Dans le salon d’attente de l’aéroport Don Muang, l’atmosphère était délicieusement climatisée et aidait à oublier l’étouffante chaleur de Bangkok. Sur le vol AF 174 qui l’avait amené ici, Francis Coplan avait ramassé un roman couronné par un prix littéraire à l’automne et qu’un passager de 1ère classe avait oublié sur son siège.
Assis à l’écart, il en parcourait les pages en attendant le départ de son vol CI 642 des China Airlines à destination de Taïwan. A vrai dire, sa lecture l’ennuyait ferme. Galaxie, l’épouse de Gontran, avait un amant, Fiacre. Après quatre-vingt-sept pages languides, au cours desquelles il détaillait son infortune, Gontran découvrait qu’il était homosexuel et amoureux de Fiacre, qui s’en apercevait et réduisait Gontran et Galaxie en esclavage sadomaso. C’était tout pour ce gros pavé de quatre cents pages. L’auteur se masturbait les méninges, desservi par un style poussif, prétentiard, amphigourique. Quant aux prénoms, ils étaient à hurler !
A qui, de nos jours, décernait-on les prix littéraires, depuis que Céline, Morand, Kessel avaient
disparu ? s’interrogea tristement Coplan qui alla jeter l’ouvrage dans la poubelle.
Il se retourna pour regagner sa place et vit sur sa gauche un homme d’une trentaine d’année qui sortait un poignard de l’intérieur du haut cylindre noir servant de cendrier, placé à l’extrémité de la rangée de sièges. D’un bond, il fut debout et fonça vers un vieillard qui pianotait sur une calculette.
Coplan tendit la jambe. L’homme trébucha contre le tibia, se plia en deux et Coplan en profita pour lui cisailler la nuque du tranchant de la main. L’homme tenait toujours le poignard. Coplan lui tordit le poignet et récupéra l’arme. Autour de lui, des gens criaient. Le vieillard avait rangé sa calculette et observait avec intérêt les traits de l’homme que Coplan maîtrisait.
Visage décharné, peau parcheminée, ce vieillard ressemblait aux momies des moines palermitains que Francesco Rosi montre sous l’œil de Charles Vanel dans les premières scènes de son film Cadavres exquis. Seul semblait vivre le regard de faucon, brûlant et inquiétant comme la lame acérée du poignard que Coplan brandissait.
- Il a essayé de vous tuer.
- Je sais, répondit le vieillard en tournant la tête dans la direction des policiers qui arrivaient
A leur chef, Coplan conta la séquence d’événements, confirmée par le vieillard qui tendait son passeport. Menotté dans le dos, allongé sur le ventre, son agresseur ne pipait mot, se contentant de lécher le sang qui coulait de sa lèvre, fendue quand les policiers l’avaient jeté à terre. Il paraissait insensible au sort qui lui serait réservé.
Le Thaïlandais examina les passeports du vieillard et de Coplan et demanda au premier :
- Vous portez plainte pour tentative de meurtre ?
Celui-ci ébaucha un sourire indulgent, tel un grand-papa gâteau pardonnant un enfantillage.
- Non. Je n’ai à formuler qu’une seule requête. Qu’il ne voyage pas en ma compagnie sur le vol CI 642.
- Accordé bien volontiers, d’autant que le simple fait de détenir une arme dans l’enceinte de l’aéroport lui vaudra automatiquement deux mois de prison.
- Alors, tout est parfait dans le meilleur des mondes.
Quand les policiers eurent disparu en entraînant leur prisonnier, le vieillard s’inclina cérémonieusement devant Coplan.
- Général Ngo-Sung-Ho. Vous m’avez sauvé la vie. Confucius a écrit que l’homme vulgaire n’éprouve que des sentiments d’égoïsme, sans altruisme pour ses pareils. Vous avez démontré que vous n’êtes pas un homme vulgaire. Confucius a aussi écrit que l’homme qui oublie un bienfait est un char sans timon et un attelage sans chevaux. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Aussi je n’oublierai jamais que vous m’avez sauvé la vie.
- Pourquoi voulait-il vous tuer ?
- En 1948, avant que Mao Tsê-tung n’ait conquis la Chine continentale, j’étais général dans l’armée de Chiang Kai-shek, le fondateur de la République de Chine à Taïwan. En fait, son plus jeune général, à trente-quatre ans. Je ne perdais pas mon temps à faire des prisonniers. Tous les communistes que mes troupes capturaient, je les faisais fusiller, en représailles de l’extermination par les rebelles de Mao de nos propres soldats quand ils se rendaient, à court de munitions. Cet homme que vous avez désarmé est le petit-fils d’un colonel insurgé que j’ai fait pendre. Il a juré de se venger en me tuant. C’est la quatrième fois qu’il essaie de m’assassiner. Aujourd’hui, grâce à vous, je n’ai aucune égratignure. Au cours des précédentes tentatives, j’ai été sérieusement blessé mais, comme vous le constatez, je suis toujours vivant.
- Pourquoi, devant un tel acharnement, n’avez-vous pas porté plainte ?
Le regard de faucon du général s’adoucit
- D’abord, Confucius a écrit ; un affront n’est pas grave si on l’oublie. Ensuite, les Chinois sont des joueurs invétérés. J’ai parié avec un vieil ami, actuellement à Jakarta, que cet individu récidiverait et que je me sortirais indemne de l’attentat. Une très grosse somme, car je déteste les paris mesquins. Si vous restez suffisamment longtemps à Taipei, vous me servirez de témoin quand il reviendra d’Indonésie. Naturellement, si je peux, dans la mesure de mes faibles moyens, payer ma dette à votre égard, ne manquez pas de me solliciter.
Il fouilla dans sa poche et en sortit une carte de visite. Coplan savait que les Chinois éprouvaient un faible pour ces bristols qu’ils distribuaient comme des confettis. Même le plongeur dans un restaurant possédait les siens. A Taïwan, à Hong-Kong ou à Singapour, on se sentait tout nu sans cet indispensable accessoire.
Celle-ci était imprimée en chinois et en anglais.
- A quel hôtel comptez-vous descendre ?
- Au Grand Formosa Regent.
- Vous avez bon goût. Auriez-vous l’amabilité de me communiquer votre nom ?
- Francis Croy.
Une voix nasale appela les passagers du vol CI 642 et tous deux se dirigèrent vers le tunnel. Ngo-Sung-Ho entreprit l’hôtesse afin de changer de place et de s’asseoir à côté de Coplan, mais elle demeura inébranlable, bien qu’avec une certaine arrogance il eût exhibé ses titres de général à la retraite. Dès que le jet eut décollé, vaincu par son grand âge, il s’endormit tandis que Coplan faisait le point sur le pays dans lequel il se rendait.
Véritable fusée économique, inondant de ses exportations le monde entier, tel un dragon de l’Empire Céleste crachant le feu. Taïwan faisait figure de surdouée dans le cénacle des pays industrialisés. Ennemie déclarée de la Chine rouge, et parce que, par pusillanimité, les démocraties tremblaient devant Pékin, qu’on appelait désormais Beijing, cette île grande comme un quinzième de la France n’était diplomatiquement reconnue que par vingt-sept États, essentiellement africains et latino-américains. Néanmoins, l’ancienne Formose (La Belle) des Portugais demeurait courtisée par les grandes nations qui nouaient avec elle des liens fructueux, tout en pratiquant un subtil jeu de balancier entre Taipei, sa capitale, et Beijing. Au grand courroux du gouvernement chinois, la France lui avait même vendu des frégates dernier cri et des Mirage 2000.
Chassée de l’O.N.U. en 1971 au profit de la Chine rouge, Taïwan était considérée par celle-ci non comme un État idéologiquement différent, mais comme une province dissidente et renégate qui, un jour ou l’autre, regagnerait obligatoirement le giron du pays-ancêtre. Les vingt et un millions d’habitants de la Chine nationaliste n’éprouvaient évidemment nulle envie de passer sous la coupe des héritiers de Mao, comme Hong-Kong allait le faire en 1997.
A intervalles réguliers, Beijing agitait l’épouvantail d’une intervention militaire, en vue de mettre Taipei au pas. Ce n’était que poudre aux yeux des Occidentaux. En réalité, de secrètes passerelles économiques étaient discrètement jetées entre les deux Chines en travers du détroit de Formose. Ces contacts n’empêchaient pas la Chine populaire de bloquer toutes les tentatives de reconnaissance diplomatique menées par Taïwan.
A l’aéroport international Chiang Kai-shek à Taipei, Coplan fut surpris de ne pas trouver Thierry Berlioz, contrairement à ce qui était prévu entre le Vieux et l’agent Alpha qui œuvrait dans l’ombre sous la fausse identité de Thierry Berlioz. A une époque, les bureaucrates de la D.G.S.E. avaient affectionné les noms de stations de métro parisiennes. Les agents de terrain avaient alors été baptisés Courcelles, Glacière ou Grenelle. Coplan s’était même appelé Croix-de-Chavaux, se souvint-il en allumant une Gitane. Ensuite, dans la vieille caserne du boulevard Mortier, ils avaient pioché dans la littérature et dépoussiéré des Ronsard, des Malherbe et des Courteline. Plus tard, les maréchaux d’Empire avaient été appelés à la rescousse et, de Budapest à Moscou, d’Abidjan à Caracas, des espions s’étaient promenés en ressuscitant les Berthier, les Ney ou les Lannes. Cependant, personne à Paris n’avait commis l’imprudence d’utiliser Cambronne, sans doute par peur de se voir jeter à la figure le mot célèbre.
A présent, la musique recueillait les faveurs des bureaucrates qui avaient même francisé Offenbach en Hofanbaque.
Toujours empreint d’une exquise politesse, le général s’inclina courtoisement devant lui, très souple malgré son âge avancé.
- Tchao kinn (« Au revoir »).
- Tchao kinn.
En tirant sur sa Gitane, Coplan regarda le Chinois s’éloigner. Son chauffeur l’attendait et s’emparait de ses bagages. Au contraire, Thierry Berlioz, lui, était absent. Bizarre. Auprès du Vieux, il avait requis de l’aide. Une très grosse affaire qu’il ne pouvait traiter seul, avait-il dit, sans autres précisions. Et le Vieux avait envoyé Coplan. Professionnel aguerri, l’intéressé n’aurait jamais manqué un rendez-vous.
Coplan s’assit sur un banc, ses bagages à ses pieds, et attendit patiemment. Il connaissait peu Thierry Berlioz. Deux fois seulement il l’avait rencontré en mission.
Au bout d’une heure, il se leva et rassembla ses valises. Contrairement à ses habitudes, il ne loua pas une voiture au comptoir Avis mais s’engouffra dans un taxi qui, en un temps record, couvrit les quarante kilomètres de distance entre l’aéroport et la capitale.
L’hôtel Grand Formosa Regent était situé dans Chung Shan North Road, en plein centre du secteur des affaires. Coplan se doucha, se changea et téléphona au numéro communiqué par le Vieux. Une voix d’homme lui répondit en anglais, marquée d’un fort accent chinois.
- Qui êtes-vous ?
- Mon nom est Francis Croy.
- Un instant.
Il y eut un long silence et la voix revint.
- M. Berlioz est malade. Il vous attend ici. Vous avez l’adresse ?
- Je l’ai.
Celle-ci se logeait dans l’élégante artère de Tun Hwa South Road et Coplan s’y rendit en taxi. La luxueuse demeure était construite dans le style pagode, cher au cœur des riches Chinois. Toit vert, façade rouge, fenêtres encadrées en noir, marches jaunes. Le toit tarabiscoté, outrancièrement relevé sur les bords, semblait être destiné à retenir les eaux de pluie. Dorures et bronzes sur la porte. Tout autour, des parterres d’orchidées, deux cyprès et quelques camphriers. La propriété était baptisée Muntjak (Cerf de très petite taille qu’on ne trouve qu’à Taïwan) ce qu’attestait un panneau en bois sur lequel, en couleurs vives, était peint l’animal.
Coplan s’enfila dans l’allée, le long de laquelle les orchidées montaient la garde, gravit les marches jaunes, souleva et laissa retomber le gong.
Un homme ouvrit la porte. Il arborait un sourire aimable et ses yeux bridés clignotèrent sous les rayons brûlants du soleil.
- Monsieur Croy ?
- En effet.
- Entrez.
Coplan hésita. L’ambiance lui paraissait au plus haut point suspecte. En outre, il avait toujours à l’esprit l’absence insolite de Berlioz à l’aéroport. Même malade, l’agent Alpha aurait été présent au rendez-vous. A moins d’être vraiment à l’article de la mort.
Néanmoins, il fallait connaître le mot de la fin. Le Chinois s’effaça et Coplan entra. Pendant que la porte se refermait dans son dos, il se trouva nez à nez avec deux automatiques que brandissaient des hommes au regard farouche.
- Les mains croisées sur la nuque, ordonna le premier.
Coplan obéit, tout en protestant :
- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
Celui qui avait ouvert la porte le fouillait avec une dextérité qui trahissait une longue pratique.
Au détour du couloir, une femme apparut, qui s’avança d’un pas vif. Elle était vêtue avec un chic négligé, décontracté. Autour de son cou, un foulard rouge noué à la pirate. Elle donnait l’impression d’appartenir à cette race de femmes qui foncent et veulent être les premières. Elle était belle, même si sa beauté était un peu glacée et son regard sans pitié. Visage à la peau lisse, chevelure noire relevée en chignon, yeux envoûtants. Le pull léger et le pantalon bleu électrique ne laissaient rien ignorer de ses seins frissonnants et de ses formes ensorceleuses. Au-dessus du sein gauche était piqué un clip en or, représentant un dragon à la silhouette démoniaque dont les griffes crochetaient une bande de peau ornée de poils noirs et blancs qui semblait insérée dans le métal.
De sa poche, elle sortit une carte qu’elle brandit sous les yeux de Coplan. Le document portait en haut les couleurs de Taïwan : le drapeau rouge enfermant dans son coin gauche le carré bleu et le disque blanc aux douze branches.
- Lieutenant Jade Tcheu-Qi de la Police criminelle, annonça-t-elle.
Coplan en eut le souffle coupé.
- Où est Thierry Berlioz ? questionna-t-il, angoissé et en se demandant si l’agent AJpha n’avait pas été assassiné.
- Nous vous emmenons au quartier général, éluda-t-elle.
CHAPITRE II
Le quartier général de la police était situé dans Poai Road, au milieu du secteur des musées et des activités artistiques.
Coplan fut présenté au capitaine Oh-De-Beï, chef de la Brigade criminelle. Ce qui frappait dans ce corps de carrure solide, c’était l’expression de volonté. Sur ce visage d’ivoire, le front était large, le nez dur, la bouche agressive. Les yeux vifs et rusés, les gestes tranchants, la nuque raide trahissaient le maître jaloux de son autorité, ne souffrant aucune contradiction.
Son interrogatoire fut mené tambour battant, mais retomba comme un soufflé quand Coplan produisit ses documents de voyage.
- Je reconnais que vous n’étiez pas là au moment des faits, dut-il admettre.
Coplan s’engouffra dans la brèche :
- Quels faits ?
Le regard du patron de la Criminelle dévia en direction de Jade Tcheu-Qi qui était présente et revint se reposer sur Coplan. Des éclairs inquisiteurs zébraient encore ses yeux.
- Votre ami Thierry Berlioz a assassiné sa maîtresse, My-Lian-Fu.
Il prononçait My-Lian « Maï-Linn », à la chinoise. Malgré le choc. Coplan demeura impassible.
- Pourquoi aurait-il commis ce crime ? renvoya-t-il, sceptique.
Oh-De-Beï se cala confortablement dans son fauteuil, visiblement heureux de river son clou à cet Occidental qui doutait de ses conclusions. Un sourire épanoui fleurissait sur ses lèvres.
- Votre ami est à cent pour cent coupable. Tous les éléments le prouvent. Laissez-moi éclairer votre lanterne. Un préambule, d’abord, au cas où vous ne seriez pas au courant. My-Lian était follement amoureuse de Thierry Berlioz. Par ailleurs, elle était très riche, ce qui ne gâtait rien. Orpheline, sans famille sauf sa sœur Hinn-Meï, elle avait établi chez un homme de loi un testament certifié en faveur de Berlioz et de Hinn-Meï. Un quart de sa fortune pour celle-ci et les trois quarts pour Berlioz. Puisque nous parlons argent, précisons que, le jour de sa mort, elle avait retiré de sa banque cinq millions de dollars NT (1 franc français = 5 dollars New Taïwan). La mallette dans laquelle la défunte les avait placés a été retrouvée dans le coffre de la B.M.W. qu’elle avait offerte en cadeau à celui dont elle était follement éprise.
Intérieurement, Coplan tiqua, mais se rassura vite. Si l’agent Alpha avait accepté un tel cadeau, c’est qu’il avait une idée en tête. Jouer par exemple un personnage fortuné afin de réussir le gros coup sur lequel il était tombé, sans fournir aucun détail au Vieux. Sans compter qu’il avait pu prendre la mallette dans le même but. Pour un agent de l’ombre, la fin justifiait quelquefois les moyens. Ce qui ne signifiait pas qu’il était un assassin.
- Et dans quelles circonstances a été commis l’assassinat de My-Lian ? se fit préciser Coplan.
A nouveau, le patron de la Criminelle regarda Jade Tcheu-Qi qui se décidait à s’asseoir et allumait une Lucky Strike. Peut-être souhaitait-il qu’elle prenne le relais, mais elle n’en fit rien. Aussi se jeta-t-il à l’eau :
- Berlioz est rentré à la villa Muntjak à vingt-trois heures et a gagné sa chambre, selon ses dires, où il s’est immédiatement endormi.
- Pourquoi faisaient-ils chambre à part s’ils étaient amants ? objecta Coplan.
- Il était impossible à My-Lian de dormir si quelqu’un d’autre était dans sa chambre, même dans un lit séparé. Une allergie.
- Ou plutôt une psychose, rectifia Jade Tcheu-Qi de sa voix bien timbrée. My-Lian descendait des Chinois arrivés à Taïwan au seizième siècle en provenance de la province de Foujian. Dans la tradition de ce peuple, il existe une légende. Si l’on partage la nuit une chambre avec un être humain, celui-ci est susceptible de vous voler votre âme durant le sommeil. My-Lian était très superstitieuse. Après leurs ébats amoureux, Berlioz regagnait sa chambre.
- Cette nuit-là, il n’a pas rejoint My-Lian, prétend-il, appuya Oh-De-Beï d’une voix lourde. A trois heures du matin, Hinn-Meï rentre à la villa Muntjak. Elle a assisté à une soirée chez des amis américains et a trop bu. Elle se sent malade, va dans la chambre de sa sœur et la découvre étranglée avec une corde à piano. D’abord, elle vomit, puis va réveiller Berlioz qui dort d’un sommeil profond, peut-être feint. Jouant au citoyen respectueux des lois, celui-ci nous alerte. Nous arrivons. Hinn-Meï vomit encore. Cette fois dans le salon. Dans la chambre fatale, nous relevons des traces de lutte, des objets en verre qui sont brisés sur le plancher en bois...
Pourquoi Thierry Berlioz, un agent de l’ombre, aux sens affûtés, à l’oreille exercée, n’avait-il rien entendu ? s’interrogea Coplan. Heureusement que la police ignorait qu’elle avait un espion entre les mains.
- ... Nous supposons que la victime a hurlé. Dans la chambre contiguë, Berlioz n’aurait pas perçu ces cris ? s’étonna le Chinois. Pas de traces d’effraction qui autoriseraient à imaginer l’intrusion d’un élément extérieur, poursuivit-il de plus en plus à l’aise. Par ailleurs, des éléments contredisent la version que nous sert Berlioz. D’abord, la mallette, bien sûr, dont il ne peut expliquer la présence dans le coffre de sa B.M.W. Ensuite des glaçons à peine fondus dans un verre d’eau sur sa table de nuit. Berlioz se rappelait avoir apporté ce verre dans sa chambre avant de s’endormir, mais niait s’être réveillé avant le moment où Hinn-Meï est venue le secouer. Alors, par quelle fantastique aberration de la nature les glaçons n’ont-ils pas fondu entre vingt-trois heures et trois heures du matin ? Et, s’il n’a pas émergé de son sommeil durant ce laps de temps, que vient faire le sorbet aux litchis ?
Coplan laissa percer son agacement devant l’air suffisant qu’arborait son interlocuteur.
- Quel sorbet ?
- Celui que Berlioz a acheté à minuit et demi dans un yam-tcha (Restaurant ouvert souvent fort tard dans la nuit, où l’on sert des dim-sam, des friandises typiquement cantonaises, pâtisseries farcies de viande et de légumes, apportées aux tables par des serveuses poussant leur chariot) de Hsinyi Road à deux cents mètres de la villa Muntjak, répondit Jade Tcheu-Qi.
- La moitié avait été consommée, relaya Oh-De-Beï. Le reste placé dans le réfrigérateur et non dans le congélateur. Quand nous l’avons découvert, il était aux trois quarts fondu. Pourquoi cette manœuvre ? Parce que Berlioz espérait qu’il fondrait complètement et qu’il serait ainsi impossible de déterminer l’heure d’achat. En réalité, Hinn-Meï devait passer la nuit chez ses amis américains. Comme elle était ivre, elle s’est querellée avec eux et a décidé de rentrer à la villa. Berlioz tablait sur une découverte plus tardive du crime. Le retour de Hinn-Meï a déjoué ses plans et nous a permis de découvrir des indices qui n’auraient plus existé dans la matinée.
- Comment savez-vous qu’il a acheté ce sorbet à minuit et demi ?
- Un vendeur du yam-tcha, un certain Zhou-Shanyi, l’a formellement identifié et a précisé l’heure grâce au ticket de caisse.
- Une autopsie a été pratiquée ? voulut savoir Coplan. Une lueur d’extase sautilla dans le regard du chef de la Criminelle.
- Bien sûr. Écoutez ça. Comme je l’ai dit, My-Lian a été étranglée avec une corde à piano abandonnée sur place. La mort est intervenue entre vingt-deux et vingt-deux heures trente. L’acte sexuel aussi.
Coplan fronça les sourcils.
- Quel acte sexuel ?
- Du sperme a été récupéré par le légiste dans le vagin de My-Lian. Ce ne peut être que celui de Berlioz, compte tenu des sentiments qu’elle lui portait.
- Mais vous n’en êtes pas sûr ?
- Le test ADN nous le dira. Le sperme contient l’empreinte génétique de l’individu, aussi fiable que l’empreinte digitale.
- Pourquoi My-Lian n’aurait-elle pas été violée par un rôdeur ?
- Je ne crois pas à l’intrusion d’un étranger à la villa, je vous l’ai déjà dit. En particulier, à cause des éléments contredisant la version de Berlioz. Mais attendons le résultat du test ADN qui absoudra ou non votre ami.
- Êtes-vous certain du laps de temps durant lequel My-Lian aurait reçu ce sperme ?
- La vie du sperme est calculable, comme celle du sorbet aux litchis en train de fondre, rétorqua le Chinois, sarcastique.
- Qu’a-t-on trouvé dans l’estomac de la victime ?
- Une assez grosse quantité d’aliments. Malgré sa taille fine, My-Lian mangeait déraisonnablement. Le légiste a recueilli du riz, des légumes verts, du poulet, du bœuf, des œufs et des bananes. Non digérés, ce qui lui a permis de situer l’heure approximative de la mort. Puisque j’évoque sa taille fine, je remarque qu’elle avait une silhouette de garçon, pas de hanches et presque pas de seins. Or, nous avons un témoin, M. Lin-Chu, qui jure que Berlioz lui avait proposé d’échanger son épouse contre My-Lian pour une nuit, parce que sa femme ressemblait à la future victime, même silhouette de garçon, absence de hanches et de seins. N’est-ce pas là la réaction d’un homosexuel refoulé ?
Coplan sursauta. Berlioz homo ? Invraisemblable. Il se souvenait des deux fois où il avait œuvré en compagnie de l’agent Alpha. En Grèce, du Pirée à Salonique, ses succès féminins ne se comptaient plus. Au Caire de même, malgré la rigueur des mœurs musulmanes. En mission, Berlioz était implacable. Toujours au Caire, il avait été capturé par les intégristes, et leur chef, inexplicablement, lui avait laissé la vie sauve, en se contentant de lui dire : à charge de revanche. Cinq semaines plus tard, ce chef lui était retombé entre les mains et Berlioz lui avait collé deux balles de calibre 45 dans la tête en expliquant à Coplan :
- En ne me tuant pas, ce salopard avait sur moi pouvoir de vie et de mort. Comment le laisser vivre ? Une dette doit toujours être effacée.
Coplan secoua la tête. Un dur, Berlioz. Pas un homo.
- Berlioz avait rencontré un garçon, et l’amour, la jalousie de My-Lian lui pesaient. Il aurait pu se contenter de la quitter, mais il y avait la question financière. Vous êtes sûrement un homme intelligent, monsieur Croy. Le mobile n’est-il pas évident à vos yeux ? Que ce soit avec un garçon ou une fille, un grand amour ne se vit pas sans argent.
Pour détendre ses nerfs. Coplan alluma une Gitane.
- Où est Berlioz ?
- En prison.
- Il a un avocat ?
- Maître Tan-Chin-Hoat. Le meilleur de Taipei.
- Vous disiez que My-Lian avait lutté contre son agresseur. Berlioz portait-il des traces de cette lutte désespérée de la part de la victime ?