agence ACOP, Agence de Conceptions publicitaires... Ami de Garrissoux pour lequel il élabore des campagnes de publicité commerciale... Grand amateur de femmes. Sportif : natation et spéléologie. L’agence ACOP est florissante. A signaler qu’elle permet à son directeur de pénétrer dans de nombreuses usines...
  
  Coplan alluma une Gitane, se renversa confortablement contre le dossier de son siège.
  
  Mine de rien, il était captivé par ce dépouillement d’archives. Il avait étalé à ses pieds le graphique, et il y jetait de temps en temps un rapide coup d’œil pour situer la place occupée par le personnage dont le Vieux lui indiquait la biographie succincte.
  
  Dans son imagination, Coplan voyait s’édifier peu à peu le tableau vivant auquel toutes ces paperasses donnaient tout à coup une consistance et une cohérence extraordinaires.
  
  Le Vieux s’exclama :
  
  - Ah, voici notre suspect numéro UN... Barter, Alexandre, Jacques, né à Marseille, le 30 septembre 1933... Photographe industriel, diplômé de l’École Technique de Bordeaux... Directeur technique de l’agence ACOP (voir dossier Rumbach, même référence). Sportif : judo et spéléologie. Attaches politiques : a fait partie jusqu’en 1959 d’un cercle d’études sociales d’extrême droite... Sort fréquemment avec une jeune fille de Marseille : Ariette Goraud (voir dossier).
  
  - Crevant ! ricana Coplan. Un militant d’extrême droite ! Le dernier type qu’on soupçonnerait d’être à la solde de Moscou... Mais il a peut-être changé de camp depuis son stage en Russie, après tout ?...
  
  Le Vieux leva la tête :
  
  - M’étonnerait ! Le Kremlin ne laisse pas courir des renégats de cette importance. Si Barter est vivant, c’est qu’il marche au doigt et à l’œil, ça je vous le garantis.
  
  Le Vieux compulsa les dernières chemises de la pile.
  
  - L’inventaire est terminé, dit-il enfin. Vous connaissez à présent les éléments de l’affaire EMO. Il nous reste à voir la tête de tous ces zigotos, et les films réalisés par nos camarades de la D.S.T. et du Deuxième Bureau.
  
  - Rien au sujet de l’autre élève de Koutchino ?
  
  - Noreau ? Non, forcément. Si j’avais eu une fiche sur lui, je me serais bien gardé d’envoyer le pauvre Morvil à sa recherche. Ou alors, je l’aurais prévenu. Mais comment pouvais-je me douter qu’il s’agissait d’un individu dangereux ?
  
  - Ce qui me paraît bizarre, émit Coplan, c’est la disparition intégrale de Morvil.
  
  - Il y a des cadavres qui mettent des mois à réapparaître, soupira le Vieux. Et il y en a qui ne réapparaissent jamais...
  
  Le silence plana dans le bureau. Coplan se leva pour aller écraser son mégot dans le cendrier de cuivre posé sur la table de travail de son chef. En se rasseyant, il demanda :
  
  - Quels sont les deux éléments récents auxquels Maresse faisait allusion tout à l’heure ?
  
  Le Vieux trifouilla dans les papiers, retrouva la « chronologie » et lut à haute voix
  
  - 8 mai 62. - Réception rapport 65.825 émanant SMM/26KS, en date 4 crt. - Signalons présence à bord Mindoubia du nommé Yves Mazirac, ingénieur. Enquête ordonnée. A suivre.
  
  - C’est la surveillance maritime ? questionna Coplan.
  
  - Oui. L’indicatif est celui du capitaine Mourlin.
  
  - Et l’autre information ?
  
  Le Vieux lut derechef tout haut
  
  - 11 mai 62. - Réception rapport 4378 émanant HF/44 en date 8 crt. - Message posté à Formentor : code CCS-3. - Urgent sonder entourage Rumbach éliminé circonstances étranges.
  
  Coplan, haussant les sourcils, regarda le Vieux. Celui-ci bougonna :
  
  - Curieuse coïncidence, non ? Ce Rumbach est le patron de Barter.
  
  - Ce n’est pas une coïncidence corrigea Coplan, c’est une corrélation. Mais qui est-ce, le gars HP/44 qui vous signale cela ?
  
  - C’est une fille, une des pupilles de la générale Monrougy. Vous savez que la générale Monrougy s’occupe d’un orphelinat où elle me recrute des éléments qu’elle estime doués. La fille en question s’appelle Élisa Sariette. Je l’ai prise en charge il y a environ trois ans. C’est une personne un peu jeune encore, mais d’une beauté intéressante. Son nom de guerre est Lila Sari... Lila Sari, ça fait mieux que Sariette... C’est plus snob !...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Coplan, scrutant son chef, lui demanda doucement :
  
  - Mais... où opère-t-elle, cette souris ? Comment diable peut-elle se procurer des renseignements comme celui que vous venez de me lire ?
  
  - Elle est sur place. Je l’ai infiltrée dans la bande de galapiats qui gravitent autour du Mindoubia.
  
  - Hein ? s’exclama Coplan, sceptique.
  
  - Mais oui, opina le Vieux, placide. C’est toujours ainsi que je procède avec mes débutantes ; je les introduis dans telle ou telle affaire en cours. Même si ça ne donne rien, ça leur permet de se faire la main ; et moi, ça me fournit l’occasion d’étudier leurs capacités. On dirait que ça vous épate ?
  
  - Vous êtes décidément un type incroyable, murmura Coplan. Il y a une heure, vous me disiez que l’affaire EMO était une vieille histoire sans grande importance, une banale opération de surveillance. Et vous me révélez maintenant que vous avez quand même eu soin de glisser une antenne dans ce milieu qui, à priori, n’était pas réellement suspect.
  
  - Et alors ? grommela le Vieux. C’est cela, mon boulot. J’ai des antennes partout, même dans les milieux les plus honnêtes. A plus forte raison, dans les endroits un peu louches. Ce n’est pas toujours payant, mais ce l’est très souvent. Surtout à longue échéance. Je vous dis, c’est la caisse d’épargne, cette maison.
  
  - Et depuis combien de temps est-elle parmi ces gens ?
  
  - Environ deux ans, si j’ai bonne mémoire... La combine s’était d’ailleurs très bien goupillée. L’enquête de la D.S.T. nous avait signalé que l’avocat de Marseille, le correspondant de Menderazo, venait tous les mois à Paris et fréquentait les boîtes de Pigalle... Voyons, comment s’appelle-t-il encore ?...
  
  Coplan consulta le graphique et souffla :
  
  - Raymond Garrissoux.
  
  - Oui, c’est cela... Eh bien, je me suis arrangé pour lui envoyer la petite Élisa dans les jambes et ça n’a pas raté, il a marché aussi sec. Il a emmené la fille à Marseille et elle est devenue sa maîtresse.
  
  En évoquant ce souvenir, le Vieux ne put réprimer un sourire.
  
  - A vrai dire, ce n’était pas bien sorcier, avoua-t-il. Je ne crois pas qu’un homme sur dix aurait pu échapper au piège. D’abord parce que la gosse en question est un morceau de choix ; et puis, nous lui avions fabriqué une biographie vraiment intéressante. Et enfin, la nature humaine étant ce qu’elle est, j’avais travaillé sur mesure. Garrissoux est un de ces quinquagénaires que le célibat et les soucis professionnels rendent vulnérables ; ils n’ont pas d’autre dérivatif que les moments d’abandon et de volupté que leur procure une poulette fraîche, tendre et gentille. Vous voyez le genre ?...
  
  - C’est un peu surprenant, malgré tout, objecta Coplan. Si ce Garrissoux fait partie de l’organisation de Barter, il aurait dû se montrer méfiant, non ?
  
  - Oh, il s’est probablement renseigné sur la fille par la suite ! Mais comme je ne fais jamais les choses à moitié, nous étions parés de ce côté-là. D’autre part, en admettant même que Garrissoux soit un personnage important du réseau Barter. une belle pépée n’est jamais à négliger. Garrissoux a dû se faire la réflexion que sa jeune amie pouvait rendre des services ailleurs que dans son plumard à lui.
  
  - Au bout de deux ans. elle a dû les mettre en confiance, j’imagine ? avança Coplan.
  
  - Logiquement, oui.
  
  - Mais comment expliquez-vous alors qu’elle n’ait jamais rien signalé de positif quant aux opérations de cette maffia ?
  
  - Je suppose qu’ils ont été assez habiles pour la tenir à l’écart de leurs activités les plus secrètes.
  
  - Dans ce cas, ils sont forts.
  
  Le Vieux hocha la tête avec conviction :
  
  - Pour sûr qu’ils sont forts. Et même très forts. Depuis trois ans que nous les tenons à l’œil, ils n’ont pas commis la moindre gaffe. Or, rendez-vous compte de leur culot : ils adorent se balader avec leur yacht entre Port-Cros, Toulon, Villefranche et l’île du Levant, c’est-à-dire en plein dans une des zones les plus surveillées.
  
  - Ce n’est évidemment pas de la provocation, émit Coplan, c’est une ruse calculée...
  
  Le Vieux se leva.
  
  - Vous voulez voir la binette de nos clients ? proposa-t-il.
  
  - Volontiers, accepta Coplan. J’emporte le graphique, ça me permettra de situer les têtes.
  
  Ils quittèrent le bureau pour descendre à la salle de projection.
  
  
  
  
  
  Après la séance de projection, lorsqu’ils revinrent dans le bureau du Vieux, Coplan était plutôt songeur.
  
  - On a beau être blasé, dit-il, ça fait toujours une certaine impression de voir une documentation de ce genre. Tous ces types n’ont pas l’air de se douter qu’ils ont été photographiés et filmés à tour de bras... Et, en fait, ils ont l’air parfaitement décontractés.
  
  - Ce qui démontre leur envergure, souligna le Vieux. Vous avez vu Barter : sac au dos, short de campeur, sourire désinvolte, etc... Si vous n’aviez pas la preuve formelle que c’est un espion aguerri, jamais vous ne le croiriez, hein ?...
  
  Coplan alluma une Gitane, resta un long moment à contempler d’un œil méditatif le graphique où figuraient tous ces personnages qu’il venait de voir vivre sur l’écran de la salle de projection.
  
  Le Vieux, qui réfléchissait lui aussi, marmonna soudain :
  
  - Ce que je déplore, voyez-vous, c’est que l’ignorance m’ait fait commettre une bourde que je ne peux plus rattraper. Si les Turcs m’avaient donné d’emblée des renseignements complets, je n’aurais évidemment pas envoyé Morvil à Marseille. Le malheureux est non seulement allé s’enferrer dans un piège, mais il a par surcroît déclenché l’alerte au sein du réseau Barter. Total : nos meilleures cartes sont fichues d’entrée de jeu.
  
  - Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?
  
  Le Vieux regarda Coplan, prononça d’une voix calme :
  
  - Ce que je vais faire ? Je vais vous demander de tenter votre chance, mon cher Coplan.
  
  Coplan expira lentement une interminable bouffée de fumée.
  
  - Bon, d’accord, acquiesça-t-il, je suis preneur. Mais à une condition : vous me laissez le libre choix des moyens.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Vous me laissez le temps de mettre au point le plan d’action que je jugerai, moi, le meilleur. Je vais tomber dans un réseau en état d’alerte, comme vous venez de le faire remarquer fort justement. En d’autres termes, Barter a sûrement déployé autour de son organisation tout un système de défenses invisibles. Il faut que j’en tienne compte, sinon je vais subir le même sort que Morvil.
  
  - Vous avez le feu vert sur toute la ligne.
  
  - Y compris d’éventuelles actions... euh... un peu violentes ? insista Coplan.
  
  - Cela vous regarde. Je vous confie une mission, une mission importante et difficile ; seul le résultat m’importe. Je vous conseille toutefois de commencer par étudier à fond les dossiers.
  
  - C’était bien mon intention. Une balle de revolver court plus vite qu’un champion de la course à pied, mais une bonne cervelle va encore plus vite qu’un pruneau de 7.65...
  
  - J’ai encore une recommandation à vous faire, reprit le Vieux. Il se pourrait que Barter ait eu le temps d’échafauder des ruses à longue portée pour assurer la sécurité de son organisation. Vers la fin du mois d’août de l’année dernière, un incident s’est produit qui est peut-être en liaison avec le gang Menderazo. A ce moment-là, aucun élément ne m’autorisait à établir un rapport direct entre cet incident et l’affaire SMO, mais à présent ce rapport s’impose. Je vais demander à Maresse de nous apporter le dossier en question.
  
  Il actionna l’interphone, réclama le dossier PAMAC.
  
  Le chef des archives s’amena quelques instants plus tard avec une nouvelle provision de chemises cartonnées.
  
  - Merci, dit le Vieux. Je voudrais également la carte qui nous a été communiquée par l’État-major de la F.A.M. (Forces Alliées en Méditerranée. Q. G. à Malte)
  
  Puis, à Coplan :
  
  - L’incident dont je vous parlais s’est passé le 17 août, en Italie, à Gioia del Colle, dans la région de Bari. L’OTAN possède là-bas une base aérienne et une base de fusées... A l’occasion d’un remaniement des effectifs et du matériel, la Brigade Spéciale du SIM est parvenue à repérer un espion qui notait consciencieusement tous les mouvements de la Base. (Servizio Informazione Militari. 2e Bureau de l’armée italienne)
  
  Le Vieux ouvrit un des dossiers :
  
  - Il s’agissait d’un certain Luigi Campallo, ouvrier mécanicien. Le SIM a coincé ce Campallo la main dans le sac, c’est-à-dire au moment où il se rendait à Bari pour livrer les renseignements à son chef de zone, un jeune instituteur appelé Zino Valdari... Mis sur la sellette, Campallo a fait des aveux. Il était appointé par Valdari, et il ne connaissait que ce dernier. Malheureusement, Valdari a réussi à se débiner. On a retrouvé sa dernière trace à Rome, et on sait qu’il a pris un avion pour Marseille. C’était une filière d’évasion préparée d’avance, naturellement. Toujours est-il que le bonhomme nous a glissé entre les doigts.
  
  - Il s’agirait donc d’une organisation ayant certaines ramifications au-delà de nos frontières ? conclut Coplan.
  
  - Selon toute vraisemblance, oui. Et vous allez comprendre la gravité de cette situation. Car, à la suite de l’affaire Valdari, notre position à l’OTAN ne s’est pas améliorée, vous vous en doutez !...
  
  Coplan hocha la tête en silence, puis :
  
  - Je voudrais d’abord vous demander une précision. A propos de ce yacht, le Mindoubia... Le S.R. de la Marine vous signale la présence à bord de ce bateau d’un nouveau venu ; comment se fait-il que ma collègue n’en souffle mot ?
  
  - Je suppose que le renseignement ne lui a pas semblé suffisamment intéressant pour justifier un message. Je lui ai donné comme consigne de ne transmettre que des éléments très importants. La venue d’un passager ne constitue pas à priori un événement extraordinaire.
  
  - C’est exact, admit Coplan, songeur.
  
  - Et puis, il y a autre chose, reprit le Vieux. Nous en parlons à notre aise, nous, dans ce bureau. Mais il faut se mettre à la place de notre amie : elle est jeune, elle est débutante, elle manque de critères pour sélectionner ses observations, elle doit envoyer ses messages à la sauvette. Le rôle d’agent double n’a jamais été une situation confortable, pensez-y.
  
  Il se gratta la joue, acheva d’une voix un peu hésitante :
  
  - Mettez-vous bien dans la tête qu’à l’époque où j’ai infiltré cette gamine dans le clan EMO, je voulais simplement tester ses aptitudes tout en surveillant un milieu sur lequel je n’avais que de vagues soupçons, et même moins que des soupçons. Je découvre maintenant que cette bande est bel et bien un nœud de vipères. Et quel nœud de vipères ! Si Moscou a placé un élève de Koutchino dans cette maffia, c’est qu’il s’agit d’une organisation-clé... La pauvre fille ne se doute sûrement pas qu’elle évolue en permanence sur des barils de dynamite !
  
  - A votre place, j’aurais mauvaise conscience.
  
  - Ne me dites pas cela, Coplan. Je n’ai pas le droit d’avoir mauvaise conscience. Quoi qu’il arrive, je dois aller de l’avant, combler les vides sans me retourner ni m’apitoyer. Le jour où je m’écarterai de cette ligne de conduite inflexible, je n’aurai plus qu’à me retirer... Vous vous figurez peut-être que la disparition de Morvil ne me touche pas ? J’avais beaucoup d’estime pour ce garçon. Quand on me l’a confié, il sortait de Polytechnique...
  
  Le Vieux se tut, commença à bourrer sa pipe en silence, l’alluma ; puis, d’un ton raffermi, il questionna :
  
  - Quand serez-vous prêt ?
  
  - Je vous soumettrai mon plan d’action demain, peut-être après-demain, mais j’estime qu’avant de passer à l’action une vérification est indispensable. Je voudrais reprendre l’affaire à sa source. Autrement dit, creuser le dossier Noreau. Il y a quelque chose qui me parait bizarre là-dedans. Ou plus exactement, un vide que je ne m’explique pas.
  
  - Je devine ce qui vous tracasse. C’est le rapprochement Noreau-Barter, hein ?
  
  - Oui... Ces deux agents du Kremlin ont pu recevoir des affectations totalement différentes. Jusqu’ici, l’hypothèse qu’ils travaillent en équipe est une extrapolation bien hasardeuse. Or, ce point est capital.
  
  - Vous faites peu de cas du message de Lila Sari, fit remarquer le Vieux. La mention du nom de Rumbach est quand même un indice.
  
  - Pas forcément... Morvil avait des photos de Noreau, je crois ?
  
  - Oui.
  
  - J’en voudrais quelques exemplaires... J’ai une idée qui pourrait peut-être nous faire passer du plan subjectif au plan objectif. Avant de me lancer, j’aime assez vérifier la solidité du sol sous mes pieds.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Le passager civil qui, le lendemain matin, au moment où le soleil commençait à se lever, débarqua à Marignane d’un avion à réaction militaire, n’était autre que Francis Coplan.
  
  En compagnie du pilote, il se dirigea vers un des bâtiments de la base, y entra pour se débarrasser de son casque de vol et de sa combinaison.
  
  Ensuite, après avoir accepté un gobelet de café brûlant, il prit congé de son compagnon de voyage.
  
  Une 403 noire, dont les plaques d’immatriculation portaient l’emblème de la Marine de Guerre, emmena aussitôt Coplan vers Toulon ; mais la voiture traversa cette ville et continua sa route.
  
  C’est au Lavandou, à l’entrée de la localité, que la 403 s’arrêta.
  
  Coplan mit pied à terre, alluma une cigarette, consulta sa montre-bracelet. Puis, d’un pas de promeneur, il mit le cap vers le petit port.
  
  Un peu avant huit heures, une vedette rapide de la marine nationale accostait. Coplan, attablé à l’un des bistrots du front de mer, repéra d’emblée l’officier de marine qui se tenait debout à l’avant de la vedette. C’était bien le capitaine Mourlin tel qu’on le lui avait décrit : grand, sec, avec un visage anguleux.
  
  Coplan déposa quelques pièces de monnaie sur la table, se leva et marcha à la rencontre de l’officier du SR de la marine attaché au CERES.
  
  Coplan se présenta, serra la main rude de son collègue, lui demanda à mi-voix :
  
  - Vous avez pris les dispositions requises ?
  
  - Oui, c’est en ordre. Si vous êtes d’accord, nous allons grimper la côte de Bormes en guise de promenade.
  
  - Allons-y, accepta Francis.
  
  Ils firent quelques pas en silence, puis Coplan entama la conversation
  
  - Est-ce que vous connaissez cet individu, capitaine ?
  
  Mourlin prit les deux photos que Coplan lui passait, les examina, fronça les sourcils.
  
  - Oui, dit-il. C’est un nommé Yves Mazirac, ingénieur, en convalescence à bord du Mindoubia. Les portraits ont l’air de dater un peu, mais il n’y a pas de confusion possible.
  
  - Ah ! laissa tomber Coplan. Voilà donc une question réglée. Une question capitale... En fait, c’est tout ce que je voulais savoir. Et je constate avec plaisir que je ne me suis pas dérangé pour rien.
  
  - Détrompez-vous, ricana le capitaine. Si votre boutique était mieux tenue, vous auriez pu vous éviter cette démarche. J’ai signalé la présence de Mazirac à bord du Mindoubia par un message daté du 4, c’est-à-dire il y a exactement deux semaines.
  
  - Vous calomniez notre service, capitaine, murmura Coplan avec un léger sourire. J’ai vu votre message signalant la présence de Mazirac, mais le personnage dont vous avez le portrait sous les yeux se nomme Louis Noreau.
  
  - Ah bon ? grommela l’officier du SR. Je reprends ce que j’ai dit... Vous pouvez en tout cas vous fier à mon coup d’œil. Noreau et Mazirac sont bien un seul et même homme. Mais je vous répète que son aspect actuel lui donne une dizaine d’années de mieux.
  
  - J’en tiendrai compte, merci.
  
  - Vous le recherchez ?
  
  - Oui.
  
  - Ce n’est pas compliqué il doit se trouver avec le Mindoubia quelque part aux Baléares.
  
  - Exact. A Formentor, très précisément.
  
  - Au Paradis Terrestre, quoi ! ironisa le capitaine.
  
  - Au Paradis Terrestre ? répéta Francis qui ne pigeait pas.
  
  - Vous n’êtes jamais allé à Formentor ?
  
  - Non.
  
  - Ne ratez pas l’occasion... C’est vraiment un des plus beaux endroits du monde, sans blague. La baie est admirable, et tout le cap de Formentor est une propriété privée réservée exclusivement aux clients de l’hôtel. Bois de sapins, fleurs, plage merveilleuse, confort, luxe, cuisine hors-ligne, et pas d’automobiles...
  
  - Vous me donnez l’eau à la bouche.
  
  - Peut-on savoir ce qui motive l’avis de recherche lancé contre Mazirac ?
  
  - Bien entendu, fit Coplan. C’est aussi en partie pour cela que je tenais à vous contacter personnellement, car cela vous concerne. Ce Louis Noreau, alias Mazirac, est un pur produit de l’élevage soviétique. Il a reçu la formation spécialisée que dispense Koutchino, la plus redoutable école d’espionnage de l’U.R.S.S.
  
  - Quoi ? s’étrangla Mourlin en s’arrêtant net de marcher.
  
  - Comme je vous le dis.
  
  - Mais alors ?... Ce Mindoubia ?...
  
  - Hé oui, articula Francis. Le coup du yacht ! Le bon vieux truc du Docteur Sorge...
  
  Le capitaine était abasourdi. Il secoua la tète, proféra d’une voix sourde :
  
  - Non, vraiment ça me dépasse. Il y a au moins trois ans que je surveille ce rafiot...
  
  - Nous avons affaire à des super-spécialistes, comme je viens de vous le dire. Et nous sommes en train de monter une opération de grande envergure pour mettre un terme aux activités néfastes de tout ce joli monde... A partir de maintenant, vous faites partie d’un dispositif d’ensemble baptisé «Opération EMO», et toutes les informations concernant le Mindoubia doivent nous être envoyées en priorité. Je vous ai apporté les notes de service, les instructions spéciales et le code qui sera appliqué. Comme vous le verrez, vous êtes provisoirement dégagé de vos obligations vis-à-vis de l’autorité militaire pour tout ce qui touche de près ou de loin à l’Opération EMO.
  
  - Entendu, acquiesça l’officier.
  
  - Ces instructions entrent en vigueur aujourd’hui à midi, précisa Coplan. Sur le plan pratique, cela signifie que plus aucun renseignement ne doit passer entre les mains de vos camarades du CERES, du Deuxième Bureau ou de la Sécurité Militaire.
  
  - Plus d’intermédiaires entre le SDEC et moi, c’est bien cela ?
  
  - Exactement.
  
  - Cette consigne rigoureuse découle-t-elle de certains faits concrets ?
  
  - Non, c’est une précaution, car la personnalité même de nos adversaires n’exclut pas des fuites éventuelles à l’échelon le plus élevé.
  
  - A ce point-là ?
  
  - Oui, nous pensons que cela peut aller très loin. L’affaire de Portsmouth nous a fourni quelques indications précieuses sur les méthodes actuelles du Kremlin... Quelle impression vous a-t-il faite, ce Noreau-Mazirac ?
  
  - Je ne lui ai pas parlé. Je l’ai observé deux ou trois fois, à son insu, à Port-Cros... Apparemment, c’est un homme énergique, plutôt froid... Son histoire de convalescence m’avait semblé plausible, car j’avais été frappé par sa pâleur. Il a vraiment une mine de déterré, je vous assure... Je me suis même fait la réflexion que cette croisière n’allait pas lui faire du bien : il y a une passagère à bord de leur bateau qui est exactement le genre de souris à flanquer n’importe quels gars sur les genoux !
  
  - Vous parlez de Lila Sari ? fit Coplan.
  
  - Oui, vous la connaissez ?
  
  - Sa photo se trouve au dossier. C’est un beau brin de fille, m’a-t-il semblé.
  
  - Il faut la voir en chair et en os pour se rendre compte. J’ai rarement rencontré une gonzesse aussi excitante, et pourtant j’en vois des pin-up à l’île du Levant... Ce vieux sacripant de Gunsson, le commandant du Mindoubia, tourne autour de sa passagère comme un clébard frétillant de la queue ! Et Mazirac lui-même est probablement mordu ; la dernière fois qu’ils sont venus dans mon secteur, la fille se baignait à poil et Mazirac nageait avec elle.
  
  - C’est bon à savoir, murmura Coplan, intéressé. Vous avez d’autres tuyaux ? Quel est le comportement habituel du yacht ?
  
  - Normal, absolument normal. Ils ne font rien de plus que les autres bateaux de plaisance qui croisent dans ma zone : des virées autour des îles, quelques escales à Port-Cros, des bains de nuit quand le temps le permet.
  
  - Vous n’avez jamais capté d’émissions-radio ?
  
  - Jamais... Pourtant, les écoutes ont été nombreuses et insistantes, je vous le garantis. C’est d'ailleurs la raison pour laquelle ça m’épate d’apprendre que ces gens sont des espions. Vous comprenez, le système du yacht, on le connaît. Par conséquent, vu qu’ils étaient suspects, on se méfiait doublement... Je les ai aussi surveillés de nuit, à plusieurs reprises, au moyen des jumelles spéciales. Jamais rien remarqué de louche.
  
  - Oh, bien sûr, concéda Coplan, rien ne prouve qu’ils utilisent leur bateau comme instrument de travail. Mais enfin, sachant ce que nous savons maintenant, ça m’étonnerait. Il ne faut pas oublier que les techniques sont devenues très perfectionnées.
  
  - Nos moyens aussi sont perfectionnés, rétorqua Mourlin. Je ne pense pas que le Mindoubia soit équipé pour faire des émissions indécelables. J’ai visité le bateau plus d’une fois.
  
  - Hé, sait-on jamais ? marmonna Francis, songeur. Et puis, il n’y a pas que la radio ; les escales dans tel ou tel petit port de la Méditerranée peuvent constituer des contacts quasiment invérifiables.
  
  - Du moment qu’ils sortent de nos eaux territoriales, ils ont évidemment les mains libres... J’ai dans l’idée que ça ne sera pas du billard pour les pincer en flagrant délit.
  
  - Je ne me fais aucune illusion, assura Coplan. Sans compter qu’ils savent que nous sommes sur le sentier de la guerre.
  
  - Hein ? sursauta le capitaine. Comment ça ?
  
  - Trop long à vous expliquer, mais, en gros, c’est au départ que l’affaire s’est mal emmanchée. Un de mes collègues, travaillant sur renseignement, s’est mis à la recherche de Louis Noreau sans se douter qu’il s’agissait d’un agent spécialisé formé en U.R.S.S... Total, ce camarade a disparu mystérieusement depuis plus de dix jours et Noreau s’est débiné sous le nom de Mazirac.
  
  - Manque de pot, en effet. Mais rien n’est perdu, puisque vous savez que le Mindoubia est à Formentor. Vous avez un programme tout tracé.
  
  - Apparemment, oui. En réalité, le Mindoubia n’est peut-être que le miroir aux alouettes. En outre, Noreau-Mazirac n’est pas mon seul gibier : il y a un autre agent du Kremlin dans la course, un nommé Barter... Voici sa photo.
  
  Mourlin étudia le portrait, fronça les sourcils.
  
  - Celui-là, dit-il, je crois que la D.S.T. me l’a déjà signalé, mais ce n’est pas récent.
  
  - Exact, confirma Francis. Barter a été fiché lors des enquêtes concernant les tenants et aboutissants de Garrissoux. A l’époque, nous ignorions qu’il avait fait un stage à Moscou.
  
  - A ma connaissance, déclara Mourlin en restituant la photo, ce Barter n’a jamais mis les pieds sur le Mindoubia. Du moins, dans mon secteur.
  
  - Merci... Il va sans dire que je m’intéresse aussi à tout ce qui grouille derrière Noreau et Barter...
  
  - Vous faites allusion à Mario Lattini et à Frank Alderner ?
  
  - Oui, entre autres.
  
  - Jusqu’à présent, Lattini et Alderner ne se sont pas fait remarquer. Aux escales de Port-Cros, ils se tiennent très bien.
  
  - Je m’en doute. Mais vous connaissez la règle du jeu : les personnages qui occupent le devant de la scène sont généralement des lampistes. Ce sont les autres, ceux qui ne se montrent jamais, qui sont importants..
  
  Mourlin opina en silence. Après un moment, Coplan reprit :
  
  - Néanmoins, j’aimerais que vous me parliez un peu en détail de la faune habituelle du Mindoubia ; non seulement des passagers mais aussi de l’équipage.
  
  - Volontiers, acquiesça l’officier de renseignement.
  
  Tout en bavardant, les deux promeneurs continuèrent à escalader la route en lacets qui monte vers Bormes-les-Mimosas. Lorsqu’ils atteignirent le village perché, ils poussèrent jusqu’à la chapelle Saint-François, pittoresque et solitaire dans son cadre de verdure.
  
  C’est là, derrière le petit sanctuaire, qu’un autre promeneur, un civil d’âge mûr, vêtu d’un complet d’été, vint les rejoindre pour annoncer discrètement au capitaine Mourlin :
  
  - Rien de suspect dans vos alentours, capitaine.
  
  - O.K. Merci, fit Mourlin.
  
  Puis, à Coplan :
  
  - Votre méfiance était superflue.
  
  - Tant mieux, dit Coplan, souriant. Mais, vous comprenez, je suis forcé de prévoir avec une longueur d’avance tout ce que l’adversaire aurait pu prévoir...
  
  
  
  Après son entrevue avec Mourlin, Coplan retourna au Lavandou pour y retrouver la 403 qui l’avait amené. Dans la voiture qui le reconduisait à Marseille, il put faire le bilan de ce qu’il venait d’apprendre.
  
  L’événement déterminant était évidemment l’identification Noreau-Mazirac. Du coup, les fondations du dossier EMO avaient acquis la solidité du roc.
  
  Ce qu’il y avait de piquant aussi, dans cette histoire, c’était le repli de Mazirac sur le Mindoubia. Il s’en était fallu d’un cheveu que l’ex-pensionnaire de l’école de Koutchino n’aille se jeter tout droit dans la gueule du loup, car si Lila Sari avait eu l’idée judicieuse d’envoyer au Vieux une photo de ce nouveau compagnon de croisière, Mazirac se faisait épingler sans coup férir !
  
  «Mais avec des «si», on peut imaginer bien des choses », conclut Coplan, philosophe.
  
  A Marseille, il passa tout le reste de cette journée à contacter des confrères du Service et des collègues de la D.S.T. afin de régler avec eux la mise au point minutieuse des divers mécanismes de surveillance envisagés dans le cadre de l’Opération EMO.
  
  Au demeurant, lorsqu’il reprit l’avion de Paris, vers 23 heures, il avait déjà recueilli quelques indications fort utiles. On lui avait signalé, notamment, que ni Alexandre Barter ni le nommé Willy Rumbach n’étaient visibles aux lieux habituels où les appelait leur profession officielle. En revanche, l’avocat Raymond Garrissoux avait passé la journée à son cabinet comme à l’accoutumée.
  
  Sur ces premières données, on pouvait donc formuler l’hypothèse suivante : les personnages importants du réseau EMO s’étaient éclipsés, tandis que l’homme de paille restait à son poste.
  
  C’était un point à ne pas perdre de vue par la suite.
  
  
  
  
  
  Le mardi 22 mai, à 10 heures 55, la Caravelle de la compagnie allemande Lufthansa déposa à l’aéroport de Palma une cargaison d’environ cinquante voyageurs - hommes, femmes et enfants - dont les voix retentissantes et gutturales saluèrent avec enthousiasme le radieux soleil des Baléares.
  
  Herr Fritz Koltenheim, un paisible citoyen de Freising (Bavière), âgé d’une quarantaine d’années, vendeur de machines à calculer, regarda le ciel d’un œil ébloui, mit ses poings sur ses hanches et lança à l’intention de sa femme :
  
  - Ach so, Liselotte ! Ist das nicht fantastich !...
  
  Frau Koltenheim, une grosse blonde au teint rose, demanda à son époux, dans la même langue rocailleuse :
  
  - Quoi ? Qu’est-ce qui est fantastique ?
  
  - Ce soleil ! pesta Fritz. Pourquoi ont-ils un climat pareil alors qu’à Freising il fait un temps de chien. C’est révoltant, non ?
  
  - Das ist aber ein starkes Stück ! répliqua Liselotte, acerbe... (Celle-là, elle est bien bonne !...) Tu ne voudrais tout de même pas qu’il pleuve ici aussi ? C’est pour le soleil qu’on vient. Tu n’es jamais content, Fritz !
  
  Le jeune Otto Koltenheim, enfant unique du couple, un gamin blond de treize ans, prit aussitôt un air contrarié.
  
  - Bon dieu ! s’écria-t-il d’un ton cassant et autoritaire. Vous n’allez pas me bousiller mes vacances avec vos éternelles engueulades hein ?
  
  Sur ces fortes paroles, papa et maman la bouclèrent et se mirent docilement dans la queue qui se formait devant le bureau des contrôles.
  
  Les formalités furent vite expédiées. La police et la douane avaient des ordres dans ce sens. Aux Baléares, le touriste est l’industrie de base. Et, tout particulièrement, le touriste germanique.
  
  Herr Fritz Koltenheim dit à sa femme :
  
  - Des fonctionnaires aimables et rapides, tu te rends compte ? On viendrait presque aux Baléares rien que pour voir ça !
  
  - Garde tes réflexions pour toi, Fritz, riposta Frau Liselotte, majestueuse.
  
  Les autres touristes rigolaient. Fritz Koltenheim haussa les épaules. En réalité, il était ravi. Tout s’était déroulé au petit poil... Et Francis Coplan - car c’était lui - se sentait bien dans la peau de son personnage.
  
  Le trio s’installa dans un taxi, une grosse limousine noire - une Mercedes - qui fila aussitôt à bonne allure vers Formentor.
  
  C’était tout un voyage, puisque l’Hôtel Formentor se trouve à l’autre bout de Majorque, c’est-à-dire à l’extrémité nord-est de l’île, à 70 kilomètres de Palma.
  
  Mais c’était un voyage enchanteur... Majorque, au printemps, c’est la féerie d’un paysage incomparable, dans une lumière à la fois pure et douce qui vous met de la joie au cœur.
  
  De temps à autre, au passage, le chauffeur indiquait un site célèbre, nommait une ville, recommandait une excursion à ne pas manquer ; mais sans s’arrêter.
  
  Enfin, ce fut l’arrivée : d’abord, l’ascension d’une route vertigineuse, la forêt, le roc, la mer en contrebas. Et puis, la soudaine trouée dans la végétation, l’apparition de l’hôtel, tout blanc, caché dans une profusion de fleurs aux coloris éclatants, sur le fond sombre des grands sapins.
  
  Deux portiers galonnés, un chasseur et deux bagagistes entourèrent la Mercedes lorsque celle-ci stoppa en douceur devant le portail d’entrée de l’établissement.
  
  La famille Koltenheim fut saluée comme une famille royale.
  
  A Formentor, c’est cela qui est épatant : ils ont le style. Que vous soyez vendeur de machines à calculer, vedette de cinéma, magnat de la finance ou ministre en vacances, vous avez droit aux mêmes égards.
  
  Le trio fut conduit en grande pompe aux deux chambres que le Vieux, via Münich, avait fait réserver.
  
  Coplan, sa soi-disant épouse et son soi-disant rejeton, après un brin de toilette, se rendirent à la salle à manger. Elle se composait de deux immenses salles somptueusement décorées, où le jour entrait abondamment par des baies ouvertes sur les jardins et sur la mer. Il y avait encore pas mal de gens à table, qui terminaient sans hâte, et dans une évidente bonne humeur, leur déjeuner.
  
  Les clients affichaient un charmant laisser-aller vestimentaire qui contrastait avec la tenue impeccable et cérémonieuse des maîtres d’hôtel et des serveurs.
  
  Coplan opta pour une table de coin. Il prit place, le dos vers le mur, la face vers la salle. A sa droite, il plaça sa « femme » et à sa gauche son « fils ».
  
  La composition du menu fut le prétexte d’une petite bagarre de famille, bien entendu.
  
  De l’autre côté de la salle, dans un angle de la pièce également, deux gaillards bronzés, en short blanc et chemisette sport gris-perle, finissaient leur café en bavardant.
  
  Coplan les regarda d’un œil ingénu, inexpressif, puis continua son tour d’horizon. Il arborait cet air de jubilation un peu niaise du villégiateur qui arrive et qui savoure un plaisir enfantin, uniquement du fait d’être là.
  
  La jubilation de Francis était d’ailleurs sincère. Il avait repéré Mario Lattini et Frank Alderner comme s’il les avait toujours connus ! Et il avait même détecté, dans leur fausse nonchalance, la pointe d’appréhension qui subsiste malgré tout chez des individus qui sont sur leurs gardes.
  
  Immédiatement après le déjeuner, la petite famille Koltenheim partit en reconnaissance vers la terrasse, le jardin, le rivage.
  
  De nombreux pensionnaires occupaient la plage. Tout le monde était en maillot de bain. Quelques personnes d’âge rassis faisaient la sieste dans des pliants, protégées du soleil par le toit rond d’une paillote tahitienne...
  
  Et, soudain, une jeune femme qui venait de se baigner sortit de l’eau, s’avança vers la plage telle une Vénus émergeant des ondes. Tous les regards convergèrent vers elle. Grande, sculpturale, elle avait des formes généreuses d’une perfection incroyable. Les trésors de sa féminité étaient à peine voilés par un deux-pièce. Elle ondulait des hanches et secouait sa crinière de cheveux noirs. Un frisson de convoitise parcourut l’assistance.
  
  Coplan, la mâchoire pendante, le souffle coupé, lorgna la superbe créature avec toute la discrétion qu’on peut attendre d’un honnête commerçant bavarois.
  
  - Mein Got ! Lâcha-t-il, extasié.
  
  Son admiration - un tantinet exagérée, pour les besoins de la cause - n’était cependant pas feinte. Lila Sari, bien plus belle que sur ses photos, méritait vraiment la considération distinguée du Vieux.
  
  «Un morceau de choix», avait-il dit en parlant d’elle. Le compliment était faible au regard de la réalité. La différence essentielle entre cette créature et le portrait agrafé à sa fiche signalétique du Service, c’était la densité de sa chair, le magnétisme érotique qui émanait d’elle.
  
  Coplan ne put s’empêcher de penser que le nommé Garrissoux avait des excuses ; n’importe quel homme se serait laissé prendre. Une fille pareille, tout mâle normalement constitué aurait souhaité s’en assurer sinon la propriété au moins l’usufruit. Ces épaules, ce buste, ce nombril, ces cuisses...
  
  Lila Sari, souriante, envoya un petit salut très amical à deux gars qui se prélassaient au bar de la plage. Puis, se tournant vers la mer, elle attendit d’être rejointe par sa copine, une beauté blonde qui sortait de l’eau à son tour.
  
  Celle-là, Coplan la connaissait aussi : Ariette Goraud, la poule de Barter. Jolie également, mais moins sensationnelle que Lila Sari.
  
  Les deux baigneuses s’approchèrent du bar. Lila Sari demanda aux deux hommes attablés sous un parasol :
  
  - Peut-on compter sur vous pour le ski nautique, à six heures ?
  
  - D’accord ! répondit l’un des deux individus, un costaud blond au visage énergique et franc, au petit front têtu, au torse embroussaillé de poils frisottants.
  
  Et l’autre, un jeune athlète brun, désinvolte et séduisant, enchaîna :
  
  - Nous ne cherchons qu’à vous faire plaisir, vous le savez bien ! Prenez un drink avec nous...
  
  - Merci, vous êtes gentils, mais pas maintenant, déclina Lila non sans gratifier le beau sportif brun d’un long regard plein de douceur et de promesse.
  
  La fille blonde - elle ressemblait un peu à Grâce de Monaco et elle accentuait cette vague ressemblance en copiant les attitudes altières de son célèbre modèle - déclara d’un ton enjoué :
  
  - Nous serons de retour vers six heures. Tchau !...
  
  Pieds nus, le corps déjà presque séché par le soleil ardent, elles s’engagèrent dans l’allée fleurie qui menait à l’hôtel.
  
  Fritz Koltenheim les suivit un moment du regard. Puis, rappelé à l’ordre par sa bergère, il revint aux réalités immédiates. Le trio s’éloigna pour continuer l’exploration du domaine de Formentor.
  
  Dans une sorte de flash mental, Coplan venait de réaliser tout ce que cette situation cocasse impliquait.
  
  Les deux gars installés au bar de la plage n’étaient autres que Jean Legay et André Fondane, collaborateurs du Vieux et amis fidèles de Francis Coplan. Ils étaient arrivés l’avant-veille à Formentor, en service commandé, à bord d’un puissant bateau de plaisance appelé La Gourgandine.
  
  Lila Sari, qui ne pouvait absolument pas se douter du rôle véritable de ces deux touristes français, - puisqu’elle avait été tenue à l’écart de la combine échafaudée par Coplan - on pouvait la comparer à la gazelle attachée au pied d’un arbre pour attirer les fauves. Barter et Noreau, c’était clair, se servaient d’elle pour sonder les arrivants.
  
  Des espions à la solde du Kremlin utilisant une collaboratrice du Vieux pour détecter la présence éventuelle des agents du contre-espionnage. Un comble !
  
  Ils arrivèrent à la plage populaire, là où la direction de Formentor autorise les ébats des excursionnistes amenés par les cars de tourisme. Le jeune Otto, armé d’une Isolette Agfa, exécuta ses premiers clichés de vacances.
  
  Ensuite, ils coupèrent vers la montagne afin de revenir derrière l’hôtel en traversant les pinèdes.
  
  
  
  
  
  Le soir, au dîner, Coplan éprouva sa première déception de la journée.
  
  A la table des gens du Mindoubia, il n’y avait que quatre personnes : Alderner, Lattini, Lila et Ariette Goraud.
  
  Yves Mazirac, alias Louis Noreau, était absent. Et Alexandre Barter aussi. Les deux anciens élèves de Koutchino demeuraient invisibles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Le samedi suivant, Fritz Koltenheim estima que le moment était venu d’élargir quelque peu le rythme de ses vacances familiales. En cinq jours, il avait épuisé les plaisirs (limités) du cap de Formentor.
  
  Ce matin-là, après son petit déjeuner et sa toilette, il s’en alla interviewer l’employé de la réception de l’hôtel, un jeune Suisse polyglotte, serviable et précis.
  
  - Je voudrais louer une voiture pour visiter l’île, dit-il à l’employé.
  
  - Nous avons des voitures qui sont à la disposition de nos clients, des petites Fiat 600.
  
  - Je préférerais une Opel-Rekord. J’ai une voiture de cette marque et j’y suis habitué. Je ne connais pas la Fiat. Pour aller dans la montagne, c’est dangereux.
  
  - Comme vous voudrez, Herr Koltenheim. Je vais faire le nécessaire à Palma. Vous aurez une Opel vers midi.
  
  - Ah, très bien, très bien.
  
  - Il y a des papiers à remplir, et une garantie à verser.
  
  - Natürlich, acquiesça Fritz.
  
  Il se mit en devoir de remplir les formulaires, puis il paya la caution.
  
  - Parfait, conclut l’employé.
  
  Puis, se retournant vers ses casiers :
  
  
  
  
  
  - Il y a du courrier pour vous, Herr Koltenheim...
  
  Il déposa sur le comptoir deux lettres réexpédiées depuis Freising (Bavière) et un périodique commercial dont la bande portait également les surcharges de la réexpédition.
  
  Coplan remercia, fourra négligemment les lettres dans la poche de son pantalon de flanelle, déplia ostensiblement le périodique.
  
  Tout en lisant, il descendit vers la plage où sa femme et son fils l’avaient précédé.
  
  Il s’installa dans son fauteuil pliant, termina la lecture de son journal, passa ensuite à son courrier.
  
  Par le truchement de ces lettres, le Vieux transmettait en code CS 7 les dernières nouvelles. L’une d’elles fit battre le cœur de Francis : Alexandre Barter venait de réapparaître au bureau de l'Agence ACOP, à Marseille.
  
  C’était une bonne affaire, sans aucun doute. Après plus d’une semaine d’absence, l’agent du Kremlin se sentait suffisamment en sécurité pour faire surface. En d’autres termes, cela signifiait qu’il n’avait rien décelé du dispositif de contrôle que le Service avait instauré autour des suspects du gang EMO.
  
  Le moral ragaillardi, Fritz Koltenheim passa une délicieuse matinée de farniente sur la plage.
  
  A midi, l'Opel-Rekord était au rendez-vous. Et, immédiatement après le déjeuner, la petite famille bavaroise prit possession du véhicule.
  
  Pour inaugurer le cycle des excursions, Coplan fixa son choix sur le monastère de Lluch, situé à 30 kilomètres de l’hôtel, via Puerto de Pollensa. Cette ancienne abbaye renferme une Vierge noire, une Moreneta, que les Majorquains vénèrent avec beaucoup de piété.
  
  La famille Koltenheim se mêla donc aux pèlerins pour visiter les lieux. Ensuite, pendant que Frau Liselotte s’attardait dans l’église, Fritz et son héritier partirent à la recherche d’un point de vue convenable pour fixer sur la pellicule le souvenir du monastère et de son site austère (dixit le guide touristique des Baléares).
  
  Lorsqu’ils revinrent sur l’esplanade de l’abbaye, ils se promenèrent et Coplan disparut discrètement derrière les bâtiments annexes. Là, assis sur un antique muret de pierre, un jeune gaillard en pantalon de toile et chemise à carreaux jaunes et gris, rêvait, solitaire.
  
  Coplan s’approcha du jeune homme.
  
  - Salut, Diguet, murmura-t-il. Quoi de neuf ?
  
  - Rien à signaler, répondit le nommé Diguet, placide. Nous coulons des jours paisibles. Paraît que le temps est froid et maussade à Paris. On est mieux ici, pas de question.
  
  Eric Diguet, collaborateur du Vieux, exerçait provisoirement le métier de matelot à bord de La Gourgandine, le yacht avec lequel Fondane et Legay étaient arrivés à Formentor.
  
  - Et vous ? demanda-t-il. Est-ce que ça se passe bien, de votre côté ?
  
  - Oui, ça va. Je suis un peu déçu à cause de l’absence de Noreau-Mazirac, mais les dernières nouvelles en provenance de Marseille compensent cette déception. Barter est revenu en surface.
  
  - A propos de Noreau-Mazirac, Briaud m’a prié de vous dire qu’il n’a rien détecté lui non plus. A son avis, Noreau n’est ni à bord du Mindoubia ni dans les parages de l’hôtel.
  
  Coplan esquissa un sourire
  
  - J’ai admiré Briaud. Son personnage de vieil Anglais taciturne et maniaque est encore plus réussi que le mien.
  
  - Pour ce qui est de la comédie, on peut dire qu’il en connaît un bout, renchérit Diguet. Il passe le plus clair de son temps à surveiller le Mindoubia à la lorgnette. Il a déniché un poste d’observation sensationnel sur la colline... Votre incognito n’est pas mal non plus, remarquez ! Si je n’étais pas dans le coup, je vous prendrais vraiment pour un Frisé...
  
  - En tout cas, j’ai les coudées franches. Les gens du Mindoubia ne me font même pas l’aumône d’un regard...
  
  - Fondane et Legay attendent des instructions.
  
  - Oui, je m’en doute, marmonna Coplan, pensif. Quelle est la température dans leur secteur ?
  
  - Au poil. Les deux souris du Mindoubia leur ont fait des avances dès leur arrivée.
  
  - Je m’en suis rendu compte, mais les deux autres ?
  
  - Cirage total, confessa Diguet. Alderner et Lattini ont l’air de tourner en rond. Apparemment, ils n’ont contacté personne. Au point qu’on se demande pourquoi ils ont choisi cet endroit comme refuge.
  
  - Ils ne sont sûrement pas venus à Formentor par hasard... Il y a des gens de tous les bords qui fréquentent l’établissement. Récemment, un congrès mondial d’éditeurs et d’écrivains s’est tenu dans l’annexe de l’hôtel ; des centaines de journalistes sont venus à cette occasion.
  
  - Bien sûr, toutes les hypothèses sont permises, admit Diguet. Néanmoins, d’après Legay, les gens du Mindoubia donnent très nettement l’impression d’être en position d’attente.
  
  Coplan prit sa décision brusquement :
  
  - La seule manière de coincer un réseau en état d’alerte, c’est de le secouer à outrance pour qu’il se déglingue. Et c’est ce que nous allons faire... Dites à Fondane et à Legay de passer à l’offensive. Quant à Briaud, qu’il s’en tienne à l’observation jusqu’à nouvel ordre.
  
  - Entendu, fit Diguet, toujours impavide.
  
  
  
  
  
  Le lundi soir, dans la cabine-appartement du yacht, Alderner, Lattini, Gunsson, Lila Sari et la blonde Ariette Goraud tinrent un véritable conseil de guerre.
  
  C’était Ariette, la maîtresse de Barter, qui avait exigé cette réunion. Et c’est elle qui prit la direction des débats.
  
  - Je suppose que vous êtes tous d’accord avec moi, attaqua-t-elle d’une voix plutôt sèche. Nous sommes fixés maintenant. Ces deux types de La Gourgandine ne sont pas à Formentor pour se faire brunir au soleil, et mon flair ne m’a pas trompée. Je vous l'ai dit quand ils sont arrivés : ces deux gars-là, ils sont ici pour nous. Et rien que pour nous. C’est le moment de prendre nos dispositions...
  
  Gunsson, la mine morose, maugréa :
  
  - Je persiste à croire que vous vous emballez un peu vite, Ariette. Je ne vous le reproche pas, remarquez ! Étant donné l’état d’esprit qui est le nôtre depuis trois semaines, votre façon de réagir est parfaitement compréhensible. Mais je...
  
  - Je vous en prie, Gunsson ! l’interrompit froidement la blonde. Épargnez-nous vos tergiversations. Je ne suis pas de celles qui succombent à une idée fixe, vous le savez bien. Et je n’ai pas l’habitude non plus de me fier à ce qui s’appelle l’intuition féminine. Tout se passe exactement comme Alex l’avait prévu. Et s’il m’a demandé de venir vous rejoindre ici, c’est précisément pour que je vous transmette les ordres.
  
  Elle s’anima tout à coup, et elle poursuivit sur un ton de sourde véhémence :
  
  - Je veux bien admettre que les choses n’étaient pas tout à fait claires jusqu’ici, soit. Mais à présent, le doute n’est plus possible. Les propos que ce Patrick nous a tenus pendant plus d’une heure, après le ski nautique, ça n’était plus du marivaudage, c’était un interrogatoire en bonne et due forme.
  
  - Mais non, mais non, objecta Gunsson avec entêtement, vous n’y êtes pas du tout. Vous voyez cela sous cet aspect parce que vous êtes influencée par vos arrière-pensées. Personnellement, je trouve cela tout naturel qu’un homme pose des questions quand il sent que la fille qu’il convoite depuis huit jours est sur le point de marcher... Mettez-vous à la place de cet olibrius, Bon Dieu ! Lila n’est pas la première venue, et elle n’a rien d’une femme facile. Or, vous reconnaîtrez qu’elle ne s’est pas montrée farouche, ni distante... Alors, quoi ? Il est troublé, le mec. Il cherche à comprendre. Il interroge... Voilà deux belles mômes qui ont l’air d’accepter une aventure galante alors qu’elles ont déjà de la compagnie, vous trouvez cela normal ?... Oh, je sais, Frank et Mario affichent un total détachement à l’égard de leurs amies, mais cela ne change rien à l’affaire. Je dirais même que c’est encore plus insolite !... A mon avis, vous faites fausse route.
  
  - Vous ne savez pas de quoi vous parlez, Gunsson, laissa tomber Ariette. Et d’ailleurs, vous n’étiez pas là !... Une femme qui a un peu d’expérience sait très bien faire la différence entre la curiosité légitime d’un homme qui flirte et une certaine manière insidieuse de tirer les vers du nez.
  
  Elle se tourna vers Lila Sari :
  
  - Enfin quoi ? Tu as ressenti la même chose que moi, non ? Tu as eu la même réaction, spontanément ?...
  
  - Mais certainement, affirma Lila avec conviction. La dernière des gourdes ne s’y serait pas trompée. J’ai vraiment senti comme un déclic...
  
  Gunsson grogna
  
  - Un déclic ! Vous êtes incroyables, les femmes !
  
  - Mais parfaitement, riposta Lila, un déclic. A un certain moment, son visage est devenu sombre, soucieux, et il m’a littéralement mise sur la sellette ! Ce n’était plus moi qui l’intéressais, c’était le yacht, c’était la profession de Frank et de Mario, la raison pour laquelle nous étions à Formentor, des tas de questions très directes, très précises. Il m’a même demandé, textuellement : « Est-ce qu’il y a des passagers sur votre bateau qui n’ont jamais quitté leur cabine ? »... J’avais beau lui faire les doux yeux, il ne se laissait pas distraire et il continuait à m’interroger... Je vous assure, Gunsson, ça puait le flic à dix lieues à la ronde.
  
  Elle regarda le capitaine droit dans les yeux.
  
  - Un homme qui a le béguin, je sais ce que c’est... Alors, faites-moi confiance quand je vous certifie que ce beau Patrick pensait à tout autre chose qu’à l’amour. En fait, il a gaffé. Car pendant trois gros quarts d’heure, il a complètement oublié de jouer son rôle.
  
  Ariette essaya également d’attraper le regard ennuyé du capitaine, et elle enchaîna avec une pointe d’acrimonie :
  
  - Entre nous, Gunsson, je ne saisis pas très bien la raison de vos salamalecs !
  
  - Je veux tout simplement éviter une catastrophe, grommela le capitaine.
  
  Mario Lattini intervint brusquement
  
  - Dites donc, Gunsson ? Lança-t-il, agressif. Vous étiez pourtant là quand Louis a reçu les photos que Willy avait découvertes dans les poches de ce soi-disant zèbre des Allocations Familiales ? Vous avez entendu ce que Louis a dit : « Les gars de la DST et du Deuxième Bureau vont se passionner pour le Mindoubia. »
  
  - Oui, bien sûr, admit Gunsson.
  
  - Eh bien, à quoi ça rime alors, vos salades ? Alex nous a envoyé tout spécialement Ariette avec des instructions... Je n’arrive pas à saisir pourquoi vous êtes si sceptique.
  
  - Je vous demande simplement de réfléchir, se défendit Gunsson. On pourrait tenter une deuxième expérience ? Aller ailleurs, faire autre chose.
  
  Ariette répliqua durement
  
  - Aller où ? Et faire quoi ?... Vous vous figurez peut-être que le temps travaille pour nous ?... Si ce Patrick et ce Robert sont des barbouzes, nous devons profiter de l’occasion... Pour l’instant, ils ne sont nulle part. Ils tâtent le terrain, ils enquêtent. Mais le jour où ils passeront à l’action directe, ce sera trop tard.
  
  - Trop tard ? Pourquoi trop tard ? fit Gunsson.
  
  - Trop tard pour nous dépêtrer.
  
  Frank Alderner, qui était resté debout près de la porte, traversa la cabine pour aller s’asseoir sur le bord du lit de Lila Sari.
  
  - Vos parlotes, c’est du vent, articula-t-il, âpre. Nous avons des ordres, nous devons les exécuter, un point c’est tout.
  
  Il leva les yeux vers Lila
  
  - Ce Patrick a demandé s’il ne pourrait pas visiter le yacht ?
  
  - Oui, dit-elle.
  
  - Voilà une combine toute trouvée, hein ? fit Alderner en haussant les épaules et en promenant un regard à la ronde... On le laisse venir, on lui met le grappin dessus et on l’asticote. On ne doit même pas se déranger.
  
  Gunsson, avec autorité et fermeté, déclara :
  
  - Pas question de ça !... Ce mec ne viendra sûrement pas visiter le Mindoubia la nuit. Par conséquent, des tas de gens auront pu observer sa venue à bord. Et alors ? La suite ?... Exécuter les ordres, c’est une chose. Se conduire comme des cinglés, non !... Il ne faut pas compromettre le yacht.
  
  Ariette ricana :
  
  - Mon pauvre Gunsson, il y a des moments où vous êtes vraiment l’idiot du village, ma parole ! Est-ce que vous faites la bête, ou est-ce que vous êtes dans la lune, dites ?
  
  - Quand une situation est explosive, argua le capitaine, on a toujours intérêt à laisser venir les événements.
  
  - Dans la navigation de plaisance, peut-être, railla la blonde. Dans notre boulot, sûrement pas ! Si nous laissons à nos adversaires le temps de tisser leur toile autour de nous, nous sommes tous foutus vous, moi, le yacht et toute l’organisation !
  
  Alderner, irrité, s’agita :
  
  - Allez, crochet ! jeta-t-il. Avant demain soir, cet abcès doit être crevé. Le 2 juin, nous avons du courrier à prendre à Zakynthos. Arestolès nous a promis le compte-rendu de la session de l’OTAN à Athènes. D’ici-là, il faut que nous sachions à quoi nous en tenir. Nous avons les bonnes cartes, à nous de jouer... Je reconnais néanmoins qu’il vaut mieux ne pas coincer ce Patrick sur le bateau, car cela risque d’être un peu trop voyant, effectivement.
  
  Ariette enchaîna :
  
  - Alex m’a bien recommandé d’utiliser la bicoque d’El Bancal. Elle se prête admirablement à une opération de ce genre, et c’est du reste pour la même raison que le patron vous a dirigés sur Formentor. L’essentiel, c’est de préparer le plus soigneusement notre coup pour éviter les chocs en retour.
  
  - Et surtout, ce qui précède le coup, précisa Mario. Ce qui compte, ce sont les alibis... La suite, on s’en balance. Une fois que le beau Patrick aura été roulé dans la farine, il ne nous emm... plus !...
  
  Gunnson, un peu soulagé quoique encore inquiet tout de même, demanda à Ariette :
  
  - Quel est votre plan ?
  
  - Mon plan ? Je n’ai pas de plan. Mais nous avons toute la nuit pour en étudier un.
  
  Il y a plus d’intelligence dans cinq têtes que dans une seule.
  
  Il y eut un silence. Lila Sari alluma une cigarette, souffla un nuage de fumée, prononça d’une voix songeuse :
  
  - Attirer mon beau brun dans un piège, ça ira tout seul. Par contre, nous devrons nous méfier de l’autre, le blond. Il m’a l’air coriace, celui-là. Coriace et futé.
  
  - Je me charge de lui, dit Ariette. Il n’est pas très expansif, mais je l’ai à ma main. Il s’agit simplement de trouver une astuce pour les séparer pendant un bout de temps.
  
  Le silence retomba derechef. Les cerveaux travaillaient dur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Il n’était pas loin de six heures, le lendemain après-midi, lorsque le canot pneumatique du Mindoubia se détacha du yacht pour progresser en direction de la petite plage.
  
  Le soleil, encore vif et chaud, amorçait lentement son déclin. La mer était très belle, sans une ride, et l’horizon se teintait imperceptiblement de nuances mauves et roses.
  
  Les pensionnaires du Formentor, saturés de lumière et d’air marin, pliaient bagage. Sans se presser, des livres et des journaux sous le bras, des serviettes-éponge sur l’épaule, ils regagnaient l’hôtel. C’était l’heure délicieuse de l’apéritif sur la terrasse fleurie, avant d’aller s’habiller pour le dîner.
  
  En vertu d’on ne sait quelle convention tacite, le repas du soir se déroulait en effet sous le signe de l’élégance.
  
  Au bar de la plage, Fondane et Legay sirotaient un Cinzano en bavardant et en fumant. Ils paraissaient désœuvrés, décontractés, mais, en fait, ils étaient anxieux et tendus. Vers la fin de la matinée, ils avaient remarqué les allées et venues des gens du Mindoubia et, d’autre part, ils avaient appris que Frank Alderner avait réglé la note du bar et du restaurant pour tous les passagers de son yacht. De toute évidence, le Mindoubia se préparait à lever l’ancre.
  
  Les espions allaient-ils poursuivre leurs activités ailleurs ?
  
  Le canot du Mindoubia vint s’échouer mollement dans le sable, en face des huttes tahitiennes de la plage. Fondane et Legay échangèrent un bref regard, puis, se levant, ils marchèrent d’un pas rapide vers l’embarcation.
  
  Un marin en tricot rayé maintenait le canot à sec afin de permettre à Lila Sari de débarquer sans se mouiller les pieds. Elle était seule passagère à bord de l’esquif. Vêtue d’un short et d’une chemisette, chaussée d’espadrilles à semelle de corde, un foulard noué sur les cheveux, elle tenait dans sa main gauche des palmes de caoutchouc, un masque et un respirateur.
  
  - Hello ! lança-t-elle à l’adresse de Patrick et de Robert - Fondane et Legay - qui s’avançaient à sa rencontre.
  
  - Hello ! répondirent-ils en chœur.
  
  Fondane, toujours galant, tendit la main pour aider la jeune femme à sauter sur le rivage.
  
  - Que se passe-t-il ? questionna-t-il en la regardant d’un air intrigué. Vous ne faites pas de ski, ce soir ?
  
  - Non, dit-elle. Comme c’est notre dernière soirée, nous avons décidé de faire un peu de pêche sous-marine.
  
  Une vive consternation se peignit sur les traits de Fondane.
  
  - Quoi ? s’exclama-t-il. Votre dernière soirée ?
  
  - Nous partons demain, à l’aube, révéla-t-elle.
  
  - Ah, la vache ! maugréa-t-il. Si vous partez, mes vacances sont foutues...
  
  Il l’entraîna vers le bar, l’invita à s’asseoir pour prendre un drink, mais elle refusa.
  
  - J’ai envie de marcher, déclara-t-elle d’un ton résolu. Si le cœur vous en dit, venez pêcher avec nous... Sans jeu de mot, bien entendu !...
  
  Elle se tourna vers Jean Legay :
  
  - Nous avons l’intention de plonger là-bas, avant la pointe du phare. Il paraît qu’il y a du poisson en masse dans ces calanques...
  
  Jean Legay opina :
  
  - Eh bien, ma foi, ça me tente... Mais il faut que j’aille chercher notre matériel au bateau.
  
  - Oh, ce n’est pas la peine, dit-elle, nous avons tout ce qu’il faut. Mon amie Ariette me rejoint là-bas avec le canot. Vous pouvez l’attendre ici, elle passera de toute manière pour voir si vous êtes de la partie...
  
  - O.K. C’est encore plus commode ainsi, acquiesça Legay.
  
  Lila, souriante, se tourna de nouveau vers Fondane, l’enveloppa d’un regard enjôleur :
  
  - Vous pouvez aussi attendre le canot, mais si la balade à pied ne vous fait pas peur, vous pouvez m’accompagner. Il y a une demi-heure de marche à travers les bois de sapin... Nous reviendrons tous ensemble après la tombée de la nuit.
  
  Elle parlait d’une voix posée, naturelle, mais de façon à être entendue par le barman et par les trois ou quatre consommateurs encore attardés au bar.
  
  - Hé, je suis votre homme ! jeta Fondane avec empressement. J’adore marcher en respirant le parfum vivifiant des sapins.
  
  - Bon, allons-y, invita-t-elle.
  
  Elle gratifia Legay d’un petit salut amical de la main.
  
  - A tout à l’heure, Robert.
  
  Fondane et Lila remontèrent côte à côte vers la route, puis, un peu au-delà de la plage populaire, ils s’engagèrent dans un chemin forestier qui partait sur la droite.
  
  Fondane demanda :
  
  - Vous êtes sûre que c’est par là ?
  
  - Oui. Nous devons contourner l’hôtel et redescendre ensuite vers la mer. C’est le seul itinéraire qui permette d’accéder aux calanques.
  
  Dix minutes plus tard, le chemin s’était mué en un minuscule sentier de chèvre dont les méandres serpentaient entre les éboulis rocheux de la colline. Des buissons sauvages et des ronces embroussaillaient l’étroit passage. Ils durent marcher l’un derrière l’autre. La solitude et le silence étaient impressionnants. Lorsqu’ils pénétrèrent dans le bois de sapin, la lumière, tamisée par les hautes branches, devint crépusculaire.
  
  Au fur et à mesure que cette balade se prolongeait, Fondane sentait grandir son appréhension. Lila Sari marchait devant lui en silence. Elle posait les pieds avec prudence sur le sol accidenté, franchissait en souplesse les obstacles naturels, écartait les branches folles des ronciers. Sa croupe superbe, moulée par le short, se mouvait d’une manière prodigieusement suggestive. Mais Fondane, les nerfs à fleur de peau, était bien éloigné de toute préoccupation sentimentale. Il tendait l’oreille, il jetait de brefs regards aux alentours, il scrutait d’un œil vigilant les profondeurs du sous-bois.
  
  Lila se retourna tout à coup.
  
  - Mon Dieu, comme vous avez l’air sombre ! s’exclama-t-elle, ironique.
  
  Fondane, réalisant qu’il négligeait un peu trop visiblement son rôle de séducteur, grommela :
  
  - Vous croyez peut-être que cela me fait plaisir de penser que vous ne serez plus là demain ? J’ai un de ces cafards, je ne vous dis que ça !...
  
  Elle s’arrêta, lui fit face :
  
  - Nous nous retrouverons peut-être un jour, Patrick ? A Marseille ? A Paris ? Qui sait ?... La vie est capricieuse.
  
  Il l’enlaça brusquement, l’attira tout contre lui. Déjà, elle offrait sa bouche entrouverte. Un long baiser sensuel, torride et frémissant, les souda l’un à l’autre. Fondane perçut contre sa poitrine la palpitation de cette chair gonflée d’ardeur.
  
  Il se mit à pétrir le corps de la jeune femme, tout en se demandant si c’était là, dans ce sentier escarpé, entre les blocs de roche, que le piège allait se refermer.
  
  Mais Lila, se dégageant pour reprendre haleine, murmura :
  
  - Nous allons nous mettre en retard... Vous savez, Patrick, je regrette que nous partions demain. Vous me plaisez... Pourquoi ne me donneriez-vous pas votre adresse à Paris ?
  
  Fondane éprouva furieusement l’envie de lui donner l’adresse du Service, rien que pour voir la tête qu’elle aurait faite. Mais la consigne de Coplan était formelle : ne pas vendre la mèche avant le moment opportun.
  
  - A quoi bon vous donner mon adresse ? maugréa-t-il. Je n’y suis jamais.
  
  - Pourquoi ? Vous m’aviez dit que vous étiez ingénieur...
  
  - Oui, dans les pipe-lines. Quand je ne suis pas au Sahara, je suis en Amérique du Sud... On ne pose pas beaucoup de pipelines dans la région parisienne.
  
  - Bah ! fit-elle en haussant les épaules d’un air optimiste. Si ça se trouve, le destin arrangera peut-être les choses ! Ne faites pas cette figure désolée, Patrick... Une de perdue, dix de retrouvées ! Les bonnes fortunes ne vous manquent sûrement pas !...
  
  Sur ce, elle se remit à marcher.
  
  Fondane, quelques instants plus tard, aperçut une trouée plus claire qui semblait se dessiner à travers les frondaisons.
  
  - Nous arrivons ? demanda-t-il.
  
  - Non, pas encore. Mais nous sommes sur la bonne voie. Nous devons couper la route qui va vers le phare. Le sentier continue de l’autre côté ; les calanques d’El Bancal sont sur la gauche, en contrebas...
  
  En effet, le ruban gris-pâle de la route découvrit ses lacets au fond d’un à-pic d’au moins quarante mètres. Le sentier devint très escarpé.
  
  Lila stoppa de nouveau :
  
  - Vous voulez bien passer devant ? J’ai peur de glisser... Je suis chargée...
  
  - Passez-moi vos bagages, dit-il en la devançant. Je vous donnerai la main quand ça deviendra trop difficile.
  
  Elle lui confia les palmes, le masque et le respirateur.
  
  Après quelques mètres, il dut lui tendre la main, marcher à reculons en s’arc-boutant pour éviter le dérapage. Ils surplombaient d’une bonne vingtaine de mètres la route du phare. A cet endroit, la paroi de la colline n’était qu’un entassement de rochers aux arêtes tourmentées.
  
  - Laissez-vous venir tout doucement, recommanda Fondane.
  
  Il soutenait sa compagne de la main droite, trimbalait le matériel dans la main gauche.
  
  - N’ayez pas peur... Je ne...
  
  Il ne put finir sa phrase. Surgissant subitement de derrière les rochers, deux gaillards en polo bleu-marine se jetèrent sur lui, matraque levée. Il se laissa tomber à plat ventre dans la poussière, et un gourdin en caoutchouc passa en sifflant au-dessus de son crâne. La pierraille du sentier dégringola en rafale vers la route.
  
  Vif comme un chat sauvage, Fondane se propulsa de toutes ses forces en arrière ; mais sa glissade chaotique fut arrêtée par les chevilles de l’un de ses agresseurs. Le mec perdit l’équilibre et tomba de tout son poids sur le râble de Fondane. L’autre attaquant, doué d’excellents réflexes, exécuta un petit saut de côté, s’agrippa de la main gauche à une aspérité du roc, leva sa matraque et la rabattit avec précision sur l’occiput de Fondane. Le coup, sec et violent, était admirablement ajusté.
  
  Fondane ressentit en même temps le choc et la douleur fulgurante. Les dents serrées, il résista pendant une fraction de seconde à l’évanouissement. Mais ses nerfs, vaincus par la secousse trop brutale, lâchèrent. Il sombra dans le néant.
  
  - Il a son compte, annonça froidement le type qui avait frappé. Une chance que tu sois tombé sur lui, sans quoi il se serait ratatiné en bas de la montagne.
  
  L’autre gaillard en polo se releva, secoua la poussière de son pantalon de toile.
  
  Lila Sari, un peu pâle mais les yeux brillants, articula :
  
  - Dépêchez-vous, Bon Dieu ! Il faut le transporter jusqu’à la route.
  
  - Ne vous tracassez donc pas, ronchonna l’homme qui avait assommé Fondane. Les carottes sont cuites... Pablo est là avec sa bagnole depuis plus de dix minutes !...
  
  Il contempla sa victime, l’enjamba, se retourna. En un tournemain, il hissa Fondane sur son épaule.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Fondane revint aux réalités de ce monde sous un déluge d’eau froide et salée. Il secoua la tête, mais s’arrêta aussitôt : une migraine atroce lui vrillait la cervelle.
  
  - Debout, éructa une voix râpeuse.
  
  Malgré sa vue brouillée, Fondane reconnut l’un de ses assaillants. Le type tenait dans sa main le seau dont il venait de balancer le contenu dans la figure de sa victime.
  
  Fondane se frotta le visage d’un air las. Il était étendu sur le sol cimenté d’une petite cave absolument vide.
  
  - Allez, grouille, gronda l’homme en déposant son récipient. Et pas de c...eries, hein? Sinon, gare !...
  
  Fondane, au prix d’un effort considérable, se remit debout. Mais pas assez vite au gré de son agresseur qui l’empoigna au collet :
  
  - En avant, c’est tout droit au fond du couloir.
  
  Fondane voulut protester, mais un bon coup de genou dans les fesses le rappela à la raison. Il s’avança dans le couloir sombre.
  
  Au moment où il pénétrait dans une autre cave, plus spacieuse, son gardien, d’une poussée violente, l’envoya s’étaler à quatre pattes au milieu du local.
  
  La voix méchante de Frank Alderner claqua :
  
  - Parfait ! Ne bougez pas !
  
  Il fit trois pas en direction de Fondane, leva la jambe droite pliée, prêt à décocher un coup de pied.
  
  - Si vous essayez de vous redresser, je vous balance mon talon dans la gueule, compris ? Vous êtes très bien comme ça pour causer...
  
  Fondane le dévisagea, marmonna :
  
  - Qu’est-ce qui vous arrive, mon vieux ? C’est une scène de jalousie ?
  
  - Oui, c’est ça, ricana Alderner, continue ta petite comédie, continue à te foutre de nous ! On mettra tout ça sur la facture, avec le reste.
  
  - Vous pourriez peut-être vous expli...
  
  Il s’interrompit. Ariette Goraud et Lila Sari faisaient leur entrée dans la pièce. Elles regardèrent en silence le prisonnier. Celui-ci, toujours à quatre pattes, les cheveux mouillés, adressa un regard interrogateur à Lila. Mais la brune le toisa, impénétrable.
  
  L’ampoule minable qui éclairait le sous-sol plaquait des ombres sur le visage des deux jeunes femmes, soulignant leur expression grave et tendue.
  
  Ariette portait un pantalon de fantaisie rouge vif à bandes verticales noires, et un cardigan assorti. Dans sa main droite, elle tenait le portefeuille en croco de Fondane.
  
  S’approchant de Frank Alderner, elle articula sans se soucier de la présence de Fondane :
  
  - Regarde, Frank... Je savais bien que j’avais raison. Dommage que Gunsson ne soit pas là...
  
  Elle ouvrit le portefeuille, en retira deux photos qu’elle mit sous les yeux d’Alderner. Celui-ci, la mine renfrognée, opina lentement.
  
  Ariette, abaissant ses yeux froids sur Fondane, murmura :
  
  - Les rôles sont changés, mon cher Patrick. A présent, c’est nous qui allons vous poser quelques questions indiscrètes. Vous avez vraiment manqué de doigté, mon pauvre ami !... Il est vrai que les gens de votre espèce ne s’embarrassent guère de tact et de finesse...
  
  - Je ne vois pas ce que vous voulez dire, bougonna Fondane d’un air ahuri. Je ne me rappelle pas en quoi j’ai pu manquer de tact à votre égard. Ni à l’égard de Lila.
  
  Alderner, incapable de maîtriser plus longtemps sa hargne et son ressentiment, envoya brusquement son pied dans la figure du prisonnier. Sous la violence du coup, la lèvre inférieure de Fondane éclata et le sang se mit à lui dégouliner sur le menton.
  
  - Méfie-toi, mon gars, râla l’ancien pilote d’essai. A chaque bobard, tu trinques. Les salades, c’est terminé. Nous n’avons pas de temps à perdre... Et pour commencer, annonce la couleur : c’est quoi, ton job ?
  
  - Vous avez mes papiers...
  
  Derechef, la jambe d’Alderner se détendit.
  
  Mais Fondane se baissa juste à temps ; au lieu de lui écrabouiller le nez, le talon de Frank le toucha à l’oreille droite. Une plaque rouge et brûlante apparut instantanément au point d’impact, et cela n’arrangea pas la migraine du prisonnier.
  
  - Si tu me fais sortir de mes gonds, menaça Alderner, je vais te transformer en charpie.
  
  Il serra les poings, faisant saillir ses biceps puissants.
  
  - Alors ? gronda-t-il... Deuxième Bureau, SDEC ou DST ?
  
  Fondane ne répondit pas.
  
  Une colère meurtrière étincela dans les prunelles de Frank. Il empoigna les cheveux du prisonnier, lui secoua la tête, lui colla un crochet à la pointe du menton. Le sang gicla des lèvres meurtries de Fondane.
  
  Ariette s’interposa en mettant sa main sur le poignet de Frank :
  
  - Ne t’énerve pas, ça ne sert à rien... S’il a un minimum d’intelligence, il va comprendre.
  
  Elle considéra le prisonnier d’un œil pensif, puis :
  
  - Écoutez, Patrick, vous allez subir inutilement des brutalités dont vous ne vous remettrez jamais. Nous savons ce que vous êtes, et nous savons pourquoi vous vous trouvez à Formentor. Pour être tout à fait franche, je vous dirai même que nous vous attendions... J’ai trouvé dans votre portefeuille deux photos qui, dans un certain sens, suffisent à nous édifier. Ne soyez pas stupide... C’est la règle du jeu entre gens comme nous : quand on a joué le mauvais numéro, il faut accepter de perdre sa mise.
  
  Fondane, tête basse, léchait sa lèvre fendue et tuméfiée ; il avait un goût de sang dans la bouche, sa blessure continuait de gonfler.
  
  Ariette reprit :
  
  - Ne niez pas l’évidence. Ces photos constituent des aveux qui dépassent de loin tout ce que vous pourriez nous dire. A quel service appartenez-vous, Patrick ?
  
  - D.S.T... Section centrale de la 1re direction active...
  
  - D’où tenez-vous ces photos ?
  
  - De mon administration, naturellement.
  
  - Vous êtes chargé de rechercher ce personnage ?
  
  - Oui.
  
  - Comment se nomme-t-il ?
  
  - C’est écrit au verso... Noreau...
  
  - Quel est le rapport entre ce Noreau et le Mindoubia ?
  
  - Ne soyez pas idiote ! grinça Fondane. Noreau était avec vous à Port-Cros et il est sûrement planqué dans votre bateau. Un officier du CERES l’a vu en personne.
  
  Il y eut un échange de regards entre Ariette, Lila et Frank Alderner. Le type en polo bleu marine qui avait assommé Fondane se tenait à l’écart, silencieux, le dos appuyé contre l’un des murs cimentés de la cave.
  
  Ariette enchaîna d’une voix plus calme :
  
  - Il me reste une question à vous poser, Patrick. Si vous y répondez d’une façon satisfaisante, vous sauvez votre peau.
  
  Fondane, grimaçant, maugréa :
  
  - Sans blague ? Vous croyez que je me fais des illusions à ce sujet ? Vous parliez tout à l’heure de la règle du jeu : je la connais, figurez-vous. Que je me mette à table ou que je me taise, le prix sera le même.
  
  Il esquissa un pauvre sourire pour ajouter :
  
  - Mon coefficient de longévité sera peut-être meilleur si je vous laisse sur votre soif.
  
  Lila Sari intervint d’une manière assez inattendue.
  
  - Votre raisonnement n’est pas exact, Patrick, dit-elle sur un ton où perçait une sorte d’anxiété. Nous n’avons pas vraiment intérêt à vous supprimer. Personne ne sait de quoi l’avenir sera fait... Si nous sommes obligés de nous retirer de la circulation, votre cadavre ne nous sera d’aucune utilité. Mais notre décision dépendra des indications que vous nous donnerez.
  
  - Je ne comprends pas très bien le sens de vos paroles, ma chère Lila. Quelles indications pourrais-je vous donner, moi ?
  
  - Nous voulons savoir ce qui a déclenché votre enquête.
  
  - Quelle enquête ?
  
  - Vos investigations au sujet de Louis Noreau.
  
  - Il faudrait consulter le ministre de l’intérieur ou le directeur des Renseignements Généraux, railla péniblement Fonda-ne. Je ne suis qu’un agent d’exécution. Je reçois des ordres et des consignes, et j’obéis.
  
  Ariette reprit l’interrogatoire.
  
  - Vous avez tort de vouloir finasser, Patrick, articula-t-elle. Je vous l’ai déjà dit, vous n’êtes pas assez subtil... Quand un agent de la DST est chargé d’une mission, il commence par étudier le dossier de l’affaire. Quelle est l’origine du dossier Noreau ?
  
  Fondane hésita, prit un temps de réflexion.
  
  - C’est un rapport émanant des autorités italiennes, dévoila-t-il. Des quidams qui s’intéressaient aux fusées de la base de Gioia del Colle se sont fait épingler. Quelques-uns ont réussi à se débiner, mais d’autres ont mangé le morceau. C’est comme ça que tout a débuté.
  
  De nouveau, les trois passagers du Mindoubia échangèrent des regards lourds de sous-entendus. Le petit front têtu de Frank Alderner était barré de rides soucieuses.
  
  Il était sur le point de parler quand soudain deux personnages firent irruption dans le local : Mario Lattini et un inconnu d’une trentaine d’années, athlétique, aux cheveux blonds taillés en brosse.
  
  - On peut y aller, lança Lattini à l’intention d’Arlette. Tout est prêt.
  
  - Pablo est prévenu ? s’enquit Ariette.
  
  - Oui, tout est réglé, répéta Lattini.
  
  Frank Alderner se baissa, emprisonna les deux épaules de Fondane dans ses fortes mains, le souleva comme une plume.
  
  - Déshabille-toi, lui ordonna-t-il.
  
  - Comment ? s’insurgea le prisonnier.
  
  - Oui, allez, s’impatienta Frank. Ôte tes frusques, et vite. Sinon, je m’en occupe moi-même...
  
  Fondane s’exécuta. Lorsqu’il fut tout nu, Mario Lattini lui jeta, goguenard :
  
  - C’est notre amie Lila qui t’a mordu la lèvre ? T’es pas jojo avec une bouche pareille !... Mais ne t’en fais pas, t’as autre chose pour plaire aux belles madames !...
  
  Il quitta la pièce en rigolant. Fondane plaça ses deux mains devant la partie intime de sa nudité. Malheureusement, Alderner ne le laissa pas encore tranquille.
  
  - Assieds-toi... Les mains dans le dos... O.K...
  
  Au moyen de deux cordes, il ficela les chevilles et les poignets de Fondane. Puis, se redressant, il extirpa un automatique de sa poche, le tendit au type en polo bleu-marine en disant :
  
  - On va t’amener l’autre... Ne les lâche pas un quart de seconde, compris ?
  
  - Compris, acquiesça le mec.
  
  Alderner ramassa les vêtements de Fondane. Avant de sortir de la cave, il prévint son acolyte :
  
  - La Humber sera de retour vers les dix heures...
  
  Ariette et Lila Sari s’en allèrent également. Quelques instants plus tard, Mario Lattini et le blond aux cheveux en brosse se ramenaient. Ils transportaient le corps dénudé de Jean Legay, qu’ils déposèrent à même le sol.
  
  Le blond avait endossé les vêtements de Legay.
  
  Fondane pensa d’abord que son camarade, dont le visage était cireux, avait cessé de vivre. Mais, le scrutant plus attentivement, il nota qu’il respirait. Selon toute vraisemblance, il avait été endormi au moyen d’une drogue...
  
  
  
  
  
  Les clients du Formentor auraient été considérablement surpris s’ils avaient aperçu en ce moment le bon commerçant bavarois Fritz Koltenheim. Ce dernier n’avait plus du tout sa physionomie candide et débonnaire. Le masque dur, la mâchoire serrée, les yeux luisants, il faisait penser à un fauve.
  
  Depuis vingt minutes, c’est-à-dire depuis qu’il avait émergé silencieusement de la mer, il était couché à plat ventre dans les fougères, à moins de quinze mètres de la maison qu’il surveillait avec des jumelles spéciales.
  
  C’était une jolie maison de vacances, de style majorquain, aux murs d’une blancheur éblouissante, aux terrasses surplombant la mer.
  
  Dans les ténèbres de la nuit, la bâtisse formait une tache pâle aisément repérable entre les arbres. Les vagues monotones de la Méditerranée venaient battre dans un clapotis régulier le petit môle de pierre où finissait le jardin de la villa.
  
  De temps à autre, Coplan collait contre son oreille un amplificateur de son dont il orientait le récepteur vers la maison chaque fois qu’il décelait par là le mouvement de l’un ou l’autre individu.
  
  Bien que son pantalon de flanelle et sa chemise noire fussent trempés par sa baignade nocturne, il ne sentait pas la fraîcheur qui montait du sol humide. Il avait plutôt chaud même.
  
  Il avait passé un très sale moment quand les agresseurs de Fondane avaient embarqué celui-ci dans une vieille Humber noire qui avait dévalé la route du phare. Mais, heureusement, grâce à la double liaison-radio avec Briaud et Diguet, la surveillance n’avait pas été rompue. Briaud - un des meilleurs spécialistes du service en matière de filatures - s’était remarquablement débrouillé. De la colline, il avait pu suivre le trajet de la Humber noire... et localiser en fin de compte la villa du bord de mer où les complices du Mindoubia avaient conduit leur prisonnier.
  
  Coplan, pour rejoindre la bicoque majorquaine, avait estimé préférable d’emprunter un raccourci par la mer. Il avait été bien inspiré, car à peine avait-il gagné les buissons de la rive que le canot du Mindoubia arrivait, ayant à bord la blonde Ariette, un marin et Jean Legay... dans les pommes.
  
  Les prévisions de Coplan s’étaient réalisées ; mais il ne se sentait pas plus fier pour cela !
  
  Les camarades de la Gourgandine, alertés par Diguet, allaient s’amener en renfort, certes. Mais la clique du Mindoubia était nombreuse.
  
  Tapi dans les fougères, Coplan, les yeux rivés à ses jumelles, se demanda soudain s’il avait la berlue. Ariette, Lila, Alderner, Lattini sortaient de la villa blanche en compagnie de Fondane et de Legay !
  
  Pour une surprise, c’était une surprise.
  
  Retenant son souffle, Francis regarda plus intensément le groupe qui s’était arrêté à quelques pas de la porte postérieure du pavillon. Brusquement, il comprit son erreur : il ne s’agissait ni de Fondane ni de Legay, mais de deux zigotos qui avaient mis les vêtements de leurs prisonniers.
  
  « Ils vont maintenant se forger un alibi, pensa Francis. Ils vont se faire remarquer dans un lieu quelconque afin de prouver ultérieurement, en cas de besoin, que Fondane et Legay ont été vus par des témoins après la partie de pêche sous-marine, et qu’ils étaient bien vivants lorsqu’ils ont quitté les deux jeunes femmes. »
  
  « Par la suite, les deux touristes français pourront se noyer en tombant accidentellement à la mer. Surtout s’ils vont se taper quelques cognacs à Pollensa, par exemple. »
  
  Coplan braqua son amplificateur, et il entendit dans le micro de l’appareil la voix rêche de Frank Alderner disant :
  
  - Vous ramenez Ariette et Lila ici, après quoi vous revenez au bateau, compris ? Nous vous attendrons, et nous rappliquerons ensuite avec le canot pour vider les lieux...
  
  Ariette, Lila Sari, le faux Fondane et le faux Legay se dirigèrent vers la Humber rangée au bord de la route. Alderner et Lattini dévalèrent le jardin en pente, grimpèrent dans l’embarcation amarrée au môle de pierre.
  
  Sur la route, de l’autre côté de la villa, le moteur de la Humber ronfla. Puis la voiture démarra et le bruit s’estompa.
  
  Au moyen de ses jumelles, Coplan vit la barque se détacher du môle.
  
  « L’heure de la vérité, se dit-il. Maintenant ou jamais. »
  
  Il braqua ses jumelles sur la maison blanche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Pendant dix longues minutes encore, Coplan resta immobile dans les fougères.
  
  Enfin, lorsqu’il eut l’impression que rien de nouveau ne se produirait dans l’immédiat, il extirpa de sa poche un minuscule émetteur-récepteur logé dans une trousse étanche. C’était un appareil de faible portée, mais d’un maniement facile et parfaitement adapté à une opération comme celle-ci.
  
  - F.X. 18 appelle... F.X. 18 appelle, chuchota-t-il.
  
  - A.T. 2 écoute, répondit aussitôt la voix très assourdie de Briaud.
  
  - Quoi de neuf de votre côté ? demanda Francis. Je me trouve actuellement derrière la maison, entre celle-ci et le bord de mer.
  
  - J’attendais votre appel avec impatience, dit Briaud. Je crois que notre affaire est loupée. Je ne comprends pas ce qui a pu se passer, mais Fondane et Legay viennent de repartir dans la Humber avec leurs agresseurs, copains comme cochons.
  
  - Minute, minute, articula promptement Coplan. Vous êtes victime d’une illusion d’optique, mon vieux. Fondane et Legay sont toujours prisonniers dans la villa. Ce que vous avez vu, ce sont deux lascars du Mindoubia qui ont revêtu les vêtements de nos amis.
  
  - Hein ? Vous êtes sûr ?
  
  - Absolument sûr. J’ai pu les observer de ma cachette quand ils ont quitté la bicoque. Je présume qu’ils sont allés se montrer soit à Pollensa, soit à la terrasse de l’hôtel, soit à Puerto...
  
  - Merde, jura A.T. 2... Ils vont façonner l’alibi des deux gonzesses, naturellement ! Je suis bel et bien tombé dans le panneau, moi !... Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?
  
  - J’estime que c’est le moment d’entrer en action, annonça Coplan. Quelles sont les dernières nouvelles de Diguet ?
  
  - Elles ne sont pas bonnes, et c’est aussi pour ce motif que j’attendais votre appel. Il y a un pépin dans le secteur de La Gourgandine : le Mindoubia s’est déplacé de manière à tenir notre bateau dans son champ de vision. Nos copains sont obligés d’enfiler leurs tenues d’hommes-grenouilles pour gagner la terre ferme sans se faire remarquer. Ils n’arriveront pas avant vingt ou vingt-cinq minutes.
  
  - Décidément, nos adversaires ont pensé à tout, grommela Coplan. Est-ce qu’il y a un bonhomme qui monte la garde sur le devant de la maison ?
  
  - Non, aucune sentinelle du côté de la route.
  
  - Êtes-vous en mesure de vous approcher pour me couvrir en cas de nécessité ? Je vais attaquer en passant par la route.
  
  - Oui, d’accord, mais il faut m’accorder cinq minutes de battement.
  
  - O.K. Dans cinq minutes, je me mets en mouvement. Prévenez Diguet pour qu’il assure la liaison. Terminé.
  
  - Terminé, répéta A.T. 2.
  
  Coplan coupa le contact, rangea l’appareil, se remit à surveiller la villa au moyen de ses jumelles.
  
  Lorsque le délai fut écoulé, il rangea également ses jumelles, vérifia les attaches du poignard de commando assujetti à son avant-bras droit, prépara l’automatique 7.65 dont il s’était muni et auquel il fixa le cylindre d’un silencieux.
  
  Les sens à l’affût et la volonté tendue, il commença à ramper dans la végétation pour remonter jusqu’au niveau de la route. Tout était calme et paisible. Dans les ténèbres de la nuit, seul un vague reflet de clarté indiquait une présence dans la partie inférieure de la maison blanche. Le rez-de-chaussée et l’unique étage étaient plongés dans l’obscurité.
  
  Par la façade de la bicoque, Coplan accéda sans la moindre difficulté au toit en terrasse. A cause de la dénivellation, il avait gagné trois mètres et il surplombait le balcon du rez-de-chaussée. Il enjamba la balustrade de ciment, examina la disposition des lieux.
  
  Sa première idée n’était pas valable. En dépit du risque, il se trouvait dans l’obligation d’attaquer du côté de la mer, car le gardien hésiterait sans doute à grimper une volée d’escalier pour venir voir ce qui se passait.
  
  Francis retourna sur le toit, traversa la terrasse, se pencha pour étudier le jardin. Le sous-sol comportait une remise avec une large porte, et une seconde porte plus petite. Alderner et ses acolytes avaient emprunté cette voie aussi bien pour entrer que pour sortir. C’était donc par là qu’il fallait opérer.
  
  Agile et souple comme un singe, Francis entreprit la descente jusqu’à la fenêtre postérieure du rez-de-chaussée où il parvint à se maintenir pendant une ou deux minutes, le temps de récupérer son souffle et son énergie. Ensuite, au prix d’une gesticulation acrobatique, il réussit à s’installer sur le rebord de ciment qui encadrait la porte de la remise. Les reins collés au mur, accroché d’une seule main à la tablette de la fenêtre qu’il venait de quitter, il ploya doucement les jambes, heurta du pied à deux ou trois reprises le vantail de la porte au-dessus de laquelle il était perché dans un équilibre précaire.
  
  Heureusement, la réaction du gardien se manifesta presque tout de suite. Le costaud en polo bleu-marine se pointa par la petite porte, le buste en avant, l’arme au poing.
  
  - Qui est là ? fit-il d’une voix basse, tout en scrutant l’obscurité.
  
  Coplan s’élança, tomba comme une masse sur le dos du gars. Sous cette charge aussi brutale qu’imprévue, les jambes de l’individu plièrent, son pistolet lui échappa. Coplan et sa victime roulèrent au sol, mais il n’y eut pas de lutte. Les doigts de Francis, comme des crampons d’acier, s’étaient incrustés dans le cou du type et lui avaient broyé les vertèbres. Son corps devint mou, resta inerte.
  
  Sans reprendre haleine, Coplan se releva d’un bond preste, ramassa l’automatique de sa victime, se faufila dans la maison. Il déboucha dans un local aux murs nus, continua vers la pièce d’où venait la lumière, arriva dans la cave où Fondane et Legay gisaient par terre, complètement nus et entravés par des cordes.
  
  - Salut, chuchota-t-il en levant le pouce vers le plafond.
  
  - Non, personne là-haut, grommela Fondane, la bouche ensanglantée.
  
  Coplan le regarda, sourcils froncés.
  
  - Ils t’ont passé à tabac ?
  
  - Oui, mais ce n’est pas terrible. Alderner m’a flanqué un coup de godasse dans la figure quand il a vu les photos de Noreau. Ça fait mal, mais je craignais que ce moment ne fût plus grave.
  
  Coplan s’avança vers Legay. Fondane murmura :
  
  - Ne vous faites pas de bile, il respire. Je crois qu’ils l’ont dopé pendant le trajet en canot.
  
  Avec la lame de son poignard, Francis trancha les liens qui ligotaient ses deux camarades.
  
  - Attends, jeta-t-il à Fondane. Je vais chercher le mec qui montait la garde. Tu pourras mettre ses frusques... Vois si tu peux réveiller Legay...
  
  Quelques minutes plus tard, Fondane enfilait le pantalon et le polo du gardien. Entre-temps, quatre ou cinq petites gifles bien appliquées avaient tiré Jean Legay de sa torpeur. Il était encore pâle, mais le sang commençait à circuler normalement dans ses veines.
  
  Il confirma l’hypothèse de Fondane. C’était bien le marin qui maniait les rames de l’embarcation du Mindoubia qui, par surprise, l’avait chloroformé.
  
  - Où sont-ils maintenant ? s’enquit Legay, fataliste. Et pourquoi m’ont-ils foutu à poil.
  
  Coplan lui expliqua brièvement la situation, puis conclut :
  
  - Nous avons environ une heure pour leur préparer un accueil chaleureux quand ils reviendront. Je vais demander à Briaud si nos renforts sont en route... Dis donc, Jean, tu pourrais peut-être faire un tour dans la bicoque pour essayer de te dénicher un costume ? Je ne suis pas choqué par ta nudité, mais j’aimerais que tu sois un peu moins voyant...
  
  Sur ces mots, il sortit.
  
  Après une courte exploration du jardin, il se mit en contact-radio avec Briaud, lui communiqua le résultat de son action, réclama des nouvelles.
  
  - Tout le monde est près de moi, annonça Briaud. Envoyez les ordres.
  
  - Nous sommes maîtres de la place, dit Coplan. Pour plus de sûreté, vous, Briaud, vous continuez votre surveillance avec Diguet. Que les autres s’amènent en faisant le détour par le jardin.
  
  La manœuvre se déroula sans encombre. Les trois costauds qui faisaient partie de l’équipage de La Gourgandine arrivèrent discrètement à la villa blanche. Ils étaient en tenue d’hommes-grenouilles, mais ils avaient endossé un jersey de laine noire par-dessus leur combinaison de plongée.
  
  Coplan et les hommes de son équipe étudièrent ensemble le plan tactique qu’ils allaient appliquer. Ensuite, Coplan se posta de faction au rez-de-chaussée avec son amplificateur de son.
  
  L’attente leur parut interminable. Les aiguilles phosphorescentes de la montre-bracelet de Fondane marquaient 22 heures 17 lorsque le bruit du moteur d’une voiture naquit dans le silence nocturne.
  
  Coplan donna aussitôt l’alerte... Six minutes plus tard, la Humber stoppait devant la villa. Des bruits de voix, des rires et des claquements de portières retentirent. Le quatuor paraissait d’excellente humeur. Un des deux hommes sifflotait un air populaire du folklore majorquain. C’était le quidam qui portait les vêtements de Fondane. Il avait dû forcer un peu sur le cognac Fundador, celui-là.
  
  Les deux jeunes femmes, puis les deux zèbres, contournèrent la maison, franchirent sans méfiance la petite porte du sous-sol, s’engagèrent dans le couloir menant aux caves.
  
  Comme prévu, l’équipe de Francis laissa venir les arrivants. Ceux-ci, n’ayant rien remarqué d’anormal, traversèrent la première cave, un bout du couloir, et débouchèrent dans le second local.
  
  Alors, là, la corrida se déchaîna. Ariette Goraud, qui marchait en tête de la file, fut empoignée à bras-le-corps et neutralisée illico. Le faux Legay encaissa un coup de crosse qui l’assomma sans pitié. Lila Sari, paralysée par deux bras vigoureux, fut mise hors de combat sans coup férir. Quant au faux Fondane, il encaissa dans la nuque un marron effroyable qui lui coupa net le sifflet, au propre comme au figuré.
  
  Ariette fut la seule à manifester des velléités belliqueuses. Avec un cran indéniable, elle gratifia son agresseur d’un coup de pied dans les tibias, puis, en se contorsionnant, elle parvint à libérer son bras gauche. Toutes griffes dehors, les dents grinçantes de rage, elle essaya d’enfoncer ses doigts dans les yeux de l’homme qui la ceinturait. Il ne s’en fallut que de deux ou trois centimètres que le gars ne se fasse proprement éborgner. La pommette déchirée par les ongles de la furie, il vit rouge. D’un coup de rotule, il écarta la femme qui gigotait contre lui. Puis, emporté par sa colère, il la frappa du tranchant de la main juste sous le menton avec une force hallucinante. Il y eut un craquement affreux. La tête de la femme retomba comme la tête d’une marionnette, ses muscles devinrent flasques.
  
  - Tant pis, haleta l’homme en laissant choir sur le sol le corps de sa victime. Elle l’a voulu, la s... !...
  
  Un étrange silence plana dans la cave. Lila Sari, domptée, regardait avec épouvante le corps immobile de son amie Ariette Goraud.
  
  Coplan, qui s’était penché sur la maîtresse de Barter, se redressa et laissa tomber, glacial :
  
  - Claquée...
  
  Il alla ensuite vérifier l’état de santé des deux passagers mâles de la Humber.
  
  - Ils sont dans les nuages, articula-t-il, sombre.
  
  Il hésita une fraction de seconde, puis :
  
  - Nous ne pouvons pas nous encombrer de prisonniers. C’est regrettable, mais nous n’avons pas le choix.
  
  - Qu’à cela ne tienne, grinça Fondane dont la rancœur ne demandait qu’à éclater. Les doublures ne sont plus nécessaires, puisque les originaux sont de nouveau présents.
  
  Il lança un coup d’œil à Jean Legay, qui opina.
  
  Les deux complices de Frank Alderner furent strangulés sur-le-champ.
  
  Coplan, qui observait Lila Sari toujours solidement maintenue par un des hommes-grenouilles, prononça d’une voix calme :
  
  - Alors, comment vont nos petites affaires, H.F. 34 ?... Vous avez les compliments du Vieux. Et je vous donne par la même occasion le mot de passe qu’il m’a recommandé pour entrer en contact avec vous le cas échéant : la sève donne la joie des fleurs... Nous sommes d’accord ?
  
  Lila Sari, les joues décolorées, ne répondit pas.
  
  Coplan reprit, acerbe cette fois :
  
  - La conscience professionnelle est une belle chose, chère petite collègue. Et je suis de ceux qui apprécient le travail soigné. Cependant... je trouve que vous jouez votre rôle avec beaucoup de conviction. Trop de conviction, pour parler franc. J’aimerais que vous m’expliquiez deux ou trois anomalies qui me chiffonnent. Entre autres, j’aimerais savoir pour quel motif vous avez omis de signaler l’arrivée de Louis Noreau à bord du Mindoubia ?
  
  Lila Sari resta muette.
  
  Tous les regards convergeaient vers elle. Coplan murmura :
  
  - Vos raisons sont peut-être valables, néanmoins j’aimerais que vous me les exposiez...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Sous le regard dur et dominateur de Coplan, Lila Sari paraissait fascinée. Elle avait une respiration rapide, saccadée, qui soulevait ses seins moulés par la chemisette.
  
  L’homme qui la tenait lui infligea une petite secousse en grommelant :
  
  - Alors, ça vient ?
  
  Elle humecta ses lèvres sèches, avala sa salive, articula enfin en fixant Coplan :
  
  - Je n’ai rien à vous dire... Je n’ai pas de comptes à vous rendre. Vous n’êtes pas mon chef de mission.
  
  - Justement, si ! riposta Francis. Votre mission s’intègre désormais dans le cadre de la mienne. Je suis chargé de démanteler le réseau dont la clique du Mindoubia est un des pivots. Et je vous répète ma question : pourquoi n’avez-vous pas signalé la présence de Louis Noreau à bord du yacht ?
  
  - Je suis seule juge de la valeur des renseignements que je transmets, affirma-t-elle. J’ai estimé que Noreau n’était pas assez important pour justifier les risques d’un message. Et de plus, comme je devais le revoir, j’escomptais recueillir par lui des informations plus déterminantes.
  
  - Noreau pas important ? ricana Coplan en esquissant une grimace. Vous êtes difficile !... Et si Je vous disais qu’il est probablement le numéro UN de l’organisation ?
  
  - Sûrement pas ! s’écria-t-elle. Si vous avez fondé votre mission sur cette hypothèse là, vous êtes mal parti ! Noreau n’est qu’un exécutant, comme tous les autres du Mindoubia... Il a rejoint le yacht à Port-Cros par ordre du patron, et il nous a quittés clandestinement, à Imperia, par ordre du patron également.
  
  - Quel patron ?
  
  - Si je connaissais la réponse à cette question, je ne serais pas ici. C’est précisément pour découvrir l’identité de ce patron que je joue mon rôle.
  
  Elle ajouta, amère :
  
  - Un rôle qui est loin d’être aussi simple que vous avez l’air de le croire.
  
  Pendant ce dialogue, Fondane et Legay avaient réendossé leurs vêtements. Fondane, s’approchant de Coplan, lui dit à mi-voix :
  
  - Vous ne pensez pas que cette conversation mérite d’être reprise à tête reposée ?
  
  Il glissa un regard venimeux vers Lila en maugréant :
  
  - J’ai aussi un petit œuf à peler avec ma séduisante conquête...
  
  Puis, de nouveau à Coplan :
  
  - Mais celui qui m’intéresse en priorité, c’est Frank Alderner.
  
  Il tâta sa lèvre meurtrie :
  
  - Je me réjouis à l’idée de lui casser toutes les dents, une par une.
  
  - Oui, enchaîna Francis, occupons-nous du Mindoubia d’abord. Nous ferons nos mises au point plus tard.
  
  Il dévisagea Lila Sari :
  
  - Si j’ai bien entendu, Alderner et Lattini vous attendent au bateau avant de revenir ici ?
  
  - Oui, et ils vont commencer à s’étonner, à s’impatienter.
  
  - Nous allons leur fournir d’autres sujets d’étonnement, promit Coplan, hargneux.
  
  - Méfiez-vous d’Alderner, prévint Lila. C’est un homme redoutable. Il a une force prodigieuse et il ne manque pas de cervelle.
  
  - Comment faites-vous quand vous rejoignez le yacht avec le canot ?
  
  - Aux escales, il y a une échelle fixe à la coupée de bâbord.
  
  - Bon. Nous allons prendre le Mindoubia d’assaut, décida Coplan. Sauf erreur, il y a trois hommes d’équipage, un gamin, un Chinois et Gunsson ? Exact ?
  
  - Cet homme est un des marins, dit-elle en désignant le cadavre du faux Legay. Un autre devait rester ici pour monter la garde.
  
  - Éliminé, jeta Francis. Et celui-là ?
  
  Il désignait le corps du faux Fondane. Lila répondit :
  
  - C’est le concierge qui veille en permanence sur la villa ici. Il se nomme Pablo, c’est tout ce que je sais.
  
  - En résumé, il reste Alderner, Lattini, Gunsson, un marin, le mousse et le Chinois.
  
  - Vous ne réussirez jamais, fit Lila.
  
  Un des hommes-grenouilles gouailla avec un savoureux accent marseillais :
  
  - Té, tu parles ! On va te le cueillir comme ça, ton rafiot.
  
  Il fit claquer ses doigts.
  
  C’était un puissant gaillard bâti en force, avec un faciès rude, taillé à coups de serpe, une énorme cage thoracique, des jambes comme des troncs d’arbre.
  
  - Laissez-nous faire, dit-il à Coplan. Notre matériel est à trente mètres d’ici, et vous allez voir ce que vous allez voir !...
  
  En sa qualité d’homme-grenouille responsable d’une équipe de choc spécialement formée par la Sûreté Nationale, il avait le droit d’exercer un commandement. Et, à vrai dire, il paraissait taillé pour affronter les pires coups durs...
  
  - Une seconde, Pina, murmura Coplan. Il faut que nous accordions nos violons. La prise du Mindoubia doit se faire sans bavure, car ce sera sans doute la phase décisive de notre expédition... Notre collègue Lila Sari va nous expliquer comment ça se passe, quand un canot regagne le yacht...
  
  
  
  
  
  Le Mindoubia, qui s’était déplacé de quelques encablures vers le début de la soirée, se trouvait depuis lors à environ six cents mètres de La Gourgandine, un peu au-delà de l’îlot qui dresse au milieu de la passe de Formentor sa calotte ronde recouverte de maquis rabougris.
  
  En choisissant son nouveau point d’ancrage, le commandant Gunsson avait fait d’une pierre deux coups. Non seulement il pouvait surveiller ce qui se passait du côté de La Gourgandine, mais, de plus, il échappait ainsi à toute observation éventuelle des curieux postés au Formentor. Le mamelon de l’îlot formait écran entre le bateau et les fenêtres de l’hôtel.
  
  Il n’était pas loin de 23 heures quand Gunsson, rabaissant ses jumelles, annonça à Frank Alderner et à Mario Lattini, en prenant un ton grincheux :
  
  - Les voilà... Je vous l’avais bien dit que vous aviez tort de vous faire du mauvais sang ! Je savais qu’ils seraient en retard... Du moment que Piet entre dans un bistrot, personne ne peut savoir quand il en sortira. Fallait pas lui demander d’aller boire à Puerto de Pollensa...
  
  - Fous-nous la paix, Gunsson ! gronda Alderner, âcre. On a choisi Piet parce qu’il est blond et qu’il a un peu la silhouette de ce Robert... Mais je vous garantis que je vais lui passer un savon dont il se souviendra ! Quand on fixe un horaire, on s’y tient.
  
  - A votre place, je passerais l’éponge, conseilla Gunsson. Piet est un bon marin, mais c’est un ivrogne. Si vous le vexez, ça risque de vous retomber sur la gueule tôt ou tard... On ne sait jamais de quoi est capable un homme qui a un verre dans le nez. S’il a un affront sur la patate, il se mettra à débloquer un jour qu’il sera saoul...
  
  Mario Lattini intervint :
  
  - Gunsson a raison, Frank. Ce n’est pas tellement facile de recruter des gars de confiance.
  
  - Bon, n’en parlons plus, dit Alderner, le front buté.
  
  Puis, après un moment :
  
  - Si encore ça se grouillait, bon sang !...
  
  Gunsson signala :
  
  - Rico est seul avec Lila...
  
  - M’en fous, jeta Alderner, irrité. Ce qui compte, c’est d’aller chercher dare-dare les deux zigotos et de maquiller leur noyade accidentelle. Après, on file... On ne va pas tarder à avoir toute la meute à nos trousses ! Et d’ici à Tanger, ça nous fait un sacré bout de chemin.
  
  Tandis qu’ils guettaient anxieusement l’approche du canot, une scène étrange se déroulait à la poupe du Mindoubia. Une silhouette noire et luisante venait d’émerger des profondeurs de la mer pour coller contre la coque métallique du bateau une sorte de treillis suspendu à une barre munie de deux plots.
  
  S’accrochant à ce treillis, la silhouette se hissa pour faire adhérer à la coque, un mètre plus haut, une seconde barre munie de plots et comportant également une résille métallisée.
  
  En trois phases successives, l’homme-grenouille s’éleva ainsi jusqu’à la rambarde, jeta une échelle de nylon à la mer, l’attacha à l’un des montants de fer du garde-fou.
  
  En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, deux autres hommes-grenouilles eurent rejoint le premier dans la coursive.
  
  Une minute plus tard, ils entendirent un coup de sifflet. Et alors, ils foncèrent.
  
  Gunsson, Alderner et Lattini n’eurent pas le temps de réaliser ce qui leur arrivait. Gunsson encaissa sur la tête un coup de matraque qui faillit l’expédier par-dessus bord. Alderner et Lattini, poignardés entre les omoplates, s’effondrèrent sans avoir poussé un cri.
  
  Pinafelli - baptisé Pina par ses hommes - chuchota à ses deux équipiers :
  
  - Restez ici, je vais débusquer les autres. Ouvrez l’œil, et soyez prêts en cas de besoin...
  
  Il s’élança comme un fantôme voir vers le poste de pilotage. Le marin qui se trouvait là, occupé à des préparatifs, sursauta de frayeur lorsqu’il vit cette apparition.
  
  La lame de Pina lui transperça le cœur.
  
  Pina retira son poignard, cessa d’aplatir la bouche du type sous sa grosse main gauche, laissa choir le cadavre, écrasa la cigarette allumée qui était tombée de la bouche du matelot.
  
  Dans la cambuse, le cuisinier chinois et le mousse étaient en train d’éplucher des pommes de terre.
  
  - Bougez pas, vous deux ! articula Pinafelli.
  
  Le Chinois et le gamin, médusés, pétrifiés, contemplèrent Pina en écarquillant les yeux.
  
  Mais, brusquement, l’Asiatique lança son couteau de cuisine vers la figure de l’homme-grenouille. Pina, sur ses gardes, se baissa, plongea comme un joueur de rugby, atteignit le Chinetoque qui bascula sous le choc et vint littéralement s’empaler sur le poignard de son agresseur.
  
  Le jeune garçon, terrorisé, voulut fuir du petit habitacle. Au moment où il franchissait la porte, Coplan se dressa de toute sa stature devant lui.
  
  - Doucement, fiston, maugréa Francis en empoignant le mousse.
  
  Et il le gratifia d’un léger uppercut à la pointe du menton, juste pour l’endormir.
  
  Sur le pont, à tribord, Legay s’amena à son tour, prêt à se mêler à la bagarre. Mais Coplan le rassura :
  
  - Fini, mon vieux. Pina vient de liquider le dernier adversaire.
  
  - Déjà ? déplora Legay.
  
  - Ne perdons pas de temps, reprit Coplan, soucieux et survolté.
  
  - Nous pouvons lever l’ancre dans deux minutes, indiqua Jean Legay dont les yeux pétillaient d’excitation. Je connais ces bateaux comme ma poche, j’ai commandé sur un M.L. 520 en 1948.
  
  - Eh bien, magne-toi ! Les dés sont jetés, nous devons aller jusqu’au bout maintenant. Et le plus dur est encore à faire. Dans combien de temps serons-nous en sécurité dans nos eaux territoriales ?
  
  - Vers le début de la matinée, demain.
  
  - O.K. Pousse les diesels à fond.
  
  Jean Legay, qui avait été officier de marine avant d’entrer au Service, s’éloigna en se frottant les mains. Cette équipée lui rappelait sa jeunesse.
  
  Coplan se dirigea vers la cabine-appartement. Fondane s’y trouvait déjà, occupé à ficeler comme un saucisson la belle Lila Sari. Il coucha la jeune femme sur le lit, lui balança quelques claques allègres et féroces, lui dépeigna les cheveux, lui déchira le haut de sa chemisette. Puis, prenant un pas de recul, il la contempla d’un air satisfait en lui disant :
  
  - Tâche de jouer ton rôle aussi bien que précédemment, sinon je te promets que ça va barder !
  
  Quelques minutes plus tard, à l’instant précis où les diesels se mettaient en route, Coplan amenait dans la cabine-appartement le capitaine Gunsson qui avait été tiré de son évanouissement sans ménagements. Les mains liées dans le dos, la face décomposée, les yeux encore nébuleux, le commandant du Mindoubia n’en menait pas large. Quand il aperçut Lila Sari étendue sur le lit, encore plus mal en point que lui, ses dents grincèrent.
  
  Coplan poussa Gunsson vers un des sièges de la cabine, le força à s’asseoir.
  
  - Vous savez, Gunsson, lui fit-il observer, vous avez de la chance dans votre malheur. Vous êtes le seul rescapé avec cette fille.
  
  D’un mouvement de la tête, il désigna Lila.
  
  - Je veux croire que vous ne serez pas ingrat ? Une faveur, ça se paie.
  
  - Qui êtes-vous ? maugréa Gunsson. De quel droit vous per...
  
  Une gifle en pleine figure lui coupa la parole.
  
  - Pas de baratin, Gunsson ! lui intima Francis d’un ton autoritaire. Ce n’est pas pour mon plaisir que je joue au pirate, vous êtes bien placé pour le savoir. C’est le moment d’être sérieux, ne l’oubliez pas. J’ai besoin de renseignements, et je compte sur vous pour me les fournir.
  
  Gunsson regarda son interlocuteur. La physionomie de Coplan lui fit comprendre que les faux-fuyants n’étaient plus de mise.
  
  - Que voulez-vous savoir ? questionna-t-il d’une voix oppressée.
  
  - Pour commencer, où se cache le nommé Noreau-Mazirac ?
  
  - Comment voulez-vous que je le sache ?
  
  - Il était sur votre bateau quand vous avez quitté Port-Cros, alors ?
  
  - Il a débarqué dans le Golfe de Gênes, à Imperia. J’ignore ce qu’il est devenu par la suite.
  
  - A mon avis, vous devez être en mesure de le contacter pour le tenir au courant des péripéties qui surviennent au cours de votre croisière.
  
  - Non, je ne sais pas où il se trouve. Je vous jure que je dis la vérité.
  
  - Nulle parole humaine n’est vérité, murmura Francis. C’est un de vos compatriotes qui a écrit cette pensée profonde, un grand poète suédois... (Par Lagerkvist. (Prix Nobel de littérature 1951)) Je vous propose de la méditer, car j’ai un marché à vous offrir qui se résume à ceci : la peau de Mazirac ou la vôtre.
  
  - Je vous répète que je ne sais pas ce qu’il est devenu après que nous l’ayons déposé à Imperia.
  
  - C’est illogique, ça ne tient pas debout, rétorqua Coplan. Mazirac attend de vos nouvelles, aussi sûr que deux et deux font quatre. Je vous accorde dix minutes pour mijoter votre décision. Mettez-vous à ma place pendant ces quelques minutes de répit, et vous pigerez mon raisonnement.
  
  Il se tourna vers Fondane :
  
  - Attache-le à sa chaise, qu’il ne nous fasse pas d’entourloupe. Et viens me rejoindre à la cambuse ensuite, nous allons inspecter les lieux avec Pina.
  
  Avant de sortir, il prévint encore Gunsson :
  
  - Si vous ne changez pas votre tactique, on va s’occuper de vous et de votre complice. Je vous donne ma parole que vous regretterez d’être venus sur cette planète l’un et l’autre.
  
  Tandis que Fondane entreprenait de ligoter le capitaine, Coplan partait vers le poste de pilotage où Pinafelli l’attendait. Ensemble, ils commencèrent à explorer le bateau.
  
  De la proue à la poupe, tout le rafiot fut passé au peigne fin. La visite était pratiquement terminée quand ils tombèrent sur un cagibi situé derrière la cuisine ; c’était une sorte de débarras dont l’accès avait été camouflé par des sacs de vivres : farine, légumes secs, etc... Dans ce placard, ils découvrirent tout un bric-à-brac d’outils, d’équipements divers et d’ustensiles entassés pêle-mêle.
  
  Pina vida le cagibi à grands gestes expéditifs, annonçant les objets au fur et à mesure qu’il les jetait sur le plancher de la cambuse :
  
  - Bouteilles de plongée, bottillons, baquet de maçon et truelles, costume de scaphandrier, casques en caoutchouc mousse, échelle de nylon, chandails, survêtements, encore des bottes mais pourvues de semelles cloutées, grappins d’acier, filins de chanvre câblés...
  
  Coplan examina avec une attention toute particulière un des survêtements qu’il avait prélevé dans le tas et dont l’aspect l’intriguait. Ce vêtement de toile grossière était maculé d’une épaisse couche de boue crayeuse.
  
  Fondane, survenant, demanda à Francis :
  
  - Vous avez déniché un trésor ?
  
  - Oui, peut-être, murmura Coplan, pensif.
  
  Il se baissa, ramassa un casque, gratta la boue qui avait séché sur le couvre-chef.
  
  - Tu vas me faire un colis avec les équipements que je vais te désigner, indiqua-t-il à son adjoint. Je crois que ce sera la partie la plus intéressante du butin.
  
  Fondane acquiesça, se mit à la besogne.
  
  Coplan grommela :
  
  - Et maintenant, je vais aller voir ce que le père Gunsson a décidé. J’espère que Lila Sari l’aura influencé en douce... De toute manière, s’il ne se met pas à table, je le découpe en rondelles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Avant de pénétrer dans la cabine-appartement, Coplan resta un moment debout dans la coursive, les deux mains appuyées sur la rambarde.
  
  L’air frais de la nuit lui faisait du bien.
  
  Le Mindoubia cinglait de toute la puissance de ses machines poussées au maximum. Dans son sillage écumeux, à quelques brasses à peine, La Gourgandine suivait.
  
  Le ciel était comme un vélum de velours sombre. Il y avait peu d’étoiles, pas de lune. Des scintillements espacés piquetaient la côte à tribord : les dernières lumières de Minorque.
  
  Après avoir aspiré une profonde bouffée d’air marin, Coplan poussa la porte de la cabine.
  
  Gunsson, les yeux fermés, les traits creusés, paraissait abîmé dans un redoutable problème de conscience. Coplan referma la porte, alla s’asseoir d’une fesse sur un coin de la table, alluma une cigarette.
  
  De son lit, la belle Lila Sari l’observa sans réagir. Gunsson leva les paupières et fixa également Francis. Celui-ci, en expirant une longue volute de fumée, prononça d’un ton calme :
  
  - L’heure de l’échéance est venue, Gunsson. Je ne sais pas ce que vous avez décidé dans votre for intérieur, mais j’ai une ultime mise au point à faire avant de revenir aux questions qui m’intéressent. Comme vous l’avez sans doute deviné, j’appartiens aux services du contre-espionnage français. Je connais depuis fort longtemps votre histoire et celle du Mindoubia. Je sais à quelle date vous avez acheté votre bateau, et je sais qui vous l’a vendu...
  
  Il secoua la cendre de sa cigarette.
  
  - Dans une certaine mesure, vous n’êtes pas responsable de ce qui vous arrive. Vous auriez tout aussi bien pu louer votre yacht à une agence de tourisme, à une vedette de cinéma ou à un industriel américain. La malchance a voulu que vous tombiez dans les griffes d’un banquier de Tanger dont vous ne pouviez pas soupçonner les activités... les activités criminelles et clandestines, soit dit en passant... Les choses étant ce qu’elles sont, ce petit préambule n’a d’autre but que de vous faire comprendre que je n’ai rien contre vous personnellement. Pour moi, ce qui compte, c’est ma mission. Or, ma mission ne consiste pas à vous démolir, vous, mais à démolir le gang qui se sert de votre bateau.
  
  Il secoua derechef la cendre de sa cigarette.
  
  - En assassinant Frank Alderner, Mario Lattini, Ariette Goraud et quelques autres membres de la bande, j’ai pris des risques énormes, Gunsson. J’ai assumé cette responsabilité parce que j’ai estimé que l’enjeu en valait la peine. Si je suis dans l’obligation de vous supprimer et de supprimer Lila Sari, je n’hésiterai pas une seconde.
  
  Sa voix devint dure, et il martela :
  
  - Il me faut la peau de Mazirac et la peau d’Alexandre Barter. Si vous désirez sacrifier votre propre existence pour sauver celle de ces deux espions, libre à vous, mais ce sacrifice sera inutile en tout état de cause. Tôt ou tard, Noreau-Mazirac et Barter seront coincés. Toutes les forces de sécurité de l’Europe seront mobilisées contre eux.
  
  Selon le scénario minutieusement réglé, Pina et Fondane firent leur entrée dans la cabine. Pina serrait dans son poing droit une barre de fer, dans sa main gauche une chaîne à gros maillons d’acier. Fondane tenait un poignard dont il vérifiait du pouce le tranchant de la lame.
  
  Coplan se remit debout d’un petit saut résolu, jeta son mégot sur le plancher, l’écrasa soigneusement sous sa semelle.
  
  - La fille en premier, ordonna-t-il, laconique.
  
  Pina et Fondane s’avancèrent vers le lit, et Fondane empoigna Lila Sari par les cheveux. La jeune femme poussa un hurlement de terreur, se débattit malgré ses liens et supplia en hoquetant comme une démente :
  
  - Non, je ne veux pas ! Ne me tuez pas! Je ne veux pas mourir... Gunsson, parlez, parlez !...
  
  Des sanglots convulsifs la secouaient ; son visage grimaçant, baigné de larmes, implorait le secours du capitaine.
  
  Pina saisit la chemisette de Lila Sari, la déchira complètement d’un coup brutal.
  
  Gunsson, la bouche tremblante, éructa d’une voix enrouée :
  
  - Arrêtez ! Ne lui faites pas de mal !... Je vais parler... Noreau est à San Remo, chez un de ses amis, un certain Carlo Mazzechia... C’est là que nous lui adressons des messages...
  
  - Et Barter ? insista Coplan, vindicatif.
  
  - Il doit être chez lui, à Marseille. Ariette m’a dit qu’il n’était pas menacé.
  
  - Ce Carlo Mazzechia, où habite-t-il exactement ?
  
  - Derrière le Marché-aux-Fleurs, via Vol ta 205.
  
  - Bon, nous vérifierons, prévint Francis. Je suppose que vous avez un émetteur à bord ?
  
  - Oui, encastré sous la table qui se trouve à côté de vous. Il faut la retourner et faire coulisser le faux fond.
  
  Pina intervint.
  
  - Laissez-moi faire, dit-il à Coplan.
  
  En un tournemain, il démantibula la table, dénicha l’appareil. Coplan se tourna vers Gunsson :
  
  - Sur quelle longueur d’onde travaillez-vous ? Et quel est votre horaire d’émission ?
  
  - Ce poste n’a jamais servi à la moindre émission-radio, affirma Gunsson.
  
  - Sans blague ? lança Coplan, sceptique. Comment envoyez-vous vos messages à Noreau alors ?
  
  - Par la poste, aux escales.
  
  - A quoi sert cet appareil, dans ce cas ?
  
  - On ne l’utilise que comme récepteur... Il sert à capter les émissions de certains radio-amateurs qui échangent des messages entre eux. Il y a un langage convenu, des heures et des jours fixés par un programme.
  
  Coplan hocha lentement la tête.
  
  - Oui, je vois, dit-il. C’est très astucieux... Les communications en code sont de ce fait rigoureusement inviolables. Car je suppose que les amateurs en question ont une licence régulière ?
  
  - Évidemment, confirma Gunsson.
  
  Coplan pensa au capitaine Mourlin. Les spécialistes du Deuxième Bureau de la Marine auraient pu rester à l’écoute jusqu’à la fin des temps sans déceler quoi que ce soit, mais cela n’empêchait pas le Mindoubia de recevoir par les ondes des instructions et des consignes.
  
  Coplan mit l’émetteur en batterie, le régla, appela :
  
  - F.X. 18 à B.O.C. 7...
  
  - B.O.C. 7 écoute, répondit une voix nasillarde qui vibra dans le petit diffuseur.
  
  - Bien, ce n’est qu’un essai, annonça Francis. Gardez la liaison en permanence, je vous rappellerai dans une heure.
  
  - Affirmatif.
  
  - Terminé.
  
  - Terminé, répéta B.O.C. 7, qui n’était autre que l’opérateur de La Gourgandine.
  
  Coplan coupa le contact, se tourna de nouveau vers Gunsson.
  
  - Et maintenant, commandant, si nous examinions le fond du problème ? lui dit-il d’un ton froid. Vous avez eu la bonne idée de répondre à mes questions au sujet de Noreau et de Barter, et j’espère que vous ne m’avez pas raconté de bobards. Mais il n’y a pas que cela ! Votre Mindoubia, quelle est sa mission essentielle ?
  
  Gunsson ne desserra pas les dents. Coplan reprit :
  
  - Noreau et Barter sont des espions, et c’est la raison pour laquelle je m’intéresse à eux. Mais ce ne sont pas des espions ordinaires, commandant. Je ne vous apprends peut-être rien, mais je tiens à ce que vous sachiez ce que je sais : ces deux hommes ont été formés spécialement par les Soviets pour exécuter des tâches de grande envergure. Je vous l’ai déjà dit, je vous considère comme une victime et je ne demande qu’à vous tirer du pétrin où vos dangereux clients vous ont mis. Seulement, il faut m’aider... Votre histoire n’est pas très claire : le Mindoubia reçoit des messages-radio et expédie des messages par la poste, aux escales. A quoi servent ces messages ?... Dois-je conclure que votre yacht est le P.C. itinérant de l’organisation Noreau-Barter ?
  
  Gunsson comprit la gravité de l’accusation.
  
  - Non, ce n’est pas cela, maugréa-t-il. Le Mindoubia est simplement une boîte aux lettres ambulante. Alderner et Lattini étaient chargés de collecter le courrier... Par la radio, ils étaient informés du lieu et de la date des rendez-vous... Nous faisions relâche pendant quelques heures dans tel ou tel petit port italien, espagnol, grec ou égyptien, et Alderner, sous le prétexte d’embarquer des vivres, ramassait les rapports et les documents qui lui étaient remis par le contact.
  
  - Qui donnait les ordres ?
  
  - Le patron.
  
  - Et à qui Alderner livrait-il le courrier récolté ?
  
  - En général, le patron envoyait quelqu’un à Portofino.
  
  - Quel patron ?
  
  - Je n’ai jamais réussi à savoir de qui ils parlaient quand ils parlaient du patron.
  
  - A votre avis, s’agit-il de Garrissoux ou de Menderazo ?
  
  - Ni de l’un ni de l’autre, grommela Gunsson, un peu épaté de voir que son interlocuteur n’était pas mal documenté. Les rares fois où je les ai eus à mon bord, Garrissoux et Menderazo faisaient eux-mêmes allusion à ce mystérieux patron.
  
  - Et sur la côte française ? insista Coplan. Quel était le port choisi pour les contacts ?
  
  - Aucune remise de courrier n’a jamais eu lieu en France. La consigne était formelle.
  
  Coplan opina.
  
  C’était la formule classique en usage dans les organisations montées par le Kremlin : le centralisateur opère en dehors des frontières du pays où il se trouve. Par conséquent, la tête de l’organisation EMO était en France.
  
  Coplan, s’approchant de Pina, lui murmura :
  
  - Voulez-vous m’accompagner au poste de pilotage, nous avons deux ou trois choses à mettre au point.
  
  Gunsson marmonna sombrement :
  
  - Si j’ai un conseil à vous donner, dites à celui qui commande mon bateau en ce moment de ralentir les diesels. Nous marchons trop fort. Il va esquinter mon nouveau moteur.
  
  - Je lui ferai la commission, promit Coplan.
  
  Il sortit avec Pina, et les deux hommes rejoignirent Jean Legay qui tenait lui-même la barre.
  
  - Dis-moi, Jean, s’enquit Francis, dans combien de temps pourrons-nous contacter nos amis du CERES sans nous attirer des ennuis du côté espagnol ?
  
  Legay consulta sa montre-bracelet.
  
  - Vers trois heures du matin, estima-t-il... Est-ce que Gunsson a parlé ?
  
  - Oui... Noreau se planque à San Remo. Dès que je pourrai utiliser les ondes, je vais demander à Mourlin d’alerter le colonel Caldora.
  
  Quelques heures plus tard, Coplan faisait expulser Gunsson et Lila Sari de la cabine-appartement, et il s’y installait pour entamer une longue conversation avec la station d’écoute de l’île du Levant.
  
  Pendant trois quarts d’heures, appels et réponses se succédèrent sans répit.
  
  A la fin, épuisé mais satisfait, Coplan coupa le contact.
  
  Il sortit, regarda le ciel. Une buée laiteuse s’était levée de la mer, annonçant l’aube qui n’allait pas tarder à dissoudre les ténèbres.
  
  Il balança sa cigarette dans la flotte, marcha d’un pas rapide vers le poste de pilotage.
  
  - On y va, Jean ! jeta-t-il à Legay.
  
  - O.K... J’avoue que ça me fend le cœur, mais à la guerre comme à la guerre !...
  
  Deux minutes plus tard, le Mindoubia se mettait en panne. La Gourgandine s’approcha, stoppa à moins de vingt-cinq mètres du Mindoubia.
  
  Les opérations de transfert durèrent une bonne heure. Hommes, butin et matériel passèrent du Mindoubia sur La Gourgandine. Seuls Pina et Legay restèrent sur le yacht des espions, plus une série de cadavres.
  
  Vers cinq heures, lorsque les deux avisos de la Marine Française signalèrent leur arrivée imminente, Coplan donna le coup d’envoi à Pinafelli.
  
  Tout alla très vite. C’est d’abord au centre du Mindoubia qu’un nuage de fumée noire s’éleva pour tournoyer dans la brise de l’aurore. Puis, presque simultanément, l’incendie éclata à la proue et à la poupe. Des flammes jaillirent, embrasant les superstructures du bateau de plaisance.
  
  Dans un énorme panache de fumée et de feu, le yacht ne fut bientôt plus qu’un brasier crépitant, sinistre à contempler. Pina et Jean Legay plongèrent à la toute dernière minute, lorsqu’ils furent tout à fait sûrs que le bateau de Gunsson était perdu corps et bien, et que même une enquête sur la carcasse du petit bâtiment ne permettrait pas de reconstituer les restes des malheureuses victimes de l’incendie...
  
  Après avoir repêché Pina et Legay, La Gourgandine s’éloigna à toute vitesse des lieux du drame, cap vers Toulon.
  
  Le même soir, toutes les agences de presse européennes, diffusaient un communiqué disant en substance :
  
  
  
  Drame en Méditerranée
  
  Un yacht brûle :
  
  Dix morts, dont deux femmes.
  
  
  
  Ce matin, à l’aube, un bateau de plaisance battant pavillon français, le Mindoubia, qui revenait d’une croisière aux Baléares, a pris feu à environ 80 milles de la côte française. L’alerte, a été donnée par un voilier qui croisait dans les parages. Deux avisos de la Marine de Guerre, en patrouille au large de la Corse, se sont immédiatement rendus sur les lieux du sinistre. Mais ils sont arrivés trop tard pour intervenir ; l’incendie a ravagé complètement le yacht qui a sombré.
  
  Trois hommes et deux femmes qui s’étaient jetés à l’eau ont coulé malgré le dévouement des sauveteurs. Un rescapé, atteint de brûlures graves, est décédé lors de son transport à l’hôpital de Toulon.
  
  D’après le témoignage des occupants du voilier qui a donné l’alerte, on pense que l’incendie a dû se déclarer dans la machinerie avant d’atteindre la réserve de fuel qui a explosé.
  
  Les autorités maritimes ont ouvert une enquête.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan arriva à Menton vers la fin de l’après-midi, au volant d’une DS noire portant l’immatriculation des Bouches-du-Rhône.
  
  Il rangea sa voiture devant un grand hôtel du quai Laurenti, face à la mer, et il débarqua. Une petite valise à la main, il pénétra dans l’établissement.
  
  La chambre qu’il avait réservée quelques heures plus tôt, en téléphonant de Marseille, était spacieuse et confortable. Située au premier étage, elle avait vue sur le port.
  
  Après un brin de toilette ultra-rapide, Francis changea de chemise, endossa un complet de ville gris-clair, vérifia le contenu de ses poches et de son portefeuille, puis sortit.
  
  En l’espace d’une journée, le temps avait considérablement évolué. L’air s’était refroidi, le ciel s’était couvert de lourds nuages plombés, un brouillard blême pesait sur la mer qui avait pris une teinte glauque. On se serait cru en automne.
  
  A pied, Coplan se dirigea vers le nouveau casino. Il entra dans un bar-tabac pour acheter deux paquets de Gitanes, et il savoura avec satisfaction l’arôme du tabac noir.
  
  Dix minutes plus tard, il s’attablait dans un café de l’avenue de Verdun, commandait un Cinzano et se plongeait dans la lecture du journal qu’il avait acheté au cours de sa promenade.
  
  La catastrophe du Mindoubia figurait en première page, avec une photo du yacht et de nouveaux détails sur les victimes de l’accident. Dans un médaillon, il y avait également un portrait de Lila Sari que le canard présentait avec cette légende : « Secrétaire d’un homme d’affaires marseillais, Lila Sari participait pour la deuxième fois à une croisière sur le Mindoubia. Repêchée par les sauveteurs, elle~n’a pu être ranimée. »
  
  Tout en parcourant sa gazette, Coplan surveillait du coin de l’œil l’entrée du café. Il replia promptement son journal lorsqu’il vit apparaître un grand gars en gabardine bleu-foncé, aux cheveux bruns, aux yeux sombres et graves, au visage ascétique.
  
  Il lui fit un signe de la main, et l’homme vint vers lui.
  
  - Coplan, se présenta Francis en tendant la main.
  
  - Enzo Caldora, répondit l’arrivant.
  
  Bref shake-hand. Coplan, désignant la chaise disponible à sa table, murmura :
  
  - Je vous remercie d’avoir répondu à mon appel. Je me serais volontiers rendu à votre bureau de San Remo pour vous éviter ce dérangement, mais il m’a semblé plus judicieux de rester de ce côté-ci de la frontière. Comme je vous l’ai expliqué au téléphone, je chasse deux lièvres à la fois et ça me complique le travail.
  
  - Ne vous excusez pas, dit l’officier du C.S. italien. Je suis là pour ça. (Contro-spionnagio)
  
  Il prit place, commanda un vermouth blanc, ouvrit sa gabardine pour prendre son portefeuille dans sa poche intérieure.
  
  - J’ai de bonnes nouvelles pour vous, reprit-il avec un léger sourire.
  
  Il s’exprimait exactement comme un Français de la Côte d’Azur, sans le plus petit accent mais avec une intonation méridionale.
  
  - Déjà ? s’étonna Francis. Vous n’avez pas perdu votre temps !
  
  - Nous sommes bien équipés, indiqua le colonel Caldora avec modestie. Au moment des troubles d’Alger, tous nos dispositifs de la zone frontière ont été renforcés. A la demande de Paris, d’ailleurs.
  
  Il passa discrètement deux photos à Coplan et demanda :
  
  - Est-ce lui ?
  
  Coplan n’eut aucune hésitation. Malgré les lunettes et une nouvelle modification de sa coiffure, c’était bien Noreau alias Mazirac.
  
  - Oui, c’est lui.
  
  - Les renseignements étaient exacts, confirma l’italien. Il séjourne effectivement chez Carlo Mazzechia, via Volta. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles en ce qui le concerne : il ne peut pas nous échapper.
  
  - Vous m’enlevez un poids du cœur, avoua Francis, l’œil brillant de contentement. Avec ces gens-là, on a beau jouer serré, on n’est jamais sûr de rien, car ils ont plus d’un tour dans leur sac.
  
  - J’ai deux équipes qui assurent une surveillance permanente... et invisible.
  
  - Que fait-il, ce Mazzechia ?
  
  - C’est un Calabrais qui n’est à San Remo que depuis quatre ou cinq ans. Il a racheté un portefeuille d’assureur et il travaille principalement pour une compagnie de Trieste. Il est âgé de 44 ans.
  
  Coplan vida son verre, se frotta les mains d’un air satisfait.
  
  - Je suis bien curieux de voir ce qui va se passer, dit-il en dévisageant l’italien avec sympathie. L’affaire du Mindoubia ne peut pas le laisser indifférent.
  
  - Un homme traqué finit toujours par commettre une faute, approuva Caldora. Il y est pour ainsi dire contraint, même s’il a pleinement conscience des dangers auxquels il s’expose. C’est ce qui fait notre force.
  
  Il porta son verre à ses lèvres, avala une gorgée de vermouth. Puis :
  
  - Si vous n’êtes pas trop pressé, j’aimerais vous poser quelques questions au sujet de l’histoire Valdari. Ce dossier est resté en suspens à cause de la disparition du suspect ; comme les deux affaires se recoupent, cela va me permettre de compléter ma documentation. Mes supérieurs attachent beaucoup d’importance à ce problème... Nous avons de nouveau enregistré la présence d’un mystérieux avion au-dessus de la base d’Isola Caporizzuto... (Authentique)
  
  Coplan opina.
  
  - Ne me posez pas de questions, dit-il, je vais plutôt vous résumer les éléments essentiels dont je dispose.
  
  
  
  
  
  Après son entrevue avec le colonel italien, Coplan regagna son hôtel, se fit monter à dîner dans sa chambre, donna deux coups de fil à Marseille.
  
  Ensuite, estimant qu’une bonne dose de sommeil ne serait pas de trop pour compenser les heures mouvementées qu’il avait vécues depuis Formentor, il se coucha.
  
  Pendant ce temps, à San Remo, au domicile de Carlo Mazzechia, l’ambiance n’était pas précisément détendue. Dans son appartement - situé au premier étage d’une maison haute, étroite, dont la façade plate ne se distinguait pas des autres de la via Volta - l’assureur italien tournait comme un lion en cage. Mazirac-Noreau, affalé dans un vieux fauteuil de peluche aux accoudoirs pelés, arborait une mine crispée. A ses pieds, sur le tapis, gisait le journal du soir qu’il venait de jeter d’un geste rageur.
  
  - Pourquoi voulez-vous attendre ? bougonna Mazzechia qui ressassait depuis plus d’une heure le même leitmotiv. Qu’est-ce que vous espérez ? Vous vous figurez peut-être qu’ils vont changer d’avis ? Cet accident du Mindoubia est cousu de fil blanc, et la suite est fatale...
  
  Le Calabrais - un géant au gros visage basané, aux yeux d’anthracite, aux cheveux aile de corbeau - s’approcha de la fenêtre, s’immobilisa en plissant les yeux pour observer la rue par la mince fente qui séparait les deux pans des rideaux tirés.
  
  - Cette fourgonnette, je vous dis que c’est du bidon, affirma-t-il derechef. C’est le stratagème classique, vous le savez bien !...
  
  - Bon ! Eh bien, soit ! grinça brusquement Noreau d’une voix sifflante. Puisque vous avez la trouille, je vais m’en aller.
  
  Il se leva, resta debout près du fauteuil, le front penché, l’œil fixe. Son irritation était évidente. Il avait les poings serrés, les muscles de sa mâchoire étaient agités de tressaillements spasmodiques.
  
  Mazzechia marmonna, vexé :
  
  - Comprenez-moi bien, Louis. Je ne vous chasse pas, et ce n’est pas parce que j’ai peur pour ma propre sécurité que je vous conseille de quitter San Remo. Mais je vous assure que vous n’êtes plus en sûreté ici. Ces allées et venues devant la maison et autour du Marché-aux-Fleurs prouvent qu’il y a une surveillance de police qui contrôle la maison. Ou bien votre présence a été signalée, ou bien un des nôtres a mangé le morceau, ou bien un indicateur vous a repéré, mais ça crève les yeux... C’est le réseau tout entier qui compte.
  
  - Quelle sollicitude pour le réseau ! railla méchamment Noreau. On a raison de dire que c’est dans les moments de péril qu’un homme donne sa mesure... Sacré Bon Dieu, arrêtez donc de tourner en rond, vous me flanquez la nausée !...
  
  Le Calabrais s’immobilisa près de la fenêtre. Noreau le considéra d’un œil inquisiteur puis laissa tomber, méprisant :
  
  - Quand j’étais gamin, mon grand-père me le disait souvent : ce ne sont pas les grandes lanternes qui donnent les meilleures lumières. Vous êtes un faux dur, Carlo.
  
  Mazzechia se contenta de hausser ses épaules massives.
  
  Noreau prononça avec lenteur :
  
  - Dès que cette fourgonnette sera partie, je m’en irai. Je laisserai la Fiat chez le Père Domenico et vous irez la rechercher demain ou après-demain. Si, par hasard, les flics venaient vous interroger, racontez-leur [a fable du cousin Fernando et dites-leur que je suis parti à Gênes avec un ami.
  
  - Oui, bien sûr, acquiesça l’assureur.
  
  - Je vous tiendrai au courant par l’intermédiaire de Trieste. Entre-temps, faites le mort.
  
  - Entendu.
  
  - J’espère que vous avez une bouteille de rhum dans la maison ? J’en aurai besoin, cette nuit.
  
  - Oui, j’ai du rhum. Voulez-vous des sandwiches aussi ?
  
  - Non, merci.
  
  Mazzechia s’en alla dans la cuisine, prit une bouteille de rhum dans un placard, l’enveloppa dans un papier brun.
  
  - Voilà, dit-il en déposant la bouteille sur la table.
  
  Il retourna ensuite à la fenêtre.
  
  L’attente fut longue. Ce n’est qu’un peu avant onze heures que deux hommes en bleu de travail grimpèrent dans la fourgonnette, qui démarra.
  
  Noreau enfila rapidement le ciré noir qu’il avait préparé, empoigna la bouteille de rhum, vérifia la présence des clés de voiture dans sa poche. Se tournant vers le Calabrais, il lui jeta :
  
  - Salut ! Prenez un calmant pour vos nerfs, vous en avez besoin...
  
  Il dévala les deux volées de l’escalier, ouvrit la porte de rue, regarda à gauche et à droite, sortit et referma l’huis en douceur.
  
  Avant de gagner la via Massa où la Fiat stationnait le long du trottoir, il fit quelques détours par les petites rues qui avoisinaient la place du Marché-aux-Fleurs. Il constata avec soulagement que tout était normal, que nulle ombre indésirable ne se profilait sur ses talons. Il n’en fut pas surpris ; dans la police, c’était courant : les gars qui avaient fini leurs heures s’en allaient sans attendre la relève.
  
  « Les bienfaits de l’Administration », pensa Noreau.
  
  Il monta dans la Fiat, lança le moteur, démarra sec. En quelques minutes, il rejoignit la Nationale et il roula vers la frontière française.
  
  Le colonel Caldora fut avisé presque instantanément par un message-radio émanant de son groupe F.3.
  
  - N’intervenez pas, commanda le colonel. J’avise le contrôle-frontière et j’alerte nos amis français.
  
  Le téléphone réveilla Francis Coplan qui venait de sombrer dans un profond sommeil.
  
  - O.K., répondit Francis. Merci de m’avoir prévenu, colonel. Je fais le nécessaire.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, la Fiat ne s’était toujours pas présentée à la frontière. Normalement, le trajet ne devait durer qu’une bonne vingtaine de minutes.
  
  Coplan patienta encore une demi-heure, mais en vain : Noreau n’avait pas réapparu.
  
  « Ce gars-là, il est en train de me jouer un tour de cochon », réalisa Francis, le visage buriné d’anxiété.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  En traversant Vintimille, Noreau avait effectué un habile slalom pour abandonner la Nationale et déboucher finalement au nord de la localité, sur une route secondaire qui filait vers la montagne, à l’ouest de la voie touristique d’Airolo.
  
  Cette route, sinueuse et raide, était dans un état déplorable, mais la Fiat tenait le coup.
  
  Les mains crispées à son volant, les yeux fouillant intensément le ruban capricieux dont les lacets apparaissaient dans le double faisceau de ses phares, Noreau appuyait sur le champignon sans se soucier des risques. Il conduisait remarquablement, calculant ses virages au dixième de seconde.
  
  Dans le clan du contre-espionnage italien, c’était la panique. Les équipes du colonel Caldora, prises de court par la manœuvre inattendue du fuyard, avaient perdu la trace de celui-ci.
  
  Caldora, aux aguets devant son émetteur-récepteur, conservait cependant son sang-froid.
  
  - Ce n’est pas le moment de s’affoler, dit-il dans son micro. Que l’équipe 2 prenne la direction de Trucco ; que la 3 prenne sur Bevera. Les autres n’ont qu’à boucler les issues de Ventimiglia... A moins de se jeter à la mer, notre suspect ne peut pas nous glisser entre les doigts... Je reste à l’écoute, allez-y !...
  
  C’est l’équipe 3 qui repéra de loin les phares d’une voiture qui escaladait à vive allure les rampes de la route méandreuse. A moins d’une coïncidence peu vraisemblable, ce ne pouvait être que le fugitif qui se sauvait dans la montagne.
  
  Caldora, informé, prit sa décision :
  
  - Il faut lui couper la retraite, ordonna-t-il. Nos collègues français n’ont plus le temps d’installer un barrage dans ce secteur. Groupe 2, prenez une transversale le plus vite possible et postez-vous à l’entrée de San Pancrazio. De toute manière, il est coincé ; la route ne va pas au-delà de Torri.
  
  Le groupe 2 fonça.
  
  Mais Noreau avait aperçu, dans son rétroviseur, les pinceaux de lumière d’un véhicule qui commençait, en contrebas, l’ascension de la route de montagne.
  
  Il dut reconnaître que Carlo ne s’était pas trompé : les flics avaient mobilisé des moyens considérables.
  
  Un sourire aigre, sinistre, se dessina sur sa bouche. Il n’était pas encore fait, loin de là ! Et les flics de San Remo allaient avoir une drôle de surprise...
  
  La Fiat crachait le feu. La voiture des policiers avait plusieurs longueurs de retard, et Noreau estima cette marge suffisante pour que son plan fût réalisable.
  
  Mais, au moment où il débouchait d’un virage en épingle à cheveu, il vit passer devant ses yeux un bref éclair lumineux. Là-haut, à moins d’un kilomètre, une autre bagnole dévalait les lacets de la montagne, arrivant vers lui à tombeau ouvert.
  
  Noreau lâcha l’accélérateur, chercha une voie pour échapper à la tenaille. A gauche, c’était le torrent sauvage de la Bevera qui s’en allait se jeter dans la mer. A droite, pour s’engager sous les arbres, il fallait franchir un fossé large et profond.
  
  D’un geste impulsif, Noreau donna un coup de volant et mit la Fiat en travers de la route. Puis, coupant le moteur et serrant à fond le frein à main, il ouvrit la portière. Avant de s’enfuir, il se pencha pour prendre un automatique dans la boîte à gants.
  
  Il prit pied sur la route, mais trop tard. La voiture des policiers du groupe 2 jaillissait de la courbe comme une fusée. Les pneus miaulèrent, des cailloux voltigèrent. Trois flics, avec un incroyable mépris du danger, sautèrent sur la route. Noreau, ébloui par les phares puissants de la bagnole des policiers, cligna des yeux, essaya de trouver une issue, fit quelques pas vers le torrent.
  
  Impossible de fuir par là, la rivière coulait à plus de dix mètres de profondeur.
  
  Pour gagner quelques minutes, Noreau fit face. Son automatique tonna, un policier s’écroula. Mais la riposte fut brutale : un pistolet-mitrailleur pétarada rageusement, et le fuyard, atteint aux deux jambes, dégringola dans le ravin du torrent.
  
  
  
  
  
  Quand le téléphone sonna, Coplan, malade d'impatience, bondit sur l’appareil.
  
  Le colonel Caldora, d’un ton un peu penaud, lui relata ce qui venait de se passer dans la montagne.
  
  - Il n’est pas mort ? s’écria Coplan, le cœur battant.
  
  - Non, ses jours ne sont même pas en danger. Je vous le répète, il a deux balles dans la jambe gauche et une dans la droite. Il est en route vers l’hôpital municipal de San Remo.
  
  - Il parle ? insista Francis.
  
  - Il est en état de parler, sûrement. Quant à savoir s’il désire le faire, c’est une autre question.
  
  - J’arrive, dit Coplan.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, il était à l’hôpital. Mais il dut attendre une bonne heure avant d’être admis à voir le blessé. Un chirurgien terminait l’extraction des balles. Enfin, Coplan put entrer dans la chambre de l’opéré.
  
  Noreau-Mazirac, le teint livide, les lèvres exsangues, reposait, les yeux fermés. Il était gardé par quatre inspecteurs en civil : deux dans la pièce, deux dans le couloir.
  
  Coplan s’approcha du lit, regarda le prisonnier en silence.
  
  Noreau leva les paupières, esquissa un pâle sourire. Coplan articula :
  
  - Les jeux sont faits, Noreau.
  
  - Vous n’avez pas traîné, grinça le blessé. Police française ?
  
  - Contre-espionnage.
  
  - Vous avez gagné... J’ai eu tort de vous sous-estimer. Si j’avais calculé correctement, je serais à l’abri maintenant. Sain et sauf.
  
  - Vous me sous-estimez encore, persifla Coplan. Même aux antipodes, je serais allé vous cueillir.
  
  Ils s’affrontèrent du regard, et Noreau concéda, hautain :
  
  - Vous avez l’air d’un adversaire coriace, en effet.
  
  Puis, d’un ton las :
  
  - Comment m’avez-vous repéré ?
  
  - C’est une vieille histoire. Elle commence en Italie, elle passe par Formentor et elle s’achève en Italie... C’est vous qui dirigiez la bande du Mindoubia ?
  
  - Oui, c’est moi.
  
  - Êtes-vous disposé à faire des aveux ?
  
  - Je viens de les faire, il me semble ?
  
  - Des aveux circonstanciés, j’entends. Avec la remise de vos archives à l’appui.
  
  - Mes archives, c’est à discuter. J’en ai d’ailleurs brûlé la plus grosse partie. Je n’ai gardé que juste ce qu’il fallait pour sauver ma peau. Vous voyez ce que je veux dire ?... Donnant donnant. Et pas de comparution judiciaire... Au nom de la raison d’État, vous avez une grande liberté d’action, n’est-ce pas ? La France n’aime pas les procès d’espionnage.
  
  Coplan resta un moment songeur.
  
  - Oui, dit-il enfin, nous pouvons nous mettre d’accord, trouver un modus vivendi. Mais cela dépend surtout de votre bonne volonté... Je vais commencer par enregistrer vos premiers aveux.
  
  Il se tourna vers un des policiers, lui demanda s’il y avait moyen d’obtenir une machine à écrire portative.
  
  - Si, fit l’inspecteur italien. Momento...
  
  Il quitta la chambre.
  
  Il venait de sortir quand un des flics postés dans le couloir entrouvrit la porte pour faire signe à Coplan qu’on le demandait.
  
  - Moi ? s’étonna Francis.
  
  - Si, telefono...
  
  Coplan fut conduit dans un des bureaux de l’hôpital. Un inspecteur parlait à l’appareil. Il murmura en voyant Francis :
  
  - Le colonel Caldora vous demande.
  
  Coplan saisit le combiné.
  
  - On vient de me transmettre un message pour vous depuis le poste-frontière, annonça le colonel italien. Les choses se déroulent selon vos prévisions : votre deuxième suspect a quitté Marseille.
  
  - Mince ! Le coup du Mindoubia se répercute encore plus vigoureusement que je ne l’espérais. Vous voyez, colonel, si j’avais raison d’installer mon P.C. entre Marseille et San Remo !
  
  Il réfléchit une seconde, puis :
  
  - Je crois cependant qu’il est préférable de battre le fer tant qu’il est chaud. Noreau est prêt à signer des aveux, ce n’est pas le moment de le lâcher... Voulez-vous dire à mes collègues que je reprendrai le contact avec eux dans une heure environ.
  
  - Va bene, je vais transmettre, promit le colonel.
  
  Entre-temps, le secrétariat de l’hôpital avait mis une machine à écrire et du papier à la disposition des inspecteurs. Coplan retourna dans la chambre du blessé pour recueillir la déposition de celui-ci.
  
  
  
  
  
  Du côté français, les choses prirent une tournure bizarre. Alexandre Barter quitta son domicile de Marseille un peu après une heure du matin et, au volant d’une D.S. grise, fila vers Toulon.
  
  Les hommes de la D.S.T., qui avaient prévu le coup, organisèrent aussitôt la chasse. Et comme Coplan avait insisté pour que le dispositif de contrôle fût aussi rigoureux que possible, les nombreux relais de la filature entrèrent promptement en action.
  
  C’était le commissaire Montillac, de Marseille, qui avait la responsabilité des opérations.
  
  Montillac était un policier plein d’expérience. Agé de quarante ans, énergique, lucide, il connaissait bien son affaire.
  
  Néanmoins, il tomba sur un bec de gaz.
  
  A 3 heures 20 du matin, Coplan - revenu à Menton pour attendre les nouvelles - reçut le coup de fil fatidique de Montillac.
  
  - Je suis désolé, grommela le commissaire, mais ce salaud nous a bel et bien possédés ! Il nous a semés, malgré toutes les précautions que nous avions prises.
  
  - Ah ?
  
  - Nous avons sa bagnole, remarquez. Mais lui : volatilisé.
  
  - Où avez-vous perdu le contact ?
  
  - Un peu après Sospel... Vous connaissez peut-être la route qui grimpe vers le col de Brouis ? Un vrai toboggan... Barter s’est planqué dans un petit bois, au flanc de la montagne. Il a abandonné sa D.S. et je présume qu’il a dû se sauver à pied. Nous attendons l’aube pour organiser une battue. J’ai fait appel aux C.R.S...
  
  - Eh bien, voilà du bon travail, grinça Coplan.
  
  - Humm, je comprends que vous soyez furax, bougonna le commissaire, mais je vous jure que nous avons fait le maximum.
  
  - Je ne suis pas furax, mon vieux, rétorqua Francis. Je dis que c’est du bon travail, et je le pense. Dans une demi-heure, je vous rejoindrai devant la mairie de Sospel... Ne vous faites pas trop de bile, je crois que nous tenons le bon bout.
  
  Il raccrocha.
  
  Les paroles du commissaire confirmaient à point nommé les soupçons qui, d’une manière encore confuse, avaient pris naissance dans l’esprit de Coplan, à l’hôpital de San Remo.
  
  Maintenant, les pièces du puzzle commençaient à s’emboîter les unes dans les autres. Et ça collait merveilleusement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  La journée était déjà fort avancée lorsque Coplan, qui avait installé son quartier général dans un petit bureau de la mairie de Sospel, vit enfin entrer les deux hommes qu’il attendait : le commissaire Montillac et l’ingénieur-principal Danivet, agent technique des Eaux et Forêts du département des Alpes-Maritimes.
  
  - Je vous prie d’excuser mon retard, dit l’ingénieur, mais je ne prévoyais pas une expédition de ce genre et il a fallu que je retourne à mon domicile pour prendre mon matériel. D’autre part, j’ai dû rechercher mes notes et comme il s’agit d’une histoire qui date de plusieurs années, cela m’a demandé un certain temps.
  
  - C’est sans importance, répondit Coplan. J’avais moi-même pas mal de démarches à faire. J’ai passé ma journée au téléphone. L’essentiel, c’est que vous soyez là.
  
  Danivet était un homme de petite taille, maigre, sec, aux épaules tombantes, au visage aigu. Il devait avoir dans les quarante ans, et il avait l’air d’un pion méticuleux. Il était vêtu d’un vieux costume gris à chevrons noirs.
  
  - Si vous le désirez, reprit-il, nous pouvons nous mettre en route, ma voiture est devant la porte.
  
  - Allons-y, accepta Coplan.
  
  Il se tourna vers le commissaire :
  
  - Si cela ne vous fait rien de nous suivre avec deux ou trois de vos hommes, je crois que ce serait préférable. Vous vous occuperez de la surveillance.
  
  - Telle était bien mon intention, assura Montillac.
  
  Coplan monta dans la Simca beige de l’ingénieur, tandis que Montillac et ses hommes s’embarquaient dans une 403 noire.
  
  Les deux voitures prirent le chemin de la montagne. A quelques centaines de mètres de la sortie de Sospel, la Simca tourna sur la droite pour s’engager dans une route vicinale.
  
  Dix minutes plus tard, les deux voitures stoppèrent : la route n’allait pas plus loin.
  
  - Nous avons vingt minutes de marche, indiqua Danivet. Je vais vous demander de porter une partie de mon matériel.
  
  - Naturellement, acquiesça Coplan.
  
  Deux des inspecteurs de la D.S.T. offrirent également leurs services, et la petite troupe se mit en marche vers le flanc de la montagne.
  
  Tout en avançant dans les herbes folles et les cailloux, Coplan interrogea l’ingénieur des Eaux et Forêts :
  
  - Vous avez exploré plusieurs fois ces grottes ?
  
  - Une bonne dizaine de fois, en 1954 et en 1955... Nous avions établi un plan de recherches avec nos collègues italiens et nous voulions surtout étudier les affluents souterrains de la Bevera...
  
  - Dans quel but ?
  
  - Oh, un but lointain. Il s’agissait de savoir s’il y avait moyen de capter les eaux pour alimenter le littoral...
  
  - Les grottes ne sont pas ouvertes aux explorations privées ?
  
  - Non... En mars 1956, elles ont été officiellement interdites aux clubs de spéléologie parce que les galeries sont trop dangereuses. Il y a eu plusieurs éboulements assez impressionnants.
  
  Les difficultés du terrain empêchèrent la conversation de se poursuivre. Les cinq hommes durent progresser en file indienne et grimper durement à travers un fouillis de buissons épineux, de fougères, de rocailles.
  
  Enfin, Danivet s’arrêta, tendit le bras vers une masse végétale inextricable accrochée au coteau escarpé.
  
  - L’entrée est là, révéla-t-il. Vous le voyez, il faut vraiment le savoir pour s’y retrouver... Nous allons passer nos survêtements et nous équiper.
  
  Le commissaire Montillac enchaîna :
  
  - Et nous, nous allons nous installer ici en attendant les événements.
  
  Quelques instants plus tard, Danivet et Coplan, en tenue de spéléo, le casque de cuir sur la tête, des cordes enroulées autour de la taille et du matériel plein les mains, s’enfonçaient dans l’obscurité de la grotte.
  
  Les premiers vingt mètres furent aisément couverts. Mais, brusquement, au premier tournant de la galerie d’accès, le froid, les ténèbres, le silence et l’humidité enveloppèrent les deux hommes.
  
  Danivet alluma sa lampe torche, la promena lentement vers les profondeurs du souterrain. Coplan constata qu’un mur suintant leur barrait la voie à environ douze ou treize mètres.
  
  L’ingénieur, tirant un calepin de sa combinaison, l’ouvrit, s’éclaira pour lire ses notes. Puis, remettant le calepin dans sa poche, il s’avança, bifurqua sur la droite, fouilla de son pinceau lumineux le pan de roche. Il opina en silence, s’agenouilla dans la fange, s’allongea à plat ventre et commença à ramper en s’aidant des coudes. Coplan l’imita.
  
  Cette reptation dura près d’un quart d’heure. Et ils débouchèrent alors dans une salle en rotonde, aux parois déchiquetées, crevassées, au plafond hérissé de stalactites. La caverne avait environ quinze mètres de diamètre ; le sol, très irrégulier, comportait deux trous remplis d’eau noirâtre. On entendait perler l’écoulement mystérieux d’un ruissellement invisible. C’était lugubre.
  
  Danivet, la torche braquée vers le haut, éclairait une série de fissures étroites qui entaillaient les entrailles de la terre.
  
  - Nous devons passer par là pour atteindre la corniche, murmura-t-il. Ensuite, nous ferons un mouvement en demi-cercle pour retrouver une galerie ancienne où subsistent des points de résurgence des eaux. Je vous préviens que ce sera du sport.
  
  Il vérifia les courroies croisées sur sa poitrine, choisit une échelle de nylon, alluma sa lampe de casque.
  
  - Quand je vous ferai signe, vous me passerez un grappin, le plus grand, dit-il à Coplan.
  
  Il commença à grimper en prenant appui aux dentelles glacées de la roche, se hissa lentement.
  
  Coplan saisit le grappin pour le tendre à l’ingénieur au moment voulu. Mais, subitement, un bruit à peine audible le fit sourciller. Son sixième sens lui dicta un réflexe dont la rapidité fut foudroyante : il tira de toutes ses forces Danivet en arrière, l’envoya dinguer dans un des trous pleins de flotte et se laissa tomber lui-même dans la boue. Deux coups de feu claquèrent sèchement, provenant de l’autre côté de la caverne.
  
  Coplan repéra la position du tireur, se redressa sur un genou et lança avec violence le grappin qu’il tenait à la main. Un hurlement de douleur retentit dans la grotte et se répercuta dans les ténèbres. Coplan tira sur le câble du grappin : un corps plongea lourdement dans la cavité où stagnait l’eau noirâtre.
  
  Pendant quelques secondes, ce fut le silence total, sinistre.
  
  - Danivet, ne bougez pas, haleta Francis.
  
  Il se déplaça prudemment, tout en extirpant de la poche de son survêtement la lampe-torche de secours que l’ingénieur lui avait confiée.
  
  Il l’alluma. Un homme ensanglanté gisait sans connaissance au pied de la paroi humide, le corps à demi enfoncé dans l’eau du trou. Coplan s’en approcha, fit basculer le buste de l’homme évanoui. C’était Barter. Le grappin l’avait frappé à l’épaule et au visage, lui déchirant les chairs et l’assommant par la violence de l’impact.
  
  - Danivet ? Vous n’êtes pas blessé ? demanda Coplan en projetant le faisceau de sa lampe vers l’ingénieur.
  
  - Non, mais j’ai bu une sacrée tasse, grommela Danivet dont la figure était maculée de boue.
  
  - Mes exploits de spéléologue sont terminés, annonça Coplan. L’homme que je cherchais est là. Il est dans le coma, et il me paraît assez amoché.
  
  - Il a failli nous avoir, hein ? maugréa l’ingénieur.
  
  - Oui, sans aucun doute.
  
  - Heureusement que vous ne manquez pas de sang-froid !
  
  - Je n’y suis pour rien, ricana Francis. J’ai des réflexes conditionnés : le cliquetis d’une arme dont on dégage la sûreté, ça joue sur mes nerfs sans passer par ma tête. Je suis pareil au vieux cheval de cirque, quand j’entends de la musique, je danse...
  
  Il soupira, puis :
  
  - Comment allons-nous le sortir de là ?
  
  - Il n’y a pas de problème, affirma Danivet. J’ai déjà ramené des équipiers qui étaient tombés sans connaissance par suite des émanations. Vous allez voir, j’ai tout ce qu’il faut. La seule chose ennuyeuse, c’est qu’il va perdre du sang.
  
  - Ne vous tracassez pas, grommela Coplan. Ce gars-là, c’est du solide.
  
  
  
  
  
  En effet, Barter était solide. Transporté dans une clinique de Menton, il fut soigné, piqué, pansé, bourré de pénicilline, et il fut bientôt en état de recevoir la visite de Coplan.
  
  - Faire des aveux ? murmura-t-il en dévisageant Francis. Quels aveux ? Vous me tenez, ça doit vous suffire, non ?
  
  - J’ai aussi récupéré vos archives, lui signala Coplan. Mais la justice a ses règles : un inculpé doit faire une déposition et la signer.
  
  Barter eut un petit ricanement :
  
  - Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Puisque vous avez réussi à mettre la main sur mes papiers, ça doit vous suffire.
  
  - Pour moi, oui, c’est suffisant, admit Coplan. Mais pour vous, des aveux circonstanciés pourraient avoir des suites avantageuses. Vous avez une tentative de meurtre à votre débit, pensez-y... Si vous y mettiez un peu de bonne volonté, je pourrais limiter votre affaire à un problème d’espionnage. Qui est-ce, le patron de votre organisation ?
  
  - Quand vous aurez dépouillé mes archives, vous le saurez... Mais enfin, je peux vous le dire : c’est moi qui suis le directeur du réseau.
  
  Cet aveu était prononcé sans la moindre hésitation. Coplan ne fut d’ailleurs pas surpris par la franchise de son interlocuteur. Il savait à quoi s’en tenir.
  
  
  
  
  
  Il fallut trois jours d’exploration pour inspecter à fond le repaire secret aménagé par Noreau et Barter dans les grottes de la Bevera. Et il fallut toute l’expérience d’un spécialiste tel que Danivet pour repérer les cachettes ingénieuses construites par les deux anciens élèves de Koutchino dans les entrailles ténébreuses de la montagne.
  
  Noreau avait travaillé plus de dix-huit mois dans ce souterrain qui constituait en outre un point de passage clandestin entre la France et l’Italie.
  
  En fin de compte, solidement documenté, Coplan se retrouva un matin de juin dans le bureau de son directeur, à Paris, pour faire avec celui-ci le bilan de l’affaire EMO.
  
  Le Vieux arborait une expression grave et soucieuse.
  
  - Vous avez été obligé d’employer les grands moyens, dit-il à Francis. Je ne vous le reproche pas, mais je le déplore un peu. J’aurais aimé avoir la clique du Mindoubia sous les verrous.
  
  - Je n’avais pas le choix. Je devais agir très vite, et je devais surtout empêcher de la manière la plus radicale toute possibilité de recoupement au sein de la bande adverse. Moi aussi, je le déplore... J’avais promis monts et merveilles à Gunsson.
  
  Le Vieux, haussant les épaules, grommela :
  
  - Mon cher Coplan, en matière de renseignement c’est comme en amour. Vous connaissez le vieux dicton : trompe qui peut. Mais comment avez-vous flairé cette histoire de repaire souterrain ?
  
  - Quand nous avons perquisitionné le Mindoubia, j’ai été surpris de tomber sur tout un matériel de spéléologie très perfectionné. Je me suis brusquement rappelé que plusieurs de nos suspects pratiquaient ce sport. Le rapprochement s’est opéré dans mon esprit, et j’ai aussitôt pensé que ce n’était sans doute pas pour leur plaisir que ces gens descendaient sous terre... Au point où j’en étais alors, je croyais encore qu’il y avait un chef qui coiffait l’ensemble du réseau. Ce sont les aveux un peu trop spontanés de Noreau, puis ceux de Barter qui m’ont mis la puce à l’oreille... A mon avis, nous n’avons pas tellement de raisons de pavoiser. Les arrière-plans de cette affaire sont plutôt inquiétants.
  
  - Pourquoi ?
  
  - C’est la quatrième fois que nous saisissons sur le vif les nouvelles méthodes du Kremlin. L’affaire Abel, l’affaire Lonsdale, l’affaire de Rhodésie et maintenant l’affaire EMO. Nous pouvons en tirer une conclusion qui est pour ainsi dire une certitude : les services soviétiques ont définitivement adopté le principe du réseau double, du réseau bicéphale... Quand on tranche une tête, l’animal continue à vivre. En d’autres termes, les organisations de ce modèle deviennent pratiquement indestructibles.
  
  - Vous venez de prouver le contraire, fit observer le Vieux, bourru.
  
  - Grâce au hasard, répliqua Francis. Car vous remarquerez que c’est bien le hasard qui nous a procuré, au départ, l’indication de l’attelage Barter-Noreau. Sans cette information, je tombais dans le panneau.
  
  - Quel panneau ?
  
  - Quand j’ai coincé Noreau, il a reconnu immédiatement qu’il était le chef de la bande du Mindoubia. En réalité, il voulait couvrir Barter, et Barter était là pour continuer le travail après la reconstitution des filières... C’est exactement ce qui s’est passé lors de l’affaire Abel, souvenez-vous. On a retrouvé à Portsmouth des agents qui avaient travaillé pour Abel aux U.S.A.
  
  Le Vieux plissa ses lèvres d’un air boudeur.
  
  - En définitive, ça ne change rien à notre boulot, émit-il. Le hasard joue toujours en faveur du plus fort. C’est pour cette raison que tous les casinos font fortune.
  
  - L’argument est faible.
  
  - Détrompez-vous, mon cher. Je fais allusion aux casinos pour vous expliquer que les probabilités du hasard font partie de notre action. Je vous l’ai dit quand vous êtes revenu d’Ankara : tôt ou tard, les circonstances doivent jouer dans nos cartes. Du reste, vous perdez de vue que l’organisation EMO était déjà partiellement sous contrôle et que j’avais quelqu’un dans la place.
  
  - Que donne l’inventaire des archives ?
  
  - Nous possédons les noms et les adresses de vingt-sept agents réguliers, rétribués par Moscou, et une liste impressionnante de correspondants. Les objectifs d’EMO couvraient tout le secteur de la Méditerranée. Barter et Noreau, par le truchement du Mindoubia, faisaient la collecte générale des informations qui étaient transmises par le canal d’un agent consulaire tchécoslovaque de Marseille... Ce qui me console, c’est la présence, dans ce réseau, d’un officier supérieur américain du Cincafmed (Forces Alliées du Secteur Méditerranée. Q. G. à Malte). Avec celui qui s’est fait épingler en Allemagne, il y a six semaines, ça nous en fait deux. Ce sont des atouts pour nous, des atouts majeurs
  
  - A quel point de vue ?
  
  Le Vieux se leva.
  
  - Venez avec moi, dit-il, vous allez comprendre.
  
  Il emmena Francis dans un local voisin, une vaste pièce dont l’un des murs était caché par une carte géographique représentant l’ensemble de la Méditerranée.
  
  - Regardez bien cette carte, Coplan, articula le Vieux d’une voix subitement très âpre. Vous pouvez y lire le déroulement d’un drame : le déclin de l’Occident, l’agonie d’une des plus belles civilisations que notre planète ait connue... Il y a seulement 15 ans, l’Europe régnait en maîtresse absolue sur toute cette région. A présent, faites le tour d’horizon : le communisme est en Yougoslavie, en Albanie, en Syrie, en Libye. En Égypte, nos deux verrous essentiels ont sauté : Alexandrie et Suez ; en outre, l’amiral russe Gorchov vient de négocier au Caire l’utilisation future de certaines bases maritimes. Vous connaissez d’autre part les tractations en cours au Maroc, les projets du PC algérien, la pression des extrémistes au Liban et en Turquie. Bref, toutes nos positions en Méditerranée sont tombées ou ont été déforcées... Vous parliez tout à l’heure du hasard. Ce que vous voyez là n’est pas le fait du hasard, car depuis les temps les plus reculés, la Méditerranée a été considérée comme le poumon de l’Occident... Ce poumon est malade, et l’Europe va crever d’asphyxie... Les Russes travaillent en connaissance de cause, puisque Lénine l’avait écrit noir sur blanc : pour conquérir l’Europe, il faut et il suffit de conquérir la Méditerranée.
  
  - Dans une certaine mesure, dit Coplan, Moscou est un adversaire parfaitement loyal, puisque nous sommes prévenus. Mais quelle est notre parade ?
  
  - Ah voilà ! soupira le Vieux en levant les bras au ciel. That is the question... Cette carte, telle que vous la voyez, date de février dernier ; elle a servi de base de discussion lors des grandes manœuvres alliées en Méditerranée. L’amiral anglais qui dirige le Q.G. de Malte a exigé une refonte totale des plans de défense de ce secteur. Les Britanniques, réalistes comme d’habitude, ne sont guère disposés à gaspiller leurs livres sterling pour entretenir des bases qui sont d’ores et déjà neutralisées par le bloc soviétique. Malheureusement, les Américains ne veulent rien faire aussi longtemps que nous ne serons pas capables d’extirper de notre territoire les espions communistes qui s’y trouvent stationnés. Le raisonnement du Pentagone est le suivant : à quoi bon instaurer un nouveau système défensif si Moscou en connaît les clauses, les dispositifs et les effectifs dans les trois semaines qui suivent sa mise en vigueur.
  
  - On ne peut pas leur donner tort, grimaça Coplan. Les fusées coûtent cher. Et si elles sont contrées avant d’être mises sur leur rampes de lancement, c’est un danger plutôt qu’une sauvegarde.
  
  - Non, fit le Vieux, catégorique. Il faut que les Américains acceptent un certain empirisme. Dans la vie, il faut faire la part des choses. Et c’est pourquoi nous tenons, grâce aux résultats de l’affaire EMO, des arguments de poids. Il y a des espions partout, même en Amérique. Les archives Noreau-Barter vont nous rendre un grand service...
  
  Ils retournèrent dans le bureau du Vieux. Coplan alluma une Gitane.
  
  - A propos ? murmura-t-il. Vous me ferez un petit dossier pour nos amis d’Ankara ?
  
  - On s’en occupe. Je tiens toujours mes promesses quand la raison d’État ne s’y oppose pas.
  
  - Herta est-elle rentrée à Hanovre avec son fils ?
  
  - Oui... Elle a beaucoup apprécié ses vacances à Formentor, mais elle ne vous considère pas comme un très bon mari. Vous n’avez pas la fibre conjugale, parait-il.
  
  - Je reconnais que je ne suis pas doué, concéda Francis. Où en sont les enquêtes au sujet de Willy Rumbach ?
  
  Le Vieux se mit brusquement à pester en remuant les papiers étalés sur sa table de travail.
  
  - Cette sacré nom de s..., ronchonna-t-il.
  
  Il avait de nouveau perdu sa pipe.
  
  Enfin, il la retrouva et il commença à la bourrer d’un air très préoccupé.
  
  - Il faudra que je vous fasse lire le rapport de Lila Sari, prononça-t-il sans lever les yeux... Willy Rumbach a été liquidé par ses complices à bord du Mindoubia. Son cadavre a été immergé dans la mer, dans les parages de l’île du Levant. C’est également par là que Lattini et Alderner ont fait disparaître le corps de l’espion italien Valdari et celui de ce pauvre Morvil.
  
  - Comment ? s’exclama Coplan, médusé. C’est Lila Sari qui vous a fait ces révélations ?
  
  - Oui.
  
  - Et vous trouvez ça normal ?
  
  - Quoi ?
  
  - Qu’elle raconte ces choses-là maintenant seulement ? Elle aurait pu vous le signaler plus tôt, non ? C’est à croire qu’elle attendait pour voir de quel côté le vent allait tourner !
  
  - C’est le cas.
  
  - Et vous êtes satisfait ?
  
  Le Vieux alluma sa bouffarde.
  
  - Mon cher Coplan, bougonna-t-il, vous avez beaucoup de qualités, mais vous avez un défaut que vous devriez surveiller : vous êtes trop absolu.
  
  - Vraiment ?
  
  - Primo, un agent double n’est pas infaillible. Secundo, la thèse de Lila Sari me semble très défendable. Son but, c’était de remonter cran par cran jusqu’au patron du réseau EMO. Elle a négligé des tas de choses secondaires dans l’espoir d’atteindre cet objectif capital. Et c’est logique, ma foi. Comment pouvait-elle soupçonner que les allusions continuelles de son entourage à ce mystérieux chef n’étaient qu’un habile stratagème imaginé par le tandem Noreau-Barter pour camoufler leur rôle véritable ?
  
  - Tout de même, ça la fout mal, râla Francis. Elle a assisté à l’exécution de Morvil ?
  
  - Non, mais elle a vu son cadavre. Je m’empresse d’ajouter qu’elle ne savait pas qu’il appartenait au Service.
  
  - C’était bien la peine d’avoir quelqu’un dans la place ! ricana Coplan.
  
  Le Vieux lança un nuage de fumée.
  
  - Après coup, on peut tout expliquer, rétorqua-t-il. Mais Lila Sari, à ce moment-là, s’intéressait principalement à Noreau-Mazirac... Moi, voyez-vous, je comprends très bien son comportement... Au demeurant elle ne pouvait pas intervenir pour sauver Morvil. Et qui sait ? Nous aurions peut-être commis un impair en voulant exploiter prématurément certaines informations. On juge l’arbre d’après ses fruits.
  
  - Moi, je tiendrais cette fille à l’œil, articula Coplan.
  
  - Merci du conseil, riposta le Vieux, acide.
  
  Il marqua un temps d’arrêt avant d’annoncer :
  
  - Lila quitte la France samedi prochain. J’estime qu’elle a besoin de s’éloigner pour sa sécurité... Elle part pour Buenos Aires. Mon ami Dalvarez me réclame depuis plus d’un mois une entraîneuse française pour sa boîte de nuit.
  
  Coplan persifla :
  
  - Elle aura sûrement beaucoup de succès... La rafle du réseau EMO, c’est pour quand ?
  
  - Je ne suis pas pressé... Ah, j’oubliais : l’avocat de Marseille, Garrissoux, s’est suicidé la nuit dernière. Soporifique et gaz de ville... Son frère prétend que c’est la mort de Lila Sari qui est la cause de ce geste désespéré. Mais ça me rend service. La confusion va atteindre son paroxysme au sein des réseaux Noreau-Barter et tout ce monde va estimer que c’est le moment de s’éclipser. Quand toutes les filières se seront repliées sur leurs positions de refuge, je les cueillerai comme des fruits mûrs. Alors, là, ce sera du nettoyage. Du vrai nettoyage... Le seul qui s’en sortira, c’est le banquier de Tanger, Esteban Menderazo, le financier de la bande.
  
  Coplan dévisagea son supérieur.
  
  - Pourquoi va-t-on l’épargner, celui-là ?
  
  - Je n’en sais fichtre rien. Le Quai d’Orsay n’a pas jugé indispensable de me fournir les raisons de cette étrange immunité... Mais je m’en balance, vous savez. On ne gagne jamais à vouloir être plus royaliste que le roi.
  
  Coplan ricana entre ses dents :
  
  - C’est du joli... Au total, ça donne raison à mon ami Kenny qui prétend que le dessous des cartes comporte toujours un autre dessous des cartes, et ainsi de suite jusqu’au Jugement Dernier.
  
  - Hum, laissa tomber le Vieux d’une lippe un peu dédaigneuse. Encore un littérateur...
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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