- Tenez, jetez un coup d’œil à mon press-book, invita April Brentwood.
Coplan s’exécuta. Le terme press-book était inapproprié car la chemise cartonnée remise par la Britannique ne contenait que des photographies de la jeune femme.
- Côté look, vous êtes plutôt pulpeuse, remarqua-t-il. J’aime bien ce cliché où vous êtes habillée en noir, avec minijupe et cuissardes. Dans le genre sex-symbol, on ne fait pas mieux. Et pourtant, vous ressemblez plutôt une ingénue qui accentue son caractère enfantin, à une fille très gaie, très ironique, un peu naïve.
April éclata de rire.
- Ne vous y fiez pas. Vous savez, le look pulpeux est créé par le talent du photographe, la qualité de la pose, l’éclairage et le relief. Dans ce domaine, j’ai eu de la chance. Herbert, à Londres, est fantastiquement doué. Bien sûr, il est cher, mais lorsque l’on veut arriver dans le cinéma, il faut
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accepter les sacrifices financiers. D'autant que j’ai un vieil oncle d' Amérique qui boucle mes fins de mois difficiles.
- Et qui vous offre ce séjour dans le plus somptueux hôtel de La Romana ?
- Vous avez tout deviné.
April devait avoir vingt-deux ans ou vingt-trois ans. Ses joues étaient si roses qu'un plaisantin aurait imaginé qu'elle se plaisait à les frotter sans cesse contre la barbe de deux jours de son mâle favori. Crinière blonde relevée en queue de cheval, frange ébouriffée, yeux gris rieurs, elle était tout simplement très attirante. Elle avait troqué la tenue décontractée en usage sur les plages de Saint-Domingue pour une robe bouffante, bariolée comme un poncho mexicain, serrée sur ses hanches très fines par une ceinture blanche. Pour se protéger du soleil des Caraïbes, elle portait un chapeau blanc style Borsalino et avait noué une écharpe corail autour de son cou. A ses pieds, des escarpins en provenance directe de la Via Veneto. Pour être franc, elle ne donnait pas l’impression d’être l’apprentie comédienne fauchée qui court après le cachet.
- Vous m’accompagnez chez Consuelo Marquez ? questionna-t-elle, soudain enthousiaste.
- Qui est Consuelo Marquez ?
- Elle tient un musée du cinéma à Santo Domingo. C’est une fan des années d’or de Hollywood, spécialement des vamps, et moi, j’adore les vamps. Ces stars étaient vraiment sublimes !
- D’accord, acquiesça Coplan, allons nous balader. Après tout, la capitale n’est qu’à cent kilomètres et nous avons tout notre temps puisque nous sommes en vacances.
April tira sur sa paille et aspira les dernières gouttes de son cocktail au jus de goyave. Coplan l’imita, puis tous deux abandonnèrent le bar de la plage. L’alizé soulevait sur la mer de fines fulgurances métalliques. Simples traits argentés, les poissons volants zébraient les vagues émeraude sur lesquelles couraient les cabin-cruisers comme s’ils se lançaient à l’assaut des yachts et des bateaux de pêche hauturière qui croisaient au large. A l’horizon, des nuages mauves et dorés grossissaient, changeant la couleur de l’eau qui, sur les hauts-fonds rocheux, virait au violet. Coplan respira un grand coup. Il adorait l’atmosphère des Caraïbes.
Il emboîta le pas à April.
A une quinzaine de mètres, il repéra Anjetta Guzman. Etendue sur une chaise longue, elle se dorait au soleil, les yeux protégés par des lunettes noires. Dans son carcan en plâtre, son pied gauche reposait sur un coussin, et pour que l’autre pied ne le frôle pas, la jeune Cubaine écartait les jambes, des jambes merveilleusement galbées et couleur brou de noix. A sa droite, se dressait le chevalet supportant la toile à laquelle elle travaillait. Sur la table, elle avait délaissé la palette et les pinceaux.
Coplan et April atteignirent enfin le parking de l’hôtel, et empruntèrent la Plymouth Sport Suburban que la Britannique avait louée à l'aéroport. En deux heures, sans se presser, en devisant gaiement, ils gagnèrent Santo Domingo. La route piquait vers le nord comme pour aller chatouiller les contreforts de la Cordillera Oriental, avant de bifurquer vers l’ouest pour traverser San Pedro de Macoris. Boca Chica et l'aéroport international de Las Americas. Du pont sur la rivière Ozama. on découvrait sur la rive, face aux cargos qui déchargeaient leurs marchandises, la forteresse d'Ozama qui, pendant des siècles, avait repoussé les attaques des corsaires, flibustiers et pirates, appâtés par les galions bourrés d’or.
Consuelo Marquez vivait dans la Calle Ozapisto. en plein cœur de la capitale, à deux pas de la structure hispano-mauresque de la cathédrale Santa Maria la Menor. Plus loin, sur la place, coulé dans son bronze pour l’éternité, Christophe Colomb, du haut de son socle en pierre, tendait vers le ciel un doigt reconnaissant, comme s’il remerciait Dieu de l’avoir aidé à découvrir cette île magnifique.
La maison, à l’ocre façade Renaissance récemment restaurée, se logeait derrière un gazon vert anglais ombré de citronniers et d’orangers. Quant à la maîtresse des lieux, c’était une femme d’une soixantaine d’années, outrancièrement fardée et maquillée comme pour imiter les vamps qu’elle idolâtrait. Ses cheveux étaient teints en roux comme ceux de Rita Hayworth, et comme cette dernière dans Gilda, elle avait enfilé de longs gants noirs qui remontaient jusqu’au coude. Adepte d’un sévère régime amaigrissant, elle conservait une silhouette juvénile qui mettait en valeur la robe-fourreau noire dont le bas effleurait les chevilles. Il n’était jusqu’au long fume-cigarette en ambre qui ne fît femme fatale.
L’accueil de la Dominicaine fut chaleureux car, avant sa visite, April lui avait téléphoné en exposant sa fascination pour les vamps d’un cinéma disparu depuis des décennies. Aussi Consuelo offrit-elle à ses hôtes un jus de canne à sucre pétillant au fort goût de caramel, un plat de mangu, une purée de bananes odorante, et des casabes, des galettes blondes et épaisses, faites de racines de manioc.
Coplan et April se contentèrent de boire le jus de canne à sucre car leur déjeuner était encore proche. Cette formalité accomplie, Consuelo entreprit de les guider dans son musée. En son for intérieur, Coplan faisait la moue. Dans quatre salles, les murs étaient tapissés du plancher jusqu’au plafond, d’affiches de films et de photographies, de celles qui avaient fait fureur à Hollywood de 1920 à 1950. Déesses de l’âge d’or, lionnes du septième art, inaltérablement inaccessibles, elles évoquaient des extra-terrestres, ces Marlène Dietrich, ces Greta Garbo, ces Rita Hayworth, et autres Marilyn Mon-roe. Dans des poses hiératiques ou provocantes, l’œil aguicheur, la bouche dessinée au scalpel rouge, la coiffure millimétrée, hautaines, lointaines, elles se figeaient sur le papier glacé et jauni par les décennies. Parfois, au bras d'un excentrique milliardaire ou d’un crooner de guimauve, elles riaient aux éclats, comtesses aux pieds nus ou dames de Shanghai, reines Christine ou impératrices rouges.
Mais pourquoi April affichait-elle devant ce déballage suranné cette admiration démesurée? Elle prétendait avoir travaillé à Hollywood mais, dans cette cité aux souvenirs omniprésents, n'en avait-elle pas assez vu ? La capitale du cinéma ne manquait pas de nostalgiques des divinités disparues. April avait-elle besoin de venir en république Dominicaine pour se gargariser d’évocations ?
A moins qu’elle n’ait décidé de se construire une façade, et de renforcer la personnalité qu’elle avait adoptée ?
En ce cas, ce serait elle, Mitzy ?
April se penchait sur une photographie d’Ava Gardner en compagnie de Burt Lancaster dans Les Tueurs.
- Elle était belle, n’est-ce pas? s’extasia Consuelo.
- Très belle, renchérit April.
Coplan feignit de partager leur enthousiasme, alors que mille questions le harcelaient. L’indice était faible, analysa-t-il avec lucidité. Et il restait les autres. L’attitude d’April était, certes, illogique et éveillait les soupçons. Cependant, il convenait de garder son sang-froid et, avant toute conclusion hâtive, de tester les éléments qui blanchiraient la Britannique.
Maîtrisant son impatience, il demeure aux côtés des deux femmes trois bonnes heures, après quoi il accepta cette fois le mangu et les casabes. Enfin, se confondant en remerciements, April prit congé. En montant dans le Plymouth, elle essuya une larme furtive et Coplan jugea qu’elle en faisait un peu trop.
- J’éprouve de la fascination mais aussi de la pitié, déclara-t-elle quelques instants plus tard en tournant dans la Calle El Condo, pour ces femmes prisonnières de leur image soigneusement fabriquée, objets de tous les fantasmes, et qui ont dévalé la pente pour connaître bien souvent une destinée tragique : Rita Hayworth, atteinte de la maladie d’Alzheimer, Veronica Lake, adulée dans le monde entier et qui a terminé sa vie comme barmaid dans un sordide débit de boissons de New York, Marilyn Monroe, qui s’est suicidée, Ava Gardner aussi sans doute, Linda Darnell, brûlée vive dans un incendie, et bien d’autres !
- Il ne faut pas généraliser, observa Coplan. Vous citez les cas les plus dramatiques. Pensez à celles qui ont achevé paisiblement leur existence ou qui sont encore en vie, riches et vénérées comme au temps de leur splendeur.
- Certaines, c’est vrai, concéda-t-elle. Je me demande pourtant si les premières n'ont pas été victimes d’un châtiment occulte pour avoir acquis la beauté dès la naissance et l'avoir gaspillée sur pellicule.
- Je ne crois pas à la justice immanente, répondit Coplan qui, de par ses activités, savait qu'aucun bras séculier ne vaut l'action humaine, principalement celle des Services Spéciaux.
Finalement, April se gara dans la Calle Isabel la Catolica, près du palais de Borgella, et tous deux baguenaudèrent dans la vieille ville à la recherche des rares vestiges de la présence coloniale espagnole durant quatre siècles. April n’avait pas oublié pour autant sa visite au musée Consuelo Marquez et ramenait souvent la conversation sur le sujet en exprimant la même nostalgie.
Le soir, ils dînèrent dans un petit restaurant de la Calle Santome, magnifiquement approvisionné en poisson frais par le Mercalo Modelo tout proche. Leur repas terminé, ils rentrèrent à leur hôtel à La Romana où ils arrivèrent vers minuit. Coplan proposa un dernier verre. April accepta. Quelques noctambules s’attardaient au bar. Coplan choisit un emplacement isolé au fond de la salle. Quand leurs boissons furent servies, il décida qu’il était temps de procéder aux avances qu’il avait programmées.
- Nous avons passé une journée merveilleuse, attaqua-t-il en caressant doucement sous la table la main d’April. Pourquoi ne pas la terminer aussi bien ?
April retira vivement sa main et tout son corps se contracta. Surpris, Coplan assista à une complète métamorphose. Disparue, la jeune femme enjouée aux yeux rieurs. Soudain, son regard fixe de faucon, tranchant comme l’acier, s’était durci, pendant que les commissures de ses lèvres tombaient. L’expression s’était faite hautaine, dédaigneuse, identique à celle de ces stars du passé que la jeune femme avait tant admirées au musée de Consuelo. D’un geste brusque, elle vida le reste de son cocktail aux fruits rouges et se leva en brossant machinalement le devant de sa robe d’une main maniérée qui collait parfaitement au personnage qu’elle avait adopté.
- Merci de m’avoir accompagnée, lança-t-elle à Coplan d’un ton sec. C’est vrai que nous avons passé une journée magnifique. Néanmoins, vous vous trompez sur mon compte. J’appartiens au passé. Pour me conquérir, il faut des semaines. Je crains de ne pas rester en république Dominicaine assez longtemps pour que vous y parveniez. Je le regretterai peut-être car, je l’avoue, vous êtes un homme intéressant. Pourtant, je demeurerai fidèle à ma ligne de conduite.
Avec nonchalance, Coplan tira sur sa cigarette.
- Vous êtes en vacances, que diable ! Décontractez-vous ! Laissez-vous aller et émergez de vos rêves d’une époque à jamais révolue. Vous jouez à la vamp des années trente, vous êtes aussi glacée que Greta Garbo. Secouez-vous ! Vous allez devenir toute grise, vous couvrir de poussière si vous continuez à vivre comme il y a un demi-siècle !
- Cette attitude me convient parfaitement. Bonne nuit.
Et elle tourna les talons. Coplan la regarda s’éloigner. Les noctambules penchaient la tête dans sa direction et admiraient la superbe silhouette qui se déhanchait un peu trop. Coplan appela le camarero et se fit apporter un cavalier (Mélange composé d’1/4 de rhum, d’1/4 de gin, d’1/4 de tequila et d'1/4 de vodka, auquel on ajoute 7 gouttes de jus de citron frais), sa boisson favorite. En dégustant le mélange, il réfléchissait.
Si April était Mitzy, elle agissait comme on pouvait s’y attendre, d’après ce qu'avait dit le Vieux : éperdument amoureuse de Julien Gordon, elle ne succomberait pas aux avances d’un autre homme, si séduisant soit-il. Par ailleurs, elle devait entrer dans la peau d’un personnage probablement très différent de sa propre nature, afin de déjouer les manœuvres des espions lâchés peut-être à ses trousses et dont il était normal qu’elle se méfie.
Mais, pour autant, April était-elle bien Mitzy ?
CHAPITRE II
Avec sa brosse, Juanito tapa contre le bois de sa caisse.
- Señor, lança-t-il à l’intention de Coplan, una limpieza de calzado ?
Désœuvré, ce dernier accepta et posa un pied sur la caisse. Dans le visage noir du cireur de chaussures, le regard était éveillé, voire effronté. Le gamin avait tout juste une quinzaine d'années et il semblait ne jamais dormir, tant on butait sur lui à toute heure du jour ou de la nuit.
- Usted muy cacharo et que guapissima la chica ayer (Vous êtes très élégant et quelle était belle, la fille hier), admira-t-il.
Amusé, Coplan baissa les yeux sur l’adolescent qui, voyant que sa remarque avait suscité l’intérêt de son client, exprima en de longues phrases dithyrambiques sa fascination pour la belle April, ne s’interrompant que pour cracher un jet de salive sur sa brosse. Il était vêtu d’un jean effrangé et d’un T-shirt bleu sur lequel se lisait en lettres blanches :
Te Quiero, Linda. Quand il eut terminé. Coplan lui abandonna un généreux pourboire et sortit du hall pour gagner la plage. Son timing était excellent puisque la Cubaine Anjetta Guzman était déjà installée et trempait son pinceau dans une noisette de terre de Sienne brûlée.
Il rafla une chaise métallique et la planta dans le sable à côté de la jeune femme, avant de s'asseoir.
- Cela vous ennuierait de satisfaire ma curiosité ?
Elle tourna vers lui son visage régulier, aux traits fins, à la peau caramel, encadré par une chevelure sombre. Les yeux brillaient d'un bleu intense et la bouche sensuelle promettait un tempérament de feu.
- En quoi le puis-je ? s’enquit-elle d’un ton neutre en stoppant le mouvement de son pinceau.
- Quelle différence existe-t-il entre les minimalistes et les maximalistes ?
Elle réprima un rire léger.
- Les premiers sont ceux qui n’ont rien à dire et les seconds, ceux qui en ont de trop.
Il se frotta les mains.
- Vous avez réellement éclairé ma lanterne, remercia-t-il. Vous, où vous situez-vous ?
Elle l’examina avec attention.
- Vous vous intéressez à la peinture ?
- Énormément, mais je suis un profane en peinture moderne.
- Le patrimoine artistique accumulé par les peintres pendant des siècles est gigantesque, énonça-t-elle. C’est pourquoi il est de notre devoir, à nous artistes, d’y ajouter notre touche personnelle. Ainsi, moi, je suis une lopeziste.
Coplan ouvrit de grands yeux effarés.
- Une lopeziste ?
Anjetta sourit avec indulgence.
- Le lopezisme est un mouvement lancé à Cuba par Jorge Lopez de Alcantara dans les années 80. Il se rattache au serrafisme qui produit des œuvres figuratives donnant l’impression de relief, mais accentue cette tendance.
Elle désigna son ébauche.
- Vous voyez ces hauts-fonds rocheux que je peins en terre de Sienne brûlée ?
- Oui.
- Ce sont eux qui créeront le super-relief de la mer dont les vagues seront constellées de pouzzolanes pour accroître l’effet.
Coplan hocha la tête.
- J’aimerais voir le résultat.
Elle eut une moue indulgente.
- Il vous faudra rester ici longtemps. Une toile de cette ampleur requiert de longs efforts.
- Et vous allez rester ici des mois ? s’étonna-t-il.
Elle se contenta de hocher la tête. Coplan désigna la jambe plâtrée.
- Un accident ?
- J’ai été renversée par une voiture en Floride.
- En Floride ? Vous êtes cubaine ou américaine ?
- Je suis cubaine, réfugiée politique aux États-Unis.
Coplan resta une heure aux côtés d'Anjetta avant de la quitter en la félicitant sur son travail. Il était satisfait d’avoir pris contact avec une des femmes qui pouvait, elle aussi, comme April, être Mitzy. Après tout, Julien Gordon avait vécu un certain temps à Cuba.
Restait le test du sexe. Cette manœuvre arriverait plus tard. Pour le moment, Coplan n’avait qu’effleuré le sujet et agi avec subtilité, sans déployer sa grosse artillerie.
Anjetta n’était pas quitte pour autant.
Coplan se promena dans l’hôtel, dans ses dépendances et sur la plage. April n’était nulle part. Sa Plymouth n’était pas non plus au parking. Tant mieux. Cela permettait à Coplan de tenter sa chance avec Elke Ryan qui, justement, attaquait son déjeuner dans un recoin de la terrasse. Avec son aplomb habituel, Coplan s’assit en face d’elle.
- Rien n’est plus triste qu’un repas solitaire, attaqua-t-il sans marquer un temps d’arrêt, j’en sais quelque chose car, moi-même, je souffre de la solitude.
Il tendit sa main par-dessus la carafe d’eau.
- Mon nom est Francis Carvin, je suis ingénieur, français et en vacances, comme vous probablement. Seul, je m’ennuie. Vous aussi, j’en suis sûr. Alors arrangeons-nous pour nous distraire mutuellement.
Éberluée par l’assurance de Coplan, décontenancée par le déluge de paroles, l’Américaine posait sur lui un regard effaré, d’où n’était pas absente une lueur d’intérêt. Machinalement, elle lui serra la main, se présenta en bafouillant et, avec autorité, Coplan claqua des doigts à l’intention du camarero qui vint prendre sa commande.
Très vite, Coplan fut convaincu qu’Elke n’était pas insensible à son charme. Elle devait avoisiner la trentaine. Le bleu des yeux se parait de gravité réfléchie. Des taches de rousseur parsemaient le beau visage ovale que soutenait un cou fin et délié comme la tige d’une fleur. Le sourire un peu contraint semblait avoir peur de paraître incongru. Et les cheveux roux étaient coiffés en dégradé avec un léger bouclage savant. Elle était vêtue simple : T-shirt jaune citron, bermuda bleu marine et sandales mexicaines.
Au début, elle parla avec réticence, puis, peu à peu s’anima. A la fin du repas, Coplan et elle discouraient comme des amis de longue date. Elle détenait la chaire d’Histoire des Amériques dans une université privée de l’État d’Alabama et, au café, Coplan découvrit qu’elle professait des idées racistes, détestait les Noirs et ne cachait pas son admiration pour la lutte courageuse que le Sud avait soutenue contre le Nord au siècle précédent.
Après avoir vidé sa tasse, elle lâcha :
- Souvenons-nous des fortes paroles assenées par James Hammond, gouverneur de la Caroline du Sud à la veille de la guerre de Sécession : « II n’y a pas sur terre deux nations, il n ’y en a même jamais eu deux, qui fussent irrémédiablement séparées d’une manière plus distincte et plus hostile que le Nord et nous : ni la France et l’Angleterre, ni l’Allemagne et la Russie, ni Rome et Carthage. »
- Cette opinion ne vous semble pas un peu dépassée ? objecta Coplan.
- Le temps ne nous fait pas oublier, à nous autres Sudistes. Le Sud était libéral, tolérant, aristocratique, indolent, pétri de civilisation. Les artistes y étaient nombreux et les jours s’écoulaient paisiblement autour des champs de coton. Ce bel édifice était insupportable aux portefeuilles des gens du Nord. Ils nous ont livré une guerre sans merci, détruisant nos structures, notre économie et exterminant vingt pour cent de notre population.
Coplan crut habile d’abonder dans son sens. Si Elke Ryan était Mitzy, elle cachait bien son jeu en adoptant des positions opposées à celles de Julien Gordon. Dans ce cas, elle ne pouvait être sincère et ce qu’il convenait de vérifier était son appartenance à l’université privée d’Alabama qu’elle avait mentionnée.
Il en était là lorsque la jeune femme lui proposa de l’accompagner visiter un musée à Santo Domingo. Le même scénario que la veille avec April.
- Quel genre de musée ?
- Je vous en réserve la surprise, vous ne serez pas déçu, à moins que vous n’en teniez pas pour l’art ?
- Si, justement, puisque j’étudie actuellement le lopezisme.
- Le lopezisme ?
Il savoura la surprise de la jeune femme et lui expliqua les tendances de ce mouvement pendant qu’elle l’entraînait vers le parking, jusqu’à une Mercury Cornet d’un rouge rutilant.
Sur la route conduisant à la capitale, ils croisèrent une file de camions chargés d’ouvriers noirs et Elke en revint à son antienne :
- Savez-vous, Francis, que nous devons une fière chandelle à dix sénateurs qui ont refusé que Saint-Domingue ne devienne un État des États-Unis, sinon nous aurions tous ces Noirs sur les bras, en plus de ceux que nous avons déjà ?
Elke n’allait certainement pas battre Coplan dans le domaine de l’Histoire. Avant de partir en mission dans un pays, il en étudiait scrupuleusement les origines et la situation ethnique, religieuse, politique et économique.
- Je sais. En 1870, le président Buenaventura Báes, qui comptait bien se mettre l’argent dans la poche, a voulu vendre à Washington la république Dominicaine pour 1 million 500 000 dollars. Votre Sénat a refusé ce marché honteux à dix voix près.
- Bravo pour votre érudition.
A Santo Domingo, elle s’arrêta dans l’Avenida Independencia, à une centaine de mètres de la place où s’élevait l’Autel de la Patrie.
La maison vers laquelle elle guida Coplan était somptueuse. Longue bâtisse ocre, haute et massive, elle émergeait d’un jardin extraordinaire où s’entremêlaient des bougainvillées, des cocotiers au tronc gracile, des cactus et des sauguaros. A l'extrémité de l’allée un perron majestueux marquait l’entrée du musée, et quel musée ! Magique et baroque, il déversait sur les visiteurs les parfums de l’Orient et éveillait dans l’imagination des silhouettes de Bédouins assis sous leur tente à déguster le thé à la menthe. Ambiance déconcertante sous le soleil des Caraïbes, s’étonna Coplan. Caverne des mille et une merveilles, ce lieu recelait les plus beaux, les plus rares vestiges de l’Orient ancien. Mosaïques iraniennes, icônes byzantines, miniatures coptes, poteries crétoises, sculptures pharaoniques, ce n’était qu’amoncellement de joyaux à la valeur inestimable sur lesquels veillait une milice privée armée jusqu’aux dents.
Elke guettait la réaction de Coplan.
- Fantastique, admira-t-il.
- C’est un collectionneur américain, un Sudiste, naturellement, qui a accumulé ces trésors durant un demi-siècle. Il s’appelait Franklyn Lynley. Comme la pression fiscale était trop lourde aux États-Unis, il s’est établi ici. A sa mort, sa nièce a décidé que le monde entier profiterait de ces merveilles. Et elle a créé ce musée dont l’entrée, vous l’avez constaté, est gratuite.
Elle l’entraîna devant un mur et Coplan en resta pantois. C’était un fragment de la porte d’Ishtar, la déesse de l’amour et de la guerre. Sur le bas-relief, la fresque, avec ses sculptures de taureaux et de dragons, ressuscitait les dieux babyloniens
- Franklyn Lynley l’a rapportée d’Irak, renseigna-t-elle, le berceau de toutes les civilisations, le centre du monde durant deux mille ans, là où sont nées la science et l’écriture !
Elle s’enflamma :
- Et voyez aujourd’hui quelle injustice les nations occidentales ont réservée à l’Irak et à son leader qui a consacré des sommes folles pour reconstituer l’ancienne Babylone et ses trésors !
Coplan fut renversé par ce plaidoyer qui allait à l’encontre des thèses que la belle Américaine avait soutenues depuis qu’il l’avait rencontrée. Mais si elle était Mitzy, ne laissait-elle pas percer le bout de l’oreille ? Ne se trahissait-elle pas sous l’effet de l’émotion artistique ? Personne à la D.G.S.E. ne connaissait les caractéristiques de Mitzy ni sa véritable personnalité et encore moins, évidement, son physique. De ce fait, elle pouvait très bien être dotée d’un bon vernis intellectuel comme Elke, ou artistique comme Anjetta, ou d’un caractère frivole comme April, à condition, bien entendu, que ces caractéristiques soient authentiques et qu’aucune de ces femmes ne joue un rôle.