Kenny, Paul : другие произведения.

Femmes fatales pour Coplan

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  No 1991. Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  - Tenez, jetez un coup d’œil à mon press-book, invita April Brentwood.
  
  Coplan s’exécuta. Le terme press-book était inapproprié car la chemise cartonnée remise par la Britannique ne contenait que des photographies de la jeune femme.
  
  - Côté look, vous êtes plutôt pulpeuse, remarqua-t-il. J’aime bien ce cliché où vous êtes habillée en noir, avec minijupe et cuissardes. Dans le genre sex-symbol, on ne fait pas mieux. Et pourtant, vous ressemblez plutôt une ingénue qui accentue son caractère enfantin, à une fille très gaie, très ironique, un peu naïve.
  
  April éclata de rire.
  
  - Ne vous y fiez pas. Vous savez, le look pulpeux est créé par le talent du photographe, la qualité de la pose, l’éclairage et le relief. Dans ce domaine, j’ai eu de la chance. Herbert, à Londres, est fantastiquement doué. Bien sûr, il est cher, mais lorsque l’on veut arriver dans le cinéma, il faut
  
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  accepter les sacrifices financiers. D'autant que j’ai un vieil oncle d' Amérique qui boucle mes fins de mois difficiles.
  
  - Et qui vous offre ce séjour dans le plus somptueux hôtel de La Romana ?
  
  - Vous avez tout deviné.
  
  April devait avoir vingt-deux ans ou vingt-trois ans. Ses joues étaient si roses qu'un plaisantin aurait imaginé qu'elle se plaisait à les frotter sans cesse contre la barbe de deux jours de son mâle favori. Crinière blonde relevée en queue de cheval, frange ébouriffée, yeux gris rieurs, elle était tout simplement très attirante. Elle avait troqué la tenue décontractée en usage sur les plages de Saint-Domingue pour une robe bouffante, bariolée comme un poncho mexicain, serrée sur ses hanches très fines par une ceinture blanche. Pour se protéger du soleil des Caraïbes, elle portait un chapeau blanc style Borsalino et avait noué une écharpe corail autour de son cou. A ses pieds, des escarpins en provenance directe de la Via Veneto. Pour être franc, elle ne donnait pas l’impression d’être l’apprentie comédienne fauchée qui court après le cachet.
  
  - Vous m’accompagnez chez Consuelo Marquez ? questionna-t-elle, soudain enthousiaste.
  
  - Qui est Consuelo Marquez ?
  
  - Elle tient un musée du cinéma à Santo Domingo. C’est une fan des années d’or de Hollywood, spécialement des vamps, et moi, j’adore les vamps. Ces stars étaient vraiment sublimes !
  
  - D’accord, acquiesça Coplan, allons nous balader. Après tout, la capitale n’est qu’à cent kilomètres et nous avons tout notre temps puisque nous sommes en vacances.
  
  April tira sur sa paille et aspira les dernières gouttes de son cocktail au jus de goyave. Coplan l’imita, puis tous deux abandonnèrent le bar de la plage. L’alizé soulevait sur la mer de fines fulgurances métalliques. Simples traits argentés, les poissons volants zébraient les vagues émeraude sur lesquelles couraient les cabin-cruisers comme s’ils se lançaient à l’assaut des yachts et des bateaux de pêche hauturière qui croisaient au large. A l’horizon, des nuages mauves et dorés grossissaient, changeant la couleur de l’eau qui, sur les hauts-fonds rocheux, virait au violet. Coplan respira un grand coup. Il adorait l’atmosphère des Caraïbes.
  
  Il emboîta le pas à April.
  
  A une quinzaine de mètres, il repéra Anjetta Guzman. Etendue sur une chaise longue, elle se dorait au soleil, les yeux protégés par des lunettes noires. Dans son carcan en plâtre, son pied gauche reposait sur un coussin, et pour que l’autre pied ne le frôle pas, la jeune Cubaine écartait les jambes, des jambes merveilleusement galbées et couleur brou de noix. A sa droite, se dressait le chevalet supportant la toile à laquelle elle travaillait. Sur la table, elle avait délaissé la palette et les pinceaux.
  
  Coplan et April atteignirent enfin le parking de l’hôtel, et empruntèrent la Plymouth Sport Suburban que la Britannique avait louée à l'aéroport. En deux heures, sans se presser, en devisant gaiement, ils gagnèrent Santo Domingo. La route piquait vers le nord comme pour aller chatouiller les contreforts de la Cordillera Oriental, avant de bifurquer vers l’ouest pour traverser San Pedro de Macoris. Boca Chica et l'aéroport international de Las Americas. Du pont sur la rivière Ozama. on découvrait sur la rive, face aux cargos qui déchargeaient leurs marchandises, la forteresse d'Ozama qui, pendant des siècles, avait repoussé les attaques des corsaires, flibustiers et pirates, appâtés par les galions bourrés d’or.
  
  Consuelo Marquez vivait dans la Calle Ozapisto. en plein cœur de la capitale, à deux pas de la structure hispano-mauresque de la cathédrale Santa Maria la Menor. Plus loin, sur la place, coulé dans son bronze pour l’éternité, Christophe Colomb, du haut de son socle en pierre, tendait vers le ciel un doigt reconnaissant, comme s’il remerciait Dieu de l’avoir aidé à découvrir cette île magnifique.
  
  La maison, à l’ocre façade Renaissance récemment restaurée, se logeait derrière un gazon vert anglais ombré de citronniers et d’orangers. Quant à la maîtresse des lieux, c’était une femme d’une soixantaine d’années, outrancièrement fardée et maquillée comme pour imiter les vamps qu’elle idolâtrait. Ses cheveux étaient teints en roux comme ceux de Rita Hayworth, et comme cette dernière dans Gilda, elle avait enfilé de longs gants noirs qui remontaient jusqu’au coude. Adepte d’un sévère régime amaigrissant, elle conservait une silhouette juvénile qui mettait en valeur la robe-fourreau noire dont le bas effleurait les chevilles. Il n’était jusqu’au long fume-cigarette en ambre qui ne fît femme fatale.
  
  L’accueil de la Dominicaine fut chaleureux car, avant sa visite, April lui avait téléphoné en exposant sa fascination pour les vamps d’un cinéma disparu depuis des décennies. Aussi Consuelo offrit-elle à ses hôtes un jus de canne à sucre pétillant au fort goût de caramel, un plat de mangu, une purée de bananes odorante, et des casabes, des galettes blondes et épaisses, faites de racines de manioc.
  
  Coplan et April se contentèrent de boire le jus de canne à sucre car leur déjeuner était encore proche. Cette formalité accomplie, Consuelo entreprit de les guider dans son musée. En son for intérieur, Coplan faisait la moue. Dans quatre salles, les murs étaient tapissés du plancher jusqu’au plafond, d’affiches de films et de photographies, de celles qui avaient fait fureur à Hollywood de 1920 à 1950. Déesses de l’âge d’or, lionnes du septième art, inaltérablement inaccessibles, elles évoquaient des extra-terrestres, ces Marlène Dietrich, ces Greta Garbo, ces Rita Hayworth, et autres Marilyn Mon-roe. Dans des poses hiératiques ou provocantes, l’œil aguicheur, la bouche dessinée au scalpel rouge, la coiffure millimétrée, hautaines, lointaines, elles se figeaient sur le papier glacé et jauni par les décennies. Parfois, au bras d'un excentrique milliardaire ou d’un crooner de guimauve, elles riaient aux éclats, comtesses aux pieds nus ou dames de Shanghai, reines Christine ou impératrices rouges.
  
  Mais pourquoi April affichait-elle devant ce déballage suranné cette admiration démesurée? Elle prétendait avoir travaillé à Hollywood mais, dans cette cité aux souvenirs omniprésents, n'en avait-elle pas assez vu ? La capitale du cinéma ne manquait pas de nostalgiques des divinités disparues. April avait-elle besoin de venir en république Dominicaine pour se gargariser d’évocations ?
  
  A moins qu’elle n’ait décidé de se construire une façade, et de renforcer la personnalité qu’elle avait adoptée ?
  
  En ce cas, ce serait elle, Mitzy ?
  
  April se penchait sur une photographie d’Ava Gardner en compagnie de Burt Lancaster dans Les Tueurs.
  
  - Elle était belle, n’est-ce pas? s’extasia Consuelo.
  
  - Très belle, renchérit April.
  
  Coplan feignit de partager leur enthousiasme, alors que mille questions le harcelaient. L’indice était faible, analysa-t-il avec lucidité. Et il restait les autres. L’attitude d’April était, certes, illogique et éveillait les soupçons. Cependant, il convenait de garder son sang-froid et, avant toute conclusion hâtive, de tester les éléments qui blanchiraient la Britannique.
  
  Maîtrisant son impatience, il demeure aux côtés des deux femmes trois bonnes heures, après quoi il accepta cette fois le mangu et les casabes. Enfin, se confondant en remerciements, April prit congé. En montant dans le Plymouth, elle essuya une larme furtive et Coplan jugea qu’elle en faisait un peu trop.
  
  - J’éprouve de la fascination mais aussi de la pitié, déclara-t-elle quelques instants plus tard en tournant dans la Calle El Condo, pour ces femmes prisonnières de leur image soigneusement fabriquée, objets de tous les fantasmes, et qui ont dévalé la pente pour connaître bien souvent une destinée tragique : Rita Hayworth, atteinte de la maladie d’Alzheimer, Veronica Lake, adulée dans le monde entier et qui a terminé sa vie comme barmaid dans un sordide débit de boissons de New York, Marilyn Monroe, qui s’est suicidée, Ava Gardner aussi sans doute, Linda Darnell, brûlée vive dans un incendie, et bien d’autres !
  
  - Il ne faut pas généraliser, observa Coplan. Vous citez les cas les plus dramatiques. Pensez à celles qui ont achevé paisiblement leur existence ou qui sont encore en vie, riches et vénérées comme au temps de leur splendeur.
  
  - Certaines, c’est vrai, concéda-t-elle. Je me demande pourtant si les premières n'ont pas été victimes d’un châtiment occulte pour avoir acquis la beauté dès la naissance et l'avoir gaspillée sur pellicule.
  
  - Je ne crois pas à la justice immanente, répondit Coplan qui, de par ses activités, savait qu'aucun bras séculier ne vaut l'action humaine, principalement celle des Services Spéciaux.
  
  Finalement, April se gara dans la Calle Isabel la Catolica, près du palais de Borgella, et tous deux baguenaudèrent dans la vieille ville à la recherche des rares vestiges de la présence coloniale espagnole durant quatre siècles. April n’avait pas oublié pour autant sa visite au musée Consuelo Marquez et ramenait souvent la conversation sur le sujet en exprimant la même nostalgie.
  
  Le soir, ils dînèrent dans un petit restaurant de la Calle Santome, magnifiquement approvisionné en poisson frais par le Mercalo Modelo tout proche. Leur repas terminé, ils rentrèrent à leur hôtel à La Romana où ils arrivèrent vers minuit. Coplan proposa un dernier verre. April accepta. Quelques noctambules s’attardaient au bar. Coplan choisit un emplacement isolé au fond de la salle. Quand leurs boissons furent servies, il décida qu’il était temps de procéder aux avances qu’il avait programmées.
  
  - Nous avons passé une journée merveilleuse, attaqua-t-il en caressant doucement sous la table la main d’April. Pourquoi ne pas la terminer aussi bien ?
  
  April retira vivement sa main et tout son corps se contracta. Surpris, Coplan assista à une complète métamorphose. Disparue, la jeune femme enjouée aux yeux rieurs. Soudain, son regard fixe de faucon, tranchant comme l’acier, s’était durci, pendant que les commissures de ses lèvres tombaient. L’expression s’était faite hautaine, dédaigneuse, identique à celle de ces stars du passé que la jeune femme avait tant admirées au musée de Consuelo. D’un geste brusque, elle vida le reste de son cocktail aux fruits rouges et se leva en brossant machinalement le devant de sa robe d’une main maniérée qui collait parfaitement au personnage qu’elle avait adopté.
  
  - Merci de m’avoir accompagnée, lança-t-elle à Coplan d’un ton sec. C’est vrai que nous avons passé une journée magnifique. Néanmoins, vous vous trompez sur mon compte. J’appartiens au passé. Pour me conquérir, il faut des semaines. Je crains de ne pas rester en république Dominicaine assez longtemps pour que vous y parveniez. Je le regretterai peut-être car, je l’avoue, vous êtes un homme intéressant. Pourtant, je demeurerai fidèle à ma ligne de conduite.
  
  Avec nonchalance, Coplan tira sur sa cigarette.
  
  - Vous êtes en vacances, que diable ! Décontractez-vous ! Laissez-vous aller et émergez de vos rêves d’une époque à jamais révolue. Vous jouez à la vamp des années trente, vous êtes aussi glacée que Greta Garbo. Secouez-vous ! Vous allez devenir toute grise, vous couvrir de poussière si vous continuez à vivre comme il y a un demi-siècle !
  
  - Cette attitude me convient parfaitement. Bonne nuit.
  
  Et elle tourna les talons. Coplan la regarda s’éloigner. Les noctambules penchaient la tête dans sa direction et admiraient la superbe silhouette qui se déhanchait un peu trop. Coplan appela le camarero et se fit apporter un cavalier (Mélange composé d’1/4 de rhum, d’1/4 de gin, d’1/4 de tequila et d'1/4 de vodka, auquel on ajoute 7 gouttes de jus de citron frais), sa boisson favorite. En dégustant le mélange, il réfléchissait.
  
  Si April était Mitzy, elle agissait comme on pouvait s’y attendre, d’après ce qu'avait dit le Vieux : éperdument amoureuse de Julien Gordon, elle ne succomberait pas aux avances d’un autre homme, si séduisant soit-il. Par ailleurs, elle devait entrer dans la peau d’un personnage probablement très différent de sa propre nature, afin de déjouer les manœuvres des espions lâchés peut-être à ses trousses et dont il était normal qu’elle se méfie.
  
  Mais, pour autant, April était-elle bien Mitzy ?
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Avec sa brosse, Juanito tapa contre le bois de sa caisse.
  
  - Señor, lança-t-il à l’intention de Coplan, una limpieza de calzado ?
  
  Désœuvré, ce dernier accepta et posa un pied sur la caisse. Dans le visage noir du cireur de chaussures, le regard était éveillé, voire effronté. Le gamin avait tout juste une quinzaine d'années et il semblait ne jamais dormir, tant on butait sur lui à toute heure du jour ou de la nuit.
  
  - Usted muy cacharo et que guapissima la chica ayer (Vous êtes très élégant et quelle était belle, la fille hier), admira-t-il.
  
  Amusé, Coplan baissa les yeux sur l’adolescent qui, voyant que sa remarque avait suscité l’intérêt de son client, exprima en de longues phrases dithyrambiques sa fascination pour la belle April, ne s’interrompant que pour cracher un jet de salive sur sa brosse. Il était vêtu d’un jean effrangé et d’un T-shirt bleu sur lequel se lisait en lettres blanches :
  
  Te Quiero, Linda. Quand il eut terminé. Coplan lui abandonna un généreux pourboire et sortit du hall pour gagner la plage. Son timing était excellent puisque la Cubaine Anjetta Guzman était déjà installée et trempait son pinceau dans une noisette de terre de Sienne brûlée.
  
  Il rafla une chaise métallique et la planta dans le sable à côté de la jeune femme, avant de s'asseoir.
  
  - Cela vous ennuierait de satisfaire ma curiosité ?
  
  Elle tourna vers lui son visage régulier, aux traits fins, à la peau caramel, encadré par une chevelure sombre. Les yeux brillaient d'un bleu intense et la bouche sensuelle promettait un tempérament de feu.
  
  - En quoi le puis-je ? s’enquit-elle d’un ton neutre en stoppant le mouvement de son pinceau.
  
  - Quelle différence existe-t-il entre les minimalistes et les maximalistes ?
  
  Elle réprima un rire léger.
  
  - Les premiers sont ceux qui n’ont rien à dire et les seconds, ceux qui en ont de trop.
  
  Il se frotta les mains.
  
  - Vous avez réellement éclairé ma lanterne, remercia-t-il. Vous, où vous situez-vous ?
  
  Elle l’examina avec attention.
  
  - Vous vous intéressez à la peinture ?
  
  - Énormément, mais je suis un profane en peinture moderne.
  
  - Le patrimoine artistique accumulé par les peintres pendant des siècles est gigantesque, énonça-t-elle. C’est pourquoi il est de notre devoir, à nous artistes, d’y ajouter notre touche personnelle. Ainsi, moi, je suis une lopeziste.
  
  Coplan ouvrit de grands yeux effarés.
  
  - Une lopeziste ?
  
  Anjetta sourit avec indulgence.
  
  - Le lopezisme est un mouvement lancé à Cuba par Jorge Lopez de Alcantara dans les années 80. Il se rattache au serrafisme qui produit des œuvres figuratives donnant l’impression de relief, mais accentue cette tendance.
  
  Elle désigna son ébauche.
  
  - Vous voyez ces hauts-fonds rocheux que je peins en terre de Sienne brûlée ?
  
  - Oui.
  
  - Ce sont eux qui créeront le super-relief de la mer dont les vagues seront constellées de pouzzolanes pour accroître l’effet.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - J’aimerais voir le résultat.
  
  Elle eut une moue indulgente.
  
  - Il vous faudra rester ici longtemps. Une toile de cette ampleur requiert de longs efforts.
  
  - Et vous allez rester ici des mois ? s’étonna-t-il.
  
  Elle se contenta de hocher la tête. Coplan désigna la jambe plâtrée.
  
  - Un accident ?
  
  - J’ai été renversée par une voiture en Floride.
  
  - En Floride ? Vous êtes cubaine ou américaine ?
  
  - Je suis cubaine, réfugiée politique aux États-Unis.
  
  Coplan resta une heure aux côtés d'Anjetta avant de la quitter en la félicitant sur son travail. Il était satisfait d’avoir pris contact avec une des femmes qui pouvait, elle aussi, comme April, être Mitzy. Après tout, Julien Gordon avait vécu un certain temps à Cuba.
  
  Restait le test du sexe. Cette manœuvre arriverait plus tard. Pour le moment, Coplan n’avait qu’effleuré le sujet et agi avec subtilité, sans déployer sa grosse artillerie.
  
  Anjetta n’était pas quitte pour autant.
  
  Coplan se promena dans l’hôtel, dans ses dépendances et sur la plage. April n’était nulle part. Sa Plymouth n’était pas non plus au parking. Tant mieux. Cela permettait à Coplan de tenter sa chance avec Elke Ryan qui, justement, attaquait son déjeuner dans un recoin de la terrasse. Avec son aplomb habituel, Coplan s’assit en face d’elle.
  
  - Rien n’est plus triste qu’un repas solitaire, attaqua-t-il sans marquer un temps d’arrêt, j’en sais quelque chose car, moi-même, je souffre de la solitude.
  
  Il tendit sa main par-dessus la carafe d’eau.
  
  - Mon nom est Francis Carvin, je suis ingénieur, français et en vacances, comme vous probablement. Seul, je m’ennuie. Vous aussi, j’en suis sûr. Alors arrangeons-nous pour nous distraire mutuellement.
  
  Éberluée par l’assurance de Coplan, décontenancée par le déluge de paroles, l’Américaine posait sur lui un regard effaré, d’où n’était pas absente une lueur d’intérêt. Machinalement, elle lui serra la main, se présenta en bafouillant et, avec autorité, Coplan claqua des doigts à l’intention du camarero qui vint prendre sa commande.
  
  Très vite, Coplan fut convaincu qu’Elke n’était pas insensible à son charme. Elle devait avoisiner la trentaine. Le bleu des yeux se parait de gravité réfléchie. Des taches de rousseur parsemaient le beau visage ovale que soutenait un cou fin et délié comme la tige d’une fleur. Le sourire un peu contraint semblait avoir peur de paraître incongru. Et les cheveux roux étaient coiffés en dégradé avec un léger bouclage savant. Elle était vêtue simple : T-shirt jaune citron, bermuda bleu marine et sandales mexicaines.
  
  Au début, elle parla avec réticence, puis, peu à peu s’anima. A la fin du repas, Coplan et elle discouraient comme des amis de longue date. Elle détenait la chaire d’Histoire des Amériques dans une université privée de l’État d’Alabama et, au café, Coplan découvrit qu’elle professait des idées racistes, détestait les Noirs et ne cachait pas son admiration pour la lutte courageuse que le Sud avait soutenue contre le Nord au siècle précédent.
  
  Après avoir vidé sa tasse, elle lâcha :
  
  - Souvenons-nous des fortes paroles assenées par James Hammond, gouverneur de la Caroline du Sud à la veille de la guerre de Sécession : « II n’y a pas sur terre deux nations, il n ’y en a même jamais eu deux, qui fussent irrémédiablement séparées d’une manière plus distincte et plus hostile que le Nord et nous : ni la France et l’Angleterre, ni l’Allemagne et la Russie, ni Rome et Carthage. »
  
  - Cette opinion ne vous semble pas un peu dépassée ? objecta Coplan.
  
  - Le temps ne nous fait pas oublier, à nous autres Sudistes. Le Sud était libéral, tolérant, aristocratique, indolent, pétri de civilisation. Les artistes y étaient nombreux et les jours s’écoulaient paisiblement autour des champs de coton. Ce bel édifice était insupportable aux portefeuilles des gens du Nord. Ils nous ont livré une guerre sans merci, détruisant nos structures, notre économie et exterminant vingt pour cent de notre population.
  
  Coplan crut habile d’abonder dans son sens. Si Elke Ryan était Mitzy, elle cachait bien son jeu en adoptant des positions opposées à celles de Julien Gordon. Dans ce cas, elle ne pouvait être sincère et ce qu’il convenait de vérifier était son appartenance à l’université privée d’Alabama qu’elle avait mentionnée.
  
  Il en était là lorsque la jeune femme lui proposa de l’accompagner visiter un musée à Santo Domingo. Le même scénario que la veille avec April.
  
  - Quel genre de musée ?
  
  - Je vous en réserve la surprise, vous ne serez pas déçu, à moins que vous n’en teniez pas pour l’art ?
  
  - Si, justement, puisque j’étudie actuellement le lopezisme.
  
  - Le lopezisme ?
  
  Il savoura la surprise de la jeune femme et lui expliqua les tendances de ce mouvement pendant qu’elle l’entraînait vers le parking, jusqu’à une Mercury Cornet d’un rouge rutilant.
  
  Sur la route conduisant à la capitale, ils croisèrent une file de camions chargés d’ouvriers noirs et Elke en revint à son antienne :
  
  - Savez-vous, Francis, que nous devons une fière chandelle à dix sénateurs qui ont refusé que Saint-Domingue ne devienne un État des États-Unis, sinon nous aurions tous ces Noirs sur les bras, en plus de ceux que nous avons déjà ?
  
  Elke n’allait certainement pas battre Coplan dans le domaine de l’Histoire. Avant de partir en mission dans un pays, il en étudiait scrupuleusement les origines et la situation ethnique, religieuse, politique et économique.
  
  - Je sais. En 1870, le président Buenaventura Báes, qui comptait bien se mettre l’argent dans la poche, a voulu vendre à Washington la république Dominicaine pour 1 million 500 000 dollars. Votre Sénat a refusé ce marché honteux à dix voix près.
  
  - Bravo pour votre érudition.
  
  A Santo Domingo, elle s’arrêta dans l’Avenida Independencia, à une centaine de mètres de la place où s’élevait l’Autel de la Patrie.
  
  La maison vers laquelle elle guida Coplan était somptueuse. Longue bâtisse ocre, haute et massive, elle émergeait d’un jardin extraordinaire où s’entremêlaient des bougainvillées, des cocotiers au tronc gracile, des cactus et des sauguaros. A l'extrémité de l’allée un perron majestueux marquait l’entrée du musée, et quel musée ! Magique et baroque, il déversait sur les visiteurs les parfums de l’Orient et éveillait dans l’imagination des silhouettes de Bédouins assis sous leur tente à déguster le thé à la menthe. Ambiance déconcertante sous le soleil des Caraïbes, s’étonna Coplan. Caverne des mille et une merveilles, ce lieu recelait les plus beaux, les plus rares vestiges de l’Orient ancien. Mosaïques iraniennes, icônes byzantines, miniatures coptes, poteries crétoises, sculptures pharaoniques, ce n’était qu’amoncellement de joyaux à la valeur inestimable sur lesquels veillait une milice privée armée jusqu’aux dents.
  
  Elke guettait la réaction de Coplan.
  
  - Fantastique, admira-t-il.
  
  - C’est un collectionneur américain, un Sudiste, naturellement, qui a accumulé ces trésors durant un demi-siècle. Il s’appelait Franklyn Lynley. Comme la pression fiscale était trop lourde aux États-Unis, il s’est établi ici. A sa mort, sa nièce a décidé que le monde entier profiterait de ces merveilles. Et elle a créé ce musée dont l’entrée, vous l’avez constaté, est gratuite.
  
  Elle l’entraîna devant un mur et Coplan en resta pantois. C’était un fragment de la porte d’Ishtar, la déesse de l’amour et de la guerre. Sur le bas-relief, la fresque, avec ses sculptures de taureaux et de dragons, ressuscitait les dieux babyloniens
  
  - Franklyn Lynley l’a rapportée d’Irak, renseigna-t-elle, le berceau de toutes les civilisations, le centre du monde durant deux mille ans, là où sont nées la science et l’écriture !
  
  Elle s’enflamma :
  
  - Et voyez aujourd’hui quelle injustice les nations occidentales ont réservée à l’Irak et à son leader qui a consacré des sommes folles pour reconstituer l’ancienne Babylone et ses trésors !
  
  Coplan fut renversé par ce plaidoyer qui allait à l’encontre des thèses que la belle Américaine avait soutenues depuis qu’il l’avait rencontrée. Mais si elle était Mitzy, ne laissait-elle pas percer le bout de l’oreille ? Ne se trahissait-elle pas sous l’effet de l’émotion artistique ? Personne à la D.G.S.E. ne connaissait les caractéristiques de Mitzy ni sa véritable personnalité et encore moins, évidement, son physique. De ce fait, elle pouvait très bien être dotée d’un bon vernis intellectuel comme Elke, ou artistique comme Anjetta, ou d’un caractère frivole comme April, à condition, bien entendu, que ces caractéristiques soient authentiques et qu’aucune de ces femmes ne joue un rôle.
  
  Cependant, il était déroutant qu’Elke évoque l’Irak, lorsque l’on se souvenait des activités de Julien Gordon.
  
  La jeune femme semblait penser qu’elle n’avait pas enfoncé le clou car elle poursuivit sur le même thème pendant que Coplan gardait le silence et admirait les merveilles qui étaient exposées.
  
  Le crépuscule tombait lorsqu'ils sortirent du musée et réintégrèrent la Plymouth pour regagner La Romana. A leur arrivée, Coplan invita Elke à dîner en ville dans un restaurant haïtien car il tenait à éviter de se faire voir en compagnie de l'Américaine dans un des restaurants de leur hôtel. Cela aurait compromis ses chances avec les autres Mitzy possibles.
  
  Autour d’un tassot (Entrée à base de dinde, de bœuf ou de porc. La viande est séchée au soleil durant vingt-quatre heures sur un toit en zinc, marinée et grillée avant d’être servie), de griots à la sauce Ti Malice (Porc accompagné de sauce pimentée), et d’un dessert composé de tranches d’ananas ornées de mamba (Beurre de cacahuètes), Coplan poussa ses pions afin de séduire Elke et la convaincre de passer la nuit avec lui. Ce faisant, il restait fidèle au personnage qu’il jouait, celui du touriste solitaire qui escompte une bonne fortune.
  
  Hélas, il en fut pour ses frais. Comme April la veille, Elke refusa ses propositions.
  
  - Je sors d’un amour malheureux, allégua-t-elle, et la blessure n’est pas encore cicatrisée. En fait, tout est arrivé par ma faute. Lorsque je reprochais à l’homme que j’aimais d’être changeant, cyclothymique, il me répétait : un être doit faire croire que tout est toujours à remettre en question, que rien, jamais, n’est acquis définitivement. Moi je ne pouvais pas l’admettre. Au lieu de passer l’éponge, j’ai tiré à coups de canon. Je me suis trompée et je ne peux oublier.
  
  - Vous êtes en vacances, objecta Coplan. Pourquoi ne pas conjurer le passé ?
  
  Mais Elke demeura inébranlable. En un sens, Coplan était satisfait. Mitzy n’aurait pas agi autrement. Néanmoins, rien ne prouvait que la jeune et belle Américaine fût la cible.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Le lieutenant Houveaux commandait le détachement de la C.A.S.T.E. désigné par le Vieux en support de Coplan pour l’assister dans sa mission. Sous la dénomination C.A.S.T.E. (Compagnie Action Sur Théâtres Extérieurs) se regroupaient des éléments du 11e Régiment de Choc, du 13e Régiment de Dragons Parachutistes, de la 19e C.E.M.B.L.E. de la Légion étrangère, des nageurs de combat du Centre d’Entraînement des Opérations Maritimes et des Commandos de Marine Hubert (Les unités énumérées constituent le vivier du Service Action de la D.G.S.E.). Le détachement comprenait une quinzaine de sous-officiers disséminés dans les hôtels et dans une villa louée dans la localité. Tous jouaient aux vacanciers.
  
  Leur chef était un homme grand, sec, à la peau bronzée, aux lèvres coupantes et au regard gris. Sur ordre, il avait laissé pousser ses cheveux afin que sa coupe habituelle, par trop militaire, n’attire l’attention. Son nouvel aspect paraissait le gêner, tant, d’une main impatiente, il se frictionnait la nuque.
  
  - Transmettez à Paris, demanda Coplan. Je veux des renseignements sur une Elke Ryan, titulaire d’une chaire d’Histoire des Amériques à l’Université Fordham dans l’État d’Alabama.
  
  Coplan épela le nom et le prénom et l’officier hocha la tête.
  
  - Je m’en occupe immédiatement, promit-il.
  
  Coplan remercia et sortit de la villa pour remonter à bord de la Pontiac Grand Prix qu’il avait louée à l’aéroport, et regagna l’hôtel où il réintégra sa chambre. Dans l’obscurité, il déverrouilla sa valise et en sortit les jumelles à infrarouges avant d’aller se poster à plat ventre sur le seuil de la terrasse. Sur la gauche, les courts de tennis demeuraient éclairés toute la nuit et quelques résidents s’adonnaient à leur sport favori. Coplan les observa. Nath Weingarten n’était pas parmi eux. Pourtant, la veille à la même heure, c’est-à-dire vers minuit, elle avait disputé une partie acharnée contre l’un des professeurs mis par l’hôtel à la disposition de sa clientèle. Le professeur était bien là, mais pas Nath. Coplan déplaça ses jumelles et les braqua sur la casita où se cloîtrait Thalim Chayeb. La Jordanienne avait baissé le volet métallique sur sa terrasse et il était impossible d’apercevoir l’intérieur de la suite. Était-ce elle, Mitzy ? Le fait qu’elle se voile dans son tchador militait en faveur de cette thèse. En outre, elle était arabe. Deux éléments très forts qui la désignaient. Mais il fallait se méfier des apparences. Mitzy pouvait aussi bien être Nath, ou April, ou Anjetta ou encore Elke.
  
  Laquelle ?
  
  Bien sûr, elle pouvait être arabe, mais pas forcément. En outre, si Thalim était Mitzy, pourquoi attirer l’attention en se drapant dans un tchador ?
  
  Coplan rangea les jumelles, reverrouilla la valise et sortit de sa chambre. L'un après l’autre, il visita les huit bars de l'hôtel. Ce fut dans le dernier qu’il découvrit Nath. Morose, elle était assise à une table devant un cocktail martini, bien que l'heure des cocktails fût largement passée.
  
  Avec ses cheveux blonds coupés très court, elle ressemblait à un oiseau, un de ces moineaux de kermesse qui s’envolent dans la ferraille des tramways. De son regard clair elle fixait machinalement la chanteuse de l’orchestre, Felipa, une métisse splendide, qui distillait dans le micro un calypso langoureux, soutenue par une batterie, un saxo-ténor et une guitare. Sur la piste, quelques couples s’enlaçaient. D’autres noctambules, un groupe d’Américains, parlaient à voix forte.
  
  Coplan s’approcha de la table en arborant son sourire le plus charmeur.
  
  - Puis-je vous inviter à danser ?
  
  Elle tourna la tête dans sa direction, le dévisagea hardiment et cala contre le cendrier son fume-cigarette en ambre doré.
  
  - Avec plaisir, répondit-elle d’une voix rauque et sensuelle.
  
  Elle se leva. Sa chevelure épi de blé, son regard clair un peu froid, sa peau translucide, sa silhouette, la classaient dans cette catégorie de filles élancées, typiquement germanique, qui fendent la foule, indifférentes, pour se hâter vers le sauna ou l’atelier du photographe à la mode.
  
  En réalité, Coplan le savait, elle était hôtesse de l’air à la Lufthansa.
  
  Tout de suite, elle se colla contre lui et il douta aussitôt qu’elle fût Mitzy. Encore fallait-il pousser les choses et ne pas se laisser duper par une attitude qui pouvait être feinte.
  
  Il n’eut guère à faire d’efforts. Nath était toute prête à lui tomber dans les bras. Elle s’était départie de sa froideur qui n’était qu’apparente et, avec volubilité, vantait les mérites des vacances aux Caraïbes.
  
  - Je fais la ligne Francfort-Moscou, alors vous pensez bien qu’au point de vue nature, je ne suis pas gâtée !
  
  A trois heures du matin, après quatre cocktails martinis qui n’avaient allumé aucun feu sur ses joues, plusieurs séances sur la piste dans les bras de Coplan pendant que Felipa égrenait ses calypsos, la belle Allemande était à point. Amusé, Coplan se gardait bien de faire le premier pas, attendant qu’elle en prit l’initiative, ce qu’elle fit sans ambages.
  
  - A votre avis, questionna-t-elle de sa voix rauque et sensuelle, comment terminer une nuit aussi bien commencée ?
  
  - Dans un lit, répondit-il du tac au tac.
  
  Quand ils sortirent, l’inévitable Juanito errait dans les parages. Il cligna de l’œil à l’intention de Coplan.
  
  - Lindissima, la chica ! admira-t-il, époustouflé devant la superbe silhouette de Nath.
  
  Cette dernière n’était pas une adepte des préliminaires. Elle en tenait pour le direct. Dès qu’ils furent dans la chambre et après s’être déshabillés, Coplan et elle basculèrent sur le lit. L'Allemande l’attira entre ses cuisses veloutées, et ses genoux le propulsèrent en elle.
  
  Tous deux ne furent pas longs à atteindre le paroxysme du plaisir.
  
  Nath était couverte de sueur et haletait doucement, les yeux brillants de joie.
  
  - Un verre d’eau ? proposa Coplan.
  
  - Il y a du cocktail martini en bouteille dans le réfrigérateur. Sers-m’en un, veux-tu ?
  
  Il passa derrière le bar et s’activa. Dans le verre, il laissa tomber la minuscule pastille de soporifique qui se dissolvait en trois secondes, puis apporta la boisson à Nath qui l’avala d’un trait. C’était plus que n’en espérait Coplan.
  
  Cinq minutes plus tard, elle dormait à poings fermés. Coplan se doucha, se rhabilla et fouilla les lieux. A présent, il était quasi certain de l'innocence de Nath. Mitzy ne se serait jamais conduite de cette façon, du moins si l’on en croyait la confession du transfuge Dieter Vogel.
  
  Néanmoins, une fouille était nécessaire.
  
  Il ne découvrit rien, ni dans la chambre, ni dans le sac à main ou les bagages de l’hôtesse de l’air. En conséquence, il ramena l’Allemande en bas de liste des suspectes et décida de porter ses efforts sur Thalim Chayeb, Anjetta Guzman, April Brentwood et Elke Ryan, les deux dernières, sur le plan sexuel, ayant réagi comme l’aurait fait Mitzy.
  
  Bien sûr, il n’était pas entièrement convaincu par ce critère auquel le Vieux attachait autant d’importance. Pouvait-on tabler sur cette réaction supposée de la part de Mitzy ? Le raisonnement était-il sans faille ? De l’avis de Coplan, non. Dieter Vogel jurait que Mitzy ne se donnerait pas à un homme autre que Julien Gordon, tant elle était amoureuse de l’ennemi public. Mais il fallait compter avec l’absence, l’éloignement, la solitude, la lassitude. Dans cette éventualité, alors Nath pouvait être Mitzy.
  
  Coplan poussa un soupir et alla se confectionner un cavalier. Tout en le sirotant, il grimaça. La mission n’était pas un cadeau. Démasquer la cible se révélait une tâche ardue.
  
  Quand il eut achevé son verre, il le lava, ainsi que celui dans lequel Nath avait bu, afin de faire disparaître les traces du soporifique. Pour donner le change, il remplit le second d’un fond de cocktail martini extrait d’une bouteille neuve et jeta le reste dans l’évier avant de balancer les deux bouteilles dans le vide-ordures. Puis, en termes courtois mais humoristiques, il griffonna une note à l’intention de Nath qu'il épingla sur l’un des oreillers avant de quitter les lieux et de regagner sa chambre.
  
  Celle d’Anjetta était allumée. Il observa la Cubaine à la jumelle. Elle peignait. Il consulta sa montre-bracelet. Cinq heures. Anjetta décidément était passionnée par son art. Elle tirait une langue attentive et procédait par petites touches prudentes. Elle en était restée à sa terre de Sienne brûlée et les hauts-fonds rocheux augmentaient de densité.
  
  Était-elle Mitzy trompant la longue attente en s’adonnant à la peinture ?
  
  Pour le moment, il était au point mort. Aussi alla-t-il se coucher.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Profil d’oiseau de proie, calvitie galopante, yeux aqueux, lèvres en lame de rasoir, Dieter Vogel aurait eu mauvaise grâce à prétendre à un statut de don Juan, ou même à exiger d’emblée la sympathie de son interlocuteur. Mais ce sentiment était inconnu du Vieux. Les qualités qu’il recherchait chez le transfuge de la STASI (Abréviation pour Staatssicherheitsdienst, anciens Services Spéciaux est-allemands) étaient l’intelligence et cette fantastique mémoire qui en faisait un ordinateur ambulant.
  
  Terrorisé par la glasnost, la perestroïka, la transparence, c’est-à-dire l’opposé des règles qui avaient gouverné jusqu’alors son existence, l’ex-directeur adjoint des Services Spéciaux de Berlin-Est avait décidé de passer à l’Ouest, et plus précisément en France. Il avait éliminé les U.S.A. et le Royaume-Uni, nations où son contentieux personnel était trop grave pour que sa désertion compense les atrocités qu’il avait commises à l’encontre des agents britanniques et américains.
  
  Peu soucieux de faire les frais de la nouvelle donne politique en Europe, il avait choisi de passer dans le camp de la D.G.S.E., sachant que sa mémoire fabuleuse recelait des trésors et qu’il ne risquerait pas de se retrouver au chômage.
  
  Indépendamment des renseignements qu'il avait fournis sur ses acolytes de l’Est (le K.G.B., le Darjavna Sigournost bulgare, l'Allambiztonsagi Szolgalat hongroise, la Securitate roumaine, toujours virulente malgré l’élimination du tyran Ceausescu, et son homologue, le Departementul de Informatii Externe, la Statni Tajna Bezpecnost tchécoslovaque), le triple-zéro (Transfuge dans le langage des Services Spéciaux) avait abondamment disserté sur l’une de ses anciennes activités : la manipulation et la protection des terroristes internationaux et, en particulier, l’un d’eux, l'insaisissable Julien Gordon.
  
  Acrobate génial, ce dernier avait réussi l’exploit au cours des deux dernières décennies d’échapper à la capture. En dehors d’une photographie jaunie datant de ses seize ans et où on le voyait de profil en compagnie de deux jolies filles sur une plage, personne, pas même Dieter Vogel, ne connaissait ses traits. Frégoli du déguisement, il apparaissait brièvement sous une apparence trompeuse et se perdait dans l’ombre sans que son visage puisse être fixé sur pellicule.
  
  En 1970, à l’âge de dix-huit ans, il avait abattu à Bonn l’attaché militaire américain. Au cours des années suivantes, il avait descendu au lance roquettes un appareil commercial israélien à Rome, fait sauter une gare ferroviaire à Bologne, détruit en France à l’explosif un drugstore, une grande surface, l’immeuble d’un hebdomadaire d’extrême droite, et fait dérailler trois trains. A quatre reprises, mais il avait échoué, il avait tenté d’assassiner ou de kidnapper le président de la République. Au Liban, il avait dynamité la caserne abritant un détachement de parachutistes français et avait réédité cet attentat contre une section de commandos de la Marine Nationale à N'Djamena au Tchad lors de l’intervention française contre l’agresseur libyen.
  
  Le Vieux voulait sa peau.
  
  Bien que né à Paris, Julien Gordon n’avait aucune attache familiale ou sentimentale en France.
  
  « - Il a suivi des stages en Libye, au Yémen, en Iran, en Syrie, avait précisé Dieter Vogel, mais n’a jamais séjourné en Allemagne de l’Est, sinon nous l’aurions photographié. Les Libyens, les Yéménites, les Iraniens, les Syriens, l’ont peut-être fait, mais ne comptez pas sur eux pour vous ouvrir leurs archives. Julien Gordon leur est trop précieux. Un jour ou l’autre, ils peuvent avoir recours à ses services. C’est un spécialiste des explosifs. Sur ce plan, probablement le numéro un mondial. Ses préférences vont d’abord au nitrate de méthyle (Liquide un peu épais, jaune clair, très volatil, sans odeur particulière, dont les caractéristiques explosives sont indécelables aux rayons X), ensuite aux « brisants », tels la penthrite ou le C 4. Ces armes dans ses mains sont redoutables. »
  
  « - Pour qui travaille-t-il à l’heure actuelle ? » avait questionné le Vieux.
  
  « - Les employeurs se bousculent à sa porte. Il y a quelques mois, la Libye lui a demandé de convoyer cinq tonnes de Semtex (Explosif surpuissant dont 200 grammes suffisent pour détruire un avion de ligne) destinées à l’I.R.A. qui veut accroître sa politique de terreur, avait répondu l’ancien chef du Département 22 de la STASI (Cellule de recueil et d’activation des groupuscules de l’ultra-gauche européenne). Julien Gordon maintient des liens étroits avec les patriotes irlandais. Ce sont eux qui lui fournissent ses faux papiers. A vue de nez, je dirais qu’en vingt ans il a utilisé cent cinquante identités de trente-sept nationalités différentes, dont neuf arabes. Après l’I.R.A., l’Iran, et l’Irak après la crise du Golfe consécutive à l'invasion du Koweït. Cependant, Julien Gordon donne la préférence à l’Iran qui, tout heureux que son ennemi l’Irak connaisse les ennuis que vous savez, a décidé de profiter du paravent que lui offre Bagdad bien involontairement pour relancer sa lutte contre l’Occident. A cet égard, l’ayatollah Farsawi, chef de la Section Anti-Occident, dispose d’un budget colossal. »
  
  « - Concrètement, cette lutte va se traduire par quelles exactions ?
  
  « - Piraterie aérienne et prises d’otages seront abandonnées au profit d’attentats spectaculaires dont, justement, Julien Gordon est le spécialiste. »
  
  « - Quoi, en particulier ? »
  
  « - Je l’ignore. »
  
  « - Les complexes militaro-industriels des sociétés occidentales ? »
  
  « - Ils me paraissent constituer effectivement un objectif plausible pour l’ayatollah Farsawi. Ainsi que les chefs d’État et les hommes politiques éminents. Farsawi a donné l’ordre à ses commandos de la Mort d’étudier les moyens d’approcher (Tuer, dans le jargon des Services Spéciaux) une vingtaine de dirigeants et de patrons occidentaux. Julien Gordon paraît l’exécutant rêvé pour ce genre de mission. Moscou renonçant au terrorisme pour bénéficier de l’aide financière occidentale, ce sont les Parrains du Moyen-Orient qui prennent la relève et souhaitent intensifier leur combat contre vous. En ce qui concerne Julien Gordon, je ne serais pas étonné, compte tenu de ses origines françaises et de son passé terroriste dans votre pays, qu’il lui soit assigné une mission en France. Laquelle ? Bien entendu je l’ignore. En tout cas, vous avez raison de vous préoccuper de son sort car il s’agit d’un cadre de haut niveau de cette multinationale de la terreur. »
  
  « - La France est sur sa liste noire ? »
  
  « - Au même titre que l’Allemagne, l’Italie ou le Royaume-Uni et l’Espagne. La déstabilisation est son maître mot. »
  
  « - Comment neutraliser Julien Gordon ? »
  
  « - Son point faible, c’est les femmes. Ses maîtresses ne se comptent plus, des égéries de la Rote Armee Fraktion, suicidées dans leur prison de Stamheim le 18 octobre 1977, aux figures historiques des Brigades Rouges, en passant par les pasionarias arabes du Moyen-Orient. Toutefois Julien Gordon ne se limite pas aux terroristes femelles. Certes, elles ont ses préférences à cause de leur communauté idéologique. Mais il n'est pas insensible au charme des autres. En mission dans cet émirat fantoche qu’on appelle le Koweït, il a eu, en 1988, une liaison prolongée avec l'épouse, fort belle, d’un technicien américain. On lui prête de nombreuses aventures avec des hôtesses de l’air, et autres. Cette propension au libertinage a quelquefois déplu à ses employeurs qui la considèrent comme une faiblesse. C’est par ce défaut que vous serez en mesure d’atteindre Julien Gordon. »
  
  « - Mais encore ? »
  
  Le triple-zéro s’était frictionné les mains avec une onctuosité ecclésiastique, comme s'il était ardu pour lui de se décharger du fardeau du passé.
  
  « - Je suis en mesure de vous fournir un renseignement vital. »
  
  « - Lequel ? avait pressé le Vieux. »
  
  « - Tout libertin tombe amoureux un jour ou l’autre. C’est le cas pour Julien Gordon et ce qui est le plus extraordinaire c’est que son amour est partagé. »
  
  « - Qui est l’heureuse élue ? »
  
  Dieter Vogel s’était à nouveau frictionné les mains.
  
  « - Je l’ignore. »
  
  « - Alors où cela nous mène-t-il ? »
  
  « - En république Dominicaine, avait répondu l’Allemand avec, cette fois, un sourire narquois. Julien Gordon a donné rendez-vous à sa « fiancée », utilisons cet euphémisme, à l’hôtel Casa de Campo, à La Romana, à cent kilomètres de Santo Domingo. »
  
  « - A quelle date ? »
  
  « - Rien de précis. La fiancée doit arriver le premier septembre et attendre son amant. Elle sera seule, évidemment. Je ne sais rien de son physique, ni de sa nationalité ou profession. Je ne sais pas non plus à quoi ressemble Julien Gordon. Ce que je peux affirmer, c’est que cette femme est probablement jolie, si l’on se réfère aux goûts de notre dynamiteur, et qu’elle est si amoureuse de ce dernier qu’il est peu probable qu’elle se laisse conquérir par un autre homme. En outre il serait risqué pour elle de céder à des avances, vu que son amant peut débarquer à l’impromptu. Or il est tyranniquement jaloux, et nul doute se vengerait immédiatement de façon sanglante. »
  
  Coplan en était là. Cinq femmes non accompagnées étaient arrivées le premier septembre :
  
  April Brentwood, britannique, starlette.
  
  Anjetta Guzman, cubaine, artiste peintre.
  
  Elke Ryan, américaine, professeur d'histoire.
  
  Thalim Chayeb, épouse d’un diplomate jordanien.
  
  Nath Weingarten, allemande, hôtesse de l’air à la Lufthansa.
  
  Le Vieux avait donné à la « fiancée » de Julien Gordon le nom de code de Mitzy. Laquelle, parmi les cinq, était Mitzy ? Dans l’ombre, les agents de la C.A.S.T.E. guettaient leurs contacts avec les hommes seuls. Il n’y en avait eu aucun, sauf Nath Weingarten avec le professeur de tennis de l'hôtel. Quant à Coplan, il était chargé dans un premier temps de vérifier la thèse de Dieter Vogel et que le Vieux avait reprise à son compte : Mitzy demeurerait insensible aux tentatives de séduction orchestrées par un autre homme.
  
  Jusqu’ici, seule Nath Weingarten avait succombé et, théoriquement, devait être écartée. Cependant, pour Coplan, le raisonnement n'était pas sans faille. Mitzy pouvait très bien être amoureuse de Julien Gordon et, parallèlement, ne pas refuser une brève rencontre. En outre, il était possible qu’elle connaisse la date de l’arrivée de son amant et que, en l’attendant, elle succombe aux bonnes occasions. Tout comme il était possible qu’elle se soit installée à l’hôtel avant ou après le premier septembre. Après tout, Julien Gordon avait pu modifier ses plans à la dernière minute.
  
  Aussi Coplan, qui était là depuis le 20 août, avait-il soudoyé un employé de la réception pour se tenir informé des allées et venues. Aucune femme, depuis son arrivée, ne répondait aux critères définis, sauf les cinq qu’il surveillait.
  
  Pour être franc, le terroriste se montrait astucieux en fixant un rendez-vous amoureux en république Dominicaine. Loin de ses bases habituelles, il escomptait s’offrir quelques vacances plus que méritées compte tenu de ses activités.
  
  Il ignorait qu’il risquait de tomber dans un piège.
  
  Le téléphone sonna. Coplan décrocha. A l’autre bout du fil, il reconnut la voix sèche, métallique, du lieutenant Houveaux qui prononçait la phrase code. Coplan grommela un vague merci, raccrocha et partit pour le rendez-vous.
  
  A son arrivée, l’officier lui tendit un message radio décodé.
  
  - La réponse que vous attendiez.
  
  Coplan lut :
  
  Elke Ryan, née 6 mars 1962 à Chicago, Illinois, nationalité américaine, veuve à vingt-deux ans, époux tué dans un accident automobile, enseignante d’Histoire des Amériques. Titulaire d’une chaire à l’Université privée Fordham en Alabama jusqu’au début de l’été 1989. Depuis un an, a disparu. Opinions politiques inconnues.
  
  Coplan fit claquer son briquet et brûla la feuille de papier avant de prendre congé.
  
  Sur le chemin du retour, il se convainquit qu’Elke mélangeait le vrai et le faux. Si elle était née à Chicago, était-elle authentiquement sudiste ?
  
  Depuis un an, elle avait quitté l'Université Fordham. Donc, elle n’était plus professeur comme elle le prétendait. Et qu’avait-elle fait depuis ? Avait-elle filé le parfait amour dans l’une quelconque des planques entre lesquelles voyageait Julien Gordon ?
  
  En tout cas, elle mentait. Un mauvais point pour elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Pour se déplacer, Anjetta Guzman avait recours à un fauteuil roulant poussé par un employé de l’hôtel. Un autre transportait son matériel. Systématiquement, elle prenait ses repas dans sa chambre. Comme Thalim Chayeb. Ayant observé le manège, Coplan vint s’asseoir près d’elle quelques minutes après onze heures et demie.
  
  - Hello, fit-il, enjoué. Comment avance votre ébauche ?
  
  - Pas mal, concéda-t-elle avec une moue grave.
  
  Coplan la contemplait. Le contraste était saisissant entre ses yeux d’un bleu intense et sa peau caramel.
  
  - Les hauts-fonds rocheux semblent envahir toute la toile et repousser la mer, constata-t-il en se penchant sur le chevalet.
  
  - C’est voulu. Pour le relief.
  
  - Là, à droite, qu’est-ce que c’est ?
  
  - Un yacht.
  
  - On dirait un scarabée.
  
  - C’est voulu.
  
  Coplan se lança dans un bavardage futile pour tuer le temps. Aux alentours de midi, il proposa ses services pour pousser le fauteuil roulant lorsque apparurent les deux boys de l'hôtel. Anjetta accepta l’offre de Coplan qui congédia l'un des employés. Dès qu’il entra dans la chambre d’Anjetta, il l’examina discrètement pendant que le boy rangeait le matériel.
  
  Dans un coin, hors de portée de ses jumelles, raison pour laquelle il ne les avait pas repérés, des appareils de musculation sophistiqués, du minirameur au multitrainer en passant par l’acti-gym, le bull-worker et la planche à musculation, s’alignaient en retrait de la baie vitrée contre laquelle étaient posées les béquilles. Sur un meuble bas étaient empilés justaucorps, guêtres, jambières et collants.
  
  - Vous ne vous laissez pas aller, c’est bien, félicita Coplan en aidant la Cubaine à s’installer devant la table. Votre jambe vous fait souffrir ?
  
  - Non, mais j’ai un peu peur que le cal ne se déplace.
  
  Le boy disparut et Coplan s’assit en face d’elle.
  
  - Je vous tiens compagnie pour le déjeuner ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Il se releva et alla téléphoner pour faire monter un repas supplémentaire.
  
  Tous deux mangèrent de bon appétit. La nourriture, comme toujours dans cet hôtel, était succulente. A dessein, Anjetta maintenait la conversation sur l’art et, dans ce domaine, incontestablement, jugea Coplan, elle s’y connaissait. Par des questions habiles, il avait pourtant essayé de la démonter, mais elle répondait toujours juste. Après que le boy eut débarrassé la table, une fois le repas terminé, elle manifesta le désir de faire la sieste et Coplan sauta sur l’occasion. Le congédiait-elle ou l’invitait-elle ?
  
  - Nous avons partagé le déjeuner, pourquoi pas aussi la sieste ? proposa-t-il, la bouche gourmande.
  
  Une lueur indulgente brilla dans le regard d’Anjetta.
  
  - Un beau garçon comme vous en est-il réduit à draguer les infirmes?
  
  - Vous n’êtes pas infirme, se récria-t-il.
  
  - J’ai l’impression de l’être. Ma jambe dans le plâtre me rend bancale et j’en souffre. A priori, votre offre est séduisante. Vous êtes un homme avec qui, probablement, j’éprouverais du plaisir à faire l’amour. Seulement, mon plâtre me gâcherait ce plaisir. Et, sur le plan physique, comme en art, je suis exigeante. Je veux la perfection et je refuse les couacs. Une autre fois, peut-être? Quand je serai rétablie.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Dans trois semaines. Aurez-vous la patience d’attendre si, du moins, vous êtes encore ici ?
  
  - J’attendrai, promit-il.
  
  - Naturellement, dans l’intervalle, rien ne vous empêche de draguer les belles esseulées que vous rencontrerez. Maintenant, soyez gentil, partez.
  
  A présent, il savait. Elle le congédiait, comme théoriquement le ferait Mitzy.
  
  Il se leva et marcha jusqu’à la porte. Au moment où il posait la main sur le bouton, elle le rappela :
  
  - Continuez quand même à venir passer quelques instants auprès de moi sur la plage, comme vous le faites depuis trois jours. J’en éprouve un grand plaisir.
  
  - Je le ferai, assura-t-il.
  
  Dans le hall, Juanito frappa contre sa caisse à l’aide de sa brosse pour attirer son attention.
  
  - Una limpieza de calzado, señor ?
  
  Coplan posa le pied droit sur la caisse. Aussitôt, l’adolescent, tout en cirant la chaussure, lui livra son sentiment sur Anjetta. Certes, elle était belle, mais présentait un grave défaut : elle avait une jambe dans le plâtre et il semblait, aux yeux du jeune Dominicain, qu’il s’agissait là d'une tare rédhibitoire. En revanche, il ne tarissait pas d’éloges sur April et Nath.
  
  Puisqu’elle était réfugiée aux États-Unis, Anjetta pouvait très bien être agent du Departamento General de Inteligencia, les Services Spéciaux cubains. Fidel Castro s’était toujours montré accueillant à l’égard des terroristes européens à qui il offrait sur son île des vacances hors d’atteinte de ceux qui les traquaient. En outre, le Líder Máximo n’hésitait pas à recourir à leurs services pour des opérations ponctuelles en Amérique centrale. Julien Gordon avait séjourné à de nombreuses reprises à Cuba. Était-ce au cours d’un de ses passages à La Havane qu’il avait rencontré Anjetta, si cette dernière était Mitzy?
  
  April Brentwood était toujours absente, constata Coplan. Il ne s’inquiétait pas puisque la Britannique était sous la surveillance discrète des agents de la C.A.S.T.E. Elke Ryan et Nath Weingarten barbotaient dans l’eau émeraude, en ignorant que les individus costauds, bronzés, que parfois elles croisaient, étaient des nageurs de combat du Service Action de la D.G.S.E.
  
  Accompagnée par les deux boys, Anjetta reprit sa place favorite sur la plage vers seize heures. De sa valise, Coplan sortit sa trousse à outillage et s’en alla fouiller la chambre de la Cubaine. La porte ne résista pas à son matériel sophistiqué.
  
  Très vite, il mit la main sur les radios. Incontestablement, elles montraient une double fracture tibia péroné. Elles avaient été prises à Miami. Le médecin portait un nom espagnol. Bien sûr, il pouvait s’agir d’un artifice. Si le praticien œuvrait pour le Departamento General de Inteligencia, les radios pouvaient être de complaisance. Mais quel intérêt aurait eu Mitzy à se handicaper avec ce carcan ?
  
  Pour repousser les soupçons ?
  
  Coplan demeurait sceptique. Néanmoins, il nota le nom et l’adresse du médecin et poursuivit sa fouille qui n’aboutit à rien. En dehors des appareils de musculation, du matériel d’artiste peintre, Anjetta n’avait que des vêtements, rien de plus. Tous provenaient des États-Unis, comme le matériel de peinture. Anjetta avait emporté son sac à main sur la plage.
  
  Coplan ressortit, prit rendez-vous avec le lieutenant Houveaux et lui donna le nom et l’adresse du praticien de Miami.
  
  - Demandez à Paris que l’on s’informe sur ce type par le biais de la C.I.A., demanda-t-il.
  
  
  
  Le soir, comme il n’avait rien à faire, il dîna avec Nath qui s’étonnait encore d’avoir dormi si longtemps après leur première nuit d’amour. Leur repas achevé, il l’emmena au bar-dancing où il l’avait abordée.
  
  Ils descendirent les marches de l’escalier stratégique qui plongeait au cœur du site : bar surélevé en pont de paquebot, banquettes en velours garance sobres et douillettes longeant les tables hexagonales. Sur l’estrade avec, en arrière-plan, la guitare, le saxo-ténor et la batterie pour la soutenir, Felipa, la splendide métisse, jonglait avec ses bossa-novas, ses calypsos et ses merengues. En corsage échancré et minijupe moulante, ses jambes somptueuses serrées dans des bas résille, elle égrenait ses airs anciens d’une voix chaude et envoûtante. Comme une flèche acérée, son regard se planta sur le visage de Nath qui n’y prêta pas attention. Quand, pour la première fois, il avait abordé l’Allemande, Coplan n’avait pas été sans remarquer l’intérêt que semblait témoigner la chanteuse pour Nath qui, seule à sa table, demeurait indifférente.
  
  Ahora solo pienso en poseerte,
  
  Ahora quiero compartir mi hiel contigo, chantait Felipa d’une voix soudain plus rauque, nota Coplan qui entraîna Nath loin de l’estrade.
  
  Comme la fois précédente, Coplan et l’hôtesse de l’air se dépensèrent sans compter sur la piste. Nath épanchait sa soif en buvant force cocktails martinis, Coplan se contentant d’un cavalier.
  
  Vers deux heures du matin, ils gagnèrent la chambre de l’Allemande et firent l’amour.
  
  Coplan doutait de plus en plus qu’elle fût Mitzy.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Élégant dans son uniforme gris-bleu aux plis en lames de rasoir, Jaime Garcia Munoz portait des épaulettes rouges ornées de deux étoiles argentées indiquant son grade dans la police : lieutenant. Ses cheveux noirs étaient coiffés d’une casquette sur laquelle brillaient deux étoiles. Ses yeux bridés révélaient une ascendance indienne. Sombre et brûlant, son regard fixait Coplan avec sévérité.
  
  - Vous êtes sorti avec April Brentwood ?
  
  - Certainement, répondit Coplan, intrigué. Nous sommes allés à Santo Domingo visiter le musée cinématographique de Consuelo Marquez, dans la Calle Ozapisto.
  
  - Quand était-ce ?
  
  - Lundi dernier.
  
  - Vous l’avez revue, depuis?
  
  - Curieusement, non. Pourtant, je l’ai cherchée, mais elle semble toujours absente de l’hôtel.
  
  - Elle n’y reviendra plus.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Elle a été assassinée.
  
  Coplan frémit mais son émotion ne se manifesta pas sur ses traits.
  
  - Et Consuelo Marquez aussi, ajouta l’officier de police pour faire bonne mesure.
  
  De son regard dur, il dévisageait Coplan, guettant une réaction qui ne vint pas. Maître de ses nerfs, Coplan ne trahissait jamais ses sentiments.
  
  - Venez avec moi, ordonna Garcia Munoz, je voudrais que vous jetiez un coup d’œil aux cadavres.
  
  Coplan le suivit, pas dupe ; si le Dominicain le soupçonnait d’être le meurtrier, il souhaitait le mettre à l’épreuve en observant son attitude devant les cadavres.
  
  A la morgue de Santo Domingo, un employé en blouse blanche, mâchonnant sa longue moustache jaunie par le tabac, tira d’un air blasé sur le drap après avoir fait coulisser la dalle métallique sur ses rails. Coplan serra les dents. Qu’elle fût Mitzy ou pas, April n’avait pas mérité un sort pareil. Les joues qu’il avait connues roses étaient livides. Son look pulpeux avait disparu. Sur les yeux gris qui ne riraient plus, les paupières s’alourdissaient. Quant à la crinière blonde, sa queue de cheval était dénouée et les mèches ébouriffées sur le front collaient à la peau comme piégées par une sueur mortelle.
  
  Quant au cou, il était violacé à l’endroit où avait serré la corde du tueur.
  
  Le coupable était-il Julien Gordon ? Avait-il surpris April chez Consuelo en galante compagnie, la fan des vamps hollywoodiennes servant de complice aux amours clandestines de la Britannique et, après le meurtre de cette dernière, éliminée pour effacer un témoin ? Ou alors, la présence de Coplan à ses côtés avait-elle été fatale à April, le terroriste, arrivé plus tôt que prévu, guettant dans l’ombre les allées et venues de celle dont il était amoureux ?
  
  - De quand date la mort ? questionna Coplan d’un ton froid.
  
  - La nuit dernière, vers minuit. Où étiez-vous à cette heure ?
  
  - Au bar-dancing de mon hôtel, en compagnie d’une charmante hôtesse de l’air de la Lufthansa. Vous pouvez vérifier.
  
  Garcia Munoz claqua des doigts et l’employé tira sur la seconde dalle.
  
  Dans un firmament incertain, Consuelo avait rejoint les vamps dont elle raffolait. Son cou était cerné par un sillon identique à celui qui creusait les chairs d’April.
  
  Coplan resta impassible et l’officier de police, déçu, lui prit le bras et l’entraîna.
  
  - Allons visiter les lieux du meurtre.
  
  Espérait-il que Coplan se trahirait sur la scène de son double crime supposé ?
  
  Des techniciens et des policiers s’activaient encore dans la longue bâtisse ocre de la Calle Ozapisto. Dans les quatre salles, ils avaient ôté, une à une, les affiches de films, les photographies des stars hollywoodiennes.
  
  L’un d’eux tendit à son supérieur un sac en plastique contenant une poudre blanche.
  
  - De la coke. Et de la pure. La vraie, la marseillaise.
  
  Garcia Munoz soupesa le sac.
  
  - Il y en a bien une livre.
  
  Si Consuelo avait été impliquée dans un trafic de drogue en compagnie ou non d’April, et que ce sac de cocaïne soit le mobile du meurtre, pourquoi l’assassin n’avait-il pas cherché la drogue ? Et s’il l’avait fait, pourquoi n’avait-il pas eu l'idée d’arracher les affiches et les photographies pour découvrir la cachette, comme le policier ?
  
  Devant cette incongruité, peut-être convenait-il de revenir à la première hypothèse, du moins si April était Mitzy : l’assassin serait Julien Gordon. Il était somme toute possible qu’elle se fût droguée et que Consuelo ait été sa pourvoyeuse. Pourtant, Coplan demeurait sceptique. Il connaissait bien les drogués. Durant ses douze heures passées avec la Britannique, à aucun moment n’était apparu chez elle un des symptômes caractéristiques de l’état de manque, c’est-à-dire la dilatation pupillaire, les tressautements musculaires sur le visage, les tics annonciateurs d’une angoisse confinant à la dépression et le besoin de sniffer qui, chez les intoxiqués sévères, est susceptible de se manifester tous les quarts d’heure.
  
  A présent, le lieutenant Garcia Munoz paraissait pressé de se débarrasser de Coplan.
  
  - Je vais mettre une voiture à votre disposition pour vous raccompagner à La Romana.
  
  Dès qu’il fut de retour à son hôtel, Coplan fixa au lieutenant Houveaux, à l’aide du code, un rendez-vous auquel il se rendit en vérifiant qu’il n’était pas suivi.
  
  Justement, les deux agents de la C.A.S.T.E. affectés à la surveillance d’April étaient présents. Coplan les interrogea. De leur rapport, il ressortit que la veille, comme les jours précédents, April s’était enfermée toute la journée dans le musée en compagnie de Consuelo. Aucun visiteur homme n’était entré.
  
  - Une femme ? questionna Coplan.
  
  - Nous n’étions pas censés nous intéresser aux femmes, rétorqua le chef de groupe.
  
  - En avez-vous remarqué ? insista Coplan.
  
  - Les deux femmes de ménage habituelles, et une troisième qui est arrivée à la nuit tombée et est ressortie vers minuit.
  
  Coplan tressaillit.
  
  - A quoi ressemblait-elle ?
  
  - C’était une Noire, même pas métissée, très grande, style basketteuse, assez jolie, la trentaine, des fesses énormes. Je l’ai bien examinée avec les infrarouges. En aucun cas, il ne pouvait s’agir de la cible qui se serait travestie. D’ailleurs, les traits étaient typiquement négroïdes.
  
  Coplan réfléchit rapidement. Il était de son intérêt que le lieutenant Garcia Munoz résolve le double meurtre. Ainsi, saurait-on s’il convenait d’éliminer April de la liste des Mitzy possibles. Aussi s’adressa-t-il à l’un des hommes, un agent d’origine mexicaine et, partant, hispanophone.
  
  - Rodriguez, tu vas passer un coup de fil à la Brigade Criminelle et lui fournir le renseignement sur cette Noire mystérieuse.
  
  - Ce matin, nous avons abandonné la planque lorsque nous avons vu débarquer la police, reprit le chef de groupe.
  
  - Quelle heure était-il ?
  
  - Environ huit heures.
  
  Entre le départ de la Noire, vers minuit et huit heures du matin, qui donc avait pu savoir que les deux femmes avaient été assassinées ?
  
  Coplan se tourna vers le lieutenant Houveaux.
  
  - Pas de réponse à mon message ?
  
  - Non.
  
  Coplan repartit pour son hôtel où il se doucha et se changea. Mille pensées occupaient son esprit. La situation se débridait. Sincèrement il souhaitait que l’énigme du double meurtre doit élucidée. Si April n’était pas Mitzy, le champ des possibilités se réduisait.
  
  C’est lorsqu’il braqua ses jumelles sur la chambre de Thalim Chayeb qu’il sursauta. D’ordinaire, la Jordanienne évoluait drapée dans son haïk et la tête voilée par le tchador. Aujourd’hui, elle avait changé ses habitudes. Si elle avait conservé le tchador, elle s’était débarrassée du haïk et s’offrait nue sur la chaise longue de sa terrasse au soleil des caraïbes.
  
  Sur la peau sombre se dessinait un tatouage tracé à la lisière du pubis taillé au cordeau. Il représentait une feuille d’acanthe colorée en rouge. Curieux, se dit Coplan, pour une Arabe. Qu’en pensait le mari diplomate dont, d’ailleurs, la D.G.S.E. n’avait pas retrouvé la trace car, là encore, Coplan ne se fiait qu’aux dires de Thalim recueillis à la réception. La Jordanienne (et était-elle jordanienne ?) pouvait aussi bien, sous ce camouflage, attendre Julien Gordon en vivant une vie de recluse, ne quittant jamais sa chambre où elle prenait ses repas, comme Anjetta.
  
  Les seins étaient menus mais coquins, les cuisses charnues et l’ombre de leur jointure éveillait la concupiscence, tandis que les mollets finement galbés évoquaient une sculpture antique.
  
  Soudain, Coplan eut une idée. Précipitamment, il rangea les jumelles, sortit de la chambre et gagna celle de Thalim. Des deux poings, il frappa à la porte. Thalim mit un certain temps à ouvrir. Quand elle le fit, elle avait revêtu le haïk. Voilé par le tchador, le visage ne présentait que des yeux en amande, noirs et veloutés, à la fois circonspects et curieux.
  
  - Oui ? questionna-t-elle en anglais.
  
  Coplan avait décidé d’agir avec audace. Aussi poussa-t-il la porte qu’il referma d’un coup de talon.
  
  - Je vous ai observée sur votre terrasse, vous êtes tellement belle que vous allumez la fièvre en moi, haleta-t-il. Il faut absolument que je fasse l’amour avec vous.
  
  Thalim reculait, surprise, en trébuchant. Coplan tendait les bras, jouant admirablement l’amoureux ivre d’un désir fou, en noyant la jeune femme sous un déluge de paroles.
  
  Et soudain, il s’arrêta net, stupéfait. Thalim arrachait son haïk, son tchador, et nue se jetait dans ses bras. Époustouflé, il en resta sans voix. Elle souda ses lèvres aux siennes en un baiser long et délicieux. Cependant, en Coplan demeurait un sentiment d’irréalité, une impression de décalage intense comme dans une pièce de Pirandello. Non que Thalim fût théâtrale. Au contraire, son attitude était très naturelle. Mais ce fossé entre la réclusion qu’elle s’imposait et ce déferlement de passion stupéfiait Coplan. Pourquoi se séquestrait-elle, alors que, dans des circonstances incroyables, elle se précipitait dans les bras du premier venu ? Coplan lui-même n’avait pas imaginé un instant la conquérir aussi facilement.
  
  A son oreille, d’une voix chavirée, elle chuchota :
  
  - Déshabille-toi.
  
  Il s’exécuta et elle l’entraîna vers le lit. Affamée de sexe sans doute à cause de sa longue continence, Thalim força Coplan à s’enfoncer en elle sur-le-champ. Mais il n’aimait pas ces ébats précipités. En lui ciselant des bijoux sur les seins, en agaçant par des caresses subtiles les fesses charnues qui tanguaient contre ses cuisses, profondément enchâssé en elle, il œuvra en orfèvre, tant et si bien que Thalim ferma les yeux et se laissa aller. Puis elle attira l’homme plus profondément en elle pour qu’il lui donne enfin l’extase.
  
  Quand elle y parvint, elle hurla. Coplan la rejoignit bientôt. Ensuite, tous deux restèrent un long moment sans bouger, avant que Thalim repousse Coplan et gagne la salle de bains sans mot dire.
  
  Il alluma une de ses cigarettes. Quand elle revint, il la remplaça. Douché et drapé dans une sortie de bain, il retourna s’asseoir sur le lit. Hiératique, avec son profil de déesse inca, elle le regarda approcher. Elle avait allumé une des cigarettes de Coplan et tirait maladroitement sur le filtre, comme une néophyte.
  
  - Tu es surpris, n’est-ce pas ? articula-t-elle d’une voix tendue et inquiète.
  
  - Tu avais envie de faire l’amour, moi aussi, c’était parfait. Pourquoi se tracasser ? Moi je suis pour les choses simples. Les complications ? A éviter !
  
  Elle sourit, un joli sourire un peu espiègle. Coplan pointa son index vers le tatouage.
  
  - Quelle est sa signification ?
  
  Elle baissa le regard sur son bas-ventre.
  
  - C’est un symbole mésopotamien qui date de plusieurs millénaires. Il porte chance.
  
  - Tu l’as vérifié ? Tu as de la chance dans la vie ?
  
  - Comme ci, comme ça. Et toi ?
  
  - Comme ci, comme ça.
  
  Elle rit, un rire de gorge sincère. Dans l’heure qui suivit, Coplan interrogea habilement Thalim. Elle était irakienne, affirma-t-elle, mariée à un diplomate jordanien dont elle attendait la venue la semaine suivante. Elle n’avait pas fait l’amour depuis six semaines et en souffrait. Néanmoins, il lui était impossible de se faire draguer dans l’hôtel. L’initiative de Coplan sauvait les apparences. Personne ne serait au courant.
  
  Irakienne ? La nationalité avait suscité l’intérêt de Coplan. Julien Gordon, à plusieurs reprises, avait travaillé pour Bagdad, mais jamais contre les intérêts de la France. Il avait essentiellement lutté contre l’intégrisme islamique iranien dont l’expansion menaçait la Méditerranée. Néanmoins, il avait pu connaître Thalim quand les Irakiens tentaient de le recruter.
  
  Mais encore une fois, si Thalim était Mitzy et donc amoureuse du terroriste, était-il vraisemblable qu’elle se jette dans les bras du premier venu ? A moins que les pulsions sexuelles soient trop fortes après une longue abstinence ? Dans ce cas, cette hypothèse valait aussi pour Nath.
  
  Décidément, on tournait en rond.
  
  En fin d’après-midi, Coplan quitta l’Irakienne en lui promettant de revenir. A peine avait-il réintégré sa chambre que le téléphone sonna. C’étaient le lieutenant Houveaux et sa phrase code. Coplan partit pour le rendez-vous. L’officier lui tendit un message du Vieux. Pour la C.I.A., lut Coplan, le médecin cubain était un anti-castriste viscéral et sûrement pas un agent du Departamento General de Interligencia. Voilà qui exonérait Anjetta.
  
  Coplan en profita pour téléphoner au Vieux et lui rendre compte verbalement. Le patron des Services Spéciaux, sans doute convaincu par la belle assurance de Dieter Vogel, s’en tenait strictement au critère sexuel.
  
  - April Brentwood est éliminée, résuma-t-il, tuée sans doute pour des raisons étrangères à Julien Gordon. Nath Weingarten et Thalim Chayeb vous sont tombées dans les bras. Écartez-les et consacrez-vous à Elke Ryan et à Anjetta Guzman. Mitzy est certainement l’une des deux. Et, n’oubliez pas, nous débusquerons Mitzy grâce à l’Opération Petra.
  
  
  
  
  
  Le lieutenant de vaisseau Kerville termina la synthèse des renseignements météorologiques et maritimes que lui fournissait l’ordinateur. Le résultat était clair. Pour être sûr de son fait, il réintégra les données dans le computeur et exigea qu’il refît les calculs. Kerville se gratta la tête. Le résultat était identique.
  
  Il se leva et marcha jusqu’au hublot avant de saisir ses jumelles et de les porter à ses yeux. Là-bas, à vingt milles nautiques, une mare lumineuse couvrait la côte méridionale de la république Dominicaine, là où s’étendait Santo Domingo. Camouflé en navire de pêche hauturière, le bâtiment appartenant à la D.G.S.E. était commandé par un pacha de la Marine Nationale à laquelle appartenait également l’équipage qui le servait.
  
  Quant au lieutenant de vaisseau Kerville, il était responsable de l’Opération Petra et, pour la mener à bien, il disposait d’une équipe Action de nageurs de combat appartenant au Centre d’Entraînement des Opérations Maritimes.
  
  L’ennui était que l’opération prescrite ne pouvait avoir lieu dans le délai imparti. Il convenait d’entrer sans tarder en contact avec Paris pour en repousser la date.
  
  L’officier posa les jumelles et se dirigea vers le poste radio.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Coplan buta contre Elke Ryan qui sortait du salon de beauté. Fidèle à ses habitudes, elle avait fait coiffer ses cheveux roux en dégradé qui s’harmonisait parfaitement avec ses taches de rousseur. Elle était vêtue simple, comme à l’accoutumée : T-shirt d’un blanc immaculé, bermuda bleu marine, sandales mexicaines.
  
  Une lueur de plaisir s’alluma dans ses yeux bleus.
  
  - Vous n’êtes pas très fair-play, reprocha-t-elle.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Vous m’avez laissée tomber, sans doute parce que vous ne parveniez pas à vos fins. Depuis, avez-vous trouvé chaussure à votre pied pour passer d’agréables vacances ? Il me semble vous avoir aperçu en compagnie d’une blonde assez jolie.
  
  - Elle, au moins, n’est pas compliquée et profite de ses vacances. En outre, elle n’est pas sudiste et, si elle a eu des déceptions sentimentales, son cœur semble cicatrisé.
  
  - C’est une pierre dans mon jardin et ce n’est pas très gentil, répliqua-t-elle vivement. En fait, vous n’avez qu'une corde à votre arc : le sexe.
  
  - Je m’en flatte. Vous venez quand même prendre un verre ?
  
  Elle accepta et il lui prit le bras pour l’entraîner au bar. Elle opta pour un cocktail Blue Lagoon et Coplan pour un cavalier. La conversation fut détendue, puis l’Américaine invita Coplan à l’accompagner dans l’après-midi acheter des masques.
  
  - Quel genre de masques ? s’enquit-il.
  
  - D’horreur.
  
  - Est-ce compatible avec l’Histoire des Amériques ?
  
  - Depuis un an, je n’enseigne plus à Fordham. Je suis associée à une amie dans une boutique d’art. L’horreur, c’est ce qui motive la jeunesse aujourd’hui. Dans ce domaine, il y a beaucoup d’argent à gagner.
  
  Coplan fut déconcerté. Elke présentait une autre façade, à l’opposé de celle qu’elle avait montrée lors de sa rencontre avec Coplan. Où était passée l’enseignante sudiste éprise de civilisations anciennes ? En tout cas, elle ne persistait pas dans son mensonge et avouait ne plus enseigner à Fordham depuis un an. Après tout, même née à Chicago, elle pouvait être authentiquement sudiste.
  
  Coplan accepta, mais déclina l'offre d’Elke de partager son déjeuner. A onze heures trente, il la quitta et descendit sur la plage.
  
  
  
  Anjetta lui adressa un sourire chaleureux. La toile ne progressait guère.
  
  - Je n’ai pas la forme, avoua la Cubaine.
  
  - Votre esprit est ailleurs ?
  
  Son sourire s’accentua.
  
  - Je vous vois venir et vous me paraissez un peu présomptueux.
  
  - Comment ça ?
  
  - Vous imaginez que c’est vous qui occupez mon esprit ? répondit-elle, sarcastique.
  
  - Ce n’est pas tout à fait faux.
  
  - Nous déjeunons ensemble dans ma chambre ?
  
  - D’accord.
  
  A cette occasion, après le déjeuner, Coplan réédita sa tentative, sans plus de succès que la première fois car Anjetta l’éconduisit avec gentillesse mais fermeté, et insista pour être seule au moment où elle s’abandonnerait à sa sieste.
  
  A son corps défendant, Coplan dut battre en retraite. Il retourna dans sa chambre et changea de vêtements. Sur sa terrasse, constata-t-il, Thalim était à nouveau nue sur sa chaise longue, le visage voilé par le tchador, spectacle agréable certes, auquel il ne consacra cependant guère de temps car Elke l’attendait.
  
  Le trajet fut court, l'endroit où ils se rendirent étant situé entre La Romana et Boca de Chavon, à une quinzaine de kilomètres. La construction était récente mais conservait le caractère hispano-mauresque si cher aux Dominicains. Son originalité résidait dans son sous-sol creusé sous le niveau de la mer. Derrière la triple paroi vitrée, des colonies de coraux formaient des forêts sous-marines autour desquelles, dans une eau cristalline, proliféraient des myriades de poissons bariolés. C’est là que le maître avait choisi de confectionner ses œuvres et le contraste était saisissant entre la fascinante beauté des coraux multicolores et la laideur des masques qu’il sculptait.
  
  C’était un homme d’une cinquantaine d’années, de nationalité américaine, au visage terne et chafouin, à la silhouette falote, aux mains sèches et nerveuses, et au sourire mesquin. Avare de paroles, il se contenta d'exhiber une dizaine de masques aussi horribles les uns que les autres. Il était difficile de découvrir à sa production une quelconque valeur artistique. Ce n’était pas le sentiment d’Elke qui s’extasia sur ce panthéon évoquant les compositions dans le rôle de Dracula de Bêla Lugosi, de Boris Karloff, de Christopher Lee, de Vincent Price ou de Peter Cushing.
  
  - Combien valent-ils ? questionna-t-elle.
  
  - Mille dollars pièce.
  
  Sans sourciller, elle ouvrit son sac à main et compta les coupures de cent dollars.
  
  - J’en prends cinq. Ceux-ci :
  
  Du doigt, elle désigna ceux qui, de l’avis de Coplan, étaient les plus affreux. Perplexe, il se demanda : qui, de nos jours, se promène avec cinq mille dollars en liquide dans son sac à main, alors que les cartes de crédit sont reines ?
  
  Avec mille précautions, comme s’il s’agissait de momies égyptiennes, le sculpteur emballa ses horreurs dans un carton qu'il tendit à Elke après avoir recompté les billets de banque.
  
  Coplan et Elke prirent le chemin des écoliers pour rentrer, en piquant vers l’intérieur des terres en direction de la Cordillera Oriental. Ce fut un peu après Benedicto Los Cinco, dans un chemin écarté, que l’Américaine rangea sa Mercury Comet.
  
  - Vous connaissez cet endroit ? s’étonna Coplan.
  
  - Non, mais il semble y faire frais.
  
  La mousse espagnole tissait des toiles d’araignée le long des troncs cannelés des cyprès chauves. Sur la berge de l’étang, des iris et des jacinthes cernaient quelques troncs d’arbre morts qui achevaient de pourrir dans la masse liquide et immobile.
  
  Les lieux étaient déserts. Elke s’allongea dans l’herbe haute et Coplan s’étendit à ses côtés. Son intuition lui disait qu’Elke était consentante. Il ne se trompait pas car elle lui rendit son baiser avec fougue, mais lorsqu’il tenta de retrousser son T-shirt, elle le stoppa net.
  
  - Pas ici, murmura-t-elle, sois patient. Dans ma chambre.
  
  Coplan se demanda s’il ne s’agissait pas d’une manœuvre dilatoire. Il n’en était rien. A leur retour à l’hôtel, ils s’enfermèrent dans la chambre d’Elke qui, lorsqu’elle se fut dépouillée de ses vêtements, se transforma en furie. Avec elle, il convenait d’ouvrir le bal sans préambule. Coplan le comprit, en même temps qu’il lui découvrait un tempérament volcanique.
  
  Coplan ne la déçut pas. Électrisée, Elke râlait. Transcendé par le plaisir qu’il donnait, Coplan se démenait. Et puis, soudain, Elke fut délivrée et elle poussa un cri perçant. Anéantie, elle roula sur le flanc pendant que Coplan lui aussi sombrait dans la félicité.
  
  Longtemps plus tard, elle plongea dans le sien son regard anxieux.
  
  - Que vas-tu penser ?
  
  - Quand je suis en vacances, j’abdique toute pensée, éluda-t-il.
  
  - Cet amour que j’évoquais et qui dévorait tout en moi, au point que j’étais incapable de l’écarter. Ne penses-tu pas qu’il a volé en éclats ?
  
  A dessein, il adopta un air fat.
  
  - J’y suis peut-être pour quelque chose ?
  
  Elle tourna la tête, dépitée.
  
  - Décidément, le principal défaut des hommes, c’est d’être vaniteux.
  
  Si l’on s’en tenait strictement au critère sexuel auquel le Vieux attachait, comme Dieter Vogel, tant d’importance, alors Elke, de même que Nath et Thalim, ne pouvait être Mitzy.
  
  Ne restait qu’Anjetta avec sa jambe dans un carcan de plâtre.
  
  Ce fut lorsque l’Américaine se leva pour gagner la salle de bains que Coplan tressaillit. Son dos n’était qu’une dentelle de cicatrices rosées sur la peau bronzée. Irrésistiblement, ces arabesques terribles rappelaient à Coplan les brûlures de cigarettes que pratiquaient les souteneurs minables pour asservir leurs « protégées ».
  
  Il la retint par le bras.
  
  - Que t’est-il arrivé ? questionna-t-il d’un ton âpre.
  
  Elle lui offrit des yeux candides.
  
  - Quoi donc ?
  
  - Ton dos.
  
  - Oh, ça ? Ce n’est rien. Quand j’étais petite, j’étais souvent malade. Tu m’aurais vue alors, quelle différence avec aujourd’hui ! Pâle, maigrichonne, un véritable ectoplasme ! Ma nounou, qui était une Noire du Sud, tenait de ses ancêtres africains une adoration pour le vaudou. Et il faut croire qu’elle n’avait pas tort puisque, après chacune de ses interventions, j’étais guérie. Bien sûr, ces cicatrices sont laides, mais elles m’ont sauvé la vie.
  
  - Comment opérait-elle ?
  
  - Avec une lame de rasoir.
  
  Coplan sursauta.
  
  - Et tes parents la laissaient faire ?
  
  - Ma vie était plus importante à leurs yeux que des cicatrices, répliqua-t-elle, avant de se dégager et de marcher vers la salle de bains d’une démarche chaloupée.
  
  Coplan demeurait dubitatif. Était-il crédible que des parents eussent toléré de semblables scarifications ?
  
  Mais encore une fois, s’il fallait obéir aux théories du Vieux, Elke, de par son comportement sexuel, devait être écartée de la liste noire.
  
  
  
  
  
  On frappa à la porte. Coplan ouvrit. Bien sanglé dans son uniforme gris-bleu, le lieutenant Jaime Garcia Munoz esquissait un sourire confus.
  
  - J’ai des excuses à vous présenter, préambula-t-il.
  
  Coplan s’effaça et l’officier de police entra après avoir ôté sa casquette. Coplan le fit asseoir, lui offrit un verre et le Dominicain accepta une bière. Garcia Munoz entra dans le vif du sujet :
  
  - L’étranger que vous êtes a pu se sentir choqué par mes soupçons et en tirer des conclusions erronées sur la police de ce pays. C’est pourquoi j’ai tenu à vous présenter mes excuses. L’assassin a été découvert. Il s’agit d’une femme haïtienne, qui a passé des aveux complets. Consuelo Marquez et April Brentwood se livraient à un trafic de cocaïne. La meurtrière, leur complice, leur devait beaucoup d’argent. Elle a préféré effacer sa dette par un double assassinat. Laissez-moi vous dire que vous l’avez échappé belle, señor Carvin...
  
  Coplan eut un haut-le-corps.
  
  - Vous entendez par là que votre Haïtienne comptait également m’assassiner ?
  
  - Pas du tout, señor Carvin. De la bouche de l’inculpée, j’ai appris qu’April Brentwood était coutumière du fait. Elle se faisait séduire par des étrangers, les entraînait chez Consuelo Marquez prétextant sa passion pour les anciennes vamps de Hollywood et, à la veille de leur retour dans leur pays, elle cachait dans leurs bagages quelques sachets de cocaïne qu’un complice était chargé de récupérer à l’arrivée. Cette manœuvre, je vous le concède, est assez banale. Cependant, il semble qu’elle ait fort bien réussi aux deux femmes assassinées.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Je ne me souviens pas qu’April Brentwood ait été si facile à séduire.
  
  Le policier s’autorisa un sourire :
  
  - Cela aussi faisait partie du jeu. Ne pas succomber le premier jour. Elle tablait sur l’attrait qu’elle exerçait sur les hommes. Elle était fort belle, vous ne le nierez pas ?
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - C’est vrai, reconnut-il.
  
  Garcia Muñoz vida dans le verre le restant de la bière, but et se leva en posant sa casquette sur ses cheveux gominés.
  
  - Encore toutes mes excuses, señor Carvin. Et permettez-moi un conseil. Vous me semblez un peu naïf et probablement inexpérimenté avec les femmes. Méfiez-vous des beautés bronzées que vous rencontrerez sur nos plages.
  
  Coplan en resta bouche bée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  La voix rocailleuse de Thalim, si typique des Arabes lorsqu’ils parlent une langue européenne, vibra dans le téléphone.
  
  - Tu ne reviens plus me voir ? reprocha-t-elle. Tu sais, mon mari a retardé son arrivée. Il m’a appelée de Bagdad. La situation là-bas n’est pas brillante. Alors, fais un effort, ne me traites pas comme une passade d’un jour. J’ai envie de toi. Coplan lui promit de passer et raccrocha. Décidément, c’était la journée des relances, constata-t-il amèrement : Nath, un quart d’heure plus tôt, était venue exprimer des reproches identiques, bien que plus sévères :
  
  « - Tu es le roi des salauds. Tu dragues, tu baises et tu laisses tomber. »
  
  Elle enrageait et, sans prendre garde, secouait sur la moquette la cendre de sa cigarette. Son regard bleu était glacé et sa fureur, si vive qu’avec ses cheveux blonds très court, elle ressemblait plus que jamais à l’un de ces moineaux hargneux qui disputent leur pitance aux gros et lourds pigeons.
  
  Coplan avait tenté de lui faire entendre raison mais, ivre de colère, elle avait voulu le gifler. Coplan, qui prévoyait cette réaction, avait esquivé le coup. Emportée par son élan, Nath avait perdu l’équilibre, heurté la table et était tombée à genoux sur la moquette où elle s’était enfoncé une écharde de verre dans la main. Coplan l’avait conduite dans la salle de bains, avait extrait l’écharde et lavé la blessure avant de la désinfecter à l’alcool. Nath était livide et tremblait de tous ses membres. Des larmes perlaient à ses yeux. On était loin de la femme qui aurait été habituée à partager la vie dangereuse d’un terroriste comme Julien Gordon. A présent, elle évoquait une petite fille aux prises avec son premier vrai chagrin. Elle était encore dans la salle de bains quand Thalim avait appelé.
  
  Sans prendre la peine de frapper à la porte, Elke fit irruption dans la chambre juste au moment où Coplan raccrochait après l’appel de Thalim.
  
  Sa flamboyante chevelure rousse semblait à l’unisson de la colère qui flambait dans son regard.
  
  - Pourquoi m’as-tu droguée ? apostropha-t-elle d’une voix dure.
  
  - Draguée ? répliqua-t-il, feignant l’ahurissement.
  
  - Pas draguée, droguée.
  
  Il savait bien à quoi elle faisait allusion. La nuit précédente, après leurs ébats, il avait glissé dans sa boisson le soporifique utilisé déjà avec Nath, ce qui avait provoqué un sommeil prolongé. A l’inverse de l’Allemande, l’Américaine était plus méfiante. Elle reniflait le coup tordu et n’avait pas tort. En fait, la fouille de sa chambre n’avait rien appris à Coplan.
  
  - J’ai dormi jusqu’à une heure indue, expliqua-t-elle. En me réveillant j’avais un sale goût dans la bouche alors qu’hier je n’ai pas bu une goutte d’alcool. Je suis encore vaseuse. Tu m’as droguée. Pourquoi ? J’exige que tu me le dises. Peut-être que...
  
  Elle s’arrêta net. Son regard fixait sur la moquette les taches de sang qui maculaient la laine gris clair.
  
  - Que s’est-il passé ici?
  
  A cet instant-là, Nath sortit de la salle de bains, les sourcils froncés. Autour de sa main blessée, elle avait enroulé une serviette de bain. Elke sursauta et pâlit. Vexée, elle contemplait l’hôtesse de l’air comme s’il se fût agi d’une horrible mégère. En revanche. Nath ne manifesta rien de tel. Seule, une intense curiosité habitait le regard qu’elle posait sur Elke.
  
  - Puis-je vous poser une question ? s’enhardit-elle à l’intention de l’Américaine.
  
  La gifle de Nath que n’avait pas encaissée Coplan, ce fut Nath elle-même qui la reçut, puis Elke courut jusqu’à la porte, l’ouvrit et la claqua sur ses talons. Déconcertée, Nath se frotta la joue, puis son ressentiment rejaillit sur Coplan :
  
  - C’est bizarre, cette histoire de drogue ! Moi j’ai ressenti après notre première nuit les mêmes effets que cette créature. A quoi tu joues ? Qu’est-ce que ça te rapporte de droguer les femmes avec qui tu couches, puisqu’elles sont consentantes ? A moins que...
  
  - A moins que ? encouragea Coplan.
  
  Nath parut soudain effrayée.
  
  - A moins que ton vrai plaisir, tu ne le prennes qu’avec qu’un corps inerte que tu as préalablement drogué ? J’ai lu un bouquin sur les déviations sexuelles de certains maniaques. N’appartiendrais-tu pas à cette catégorie ?
  
  Elle scrutait le visage de Coplan qui demeurait impassible. Ce dernier hésitait : ou il confirmait l’hypothèse de Nath et se débarrassait de l’Allemande. Ou il l’infirmait. Dans le premier cas, ils compromettait l’avenir si, malgré toutes les apparences, Nath était Mitzy. Aussi protesta-t-il de son innocence. Elle ne le crut pas, il le voyait à ses yeux soupçonneux. Brusquement, elle bondit, jeta la serviette de bain au visage de Coplan et, comme une déesse outragée, marcha jusqu’à la porte, la silhouette raide et dédaigneuse.
  
  La porte claqua encore.
  
  Un moment plus tard, Coplan descendit sur la plage.
  
  Anjetta était allongée sur sa chaise longue mais, à son côté, ni chevalet, ni toile. Coplan posa la chaise et s’assit.
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  - Aujourd’hui, je n’ai pas l’inspiration. Il y a des jours comme ça. On a l’esprit vide. En tout cas, c’est gentil d’être venu me voir. Comment se passent vos vacances ?
  
  - Avec des hauts et des bas, comme votre inspiration.
  
  - A quoi correspondent ces hauts et ces bas ?
  
  - C’est psychique. Je suis un fou de travail et un gros dossier m'attend à la rentrée. Aussi je me demande parfois si je ne perds pas mon temps sur ces plages des Caraïbes alors que mon ordinateur et ses calculs m’attendent. D’autres fois, au contraire, je me dis que je devrais oublier le travail et profiter de ces vacances.
  
  - En résumé, choisir entre le bourreau de travail et le bourreau des cœurs, plaisanta-t-elle.
  
  - Le bourreau des cœurs enregistrerait plutôt des échecs, ces temps-ci.
  
  - Vraiment ?
  
  - Vous en êtes un exemple.
  
  A ce moment, passa devant eux Felipa, la chanteuse de merengues et de calypsos. Elle sortait de l’eau et mille gouttelettes constellaient sa peau sombre que rehaussait le monokini jaune citron. Les seins nus se redressaient, fiers et guerriers.
  
  Felipa marqua un net ralentissement en apercevant Anjetta et ses yeux se posèrent avec insistance sur la Cubaine. C’était le même regard inquisiteur, brûlant et un brin provocateur que Coplan avait observé en d’autres circonstances, en compagnie de Nath et d’Elke.
  
  Ce regard dévia et effleura Coplan qui y lut une lueur de ressentiment, puis la métisse s’éloigna.
  
  - Vous la connaissez ? s’enquit Anjetta d’une voix douce.
  
  - C’est la chanteuse de l’orchestre. Elle se nomme Felipa.
  
  - Encore une de vos conquêtes ?
  
  - Certainement pas !
  
  - Elle est belle pourtant !
  
  - Il y a en elle quelque chose d’agressif qui me déplaît.
  
  D’un doigt agacé, Anjetta tapota le plâtre de sa jambe.
  
  - J’adore danser. Et, je vous l’avoue, j’aimerais danser avec vous. Naturellement, ça m’est impossible, mais nous pourrions au moins regarder les autres. Je serais un peu frustrée mais, à défaut d’inspiration, une soirée à écouter Felipa me distrairait.
  
  Coplan sauta sur l’occasion :
  
  - Ce soir ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Ainsi vers vingt heures, Coplan passa prendre la Cubaine et l’escorta jusqu’à la salle de restaurant. Anjetta se déplaçait sur ses béquilles avec une certaine gaucherie.
  
  Comme Coplan, elle choisit des crevettes au rhum et une friture de poissons avec un sauvignon de Californie. Profitant des circonstances, Coplan tenta habilement sa chance. Théoriquement, selon le critère du Vieux et de Dieter Vogel, Mitzy ne pouvait être qu’Anjetta. Celle-ci éludait en douceur les avances de Coplan qui sentait bien qu’il avait affaire à une personne rusée, maîtresse de ses nerfs, et au sang-froid inaltérable. Avec tact elle ramenait la conversation sur des sujets anodins, en particulier la peinture, dès que Coplan se faisait trop direct.
  
  Leur repas achevé, ils se rendirent dans la boîte où se produisait Felipa. Celle-ci, soutenue par un rythme latino-américain, reprenait le succès de Barry Manilow, Just The Way You Are. Anjetta frétilla d’aise.
  
  - J’adore cet air. Il est romantique à souhait et, à la sauce sud-américaine, il devient léger, aérien.
  
  Durant les deux heures qui suivirent, elle ne prêta plus attention à Coplan. Son pied valide battait la mesure et sa tête était tournée vers l’orchestre. Fréquemment, Felipa semblait chanter uniquement pour la Cubaine. Un sourire ravi retroussait ses lèvres sensuelles. A l’heure de la pause, elle descendit de l’estrade et, sans se soucier de Coplan, elle attira une chaise et s’assit en face d’Anjetta.
  
  - Y a-t-il un air que vous aimeriez que je chante pour vous ? s’enquit-elle de sa voix rauque.
  
  - Me acostumbré, répondit Anjetta sans hésiter.
  
  - Pas de problème. Je l’ai à mon répertoire.
  
  Elle héla le garçon et se fit apporter un citron pressé. Anjetta, cependant, demeurait sur la réserve. Quant à Coplan, curieux, il se contentait d’observer. Felipa marivaudait. C’était un long monologue et Anjetta se contentait de sourire. La pause terminée, Felipa regagna l’estrade et attaqua le morceau demandé par la Cubaine. Sans vergogne, elle se tournait délibérément vers celle-ci, comme pour lui offrir sa voix.
  
  Peu après minuit, Anjetta pressa la main de Coplan.
  
  - Je souhaiterais rentrer.
  
  - Allons-y.
  
  Felipa ne les vit pas partir, car c’était l’heure de la troisième pause et elle avait disparu en coulisse.
  
  A la porte de sa chambre, Anjetta cala une béquille contre le mur et tendit la main à Coplan.
  
  - C’était très gentil à vous de m’accompagner. La soirée a été merveilleuse, remercia-t-elle d’une voix chaleureuse. Peut-être m’aidera-t-elle à retrouver l’inspiration ?
  
  - Je connais un autre moyen, offrit Coplan. Accordez-moi une chance de vous en faire profiter.
  
  Elle se raidit imperceptiblement.
  
  - Mon cher Francis, je crois que nous en avons déjà parlé. J’ai des principes.
  
  - Les principes sont faits pour être violés, comme les femmes non consentantes.
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Vous voulez me violer ? Vous savez, je pourrais vous assommer, rien qu’avec ma jambe plâtrée !
  
  - Je plaisantais. Sérieusement, pourquoi ne pas chercher l'inspiration dans mes bras ?
  
  - On en reparlera, éluda-t-elle. Si l’inspiration devenait vraiment récalcitrante. En attendant, soyez gentil, ouvrez-moi ma porte et laissez-moi seule. Et, comme d’habitude, je serai demain sur la plage.
  
  Coplan s’exécuta. Anjetta reprit sa béquille, entra, et referma la porte. Coplan l’entendit qui la verrouillait.
  
  En hâte, il repartit pour sa chambre. Là, dans l’ombre, il s’allongea sur la terrasse et porta les jumelles à ses yeux avec, dans les oreilles le flac-flac des balles de tennis qui rebondissaient sur les courts.
  
  Anjetta ne s’était pas déshabillée, et s’était remise à peindre avec des gestes vifs, comme si elle avait recouvré l’inspiration.
  
  Vers deux heures, elle reprit ses béquilles, se leva et alla ouvrir la porte. Felipa se tenait sur le seuil. Elle avait dû frapper mais Coplan n’avait pu l’entendre. La chanteuse aida Anjetta à marcher jusqu’au lit où elle l’allongea.
  
  Les bouches des deux femmes s’unirent en un long baiser. Felipa caressait la Cubaine qui se laissait faire, conquise.
  
  Ainsi, c’était donc ça, analyse Coplan. Anjetta était lesbienne. Le Vieux et Dieter Vogel n’avaient nullement envisagé cet aspect de la question en élaborant leur théorie, et ce nouveau développement posait un problème. Si Mitzy était Anjetta, était-il plausible que Julien Gordon accepte cette déviation sexuelle chez celle qu’il aimait et qui lui rendait cet amour ? En réalité, en poussant l’analyse à l’extrême, ces ébats avec Felipa n’excluraient-ils pas Anjetta de la liste des Mitzy possibles ? Mais on pouvait aussi penser que Mitzy, travaillée par une longue abstinence, eût opté plus volontiers pour une aventure avec une femme plutôt qu’avec un homme ? Coplan réfléchit. Apparemment, il avait éliminé Nath, Elke et Thalim, peut-être trop tôt. Cependant, s’il ne s’agissait que d’une défaillance passagère, pourquoi Mitzy prenait-elle le risque d’insister pour revoir Coplan, comme l’avaient fait Nath, Elke et Thalim ?
  
  A moins que Mitzy ne sache avec certitude que Julien Gordon retarderait son arrivée ?
  
  Et, sur ce point, une seule des trois femmes avait mentionné le retard de l’homme qu’elle attendait : Thalim.
  
  A regret, Felipa abandonnait les lèvres d’Anjetta et s’en vint actionner la manivelle pour abaisser le rideau en bois de la terrasse.
  
  Coplan, dépité, s’en alla ranger les jumelles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Thalim caressa son tatouage rouge à la lisière du pubis.
  
  - Tu vois bien que cette feuille d’acanthe me porte chance ! s’exclama-t-elle. Tu viens tard, à trois heures du matin, mais tu viens quand même. Approche-toi, j’ai envie de toi.
  
  Gloutonnement, les lèvres de l’Irakienne aspirèrent la langue de Coplan et il sentit un raz-de-marée brûlant l’envahir. Il caressa les seins lourds et généreux, puis il la pénétra. Thalim ne demandait pas autre chose.
  
  Ensemble, ils plongèrent dans le plaisir.
  
  Quelques instants plus tard, émergeant de sa torpeur, Thalim réclama un verre d’eau. Coplan sourit. Elle lui offrait sa chance. Dans le verre, il versa le soporifique, comme il l’avait fait avec Nath et Elke. Sans sourciller, Thalim vida le verre. Elle ne fut pas longue à sombrer dans un profond sommeil.
  
  Coplan s’attela aussitôt à la tâche.
  
  Le diplomate jordanien dont elle disait être l’épouse existait. Le Vieux l’avait vérifié. L’ennui était que cet homme avait mystérieusement disparu après l’invasion du Koweït par l’Irak. On le supposait investi d’une mission secrète par le régime d’Amman. Quant à son épouse, personne ne l’avait jamais vue, chose peu étonnante pour la femme d’un musulman intégriste. Cependant il était curieux que ce même musulman autorise sa femme à séjourner dans un hôtel des Caraïbes, et s’expose ainsi au danger d’une aventure passagère.
  
  Au cours de sa fouille, Coplan ne découvrit rien d’intéressant, sauf un ouvrage rédigé en arabe et qui s’intitulait : Et si Machiavel était arabe ?
  
  Curieux, Coplan le feuilleta. Certains passages étaient cochés au crayon bleu. Le premier chapitre était consacré au nakwa, l’ancien code des Bédouins, dictant les règles d’honneur à suivre comme, par exemple, le devoir de se laisser mourir de faim si cette abstinence permet à un ami de survivre.
  
  Le reste n’était pas à l’avenant. Quelques passages, même, étaient terrifiants, comme cette citation encadrée au crayon bleu : ...Je vois des têtes devant moi qui sont mûres et prêtes à être récoltées. Je vois du sang couler sur les turbans et les barbes... Peuple de divisions et de désordres, reste strictement dans le droit chemin, ou je punirai chaque homme dans sa chair...
  
  A partir du chapitre neuf, étaient développées les précautions à prendre par un homme d’État avisé et soucieux de préserver sa vie.
  
  Éviter la routine, recommandait cette bible à l’usage des tyrans. En déplacement, ne jamais suivre le même itinéraire. Renoncer aux procès publics qui transforment les ennemis en héros et martyrs. Préférer l’exécution sommaire, discrète et rapide. Dans le même ordre d’idées, récuser l’exil et la prison, ceux-ci ne neutralisant pas les ennemis qui continuent à conspirer. Encore une fois, recourir à l’exécution sommaire, plus efficace et définitive.
  
  Coplan se versa un verre d’eau et alluma une cigarette. Que Thalim lise un tel ouvrage le stupéfiait. A voir l’énorme tas de magazines de mode qui encombrait la moquette, ses préoccupations se situaient ailleurs.
  
  Pour autant, était-elle Mitzy ?
  
  A moins que l’ouvrage n’appartienne à Julien Gordon qui parlait et lisait couramment l’arabe ?
  
  Thalim assurait être irakienne. Le terroriste opérait-il pour le compte de Bagdad ?
  
  Dirigés par un homme dur et ascétique, les Services Spéciaux de la capitale de Saddam Hussein se divisaient en trois branches :
  
  1®) L'Amn, chargée de la Sécurité Intérieure de l’État.
  
  2®) L’Estikhbarat, le service de renseignements militaires à qui étaient également dévolues les missions d’élimination des opposants politiques en exil, les ennemis étrangers et les dissidents.
  
  3®) Le Mukhabarat, la police secrète du Parti Baas. Organe directement politique, essentiellement axé sur l’intérieur et non l’extérieur.
  
  En conséquence, si Julien Gordon avait loué ses services à l’Irak, il était rattaché à l'Estikhbarat. Dans le fond, qu’importait, que ce soit un service ou un autre ?
  
  Thalim formait à poings fermés. Coplan s’assit au bord du lit et la contempla. La même question le taraudait. Si Thalim était Mitzy, pourquoi avait-elle jugé utile de conserver le tchador et le haïk qui sur elle attiraient les regards ? Et pourquoi se cloîtrer, ce qui, manifestement, la plaçait hors de la norme, ici où l’on ne venait que pour profiter de la plage et de la mer ?
  
  
  
  
  
  Avec sa brosse, Juanito cogna sur le bois de sa caisse.
  
  - Señor Casanova, una limpieza de calzado ?
  
  Copian se retourna, amusé, et alla poser son pied gauche sur la caisse. L’adolescent s’activa avec vivacité et, dans son espagnol argotique, apprit à Coplan qu’était arrivée à l’hôtel une conquête possible pour son client.
  
  - Encore une jolie fille et elle est toute seule ! Tout à fait votre style ! Chambre 204 !
  
  Coplan se contenta de sourire et laissa un généreux pourboire au garçon qui remarqua :
  
  - Si j’étais vous, je me ferais cirer les chaussures en revenant de la plage plutôt qu’en y allant. Le sable est si fin que vos chaussures seront vite dégueulasses !
  
  - C’est tout à ton avantage, rétorqua Coplan, narquois. Ainsi, tu me les cires deux fois !
  
  - Oui mais vous, vous n’êtes pas un client ordinaire, vous êtes un ami. J’aime bien les gens comme vous qui cherchent les jolies filles.
  
  Sur la plage, Anjetta travaillait à sa toile. Sa nuit avec Felipa n’avait pas laissé de trace sur son visage.
  
  - Votre persévérance me réconforte, assura-t-elle en le voyant. Les hommes, souvent, capitulent à la première résistance. Pas vous. C’est tout à votre honneur. Je vous plais tant que ça ?
  
  - Plus que vous ne l’imaginez.
  
  - Il y a deux tragédies dans la vie : satisfaire son désir et ne pas le satisfaire.
  
  - C’est d’Oscar Wilde.
  
  - Bravo. C’est assez rare, un ingénieur érudit.
  
  - Je suis un ingénieur préoccupé par les chiffres, l’art et les jolies femmes. Et vous, vous appartenez à la troisième préoccupation.
  
  - Moi qui imaginais que c’était ma peinture qui suscitait votre admiration ! persifla-t-elle.
  
  Coplan broda sur le thème jusqu’au moment où une pensée l’assaillit. Si le critère sexuel du Vieux tenait, aucune des cinq cibles repérées n’était Mitzy. Si pouvait-il, dans ce cas, que la date d’arrivée de Mitzy soit fausse ou qu’elle ait été décalée ?
  
  Dans ce cas, l’occupante de la chambre 204 était l’unique femme seule qui se soit présentée à l’hôtel depuis le 1er septembre.
  
  Tout émoustillé, Coplan abandonna Anjetta sans se soucier de ses protestations et s’en alla contacter discrètement l’employé de la réception qui lui révéla que la nouvelle arrivée s’appelait Fiamma Lombardo et était italienne.
  
  Il remonta dans sa chambre où il prit ses jumelles. La chance était avec lui. Sur sa terrasse, Fiamma Lombardo dégustait un jus d’orange en contemplant le parcours de golf.
  
  Coplan l’examina tout à loisir. Elle approchait de la trentaine. Dans le visage d’un ovale exquis, les yeux étaient noirs et profonds. La bouche ferme trahissait une nature réaliste et déterminée. Les cheveux sombres et soyeux apportaient une note de douceur à ses traits. Elle portait une chemisette aux pans rabattus sur un mini-short qui dévoilait des cuisses somptueuses.
  
  Coplan reposa les jumelles et, au téléobjectif, photographia la fille. Ceci fait, il alla porter le film au lieutenant Houveaux en demandant que les clichés soient transmis à Paris par téléfax pour information.
  
  
  
  
  
  Sur son matelas flottant, elle voguait au gré des flots en ramant avec les mains. A cent mètres d’elle, Coplan plongea et nagea sous l’eau dans sa direction. Parvenu à sa verticale, il remonta et, en utilisant son poignard-couteau de parachutiste, il ouvrit une large brèche dans le caoutchouc et s’éloigna sous l’eau en lâchant l’arme. Cent mètres plus loin, il émergeait.
  
  L’effet ne fut pas long à se produire. Le matelas s’enfonça et Fiamma Lombardo poussa des cris perçants. A brasses rapides, Coplan la rejoignit.
  
  Il la fit basculer et, de son bras gauche, la ceintura.
  
  - Vous ne savez pas nager ?
  
  - Très mal, et j’ai peur, à cette distance.
  
  - Je vous ramène à la plage.
  
  Un quart d’heure plus tard, il la déposait sur le sable où elle s’ébroua et lissa ses cheveux humides.
  
  - C’est vous Zorro, j’imagine ?
  
  Il se contenta de rire.
  
  - Je me demande ce qui s’est passé, reprit-elle. Pourquoi mon matelas a-t-il brusquement coulé ?
  
  - Un barracuda, répliqua-t-il avec conviction.
  
  - Que voulez-vous dire?
  
  - Un poisson qui adore le caoutchouc et sa mâchoire ressemble à une tronçonneuse. Il m’est arrivée la même chose ici, l’année dernière.
  
  - Vous êtes un habitué de Saint-Domingue ?
  
  - Des Caraïbes en général.
  
  La conversation se perdit dans ces futilités qu’échangent les vacanciers sur une plage. En réalité, Fiamma n’était pas venue à La Romana passer des vacances, mais se documenter sur l’implantation de Noirs américains à Saint-Domingue aux XIXème siècle, quand sévissait encore l’esclavage aux États-Unis. Elle était écrivain, et comptait en tirer une saga style Autant en emporte le vent.
  
  Dans l’après-midi, d’ailleurs, elle projetait, à bord de sa Chrysler de location, de se rendre dans la région où vivaient les descendants de ces fugitifs.
  
  Coplan sauta sur l’occasion :
  
  - C’est un sujet original. J’aimerais vous accompagner ?
  
  - Pourquoi pas ? Après tout, vous m’avez sauvée. Sans vous, je me noyais.
  
  - N’exagérons rien.
  
  - Si. Je suis une piètre nageuse, je vous l’ai dit.
  
  Ils abandonnèrent la plage et remontèrent vers l’hôtel. Anjetta se figea lorsqu’elle les aperçut. A dessein. Coplan était passé près d’elle. Il jugeait bon de maintenir son personnage de dragueur impénitent. Au restaurant, ce furent Elke et Nath qui posèrent sur lui des regards furieux. Fiamma ne parut rien remarquer.
  
  L’après-midi, finalement, se révéla décevante. D’abord, il n’apprit pas grand-chose sur l’Italienne dont la réserve demeurait sans failles. Ensuite, les conversations qu’elle tint avec les descendants d’esclaves de Géorgie ou de Caroline du Sud ennuyèrent profondément Coplan dont l’esprit était occupé par Mitzy.
  
  Sur le chemin du retour, ce fut Fiamma qui entreprit d’interroger Coplan sur sa vie et ses activités. Coplan en fut un peu surpris car, dans cette circonstance, les questions sont généralement posées avec un intérêt poli en ménageant une échappatoire, une porte de sortie. Or, l’Italienne était directe, incisive. Avec son aisance coutumière, Coplan répondit sans la moindre gêne. Il connaissait par cœur les moindres détails du personnage qu’il jouait. Sans relâche, au marteau-piqueur, Fiamma le passa au grill. Elle qui, à l’aller, n’était guère sortie de sa réserve, semblait déchaînée. Volubile, elle reprenait les réponses en les entortillant autour d’une rhétorique imaginative qui renvoyait à une autre question.
  
  Coplan pensa à son vieux complice, le commissaire principal Tourain de la D.S.T. Le policier n’aurait pas été plus habile.
  
  Visiblement Coplan intriguait Fiamma. Et ce qui excitait sa curiosité, c’était certainement le coulage du matelas pneumatique. Elle n’avait pas avalé l’alibi du barracuda.
  
  De retour à l’hôtel, elle accepta de dîner avec Coplan mais, avant le dessert, sous le prétexte d’un appétit médiocre, elle se leva, déposa sa serviette et lui tendit la main.
  
  - Merci de cette bonne journée, Francis, et je vous serai éternellement reconnaissante de m’avoir sauvée.
  
  Il se leva à son tour.
  
  - Je vous accompagne jusqu’à votre chambre.
  
  - Inutile, cher ami. Je ne veux pas vous priver du plaisir de déguster votre flan à l’orange. A demain, peut-être ?
  
  C’était une fin de non-recevoir sans équivoque. Coplan aurait eu mauvais grâce d’insister, d’autant qu’il convenait de ménager l’avenir. Il s’inclina galamment.
  
  - A votre aise.
  
  Elle s’éloigna d’un pas pressé. A leur table, Nath et Elke la suivirent du regard. Lorsqu’elles reportèrent leurs yeux sur Coplan, il y lut une lueur ironique. Elles étaient ravies du peu de succès de ses entreprises.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le lieutenant Houveaux tendit le texte à Coplan qui lut : Fiamma Lombardo, née 30 avril 1962 à Zurich (Confédération helvétique), nationalité italienne. Profession : écrivain. Se spécialise dans ouvrages politiques, tendance ultra-gauche. A écrit l’historique des Brigades Rouges. Pour ce faire, a bénéficié de nombreux concours publics et privés. Entre autres, a eu accès aux prisons où sont enfermés les anciens des B.R.. Certains avaient été, avant leur arrestation, en contact avec Julien Gordon. Il n'est pas impossible que, par ce biais, Lombardo ait rencontré celui que nous recherchons. Nous retenons votre hypothèse. Lombardo serait une Mitzy plausible.
  
  Divorcée deux fois, elle a eu une liaison avec un journaliste soviétique en poste à Rome. La rupture définitive s’est produite il y a environ dix mois. Lombardo voyage beaucoup, particulièrement au Moyen-Orient. Pigiste pour un hebdomadaire grec, elle a couvert la crise du Golfe les quatre premières semaines, avant d’être relayée par un confère pour des raisons mystérieuses. Elle était stationnée à Aden au Yémen, pays favorable aux thèses irakiennes, ce qui constitue peut-être une explication.
  
  Nos amis italiens la soupçonnent d’avoir fourni l’infrastructure d’accueil à un groupe de quatre membres des B. R. qui se sont évadés de la prison de Turin en janvier dernier. Néanmoins, les preuves formelles n’existent pas et les évadés n’ont pas été repris. L’un d’eux aurait, je dis bien « aurait », aidé Julien Gordon à dynamiter le 6 septembre 1990 la Bourse de Madrid en liaison avec le GRAPO (Groupe Révolutionnaire Antifasciste du Premier Octobre) espagnol.
  
  Lombardo parle et écrit couramment six langues : italien, allemand, espagnol, français, anglais et grec. Elle est docteur ès-lettres de l’Université de Pise.
  
  Coplan prit congé et regagna son hôtel. Durant le trajet, il examina de près cette nouvelle hypothèse. En arrivant, il tenta de rendre visite à Fiamma mais celle-ci ne lui ouvrit pas. A travers la porte elle indiqua d’une voix peu aimable qu’elle mettait au propre les notes prises la veille au magnétophone et qu’elle ne souhaitait pas être dérangée.
  
  C’était à nouveau une fin de non-recevoir.
  
  Durant le reste de la journée, sans se lasser, Coplan braqua ses jumelles sur la chambre de l’Italienne qui travaillait furieusement sur l’ordinateur mis à sa disposition par l’hôtel. Le soir Fiamma dîna dans sa chambre et se coucha vers vingt-deux heures. Coplan reposa ses jumelles et alerta le lieutenant Houveaux. Conformément aux dispositions prises le matin, trois agents de la C.A.S.T.E. le relayaient et assuraient la surveillance de la cible.
  
  Faute de mieux, Coplan alla passer la nuit chez Thalim.
  
  Lorsqu’il réintégra sa chambre aux premières heures du jour, il renifla une atmosphère suspecte. Il venait d’ouvrir sa valise pour y pêcher ses jumelles quand, en vérifiant une des sangles, il découvrit que l’aiguille sur le cadran camouflé dans un bouton avait viré au rouge. Cela signifiait que la valise avait été ouverte.
  
  Relié à la charnière du couvercle à travers l’armature du bagage, le bouton de cette sangle, enregistrait sur son cadran fluorescent, les mouvements de la charnière. Ainsi, au cours de la nuit, venait de découvrir Coplan, la valise avait été ouverte et refermée.
  
  Il s’empara des jumelles et, après s’être posté à l’angle de la terrasse, les braqua sur la chambre de Fiamma. L’Italienne dormait. Rassuré sur ce point, il inspecta minutieusement sa chambre. Très vite, il s’aperçut qu’elle avait été effectivement fouillée, mais par un amateur. Un professionnel n’aurait pas commis les erreurs grossières qu’il relevait.
  
  Ou alors, était-ce intentionnel ?
  
  Il se dirigea vers le climatiseur face à la porte d’entrée et rabattait l’un des volets d’orientation de l’air froid, démasquant ainsi la minuscule caméra à piles, dont l’objectif s’insérait parfaitement dans l’interstice du volet. En prévision d’incidents du même genre, Coplan la branchait chaque fois qu’il quittait sa chambre et, pour se prémunir contre toute mauvaise surprise, il en changeait les piles quotidiennement. Équipé d’infrarouges, l’appareil simple et pratique, constituait une des merveilles technologiques fabriquées par les laboratoires de Cercottes dans le Loiret (Base du Service Action de la D.G.S.E).
  
  Coplan délogea le boîtier, le remplaça par un neuf et remit le volet en place, puis il quitta sa chambre. A cette heure matinale, les courts de tennis et les parcours de golf étaient vides. Une brise tiède friselait des vagues violettes sur la mer. Au large, des cargos se hâtaient vers Santo Domingo.
  
  Fidèle à ses habitudes militaires, le lieutenant Houveaux était déjà debout et, torse nu, faisait sa gymnastique quotidienne.
  
  Après une dernière flexion des jambes, il tendit à Coplan une main sèche, sans une goutte de sueur.
  
  - Du nouveau ?
  
  Coplan lui expliqua les motifs de sa visite et, vingt minutes plus tard, le projecteur envoya les images sur l’écran. La porte de la chambre s’ouvrait, une femme apparaissait. Pantalon jean, polo bleu longues manches, cagoule marron, lunettes sombres masquant les yeux, gants, baskets.
  
  Coplan étudia attentivement la silhouette un peu hésitante qui évoluait au hasard apparemment, sans schéma directeur, fouillant sans méthode ni surtout les précautions d’un vrai professionnel.
  
  La silhouette était jeune, bien faite, et la démarche assurée. Ce ne pouvait être Anjetta à cause de son pied dans le plâtre, ni Thalim avec qui Coplan avait passé la nuit, pas plus que Fiamma qui, d’une part, était sous surveillance de la C.A.S.T.E. et, d’autre part, était nettement plus petite. En revanche, il pouvait s’agir de Nath ou d’Elke, encore que toutes les deux fussent également sous la surveillance de la C.A.S.T.E.
  
  L’une ou l’autre l’avait-elle déjouée ?
  
  Sur sa requête, le lieutenant Houveaux entra en contact avec ses équipes. La réponse lui revint, catégorique, ni Elke, ni Nath, ni Fiamma, ni Anjetta n’avaient quitté leur chambre.
  
  Le mystère s’épaississait. Mitzy avait-elle une complice ?
  
  Néanmoins, ce qui tourmentait Coplan, c’était l’amateurisme dont avait témoigné la visiteuse. La complice d’une Mitzy et d’un Julien Gordon se situerait-elle à un niveau aussi bas ?
  
  Coplan réfléchit. Il suivait la mauvaise voie, s’aperçut-il, car, après tout, que savait-on de Mitzy ? Rien. Ce qui signifiait qu’elle pouvait très bien ne pas être une professionnelle de l’ombre, et dans ce cas quoi d’étonnant à ce qu’elle ait une complice amateur. Dans le cas contraire, il pouvait aussi s’agir d’une ruse : attirer l’attention de Coplan sur la fouille. Mais dans quel but ? Egarer ses soupçons, les dévier sur quelqu’un d’autre ? Dans ce cas, cela impliquait que Coplan, par ses manœuvres, avait éveillé la méfiance de Mitzy et qu’elle contre-attaquait.
  
  Comment résoudre l’énigme ?
  
  Heureusement, il y avait l’Opération Petra.
  
  
  
  
  
  Le lieutenant de vaisseau Kerville rassembla son groupe. Il venait d’entrer en contact avec Paris pour rendre compte : plus rien ne s’opposait au lancement de l’Opération Petra. Paris avait donné le feu vert et fixé l’heure. Ce dernier renseignement avait été transmis au chef du détachement C.A.S.T.E. opérant en république Dominicaine.
  
  Le colis était posé sur le pont, fin prêt. Kerville vérifia pour la centième fois qu’il ne manquait rien. L’heure de l’action étant arrivée, il témoignait d’un brin de nervosité. La bonne fin de la manœuvre dépendait de lui et de ses hommes. Un détail omis, et l’affaire capotait.
  
  Il abandonna le colis et passa le matériel en revue : tenues de plongée, masques à oxygène, palmes, ceintures, poignards, instruments de navigation qui comprenaient le bathymètre et le compas sur sa planche. Il n’avait pas besoin de.les tester. Ses hommes l’avaient fait avec un soin scrupuleux car leur vie en dépendait.
  
  Après le matériel, ses servants : tous sous-officiers du C.E.O.M. et nageurs de combat. Ils connaissaient leur rôle au rasoir. Néanmoins, et c’était là le devoir du chef, il répéta le briefing pour la énième fois :
  
  - Nous embarquons les Zodiac. La côte est à dix milles nautiques. Nous piquons perpendiculairement à elle. Les conditions atmosphériques sont idéales : pluie et vent, ce qui écarte de notre route les embarcations de plaisance qui sortent la nuit et risquent de nous repérer. Dans nos missions, la pluie et le vent ont toujours été nos alliés. A un mille de la côte, l’équipe A plonge et nage vers le rivage en remorquant le colis. L’équipe B l’escorte et la protège. A un quart de mille, ces deux équipes se mettent en immersion. Quand elles touchent terre, elles déposent le colis au point Gamma, et repartent. Les Zodiac les attendent à trois quarts de mille au point de rendez-vous situé à vingt-cinq degrés à l’est du point de plongée. Elle réembarquent dans les Zodiac et retour ici. Des questions ?
  
  Il n’y en eut aucune pour la simple raison que chacun des membres des deux équipes connaissait par cœur la teneur du petit discours qu’avait tenu Kerville.
  
  Ce dernier consulta sa montre.
  
  - Passez vos équipements, commanda-t-il.
  
  Les hommes s’exécutèrent contre la coque du navire, les Zodiac tressautaient sous la poussée des vagues.
  
  - On embarque, ordonna Kerville quand ses équipes furent prêtes. L’équipe A transporte le colis.
  
  Dix minutes plus tard, sous la pluie battante, les moteurs Suzuki hors-bord de 4 CV furent lancés et les canots se propulsèrent vers la côte.
  
  Au point de plongée, les deux équipes basculèrent dans l’eau avant de palmer vers le rivage. L’équipe A remorquait le colis, quadrillé par des sangles en toile épaisse dont la boucle externe ceinturait les hanches des deux nageurs de combat. Quant à l’équipe B, elle veillait au grain, l’œil soudé au compas fluorescent fixé sur la planche, afin de maintenir le cap. Kerville avait raison. L’orage tropical avait découragé les plaisanciers. Personne en mer, sauf plus au large, dans leur dos, les cargos qui cinglaient vers ou hors de Santo Domingo.
  
  Dans des conditions normales, la cadence des nageurs avoisinait deux nœuds. Cette nuit-là, il n’était pas question de conserver ce rythme, à cause des vagues.
  
  
  
  
  
  Thalim sortit de la salle de bains en passant son peignoir. La chambre était uniquement éclairée par la veilleuse au-dessus de la table de chevet. Coplan fumait. L’Irakienne marcha jusqu’à la terrasse et contempla la nuit opaque. Des rafales de pluie inondaient les parcours de golf et les courts de tennis.
  
  - Quel orage ! s’étonna-t-elle. Naïvement, j’imaginais que le climat aux Caraïbes était strictement coupé en deux saisons, sèche et humide, de six mois chacune. Je ne pensais pas que, pendant la saison sèche, des orages de cette ampleur éclataient.
  
  - Nous sommes en septembre, l’époque des typhons. Cet orage est une des conséquences du typhon qui frappe actuellement la Floride.
  
  Elle se retourna.
  
  - C’est amusant. Tu sembles toujours tout savoir. Comme mon mari. Tu abordes un sujet et il t’en fait tout un cours. La différence, c’est que toi, au moins, tu n’es pas ennuyeux. Avec lui, j’ai toujours l’impression d’être la femme la plus stupide du monde, et il me fatigue.
  
  - Pourtant, tu l’aimes ?
  
  - On peut aimer l’homme qui te réduit à l’état de femme la plus stupide du monde.
  
  - Tu ne m’as jamais vraiment parlé de lui. Raconte.
  
  Elle refusa tout net :
  
  - Ce serait un manque de respect. Nous autres, musulmanes, sommes très attachées au respect dû à l’époux.
  
  Coplan se demanda si ce respect englobait les entorses à la fidélité conjugale.
  
  Thalim passa sur la terrasse sans se soucier que son peignoir soit trempé par la pluie. Elle semblait fascinée par l’orage. Réaction normale, pensa Coplan, lorsque l’on venait d’un pays aux trois quarts dévoré par un désert de sable.
  
  
  
  
  
  D’un ultime coup de reins, les nageurs de combat se catapultèrent sur la plage. Ceux de l’équipe A remorquèrent le colis et le déposèrent à un mètre de la lisière de l’eau, où il ne risquait pas d’être happé par le reflux. Ils détachèrent les sangles et les enroulèrent autour de leur ceinture. Sans plus s’éterniser, ils s’éloignèrent du rivage et palmèrent vers le point de rendez-vous où ils furent réembarqués dans les Zodiac. Quasiment sans bruit, les canots ramenèrent leurs hommes vers leur point de départ.
  
  Une fois à bord, le lieutenant de vaisseau Kerville se débarrassa de sa tenue, revêtit un pantalon en toile, une chemise et un blouson léger, et se chaussa de baskets avant de gagner le poste radio.
  
  A Paris, on attendait son appel. En raison du décalage horaire, il était encore tôt dans la soirée et le Vieux venait de dîner chez le ministre de la Défense en compagnie des représentants du Secrétariat général de la Défense Nationale. Il fumait les dernières bouffées de l’excellent havane qu’on lui avait offert. Il esquissa un sourire. L’Opération Petra était lancée. Pourvu que Coplan en tire le maximum !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le cordon de policiers stoppa Coplan.
  
  - Vous ne pouvez passer, aboya l’un d’eux. Allez-vous-en, il n’y a rien d’intéressant à voir.
  
  Coplan recula. Comme par enchantement, la frimousse noire de Juanito se matérialisa devant lui.
  
  - Ils ont découvert un cadavre sur la plage.
  
  Coplan ouvrit de grands yeux étonnés.
  
  - Un cadavre ?
  
  - Si, señor, un cadavre, jeté sur le sable par les vagues, la nuit dernière. Bon sang, quel orage !
  
  Coplan tourna la tête. La mer était apaisée et le ciel d’un bleu serein.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Je ne le sais pas, señor. Una limpieza de calzado ?
  
  Machinalement, Coplan posa sa chaussure gauche sur la caisse en bois.
  
  - Tu l’as vu, le cadavre ?
  
  - Je me suis faufilé entre les jambes des policiers. J’ai même ciré les chaussures du lieutenant Garcia Munoz, celui qui a enquêté sur la mort de notre cliente anglaise, vous savez bien, la première que vous avez draguée ?
  
  - Je m’en souviens. A quoi il ressemblait, le cadavre ?
  
  - Il portait une tenue de plongée sous-marine, un masque avec les tubes sur le dos. C’est tout. Non, il avait aussi des palmes. Le flic a dit aux Américains que le type avait dû nager sur une longue distance et que ses bouteilles étaient vides. Il avait dû être épuisé et se noyer, ou bien il était mort d’un arrêt cardiaque.
  
  Juanito frappa sur sa caisse d’un vigoureux coup de brosse et Coplan dégagea sa chaussure gauche pour la remplacer par la droite.
  
  - Des Américains ? Qu’est-ce qu’ils viennent faire dans une enquête menée par la police locale ?
  
  - C’est à cause du sac en bandoulière.
  
  - Dis donc, Juanito, reprocha Coplan d’un ton indulgent, tu distilles tes renseignements au compte-gouttes. Ce sac en bandoulière, c’est quoi ?
  
  - Le type avait un sac en bandoulière et, à l’intérieur, beaucoup de dollars et un passeport iranien. Les Américains sont de la C.I.A. Vous ne savez pas que les Américains contrôlent tout en république Dominicaine ? Pas seulement la C.I.A., aussi les flics anti-drogue de la D.E.A.
  
  - Tu es un puits de science.
  
  - On en apprend, des choses, en cirant les godasses. J’ai pas besoin d’aller à l’université. Moi mon expérience je me la fais sur le terrain.
  
  - C’est la meilleure école de la vie.
  
  Coplan lui laissa un pourboire encore plus généreux que d’habitude et fila vers la plage de l’hôtel. Anjetta semblait manquer d’inspiration. Elle leva la main et héla Coplan.
  
  - Que se passe-t-il là-bas?
  
  Coplan lui retransmit les renseignements fournis par Juanito. Il guettait sur le visage de la Cubaine une réaction quelconque et fut déçu car il n’y en eut pas. D’ailleurs, très vite, elle abandonna le sujet.
  
  - Je ne vous vois plus, vous êtes fâché ? Vous n’êtes plus intéressé par le lopezisme ?
  
  - Je drague.
  
  - Cette nouvelle venue avec qui je vous ai vu ?
  
  - Elle-même.
  
  - C’est concluant ?
  
  - Il faut donner du temps au temps, éluda Coplan.
  
  - Ce qui signifie que vous vous êtes cassé les dents, comme avec moi ?
  
  Coplan ne répondit pas car Fiamma arrivait et étalait une sortie de bain sur le sable. Il prit congé et alla s’asseoir à côté de l’Italienne. L’entrée en matière était vite trouvée : il lui relata la macabre découverte sur la plage. Cette fois encore, il fut désappointé. Fiamma ne manifesta aucun intérêt. A vrai dire, elle semblait absorbée par un nouveau sujet : le lien entre le vaudou des descendants des esclaves nord-américains et celui des Haïtiens et des Dominicains. Brusquement, elle ne pensait plus qu’à ça ! Il lui fallait absolument, et au plus vite, explorer ce domaine.
  
  A un moment, elle se leva et, du bout du pied, alla tâter l’eau. Elle revint bientôt et le verdict tomba de ses lèvres :
  
  - Trop froide. C’est sans doute l’orage de la nuit dernière.
  
  Elle ramassa sa sortie de bain, fit comprendre à Coplan qu’il n’était nul besoin de l’accompagner et s’en retourna dans sa chambre. Coplan la suivit de loin.
  
  Cernés par leurs bagages, les membres d’un équipage de la Lufthansa étaient regroupés près du comptoir de la réception. Nath papillonnait au milieu d’eux.
  
  Elke arriva sur ces entrefaites. Elle revenait de la plage. Coplan l’aborda hardiment :
  
  - Toujours fâchée ?
  
  Elle hésita puis se détendit. Elle avait beaucoup bronzé depuis son arrivée à l’hôtel, si bien que ses yeux paraissaient plus bleus et ses taches de rousseur plus sombres. Quant aux cheveux roux, ils s’étaient décolorés et tournaient au blond vénitien. Elle était particulièrement attirante dans son ensemble damassé gris et blanc, sa jupe courte et son décolleté bateau.
  
  Était-ce elle qui avait déjoué la surveillance de la C.A.S.T.E. et fouillé la chambre de Coplan ? Elle ou Nath ?
  
  La même question taraudait Coplan. Ou une complice de Mitzy avait opéré et, dans cette hypothèse, Anjetta, Elke, Nath, Thalim et Fiamma demeuraient suspectes à condition d’éliminer le critère sexuel pour les quatre premières. Ou Mitzy avait elle-même accompli la besogne, après avoir trompé la vigilance de la C.A.S.T.E., et dans ce cas, Anjetta, Thalim et Fiamma étaient à écarter, et il ne restait plus que Nath et Elke.
  
  Cependant, si le critère sexuel était infaillible, alors Fiamma était seule en cause et elle avait chargé une complice de la fouille.
  
  Coplan penchait pour cette hypothèse. Pour lui, Fiamma était Mitzy, d’autant que ses liens avec les Brigades Rouges en faisaient une pasionaria plausible, amoureuse du féroce terroriste qu’était Julien Gordon.
  
  - Je prendrais bien un verre, fit Elke d’un ton négligent.
  
  Coplan la guida vers le bar, et ils optèrent pour un cocktail de jus de goyave et de papaye, allongés d’un doigt de rhum.
  
  - Tu as entendu parler de ce cadavre sur la plage ? attaqua-t-elle.
  
  Coplan s’empressa de lui retransmettre les renseignements de Juanito. Elle manifesta un vif intérêt qui surprit Coplan. Elle s’en aperçut, fronça les sourcils et, pour donner le change, tira longuement sur sa paille avant de laisser tomber d’un ton neutre :
  
  - Quelle idée de se balader sur l’eau avec un orage pareil ! Moi je déteste les orages, surtout la nuit. Ils me flanquent la frousse.
  
  - C’est une réaction assez commune.
  
  - Quand j’étais enfant à Chicago, je...
  
  - Je croyais que tu étais originaire du Sud ? coupa précipitamment Coplan.
  
  - Mon père et ma mère descendent de familles sudistes mais je suis née à Chicago où j’ai grandi jusqu’à l’âge de huit ans avant d’aller vivre dans le Sud.
  
  Elle confirmait ainsi les informations transmises de Paris. Seulement, ne fallait-il pas soupçonner de sa part une suprême habileté si elle était Mitzy et qu’elle eût visité la chambre, parce que l’attitude de Coplan avait éveillé sa méfiance ? Elle choisissait de dire la vérité en démantelant ainsi la certitude de l’adversaire.
  
  Cette nuit-là, Coplan ne la passa pas chez Thalim mais dans les bras d’Elke.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  L’hôtel offrait, avec le petit déjeuner, deux quotidiens locaux : le Santo Domingo News en langue anglaise et El Diario Nacional en espagnol.
  
  Coplan déplia le premier. Le gros titre barrait la première page :
  
  LE TERRORISTE INTERNATIONAL JULIEN GORDON SE NOIE.
  
  Il lut l’article tandis qu’Elke remplissait leurs tasses de café.
  
  - Bois pendant que c’est chaud, conseilla-t-elle.
  
  - Attends, cette histoire est vraiment passionnante.
  
  - Quelle histoire ?
  
  - Le cadavre d’hier sur la plage.
  
  - Fais voir.
  
  - Laisse-moi terminer.
  
  A dessein, il ménageait ses effets, tablant sur l’impatience qu’elle semblait manifester. Enfin, il lui tendit le journal et, tout en trempant ses lèvres dans le café brûlant, il l’observa.
  
  Le sujet ne la laissait pas indifférente, c’était visible, mais elle ne montra aucune émotion. Pourtant si elle était Mitzy, en apprenant ainsi brutalement la mort de son amant elle aurait dû se trahir.
  
  «... Les empreintes ont permis l’identification du mort », lisait-elle d'un ton monocorde.
  
  Elle poursuivit sa lecture, replia le journal et Coplan en fut pour ses frais. Si elle était Mitzy, elle possédait une parfaite maîtrise d’elle-même, à moins qu’elle ne sût pertinemment que le mort ne pouvait être son amant.
  
  L’identité du cadavre était inconnue de la D.G.S.E. De son vivant, il avait appartenu à cette humanité parisienne marginale. Son décès avait été provoqué par une overdose et son corps avait été ramassé par Police-Secours dans les toilettes d’une brasserie du boulevard Poissonnière. Dans ses poches, pas de papiers. Un anonyme, un rebut victime du terrible esclavage de la drogue. Ses empreintes ne figuraient pas au Sommier. Après les délais légaux de garde à la morgue de l’institut médico-légal, la D.G.S.E. l’avait récupéré pour monter l’Opération Petra. Cryogénisé, son corps avait été transporté par mer et remis au lieutenant Kerville. A l’heure dite, il avait été vêtu d’une tenue de plongée, chaussé de palmes et équipé des autres accessoires. En bandoulière, le sac contenant l’argent et le passeport iranien.
  
  En aucun cas, ce cadavre ne pouvait abuser une Brigade Criminelle. Aussi le Vieux avait-il mis la C.I.A. au courant et ses agents à Santo Domingo avaient guetté l'arrivée du colis. Ils avaient circonvenu le lieutenant Jaime Garcia Munoz et, grâce à eux, la mystification avait marché et l’information avait été répercutée sur les journaux locaux. En agissant ainsi, la C.I.A. œuvrait dans le sens de ses intérêts. Cible privilégiée des commanditaires de Julien Gordon, elle avait enregistré quelques échecs cuisants. Casernes de l'U.S. Army dynamitées en R.F.A., convois militaires attaqués à la bombe, attachés d’ambassade massacrés à la mitraillette, la liste était longue des méfaits perpétrés contre les intérêts américains par le sicaire du terrorisme international.
  
  La publicité autour du faux cadavre de Julien Gordon visait à débusquer Mitzy. Si elle était amoureuse du tueur à gages, avait raisonné le Vieux, elle se précipiterait à la morgue pour s'assurer qu’il s’agissait bien de lui.
  
  Coplan brusqua son départ et regagna sa chambre. D’abord, il téléphona au lieutenant Houveaux qui le rassura. Aucune des Mitzy possibles n’avait quitté l’hôtel. Ses équipes de surveillance étaient sur le pied de guerre.
  
  Coplan s’empara alors de ses jumelles.
  
  Anjetta dormait encore, seule dans son lit. Felipa, la chanteuse, n’était pas avec elle. Adossée à ses oreillers, le plateau du breakfast à ses côtés, Thalim lisait le Santo Domingo News. Sur son visage, nulle émotion. Nath vaquait à diverses occupations. Coplan centra ses jumelles sur les quotidiens restés sur son lit. Si l’on se fiait aux pages froissées, le Santo Domingo News avait été lu par l’Allemande qui, néanmoins, paraissait calme et détendue. Tout comme Fiamma, d’ailleurs, qui paressait couchée en fumant une mentholée. Les deux journaux éparpillaient leurs pages sur la moquette. Donc, ils avaient été lus. Et, pourtant, l’Italienne conservait un calme imperturbable, nullement troublé par l’atroce nouvelle qui aurait dû l’affecter si elle était Mitzy.
  
  Après ce défilé d’images paisibles, Coplan fut déçu. Il ne restait plus qu’Anjetta. Celle-ci se réveilla une demi-heure plus tard et, par téléphone, commanda son breakfast qui lui fut apporté par une accorte métisse. Après avoir avalé ses toasts beurrés et confiturés, bu son café, elle daigna jeter un coup d’œil aux journaux en commençant par El Diario Nacional, ce qui était logique, vu sa nationalité. L’ennui était que les pages cachaient son visage. Mais quand elle eut terminé sa lecture, ses traits étaient aussi sereins que ceux de Nath, de Fiamma, d’Elke et de Thalim.
  
  Bon sang, ragea Coplan, qui est Mitzy ?
  
  A nouveau, il passa en revue les autres chambres. Dans celle de Fiamma, il repéra un objet qu’il n’avait pas encore vu : un bocal à poissons. Justement, l’Italienne versait de la poudre jaunâtre dans l’eau. C’était la seule chambre que Coplan n’avait pas encore fouillée. Aussi guetta-t-il la sortie de Fiamma. Quand celle-ci descendit sur la plage pour se baigner, Coplan en profita.
  
  Sur la table de travail, les notes s’empilaient à côté du magnétophone, et de la machine à écrire électrique. Dans le vase, les fleurs avaient été renouvelées. Fiamma n’éprouvait aucune ferveur pour les garde-robes fournies. La sienne était simple et pratique. Elle avait emporté son sac à main sur la plage. Pas de double fond dans les deux valises. Coplan inspecta les meubles. Vides. Il chercha les cachettes possibles mais n’en découvrit aucune. Quant à l’ébauche de manuscrit, il ne présentait aucun intérêt.
  
  Enfin, il examina le bocal. Un seul poisson évoluait dans l’eau, un aphyocarax à nageoires rouge sang, au dos vert olive, aux flancs argentés à reflets bleus, long d’environ quatre centimètres, un poisson d’une beauté magnifique. L’espace qui lui était réservé était assez restreint puisque le bocal mesurait environ quinze centimètres de diamètre sur trente de hauteur. Coplan le soupesa car un souvenir effleurait sa mémoire. Aux alentours de six kilos.
  
  Donc, facilement transportable.
  
  Or, dans le dossier que la D.G.S.E. avait accumulé sur Julien Gordon, existait un épisode qui avait failli provoquer la capture du terroriste. Quelque huit ans plus tôt, le fugitif avait, par le biais d’un aphyocarax, envoyé un message à son équipe de tueurs. Celle qui avait transporté le bocal était une hôtesse de l’air de la Swissair. Le message se réduisait à un microfilm collé sous une nageoire du poisson.
  
  Coplan n’avait pas oublié cette manœuvre originale. A l’époque, le Vieux l’avait déjà chargé d’éliminer physiquement le responsable de l’assassinat de l’ambassadeur de France à Beyrouth. Coplan s’était attelé à la tâche.
  
  L’hôtesse de l’air helvétique menait une double vie. Profitant de son ancienneté, elle exigeait d’être affectée aux premières classes. Ce statut lui permettait d’entrer facilement en contact avec une clientèle financièrement privilégiée. Jolie fille, elle dissimulait sous ce jour séduisant une nature retorse et rapace avec, pour seul dieu, l’argent. Elle savait se faire rétribuer avec générosité ses abandons simulés au cours de nuits volcaniques consacrées au plaisir des voyageurs de première conquis par cette superbe créature.
  
  Coplan avait fouillé son appartement de Zurich. Elle ne laissait rien au hasard. Dans un placard, Coplan avait découvert un arsenal de sadomasochisme, aussi que des sachets de cocaïne et une collection de clichés photographiques prouvant que l’intéressée s’arrangeait pour filmer clandestinement ses ébats avec ses conquêtes.
  
  A la galanterie, elle ajoutait le chantage.
  
  Coplan avait kidnappé la jeune femme mais cette entreprise ne l’avait nullement fait progresser car Julien Gordon s’était bien gardé de succomber aux charmes de la belle hôtesse et il ne figurait sur aucun cliché. Le terroriste était bien trop rusé pour se laisser prendre à un piège aussi grossier.
  
  Sous la pression que Coplan avait exercée sur elle, l’hôtesse de l’air était rapidement passée aux aveux. Julien Gordon lui avait remis une grosse somme d’argent et elle avait accepté de jouer le courrier. La transaction avait pris place à Damas où elle comptait de nombreux admirateurs. Elle n’en savait pas plus et, en tout cas, ignorait la conduite à tenir pour se rebrancher sur son commanditaire. Coplan lui avait néanmoins arraché les noms et les adresses de ses « amis » de Damas mais avait dû repasser l’affaire à une équipe de la D.G.S.E. car le Vieux lui avait retiré la mission pour l’envoyer en Iran où sévissaient les ayatollahs.
  
  Finalement, cette piste s’était révélée un échec. Deux semaines plus tard, alors qu’elle s’apprêtait à monter dans un 747 à destination d’Athènes, la « madone » des premières classes avait été victime d’un attentat. Une balle en pleine tête avait mis une fin tragique à sa double existence.
  
  Quant à ses « amis » de Damas, ils avaient mystérieusement disparu sans que leur trace puisse être retrouvée.
  
  Coplan alluma une cigarette et inspira un long jet de fumée. Le comportement de Nath l’intriguait.
  
  Huit ans plus tard, Julien Gordon avait-il utilisé le même procédé bien que, la première fois, il ait essuyé un revers ?
  
  Nath était hôtesse de l’air. La veille, elle fraternisait avec un équipage de la Lufthansa.
  
  Aussitôt, Coplan échafauda une hypothèse séduisante. Nath était la complice de Mitzy qui était alors Fiamma. Dieter Vogel s’était trompé. C’était la complice et non Mitzy qui était arrivée à l’hôtel le 1er septembre. La veille, Nath avait reçu le bocal des mains d’un des membres de l’équipage et l’avait remis à Fiamma. Cependant, le message ne pouvait figurer sur un microfilm collé sous la nageoire de l’aphyocarax car Fiamma ne disposait pas du matériel pour l’agrandir et en prendre connaissance.
  
  Coplan regarda autour de lui et de se fustigea intérieurement. Le paquet de nourriture ! Dans la poudre jaunâtre on avait pu cacher le message. Quoi de plus naturel ? Et le message avait été détruit dans l’intervalle.
  
  Cette hypothèse élucidait le mystère de la fouille de la chambre de Coplan. Son auteur ne pouvait être qu’Elke ou Nath. Par conséquent, c’était Nath.
  
  Coplan quitta la chambre.
  
  Nath se dorait sur une extrémité de la plage, à l’opposé de l’endroit où s’était allongée Fiamma. Anjetta travaillait à sa toile en tirant le bout de la langue comme une élève studieuse.
  
  Coplan se dirigea vers le bar et commanda un jus de fruits exotiques renforcé d’un doigt de rhum.
  
  Évidemment, réfléchit-il, le bocal pouvait n’être qu’une coïncidence. En tout cas l’Opération Petra semblait avoir échoué puisqu’elle n’avait pas provoqué la réaction escomptée chez aucune des cinq cibles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan serra les poings. Mitzy se moquait-elle de lui ? Avait-elle reniflé la mystification et décidé de prendre sa revanche ?
  
  Pour éviter que la supercherie ne fût découverte, l’Antenne C.I.A. de Santo Domingo avait poussé le lieutenant Jaime Garcia Munoz à faire inhumer au plus vite le faux cadavre de Julien Gordon.
  
  Et là, devant Coplan, sur le tumulus de terre fraîchement remuée, était posée une superbe couronne de fleurs. Sur le ruban violet, une inscription en lettres argentées, en français : Mort ou vivant, tu restes mon éternel amour, Julien.
  
  On ne pouvait être plus clair. Mitzy ne croyait pas à la mort de son amant et elle lançait un défi. Peut-être un message transmis par le biais du bocal à poisson fortifiait-il sa conviction ?
  
  En quel cas, elle savait, à cause des journaux, qu’une opération était montée contre lui et qu’on cherchait à la démasquer. Résultat : par un canal connu d’elle (peut-être Nath ?) elle alerterait Julien Gordon et lui interdirait de venir. Quant à elle, elle laisserait passer quelque temps pour égarer les soupçons et quitterait Saint-Domingue.
  
  L’Opération Petra, finalement, tournait au fiasco.
  
  Comment y remédier ?
  
  Coplan examina la couronne mortuaire, splendide avec ses gardénias blancs, ses fleurs de balisier pourpres, et ses branches de bougainvillée mauve.
  
  Comment Mitzy avait-elle passé commande et réglé la dépense ? Était-ce une piste ?
  
  En tout cas, elle n’était pas facile à suivre car la cible avait pu commander les fleurs n’importe où dans l’île, et envoyer un chèque en règlement.
  
  Coplan abandonna le cimetière, regagna La Romana et fit transmettre au Vieux par le lieutenant Houveaux un message demandant que l'Antenne C.I.A. de Santo Domingo intervienne auprès du lieutenant Garcia Munoz afin qu’il prenne lui-même la direction de l’enquête.
  
  A l’hôtel, Elke se dorait sur la plage. Anjetta peignait sa toile. Thalim faisait la sieste dans sa chambre. Depuis quelques jours, elle ne portait plus le tchador et le haïk comme si ses étreintes avec Coplan l’avaient européanisée.
  
  Coplan sursauta en pénétrant dans sa chambre. Dans l’immense vase, s’épanouissaient des œillets rouges et des langues de colibri jaunes. Sur un bristol calé contre le verre, une inscription en majuscules nettes et précises : Avec les compliments de Julien Gordon.
  
  Coplan réprima un frisson. Ainsi, il était démasqué. De chasseur, il devenait gibier et, plus que probablement, il risquait sa vie si le terroriste avait posé le pied sur l’île.
  
  Coplan ressortit. Dans la réserve, à l’extrémité du couloir, les femmes de ménage s’activaient à ranger des piles de serviettes et de draps sur leurs chariots. C’étaient de grosses matrones noires au visage hilare. Coplan repéra les deux qui s’occupaient de sa chambre. L’une, il le savait, n’était pas insensible à son charme et ses yeux fondaient lorsqu’elle le regardait. Il s’adressa à elle :
  
  - Qui m’a apporté ces superbes fleurs ?
  
  La femme haussa des sourcils étonnés.
  
  - Quelles fleurs ?
  
  - Des œillets rouges et des langues de colibri jaunes.
  
  - Elles n’étaient pas là lorsque j’ai fait la chambre. Le vase était vide, j’en suis certaine.
  
  Coplan n’insista pas et regagna sa chambre.
  
  Nath Weingarten disputait une partie de tennis acharnée avec le professeur attaché à l’hôtel. Elle n’était cependant pas en forme car elle perdait ses services ou, quand elle les réussissait, les retours de balles que son partenaire, pourtant, veillait à ne pas renvoyer trop durement. Fiamma, elle, tapait fiévreusement sur sa machine à écrire.
  
  Tout en réfléchissant, Coplan descendit sur la plage. Elke Ryan courait sur le sable et s’apprêtait à entrer dans l’eau émeraude. Anjetta Guzman agita la main pour attirer l’attention de Coplan qui se dirigea vers elle. Les jambes de la jeune femme étaient masquées par un paréo aux couleurs vives.
  
  De son pied indemne elle poussa une chaise vers lui.
  
  - Comment va, Francis ?
  
  - En pleine forme.
  
  - Les amours ? questionna-t-elle d’un ton acide.
  
  - A un bas étage.
  
  Il avança la main et froissa entre ses doigts le coton du paréo.
  
  - Belles couleurs.
  
  Elle repoussa vivement sa main.
  
  - Je trouve ce plâtre affreux, déclara-t-elle d’un ton grognon. Pour être franche, il me donne des complexes.
  
  - Vous avez tort. Avec ou sans plâtre, vous demeurez une femme fort séduisante.
  
  Il vit que le compliment faisait plaisir à la Cubaine. En se penchant, il contempla la toile.
  
  - Vous n’avez guère progressé.
  
  - C’est vrai, reconnut-elle. Manque d’inspiration et ne croyez pas que vous en êtes la cause, ce serait vaniteux de votre part.
  
  - Loin de moi cette idée. Mais que vous arrive-t-il ?
  
  Elle détourna le regard, resta silencieuse, puis subitement, esquissa un sourire ravi.
  
  - Savez-vous ce qu’écrivait un poète ? « Il faut quatre hommes pour confectionner une bonne salade : un prodigue pour l’huile, un avare pour le vinaigre, un sage pour le sel et un fou pour le poivre ».
  
  - Cette définition me paraît sensée, concéda Coplan. Mais quel rapport avec l’inspiration?
  
  - Vous manquez d’imagination, reprocha-t-elle. Le cerveau humain réunit ces quatre éléments, et bien d’autres d’ailleurs, à des degrés divers, la prodigalité, l’avarice, la sagesse et la folie. Un artiste en a besoin de deux : la prodigalité et la folie. En ce moment, elles me font défaut. Je suis dans une phase parallèle. Mon cerveau oscille entre, au mieux la sagesse, au pire l’avarice.
  
  Coplan n’écoutait qu’à moitié. En fait, il réfléchissait à son problème, convaincu qu’il devait contre-attaquer. Après tout, il disposait de certains atouts et, avant son départ de Paris, il avait soigneusement étudié avec le lieutenant Houveaux le matériel qu’il convenait d’emporter aux Caraïbes.
  
  Anjetta ne cacha pas sa déception lorsqu’il la quitta mais elle ne fit aucun commentaire.
  
  En chemin, il élabora une tactique. Il était inutile de jouer dans l’ombre puisqu’il était démasqué.
  
  La boutique du fleuriste de l’hôtel était déserte, ce qui l’arrangeait bien. Le fleuriste n’était pas dominicain, on le percevait à son fort accent Scandinave et à sa blondeur presque neigeuse.
  
  Pour gagner sa sympathie, Coplan commença par lui commander cinq bouquets identiques à celui qui avait été déposé dans sa chambre.
  
  - Vous avez bon goût, félicita le Viking. Les œillets rouges et les langues de colibri jaunes font un mélange parfait. Il est d’ailleurs rare de voir un homme choisir cette combinaison. C’est plutôt un choix féminin.
  
  Coplan en était convaincu mais se tut. Lui-même, d’ailleurs, n’aurait pas eu l’idée de sélectionner ces fleurs.
  
  Il rafla cinq bristols sur le comptoir et, sur chacun d’eux, inscrivit au feutre noir et en anglais : Je t’aime. Julien. Seule Mitzy, et peut-être aussi sa complice si elle en avait une parmi les autres cibles, comprendrait. Les quatre autres seraient étonnées. Coplan glissa les bristols dans des enveloppes. Au recto, il libella le nom et le numéro de chambre de la destinataire. Puis il paya sa commande en exigeant que les bouquets soient livrés le lendemain matin à huit heures précises.
  
  Ceci réglé, il demanda si la veille ou le jour même, un bouquet similaire avait été commandé et livré à sa chambre. Étonné, le fleuriste répondit par la négative.
  
  
  
  L’étape suivante fut la villa qui servait de base au lieutenant Houveaux.
  
  - Pas de nouvelle du fleuriste qui a expédié la gerbe au cimetière, renseigna ce dernier.
  
  - Je n’espérais pas une réponse aussi rapide, répondit Coplan.
  
  - On dirait bien que Petra n’a pas fonctionné comme nous l’espérions, regretta l’officier. Sur quoi allons-nous nous brancher ?
  
  Coplan ouvrit le réfrigérateur, en sortit une bouteille de bière qu’il décapsula, et but au goulot.
  
  - Nous avons affaire à forte partie, remarqua-t-il en jetant la bouteille vide. Cela ne me déplaît pas, d’ailleurs. J’aime déployer des trésors d’imagination.
  
  - Il vous en faudra dans ce cas.
  
  - J’ai peut-être une idée.
  
  - Laquelle?
  
  - Vous avez la cassette avec la voix de Gordon?
  
  Houveaux alla l’extraire des caisses de matériel apportées de Paris. En fait, c’était l’unique enregistrement que possédaient les Services Spéciaux occidentaux de la voix de l’ennemi public. Il était relativement récent. Trois ans plus tôt, Julien Gordon avait détourné un Boeing d’U.T.A. Sur l’aéroport de N’Djamena au Tchad, il avait dicté ses conditions pour obtenir le réapprovisionnement en carburant de l’appareil. Contrairement à ses habitudes, il s’était montré prolixe, en alternant l’anglais et l’arabe pour, malgré tout, dissimuler sa véritable identité, ignorant qu’un mois plus tard, un transfuge du terrorisme moyen-oriental la livrerait.
  
  C’était un document précieux, une petite merveille, qui avait été communiquée par la France aux Services Spéciaux amis.
  
  Coplan le réécouta plusieurs fois avant de sélectionner les mots ou les fragments de phrase qui l’intéressaient, et qu’il tapa à la suite sur le clavier du Macintosh, en les plaçant sur deux colonnes. La première récapitulait les paroles en anglais, la seconde, celles en arabe.
  
  Heureusement, se réjouit-il, il y avait abondance. Pourtant généralement Julien Gordon s’en tenait au strict nécessaire. Mais ce jour-là il avait beaucoup parlé. On avait émis l’hypothèse que le terroriste était encore sous le coup de l’émotion après son dynamitage du cabaret napolitain La Bandiera, refuge préféré des marins U.S. de la 6e Flotte. La charge d’explosifs placée par Julien Gordon en avait tué vingt-sept et blessé une centaine. Conséquence non prévue, l’immeuble voisin avait sauté en tuant ou blessant une cinquantaine de femmes et d’enfants. Le Vieux, les Britanniques, les Allemands et les Américains étaient demeurés sceptiques : compte tenu de son long passé sanglant, imaginait-on Julien Gordon perdant ses moyens parce qu’il avait tué ou blessé des innocents ?
  
  L’ennemi public était au-dessus de ces vulgaires contingences sentimentales. Depuis toujours, ses semblables et lui avaient fait leur le vieil axiome révolutionnaire : Les innocents, ça n ’existe pas. Chacun fait partie soit du problème, soit de sa solution. Le monde entier est concerné.
  
  Quoi qu’il en soit, la bande enregistrée témoignait que pour une fois, le terroriste avait beaucoup parlé.
  
  Coplan, qui avait réfléchi à la question, n’avait pu trouver aucune explication satisfaisante.
  
  En outre, Gordon avait commis une seconde erreur, étonnante de la part d’un tel spécialiste : il n’avait pas utilisé de gants et avait laissé ses empreintes digitales un peu partout dans la carlingue du Boeing.
  
  Soigneusement, Coplan étudia les possibilités qui s’offraient à lui. Sous l’œil intéressé du lieutenant Houveaux, il tria, composa, décomposa, recomposa, jusqu’à ce qu’il obtienne deux textes courts en anglais et en arabe, différents dans leur teneur mais similaires dans leur esprit.
  
  Le premier s’articulait ainsi :
  
  J’ai les chacals aux fesses. Je joins un plan. Rendez-vous à l’endroit marqué en rouge jeudi 22 heures.
  
  Et le second :
  
  Les impérialistes veulent ma peau. Je ne peux aller à l’hôtel. Rendez-vous jeudi 22 heures à la croix sur plan joint.
  
  Coplan enregistra la bande sur une deuxième cassette qu’il dévida en stoppant sur les mots et les fragments de phrase sélectionnés qu’il réenregistrait au fur et à mesure, sur une troisième cassette. Ensuite, il passa au montage et au mixage, en gommant les bruits de fond dont certains allaient à l’encontre du texte.
  
  La nuit était tombée lorsque, enfin, il en eût terminé.
  
  - Beau boulot, félicita le lieutenant Houveaux.
  
  - Réécoutons, invita Coplan. La plus infime erreur et mon plan tombe à l’eau.
  
  - D’autant que Mitzy semble futée, approuva l’officier. Je me trompe ?
  
  - Ces femmes répondent à la description, sauf, peut-être, l’hôtesse de l’air. Et encore ne faut-il pas s’y fier. Après tout, c’est peut-être une complice de Mitzy.
  
  - L'affaire est vraiment ténébreuse.
  
  - Pas pour tout le monde, puisque Mitzy m’a démasqué.
  
  Houveaux sursauta.
  
  - Démasqué ?
  
  - Oui.
  
  Coplan lui conta l’épisode des fleurs. Houveaux fit la moue.
  
  - Elle vous défie.
  
  - N’ayez crainte, je relève le gant. Bon, on réécoute.
  
  A nouveau, Coplan effaça quelques légères scories qui émaillaient les deux textes.
  
  - Cette fois, c’est bon, déclara Houveaux.
  
  - Oui. Vous me copiez le texte anglais sur quatre cassettes. Une seule suffira pour le texte arabe. Par ailleurs, combien de cartes de Santo Domingo possédez-vous ?
  
  - Une dizaine.
  
  - J’en aurai besoin de cinq. Allez me les chercher.
  
  Quand Houveaux revint, Coplan marqua d’une grosse croix rouge le point de rencontre entre la Calle Las Damas et la Calle José Gabriel Garcia, légèrement au sud-ouest de la forteresse Ozama, puis il restitua les cartes.
  
  - J’imagine que vous avez besoin de cinq lecteurs de cassettes à piles, fit Houveaux, malicieux.
  
  - Vous avez tout deviné. Vous glissez une cassette dans chaque lecteur mais, attention, vous mettez de côté celle du texte arabe. Ensuite, vous me confectionnez cinq paquets, chacun contenant une cassette et une carte. Vous inscrirez vous-même les noms des destinataires. Voici leur liste, avec, en regard, le numéro de la chambre. Le texte arabe sera pour Thalim Chayeb.
  
  - Compris.
  
  - Conservez le tout ici car je n’ai pas encore décidé du bon timing pour passer à l’action.
  
  Coplan prit congé et s’en alla, satisfait. Il ignorait si son piège fonctionnerait mais, du moins, il ne restait pas inactif devant le défi de Mitzy.
  
  Il respirait à pleins poumons l’air tiède de la nuit lorsqu’il se ravisa. Il retourna à la villa. Houveaux eut l’air surpris.
  
  - Quelque chose qui cloche ?
  
  - Oui, on ne sait jamais, je vais jeter un coup d’œil à votre armurerie.
  
  Après avoir longtemps hésité, il porta son choix sur un pistolet automatique Smith & Wesson modèle 61 Escort qui ne pesait que quatre cents grammes et tirait des 22 Long Rifle. Sa capacité totale s’élevait à six cartouches. Dernier-né des pistolets automatiques de la grande firme de Springfield, l’Escort constituait, par ses faibles dimensions, une arme de poche d’excellente qualité. Extra-plat, il se logeait facilement dans un holster à la ceinture. Pour plus de précautions, Coplan emporta aussi quelques chargeurs de rechange. Néanmoins, il ne s’illusionnait pas, ce n’était qu’une arme de corps à corps, efficace à courte distance. Tant pis, il ne pouvait pas s’encombrer d’un gros calibre.
  
  Il regagna sa Pontiac Grand Prix. Le ciel était étoilé. Au large, les cargos bifurquaient vers Santo Domingo. Coplan éprouva un brin de nostalgie. Des tas de gens passaient des vacances idylliques dans ce pays de rêve alors qu’il était obligé de se creuser la tête pour démasquer Mitzy. Sa nostalgie ne dura pas. Le sens de l’action l’avait repris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Le fleuriste avait respecté la consigne. A huit heures tapantes, son livreur se présenta chez Fiamma. Coplan ajusta soigneusement ses jumelles. L'Italienne, pieds nus, était vêtue d’un jean et d’une chemisette. Elle ouvrit la porte et contempla longuement la gerbe d’œillets et de langues de colibri. Coplan étudia son visage pendant qu’elle prenait connaissance de l’inscription sur le bristol. Elle parut effarée. Du pied, elle repoussa la porte au nez du livreur et se dirigea vers la commode sur laquelle était posé un vase vide qu’elle s’en alla emplir d’eau dans la salle de bains.
  
  La sonnette réveilla Anjetta qui décrocha le combiné de l’interphone puis, satisfaite de la réponse, elle pressa sur la télécommande le bouton d’ouverture de la porte. Le livreur entra et s’arrêta au pied du lit. La stupéfaction, chez la Cubaine, n’était pas moins intense que celle de l’Italienne. Ce fut le livreur qui se chargea d’emplir le vase et d’y placer les fleurs. Dès qu’il eut disparu, Anjetta se rendormit, après avoir lu et relu l’inscription sur le bristol.
  
  Enfouie dans son haïk et son tchador, Thalim ouvrit la porte mais refusa les fleurs après avoir jeté un coup d'œil au bristol. En revanche, Nath éclata de rire et donna au livreur un pourboire qui, à distance, paraissait généreux. Quant à Elke, elle accepta la gerbe qu’elle plaça dans un vase qu’elle déposa sur la terrasse, sous le soleil déjà chaud. Puis elle resta là, accoudée à la balustrade, aguichante dans sa robe bariolée en coton léger. Elle semblait fascinée par les joueurs matinaux qui s’activaient sur les courts de tennis et sur les links de golf. Son attitude était provocante. Était-ce un défi ? s’interrogea Coplan.
  
  Nath riait toujours. Elle décrocha son téléphone et, bientôt, la sonnerie grésilla chez Coplan qui, à son tour, décrocha.
  
  - Qu’est-ce que tu vas chercher là ! s’exclama-t-elle. Tu as vraiment de l’imagination à revendre !
  
  - Pourquoi ?
  
  - Les fleurs, c’est toi, non ?
  
  Il ne nia pas, puisqu’elle pouvait aisément recouper auprès du fleuriste.
  
  - C’est étonnant de ta part, poursuivit-elle. Cette composition d’œillets rouges et de langues de colibri jaunes est plutôt un choix féminin.
  
  C’est ce qu’avait remarqué le fleuriste.
  
  - On m’a conseillé, répliqua-t-il.
  
  - Ainsi, tu m’aimes, persifla-t-elle. Mais à quoi rime ce nouveau prénom, Julien ? Je croyais que le tien était Francis.
  
  - Je voulais simplement, allégua-t-il, que tu devines qui, dans cet hôtel, était susceptible de t’aimer.
  
  - Tu as vraiment l’esprit tordu, mais je ne te crois pas.
  
  Elle raccrocha.
  
  Était-ce une manifestation de suprême habileté de la part de Mitzy ou de sa complice ?
  
  On frappa à la porte. Coplan rangea ses jumelles. Le serveur lui apportait son breakfast. Il déposa sur la table le Santo Domingo News et le Diario Nacional, ainsi que les plats qu’avait commandés Coplan. Affamé, ce dernier s’attaqua au repas dès la porte refermée. Il mangeait d’une main, tout en collant avec l’autre les jumelles à ses yeux. Anjetta dormait toujours. Elke ne bougeait pas de sa terrasse. Thalim était dans la salle de bains, tout comme Nath et Fiamma.
  
  A présent, c’était la lutte au couteau entre Mitzy et lui.
  
  
  
  
  
  - Le lieutenant Garcia Munoz a identifié le fleuriste, renseigna Houveaux. Il est à Santo Domingo, dans la Calle Duarte, près du port. L’acheteur est un Noir, d’une trentaine d’années, inconnu du fleuriste. C’est tout. A partir de là, la piste se perd, autant dire que c’est une impasse.
  
  Il tendit à Coplan une feuille de papier.
  
  - Voici le nom et l’adresse exacte. Garcia Munoz a laissé tomber car il ne voit pas l’intérêt de perdre son temps à ça.
  
  - Tant mieux, je n’aime pas la concurrence, déclara Coplan.
  
  Il ressortit et marcha vers le rideau de magnolias à l’ombre duquel il avait garé sa Pontiac.
  
  - Les paquets sont prêts, rappela Houveaux. Vous avez fixé votre timing ?
  
  - Pas encore.
  
  Coplan démarra. Une heure et demie plus tard, il atteignit la capitale et parqua sa voiture dans la Calle Duarte. Le fleuriste, un Noir âgé à la peau claire s’essuya les mains à son tablier en toile.
  
  - Vous voulez un beau bouquet, señor !
  
  Coplan exposa le motif de sa visite et le commerçant parut surpris.
  
  - La police est déjà venue.
  
  - Je sais. Sur mon instigation.
  
  Coplan posa discrètement quelques coupures de dix dollars sur le comptoir et raconta, l’air penaud, une histoire abracadabrante de mari trompé. Le fleuriste ne semblait pas le croire mais Coplan s’en moquait, d’autant que l’autre avait raflé les coupures.
  
  - Je ne vois pas comment je pourrais vous aider, avoua-t-il perplexe.
  
  - Tâchez de vous remémorer ce client, insista Coplan. Un détail frappant, par exemple.
  
  - Vous croyez que c’est l’amant de votre femme ?
  
  - C’est lui ou un commissionnaire, peu importe. Essayez de vous souvenir.
  
  Deux clientes entrèrent et l’homme les servit. Coplan s’écarta pour admirer les superbes fleurs tropicales qui dressaient orgueilleusement la tête et rendaient gaie cette boutique par ailleurs plutôt terne et sombre. Chargées de leurs bouquets, les femmes sortirent et Coplan reprit :
  
  - Vous êtes-vous souvenu de quelque chose?
  
  - Non, avoua piteusement le fleuriste.
  
  - Voyons, cet homme vous a acheté une couronne mortuaire et une gerbe. Cela représente un fardeau encombrant. Il est parti à pied ?
  
  - Non, il portait la couronne et moi la gerbe.
  
  - Où ?
  
  - A sa voiture. Attendez... oui, c’était une Toyota rouge.
  
  - Nous progressons.
  
  - Mais je ne suis pas un flic, moi ! protesta l’autre. Je n’ai pas relevé le numéro. Il n’y a qu’à la télé où les commerçants font ça !
  
  - On ne vous en demande pas tant ! Extérieurement, sur cette Toyota rouge, vous n’avez rien remarqué ?
  
  - Rien.
  
  - Que s’est-il passé alors ?
  
  - Ben... le client a déposé la couronne sur le siège passager et moi, ma gerbe, je l’ai placée sur l’étui à guitare sur la banquette arrière.
  
  - Un étui à guitare ? releva Coplan.
  
  - Oui, noir avec la marque en grosses lettres... Je me souviens maintenant... Yamaha 811.
  
  - Vous avez donné ce renseignement à la police ?
  
  - Non. Quand ils m’ont interrogé, je l’avais oublié. Sans vous, ça ne me serait pas revenu.
  
  - Quoi d’autre à l’intérieur de la Toyota ?
  
  - Ben... rien, je crois bien.
  
  - Forcez votre mémoire.
  
  - Écoutez, non vraiment, je vous assure, je ne vois rien d’autre.
  
  - Et vous n’aviez jamais vu ce client avant?
  
  - Non.
  
  - Spontanément, il a choisi les fleurs ou bien l’avez-vous aidé ?
  
  - Il avait une liste tapée à la machine.
  
  Coplan tressaillit. Des cinq cibles, Fiamma était la seule à se servir d’une machine à écrire.
  
  - Il a posé sa liste sur le comptoir et n’a pas prononcé une parole. Naturellement, il a réglé en liquide, précisa encore le fleuriste.
  
  - En monnaie dominicaine ou américaine ?
  
  - Dominicaine.
  
  Coplan tenta encore d’extirper d’autres renseignements au fleuriste mais en vain. Au moment où un couple entrait dans la boutique, il lui demanda de consulter son annuaire téléphonique.
  
  Le concessionnaire de la marque Yamaha se trouvait dans la Calle Enrique Henriquez, à deux pas de l’Autel de la Patrie.
  
  
  
  Le patron se donnait des allures de Hell’s Angel californien avec son blouson noir en cuir usagé aux manches coupées, constellé d’insignes divers, son jean effrangé, ses bottes de para, ses boucles d’oreille et sa casquette d’officier S.S. Une barbe frisée lui mangeait le menton et sa chevelure était tellement graisseuse qu’elle en paraissait gominée. On l’imaginait facilement dans un concert de country-music tentant de voler la vedette aux vrais interprètes. Un calicot annonçait : les prix les plus bas de Saint-Domingue.
  
  Pour se ménager ses bonnes grâces, Coplan lui acheta la guitare la moins chère et lui demanda à voir une Yamaha 811.
  
  - Vous êtes un pro ? questionna le nostalgique des randonnées californiennes.
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - La 811, c’est pour les pros.
  
  - Elle est sèche ?
  
  - Non. Amplifiée. Électrique, si vous préférez.
  
  - Vous en vendez beaucoup ?
  
  - Non, elle est trop chère. Il n’y a que les pros qui l’achètent. D’ailleurs, je n’en ai qu’un exemplaire en stock.
  
  - Vous tenez ce magasin depuis longtemps ?
  
  - Deux ans.
  
  - Vous en avez vendu beaucoup en deux ans ?
  
  - Eh, dites donc, à quoi ça rime ces questions ? Vous êtes flic ou quoi ?
  
  - Je cherche l’amant de ma femme. Il joue habituellement sur une Yamaha 811.
  
  Le concessionnaire parut sidéré.
  
  - Alors là, vous me la coupez, c’est bien la première fois qu’on me sort une histoire pareille.
  
  - Tout arrive dans la vie.
  
  - Beau mec comme vous êtes, c’est pas croyable que vous soyez cocu !
  
  - Eh bien, ça aussi, ça arrive.
  
  - Vous voulez un Coke ?
  
  Le Dominicain sortit deux bouteilles de Coca-Cola de son réfrigérateur, les décapsula et en tendit une à Coplan qui but au goulot.
  
  - La 811 est sortie il y a un an. Donc, je n’ai pas pu en vendre beaucoup. Pour être franc, j’en ai vendu deux.
  
  - A qui ?
  
  - Faut que je voie mes livres.
  
  - Je vous en prie.
  
  Pendant qu’il consultait ses registres, Coplan pinça les cordes de l’instrument qu’il venait d’acquérir. Le concessionnaire grinça des dents.
  
  - Vous débutez ou quoi ?
  
  - C’est juste un alibi, sinon vous seriez resté fermé comme une huître.
  
  - Et comment je vivrais si je ne fourguais pas mes guitares ?
  
  Un quart d’heure plus tard, Coplan obtenait la liste des acheteurs avec leurs noms et adresses. Au moment où il s’apprêtait à quitter les lieux, le concessionnaire le retint par le bras.
  
  - Pardonnez ma curiosité, mais qu’est-ce que vous allez lui faire à l’amant de votre femme, si vous le retrouvez ?
  
  Coplan brandit la guitare.
  
  - L’assommer avec ça, ensuite l’étrangler avec les cordes.
  
  Le Dominicain fut suffoqué.
  
  - Ben, merde, alors !
  
  Le premier acheteur de guitare s’appelait Martino Gùtierrez et vivait dans la Calle Tejada. C’était un homme âgé aux yeux tristes et aux mains bouleversantes de vivacité mais qui présentait un gros défaut : son physique ne correspondait en rien à la description que le fleuriste avait faite de son client.
  
  Coplan l’élimina d’emblée.
  
  Le second était absent. Sa mère informa Coplan qu’il était susceptible de le trouver le soir même dans une petite boîte de la Calle El Conde, près du port, où il se produisait dans un orchestre.
  
  A la nuit tombée, Coplan s’y rendit. C’était une vieille baraque en bois de style colonial qui avait été restaurée en lui conservant son cachet d’antan. L’intérieur ressemblait à un repaire de pirates au temps de la flibuste. Des falots de marine diffusaient la lumière électrique. Du plafond pendaient filets, cordages et sabres d’abattis. La clientèle était exclusivement noire. Dès son entrée, Coplan fut assailli de regards soupçonneux. En ce lieu, il semblait que le rhum fût la boisson rituelle. Au comptoir, Coplan en commanda un verre qu’il porta à une table libre. A peine était-il assis qu’une entraîneuse vint se joindre à lui et, d’autorité, se fit servir un rhum. Comme il était trop tôt pour l’orchestre, Coplan l’interrogea sur le guitariste.
  
  - Domingo ? Il ne viendra pas ce soir.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Les flics l’ont arrêté il y a à peine une heure.
  
  Coplan tressaillit. Le lieutenant Garcia Munoz avait-il finalement identifié l’acheteur de fleurs?
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je ne sais pas et qu’est-ce que ça change ? Querido, on a mieux à faire, tous les deux, tu ne crois pas ? Ma chambre est juste au-dessus, tu viens ?
  
  Coplan déclina l’invitation, régla les consommations et s’en fut, sous les injures obscènes de la prostituée.
  
  De retour à La Romana, il se rendit chez le lieutenant Houveaux et lui demanda de contacter Paris afin de savoir pourquoi la police dominicaine avait arrêté le guitariste.
  
  Puis il regagna son hôtel. Cette nuit-là, il avait décidé de la passer chez Thalim.
  
  
  
  La Jordanienne était agitée et son accueil,, contrairement à son habitude, fut plutôt froid.
  
  - Ah, c’est toi...
  
  - Tu n’as pas l’air heureux de me voir.
  
  - Non, pas du tout.
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  - Je suis en danger.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Mon mari a des soupçons.
  
  - A quel sujet ?
  
  - Il croit que je le trompe.
  
  - C’est bien la vérité, non ?
  
  - Oui, mais comment a-t-il su ?
  
  - Pourtant, tu prends un maximum de précautions. Moi aussi, d’ailleurs. D’abord, comment as-tu appris qu’il a des soupçons ? Il t’a téléphoné ?
  
  - Non, il est dans l’île.
  
  - Il t’a rendu visite ?
  
  - Il m’a envoyé des fleurs.
  
  - C’est un mari attentionné.
  
  - Primo : il ne m’a jamais offert de fleurs dans sa vie car c’est rare chez les musulmans. Secundo : c’était un piège.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Un bristol accompagnait ces fleurs, avec, écrit par quelqu’un d’autre : Je t’aime. Julien.
  
  - Tu as un amant qui s’appelle Julien?
  
  - Mais non, idiot ! C’est lui qui a écrit ça ! Il a choisi n’importe quel prénom français pour m’indiquer qu’il n’était pas dupe !
  
  - Et la finalité, dans quel but ? Tu y as réfléchi ?
  
  - Comment cela ?
  
  - A quoi rimerait ce piège ? Pourquoi ton mari ne t’aurait-il pas confrontée en te flanquant, par exemple, une bonne raclée dans la plus pure tradition de ton pays ?
  
  - Tu veux dire que cette histoire de fleurs est trop subtile ?
  
  - En effet.
  
  Thalim retira son tchador et se massa la nuque.
  
  - S’il soupçonnait que tu le trompes, comment réagirait ton mari ? poussa Coplan.
  
  - Tu as raison, par une bonne raclée.
  
  - Tu vois !
  
  - Mais, alors, qui a envoyé les fleurs ?
  
  - Ce Julien.
  
  - Qui est-il ?
  
  - Tu le sais sans doute mieux que moi !
  
  - Je t’assure que non !
  
  Toujours aussi agitée, elle marcha de long en large.
  
  - Vraiment, je ne vois pas ! s’exclama-t-elle au bout d’un moment. En tout cas, j’ai peur. Sois gentil, va-t’en, il n’est pas prudent que tu restes avec moi cette nuit.
  
  Sans mot dire, Coplan battit en retraite. En chemin, il réfléchit. S’agissait-il d’une astuce de Mitzy, cette histoire de mari soupçonneux ? Une façon comme une autre de noyer le poisson ?
  
  
  
  Il eut un haut-le-corps en entrant dans sa chambre. Fiamma Lombardo posait sur lui un regard ironique et se leva en abandonnant le fauteuil dans lequel elle avait, jusque-là, regardé un western-spaghetti à la télévision.
  
  - Surpris ?
  
  - Assez, oui, convint Coplan. Comment êtes-vous entrée ?
  
  - A une époque, je fréquentais les prisons en Italie pour me documenter auprès de certains détenus afin d’écrire un ouvrage historique. Or ces prisonniers m’ont enseigné plein de trucs, assez simples, pour pénétrer chez quelqu’un.
  
  Elle se tourna vers le vase où s’épanouissaient les fleurs.
  
  - Ainsi, c’était donc vous ? Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu comme une intuition.
  
  Coplan ne dit rien. Comment pouvait-elle être au courant du bouquet, sinon parce que c’était elle qui les avait envoyées ? Par conséquent, elle serait Mitzy ?
  
  Voilà qui débloquait la situation.
  
  - J’étais intriguée, poursuivit-elle d’un ton léger. Pour deux raisons. La première, je ne m’estime pas assez belle pour susciter une passion aussi soudaine, pour ne pas dire impulsive. La seconde, ce prénom, Julien, m’a laissée perplexe. Le vôtre n’est-il pas Francis ? Pourquoi en avoir changé ? Seriez-vous timide ? En tout cas, vous n’en avez pas l’air !
  
  A peu de choses près, Nath lui avait tenu le matin le même discours. Mais si l’Allemande était la complice, cela coulait de source.
  
  - Timide, non, mais j’aime intriguer.
  
  - Vous avez été facilement démasqué.
  
  Dans la bouche de l’Italienne, la phrase était-elle à double sens ?
  
  La lèvre railleuse, elle le regardait fixement.
  
  - Ainsi donc, vous m’aimez ? reprit-elle en éteignant le téléviseur.
  
  - A la folie.
  
  - Un homme aime toujours à la folie une femme qui se refuse, répliqua-t-elle d’un ton sentencieux.
  
  - Si vous êtes ici, c’est que vous avez décidé de ne plus vous refuser.
  
  - Vous divaguez, mon cher. Je suis ici dans un but unique. Vérifier que mon hypothèse était juste.
  
  - Vous êtes très patiente. J’aurais pu ne pas rentrer de la nuit.
  
  - Je voulais entendre vos explications, mais vous avez mis du temps à revenir. Je m’apprêtais, en fait, à partir.
  
  Coplan se dirigea vers le bar.
  
  - Je vous offre un verre ?
  
  Elle hésita, puis accepta :
  
  - Un gin-tonic.
  
  Coplan remplit deux verres.
  
  - Pourquoi avoir choisi le prénom de Julien ?
  
  - Au hasard.
  
  - Je déteste ce prénom. Il est ridicule.
  
  - Vraiment ?
  
  Cherchait-elle à le duper ? Il la regarda boire. Elle lampait son gin-tonic à petites gorgées comme un oiseau qui se désaltère. Elle reposa son verre, remercia en souhaitant bonne nuit, et s’en alla sans autres commentaires.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Houveaux paraissait désolé.
  
  - La police a arrêté le guitariste pour une minable affaire de proxénétisme. Ce n’est pas lui l’acheteur de fleurs. Son physique ne correspond pas. C’est un petit gros, chauve et borgne, tellement laid que la fille n’en voulait plus. Il l’a tailladée à coups de rasoir pour la convaincre de continuer à se prostituer. Une belle ordure.
  
  Coplan ne cacha pas sa déception.
  
  - Mauvaise nouvelle, grogna-t-il, et qui nous oblige à avoir recours au subterfuge que nous avons mis au point. Vous avez les cassettes ?
  
  L’officier alla les chercher et Coplan les réécouta. En anglais. J’ai les chacals aux fesses, je joins un plan, rendez-vous à l’endroit marqué en rouge, jeudi 22 heures, sonnait bien, précis, concis. En revanche, Coplan aimait moins le terme « impérialistes » dans le texte en arabe : Les impérialistes veulent ma peau. Je ne peux aller à l’hôtel, rendez-vous jeudi 22 heures à la croix sur plan joint. Aussi le remplaça-t-il par « fils de chienne » après avoir réécouté le long monologue récité par Julien Gordon à N’Djamena. L’enregistrement qu’il avait fabriqué était destiné à Thalim qui, puisqu’elle était arabe, elle adorerait ce « fils de chienne » couramment utilisé dans sa langue natale. Enfin satisfait, il laissa Houveaux reconfectionner les paquets.
  
  Il prit congé du lieutenant en emportant les cinq colis et retourna à son hôtel.
  
  Comme un diable sorti de sa boîte, Juanito se manifeste à son entrée dans le hall.
  
  - Una limpieza de calzado, señor ?
  
  Coplan l’attira dans un coin après avoir jeté autour de lui un regard circonspect.
  
  - Tu veux gagner beaucoup d’argent, Juanito ? questionna-t-il en espagnol.
  
  L’œil de l’adolescent brilla.
  
  - Je suis l’aîné d’une famille de sept enfants et ma mère est veuve. Elle fait des ménages et moi je cire les godasses. Alors, vous pensez si du gros fric me ferait du bien.
  
  Coplan sortit de sa poche plusieurs coupures de cent dollars U.S. et lui expliqua ce qu’il attendait de lui. Le jeune Dominicain hocha la tête.
  
  - C’est facile. Seulement, une question.
  
  - Oui ?
  
  - C’est un nouveau moyen de draguer que vous avez trouvé ?
  
  Coplan sourit.
  
  - Si tu veux.
  
  Juanito grimaça.
  
  - Vous seriez pas un peu tordu dans la tête, señor ?
  
  Coplan lui pressa amicalement l’épaule.
  
  - Tu découvriras plus tard, muchacho, que, quand il s’agit de femmes, un homme est toujours un peu tordu dans la tête. Bon, viens avec moi.
  
  Juanito le suivit jusqu’au parking où Coplan avait garé sa Plymouth. Le coffre ouvert, Coplan lui montra les cinq colis.
  
  - On les laisse ici et je te donne un double des clés. Demain matin, tu viens les chercher et tu vas les remettre aux destinataires en respectant l’ordre numérique des chambres. Ainsi, tu commences par la 104, puis la 204, et tu continues. Il est impératif que tu commences à huit heures précises. Si une destinataire te pose des questions, tu restes muet. Naturellement, tu ne prends qu’un paquet à la fois. Aucune ne doit savoir que tu fais la même chose pour les autres.
  
  Juanito secoua la tête, ébahi.
  
  - Y a pas à dire, vous avez vraiment l’esprit tordu, señor.
  
  - C’est avec des gens comme moi que tu gagnes du fric, non ?
  
  - C’est vrai !
  
  - Alors, cesse de te poser des questions et pense à la joie de ta mère quand tu lui apporteras l’argent. Et, souviens-toi, la discrétion d’abord. Tu es muet.
  
  - Comptez sur moi.
  
  Coplan reverrouilla le coffre et tendit au cireur de chaussures un double des clés.
  
  Il réintégrait le hall lorsqu’il buta dans Fiamma. Celle-ci souriait, détendue, les yeux brillants, comme si un grand bonheur venait de lui arriver. Elle tenait un gros album tout neuf, et rayonnante, elle invita Coplan à prendre un verre. Le bar était désert. C’était l’heure de la plage. Coplan opta pour sa boisson préférée, un cavalier, et l’Italienne, pour un daiquiri. Coplan désigna l’album :
  
  - Des souvenirs de Saint-Domingue ?
  
  Elle posa l’album sur la table et l’ouvrit en son milieu. Délicatement, elle délogea une photographie jaunie et la tendit à Coplan comme s’il se fût agi d’un lambeau de bandelette d’une momie égyptienne.
  
  - C’est un cliché pris en Caroline du Sud quelques mois avant la guerre de Sécession. Un document rarissime comme tout ce que contient cet album.
  
  La scène était hideuse. Elle montrait un planteur blanc, le fouet en main, flagellant une esclave noire d’une douzaine d’années totalement nue. En couleurs, elle eût été encore plus horrible mais, le noir-et-blanc atténuait l’atrocité, même si le dos et les cuisses étaient striés de longues zébrures.
  
  Une moue écœurée sur les lèvres, Coplan restitua le document.
  
  - Les autres sont de la même veine ?
  
  - Oui. Je les ai rachetées à un prix fou à un descendant d’esclaves qui avaient fui la Caroline du Sud juste avant la guerre. Si vous voulez les voir, certaines photos sont plus soft, mais étonnantes tout de même.
  
  - Je ne souhaite pas les voir. J’ignorais que vous collectionniez ce genre de documents ?
  
  - Je collectionne les miens et ceux des autres.
  
  Elle rangea la photographie dans l’album.
  
  - Les vôtres ? releva Coplan. Vous ne vous contentez pas d’être écrivain ?
  
  - J’ai été aussi reporter-photographe pour de grands magazines. J’ai couvert pas mal de guerres.
  
  - Quel talent ! flatta Coplan.
  
  - On n’a pas besoin d’être un grand photographe pour photographier les horreurs de la guerre. J’ai vécu des expériences terribles et j’ai compris pourquoi notre civilisation était chancelante. Souvent, je me suis remémorée la phrase de John Donne qu’Ernest Hemingway a popularisée : Ne demande pas pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi.
  
  - C’est une vision du monde très pessimiste, observa Coplan.
  
  Fiamma s’agita.
  
  - Oui, mais tellement réelle. C’est pourquoi il faut livrer un combat quotidien pour que le monde s’améliore. Par monde, j’entends l’espèce humaine. Il faut bannir l’égoïsme. D’ailleurs, John Donne ajoutait : Nul n’est une île.
  
  A dessein, Coplan lui lança la phrase qui constituait l’une des règles de vie de Julien Gordon :
  
  - Vous avez raison. Les innocents, ça n’existe pas. Chacun fait partie soit du problème, soit de sa solution.
  
  Elle sourit, ravie.
  
  - C’est tout à fait ça ! Personne ne peut se réfugier sur son île. Sur une berge de la rivière campent ceux qui font partie du problème, sur l’autre, ceux qui vont régler le problème.
  
  - Sur quelle berge vous situez-vous ? poussa Coplan.
  
  - Celle de ceux qui règlent les problèmes.
  
  Elle se leva brusquement, comme si elle en avait trop dit. Une légère confusion fit rosir ses joues. Elle claqua des doigts à l’intention du serveur et paya les consommations sans avoir touché à son daiquiri.
  
  - J’ai été ravie de cette conversation à bâtons rompus. Maintenant, j’ai du travail. Excusez-moi.
  
  Avec mille précautions, elle glissa l’album sous son bras et s’en fut vers les ascenseurs d’un pas alerte, désirable et lointaine. A son poste habituel, Juanito la suivit longuement du regard.
  
  
  
  
  
  Coplan ajusta ses jumelles. Juanito était ponctuel. Anjetta émergea du sommeil, souleva sa tête de l’oreiller et regarda autour d’elle puis, d’une main hésitante, s’empara de la télécommande pour ouvrir la porte. Juanito apparut avec le colis. Son visage était impassible. Il déposa le paquet sur le lit et s’en alla sans répondre aux questions que la Cubaine devait lui adresser. Celle-ci ouvrit le paquet et demeura stupéfaite devant son contenu. Finalement, elle se leva et passa dans la salle de bains avec le lecteur et la cassette. Dépité, Coplan braqua ses jumelles sur la chambre de Thalim. Il semblait que, ce jour-là, ses cinq jeunes femmes avaient décidé de faire la grasse matinée, si bien que l’arrivée de Juanito les réveilla toutes. Aussi curieuses qu’Anjetta, Elke, Nath, Fiamma et Thalim écoutèrent la cassette sur-le-champ. Hélas, elles tournaient le dos à la baie vitrée, ce qui interdit à Coplan d’observer leur visage. Rageur, il serra ses jumelles. Rien ne se déroulait comme il le souhaitait. Mais il existait un point positif : Mitzy avait reconnu la voix de Julien Gordon. C’était un élément authentique dont elle ne pouvait, en aucun cas, douter. Le reste se jouait sur sa subtilité et sa volonté, ou son refus, de prendre des risques.
  
  La subtilité : serait-elle suffisamment fine et intelligente pour subodorer le subterfuge ? Se méfierait-elle ?
  
  Ou bien son désir de revoir son amant serait-il le plus fort ?
  
  Coplan resta encore une heure en observation. Thalim avait passé son haïk et son tchador, pendant que Fiamma tapait sur sa machine à écrire. Appuyée sur ses béquilles, Anjetta surveillait avec circonspection le boy qui s’apprêtait à descendre sur la plage son matériel de peinture. Nath vérifiait le cordage de sa raquette de tennis. Quant à Elke, elle se faisait bronzer sur un transat, la peau enduite d’huile solaire et les yeux protégés par d’épaisses lunettes noires.
  
  Pour la millième fois, Coplan se posa la question qui le taraudait. Laquelle était Mitzy ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Témoin d’une ère coloniale fastueuse, la cathédrale Santa Maria la Menor dressait son architecture hispano-mauresque sur la Plazza Colon.
  
  La statue de Christophe Colomb lui tournait le dos en pointant son doigt vers le nord, là où, pour le génial explorateur s’étendaient encore de vastes terres à conquérir.
  
  Sur sa droite, parmi les vestiges d’un fortin en ruine, quelques canons anachroniques rouillés attestaient des batailles épiques que s’étaient livrées les Espagnols et les corsaires anglais et français pour établir leur suprématie sur ce paradis tropical.
  
  Sur la gauche, à l’emplacement du vieux quartier colonial de Queimada rasé depuis un siècle, le gouvernement avait autorisé l’érection d’un mur, gigantesque en largeur, sous l’égide de l’École new-yorkaise d’émancipation artistique ultra-moderne.
  
  Sur le ciment, parfois lézardé, les taggers, artistes à l’imagination délirante venus du monde entier, traçaient des arabesques échevelées, des lianes multicolores, des mousses espagnoles sur fond de brume. Le contraste était saisissant entre le bronze de la statue de Christophe Colomb, les pierres ocreuses de l’archi-séculaire cathédrale, et l’avant-gardisme de ces élucubrations picturales.
  
  Pour se grimer, Coplan avait eu recours aux bons soins d’un des hommes du lieutenant Houveaux, sergent-chef à la Légion étrangère, mais ancien maquilleur de cinéma. Le légionnaire avait affublé Coplan d’une perruque, d’une barbe et d’une moustache du plus beau brun. En fonçant la peau au brou de noix et en collant sur le bleu des yeux des lentilles de contact noires, il était parvenu à faire ressembler Coplan à un autochtone. La perruque était convenablement crêpée, ce qui suggérait une ascendance africaine, et les narines, gonflées par des injections d’huile de paraffine, accentuaient la physiognomie négroïde.
  
  Coplan s’était embusqué près d’un peintre qui, à l’écart du mur, cherchait à vendre ses toiles. Coplan avait lié conversation avec lui afin de se fournir un alibi. L’homme avait émigré du Soho new-yorkais pour tester le marché sous des cieux plus cléments.
  
  La foule des curieux était dense. Pour la plupart, des touristes, d’ailleurs. L’interlocuteur de Coplan se frottait les mains : il avait bien vendu.
  
  - En temps normal, philosophait-il, les gens sont pingres quand il s’agit d’art, mais c’est marrant, en vacances, ils se laissent aller comme si la vie n’avait qu’un temps, et, dans le fond, c’est vrai, elle n’a qu’un temps.
  
  - En effet, approuva chaudement Coplan dont le regard scrutait la foule à la recherche de Mitzy.
  
  Il consulta sa montre. Déjà 22 heures 30 et Mitzy ne s’était pas montrée. Se méfiait-elle ? Avait-elle décidé de ne pas venir au rendez-vous, ce qui signifierait que le nouveau piège n’avait pas fonctionné ?
  
  - Je suis encore là pour trois jours, réenchaîna le New-Yorkais. Si vous vous décidez, passez donc me voir. Le marché de l’art est en plein boom. Avec For, c’est le meilleur placement en ces temps de crise. Bien sûr, nos clients étaient arabes ou japonais et, aujourd’hui, ils se montrent un peu réticents, mais faut pas croire, ils reviendront. Les Saddam Hussein passent, mais l’art demeure.
  
  - La Bourse de Tokyo a fortement chuté, remarqua poliment Coplan pour dire quelque chose, alors qu'il se désintéressait totalement du sujet, trop occupé à scruter les visages.
  
  Et, soudain, il la vit et son cœur battit plus vite car il comprit en une seconde le complot dont il avait été victime.
  
  On aurait dit une héroïne d’un peintre de la Renaissance. Quand il l’avait vue précédemment, Coplan n’avait pas réalisé à quel point sa chair était pleine, ferme, rebondie, contrastant avec un regard
  
  interrogateur dans un visage serein. En cette femme, on percevait une maturité harmonieuse, la tranquille résolution d’une nature décidée.
  
  Elle avait choisi de porter un ensemble or, avec minijupe boutonnée sur le côté et, à même la peau, un blouson en veau velouté. Ses jambes étaient nues et ses pieds chaussés d’escarpins corail. Cette tenue tranchait sur les T-shirts blancs et les jeans des touristes habituels.
  
  On ne pouvait que la remarquer, d’autant que, sur son cœur, elle plaquait la carte que Coplan avait jointe dans le colis avec la croix qu’il avait tracée en rouge.
  
  Tournant la tête, elle inspectait les visages.
  
  Coplan serra brièvement la main du New-Yorkais et s’éloigna. Dans la Calle Arzobispo Merino, il dénicha une cabine et téléphona au lieutenant Houveaux pour l’informer que le piège avait fonctionné et lui demander de veiller, après avoir transmis le renseignement à Paris.
  
  Ceci fait, il remonta en voiture et regagna La Romana. Vu l’heure tardive, le golf était désert. Coplan gara sa voiture derrière un magnolia, puis il s’embusqua à l’abri d’un autre arbre et s’arma de patience.
  
  Elle était obligée d’emprunter ce chemin. Il n’y avait qu’à attendre. Il patienta tout en admirant la ruse qu’avait déployée Mitzy. Elle avait superbement tenu son rôle. Mais en définitive, il avait gagné, car n’étant pas certaine que Julien Gordon ne fut pas l’expéditeur du colis, elle ne pouvait manquer le rendez-vous.
  
  C’était sa seule faiblesse.
  
  Pour le reste, elle avait été remarquable et s’était montrée le digne pendant d’un Julien Gordon. D’elle-même, elle avait dynamité le critère sexuel, ce qui avait égaré Coplan. Vénitienne jusqu’au bout des ongles, elle avait affiché le tempérament qui s’imposait - bref, elle avait confondu tout le monde et Coplan le premier.
  
  Avait-elle suivi une école de terrorisme ? Avait-elle côtoyé des membres des Brigate Rosse ou les Allemands de la Rote Armee Fraktion ! C’était vraisemblable, quoique avec Julien Gordon elle ne pouvait souhaiter meilleur maître.
  
  Coplan éprouvait une forte envie de fumer mais, évidemment, cela lui était impossible. Pour tuer le temps, il se remémora toutes les jeunes femmes qu’il avait soupçonnées : April Brentwood, Elke Ryan, Anjetta Guzman, Fiamma Lombardo, Nath Weingarten et Thalim Chayeb. Une seule était Mitzy et il sourit au souvenir des hypothèses qu’il avait échafaudées. Dès le début, sa tactique, si subtile soit-elle, avait suscité les soupçons de Mitzy et elle avait fait fouiller sa chambre, en utilisant une manœuvre marquée du sceau de la grande professionnelle qu’elle était.
  
  A pleins poumons, Coplan respira l’air de la nuit. Il était heureux de se mesurer à un adversaire de cette envergure !
  
  Son odorat capta une vague odeur de parfum musqué qu’il reconnut. Aussitôt, il se colla au tronc du magnolia qui lui servait d’abri. Son nez ne l’avait pas leurré. Elle arrivait. Ses escarpins résonnaient sur l’asphalte de l’allée. Son allure était fière et déterminée et elle ne semblait pas affectée de ne pas avoir trouvé Julien Gordon devant le mur aux fresques tagger.
  
  Elle passa à la hauteur de l’arbre et Coplan se débusqua pour lui cisailler la nuque du tranchant de la main.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Calmement, elle regardait Coplan, toujours grimé, le lieutenant Houveaux et les deux sergents qui faisaient office de tourmenteurs. Imperturbable, elle ne cherchait pas à bouger sur sa chaise ni à tirer sur les liens qui entravaient ses chevilles et ses poignets.
  
  - Je ne comprends rien, déclara-t-elle d’un ton exquis comme s’il s’agissait d’une conversation mondaine.
  
  - C’est toi qui as fouillé la chambre 504 voici quelques jours, réattaqua Coplan.
  
  - Je ne comprends pas, répéta-t-elle.
  
  Coplan leva la main en direction d’un des sergents qui actionna le projecteur. Sur l’écran, défilèrent les images de la visite dans la chambre de Coplan.
  
  Cette fois, elle tressaillit : elle se reconnaissait. Furieuse d’avoir été filmée à son insu, elle se mordit la lèvre, mais se garda bien d’émettre un commentaire.
  
  Sur un ordre de Coplan le sous-officier repassa la séquence. Cette fois, la jeune femme s’agita sur sa chaise. Mais, la lueur de défi stagnait dans son regard.
  
  - Les fleurs au cimetière et dans ma chambre, c’est toi aussi, poursuivit Coplan, et tu as eu l’astuce de les faire acheter par le guitariste.
  
  Elle se cantonna dans son mutisme. Coplan ramassa la carte et, de l’index, désigna la croix rouge qu’il y avait tracée.
  
  - Malheureusement, c’est ça qui t’a trahie, puisque c’est moi qui l’ai envoyé.
  
  Elle ne perdit pas son sang-froid. Coplan connaissait sa stratégie. En restant muette, elle suivait la tactique des chevaux de retour que la malchance a amenés dans un local de police, et qui se sont juré de la boucler.
  
  Houveaux tourna vers Coplan un regard qui quêtait un ordre.
  
  - On donne l’artillerie ? s’enquit-il.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Pas la peine. La cave est prête ?
  
  - Tout est préparé conformément à vos ordres.
  
  - Alors, emmenez-la.
  
  Les sergents soulevèrent la chaise et la transportèrent vers l’escalier.
  
  
  
  
  
  A la stupéfaction de Coplan, Nath jouait au tennis contre Elke. Oubliée, leur altercation dans la chambre de Coplan, passée par profits et pertes, la gifle magistrale reçue par l’Allemande ! L’Américaine, avec une constance digne d’éloges, tentait de tenir tête à l’hôtesse de l’air. Cette dernière n’était pas une grande joueuse, mais, en état de grâce, elle réussissait tout, et tout lui réussissait. A vrai dire, elle triomphait sans gloire, tant Elke se révélait plus que médiocre, malgré ses efforts insensés pour prendre l’avantage.
  
  Thalim, fidèle à ses habitudes, s’était allongée nue sur sa terrasse pour bronzer. Sa peau virait au palissandre.
  
  Anjetta peignait sur la plage. Apparemment aujourd’hui elle ne manquait pas d’inspiration et maniait le pinceau avec des gestes précis.
  
  Fiamma n’était nulle part. Dans le bocal, l’aphyocarax aux nageoires rouge sang s’agitait, donnant l’impression de vouloir crever la surface de l’eau.
  
  Était-il affamé ?
  
  
  
  
  
  L’homme ressemblait à un éléphant déguisé en mandarin chinois, avec ses petits yeux étirés, perdus dans la graisse du visage, et son allure indolente. Il paraissait encombré de son corps flasque et mou que ridiculisait encore le bermuda vert pomme et la chemise hawaïenne.
  
  D’emblée, Coplan le reconnut. Il n’avait nul besoin de le photographier et de téléfaxer à Paris le cliché ainsi obtenu.
  
  Mart Choolas, sans nationalité définie, circulait sous une multitude de passeports, pour la plupart latino-américains ou moyen-orientaux. Docteur en droit de l’Université de Zurich, il jouait à l’avocat international et avait créé à Genève un cabinet que l’on assurait florissant.
  
  En réalité, le plus clair de ses revenus provenait de ses intercessions dans les affaires d’otages au Liban. A maintes reprises, il avait servi d’intermédiaire entre les gouvernements et les diverses factions de fanatiques.
  
  Mart Choolas excellait dans ce rôle et ses honoraires se situaient à la hauteur du succès de ses prestations qui n’avaient connu aucun échec.
  
  Petit à petit, il avait creusé son trou au Moyen-Orient et tissé des liens solides avec les clans politiques et religieux qui créaient l’anarchie au Liban. Pour le Vieux, Mart Choolas servait aussi de lien entre les divers réseaux du terrorisme européen, et la Syrie, l’organisatrice de ce même terrorisme. Animé d’une haine farouche à l’encontre de Damas, Bagdad avait, à plusieurs reprises, tenté d’éliminer l’apatride, du moins, c’est ce que prétendaient les terroristes retournés par Paris.
  
  Coplan tira longuement sur sa cigarette. Qu’était venu faire à La Romana ce tripatouilleur de transactions odieuses ? Remettre un message à Mitzy de la part de Julien Gordon ?
  
  En tout cas, il était là incognito puisqu’il avait choisi de s’enregistrer à l’hôtel sous un pseudonyme : Rolf Schwager.
  
  La coïncidence était curieuse. Quelque chose se préparait-il ?
  
  Mart Choolas n’avait jamais rencontré Coplan et ignorait que ce dernier le connaissait, ce qui procurait à Coplan une grande liberté de manœuvre.
  
  Il convenait donc de s’attacher à ses pas.
  
  Cette tactique se révéla vite payante. L’après-midi s’étirait lorsque Choolas posa son quintal de graisse dans une loge à l’extrémité du bar. Peu après, Thalim Chayeb apparut dans le hall, créant la sensation avec son haïk et son tchador, auxquels était peu accoutumée la clientèle de vacanciers.
  
  C’était la première fois, nota Coplan, qu’il la voyait sortir de sa chambre.
  
  Sans hésiter, elle fonça droit au fond du bar et s’assit en face de Choolas. Coplan claqua des doigts à l’intention de Juanito qui se baguenaudait à la recherche d’un client.
  
  - Si, señor ? Que quiere Usted ?
  
  - Viens avec moi.
  
  Il l’entraîna dans sa chambre où il lui remit un magnétophone de poche équipé d’une cassette neuve et une coupure de vingt dollars.
  
  - Tu dissimuleras cela dans ta caisse. Ensuite, tu vas au fond du bar où sont assis le gros poussah et la femme arabe, et, d'autorité, tu cires les chaussures au bonhomme. Naturellement, aussitôt, tu mets l'appareil en marche. Si le type te repousse, ne t’affole pas, tu le noies de paroles en espagnol et tu t’arranges pour glisser le magnétophone sous le siège de l'homme ou de la femme. Tu t’assures qu’il est branché.
  
  Le jeune Dominicain regarda Coplan avec respect.
  
  - Vous courez aussi après cette Arabe ? Madré de Dios, quel tempérament !
  
  Coplan lui serra amicalement l’épaule.
  
  - Tu apprendras que les femmes arabes aussi ont du tempérament à revendre !
  
  - De toutes, laquelle préférez-vous?
  
  - L'hôtesse de l'air, éluda Coplan. Allez, viens, ne perdons pas de temps.
  
  Choolas et Thalim n’avaient pas bougé. Juanito exécuta les instructions de Coplan qui avait vu juste. Choolas congédia brutalement l’adolescent lorsqu’il s’agenouilla pour s’emparer d’une des chaussures. Juanito revint dans le hall.
  
  - Alors ? s’inquiéta Coplan.
  
  - Le magnéto est sous la banquette du type. Cono, qu’il est grossier, ce gros !
  
  Coplan lui saisit le bras et l’entraîna dans un recoin car Choolas et Thalim ressortaient du bar. Quand ils eurent disparu, il alla récupérer le petit magnétophone. Une fois dans sa chambre, il repassa l’enregistrement. Choolas maîtrisait assez bien l’arabe et c’est dans cette langue qu’il s’exprimait. Il ressortait de son dialogue avec l’Irakienne que l’époux de Thalim arrivait à La Romana le lendemain et que Choolas était là pour négocier une importante affaire avec lui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Coplan se réveilla en sursaut. Malgré la climatisation, il était en sueur. Vers minuit, il s’était endormi, l’âme en paix. Les hommes du lieutenant Houveaux surveillaient Mitzy. Rien à craindre de ce côté-là. A une heure du matin, le téléphone avait sonné. C’était Elke qui avait envie de le voir. Courtoisement, il avait décliné, prétextant une grande fatigue. Vexée, la jeune femme avait raccroché et il s’était rendormi, mais, à l’instant, sa phénoménale mémoire venait de le réveiller. Il consulta l’horloge électrique accrochée au mur: trois heures trente-sept.
  
  Il sortit du lit et alla au réfrigérateur se servir un jus de fruit avant de prendre une douche. Pendant que l’eau tiède ruisselait sur sa peau, il réfléchit. Sa mémoire l’avait réveillé pour lui rappeler que l’hôtesse de l’air que Julien Gordon avait circonvenue huit ans plus tôt à Damas afin qu’elle passe un bocal à poisson comptait parmi sa clientèle Mart Choolas. Simple coïncidence ?
  
  Le trafiquant d’influences aimait les femmes à condition qu’elles ne lui créent aucun ennui, c’est pourquoi il recherchait les prostituées que l'on paie sans risque d’être harcelé par la suite.
  
  Était-ce lui qui avait désigné l’hôtesse au terroriste ou, mieux encore, avait servi d’intermédiaire puisque c’était son activité principale ?
  
  
  
  
  
  Pour protéger son teint blafard de l'ardent soleil des Caraïbes, Mart Choolas avait coiffé un large stetson blanc dont il avait largement rabattu le bord sur son visage. Son complet, blanc aussi, lui donnait l’allure d’un planteur de Caroline du Sud des derniers temps de l’esclavage.
  
  Sur la plage, Anjetta peignait. Il s’était arrêté près d’elle, et penché sur le chevalet, avait échangé quelques paroles, puis il s’était dirigé vers le court de tennis où, décidément devenues bonnes amies, Nath et Elke participaient à un double mixte.
  
  A un moment, la balle lui atterrit entre les jambes et il la renvoya d’un coup de pied maladroit.
  
  Un peu avant midi, il monta en compagnie de Thalim dans une limousine conduite par un chauffeur en livrée. Le véhicule démarra mais Coplan ne se donna pas la peine de le suivre.
  
  En fin d’après-midi, la limousine revint et débarqua un passager supplémentaire : l’époux de l’Irakienne. En aucun cas celui-ci ne pouvait être Julien Gordon. Des renseignements que l’on possédait sur ce dernier, il ressortait qu’il était grand. Or, le nouveau venu était presque un nabot.
  
  L’arrivant semblait aux petits soins pour Thalim, chose naturelle pour un époux qui retrouve sa femme après une longue absence. Thalim semblait attentive aussi mais conservait la réserve habituelle pour une femme musulmane en de telles circonstances.
  
  Choolas restait en retrait.
  
  Coplan n’était pas dupe. Choolas jouait bien son coup. Thalim et son époux étaient des jouets entre ses mains. Il s’en servait pour jeter de la poudre aux yeux, masquer sa supercherie. Soudoyé par Julien Gordon, il tenait parfaitement son rôle dans la comédie dont le décor était La Romana.
  
  La théorie de Coplan se vérifia rapidement. La limousine stationnait toujours devant le porche. Choolas se fit apporter ses bagages que le boy plaça dans le coffre pendant qu’il s’inclinait cérémonieusement devant Thalim avant de serrer la main du nabot. L’instant d’après, il montait dans la limousine.
  
  Sa mission pour laquelle il avait dû réclamer de somptueux honoraires était terminée.
  
  Thalim et son compagnon précédèrent vers l’ascenseur le boy transportant les bagages du nouveau venu.
  
  Coplan monta dans sa chambre et téléphona au lieutenant Houveaux :
  
  - Quoi de neuf ?
  
  - Rien.
  
  - Pas de contacts ?
  
  - Un seul.
  
  L’officier le décrivit mais Coplan était déjà au courant et ne se livra à aucun commentaire.
  
  - En dehors de cela ?
  
  - Négatif.
  
  - Le comportement de notre amie ne vous occasionne pas de problème ?
  
  - Négatif.
  
  - Vos hommes maintiennent la surveillance ?
  
  - Affirmatif.
  
  - Le matériel est sous pression ?
  
  - Affirmatif.
  
  Le lieutenant Houveaux avait retrouvé ses bonnes habitudes. Il s’en tenait au rituel militaire de réponses affirmatif/négatif.
  
  - Paris est averti ?
  
  - Il ne quitte pas l’écoute.
  
  Coplan raccrocha, satisfait.
  
  
  
  
  
  - Vous vous êtes lassée des paréos ?
  
  Anjetta tint son pinceau en l’air, à mi-distance entre la palette et la toile. Un sourire indulgent flottait sur ses lèvres.
  
  - Vous aimez mon sarong ?
  
  - J’ai vu le même dans la boutique indienne de la galerie marchande.
  
  - C’est là que je l’ai acheté, renseigna-t-elle. C’est un Malais qui la tient. D’ailleurs, le mot sarong est plus malais qu'indien. A une époque, à La Havane, je portais des saris. C’était au temps de la lune de miel entre Cuba et l’Inde. New Delhi nous avait expédié contre du nickel des tonnes de saris. Fidel Castro a procédé à une distribution gratuite. Il y en avait de toutes les couleurs. J’ai pu me constituer un stock. Les distributions gratuites sont l’un des avantages du communisme.
  
  - A condition qu’il y ait quelque chose à distribuer, remarqua finement Coplan, ce qui est rare. De toute façon, vous vous êtes lassée du communisme comme des paréos, puisque vous avez émigré en Floride.
  
  Elle barbouilla son pinceau.
  
  - J’ai une fâcheuse tendance à me fatiguer de la routine, avoua-t-elle.
  
  Il pointa un doigt vers le chevalet :
  
  - Sauf en peinture.
  
  - C’est différent puisque c’est artistique. Comment vont vos conquêtes ? questionna-t-elle en changeant brusquement de sujet et en adoptant un ton railleur.
  
  - Moi aussi j’éprouve une fâcheuse tendance à me fatiguer de la routine.
  
  - Vraiment ? Ceci signifie que vous allez chasser ailleurs ?
  
  - En ce moment, je fantasme sur un type de femme que, peut-être, je ne rencontrerai pas ici.
  
  - Quel type ?
  
  - Une bisexuelle.
  
  - Qu’est-ce qui vous attire ?
  
  - Son côté lesbienne.
  
  Anjetta baissa les yeux et s’appliqua, par petites touches, à accentuer le relief des hauts-fonds sur la toile qui, peu à peu, prenait forme. En réalité, Coplan ne trouvait à Anjetta aucun talent, et cela depuis la première fois où il avait regardé son travail.
  
  Elle fronçait les sourcils, comme sous l’effort d’une intense réflexion. Coplan entretint la conversation mais Anjetta ne répondait pas, paraissant plongée dans sa peinture. Coplan cessa son monologue en entendant un bruit de moteur qui se rapprochait. Il tourna la tête. Un hors-bord fonçait vers la plage, soulevant des gerbes écumeuses.
  
  D’un bond, Coplan se leva de sa chaise et fit face à Anjetta. Il n’eut le temps d’esquisser aucun geste. Armé de deux pinceaux, Anjetta les lui planta dans les yeux et, instantanément, il fut aveuglé par la peinture.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  - C’est de l’eau douce, rassura le lieutenant Houveaux, pas de l’eau de mer.
  
  Coplan avait retourné ses paupières et les maintenait pressées contre l’os frontal. Sous lui, le speed-boat trépidait. Ses yeux brûlaient atrocement et ses larmes se mêlaient au jet d’eau puissant que l’officier dirigeait sur ses pupilles dilatées.
  
  - Une vraie salope, commenta l’officier, mais une salope intelligente.
  
  Coplan ne répondit pas : il luttait contre la douleur.
  
  Peu à peu, l’eau fraîche dilua la peinture et il commença à discerner le bleu du ciel. Avec une tige en coton, Houveaux nettoya les copeaux de peinture restés collés sur la face intérieure des paupières avant de repasser un jet d’eau. Le ciel disparut à nouveau de la vue de Coplan.
  
  - C’est fini, renseigna bientôt le lieutenant. Je vais vaporiser un anesthésiant. Pendant un quart d’heure, vous verserez encore un déluge de larmes mais ça passera et vous y verrez comme avant.
  
  - Où sont-ils ? marmonna Coplan.
  
  - Ils ont un demi-mille d’avance maintenant. Mais nous grignotons notre retard.
  
  - Où vont-ils?
  
  - Probablement vers le cargo syrien que nous avons repéré hier, comme je vous l’ai dit au téléphone. Julien Gordon devait être à bord. Ce navire vogue au-delà de la limite des eaux territoriales, donc il n’a rien à craindre. Par ici, ce n'est pas une zone de blocus comme celle qui fut imposée à l’Irak après son invasion du Koweït. Si notre théorie est exacte, Gordon travaille pour Damas.
  
  - A mon avis, il a toujours travaillé pour Damas, souligna Coplan. La Syrie est le maître d’œuvre des actes de terrorisme dont nous sommes victimes.
  
  - Sans oublier le massacre des chrétiens libanais.
  
  Déjà, Coplan se sentait mieux. En se remettant debout, il vacilla un peu, puis reprit son équilibre. Houveaux pointa un doigt vers le large.
  
  - Voilà notre hors-bord.
  
  - Quelles sont nos chances de le rattraper avant qu’il ne rejoigne le cargo syrien ?
  
  - Je dirais quatre-vingt-dix pour cent.
  
  - Les ordres de Paris sont de ramener Julien Gordon vivant.
  
  - Mon cher, il demeure dix pour cent de chances pour qu’il nous échappe.
  
  - Dans ce cas, à mon grand regret, je me verrais dans l’obligation de requérir que le hors-bord soit coulé.
  
  - Pas de problème. Ce speed-boat est équipé d’un lance-missiles manuel. Julien Gordon serait pulvérisé mais, hélas, la femme aussi.
  
  - J’en serais navré. Pourtant, je n’ai pas le choix. Julien Gordon ne doit pas poursuivre ses actions criminelles. Cette femme, en liant sa vie à la sienne, a elle-même décidé de sa fin, c’est-à-dire la capture ou la mort.
  
  - Les ordres de Paris vont dans ce sens?
  
  - Oui, si nous ne pouvons faire autrement. Cependant, je préfère, et de loin, la capture. Les moteurs sont au maximum ?
  
  Un sourire ironique se percha sur les lèvres de l’officier.
  
  - Pas au maximum. A la limite de rupture de la coque !
  
  Et de fait, le speed-boat bondissait au-dessus des vagues, parfois à un mètre de distance de la surface. En retombant, il soulevait des gerbes d’eau monstrueuses qui éclaboussaient ses passagers.
  
  Houveux se pencha, ramassa le plâtre qui avait emprisonné la jambe d’Anjetta et qui était maintenant séparé en deux parties égales, et le tendit à Coplan.
  
  - Du sur mesure superbe ! Comme vous le voyez, ce carcan est équipé de deux fermetures Éclair intérieures. Du boulot de pro. Notre Cubaine n’avait qu’à actionner les tirettes et sa jambe se libérait.
  
  Copiant opina du chef.
  
  - Et, naturellement, sa jambe n’a jamais souffert d’une double fracture. Les radios étaient fausses. Le médecin de Floride était complice d’Anjetta.
  
  - Une sacrée garce, grogna Houveaux.
  
  Véritable vaisseau volant, le speed-boat gagnait du terrain. En vingt-cinq minutes, il rattrapa le hors-bord alors que, à plusieurs centaines de mètres, se profilait la masse du cargo syrien dont la poupe portait son nom et son port d’attache : El Mansour, Lattaquié.
  
  Trois personnes à bord : le pilote, Anjetta et un homme dont Coplan fut certain qu’il était Julien Gordon. Ce dernier braquait un Kalashnikov sur le speed-boat.
  
  - Attention ! hurla Houveaux.
  
  Coplan plongea sur le pont et agrippa le gilet pare-balles que lui avait destiné l’officier. Rapidement, il le passa sur son torse. Autour de lui, les balles crépitaient. L’un des sous-officiers, la poitrine trouée, s’effondra en se vidant de son sang. Le pilote, imperturbable, braqua sèchement et l’étrave blindée du speed-boat éperonna le hors-bord qui, sous le choc, s’éleva au-dessus des flots, bascula en expédiant ses passagers dans l’eau.
  
  Ces derniers nagèrent vigoureusement en direction du cargo où, du reste, on avait décidé de voler à leur secours, et le treuil déroulait déjà ses câbles autour du tambour pour mettre à la mer un canot de sauvetage bondé de matelots armés.
  
  Houveaux ne leur laissa aucune chance. A travers la lunette de visée, il repéra l’objectif et lâcha son missile. La seconde d’après, il n’y eut plus de canot et un trou énorme apparaissait dans la coque du cargo.
  
  Anjetta et ses deux compagnons comprirent qu’ils avaient perdu la partie. Le cargo était trop loin pour l’atteindre à la nage, et le speed-boat revenait vers eux.
  
  Coplan braqua sur eux son automatique.
  
  Il n’avait pas besoin de prononcer un mot, son geste était éloquent. D’ailleurs, malgré les cheveux qui collaient au visage d’Anjetta et de ses compagnons, il lisait sur leurs traits la certitude de la défaite.
  
  A petites brasses, ils nagèrent vers le speedboat et se hissèrent à bord, sans un regard pour le cadavre du sous-officier dont le sang maculait le tout.
  
  
  
  
  
  Anjetta dégustait son thé.
  
  Sans coup férir, le speed-boat avait foncé vers le point où évoluait le bâtiment appartenant à la D.G.S.E. où attendaient le lieutenant de vaisseau Kerville et ses nageurs de combat, ceux-là mêmes qui avaient lancé sans succès l’Opération Petra.
  
  Le cadavre du sous-officier avait été placé dans une chambre froide. Kerville avait relevé les empreintes digitales des deux prisonniers hommes et les avait confrontées, via l’ordinateur, à celles relevées trois ans plus tôt dans le Boeing d’U.T.A. à N’Djamena.
  
  Celui qui avait tiré sur le speed-boat était Julien Gordon. Certes, il ne l’avait pas admis et s’était muré dans le silence, mais qu’importait puisqu’il était capturé et hors d’état de nuire. Plus tard, en France, il serait interrogé et il était peu probable qu’il ne passât pas aux aveux lorsque l’on connaissait les méthodes coercitives du Département couvrant ce domaine.
  
  Quant à Anjetta, elle avait été séparée de ses compagnons. A présent, douchée, séchée, habillée de sec, elle contemplait Coplan d’un œil morne.
  
  - Comment m’avez-vous démasquée ?
  
  Pour s’amuser après la longue tension qu’il avait subie, Coplan évoqua les critères sexuels qui avaient constitué la base de son action.
  
  - Il existait six cibles possibles, souligna-t-il. J’ai entrepris de les éliminer une à une. La première l’a fait d’elle-même : elle a été assassinée. April Brentwood. Il en restait cinq, dont vous.
  
  J’ai tenté de les séduire. Trois sont tombées dans mes filets. Vous étiez la quatrième. Je vous ai éliminée aussi car j’ai cru que vous aviez des relations homosexuelles avec Felipa, la chanteuse de l’orchestre.
  
  Elle écarquilla les yeux.
  
  - Et si cela avait été ?
  
  - Dans mon esprit, cet amour que vous vouez à Julien Gordon était incompatible avec d’autres relations. En fait, ça n’a plus guère d’importance puisque vous n’avez jamais eu de relations avec Felipa. Vous vous êtes seulement servie d’elle moyennant une grosse somme d’argent. Elle a exécuté vos ordres et a fouillé ma chambre. Vous me soupçonniez de ne pas être ce que je paraissais et je dois vous féliciter. Votre flair et votre méfiance sont hors de pair.
  
  - J’ai été à bonne école.
  
  - Je n’en doute pas. Il ne peut en être autrement lorsque l’on est la compagne d’un Julien Gordon. Le plâtre sur la jambe en est une preuve. Par ailleurs, vous avez su éviter les pièges que je vous ai tendus : le faux cadavre de Julien Gordon et l’enregistrement sur cassette. Néanmoins, vous n’étiez pas sûre que le rendez-vous fixé sur la Plazza Colon au milieu des taggers soit un traquenard. Alors, vous avez dépêché Felipa à votre place. Puis vous vous êtes inquiétée en ne la voyant pas revenir...
  
  - Quel sort lui avez-vous réservé ?
  
  - Je l'ai kidnappée et elle est passée aux aveux. A partir de là, j'ai su que vous étiez celle que je traquais. De votre côté, votre inquiétude s'est dissipée lorsque Mart Choolas est venu vous avertir que votre amant était arrivé et qu’il vous fallait vous poster sur la plage, comme convenu, afin qu’il puisse vous enlever avec son hors-bord.
  
  Anjetta se renfrogna et vida sa tasse de thé.
  
  Comme toujours après une mission réussie, Coplan savourait sa victoire. Il avait eu affaire à forte partie et s’en délectait. Mais, beau joueur, il décida de panser les plaies encore à vif :
  
  - C’était un coup superbe, ces fleurs au cimetière et dans ma chambre. Une contre-attaque de classe. Cependant, Felipa n’était pas à votre hauteur. Elle s’est servie d’un guitariste, ce qui m’a mis sur la voie. J’ai fait le lien avec la chanteuse d’orchestre.
  
  Bonne joueuse elle aussi, Anjetta se hissa à son niveau :
  
  - J’ignorais avoir affaire à un as de l’infiltration et de la manipulation !
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par eurocomposition à 92310 Sèvres, France et achevé d’imprimer en février 1991 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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