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Dés pipés à Taïpei pour Coplan

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  No 1995, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Dans le salon d’attente de l’aéroport Don Muang, l’atmosphère était délicieusement climatisée et aidait à oublier l’étouffante chaleur de Bangkok. Sur le vol AF 174 qui l’avait amené ici, Francis Coplan avait ramassé un roman couronné par un prix littéraire à l’automne et qu’un passager de 1ère classe avait oublié sur son siège.
  
  Assis à l’écart, il en parcourait les pages en attendant le départ de son vol CI 642 des China Airlines à destination de Taïwan. A vrai dire, sa lecture l’ennuyait ferme. Galaxie, l’épouse de Gontran, avait un amant, Fiacre. Après quatre-vingt-sept pages languides, au cours desquelles il détaillait son infortune, Gontran découvrait qu’il était homosexuel et amoureux de Fiacre, qui s’en apercevait et réduisait Gontran et Galaxie en esclavage sadomaso. C’était tout pour ce gros pavé de quatre cents pages. L’auteur se masturbait les méninges, desservi par un style poussif, prétentiard, amphigourique. Quant aux prénoms, ils étaient à hurler !
  
  A qui, de nos jours, décernait-on les prix littéraires, depuis que Céline, Morand, Kessel avaient
  
  disparu ? s’interrogea tristement Coplan qui alla jeter l’ouvrage dans la poubelle.
  
  Il se retourna pour regagner sa place et vit sur sa gauche un homme d’une trentaine d’année qui sortait un poignard de l’intérieur du haut cylindre noir servant de cendrier, placé à l’extrémité de la rangée de sièges. D’un bond, il fut debout et fonça vers un vieillard qui pianotait sur une calculette.
  
  Coplan tendit la jambe. L’homme trébucha contre le tibia, se plia en deux et Coplan en profita pour lui cisailler la nuque du tranchant de la main. L’homme tenait toujours le poignard. Coplan lui tordit le poignet et récupéra l’arme. Autour de lui, des gens criaient. Le vieillard avait rangé sa calculette et observait avec intérêt les traits de l’homme que Coplan maîtrisait.
  
  Visage décharné, peau parcheminée, ce vieillard ressemblait aux momies des moines palermitains que Francesco Rosi montre sous l’œil de Charles Vanel dans les premières scènes de son film Cadavres exquis. Seul semblait vivre le regard de faucon, brûlant et inquiétant comme la lame acérée du poignard que Coplan brandissait.
  
  - Il a essayé de vous tuer.
  
  - Je sais, répondit le vieillard en tournant la tête dans la direction des policiers qui arrivaient
  
  A leur chef, Coplan conta la séquence d’événements, confirmée par le vieillard qui tendait son passeport. Menotté dans le dos, allongé sur le ventre, son agresseur ne pipait mot, se contentant de lécher le sang qui coulait de sa lèvre, fendue quand les policiers l’avaient jeté à terre. Il paraissait insensible au sort qui lui serait réservé.
  
  Le Thaïlandais examina les passeports du vieillard et de Coplan et demanda au premier :
  
  - Vous portez plainte pour tentative de meurtre ?
  
  Celui-ci ébaucha un sourire indulgent, tel un grand-papa gâteau pardonnant un enfantillage.
  
  - Non. Je n’ai à formuler qu’une seule requête. Qu’il ne voyage pas en ma compagnie sur le vol CI 642.
  
  - Accordé bien volontiers, d’autant que le simple fait de détenir une arme dans l’enceinte de l’aéroport lui vaudra automatiquement deux mois de prison.
  
  - Alors, tout est parfait dans le meilleur des mondes.
  
  Quand les policiers eurent disparu en entraînant leur prisonnier, le vieillard s’inclina cérémonieusement devant Coplan.
  
  - Général Ngo-Sung-Ho. Vous m’avez sauvé la vie. Confucius a écrit que l’homme vulgaire n’éprouve que des sentiments d’égoïsme, sans altruisme pour ses pareils. Vous avez démontré que vous n’êtes pas un homme vulgaire. Confucius a aussi écrit que l’homme qui oublie un bienfait est un char sans timon et un attelage sans chevaux. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Aussi je n’oublierai jamais que vous m’avez sauvé la vie.
  
  - Pourquoi voulait-il vous tuer ?
  
  - En 1948, avant que Mao Tsê-tung n’ait conquis la Chine continentale, j’étais général dans l’armée de Chiang Kai-shek, le fondateur de la République de Chine à Taïwan. En fait, son plus jeune général, à trente-quatre ans. Je ne perdais pas mon temps à faire des prisonniers. Tous les communistes que mes troupes capturaient, je les faisais fusiller, en représailles de l’extermination par les rebelles de Mao de nos propres soldats quand ils se rendaient, à court de munitions. Cet homme que vous avez désarmé est le petit-fils d’un colonel insurgé que j’ai fait pendre. Il a juré de se venger en me tuant. C’est la quatrième fois qu’il essaie de m’assassiner. Aujourd’hui, grâce à vous, je n’ai aucune égratignure. Au cours des précédentes tentatives, j’ai été sérieusement blessé mais, comme vous le constatez, je suis toujours vivant.
  
  - Pourquoi, devant un tel acharnement, n’avez-vous pas porté plainte ?
  
  Le regard de faucon du général s’adoucit
  
  - D’abord, Confucius a écrit ; un affront n’est pas grave si on l’oublie. Ensuite, les Chinois sont des joueurs invétérés. J’ai parié avec un vieil ami, actuellement à Jakarta, que cet individu récidiverait et que je me sortirais indemne de l’attentat. Une très grosse somme, car je déteste les paris mesquins. Si vous restez suffisamment longtemps à Taipei, vous me servirez de témoin quand il reviendra d’Indonésie. Naturellement, si je peux, dans la mesure de mes faibles moyens, payer ma dette à votre égard, ne manquez pas de me solliciter.
  
  Il fouilla dans sa poche et en sortit une carte de visite. Coplan savait que les Chinois éprouvaient un faible pour ces bristols qu’ils distribuaient comme des confettis. Même le plongeur dans un restaurant possédait les siens. A Taïwan, à Hong-Kong ou à Singapour, on se sentait tout nu sans cet indispensable accessoire.
  
  Celle-ci était imprimée en chinois et en anglais.
  
  - A quel hôtel comptez-vous descendre ?
  
  - Au Grand Formosa Regent.
  
  - Vous avez bon goût. Auriez-vous l’amabilité de me communiquer votre nom ?
  
  - Francis Croy.
  
  Une voix nasale appela les passagers du vol CI 642 et tous deux se dirigèrent vers le tunnel. Ngo-Sung-Ho entreprit l’hôtesse afin de changer de place et de s’asseoir à côté de Coplan, mais elle demeura inébranlable, bien qu’avec une certaine arrogance il eût exhibé ses titres de général à la retraite. Dès que le jet eut décollé, vaincu par son grand âge, il s’endormit tandis que Coplan faisait le point sur le pays dans lequel il se rendait.
  
  Véritable fusée économique, inondant de ses exportations le monde entier, tel un dragon de l’Empire Céleste crachant le feu. Taïwan faisait figure de surdouée dans le cénacle des pays industrialisés. Ennemie déclarée de la Chine rouge, et parce que, par pusillanimité, les démocraties tremblaient devant Pékin, qu’on appelait désormais Beijing, cette île grande comme un quinzième de la France n’était diplomatiquement reconnue que par vingt-sept États, essentiellement africains et latino-américains. Néanmoins, l’ancienne Formose (La Belle) des Portugais demeurait courtisée par les grandes nations qui nouaient avec elle des liens fructueux, tout en pratiquant un subtil jeu de balancier entre Taipei, sa capitale, et Beijing. Au grand courroux du gouvernement chinois, la France lui avait même vendu des frégates dernier cri et des Mirage 2000.
  
  Chassée de l’O.N.U. en 1971 au profit de la Chine rouge, Taïwan était considérée par celle-ci non comme un État idéologiquement différent, mais comme une province dissidente et renégate qui, un jour ou l’autre, regagnerait obligatoirement le giron du pays-ancêtre. Les vingt et un millions d’habitants de la Chine nationaliste n’éprouvaient évidemment nulle envie de passer sous la coupe des héritiers de Mao, comme Hong-Kong allait le faire en 1997.
  
  A intervalles réguliers, Beijing agitait l’épouvantail d’une intervention militaire, en vue de mettre Taipei au pas. Ce n’était que poudre aux yeux des Occidentaux. En réalité, de secrètes passerelles économiques étaient discrètement jetées entre les deux Chines en travers du détroit de Formose. Ces contacts n’empêchaient pas la Chine populaire de bloquer toutes les tentatives de reconnaissance diplomatique menées par Taïwan.
  
  A l’aéroport international Chiang Kai-shek à Taipei, Coplan fut surpris de ne pas trouver Thierry Berlioz, contrairement à ce qui était prévu entre le Vieux et l’agent Alpha qui œuvrait dans l’ombre sous la fausse identité de Thierry Berlioz. A une époque, les bureaucrates de la D.G.S.E. avaient affectionné les noms de stations de métro parisiennes. Les agents de terrain avaient alors été baptisés Courcelles, Glacière ou Grenelle. Coplan s’était même appelé Croix-de-Chavaux, se souvint-il en allumant une Gitane. Ensuite, dans la vieille caserne du boulevard Mortier, ils avaient pioché dans la littérature et dépoussiéré des Ronsard, des Malherbe et des Courteline. Plus tard, les maréchaux d’Empire avaient été appelés à la rescousse et, de Budapest à Moscou, d’Abidjan à Caracas, des espions s’étaient promenés en ressuscitant les Berthier, les Ney ou les Lannes. Cependant, personne à Paris n’avait commis l’imprudence d’utiliser Cambronne, sans doute par peur de se voir jeter à la figure le mot célèbre.
  
  A présent, la musique recueillait les faveurs des bureaucrates qui avaient même francisé Offenbach en Hofanbaque.
  
  Toujours empreint d’une exquise politesse, le général s’inclina courtoisement devant lui, très souple malgré son âge avancé.
  
  - Tchao kinn (« Au revoir »).
  
  - Tchao kinn.
  
  En tirant sur sa Gitane, Coplan regarda le Chinois s’éloigner. Son chauffeur l’attendait et s’emparait de ses bagages. Au contraire, Thierry Berlioz, lui, était absent. Bizarre. Auprès du Vieux, il avait requis de l’aide. Une très grosse affaire qu’il ne pouvait traiter seul, avait-il dit, sans autres précisions. Et le Vieux avait envoyé Coplan. Professionnel aguerri, l’intéressé n’aurait jamais manqué un rendez-vous.
  
  Coplan s’assit sur un banc, ses bagages à ses pieds, et attendit patiemment. Il connaissait peu Thierry Berlioz. Deux fois seulement il l’avait rencontré en mission.
  
  Au bout d’une heure, il se leva et rassembla ses valises. Contrairement à ses habitudes, il ne loua pas une voiture au comptoir Avis mais s’engouffra dans un taxi qui, en un temps record, couvrit les quarante kilomètres de distance entre l’aéroport et la capitale.
  
  L’hôtel Grand Formosa Regent était situé dans Chung Shan North Road, en plein centre du secteur des affaires. Coplan se doucha, se changea et téléphona au numéro communiqué par le Vieux. Une voix d’homme lui répondit en anglais, marquée d’un fort accent chinois.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Mon nom est Francis Croy.
  
  - Un instant.
  
  Il y eut un long silence et la voix revint.
  
  - M. Berlioz est malade. Il vous attend ici. Vous avez l’adresse ?
  
  - Je l’ai.
  
  Celle-ci se logeait dans l’élégante artère de Tun Hwa South Road et Coplan s’y rendit en taxi. La luxueuse demeure était construite dans le style pagode, cher au cœur des riches Chinois. Toit vert, façade rouge, fenêtres encadrées en noir, marches jaunes. Le toit tarabiscoté, outrancièrement relevé sur les bords, semblait être destiné à retenir les eaux de pluie. Dorures et bronzes sur la porte. Tout autour, des parterres d’orchidées, deux cyprès et quelques camphriers. La propriété était baptisée Muntjak (Cerf de très petite taille qu’on ne trouve qu’à Taïwan) ce qu’attestait un panneau en bois sur lequel, en couleurs vives, était peint l’animal.
  
  Coplan s’enfila dans l’allée, le long de laquelle les orchidées montaient la garde, gravit les marches jaunes, souleva et laissa retomber le gong.
  
  Un homme ouvrit la porte. Il arborait un sourire aimable et ses yeux bridés clignotèrent sous les rayons brûlants du soleil.
  
  - Monsieur Croy ?
  
  - En effet.
  
  - Entrez.
  
  Coplan hésita. L’ambiance lui paraissait au plus haut point suspecte. En outre, il avait toujours à l’esprit l’absence insolite de Berlioz à l’aéroport. Même malade, l’agent Alpha aurait été présent au rendez-vous. A moins d’être vraiment à l’article de la mort.
  
  Néanmoins, il fallait connaître le mot de la fin. Le Chinois s’effaça et Coplan entra. Pendant que la porte se refermait dans son dos, il se trouva nez à nez avec deux automatiques que brandissaient des hommes au regard farouche.
  
  - Les mains croisées sur la nuque, ordonna le premier.
  
  Coplan obéit, tout en protestant :
  
  - Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
  
  Celui qui avait ouvert la porte le fouillait avec une dextérité qui trahissait une longue pratique.
  
  Au détour du couloir, une femme apparut, qui s’avança d’un pas vif. Elle était vêtue avec un chic négligé, décontracté. Autour de son cou, un foulard rouge noué à la pirate. Elle donnait l’impression d’appartenir à cette race de femmes qui foncent et veulent être les premières. Elle était belle, même si sa beauté était un peu glacée et son regard sans pitié. Visage à la peau lisse, chevelure noire relevée en chignon, yeux envoûtants. Le pull léger et le pantalon bleu électrique ne laissaient rien ignorer de ses seins frissonnants et de ses formes ensorceleuses. Au-dessus du sein gauche était piqué un clip en or, représentant un dragon à la silhouette démoniaque dont les griffes crochetaient une bande de peau ornée de poils noirs et blancs qui semblait insérée dans le métal.
  
  De sa poche, elle sortit une carte qu’elle brandit sous les yeux de Coplan. Le document portait en haut les couleurs de Taïwan : le drapeau rouge enfermant dans son coin gauche le carré bleu et le disque blanc aux douze branches.
  
  - Lieutenant Jade Tcheu-Qi de la Police criminelle, annonça-t-elle.
  
  Coplan en eut le souffle coupé.
  
  - Où est Thierry Berlioz ? questionna-t-il, angoissé et en se demandant si l’agent AJpha n’avait pas été assassiné.
  
  - Nous vous emmenons au quartier général, éluda-t-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le quartier général de la police était situé dans Poai Road, au milieu du secteur des musées et des activités artistiques.
  
  Coplan fut présenté au capitaine Oh-De-Beï, chef de la Brigade criminelle. Ce qui frappait dans ce corps de carrure solide, c’était l’expression de volonté. Sur ce visage d’ivoire, le front était large, le nez dur, la bouche agressive. Les yeux vifs et rusés, les gestes tranchants, la nuque raide trahissaient le maître jaloux de son autorité, ne souffrant aucune contradiction.
  
  Son interrogatoire fut mené tambour battant, mais retomba comme un soufflé quand Coplan produisit ses documents de voyage.
  
  - Je reconnais que vous n’étiez pas là au moment des faits, dut-il admettre.
  
  Coplan s’engouffra dans la brèche :
  
  - Quels faits ?
  
  Le regard du patron de la Criminelle dévia en direction de Jade Tcheu-Qi qui était présente et revint se reposer sur Coplan. Des éclairs inquisiteurs zébraient encore ses yeux.
  
  - Votre ami Thierry Berlioz a assassiné sa maîtresse, My-Lian-Fu.
  
  Il prononçait My-Lian « Maï-Linn », à la chinoise. Malgré le choc. Coplan demeura impassible.
  
  - Pourquoi aurait-il commis ce crime ? renvoya-t-il, sceptique.
  
  Oh-De-Beï se cala confortablement dans son fauteuil, visiblement heureux de river son clou à cet Occidental qui doutait de ses conclusions. Un sourire épanoui fleurissait sur ses lèvres.
  
  - Votre ami est à cent pour cent coupable. Tous les éléments le prouvent. Laissez-moi éclairer votre lanterne. Un préambule, d’abord, au cas où vous ne seriez pas au courant. My-Lian était follement amoureuse de Thierry Berlioz. Par ailleurs, elle était très riche, ce qui ne gâtait rien. Orpheline, sans famille sauf sa sœur Hinn-Meï, elle avait établi chez un homme de loi un testament certifié en faveur de Berlioz et de Hinn-Meï. Un quart de sa fortune pour celle-ci et les trois quarts pour Berlioz. Puisque nous parlons argent, précisons que, le jour de sa mort, elle avait retiré de sa banque cinq millions de dollars NT (1 franc français = 5 dollars New Taïwan). La mallette dans laquelle la défunte les avait placés a été retrouvée dans le coffre de la B.M.W. qu’elle avait offerte en cadeau à celui dont elle était follement éprise.
  
  Intérieurement, Coplan tiqua, mais se rassura vite. Si l’agent Alpha avait accepté un tel cadeau, c’est qu’il avait une idée en tête. Jouer par exemple un personnage fortuné afin de réussir le gros coup sur lequel il était tombé, sans fournir aucun détail au Vieux. Sans compter qu’il avait pu prendre la mallette dans le même but. Pour un agent de l’ombre, la fin justifiait quelquefois les moyens. Ce qui ne signifiait pas qu’il était un assassin.
  
  - Et dans quelles circonstances a été commis l’assassinat de My-Lian ? se fit préciser Coplan.
  
  A nouveau, le patron de la Criminelle regarda Jade Tcheu-Qi qui se décidait à s’asseoir et allumait une Lucky Strike. Peut-être souhaitait-il qu’elle prenne le relais, mais elle n’en fit rien. Aussi se jeta-t-il à l’eau :
  
  - Berlioz est rentré à la villa Muntjak à vingt-trois heures et a gagné sa chambre, selon ses dires, où il s’est immédiatement endormi.
  
  - Pourquoi faisaient-ils chambre à part s’ils étaient amants ? objecta Coplan.
  
  - Il était impossible à My-Lian de dormir si quelqu’un d’autre était dans sa chambre, même dans un lit séparé. Une allergie.
  
  - Ou plutôt une psychose, rectifia Jade Tcheu-Qi de sa voix bien timbrée. My-Lian descendait des Chinois arrivés à Taïwan au seizième siècle en provenance de la province de Foujian. Dans la tradition de ce peuple, il existe une légende. Si l’on partage la nuit une chambre avec un être humain, celui-ci est susceptible de vous voler votre âme durant le sommeil. My-Lian était très superstitieuse. Après leurs ébats amoureux, Berlioz regagnait sa chambre.
  
  - Cette nuit-là, il n’a pas rejoint My-Lian, prétend-il, appuya Oh-De-Beï d’une voix lourde. A trois heures du matin, Hinn-Meï rentre à la villa Muntjak. Elle a assisté à une soirée chez des amis américains et a trop bu. Elle se sent malade, va dans la chambre de sa sœur et la découvre étranglée avec une corde à piano. D’abord, elle vomit, puis va réveiller Berlioz qui dort d’un sommeil profond, peut-être feint. Jouant au citoyen respectueux des lois, celui-ci nous alerte. Nous arrivons. Hinn-Meï vomit encore. Cette fois dans le salon. Dans la chambre fatale, nous relevons des traces de lutte, des objets en verre qui sont brisés sur le plancher en bois...
  
  Pourquoi Thierry Berlioz, un agent de l’ombre, aux sens affûtés, à l’oreille exercée, n’avait-il rien entendu ? s’interrogea Coplan. Heureusement que la police ignorait qu’elle avait un espion entre les mains.
  
  - ... Nous supposons que la victime a hurlé. Dans la chambre contiguë, Berlioz n’aurait pas perçu ces cris ? s’étonna le Chinois. Pas de traces d’effraction qui autoriseraient à imaginer l’intrusion d’un élément extérieur, poursuivit-il de plus en plus à l’aise. Par ailleurs, des éléments contredisent la version que nous sert Berlioz. D’abord, la mallette, bien sûr, dont il ne peut expliquer la présence dans le coffre de sa B.M.W. Ensuite des glaçons à peine fondus dans un verre d’eau sur sa table de nuit. Berlioz se rappelait avoir apporté ce verre dans sa chambre avant de s’endormir, mais niait s’être réveillé avant le moment où Hinn-Meï est venue le secouer. Alors, par quelle fantastique aberration de la nature les glaçons n’ont-ils pas fondu entre vingt-trois heures et trois heures du matin ? Et, s’il n’a pas émergé de son sommeil durant ce laps de temps, que vient faire le sorbet aux litchis ?
  
  Coplan laissa percer son agacement devant l’air suffisant qu’arborait son interlocuteur.
  
  - Quel sorbet ?
  
  - Celui que Berlioz a acheté à minuit et demi dans un yam-tcha (Restaurant ouvert souvent fort tard dans la nuit, où l’on sert des dim-sam, des friandises typiquement cantonaises, pâtisseries farcies de viande et de légumes, apportées aux tables par des serveuses poussant leur chariot) de Hsinyi Road à deux cents mètres de la villa Muntjak, répondit Jade Tcheu-Qi.
  
  - La moitié avait été consommée, relaya Oh-De-Beï. Le reste placé dans le réfrigérateur et non dans le congélateur. Quand nous l’avons découvert, il était aux trois quarts fondu. Pourquoi cette manœuvre ? Parce que Berlioz espérait qu’il fondrait complètement et qu’il serait ainsi impossible de déterminer l’heure d’achat. En réalité, Hinn-Meï devait passer la nuit chez ses amis américains. Comme elle était ivre, elle s’est querellée avec eux et a décidé de rentrer à la villa. Berlioz tablait sur une découverte plus tardive du crime. Le retour de Hinn-Meï a déjoué ses plans et nous a permis de découvrir des indices qui n’auraient plus existé dans la matinée.
  
  - Comment savez-vous qu’il a acheté ce sorbet à minuit et demi ?
  
  - Un vendeur du yam-tcha, un certain Zhou-Shanyi, l’a formellement identifié et a précisé l’heure grâce au ticket de caisse.
  
  - Une autopsie a été pratiquée ? voulut savoir Coplan. Une lueur d’extase sautilla dans le regard du chef de la Criminelle.
  
  - Bien sûr. Écoutez ça. Comme je l’ai dit, My-Lian a été étranglée avec une corde à piano abandonnée sur place. La mort est intervenue entre vingt-deux et vingt-deux heures trente. L’acte sexuel aussi.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Quel acte sexuel ?
  
  - Du sperme a été récupéré par le légiste dans le vagin de My-Lian. Ce ne peut être que celui de Berlioz, compte tenu des sentiments qu’elle lui portait.
  
  - Mais vous n’en êtes pas sûr ?
  
  - Le test ADN nous le dira. Le sperme contient l’empreinte génétique de l’individu, aussi fiable que l’empreinte digitale.
  
  - Pourquoi My-Lian n’aurait-elle pas été violée par un rôdeur ?
  
  - Je ne crois pas à l’intrusion d’un étranger à la villa, je vous l’ai déjà dit. En particulier, à cause des éléments contredisant la version de Berlioz. Mais attendons le résultat du test ADN qui absoudra ou non votre ami.
  
  - Êtes-vous certain du laps de temps durant lequel My-Lian aurait reçu ce sperme ?
  
  - La vie du sperme est calculable, comme celle du sorbet aux litchis en train de fondre, rétorqua le Chinois, sarcastique.
  
  - Qu’a-t-on trouvé dans l’estomac de la victime ?
  
  - Une assez grosse quantité d’aliments. Malgré sa taille fine, My-Lian mangeait déraisonnablement. Le légiste a recueilli du riz, des légumes verts, du poulet, du bœuf, des œufs et des bananes. Non digérés, ce qui lui a permis de situer l’heure approximative de la mort. Puisque j’évoque sa taille fine, je remarque qu’elle avait une silhouette de garçon, pas de hanches et presque pas de seins. Or, nous avons un témoin, M. Lin-Chu, qui jure que Berlioz lui avait proposé d’échanger son épouse contre My-Lian pour une nuit, parce que sa femme ressemblait à la future victime, même silhouette de garçon, absence de hanches et de seins. N’est-ce pas là la réaction d’un homosexuel refoulé ?
  
  Coplan sursauta. Berlioz homo ? Invraisemblable. Il se souvenait des deux fois où il avait œuvré en compagnie de l’agent Alpha. En Grèce, du Pirée à Salonique, ses succès féminins ne se comptaient plus. Au Caire de même, malgré la rigueur des mœurs musulmanes. En mission, Berlioz était implacable. Toujours au Caire, il avait été capturé par les intégristes, et leur chef, inexplicablement, lui avait laissé la vie sauve, en se contentant de lui dire : à charge de revanche. Cinq semaines plus tard, ce chef lui était retombé entre les mains et Berlioz lui avait collé deux balles de calibre 45 dans la tête en expliquant à Coplan :
  
  - En ne me tuant pas, ce salopard avait sur moi pouvoir de vie et de mort. Comment le laisser vivre ? Une dette doit toujours être effacée.
  
  Coplan secoua la tête. Un dur, Berlioz. Pas un homo.
  
  - Berlioz avait rencontré un garçon, et l’amour, la jalousie de My-Lian lui pesaient. Il aurait pu se contenter de la quitter, mais il y avait la question financière. Vous êtes sûrement un homme intelligent, monsieur Croy. Le mobile n’est-il pas évident à vos yeux ? Que ce soit avec un garçon ou une fille, un grand amour ne se vit pas sans argent.
  
  Pour détendre ses nerfs. Coplan alluma une Gitane.
  
  - Où est Berlioz ?
  
  - En prison.
  
  - Il a un avocat ?
  
  - Maître Tan-Chin-Hoat. Le meilleur de Taipei.
  
  - Vous disiez que My-Lian avait lutté contre son agresseur. Berlioz portait-il des traces de cette lutte désespérée de la part de la victime ?
  
  - L’autopsie a déterminé qu’elle s’était défendue. Je dois avouer que votre ami ne portait aucune trace, reconnut à contrecœur le patron de la Criminelle.
  
  - Vous êtes remonté à l’origine de la corde à piano ? batailla encore Coplan.
  
  - Non.
  
  - Le verre aux glaçons non fondus a-t-il révélé des empreintes digitales autres que celles de Berlioz ?
  
  - Non.
  
  - Nous oublions le feu rouge, interjeta la jeune femme.
  
  Coplan se tourna vers elle.
  
  - Quel feu rouge ?
  
  Oh-De-Beï ne laissa pas à sa subordonnée le temps de répondre.
  
  - Pour se sortir de l’inextricable situation dans laquelle il se trouve, votre ami a, bien naturellement, suggéré, comme vous, la thèse du rôdeur. Pour rentrer à la villa à vingt-trois heures, nous a-t-il dit, il avait emprunté la route secondaire qui longe l’arrière de la villa Muntjak. Stoppé à un feu rouge, il aurait vu un homme courir à toutes jambes et qui aurait pu s’enfuir de la propriété. Il n’y a qu’un ennui, cher monsieur Croy.
  
  - Lequel ?
  
  - Il n’existe que trois feux de circulation sur cette voie secondaire, constamment au vert, sauf quand approche une voiture, en provenance d’une route perpendiculaire, dont l’arrivée active le feu rouge. Or les trois voies perpendiculaires sont fermées, dans l’un et l’autre sens, pour réaménagement à la suite d’un coup de typhon voici trois semaines. Par conséquent, il était impossible que votre ami soit stoppé à un feu rouge. Ce soir-là, les trois feux sont restés perpétuellement au vert. Berlioz, c’est évident, ment pour se tirer d’affaire, tactique habituelle aux coupables.
  
  - La description de l’homme qu’il dit avoir vu est précise ?
  
  - Non. Absolument banale. Elle s’applique à n’importe qui.
  
  - Si My-Lian a été assassinée entre vingt-deux et vingt-deux heures trente, quel emploi du temps donne-t-il pour cette tranche horaire ?
  
  - Aucun. Il refuse d’évoquer ses faits et gestes ce soir-là.
  
  - Donc, il plaide totalement son innocence ?
  
  - Totalement. C’est un merveilleux comédien. Un des plus doués de sa génération. Si nous étions des naïfs, il nous convaincrait peut-être. Hélas pour lui, nous ne le sommes pas.
  
  Berlioz accomplissait sa mission à vingt-deux heures, conclut Coplan. Il ne pouvait évidemment révéler ni où, ni avec qui.
  
  Le fatal engrenage.
  
  - Quand pourrai-je le rencontrer dans sa prison ?
  
  Oh-De-Beï eut un haut-le-corps offusqué.
  
  - Impossible. Vous êtes une simple relation. Aucun caractère officiel dans votre démarche et votre visite n’aiderait pas l’enquête. Vous ne pouvez même pas vous réclamer de votre ambassade, puisque les liens entre la France et Taïwan ont été rompus depuis que nous avons- été ignominieusement chassés de notre siège à l'O.N.U. en 1971.
  
  - Voyez son avocat, Maître Tan-Chin-Hoat, suggéra Jade Tcheu-Qi.
  
  Coplan se leva.
  
  - Une dernière question. Berlioz est entré dans la chambre de My-Lian avant de gagner la sienne ?
  
  - Effectivement. Et il prétend qu’elle dormait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Au moment où Coplan s’apprêtait à sortir du quartier général de la police, le bas plafond de nuages vida ses entrailles en libérant une pluie torrentielle sur Poai Road et le reste de la ville. Coplan stoppa net. En même temps, une bourrasque de vent tourbillonna dans la rue en flagellant les trombes d’eau. Normal, pensa-t-il, en cette période de l’année.
  
  - Le typhon Sin-Seng nous a évités de justesse en prenant son virage, mais on subit quand même ses retombées, déclara un policier qui s’était approché de lui. Heureusement, ici nous sommes protégés par les montagnes, mais sur la côte Est, ils sont frappés de plein fouet par les typhons qui viennent du Pacifique.
  
  - Je ne pense pas avoir une chance de dénicher un taxi, fit Coplan, morose.
  
  - Si j’en appelle un pour vous à la radio, il viendra. A Taïwan, il est préférable d’entrer dans les bonnes grâces de la police.
  
  - Vous connaissez un pays où cette règle n’est pas valable ? rétorqua Coplan en adoucissant par un sourire ce que son propos pouvait impliquer de désobligeant.
  
  Le policier s’en fut et tint sa promesse. Sous la tornade liquide, le taxi ramena Coplan au Grand Formosa Regent où, immédiatement, il prit contact avec le Vieux qui exprima une surprise totale.
  
  - C’est un coup fourré ! s’indigna-t-il.
  
  - Je le pense aussi, mais... toutes ces preuves contre lui ?
  
  - Troublant, en effet, mais il existe forcément une explication. A vous de la trouver et d’exonérer Berlioz de l’accusation dont il est l’objet. Voyez son avocat. De mon côté, je fais intervenir nos relations afin que vous puissiez le rencontrer.
  
  - D’accord.
  
  
  
  Sous la pluie battante, une des limousines de l’hôtel l’emmena dans Nanhai Road où se logeaient les bureaux de l’avocat, juste en face du musée national d’Histoire. Maître Tan-Chin-Hoat le reçut immédiatement.
  
  Petit homme bedonnant aux yeux de furet sous la convexité d’un crâne chauve, à la barbichette maigre et à la bouche mesquine, il ne payait guère de mine. Néanmoins, on remarquait l’astuce qui pétillait à l’étroit guichet de ses paupières bridées. Coplan ne fut pas séduit.
  
  Les cordes vocales du ténor du Barreau bouboulaient comme celles d’un hibou, et Coplan se demanda quels effets elles produisaient dans un prétoire.
  
  - Les apparences sont contre Berlioz, admit le Chinois. Néanmoins, je fonde de grands espoirs sur les résultats du test ADN. Si le sperme n’est pas le sien, la thèse du capitaine Oh-De-Beï s’effondre lamentablement, malgré les glaçons qui refusent de fondre, le sorbet aux litchis, le feu rouge et la mallette aux cinq millions de dollars NT. Ne vous inquiétez pas, cher monsieur, je sortirai votre ami de ce guêpier. En ce qui concerne une visite à la prison, je vous confirme qu’elle ne vous sera pas accordée en l’état actuel de l’enquête.
  
  La limousine attendait Coplan. Il regagna le Grand Formosa Regent. Après sa douche, il se changea quand soudain le téléphone sonna.
  
  - Je vous attends au bar, dit simplement le lieutenant Jade Tcheu-Qi.
  
  A une table à l’écart, elle suçait la paille qui barbotait dans un Alexandra. Pour l’occasion, elle s’était vêtue avec élégance. Jupe courte sur des bas noirs sexy, veste à rayures, chinée comme il se devait à Taïwan. En outre, son regard dur avait disparu, remplacé par une fraîcheur désarmante.
  
  - Prenez un verre et je vous invite à dîner, déclara-t-elle sans ambages.
  
  - Renao (Mot familier qui peut se traduire par : hyper-sympa) remercia-t-il. Je suis très honoré. Quelle en est la raison ?
  
  - Mes doutes.
  
  Le serveur s’approcha et Coplan commanda un tequila-perdido.
  
  - Des doutes ?
  
  - Berlioz est coincé comme un rat de tous côtés. C’est trop beau pour être vrai. Nulle affaire criminelle n’est aussi facilement bouclable.
  
  - Tel est aussi le sentiment de votre supérieur hiérarchique ?
  
  - Non. Lui est persuadé que Berlioz est coupable. Et il fera tout pour l’enfoncer, si faire se peut.
  
  - Des soupçons ?
  
  - Peut-être les Triades.
  
  - Pourquoi les Triades ?
  
  - Ces associations de malfaiteurs ont un rituel, comme toutes les anciennes sociétés criminelles issues du continent. Par exemple, couper les cordes vocales d’un individu parce que ses paroles ont offensé, dénoncé ou trahi. C’est un symbole. Or, la corde à piano a étranglé My-Lian, mais lui a aussi coupé la gorge jusqu’à l’épine dorsale, comme pour laisser un message.
  
  - My-Lian aurait été en relation avec les Triades ?
  
  - Je n’en sais rien, mais je vais piocher de ce côté. Trop c’est trop. Il est incompréhensible que Berlioz ait laissé autant de preuves incriminatoires derrière lui. Entre le moment où il a appelé la police et celui où elle est arrivée, il s’est écoulé vingt minutes. Il aurait eu largement le temps de les faire disparaître, malgré la présence de Hinn-Meï, trop malade pour s’apercevoir de quoi que ce soit. Bon, si nous allions dîner ?
  
  
  
  Les trombes d’eau avaient cessé. Ils empruntèrent la Honda de Jade. Le restaurant se nichait dans Kwangchow Street, à deux pas du Jardin botanique. Plagiant Jurassic Park, le décor intérieur plongeait les convives dans l’univers des squelettes de dinosaures et autres géants disparus.
  
  - Beaucoup de grands restaurants à Taipei sont à thèmes, expliqua Jade.
  
  Quand ils furent assis, elle esquissa une moue narquoise.
  
  - Européens et Américains ne connaissent de la cuisine chinoise que les spécialités cantonaises.
  
  Cette carence tient au fait que les seuls Chinois qui aient émigré et ouvert des restaurants en Europe et en Amérique étaient des Cantonais. Je me propose ce soir de vous faire goûter à d’autres cuisines.
  
  - Pourquoi tant de sollicitude à mon égard ?
  
  Elle eut une lueur de défi dans le regard.
  
  - Sachez que mon métier me tient à cœur. J’ai réussi toutes les enquêtes que l’on m’a confiées. Tenez, par exemple, avez-vous entendu parler d’Isadora Duncan ?
  
  - La grande danseuse américaine ? Bien sûr.
  
  - Savez-vous comment elle est morte ?
  
  - Au volant de sa voiture. Sa longue écharpe s’est prise dans une roue et l’a étranglée (Authentique).
  
  - Une affaire similaire s’est produite à Taipei. J’ai prouvé qu’il y a eu meurtre et non accident, comme dans le cas d’Isadora Duncan auquel l’assassin se référait pour tenter de faire admettre son innocence.
  
  - Joli, félicita-t-il.
  
  - Ces succès m’ont permis d’accéder au grade de lieutenant à l’âge de vingt-huit ans. Aussi suis-je bien décidée à ne pas subir un échec avec le meurtre de My-Lian. Dans cet esprit, peut-être pourrez-vous m’aider. Faites des pieds et des mains pour rencontrer Berlioz. Peut-être vous livrera-t-il un élément qu’il nous a caché et qui l’innocenterait. Voilà pour quelles raisons je vous invite à dîner ce soir.
  
  Elle se pencha sur le menu.
  
  - Commençons votre éducation. Ici, je vous recommande les spécialités des provinces de Sichuan et de Hunan, plus relevées et pimentées, plus riches et plus grasses que ce que vous connaissez en Europe.
  
  Sur les conseils de la jeune femme, il opta pour un kongbao kiting, des dés de poulet rissolés avec des piments grillés, des aiguillettes de canard camphré et fumé au thé et un jambon du riche au miel.
  
  Il se félicita de son choix. Les mets étaient vraiment délicieux. Le vin était pétillant, mais trop doux à son goût. Quant à Jade, elle avait sélectionné des langues de canard, des sauterelles frites et un poisson aux cacahuètes, une spécialité taïwanaise.
  
  - Je crois au rôdeur, au maniaque sexuel, déclara-t-il entre deux dés de poulet.
  
  - Le légiste n’a pas relevé d’ecchymoses vaginales, objecta-t-elle.
  
  - Des empreintes digitales d’inconnus ?
  
  - Non, et pourtant j’ai essayé la technique la plus récente et la plus révolutionnaire : le test à la Superglue. Si l’on expose un objet aux vapeurs de Superglue apparaissent sur sa surface des empreintes qu’il est impossible de déceler par un quelconque autre moyen. Un composant du nom d’éther cyano-acrylatique entre en réaction avec les traces d’humidité ou avec les protéines des acides aminés présentes sous forme de traces microscopiques. A l’aide d’hydroxyde de sodium, on parvient à identifier les empreintes latentes. Une méthode infaillible. Résultats négatifs. Pas d’empreintes inconnues.
  
  - Si My-Lian a lutté contre son agresseur, pas d’indices sous ses ongles ?
  
  - Non.
  
  - Savez-vous dans quel but elle a sorti cinq millions de dollars NT de son compte en banque ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Berlioz le sait-il ?
  
  - Il dit que non.
  
  Avant de répondre, elle avait effleuré la bande de peau hérissée de poils, serrée dans la partie inférieure du clip en or piqué au revers de sa veste. Elle l’avait touchée comme par inadvertance. C’était la troisième fois qu’elle accomplissait ce geste. Coplan était intrigué mais n’en fît pas part.
  
  A la fin du repas, il lui demanda si elle avait des photographies de My-Lian vivante, et elle lui proposa de l’emmener au quartier général de la police consulter le dossier.
  
  Effectivement, elle avait eu une silhouette androgyne, constata-t-il. Il n’en demeurait pas moins qu’elle avait été terriblement attirante et il n’était pas étonnant que l’homme à femmes qu’était Berlioz ait été séduit, sans pour autant être homosexuel. Contrairement à la thèse formulée par Oh-De-Beï.
  
  Il en profita aussi pour relever quelques adresses utiles.
  
  - Je suis guanxi, remercia-t-il en prenant congé. A charge de revanche pour cet excellent dîner.
  
  A dessein, il avait utilisé le terme guanxi, qui signifiait « endetté » sur le plan moral. D’où découlaient l’obligation et la réciprocité pour le service rendu.
  
  - C’était renao, répondit-elle en rangeant le dossier.
  
  Elle esquissa un sourire triste.
  
  - Vous savez, si le test ADN se révèle positif, votre ami est cuit. Aussi cuit que votre kongbao kiting.
  
  - J’en suis conscient.
  
  Dans Poai Road il trouva facilement un taxi et rentra au Grand Formosa Regent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Contrairement à sa sœur My-Lian, Hinn-Meï ne présentait pas une silhouette androgyne. Bien charpentée, elle accusait une légère surcharge pondérale qui n’entamait en rien sa séduction naturelle, cependant altérée par le chagrin. Ses traits tirés, sa bouche morne et affaissée, ses yeux soulignés par de gros cernes bleuâtres, le négligé de sa tenue vestimentaire attestaient qu’elle ne dormait guère depuis qu’elle avait découvert le cadavre de sa sœur et qu’elle touchait encore le fond de la douleur.
  
  En ville, Coplan avait loué une Mazda Protégé à l’agence Avis. Entre parenthèses, il était parfaitement conscient qu’il prenait des risques. Trouver un emplacement où se garer équivalait à prendre un pari sur un voyage interstellaire jusqu’à Mars. Officiellement, on roulait à droite à Taïwan, mais cette pratique n’était qu’optionnelle pour les autochtones. Beaucoup d’automobilistes circulaient à gauche, ce qui, en cas de collision, provoquait de nombreuses rixes, les témoins prenant parti pour leur camp. Rémunérée au rendement pour les contraventions, la police se contentait de verbaliser à tour de bras.
  
  Grâce au dossier consulté en compagnie de Jade, il avait noté la nouvelle adresse où s’était réfugiée Hinn-Meï qui se refusait à vivre dans la villa du crime.
  
  - Je m’entendais très bien avec Thierry, avoua-t-elle. Je ne crois pas qu’il ait assassiné My-Lian.
  
  Elle ferait un témoin admirable pour la défense dans une enceinte de justice, pensa Coplan.
  
  Elle ne savait rien des cinq millions de dollars NT. D’ailleurs, elle n’utilisait pas le terme de dollar mais de yuan qui était la dénomination officielle de la monnaie taïwanaise.
  
  - Échangiste, Thierry ? Je l’ignorais.
  
  Mêmes réponses négatives concernant le sorbet aux litchis et la corde à piano.
  
  - Vous paraissait-il cupide ? questionna Coplan.
  
  - Non. Plutôt désintéressé.
  
  Si Berlioz devait affronter un tribunal, se réjouit Coplan, Maître Tan-Chin-Hoat trouverait vraiment en Hinn-Meï un témoin de moralité irréprochable.
  
  Il n’y eut qu’un point noir. A la question de savoir si elle pensait que Berlioz était homosexuel, elle répondit par l’affirmative :
  
  - Sinon il m’aurait draguée, commenta-t-elle, lorsque My-Lian est partie quinze jours à Hong-Kong et que nous sommes, lui et moi, restés seuls à Muntjak.
  
  Naturellement, cette réflexion était plus que subjective et Coplan n’y attacha aucune importance.
  
  Quand il quitta enfin, sans rien apprendre de plus, la sœur éplorée, il retrouva la Mazda qu’il avait garée sur le trottoir. Les flics taïwanais n’avaient pas chômé. Une contravention était glissée sous l’essuie-glace.
  
  Son étape suivante fut Keelung, à quelques kilomètres de la côte Est. La villa se cachait derrière un rideau d’eucalyptus et au milieu d’une pelouse tondue avec une minutie si parfaite qu’elle ressemblait au tapis d’une table de baccara.
  
  - Je voudrais parler à M. Lin-Chu, déclara Coplan à la belle jeune femme qui lui ouvrit.
  
  Comme My-Lian, elle offrait la silhouette androgyne d’une Juliette aux vices impunis, aux seins comprimés par un cilice, aux hanches taillées à la serpe, au regard filtré comme celui d’une statue de Bouddha. Ses cheveux coupés court étaient rasés sur la nuque et ses lèvres charnues et sensuelles dessinaient un sourire enjôleur. Hardiment, elle dévisageait Coplan et détaillait sa solide musculature, tandis que sa main droite triturait la boucle de sa ceinture, comme si elle n’éprouvait qu’une seule envie, que tombe à ses pieds la mini-jupe qui épousait son ventre merveilleusement plat.
  
  - Il est en voyage d’affaires à Beijing, répondit-elle d’une voix rauque aux sonorités érotiques. Je suis sa femme. Mon prénom est Suuky.
  
  Elle se dandina d’un pied sur l’autre.
  
  - Pour quelles raisons vouliez-vous le voir ?
  
  - Je suis un ami de Thierry Berlioz.
  
  Son visage se fit hiératique.
  
  - Et alors ?
  
  - J’aurais aimé lui poser quelques questions.
  
  - Pourquoi ne pas entrer, prendre un thé et me les poser à moi ? Mon mari ne me cache rien et je fournirai aisément les réponses.
  
  Coplan la suivit en admirant la silhouette gracile et les cuisses fines sous la mini-jupe.
  
  Le rotin meublait le salon très gai et clair. La tapisserie sur les sièges offrait des tons délicats, un peu fanés, typiques de l’ouvrage des femmes de la province continentale de Xinjiang.
  
  - Je vais préparer le thé.
  
  Coplan se planta devant la vitrine où la maîtresse des lieux exhibait ses photographies en compagnie de son époux et de leurs amis. Coplan reconnut My-Lian en maillot de bain au bord d’une piscine. Elle enlaçait amoureusement Thierry Berlioz aux yeux masqués par des Ray-Ban. C’était le seul cliché sur lequel Suuky Lin-Chu était absente. Coplan examina les autres photographies. On ne revoyait plus ni My-Lian, ni Thierry Berlioz.
  
  La belle jeune femme revint avec le plateau. Quand elle eut versé le thé, elle s’enquit :
  
  - Quelles questions vouliez-vous poser à mon mari ?
  
  - Il a témoigné devant la police que Thierry voulait vous échanger contre My-Lian.
  
  - C’est parfaitement vrai. Ce qu’il disait aimer en moi et en My-Lian, c’est la dualité.
  
  Coplan goûta au thé. Il était excellent et délicieusement parfumé. Il alluma une Gitane et Suuky tendit la main.
  
  - J’aimerais tester ces cigarettes françaises.
  
  Il lui présenta le paquet et fit claquer son briquet. Elle aspira goulûment, ferma les yeux, conserva la fumée dans sa bouche avant de l’avaler. Elle rouvrit les yeux et le verdict tomba de sa bouche un tantinet trop fardée :
  
  - Un tabac fort et savoureux.
  
  - Une dualité ? relança Coplan.
  
  - Il se référait au brahmanisme. Comme Çiva, l’être humain est à la fois masculin et féminin. Les caractères physiques sont généralement accentués dans un sens ou dans l’autre. Quelquefois, ils se rapprochent plus du centre. Thierry affirmait que My-Lian et moi nous appartenions à cette catégorie. Quand il vivait en Inde, il s’était familiarisé avec le brahmanisme.
  
  Berlioz avait été agent Alpha durant deux ans en Inde, se souvint Coplan. Au temps où ce pays volait des secrets nucléaires à la France.
  
  - Quelle a été la réponse de votre mari à Thierry au sujet de cette proposition d’échangisme ?
  
  Elle eut un sourire ambigu.
  
  Un refus.
  
  Il lança sa flèche :
  
  - Vous le regrettez ?
  
  - On n’emprunte pas une femme à son mari, pas plus qu’on ne prend une femme par le raisonnement ou la prière. On la prend. Tout simplement.
  
  - Belle leçon.
  
  Elle se leva et se débarrassa de sa mini-jupe, sous l’œil ahuri de Coplan.
  
  Elle avait du culot, mais son culot tomba avec sa culotte.
  
  - Il ne suffit pas d’apprécier une leçon, encore faut-il suivre son enseignement, déclara-t-elle en se déhanchant lascivement.
  
  De son corps fin et délié se dégageaient une sensualité et une perversité qui enivraient. Brusquement, elle bondit sur Coplan et le renversa sur le canapé où il avait pris place. Telle une ventouse, sa bouche se colla à ses lèvres et sa langue, parfumée au thé de Souchong, incendia les papilles de Coplan, tandis que sa main droite dévêtait celui qu’elle s’était choisi pour meubler un après-midi pluvieux.
  
  Dans le corps de Coplan, la température était caniculaire. A marche forcée, Suuky fit tomber la dernière pièce et se jucha sur l’épieu de chair qu’elle convoitait. Rompue aux subtilités de l’art chinois de l’amour, elle se garda des chevauchées triomphales qui accéléraient l’arrivée du plaisir, préférait les indolences maîtrisées, les cassures de rythme, les feintes déguisées. Son sexe tournoyait, virevoltait, faussement languide, tandis que ses seins menus, durcis à l’extrême, semblables à des citrons verts sur l’arbre, s’enfonçaient sans pitié dans la poitrine de Coplan. Et, toujours, sa langue alimentait le brasier.
  
  Comme un coureur essoufflé, le plaisir tardait à surgir. Dans sa petite tête perverse, elle le savait et ralentissait au moindre signe. Coplan le devinait mais n’en laissait rien paraître. Intérieurement, il la comparaît à ces courtisanes de la Cité interdite de Pékin qui, au temps du Céleste Empire, risquaient leur tête si elles ne conduisaient pas le souverain à l’instant suprême par les voies les plus détournées, les plus lentes et les plus tortueuses.
  
  Il n’y avait pas péril en la demeure et Suuky ne risquait pas sa tête, car sa méthode était d’un raffinement total et sa science, si elle n’était pas exacte, relevait cependant de la plus haute technicité.
  
  Enfin, elle jugea que les atermoiements, les écoles buissonnières, les temporisations et les délais de grâce n’étaient plus de mise. Alors, elle s’escrima à amener Coplan au ciel. Littéralement sur le gril, sur des charbons ardents, il oublia qu’elle se laissait aller à baguenauder et se laissa entraîner dans la spirale du plaisir.
  
  Plus tard, quand ils se furent désenlacés, elle le complimenta :
  
  - Tu es l’amant rêvé pour trois vies postérieures à celle-ci.
  
  - Tu crois à la réincarnation ?
  
  Avec son index droit, elle caressa son nombril.
  
  - Ma mère m’a toujours dit que je revivrai trois fois. C’est inscrit là, dans mon nombril.
  
  Durant leur séance érotique, il avait remarqué que seule sa main droite l’avait caressé. Comme beaucoup de Chinois, en avait-il déduit, elle considérait la main gauche impure et méprisable. D’ailleurs, les gauchers étaient regardés avec dédain à Taïwan. Mais il n’était pas là pour philosopher sur les us et coutumes locaux. Aussi, dès qu’il en eut l’occasion, il reprit son interrogatoire feutré :
  
  - Tu les connaissais bien, My-Lian et Thierry ?
  
  - Superficiellement.
  
  - Tu crois que Thierry est l’assassin ?
  
  - Si l’on se fie aux preuves que détient la police, oui, incontestablement.
  
  Ce n’était pas elle que Maître Tan-Chin-Hoat appellerait à la barre pour dédouaner son client, se dit Coplan.
  
  - Quelle est ton opinion sur My-Lian ?
  
  - Une personne aimable et cultivée, très douce et sentimentale, trop aimante à mon goût. La mort subite et violente est toujours bouleversante.
  
  - Elle aimait l’argent ?
  
  - Elle s’en moquait.
  
  - Aurait-elle pu se livrer à quelque trafic ?
  
  Elle s’esclaffa.
  
  - Elle était d’une honnêteté scrupuleuse. Il n’en était pas de même de Thierry.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Il était mi-mangue mi-litchi...
  
  Pour elle, l’expression était l’équivalent de mi-figue mi-raisin.
  
  - ... Un mélange de bon et de mauvais, à la fois yang et yin, soleil et nuit, clarté et ténèbres, vérité et mystère...
  
  L’analyse ne manquait pas de pertinence, puisque, agent Alpha, Thierry Berlioz dissimulait sa nature véritable.
  
  - Il faut s’en tenir aux faits et à ce que cachent les faits, objecta-t-il pour éviter ce terrain glissant.
  
  - La police s’en tient aux faits et, pour elle, ton ami est coupable, répliqua-t-elle sèchement.
  
  Quand il la quitta, elle offrait toujours ce regard filtré comme celui d’une statue de Bouddha, mais il savait que dans sa religion à elle prédominait le culte du phallus. Il jeta un dernier coup d’œil à sa silhouette androgyne, mais ne se sentit pas homosexuel pour autant, comme le prétendait le capitaine Oh-De-Beï.
  
  - Reviens quand tu veux, proposa-t-elle. Mon mari ne sera pas de retour avant au moins deux semaines. A Beijing, il faut des siècles avant de conclure une affaire. Comme disait Confucius, le temps est un sablier qui ne laisse s’écouler que l’or. Sois ma pépite. Souviens-toi, pour trois vies futures.
  
  - Pas ta pépite. Ton lingot.
  
  Ce soir-là, il circula sur la route secondaire longeant l’arrière de la villa Muntjak. Il repéra les trois feux et les rues perpendiculaires qui étaient barrées. Pas une seule fois en quatre heures, les feux verts ne passèrent au rouge.
  
  Passé minuit, il se rendit au yam-tcha où Thierry Berlioz était censé avoir acheté le sorbet aux litchis. Entre les tables passaient lentement les serveuses court vêtues, poussant leur chariot sur lequel s’entassaient les dim-sam. Il n’avait pas dîné. Aussi commanda-t-il un mapo tofou (Caillebotte de lait de soja) à l’émincé de porc fortement pimenté. Quand il se fut restauré, il régla son repas et se dirigea vers le comptoir des ventes à emporter.
  
  L’employée ne parlait pas anglais et il dut recourir à son chinois mandarin. Quand il prononça le nom de Zhou-Shanyi, elle secoua la tête.
  
  - Il est parti. C’est moi qui le remplace. Puis-je vous aider ?
  
  - Définitivement parti ?
  
  - A l’étranger.
  
  - Où ?
  
  - A Bangkok d’où il est originaire.
  
  - Quand ?
  
  - Avant-hier.
  
  - Quelqu’un a-t-il son adresse ?
  
  - Il n’a pas laissé d’adresse.
  
  Coplan se retira. Il y avait quelque chose de suspect dans la démarche du nommé Zhou-Shanyi. Il témoignait contre Thierry Berlioz et, le lendemain, disparaissait en retournant dans son pays natal.
  
  Coplan reniflait une odeur de pourri.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  A thème également, ce restaurant. L’autre, où il avait dîné en compagnie de Jade, se consacrait aux dinosaures et à l’évocation de Jurassic Park. Celui-ci optait pour les fantômes dans un décor de château fort en carton-pâte et de fausses toiles d’araignée. Sur les côtés, des automates dansaient au son de la Valse de Méphisto. Coplan identifiait les sol nerveux et les fa dièse mordant sur la mesure, légers et étranges comme l’interprétation de la Nuit sur le mont Chauve de Moussorgsky par un orchestre.
  
  C’est au moment où les quintes cessaient de résonner avec une gravité sépulcrale, remplacées par une dissonance plaintive et hystérique, que Jade Tcheu-Qi entra dans la salle, vêtue d’une robe-salopette rouge sur des bas noirs sexy.
  
  - Votre choix est un peu lugubre, critiqua-t-elle en s’asseyant, même si ici la chère est succulente. Merci de me rendre mon invitation.
  
  - Une atmosphère lugubre convient parfaitement à une femme qui tous les jours se penche sur les cadavres de personnes assassinées.
  
  - Exact, sourit-elle.
  
  Durant quelques secondes, elle écouta la musique et soupira.
  
  - La Valse de Méphisto de Liszt-Busoni. On croirait vraiment des sorcières qui vocifèrent au sabbat.
  
  Ils commandèrent une soupe souane-la relevée et aigrelette, du porc en timbale de bambou et des rouleaux de pousses de soja à la sauce piquante. Cette fois encore, Jade effleurait les poils au bas de son clip en or. Coplan ne put contenir sa curiosité et la questionna à ce sujet. Jade hésita, puis expliqua :
  
  - Chaque année, le 28 septembre, on célèbre la naissance de Confucius. A cette occasion, à l’issue de la cérémonie, un porc, un bœuf ou une chèvre est sacrifié. Chacun dans l’assistance se débrouille pour acquérir un morceau de la peau qui est censée procurer de la sagesse à celui qui la détient. Ce que j’ai dans mon clip est un morceau de peau de chèvre. Dans mon métier, j’ai besoin de sagesse pour distinguer le coupable de l’innocent.
  
  - Et exonérer Thierry Berlioz du crime qu’on lui impute à tort.
  
  Elle baissa les yeux sur sa soupe souane-la.
  
  - Hélas, j’ai de mauvaises nouvelles.
  
  Il sentit un frisson désagréable lui zigzaguer le long de l’échine.
  
  - Lesquelles ?
  
  - Le test ADN s’est révélé positif. Le sperme découvert dans le vagin de My-Lian est bien celui de votre ami qui jure que sa dernière relation sexuelle avec elle datait de quarante-huit heures. Pour le légiste, au contraire, le sperme était frais.
  
  Accablé, Coplan demeura sans voix. Les preuves s’accumulaient contre Berlioz. Après tout, il avait peut-être tué My-Lian, mais pas pour le mobile officiel, celui de l’héritage et des cinq millions de dollars NT. Parce que My-Lian était liée à la très grosse affaire qu’il avait découverte.
  
  Oui, ce devait être ça, raisonna-t-il. Il était coupable mais ne pouvait évidemment l’avouer. Un doute, pourtant, subsistait dans l’esprit de Coplan. Comment un professionnel averti comme l’agent Alpha avait-il pu laisser derrière lui autant de preuves incriminatoires ?
  
  - Votre enquête sur l’implication des Triades progresse-t-elle ?
  
  - Rien pour le moment. Dans ce domaine, il faut patienter, prendre son temps.
  
  - Confucius a dit : le temps est un sablier qui ne laisse s’écouler que l’or, énonça Coplan en citant Suuky.
  
  Elle parut surprise.
  
  - Vous êtes familiarisé avec l’enseignement de Confucius ?
  
  - Certainement moins qu’un disciple du grand maître. Vous êtes confucianiste, n’est-ce pas, si vous croyez aux vertus magiques d’une peau de chèvre ?
  
  - A l’origine, je suis chrétienne. D’où mon prénom. Mon mari m’a convertie au confucianisme.
  
  - Mariée ?
  
  - Je ne le suis plus.
  
  - Veuve ?
  
  Elle sembla gênée.
  
  - A vous qui êtes européen, je peux bien le dire, confia-t-elle, je suis divorcée. A un Chinois, je me garderais bien de l’avouer car, ici à Taïwan, le divorce est considéré comme la plus grande catastrophe qui puisse survenir à un homme ou à une femme, et une honteuse flétrissure qui brûle l’âme à tout jamais.
  
  Coplan s’empressa de changer de sujet. Il se refusait à blesser la sensibilité de la jeune femme. La parade était toute trouvée. Il évoqua la brutale et étrange disparition de Zhou-Shanyi, le vendeur du sorbet aux litchis.
  
  - Curieux, en effet, concéda-t-elle. Écoutez, à Bangkok, je bénéficie de contacts qui seront peut-être en mesure de retrouver sa trace.
  
  - J’en serais heureux.
  
  - Vous croyez toujours à l’innocence de votre ami, malgré le résultat du test ADN ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Mais pourquoi refuse-t-il de fournir un alibi pour l’heure du crime ?
  
  A cette question. Coplan ne pouvait évidemment répondre. Quand il regagna sa chambre d’hôtel, le téléphone sonnait. C’était le Vieux.
  
  - L’affaire est arrangée par l’entremise de notre délégation commerciale à Taipei qui remplace l’ambassade que nous ne pouvons avoir. Vous êtes autorisé à visiter Berlioz. Du neuf ?
  
  Coplan le mit au courant des derniers développements.
  
  - Tâchez de recueillir quelques informations quand vous serez en face de lui.
  
  
  
  Le lendemain, après un contact téléphonique avec le capitaine Oh-De-Beï, Coplan arriva à la prison à dix-sept heures. Dans la cour, une grosse bâche dissimulait la potence où l’on pendait les condamnés à mort. Tout le long des couloirs aux fortes odeurs de désinfectant, de nombreux détenus des services généraux astiquaient avec ardeur. C’était connu, les Chinois avaient horreur de la poussière et d’un plancher sale.
  
  Dans la cellule relativement spacieuse attendaient Maître Tan-Chin-Hoat qui fumait un imposant cigare dont les volutes bleutées enveloppaient son visage de mandarin d’un halo impénétrable, le capitaine Oh-De-Beï qui ouvrait sur les barreaux la fenêtre pour aérer la pièce de la fumée du tabac et celui qu’il avait imposé, l’interprète de français, afin qu’aucun mot du dialogue entre Berlioz et Coplan ne lui échappe.
  
  Jade arriva sur les talons de Coplan. La cellule spacieuse commença à devenir exiguë.
  
  Thierry Berlioz ne paraissait pas avoir souffert de son incarcération, estima Coplan. Grand, solide, athlétique, il portait ses cheveux blonds mi-longs. Pas à la façon d’un rocker à la fin d’un concert, mais artistement coiffés. Il était irréprochable dans sa tenue pénitentiaire qui semblait avoir été coupée à ses mesures tant elle lui seyait. Il avait même orné la poche de la chemise sur le sein gauche d’une pochette bordeaux du plus bel effet.
  
  Après avoir salué Coplan, il se lança dans un long monologue déclamatoire au cours duquel il plaida son innocence, jurant qu’il était le bouc émissaire d’un complot. L’interprète traduisait au fur et à mesure. Coplan écoutait avec attention, guettant un indice. Comme aimantés, les yeux bleus de Berlioz restaient soudés aux siens. Coplan comprenait que l’agent Alpha souhaitait lui communiquer des renseignements, mais qu’il ne le pouvait pas, sans risquer de compromettre sa vraie nature.
  
  Après ce préambule, Berlioz se lança dans des digressions sur son passé vrai ou supposé. Jouant le personnage maudit avec un art consommé, déclinant le genre émotif, fragile, se prétendant victime des femmes.
  
  Coplan dressa l’oreille. Berlioz citait quatre prénoms féminins, Corinne, Xaviera, Bénédicte et Farida. Corinne et Bénédicte n’éveillaient aucun souvenir dans la mémoire de Coplan. Il n’en était pas de même pour Farida et Xaviera. Toutes les deux œuvraient pour le S.V.R. russe. La première au Caire, la seconde à Athènes. Coplan et Berlioz les avaient réduites à l’impuissance. Des espionnes.
  
  C’était le message que présentement lui transmettait l’agent Alpha. Rechercher deux espionnes. Deux ou une ? Deux, probablement, puisqu’il avait recours à deux prénoms. Mais l’une était-elle My-Lian ? Quant à Corinne et Bénédicte, elles n’étaient là que pour meubler, Berlioz se gardant bien de dévoiler des prénoms authentiques risquant de mettre la puce à l’oreille d’Oh-De-Beï et de Jade, ses ennemis. Il devait se méfier de tout le monde, même de Maître Tan-Chin-Hoat. Néanmoins, il voulut en avoir le cœur net :
  
  - Je ne me souviens pas bien de Corinne et de Bénédicte.
  
  Le regard de Berlioz se fit brûlant.
  
  - L’une et l’autre n’ont pas eu de chance. La première a disparu en mer sur son trimaran. La seconde a été tuée par une balle perdue tirée par des bandits qui attaquaient des convoyeurs de fonds.
  
  Ainsi Coplan reçut confirmation. Il ne fallait pas tenir compte de ces deux prénoms.
  
  Au bout d’une demi-heure, le capitaine Oh-De-Beï mit fin à l’entretien.
  
  - Le temps de visite qui vous a été accordé est terminé.
  
  - Reviens me voir, s’enflamma Berlioz.
  
  Coplan partit. Il n’avait pas appris grand-chose.
  
  
  
  
  
  La salle était comble, car l’affaire avait fait sensation. Il était peu courant à Taïwan de voir un Européen accusé du meurtre d’une Chinoise. Le dernier cas de ce genre datait de dix-sept ans, et il s’agissait d’un marin britannique en goguette qui s’était querellé avec une prostituée et lui avait tranché la gorge. Rien à voir avec l’assassinat d’une riche Chinoise par son amant de cœur.
  
  Impossible de lire quoi que ce soit sur le visage des douze membres du Grand Jury, neuf hommes et trois femmes. Autant déchiffrer l’expression d’une statue de Bouddha, se dit Coplan.
  
  Le juge des mises en accusation semblait pressé. Il écouta avec une attention soutenue le procureur, puis Maître Tan-Chin-Hoat, passa à ses recommandations au jury qui quitta son box pour revenir une demi-heure plus tard. Le premier juré tendit la feuille de papier sur laquelle était inscrit le verdict que lut le juge.
  
  Thierry Berlioz était officiellement accusé du meurtre au premier degré de My-Lian. L’agent Alpha tourna la tête en direction de l’assistance et repéra Coplan. Il se contenta de cligner de l’œil.
  
  - Le procès n’aura pas lieu avant deux, trois mois, confia Maître Tan-Chin-Hoat à Coplan dans le hall du palais de justice. Ne craignez rien, nous sortirons votre ami de ce mauvais pas.
  
  - Comment ? pressa Coplan.
  
  - Nous démolirons une à une les preuves accumulées contre lui.
  
  Il pinça sa barbichette et dévisagea Coplan d’un air calculateur.
  
  - Néanmoins, il y a un mauvais point pour lui dans le dossier. Son alibi à l’heure supposée du crime. Je compte sur vous pour l’inciter à me dire la vérité à ce sujet. Le reste, je m’en charge.
  
  L’alibi était lié aux activités secrètes de Berlioz, devinait Coplan, et il était peu probable que l’avocat soit mis dans la confidence.
  
  - J’essaierai de vous satisfaire, promit-il, sceptique.
  
  A peine de retour dans sa chambre d’hôtel, il reçut un coup de fil de Jade qui lui fixait rendez-vous dans un club de jazz tard dans la soirée.
  
  L’établissement était situé dans Hsuchow Road et avait été baptisé The Three Deuces, en hommage aux grands clubs de jazz de la 52ème Rue Ouest à New York City, les Three Deuces, les Onyx et autres Birdland qui avaient vu les Charlie Parker, les Dizzy Gillespie, les Miles Davis effectuer leurs premières armes.
  
  Le lieu était hanté par une clientèle très jeune qui sacrifiait au culte du be-bop en sirotant du Pepsi-Cola.
  
  Coplan était en avance. Il s’assit à une table à l’écart et commanda un cavalier (Mélange à parts égales de tequila, de gin, de rhum et de vodka. S’ajoutent sept gouttes de jus de citron frais).
  
  Sur l’estrade, soutenu par la batterie et la contrebasse, un athlète du trombone virtuosait sur You’re The Top de Cole Porter. Excellent phraseur, il possédait une justesse et une intonation de rêve. Sa précision rythmique enchantait et son style très particulier se reconnaissait à son ténébreux, à sa retenue et à son velouté.
  
  Une tornade d’applaudissements salua la fin du solo et Jade entra à ce moment-là.
  
  - J’ai très peu de temps devant moi, désolée, débita-t-elle d’une voix saccadée. Vous allez être content. J’ai réussi, grâce à mes amis thaïlandais, à obtenir l’adresse de Zhou-Shanyi à Bangkok.
  
  - Bravo. Vous avez quand même le temps de prendre un verre ? Ne vous privez pas du plaisir d’entendre le trombone. Il est très doué.
  
  - Je le connais. Je suis une fan du be-bop. Le jazz actuel est trop nombriliste. Je préfère celui des années quarante et cinquante. Mon dieu est Lester « The Prez » Young.
  
  - Le roi du saxo ténor.
  
  - D’accord pour un verre ultra-rapide.
  
  - Je ne vous ai pas vue au tribunal. Étiez-vous occupée à réunir des preuves tendant à exonérer mon ami de l’inculpation qui lui a été signifiée aujourd’hui ?
  
  - Non. J’ai une autre affaire sur les bras. Le meurtre mystérieux d’un colonel de la police militaire dans son appartement de Chienkuo Road. Le conflit de juridiction entre l’armée et nous pose des problèmes. C’est pourquoi je ne peux m’éterniser ici.
  
  De son sac à main, elle sortit une feuille de papier et la tendit à Coplan.
  
  - Voici l’adresse de Zhou-Shanyi à Bangkok. Vous comptez vous y rendre ?
  
  - Naturellement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  La frénésie désordonnée régnant à Bangkok témoignait du formidable bond en avant opéré par le pays durant la décennie écoulée. Ceux qui croyaient que la capitale thaïlandaise se résumait à des salons de massage et à de pittoresques marchés flottants le long de canaux bordés de temples devaient déchanter. Les masseuses constituaient la voie d’accès la plus certifiée au Sida, les cours d’eau étaient bouchés, les temples se rapetissaient entre les buildings ultra-modernes. Dantesques embouteillages dans la Venise asiatique, inondations apocalyptiques, téléphone médiéval, nuages de pollution anéantissaient les dernières illusions romantiques.
  
  Bangkok cheminait sur la voie du boom économique en pleine anarchie, et son réseau téléphonique ne suivait pas.
  
  Coplan descendit à l’hôtel Oriental et dîna à son restaurant thaïlandais, situé sur l’autre rive de la rivière Chao Phraya, auquel il accéda en empruntant la navette privée de l’établissement, un vieux bateau en bois verni.
  
  L’adresse fournie par Jade était dans Silom Road. Le moindre déplacement en voiture à Bangkok prenait une heure et demie. Pour éviter cet inconvénient, Coplan préféra utiliser un moto-taxi. Bien que le crépuscule fût tombé depuis longtemps, les embouteillages étaient encore effrayants.
  
  Son chauffeur se faufilait habilement, véritable prodige de la voltige, n’hésitant pas à grimper sur les trottoirs et à raser les fesses des passants. Il se moquait éperdument des sens interdits, des feux rouges et de la priorité à gauche.
  
  Parvenu à destination, Coplan le récompensa d’un généreux pourboire, bien qu’à certains moments il ait cru sa dernière heure venue tant le conducteur avait pris des risques téméraires.
  
  L’immeuble, d’une banalité affligeante, datait de l’époque où Bangkok avait connu son premier essor économique, quand les troupes américaines en guerre au Vietnam avaient choisi la capitale thaïlandaise comme lieu de repos pour leurs soldats déprimés par les combats. Des dizaines d’hôtels s’étaient construits et des milliers de prostituées avaient afflué.
  
  Sur la boîte aux lettres dans le hall, il repéra le nom Zhou-Shanyi. Appartement 2-C. Au deuxième étage, il sonna et frappa à la porte sans obtenir de réponse. Machinalement, il fit tourner le bouton et le panneau en bois s’écarta. Il tâtonna le long du chambranle, trouva le commutateur et l’abaissa.
  
  Une lumière chiche éclaira un couloir encombré de cartons d’emballage contenant de la vaisselle et des ustensiles de cuisine. Apparemment, l’occupant des lieux n’avait pas terminé son emménagement.
  
  A pas prudents, Coplan s’avança. Dans le salon, l’écran du téléviseur restait allumé sans le son. Se succédaient des séquences d’un combat de boxe thaïlandaise au Ratchadamnoen Stadium.
  
  Sur la table refroidissait une théière à côté d’une assiette où s’entassaient des noix de cajou, et de trois tasses où demeurait un fond de liquide brun.
  
  Dans la chambre à coucher, sur les draps en désordre, reposait le cadavre d’un homme jeune. Trente ans maximum. Un liséré ensanglanté cernait sa gorge. Coplan pensa à une corde à piano mais n’en trouva aucune dans la pièce. Il tâta le corps. Mort depuis une heure, pas plus, diagnostiqua-t-il. Les yeux révulsés fixaient l’ampoule plafonnière. Coplan fouilla les vêtements dans la penderie et dénicha le passeport thaïlandais. Il compara la photographie. Le cadavre était bien celui de Zhou-Shanyi.
  
  Voilà qui devenait intéressant. Celui que le yam-tcha de Taipei employait à vendre des sorbets, aux litchis ou autres, témoignait contre Thierry Berlioz, prenait la fuite en direction de son pays natal, s’installait dans un immeuble morose de Silom Road et s’y faisait assassiner par des tueurs. Deux, si l’on se fiait aux tasses. Des gens qui utilisaient une méthode identique à celle qui avait servi à tuer My-Lian.
  
  Comme si on voulait liquider un témoin gênant. Pourquoi gênant puisqu’il avait filé hors d’atteinte de la police taïwanaise ?
  
  Coplan fouilla le deux-pièces et les cartons d’emballage sans rien découvrir qui puisse le lancer sur une piste.
  
  Durant une vie aussi vite écourtée, Zhou-Shanyi n’avait guère accumulé les souvenirs. Rien d’écrit dans ses affaires. Pas même une photographie. Il s’apparentait au voyageur sans bagages. Coplan conjectura que cette attitude était voulue.
  
  Après tout, le mort n’avait peut-être pas été le vendeur de sorbets qu’il semblait être.
  
  Finalement, il quitta les lieux en emportant le passeport. Sur l’écran du téléviseur, un swing fulgurant mit K.O. l’un des combattants au moment où Coplan refermait la porte.
  
  Dans Silom Road, la circulation s’était un peu fluidifiée. A son extrémité la plus proche, au coin de Rama IV Road, un moto-taxi était arrêté en embuscade. Coplan lui fit signe.
  
  - A l’hôtel Oriental.
  
  Le conducteur baragouinait l’anglais. Il fit comprendre à Coplan que les voies d’accès à la rivière Chao Phraya étaient bouchées et qu’il était obligé de procéder à un long détour plus onéreux. Coplan acquiesça, un peu sceptique, en se demandant s’il n’était pas victime de l’une de ces arnaques classiques réservées aux étrangers.
  
  Le moto-taxi prit la direction de l’est. Sans encombre, il passa Sathon Nua Road et Sathon Tai Road prolongées par des ponts franchissant la rivière qui serpentait à travers la capitale. Mais quand il parvint au Khlong Toei (Khlong = canal), Coplan s’alarma. L’arnaque était trop grosse. Ils s’éloignaient de plus en plus de l’emplacement de l’hôtel Oriental.
  
  A peine commençait-il à protester et à réclamer un demi-tour immédiat que le Thaïlandais bifurqua brutalement dans une ruelle à la pente escarpée qui plongeait vers le canal entre des baraques délabrées, aux murs lézardés et aux lumières anémiques. Il freina avec une telle sécheresse que Coplan fut projeté en avant et atterrit dans la boue gluante de la rive.
  
  Il roula-boula dans la vase et faillit s’enliser. Aussitôt relevé, il regarda autour de lui. Les environs étaient obscurs, mais la ville était si brillamment illuminée que le ciel reflétait aux alentours le nuage orangé de ses feux, si bien que, loin certes d’être a giorno, l’éclairage, néanmoins, permettait de distinguer les contours de l’environnement.
  
  Coplan constata qu’il avait atterri à deux pas du cimetière où s’amoncelaient les rebuts de la société de consommation, réfrigérateurs démantibulés, cuisinières, téléviseurs, matelas éventrés et autres résidus entartrés et rouillés par le fantastique degré d’hygrométrie de la capitale. Dans sa majeure partie, cette gigantesque poubelle reposait dans l’eau croupie du khlong.
  
  Coplan s’apprêtait à remonter la pente quand il vit descendre les hommes. Ils étaient cinq. Non, six. La première balle siffla à ses oreilles. Il n’avait pas entendu la détonation et subodora qu’un suppresseur de son était vissé sur le canon de l’arme.
  
  Un guet-apens. L’immeuble à la banalité affligeante de Silom Road était surveillé, et ses allées et venues dans le deux-pièces où avait été assassiné Zhou-Shanyi n’étaient pas passées inaperçues. Il était resté deux heures sur les lieux. Un laps de temps suffisant pour monter le traquenard. Le moto-taxi était en embuscade au coin de Rama IV Road pour lui offrir ses services que, d’ailleurs, Coplan avait anticipés. Il ne restait plus au conducteur qu’à fabuler pour expliquer qu’il se dirigeait vers l’est et non vers l’ouest. Jusqu’au moment où il était arrivé au khlong.
  
  Déjà, il avait plongé derrière une gazinière délabrée, bien décidé à profiter des avantages offerts par l’immense décharge qui le cernait.
  
  Les assaillants progressaient avec prudence. Après tout, ils ignoraient s’il était armé ou non. Bientôt une pluie de balles transperça les carcasses jetées au rebut. Coplan se délogea de sa position devenue dangereuse et se rapprocha du khlong, ses chaussures de ville flocfloquant dans la gadoue.
  
  Dans le mouvement, il visait le sixième agresseur qui, sur la droite de Coplan, était esseulé par rapport à ses comparses.
  
  Et, toujours, un orage de projectiles trouvait le guano de métal qui l’entourait. Il semblait que ceux qui voulaient le tuer disposaient d’une réserve inépuisable de munitions.
  
  Rampant dans la fange avec difficulté car celle-ci l’engluait, respirant tes odeurs nauséabondes soulevées par le canal, dont l’embouchure était obstruée par des détritus de toutes sortes, Coplan coupait l’itinéraire du sixième comparse.
  
  Une balle passa à quelques centimètres au-dessus de sa nuque et il se plaqua dans le bourbier, en même temps que son front butait dans la porte disloquée d’un réfrigérateur de petite taille. C’est alors qu’il vit la silhouette de celui qui tentait de le prendre à revers. Il se redressa en empoignant la lourde porte que, de toutes ses forces, il projeta au visage de l’homme qui, déjà, braquait sur lui l’automatique prolongé par un suppresseur de son.
  
  La balle frôla sa hanche gauche en arrachant à sa veste un lambeau de tissu. Le tireur n’eut pas l’occasion de presser une seconde fois la détente. La porte lui avait ouvert le front en l’assommant. Coplan plongea sur l’arme que ses doigts avaient lâchée et revint sur ses pas pour affronter le gros des troupes.
  
  A la perfection, les cinq silhouettes se découpaient sur la pente, éclairées par le firmament orangé. Coplan calcula soigneusement ses prochains mouvements. Tireur émérite, il savait pouvoir faire mouche à tout coup. Cependant, il l’avait vérifié, le chargeur ne contenait plus que quatre cartouches. Donc, tabler sur la panique qui s’emparerait du cinquième assaillant lorsqu’il verrait ses compagnons tomber sous le feu adverse.
  
  Couché entre un téléviseur et une machine à laver déglinguée, il visa sa première cible et écrasa la détente. Touché entre les deux yeux, l’homme bascula en arrière. Avant que son dos ne s’enfonce dans la boue. Coplan avait déjà ajusté le deuxième agresseur et sa balle pénétra dans la tempe gauche pour labourer le cerveau. Il ne put récidiver. Pour la première fois, un pistolet-mitrailleur se manifesta et, à la cadence ultra-rapide des projectiles qui frappaient le métal autour de lui. Coplan reconnut celle d’une Micro-Uzi.
  
  Désormais, le rapport de forces était définitivement en faveur de l’ennemi dont d’ailleurs il ne voyait plus les silhouettes.
  
  Il effectua un roulé-boulé jusqu’à l’eau sombre au clapotis sinistre. Protégé par les débris de la décharge, l’automatique enfoncé dans la ceinture, il nagea sans bruit vers le centre du khlong en cherchant le courant qui l’amènerait en aval. Dès qu’il se fut éloigné d’une quinzaine de mètres de la berge, il aspira un grand coup et se projeta sous l’eau fétide.
  
  Le courant était faible à cause de l’embouchure obstruée. Le canal était en crue et débordait sur ses rives. A la limite de sa capacité thoracique, il ressortit la tête, avala un grand bol d’oxygène et s’immergea à nouveau. Les muscles puissants de ses bras et de ses jambes le propulsaient inexorablement vers l’aval.
  
  Estimant être parvenu à une distance suffisante, il obliqua vers l’autre rive aussi boueuse que la première en raison des crues. Ses pieds dérapèrent dans la fange et il s’étala de tout son long. Il se relevait quand, d’une cabane au toit hirsute, surgit un homme au front ceint d’une écharpe, comme un pirate barbaresque. Au-dessus de sa tête il élevait un aviron, prêt à l’abattre sur le crâne de Coplan qui se catapulta sur le côté. L’aviron fendit l’air et découpa une tranche de gadoue sous la chaussure gauche de Coplan. Promptement, celui-ci sortit l’automatique de sa ceinture. A cause de son séjour dans l’eau, il était probable que l’arme était hors de fonctionnement. Néanmoins sa vue découragerait l’homme et c’est ce qui se produisit. Précipitamment, il lâcha l’aviron et leva les bras en signe de reddition.
  
  Pourtant, comme tous les Thaïlandais, c’était un brave et un battant qui ne s’avouait jamais vaincu. Un troupeau de rats sortait de l’eau aux miasmes méphitiques. Puissamment, son pied nu shoota dans la horde et deux rats furent culbutés dans la figure de Coplan. Les rongeurs couinèrent désespérément avant de retomber dans la boue en griffant la main qui tenait l’automatique.
  
  Surpris par cette attaque imprévue. Coplan trébucha, glissa à nouveau et chuta sur les fesses. A l’horizontale, le Thaïlandais plongea sur lui, profitant du fait que l’arme n’était plus braquée dans sa direction. Cependant, il ignorait à quel adversaire il avait affaire. D’un coup d’épaule, Coplan le déséquilibra. Ensuite, d’un coup de crosse bien ajusté à la racine du nez, il l’expédia dans les ténèbres épaisses de l’inconscience.
  
  Il se remit debout et grimpa la pente par l’étroit sentier. En haut, il prit pied dans une ruelle aux remugles d’égout. Après un quart d’heure de marche, il tomba dans l’Art Narong Road. Malgré ses efforts désespérés, malgré les liasses de bahts qu’il agitait, aucun taxi, aucun moto-taxi n’accepta de le prendre. Ses vêtements informes, déchirés, boueux, en étaient la cause. Et c’est à pied qu’il dut regagner l’Oriental.
  
  Son entrée dans le hall de l’hôtel fit sensation.
  
  - J’ai été victime d’une agression et jeté dans un khlong, expliqua-t-il à l’assistant-manager qui se tenait à six mètres, tant l’odeur que dégageait ce client fouettait désagréablement les narines.
  
  - On vous a dévalisé ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Vous avez de la chance. On vous a laissé votre bracelet-montre. Vous voulez porter plainte ?
  
  - A quoi bon? La somme qu’on m’a volée est minime et, de toute manière, je serais incapable de reconnaître mes agresseurs.
  
  Dans sa chambre, il enfouit ses vêtements et ses chaussures dans un sac-poubelle qu’il jeta dans le vide-ordures de l’étage. Ensuite, il prit une douche prolongée, à l’issue de laquelle il s’aspergea d’eau de toilette et désinfecta à l’alcool les griffures de rats.
  
  Il mit du temps à s’endormir. A présent, il savait que le meurtre de My-Lian n’était pas ce qu’il semblait être. L’affaire plongeait vraisemblablement ses racines dans quelque chose qu’avait découvert Thierry Berlioz, et ses ramifications s’étendaient bien au-delà de l’île de Taïwan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Jade haussait un sourcil étonné.
  
  - De nouveaux horizons sont ouverts, conclut-elle. Mais pourquoi ne pas avoir prévenu la police de Bangkok ? s’offusqua-t-elle.
  
  C’était là un réflexe professionnel, se dit Coplan. En toute circonstance, un flic restait un flic et s’étonnait que l’on n’agisse pas conformément à l’orthodoxie qui était la sienne. De plus, la jeune femme ignorait quelle était la vraie profession de son interlocuteur.
  
  Il feignit de se repentir :
  
  - J’aurais dû, en effet.
  
  - Je vais prendre contact avec mes collègues de Bangkok. Au fait, comment trouvez-vous le kangourou ?
  
  - Délicieux, mais curieux.
  
  Sur la recommandation de Jade, il avait opté pour un filet de kangourou importé d’Australie, frit à l’huile d’eucalyptus et accompagné de quandongs frais. Ces fruits atténuaient le goût un peu fort de la viande.
  
  Elle but une gorgée de thé.
  
  - Au fait, votre ami voudrait que vous le visitiez pour lui remonter le moral. Rendez-vous à la prison demain à la même heure.
  
  
  
  Le jour suivant, en arrivant. Coplan tomba nez à nez avec Maître Tan-Chin-Hoat, le capitaine Oh-De-Beï et l’interprète. Il en fut dépité, car il espérait bien qu’on le laisserait en tête à tête avec Thierry Berlioz.
  
  Dans la cellule, ce dernier réédita sa prestation de la fois précédente. Long plaidoyer sur son innocence, jérémiades sur sa malchance et ses mésaventures avec les femmes. Coplan écoutait intensément. Il savait que, derrière cette tirade, l’agent Alpha tenterait de lui délivrer des indications.
  
  Cette fois, pas de Corinne ni de Bénédicte. Pas de Farida non plus. En revanche, il s’étendait sur Xaviera. Pourquoi éliminait-il la première ? Toutes deux étaient des espionnes, c’était un point acquis. Mais quelle était la différence entre Farida et Xaviera puisque toutes deux œuvraient pour Moscou ? Différence sur la nationalité ? Farida était syrienne, tandis que la seconde était grecque. Une Grecque ? Non, la coïncidence était trop tirée par les cheveux. Une Grecque à Taïwan ? Ce n’était pas impossible mais peu plausible.
  
  Quoi, alors ?
  
  Une ressemblance physique, peut-être ?
  
  Coplan n’y croyait pas.
  
  - Vous n’avez qu’une demi-heure, rappela Oh-De-Beï, agacé par le flot de récriminations.
  
  Pour la première fois, Thierry Berlioz donna l’impression de s’intéresser à Coplan :
  
  - Au fait, à quel hôtel es-tu descendu, Francis ? Au Far Estem Plaza dans Tun Hwa South Road ?
  
  La question n’était pas gratuite, comprit Coplan. Berlioz lui fournissait une indication.
  
  - Au Grand Formosa Regent.
  
  - Excellent hôtel. Tu as de la chance. Ce n’est pas comme moi ! tempêta soudain l’agent Alpha. Regarde cette cellule ! Ce cul-de-basse-fosse ! Regarde, regarde bien ! Regarde ce qu’on me réserve, à moi un innocent ! Et l’odeur ! Respire l’odeur, ça pue ici, malgré le désinfectant, ça pue l’herbe-aux-chats ! On n’a aucun égard pour moi !
  
  - Calmez-vous ! conseilla Oh-De-Beï qui s’énervait.
  
  - Calmez-vous, répéta Tan-Chin-Hoat qui sortit un gros cigare de sa poche comme s’il voulait combattre l’odeur ambiante que dénonçait son client.
  
  Le terme s’était inscrit dans la mémoire de Coplan. L’herbe-aux-chats. Où diable Berlioz était-il allé chercher un mot pareil ? Et d’abord, qu’est-ce que c’était que l'herbe-aux-chats ?
  
  En même temps, de tous ses yeux, Coplan inspectait la cellule, comme l’avait recommandé Berlioz. C’est alors qu’il remarqua les paires de chaussettes. Très éclectique en matière de couleurs l’agent Alpha. Du noir au bleu électrique en passant par le bordeaux, le camaïeu de verts, le corail et l’isabelle. Trois cordelettes en nylon étaient tendues en travers de la fenêtre barreaudée et dix-huit paires de chaussettes séchaient au-dessus d’une cuvette en plastique.
  
  Dix-huit ? Berlioz était en prison depuis six jours. Il utilisait trois paires de chaussettes par jour ? Pourtant, il ne bénéficiait guère d’occasions de se salir les pieds. Une heure par jour de promenade dans la cour de la prison, conformément au règlement. Et même si elle était relativement spacieuse, la cellule n’offrait qu’un étroit couloir de cinq mètres de long sur cinquante centimètres de large où se dégourdir les jambes.
  
  Coplan examina la cellule à la recherche d’autres pièces vestimentaires qui auraient subi une lessive. Rien. Aucun linge de corps. Pas de slips, de T-shirts ou de chemises. Donc, c’était bien les chaussettes qui étaient en cause.
  
  Trois cordelettes, trois rangées. Des paires suspendues en nombre inégal, et de façon étrange. Quatre en haut, une au milieu, treize en bas. Plus qu’illogique. Pourquoi pas six paires sur chaque cordelette ? Par conséquent, c’était voulu. Une autre indication.
  
  Coplan garda les yeux fixés sur les chaussettes et, quand il reporta le regard sur Berlioz, ce dernier esquissa un faible sourire de connivence qui fit comprendre à Coplan qu’il ne se trompait pas et qu’un message se dissimulait derrière la disposition du linge.
  
  - Le délai est écoulé, signifia Oh-De-Beï au grand soulagement de l’interprète dont la patience était à bout.
  
  A sa décharge, il fallait reconnaître que Berlioz n’avait pas une seule seconde cessé de parler.
  
  Tout contact corporel était interdit entre Coplan et le prisonnier. Aussi ce dernier se contenta-t-il de lancer d’un ton entendu :
  
  - A bientôt, et amuse-toi bien à l’hôtel.
  
  Au volant de la Mazda Protégé, Coplan prit la direction de Chung Shan Road et s’enferma dans sa chambre d’où il téléphona au Vieux. Compte tenu du décalage horaire, il était onze heures du matin à Paris et le patron des Services spéciaux venait de terminer la réunion quotidienne des chefs de service. Coplan lui rendit compte des derniers développements et questionna :
  
  - A votre avis, l’herbe-aux-chats, c’est quoi ?
  
  - Pardon ?
  
  - L’herbe-aux-chats, c’est quoi ?
  
  - Je connais l’herbe à Nicot, c’est le tabac, j’adore l’omelette aux fines herbes, je ne déteste pas couper l’herbe sous le pied de nos rivaux des Services spéciaux occidentaux, je sais que vous ne crachez pas sur le blé en herbe chez les femmes, mais l’herbe-aux-chats, là, vraiment, vous me posez une colle.
  
  - Pouvez-vous vous renseigner rapidement ?
  
  - Comptez sur moi.
  
  Coplan se fit monter un scotch par le room-service et se mit à réfléchir.
  
  Berlioz lui avait donné une indication : l’hôtel Far Eastem Plaza dans Tun Hwa South Road. A quelques encablures de la villa Muntjak. Ensuite, les paires de chaussettes. Dans quel ordre convenait-il de lire leurs nombres ? De haut en bas ou de bas en haut ? Dans le premier cas, on obtenait 4-1-13. Dans le second, 13-1-4. A quoi ces nombres correspondaient-ils ? De prime abord, on pensait à une date de naissance. Le 4 janvier 1913 ou le 13 janvier 1904.
  
  Quelqu’un qui aurait quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-dix ans. Un peu vieux. De plus, il ne fallait pas oublier Xaviera, tout juste âgée de trente ans au moment des faits.
  
  A quoi d’autre ces trois nombres pouvaient-il correspondre ?
  
  Il avala une rasade de scotch et alluma une Gitane.
  
  Voyons, Berlioz avait cité le nom d’un hôtel.
  
  Était-il possible qu’il s’agisse d’un numéro de chambre ? C’est-à-dire le 4113 ou le 1314 ?
  
  Dans la numérotation des chambres adoptée par les hôtels de classe internationale, le premier chiffre (ou les deux premiers chiffres) indiquait l’étage. Ce qui donnerait, dans cette éventualité, 4ème étage, chambre 113 ou 13ème étage, chambre 14. A la rigueur, 41ème étage, chambre 13.
  
  La première hypothèse était à exclure. Pour deux raisons. Un hôtel ne comprenait jamais cent treize chambres sur un étage. Par ailleurs, les Chinois de Taïwan étaient superstitieux. Pour eux, le chiffre 4 isolé, ou un nombre commençant par un 4, était associé dans leur esprit à l’idée de mort, si bien que le quatrième étage était directement numéroté 5. En Europe et en Amérique, c’était le nombre 13 qui remplaçait le 4 chinois. Cette idée de mort était si fort ancrée dans la conscience des Taïwanais que dans les hôpitaux, où la mort était si proche, le chiffre 4 était totalement banni, non seulement isolé, mais au début, au milieu et en queue d’un nombre.
  
  Demeurait l’autre possibilité. 13ème étage, chambre 14. Le Far Eastem Plaza comportait-il treize étages ?
  
  Coplan téléphona à cet hôtel. Trente-deux étages, lui fut-il répondu. Coplan fut rassuré. L’hypothèse était plausible.
  
  Deux heures plus tard, le Vieux rappela.
  
  - L’herbe-aux-chats est le nom vulgaire de la valériane parce que ces animaux sont attirés par son odeur.
  
  - Vous pouvez m’en dire plus sur la valériane ?
  
  - Il s’agit d’une plante aux fleurs jaunes, roses ou blanches recherchant les lieux humides. En pharmacie, elle se révèle comme un excellent antispasmodique et un fébrifuge.
  
  Coplan digéra l’information, remercia et raccrocha.
  
  Antispasmodique ? Fébrifuge ? Là, franchement, il ne voyait pas.
  
  Tout en continuant à réfléchir, il descendit dîner au restaurant de l’hôtel. C’est pendant qu’il dégustait ses ailerons de requin à la sauce brune qu’une idée le frappa. Était-il confronté à un prénom ? Berlioz avait mentionné des prénoms de femme et avait insisté sur Xaviera. Valériane était-elle une femme ? Une suffixe en « ane » était courant en France. On avait Christiane, Josiane, Liliane, Eliane et bien d’autres. Un peu démodés peut-être, certes, mais pourquoi pas, quoique Valériane semble moins probable puisque Valérie rassemblait les suffrages. A la vérité, il n’avait jamais rencontré une femme dotée du prénom de Valériane. Mais qu’est-ce qui empêchait de piocher de ce côté-là ?
  
  Une Valériane à la chambre 14 au 13ème étage du Far Eastem Plaza ?
  
  Son repas achevé, il monta à bord de la Mazda Protégé et se rendit au Far Eastem. Un instant il hésita. Devait-il s’adresser à la réception pour vérifier son hypothèse ? Non, décida-t-il, il était préférable de garder la réception en réserve au cas où il se tromperait.
  
  Il monta directement au treizième étage. Devant la chambre 12, un Américain en goguette tentait de convaincre une jolie Chinoise de le laisser entrer dans sa chambre, ce qu’elle refusait énergiquement. Coplan marcha jusqu’à l’extrémité du couloir. Il ne voulait pas de témoins. La confrontation dura encore dix minutes et enfin le natif des U.S.A. s’éloigna, furieux. Coplan revint sur ses pas et frappa contre le panneau de la chambre 14.
  
  Un homme ouvrit. Il était grand, mais si maigre qu’un humoriste se serait demandé s’il avait été allaité au sein artificiel. Pour le reste, des cheveux blonds hirsutes, des joues noirâtres, comme essartées, les yeux en jachère et le teint en friche. Un kimono rouge drapait ses épaules voûtées. Coplan se dit qu’il ne payait pas de mine. Peut-être était-il souffrant ?
  
  - Que voulez-vous ? demanda-t-il en anglais, mais avec un fort accent français.
  
  - Je cherche Valériane, répondit Coplan en français
  
  - Pardon ?
  
  - Valériane.
  
  - Vous êtes homosexuel ?
  
  Coplan se sentit mal à l’aise. La question ressuscitait en lui la thèse du capitaine Oh-De-Beï sur l’homosexualité supposée de Thierry Berlioz.
  
  - Pas du tout ! protesta-t-il.
  
  - Alors, pourquoi mettez-vous mon prénom au féminin ?
  
  Coplan comprit instantanément.
  
  - Votre prénom est Valéry ?
  
  - Exactement.
  
  - Vous connaissez Thierry Berlioz ?
  
  L’homme parut gêné et un pli soucieux creusa son front.
  
  - C’est lui qui m’envoie, insista Coplan. J’ai dû mal comprendre le prénom.
  
  - Je l’ai rencontré, en effet, admit son interlocuteur à contrecœur.
  
  D’autorité, Coplan le repoussa, entra et referma la porte sur ses talons. Tranquillement, il alla s’asseoir dans un fauteuil.
  
  - Je boirais bien un bon scotch sur glace. Passez donc un coup de fil au room-service.
  
  Médusé, l’occupant des lieux s’exécuta. Fin diplomate. Coplan le mit, au cours de l’heure suivante, parfaitement à son aise, en usant de douceur et de force de persuasion, si bien que son hôte, qui s’appelait Valéry Delacour, fut tout heureux de conter sa petite histoire.
  
  Doté d’une fortune coquette, il rêvait d’épouser une jeune et belle Chinoise, dotée de quelque intelligence, et qui ne vise pas trop ostensiblement son argent. Pour ce faire, il avait passé une annonce dans les revues spécialisées de Singapour, de Hong-Kong et de Taipei. Les réponses remplissaient des sacs de courrier. Il avait éliminé les lettres sans photographie jointe, puis les visages et les silhouettes qui ne recueillaient pas ses faveurs. Ensuite, il s’était attaché au style. Rejetées celles dont les connaissances de l’anglais étaient rudimentaires. Le tri ainsi effectué, il avait convoqué les survivantes dans leur ville respective.
  
  Les buffets étaient somptueux. Toasts et caviar d’Iran, petits fours, pâtisseries sophistiquées, champagne millésimé, les meilleurs crus.
  
  A ces réceptions n’étaient venues que les jeunes femmes invitées. Sauf à celle de Taipei. Un homme était présent et Valéry Delacour avait été intrigué. Que faisait-il là ? Était-il l’escorte de l’une des postulantes au mariage ?
  
  Avant que les festivités ne commencent, il l’avait pris à part. Son nom était Thierry Berlioz et, d’entrée de jeu, ce dernier l’avait flatté :
  
  - Vous auriez dû naître prince russe et vivre au temps des tsars. Votre soirée est Grand Siècle.
  
  C’est vrai que Delacour se sentait dans la peau d’un grand-duc recevant les déesses de la Belle Époque. Mais les grands-ducs passaient-ils des annonces dans la presse du cœur ?
  
  - Que faites-vous ici ? avait-il interrogé. Je ne vous ai pas invité.
  
  - Partout où Je passe, j’ai l’habitude de m’inviter moi-même, avait répondu Berlioz avec un bel aplomb. En outre, je m’intéresse à l’une de ces jeunes femmes. Il m’est absolument impossible de la perdre de vue.
  
  - A-t-il précisé laquelle ? questionna Coplan.
  
  - Non.
  
  - Ensuite ? Qu’espériez-vous de ces réunions-cocktails ?
  
  - J’allais de fille en fille, je leur parlais, je les examinais, j’étudiais leur conversation, leur intelligence, leur tenue, leur classe.
  
  - Qu’a fait Thierry Berlioz durant la soirée de Taipei ?
  
  - Il est intervenu énergiquement quand il y a eu la bagarre.
  
  - Quelle bagarre ?
  
  - En fait, je suis un naïf. Une mésaventure identique m’était arrivée à Singapour et à Hong-Kong. Mettre en concurrence ces présélectionnées présentait quelque danger. Elles se jalousaient férocement et redoutaient de subir l’humiliation de figurer dans le lot des recalées. Leur jalousie confinait à la haine et les rendait agressives. A la réflexion, ces réunions-cocktails constituèrent une erreur de ma part. J’aurais dû trouver un autre moyen. D’abord, j’étais agacé, parce que certaines bâfraient et s’abreuvaient sans vergogne. Où étaient la retenue et la sobriété chinoises ? Les autres s’observaient avec méfiance, se jaugeaient, se mesuraient du regard, s’évaluaient, épiaient celles qui se révéleraient des rivales dangereuses. L’une d’elles était tellement ivre qu’elle m’a jeté au visage un plat de petits fours. D’autres ont suivi. Elles étaient déchaînées. Beaucoup se crêpaient le chignon. Avec autorité, Berlioz a mis bon ordre à cette émeute. Bien sûr, il a été obligé de distribuer quelques gnons...
  
  Coplan esquissa un sourire. Il imaginait aisément l’agent Alpha déployant sans vergogne ses talents de bagarreur.
  
  - ... et quelques claques sur les fesses. Les invitées se sont dispersées et je suis allé prendre une douche. Quelques-unes étaient restées, qui n’avaient pas pris part à la rixe générale. Deux parmi elles avaient retenu mon attention : Kameo Hsueh et Shoohine Wok. Mais Berlioz m’a dissuadé de choisir la première car, m’a-t-il assuré, c’était une délinquante séropositive qui avait usé ses jours à compter les barreaux dans les prisons. Elle ne visait que mon argent. De toute façon, elle était Serpent dans le zodiaque chinois, or moi je préfère les Chats qui sont patients et conciliants. Ou les Chèvres qui ont besoin d’être protégées. Ou encore le Sanglier qui boit comme l’évangile les paroles de l’homme qu’il aime.
  
  - Il faut vraiment avoir une belle fortune pour recourir à des procédés aussi tordus, ne put s’empêcher de critiquer Coplan, ahuri devant tant de naïveté.
  
  - La mienne remonte à un aïeul qui l’a conquise sous Napoléon 1er à grand renfort de glorieuses cicatrices, répondit fièrement, et en se rengorgeant, Valéry Delacour.
  
  Coplan se félicitait de sa pugnacité et de son doigté. Le grand escogriffe qu’il avait devant lui se livrait corps et âme. Mais Coplan ne perdait rien des raisons qui l’avaient amené ici. Berlioz avait évoqué deux femmes : Farida et Xaviera. Deux femmes comme ces Chinoises dont Delacour avait cité les noms.
  
  - Et qu’est-il advenu de Kameo Hsueh et de Shoohine Wok ?
  
  - J’ai laissé tomber Kameo. Une séropositive, délinquante de surcroît, appartenant au signe du Dragon et en voulant à mon argent, très peu pour moi. Cependant, par la suite, je me suis longuement interrogé à son sujet. Pourquoi diable Berlioz sortait-il avec elle ? Ses graves défauts auraient dû le décourager. Pourtant, à quatre reprises, je les ai rencontrés dans des restaurants huppés de la ville. Moi, une séropositive m’aurait fait fuir.
  
  Berlioz avait-il bluffé Delacour ? Kameo était-elle réellement délinquante et séropositive ? Berlioz aurait agi ainsi afin que le descendant du vaillant soldat des guerres du Premier Empire ne jette pas son dévolu sur celle qui, en réalité, était la cible de l’agent Alpha et expliquait sa présence à la réunion-cocktail ?
  
  - Et Shoohine Wok ?
  
  - C’est elle qui, finalement, m’a laissé tomber.
  
  Quel dommage, car je commençais à en être réellement amoureux. Tenez, écoutez cela.
  
  Delacour se leva et pressa la touche du magnétophone installé sur la desserte.
  
  
  
  l’m the fall gai for you doublecross,
  
  Don ’t be grouchy and don ’t be cross
  
  Gimme a raincheck...
  
  
  
  Musique d’accompagnement typiquement country, voix chaude mais non professionnelle, à l’accent incontestablement américain, analysa Coplan.
  
  - C’est une Sino-Américaine qui compose de la musique country, expliqua Delacour.
  
  - Savez-vous où est Kameo ? questionna Coplan qui tenait à son idée.
  
  - Non. Mais Shoohine le sait peut-être.
  
  - Pourquoi le saurait-elle ? s’étonna Coplan.
  
  - Elles étaient amies.
  
  - Vous voulez dire que deux amies assistaient à votre réunion-cocktail et vous les aviez sélectionnées sans le savoir ?
  
  - Tout juste.
  
  - Où pourrais-je trouver Shoohine ?
  
  Delacour pinça l’arête de son nez proéminent.
  
  - Ce soir, je suis fatigué. J’éprouve une terrible envie de dormir, pardonnez-moi. Voici ce que je propose. Demain soir, venez me prendre à vingt et une heures. Je vous emmènerai dans un casino où vous rencontrerez Shoohine. Elle y est tous les soirs. Le jeu, chez elle, comme chez tous les Chinois, est un vrai vice.
  
  Coplan se leva.
  
  - D’accord. Une dernière chose. Que pensez-vous des accusations qui pèsent sur Thierry Berlioz.
  
  La colère flamba dans l’œil de Delacour.
  
  - C’est ridicule, voyons ! La police est en dessous de tout ! Notre ami commun est innocent, c’est évident !
  
  Un autre bon témoin pour Maître Tan-Chin-Hoat, pensa Coplan.
  
  Dans Poai Road, il buta dans Jade qui débouchait dans le hall du quartier général de la police. Il la prit familièrement par le bras et l’obligea à faire demi-tour.
  
  - J’ai besoin d’un renseignement.
  
  - Du nouveau ? Moi je n’en ai pas en provenance de Bangkok.
  
  - Rien non plus du côté des Triades ?
  
  - Non. De quel renseignement avez-vous besoin ?
  
  - Un casier judiciaire. Celui d’une certaine Kameo Hsueh.
  
  - Allons à mon bureau.
  
  Là, elle pianota sur les touches de son ordinateur et la réponse tomba de sa bouche :
  
  - Inconnue au fichier.
  
  - Et en dehors de Taïwan ?
  
  Elle sollicita Interpol.
  
  - Pas plus de succès. Qui est cette Kameo Hsueh ? demanda-t-elle, reprise par la curiosité professionnelle.
  
  - Une mystérieuse amie de My-Lian, fabula Coplan qui ne tenait pas à dévoiler ses sources.
  
  Jade fut interloquée.
  
  - Qui êtes-vous pour faire sortir de l’ombre des gens dont la police n’a jamais entendu parler ?
  
  Il lui dédia son sourire le plus candide.
  
  - Juste un homme qui cherche à sauver son ami.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Valéry Delacour guidait Coplan dans la dense circulation nocturne de la capitale taïwanaise.
  
  - Finalement, déclara Coplan, vous avez fait chou blanc dans votre recherche de l’âme sœur chinoise. Vous avez récusé Kameo, et Shoohine vous a filé entre les doigts.
  
  - Je me suis rabattu sur une troisième, originaire de Singapour, qui viendra sous peu me rejoindre ici et que j’épouserai sans doute. J’adore les Asiatiques, et particulièrement les Chinoises. Au contraire, je n’apprécie pas les Pakistanaises et les Indiennes, en général trop grasses et dotées d’une peau huileuse. Savez-vous que les Chinoises sont les plus mauvaises putes du monde ? Elles ne bougent pas, sauf pour écraser les moustiques pendant que le partenaire s’escrime sur leur corps. C’est tout à leur honneur. Comme chantait Brassens, s’il n’entend le cœur qui bat, le corps ne bronche pas.
  
  Coplan en revint à sa préoccupation première :
  
  - Cette Kameo est peut-être l’alibi de Berlioz pour l’heure du crime ?
  
  - Pourquoi alors n’en fait-il pas état ?
  
  - Vous disiez que, pour votre réunion-cocktail, vous n’aviez invité que celles qui vous avaient envoyé une photo ?
  
  - En effet.
  
  - Auriez-vous celle de Kameo ?
  
  - Bien sûr. Je la chercherai demain et vous la remettrai. J’espère de tout cœur qu’elle vous sera utile.
  
  - J’en suis persuadé. Parlez-moi un peu d’elle.
  
  - Kameo ? Une fille étrange, extraordinairement attirante. En réalité, et pour être franc avec vous, je me demande si Thierry n’a pas monté de toutes pièces cette histoire de délinquante séropositive.
  
  - Pour vous détacher d’elle et se la garder pour lui ?
  
  - Exactement. Après tout, je n’ai pas vérifié, je me suis fié à ses dires et l’ai cru sur parole.
  
  - Vous le regrettez ?
  
  - Non. Kameo était trop mystérieuse, énigmatique pour moi. Elle avait un comportement bizarre. Tenez, un jour, je suis allé faire du ski à Hohouanchan en compagnie de Shoohine qui, à l’époque, ne m’avait pas encore laissé tomber. Peut-être ignorez-vous que la neige tombe sur plus d’une centaine de sommets à Taïwan, mais que le seul site qui convienne au ski est celui de Hohouanchan, par ailleurs formidablement équipé. A un moment, nous nous sommes retrouvés très éloignés des pistes traditionnelles et j’ai vu l’ouverture d’une grotte. Shoohine m’a supplié de faire demi-tour alors que je voulais explorer cette grotte. Malgré les exhortations de Shoohine, je m’en suis approché et ai vu à ce moment-là Kameo en sortir, un automatique à la main. Elle m’a reconnu et a éclaté de rire avant de m’enjoindre, assez brutalement je dois dire, de ficher le champ de là. En même temps elle agitait son arme. Je n’ai pas demandé mon reste. Par la suite, j’ai appris que cette grotte était baptisée l’Antre du Fantôme assassin et, connaissant le caractère superstitieux des Chinois, vous pouvez parier gros qu’aucun d’eux n’y met jamais les pieds. Pourquoi Kameo dérogeait-elle à la règle ?
  
  - Curieux, en effet, commenta Coplan, pensif.
  
  Valéry Delacour, qui inspectait la rue, lui conseilla :
  
  - Si vous trouvez une place, mieux vaut se garer par ici.
  
  Comme à son habitude. Coplan se parqua sur un trottoir. Dans le quartier s’étalait le Marché aux Serpents, traversé de longues allées s’animant la nuit, où fourmillaient les badauds autochtones et les touristes en mal de photos exceptionnelles ou de sensations fortes. Ici, tout se tuait et se mangeait, tortues, serpents, poissons et autres animaux vivants.
  
  Coplan laissa Delacour le précéder. Il se méfiait. Dans la matinée, il avait reçu un carton contenant quatre roses blanches, accompagnant une carte de visite sur laquelle était calligraphié au feutre rouge le prénom My-Lian, cerné par une horloge stylisée.
  
  Connaissant les tabous chinois, il n’avait pas été long à décrypter le sens de l’envoi. Le chiffre 4 était associé à l’idée de mort, tout comme le blanc, dont on se vêtait en signe de deuil. Il n’était pas mieux loti avec le rouge de l’inscription ou avec l’horloge. Cette couleur était le symbole de l’hostilité, voire de la haine. Quant à la présence de l’horloge, elle signifiait que quelqu’un allait mourir sous peu.
  
  C’était clair. On lui expédiait un message de mort.
  
  Confits dans leurs traditions, les Taïwanais cheminaient à travers une forêt de symboles qui les observaient avec des regards familiers. Aucun d’eux n’osait rédiger son testament de peur de quitter trop tôt cette vallée de larmes, de même que pas un habitant de l’île, visitant la Californie, n’aurait posé le pied dans la Vallée de la Mort, de crainte que le nom de ce désert salé ne fût prémonitoire.
  
  Dans le domaine de la superstition, les Taïwanais dépassaient largement les citoyens de la Rome antique, terrorisés à la vue des signes d’un proche avenir funeste.
  
  - Nous voici arrivés, indiqua Delacour.
  
  Le casino avait été baptisé Marco Polo. Coplan fut déçu en découvrant sa décoration intérieure. Il s’était attendu à quelque chose de pittoresque, de typique. Il n’en était rien. Ici, pas de fastes rappelant ceux de la Cité interdite. Pas de fresques échevelées sur les murs, pas de cavaliers mongols, pas de pagodes peintes. En revanche, des fleuves de laque sur les colonnades et sur les parois. Delacour, qui avait remarqué son regard, adopta un ton railleur :
  
  - C’est la laque qu’on a épargnée aux canards dans les restaurants.
  
  Cette laque constituait l’unique concession aux décors du Céleste Empire. Pour le reste, habillage style Las Vegas, les machines à sous en moins. D’ailleurs, l’attraction qu’exerçait la capitale du Nevada était sensible. Les traditionnels jeux chinois si pittoresques que l’on découvrait dans les casinos de Macao étaient absents, remplacés par la roulette, le trente-et-quarante, le craps, le black-Jack, le baccara, le vingt-trois, le punto y banco ou le poker.
  
  L’œil aiguisé de Coplan catalogua rapidement la clientèle. Hommes et femmes de classe aisée, entre deux âges. Un peu plus d’hommes que de femmes, mais guère plus. Presque tous chinois. Nullement dupé par les visages masqués derrière l’impassibilité asiatique, Coplan, fin connaisseur de l’âme orientale, décelait, cachée sous ces fronts lisses, la passion effrénée du jeu qui consumait en un feu dévorant les jours et les nuits des fils et des filles de Zhongguo.
  
  Shoohine Wok, s’aperçut Delacour, n’était nulle part. Il consulta sa montre-bracelet.
  
  - Il est peut-être un peu tôt.
  
  Coplan s’assit à une table de razz. Sa première main fut détestable. Un neuf, trois valets, trois rois. A ce stud-poker aux valeurs inverses, il finit par toucher, parmi ses sept cartes, un as, un deux, un trois, un quatre et un six, la deuxième meilleure combinaison possible, ce qui lui permit de remporter un pot opulent.
  
  - Vous avez de la chance aux low-balls, le félicita Delacour. Au fait, je crois que notre amie est arrivée.
  
  Coplan ramassa ses jetons et se leva. La créature que désignait Delacour d’un index nonchalant retenait le regard.
  
  Moulée dans une robe bayadère, elle s’approchait d’une roulette française en balançant des hanches à affoler un sismographe. Le pit-boss vint s’incliner cérémonieusement devant elle et, pendant qu’elle lui parlait, ses seins tressautèrent comme s’ils dansaient un french-cancan fripon. Prunelles allumeuses, sourire enjôleur, croupe généreuse, c’était le rêve calibré en dimensions 88-58-88.
  
  Le pit-boss s’éloigna et elle posa la moitié de ses plaques sur le 4. Elle n’était pas superstitieuse comme les autres Chinois et ne craignait pas la mort imminente, pensa Coplan.
  
  Le 4 sortit et elle fut payée trente-cinq fois sous l’œil admiratif des autres joueurs.
  
  - Attendez-moi ici, conseilla Delacour. La soirée commence mal pour nous.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Quand elle gagne, elle refuse le dialogue.
  
  L’entretien avec la Sino-Américaine fut bref.
  
  Delacour revint très vite et tendit à Coplan une carte de visite.
  
  - Voici son adresse. Elle vous attend demain à dix-sept heures. Pour cette nuit, c’est hors de question. Elle a peur que vous ne lui portiez la scoumoune. Les joueurs sont truffés de superstitions de ce genre. Surtout les Chinois.
  
  Coplan n’insista pas. Tous deux ressortirent du Marco Polo.
  
  A l’écart des rues bien alignées, grouillantes d’activités, barbouillées de néons, étouffant sous les flots de marchandises étalées sur les trottoirs aux devantures des boutiques, le Marché aux Serpents, par contraste, était ceinturé par un dédale de ruelles interlopes, poisseuses et gluantes, aux murs gangrenés et lézardés. Au coude à coude avec les échoppes où se débitaient les soupes chinoises, accompagnées de remugles puissants, se rencoignaient des bordels pouilleux devant lesquels des filles jeunes, à l’œil cynique ou blasé, racolaient avec des voix criardes le chaland à l’allure faussement indolente. Filant le long des façades lépreuses, ceux qui étaient déjà soulagés de leur argent et de leur libido s’éclipsaient, le pantalon à peine remonté, vers le marchand de brochettes à la viande de porc ou de rat.
  
  A un carrefour, une prostituée surgit en trombe d’un boyau obscur au moment où deux cyclistes se croisaient devant Coplan et Delacour. Tel un bolide, elle emboutit le premier qui culbuta le second dont la bicyclette faucha les jambes de Coplan qui s’étala de tout son long. Comme pour se venger, craignant peut-être une roue voilée, conjectura Coplan, l’homme au vélo lui décocha un violent coup de pied dans la tempe gauche. Sous le choc. Coplan ferma les yeux et lâcha une bordée de jurons. A ce moment, sous l’œil abasourdi de Delacour qui détestait la violence physique et s’était prudemment reculé vers l’étroit trottoir, la prostituée se pencha sur Coplan et écarta son col de chemise. Coplan sentit une masse visqueuse et froide se faufiler entre ses omoplates, puis une vive douleur lui mordit l’épaule gauche.
  
  Instantanément il comprit. D’un bond il fut debout. La prostituée avait déjà disparu à l’intérieur d’un autre boyau de l’autre côté de la ruelle, tandis que les deux cyclistes slalomaient à toute allure, l’un derrière l’autre, entre les groupes de passants, alors qu’ils étaient arrivés au carrefour en provenance de directions différentes.
  
  Déjà il avait analysé la situation. Il plongea la main à l’intérieur de sa chemise et extirpa le serpent qui avait craché son venin. D’un puissant coup de talon il lui écrasa la tête et fonça vers un marchand de brochettes. Il rafla sur l’étal un couteau bien pointu dont il enfouit la lame dans le brasier de charbons ardents pour la désinfecter. Il dégagea son épaule blessée et, les dents serrées, ouvrit la plaie en enfonçant la pointe de la lame rougie.
  
  - Que... que faites-vous ? bégaya Delacour qui l’avait suivi et était horrifié.
  
  La chair grésillait un peu tandis que le sang coulait le long du bras. Des badauds s’étaient approchés et contemplaient le spectacle sans manifester leurs sentiments à l’exception de quelques-uns qui riaient. Le rire pour les Taïwanais était le moyen pudique de dissimuler leur émotion.
  
  Coplan lâcha le couteau et, de sa main droite, pressa avec force son épaule afin que le sang dégorge le venin. Enfin, il s’estima satisfait. Delacour était livide. Coplan restitua le couteau et remit une poignée de dollars au marchand de brochettes qui demeurait impassible.
  
  Delacour entraîna Coplan. L’épaule lui élançait douloureusement. Delacour prit sa place au volant de la Mazda et le conduisit à un hôpital où des soins énergiques lui furent prodigués.
  
  - Je vous garde en observation jusqu’à demain midi, trancha le médecin. A mon avis, la totalité du venin a été évacuée grâce à votre initiative fulgurante, mais on ne sait jamais. En tout cas, permettez-moi de vous exprimer mon admiration. Peu de gens auraient eu le courage de pratiquer cette incision.
  
  Delacour s’en alla et, aidé par le somnifère. Coplan dormit jusqu’à onze heures. Après un petit déjeuner frugal, il quitta l’hôpital et regagna le Grand Formosa Regent, où il se doucha sans toucher à son épaule blessée, avant de changer de vêtements.
  
  Jade frappa à la porte quand il terminait de lacer ses chaussures.
  
  - L’hôpital nous a prévenus, déclara-t-elle d’une voix tendue et le regard dur. Notre rafle au Marché des Serpents n’a rien donné. Impossible de mettre la main sur les deux cyclistes et la prostituée qui, plus que probablement, n’en est pas une. Comment vous sentez-vous ?
  
  - En pleine forme. Les médecins au temps de Molière pratiquaient couramment des saignées, je me suis souvenu d’eux, plaisanta-t-il.
  
  - C’est très courageux de votre part. Il est vrai que votre vie était en jeu.
  
  - Votre sentiment sur ce guet-apens ?
  
  - Les Triades. Typique des agressions auxquelles se livrent ces organisations criminelles. Si Thierry Berlioz est innocent et a été piégé, ce sont elles, forcément, qui ont monté le traquenard. De votre côté, vous avez levé les lièvres qui leur déplaisent. Alors, on tente de vous éliminer.
  
  - Pourquoi me prévenir à l’avance ?
  
  - Comment ça ?
  
  Il évoqua les quatre roses blanches, le bristol à l’horloge et à l’encre rouge, et le prénom My-Lian.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Les Triades adorent les symboles. N’oubliez pas que leur origine remonte à la nuit des temps quand l’univers chinois fourmillait de symboles et de superstitions. Respecter la tradition fait partie de la mentalité chinoise.
  
  - Si l’on a décidé de me tuer, pourquoi agir différemment avec Berlioz s’il gênait ? Pour quelles raisons lui organiser ce traquenard ?
  
  - Ce qui est valable aujourd’hui ne l’est plus obligatoirement demain, répondit-elle d’un ton sentencieux. Les Anciens disaient déjà que l’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve.
  
  Il alluma une Gitane et vit son front soucieux.
  
  - Quelque chose ne va pas ?
  
  - Dans la théorie qui voudrait que votre ami soit innocent, il demeure malgré tout le test ADN. Comment diable son sperme est-il arrivé dans le ventre de My-Lian s’il était absent à l’heure du crime ? Et pourquoi refuse-t-il de nous fournir son alibi s’il n’est pas coupable ?
  
  Coplan se garda bien de tout commentaire. Impossible de lui dire que Berlioz était un agent Alpha qui conservait ses secrets par-devers lui. Il changea de sujet :
  
  - En tout cas, ceux qui ont décidé de me tuer n’ont pas tardé à mettre leur projet à exécution. J’ai reçu les roses hier dans la matinée et, le soir même, ils me balançaient ce fichu serpent entre les omoplates.
  
  - Soyez prudent, conseilla-t-elle, alarmée, avant de partir précipitamment, appelée par ses obligations professionnelles.
  
  Il était quatorze heures. Il lui restait trois heures avant son rendez-vous avec Shoohine Wok. Mieux valait les mettre à profit. II retourna au Marché aux Serpents. Dans la clarté du jour, les prostituées paraissaient moins jeunes que la veille.
  
  Il en avisa une à l’œil cupide et acquiesça à sa proposition.
  
  La chambre était sordide. Coplan n’y prêta pas attention. La fille parlait un anglais écorché et tendait une main avide. Dans un premier temps, il lui remit le montant de la passe, puis fit craquer des coupures de cinq cents dollars NT.
  
  - Je ne suis pas ici pour te baiser, bien que tu sois très jolie, flatta-t-il. Je cherche un marchand d’armes.
  
  Elle plissa ses yeux bridés.
  
  - Combien pour moi ?
  
  - Dix mille dollars si tu me conduis au bon endroit.
  
  Elle lui prit la main.
  
  - Viens.
  
  Au-dessus du portail quadrillé par d’épais et solides barreaux se lisait Chou-Chen-Tchaï, Antiquaire, en lettres noires à demi effacées par l’usure du temps et les intempéries. Chou-Chen-Tchaï pesait son quintal et demi de graisse et son short noir délavé et informe enfermait des cuisses monstrueuses.
  
  - Je cherche des automatiques, déclara Coplan.
  
  - J’ai !
  
  Coplan paya la somme promise à la fille qui repartit sans mot dire. Chou-Chen-Tchaï entraîna son visiteur dans un dédale de souterrains humides qui débouchaient sur une succession de pièces exiguës et sans soupiraux.
  
  Rien à dire sur la qualité, se rassura Coplan en découvrant l’arsenal.
  
  - Clients toujours satisfaits, grasseya le Chinois dans son anglais ébréché.
  
  Coplan examinait les automatiques et hésitait entre les CZ 75, les Smith & Wesson 469, les Beretta 92 F et les Glock 19. Chaque marque possédait ses mérites. Le CZ75 était employé par de nombreux mercenaires. Contrairement aux idées reçues, ce n’était pas l’arme-miracle vendue à un prix de misère, bien qu’il vînt de l’Est. Cependant, la préférence de Coplan alla finalement au Smith & Wesson Mini Gun 469 et au pistolet autrichien Glock 19 Compact, au chien ne faisant pas saillie et à la surface supérieure lisse évitant tout accrochage lors du dégainé. Aux deux armes, il fit ajouter des chargeurs de rechange.
  
  - Honorable et honoré gentleman très fin connaisseur, louangea Chou-Chen-Tchaï qui jugeait bon de jouer les thuriféraires, fidèle en cela aux mœurs chinoises dont la flatterie était une composante essentielle. Armes choisies exceptionnelles !
  
  Coplan sursauta quand il énonça le prix, qui était exorbitant, mais il paya sans sourciller.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  - Tchao hann, ni hao ma (Bonjour, comment allez-vous) ?
  
  Coplan répondit en chinois mandarin à la salutation et Shoohine Wok en fut toute surprise.
  
  - Vous parlez notre langue ?
  
  - Je suis plus à l’aise en anglais.
  
  Familièrement, elle lui prit la main et l’entraîna dans le vaste salon aux meubles en rotin et au Steinway dont la queue effleurait le voilage, bayadère comme le vêtement qu’elle portait la veille au casino. Pour l’heure, elle était en tenue décontractée. T-shirt et pantalon de jean. Pantoufles brodées à la mode de la province du Shaanxi. Coplan saliva à la vue de sa silhouette éblouissante, de sa croupe généreuse, de ses hanches qui roulaient et tanguaient, de son visage qui rappelait une sculpture de l’époque Ming, dans lequel les yeux en amande brillaient comme des escarboucles.
  
  - L’expatriée du Tiers-Monde que je suis est flattée de recevoir un Français chez elle, cajola-t-elle. J’espère quand même que Valéry ne va pas m’amener toute la colonie française !
  
  Coplan fronça les sourcils. Une expatriée du Tiers-Monde ? N’était-elle donc pas une Sino-Américaine ?
  
  - Une expatriée du Tiers-Monde ? répéta-t-il. D’où ? De Chine populaire ?
  
  - De New York City. C’est désormais le Tiers-Monde. En dehors des ghettos pour milliardaires de l’East Side, la Grosse Pomme n’est plus qu’une mégapole de Tiers-Monde, voire du Quart-Monde. Le South Bronx ressemble à Sarajevo, Harlem c’est Chicago au temps d’Al Capone, les immigrés y crèvent de faim comme au Ruanda, et moi je n’ai pas envie d’y jouer les Casques bleus. Alors, j’ai émigré ici.
  
  - Pourtant, à votre accent, vous êtes née à New York City ?
  
  - Dans Chinatown.
  
  - Elizabeth Street ?
  
  - Mott Street. Au fait, c’est l’heure des cocktails. A Mott Street et ailleurs. Que diriez-vous d’en goûter un de ma composition ?
  
  - Avec plaisir.
  
  Dans le shaker, elle avait eu la main lourde sur l’alcool de riz dont le mélange avec le curaçao bleu et le filet d’angustura était harmonieux mais violent.
  
  - Que faites-vous à Taipei ? reprit-il avant de poser les questions qu’il avait préparées.
  
  - Je compose de la musique country.
  
  - Comment quelqu’un né à Mott Street de parents chinois peut-il composer de la country ? Pour cela, il faut avoir vu le jour avec un Stetson vissé sur le crâne, des boots aux pieds et en nasillant ses cordes vocales.
  
  - Malgré ces handicaps, je me débrouille quand même. Tenez...
  
  Elle vida la moitié de son verre, enfila dans le lecteur la cassette reproduisant l’accompagnement rythmique et s’assit sur le tabouret devant le Steinway. Elle plaqua quelques accords sur les touches du piano et commença à chanter de cette voix que Coplan avait déjà entendue dans la chambre d’hôtel de Valéry Delacour.
  
  
  
  Lotsa woodfires that I left unbumed
  
  Lotsa soft stones that I left untumed
  
  Gimme a raincheck...
  
  
  
  - Très bon, congratula-t-il. Je retire ce que j’ai dit.
  
  Elle abandonna le Steinway et vint reprendre son verre. Ses prunelles d’allumeuse restaient fixées sur Coplan.
  
  - Ainsi vous cherchez Kameo Hsueh ?
  
  - En effet.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Elle pourrait constituer l’alibi de mon ami Thierry Berlioz pour l’heure du crime.
  
  - A condition qu’il soit innocent.
  
  - Vous en doutez ?
  
  - Je ne sais pas. La police ne dit pas tout.
  
  - Vous savez où est Kameo ?
  
  - Je le sais.
  
  - Où ?
  
  Elle arbora un sourire rusé et ses yeux se réduisirent à deux fentes.
  
  - Qu’obtiendrai-je en échange ?
  
  Était-elle vénale ? s’interrogea-t-il, médusé.
  
  - De l’argent ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Je ne suis pas intéressée par l’argent.
  
  - Quoi alors ?
  
  - La réalisation de mon fantasme.
  
  - Lequel ?
  
  
  
  
  
  - Vous verrez. Soyez patient. Quand le carillon au-dessus du Steinway sonnera, sortez par cette porte. Vous tomberez sur la dalle qui longe la piscine. J’y serai. Accordez-moi un quart d’heure.
  
  Lentement, elle vida le fond de son verre, ses prunelles pétillantes jaugeant Coplan qui se rassurait. S’il s’agissait d’un guet-apens consécutif à l’envoi des quatre roses blanches, il avait de quoi vendre chèrement sa vie, grâce au Glock 19 placé sur sa hanche droite.
  
  Elle s’en fut, ondulant des hanches.
  
  Quand le carillon sonna. Coplan emprunta la porte qu’elle lui avait désignée et déboucha sur le dallage cernant la piscine. Là il reçut un coup au cœur. Sous les rayons du soleil qui déclinait, Shoohine évoluait dans l’eau bleutée. Ceci était banal, mais ce qui coupait le souffle, c’était la queue de poisson qui, à partir du pubis, emprisonnait ses jambes en les soudant. Cet accessoire, couvert d’écailles pour faire authentique, affublé de deux ailerons, se terminaint par des palmes en lieu et place des extrémités caudales.
  
  Coplan en restait estomaqué. C’est à l’aune de ses excentricités que l’on mesure le degré de folie de quelqu’un, avait coutume de répéter le Vieux.
  
  Shoohine était-elle folle ?
  
  Seins nus, naïade transformée en sirène, elle nageait avec langueur, agitant bras et palmes. Cette brune incendiaire, avec ses troublantes poses aquatiques, aurait frappé d’apoplexie le plus féroce des squales, pensa Coplan.
  
  Elle atteignit le bout de la piscine, se retourna et revint vers Coplan qui récupérait de sa surprise. Quand elle se hissa sur le dallage, il questionna :
  
  - C’est ça le fantasme ?
  
  - Celui-là et bien d’autres, comme, par exemple, une messe noire chez les tenants de Satan, une danse macabre sur les neiges du Kilimandjaro, une virée à cheval sur le flanc d’un volcan en éruption ou un viol initiatique par une secte hindouiste.
  
  Elle était vraiment un peu folle, se dit Coplan. La beauté s’alliait quelquefois avec le dérèglement de l’esprit. Elle vivait dans l’inconnu, le bizarre, l’insolite.
  
  - A Manhattan, j’ai consulté une psy. Ensemble, nous avons découvert que je ne peux parvenir à l’extase sexuelle que si je suis travestie en sirène. Finalement, c’est normal puisque j’appartiens au signe des Poissons, renforcé par mon année de naissance dans le zodiaque chinois qui correspond au Dragon. L’eau et le feu ! Quelle conjonction ! Jusque-là, je souffrais d’un blocage dont elle a su me débarrasser en décelant mon point faible, grâce aux électrodes qu’elle a posées sur tout mon corps.
  
  Elle prit la main de Coplan et le força à tâter l’armature de plastique qui enchâssait le bas de sa silhouette.
  
  - Réaliste, non ? Regardez ces écailles, ces ailerons. Ne suis-je pas une belle sirène ?
  
  - Ensorcelante.
  
  Elle s’allongea sur le dallage.
  
  - Vous voulez savoir où est Kameo ?
  
  - C’est le but de ma visite.
  
  Elle abaissa la fermeture Éclair qui s’allongeait du pubis à l’entrecuisse.
  
  - Si vous voulez connaître son adresse, prenez-moi afin que je puisse vivre mon fantasme.
  
  Il fallait passer sous ces fourches caudines, décida Coplan. Tant pis. Certes, l’épreuve n’était en rien désagréable. Cette divinité ambiguë qui se repaissait de chimères l’envoûtait littéralement, même si son cerveau souffrait de quelques failles. Mais le dérangement cérébral n’entamait en rien la splendeur corporelle. Et puis il fallait absolument savoir où s’était réfugiée cette Kameo qui pouvait sauver Berlioz, si l’analyse à laquelle il s’était livré correspondait à la réalité.
  
  Il s’introduisit dans l’étroitesse de l’entrejambe, gêné par la carapace en plastique.
  
  - Tu es Neptune troussant une de ses esclaves marines, haleta-t-elle.
  
  L’eau n’avait pas séché sur ses épaules et ses seins quand Coplan les étreignit. Elle enfonça sa langue incandescente dans la bouche de Coplan et il eut l’impression que ce contact l’étourdissait. Automate enivré, elle déploya alors ses talents, malgré tout entravés par la prison dans laquelle elle avait enfermé ses jambes. Néanmoins, son ventre poursuivait une lutte folle pour demeurer au diapason de son partenaire. Sensible à l’assaut frénétique qui la dévorait, habitée, fouillée, dévastée par l’engin puissant sur lequel elle se consumait, elle avait fermé les yeux et une expression extasiée s’était peinte sur ses traits, comme si elle chevauchait quelque rêve mythique ou l’allégorie d’une bacchanale sur fond de fresque océanique.
  
  Elle savait patienter et, quand Coplan se propulsa au sommet, elle lui emboîta immédiatement le pas en le couvrant de baisers enfiévrés et en exhalant son plaisir par des cris déchirants.
  
  Plus tard, la nuit tombée et de retour dans le salon après avoir revêtu une tenue plus classique, elle prépara à nouveau son cocktail de cosaque à base d’alcool de riz, de curaçao bleu et d’angustura. Coplan la réorienta vers le sujet qui l’intéressait :
  
  - Kameo ?
  
  Elle s’assit, sirota son mélange et alluma une Lucky Strike.
  
  - Elle est à Tonga. Dans le Pacifique.
  
  - A Tonga ?
  
  Coplan dut accomplir un effort intense pour ressusciter dans sa mémoire cet archipel à l’est de l’Australie et au nord de la Nouvelle-Zélande.
  
  - A Tonga, en effet, un coin perdu en plein océan. Il paraît qu’au large des côtes se promènent des sirènes qui aguichent les pêcheurs.
  
  Voilà qu’elle délirait à nouveau.
  
  - Qu’est-elle allée faire dans ces îles du bout du monde.
  
  - Chercher un passeport. Kameo est originaire de Hong-Kong. En 1997, et conformément au traité de 1898, le Royaume-Uni devra restituer cette ville et son territoire à la Chine populaire. Kameo craint ce retour dans le giron de Beijing. C’est pourquoi elle est allée à Tonga qui délivre des passeports aux citoyens de Hong-Kong pour leur permettre d’échapper à la citoyenneté chinoise en 1997. C’est le seul pays au monde qui agit ainsi (Authentique).
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Intéressant. Quand est-elle partie à Tonga ?
  
  - Je ne me souviens pas.
  
  - Était-ce avant ou après cette affaire Berlioz qui a occasionné tant de remous ici ?
  
  - Après, je crois.
  
  - Quand revient-elle.
  
  - Elle ne l’a pas dit.
  
  - Son adresse exacte à Tonga ?
  
  Shoohine prit le parti de rire.
  
  - Je n’ai pas son adresse, mais l’archipel compte à peine cent mille habitants. Je ne pense pas que tu éprouves beaucoup de difficultés à la dénicher, si elle y est encore.
  
  - Si elle n’y est pas, où pourrait-elle être ?
  
  - A Hong-Kong, à Singapour ou à Bangkok, mais sûrement pas ici, sinon je le saurais.
  
  - Tu as déjà rencontré Thierry Berlioz ?
  
  - Non.
  
  - Et elle ?
  
  - Je ne sais pas.
  
  De sa poche il sortit la photographie remise par Valéry Delacour.
  
  - C’est bien Kameo ?
  
  Elle examina attentivement le cliché.
  
  - C’est elle.
  
  Après encore quelques questions. Coplan prit congé.
  
  - Tchao kinn (Au revoir), fit-elle sur le seuil de la porte. Reviens quand tu veux. J’aime jouer à la sirène.
  
  
  
  Ce soir-là, il prévint Jade et Maître Tan-Chin-Hoat qu’il s’absenterait quelque temps.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  En empruntant le vol régulier des China Airlines, Coplan atteignit Manille en début d’après-midi. En vingt minutes, le taxi couvrit la distance qui séparait l’aéroport international du cœur de la capitale philippine. Coplan prit une chambre à l’hôtel Shangri-La dans Ayala Avenue où il se doucha, se changea et partit à pied dans Makati Avenue.
  
  L’immeuble datait des années soixante quand le président Marcos avait mis en œuvre ses projets architecturaux. Coplan traversa le hall, puis la cour en contournant ses pins d’Australie qui s’étiolaient dans l’atmosphère polluée de la ville. Dans le bâtiment en retrait, il s’arrêta au rez-de-chaussée devant une porte dont la plaque annonçait Agence artistique Ricardo Gonzalez. Il entra. Samouraï tout de cuir vêtu, le réceptionniste leva sur Coplan un regard langoureux.
  
  - Que puis-je faire pour vous, mon chou ?
  
  - Ricardo est là ?
  
  - Très, très occupé, Ricardo.
  
  - Passez-lui un coup de fil en lui disant que l’absence est à l’amour ce que le vent est au feu.
  
  Le Philippin ne parut pas surpris par l’étrangeté de la phrase et s’exécuta. Dix minutes plus tard. Coplan était introduit dans une vaste pièce peinte en blanc dont les murs constituaient un aréopage de dessins représentant des croupes féminines ou masculines.
  
  Ricardo Gonzalez s’avança vers lui et lui tendit une main ferme.
  
  - Ravi de vous revoir, monsieur Cayot.
  
  Cayot était le seul nom sous lequel il connaissait Coplan. Cheveux verts aux zébrures orangées, maquillage noir en masque de Zorro sur les paupières, lèvres outrancièrement carminées, vêtu d’un cafetan afghan tombant sur des escarpins vermillon, le maître des lieux trompait son monde en faisant croire qu’il était homosexuel. Son apparence de folle, ajoutée à celle de son réceptionniste et à son orientation artistique, cachait ses véritables activités, qui étaient des plus lucratives.
  
  Il alla à la porte qu’il verrouilla soigneusement et entraîna Coplan. Dans le fond de la pièce, il dépunaisa un dessin, le souleva et pressa un bouton. Un panneau, invisible jusque-là, coulissa et les deux hommes s’engouffrèrent dans l’ouverture qu’il dégageait.
  
  Dans l’étroit boyau, Coplan fut surpris par les relents que ses narines enregistraient. L’odeur était fade et écœurante, comme celle de l’eau dans laquelle des fleurs coupées ont trempé trop longtemps sans que celle-ci soit changée.
  
  Le Philippin déboucha enfin dans son antre en sous-sol, luxueusement éclairé par un flot de lumières électriques. Des classeurs et des armoires métalliques meublaient l’espace, ainsi que des tables et des planches de travail.
  
  - Monsieur Cayot, que vous faut-il ? questionna Gonzalez, très homme d’affaires.
  
  - Un passeport en provenance de Hong-Kong. Voici la photographie.
  
  - Forcément Hong-Kong ? J’ai tout un lot de passeports fantastiques délivrés par ces nouveaux pays qui peuplent l’O.N.U. ou qui n’y sont pas encore acceptés. Certains même n’existent plus. Prenez l’Afrique du Sud. Depuis l’arrivée de Mandela et l’unification du pays, quelques États ne sont plus indépendants, tels le Bophuthatswana, le Ciskei, le Transkei, le Venda et bien d’autres. Auparavant, ces États délivraient des passeports. Alors, qui m’empêche de continuer à le faire ?
  
  - C’est dangereux pour le détenteur du passeport.
  
  Gonzalez secoua énergiquement la tête.
  
  - Pas du tout, à partir du moment où je vous ai collé un faux visa sur la page adéquate. Quand vous arrivez à l’aéroport, de quoi s’occupe le fonctionnaire de l’Immigration ? Que vous ayez un passeport et un visa valides. Le reste, il s’en fout. Il ne sait même pas où se trouve le Bophuthatswana, le Basutoland ou le Botswana. Il ignore même si ces pays sont reconnus par l’O.N.U. ou pas. Je vous le dis, il s’en fout. Vous avez un passeport et un visa valides, c’est bon, vous êtes admis. Il tamponne votre document de voyage et le reste il s’en tamponne. S’il est vraiment consciencieux, il jette un coup d’œil à son bouquin qui contient la liste des personnes indésirables ou recherchées par Interpol, mais si vous n’y figurez pas, vous êtes persona grata.
  
  - Assez pertinent, reconnut Coplan.
  
  Pendant longtemps, le Philippin s’était spécialisé dans les passeports dits NIBELCOPALIB, qui étaient les initiales du Nicaragua, du Belize, du Costa Rica, du Panama et du Liberia, pays où, moyennant finances, il était loisible d’acquérir des passeports authentiques avec la restriction de n’être valables que deux ans et non renouvelables.
  
  - Ceux-là sont moins chers, bonimenta le Philippin.
  
  - Non, insista Coplan. Un passeport en provenance de Hong-Kong, vieux de dix-huit mois, avec une demi-douzaine de visas, dont celui de Tonga.
  
  Gonzalez sursauta.
  
  - Tonga ? C’est la première fois qu’on me le demande.
  
  - Dans la vie, je suis toujours dans les premiers, plaisanta Coplan. Comme identité, mettez Francis Wang-Chu.
  
  Il épela le nom, pendant que son interlocuteur grimaçait.
  
  - Vous ne faites pas chinois.
  
  - Le nom ne fait pas le moine. Date de naissance, inscrivez l’âge que vous me donnez. Lieu de naissance, impérativement Hong-Kong. Profession, ingénieur.
  
  - Très bien. Revenez demain en début d’après-midi. Paiement en cash, naturellement.
  
  Le lendemain, Coplan examina le passeport qui était la perfection même, paya sans barguigner le prix prohibitif qu’exigeait le Philippin et repartit en taxi récupérer sa valise pour prendre la direction de l’aéroport où il monta à bord d’un vol Qantas à destination de Sydney. Là il changea d’avion et s’envola pour Auckland en Nouvelle-Zélande. Pour finir, il emprunta un vol des Kiwi-Pacific Airways, une compagnie privée fondée par un pool de pilotes australiens et néo-zélandais, et atterrit enfin à l’aéroport de Nuku’Alofa sur l’île de Tongatapu.
  
  Il était huit heures du matin et il venait de poser le pied dans le royaume désuet de Tonga, représentant le féodalisme en plein vingtième siècle, une société figée où les aristocrates, comme les Mérovingiens, vivaient autour du palais et ne se rendaient sur leurs terres, réparties sur cent-soixante-douze îles, que pour ramasser les fermages. C’était aussi un archipel frappé par les séismes et dévasté par les cyclones qui ravageaient les récoltes de patates douces, de manioc et d’arachides.
  
  Sa valise était légère, car il avait laissé au Grand Formosa Regent ses autres bagages et les automatiques achetés au Marché aux Serpents. Il marcha jusqu’à la station de taxi et se fit conduire au Beach-comber Lodge. Le véhicule brinquebala sur la route aux fondrières creusées par les dernières pluies. Le paysage était conforme à la situation géographique, petites maisons modestes mais coquettes et neuves, sans doute reconstruites après le terrible cyclone Isaac qui avait plongé l'île dans la désolation. Partout, des cocotiers, l’arbre-providence du Pacifique.
  
  Le taxi vira sèchement sur sa gauche et Coplan tressaillit en voyant le panneau routier sur lequel était inscrit Aéroport de Nuku ’Alofa 3 miles 1/2.
  
  Où avait-il vu récemment une photographie représentant ce panneau ? Fébrilement, il chercha. Dans son esprit, il était associé à une silhouette de femme. Quelle femme ?
  
  Soudain il claqua des doigts. Il avait trouvé. Cette femme faisait vraisemblablement partie du complot dans l’éventualité où Thierry Berlioz était innocent, c’était garanti.
  
  Encore fallait-il le prouver.
  
  Le Beachcomber Lodge se composait de bungalows tout simples mais agréables. Ils étaient édifiés à la lisière de la plage, position éminemment dangereuse en cas de cyclone.
  
  Après s’être douché et changé. Coplan se rendit au Bureau du tourisme, organisme qui délivrait les passeports du royaume aux ressortissants de Hong-Kong. Le bâtiment se logeait à l’écart de la capitale, lui aussi tout près d’une plage ourlée de cocotiers aux noix florissantes, que secouait un vent violent venu de l’est, des îles Cook, qui donnait souvent naissance à des cyclones. Ce vent était-il annonciateur d’un cataclysme prochain ? Coplan fronça les sourcils. Il ne ferait peut-être pas bon s’attarder à Tonga.
  
  Il entra dans le bâtiment qui comportait une demi-douzaine de bureaux, tous inoccupés à l’exception de l’un d’eux. Sur la porte, on lisait Robert Tapu. En polynésien, se rappela Coplan, ce patronyme signifiait « sacré » et, par déformation, avait donné le mot « tabou ».
  
  Cette porte était ouverte. Il s’avança et exposa sa requête.
  
  - Je suis un citoyen de Hong-Kong et souhaiterais acquérir un passeport du royaume.
  
  - Vous êtes britannique ? questionna le fonctionnaire, un homme au visage empâté et à l’œil endormi.
  
  - Non, chinois. Voici mon passeport de Hong-Kong. Je suis un enfant trouvé sur le parvis d’une église à Kowloon et adopté par des Chinois.
  
  Le Tongolais feuilletait le document acheté à Ricardo Gonzalez.
  
  - Évidemment, Wang-Chu ne pouvait être votre identité d’origine. Je dois vous prévenir que nous ne changeons pas les noms et prénoms. Nous conservons ceux figurant sur les passeports qui nous sont présentés. Par ailleurs, il vous en coûtera mille pa’angas (Monnaie rattachée au dollar australien dont elle suit révolution), ou leur contre-valeur en dollars US.
  
  - Je suis d’accord. Au fait, vous avez dû rencontrer ma fiancée. Son nom est Kameo Hsueh. Elle vous a sans doute rendu visite hier ou avant-hier. Je n’arrive pas à mettre la main sur elle.
  
  - Effectivement, je lui ai délivré un passeport.
  
  - A quel hôtel est-elle descendue ?
  
  - Je suis désolé, monsieur Wang-Chu, la loi ne m’autorise pas à communiquer ce type de renseignement confidentiel. Pour votre passeport, revenez à dix-sept heures. N’oubliez pas l’argent. En numéraire, bien entendu, nous n’acceptons pas les chèques ni les cartes de crédit. Et souvenez-vous que les banques ferment à quinze heures.
  
  Coplan ressortit, marcha jusqu’à l’avenue principale de la capitale et entra dans une quincaillerie où il fit l’emplette de tournevis de différentes tailles et de gros gants.
  
  A midi, il déjeuna d’un poisson frit accompagné d’une purée de cacahuètes.
  
  Exact au rendez-vous de dix-sept heures, il reçut le passeport des mains de Robert Tapu qui lui réclama trois photographies. Une fut fixée au passeport et frappée du timbre sec. Coplan versa les mille pa’angas.
  
  - Vous voilà paré, monsieur Wang-Chu.
  
  Ce soir-là, la chance joua dans le camp de Coplan puisque, dès la nuit tombée, un défilé envahit les rues de la ville, fanfare en tête. Les festivités célébraient l’anniversaire de l’accession au trône de Tupou IV, roi de Tonga.
  
  Coplan se posta entre le bâtiment du Bureau du tourisme et la plage après avoir ramassé une grosse noix de coco. Quand les flonflons de la fête atteignirent la rue voisine, il projeta avec force le fruit dans la fenêtre de Robert Tapu. Le fracas du verre brisé passa inaperçu. Il était gagnant sur toutes les cases. A cause du vent, le fonctionnaire penserait qu’un souffle plus violent que les autres avait expédié la noix dans la vitre.
  
  Il enfila les gants et tourna l’espagnolette. En évitant de piétiner les éclats de verre, il se propulsa à l’intérieur et referma la fenêtre.
  
  L’un après l’autre, il essaya ses tournevis. Ce fut finalement le plus petit qui s’ajustait le mieux aux serrures des classeurs métalliques. Sans grosses difficultés, il dénicha le dossier de Kameo Hsueh. La photographie reproduisait des traits identiques à ceux du cliché remis par Valéry Delacour. Comme adresse à Tonga, elle avait donné le Sunbeach Motel. C’était tout. Question renseignements personnels, l’administration n’était guère exigeante dans le royaume.
  
  Il remit tout en place, emballa ses tournevis et éteignit le stylo-torche qui lui avait servi à s’éclairer. Il ressortit et referma l’espagnolette. Dans la ville se répercutaient les échos de la fanfare. Sur la plage, le vent se faisaient de plus en plus violent et secouait les cocotiers. Une noix roula même à ses pieds. Il fut convaincu que le sieur Robert Tapu ne trouverait pas bizarre qu’une de ses sœurs eût brisé la vitre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le Sunbeach faisait très Mers du Sud avec ses bungalows peints en blanc, son sol en azulejos, ses cocotiers et ses cormorans au plumage sombre. Exemple typique de l’indolence et du penchant pour le naturisme des autochtones, la réceptionniste, en transit dans un transat, était allongée languidement, et le déshabillé vaporeux ne laissait rien ignorer de ses formes opulentes et de ses seins qui ressemblaient à de petites noix de coco. Elle avait poussé le transat sur la terrasse et, la bouche grande ouverte, elle respirait l’air humide et salé de l’océan et de la nuit.
  
  - Un cyclone s’annonce, remarqua-t-elle quand Coplan se matérialisa devant elle.
  
  En même temps, elle plaqua sur ses tempes sa longue chevelure noire et frisée de Polynésienne que le vent rabattait sur sons visage.
  
  - Vous voulez louer un bungalow ?
  
  - Je voudrais voir une amie. Kameo Hsueh.
  
  - Elle est partie avant-hier.
  
  De dépit il se mordit la lèvre inférieure.
  
  - Où ?
  
  - Demandez donc à Jack Greene. Il est au bar. Là sur votre droite.
  
  Le barman somnolait. L’homme assis devant le bar s’ennuyait ferme, c’était visible, face à son Tullamore Dew. Il fut tout heureux quand Coplan lui adressa la parole.
  
  - Jack Greene ?
  
  - Lui-même.
  
  L’intéressé appartenait à la race des bavards. Sans le forcer, Coplan apprit qu’il était néo-zélandais et pilote d’avion, qu’il détestait boire en solitaire, si bien que Coplan lui tint compagnie devant une tournée de Tullamore Dew. Il était grand et fort, avec un teint rougeaud et des cheveux blonds presque blancs.
  
  - Je cherche une amie. Son nom est Kameo Hsueh.
  
  L’œil du pilote brilla.
  
  - Une sacrée nana. Elle se promenait perchée sur des talons hauts comme des gratte-ciel. Ici, aucune femme ne porte de talons hauts. Et puis ces poses troublantes qu’elle avait. Au fil d’une conversation elle se métamorphosait, tantôt poupée mutine et souriante, tantôt style dominatrice pour sado-masos, habillée de cuir et le fouet à la main.
  
  - Vous la connaissez bien ! s’étonna Coplan.
  
  - Pas du tout ! protesta l’autre. Je n’ai pas parlé avec elle plus de trois heures.
  
  - A quel sujet ?
  
  Le Néo-Zélandais avala une longue rasade de whisky.
  
  - Elle voulait que je la conduise à Saipan, finit-il par dire. Son projet était dingue. Six mille kilomètres à l’aller et il aurait fallu que je revienne ici. Avec mon zinc, il fallait compter cinq escales. Et je ne parle pas du coût financier. Elle aurait englouti une petite fortune. Tout ça parce qu’elle ignorait la géographie.
  
  - Saipan aux Mariannes ?
  
  - C’est bien ça.
  
  - A-t-elle précisé ce qu’elle allait y faire ?
  
  - Muette dans ce domaine. Quand j’ai refusé, elle est devenue glaciale. Aucune femme au monde ne se ferme, telle une huître, comme une Chinoise quand elle a décidé que vous ne l’intéressez plus. Bon, je ne devrais pas dire ça si elle est une bonne amie à vous.
  
  - Comment est-elle partie en définitive ?
  
  - Par le vol régulier des Kiwi-Pacific Airways à destination d’Auckland, point de passage obligé pour toutes les liaisons aériennes avec Tonga.
  
  Coplan paya une tournée supplémentaire de Tullamore Dew et prit congé du pilote qui le vit partir avec regret.
  
  Son voyage à Tonga n’avait pas été inutile, se félicita-t-il en réintégrant son bungalow du Beach-comber.
  
  Le lendemain, il reprit l’avion pour Auckland et suivit l’itinéraire classique Sydney-Darwin-Guam-Saipan. Le jour suivant, il atterrit à l’aéroport international de Saipan qui était la capitale des seize îles montagneuses des Mariannes du Nord, territoire d’outre-mer des États-Unis.
  
  Comme Tonga, l’endroit était paradisiaque. Coplan s’installa à l’hôtel Oceanside à deux pas de la plage. Cette fois, ce ne fut pas un pilote qu’il rencontra au bar, mais un journaliste-photographe freelance originaire de Kansas-City, un certain Bill Kasados.
  
  - Vous n’êtes pas japonais, qu’est-ce que vous venez foutre sur cette île ? lança-t-il dans ce style direct, typiquement US.
  
  Il avait les cheveux coupés en brosse, des yeux globuleux et un visage pointé en avant qui ressemblait à une tête de requin.
  
  - Pourquoi japonais ? voulut savoir Coplan.
  
  - Seuls les Japonais se pointent ici. Vous ne savez pas ce qui est arrivé à Saipan le 14 juin 1944 ?
  
  - Quoi donc ?
  
  - Il y avait trente mille soldats et civils japonais sur cette île quand nos Marines ont débarqué. Les Nippons n’avaient plus de munitions. Ils se sont jetés sur les rochers du haut d’une falaise haute de huit cents mètres. C’était apocalyptique. Un suicide collectif. Non seulement les soldats mais aussi les civils. Hommes, femmes, enfants. Les mères serraient leur bébé dans leurs bras. Quand elles hésitaient, leur époux les poussait avant de les suivre. Certains, pour ne pas voir le vide, marchaient à reculons jusqu’à ce qu’ils tombent. Horrifiés, nos Marines, pourtant des durs de durs, vomissaient à qui mieux mieux. Il y avait quand même des hésitants, non devant la mort mais à cause du vertige dont ils souffraient. Alors on les attachait en groupe avec des cordes et on les entraînait jusqu’au bord de la falaise. Aux dires de nos soldats, c’était le spectacle le plus horrible auquel ils aient jamais assisté. Malgré tout, ces Japonais étaient des seigneurs qui refusaient la honte, le déshonneur de la défaite et de la reddition. Chapeau !
  
  Coplan avala une gorgée de son bourbon et alluma une Gitane. Kasados lui en réclama une.
  
  - J’adore les cigarettes françaises. Vous savez qu’aux States c’est le grand chic de fumer des Gauloises et des Gitanes ?
  
  - Et pourquoi les Japonais seraient-ils aujourd’hui les seuls visiteurs de l’île ?
  
  - Il existe chez les Nippons une croyance. Pour que l’âme soit libérée de son enveloppe matérielle et accède au repos éternel en rejoignant les esprits des ancêtres, il est primordial que le squelette soit détruit par le feu. Mus par un altruisme que j’admire, les descendants de ces suicidés, qui étaient, pour les civils, des travailleurs immigrés à Saipan, viennent ici pour incinérer les ossements qu’ils découvrent afin que, par chance, ceux de leur ancêtre soient parmi eux.
  
  - Un travail d’hercule.
  
  - Vous l’avez dit. Je suis venu faire un reportage photo. Demain matin, ça vous plairait de m’accompagner ?
  
  - Je dois rechercher quelqu’un.
  
  A tout hasard, Coplan sortit la photographie de Kameo et la tendit à l’Américain.
  
  - Dans vos pérégrinations, vous ne l’auriez pas vue ? Elle a dû arriver avant-hier.
  
  Kasados examina le cliché.
  
  - Désolé, ce visage ne me dit rien. Jolie fille. Une Chinoise plus vraisemblablement qu’une Japonaise.
  
  - C’est une Chinoise, en effet.
  
  - Les Chinois ne sont pas bien vus ici.
  
  Le lendemain matin, Coplan passa deux heures en compagnie de Bill Kasados. Il était intrigué. Se pouvait-il que le but du voyage effectué par Kameo à Saipan ait un lien quelconque avec les incinérations japonaises ?
  
  Hallucinant, dut convenir Coplan, le spectacle de ces milliers d’hommes et de femmes rassemblés près des rochers au bas de la falaise maudite, qui cherchaient les ossements de ceux qu’ils avaient baptisés les martyrs. En maillot de bain, en tenue de plongée, ils fouillaient les fonds, ramenant ici un tibia, là un crâne.
  
  - L’océan a déplacé nombre de squelettes, déclara Bill Kasados après une série de clichés. Sur les trente mille, on estime que vingt mille peuvent être récupérés, surtout ceux qui ont été tués dans la jungle par les bombardements de l’U.S. Air Force. Les Chamonos, qui sont les aborigènes du coin, considèrent les Japonais comme des gens à l’esprit fêlé. Ils n’ont aucun respect pour leurs croyances mais, comme ce flot de touristes leur rapporte du fric, ils ont trouvé un moyen pour augmenter leurs revenus. Leurs bateaux de pêche vont piller les cimetières des îles avoisinantes et ils enfouissent ces squelettes dans l’humus de la jungle. Ensuite, ils s’offrent comme guides aux Japonais pour leur faire découvrir de nouveaux ossements, et ils empochent la rémunération. Tenez, venez par ici assister à une crémation. On se croirait à Bali, sauf qu’à Saipan ce sont des quintaux d’os qui se consument.
  
  Les tas s’élevaient sur deux mètres, constata Coplan. Une vision d’épouvante. Les flammes rongeaient les squelettes démantibulés, ressortaient par les orbites vides en craquelant les crânes, grignotaient fémurs et tibias, radius et humérus, en fendillant les mâchoires au passage.
  
  Des vertèbres, des métacarpes, des cages thoraciques explosaient en des myriades d’esquilles, tandis que tourbillonnait une fumée noirâtre, nauséabonde, âcre, dont les volutes serpentaient vers le ciel impavidement bleu, en même temps qu’elle projetait aux alentours une pluie d’escarbilles.
  
  - Attention à vos yeux, prévint Kasados qui filmait à satiété.
  
  En dehors de ceux qui alimentaient le feu, les autres membres de l’assistance s’inclinaient respectueusement, figés dans la prière, chrétiens, bouddhistes et shintoïstes mêlés.
  
  - Quand j’entends les os craquer sous l’action des flammes, j’éprouve l’angoissante impression que c’est l’âme qui crie pour accélérer sa libération, déclara l’Américain, la voix lyrique.
  
  - Je ressens une sensation identique, confirma Coplan.
  
  - Continuons de marcher en direction du bout de la falaise. Je veux vous montrer quelque chose de curieux.
  
  Coplan le suivit en l’aidant à porter son lourd matériel.
  
  Devant une grotte s’étalait sur le sable un haut tas d’os calcinés que triaient des hommes et des femmes.
  
  - Ils cherchent l’os hyoïde, expliqua Bill Kasados.
  
  Coplan était un peu perdu.
  
  - L’os hyoïde ?
  
  - C’est un os de taille réduite, en forme de fer à cheval, qui se loge au-dessus du larynx. Il possède une vertu étonnante. Il résiste à l’action du feu. Impossible de le brûler. Si bien qu’il est relativement facile de le distinguer dans cet amas de cendres. Les Japonais l’ont baptisé l’Os du Cou de Bouddha (L’épisode sur les suicidés de la falaise et les recherches actuelles, par leurs descendants, des ossements de ces morts sont authentiques).
  
  - Dans quel but le cherchent-ils ?
  
  - A leurs yeux, il possède des propriétés magiques, particulièrement en ce qui concerne la guérison de maladies ou la chance à la loterie. A la superstition, aucune limite.
  
  Coplan remercia le journaliste free-lance pour sa visite guidée et l’abandonna pour se consacrer à la recherche de Kameo. Il n’obtint aucun résultat auprès des trois compagnies aériennes, des agences de location de voitures, des taxis, des hôtels et des restaurants.
  
  Le soir, il rentra, exténué, à son hôtel, le Jinraï Oka, dont le nom, assez poétiquement, signifiait fleurs de cerisier en japonais.
  
  Bill Kasados l’attendait au bar devant un verre de tequila outrancièrement givré au sel.
  
  - La même chose sans sel, commanda Coplan au barman.
  
  - Vous avez rencontré le succès ?
  
  - Non.
  
  - Ne vous découragez pas. Cette île compte seulement une douzaine de milliers d’habitants. Comment votre amie passerait-elle inaperçue ?
  
  - Et combien de visiteurs japonais ?
  
  - A peu près autant que la population, rit l’Américain.
  
  - Elle pourrait se fondre dans leur masse.
  
  Bill Kasados plissa les yeux. Il était intrigué.
  
  - Êtes-vous certain qu’elle est votre amie ? Vous ne seriez pas, par hasard, un de ces flics privés qui traquent une épouse en rupture de contrat de mariage ?
  
  Coplan peignit sur ses traits une expression de totale candeur.
  
  - Tout juste, feignit-il d’avouer, car, après tout, cette ruse risquait de rapporter des agios.
  
  Bill Kasados se rengorgea.
  
  - Je l’avais deviné. Au fait, j’ai faim. On va se taper un bon gros T-bone steak, New York Cut ? J’en ai un peu marre des nourritures asiatiques !
  
  Le lendemain, Coplan poursuivit sa prospection. Ce fut un chauffeur de taxi hawaïen qui lui fournit le premier renseignement utile :
  
  - Je l’ai chargée à l’aéroport et déposée à Sandy Point au coin d’Ashbury Lane. Là, elle a posé sa valise sur le trottoir et a attendu que je reparte.
  
  - Vous m’y conduisez, décida Coplan.
  
  L’endroit, découvrit-il, était situé à environ six cents mètres de l’extrémité orientale de la Falaise des Suicidés. On apercevait d’ailleurs distinctement les hommes et les femmes, en maillot de bain ou en tenue de plongée, qui prospectaient les hauts-fonds. Dans Ashbury Lane, de loin en loin, se blottissaient des villas cossues au milieu de jardins dont certains étaient japonais et d’autres typiquement américains, avec des alignements de jacarandas et de casuarinas.
  
  Les sens aux aguets, misant sur son intuition. Coplan flâna dans l’artère, adossée à la plage de Sandy Point.
  
  Au bout d’une étroite venelle menant au ruban de sable bordant l’océan, il vit un groupe de Japonais qui, pareils à leurs compatriotes prospectant les hauts-fonds sous la falaise, pataugeaient dans l’eau. Sans doute espéraient-ils dénicher en cet endroit, éloigné de la gigantesque paroi rocheuse, des squelettes dispersés par les vagues et les lames de fond, supputa Coplan. Dans le sable, ils avaient planté un drapeau nippon, et le disque sanglant du soleil levant se trémoussait sur le fond de tissu blanc au gré du vent soufflant en provenance du large. Sur des trépieds étaient posées des urnes dont les flammes étaient rabattues par ce même vent vers la lisière des cocotiers, sans que leurs troncs puissent tout de même être léchés par les langues de feu. Plus loin étaient entassés des sabres, des baïonnettes, des couteaux-poignards au métal rouillé et des fusils au bois rongé par l’eau et le sel.
  
  Soudain, Coplan sursauta. Le calme ambiant venait d’être troublé par une succession de détonations. Il se figea sur place. Le vacarme était à peine assourdi et lui, l’expert en armes, reconnut immédiatement le tir caractéristique du Sturm Ruger Security Six calibré en 357 Magnum, un revolver d’origine américaine.
  
  Les coups de feu provenaient d’une villa dont le portail d’entrée s’ornait d’une grande plaque portant le mot Kichigaï. Coplan se souvint que Bill Kasados avait employé ce nom japonais pour désigner les suicidés de la falaise. Il signifiait fous ou martyrs, il ne se souvenait plus, et qu’importait, d’ailleurs ? Les fous étaient parfois des martyrs.
  
  Il courut et poussa le portail qui était entrebâillé. Au premier étage, une fenêtre s’ouvrit et une femme apparut dans l’ouverture. Coplan eut un instant de surprise en reconnaissant Kameo.
  
  Elle enjamba l’appui et sauta. Elle ne portait pas de chaussures à talons hauts, comme l’avait remarqué Jack Greene à Tonga, mais des baskets blanches, si bien qu’elle atterrit souplement dans le terreau, à la lisière du parterre de calcéolaires rouges mouchetées de jaune. Elle se redressa instantanément et fonça en direction de la plage, silhouette agile, vêtue d’un pantalon de jean et d’une veste écossaise, ses longs cheveux noirs serrés en queue-de-cheval par un ruban garance.
  
  Coplan se lança à sa poursuite.
  
  C’est alors que les trois hommes se ruèrent hors de la demeure en brandissant leurs revolvers.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan plongea sur le gazon pour éviter les balles. Il n’y eut pas de balles. Le trio courait vers le portail mais en se contentant de menacer Coplan en pointant ses armes sur lui. Incontestablement, ils étaient japonais.
  
  - Pas bouger ! Rester allongé ! lui criait dans son mauvais anglais celui qui semblait le plus âgé et qui paraissait éprouver beaucoup de difficulté à se mouvoir tant il était ventripotent.
  
  Ils le dépassèrent. Sous leurs pieds le gravier de l’allée crissait. Intérieurement Coplan enrageait à l’idée de se faire distancer par Kameo. Bientôt, les trois hommes atteignirent le portail et disparurent dans Ashbury Lane. Promptement, Coplan se releva pour tenter de rattraper le temps perdu.
  
  D’un bond, il sauta par-dessus le muret qui séparait la propriété de la plage. Sans vergogne, au passage, il avait piétiné un parterre de chrysanthèmes, indispensable ornement d’un jardin à la japonaise.
  
  Kameo arrivait à proximité du groupe de Nippons que Coplan avait localisé à l’extrémité de la venelle perpendiculaire à l’océan.
  
  Il sprinta. Elle ne se méfiait pas et ses oreilles ne semblaient pas enregistrer le bruit de la course derrière ni le sable qui crissait sous les chaussures de Coplan.
  
  Parvenu à un mètre dans son dos, il se catapulta à l’horizontale et la culbuta. Elle roula sur elle-même et, tout de suite, tenta de mordre et de griffer, transformée brusquement en véritable furie. Les traits empourprés par la colère, la lèvre rageuse, les yeux haineux, elle cracha au visage de Coplan qui essayait de la maîtriser avant de la calmer et de lui expliquer les raisons de son attitude. Pour le moment, la seconde partie de son plan était vouée à l’insuccès tant, avec l’agilité d’une anguille, elle luttait pour se soustraire à l’étreinte. A coups de genou, elle visait le bas-ventre, mais Coplan évitait de présenter à ses attaques cette partie sensible de son anatomie. Certes, il aurait pu aisément la knockouter. Cependant, il se refusait à placer leur éventuelle future collaboration pour innocenter Berlioz sous des auspices aussi détestables dès leur début. Il comptait beaucoup sur la lassitude qu’engendrerait pour elle un combat dont l’issue lui serait obligatoirement défavorable.
  
  Il ne vit pas dans son dos une Japonaise en maillot de bain qui arracha le drapeau. De toutes ses forces elle abattit la hampe sur sa nuque. Un instant groggy, il relâcha son étreinte et Kameo se dégagea. Ce moment de faiblesse ne fut que de courte durée et il parvint à la rattraper en lui agrippant une jambe. A nouveau, elle tomba en décochant un violent coup de talon au front de Coplan, sur la nuque s’abattit une seconde fois la hampe du drapeau. Cette fois, il piqua du nez dans le sable.
  
  Ce fut le moment que choisirent d’autres Japonais pour se jeter sur lui. En toute bonne foi, ils s’imaginaient qu’il éprouvait de mauvaises intentions à l’égard de la jeune femme qu’il poursuivait et s’érigeaient en défenseurs de la victime qu’elle était censée être à leurs yeux.
  
  Encore humides d’eau, leurs mains glissaient sur lui et, en un minimum de temps, il vit qu’ils étaient emplis de bonne volonté mais inexpérimentés devant un professionnel comme lui. Néanmoins, ils étaient nombreux.
  
  Kameo, elle, était parvenue à s’échapper.
  
  D’une manchette, il se débarrassa du plus entreprenant. Son talon enfonça les ménisques d’un deuxième. Son poing écrasa le nez d’un autre. Son genou ravagea les testicules d’un quatrième et, du tranchant de sa main, il estourbit un gros poussah qui tentait de le faire plier sous son quintal de graisse. Seul l’athlète lui tint vraiment tête. Il avait un teint effroyablement mercureux et ses yeux étaient si bridés qu’on apercevait à peine leur fente, si bien qu’il était ardu de déchiffrer son prochain mouvement.
  
  Coplan qui s’était remis debout après ses premiers succès ne le perdait pas de vue, bien que, du coin de l’œil, il suivit la course de Kameo qui bifurquait vers un embarcadère. A son aplomb se logeait la villa immédiatement contiguë à celle d’où s’était échappée la jeune femme.
  
  L’athlète bondit. C’était un adepte des arts martiaux. Coplan sauta en arrière et, du pied, frappa sèchement dans un trépied. L’urne bascula. Il la saisit au vol et la précipita dans les jambes de l’agresseur. Le kérosène enflammé se répandit sur les cuisses en brûlant la peau et le Japonais se mit à hurler en abandonnant toute velléité de combat.
  
  Coplan se retourna pour se lancer à la poursuite de Kameo et trébucha contre la hampe du drapeau que, traîtreusement, la femme avait glissée entre ses chevilles. Il s’étala de tout son long dans le sable mouillé. Elle s’apprêtait à employer sa tactique favorite et à lui assener un bon coup sur la nuque mais, cette fois, il exécuta un saut de carpe, retomba sur les reins et ses doigts agrippèrent le cylindre en bois. Il tira violemment pour l’arracher aux mains de la femme. Dans le mouvement, le tissu du drapeau se plaqua au-dessus d’une urne et prit feu.
  
  - Sacrilège ! hurla la femme, épouvantée.
  
  Coplan lâcha la hampe et se mit à courir en direction du débarcadère. Il était trop tard, enragea-t-il. Kameo décollait de l’appontement au volant d’une vedette ultra-rapide. Coplan en était pour ses frais et, désespéré, cherchait des yeux une embarcation de même type qu’il aurait pu utiliser. Il n’en vit pas.
  
  A cent mètres au large, Kameo lui fit un bras d’honneur énergique avant d’éclater de rire. Il ne goûta guère son sens de l’humour. Dépité, il la regarda disparaître au détour de la falaise, dans le sillage d’écume qui l’accompagnait. Des Japonais à la recherche de squelettes lui adressaient de la main des signes amicaux.
  
  Coplan se retourna. Deux policiers avançaient vers lui. Ils portaient l’uniforme traditionnel des flics des polices d’État américaines. Chapeau, pantalon à rayure noire, blouson. Le tout kaki. Leur voiture était garée à l’aplomb de la plage.
  
  - C’est vous qui brûlez les drapeaux japonais ? apostropha le premier, un type sec et dégingandé qui caressait négligemment la crosse de son Colt Commander enfermé dans son étui de hanche.
  
  - Vous avez commis un grave délit, accentua le second qui se remettait d’une quinte de toux.
  
  - Un accident stupide, plaida Coplan.
  
  - Suivez-nous.
  
  Il obtempéra, nullement inquiet. L’affaire lui paraissait des plus anodines. Ses papiers étaient en règle et il s’était débarrassé des deux passeports compromettants, celui de Manille et celui de Tonga. Rien à craindre et pas de questions embarrassantes à essuyer.
  
  Quand il passa devant eux, les Japonais lui tendirent le poing en vomissant un flot d’injures qu’il ne comprit pas. Le drapeau avait été trempé dans l’eau et les flammes s’étaient éteintes. Des gens agenouillés soignaient les blessés. L’athlète posa sur Coplan un regard haineux.
  
  - Vous y êtes allé fort, grogna le premier flic.
  
  - Vous êtes pugiliste ou quoi ? graillonna le second. Faut le faire. Ces Japs sont tous judokas ou karatékas. Pas facile d’avoir le dessus avec ces types-là.
  
  - Mais c’est pas une raison pour brûler leur drapeau, fustigea son collègue.
  
  - C’était un accident, répéta Coplan.
  
  Au quartier général de la police, il fut à nouveau fouillé, on lui vida ses poches et on lui confisqua son passeport avant de l’enfermer seul dans une cellule qui paraissait ne pas avoir servi depuis des lustres, tant elle était poussiéreuse.
  
  Il y patienta quatre heures en se demandant ce qui provoquait ce long délai.
  
  La porte fut enfin déverrouillée et il fut conduit dans le bureau du chief inspector qui se nommait Tom Sovnadzyk. C’était un vieux flic aguerri aux yeux rusés, né dans le quartier polonais derrière les abattoirs de Chicago. Il était en civil. Chemise hawaïenne sur pantalon beige. Dans un coin de la pièce était installé un vieux juke-box, un Wurlitzer des années cinquante. En sourdine, Nat King Cole chantait My Chérie Amour. Sovnadzyk fumait un de ces gros cigares noirs et torsadés à la mode toscane dont la fumée rappelait le foin coupé. L’ambiance à cause du juke-box, pensa Coplan, n’était pas vraiment policière.
  
  - Asseyez-vous, monsieur Croy, invita le chief inspector en désignant un fauteuil au cuir fatigué.
  
  Il avait un sourire finaud auquel ne se fia pas Coplan sur ses gardes. D’un tiroir il sortit le passeport et la photographie de Kameo.
  
  - Pour être franc avec vous, monsieur Croy, je vais vous livrer le fond de ma pensée. Vous avez brûlé un foutu drapeau nippon, vous vous êtes bagarré avec des Japs, vous en avez esquinté quelques-uns, de tout ça j’en ai rien à foutre. Pour le moment, ce qui m’intéresse c’est un assassinat.
  
  Coplan se raidit. L’affaire était plus sérieuse qu’il ne pensait.
  
  - Quel assassinat ? questionna-t-il en adoptant une expression innocente.
  
  Sovnadzyk ne répondit pas tout de suite. Il tapotait la photographie.
  
  - Jolie fille. Kameo Hsueh. Détentrice d’un passeport délivré par le royaume de Tonga. Normal pour une citoyenne de Hong-Kong. Les Japs avec qui vous vous êtes bagarré nous ont dit que vous la poursuiviez et que vous vous étiez battu avec elle. Pour quelles raisons ?
  
  - C’est un témoin susceptible de m’aider à innocenter un ami, faussement accusé de meurtre à Taïwan.
  
  - Et elle s’est montrée rétive à vous aider ?
  
  - En fait, je n’ai pas eu le temps de lui expliquer pourquoi je voulais la rencontrer.
  
  - A quel endroit a commencé votre poursuite ?
  
  Il lui était interdit de bluffer, réalisa Coplan. Ce flic aux cheveux gris acier, à la mâchoire carrée, était blanchi sous le harnais. Dans la droite ligne de sa profession, il tendait des pièges. Sa question en était un et il n’allait pas s’en laisser conter.
  
  - A la villa Kichigaï. Après les coups de feu.
  
  Avec cette précision, il désamorçait la mèche.
  
  Sovnadzyk inclina la tête en signe de satisfaction.
  
  - Elle s’est échappée de la maison et vous l’avez poursuivie. Avez-vous vu quelqu’un d’autre s’enfuir de la maison ?
  
  - Trois hommes armés. Des Japonais. Ils se sont contentés de m’ordonner de rester tranquille.
  
  - Nous les avons appréhendés. Vos dires sont confirmés. J’aimerais tout de même vérifier votre histoire de Taïwan.
  
  - Très simple. Passez un coup de fil au capitaine Oh-De-Beï de la Brigade criminelle de Taipei ou à son adjointe, le lieutenant Jade Tcheu-Qi.
  
  L’Américain ne manqua pas l’occasion. Ce fut Jade qu’il eut au bout du fil et, après s’être inquiétée de Coplan, elle certifia l’exactitude de la version qu’il avait fournie.
  
  Sovnadzyk raccrocha, le front serein, et s’en alla passer Don’t be cruel d’Elvis Presley. Coplan en profita pour se lever.
  
  - Suis-je libre ?
  
  Il tendait la main pour récupérer son passeport, la photographie et le reste de ses affaires personnelles. Sovnadzyk opina d’un bref mouvement du menton.
  
  - Vous êtes libre. Je vous restitue ce qui vous appartient. J’aimerais vous donner, pourtant, un conseil.
  
  - Oui ? encouragea Coplan.
  
  - Cette fille, vous devriez vous en méfier. Elle est belle, attirante, certes, mais dangereuse pour quelqu’un qui fonce tête baissée. Chez moi, à Chicago, on dit de ce genre de femme qu’elle a une gueule de vipère, c’est-à-dire qu’elle mord et vous injecte son venin.
  
  - Vraiment ? fit Coplan, l’air candide, en regardant le policier dans le blanc des yeux.
  
  - Tenez, savez-vous qui a été assassiné à la villa Kichigaï ? Le représentant des yakuzas à Saipan, un nommé Sukumoto, très bien implanté ici afin de se livrer à un trafic odieux. J’ai en vain tenté de le faire expulser. A quoi bon, d’ailleurs ? Il serait remplacé immédiatement par un de ses frères de l’armée du crime.
  
  Coplan avait dressé l’oreille.
  
  - En quoi consiste ce trafic ?
  
  - Les yakuzas ont vu rapidement le parti à tirer de la frénésie dont témoignent les Japs pour récupérer les ossements de leurs aïeux en vue de les rapatrier au pays natal. Comme les armes sont interdites au Japon, ils s’arrangent pour que les urnes funéraires contenant les cendres soient transportées à bord d’un cargo leur appartenant. Une fois le navire au large de Saipan, ils vident ces cendres dans la mer et les remplacent par des automatiques qui chez eux valent une fortune. Les assassins de Sukumoto sont trois frères qui ont été floués. Les restes de leur grand-père, miraculeusement retrouvés dans la jungle, ont été dispersés dans l’océan, interdisant ainsi à leur ancêtre l’accès au repos éternel. Alors, ils ont décidé de se venger en tuant le profanateur.
  
  - Édifiant.
  
  - Je m’arrangerai pour qu’ils ne reçoivent pas un châtiment trop sévère devant le tribunal. Tout ceci pour vous poser la question : que faisait cette Kameo Hsueh chez une crapule de cette espèce ?
  
  - Peut-être était-elle en visite ?
  
  - Nous avons découvert sa valise dans une chambre du premier étage.
  
  Ainsi s’expliquait, analysa Coplan, sa déconvenue quand il avait prospecté les hôtels de l’île.
  
  - Vous êtes très pointu dans les affaires de banditisme international ?
  
  - Je me défends, répondit Sovnadzyk avec prudence.
  
  - Existe-t-il des liens entre les yakuzas et les Triades de Hong-Kong ?
  
  Sovnadzyk parut décontenancé. Il plissa les yeux et examina Coplan avec un regard nouveau.
  
  - Pourquoi posez-vous cette question ?
  
  Chez lui, la traditionnelle méfiance policière s’éveillait.
  
  - A Taipei, certains pensent que le meurtre dont est accusé mon ami a sans doute été perpétré par les Triades. Au lieu d’être l’alibi de cet ami, Kameo Hsueh pourrait être celle qui a tendu le piège dans lequel il est tombé. Souvenez-vous, c’est vous-même qui l’avez dit, il faut se garder des gueules de vipère.
  
  - Très juste. A vrai dire, je ne sais pas grand-chose des liens qui uniraient les Triades aux yakuzas. Pourtant, je sais qu’à Guam, où j’ai été en poste, ces deux organisations criminelles travaillaient activement main dans la main pour leur plus grand profit. Néanmoins, je n’ai pas eu à m’occuper personnellement de leurs trafics.
  
  - Une dernière question, chief inspector. Kameo s’est enfuie à bord d’une vedette ultra-rapide. Avez-vous bon espoir de la retrouver ?
  
  - Oui, mais à condition qu’elle n’ait pas rejoint au large un cargo appartenant aux yakuzas et transportant des urnes funéraires.
  
  Coplan prit congé et retourna à son hôtel. Bill Kasados se morfondait devant un Tom Collins.
  
  - Paraît qu’on a buté un ponte yakuza, s’exclama-t-il. La chance pour moi. Étant sur place, j’ai pu filmer le lieu du crime et les trois assassins quand ils sont arrivés au Q.G. de la police. Je vais vendre mon reportage un bon prix. Au fait, vous avez retrouvé la fille que vous cherchez ?
  
  - Aucune nouvelle, éluda Coplan.
  
  Il resta encore deux jours à Saipan dans l’espoir que Sovnadzyk remette la main sur Kameo. Il reprit l’avion quand le chief inspector lui annonça :
  
  - On a retrouvé la vedette à moteur dérivant au large. Mon hypothèse était la bonne. Votre gueule de vipère a filé sur un cargo yakuza. Désolé pour votre ami si le témoignage de Kameo aurait pu l’exonérer des charges retenues contre lui. Mais, après tout, comme vous l’avez suggéré, c’est peut-être elle qui a creusé le piège dans lequel il est tombé.
  
  Sur son chemin de retour par Taïwan, il effectua un détour par Singapour où il connaissait un médecin légiste de renommée mondiale, diplômé de l’université de Californie à Berkeley, le professeur Hua-Tian. Celui-ci résidait dans une superbe demeure de Mount Sinai Crescent.
  
  Devant une tasse de Darjeeling il lui exposa son problème. Tout de suite, le Chinois fut fasciné.
  
  - Votre hypothèse est tout à fait possible, confirma-t-il.
  
  - Les choses auraient pu se passer ainsi ?
  
  - Machiavélique, mais plausible.
  
  - Vous avez déjà rencontré des cas similaires ?
  
  Le professeur Hua-Tian se gratta la tête d’un air embarrassé.
  
  - A vrai dire, non.
  
  - Alors, si j’ai raison, je vous tiendrai au courant. Ainsi serez-vous le premier à faire une communication en ce sens aux académies des sciences du monde entier.
  
  Le Chinois rit de bon cœur.
  
  - En tout cas, je souhaite que votre hypothèse soit la bonne et que vous puissiez ainsi innocenter votre ami. Néanmoins, il vous reste à démasquer le porteur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  - Les Triades et les yakuzas sont des alliés naturels, déclara Jade en découpant délicatement un morceau de canard laqué. Cependant, on ne m’a jamais confié une affaire sur laquelle ils opéraient ensemble.
  
  - Avez-vous progressé durant mon absence ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  - Hélas non ! Toujours ce fichu silence de Berlioz et cet alibi qu’il se refuse à évoquer. Cette obstination produit le plus détestable effet et risque de l’entraîner très loin. Vous savez, la peine de mort n’est pas abolie à Taïwan.
  
  - Quel est le mode d’exécution ?
  
  - La pendaison. Le grand saut dans le vide.
  
  Coplan retint une grimace. Il fallait absolument se démener pour que Thierry Berlioz n’aille pas se balancer au bout d’une corde.
  
  Après le déjeuner. Jade le quitta, prise par ses enquêtes. A bord de la Mazda Protégé il se rendit à Keelung. La circulation était dense et la route glissante à cause des pluies récentes. Il s’arrêta devant la villa cachée derrière le rideau d’eucalyptus. Tranquillement, il remonta l’allée traversant la pelouse qui, ce jour-là, était moins bien tondue que lors de sa première visite.
  
  Il sonna longuement. Sans succès. Il avait prévu cet échec et transportait sa trousse à outillage. Sans grande difficulté, il débloqua la porte et entra. L’atmosphère sentait le renfermé et il nota la poussière. Une hérésie dans l’esprit des Chinois qui avaient la poussière en horreur. Il marcha jusqu’au salon. Là, il avait possédé le corps androgyne de Suuky, caressé son nombril où était inscrit, prétendait-elle, l’assurance qu’elle renaîtrait trois fois. Superstitieuse, elle ne s’était pas servie de sa main gauche, fidèle en cela au mépris ancestral des Chinois. Il revoyait son regard filtré comme celui d’une statue de Bouddha. Rien ne semblait avoir bougé. Il inspecta les meubles et les sièges en rotin, les tapisseries Xinjiang. Puis les photos. Et repéra celle qu’il cherchait. Suuky devant le panneau routier sur lequel on lisait : Aéroport de Nuku ’Alofa 3 miles 1/2.
  
  Ainsi celle dont l’époux assurait que Berlioz lui avait proposé d’échanger My-Lian contre Suuky était allée elle aussi à Tonga. Ils étaient rares, les gens qui décidaient de rendre visite à ce royaume archaïque et perdu dont beaucoup ignoraient le nom et la situation géographique.
  
  Plus que troublante coïncidence.
  
  Qui avait pris la photo ? L’époux ? Kameo ? Quelqu’un d’autre ?
  
  Coplan fouilla la demeure mais ne découvrit rien d’intéressant.
  
  De retour à son hôtel, il reçut un coup de téléphone du général Ngo-Sung-Ho dont il avait sauvé la vie à l’escale de Bangkok.
  
  - Je n’oublie pas l’immense service que vous m’avez rendu, très cher monsieur Croy. J’ai voulu vous inviter plusieurs fois mais vous étiez absent de Taipei. Vous souvenez-vous du pari avec un ami que ce fou attenterait à nouveau à mes jours ?
  
  - Naturellement.
  
  - Vous serait-il possible de témoigner devant cet ami de la réalité de l’épisode de Bangkok ?
  
  - Avec plaisir.
  
  - Accepteriez-vous de dîner chez moi demain soir à vingt heures ? Vous avez l’adresse, je crois.
  
  - J’en serai très honoré.
  
  Le lendemain, Coplan visita Thierry Berlioz en présence du capitaine Oh-De-Beï, de l’interprète et de Maître Tan-Chin-Hoat. L’agent Alpha paraissait en pleine forme. Coplan comprit qu’il lui accordait une totale confiance pour le sortir de ce mauvais pas. A nouveau, il évoqua Xaviera.
  
  - Tu n’as pas de nouvelles d’elle ?
  
  - Je l’ai eue au téléphone.
  
  Berlioz esquissa un sourire ravi. Le sens de la réponse ne lui avait pas échappé. Il en avait déduit que Coplan avait déchiffré son message précédent. Il tenta alors d’en savoir plus, mais Coplan estima qu’il était dangereux de s’aventurer sur ce terrain, car il sentait Oh-De-Beï devenir méfiant. Trop fin pour ne pas renifler la réticence de Coplan, Berlioz n’insista pas.
  
  Après l’entretien, Oh-De-Beï prit Coplan à part dans la cour de la prison.
  
  - Le sort de votre ami est réglé s’il ne nous dit pas la vérité. Ne pourriez-vous pas le convaincre ?
  
  Coplan vit tout de suite l’ouverture favorable à ses intérêts.
  
  - A condition que vous me laissiez seul avec lui, hors votre présence, celle de l’interprète et de Maître Tan-Chin-Hoat.
  
  Le policier se renfrogna.
  
  - Je vais y réfléchir, promit-il.
  
  
  
  Quand Coplan se présenta chez le général Ngo-Sung-Ho, il constata que ce dernier avait reçu de l’Orient ce sens de l’hospitalité qui le conduisait à traiter ses invités en princes.
  
  Les plats et les assiettes étaient de porcelaine à bord rouge, décorés d’or blanc, les services des boissons en pur cristal, les couverts en or massif, les serveurs en gants blancs.
  
  L’autre parieur était un Chinois au visage émacié et parcheminé, au crâne rasé et à la silhouette voûtée, qui faisait couper ses costumes à Londres. Ses yeux scrutateurs ne quittaient pas Coplan. Tentait-il de deviner s’il allait dire la vérité ? s’interrogea celui-ci. La vraie vérité ou la vérité exposée par le général afin de gagner son pari ?
  
  Installé dans un fauteuil confortable, devant un Okole Maluna, il conta par le menu l’épisode de Bangkok. Le perdant ne se fit pas faute de l’interroger à satiété en cherchant à mettre le doigt sur le détail qui sonnait faux. Il n’y réussit pas, s’avoua vaincu et libella son chèque. Le général exultait.
  
  - On parie que ce vengeur exalté essaiera à nouveau quand il sortira de sa geôle thaïlandaise ? proposa-t-il.
  
  - D’accord, mais doublons le montant.
  
  Le dîner était succulent. Pâtés d’éperlans et de lingues, omelette fourrée à la chair de requin, poulet aux amandes, accompagné de nouilles tan’a aux oignons et au coriandre, compotes de fruits divers à l’alcool de riz. Coplan se régala.
  
  L’ami chinois partit tôt et, pour encore une fois le remercier, le général offrit à Coplan une superbe tapisserie en soie représentant les cinq concubines impériales dont on célébrait la mémoire au temple des Ou-Feï. Ces femmes avaient préféré se suicider en compagnie de leur seigneur et maître plutôt que de subir la honte de tomber aux mains du nouveau souverain mandchou.
  
  Coplan remercia avec profusion.
  
  - A mon tour de vous demander un service. Avez-vous quelque information sur les Triades ?
  
  Le visage du général se ferma instantanément et Coplan comprit qu’il était inutile de poursuivre dans cette voie.
  
  - Ou plutôt, enchaîna-t-il rapidement, je cherche une femme. Son nom est Kameo Hsueh. Je suis persuadé qu’elle est à Taïwan.
  
  Les traits du Chinois s’étaient rassérénés.
  
  - Très cher ami, je note le nom et, dès mon retour à Taipei, je m’en occupe.
  
  - Vous partez en voyage ?
  
  - Presque rien. Un saut jusqu’à Séoul. Je fais quelques affaires avec la Corée du Sud.
  
  Il esquissa un léger sourire ironique.
  
  - Une maîtresse bien-aimée qui vous a quitté ?
  
  - Elle m’a quitté dans des circonstances abruptes qu’il serait fastidieux de vous conter.
  
  - Confucius disait que les femmes courent après les fous, alors qu’elles évitent les sages. De ce que je sais, vous êtes un sage.
  
  - Vous me flattez, hôte très honorable, répondit Coplan en usant d’une formule de politesse chère au cœur des Chinois. Seulement, les sages s’aventurent quelquefois là où les fous n’oseraient mettre les pieds.
  
  
  
  Le lendemain matin, Coplan se prélassait dans son lit, en dégustant son copieux breakfast, lorsqu’on lui apporta son courrier qui se réduisait à une simple lettre. L’adresse était tapée à la machine. Son faux patronyme était orthographié KROY et non CROY. L’enveloppe contenait une feuille blanche sur laquelle un texte et une signature étaient dactylographiés.
  
  
  
  Rendez-vous aujourd’hui à 15 heures au Musée National du Palais dans Waï-Shuang-Hsi. Salle B, au rez-de-chaussée devant la vitrine du bronze numéroté 07.
  
  Je vous reverrai avec plaisir.
  
  Kameo
  
  
  
  Cette fois, la lettre n’était pas signée My-Lian, ni libellée à l’encre rouge. On n’y avait pas dessiné d’horloge et elle n’était pas accompagnée de quatre roses blanches. Les accessoires annonçant une mort proche étaient absents.
  
  Il n’en restait pas moins que Coplan demeurait méfiant. Cet envoi l’intriguait au plus haut point, sans pour autant lui couper l’appétit car il termina son breakfast sans se presser.
  
  Il réfléchit longuement et décida d’aller voir ce que cachait ce rendez-vous.
  
  Au nord-ouest de la ville, le musée s’adossait aux collines, dans un décor remarquable, et son architecture de style chinois traditionnel alliait noblesse et élégance. Le jouxtant, un parc étendait ses dimensions imposantes, ses arbres centenaires, ses allées taillées au cordeau et ses pelouses fraîchement tondues qui offraient au regard un vert opulent.
  
  Le musée rassemblait les chefs-d’œuvre des anciennes collections du palais impérial des dynasties Sung, Yuan, Ming et Qing qui avaient régné durant un millénaire en se succédant. La totalité des objets d’art, préservés malgré les conflits qui avaient ravagé la Chine au vingtième siècle, s’élevait à sept cent mille pièces.
  
  Fort en avance sur l’heure de rendez-vous. Coplan commença par inspecter les lieux, attentif à déceler le piège possible. Il n’en découvrit pas. Puis le grand amateur d’art qu’il était se promena de salle en salle, admirant les poteries, les porcelaines émaillées monochromes des Sung, les calligraphies sur des os oraculaires remontant à trois mille ans, les cloches et les vases tripodes en bronze, les peintures, les laques, les jades, les coffrets à trésor, les émaux, les livres rares des archives mandchoues et mongoles.
  
  A plusieurs reprises il était passé devant le bronze numéroté 07. Lui aussi était un vase tripode fermé par un couvercle sur lequel était gravée une inscription. La notice explicative indiquait qu’il s’agissait d’une urne funéraire dans laquelle avaient été placées, si l’on se fiait à cette inscription, les cendres d’un certain Hu-Fou-Man, probablement un mandarin vivant à l’époque de la dynastie mongole des Yuan qui avaient gouverné la Chine de 1279 à 1368.
  
  Dix minutes avant l’heure du rendez-vous, il se posta non loin du bronze. Le musée était ouvert de neuf à dix-sept heures et de nombreux visiteurs s’y pressaient, Chinois, Européens et Américains mêlés. Dans la foule, il guettait le visage de Kameo.
  
  A sa montre, il était quinze heures. Une petite fille blonde à la mine espiègle se faufilait entre les jambes des touristes malgré les appels de sa mère qui tentait de la rattraper. Elle accrocha le pied d’un gros Allemand coiffé d’un chapeau tyrolien et s’étala de tout son long. Son front buta contre le pilier de soutènement. L’instant d’après, elle pleurait. Coplan s’avança d’un mètre et la releva au moment où la mère, affolée, accourait.
  
  Dans le dos de Coplan, l’urne funéraire explosa en dynamitant la cage en verre qui l’abritait. Pulvérisé, le bronze se transforma en une tornade d’éclats mortels, d’échardes meurtrières, de fragments homicides, de copeaux assassins, propulsés par la puissance de la déflagration. Sur leur passage, les paisibles touristes venus là pour admirer l’art ancien chinois furent couchés sur le plancher impeccablement ciré, bientôt souillé par le sang répandu à travers les hideuses blessures.
  
  A demi protégés par le pilier. Coplan crut que son épaule gauche était arrachée et, sous le souffle, il fut projeté en avant. La petite fille hurlait de terreur mais elle était indemne, tandis que sa mère, touchée à la cuisse droite, perdait son sang en abondance. Sans se soucier de cette hémorragie, elle arracha son enfant des mains de Coplan et s’enfuit, épouvantée, dans la cohue qui se formait après l’attentat.
  
  Coplan se releva. En piétinant les morts et les blessés, les gens se bousculaient pour gagner plus vite la sortie de la salle B. Coplan, qui précautionneusement tâtait sa blessure et en avait les doigts tachés de sang, vit les deux hommes qui fendaient la foule en sens inverse. Il comprit instantanément qu’il s’agissait plus que probablement des tueurs qui, voyant que leur sale besogne n’avait pas produit les effets escomptés, accouraient pour l’achever. Certes, il était venu armé, mais il lui était impossible de tirer, sauf au risque de toucher des innocents dans cette foule si dense.
  
  Il les vit porter la main à l’intérieur de leur blouson et il identifia la crosse d’un automatique entre les doigts du premier, un Chinois jeune, au visage de brute épaisse et aux yeux méchants.
  
  Il enfouit sa tête entre les avant-bras, ce qui lui arracha un rictus de souffrance à cause de son épaule blessée, et fonça dans la baie vitrée. Ses quatre-vingt-quinze kilos fracassèrent l’obstacle et, sur le côté opposé à sa blessure, il se lança dans un roulé-boulé sur l’esplanade. Autour de lui, des gens terrifiés se dispersaient. Il jeta un coup d’œil derrière lui. L’un des tueurs le visait. Alors, il se catapulta derrière un bac à fleurs et la balle emporta une rognure de béton. Personne ne lui prêtait attention. De sa position il pouvait certes riposter sans crainte de toucher un innocent. Cependant, il n’avait pas le temps de visser le suppresseur de son et, malgré la panique ambiante, la détonation braquerait sur lui les feux de l’actualité. Il ne pouvait courir ce risque, d’autant qu’il entendait déjà les sirènes des voitures de police et des ambulances.
  
  En se projetant en avant à l’horizontale, il parvint à atteindre le caniveau dans lequel il rampa jusqu’à l’angle du bâtiment. A présent il était invisible. Il se releva en titubant et en réprimant une grimace de souffrance. La douleur dans son épaule gauche était atroce.
  
  Sans demander son reste, il courut vers les véhicules d’où débarquaient policiers, pompiers et ambulanciers.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  - Vous gênez les Triades, diagnostiqua Jade.
  
  - Si vous croyez que mon action gêne les Triades, cela signifie que vous ne croyez pas à la culpabilité de Berlioz, rétorqua Coplan avec logique.
  
  A ce moment, l’infirmière entra dans la chambre.
  
  - Ouvrez la bouche, ordonna-t-elle.
  
  Il s’exécuta et elle lui plaça le thermomètre sur la langue.
  
  - Refermez.
  
  Elle disparut et Jade reprit :
  
  - Je ne sais que penser. Coupable ? Innocent. Cette affaire et la contre-enquête que vous menez me paraissent énigmatiques, d’autant que vous n’êtes pas un professionnel de l’investigation policière. Dans le fond, vous êtes un homme mystérieux, certes plein d’allant et de charme... Mais pourquoi diable être allé à ce rendez-vous suspect sans m’en parler ? Il m’est apparu, depuis votre arrivée à Taipei, que vous étiez pourtant non dépourvu de sagesse.
  
  Il lui répéta la phrase qu’il avait décochée au général Ngo-Sung-Ho :
  
  - Les sages s’aventurent parfois là où les fous n’oseraient poser le pied.
  
  - Trois tentatives d’assassinat dans des pays différents, c’est beaucoup. Vous avez bénéficié d’une chance extraordinaire. Si j’ai raison, si les Triades sont après vous, la quatrième tentative sera la bonne. Et laissez-moi vous dire que les hôpitaux chinois sont peu sûrs. C’est là que les Triades exécutent ceux qu’elles ont manqués. On y assassine autant de monde que dans les restaurants de Little Italy à New York.
  
  L’infirmière revint, ôta le thermomètre, l’inspecta et hocha la tête avec satisfaction.
  
  - La fièvre est tombée. Vous serez bientôt sur pied.
  
  Elle retourna près du lit et tapota l’oreiller sous la nuque de Coplan.
  
  - Tout à l’heure, je changerai le pansement.
  
  Quand elle eut disparu. Jade insista sur le sujet :
  
  - Les Triades achètent le personnel hospitalier, le menacent de mort s’il refuse de coopérer. Cette infirmière, par exemple, qui a pris votre température, a été mêlée à une sale histoire voici à peu près un an.
  
  - Quelle histoire ?
  
  - Pour de mystérieuses raisons, un chauffeur de taxi a été victime d’une tentative d’assassinat. Il s’en est tiré avec quelques sérieuses blessures qui ne mettaient pas pour autant sa vie en danger. Il a été hospitalisé dans une chambre à dix mètres de la vôtre. Une nuit, cette infirmière, qui était surveillante d’étage, s’est absentée et le chauffeur de taxi a été égorgé. Lors de l’enquête, pour expliquer son absence, elle a prétexté un long séjour dans les toilettes à cause de coliques violentes qu’elle ne parvenait pas à soigner.
  
  Coplan se gratta la tête.
  
  - Je vais retourner à mon hôtel.
  
  - Il n’est pas plus sûr.
  
  - Que proposez-vous alors ? s’énerva-t-il. Un cul-de-basse-fosse dans la prison municipale ? La cellule voisine de celle de Berlioz afin que je le persuade de dire la vérité sur son alibi ? Face aux Triades, les prisons sont-elles plus sûres que les hôpitaux et les hôtels ?
  
  - Je vous propose mon domicile, fit-elle, impassible.
  
  L’espace d’un instant, il resta sans voix. Elle en profita pour tourner les talons.
  
  - Je vais voir votre médecin et me porterai garant de votre bonne santé. Nous attendrons que votre pansement soit changé et je promettrai de vous ramener chaque jour ici pour examen jusqu’à guérison complète.
  
  Elle ouvrit la porte et disparut. Quand elle revint, elle était accompagnée par le médecin et l’infirmière.
  
  - Nous avions justement besoin d’un lit, se félicita l’homme de l’art.
  
  Jade vivait dans Nanhaï Road, à quelques encablures du musée national d’Histoire et du Jardin botanique, une artère au demeurant bruyante et colorée, où abondaient les yam-tchas et leurs chariots de dim-sam. Avant de la rejoindre, Coplan était passé prendre une valise à son hôtel.
  
  L’appartement était coquet. Grande baie vitrée courant sur toute sa longueur, ameublement moderne et design. La touche chinoise était apportée sur les murs du salon par des toiles d’un mauve tendre sur lesquelles étaient reproduits des textes extraits des manuscrits du Grand Maître Wang-Hsi-Chin ou des calligraphies célèbres datant des dynasties T’ang.
  
  - Désolée, informa Jade, je n’ai qu’un seul lit, mais il est king-size et nous y tiendrons facilement à deux. Au fait, c’est l’heure du dîner. Je m’affaire dans la cuisine et je suis à vous dans une demi-heure. Servez-vous à boire, mais pas d’alcool, a recommandé le médecin.
  
  Elle confectionna un repas léger. Crevettes aux pousses de bambou précédées par une soupe de homard braisé au sel, riz sauté à l’ananas et salade de fruits exotiques.
  
  - Délicieux, louangea Coplan.
  
  Cette nuit-là, il ne parvint pas à dormir malgré la distance, dans le lit king-size, qui le séparait de Jade. Comme son ventre, le reste de son corps était tendu. Il avait beau essayer de libérer son cerveau, le sommeil le fuyait. A bout de patience, il avança le bras droit. A cause de sa blessure, le gauche lui était interdit. En cela, il était en conformité avec les superstitions chinoises.
  
  Jade dormait-elle ? A travers le voilage masquant la baie vitrée, des néons clignotants allumaient des éclairs feutrés, multicolores, sur ses traits aux paupières baissées. Il n’entendait aucun souffle de respiration.
  
  Sa main progressa.
  
  Jade sentit les doigts de Coplan sur son épaule. Leur chaleur traversait la soie de sa chemise. Ils se déplaçaient et caressaient sa nuque, en agissant si doucement qu’elle craignit de s’endormir, tout en refusant de perdre cette enivrante sensation sur sa peau. La main, subtilement, épousa la ligne du cou et descendit pour toucher ses seins en s’attardant dans le sillon. Elle n’eut aucune réaction, sauf celle de feindre le sommeil. Elle savait comment on respire en dormant. Alors, elle exhala un souffle régulier, un peu plus audible mais juste, cependant, ce qu’il fallait, sans exagérer outre mesure. Elle éprouvait des difficultés à rester totalement immobile. Ne pas bouger, ne pas bouger surtout, se recommanda-t-elle, afin de lui permettre de faire tout ce qu’il voulait. Il était excitant d’imaginer Coplan libre d’agir alors qu’il la croyait complètement endormie après une dure journée de labeur.
  
  Adroitement, avec un zeste de hardiesse, il effleura le nombril, puis le ventre et le pubis. Du pouce il remonta l’étoffe jusqu’à découvrir la chair, et de l’index fouilla la vallée qui, presque insensiblement, s’humidifiait.
  
  Cette fois. Jade ne put simuler plus longtemps le sommeil et haleta de plaisir. Impatiente, elle attendit. La caresse se faisait plus pressante, moins insinuante, moins timide.
  
  Elle gémit. Pourquoi temporisait-il puisqu’elle l’autorisait à faire tout ce qu’il désirait ? Elle se trémoussa. Elle avait l’impression d’être sur des charbons ardents et que Coplan était un de ces conspirateurs mandchous que l’on voyait dans les opéras chinois aguicher une jeune femme avant de s’enfuir lorsque le père courroucé frappait violemment à la porte. Prête à se donner à l’intrus, la jeune femme restait là, tremblante d’émoi, déçue et aussi en colère que le père, mais pour un autre motif.
  
  Et puis elle pensa à la blessure et au pansement sur l’épaule. Il était de son devoir de prendre l’initiative. Alors, elle dégagea le drap, repoussa la main, retroussa la chemise et l’ôta. Coplan restait allongé sur son côté indemne. Ce fut elle qui s’empala sur l’épieu qui se dressait.
  
  - Ne bouge pas, murmura-t-elle.
  
  C’était au tour de son partenaire de demeurer immobile et de subir le doux assaut qu’elle lui destinait.
  
  
  
  
  
  En dehors de son talisman en poils de chèvre. Jade portait une jolie broche ornée de beaux outremers. Elle croisa les jambes et attaqua :
  
  - Ne me bluffe pas, qui es-tu en réalité et qui est Thierry Berlioz ?
  
  Coplan joua l’innocence.
  
  - Tu éprouves des soupçons ?
  
  - Je ne suis pas la seule. Oh-De-Beï aussi. Ce qui lui a mis la puce à l’oreille, ce sont ces interventions en faveur de quelqu’un qu’il considère comme un assassin.
  
  - Et tes propres soupçons, à partir de quoi se sont-ils formés ?
  
  - Tes talents d’enquêteur et ces trois tentatives de meurtre, sans oublier tes voyages. Tu te balades à Bangkok, à Tonga et à Saipan comme d’autres prennent un taxi.
  
  - J’ai un tempérament de globe-trotter.
  
  - Ne change pas de sujet. Qui es-tu en réalité ? répéta-t-elle.
  
  Il bâilla.
  
  - Cet interrogatoire est-il la rançon de ton hospitalité émaillée, d’ailleurs, d’à-côtés particulièrement envoûtants que j’ai appréciés à leur juste valeur.
  
  - Ne détourne pas la conversation, fit-elle d’un ton sévère.
  
  Il trempa dans le café noir son toast tartiné de confiture de goyave et mâcha paisiblement avant de répondre, la mine réprobatrice :
  
  - La police n’a le droit de poser des questions qu’aux suspects et je ne suis pas l’un d’eux.
  
  - Ce n’est qu’une conversation privée. Tu réponds, oui ou non ?
  
  - Le non me paraît résumer ma position.
  
  L’air revêche, elle consulta sa montre-bracelet.
  
  - Je suis en retard. Nous reprendrons le sujet ce soir.
  
  Dès qu’elle fut partie. Coplan acheva son breakfast, s’habilla avec difficulté en raison de son épaule blessée, récupéra sa valise et sortit en claquant la porte. Il fallait tirer un trait sur Jade. La profession avait déteint sur elle. La curiosité, le soupçon la rongeraient par trop.
  
  Dans Nanhai Road il héla un taxi qui le conduisit à l’hôpital. L’infirmière minauda en le voyant.
  
  - Cette femme-flic ne me disait rien qui vaille, susurra-t-elle. Ici, vous serez en de bien meilleures mains.
  
  Coplan n’en était rien moins que certain, mais n’exprima pas le fond de sa pensée. Son pansement changé, il s’en fut malgré les récriminations de la Chinoise.
  
  De retour au Grand Formosa Regent, il reçut une heure plus tard un appel téléphonique du général Ngo-Sung-Ho.
  
  - Suite à notre conversation, j’ai peut-être des renseignements pour vous. Pouvons-nous nous rencontrer aujourd’hui ?
  
  - Certainement. Chez vous ? A mon hôtel ?
  
  - Non, je préfère ailleurs.
  
  Coplan ne fut pas sans noter la réticence dans la voix de son interlocuteur.
  
  - Où alors ?
  
  - Vous connaissez le Mémorial Chiang Kai-shek dans Chung Shan South Road ?
  
  - Bien sûr. Un monument étonnant.
  
  - A quinze heures, entrez par la porte Ta-Hsiao, tournez à gauche vers l’étang Yun-Han, franchissez le pont en dos d’âne. Je serai assis sur le banc entre le pin conique et le saule pleureur.
  
  - J’y serai et merci mille fois pour votre promptitude à me rendre service.
  
  - Vous m’avez sauvé la vie, ne l’oubliez pas.
  
  A peine eut-il raccroché que Coplan fut tourmenté. Il avait encore à l’esprit le sinistre rendez-vous en forme de guet-apens dont le bilan était atroce. Deux morts et dix-sept blessés dont lui-même. Voilà que se répétait un scénario identique. A quinze heures comme la fois précédente. Une simple coïncidence dont il aurait mauvaise grâce à s’alarmer ? Un musée comme le sanctuaire où le bronze avait explosé. Un lieu public où circulaient des milliers de touristes armés de caméscopes susceptibles de dissimuler un pistolet aux projectiles mortels. Une similitude de traquenard ?
  
  Oui, mais à Bangkok il avait sauvé la vie du général et les Chinois étaient connus pour leur sens élevé de la gratitude. Pourtant, était-il sûr que sous la pression des Triades l’on n’oublie pas le bienfait, en le passant par pertes et profits ?
  
  Il se souvenait de sa visite à Ngo-Sung-Ho et de son visage fermé quand il avait abordé le sujet des Triades. Et, à l’instant même, sa réticence à rencontrer Coplan soit chez lui, soit au Grand Formosa Regent. Non, il préférait un monument, un lieu public, comme pour l’autre attentat. Certes, la différence résidait en ce que, cette fois, le général se présentait en ami, ce qui n’était pas le cas de la lettre signée Kameo.
  
  Précautionneusement, il tâta son épaule blessée. Cet endroit de son anatomie jouait de malchance. D’abord, la morsure du serpent. A présent, des éclats de bronze qui avaient déchiré les chairs. Heureusement, le chirurgien avait réussi à tous les extraire.
  
  Enfin il se décida et emporta le Glock 19 Compact après avoir introduit une cartouche dans la chambre et bloqué le cran de sûreté.
  
  
  
  Haut de soixante-dix mètres, le Mémorial était un édifice d’architecture traditionnelle chinoise. Des tuiles bleu lapis-lazuli recouvraient son toit pointu de forme octogonale. Murs de marbre blanc, cernés de plates-bandes de fleurs rouges ajoutant à la solennité et à la splendeur.
  
  Au premier étage se dressait la statue en bronze de feu le maréchal Chiang Kai-shek, l’ennemi héréditaire des communistes, qui avait fondé la République de Chine à Taïwan après sa défaite en 1949 devant les troupes de Mao-Tsê-tung.
  
  A sa mort en 1975, le Mémorial avait été édifié au centre de la capitale pour perpétuer le souvenir de celui qui avait tant lutté pour la liberté.
  
  Fort en avance sur l’horaire. Coplan changea son itinéraire et entra par la porte Ta-Chung qui signifiait Loyauté. Il espérait bien que cette qualité serait celle du général. Par le pont en dos d’âne de l’étang Kuang-Hua, qui était le frère jumeau de l’étang Yun-Han, lieu du rendez-vous, il traversa l’étendue d’eau en inspectant attentivement les abords, cherchant à localiser les points où pouvait être tendue une embuscade.
  
  Il n’en découvrit pas.
  
  En se mêlant aux touristes qui baguenaudaient dans l’allée centrale Chan Yang, il examina, à travers les jumelles qu’il avait apportées, les abords de l’autre étang, et plus singulièrement ceux du banc placé entre le pin conique et le saule pleureur. Soigneusement, il observa les alentours et fut vite convaincu qu’en adoptant une position stratégique, qu’il mit aussitôt au point, il décèlerait le danger s’il en existait un.
  
  Bientôt il vit arriver Ngo-Sung-Ho et le suivit de loin. Vêtu avec une élégance surannée, complet blanc et large panama bistre, le général marchait d’un bon pas. Coplan lui laissa cinq minutes d’avance et vint s’asseoir en adoptant la position stratégique qu’il avait planifiée.
  
  Le général parut légèrement surpris par son attitude prudente mais, rompu à la courtoisie asiatique et de crainte que son sauveur ne perde la face s’il lui en était fait réflexion, il s’abstint d’émettre une observation.
  
  - Très cher ami, je suis honoré de vous revoir.
  
  Tout en surveillant les environs. Coplan lui adressa à son tour un compliment.
  
  - Mon séjour à Séoul, reprit le général, a été plus bref que je ne pensais. J’en ai été très heureux, car je n’apprécie guère la capitale sud-coréenne. De retour ici, je me suis occupé du renseignement que vous m’aviez demandé. Naturellement, en raison de mon grade et de mon passé, je peux compter sur quelques bonnes relations...
  
  Était-ce une précaution oratoire pour éviter de dire qu’il avait contacté les Triades ? s’interrogea Coplan. Ou bien était-ce réel ? Il grimaça. Pour deux raisons. La première, parce que son épaule blessée l’élançait douloureusement. La seconde, parce qu’il se sentait devenir paranoïaque.
  
  Le général s’interrompit.
  
  - Vous semblez souffrir ?
  
  C’est alors qu’il remarqua que la veste était plus gonflée à gauche qu’à droite.
  
  - Qu’avez-vous là ? Un pansement ?
  
  - Rien de sérieux. Une bricole. Une mauvaise chute en enjambant le bord de ma baignoire. Finalement, qu’avez-vous appris sur Kameo Hsueh ?
  
  - Vous semblez bizarre tout à coup ? insista Ngo-Sung-Ho. Vous vous sentez réellement bien ?
  
  - Je me sens en pleine forme.
  
  Le général parut hésiter, puis chassa devant sa bouche une mouche imaginaire.
  
  - Kameo Hsueh, livra-t-il enfin, va revenir sous peu à Taipei. Son point de chute sera le domicile d’une certaine Shoohine Wok, une Sino-Américaine qui vit au 17 de Chienkuo South Road. Je n’en sais pas plus.
  
  Coplan se garda bien de préciser qu’il connaissait la personne et l’adresse. Il remercia chaleureusement. Le général se leva et soupira.
  
  - Comme moi, vous vivez dangereusement, très cher et honoré ami. N’hésitez pas à faire appel à moi pour d’autres informations qui vous seraient utiles. A bientôt, j’espère.
  
  Coplan regarda autour de lui. Il ne s’était rien passé. Pas d’attentat, pas de sicaires, pas de projectiles mortels. Il s’était trompé tout simplement. Le général ne trahissait pas ceux qui lui avaient sauvé la vie.
  
  Il laissa Ngo-Sung-Ho prendre le chemin de la sortie en franchissant le pont en dos d’âne et s’engagea, par prudence malgré tout, dans la direction inverse qui conduisait au Théâtre national, longea celui-ci et sortit par la porte Ta-Chung-Chin-Cheng.
  
  A l’abri dans un yam-tcha, il réfléchit devant une tasse de café. Il fallait absolument obtenir un entretien en tête à tête avec Thierry Berlioz, et seul le capitaine Oh-De-Beï était susceptible de lui accorder la permission. Mais s’il la lui refusait ? Alors, il convenait de bâtir un plan de campagne.
  
  Il en était à sa quatrième tasse de café quand sa fertile imagination lui fournit la solution.
  
  Il sortit du yam-tcha et remonta Chung Shan Road jusqu’à ce qu’il déniche une pharmacie où il fit l’emplette de tubes en verre de différentes tailles, équipés d’un bouchon en liège. Plus loin, dans une papeterie, il acheta une boîte d’étiquettes autocollantes et un tube de colle. Il ressortit pour héler un taxi, car il s’était résolu à laisser au parking de l’hôtel la Mazda Protégé, son épaule blessée lui interdisant de conduire avec son habileté coutumière.
  
  Dans Poai Road, des agents en uniforme débarquaient des cars de police des jeunes Américains ou Européens, sales et en guenilles, qu’ils avaient probablement raflés aux abords du Marché aux Serpents où, sous le manteau, se négociaient tes doses de drogue. Matraque à la main, les policiers poussaient le troupeau de garçons et de filles en direction du dépôt.
  
  Coplan gagna les locaux de la Brigade criminelle. Jade était invisible. Dans le couloir il buta contre le capitaine Oh-De-Beï qu’il salua courtoisement.
  
  - Il faut absolument que je voie mon ami pour l’inciter à dire la vérité.
  
  - Vous l’avez déjà fait sans succès.
  
  - Cette fois, en tête à tête, sans témoins, comme je l’ai déjà proposé.
  
  Le Chinois secoua la tête.
  
  - Impossible. Le procureur s’y oppose.
  
  Coplan insista mais n’obtint qu’une fin de non-recevoir. Il repartit en peaufinant les modalités du plan qu’il avait élaboré dans le yam-tcha.
  
  Le cœur un peu battant, il frappa à la porte du bureau de Jade. Pas de réponse. Il entra et referma précipitamment en voyant Oh-De-Beï revenir, les bras chargés de lourds dossiers.
  
  Sur sa requête. Jade l’avait amené ici pour lui montrer les photographies de My-Lian et il en avait profité, comme à son habitude, pour étudier la disposition des lieux et remarquer l’étagère consacrée aux pièces à conviction de l’affaire Thierry Berlioz.
  
  Sans grand effort, il dénicha le tube contenant le sperme recueilli dans le vagin de My-Lian. Une étiquette, collée par le médecin légiste, l’identifiait. Il le glissa dans sa poche et quitta rapidement les lieux après s’être assuré que ni Oh-De-Beï ni Jade ne rôdaient dans le couloir.
  
  Au coin de Poai Road, il arrêta un taxi et se fit conduire au Grand Formosa Regent. Dans sa chambre, il posa le tube et ses emplettes sur la table et s’affaira. D’abord, il se fit monter du thé par le room-service et, grâce à la vapeur dégagée par la théière, décolla l’étiquette posée par le médecin légiste, qu’il remplaça par une étiquette vierge sur laquelle il inscrivit en majuscules et en anglais « Sperme T. Berlioz ». Pour finir, il se débarrassa des tubes de différentes tailles qui ne correspondaient pas à celle utilisée par le médecin légiste. Ceci fait, il plaça dans sa poche le tube dérobé dans le bureau de Jade.
  
  Il quitta sa chambre et, dehors, le portier siffla pour appeler un taxi.
  
  
  
  - Tchao hann, ni hao ma ? lança Shoohine quand elle lui ouvrit la porte.
  
  Il restait sur le seuil, pris à la gorge par sa silhouette époustouflante, mise en valeur par la robe chinoise, collet monté certes mais érotiquement moulante qui bombait les seins et, par les larges fentes du genou à la hanche, dénudait le blanc nacré des cuisses affriolantes.
  
  - Entre donc chez l’expatriée du Tiers-Monde, invita-t-elle avec son sourire enjôleur. Je préparais justement un cocktail. Le même que l’autre fois.
  
  Dans le vaste salon aux meubles en rotin, les touches du Steinway étaient recouvertes de partitions musicales. Du revers de la main, elle les expédia sur le plancher.
  
  - Tiens, j’ai avancé dans ma chanson.
  
  Elle plaqua des accords et se mit à chanter.
  
  
  
  Lotsa cruises in my memories,
  
  Lotsa bruises in my sad stories,
  
  Gimme a raincheck...
  
  
  
  - Pas mal, mais si cruises traduit croisières, il signifie aussi chercher un partenaire sexuel.
  
  Elle rit aux éclats.
  
  - Il est trouvé. C’est toi.
  
  - Quel est ton fantasme aujourd’hui ? Encore la sirène ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Le cocktail qu’elle confectionna ressemblait à celui de la première fois. Torride et explosif en raison du matraquage de l’alcool de riz sur le curaçao bleu et le filet d’angustura. De ce côté-là, elle tenait le coup, sans doute par sa fréquentation assidue des bars de Manhattan.
  
  - Tu es allée à Tonga ? questionna-t-elle en baissant sur son verre son regard bridé.
  
  - Je n’y ai pas trouvé Kameo.
  
  - Alors, qu’as-tu fait ?
  
  - Je suis revenu ici.
  
  Inutile d’évoquer l’épisode de Saipan, se convainquit-il.
  
  - Et ton ami accusé de meurtre ?
  
  - Il croupit en prison. Peu d’espoir de le tirer de là si je ne mets pas la main sur Kameo.
  
  - J’ignore l’endroit où elle s’est réfugiée. Dans le zodiaque chinois, elle est Dragon, et ce signe est insaisissable. Gardienne de secrets fabuleux, symbole d’une puissance vertigineuse, cette créature à écailles se cache dans une grotte impénétrable, au sommet d’un pic rocheux et inaccessible, plonge dans le tumulte de flots ténébreux ou se terre à la lisière d’un marécage.
  
  - Tu es lyrique, s’amusa-t-il.
  
  - Pas lyrique, réaliste.
  
  - A quel signe appartiens-tu ? J’ai oublié.
  
  - Dragon, puisque je suis née en 1964. Si tu ne le sais pas, je suis un animal terrifiant, crachant des flammes et faisant trembler le sol sous mes pas. De temps en temps, je m’envole dans les airs à l’aide de mes ailes noircies et dentelées. Et, en surimpression, je traîne dans mon sillage un cortège de rêves frénétiques, tout frémissants de hantises et de fantasmes.
  
  - Comme celui de la sirène ?
  
  - Tout juste. Au fait, pourquoi ton épaule gauche est-elle plus gonflée que l’autre ?
  
  - Un pansement. A cause d’un accident.
  
  - Grave ?
  
  - Sanglant, mais pas grave. A propos, si tu te déguisais en sirène ? Je meurs d’envie de te revoir ainsi travestie.
  
  Elle vida le reste de son cocktail et disparut, un sourire ravi sur les lèvres, en ondulant ses hanches qui enchantaient le regard.
  
  Aussitôt, Coplan fonça sur le Steinway. C’était un piano à queue, avec cordes et table d’harmonie à l’horizontale. Il l’ouvrit et chercha un endroit qui soit dégagé afin que sa manœuvre n’entrave pas la bonne marche de l’instrument de musique. Chevalets, échappements, noix, marteaux, chevilles et cordes étaient à écarter. Finalement, en désespoir de cause, il choisit la paroi intérieure et sortit de sa poche le tube dérobé dans le bureau de Jade et dont il avait changé l’étiquette. Dans l’autre poche, il pêcha la paire de ciseaux à ongles et le rouleau de sparadrap récupérés dans sa trousse à pharmacie à l’hôtel. Il découpa une bande et s’en servit pour maintenir le tube en place. Ceci fait, il referma le panneau et rangea ses accessoires dans la première poche.
  
  Quand le carillon sonna, il gagna le dallage entourant la piscine. Comme la première fois, la vue de Shoohine lui coupa le souffle. A cause du temps couvert, elle n’avait pas plongé dans l’eau et restait allongée sur le bord en contemplant Coplan de ses pupilles allumeuses, sa main baissant avec impatience la fermeture Éclair qui courait du pubis à l'entrecuisse. En même temps, elle agitait ses jambes soudées l’une à l’autre, inculquant ainsi à la queue de poisson et aux ailerons un mouvement pareil à celui d’un squale évoluant sous la surface de l’océan. De même, les écailles frissonnaient, en bruissant presque imperceptiblement, telles des feuilles d’arbre sous une brise indolente.
  
  - Viens donc, invita-t-elle. Sais-tu que je n’ai pas fait l’amour depuis ta dernière visite ? La nuit, j’ai souvent rêvé à toi. Le souvenir était inoubliable et je suis restée guanxi.
  
  Avant d’obéir, il demeura un long moment à l’admirer. Dans le jour qui tombait, elle avait allumé trois puissants projecteurs qui jouaient à la fois sur l’eau, en lui arrachant des reflets bleutés, et sur son corps, en extirpant aux écailles des particules de lumière argentées.
  
  - Viens donc, répéta-t-elle, émoustillée. Viens t’engloutir en moi, sois ma country music.
  
  Il s’approcha et s’enfonça en elle. Son cerveau demeurait froid malgré l’attirance que cette superbe créature exerçait sur lui. Il ne fallait surtout pas louper le coche, comme il l’avait programmé. Son plan était bâti sur ce succès. Shoohine avait fermé les yeux et son expression extasiée trahissait le plaisir qui l’inondait. Quand elle poussa un cri plaintif au moment où l’orgasme la ravageait, il se retira, la retourna sur le ventre et se frotta à la cambrure de ses reins, là où le ruban en caoutchouc de la prothèse-queue de poisson terminait son emprise en comprimant la taille. La chair douce et chaude au-dessus des reins l’amena à son tour à la jouissance et il explosa sur le dos au sillon voluptueux. Déjà, d’une main, il avait sorti un tube de sa poche, l’avait débouché et, prestement, il l’emplit de sa semence avant de le reboucher et de l’enfouir dans sa poche.
  
  Enfin, il se dégagea.
  
  - Tu vois que toi aussi tu as des fantasmes, applaudit la belle Chinoise. C’était à ça que tu rêvais, hein ? Jouir sur mon dos !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Sur le tube contenant son propre sperme, Coplan avait recollé l’étiquette libellée par le médecin légiste et ôtée sur celui à présent dissimulé dans le Steinway. Sous prétexte de relancer Oh-De-Beï, il était retourné au Q.G. de la police. Jade n’était pas revenue. Sans difficulté, il plaça le tube dans l’espace vacant sur l’étagère et retourna à l’hôtel après que son pansement lui eut été changé à l’hôpital.
  
  Une heure plus tard. Jade fit son apparition. Elle était furieuse.
  
  - Je t’offre l’hospitalité pour éviter que l’on n’essaie de te tuer à nouveau et tu t’enfuis ?
  
  Il eut un rire grinçant
  
  - Je déteste l’hospitalité quand elle s’accompagne de questions indiscrètes et insistantes.
  
  Elle se radoucit.
  
  - Pardonne-moi. C’est le flic qui parlait en moi.
  
  - Par ailleurs, j’avais un ami à rencontrer, un ami qui m’a fourni des renseignements intéressants.
  
  - Lesquels ?
  
  - Allons dîner d’abord. J’ai faim.
  
  Dans un restaurant près de la rivière Tanshui, ils mangèrent des rouleaux de laitue à la peluche de crevettes et de l’anguille à la soutchovienne en terminant par des beignets d’ananas. Jade était morte de curiosité mais Coplan, astucieusement, maintenait le suspense. Enfin, il vida dans leurs verres le fond de la bouteille de vin blanc importé de Hong-Kong.
  
  - Le complot que je subodorais a bien eu lieu, lâcha-t-il en arborant une mine de conspirateur.
  
  - Quel complot ?
  
  - Pour faire croire que Thierry Berlioz a assassiné My-Lian.
  
  Le visage de Jade s’était fermé. Elle avait failli boire une gorgée de vin, mais n’en avait rien fait, se contentant de tourner le verre entre ses doigts au risque de le réchauffer imprudemment. Une vraie mine de flic, se dit Coplan. Sa profession déteignait réellement sur elle sans qu’elle cherche à le cacher.
  
  - Ton ami t’a fait ces révélations ?
  
  - En effet.
  
  - Qui est cet ami ? questionna-t-elle d’une voix impérieuse.
  
  - Je ne trahis pas mes sources d’information.
  
  - Est-il français ou taïwanais ?
  
  - Taïwanais.
  
  - Un témoin dont l’identité demeure inconnue n’est pas un témoin pour la police ou la justice. Il a autant de valeur que les rouleaux de laitue que tu as mangés, protesta-t-elle d’un ton vif.
  
  - C’est à prendre ou à laisser.
  
  Cette fois, elle but, sans manquer de froncer les sourcils d’un air soucieux.
  
  - Je prends, capitula-t-elle.
  
  Il fit glisser sur la nappe les capsules d’antibiotiques remises par l’hôpital et les avala à l’aide du vin.
  
  - Antibiotiques et alcool ne font pas bon ménage, remarqua-t-elle.
  
  - J’assume le risque.
  
  Il alluma une Gitane, aspira voluptueusement la fumée et attaqua son récit.
  
  - Thierry Berlioz n’est pas du tout un homosexuel, comme vous l’avez déduit, Oh-De-Beï et toi, à partir des silhouettes androgynes de My-Lian et de Suuky Lin-Chu. C’est un homme à femmes qui n’hésite pas à tromper sa maîtresse, ce qui n’en fait pas un assassin. La nuit du crime, il a rendez-vous avec une conquête. En réalité, il s’agit d’un traquenard. Berlioz et la femme font l’amour. Elle a pris la précaution de se protéger avec un diaphragme, moyen peu usité de nos jours, maintenant que l’on dispose de la pilule. Néanmoins, certaines femmes ne la supportent pas. Quoi qu’il en soit, la séance terminée, elle va dans la salle de bains, extrait le diaphragme, recueille le sperme qui en coule et le place dans un tube en verre qu’elle remet à son complice, le tueur. Celui-ci va tuer My-Lian et, à l’aide d’une seringue, injecte le sperme dans le vagin. Simplicité, clarté et les dominos tombent en place.
  
  - Comme tu y vas ! se récria-t-elle. Et les autres dominos ? Les glaçons qui n’ont pas fondu ? Le sorbet aux litchis ? Le feu rouge ? L’argent volé à My-Lian ? Cinq millions de dollars NT, c’est une somme !
  
  - Il suffisait de déplacer cet argent et de le fourrer dans le coffre de la B.M.W. appartenant à Berlioz.
  
  - Aucune trace d’effraction, rappela Jade en allumant une Lucky Strike.
  
  Coplan planta son regard dans le sien.
  
  - Il est évident que je n’ai pas toutes les réponses. Pourtant, je détiens un élément essentiel. Je sais où se trouve le reliquat du sperme qui n’a pas été injecté dans le vagin de My-Lian.
  
  Elle sursauta et la cendre de sa cigarette tomba sur la nappe.
  
  - Tu fabules ?
  
  - Non.
  
  Il fournit le nom et l’adresse de Shoohine et ajouta :
  
  - Il semble que le tube soit caché dans le piano.
  
  Il se haïssait de mettre en cause quelqu’un qui, malgré ses liens privilégiés avec Kameo, était probablement innocent, tout comme il se détestait de gruger ainsi Jade, mais nécessité faisait loi. Il fallait absolument sortir Berlioz de sa geôle et l’exonérer des charges qui pesaient contre lui. Dans le monde implacable du Renseignement, dans l’univers des ténèbres où la tromperie était reine, il convenait de ne pas se laisser étouffer par les scrupules, même si l’on en souffrait. Le vieil adage des espions se vérifiait constamment, au jour le jour, mission après mission. Les innocents, ça n’existe pas, chacun fait partie soit du problème, soit de sa solution. Sur le plan moral, ce libellé choquait, mais qui agissait avec moralité dans les sphères de l’espionnage ? La fin devait justifier les moyens, même si certains se posaient la question : qu’est-ce qui justifie la fin ?
  
  Jade paraissait troublée et brusqua leur départ du restaurant. Ils sortirent et elle ne lui proposa pas de l’héberger. Il rentra à son hôtel et s’endormit paisiblement en attendant le résultat de la manœuvre qu’il avait mise sur rails.
  
  
  
  Le lendemain, Oh-De-Beï, Jade et leur escouade de policiers perquisitionnèrent chez Shoohine et découvrirent le tube contenant le sperme. Immédiatement, la belle Sino-Américaine fut appréhendée et incarcérée au Dépôt en attendant que l’affaire soit éclaircie. Ceci, malgré les dénégations et les clameurs d’innocence de la jeune femme qui exigeait l’assistance d’un avocat et de son ambassade.
  
  Coplan avait misé sur cet emprisonnement, connaissant les mœurs expéditives de la police taïwanaise. Naturellement, Thierry Berlioz ne fut pas libéré pour autant. Coplan n’y comptait d’ailleurs pas.
  
  Sans vergogne il s’installa chez Shoohine pour guetter l’arrivée de Kameo. A portée de la main il conservait son Glock 19 et son Smith &Wesson 469 Mini Gun, ainsi que les chargeurs approvisionnés. A dessein, il laissa la porte déverrouillée et s’installa dans la loggia qui surplombait le hall d’accès. Sa seule crainte était que le médecin légiste en procédant sur le sperme aux analyses obligatoires ne découvre trop vite la supercherie. Néanmoins, comme on était à la veille d’un week-end qui serait suivi par le chun-jie, il y avait gros à parier que le fonctionnaire ne se pencherait guère sur le tube avant la semaine prochaine. Le chun-jie n’était autre que le Nouvel An chinois et lunaire, qui était célébré le premier jour de la première lune (Le Nouvel An chinois se célèbre fin janvier ou dans la première quinzaine de février). Les festivités duraient trois jours et, à cette occasion, les Taïwanais prenaient une semaine de congés pour participer aux réjouissances et s’en reposer.
  
  Coplan calcula qu’il avait entre six et dix jours de répit devant lui.
  
  Sa blessure se cicatrisait rapidement. Néanmoins, il poursuivait sa cure d’antibiotiques et changeait lui-même son pansement. A Jade, il avait fait savoir qu’il s’envolait pour Singapour à la rencontre de son patron, sans fournir de plus amples détails. Au Grand Formosa Regent, il avait réglé sa chambre à l’avance pour une dizaine de jours. Il avait aussi bourré le réfrigérateur de Shoohine et ne manquerait ni de nourriture ni de boissons, sans oublier ses Gitanes et des ouvrages littéraires divers achetés dans la galerie marchande de l’hôtel.
  
  Il était paré.
  
  Durant le week-end il ne se passa rien.
  
  Le lundi, il y eut des explosions de pétards et les feux d’artifice criblèrent le firmament de myriades d’éclairs dorés. A travers l’œil-de-bœuf. Coplan contempla le spectacle féerique que reflétait l’eau de la piscine où Shoohine aimait jouer à la naïade.
  
  Il en fut de même le mardi et le mercredi.
  
  Des débordements incontrôlés, des orages de pétards enflammés provoquèrent un incendie dans une maison de Minchuan East Road, à deux pas du temple Hsingtien et à cent cinquante mètres du lieu où se trouvait Coplan qui grimaça en entendant les sirènes de pompiers. La distance était réduite et il espérait bien que le feu ne gagnerait pas son refuge. Il demeura tendu en surveillant les flammes qui tourbillonnaient vers le ciel malgré les trombes d’eau déversées par les lances et que le vent, soufflant à travers le vaste espace de l’aéroport Sung-shan réservé aux vols intérieurs, rabattait vers la maison que s’était annexée Coplan.
  
  Après des heures d’efforts déployés par les pompiers, assommé par le déluge liquide, l’incendie fut enfin maîtrisé et Coplan soulagé. Sur la paroi extérieure de l’œil-de-bœuf, le vent avait plaqué une couche de suie et des escarbilles constellaient l’eau de la piscine.
  
  Coplan revient à ses préoccupations en se félicitant que le capitaine Oh-De-Beï, toujours prudent sur les développements de l’affaire, n’eût pas ébruité l’arrestation de Shoohine. Le cas contraire aurait peut-être alerté Kameo.
  
  Le lendemain jeudi, Coplan se garda bien de répondre aux coups de sonnette répétés des pompiers qui venaient s’inquiéter de dégâts éventuels dans la demeure. Ils effectuèrent une inspection à l’extérieur des bâtiments, se rassurèrent en les découvrant intacts et quittèrent les lieux.
  
  Le vendredi, la radio annonça une catastrophe aérienne à Hong-Kong. Un moyen-courrier de la Cathay Pacific Airways à destination de Taipei s’était abîmé dans l’eau de la baie au décollage. Coplan espéra que Kameo ne se trouvait pas à bord.
  
  Le samedi, il ne se passa rien non plus. Les blessures de Coplan se cicatrisaient rapidement et à présent il jouissait de la presque intégralité de ses moyens physiques, même si son épaule gauche se montrait encore quelque peu réticente. Le plus malaisé était de changer le pansement et, singulièrement, avec la main droite, d’atteindre le bas de l’omoplate gauche. Les muscles, étirés à l’extrême, souffraient.
  
  Le dimanche, il s’aperçut qu’il arrivait au bout de ses provisions de bouche. Sous peu, il lui faudrait puiser dans les réserves de Shoohine qui étaient plutôt maigres. Seules les bières et les Gitanes étaient loin d’être épuisées. Il prenait goût à la bière locale, dont n’existait qu’une marque unique, la Taïwan Beer, et qui était légère bien qu’onctueuse. Chaque soir avant de s’endormir et pour s’entretenir le moral, il se confectionnait un cocktail copié sur celui qu’affectionnait Shoohine. Au curaçao bleu et à l’angustura, il ajoutait une bonne dose de shaoshing, l’alcool de riz distillé localement. Il avait même tâté d’un autre alcool que cautionnaient les Taïwanais, le kaoliang à base de sorgho, mais s’était vite aperçu que ce produit, en dehors de sa saveur détestable, n’était pas apte à satisfaire le palais mais bien plutôt à expédier une fusée sur la lune.
  
  Le dimanche s’écoulait donc paresseusement et on arrivait en fin d’après-midi, lorsqu’il vit Suuky descendre de voiture et remonter l’allée centrale. Elle portait un manteau de pluie transparent car le ciel lâchait quelques gouttes. Elle atteignit la porte et sonna longuement. Coplan ne bougea pas. Elle répéta son geste plusieurs fois. Finalement, elle pensa à tourner le bouton, le panneau s’écarta et elle resta sur le seuil, interdite. Elle huma l’air mais, prudent. Coplan aérait chaque fois qu’il fumait une Gitane.
  
  Sur le guéridon du hall elle posa un paquet et ressortit en claquant la porte. Coplan la vit remonter en voiture et démarrer. Quand elle eut disparu, il descendit de la loggia et se pencha sur le paquet qui était oblong et enveloppé de papier kraft. Une simple inscription au feutre noir ; Pour Kameo.
  
  Ainsi, réfléchit-il, les fils se reliaient. Suuky connaissait Kameo et, comme elle, s’était rendue à Tonga.
  
  Dans la cuisine, au-dessus de la théière dont l’eau bouillait, il décolla les rubans de scotch. A l’intérieur, une cassette qu’il alla placer dans le lecteur logé sur un meuble à côté du Steinway. La voix était celle de Suuky, mais le texte lui demeura incompréhensible. Il se débrouillait en chinois mandarin, mais le langage parlé ici lui était inconnu. Un autre dialecte chinois ? Du cantonais, par exemple ?
  
  Il lui fallait absolument obtenir la traduction. Sur qui pouvait-il compter ? Jade était exclue. Quant au général Ngo-Sung-Ho, Coplan s’en méfiait un peu, en raison de sa réticence à l’égard des Triades, même si le rendez-vous qu’il avait donné au Mémorial ne s’était pas transformé en traquenard. Malgré son amour immodéré pour les Chinoises, Valéry Delacour bafouillait tout juste quelques mots de mandarin.
  
  Soudain, il eut une idée. Tant pis si Kameo apparaissait durant son absence qui ne serait de toute façon que de courte durée. Par téléphone il commanda un radio-taxi et passa son imperméable, car les quelques gouttes tombées du ciel à l’arrivée de Suuky s’étaient changées en pluie battante.
  
  Hinn-Meï semblait avoir repris le dessus après la mort brutale de sa sœur My-Lian. D’abord, elle fut surprise par la visite de Coplan. En apprenant qu’elle était susceptible d’aider Thierry Berlioz à sortir de prison en procédant à la traduction du texte enregistré, elle se pencha avec enthousiasme sur la cassette.
  
  - C’est du cantonais, s’exclama-t-elle.
  
  Coplan avait vu juste. Au fur et à mesure que la bande progressait, Hinn-Meï traduisait sans une once d’hésitation :
  
  - « Nous te cherchons. Tu sais bien que, après ce que tu as accepté d’accomplir, nous t’avons accordé notre pardon. Alors, pourquoi t’être enfuie ? Nous savons qu’à un moment ou à un autre tu reviendras chez Shoohine Wok. Ce message, nous te l’adressons pour que tu saches que tout sera comme avant, ainsi que je te l’ai dit à la grotte de Hohouan-chan. Contacte-moi très vite. Suuky. »
  
  La bande se tut et la jeune femme la réembobina.
  
  - Un peu sibyllin, remarqua-t-elle. Il s’agit d’une affaire sentimentale ? Thierry aurait trompé ma sœur ?
  
  - Pour lui, il vaudrait mieux qu’il ait trompé votre sœur au moment où elle se faisait assassiner pour des motifs que je ne parviens pas à démêler.
  
  - Thierry a de la chance d’avoir un ami tel que vous qui se démène pour l’arracher à sa geôle.
  
  Coplan remercia et s’en alla. De retour chez Shoohine, il réempaqueta la cassette, scotcha le paquet et le replaça sur le guéridon du hall.
  
  Il devinait où s’était réfugiée Kameo. Ainsi, si elle arrivait durant son absence, plus que probablement retournerait-elle à sa cachette en découvrant le message expédié par Shoohine.
  
  Il rassembla ses affaires, nettoya les lieux qu’il avait occupés, vida les ordures, fit la vaisselle et lava les cendriers.
  
  Le taxi qu’il commanda par téléphone le ramena au Grand Formosa Regent où, dans sa valise, il sélectionna des vêtements moins légers.
  
  Il était paré pour le voyage de l’ultime chance.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Le pilote de l’avion des neiges l’avait aidé, en le survolant, à localiser l’Antre du Fantôme assassin. C’était un jeune Chinois impétueux qui ne croyait ni au bouddhisme, ni au taoïsme, ni au confucianisme et qui émettait des jugements tranchés et tranchants :
  
  - Tout ça c’est des conneries, rigola-t-il. Y a que les vieux cons pour croire ces balivernes. Y a pas plus eu de fantôme assassin dans cette grotte que de beurre de cacahuètes dans le cul d’un singe.
  
  - Vous y êtes déjà entré ? questionna Coplan d’un ton doucereux.
  
  Le pilote parut gêné.
  
  - Euh... non... Vous savez, pourquoi à mon âge je prendrais des risques ? Je suis si jeune !
  
  De retour sur le sol, Coplan loua un équipement de planche à voile.
  
  A présent, cabré sur son matériel, accroché solidement à son wishbone, il descendait la pente à vive allure, attentif à ne pas démâter et à ce que sa voile ne faseille pas. Bien calé sur son monoski, il veillait à ne pas se laisser griser par la vitesse bien que, sportif accompli, il appréciât la situation. A l’issue d’une glissade sur un rocher neigeux, il effectua un plongeon d’une vingtaine de mètres et se retrouva en équilibre après ce saut d’une précision inouïe. Tel un aigle des cimes, il s’envola à nouveau peu après et, cette fois, toucha terre à cent mètres derrière le toit de la grotte, là où la neige était plus poudreuse.
  
  Là, il se débarrassa de son équipement. Son épaule gauche, bien que cicatrisée, était endolorie par l’effort. Perché sur son monoski, il progressa jusqu’au bord du promontoire où il s’allongea. Son épaisse parka le protégeait de la neige. En contrebas, il remarqua les sillons encore frais des skis et sut qu’il ne s’était pas trompé, d’autant qu’à quelques mètres sur sa droite une étroite cheminée perçait le plafond de la grotte, par laquelle s’élevait une fumée noirâtre dont la chaleur fondait la neige alentour.
  
  Il se défit de son monoski et attendit, la tête plongeant un peu au-dessus de la rotonde en avancée de la grotte. Il n’avait pas froid car le soleil chauffait. Au loin, les skieurs descendaient les pentes et les téléphériques les remontaient. De sa position, la vue était magnifique sur les cimes et les versants, les pics élancés et les vallées encaissées où dévalaient des torrents.
  
  Un peu avant midi, la fumée caractéristique et odorante d’une Lucky Strike chatouilla agréablement ses narines, et Kameo apparut sur la rotonde. Elle était vêtue d’un gros pull, d’un chaud pantalon et chaussée d’après-skis.
  
  Coplan se laissa tomber et atterrit dans son dos. Lors qu’elle se retourna, il avait déjà arraché à sa ceinture, de sous sa parka, son Smith & Wesson Mini Gun qu’il brandissait sous son nez.
  
  - Bons baisers de Saipan, fit-il ironiquement en parodiant un célèbre titre cinématographique.
  
  Il avança d’un pas et lui soutira l’automatique Beretta enfoncé dans la ceinture passée autour du pull.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  Sa Voix cajolait, tandis que son regard calculateur ne témoignait d’aucune peur. Un grand sang-froid, diagnostiqua Coplan. Il aimait ce genre de femmes. Parfois, elles étaient à la hauteur de son talent.
  
  - Le justicier.
  
  - Le justicier ? Quel mot prétentieux ! Mais encore ?
  
  - Celui qui rend justice à Thierry Berlioz.
  
  Elle resta impassible.
  
  - Je ne comprends pas.
  
  Il rangea le Beretta dans l’une des multiples poches de la parka et fourra le Smith & Wesson dans sa ceinture. Il savait qu’elle allait profiter de l’occasion. A Saipan elle avait démontré sa détermination. Il ne se trompait pas. Elle bondit et leva le pied en visant les testicules. Il s’était attendu à cette attaque. Prestement, il se déroba en se baissant, crocheta le pied, souleva et fit basculer Kameo dans la neige durcie par le piétinement. En un éclair, il fut sur elle, la retourna comme une crêpe et, du tranchant de la main droite, il lui cisailla la nuque. Elle lâcha un râle rauque et perdit connaissance.
  
  De sous sa parka il sortit un rouleau de cordelette et la ligota sans trop serrer afin que les membres ne s’ankylosent pas. Ceci fait, il transporta le corps à l’intérieur de la grotte. Celle-ci était certes aménagée et sa température était tiède, en raison du feu de bûches et parce que la neige extérieure lui appliquait le système de l’igloo, mais elle ne pouvait en aucun cas constituer une solution de continuité. C’était un boyau assez large, modérément haut, qui s’enfonçait dans la montagne sur une vingtaine de mètres. En voyant les bougies. Coplan se dit que, si Kameo les allumait la nuit, les gens du coin devaient imaginer que le fantôme était de retour.
  
  Il allongea Kameo sur la couche qu’elle s’était confectionnée, en réalité une pile de couvertures à côté de la réserve de provisions, des conserves et des bouteilles entassées. L’eau n’était pas un problème. Il suffisait de faire fondre la neige.
  
  D’une autre poche de la parka, il sortit le mince tuyau en caoutchouc et le flacon. Il ouvrit la bouche de la jeune femme et enfonça le tuyau jusqu’à l’estomac. Il déboucha le flacon, s’empara d’une seringue dans la même poche, aspira le liquide et l’injecta dans le tuyau en renouvelant l’opération une douzaine de fois.
  
  Ensuite, il rangea son matériel et alla faire bouillir de l’eau sur le feu de bûches afin de se confectionner un thé parfumé à la fleur de lotus, qui semblait être le préféré de Kameo.
  
  - J’en voudrais moi aussi, bredouilla-t-elle quand elle se réveilla.
  
  - Plus tard, refusa-t-il, car il ne tenait pas à ce que le breuvage entre en conflit avec le cocktail d’amphétamines, de valium et d’ecstasy qui annihilait la volonté de celle qui l’ingurgitait.
  
  Il l’avait préparé avec soin avant de quitter sa chambre du Grand Formosa Regent. Le dosage devait être scrupuleusement respecté, recommandaient les scientifiques de la D.G.S.E. Un millilitre en plus ou en moins et vous foutez votre mélange en l’air ! rappelait le médecin-colonel Archambaut.
  
  - Qu’attendez-vous de moi ? Qu’allez-vous faire de moi ? Pourquoi m’avoir ligotée ?
  
  Il ne répondit pas à cette litanie de questions. Après avoir bu son thé, il retourna sur la rotonde. C’était l’heure du déjeuner et les pistes étaient vides. Une ourse et ses oursons se dandinaient entre les sapins. Le spectacle était charmant. Coplan agita la main dans leur direction et, sans doute apeurés, les plantigrades disparurent.
  
  Quand il réintégra enfin la grotte, Kameo présentait un visage hagard, aux yeux exorbités. Un peu de mousse bavait sur son menton. Sur son ventre il posa le magnétophone à piles et colla le micro à ses lèvres car il savait que le cocktail diminuait l’intensité de la voix.
  
  - Parlez-moi du complot contre Thierry Berlioz, invita-t-il d’une voix très douce.
  
  Elle parla car elle ne pouvait faire autrement. II lui était impossible de résister. Même si elle l’avait voulu, son cerveau ne serait pas demeuré réfractaire. Il était obligé de s’ouvrir, de révéler la vérité. Les planificateurs de la D.G.S.E. gardaient jalousement le secret sur leur trouvaille de peur qu’il ne soit volé par les rivaux. Ils avaient raison car le cocktail était redoutablement efficace, à condition, encore une fois, d’être minutieusement dosé.
  
  Hébétée, Kameo récitait d’un ton monocorde. Son débit était plutôt lent, parfois un peu saccadé, comme sous l’effet de sursauts d’adrénaline. Plusieurs fois. Coplan l’interrompit en exigeant des précisions, des détails. Peu à peu, il découvrait le complot et n’en était pas totalement surpris, car il en avait déjà en partie dénoué les fils.
  
  Manquait pourtant un élément. Le mobile.
  
  - Dans quel but ce montage sophistiqué ? questionna-t-il après avoir refait du thé.
  
  Elle dodelina de la tête et se tut. Inquiet, il la secoua en se demandant si la quantité de cocktail était suffisante pour l’amener au bout de sa confession. Son pessimisme disparut quand elle reprit la parole. Sa bouche peinait à cause de la mousse blanchâtre et épaisse qui collait aux commissures. Avec son mouchoir, il lui essuya les lèvres.
  
  Durant les explications qu’elle fournit, il sursauta à plusieurs reprises et, quand le flot de paroles s’éteignit, il stoppa l’appareil et se précipita dans le fond de la grotte.
  
  A première vue, la cachette était indécelable. Le bloc de roche semblait constituer une partie intégrante du basalte. Avec peine. Coplan le délogea. De la cavité, il extirpa le paquet qui était enveloppé dans un papier fort dont le recto était une bambochade. Certains peintres chinois s’étaient adonnés à ces petits tableaux de mœurs pittoresques et de scènes de la rue dont le Néerlandais Van Laar, dit Il Bamboccio, le Pantin, s’était fait une spécialité.
  
  A la flamme de son briquet il alluma les quatre bougies d’un chandelier et, une à une, lut les pages du dossier que Kameo avait voulu vendre à Thierry Berlioz avant d’être démasquée par ses employeurs.
  
  Sa lecture achevée, il s’accorda une Gitane et alla se confectionner un autre thé. Kameo, peut-être assommée par l’effort, s’était endormie. Inélégamment, elle ronflait.
  
  Coplan retourna relire entièrement le dossier. Sous les yeux, maintenant, la preuve du complot ourdi contre les intérêts français à Taïwan, et il comprenait l’attitude de Thierry Berlioz dans sa prison. Accusé injustement d’un crime qu’il n’avait pas commis, il ne pouvait que se taire, sinon il mettait en péril la mission qu’il s’était assignée, contrecarrer l’action des ennemis de la France.
  
  Cependant, un problème se posait. Comment le tirer de sa geôle sans indiquer aux autorités les détails du complot ? A moins que le Vieux ne veuille les révéler ?
  
  A cet égard, il lui était impossible de prendre une décision et, surtout, il fallait absolument que le Vieux se plonge dans le dossier. Le réseau taïwanais était trop important en quantité pour que Coplan soit en mesure de le détruire entièrement. Parallèlement, il convenait que Thierry Berlioz sorte de prison. Néanmoins, Coplan était obligé de le sacrifier pour quelque temps encore. En priorité, apporter le dossier à Paris. Autre problème, ne pas laisser Kameo seule.
  
  Il vérifia les liens et emprunta les skis de la Chinoise pour rejoindre la station où il prétexta un accident pour dédommager le loueur de la perte de sa planche à voile et de son monoski.
  
  D’une cabine il appela Paris où il était neuf heures du matin. Succinctement, mais sans entrer dans les détails, il mit le Vieux au courant.
  
  - J’ai besoin de Djindjie. Elle est toujours à Macao ?
  
  - En fait, elle est en congé à Hong-Kong.
  
  - D’un coup d’avion, elle sera à Taipei en deux heures. Qu’elle descende au Grand Formosa Regent et qu’elle y attende mon appel à midi. Quelle sera son I.F. ?
  
  - Isabelle Tcheng.
  
  - Dès qu’elle aura reçu mes instructions, je rejoins Paris et vous rends compte.
  
  - Faites vite. Je suis impatient de connaître la vérité. Attention, pas de risques inutiles. Le dossier d’abord. Berlioz, on aura tout loisir de le sortir du mauvais pas dans lequel il se trouve.
  
  Coplan regagna la grotte. Kameo s’était réveillée et, maintenant, elle avait peur. Disparus, sa fermeté, son sang-froid, son arrogance. Elle avait même si peur qu’on aurait cru son visage sculpté dans un fromage fermenté.
  
  - Ne craignez rien, rassura-t-il, je ne suis ni un violeur ni un assassin. Cette fois, je vous sers du thé.
  
  Il lui délia les mains et l’aida à boire.
  
  Peu à peu elle se rassérénait.
  
  - Qui êtes-vous, en dehors du fait que vous êtes un justicier ?
  
  - Pour le moment, être un justicier suffit à ma peine.
  
  Il lui tendit quelques biscuits qu’elle croqua sans véritable appétit. Quand elle réclama à nouveau du thé, il fit fondre dans la tasse une dose de somnifère propre à l’expédier dans les brumes du sommeil pour au moins vingt-quatre heures. Effectivement, elle s’écroula d’un seul coup et Coplan l’allongea sur la couche en plaçant sur elle des couvertures afin qu’elle n’ait pas froid.
  
  Il dîna frugalement de biscuits et de thon en conserve, but du thé, fuma ses Gitanes et somnola jusqu’au matin. Malgré le froid, il se dévêtit complètement et alla se rouler dans la neige après avoir ranimé le feu de bûches. Toute fatigue et tout sommeil avaient été éliminés. Le thé brûlant lui redonna une vigueur nouvelle.
  
  
  
  A midi, il téléphona au Grand Formosa Regent et demanda Miss Isabelle Tcheng. Quand il eut Djindjie au bout du fil, il lui transmit ses instructions et, vers dix-sept heures, perchée sur ses skis, elle arriva au débouché de la grotte.
  
  C’était une Chinoise de Taïwan (Voir Coplan ne renonce jamais et Coplan solide comme un roc), née en France, dont le frère était officier aviateur à Salon-de-Provence. Plante superbe, elle cherchait constamment à s’enlaidir pour passer inaperçue au cours des missions que le Vieux confiait à cet agent Alpha de haut niveau.
  
  Cette fois, visiblement, elle n’était pas contente et apostropha vertement Coplan :
  
  - Salaud ! Mes premières vraies vacances depuis cinq ans et tu les interromps à leur début. Je te revaudrai ça, charogne, fils de hyène et de chacal vérolé, fécondé par du venin de crapaud, enfanté dans le stupre de vipère, sorti d’une matrice de...
  
  Il la calma en l’embrassant sur la joue. Bien que née en France, Djindjie possédait un répertoire fourni d’injures chinoises.
  
  - Tu retardes, mon chou. On ne dit plus « vérolé » mais « sidaïque ».
  
  Elle le considéra, interdite, puis éclata de rire. L’humour constituait l’une des belles qualités de cette jolie Asiatique.
  
  Kameo dormait toujours. Coplan, devant leurs tasses de thé, lui expliqua son rôle. Jusqu’à plus ample informé, elle aurait à surveiller la captive.
  
  - Tous les jours, à dix-sept heures, heure locale, tu remontes à la station et tu passes un coup de fil au Vieux qui te transmettra ses ordres. Ici, tu as bien pour une semaine de réserve de nourriture.
  
  Il lui remit le Beretta de Kameo et le Smith & Wesson.
  
  - Te voilà parée.
  
  - Laisse-moi tes Gitanes, exigea-t-elle.
  
  Quand il chaussa les skis de Kameo, elle lui lança encore ;
  
  - Tu es vraiment le roi des salauds.
  
  - Je te jure que j’obtiendrai du Vieux qu’il compense largement ton temps perdu.
  
  - Si tu ne tiens pas ta promesse, je t’arrache les yeux.
  
  
  
  De retour au Grand Formosa Regent, il boucla ses valises et régla sa note. A l’aéroport international, il obtint sans difficulté une place sur le dernier vol à destination de Hong-Kong. Dix minutes avant l'embarquement, il téléphona à Jade.
  
  - Appréhende immédiatement le couple Lin-Chu, Suuky et son mari. C’est lui qui a assassiné My-Lian. Sur bande magnétique je possède les aveux de Kameo. Cette bande te sera expédiée sous peu mais, dès à présent, adopte des mesures conservatoires et arrête-les avant qu’ils ne prennent le large. Naturellement, Shoohine est complètement innocente. Cette histoire de sperme, c’est moi qui en suis à l’origine.
  
  Il lui détailla comment il avait opéré.
  
  - Le médecin légiste, s’il analyse les deux tubes, découvrira le subterfuge, conclut-il.
  
  L’indignation la faisait hoqueter.
  
  - Où... où es-tu ? bafouilla-t-elle. Viens au quartier général immédiatement, ordonna-t-elle d’un ton rude. Tu auras de longues explications à fournir, sinon tu es jeté en prison. On ne se moque pas impunément de la police taïwanaise !
  
  - Impossible de venir, je suis à Singapour, répondit-il avant de raccrocher.
  
  Un quart d’heure après le décollage, son épaule gauche l’élança douloureusement. Dans le feu de l’action, il l’avait complètement oubliée et peut-être que se rouler dans la neige, le matin même, ne procédait pas d’une bonne inspiration.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le Vieux alluma un des havanes que Fidel Castro lui avait envoyés. L’anecdote amusait toujours Coplan. Deux ans plus tôt, lors de la réception que le Lider Màximo donnait à l’occasion de la fête nationale cubaine, il avait approché l’attaché naval français, qui était le représentant de la D.G.S.E. à La Havane, et lui avait tendu une grosse boîte en recommandant :
  
  - Transmettez ceci au Vieux.
  
  Celui-ci avait été tellement vexé par ce qu’il considérait comme un affront qu’il avait fait muter l’attaché naval.
  
  Il n’en fumait pas moins les cigares offerts par le barbudo avec tant de cynisme.
  
  - Votre épaule ? questionna-t-il.
  
  Coplan grimaça.
  
  - Une rechute. Pris par mes obligations, j’ai abusé.
  
  Le Vieux n’était pas homme à s’appesantir sur les soucis de santé de ses hommes.
  
  - Racontez-moi l’affaire, invita-t-il.
  
  Coplan s’éclaircit la gorge. Sa voix était un peu enrouée. Finalement, se rouler dans la neige n’avait pas du tout été une bonne idée.
  
  - A l’origine, commença-t-il, il y a Kameo. C’est un agent expérimenté du Cung Chiu (Littéralement : Bureau. Abréviation désignant les Services spéciaux de la Chine populaire. La communauté internationale du Renseignement préfère l’appellation Then Wu, qui est celle utilisée par la Chine nationaliste de Taïwan). Originaire de Hong-Kong, mais stationnée à Taipei. L’appât du gain, et non l’idéologie, l’a conduite dans les rangs des Services spéciaux de la Chine communiste. Malheureusement, elle ne fait pas fortune et enrage. Elle tente même de se faire épouser par un milliardaire français, Valéry Delacour, qui en pince pour les belles Asiatiques. Cependant, elle a été repérée par Thierry Berlioz qui en fait sa maîtresse. Il sait qu’elle travaille pour le Cung Chiu. A Beijing on est furieux que la France vende des Mirage 2000 à Taïwan, cette île qui a fait sécession mais que Mao Tsê-tung et ses successeurs ont toujours considérée comme une province chinoise qui, de gré ou de force, doit réintégrer le giron de la mère patrie. Aussi condamnent-ils tout effort de guerre soutenu par des pays étrangers. Dans cette optique, les Mirage 2000 constituent un camouflet pour Beijing. Certes, ils ont menacé Paris de représailles économiques en lui fermant le marché chinois, mais nous n’en avons pas tenu compte. D’autant que le marché chinois est aléatoire et réclame des crédits, alors que Taïwan paie cash en bonne monnaie sonnante et trébuchante. Il faut faire fonctionner nos usines, surtout en période de récession et de chômage. Beijing ne l’entend pas de cette oreille. Les Français ne veulent pas comprendre ? On va leur administrer une bonne leçon. Et le Cung Chiu met sur pied une opération à laquelle est associée Kameo. Former un réseau qui sabotera les pièces détachées expédiées de France pour la maintenance des Mirage. Pas n’importe quelles pièces détachées. Essentiellement celles dont vous trouverez les numéros dans le dossier. Elles concernent des éléments fragiles de l’appareil. Un léger coup de lime, presque imperceptible, et le Mirage se casse la figure. Trois ou quatre expériences de ce genre et Taïwan n’achète plus d’avions à la France, escompte Beijing.
  
  - Les pièces détachées des Mirage n’empruntent pas la voie normale, objecta le Vieux. Elles sont livrées directement sur un aérodrome militaire et entreposées sous surveillance de l’Armée de l’air taïwanaise.
  
  - Le Cung Chiu le sait, s’est assuré des complicités et compte sur ses taupes. Depuis 1949, depuis que le maréchal Chiang Kai-shek et ses troupes se sont réfugiés dans l’ancienne Formose en abandonnant la Chine continentale aux communistes, ceux-ci n’ont eu de cesse d’introduire des taupes à Taïwan. Beaucoup ont été démasquées, jugées et pendues, mais, apparemment, il en reste un bon nombre. En tout cas, le Cung Chiu compte sur ce réseau pour mener à bien l’opération.
  
  Le Vieux tira sur le havane du Lider Màximo.
  
  - Ensuite ?
  
  - Thierry Berlioz arrache Kameo aux mains avides de Valéry Delacour en prétextant qu’il s’agit d’une délinquante séropositive. Rien de tel pour décourager le milliardaire. Dans tous les sens du terme, Berlioz travaille Kameo au corps et parvient à l’amener à accepter de vendre un bon prix à la France le dossier qu’elle va constituer sur le complot. Alléchée par la perspective de décrocher enfin le gros lot, elle s’attelle à la tâche. A mon avis, Berlioz n’a jamais envisagé de la payer, sinon en monnaie de singe. Son intention était probablement de lui soutirer les renseignements sans rien lui donner en échange.
  
  - Si c’est vrai, je ne peux que le féliciter de ce louable projet d’épargner nos finances, fit le Vieux d’un air matois.
  
  - Quoi qu’il en soit, Kameo est démasquée par le Cung Chiu et passe aux aveux. Ses employeurs décident d’éliminer Berlioz. Certes, ils pourraient le tuer mais alors nous serions alertés. Pourquoi ne pas lui coller une inculpation d’assassinat sur le dos ? raisonnent-ils. Pour la punir, et quitte à la liquider plus tard pour sa trahison, on force Kameo à participer à la conspiration. Un soir, elle a rendez-vous avec Berlioz pour discuter du dossier. Ils font l’amour. La séance terminée, elle va à la salle de bains, extrait son diaphragme et recueille le sperme de Berlioz qu’elle verse dans un tube. Celui-ci bouché, elle le passe par la fenêtre à son complice Lin-Chu. Un professionnel comme lui n’éprouve aucun mal pour pénétrer dans la villa où dort My-Lian. Il la tue avec la corde à piano et lui injecte le sperme dans le vagin. Il s’apprête à repartir quand il tombe sur la mallette contenant les cinq millions de dollars NT. Il l’emporte et a une idée. Caché dans le jardin, il attend le retour de Berlioz et, lorsque celui-ci entre dans la maison, il place la mallette dans le coffre de la voiture que pilote Berlioz et, cette fois, il s’en va, avec la satisfaction du devoir accompli en introduisant une preuve supplémentaire contre le bouc émissaire choisi par sa hiérarchie. Dans l’intervalle, un complice posté sur la route secondaire a actionné un feu rouge en voyant arriver Berlioz. Enfin, quand la police est arrivée, un des policiers membre du réseau du Cung Chiu s’est livré à deux opérations. Dans le réfrigérateur, il a glissé le sorbet intact, remis par un autre complice, assassiné à Bangkok parce qu’il a paniqué. Sur la table de nuit de Berlioz, il a fait tomber dans le verre des glaçons frais afin d’alimenter les charges qui seraient retenues contre notre ami. Pour finir, l’assassin, Lin-Chu, va peaufiner son œuvre en témoignant que Berlioz était un échangiste à tendances homosexuelles, ce qui noircissait son image aux yeux de la police.
  
  - Machiavélique, reconnut le Vieux. Maintenant, il nous faut sortir Berlioz de prison.
  
  - Je ne vois qu’une solution, offrit Coplan qui avait longuement réfléchi à la question dans l’avion qui le ramenait à Paris. Envoyez à la police la bande sur laquelle est enregistrée la confession de Kameo mais en coupant la fin, là où elle évoque le complot du Cung Chiu contre les pièces détachées des Mirage. Prévenez Djindjie et indiquez à la police l'emplacement de la grotte. Parallèlement, avertissez à la fois l’Armée de l’air taïwanaise et le Waishi Jingcha (Littéralement : Police des affaires étrangères. Désignation euphémique des Services spéciaux de Taïwan) de Taipei du contenu de ce dossier. S’ils veulent que nos Mirage décollent sans accroc et sans perte de leurs pilotes, ils ont intérêt à démanteler le réseau du Cung Chiu !
  
  Le Vieux expédia un jet de fumée odorante en direction du plafond.
  
  - Comment faites-vous, mon cher Coplan, pour toujours avoir la bonne inspiration au bon moment ?
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par euronumérique à 92120 Montrouge, France, et achevé d’imprimer en octobre 1995 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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