Jean Bruce : другие произведения.

Fidèlement vôtre... Oss 117

Самиздат: [Регистрация] [Найти] [Рейтинги] [Обсуждения] [Новинки] [Обзоры] [Помощь|Техвопросы]
Ссылки:


 Ваша оценка:

  COLLECTION « JEAN BRUCE »
  
  
  
  
  
  FIDÈLEMENT
  
  VÔTRE…
  
  O.S.S. 117
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSE DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  James Burgess finissait de fermer les volets du premier étage lorsque les chiens aboyèrent. Il se courba pour passer la tête sous la fenêtre à guillotine, scrutant l’obscurité. Mais les chiens étaient de l’autre côté de la maison, probablement sur le chemin qui descendait à travers bois jusqu’au potager.
  
  James Burgess resta quelques secondes penché à l’extérieur. Un léger brouillard montait de la pièce d’eau, à cinquante mètres de là, et commençait à se répandre sous les arbres dont les feuilles humides luisaient sous la lumière délicate de la lune. Il faisait froid. James Burgess frissonna, ferma les volets, puis la fenêtre. Les chiens continuaient d’aboyer.
  
  Il rejoignit le couloir qui desservait les chambres, puis descendit par le grand escalier jusque dans le hall, éteignant les lampes derrière lui. Il vérifia une dernière fois le verrouillage du rideau de fer qui fermait la grande porte. Il n’avait pas peur, mais il se sentait vaguement inquiet, mal à l’aise. Il pensa qu’il avait trop bu, trop mangé, trop fumé, comme chaque fois que son patron n’était pas là. L’angoisse et l’indigestion ont des symptômes communs qui se peuvent confondre.
  
  Il descendit au sous-sol, pénétra dans la chaufferie et baissa de plusieurs crans le thermostat de la chaudière. Il continua par le couloir central, passa devant la porte métallique du laboratoire, jeta un coup d’œil dans la cave, puis dans la fruiterie, et remonta de l’autre côté, dans la partie de la maison réservée au service.
  
  Dans la cuisine, Paméla Doss avait fini d’essuyer la vaisselle.
  
  — Qu’est-ce qu’ils ont, ces chiens, à hurler comme ça ? demanda-t-elle.
  
  Appuyé de l’épaule au chambranle, James Burgess ne répondit pas. Il regardait la jeune fille, une jolie rousse de vingt ans, avec le teint rose et un petit nez retroussé taché de son, bien en chair, un peu forte de poitrine et de fesse mais sans rien de prohibitif. James Burgess, qui avait la cinquantaine, aurait pu être son père ; mais les sentiments qu’elle lui inspirait n’avaient rien de vraiment paternel.
  
  — Vous ne les entendez pas ? insista-t-elle.
  
  — Si, bien sûr.
  
  Il entra dans la cuisine, aida la jeune fille à ranger la vaisselle.
  
  — Peut-être des voleurs qui traînent dans le parc.
  
  Paméla faillit laisser tomber un verre.
  
  — Idiot ! vous voulez me faire peur.
  
  — Il ne faut pas avoir peur. Le vieux James est là pour vous protéger.
  
  Il vint derrière elle et lui mit la main sur l’épaule.
  
  — Pas vrai ?
  
  Il essayait de faire le joli cœur et minaudait un peu. Sa main glissa, descendit, épousa un bref instant la courbe d’un fesse rebondie. Paméla répliqua d’un coup de coude dans les côtes, bien ajusté, et fit un pas de côté en pivotant sur elle-même pour se dégager.
  
  — Ne vous excitez pas, dit-elle. À votre âge, c’est toujours dangereux.
  
  Le souffle coupé par la douleur, il ne put rien répondre. Elle sortit de la cuisine en riant. Un rire haut perché, insultant, qui fit grincer des dents à James Burgess…
  
  
  *
  
  * *
  
  Jonas, allongé sur le mur d’enceinte du potager, écoutait les chiens aboyer. Il sortit d’une poche de son blouson de cuir un sifflet à ultrasons et le porta à ses lèvres. Les aboiements cessèrent. Jonas se souleva légèrement, l’oreille tendue. Des nappes de brume traînaient comme des écharpes au ras du sol, s’effilochant sur les cordons d’arbres fruitiers. Au-delà, au pied du bois qui formait une masse sombre, les toits de verre des serres réfléchissaient le clair de lune.
  
  Les chiens aboyèrent de nouveau et Jonas se rendit compte qu’ils étaient toujours au même endroit. Il en déduisit que la porte du potager était fermée et qu’ils ne pouvaient y pénétrer. Il remit le sifflet dans sa poche, assujettit ses mains gantées sur l’arête du mur et se laissa glisser.
  
  Il cassa quelques branches d’un poirier en espalier et ses pieds s’enfoncèrent dans la terre meuble. Il sauta sur le chemin et sortit son couteau de commando.
  
  Les chiens avaient dû l’entendre et leurs aboiements redoublaient. Jonas jura entre ses dents. Tout ce vacarme allait sûrement alerter le valet de chambre et la cuisinière qui devaient être les seuls occupants de « Squarrels Lodge » cette nuit-là. Il se dépêcha de traverser le jardin, se laissant guider par la voix rageuse des chiens.
  
  Ils étaient là, de l’autre côté de la porte de fer, menant grand tapage, flairant le seuil, sautant après le mur. Jonas fit passer devant lui la musette qu’il portait en bandoulière et en sortit deux petits paquets enveloppés de papier journal, qui contenaient chacun un vagin de chienne empoisonné. Il en balança un par-dessus le mur. Les chiens se ruèrent. Jonas eut l’impression qu’ils se battaient. Il entendit des gémissements, de brefs jappements, puis un court silence et le halètement d’une bête, d’une seule bête. Jonas balança le second paquet, écouta : le papier furieusement déchiré, les gémissements du chien affolé par l’odeur…
  
  Puis, le silence. Un silence extraordinaire.
  
  Son poignard dans la main droite, Jonas tourna de l’autre main le bouton de la porte et tira vers lui le battant qui pivota en grinçant. Rien ne se produisit. Jonas ouvrit en grand et passa de l’autre côté. Les chiens, deux admirables loups autrichiens au pelage blanc, gisaient dans l’herbe au milieu des morceaux de papier journal déchiqueté. Jonas les poussa du pied, constata qu’ils étaient bien morts et soupira, la gorge serrée. Il était capable de tuer un homme, voire une femme, sans éprouver la moindre émotion. Mais, un chien, cela lui faisait toujours quelque chose.
  
  Il s’éloigna, longeant de vieilles serres désaffectées, aux vitres brisées. Un peu plus loin, une odeur chaude de fumier de cheval lui emplit les narines. Il se souvint de la ferme paternelle, près de Kottbus, avant la guerre…
  
  Il trouva sans difficulté le chemin qui s’élevait en lacets dans le bois jusqu’à la maison bâtie sur un coteau. Il marchait sans bruit. Bien que l’on fût au milieu de l’automne, les feuilles des arbres n’étaient pas encore toutes tombées et le clair de lune ne pénétrait pas dans le sous-bois. Jonas avançait, un bras tendu devant lui pour se protéger le visage. De temps à autre, le brusque changement de consistance du sol l’avertissait qu’il sortait du chemin sur lequel il revenait aussitôt.
  
  Il lui fallut cinq minutes pour arriver sur le terre-plein qui cernait la maison. Il s’arrêta pour regarder. C’était une grande bâtisse en bois de style colonial, peinte en blanc avec un toit d’ardoise noire, flanquée d’une véranda ouverte sur la vallée. Pas de lumière.
  
  Une chouette hulula dans les bois, au-delà de la maison. Jonas tourna la tête dans cette direction. Le brouillard qui flottait au-dessus de la pièce d’eau retint quelques secondes son attention. Puis, il entreprit de contourner le terre-plein, restant dans l’ombre protectrice des arbres.
  
  Il avait étudié un plan de la construction et la connaissait par cœur. Il savait que le bâtiment principal était prolongé de l’autre côté par vin appendice de même style, mais de format plus réduit où se trouvaient toutes les pièces de service : cuisine, office, réserve, lingerie au rez-de-chaussée ; chambres des domestiques à l’étage. En bas et en haut, des portes dans les couloirs centraux séparaient l’habitation des maîtres de celle des employés.
  
  Il traversa l’allée carrossable qui s’enfonçait dans le bois pour rejoindre la route à un kilomètre de là. Des aiguilles de pin craquaient sous ses pas. Un oiseau, brusquement réveillé, s’envola dans un grand bruit d’ailes. Surpris, Jonas s’immobilisa un instant, le cœur battant. Puis, il continua parallèlement à la maison et aperçut bientôt de la lumière à travers les fentes des volets de deux fenêtres, à l’étage des domestiques.
  
  La chouette hulula de nouveau. La nappe de brouillard dont la pièce d’eau accouchait lentement s’allongeait sur la cour, affectant des formes bizarres et mouvantes que le clair de lune rendait phosphorescentes.
  
  Jonas longea la haie d’épines qui cernait à demi le chenil aux portes grandes ouvertes et franchit l’allée cavalière qui menait aux écuries, éloignées de deux cents mètres environ. Il était maintenant arrivé à l’autre bout de la maison et son regard découvrait une perspective nouvelle sur la vallée scintillante de mille lumières.
  
  Jonas s’arrêta dans l’ombre d’un Douglas. La lune éclairait directement le pignon de la maison, devant lui, et il distinguait avec netteté la porte de service, la fenêtre du couloir de l’étage, au-dessus, une vieille pompe à roue, près de la porte, et tout à côté une sorte d’abri qui pouvait être une niche à chien ou une remise à bidons.
  
  Un avion passa. Jonas leva la tête, suivit pendant quelques secondes la fuite des feux clignotants, blanc, vert et rouge. Puis, il reprit son mouvement autour de la maison, à découvert cette fois car rien ne pouvait plus le protéger, et arriva au pied de la véranda qui s’allongeait d’un bout à l’autre de l’habitation des maîtres.
  
  Il passa devant, sa main gauche effleurant les aucubas qui bordaient les fondations de pierre de la terrasse, puis escalada les marches du perron central.
  
  Une lame de parquet craqua sous son poids. Il évita un rocking-chair en rotin et marcha sans hésiter vers la porte-fenêtre qui lui avait été indiquée…
  
  
  *
  
  * *
  
  James Burgess éteignit la lumière dans sa chambre puis ouvrit lentement la porte sur le couloir obscur. Il avait entendu Paméla se rendre dans la salle de bains que Sir Edward, le maître des lieux, avait fait aménager quelques années plus tôt pour ses domestiques.
  
  Il avança la tête dans l’entrebâillement et attendit que Paméla eût ouvert en grand les robinets de la baignoire. Les lames du parquet craquaient dans le couloir et le gros James préférait que le bruit de l’eau couvrît son approche.
  
  Il s’était aspergé d’eau de Cologne et avait revêtu une vieille robe de chambre en foulard bleu marine à pois blancs qui avait connu des jours meilleurs sur le dos de Sir Edward. Il était pieds nus.
  
  Il atteignit sans encombre la porte de la salle de bains, se courba péniblement, gêné par son ventre, pour regarder par le trou de la serrure…
  
  La stupéfaction lui fit ouvrir la bouche et il sentit le rouge de la colère lui monter au visage. Il s’était donné beaucoup de mal pour ôter discrètement le cache-entrée qui se trouvait à l’intérieur, mais Paméla avait dû s’en apercevoir et suspendre quelque chose à la poignée, probablement une serviette, réduisant ainsi du même coup à néant les espoirs du valet de chambre.
  
  Il se redressa péniblement, une main sur les reins et chercha aussitôt le moyen de se venger de ce qu’il n’était pas loin de considérer comme une brimade injustifiée…
  
  
  *
  
  * *
  
  Au même instant, un grand Baluba qui répondait au prénom de Patrice se hissait en souplesse sur le mur du potager, à peu près à l’endroit que Jonas avait franchi dix minutes plus tôt. Patrice était un homme magnifique, haut de un mètre quatre-vingt-dix et lourd de quatre-vingt-cinq kilos, doué d’une force herculéenne. Il portait un blouson de cuir marron, doublé de fourrure, et ses mains étaient protégées par des gants épais.
  
  Il se laissa tomber dans le jardin, écouta, immobile pendant quelques secondes, puis se mit à marcher, suivant exactement le même chemin que Jonas avait suivi.
  
  Il trouva la porte de fer ouverte et, de l’autre côté, les cadavres des deux loups autrichiens dont le pelage blanc maintenant couvert de rosée luisait étrangement sous le clair de lune.
  
  Patrice regarda longuement les bêtes mortes et se demanda qui avait pu faire ça, le privant du plaisir de les étrangler avec ses mains, toutes les deux en même temps, et pourquoi ?
  
  Les deux questions restèrent sans réponse. Patrice imagina seulement qu’un braconnier pouvait être responsable de ce double meurtre et qu’un braconnier ne représentait pas un grand danger à moins qu’il ne butât sur lui. Il passa devant les serres désaffectées, huma l’odeur forte du fumier qui lui rappela son village natal au Katanga, et s’engagea dans le chemin qui s’élevait en lacets à travers le bois jusqu’au terre-plein qui supportait la maison…
  
  
  *
  
  * *
  
  Les volets ouverts, Jonas sortit de sa musette un diamant de vitrier et une ventouse de caoutchouc munie d’un crochet, achetée chez un marchand d’articles ménagers. Il appliqua la ventouse sur l’un des carreaux les plus proches de la poignée intérieure et traça autour, avec la pointe du diamant, un cercle d’environ vingt centimètres de diamètre. Il remit le diamant dans la musette, saisit le crochet de la ventouse entre les doigts de sa main gauche et donna un coup sec de l’autre main. Il ramena le morceau de verre et le posa contre le mur après avoir récupéré sa ventouse. Puis il engagea son bras dans le trou, trouva sans difficulté la poignée et ouvrit la porte-fenêtre. Il entra et referma derrière lui les volets et la fenêtre.
  
  Tout était silencieux. Il alluma une petite lampe de poche et en promena lentement le faisceau autour de lui. Il était dans le hall, meublé en pièce de réception. À gauche, la salle à manger, l’entrée du couloir central, puis un bureau. En face, l’entrée principale, avec un grand vestibule vitré garni de plantes vertes, à droite, toujours en tournant, un grand escalier montant à l’étage et le grand salon. Sous l’escalier, une porte donnant accès à un grand cabinet de toilette, et un autre escalier descendant au sous-sol.
  
  Tout était bien tel que Jonas l’avait imaginé d’après les descriptions qui lui en avaient été faites. Il regarda les meubles Chippendale, les trophées de chasse, les gravures anglaises, la cheminée monumentale de style Renaissance mais probablement en stuc. Il traversa lentement le hall, sans bruit, s’engagea sous le grand escalier et ouvrit la porte pour descendre dans les caves.
  
  Les sous-sols, solidement construits en pierre de taille, s’étendaient sous toute la maison, communs compris. Jonas découvrit sans grand-peine l’arrivée du téléphone, sortit des pinces de sa musette et coupa le câble. Ses gestes étaient précis et il ne donnait aucun signe de nervosité. Il agissait exactement comme un honnête ouvrier effectuant une tâche de tous les jours.
  
  Le brusque déclenchement du brûleur de la chaudière à mazout le fit sursauter. Mais il comprit immédiatement de quoi il s’agissait et profita du bruit pour marcher sans plus de précautions dans le couloir jusqu’à la porte métallique du laboratoire. Il en possédait la clé…
  
  
  *
  
  * *
  
  James Burgess tenait son idée. Il revint dans sa chambre, prit une chaise et une lampe de poche qu’il alluma, transporta le tout au bout du couloir sous le tableau des fusibles de cette partie de l’étage. Il monta sur la chaise, éclaira le tableau, arracha le plomb étiqueté « salle de bains ».
  
  Il entendit l’exclamation furieuse de Paméla, descendit de la chaise et regagna prestement sa chambre dont il repoussa la porte sans la fermer tout à fait. Quelques instants plus tard, il entendit la voix de Paméla qui appelait :
  
  — James !… James !
  
  Il éteignit sa lampe et rouvrit sa porte.
  
  — Je suis là ! cria-t-il.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? C’est une panne ?
  
  — Sûrement. Vous n’avez plus de lumière non plus ?
  
  — Non.
  
  — Il faut attendre, ça va revenir.
  
  Un bref silence, puis :
  
  — James !
  
  — Oui ?
  
  — Je ne peux pas attendre… Apportez-moi une lampe.
  
  — Bon ! Si j’en trouve une…
  
  Il fit semblant de marcher bruyamment, de se cogner aux murs, jura, continua cette comédie pendant près d’une minute, puis revint dans le couloir avec sa lampe rallumée.
  
  — Voilà ! cria-t-il. On peut entrer ?
  
  — Non ! lança la jeune fille. Posez-la devant la porte et retournez dans votre chambre.
  
  — Comme vous voudrez.
  
  Il posa la lampe allumée sur le parquet, s’éloigna, claqua la porte de sa chambre en la tirant vers lui et revint très vite. Quelques secondes passèrent. Il entendit le verrou glisser, vit la poignée tourner, la porte s’entrebâiller. Un bras nu apparut presque au ras du sol, une main ouverte avança vers la lampe…
  
  D’un coup de pied, James expédia la lampe à l’autre bout du couloir. Paméla hurla. Il poussa le battant et fonça. Paméla, qui se redressait, lui donna un coup de tête dans l’estomac. Il serra les dents pour surmonter la douleur, saisit la jeune fille à pleins bras, la trouva toute mouillée car l’obscurité l’avait surprise alors qu’elle sortait du bain pour se sécher.
  
  — Mon petit lapin, bredouilla-t-il. Mon petit lapin… Tu vas être bien mignonne avec le vieux James…
  
  Elle lui échappa. Il la rattrapa au bord de la baignoire. Une vague clarté leur parvenait du couloir.
  
  — Mon petit lapin… Sois mignonne avec le vieux James…
  
  Elle le griffa au visage. Il se rejeta en arrière pour dérober ses yeux ; trop brusquement, ses pieds nus dérapèrent sur le linoléum mouillé. Il partit en arrière, lâcha Paméla pour essayer de se rattraper et s’écroula dans la baignoire. Cela fit un grand plouf et il y eut un énorme jaillissement d’eau. À demi assommé, James Burgess entendit la fuite rapide de la jeune fille, puis une porte claquer avec violence, enfin une clé tourner dans une serrure. Il comprit que la conquête de Paméla était définitivement compromise, au moins pour cette nuit-là et il entreprit de se remettre sur ses pieds, ce qui s’avéra beaucoup plus difficile qu’il ne l’avait pensé tout d’abord.
  
  Il avait encaissé un choc violent dans le dos et il souffrait terriblement. Tout en gémissant, il se défit péniblement de sa robe de chambre dégoulinante d’eau, trouva une serviette et commença de s’éponger…
  
  
  *
  
  * *
  
  À peu près au même instant, un petit homme jaune aux yeux bridés, svelte et d’une grande agilité, s’allongea sur le mur d’enceinte du potager, à l’endroit même où étaient passés avant lui Jonas, l’ex-Allemand, et Patrice, le Baluba.
  
  Comme les deux précédents, le petit homme jaune, que certaines personnes connaissaient sous le pseudonyme de Charlie, resta pendant un certain temps sur le faîte, écoutant et scrutant les allées et les plates-bandes faiblement éclairées par la lune.
  
  Finalement, il changea de position pour se retrouver assis, sortit des poches de sa veste de cuir un automatique de fort calibre et un silencieux, vissa celui-ci au bout du canon de celui-là. Après quoi, l’arme au poing, il se laissa tomber à l’intérieur du jardin, cassant quelques branches de plus au malheureux poirier planté là.
  
  Charlie traversa ensuite le potager, souple et silencieux comme un chat sauvage auquel il s’apparentait par l’élégance délicate, presque féminine, de certains de ses gestes. Il trouva la porte de fer ouverte et les deux cadavres des loups autrichiens dont le pelage blanc était maintenant trempé de rosée.
  
  Cette découverte le laissa perplexe, mais il n’en tira aucune conclusion. Il continua le long des serres désaffectées, renifla l’odeur du fumier qui lui rappela son village natal de la plaine des Joncs et s’engagea dans le chemin qui s’élevait en lacets dans le sous-bois jusqu’au terre-plein qui supportait la maison…
  
  
  *
  
  * *
  
  Patrice tira vers lui les volets de la porte-fenêtre dont l’ouverture avait été vraiment d’une facilité dérisoire. Sa main gantée avança pour tâter le carreau et passa dans le trou fait par Jonas. Patrice cessa de respirer et les battements de son cœur s’accélérèrent. Les chiens morts, la porte forcée, cela commençait à faire beaucoup…
  
  Il recula d’un pas, puis de deux et découvrit la surface ronde et brillante d’un morceau de vitre enlevé. Il en déduisit tout naturellement que l’opération était récente et aboutit très vite à cette conclusion que la chose importante était de savoir si celui qui l’avait précédé se trouvait encore ou non dans la maison. Il y avait à ce problème deux solutions possibles : soit attendre sous la véranda le retour éventuel du prédécesseur, soit pénétrer dans la maison pour aller voir. Patrice opta pour la seconde. Il n’aimait pas attendre, à moins que ce ne fût par trente degrés à l’ombre, et l’humidité glacée de cette nuit d’automne britannique ne lui était pas bonne.
  
  Il sortit de son holster d’épaule, un automatique de calibre 38 à canon court et vissa sur celui-ci un silencieux. Après quoi, il entra, tira les volets, referma la porte-fenêtre et marqua dans le noir un temps d’écoute.
  
  Rassuré, il alluma brièvement sa lampe de poche, repéra les positions des meubles dans le vaste hall, éteignit et prit à tâtons la direction de l’escalier.
  
  Il ralluma, le temps de trouver la porte qui commandait l’accès du sous-sol et descendit dans le noir en se guidant de sa main armée glissant sur la rampe. Il arriva en bas sans ennuis et, définitivement rassuré par l’obscurité et par le silence, s’éclaira de nouveau.
  
  Il ne fut pas tellement surpris de constater que le câble d’arrivée du téléphone était déjà coupé. Il tourna les talons et marcha dans le couloir jusqu’à la porte métallique du laboratoire. Il en possédait la clé et il se disposait à la pousser dans le trou de la serrure lorsqu’un bruit tout à fait insolite et provenant indiscutablement de l’autre côté du battant le fit interrompre son geste. Il éteignit sa lampe et pivota sur lui-même en se déplaçant à droite pour se retrouver le dos au mur, le cœur battant la chamade, son arme braquée vers la porte…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  James Burgess remit les plombs et descendit en geignant de la chaise qu’il ramena dans sa chambre. La lumière s’était rallumée dans la salle de bains et il y retourna pour constater les dégâts. C’était une véritable inondation et l’eau s’écoulait maintenant jusque dans le couloir. James Burgess pensa qu’il ne pouvait pas laisser les choses en l’état. L’eau traverserait sûrement le plancher et tacherait le plafond en dessous. Sir Edward demanderait des explications et Paméla serait bien assez garce pour les lui donner. James Burgess se vit bouclant ses valises et quittant « Squarrels Lodge », poursuivi par le rire sardonique de Paméla, pour aller chercher une autre place. Cette anticipation désolante lui donna le courage qui lui manquait encore et il regagna sa chambre où il enfila un pantalon, un vieux pull-over et des savates, avant de descendre chercher une serpillière et un seau.
  
  Une main pressant ses reins douloureux, il s’engagea dans l’escalier, glissant de côté comme un crabe perclus de rhumatismes. À mi-hauteur, il s’arrêta pour souffler et regarda par une étroite fenêtre la nappe de brouillard qui couvrait la pièce d’eau, comme un édredon gris luminescent. Il pensa que Sir Edward devait se trouver en ce moment même dans un endroit bien chaud et bien confortable de Londres, en compagnie de sa fiancée, et que Théodor, le chauffeur, devait les attendre dehors au volant de sa Jaguar. C’était bien fait pour Théodor, ce petit voyou prétentieux que James avait surpris deux jours plus tôt embrassant Paméla dans le sous-sol.
  
  James se remit à descendre en bougonnant. Arrivé en bas, il alluma dans le couloir et pénétra dans la cuisine. Il décida de s’octroyer un verre de rhum avant de se mettre au travail et passa dans l’office. Il avait la main sur le commutateur lorsqu’il entendit marcher sous la véranda…
  
  Il se sentit brusquement glacé de peur et il resta quelques secondes comme pétrifié. Puis, il pensa que le bruit pouvait avoir été produit par les chiens qui se trouvaient en liberté dans le parc et il respira un grand coup, soulagé. Les chiens ! Comment avait-il pu les oublier ? Aucun étranger ne pouvait pénétrer la nuit dans la propriété, sous peine d’être dévoré.
  
  Il allait allumer lorsqu’un nouveau bruit, aussi insolite que le premier, le replongea dans un bain de sueur froide. Il tira la porte derrière lui, traversa l’office à tâtons, ouvrit doucement l’autre porte, sur la salle à manger, approcha un œil…
  
  À l’autre bout, rien ne séparait la salle à manger du grand hall et James, terrorisé, vit soudain un rayon de clair de lune s’allonger dans celui-ci, puis s’élargir avec lenteur à mesure que les volets de la porte-fenêtre s’ouvraient, manœuvrés de l’extérieur. Quelques instants plus tard, la gorge sèche, comme prise dans un étau, le cœur battant à se rompre, le valet de chambre vit entrer un homme de petite taille qui resta un instant immobile avant de se retourner pour refermer les volets, puis la porte-fenêtre.
  
  Pendant cinq ou six secondes, James Burgess ne vit plus rien. Puis, l’intrus alluma une lampe de poche et avança dans le hall. Dix secondes encore et l’obscurité revint.
  
  James Burgess repoussa la porte en tremblant puis chercha le téléphone de service accroché au mur tout près de là. Il le trouva sans peine et décrocha, espérant que la téléphoniste de service de nuit à la poste ne s’était pas endormie.
  
  Il lui fallut un long moment pour comprendre que la ligne était coupée et qu’il était inutile d’attendre davantage. Il connut alors un instant de véritable affolement. Puis, il pensa au téléphone des écuries, indépendant de celui de la maison. De toute façon, le palefrenier pourrait prendre la camionnette pour aller chercher la police.
  
  Il battit en retraite, se cogna durement contre l’angle vif d’un placard, traversa la cuisine, puis le couloir dans lequel il éteignit, tourna fébrilement la clé restée dans la serrure de la porte de service, sortit et se mit à courir dans la brume glacée qui envahissait progressivement la cour et le sous-bois. Pas un instant il n’avait pensé à Paméla, ni au danger qui pouvait la menacer.
  
  
  *
  
  * *
  
  Paméla n’était pas tranquille. Elle craignait que James ne se fût blessé sérieusement en tombant dans la baignoire. Elle l’avait entendu aller et venir en geignant.
  
  Le silence revenu, son inquiétude se nourrissait d’incertitude. Elle pensait qu’il était de leur intérêt à tous deux que Sir Edward restât ignorant de l’incident. De même en ce qui concernait Théodor, que son mauvais caractère pourrait pousser à des voies de fait peu souhaitables.
  
  Elle serra la ceinture de son peignoir de bain en tissu éponge vert foncé, chaussa des mules et rouvrit la porte de sa chambre pour aller aux nouvelles.
  
  Elle fut tout d’abord consternée par l’inondation que la chute de James avait provoquée. Elle constata ensuite que la chambre de celui-ci était vide et en conclut qu’il était descendu chercher le matériel nécessaire pour éponger l’eau.
  
  Elle descendit aussi et s’étonna de trouver le rez-de-chaussée obscur et la porte extérieure entrebâillée. Sans allumer, elle jeta un coup d’œil au-dehors et ne vit rien que le joli spectacle de la cour et des bois noyés dans le brouillard argenté.
  
  L’idée l’effleura que James, affolé par ce qu’il avait fait, pouvait être allé se jeter dans la pièce d’eau. Elle la repoussa, mais l’idée revint aussitôt pour mieux s’imposer. Terrifiée, Paméla sortit, relevant frileusement le col de son peignoir, traversa la cour et s’engagea sur le chemin qui conduisait au bassin tout proche.
  
  À cet endroit, le brouillard était si épais que la jeune fille faillit ne pas voir la bordure de ciment et tomber à l’eau. Elle appela plusieurs fois le valet de chambre par son prénom, mais sans oser crier. Le hululement de la chouette fut la seule réponse qu’elle obtint. Elle fit quelques pas le long du bord, réprimant avec peine une forte envie de pleurer. Elle était nue sous son peignoir et la brume glacée montait sournoisement autour de ses jambes et lui gelait le ventre et les fesses. Elle éternua, puis songea qu’elle ferait peut-être mieux de téléphoner au palefrenier pour lui demander de venir. Elle fit demi-tour.
  
  Elle quittait le chemin lorsque le brouillard mouvant qui roulait maintenant jusqu’au pied de la maison se déchira soudain pendant quelques secondes pour se ressouder aussitôt. Paméla fit encore quelques pas ; puis, à retardement, elle se rendit compte que son esprit avait enregistré un détail anormal : les deux soupiraux qui donnaient de l’air au laboratoire de Sir Edward étaient faiblement éclairés de l’intérieur.
  
  Elle n’imagina pas un seul instant que le responsable pût ne pas être James. Elle changea de direction, se guidant sur les fenêtres de la maison qui apparaissait comme un grand navire blanc et noir, immobile dans une mer de brouillard qui s’agitait en de lentes ondulations.
  
  À quelques mètres de la façade, entre deux massifs d’aucubas, elle retrouva les soupiraux éclairés et approcha sur la pointe des pieds…
  
  Ce qu’elle vit la surprit tellement qu’elle ne comprit pas immédiatement de quoi il s’agissait. Un homme blond et mince, qu’elle ne connaissait pas, s’affairait sur le coffre-fort, tournant la manivelle d’un petit appareil qui ressemblait à une machine à faire la mayonnaise. Une lampe de poche posée entre ses jambes l’éclairait d’une manière fantastique, projetant son ombre démesurément grandie jusqu’au plafond.
  
  Elle étouffa trop tard un éternuement que la pression de ses doigts sur ses narines transforma en coup de trompette. Mais, l’inconnu n’eut aucune réaction, le bruit strident de sa petite machine devant lui emplir les oreilles. La peur d’être surprise fit enfin réaliser à Paméla que cet homme-là était un cambrioleur occupé à percer le coffre dans lequel Sir Edward rangeait les résultats de ses travaux. Elle se redressa et recula. Une branche d’aucuba qui lui effleura la fesse la fit bondir. Elle courut sur quelques mètres puis s’arrêta, comprimant dans ses mains son sein gauche qui résonnait comme une cloche sous les battements désordonnés de son cœur.
  
  Mais Paméla était une petite personne qui avait de la défense. En peu de temps, elle imagina ce qu’elle devait faire : enfermer le voleur dans le sous-sol, puis téléphoner à la police.
  
  Elle revint dans la maison par la porte de service restée ouverte et ferma aussitôt à clé celle de l’escalier qui menait aux caves de ce côté-là. Puis, par le couloir central, elle passa dans l’habitation principale, arriva sans encombre dans le hall. Elle connaissait par cœur l’emplacement de chaque meuble et elle parvint sous le grand escalier sans avoir heurté aucun fauteuil. La porte était ouverte et une lumière bougeait en bas des marches dans le couloir central qui desservait les sous-sols.
  
  Sans bruit, Paméla poussa le battant, laissa doucement revenir la poignée puis tourna la clé. Alors, elle alluma dans le hall et gagna le bureau de Sir Edward pour téléphoner.
  
  Il lui fallut beaucoup moins de temps qu’à James pour comprendre que la ligne avait été coupée. Mais, comme James, elle décida de courir jusqu’aux écuries pour alerter le palefrenier…
  
  
  *
  
  * *
  
  Charlie, ayant constaté que le câble d’arrivée du téléphone était sectionné, commença de s’inquiéter vraiment et se demanda si quelqu’un, poursuivant exactement le même but, ne l’avait pas précédé dans la maison.
  
  Il se retourna et projeta le faisceau de sa lampe dans le couloir. Il n’était pas inquiet car l’absence de réactions à son arrivée lui faisait croire qu’il se trouvait seul dans la place. Il craignait seulement d’être arrivé trop tard et de repartir les mains vides.
  
  Il avança, cherchant la porte du laboratoire. Il tira une clé de sa poche et il se disposait à l’introduire dans la serrure lorsqu’un bruit insolite suspendit son geste. Il éteignit sa lampe et tendit l’oreille. Aucun doute, c’était bien le bruit caractéristique d’une foreuse à main mordant l’acier.
  
  Les yeux bridés du petit homme jaune se fermèrent à demi. D’un mouvement souple, il s’écarta de la porte et s’adossa au mur. Il pensait que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il n’avait qu’à laisser l’autre terminer le travail et l’attendre là pour lui reprendre le butin…
  
  Une affaire ! Une véritable affaire !
  
  
  *
  
  * *
  
  Patrice, qui s’était réfugié dans la chaufferie dès l’arrivée du troisième larron, se posait des questions. Il pensait que si cela continuait, les sous-sols de « Squarrels Lodge » seraient bientôt aussi fréquentés que Piccadilly Circus à l’heure de sortie des bureaux. Il n’avait jamais douté que la découverte faite par Sir Edward J. Penney pût intéresser beaucoup de gens en cette période troublée, mais il trouvait la coïncidence un peu forte de se rencontrer à trois en même temps sur le coup.
  
  La mise en route du brûleur à mazout le fit tressaillir. Il recula vivement, car la lueur des flammes passant par les trous de ventilation éclairait la chaufferie. Il se colla au mur, tenant son arme braquée vers la porte sur le couloir. Ses gros yeux blancs qui semblaient prêts à jaillir de son visage noir se teintaient de reflets orange dansants.
  
  Patrice forma des vœux pour que l’homme qui opérait dans le laboratoire ne sortît pas avant que le brûleur eût cessé de fonctionner. Il pouvait évidemment arrêter celui-ci en allant baisser le thermostat branché sur la chaudière, mais il courrait alors le risque d’être aperçu par le dernier venu.
  
  Il voyait très bien comment les choses allaient se passer : le premier arrivé sortirait du laboratoire avec le butin et se ferait assommer par le dernier qui s’emparerait des documents ou échantillons. Alors, lui, Patrice, interviendrait à son tour, assommerait le dernier et partirait tranquillement avec ce qu’ils étaient tous venus chercher…
  
  Il se frotta les mains ; un sourire écarta ses grosses lèvres et sa denture éclatante brilla dans la semi-obscurité.
  
  
  *
  
  * *
  
  Jonas posa la chignole près de lui et s’assit sur ses talons. La sueur couvrait son front et il passa dessus sa main gantée pour l’essuyer. Il avait envie de fumer, mais la prudence lui interdisait de le faire.
  
  Le coffre était ancien et de qualité médiocre et son ouverture n’avait été qu’une question de temps. Jonas prit la lampe pour éclairer l’intérieur. Il découvrit quelques dossiers cartonnés fermés par des sangles, les sortit tous l’un après l’autre et n’en conserva qu’un, marqué « P.U.B. ». Il le fourra dans son blouson, remonta la fermeture éclair et entreprit de ramasser son matériel.
  
  Il était content. Tout s’était bien passé, exactement selon les prévisions. Il se releva, les genoux ankylosés, et fit quelques mouvements d’assouplissement pour décontracter les muscles de ses jambes. Il remit sa musette en bandoulière, examina tout soigneusement autour de lui afin de s’assurer qu’il n’oubliait rien.
  
  Et, sans la moindre inquiétude, il marcha vers la porte, l’ouvrit, sortit dans le couloir et se fit assommer.
  
  Charlie glissa son arme dans la ceinture de sa veste de cuir, alluma sa propre lampe bien que celle de Jonas ne se fût pas éteinte en tombant, et se pencha sur sa victime pour la fouiller. Il trouva sans difficulté le dossier « P.U.B. » sous le blouson et se redressa en le glissant à l’intérieur de sa veste.
  
  Il entendit alors un léger bruit derrière lui et voulut se retourner. Trop tard. Le poing énorme du Baluba s’abattit sur son crâne comme une massue, l’assommant net.
  
  La lampe de Charlie tomba sur le projecteur et l’ampoule éclata. Patrice alluma la sienne, s’empara du dossier « P.U.B. » à demi engagé dans la veste du petit homme jaune et s’en alla tranquillement.
  
  Arrivé en haut de l’escalier, il trouva la porte fermée à clé mais pensa que c’était l’œuvre du petit homme jaune qui avait ainsi voulu protéger ses arrières. Plutôt que de redescendre chercher la clé dans les poches de celui-ci, il enfonça tout simplement le battant d’un coup d’épaule. Il avait fait deux pas dans le hall lorsque tout s’illumina autour de lui. Il voulut saisir son arme, mais il vit les mitraillettes braquées sur lui et se dit qu’il serait sûrement truffé de plomb avant d’avoir pu dégainer.
  
  — Les mains en l’air, ordonna le chef des policiers.
  
  Patrice obéit lentement. Une jeune fille rousse en peignoir de bain apparut au bout du couloir et le regarda. Elle s’éclaircit la gorge et s’étonna :
  
  — Mais, ce n’était pas celui-là !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath entra dans le bureau et laissa le planton refermer la porte. M. Smith était en train de téléphoner. Hubert s’approcha d’un des fauteuils de cuir réservés aux visiteurs, se laissa glisser dedans et croisa ses longues jambes. Il était vêtu d’un complet gris très strict, agrémenté d’une cravate de flanelle à rayures bleues et grises. Son visage de prince pirate, tanné, buriné, était parfaitement détendu.
  
  M. Smith reposa le téléphone et regarda Hubert à travers les verres épais de ses lunettes de myope qui le faisaient ressembler à une vieille grenouille mélancolique.
  
  — Comment ça va, vieux garçon ?
  
  — L’œil est vif et les urines sont claires, répliqua Hubert.
  
  — Allons tant mieux, dit M. Smith. Je suis bien content pour vous…
  
  Le ton de sa voix permettait de supposer qu’il aurait aimé que sa santé lui donnât autant de satisfaction ; mais Hubert, qui détestait les histoires d’infarctus ou de prostates, se dépêcha d’enchaîner sur la météorologie.
  
  — Belle journée, n’est-ce pas.
  
  — Oui, admit M. Smith, nous sommes gâtés. En Europe, ça va moins bien…
  
  — C’est la saison.
  
  — Bien sûr ! Bien sûr !
  
  M. Smith prit un cigare dans une boîte à portée de sa main, en coupa l’extrémité dans une guillotine d’argent, puis l’alluma.
  
  — Quelle région d’Europe ? s’enquit Hubert.
  
  — L’Angleterre, mon vieux. Londres…
  
  — Du brouillard ?
  
  — Des ennuis.
  
  — Graves ?
  
  — Pas encore.
  
  M. Smith souffla quelques ronds de fumée bleue vers le plafond. L’allumette lui brûla les doigts et il la jeta vivement dans la calotte crânienne qui lui servait de cendrier.
  
  — Vous souvenez-vous de Margarita Lucca ? demanda-t-il.
  
  Hubert chercha un instant, puis fit une moue d’ignorance.
  
  — Vous savez bien que je n’ai pas la mémoire des noms.
  
  C’était vrai. Il n’oubliait jamais un visage, ni une voix ; mais l’habitude de fréquenter des gens qui, comme lui, portaient presque toujours des pseudonymes interchangeables l’avait insensiblement amené à se désintéresser de ce moyen d’identification.
  
  — L’hiver dernier, rappela M. Smith, vous l’avez rencontrée au cours d’une réception chez un ambassadeur sud-américain, Pennsylvania Avenue…
  
  Hubert fronça les sourcils. Il ne trouvait toujours pas.
  
  — Une très jolie brune, continua M. Smith. Elle était seule et vous l’aviez embarquée… Malheureusement, Howard vous attendait à la sortie. Nous avions besoin de vous pour l’affaire Raymaker (1).
  
  — Je vois, dit Hubert. Une bien jolie femme… Et alors ?
  
  — Elle est à Londres et elle a besoin d’être protégée.
  
  Hubert sourit.
  
  — Je veux bien m’en charger.
  
  — C’est moi qui vais vous en charger, rectifia M. Smith.
  
  — Oh ! fit Hubert.
  
  — Lorsque vous l’avez connue, enchaîna M. Smith, elle était en instance de divorce. Son mari était diplomate, sud-américain. Un véritable play-boy, si vous voyez ce que je veux dire. Il lui a fait deux enfants et il l’a trompée outrageusement. Il aurait même pu la ruiner…
  
  M. Smith prit un air rêveur, tira une bouffée de son cigare et reprit :
  
  — Son divorce est maintenant chose faite, depuis plusieurs mois. Elle s’est établie à Londres, où elle a des amis…
  
  Le téléphone sonna. M. Smith décrocha et demanda qu’on veuille bien le rappeler plus tard. Il reposa l’appareil sur son berceau.
  
  — Il paraît qu’elle s’est entichée d’un type, qu’elle a connu ici, à Washington, et qu’elle veut l’épouser…
  
  — Et alors ? s’étonna Hubert. Ce mariage ne vous plaît pas ?
  
  — Non.
  
  — Le type n’est pas bien ?
  
  — Il est très bien. Il s’agit de Sir Edward Penney… Vieille et noble famille, grosse fortune, intelligence brillante…
  
  — Que vous faut-il de plus ? questionna Hubert. Et puis, en quoi cela vous regarde-t-il ?
  
  Il prit un air soupçonneux.
  
  — Seriez-vous son père ?
  
  M. Smith secoua négativement la tête, sans sourire.
  
  — Non. Mais son père, qui est une très importante personne dans notre pays, nous en voudrait sûrement si sa fille avait des ennuis. Un scandale serait très mal venu…
  
  — Le fiancé serait-il pédéraste ?
  
  — Je n’en sais rien, mais ce n’est pas cela qui me préoccupe. Edward Penney est un chimiste de grande valeur, qui a travaillé pendant plusieurs années comme chef de laboratoire d’une grande compagnie américaine de produits chimiques, à Chicago… Il a repris sa liberté au début de cette année et il est retourné en Angleterre, où il poursuit certains travaux pour son propre compte…
  
  M. Smith prit un dossier dans un tiroir de son bureau et le posa devant lui, sans l’ouvrir.
  
  — Edward Penney s’est spécialisé depuis longtemps dans le traitement des maladies mentales et il a mis au point, notamment, un tranquillisant fort apprécié et largement utilisé dans nos établissements psychiatriques. Voici quelques mois, il est venu participer à un congrès de médecins, à San Francisco, et y a fait une communication dont la gravité n’est pas apparue immédiatement à tout le monde… Pour ne rien vous cacher, Penney a inventé un nouveau produit capable de détruire complètement la personnalité de n’importe quel individu. Quelques gouttes administrées à un fou furieux suffisent à faire de lui un ange de douceur, et ceci presque instantanément…
  
  — Et alors ? C’est formidable, non ?
  
  — Sûr ! approuva M. Smith. Avalez-en un peu et vous tendrez l’autre joue si quelqu’un vous gifle… Donnez-en à notre président et il invitera immédiatement Khrouchtchev à venir s’installer à la Maison-Blanche pour ne plus avoir d’histoires. Castro se couperait la barbe, de Gaulle quitterait volontairement l’Élysée pour s’engager dans les Petites Sœurs des Pauvres et les Albanais feraient à pied et en pleurant le pèlerinage du Kremlin…
  
  Hubert éclata de rire, mais M. Smith ne put savoir laquelle de ces images avait provoqué sa joie.
  
  — Ce qui est grave, mon vieux, c’est que cette drogue, qui s’appelle le « P.U.B. » peut être fabriquée par n’importe qui et à très peu de frais. Il serait relativement facile de la mélanger en quantité suffisante à l’eau potable d’une capitale quelconque dont les habitants deviendraient en quelques heures de pauvres types sans volonté, incapables d’opposer la moindre résistance à une agression…
  
  — Les Français s’en tireraient. Ils mettent rarement de l’eau dans leur vin…
  
  M. Smith regarda Hubert, sans avoir l’air de comprendre, tâta son cigare qui venait de s’éteindre, craqua une allumette.
  
  — Des interventions ont été faites auprès d’Edward Penney. On a essayé de lui faire entendre qu’il agirait sagement en utilisant le dossier du « P.U.B. » pour allumer son feu et en jetant ses stocks de produit dans l’Orénoque, ce qui pourrait transformer les piranhas en poissons chats…
  
  La flamme lui brûla les doigts. Il la jeta, en fit craquer une autre, ralluma enfin son cigare.
  
  — Et alors ? s’enquit poliment Hubert.
  
  — Il a refusé. Il dit que sa drogue peut amener une véritable révolution dans le traitement des maladies mentales et ce qui peut arriver aux gens qui ne sont pas officiellement fous ne l’intéresse pas.
  
  — Belle mentalité, apprécia Hubert. Un cambriolage bien organisé pourrait peut-être tout arranger, non ?
  
  — Il connaît certainement sa formule par cœur. Il faudrait lui laver le cerveau, ce qui n’est pas possible.
  
  — Il faut lui faire avaler sa drogue et le convaincre de l’oublier.
  
  M. Smith ne répondit pas.
  
  — Les Anglais ? questionna Hubert. Qu’en pensent-ils ?
  
  — Nous les avons mis au courant, mais ils ne semblent pas se rendre compte de la gravité de l’affaire. Penney est un type très connu, là-bas, et vous connaissez le respect des Britanniques pour la liberté individuelle. Tant qu’aucune catastrophe ne pourra lui être imputée, Penney n’aura rien à craindre des autorités de son pays.
  
  M. Smith ouvrit le dossier qui se trouvait devant lui, sans le regarder.
  
  — Des informations récentes nous permettent de penser que certains groupements révolutionnaires s’intéressent au « P.U.B. », dans un but facile à imaginer. Nous ne pouvons pas permettre qu’un putsch quelconque puisse réussir grâce au « P.U.B. ». Penney est à moitié américain, sa mère était originaire de Boston, il a travaillé longtemps chez nous et il serait difficile de prouver que ses recherches concernant cette maudite drogue n’ont pas été financées, au moins au départ, par des capitaux américains. Il faut agir vite.
  
  — Je vous écoute, dit Hubert.
  
  — Il s’agit tout d’abord d’empêcher que la formule du « P.U.B. » ne soit volée par des gens mal intentionnés… Il s’agit ensuite d’éloigner rapidement Margarita Lucca de Penney afin d’éviter qu’un possible scandale ne rejaillisse sur elle. Vous emmènerez Enrique Sagarra qui s’occupera uniquement, sous votre direction, de la première partie du programme ; la seconde vous revenant de droit.
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Vous en avez de bonnes. Si cette fille est vraiment amoureuse de ce type, je vais me casser les dents… Pour ne pas dire autre chose.
  
  M. Smith fit un geste de la main qui balayait d’avance toutes les objections.
  
  — Votre charme légendaire agira…
  
  — Ne me prenez pas pour un idiot.
  
  M. Smith écrasa lentement son cigare dans la calotte crânienne qui se mit à osciller dangereusement. Puis, il regarda Hubert et dit avec une soudaine douceur.
  
  — Allez-y, vieux garçon. Je vous fais confiance.
  
  Hubert se leva.
  
  — Une seule chose, demanda-t-il.
  
  — Quoi ?
  
  — Prévenez le contre-espionnage britannique. Je ne veux pas me battre sur deux fronts.
  
  — C’est déjà fait, assura M. Smith. L’inspecteur Colin Arbuckle, du M.I.5, sera chargé de la liaison avec vous…
  
  — Je le connais.
  
  — C’est bien pour ça…
  
  Les trois hommes s’observaient, le Blanc, le Noir et le Jaune. Jonas, assis sur le même banc que Charlie, avait une croix de sparadrap sur le sommet du crâne, au milieu de ses cheveux coupés en brosse très court. Son visage sec, aux lèvres minces, s’efforçait à l’indifférence. Le regard de ses yeux clairs et glacés allait de l’un à l’autre, tout juste méprisant.
  
  Charlie semblait fasciné par le grand Noir debout près de la grille qui fermait la cellule. Son visage de fille aux traits trop fins, ses yeux bridés, sa peau d’un jaune maladif accentuaient son apparence de fragilité en face du colosse baluba.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Patrice était nettement le plus frais, le moins affecté. D’abord parce qu’il était le seul à n’avoir pas reçu de coup sur la tête, ensuite parce qu’il était également le seul à connaître les deux autres. Jonas, qui s’était fait assommer sans rien voir, se demandait qui étaient ses compagnons de cellule. Charlie avait vu Jonas après l’avoir neutralisé, mais il n’avait pu apercevoir Patrice.
  
  Le Noir jeta un coup d’œil dans le couloir en direction du poste de garde. Personne. Il dit, juste assez fort pour être entendu de Jonas et de Charlie.
  
  — J’ai l’impression qu’on nous a bien couillonnés…
  
  Jonas n’eut aucune réaction. Charlie passa sur son crâne douloureux une main aux doigts démesurément longs.
  
  — On devrait causer, reprit Patrice, ça nous apprendrait sûrement des choses.
  
  Jonas pensa que le Noir devait être un mouton et il resta silencieux. Une lueur d’intérêt éclaira le regard rusé de Charlie.
  
  — Vous trouvez ça normal, vous, continua le Noir, qu’on se soit amenés tous les trois sur ce coup à peu près à la même heure ?
  
  Jonas réagit enfin.
  
  — Où veux-tu en venir ? questionna-t-il.
  
  Patrice montra Charlie du doigt.
  
  — C’est lui qui t’a assommé quand tu es sorti du laboratoire avec le dossier… Il ne savait pas que j’étais là, arrivé après toi et avant lui. Je l’ai assommé à son tour et j’ai pris le dossier. Les flics m’attendaient en haut de l’escalier…
  
  Il s’interrompit et passa lentement son pouce dans l’une des cicatrices rituelles qui barraient deux par deux, presque horizontalement, ses pommettes osseuses. Ses gros yeux blancs roulèrent dans leurs orbites. Il reprit :
  
  — Je crois que c’est la bonne qui est allée chercher la police. Elle t’avait vu, toi…
  
  Il fit un mouvement du menton pour désigner Jonas qui resta impassible, puis il se rongea un instant l’ongle de l’index et cracha par terre. Jonas fronça les sourcils. Charlie se frotta le visage avec les mains. Patrice regarda de nouveau dans le couloir puis se décolla de la grille et se rapprocha des deux autres.
  
  — Je suppose que vous avez eu affaire à Robert Jackson ? questionna-t-il en baissant la voix.
  
  Jonas et Charlie sursautèrent, puis se tournèrent l’un vers l’autre.
  
  — Tu connais Jackson ? questionna le Blanc en reportant son attention sur le Noir.
  
  Le large visage du Baluba s’éclaira d’un large sourire. Puis un rire énorme secoua le colosse, qui se plia en deux, se tapa sur les cuisses et finit par s’écrouler dans un coin, les avant-bras serrés sur son ventre. Les deux autres l’observaient avec réprobation, sans chercher à dissimuler que cette hilarité leur paraissait tout à fait déplacée.
  
  — J’en ai mal aux tripes, dit sérieusement le grand Noir.
  
  Un policier en uniforme apparut de l’autre côté de la grille. Ils ne l’avaient pas entendu s’approcher.
  
  — C’est bientôt fini, ce chahut ?
  
  Il avait l’air furieux. Patrice fut sur le point de répliquer vertement, puis se ravisa et sourit.
  
  — Excusez-moi, je me suis raconté tout seul une bonne histoire. Tout seul dans ma tête.
  
  Le policier haussa les épaules et tourna les talons. Ils l’entendirent s’éloigner à pas lents. Patrice se remit debout et alla jeter un coup d’œil dans le couloir qu’il retrouva désert. Il fit signe aux autres de venir s’asseoir de son côté, afin qu’ils puissent reprendre la conversation à voix basse sans l’obliger lui-même à quitter son poste d’observation. Jonas et Charlie comprirent et traversèrent la cellule pour se rapprocher.
  
  — Ce Jackson, reprit le Noir en chuchotant, j’ai l’impression qu’il nous a vendu la même salade à tous les trois. Et, en plus, il s’est foutu de nous.
  
  — Le salaud ! gronda Jonas. Je vais lui ouvrir le ventre et l’étrangler avec ses tripes.
  
  Patrice prit un air gourmand.
  
  — Moi, je vais le bouffer, tout cru.
  
  Il mouilla ses grosses lèvres et Jonas, qui le regardait, se demanda pour la première fois s’il n’était pas un peu anthropophage sur les bords. Charlie restant muet, Jonas se tourna vers lui.
  
  — Et toi ? Jackson, tu connais ?
  
  Le Jaune répondit d’un signe de tête affirmatif. Jonas pensa soudain qu’une association, au moins provisoire, pourrait leur offrir certains avantages.
  
  — D’où viens-tu ? questionna-t-il.
  
  — Saïgon, répondit Charlie.
  
  C’était la première fois qu’ils entendaient sa voix.
  
  — Et toi ?
  
  — Elisabethville, dit le Baluba. Et toi ?
  
  — Alger, laissa tomber Jonas.
  
  Il réfléchit quelques secondes, puis remarqua prudemment :
  
  — En fait, nous ne sommes pas des concurrents…
  
  — Ça n’en a pas l’air, approuva Patrice.
  
  Ils se comprenaient à demi-mot.
  
  — Pourquoi ne pas nous entendre ? enchaîna Jonas. L’union fait la force.
  
  Patrice saisit un des barreaux dans sa main puissante et riposta :
  
  — Il faudrait d’abord nous sortir d’ici.
  
  Jonas donna un coup de coude à Charlie.
  
  — D’accord ?
  
  — Bien sûr.
  
  — Comment t’appelles-tu ?
  
  — Charlie.
  
  — Charlie Chang ! s’exclama le Noir. Moi, c’est Patrice, comme Lumumba.
  
  — Et moi Jonas, comme la baleine.
  
  — Je n’aime pas la baleine, dit rêveusement Patrice. Je préfère le flamant.
  
  Il cracha entre deux barreaux dans le couloir. Jonas, de nouveau perplexe, questionna :
  
  — Le flamant rose ?
  
  Le Baluba se passa la langue sur les lèvres mais ne répondit pas. Charlie ne le quittait pas des yeux, fasciné par sa force et par sa vitalité. Jonas reprit :
  
  — Bon, puisqu’on a décidé de se tirer, il faut s’en occuper.
  
  — J’ai une idée, dit Patrice.
  
  
  *
  
  * *
  
  La Jaguar Mark X s’arrêta dans Woods Mews, devant le petit hôtel particulier qui servait de pied-à-terre londonien à Sir Edward. Théodor Parker, le chauffeur, descendit et ouvrit une portière. Sir Edward sortit le premier. C’était un homme dans la quarantaine, mais qui paraissait davantage, très grand, très blond, très rose et très bien habillé. Son melon noir à la main gauche, son parapluie sur l’avant-bras du même côté, il se retourna et tendit sa main droite à Margarita Lucca qui le rejoignit en souplesse. Frileusement enveloppée dans un somptueux manteau de zibeline, Margarita Lucca arrivait à peine à l’épaule de Sir Edward. C’était une jeune femme d’une grande beauté, avec des cheveux noirs coupés courts et de magnifiques yeux verts striés de brun, comme des yeux de chatte.
  
  — Dix heures demain matin, Théodor.
  
  — Bien, Sir Edward.
  
  Théodor Parker referma la portière arrière et reprit sa place au volant pour emmener la voiture au garage. Sir Edward fouilla ses poches, à la recherche d’une clé. Margarita regardait les frondaisons d’Hyde Park, baignées d’une brume légère.
  
  — J’ai envie de marcher, dit-elle. Allons faire un tour dans le parc.
  
  Sir Edward fit claquer plusieurs fois sa langue contre son palais en signe de réprobation.
  
  — Ce n’est pas raisonnable, chérie. Il est tard et vous prendriez froid.
  
  Il engagea la clé dans la serrure.
  
  — Eddie…
  
  — Chérie ?
  
  — Pourquoi n’êtes-vous jamais déraisonnable ?
  
  — Parce que ce n’est pas raisonnable.
  
  Il poussa la porte, éclaira le hall, s’effaça pour laisser passer la jeune femme. Mais elle resta sur le trottoir, sans bouger. Il s’étonna.
  
  — Alors, chérie ?
  
  — Ce n’est pas raisonnable que j’entre ici avec vous, dit-elle d’une voix unie. Mes enfants m’attendent à la maison.
  
  Il fronça les sourcils, visiblement surpris et sans défense devant cette attaque imprévue.
  
  — Chérie, s’exclama-t-il enfin, qu’est-ce qu’il vous arrive ?
  
  — Il m’arrive que je suis fatiguée du raisonnable et que j’ai envie de jouer les affreux Jojo.
  
  Le visage rond et rose de Sir Edward exprima une grande stupéfaction.
  
  — Affreux Jojo ? répéta-t-il. Qu’est-ce que c’est ?
  
  Margarita allait le renseigner lorsque la sonnerie du téléphone se déclencha. Sir Edward sursauta.
  
  — Qui peut bien téléphoner ici, à cette heure-ci ?
  
  La jeune femme eut un geste d’impatience.
  
  — Eh bien, allez répondre. Comme ça, vous le saurez.
  
  Elle entra, referma la porte, cependant que Sir Edward marchait vers le bureau qui se trouvait au fond du hall, à droite. Les mains dans les poches de son manteau, elle rapprocha ses avant-bras, rentra la tête dans les épaules et regarda son image dans le grand miroir qui occupait tout le mur de gauche, entre la porte du salon et celle de la salle à manger. Elle se demandait si elle était vraiment amoureuse de ce gentil rabat-joie. Elle n’en était plus très sûre, mais elle savait qu’elle n’avait pas envie de rester avec lui cette nuit-là.
  
  Elle fut tentée de partir immédiatement, sans rien dire. Elle trouverait sûrement un taxi à Marble Arch, près du Cumberland. Mais elle se ravisa. Elle n’aimait pas être incorrecte avec les gens et de toute façon Sir Edward ne méritait pas un pareil traitement.
  
  Il revint, l’air bouleversé, ce qui se traduisait essentiellement par une rougeur accrue des pommettes et un débit de voix un peu plus rapide.
  
  — Il est arrivé une chose épouvantable, annonça-t-il. Trois cambrioleurs se sont introduits ce soir là-bas, à « Squarrels Lodge ». Ils ont été arrêtés et le commissaire de Chalfont désire que je vienne tout de suite car le coffre de mon laboratoire a été forcé… Je suis désolé, chérie, vraiment désolé. Je téléphone au garage pour rattraper Théodor et nous vous déposerons chez vous en passant. Excusez-moi.
  
  Il retourna dans le bureau. Margarita, que les cambriolages et autres faits divers n’affectaient guère, pensa simplement que tout s’arrangeait au mieux et que cet incident imprévu lui faisait faire l’économie d’une explication pénible…
  
  
  *
  
  * *
  
  Patrice réfléchissait. Les policiers leur avaient vidé les poches en arrivant et même ôté, comme il est de règle, lacets de chaussures, ceintures de pantalon et cravates…
  
  — J’ai trouvé, dit-il soudain.
  
  Il arracha un des boutons de nacre qui fermait le col de sa chemise-polo, le cassa en deux avec ses dents, choisit le morceau le plus coupant et s’en servit pour se taillader le front à la limite des cheveux. Le sang se mit à couler. Sous le regard intéressé des deux autres, le Noir approfondit la blessure. D’un coup, le sang inonda son visage.
  
  — Go ! dit-il.
  
  Il poussa un hurlement terrifiant et se jeta au sol. Jonas et Charlie lui tombèrent dessus et se mirent à le marteler de coups en criant des injures. Le vacarme prit aussitôt des proportions fantastiques. Jonas et Charlie frappaient, avec les pieds, avec les poings, Patrice encaissait tout, chacun des trois essayant de faire plus de bruit que les deux autres réunis.
  
  Deux policiers arrivèrent en courant, l’un armé d’une mitraillette, l’autre portant un trousseau de clés.
  
  — Arrêtez ! Bon Dieu ! Arrêtez tout de suite !
  
  Jonas et Charlie s’écartèrent sous la menace de la mitraillette. Jonas envoya encore un coup de pied dans les côtes de Patrice qui hurla.
  
  — Face au mur, tout de suite ! ordonna le policier armé.
  
  Jonas et Charlie obéirent avec une mauvaise volonté évidente. Patrice se traîna vers la grille, levant vers les gardiens son visage ensanglanté.
  
  — Emmenez-moi, supplia-t-il. Ne me laissez pas là. Ils vont me tuer. Ces salauds-là vont me tuer.
  
  — La ferme ! répliqua un policier.
  
  Il regarda son collègue.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait ?
  
  — On peut le garder dans le poste… Y a qu’à l’attacher au tuyau du chauffage central, avec une paire de menottes.
  
  Il agita le trousseau de clés pour trouver celle de la cellule. L’autre fit un mouvement de sa mitraillette en direction de Jonas et de Charlie qui, le nez au mur, le surveillaient du coin de l’œil.
  
  — Ne bougez pas, vous autres. C’est un bon conseil.
  
  — Débarrassez-nous de ce sale nègre, riposta durement Jonas, c’est tout ce qu’on demande.
  
  La grille s’ouvrit. Patrice se releva, titubant, franchit le seuil, retomba sur les genoux dans le couloir. Le policier qui avait ouvert la porte la referma, retira la clé. Patrice fit semblant de vouloir se relever, s’écroula de nouveau, la tête contre le mur.
  
  — Il va se tuer, ce con ! dit le policier armé. Aide-moi.
  
  Ils le saisirent chacun sous un bras et le soulevèrent. Patrice se retrouva debout. Il rejeta soudain le buste en arrière, ses mains énormes s’élevèrent, s’emparèrent des têtes des policiers et les firent se rejoindre avec une force irrésistible.
  
  Jonas et Charlie eurent l’impression qu’ils avaient entendu les boîtes crâniennes éclater. Ils virent les deux hommes s’effondrer lourdement. Patrice éclata d’un rire sonore, ramassa la mitraillette d’une main, les clés de l’autre. Jonas eut soudain peur qu’il ne les abandonnât, ce qu’il eût fait lui-même dans une situation semblable. Mais le grand Noir vint leur ouvrir la porte.
  
  — Vous avez vu, ces salauds ! Si j’avais le temps, je les boufferais !
  
  Jonas et Charlie transportèrent les policiers sans connaissance dans la cellule. Patrice referma la porte à clé. Ils partirent dans le couloir, le Baluba ouvrant la marche, et débouchèrent dans le poste. Deux agents s’y trouvaient, occupés à jouer au loto. Sur un banc, un ivrogne cuvait sa bière.
  
  — Alors ? lança un agent sans se retourner. Ils sont calmés ?
  
  — Levez les mains, ordonna Patrice, et ne faites pas les cons.
  
  Les agents bondirent sur leurs pieds, mais ils virent la mitraillette braquée sur eux, le visage ensanglanté, effrayant, du colosse noir, les regards cruels et glacés de Jonas et de Charlie. Ils levèrent les bras. Jonas et Charlie passèrent derrière eux et les fouillèrent rapidement. Ils n’étaient pas armés. Jonas en assomma un, d’un atemi sur la nuque. L’autre essaya de se dégager, mais Charlie le frappa de la pointe de sa chaussure juste sous la rotule, puis du tranchant de la main sur la pomme d’Adam. Ils les transportèrent dans la pièce voisine, qui servait de vestiaire et de salle de repos, les enfermèrent à double tour. Jonas mit la clé dans sa poche et regarda Patrice qui terminait d’arracher les fils du téléphone. Il pensa qu’ils formaient à eux trois une fameuse équipe et que c’était bien dommage que les deux autres fussent des hommes de couleur.
  
  Il sortit le premier. Le panier à salade qui les avait amenés était là, au milieu de la cour. Sans courir, Jonas alla jeter un coup d’œil au tableau. Les clés n’y étaient pas. Il revint et les trouva dans le tiroir d’un bureau, gentiment étiquetées. À ce moment-là, l’ivrogne se redressa et s’assit en les regardant.
  
  — J’ai soif, dit-il. Vous pourriez pas aller m’acheter une bouteille de bière ?
  
  — On y va, bouge pas, répondit Patrice.
  
  — Vous êtes des anges, de vrais petits anges, assura l’ivrogne.
  
  Il retomba tout raide sur le banc et ne bougea plus. Les trois hommes récupérèrent leurs objets personnels, puis sortirent dans la cour, l’un derrière l’autre, Patrice le dernier. Ils montèrent tous à l’avant de la voiture cellulaire, Jonas au volant.
  
  Dix secondes plus tard, ils démarraient tranquillement et prenaient la route de Londres qui se mit à défiler dans la lueur des phares. Patrice, la mitraillette entre les jambes, essuyait avec son mouchoir le sang sur son visage.
  
  — Où va-t-on ? demanda Jonas. J’habitais à l’hôtel…
  
  — Moi aussi, dit Patrice. Vaut mieux pas y retourner.
  
  — J’ai une chambre chez un Chinois, dans Soho, indiqua Chai-lie. C’est un ami. Il nous cachera tous si je le lui demande…
  
  — Eh bien ! fit Jonas, tu vas le lui demander.
  
  Dix minutes plus tard, ils abandonnèrent le fourgon, volèrent une camionnette et quittèrent la grand-route pour gagner Londres par des voies secondaires…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Margarita, allongée sur un tapis de haute laine devant le feu de bois qui brûlait dans la cheminée du petit salon de sa maison de Park Square East, lisait les journaux du soir qui rendaient compte avec plus ou moins de détails des étranges événements qui s’étaient déroulés la nuit précédente à partir de « Squarrels Lodge ».
  
  Le téléphone sonna. Margarita se leva en grognant. Elle était vêtue d’un pantalon de soie noire très collant et d’un chandail en cachemire vieux rose. Elle alla prendre l’appareil sur le petit bureau Louis XV placé près de la fenêtre et dit :
  
  — Allô, j’écoute.
  
  — C’est vous, chérie ? Ici Edward.
  
  — Oh ! Eddie, comment allez-vous ? J’étais précisément en train de lire dans les journaux toutes ces choses extraordinaires ! Expliquez-moi, Eddie. Que venait faire chez vous cette bande multicolore ? On dit qu’il y avait un Blanc, un Jaune et un Noir. Est-ce la vérité ? Pourquoi ont-ils forcé le coffre dans votre laboratoire ?
  
  — Je vous expliquerai, chérie. Il n’y a pas de quoi s’affoler.
  
  — Mais, ce sont des bandits ! N’ont-ils pas tué deux agents et blessé deux autres ? J’ai peur qu’ils ne reviennent, Eddie…
  
  — Scotland-Yard a envoyé deux hommes pour garder la maison.
  
  — Venez-vous ce soir à Londres ?
  
  — Cela m’est impossible, chérie, je vous expliquerai… Mais, je n’ose vous le demander…
  
  — Vous voudriez que je vienne ?
  
  — Je vous enverrais Théodor avec la Jaguar et il vous reconduirait vers minuit… Je crois me souvenir que demain est jeudi et que vous allez faire du cheval de bonne heure avec les enfants…
  
  — Comme il vous plaira, Eddie. Mais, ce n’est pas la peine d’envoyer Théodor. Je peux prendre la Porsche…
  
  — Non, chérie. Il y aura du brouillard ce soir et vous serez beaucoup moins fatiguée en vous laissant conduire. Je vous envoie Théodor. Il sera là dans une heure.
  
  — Très bien, Eddie. J’ai hâte de vous entendre raconter toute cette histoire. À tout à l’heure, je vous embrasse.
  
  — Moi aussi, je vous embrasse.
  
  Elle raccrocha doucement, prit une cigarette dans une coupe de porcelaine et l’alluma en souriant. Pauvre Eddie qui devenait brusquement un personnage de roman ! Elle se sentit de nouveau très amoureuse de lui et alla même jusqu’à penser que, s’il lui arrivait de temps en temps quelques aventures du même ordre, il pourrait faire un mari très acceptable.
  
  Elle écarta les rideaux de la fenêtre et approcha son visage de la vitre. Le brouillard tombait sur le parc, de l’autre côté de la rue et couvrait d’une rosée scintillante les voitures en stationnement sous la lumière jaune des lampadaires.
  
  Elle laissa retomber le rideau, retourna vers la cheminée, ramassa les journaux puis arrangea les bûches. Après quoi, elle monta au second étage qui était le domaine des enfants et de la nurse allemande. Pedro, huit ans, et Lucia, six ans, finissaient leurs devoirs. Elle leur annonça qu’elle allait dîner en ville, mais qu’elle monterait à cheval avec eux le lendemain matin comme tous les jeudis. Pedro demanda :
  
  — Pourquoi n’épousez-vous pas Sir Edward, maman ?
  
  C’était la première fois qu’il en parlait et elle fut un instant surprise.
  
  — Cela te ferait plaisir ?
  
  — Non, répondit le gosse, mais vous dîneriez plus souvent à la maison.
  
  — Je te promets d’y penser, dit-elle.
  
  La nurse entra et annonça qu’un commissionnaire venait d’apporter des fleurs. Margarita descendit et croisa au premier étage Ricardo, le valet de chambre noir, qui lui dit que les fleurs étaient dans le hall.
  
  — Merci. Prévenez Maria que je ne dîne pas ici ce soir.
  
  — Bien, madame.
  
  Maria était la femme de Ricardo. Margarita les avait engagés au Brésil, trois ans plus tôt. Ils l’avaient suivie à Washington, puis à Londres.
  
  Elle trouva le bouquet posé sur une table de marbre, en bas de l’escalier. C’était un mélange de lilas blancs, de liliums et de roses rouges. Elle déchira l’enveloppe qui s’y trouvait épinglée et en sortit une carte de visite faite d’une mince feuille de bois avec un nom imprimé : Hubert Bonisseur de la Bath, et une affirmation manuscrite : J’arrive.
  
  Margarita relut à haute voix : Hubert Bonisseur de la Bath. C’était un nom qui lui rappelait quelque chose, mais quoi ? Elle chercha vainement quelques instants, puis renonça. De toute façon, puisqu’IL arrivait, elle verrait bien.
  
  Elle emporta les fleurs à l’office pour les mettre dans un vase, car elle ne laissait jamais à personne le soin d’arranger un bouquet.
  
  Lorsqu’elle eut fini, elle porta le bouquet dans le petit salon. Elle pensait qu’elle ne serait sûrement pas prête quand Théodor arriverait, lorsque la sonnerie de l’entrée se déclencha.
  
  Ricardo descendit. Elle lui fit savoir qu’elle était là et poussa la porte sans la fermer complètement. L’oreille tendue, elle entendit Ricardo ouvrir, puis une voix mâle, un peu assourdie, exiger :
  
  — Prévenez Mme Lucca que M. Bonisseur de la Bath est là.
  
  — Je ne sais pas si madame est rentrée, répondit prudemment le valet de chambre.
  
  — Eh bien, si elle n’est pas rentrée, je l’attendrai…
  
  Margarita s’était déplacée pour regarder par l’entrebâillement. Elle reconnut alors le visiteur et son cœur se mit à battre plus vite. Sur une impulsion, elle ouvrit la porte alors que le domestique venait déjà vers elle.
  
  — Merci, Ricardo, dit-elle.
  
  Elle sourit à Hubert et Hubert lui sourit. Il ôta sans plus de façon son imperméable et le tendit au valet de chambre qui l’emporta.
  
  — Venez par ici, reprit Margarita.
  
  Il approcha, lui saisit la main, la retourna et posa tendrement ses lèvres dans le creux de la paume.
  
  — Margarita, mon cœur, me pardonnerez-vous ?
  
  Elle ressentit les effets d’une douce chaleur qui s’irradiait en elle, puis d’une sorte de picotement électrique qui la fit frissonner et lui donna la chair de poule. Elle se souvint alors avec précision du trouble physique qu’elle avait éprouvé lors de leur première et unique rencontre. Elle retira sa main, referma la porte et demanda :
  
  — Comment va votre mère ?
  
  Il se redressa, intrigué. Il n’avait plus ses parents depuis bien longtemps.
  
  — Ma mère ?
  
  Elle lui tourna le dos et marcha vers la cheminée.
  
  — Oui, souvenez-vous. Nous venions juste de faire connaissance et un de vos amis est arrivé pour vous dire que votre mère avait eu un accident et qu’elle réclamait votre présence. Vous m’avez fait raccompagner par votre ami… Comment s’appelait-il déjà ? Howard, c’est ça. Un garçon charmant.
  
  Il ne réagit pas immédiatement car il admirait le dos de la jeune femme, ses fesses minces, haut plantées dans le prolongement naturel des jambes longues. Puis, il se souvint de la scène. La mère malade était l’une des formules employées pour faire comprendre à un membre du service, en présence d’étrangers, que le grand patron le réclamait.
  
  — Elle va très bien, affirma-t-il. Je vous remercie.
  
  Il la rejoignit. Elle s’assit dans un fauteuil. Il s’accroupit devant le feu, tendit ses mains à la flamme, puis regarda la jeune femme.
  
  — Je suis heureux d’être ici, mon cœur.
  
  Mais elle ne désarmait pas encore.
  
  — Vous deviez me téléphoner le lendemain pour me donner des nouvelles.
  
  Il se redressa, pivota sur lui-même, déplaçant ses mains pour continuer de les chauffer. Son regard clair erra sur les meubles Louis XV, buta sur quelques tableaux de maîtres, revint à Margarita.
  
  — J’ai eu peur, affirma-t-il.
  
  Elle pencha sa jolie tête de côté, ironique.
  
  — Peur ?… À vous voir, on imagine volontiers que vous n’avez jamais peur de rien, ni de personne.
  
  Il l’observait, avec une expression mélangée de tendresse et de défiance, d’attirance et de refus.
  
  — J’ai eu peur de vous.
  
  Elle rit, mais son rire sonna un peu faux.
  
  — Je ne suis pourtant pas dangereuse.
  
  — Pour moi, vous l’étiez. J’avais terriblement envie de vous…
  
  Elle s’était reprise. Grave, à peine moqueuse, encore que gentiment, elle répliqua :
  
  — Vous ne me l’aviez pas caché.
  
  Il parut ne pas avoir entendu et continua :
  
  — Je pensais trop à vous… Votre prénom, votre visage, étaient deux obsessions… Vous m’aviez envahi et je suis d’une race qui supporte mal les invasions… J’ai préféré ne pas vous revoir.
  
  Leurs regards s’accrochèrent. Ils restèrent silencieux un long moment. Puis, Margarita avoua :
  
  — J’ai très longtemps pensé à vous, puis j’ai voulu vous oublier.
  
  Elle se leva et lui tourna le dos.
  
  — Un scotch ?
  
  — Bourbon, si vous avez.
  
  — J’ai.
  
  Elle prit le téléphone intérieur et donna ses ordres à l’office. Elle avait complètement oublié que Théodor, le chauffeur de Sir Edward, était en route pour venir la chercher. Elle ouvrit le bar contenu dans un coffre chinois, en sortit une bouteille d’Old Crow et deux verres.
  
  — Pourquoi êtes-vous ici ce soir ? demanda-t-elle en revenant.
  
  — J’arrive de Washington, tout droit.
  
  — Et vous vous êtes souvenu de moi en passant à Londres ?… D’abord, comment avez-vous su que j’étais ici ?
  
  — Je le savais avant de partir. Je m’étais renseigné. Je suis venu spécialement pour vous.
  
  Elle posa les verres et la bouteille sur la table basse devant la cheminée.
  
  — Que puis-je faire pour vous ?
  
  — Dîner avec moi ce soir, pour commencer.
  
  Ricardo entra, portant un plateau chargé d’un seau à glace, d’une bouteille d’eau gazeuse et de divers amuse-gueule.
  
  — Merci, Ricardo. Je servirai moi-même.
  
  Le domestique noir repartit, très digne dans sa veste blanche. Margarita mit des glaçons dans les verres, versa le bourbon.
  
  — Je ne suis pas libre. Je dîne avec…
  
  Elle allait dire : mon fiancé, et elle ne comprit pas, sur l’instant, quelle force obscure l’avait interrompue.
  
  — … un ami, acheva-t-elle, furieuse contre elle-même.
  
  — Si c’est un véritable ami, répliqua Hubert, il comprendra que vous vous décommandiez.
  
  — Une heure avant ? Cela ne se fait pas. Un peu d’eau ?
  
  — S’il vous plaît.
  
  Quelques secondes plus tard, elle lui tendit son verre. Leurs doigts se touchèrent. Elle cessa de respirer et son regard s’agrandit, resta un court instant comme suspendu à celui d’Hubert. Puis, elle baissa les yeux et retourna s’asseoir. Il choisit un fauteuil en face d’elle.
  
  — J’ai fait cinq mille kilomètres pour venir vous voir…
  
  — Vous auriez pu prévenir.
  
  — Je ne l’ai pas fait. Si vous ne dînez pas avec moi ce soir, je repars demain matin sans vous revoir.
  
  — Ce n’est pas raisonnable.
  
  Elle se mordit les lèvres. Elle reprochait à Edward d’être trop raisonnable et à celui-ci de ne l’être pas assez.
  
  — Qu’est-ce que ça veut dire : raisonnable ?
  
  — Expliquez-moi pourquoi vous êtes venu, Hubert.
  
  — Je vous l’expliquerai en dînant.
  
  — Et s’il n’y a pas de dîner ?
  
  — Vous resterez affreusement ignorante toute votre vie.
  
  — Tant pis.
  
  Il but son bourbon d’un trait et se leva. Elle crut qu’il allait partir et elle fut incapable de le supporter.
  
  — Ne bougez pas, dit-elle, vous avez gagné.
  
  Elle quitta son fauteuil pour aller décrocher le téléphone et appeler « Squarrels Lodge ». Elle l’obtint presque immédiatement.
  
  — Allô, Eddie ?… Non, il n’est pas encore arrivé… Non, ce n’est pas cela, Eddie… Je suis désespérée… Cela vous ennuierait beaucoup si je ne venais pas… Non, je ne suis pas souffrante… Un ami de Washington est arrivé ce soir et il repart… il veut repartir demain matin… Oui, mais je suis vraiment désolée, Eddie… Oui, je ferai le nécessaire pour Théodor… Je vous appellerai demain… À déjeuner ? Bien sûr, mais avec les enfants… Une heure, d’accord… Moi aussi je vous embrasse.
  
  Elle raccrocha. Hubert la regardait.
  
  — Merci, dit-il. Merci du fond du cœur.
  
  Elle secoua la tête, fit bouffer ses cheveux.
  
  — Vous me faites faire des choses…
  
  — Je sais.
  
  Elle revint et vida son verre.
  
  — Il faut que je m’habille. Vous allez m’attendre ici au coin du feu.
  
  — Non. J’ai une course à faire, tout près. Je reviens à huit heures, d’accord ?
  
  — D’accord.
  
  Elle sonna Ricardo, précéda Hubert dans le hall.
  
  — Faites-vous très belle, recommanda-t-il.
  
  Ricardo apporta son imperméable. Il le mit.
  
  Elle s’arrangea pour qu’il ne pût lui prendre la main avant de partir. Elle craignait de lui montrer le trouble qu’elle éprouvait chaque fois qu’il la touchait.
  
  Hubert entendit la lourde porte de verre opaque et de fer forgé se refermer derrière lui. Il descendit les marches du perron et partit à droite, longeant la grille qui protégeait le jardinet devant la maison. Une Rolls noire passa lentement, ses pneus chuintant sur la chaussée humide. Le trottoir, du côté du parc, était désert.
  
  Hubert tourna dans Andrews Place. La Jaguar 3 L 8 grise qu’il avait louée dès son arrivée était rangée là, Enrique Sagarra au volant. Hubert se glissa sur la banquette, referma la portière.
  
  — Tout va bien, annonça-t-il. Le chauffeur de Sir Edward doit arriver d’un instant à l’autre et voici ce que vous allez faire…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Patrice se curait les ongles avec la pointe de son poignard de commando. Il cracha par terre. Jonas se fâcha.
  
  — Arrête de cracher comme ça, c’est dégueulasse.
  
  Le grand Noir haussa les épaules.
  
  — J’peux pas m’en empêcher, répliqua-t-il gentiment.
  
  La chambre aux murs crasseux était sommairement meublée d’un lit de fer, d’une table en bois et d’une chaise. Un rideau qui n’avait plus de couleur fermait un décrochement de la cloison servant de penderie. Deux matelas supplémentaires, destinés à Patrice et à Jonas, avaient été glissés sous le lit dont Charlie avait bien entendu conservé la jouissance.
  
  Une ampoule nue, couverte de poussière et de chiures de mouches, pendait du plafond, éclairant misérablement ce décor misérable que complétait dans un angle un minuscule lavabo en quart de cercle surmonté d’un morceau de miroir.
  
  Il faisait froid et humide et les trois hommes avaient gardé leurs blousons de cuir. Allongé sur le lit, Charlie recousait un bouton à la braguette d’un pantalon. Jonas était assis, avec les journaux du soir dépliés devant lui sur la table. Patrice allait et venait à travers la chambre.
  
  Ils en savaient maintenant un peu plus sur les uns et les autres. Ils savaient que Jonas, d’origine allemande, avait déserté du 1er R.E.P. à l’issue du putsch algérien le plus récent et que ses pairs espéraient, au prix de quelques gouttes de « P.U.B. », dissoudre la terrible volonté du président de Gaulle et l’amener ainsi, tout simplement, à signer un décret de passation de pouvoir en faveur de Salan. Charlie, communiste du Vietminh, était l’instrument d’une machination analogue visant le président du Sud-Viêt-Nam. Quant à Patrice, il n’était pas très fixé sur le but poursuivi par ceux qui l’avaient envoyé à Londres. Mais, que ce fût pour Tshombé ou pour Kasavubu cela lui était parfaitement égal pourvu que l’opération servît les intérêts des Balubas.
  
  Patrice alla pisser dans le petit lavabo, sous le regard désapprobateur de ses compagnons, puis revint en se boutonnant.
  
  — Tu pourrais au moins faire couler l’eau ! explosa Jonas.
  
  Les gros yeux blancs du colosse noir roulèrent dans leurs orbites.
  
  — Pour quoi faire ? s’étonna-t-il.
  
  — Il est répugnant, s’exclama Jonas en prenant le Viêt à témoin. Un vrai cochon !
  
  Patrice vint derrière lui. Il était devenu gris. D’une seule de ses mains énormes, il saisit Jonas par la nuque et le souleva sans effort apparent.
  
  — Si tu es encore mal poli avec moi, menaça-t-il, je te casse et je te bouffe. C’est compris ?
  
  Il le reposa sur la chaise. Jonas bondit sur ses pieds et fit face, le poignard à la main. Il était pâle comme un mort. Charlie intervint de sa voix asexuée :
  
  — Restez tranquilles. Nous ne sommes pas ici pour nous battre.
  
  Jonas respira un grand coup et remit son poignard dans sa gaine. Patrice qui avait sorti le sien avec la rapidité de l’éclair, en fit autant. Jonas alluma une cigarette pour se donner une contenance. Il était raciste autant qu’il est possible de l’être et cette promiscuité avec ces deux hommes de couleur le rendait malade.
  
  Il se rassit et cacha ses mains sous la table pour en dissimuler le tremblement. Charlie proposa :
  
  — On reprend la discussion ?
  
  Jonas approuva d’un signe de tête. Charlie enchaîna :
  
  — Nous savons maintenant que Robert Jackson nous a vendu à tous les trois séparément, et très cher, la même salade, c’est-à-dire les plans de « Squarrels Lodge », les renseignements nécessaires pour s’y introduire sans trop de risques, et un double de la clé du laboratoire. Malheureusement, nous nous sommes trouvés tous les trois en même temps sur le coup et nous nous sommes fait piquer. Pour couronner le tout, nous avons tué deux flics pour nous évader. Si bien que si nous sommes repris, nous serons pendus.
  
  — C’est un bon résumé de la situation, apprécia Jonas.
  
  — Je vais aller trouver ce Jackson, gronda Patrice en agitant ses énormes mains devant lui, et je vais lui bouffer les oreilles.
  
  — Certainement, riposta Charlie. Ton signalement a été diffusé partout et tu es bien le genre de gars à passer inaperçu. Si tu atteins seulement Shaftesbury Avenue avant de te faire épingler je te paie un kilo de bananes.
  
  — Les bananes, répliqua le Noir méprisant, chez nous on les trouve dans les arbres.
  
  — Charlie a raison, intervint Jonas, et lui non plus ne peut pas sortir, au moins en dehors des limites de Soho… Moi, je peux en m’habillant autrement.
  
  — Pourquoi ? s’étonna Patrice.
  
  — Figure-toi qu’un Européen, dans une ville européenne, ça se remarque moins qu’un Noir ou un Jaune.
  
  — L’Angleterre, protesta Patrice, ce n’est pas en Europe.
  
  Jonas haussa les épaules.
  
  — Conclusion, reprit-il avec une lenteur voulue, c’est moi qui vais aller trouver ce Jackson.
  
  — Non, dit Charlie.
  
  Jonas le regarda, surpris.
  
  — Non ?
  
  — Non. Nous sommes embarqués sur la même galère et nous ne devons pas nous quitter.
  
  Jonas ôta la cigarette de sa bouche, souffla un long jet de fumée par les narines.
  
  — Tu n’as pas confiance ?
  
  — Non, je n’ai pas confiance.
  
  Patrice se mit à rire.
  
  — Moi non plus, affirma-t-il joyeusement.
  
  Jonas s’efforçait visiblement de rester calme.
  
  Il essaya d’ironiser :
  
  — Alors, il ne nous reste qu’une solution : téléphoner à ce Jackson et lui demander poliment de venir ici s’expliquer devant nous. Il le fera sûrement.
  
  Charlie descendit du lit et alla remettre son pantalon dans la penderie.
  
  — J’ai une bien meilleure idée, déclara-t-il. Le patron ici est mon ami, vous avez vu. Et il a lui-même des amis qui se feront un plaisir de nous amener M. Jackson…
  
  Il se retourna vers les deux autres, un sourire aux lèvres.
  
  — Attention, dit Jonas, si nous l’amenons ici il connaîtra notre planque et…
  
  Le sourire de Charlie s’accentua, une expression candide élargit son regard.
  
  — Et alors ?… Nous ne serons pas obligés de le laisser repartir.
  
  Patrice prit un air féroce et fit semblant de briser quelque chose entre ses mains énormes. – Je le casse et je le bouffe ! gronda-t-il.
  
  Puis il éclata d’un rire tonitruant.
  
  
  *
  
  * *
  
  Debout à l’angle d’Andrews Place et de Park Square East, Enrique Sagarra alluma une cigarette. C’était un petit homme mince et fier, avec des cheveux bruns ondulés, des yeux de braise et une moustache en accent circonflexe. D’origine espagnole, il avait combattu pendant la guerre civile dans les rangs républicains. Il jouait du violon tous les soirs dans un dancing de Toulouse lorsque la Seconde Guerre mondiale fut déclarée. Vers la fin de 1942, Enrique Sagarra était entré dans la résistance et s’était très rapidement promu lui-même colonel. La Libération venue, la justice française lui avait reproché certaines exécutions sommaires de gens dont le tort principal semblait avoir été de conserver chez eux un bas de laine trop bien garni.
  
  Écœuré, Enrique s’était alors engagé dans les services spéciaux américains. De l’O.S.S. à la C.I.A., il avait été de bien des coups durs et toujours à la satisfaction générale car il avait compris depuis l’épisode français que le désintéressement pouvait être rentable.
  
  Enrique Sagarra travaillait souvent sous les ordres d’Hubert qui savait à la fois le tenir et l’apprécier à sa juste valeur. Les différents passeports qu’il utilisait pour ses déplacements le donnaient toujours comme musicien, non pas en souvenir du temps où il faisait danser la jeunesse toulousaine, mais pour lui permettre de transporter dans ses bagages un choix de cordes métalliques dont il se servait, munies d’une poignée de bois à chaque extrémité, pour trancher le col de ses adversaires. Lorsqu’il était particulièrement en forme, il lui arrivait de trouver d’emblée le joint entre deux vertèbres, décollant ainsi la tête d’un mouvement net et sans bavure. Et sa joie, lorsqu’il réussissait ce coup de maître, faisait plaisir à voir.
  
  Vraiment.
  
  Il vit soudain s’arrêter devant l’hôtel particulier de Margarita Lucca la Jaguar Mark X de Sir Edward Penney. Le chauffeur, laissant la voiture en double file, descendit, escalada le perron et sonna. Enrique jeta sa cigarette dans le caniveau, traversa la rue et se rapprocha en suivant le trottoir du côté du parc.
  
  C’était la première Mark X que voyait Enrique. Il ne la connaissait que par des photos publiées dans la presse à l’occasion du salon de Londres, quelques semaines plus tôt. Elle lui plut. Elle lui plut tellement que, Ricardo ayant fait entrer Théodor dans le hall et repoussant la porte, Enrique descendit dans la rue pour admirer de plus près l’imposante voiture.
  
  Il s’assura discrètement que personne ne l’observait, ouvrit la portière arrière, monta, referma et s’allongea sur le dos entre les deux banquettes, plein de gratitude pour Sir Edward qui avait conservé le goût des véhicules spacieux.
  
  Moins d’une minute plus tard, Théodor revint et reprit le volant en pestant contre une certaine « donzelle » qui ne savait pas ce qu’elle voulait et qui lui faisait faire inutilement quatre-vingts kilomètres aller et retour dans le brouillard.
  
  Enrique se redressa légèrement. La voiture tourna pour s’engager dans Outer Circle. Plus de maisons, le parc de chaque côté, pas le moindre piéton en vue. Enrique sortit de sa poche de poitrine un couteau à cran d’arrêt, en fit jaillir la lame et se mit à genoux derrière Théodor.
  
  Alerté par le bruit, Théodor, dans le même temps, vit apparaître le visage émacié d’Enrique dans le rétroviseur et sentit une pointe d’acier lui piquer le cou à hauteur de la carotide.
  
  — N’aie pas peur, dit Enrique. Range-toi là et écoute-moi.
  
  Théodor, rendu muet par la peur, arrêta la Jaguar le long du square, en face de Broad walk.
  
  — Très bien, apprécia Enrique, tu es un vrai petit chef !
  
  — Je n’ai pas beaucoup d’argent, bredouilla le chauffeur.
  
  — Je n’ai pas besoin de ton argent, répliqua Enrique. Au contraire, je vais t’en donner… à condition que tu sois bien sage, évidemment.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ?
  
  — Je veux prendre ta place, au moins pour quelques jours. Cela m’intéresse d’être chauffeur de Sir Edward Penney.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Ne pose pas de questions. À partir de maintenant, tu es malade, très malade, et tu vas me faire un mot pour ton patron, l’informant que je te remplace le temps nécessaire. En échange, tu toucheras cinquante guinées par jour et je te verse une avance de quatre jours, qui te restera acquise de toute façon. Peut-on être plus gentil ? Je te le demande.
  
  — Et… si je refuse ?
  
  — Je te saigne comme un lapin, je te trempe dans l’amidon et je fais cadeau de ton corps à Mme Tussaud (2).
  
  — N’y a pas de raison pour que je tombe malade comme ça d’un seul coup.
  
  — Je ne suis pas buté, si tu trouves quelque chose de mieux…
  
  — C’est ma mère qui peut être malade. Elle habite à Liverpool. Je peux être passé chez mon frère et…
  
  — Parfait, approuva Enrique, tu vas m’expliquer tout ça bien tranquillement. Nous ne sommes pas aux pièces…
  
  — Vous travaillez pour Jackson ? questionna Théodor.
  
  Enrique ne savait pas encore qui était Jackson. Il répliqua prudemment :
  
  — Qu’est-ce que ça peut te faire ?
  
  
  *
  
  * *
  
  — Jackson ! s’écria Patrice, la bouche pleine. Celui-là, quand je le tiens, je le casse et je le bouffe !
  
  Jonas soupira. Ils s’étaient fait apporter à manger vers huit heures. Des provisions pour deux jours, croyaient-ils. Jonas et Charlie avaient compté sans l’appétit du colosse noir. En moins d’une heure, Patrice avait dévoré deux saucissons gros comme le bras, le contenu de deux boîtes de sardines, une demi-douzaine d’œufs durs, un poulet en gelée. Il en était maintenant au dessert, c’est-à-dire qu’il épluchait sa huitième banane, sans donner encore l’impression d’en avoir assez.
  
  — Si tu veux vraiment le bouffer, dit Jonas, tu devrais garder un peu de place dans ton estomac. Bon Dieu, je n’ai jamais vu une chose pareille !
  
  — C’est ça ! protesta le Noir. Tu vas dire maintenant que je mange trop… Moi, je mange quand ça me goûte !
  
  Ils avaient décidé de parler français, mais Patrice avait l’accent belge.
  
  — Moi, ça me dégoûte, dit Jonas.
  
  Le Noir fit deux bouchées de la banane, s’essuya la bouche avec le dos de sa main et jeta la peau dans un coin de la chambre.
  
  — Qu’est-ce qui te dégoûte ? questionna-t-il, la bouche pleine.
  
  — De te voir bouffer comme ça et jeter tes ordures dans tous les coins.
  
  Patrice haussa ses larges épaules, débonnaire.
  
  — Tu es un maniaque de la propreté, répliqua-t-il d’un ton sentencieux.
  
  Jonas alluma une cigarette. Ses mains tremblaient légèrement, il marcha vers la penderie, saisit la mitraillette qu’ils avaient prise aux flics.
  
  — Je vais la nettoyer, on ne sait jamais.
  
  Il regarda au passage ce que lisait Charlie, allongé sur le lit. C’était La Situation de la classe ouvrière en Angleterre, de Engels. Jonas eut un mouvement d’humeur.
  
  — Comment peut-on se farcir le crâne avec de pareilles conneries, grogna-t-il. Je me le demande.
  
  Sans bouger, le Viêt riposta :
  
  — Tu préfères Nietzsche ? Je suppose…
  
  — Sûrement, affirma l’ex-légionnaire.
  
  Il croyait en effet que le monde appartiendrait toujours à une aristocratie douée de la volonté de puissance, cette aristocratie bénéficiant, de par la force même des choses, d’une morale et de droits particuliers, et ne pouvant être issue que de la race blanche. Il pensait que le christianisme et le communisme, à mettre dans le même sac, n’étaient que deux gigantesques complots fomentés par les Faibles pour désarmer ou détruire les Forts, deux morales d’esclaves construites sur des principes entièrement faux parce qu’ils ne tenaient aucun compte de la notion darwinienne de sélection naturelle.
  
  — La force est mon droit, affirma-t-il fièrement.
  
  — Ainsi parlait Zarathoustra, déclama Patrice.
  
  Il cracha sur le parquet et sourit à Jonas qui s’était retourné d’une pièce, étonné.
  
  — Tu me prends pour un âne, reprocha-t-il, parce que je bouffe comme un porc. C’est une erreur. Moi aussi, je suis allé à l’école. Et je me marre, et je me demande bien ce que je fous ici entre un marxiste et un fasciste !
  
  — Qu’est-ce que tu es, toi ? demanda Charlie. Fétichiste ?
  
  — Je suis épicurien. Je crois que l’homme ne peut trouver le bonheur en dehors du plaisir, du plaisir physique, du plaisir de faire l’amour à une belle fille, du plaisir de bouffer ! Oui, monsieur, de bouffer !
  
  — Tu es foutu d’avance, dit le Viêt. Le monde appartient de plus en plus à ceux qui savent se passer de manger. On ne peut plus agir quand on a l’estomac bourré. C’est pour cette même raison que les Blancs sont foutus : ils mangent trop.
  
  — Les Blancs, ils t’emmerdent, riposta Jonas en portant la mitraillette sur la table.
  
  Doucement, Charlie prononça :
  
  — J’étais à Dien Bien Phu.
  
  La mitraillette tomba bruyamment sur la table. Pâle comme un mort, Jonas se retourna vers le Viêt.
  
  — Moi aussi, dit-il.
  
  Charlie leva enfin le nez de sur son livre et son regard énigmatique se laissa accrocher par le regard de ce seigneur qui avait été vaincu par les esclaves. Patrice se curait les dents avec ses ongles qu’il suçait ensuite avec conscience. Il interrompit ce travail absorbant pour déclarer sournoisement :
  
  — C’est marrant de vous retrouver là, comme ça.
  
  Les deux autres ne répondirent pas. La main de Jonas descendit lentement vers la crosse de la mitraillette. Patrice suivit des yeux la progression de cette main et il retint son souffle. Imperturbable, Charlie murmura :
  
  — Rien ne presse. Jackson sera là dans un moment…
  
  Jonas baissa la tête, puis il pivota vers Patrice et dit à mi-voix :
  
  — J’en ai ma claque !
  
  Le Noir comprit qu’il le traitait de macaque, et c’était là une injure qu’il ne pouvait supporter. Sa main énorme, comme un battoir, partit à la volée et faillit décoller la tête des épaules de Jonas qui, soulevé du sol, alla s’assommer contre la cloison. Des voisins hurlèrent. Charlie se souleva sur un coude et regarda le grand parachutiste étendu sans connaissance sur le parquet.
  
  — Toi et moi, dit-il à Patrice, nous devons nous serrer les coudes. Ce type-là ne peut pas nous supporter et il essaiera de nous tuer dès qu’il n’aura plus besoin de nous.
  
  Patrice passa ses doigts sur son visage ruisselant et les secoua, expédiant des gouttes de sueur sur le journal.
  
  — C’est nous qui le tuerons, promit-il. Et je lui boufferai les c…
  
  
  *
  
  * *
  
  L’un des Chinois ouvrit la porte de l’immeuble, puis aida l’autre à faire entrer la lourde caisse dans le hall. Le gardien sortit de sa loge et s’étonna :
  
  — Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ?
  
  — Une livraison pour M. Jackson.
  
  — C’est tout en haut, au dernier étage. Vous voulez que je le prévienne ?
  
  — Non, ce n’est pas la peine. Il nous attend.
  
  — Vous pourrez jamais faire entrer ça dans l’ascenseur.
  
  — On le montera à pied, on a l’habitude.
  
  Les deux Chinois souriaient, aimables, contents d’eux-mêmes.
  
  — Sans vouloir être indiscret, reprit le gardien, qu’est-ce qu’il peut bien y avoir dans cette caisse ?
  
  — Je crois que c’est des vieux bouquins que M. Jackson aurait achetés dans une vente…
  
  — Il aime les bouquins, reconnut le gardien en hochant la tête. Chez lui, c’en est plein. Eh bien, bon courage les gars.
  
  Les deux Chinois reprirent la caisse chacun par un bout et se lancèrent à l’assaut de l’escalier…
  
  Cinq étages, plus haut, Robert C. Jackson, ex avocat, rayé du barreau à la suite de quelques abus de confiance qui avaient frisé l’escroquerie, regardait la télévision, confortablement installé dans le salon de son appartement. Mais Jackson ne voyait pas les images défiler sur le petit écran et il n’écoutait pas le son. Il était complètement absorbé par ses pensées concernant ce qui s’était produit la nuit précédente. Il ne comprenait toujours pas comment ses trois clients avaient pu se trouver tous en même temps dans les sous-sols de « Squarrels Lodge ».
  
  La sonnerie de la porte d’entrée le fit sursauter. Il se leva, jeta dans un cendrier le mégot éteint qui pendait à ses lèvres depuis un bon moment, diminua l’intensité du son de la télévision et gagna le vestibule. Il colla son œil droit au mouchard encastré dans la porte et aperçut sur le palier deux Chinois en blouse grise encadrant une grande caisse qui avait l’air d’un cercueil. Les Chinois souriaient et semblaient tout à fait inoffensifs. Jackson entrouvrit le battant, laissant la chaîne de sécurité.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
  
  — Une livraison pour vous, monsieur Jackson, répliquèrent ensemble et joyeusement les deux hommes.
  
  — Je n’attendais pas de livraison, je n’ai rien commandé nulle part.
  
  — On nous a dit que c’était un cadeau, reprirent en chœur les Chinois, que c’était une chose dont vous aviez envie depuis longtemps !
  
  Ils se regardèrent en clignant de l’œil, comme s’il s’agissait d’une bonne farce.
  
  — Qui vous a dit cela ?
  
  Ils se mirent à rire, de ce rire propre aux Chinois et qui s’apparente plutôt au gloussement.
  
  — C’est un secret.
  
  Agacé, poussé par la curiosité et rassuré par l’attitude des livreurs, Jackson ouvrit la porte.
  
  — Allez-y.
  
  Les Chinois reprirent la caisse et la portèrent dans le vestibule. Celui qui fermait la marche se redressa alors que Jackson leur tournait le dos pour refermer ; une matraque jaillit dans sa main comme par miracle. Il l’abattit sur le crâne de l’Anglais qu’il soutint ensuite pour l’allonger sans bruit sur le parquet. Déjà, l’autre soulevait le couvercle de la caisse, découvrant un lot de vieux annuaires du téléphone.
  
  Ils sortirent les gros livres et les empilèrent contre le mur. Puis, ils bâillonnèrent Jackson et lui lièrent les poignets et les chevilles avec des cordes sorties de leurs poches. Quand ce fut terminés, ils soulevèrent leur victime et la déposèrent dans la caisse dont ils rabattirent le couvercle.
  
  Quelques minutes plus tard, le gardien de l’immeuble les vit redescendre avec leur fardeau.
  
  — Et alors ? s’étonna-t-il. Il n’a pas ouvert ?
  
  — Si, répondit le premier Chinois, mais il n’en a pas voulu. Il prétend que ça n’est pas pour lui, que c’est sûrement une erreur.
  
  — Vous vous rendez compte, s’indigna le second. Cinq étages avec un poids pareil, et pour rien !
  
  — À votre place, les gars, je ferais du bruit, assura le gardien.
  
  — Faites-nous confiance, répliqua le premier Chinois. J’en connais un qui va passer un mauvais quart d’heure…
  
  Le gardien leur ouvrit la porte et les regarda remettre la lourde caisse dans une camionnette noire, rangée l’arrière sur le trottoir comme toutes les autres voitures autour de Soho Square. Une ambulance qui amenait un malade à l’hôpital les bloqua quelques secondes à l’entrée de Frith street. Puis, ils disparurent et le gardien referma la porte de l’immeuble.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Enrique Segarra aperçut soudain dans la lumière des phares l’entrée de « Squarrels Lodge » et les hauts murs qui cernaient la propriété. Il arrêta la Jaguar devant le grand portail, surmonté d’un portique couvert de vieilles tuiles et qui se raccordait à droite à la toiture de la maison des concierges.
  
  Enrique descendit et ouvrit le portail avec une des clés que Théodor Parker lui avait remises. Une fenêtre s’éclaira au premier étage de la maison, des volets s’ouvrirent. Le concierge reconnut la voiture, cria quelque chose qu’Enrique ne comprit pas, probablement « bonne nuit » et referma.
  
  Enrique fit entrer la Jaguar dans la propriété, redescendit pour tirer les vantaux du portail et donner un tour de clé, puis reprit le volant. Un tapis de feuilles mortes jonchait le sol et la brume estompait les chaudes et diverses couleurs des arbres en tenue d’automne, éclairés par les phares.
  
  Une biche traversa l’allée, à cinquante mètres de la voiture. Plus loin, un lapin détala brusquement, fit un instant la course avec la Jaguar, décrivant des zigzags, puis sauta dans le sous-bois et disparut.
  
  Enfin, au terme d’une large courbe, Enrique découvrit la maison, très longue, blanche et noire sous le clair de lune. Il continua, passant devant, et arrêta la voiture près de la porte de service. Le rez-de-chaussée était obscur, mais Enrique avait vu des fenêtres éclairées à l’étage.
  
  Il sortit de la voiture. À ce moment, la lumière s’alluma dans le couloir et la porte s’ouvrit. Enrique devina qu’il s’agissait de James. Celui-ci, le voyant mal, le prit pour Théodor, éternua puis grommela :
  
  — C’est à cette heure-ci que tu arrives ?
  
  — Excusez-moi, dit Enrique. Sir Edward pourrait-il me recevoir ?
  
  Surpris, le valet de chambre recula d’un pas, prêt à refermer la porte.
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Le remplaçant de Théodor. Il est passé ce soir voir son frère qui venait de recevoir un télégramme. Leur mère est très malade et Théodor a dû prendre le train aussitôt pour se rendre à son chevet. Je me trouvais justement là et il m’a demandé si je pouvais le remplacer pendant deux ou trois jours, afin que Sir Edward ne soit pas embêté. Je pouvais… Théodor m’a donné une lettre pour Sir Edward.
  
  James le laissa entrer dans 3e couloir, l’examina un instant, éternua encore et porta sa main droite à ses reins douloureux.
  
  — Comment vous appelez-vous ?
  
  — Enrique… Enrique Sagarra.
  
  — Espagnol ?
  
  — Oui.
  
  James fit une moue légèrement méprisante.
  
  — Vous m’appellerez James, lâcha-t-il.
  
  — Sir Edward ?
  
  — Sir Edward est monté se coucher et il est de très mauvaise humeur. De toute façon, il sera bien temps de l’informer demain matin. Soyez ici à huit heures. Je suppose que vous allez coucher dans la chambre de Théodor ?
  
  — C’est ce qu’il m’a dit.
  
  — Ce n’est pas ici, c’est dans les écuries… Par cette allée, tout droit, à deux cents mètres. Vous avez les clés ?
  
  — Théodor me les a données.
  
  — Alors, vous trouverez facilement. Vous entrez par le grand portail. At…choum ! À gauche, les chevaux, à droite les voitures. La chambre de Théodor est au-dessus des garages, juste en haut de l’escalier qui mène à la galerie. Vous ne pouvez pas vous tromper. Le palefrenier et sa famille habitent en face, au-dessus des chevaux. Ne faites pas trop de bruit, pour ne pas les réveiller. Bonne nuit.
  
  Il se moucha bruyamment.
  
  — Bonne nuit, répondit Enrique.
  
  Il fit demi-tour et rejoignit la Jaguar.
  
  
  *
  
  * *
  
  Les trois regardaient la chaise au centre de la cave par ailleurs encombrée d’un étonnant bric-à-brac. Patrice et Charlie se tenaient d’un côté, l’un près de l’autre. Le colosse et le mignon, l’indestructible et le vulnérable. À trois mètres, conservant ses distances, Jonas affichait une pommette tuméfiée, enflée, déjà violette.
  
  — Voyons ça, dit Charlie de sa voix de fille.
  
  Il souleva le couvercle et le rabattit sur la terre battue. Jackson apparut, ficelé, bâillonné, roulant des yeux effarés.
  
  — Content de nous revoir ? questionna Charlie souriant.
  
  Patrice écarta le Viêt, se pencha, attrapa d’une seule main les vêtements de Jackson à hauteur de la ceinture et souleva l’Anglais comme il aurait soulevé un paquet de linge sale, avec la même apparente facilité. Il changea de main, saisit, le prisonnier par le col de sa veste et le tint suspendu à bout de bras.
  
  — On va bien rigoler, promit-il.
  
  Et, pour ponctuer cette affirmation, il éclata d’un rire énorme qui se répercuta sur les murs de la cave avec la force d’un marteau pneumatique. De sa main droite, il tira de sa poche son couteau à cran d’arrêt et en fit jaillir la lame sous le nez de Jackson qui devint verdâtre et se mit à hurler à travers son bâillon :
  
  — Non ! Non ! Je n’ai rien fait de mal !
  
  — Tu t’es fichu de nous, intervint Jonas d’une voix mordante.
  
  — Et tu dois comprendre maintenant que tu as commis là l’erreur de ta vie, enchaîna suavement Charlie.
  
  — Foutons-le à poil, décida Jonas.
  
  Qui savait qu’un homme nu perd de ce simple fait une grande partie de ses moyens.
  
  — Très bonne idée, approuva Patrice.
  
  Charlie l’aida. Ils posèrent Jackson sur le sol de terre battue, coupèrent les liens qui lui attachaient les chevilles et les poignets, le dépouillèrent de ses vêtements et lui ôtèrent finalement son bâillon.
  
  — Tu peux gueuler si ça t’amuse, dit Jonas. Personne ne t’entendra.
  
  Charlie promena sa main aux doigts longs et soignés sur le torse lisse de Robert Jackson, qu’une pratique régulière de différents sports avait maintenu en forme malgré ses cinquante ans.
  
  — Il a la peau douce, remarqua le Viêt.
  
  Patrice, l’air gourmand, tâtait le gras de la cuisse.
  
  — On en mangerait, apprécia-t-il en se mouillant les lèvres.
  
  Jackson tremblait et il avait la chair de poule.
  
  — Ne perdons pas de temps, reprit Jonas. Tu sais ce qui nous intéresse. Nous sommes venus à Londres pour nous procurer la formule du « P.U.B. ». Nous t’avons payé pour ça et nous ne voulons pas repartir les mains vides. C’est clair ?
  
  — Je n’y suis pour rien, balbutia Jackson. Je vous ai vendu des renseignements, un point c’est tout.
  
  Patrice lui saisit la main gauche, lui écarta l’auriculaire, l’examina un instant avec envie, puis sans prévenir le mordit et le sectionna net, d’un seul coup de dents. Jackson hurla. Lorsqu’il s’interrompit, le temps d’une seconde, pour remplir ses poumons, il entendit, horrifié, les os de son petit doigt craquer sous l’action des puissantes mâchoires du grand Baluba…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert et Margarita s’observaient par-dessus la table, à la lueur des chandelles.
  
  — À quoi pensez-vous ? demanda la jeune femme.
  
  — Allons danser ce slow, répondit-il, et vous le saurez tout de suite.
  
  Elle prit son verre, but une gorgée de champagne, puis se leva. Ils gagnèrent la piste, plongée dans une douce pénombre et fort encombrée. Hubert prit Margarita dans ses bras et leurs corps se joignirent étroitement.
  
  — C’est bien agréable, mon cœur, de vous tenir comme ça, murmura-t-il.
  
  Elle mit sa joue contre celle d’Hubert.
  
  — Je trouve cela, moi aussi, très… confortable.
  
  Elle se serra plus étroitement, ses longues cuisses devinrent caressantes.
  
  — J’ai envie de vous, mon cœur. J’ai envie de faire l’amour avec vous, reprit Hubert.
  
  Il sentit les doigts de la jeune femme monter jusqu’à sa nuque.
  
  — Vous n’aviez pas besoin de le dire…
  
  — J’aime dire les choses…
  
  — Vous avez raison, approuva-t-elle. Ne croyez surtout pas que… les gestes me choquent moins que les paroles. Au contraire, j’aime les hommes qui peuvent s’exprimer librement. C’est tellement rare, Hubert…
  
  — Partons. Allons le faire.
  
  — Non, Hubert.
  
  — Pourquoi, vous n’en avez pas envie ?
  
  — Je ne suis pas libre. Il y a un homme dans ma vie…
  
  — Heureux homme.
  
  — Il arrive qu’un homme et une femme se sentent attirés l’un vers l’autre, comme nous deux ce soir. C’est une question de peau… Il ne faut pas s’en indigner, c’est naturel, mais je crois qu’il ne faut pas davantage se laisser aller.
  
  — À Washington, lorsque nous nous sommes connus, vous alliez vous laisser aller.
  
  — J’étais libre, cela ne pouvait faire de tort à personne.
  
  — Soyez libre à nouveau.
  
  — Je n’en ai pas envie.
  
  Le slow se termina. Ils s’écartèrent mais restèrent à se regarder, les mains dans les mains. Elle lui fit une grimace tendre, plissant son nez.
  
  — Vous ne m’en voulez pas ?
  
  Il soupira. Son regard descendit, caressant les formes d’un corps adorable.
  
  — Avez-vous fini de me déshabiller ? reprocha-t-elle en frissonnant.
  
  — Vous avez une bien jolie robe…
  
  — Maggy Rouff.
  
  L’orchestre attaqua un rock. Hubert fit la moue.
  
  — Retournons nous asseoir. J’ai fait ma culture physique ce matin…
  
  Ils regagnèrent leur table.
  
  — Vous n’aimez pas ces danses modernes ? demanda-t-elle.
  
  — Pas ce soir… Ce soir, je n’aime pas les danses qui ne me permettent pas de vous tenir dans mes bras.
  
  Il remplit les coupes de champagne.
  
  — Ne trouvez-vous pas, reprit-elle, que ces nouvelles danses qui tiennent les partenaires éloignés l’un de l’autre sont un signe de plus de la dévirilisation de cette génération d’hommes ?
  
  Il choqua les verres, prit celui de Margarita et lui donna le sien.
  
  — Sûrement, approuva-t-il, l’homme moderne se dévirilise. Mais je crois que les femmes en sont pour une bonne part responsables.
  
  Ils burent en se regardant. Il y avait de la tendresse dans le regard d’Hubert et comme un immense regret dans celui de Margarita.
  
  — Je suis de votre avis, dit-elle. Aux États-Unis, par exemple, les femmes ont oublié que Dieu nous a créées pour être la compagne d’un homme. Et c’est un grand malheur… ne pas connaître le plaisir d’être seule avec un homme.
  
  Elle lui prit la main sur la table. Ils restèrent ainsi un long moment, les yeux dans les yeux, indifférents à tout ce qui les entourait. Puis, Margarita se secoua, reprit sa main et dit d’une voix changée, teintée de panique.
  
  — Je suis fatiguée, Hubert. Je voudrais rentrer.
  
  — Je vous raccompagne chez vous…
  
  Il savait qu’elle ne lui permettrait pas d’entrer et il en était étrangement soulagé.
  
  
  *
  
  * *
  
  Épouvanté par le regard concupiscent du colosse noir qui s’attardait sur certaines parties spécialement sensibles de son individu, Robert Jackson parlait et il semblait que rien ne pourrait plus l’arrêter de parler…
  
  Charlie lui ôta un lacet d’un de ses souliers et s’en servit pour lui garrotter le moignon de la phalange dévorée par le Baluba, d’où pissait le sang. Finalement, à bout de souffle, ayant vidé tout son sac, Robert Jackson se tut, et il n’y eut plus dans la cave d’autre bruit que celui de sa respiration haletante.
  
  Jonas alluma une cigarette, jeta le tison de l’allumette sur le ventre nu de Jackson qui n’eut aucune réaction, passa une main attentive sur la brosse de ses cheveux blonds et dit :
  
  — Pour résumer, ce salopard prétend qu’il a obtenu tous les renseignements d’un certain Théodor Parker, chauffeur de Sir Edward Penney.
  
  — C’est la vérité, cria Jackson. Ce type-là vendrait père et mère en échange de quelques guinées.
  
  — C’est exactement le type qu’il nous faut, remarqua Charlie en se relevant.
  
  — En fin de compte, conclut Patrice, nous n’avons plus besoin de ce Jackson…
  
  Il fit claquer ses dents plusieurs fois de suite et ponctua de quelques miam’miam de la meilleure venue. Jackson redevint vert.
  
  — Je vous ai tout dit. Laissez-moi repartir…
  
  — Tu nous as mis dans une sale histoire, riposta Jonas. Tout se paye…
  
  — Ce n’est pas ma faute.
  
  Jackson, maintenant, devinait ce qui s’était passé. Afin d’éviter de nouveaux contacts, toujours dangereux, il était convenu avec chacun de ses trois clients qu’il le préviendrait de l’absence de Sir Edward Penney de « Squarrels Lodge » par l’insertion d’un avis dans les petites annonces du Daily Telegraph. Trois avis différents, bien entendu, mais que Jackson avait eu le tort de réunir sur une même feuille de papier. L’avant-veille il avait demandé à sa secrétaire de faire passer le premier de ces avis, et cette dinde, toujours à rêver, avait dû transmettre les trois en même temps.
  
  — Comment peut-on joindre le chauffeur de Sir Edward ? s’enquit Jonas.
  
  — Vous pouvez l’appeler demain matin, avant huit heures.
  
  — Quel numéro ?
  
  — Je l’ai dans mon carnet, dans la poche droite de ma veste.
  
  Jonas fouilla dans la veste, en sortit le carnet, s’assura que le numéro s’y trouvait bien.
  
  — Parfait, dit-il. Maintenant, bonne route pour l’enfer des truqueurs et des cons.
  
  D’un clin d’œil, il donna le feu vert à Patrice. Jackson hurla, mais le Noir gigantesque se laissa tomber sur lui et lui enserra la gorge dans ses mains énormes. Jonas et Charlie, fascinés, entendirent craquer les cartilages…
  
  
  *
  
  * *
  
  Aussi enrhumée que l’était James, des suites de leurs allées et venues en tenue légère de la nuit précédente, Paméla ne dormait pas. Elle avait entendu la Jaguar et pensait que Théodor avait voulu lui raconter pourquoi Mme Lucca, la fiancée de Sir Edward, s’était décommandée au dernier moment. Paméla, comme toutes ses pareilles, était curieuse et friande des histoires de cœur. La mauvaise humeur de Sir Edward et le fait qu’il soit monté se coucher sans manger permettait bien des suppositions…
  
  Paméla regarda le cadran lumineux de son réveil sur la table de chevet. Cela faisait maintenant une bonne demi-heure que James était couché et il devait dormir. Paméla avait bien envie d’aller rejoindre Théodor, autant pour passer un bon moment dans ses bras que pour apprendre de sa bouche les raisons de l’incident qui avait marqué la soirée.
  
  Elle pensa aux deux agents qui campaient dans la chaufferie, près du laboratoire. Elle pouvait sortir sans les alerter. Mais, il restait les deux cents mètres à parcourir dans le sous-bois jusqu’aux écuries… Et, après ce qui était arrivé la nuit précédente…
  
  Paméla décida d’y aller malgré tout. Elle sentait que, si elle restait là, le sommeil la fuirait toute la nuit. Elle alluma la lampe de chevet, sortit de son lit, éternua, enfila sur sa chemise de nuit un manteau en fourrure de nylon imitation vison, chaussa ses bottillons fourrés, prit une lampe électrique de poche et deux clés dans un tiroir, quitta sa chambre sur la pointe des pieds, referma la porte et marcha à tâtons jusqu’au bout du couloir, se guidant de la main sur le mur et se bouchant les narines pour s’empêcher d’éternuer.
  
  Dans l’escalier, elle alluma sa lampe dont elle voila l’éclat avec ses doigts. Elle sortit de la maison par la porte de service et frissonna aussitôt, saisie par l’humidité glacée de la nuit.
  
  Elle courut jusqu’aux écuries, étrange construction carrée, flanquée aux angles de quatre tours, qui ressemblait au château de la Belle au Bois dormant. Paméla ouvrit la petite porte à droite du grand portail et entra sans bruit. Le clair de lune, traversant la verrière du toit, éclairait suffisamment la cour intérieure pavée. Paméla éteignit sa lampe et la remit dans sa poche. Elle se glissa silencieusement vers l’escalier qui commandait l’accès de la galerie au-dessus des garages. À l’opposé, un cheval s’agitait dans son box. Paméla regarda vers les fenêtres de l’appartement du palefrenier. Tout était obscur et tranquille. Elle étouffa un éternuement.
  
  Elle monta l’escalier, ouvrit la porte de la chambre de Théodor.
  
  — Chut ! fit-elle. C’est moi. Tchee !
  
  Elle referma, ôta son manteau qu’elle posa en passant sur la table, puis ses bottillons. Lorsqu’elle fut près du lit, elle fit passer sa chemise par-dessus sa tête, éternua encore et demanda :
  
  — Qui c’est qui fait une petite place à sa petite chérie ?
  
  « C’est moi ! » pensa Enrique qui n’en revenait pas encore.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Paméla se réveilla brusquement, inquiète. Elle ouvrit les yeux. Le jour s’était levé et un peu de lumière grise, terne, pénétrait dans la chambre par l’imposte. Paméla était couchée en chien de fusil au bord du lit, le corps de son amant épousant étroitement le sien par-derrière, une bonne main d’homme enserrant son sein.
  
  Elle regarda la pendulette sur la table de chevet et vit qu’il était sept heures un quart. Son sang ne fit qu’un tour. James devait déjà être levé ; il devait déjà savoir qu’elle avait découché.
  
  — Mon Dieu ! fit-elle à haute voix.
  
  Elle voulut se lever, mais son amant la retint.
  
  — Laisse-moi, supplia-t-elle. Il est sept heures un quart, je suis terriblement en retard.
  
  Mais sa prière ne provoqua nullement le relâchement désiré. Au contraire. Elle en fut stupéfaite, car ils avaient fait l’amour avec passion une grande partie de la nuit et, à plusieurs reprises, elle avait même pensé qu’on lui avait changé son Théodor, qui n’avait jamais manifesté jusqu’alors pareille ardeur, ni pareille imagination.
  
  — Qu’est-ce qu’il t’arrive ? protesta-t-elle. Tu as mangé du lion ?
  
  Elle rabattit le drap et réussit à se dégager. Debout, elle éternua, se moucha, puis se retourna et se pencha pour donner un baiser à celui qui l’avait si bien comblée.
  
  — Je suis complètement morte, se plaignit-elle. Espèce de grand fou !
  
  Elle se figea, le souffle coupé, fixant ce visage qu’elle ne connaissait pas. Un réflexe de pudeur, aussi tardif que stupide, projeta sa main gauche sur son ventre et son avant-bras droit sur ses seins.
  
  — Mais, vous n’êtes pas Théodor ! constata-t-elle d’une voix décomposée par la stupéfaction.
  
  — Vous ai-je jamais dit le contraire ? demanda Enrique qui s’efforçait à prendre un air modeste.
  
  Paméla se mit à trembler.
  
  — Mais, qui êtes-vous ?
  
  — Je suis le remplaçant de Théodor. Il est parti voir sa mère malade et… J’espère l’avoir bien remplacé, non ?
  
  Elle lui tourna le dos, ce qui ne le vexa nullement car l’envers valait l’endroit, et enfouit son visage dans ses mains, étouffant un sanglot sec.
  
  — Mon Dieu ! reprit-elle. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Mais, qu’est-ce qu’il m’arrive ?
  
  Enrique se leva, lui aussi dans le plus simple appareil.
  
  — Je suis désolé, dit-il, sincèrement, si vous êtes malheureuse.
  
  Il éternua, lui aussi, gagné par la contagion. Il voulut la prendre par les épaules. Mais, elle se dégagea brutalement.
  
  — Ah ! Non ! Ne me touchez plus ! Dégoûtant !
  
  — Mettez-vous à ma place, reprit gentiment Enrique. Vous venez vous glisser dans mon lit, toute nue et si belle, si tendre, si douce… J’ai voulu vous dire que je n’étais pas Théodor, mais vous m’avez fermé la bouche avec la vôtre et après… Après je ne pouvais plus… C’était si merveilleux, mon ange.
  
  Elle revint vers lui et se pendit brusquement à son cou, secouée de lourds sanglots. Il la serra et la berça contre sa poitrine. Ils éternuèrent avec un ensemble touchant.
  
  — Je suis si malheureuse, gémit-elle. Qu’est-ce que je vais faire maintenant ?
  
  — Nous en reparlerons ce soir, suggéra-t-il. Prenez le temps de réfléchir…
  
  — Vous êtes bien mieux que Théodor ! lança-t-elle en repartant à pleurer. Comment vous appelez-vous ?
  
  — Enrique.
  
  — Moi, c’est Paméla.
  
  — Enchanté, dit machinalement Enrique.
  
  Aussi machinalement, il s’était remis à la caresser. Elle comprit ce qui la menaçait de nouveau et fut à deux doigts de succomber. Mais la crainte de Sir Edward fut la plus forte.
  
  — Non ! fit-elle. Il faut que je me sauve.
  
  Elle se dégagea, remit sa chemise de nuit, son manteau de faux vison en vrai nylon, ses bottillons fourrés, se moucha.
  
  — Pourvu que le palefrenier ne me voie pas !
  
  Enrique entrouvrit la porte. La cour intérieure était déserte, mais il y avait de la lumière dans les écuries. Paméla vint tout près de lui.
  
  — À tout à l’heure, dit-elle. Et sois discret avec James.
  
  — Je suis un gentleman, répliqua dignement Enrique.
  
  Elle lui mordit sauvagement la bouche, le caressa une dernière fois.
  
  — Oh ! Toi… fit-elle. Je m’en souviendrai !
  
  Elle sortit sur la galerie et il la regarda descendre l’escalier. Il pensait que le service de Sir Edward offrait décidément bien des avantages et il souhaita que cela continuât.
  
  Il referma la porte et décida de faire sa toilette. Il était en train de se raser lorsqu’il entendit le téléphone sonner en bas. Il ne bougea pas, laissant au palefrenier le soin de répondre. La sonnerie cessa. Quelques secondes plus tard, une voix de stentor hurla :
  
  — Théodor ! C’est pour toi !
  
  Enrique enfila rapidement son slip et son pantalon, jeta une serviette sur ses épaules et descendit. À quelques pas de l’appareil mural qui pendait au bout du fil, le palefrenier regardait Enrique avec étonnement.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
  
  — Je remplace Théodor pour quelques jours, je vous expliquerai…
  
  Il prit l’appareil. Une voix zézayante, aux accents chantants demanda :
  
  — Monsieur Théodor Parker ?
  
  — Oui, dit Enrique.
  
  Il se moucha.
  
  — Je suis un ami de M. Jackson… M. Jackson a quelque chose pour vous, quelque chose de très intéressant. Veuillez vous trouver à 1 h 30 après midi près de la cabine téléphonique de Sainte-Anne Street, dans Soho.
  
  — J’essaierai, promit Enrique.
  
  — Il ne faut pas seulement essayer, monsieur Parker, il faut y être. Cela peut vous rapporter beaucoup d’argent.
  
  — J’y serai, rectifia Enrique.
  
  — Très bien. Bonne matinée, monsieur Parker.
  
  Raccroché. Enrique en fit autant, perplexe. Cela faisait la seconde fois qu’il entendait parler de Jackson. Il se retourna vers le palefrenier qui attendait ses explications…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert regardait le chapeau melon et le parapluie accrochés à une patère, près de la porte.
  
  Puis, il ramena son attention sur Colin Arbuckle occupé à téléphoner. Colin P. Arbuckle était un Britannique pur-sang, grand, svelte, avec des cheveux blond-gris légèrement bouclés, une belle moustache, des yeux bleus et des pommettes bien roses. Par ailleurs, un des meilleurs inspecteurs du M.I.5 (3)…
  
  Il reposa le téléphone.
  
  — Je suis désolé, assura-t-il. C’est toute la journée comme ça. Je me demande parfois si le téléphone ne nous fait pas perdre plus de temps qu’il ne nous en fait gagner…
  
  Il bourra sa pipe, tassa le tabac d’un coup de pouce énergique et l’alluma.
  
  — Voilà où nous en sommes, reprit-il en soufflant des ronds de fumée. Ces trois salopards ont tué deux policiers, blessé deux autres et se sont enfuis avec le panier à salade… On a retrouvé le panier à salade, mais les trois affreux courent toujours. J’ai prié Sir Edward de passer me voir ici cet après-midi et j’ai l’intention de me montrer très sévère avec lui. Ces savants sont bien gentils et Dieu sait qu’il en faut, mais ils n’ont pas la moindre notion de ce qui peut se faire ou non. Cette drogue que celui-ci a inventée peut provoquer les pires catastrophes. Il refuse de l’admettre…
  
  — Je sais, dit Hubert. Je vous en ai touché deux mots : pour diverses raisons, mon pays est concerné par cette affaire et des interventions ont été faites, venant de notre côté, auprès de Sir Edward…
  
  — J’ai été prévenu de votre arrivée. Je suppose que vous n’êtes pas venu seulement pour me voir ?
  
  — Non, admit Hubert, mais je ne veux rien faire sans votre accord. Ma mission se limite actuellement à tenir Mme Lucca, la fiancée de Sir Edward, éloignée de celui-ci, afin d’éviter qu’elle ne soit éclaboussée par un possible scandale. D’un autre côté, l’opportunité s’est présentée hier soir de remplacer le chauffeur de Sir Edward par le collaborateur qui m’a été adjoint pour cette affaire. Je tenais à vous en aviser…
  
  Colin Arbuckle grogna en suçant sa pipe, puis s’enquit :
  
  — Cette opportunité, ne l’avez-vous pas un peu créée vous-même ?
  
  Hubert prit un air candide.
  
  — Cela m’étonnerait. Mais, à notre époque, on ne peut plus jurer de rien.
  
  — Je vois, dit Arbuckle. Tenez-moi tout de même au courant.
  
  — Je n’engagerai aucune action sans votre accord.
  
  — Je n’en ai jamais douté.
  
  Hubert se leva.
  
  — Comment va votre femme ?
  
  Arbuckle parut légèrement surpris.
  
  — Très bien, merci.
  
  Il se leva, lui aussi, et contourna son bureau.
  
  — Hum ! fit-il. Vous ne me demandez pas des nouvelles de Linda (4) ?
  
  — Non, répondit Hubert. À chaque jour suffit sa peine.
  
  Arbuckle l’examina très attentivement, puis renonçant à comprendre :
  
  — Bon ! admit-il.
  
  — À bientôt.
  
  Hubert sortit et quitta l’immeuble. Il chercha un fleuriste, commanda une brassée de roses rouges à livrer immédiatement chez Mme Margarita Lucca, Park Square East, et fit joindre au bouquet une carte de visite sur laquelle il avait dessiné un homme stylisé vers une pendule marquant midi et demi, et inscrit de la même encre : Pour mémoire, mon cœur. N’oubliez pas que nous déjeunons ensemble… Hubert.
  
  Du même endroit, il appela son hôtel. Enrique n’avait pas redonné signe de vie depuis son message de la veille indiquant qu’il avait pris la place de Théodor, comme prévu…
  
  
  *
  
  * *
  
  Ils avaient entrouvert les volets sur la cour étroite comme un puits et un peu de jour passait à travers les vitres sales de la fenêtre. Jonas, étendu sur le lit, fumait une cigarette, le regard perdu au plafond. Patrice, une fesse posée sur un angle de la table, cassait des noix d’une simple pression entre le pouce et l’index et n’arrêtait pas de mâcher. Charlie était sorti une demi-heure plus tôt pour aller voir son ami le Chinois et discuter avec lui de la réalisation d’un certain plan qu’ils avaient élaboré.
  
  — Qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer ? grogna le colosse noir.
  
  Jonas ne répondit pas. Dans la nuit, il avait eu « son » cauchemar et il éprouvait de la honte et de l’humiliation à l’idée de ce que ses compagnons de chambre pouvaient avoir surpris… En 1945, il n’avait que seize ans, il avait vu, de ses yeux vu, sa mère se livrer volontairement à trois soldats russes pour le sauver d’une arrestation certaine et d’une exécution probable. Les soldats partis, Jonas avait tué sa mère. Depuis cela, Jonas revivait parfois en rêve le début de cette affreuse tragédie ; le début seulement, car dans son rêve, toujours le même, les soldats russes l’obligeaient, après eux… et il en éprouvait une joie aiguë, douloureuse comme un coup de poignard, qui le réveillait brutalement, brisé, baigné de sueur, sanglotant, appelant sa mère à haute voix et la suppliant de lui pardonner.
  
  Il passa ses doigts sur sa joue tuméfiée et regarda haineusement le grand Noir qui continuait imperturbablement de casser des noix, comme d’autres auraient écrasé des grains de raisin, et de manger.
  
  — T’as bien dormi, cette nuit ? demanda distraitement Patrice sans le regarder.
  
  — Qu’est-ce que ça peut te foutre ? riposta l’ex-parachutiste.
  
  Le craquement presque continu des coques de noix entre les doigts du Baluba commençait à lui devenir insupportable. Ses nerfs lui faisaient mal, mais il n’osait plus entrer en conflit ouvert avec le Noir.
  
  — Ça peut me foutre, répliqua tranquillement celui-ci, que cette nuit tu nous as réveillés.
  
  Il gloussa, fourra quelques morceaux de noix dans sa bouche et continua :
  
  — Tu chialais comme un môme qu’aurait perdu sa mère… Moman !… Moman !
  
  Jonas se retrouva debout sur l’instant, son poignard à la main.
  
  — Tais-toi ! ordonna-t-il d’une voix méconnaissable. Tais-toi, nom de Dieu, ou je te saigne !
  
  Sans bouger son corps immense, Patrice tourna la tête pour regarder l’ex-Allemand, l’air à peine surpris.
  
  — Je voulais pas te fâcher, dit-il.
  
  Il écrasa lentement une noix entre ses doigts, sans cesser de surveiller Jonas. Il ajouta, très doucement :
  
  — On a tous notre chambre noire dans un coin du crâne. Quelquefois, la porte s’ouvre…
  
  Il mit la noix brisée tout entière dans sa bouche, s’aperçut de son erreur et cracha le tout en direction de la fenêtre. Des pas résonnèrent dans le couloir, se rapprochèrent. Charlie entra. Sa sensibilité d’Asiatique lui fit immédiatement percevoir la tension qui régnait entre les deux compagnons. Il appuya sur le commutateur, éclairant la chambre, et vit le visage de Jonas, un visage blême, ravagé, inondé de sueur.
  
  — Vous étiez encore en train de faire les imbéciles, remarqua-t-il de sa voix fluette.
  
  Jonas jura, respira profondément, puis ramassa son couteau. Il se laissa tomber assis sur le bord du lit et serra ses mains jointes entre ses genoux. Sa cigarette, à demi consumée, continuait de brûler entre ses lèvres sèches et crispées.
  
  — Alors ? questionna-t-il avec une fausse désinvolture.
  
  — Il frissonna et cligna des yeux parce que le Noir venait de casser une nouvelle noix. Charlie referma la porte.
  
  — Tout s’arrange, assura-t-il. Nous allons pouvoir disposer d’une bicoque du côté d’Amersham. Ce n’est pas très loin de Chalfont… Il paraît que c’est un endroit très isolé.
  
  — Si l’affaire ratait, intervint Patrice d’un ton neutre, ou si cet Edward Penney se montrait trop coriace, il faudrait peut-être s’intéresser à cette Mme Lucca… Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  — Ce n’est pas une mauvaise idée, admit Charlie. Il faudra demander des tuyaux complémentaires au chauffeur… Excusez-moi, je reviens tout de suite.
  
  Il ressortit, referma la porte.
  
  — Où va-t-il ? s’inquiéta Jonas.
  
  — Sans doute pisser, répliqua Patrice en haussant les épaules.
  
  — J’ai l’impression qu’il nous prépare un sale tour, reprit Jonas. Ces Viêts sont tous des salauds, je les connais.
  
  — Toi, tu n’as pas digéré Dien Bien Phu.
  
  — Il ne s’agit pas de ça. Mais, c’est son copain, le taulier chinois, qui s’occupe de tout, et il peut nous posséder comme il veut et quand il veut. Tant qu’il aura besoin de nous, tout ira bien ; mais, quand nous aurons la formule, notre peau ne vaudra plus un shilling. Si tu veux mon avis, il vaut mieux prévenir que guérir. Nous deux contre lui tout seul, c’est imbattable. On le supprime pour ne pas être supprimés nous-mêmes. C’est clair ?
  
  Patrice pensa qu’il avait déjà entendu cette chanson-là quelque part. Il cassa une noix et répondit, très décontracté.
  
  — Tout à fait clair.
  
  — Naturellement, je peux compter sur toi, insista Jonas.
  
  — Naturellement, assura Patrice.
  
  Et, de nouveau, il fourra la noix tout entière dans sa bouche.
  
  
  *
  
  * *
  
  Margarita Lucca regarda les fleurs et pensa tout d’abord qu’il s’agissait d’un pour-mémoire envoyé par Sir Edward. Elle déchira l’enveloppe et en sortit la carte d’Hubert.
  
  — Il est fou ! dit-elle à mi-voix. Jamais il n’a été convenu que nous déjeunerions ensemble aujourd’hui…
  
  Honnêtement, elle rassembla ses souvenirs. Il l’avait laissée à la porte, ainsi qu’elle l’en avait prié. Elle ne se rappelait pas qu’un autre rendez-vous eût été décidé. Elle avait pensé qu’il lui téléphonerait.
  
  Elle emporta les roses dans l’office, les disposa dans un grand vase de cristal et les ramena dans le petit salon, qui était son coin de prédilection. L’idée lui vint d’appeler « Squarrels Lodge » pour décommander l’invitation à déjeuner de Sir Edward. Mais, elle s’en voulut aussitôt. Eddie ne méritait pas cela. Elle décrocha le téléphone, forma le numéro de Westbury…
  
  Hubert n’était pas à l’hôtel et elle ne savait pas où le joindre. Elle s’affola, jusqu’à ce que le décalage des heures lui revînt en mémoire. Hubert devait venir à midi et demi, Sir Edward à une heure. Elle aurait le temps de faire comprendre à Hubert qu’il devait s’effacer, quitte à lui promettre en compensation de sortir avec lui le soir même.
  
  Elle monta dans sa chambre, appela Maria pour l’aider à ôter ses bottes et sa tenue de cheval. Elle entendait les enfants rire et courir à l’étage au-dessus, et la voix de la nurse allemande qui essayait vainement de se faire obéir.
  
  Elle prit une douche très chaude, frictionna au gant de crin ses formes dures et pleines, puis s’habilla, choisissant une robe d’automne en lainage vert sombre qui portait la griffe de Maggy Rouff. Elle était prête lorsque Ricardo, par le téléphone intérieur, lui annonça que M. Bonisseur de la Bath était arrivé et qu’il l’avait fait entrer au petit salon.
  
  Les battements de son cœur s’étaient accélérés et ses joues s’étaient colorées. Elle pensa que si elle avait eu pour deux sous de bon sens, elle se serait arrangée pour ne plus revoir cet homme dont le charme opérait sur elle un peu trop puissamment. Mais elle repoussa cette idée, avec une lâcheté certaine dont elle fut consciente.
  
  Elle descendit et trouva Hubert accroupi devant le feu qu’il venait d’allumer. Il se redressa, souriant.
  
  — Je sais que je me conduis affreusement mal, dit-il. Mais, sans vous et sans le feu, j’avais froid.
  
  D’un autre que lui, ce sans-gêne l’eût certainement choquée. Mais elle était incapable de lui en vouloir, même s’il semblait déjà se croire en pays conquis. Elle lui donna sa main. Il la retourna, posa ses lèvres dans le creux de la paume, ce qui eut pour effet immédiat de la faire frissonner.
  
  — Vous avez froid ? s’étonna-t-il.
  
  Elle reprit sa main.
  
  — Vous savez bien que non. Vous savez bien aussi que nous n’étions pas convenus de déjeuner ensemble ce midi. J’avais un engagement antérieur. J’ai essayé de vous téléphoner pour vous l’expliquer. Vous n’étiez pas à votre hôtel.
  
  — Alors, vous avez téléphoné à l’autre pour le décommander.
  
  Elle respira profondément, la tête haute.
  
  — Non.
  
  Puis, elle éclata, véhémente :
  
  — Mais, enfin, pour qui me prenez-vous ? Vous restez un an ou presque sans me donner signe de vie, puis vous retombez à pieds joints dans mon existence, sans prévenir, et vous voudriez maintenant que je vous consacre tout mon temps, que je n’aie plus d’autre occupation que vous, que je ne respire plus que par vous, que…
  
  Elle s’arrêta, à la fois parce qu’elle manquait de souffle et parce qu’elle venait de se rendre compte que ses paroles pouvaient être mal interprétées.
  
  — Continuez, mon cœur, supplia Hubert épanoui, vous résumez fort bien mes désirs.
  
  Elle soupira, alla chercher une cigarette dans une boîte. Il approcha pour la lui allumer.
  
  — Je suis fiancée, lui rappela-t-elle. Plus que fiancée, car je me considère déjà comme sa femme. Hubert, je voudrais que vous compreniez…
  
  — Expliquez à un homme qui meurt de faim que vous avez l’estomac plein. Il ne peut pas comprendre…
  
  Elle allait répliquer. Un coup de sonnette l’interrompit. Elle eut peur que ce ne fût Sir Edward, consulta sa montre. Non, Sir Edward n’arrivait jamais un quart d’heure en avance, ni en retard. Sir Edward arrivait toujours à la minute prévue.
  
  — Écoutez-moi, Hubert. Soyez gentil et partez maintenant. Je veux bien sortir avec vous ce soir, si vous le voulez.
  
  — Je ne sais pas si je pourrai attendre jusque-là.
  
  La porte s’ouvrit. Ricardo annonça Sir Edward, qui entra aussitôt. Margarita se sentit soudain très malheureuse. Sir Edward fit trois pas et s’arrêta, Ricardo refermant la porte. Il était tiré à quatre épingles, une vraie gravure de mode, tout juste un peu raide. Il regarda Hubert, puis Margarita qui s’avançait vers lui, une ébauche de sourire aux lèvres.
  
  — Eddie ! Vous êtes en avance !
  
  Elle regretta sa phrase, à peine prononcée.
  
  — Je suis désolé si je vous dérange, répliqua-t-il sèchement, en lui baisant la main d’une manière très protocolaire.
  
  — Vous savez bien, Eddie, que vous ne me dérangez jamais.
  
  — Elle fit les présentations et s’embrouilla, nommant Sir Edward en premier, alors qu’il eût fallu faire le contraire. Elle s’en rendit compte immédiatement et son malaise en fut accru d’autant. Les deux hommes se saluèrent froidement, puis Sir Edward tourna délibérément le dos à Hubert, offrant ses mains au feu de cheminée.
  
  — Bon cheval, ce matin ? questionna-t-il.
  
  Margarita regarda Hubert et comprit au sourire cruel qui retroussait déjà ses lèvres pleines que la riposte n’allait pas tarder. Elle fit un mouvement vers lui pour attirer son attention et ses beaux yeux de chatte se firent suppliants, pathétiques. Hubert résista une seconde, puis il se détendit, son regard se chargea de tendresse.
  
  — Je vous laisse, dit-il. Je vous appelle bientôt.
  
  Elle le remercia d’un plissement de nez. Il fit trois pas vers la porte, puis se ravisa et se retourna vers l’Anglais.
  
  — Monsieur, je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance.
  
  — Bon après-midi, répliqua simplement Sir Edward.
  
  Hubert sourit, jeta un bref coup d’œil vers Margarita qui retenait son souffle.
  
  — Merci, monsieur. J’espère que la soirée sera encore meilleure.
  
  La jeune femme battit des cils pour un acquiescement et le reconduisit dans le hall. Ricardo arrivait avec l’imperméable. Hubert baisa le creux de la main de Margarita et dit en français :
  
  — À ce soir, mon cœur. Amusez-vous bien.
  
  Elle lui pressa brièvement la main contre son épaule. Il enfila son manteau et sortit, furieux d’avoir dû abandonner cette seconde manche à l’adversaire, mais bien décidé à gagner la belle.
  
  Il trouva la Mark X dans Outer Circle, à l’angle du square. Enrique faisait les cent pas un peu plus loin. Hubert le rejoignit.
  
  — Vous saviez que j’étais là ?
  
  — J’ai vu la 3 L 8.
  
  — Alors ? Racontez…
  
  Enrique raconta comment il avait convaincu Théodor Parker de lui céder sa place, son arrivée à « Squarrels Lodge », l’agréable surprise que lui avait involontairement ménagée Paméla, la jeune et jolie cuisinière, enfin la communication téléphonique destinée à Théodor Parker, de la part de Jackson.
  
  — Hier soir, Théodor m’avait parlé de ce Jackson et il semblait croire que c’était lui qui m’envoyait. À partir de là, d’ailleurs, il ne m’a plus opposé grande résistance. Ce Jackson a déjà dû lui demander des services aussi insolites, moyennant finances.
  
  — Eh bien ! répliqua Hubert, allez-y. On ne sait jamais… Tout de même, soyez prudent.
  
  Enrique éternua.
  
  — Sir Edward déjeune chez Mme Lucca. Il m’a demandé de venir le reprendre à trois heures…
  
  — Il est convoqué au M.I.5.
  
  Une nurse, vêtue de bleu et de blanc, sortit du square avec une voiture d’enfant et referma la porte à clé (5).
  
  — Je serai à trois heures là-bas, reprit Hubert, vous me raconterez. Vous êtes enrhumé ?
  
  — J’ai couché tout nu.
  
  Ils étaient au coin de Park Square East. Une Bentley, couleur caramel métallisé, sortait lentement de Peto Place. Hubert lança un coup d’œil vers l’hôtel particulier de Margarita Lucca. Un homme descendait rapidement les marches du perron. Il reconnut Sir Edward, malgré le melon, le pardessus noir à col de velours et le parapluie. L’Anglais se planta sur la chaussée et arrêta un taxi qui arrivait.
  
  — Bon sang ! fit Enrique qui avait vu lui aussi. Pourvu qu’il ne m’aperçoive pas.
  
  — Retournez à votre voiture, répliqua Hubert. Rendez-vous à trois heures.
  
  En trois bonds, Enrique rejoignit la Mark X. Hubert s’éloigna, longeant le square. Il vit passer le taxi qui emportait Sir Edward et qui tourna ensuite à gauche, dans Park Square West, sans doute pour rejoindre le centre de la ville. Il fallait que l’Anglais eût été profondément absorbé par ses pensées pour n’avoir même pas, en passant, reconnu sa voiture, dont pourtant moins d’une douzaine d’exemplaires circulaient alors dans les rues de Londres.
  
  Hubert fit demi-tour, adressa un petit signe à Enrique qui fit semblant de s’éponger le front, et marcha d’un pas décidé vers la belle demeure de Margarita Lucca. Il grimpa lestement les marches du perron et appuya sur la sonnette.
  
  Ricardo vint ouvrir et sa grosse face chocolat exprima une légère surprise, vite effacée.
  
  — Madame est dans le petit salon, dit-il.
  
  — Merci, répliqua Hubert, ne vous dérangez pas.
  
  Il frappa. La jeune femme cria d’entrer. Il entra. Elle s’était assise sur le tapis, devant le feu. Elle se releva très vite, découvrant à demi, dans le mouvement, ses longues et jolies cuisses.
  
  — Vous ? s’étonna-t-elle.
  
  — J’ai oublié quelque chose, dit-il.
  
  — Quoi ?
  
  Il était près d’elle. Il lui prit la main.
  
  — De vous dire combien je vous ai trouvée jolie, ce matin, répliqua-t-il.
  
  — Hubert, je suis désespérée.
  
  — Pourquoi, mon cœur ?
  
  — À cause de vous, je viens de subir une scène terrible. C’est la première fois que cela se produit. J’ai conservé une grande indépendance. Même depuis que nous avons décidé de nous marier, Eddie et moi, je continuais de voir des amis qu’il ne connaissait pas. Jamais il ne m’en a fait le moindre reproche… Et pour vous, il se fâche. Je ne peux pas supporter les scènes, alors je l’ai prié de sortir. J’ai peur qu’il ne revienne pas.
  
  — Je suis désolé, dit prudemment Hubert, que tous ces ennuis vous arrivent à cause de moi.
  
  Elle se laissa glisser assise sur le tapis. Il l’y rejoignit, face au feu.
  
  — Vous n’y êtes pour rien, Hubert. D’autres hommes me font la cour et jamais Eddie n’en a pris ombrage, car je n’y prête guère attention. Cette fois, il paraît que c’est différent… Il paraît que je vous regarde avec tendresse… Il paraît que je parle de vous avec tendresse, et que j’en parle trop.
  
  Hubert lui caressa la main, observant le reflet mouvant des flammes sur le beau visage penché vers le feu.
  
  — Est-ce vrai ?
  
  Elle mit sa jolie main dans celle d’Hubert et lui livra son regard. Ils restèrent ainsi un long moment, comme suspendus. Hubert pensa curieusement : « Si je la prends maintenant dans mes bras, si je l’embrasse, je suis perdu », et ce fut sa première alerte. Il ne bougea pas.
  
  — Eddie ne ment jamais, répondit-elle enfin. Ce doit être vrai…
  
  
  *
  
  * *
  
  Saint-Anne street est une petite ruelle qui relie Dean street à Wardour street, en plein Soho. Les voitures n’y passent pas. On y trouve deux boîtes de strip-tease qui n’ouvrent que le soir et une cabine téléphonique, peinte en rouge comme toutes les autres cabines de Londres, plantée au milieu de la chaussée.
  
  Enrique regardait avec un certain intérêt les photographies, plutôt pornographiques, affichées dans une vitrine à la porte d’un des cabarets. Il pensait que seuls les pays vraiment puritains sont capables de dépasser la mesure de pareille façon en cette matière délicate. Paris, que l’on dépeint volontiers de par le monde comme un lieu de perdition, n’a pas de ces audaces. L’exposition de la plupart des photographies de nus qui accrochent les regards des passants dans Soho, à Londres, ou dans Saint-Pauli, à Hambourg, par exemple, ne saurait être tolérée à Pigalle.
  
  Une fille, nantie d’une jupe trop étroite et trop courte, d’un maquillage trop violent et d’un filet à provisions trop chargé, s’arrêta près d’Enrique, qui venait de se moucher.
  
  — Alors, beau gosse, questionna-t-elle, ça t’inspire ?
  
  — Je ne sais pas encore, répondit Enrique. Moi, ces trucs-là, c’est comme l’aspirine, ça n’agit qu’au bout d’un quart d’heure.
  
  — Ben dis donc, fit la fille, t’es pas rapide !
  
  — Mais… quand c’est parti, continua Enrique, y a plus moyen de m’arrêter.
  
  — Tais-toi, grand fou, protesta la fille. Tu me donnes le frisson.
  
  Elle regarda des deux côtés de la rue afin de s’assurer qu’aucun flic n’était en vue et dit en baissant la voix :
  
  — Si jamais tu démarres, viens faire un parcours avec moi… Tu vois la porte noire, là-bas, celle où qu’y a encore une poubelle ?… Tu ouvres, tu montes un étage. Tout de suite à droite, c’est chez moi… Annabel, que je m’appelle… Ça te plaît ?
  
  — Ça ne me déplaît pas, dit Enrique.
  
  — Je te fais un prix : deux guinées, repas compris… T’as pas déjeuné, je suppose ?
  
  — Non. Qu’est-ce qu’il y a au menu ?
  
  — Sandwich au fromage et un grand verre de stout.
  
  — Ça me plaît pas. Ce sera pour un autre jour.
  
  — T’es fauché, dis-le.
  
  — Non, je suis enrhumé. Le médecin m’a interdit de me déshabiller.
  
  — Reviens quand tu seras guéri.
  
  — C’est ça. Mais tu me feras des sandwiches au caviar, avec de la vodka.
  
  — Sûr, mon prince.
  
  Elle éclata de rire et repartit, déformée par le poids du sac qui la faisait pencher à droite. La sonnerie d’appel se déclencha dans la cabine. Enrique alla décrocher, ferma la porte.
  
  — Allô, j’écoute…
  
  Il reconnut la voix chuintante du matin.
  
  — Monsieur Théodor ?
  
  — Oui.
  
  — Quel est votre nom de famille, monsieur Théodor ?
  
  — Parker.
  
  — Je vous ai appelé ce matin, de la part de Jackson…
  
  — Oui…
  
  — Voilà ce que vous allez faire, monsieur Théodor… Vous savez de quel côté est Wardour street ?
  
  — Oui.
  
  — Vous allez rejoindre Wardour street, tourner à droite, puis encore à droite, vous serez dans Carlisle street, traversez Dean street, suivez jusqu’à Soho Square. Là vous verrez un homme coiffé d’une casquette, avec un petit chien sous le bras. Suivez-le. Attention, à partir de maintenant, nous vous surveillons…
  
  — Pourquoi toutes ces précautions ? questionna Enrique.
  
  — Vous le demandez après ce qui s’est passé l’autre nuit ? Allez, monsieur Théodor.
  
  Enrique raccrocha, le cœur battant. Il avait maintenant la quasi-certitude que son mystérieux correspondant était engagé jusqu’au cou dans l’affaire qui les occupait, Hubert et lui-même. Il eut envie d’essayer de joindre Hubert par téléphone, pour le prévenir. Mais il avait trop l’habitude de ces contacts clandestins pour douter un seul instant qu’il était bien surveillé. Les autres l’avaient fait entrer dans cette cabine à seule fin de l’identifier. Ils allaient maintenant le suivre ou le précéder, peut-être les deux, et ils ne se démasqueraient qu’après s’être assuré que personne n’était à ses trousses. Restait à savoir si on le conduirait ou non auprès de Jackson, car Jackson devait connaître le vrai Théodor Parker. Enrique, ignorant que Jackson était mort, éprouvait les mêmes sensations qu’un dompteur qui, pour ne pas décevoir son public, s’apprête à glisser sa tête dans la gueule grande ouverte d’un lion inconnu.
  
  Enrique rejoignit Wardour street, partit à droite et suivit soigneusement l’itinéraire imposé. Les arbres de Soho Square avaient de belles couleurs mordorées et un tapis de feuilles mortes couvrait le sol. Sur le trottoir, à l’entrée de Frith street, près de l’hôpital, un Chinois coiffé d’une casquette et vêtu d’un pardessus gris semblait attendre quelqu’un. Il pivota lentement sur lui-même et Enrique vit alors qu’il tenait un minuscule pékinois sous son bras gauche.
  
  Enrique le suivit. Ils descendirent Frith street, tournèrent à droite, remontèrent Dean street. Enrique vit avec étonnement le Chinois le ramener Saint-Anne street, entrer dans l’une des premières maisons.
  
  Enrique, sans hésiter, entra derrière l’homme au pékinois. Le couloir était sombre. Brusquement, Enrique sentit une douleur à la cuisse. Il comprit que c’était une piqûre, voulut assommer son agresseur. Sa main heurta durement un mur rugueux. La porte s’était refermée et il était dans une obscurité totale. Il fit demi-tour et voulut regagner la ruelle, mais ses jambes se dérobèrent sous lui, tout se mit à tourner et il sombra dans le néant.
  
  
  *
  
  * *
  
  Enrique gisait sur le sol de terre battue, au centre de la cave. Jonas, assis sur une caisse retournée, fumait une cigarette et caressait de temps à autre, du bout des doigts, l’ecchymose violette, jaune et noire, qui gonflait sa joue gauche. Charlie avait ouvert une vieille revue qui traînait dans un coin et regardait les photographies. Patrice mit un genou en terre près d’Enrique et lui tâta les membres, comme on tâte un poulet.
  
  — Un peu maigre, constata-t-il.
  
  — Ne t’excite pas, lança Jonas. Celui-là est à conserver.
  
  — On ne sait jamais, répliqua Patrice en se relevant. S’il faisait sa mauvaise tête, une fois…
  
  Enrique bougea et grogna.
  
  — Le voilà qui remonte, dit le grand Baluba.
  
  Charlie replia la revue et la posa sur une vieille table de toilette dont le dessus de marbre était brisé. Il prit à côté une petite bouteille noire sans étiquette, la déboucha et vint s’accroupir près d’Enrique dont il souleva la tête.
  
  — Buvez, ça vous réveillera, dit-il en portant le goulot de la bouteille aux lèvres d’Enrique.
  
  À demi-inconscient, Enrique obéit. Il devint rouge, toussa, but encore, puis ouvrit les yeux, presque aussitôt lucide. Il regarda l’étonnant rassemblement racial autour de lui et questionna :
  
  — Où est le Peau-Rouge ?
  
  — Ça nous manque encore, dit le Baluba. On n’en trouve pas si facilement…
  
  Enrique éternua, se remit sur les jambes, aidé par Charlie.
  
  — Excusez-nous, dit Jonas, de vous avoir endormi pour vous amener ici. Mais, pour l’instant, nous ne tenons pas à faire connaître notre adresse ; à personne…
  
  — Bon Dieu ! s’exclama Enrique. C’est vous qui avez refroidi ces deux flics !
  
  — Les journaux le prétendent, répliqua Charlie.
  
  — Mais, s’il fallait croire tout ce qu’il y a dans les journaux, remarqua Patrice.
  
  — Jusqu’où irait-on ? enchaîna Jonas.
  
  Enrique réfléchissait. De toute évidence, ces gens-là croyaient avoir affaire au vrai Théodor Parker, mais il ne fallait rien dire qui pût les détromper.
  
  — Jackson nous a parlé de vous, reprit Charlie, et il nous a autorisés à prendre directement contact…
  
  Patrice éclata d’un rire incongru, découvrant sa formidable denture blanche de carnassier.
  
  — Va-t-il venir ? s’enquit prudemment Enrique.
  
  — Jackson ? Ça m’étonnerait ! s’exclama le Baluba, qui repartit à rire.
  
  — Voilà ce que nous avons à vous proposer, dit Jonas dès que le Noir se fut calmé. Vous savez que grâce aux renseignements que vous aviez donnés à Jackson, nous avons pu pénétrer dans le laboratoire de votre patron. Malheureusement, les flics nous ont épinglés…
  
  Enrique se moucha.
  
  — Mais, nous n’avons pas renoncé, intervint Charlie.
  
  — Il y a maintenant deux flics qui gardent le laboratoire en permanence. Ils ont des mitraillettes…
  
  — Nous avons lu ça dans les journaux, dit Jonas. Nous avons une autre idée. Nous voulons enlever Sir Edward. Ce n’est pas un homme d’action et il nous livrera sûrement la formule qui nous intéresse, sans trop résister. Après quoi, nous le relâcherons…
  
  — L’enlever ? S’étonna Enrique. Comment ça ?
  
  — Nous comptons beaucoup sur vous, dit doucement Patrice.
  
  Enrique fit semblant de se fâcher.
  
  — Hé là ! Doucement ! Vous avez suffisamment fait les cons comme ça. C’est déjà un miracle que je n’aie pas été inquiété par la police. Alors, ça suffit. Débrouillez-vous sans moi… D’ailleurs, Jackson n’aurait jamais dû vous donner mon nom et je vais aller lui dire ma façon de penser…
  
  Patrice ricana de manière déplaisante.
  
  — Ça m’étonnerait.
  
  Enrique fit semblant d’être impressionné.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Jackson nous a quittés. Paix à son âme.
  
  Jonas ôta sa cigarette de sa bouche et enchaîna de sa voix dure et glacée :
  
  — Il avait cru, comme vous, pouvoir nous envoyer au bain…
  
  — Notre ami, qui est baluba et un peu anthropophage sur les bords, en a mangé un morceau avant de l’étrangler, continua Charlie sur un ton aigu. Enrique frissonna.
  
  — Bon, fit-il. Qu’est-ce que vous voulez ?
  
  — Nous allions vous l’expliquer, répondit poliment Jonas…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Ils étaient revenus dîner au Cercle de la Maison de France, Hamilton Place, dont ils avaient apprécié la veille l’ambiance confortable et luxueuse et la douce lumière des chandelles.
  
  Ils parlaient de l’Asie, de Hong Kong et du Japon qu’ils connaissaient tous deux. Margarita racontait comment elle avait connu là-bas la compagne chinoise d’un ami de son mari et comment une seule soirée passée en compagnie de cette jeune femme lui avait permis de comprendre l’attachement de beaucoup d’hommes blancs pour le charme et la gentillesse de certaines Orientales…
  
  — Je me suis sentie très près de cette fille, alors que tout aurait dû nous séparer : nos races, nos éducations, nos situations sociales très différentes. Je l’admirais et je l’enviais car elle était heureuse et elle rendait un homme heureux. Et j’ai compris ce soir-là que l’intelligence du cœur était quelque chose de très important et qu’elle seule pouvait permettre des contacts vraiment sincères, vraiment profonds, entre gens de race et de condition différentes…
  
  Ils parlèrent de l’amour en Asie, et de ses rites, de l’importance du bain préliminaire dans le cérémonial de l’acte sexuel au Japon, des critères de civilisation.
  
  — N’importe qui peut acquérir un vernis fait de gestes et de mots, à faire ou à prononcer dans certaines circonstances, mais je crois, dit Margarita, que les gens vraiment civilisés ne se reconnaissent qu’à leur façon de manger et de faire l’amour, car ce sont là les deux actions humaines de base, qui furent tout d’abord uniquement instinctives et dans lesquelles l’instinct conserve encore la plus grande part.
  
  Hubert l’écoutait, approuvant, admirant son intelligence et sa compréhension de la vie et des gens. Ils allèrent danser, étroitement serrés l’un contre l’autre, se désirant et ne le cachant pas, n’éprouvant plus le besoin des mots pour s’entendre.
  
  Ils revinrent à leur table. Les flammes des bougies vacillèrent, puis retrouvèrent leur équilibre. Margarita mit sa main ouverte sur la table, paume en l’air. Hubert la couvrit avec la sienne.
  
  — Vous êtes bien grave, soudain…
  
  Un sourire très triste passa comme une ombre sur le joli visage de la jeune femme.
  
  — Hubert, il faut que nous causions, sérieusement.
  
  Il ne bougea pas. Il savait ce qu’elle allait dire et il était sans force pour lutter.
  
  — Hubert…
  
  — Mon cœur.
  
  — Je crois qu’il faut cesser de nous voir.
  
  — Pourquoi ?
  
  — J’ai peur. J’ai besoin d’un homme qui soit toujours là, d’un homme qui soit l’homme d’une seule femme… Vous ne seriez jamais là… et vous n’êtes pas l’homme d’une seule femme. Il suffit de vous regarder pour le savoir…
  
  Elle l’interrogeait du regard, espérant peut-être un démenti. Les flammes des bougies se reflétaient dans ses yeux de chatte. Il pensa qu’elle était beaucoup trop bien, beaucoup trop honnête pour qu’il pût lui mentir. Il pensa qu’elle était sans doute exactement la femme dont il avait toujours inconsciemment rêvé, la seule femme qui lui eût jamais donné envie de raccrocher, de mener enfin une vie normale, si l’on peut qualifier de normale une vie embrasée par l’amour d’une telle femme. Il avait complètement oublié la mission dont il était chargé, et s’en fût-il souvenu que rien n’eût été changé. Il se sentait malheureux et ridicule. Il savait qu’elle avait raison et que cette raison leur commandait de s’éloigner l’un de l’autre, le plus possible et le plus vite possible.
  
  — Vous avez envie de moi, reprit-elle, et j’ai envie de vous. Vous croyez sûrement que nous pourrions faire l’amour avant de nous quitter et que cela nous ferait toujours un merveilleux souvenir à conserver dans un coin de notre mémoire… Mais, cela n’est pas possible, Hube… Je suis d’une famille où les femmes sont fidèles et je n’ai jamais eu deux hommes en même temps. Je ne peux envisager d’être à vous cette nuit et de retrouver Edward demain matin. Cela n’est pas possible…
  
  — Je vous comprends, dit-il, et je ne sais même pas si je le regrette.
  
  — Vous êtes honnête, Hube… Nous sommes honnêtes.
  
  Un peu plus tard, elle lui demanda de partir.
  
  — Je ne veux pas que vous me raccompagniez chez moi. Je vais prendre un taxi…
  
  Ils prirent leurs manteaux et sortirent sur le trottoir. Hubert sentait un grand vide en lui-même, doublé d’un étrange détachement. Il détestait les adieux, surtout comme ceux-là. Un réflexe d’autodéfense le fit parler d’autre chose, de n’importe quoi.
  
  — Avez-vous vu cette affreuse bonne femme, près de l’orchestre ?
  
  Margarita ne répondit pas.
  
  — Vraiment, une affreuse, insista-t-il.
  
  Le taxi s’arrêta devant eux. Hubert ouvrit la portière. Margarita monta. Sans le regarder, elle lui offrit la paume de sa main. Il y posa ses lèvres, mais sans grande chaleur. La portière claqua. La voiture démarra.
  
  — Un autre taxi, monsieur ? demanda le chasseur.
  
  Hubert ne perdait pas de vue la tête brune de Margarita dans le cadre de la vitre arrière de la voiture qui s’éloignait sans hâte. La jeune femme ne se retourna pas.
  
  Hubert glissa un billet dans la main du chasseur et prit la direction de Park Lane où était rangée la 3 L 8. Il regarda sa montre qui indiquait onze heures et quelques minutes et se dit qu’il avait encore le temps avant de rejoindre Enrique. Il décida de marcher un peu le long d’Hyde Park…
  
  
  *
  
  * *
  
  Au volant de la Mark X, Enrique Sagarra passa devant Buckingham Palace, contourna le Victoria Mémorial et s’engagea sur la Mail. Il était onze heures et demie et l’endroit était pratiquement désert, la circulation presque nulle.
  
  Enrique aperçut la 3 L 8 arrêtée à gauche le long du trottoir. Certain de n’avoir pas été suivi, il se rangea devant et fit une courte marche arrière pour se rapprocher. Dans le rétroviseur, il vit Hubert descendre de l’autre voiture et il lui ouvrit la portière.
  
  — Tout va bien, annonça-t-il. Je dois prendre Sir Edward à minuit à son club et le ramener à « Squarrels Lodge ».
  
  Ils s’étaient vus à trois heures dans l’après-midi, cependant que Sir Edward se faisait sermonner par Colin Arbuckle dans les locaux du M.I.5. Enrique avait informé Hubert des dispositions prises avec ceux qu’il appelait les trois affreux pour l’enlèvement de Sir Edward. Ils avaient tout d’abord pensé à s’y opposer, puis Hubert avait estimé qu’une alerte un peu chaude pourrait amener Sir Edward à une prise de conscience de ses responsabilités vis-à-vis de la Société et ils avaient décidé de le laisser enlever et d’attendre qu’il ait eu vraiment peur pour le sortir d’affaire. Comme il leur était impossible de mettre les services de sécurité britanniques dans un coup pareil, ils avaient choisi de jouer seuls la partie.
  
  Ils discutèrent encore quelques minutes, essayant de tout envisager. Puis, ils descendirent. La nuit était froide et brumeuse, la chaussée luisante d’humidité. Enrique ouvrit le grand coffre arrière de la Mark X. Hubert s’assura une dernière fois que personne ne les observait et s’installa sur le plancher du coffre, couché sur le côté, en chien de fusil. Enrique dit :
  
  — Amusez-vous bien.
  
  Puis, il referma et remonta dans la voiture. Quelques secondes plus tard, il démarra pour regagner Berkeley Square où se trouvait le club de Sir Edward…
  
  
  *
  
  * *
  
  C’était un petit bois de chênes, poussé comme un tampon à l’intérieur d’une courbe de la route. Dans une allée de terre battue, perpendiculaire à la chaussée, une vieille camionnette était arrêtée, tous feux éteints, moteur tournant au ralenti. Charlie, qui se trouvait seul au volant, regarda le cadran lumineux de sa montre qui marquait minuit trente-cinq minutes, puis il reporta son attention vers l’endroit de la route où devait se trouver Jonas…
  
  Une voiture arriva de la gauche, se dirigeant vers Londres. Ses phares formaient deux halos nébuleux dans la brume. Elle roulait lentement et Charlie se mit à pester, craignant que la Jaguar Mark X de Sir Edward Penney ne pointât son capot juste à ce moment-là.
  
  La voiture passa et disparut bientôt. Un avion ronronnait très haut dans le ciel clair. Charlie pensa que si tout allait bien, il serait bientôt en possession de la formule du « P.U.B. » et débarrassé de ses complices.
  
  Il perçut à ce moment-là, affaiblis par la distance, les signaux lumineux émis par Patrice placé en sentinelle à l’entrée du virage. Deux secondes plus tard, Jonas répercuta les signaux, trois brefs. Charlie poussa le levier des vitesses pour enclencher la première et embraya, allumant simultanément les phares de la camionnette. Il avança au milieu de la chaussée, serra le frein à main et coupa le contact. Les projecteurs de la Mark X balayèrent le virage et cueillirent la camionnette en plein dans leurs faisceaux. Il y eut un coup de frein brutal. La grosse Jaguar s’immobilisa à quelques mètres de l’obstacle.
  
  Sir Edward se pencha en avant.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
  
  — Je vais voir, répondit laconiquement Enrique.
  
  Il ouvrit la portière et mit pied à terre. À cet instant, Jonas sortit du bois, tenant sa mitraillette braquée, prête à faire feu.
  
  — Restez tranquille, ordonna-t-il, ne vous affolez pas. Il ne vous sera fait aucun mal.
  
  Charlie apparut de l’autre côté, étant descendu de la camionnette. Il pointait un Walther automatique P 38. Enrique leva les bras. Jonas approcha de la Jaguar, ouvrit la portière près de Sir Edward et lui ordonna de passer devant. L’Anglais obéit, très digne, sans protester. Jonas dit à Enrique.
  
  — Reprends ton volant et suis la route que je vais t’indiquer. Si tu tiens à ta vie, ne fais surtout pas l’imbécile.
  
  Il prit derrière la place toute chaude de Sir Edward, alors qu’Enrique s’installait de nouveau devant. Les portières claquèrent. Sir Edward se retourna et se trouva nez à nez avec le canon de la mitraillette.
  
  — Que voulez-vous de moi ? questionna-t-il.
  
  — On vous le dira, répliqua Jonas, on n’est pas timide.
  
  Charlie faisait reculer la camionnette.
  
  — Allons-y, dit Jonas. Droit devant, pas plus de quarante milles-heure.
  
  Il jeta un bref coup d’œil par la custode arrière et vit le grand Patrice sauter dans la camionnette, à côté de Charlie. Il pensa que, si tout allait bien, il serait bientôt en possession de la formule du « P.U.B. » et débarrassé de ses complices.
  
  
  *
  
  * *
  
  C’était une vieille métairie à demi ruinée, isolée dans les champs et protégée des vents dominants par un rideau de peupliers. Un chemin empierré, en très mauvais état, y conduisait. Au milieu de la cour, un auvent de bois vermoulu surmontait la margelle d’un puits.
  
  La Jaguar s’immobilisa devant les bâtiments, suivie de la camionnette.
  
  — Ne bougez pas, ordonna Jonas. Éteignez les phares.
  
  Enrique obéit. Charlie et Patrice arrivèrent, chacun de leur côté, ouvrirent les portières avant.
  
  — Descendez, ordonna Jonas.
  
  Sir Edward et Enrique sortirent de la voiture. Patrice tâta les poches de l’Anglais, Charlie celles d’Enrique. Jonas les rejoignit. Un léger brouillard montait du sol.
  
  — Entrons, dit Jonas.
  
  Il ouvrit la porte du corps d’habitation, alluma sa lampe de poche et marcha vers la table, au centre, qui supportait une grosse lampe à gaz butane. Il craqua une allumette, enflamma le manchon. Un sifflement se fit entendre et une lumière blanche et crue éclaira le plafond aux poutres apparentes, les murs autrefois blanchis à la chaux, le sol de carrelage rouge, les meubles de bois sombre, tous bancals, ou à peu près. Jonas reprit sa mitraillette et regarda les deux prisonniers qui venaient d’entrer, poussés par ses complices.
  
  Patrice referma la porte, puis au mépris des accords passés qui prévoyaient qu’Enrique serait isolé dans une pièce voisine mais laissé libre, il l’assomma d’un seul coup de sa main énorme, par-derrière, sans le moindre avertissement. Enrique s’écroula, sans connaissance, sans s’être rendu compte de ce qu’il lui arrivait. Sir Edward regarda le corps inerte de son chauffeur provisoire, mais ne manifesta aucune émotion. Charlie sortit d’une de ses poches un épais rouleau de sparadrap et s’en servit pour ligoter les chevilles et les poignets d’Enrique, enfin pour lui clore la bouche de deux morceaux placés en croix. Après quoi, Patrice souleva Enrique d’une seule main et le jeta dans la pièce à côté. Il referma la porte.
  
  Sir Edward examina l’un après l’autre les trois hommes qui formaient un triangle autour de lui.
  
  — Je sais qui vous êtes, dit-il d’une voix tout à fait naturelle. C’est vous que l’on a surpris chez moi avant-hier… Que voulez-vous encore ?
  
  — Toujours la même chose, répliqua Jonas, la formule du « P.U.B. ». Nous pensions que vous l’aviez compris.
  
  — Je l’ai mise en sûreté dans un coffre de banque, affirma l’Anglais. Même si je vous donne le numéro et la clé, cela ne vous sera d’aucune utilité.
  
  — Nous sommes tout à fait certains que vous connaissez cette formule par cœur, reprit Jonas.
  
  — Vous faites erreur…
  
  Jonas sortit un carnet et un crayon d’une poche intérieure et les posa sur la table, sans lâcher sa mitraillette.
  
  — Vous allez nous écrire ça là-dessus et après vous serez tranquille.
  
  Sir Edward sortit une cigarette de sa poche et l’alluma, sans se presser. Ses mains ne tremblaient pas.
  
  — Quand vous aurez fini, enchaîna Jonas, nous vous attacherons et nous vous laisserons avec votre chauffeur. Dans la matinée, la police sera prévenue et pourra venir vous chercher. À ce moment-là, nous serons loin…
  
  — Je suis incapable de rétablir cette formule de mémoire, assura Sir Edward. C’est quelque chose d’assez compliqué…
  
  Jonas eut un sourire cruel.
  
  — Notre petit ami le Baluba, qui est un peu anthropophage à ses heures, connaît un excellent traitement contre les pertes de mémoire…
  
  Il regarda Patrice et dit :
  
  — À toi de jouer, mon vieux.
  
  Il y eut un silence chargé d’angoisse, troublé seulement par le sifflement continu de la lampe à gaz dont la lumière blafarde accusait durement la tension des visages. Sir Edward, fasciné par le colosse noir, était devenu vert, mais il gardait bonne contenance et ne tremblait pas.
  
  — Nous sommes dans une époque de violence, remarqua-t-il, de mitraillettes, de plastic et de tortures. Ce qui se passe maintenant prouve seulement que j’ai eu tort de ne pas me sentir concerné. Nous sommes tous concernés…
  
  — Cause toujours ! lança Patrice.
  
  Et il fit un pas en avant…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert commençait à manquer d’air. Il regarda de nouveau le cadran lumineux de son chronomètre et vit que trois minutes s’étaient écoulées depuis qu’ils étaient arrivés. Il alluma sa lampe-stylo, saisit la boucle du morceau de fil de fer qu’Enrique avait fixé au verrou du coffre. Il éteignit sa lampe, exerça une traction. Un claquement sec et le couvercle du coffre se souleva de quelques centimètres.
  
  Hubert respira l’air glacé de la nuit, jeta un coup d’œil à l’extérieur, mais ne vit rien. Il écouta. De nouveau, l’image du joli visage de Margarita s’imposa dans son esprit. Une obsession. Il la repoussa, souleva davantage le couvercle et se glissa dehors, reprenant pied, accroupi, derrière la voiture.
  
  Il prit en main son Colt Government de calibre 45, fit passer une balle dans le canon et repoussa le cran de sûreté. Un léger bruit à sa gauche le surprit. Un chat venait de sauter sur la margelle du puits et le regardait, le dos rond, la queue dressée, droite, comme un point d’exclamation, vers le ciel étoilé.
  
  Hubert marcha vers la maison. Un hurlement de douleur, très bref, suivi d’une plainte assourdie, le fit s’immobiliser. Il attendait qu’Enrique se manifestât et s’étonnait d’attendre si longtemps. Enrique s’était-il laissé surprendre ?
  
  Il approcha des volets disjoints qui fermaient la fenêtre de la pièce éclairée, jeta un coup d’œil par un interstice… Le dos de Jonas lui bouchait la vue et il dut se déplacer, chercher une autre ouverture, pour apercevoir Sir Edward renversé sur la table branlante qui se trouvait au centre, et Patrice penché sur lui.
  
  Il essaya de trouver le troisième larron, mais Charlie était invisible. Sir Edward hurla de nouveau. Patrice, l’écrasant sous lui, le serrait à la gorge de sa main droite et de la gauche lui retournait les doigts. Une prise sans grand danger, mais terriblement douloureuse.
  
  L’image de Margarita se superposa à la scène. Hubert se senti obligé d’intervenir, sans prendre le temps de récupérer Enrique dont il imaginait maintenant sans peine quel sort les trois affreux lui avaient réservé. Il fit quelques pas de côté, saisit la poignée de la porte et se vit un instant, très chevaleresque, ramenant à Margarita son fiancé presque intact, en tout cas pouvant encore servir.
  
  Il poussa brutalement le battant et ordonna :
  
  — Les mains en l’air, tous !
  
  Jonas, qui était le plus près, tenait sa mitraillette par la crosse, le bras pendant. Il hésita très peu, comprit qu’il n’arriverait pas à tirer le premier et laissa tomber son arme. Charlie, adossé à la porte de communication avec la pièce voisine, avait les mains vides. Patrice aussi et Hubert crut un court instant que c’était gagné.
  
  Mais le gigantesque Baluba, en se redressant, souleva Sir Edward, comme il aurait soulevé un traversin de plumes, avec la même apparente aisance et, le plaçant devant lui, banda ses muscles pour le projeter en direction d’Hubert…
  
  Le premier réflexe d’Hubert fut de tirer. Il était parfaitement capable, à cette faible distance, de faire mouche dans la tête du Noir qui dépassait celle de l’Anglais. Mais la crainte irraisonnée de rater son coup et de tuer le fiancé de Margarita le paralysa. Elle pourrait ensuite penser qu’il l’avait fait exprès, pour se débarrasser d’un rival, et il ne pourrait jamais le supporter.
  
  Il vit arriver l’Anglais projeté comme un ballon de rugby. Désemparé, il fit un pas de côté pour éviter le choc, se mettant ainsi à portée de Jonas…
  
  D’un Jonas parfaitement entraîné au close-combat et qui ne pouvait laisser passer l’occasion. Frappé du tranchant de la main à la base du nez, Hubert s’écroula aussitôt, sans connaissance.
  
  Jonas le désarma. Patrice vint récupérer Sir Edward qui essayait maladroitement de se relever en s’accrochant à la porte restée ouverte. Charlie sortit son rouleau de sparadrap, marcha jusqu’à Hubert et s’agenouilla près de lui pour lui attacher les poignets et les chevilles. Jonas ramassa la mitraillette et dit :
  
  — Je vais jeter un coup d’œil autour de la maison. Ce type n’est peut-être pas venu seul…
  
  Il sortit prudemment, prêt à ouvrir le feu sur tout ce qui bougerait. Le chat, qui tournait en rond sur la margelle du puits, miaula en regardant la lune.
  
  Les pieds et les mains liés, la bouche fermée par une croix de sparadrap, Hubert fut traîné par Charlie jusque dans l’autre pièce, à côté d’Enrique qui commençait à reprendre conscience.
  
  Patrice tenait Sir Edward à bout de bras, les pieds à vingt centimètres du sol. Ses gros yeux blancs roulant comme des billes dans les orbites, il découvrit ses dents pointues, éblouissantes et sortit son énorme langue.
  
  — Tu vas écrire la formule, dit-il enfin. Sinon, je te casse et je te bouffe !
  
  Livide, Sir Edward capitula :
  
  — D’accord… Lâchez-moi.
  
  Patrice amena une chaise de la main gauche et installa lui-même l’Anglais à table, prêt à écrire…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Jonas, contournant la Jaguar de Sir Edward, vit le couvercle du coffre mal refermé et comprit aussitôt comment le trouble-fête était arrivé là. Restait à savoir si le chauffeur était ou non dans le coup, bien que cela n’eût pas tellement d’importance.
  
  Jonas revint sans bruit vers la porte de la maison restée ouverte. Il découvrit Sir Edward occupé à écrire sous la lumière crue de la lampe à butane, étroitement surveillé par les deux autres. Jonas s’immobilisa, le doigt sur la détente de son arme. Sir Edward avait capitulé et dans quelques instants, tout serait terminé.
  
  Sir Edward reposa le crayon sur la table, à côté du carnet.
  
  — Voilà, dit-il. Vous avez ce que vous vouliez.
  
  Sa voix tremblait. Charlie avança sa main pour saisir le carnet. Jonas fit trois pas en avant, ordonnant d’une voix sèche :
  
  — Laisse ça !
  
  Arrivé sur le seuil, il voulut immédiatement ouvrir le feu en balayant de gauche à droite. La détente s’enfonça sous la pression de son index, mais rien ne se produisit. Stupéfait, il entendit Patrice éclater d’un rire satanique et vit en même temps Charlie pointer son P 38. Il vit les flammes jaillir du canon de l’automatique. Les détonations, sèches, rageuses, se confondirent avec le choc des balles dans sa propre chair. Il lâcha sa mitraillette sabotée, porta ses mains à sa poitrine. Ses genoux plièrent. Un flot de sang lui sortit de la bouche et il s’écroula lentement en pivotant sur lui-même.
  
  Charlie, souriant, pensa qu’il restait encore six balles dans le Walther et que c’était bien suffisant, même pour un type aussi solide que le gigantesque Baluba. Toujours souriant, il se tourna vers celui-ci, sans se presser, sûr de soi. Trop sûr…
  
  Sans cesser de rire, Patrice lança brusquement sa main droite vers le poignet du Viêt, le saisit et le tira vers le haut. Charlie appuya sur la détente, mais trop tard. La balle alla se perdre dans le plafond. Patrice souleva le petit adversaire, lui enserra la gorge de sa main gauche, entreprit de l’étrangler lentement, sans le reposer à terre…
  
  Le P 38 tomba aux pieds de Patrice qui lâcha aussitôt le poignet de Charlie, continuant à l’étrangler, suspendu comme un pantin au bout de son bras gauche tendu. Le visage du Viêt se gonfla, sa langue apparut, ses yeux se révulsèrent… Un spasme violent le secoua, puis ce fut fini. Patrice le laissa tomber, puis lui écrasa le visage à coups de talon…
  
  Un mouvement furtif vers la porte interrompit soudain le cours de cette folie sanguinaire. Sir Edward, profitant de la conjoncture, ou plus simplement épouvanté, essayait de s’échapper.
  
  Patrice respira un grand coup, s’empara du carnet contenant la formule, puis bondit sur les traces de l’Anglais. Mais, celui-ci était déjà dans la cour et la peur lui donnait des ailes. Patrice hurla, comme tout bon Baluba s’élançant à la curée. Le chat, qui n’avait pas bougé, lança un miaulement déchirant et partit comme une flèche, le poil hérissé.
  
  La distance diminuait rapidement. Les chances de Sir Edward diminuaient au même rythme. Soudain, le long faisceau lumineux d’un phare mobile poignarda la brume, éblouit le grand Noir qui fit un brusque écart avant de s’arrêter. Une voix amplifiée par un haut-parleur s’éleva dans le silence nocturne que plus rien ne troublait, Sir Edward s’étant immobilisé, lui aussi.
  
  — Jetez vos armes et mettez vos mains sur vos têtes. Vous êtes cernés et vous ne pouvez pas nous échapper.
  
  Pour toute réponse, Patrice tourna les talons et repartit à toutes jambes. En trois secondes, il fut de l’autre côté des voitures, échappant ainsi au projecteur. Il parcourut encore une vingtaine de mètres sur la même trajectoire, puis obliqua brusquement à droite pour contourner la ferme.
  
  Le projecteur l’épingla de nouveau. Une rafale de mitraillette, très brève, lui martela les tympans. Il atteignit sans encombre l’abri du mur et ralentit aussitôt, soucieux de ne pas gaspiller son souffle. Il déboucha derrière les bâtiments et entreprit de décrire à travers champs un vaste mouvement tournant, afin de déborder les policiers par le flanc et de rejoindre la route…
  
  Il regrettait amèrement de n’avoir pas pris le temps de ramasser le Walther P 38 de Charlie.
  
  Il courut longtemps, se guidant sur la lumière des phares braqués sur la ferme. Il pensait que Sir Edward avait dû mettre les policiers au courant de ce qui s’était passé et que ceux-ci devaient maintenant être entrés dans la maison. Il pensait qu’il lui fallait rapidement s’emparer d’une voiture. Le bruit d’un moteur et les lumières d’une automobile qui manœuvrait pour faire demi-tour dans le chemin lui donnèrent une idée. Il savait par expérience que les entreprises en apparence les plus folles réussissent presque toujours si elles sont menées avec toute la détermination voulue. Et les flics étaient sûrement très éloignés de le croire capable d’une pareille audace…
  
  Il atteignit le chemin au-delà de la voiture qui venait de manœuvrer. Il pouvait encore gagner la grand-route, essayer d’arrêter un camion. Mais, il voulait montrer à tous ces pisse-froid d’Anglais ce que pouvait faire un Baluba. Et il allait le leur montrer.
  
  Il revint silencieusement le long de la haie, courbé en deux pour échapper aux regards, avec cette science atavique des peuples primitifs pour l’approche silencieuse du gibier ou de l’homme.
  
  Le chauffeur de la voiture de police ne l’entendit pas arriver. Patrice le saisit par-derrière, lui brisa d’un coup la colonne vertébrale, puis lui fendit le crâne sur l’angle vif de la portière ouverte. Il s’assura que la clé de contact était au tableau, découvrit avec un vif dépit que sa victime ne portait pas d’arme, la jeta dans le fossé, s’installa au volant et démarra aussitôt, tous feux éteints, au ralenti, afin de ne pas attirer l’attention du gros de la troupe…
  
  
  *
  
  * *
  
  Colin P. Arbuckle alluma tranquillement sa pipe, regarda par la vitre le paysage ouaté qui défilait et constata :
  
  — Le brouillard s’épaissit. Enrique grogna un vague acquiescement. Hubert resta silencieux. Seul devant, le chauffeur conduisait avec une grande prudence, penché en avant pour mieux scruter la route. La visibilité ne dépassait pas cinquante mètres.
  
  Les policiers dont la voiture avait été volée par Patrice suivaient derrière dans la camionnette, précédemment utilisée par les trois affreux. Arbuckle avait prié Enrique, très fermement, de renoncer à sa situation provisoire auprès de Sir Edward, auquel il avait gracieusement fourni deux gardes de corps, dont l’un avait pris le volant de la Jaguar pour ramener l’Anglais à « Squarrels Lodge ».
  
  Arbuckle toussota, baissa un peu la vitre de son côté pour laisser échapper la fumée de sa pipe.
  
  — Vous n’avez pas froid ? questionna-t-il.
  
  — Non, répondit Enrique.
  
  — De toute façon, répliqua Hubert, nous préférons être congelés que fumés.
  
  Arbuckle ne riposta pas immédiatement, mais Hubert ne perdit rien pour avoir attendu.
  
  — Vous n’aviez sans doute plus de pennies dans vos poches ? s’enquit-il d’un ton faussement aimable (6).
  
  — C’est exactement ça, affirma Hubert, et de plus j’avais oublié votre numéro. Comme vous n’êtes pas dans l’annuaire…
  
  — C’est regrettable…
  
  — Mais, je n’étais pas inquiet, continua Hubert. Je savais bien que vous teniez Sir Edward sous surveillance et que vous seriez là quand il le faudrait…
  
  — La confiance est un sentiment dangereux, rétorqua l’Anglais. Ce soir, je vous ai fait confiance, moi aussi. Je pensais que vous alliez régler le compte de ces trois phénomènes avec votre habituel brio… Et vous vous êtes fait avoir tous les deux, comme des enfants de chœur.
  
  J’aurais dû intervenir plus tôt, ne pas vous laisser la bride sur le cou. Résultat : deux des salopards sont morts et le troisième s’est enfui au volant d’une de nos voitures, après avoir massacré le chauffeur. Je devrais vous rendre responsable au moins de cette mort-là… Dites-moi franchement : que vous est-il arrivé ?
  
  Hubert comprit que cette question s’adressait à lui plus spécialement.
  
  — Connaissez-vous l’histoire d’Absalon ? demanda-t-il.
  
  Enrique regarda furtivement Hubert, puis reporta son attention droit devant. Colin Arbuckle tira plusieurs bouffées très courtes de sa pipe.
  
  — Je vous croyais à l’abri de ce genre d’aventure, dit-il. Sincèrement.
  
  — Aucune défense n’est parfaite. L’essentiel est de pouvoir regrouper ses forces assez vite pour colmater la brèche.
  
  — Dois-je souhaiter que vous y parveniez ?
  
  — Je n’ai pas besoin d’aide, affirma Hubert. Si vous retrouvez ce grand Noir et qu’il vous fasse des difficultés, prévenez-moi. J’aimerais vous montrer combien mes cheveux peuvent repousser vite…
  
  — Vous avez ma parole, dit Arbuckle. Si cela est possible, je vous accorderai la revanche…
  
  — Merci.
  
  Ils cessèrent de parler, n’ayant plus rien à se dire. La voiture roulait maintenant dans les faubourgs de Londres et les premiers feux de croisement apparurent. Hubert réfléchissait, essayant de comprendre, d’analyser ce qui lui était arrivé. Il savait que l’existence de Margarita était la cause de l’échec qu’il venait d’essuyer. Il n’avait pas tiré parce qu’il n’avait pas voulu courir le moindre risque de tuer le fiancé de la jeune femme.
  
  Il s’était laissé envahir par la personnalité de Margarita, qui l’avait troublé dans sa chair et dans son esprit, perdant ainsi ce détachement total si nécessaire à l’homme d’action, cette indifférence, cette lucidité, cette indépendance par rapport aux circonstances, qui lui donnaient habituellement cette puissance, cette efficacité extraordinaire dans le combat qu’il menait depuis de si longues années.
  
  Parce qu’il avait cessé un instant de ne penser qu’en fonction de l’action, perdant ainsi sa totale liberté de manœuvre à l’égard du monde extérieur, il avait été vaincu et avait failli être tué.
  
  Il devait maintenant, pour retrouver sa force, devenir à nouveau limpide et dur comme un diamant et, pour cela, repousser Margarita hors de lui-même, lui redonner sa vraie place dans le jeu…
  
  Il réfléchissait toujours lorsque la voiture s’arrêta devant le Westbury. Colin Arbuckle reprit la parole :
  
  — Toutes les polices du Royaume sont en chasse. Dès que le gibier sera débusqué, je vous préviendrai. Soyez tranquille. En attendant faites comme moi : reposez-vous.
  
  — Merci, à bientôt.
  
  Hubert descendit, suivi d’Enrique. Ils prirent leurs clés. Dans l’ascenseur, Enrique éternua, se moucha, puis constata :
  
  — Au fond, ce gars-là n’est pas un mauvais cheval…
  
  — C’est même un type très bien, rectifia Hubert.
  
  Ils se séparèrent dans le couloir. Hubert s’enferma dans sa chambre, se déshabilla et prit une douche écossaise qui lui fit beaucoup de bien. Après quoi, enveloppé dans le peignoir de bain, il s’installa au bureau pour écrire une lettre à Margarita…
  
  
  *
  
  * *
  
  Allongée sur des coussins devant la cheminée du petit salon, Margarita se releva pour mettre une bûche dans le feu. Elle était vêtue d’un pantalon et d’un vieux chandail d’homme qui lui descendait au-dessous des fesses.
  
  Elle se redressa, regarda la pendule sur le petit bureau : cela faisait plus de trois heures qu’elle était là, couchée devant le feu, à réfléchir… Trois heures qui allaient décider de son avenir car, tout bien pesé, tout bien examiné, elle venait de prendre une décision.
  
  Elle marcha vers le bar et se servit une généreuse ration de bourbon, qu’elle but sec, sans eau ni glace, presque sans respirer. Ses yeux se mouillèrent de larmes et elle éprouva quelque difficulté à recouvrer son souffle, cependant que la bienfaisante chaleur de l’alcool irradiait tout son corps. Elle reposa le verre vide, alluma une cigarette, puis décrocha le téléphone et manœuvra le cadran…
  
  Ce qu’elle allait faire lui coûtait terriblement. Elle savait que c’était une erreur et qu’elle le regretterait. Mais elle en avait assez d’être raisonnable, assez de se conduire comme une grande personne. Elle avait choisi…
  
  À l’autre bout du fil, quelqu’un décrocha. Elle reconnut la voix, sa gorge se serra. Elle fut sur le point de raccrocher, mais elle s’éclaircit la gorge et demanda :
  
  — Allô, Eddie ?… Je suis désolée de vous réveiller, mais… Vous venez seulement de rentrer ?… Ah ! Bon… Il faut que je vous parle, Eddie, maintenant… Non, pas au téléphone, ce n’est pas possible… Oui, Eddie, c’est important… Non, Eddie, je ne veux pas que vous veniez… Il faut que ce soit moi… Avec la Porsche, ce sera vite fait… Je me moque du brouillard, Eddie, il faut que je vienne, que je vous parle… Non, je ne peux rien vous dire… Je suis désespérée…
  
  Sa gorge se noua. Elle raccrocha brusquement et quitta la pièce pour aller prendre un manteau. Elle pensait que, sitôt rentrée, tout étant consommé, elle appellerait Hubert pour lui demander de venir la rejoindre. Comme ça, tout de suite…
  
  
  *
  
  * *
  
  4 h 10. Hubert relut le début de la lettre qu’il était en train d’écrire, la cinquième, les autres ayant été jetées, nerveusement froissées, dans la corbeille à papiers.
  
  Margarita, mon cœur,
  
  Il était grand temps et vous avez bien fait de donner le coup de frein. Le désir que j’avais de vous me poussait à vous abuser. Vous l’avez deviné : je ne suis pas, je ne puis être l’homme d’une seule femme et vous n’êtes pas une femme que l’on peut prendre et rejeter aussitôt. Pardonnez-moi de vous avoir troublée, ou d’avoir essayé ; je n’étais pas digne de vous…
  
  
  
  Le téléphone sonna. C’était Arbuckle.
  
  — Le type a eu un accident dans le brouillard. Il s’est réfugié dans une maison, chez une veuve, où il a trouvé un fusil de chasse et des munitions. Il est cerné, mais il menace de tuer la femme si nous ne le laissons pas filer… Je passe vous prendre dans un quart d’heure, ça va ?
  
  — Ça va très bien, dit Hubert.
  
  Il raccrocha, reprit l’appareil pour réveiller Enrique. Il se sentait à nouveau dur et glacé. La revanche était là, presque une réhabilitation. Il souhaita passionnément que rien ne vînt le frustrer de la minute de vérité, lorsqu’il se trouverait seul en face du gigantesque et féroce Baluba et qu’il lui faudrait tuer ou être tué.
  
  Il revint au bureau et reprit son stylo. Il se sentait libéré, détaché, disponible, et capable d’être tendre sans être faible. Il écrivit à la suite :
  
  
  
  Soyez heureuse, mon cœur ; mais si vous ne l’étiez pas, si vous ne l’étiez plus, si vous aviez alors besoin d’être consolée, ou protégée, n’hésitez pas. Je serai toujours là…
  
  Fidèlement vôtre
  
  Hubert.
  
  
  
  Il plia le feuillet, le glissa dans une enveloppe, inscrivit l’adresse de Margarita. Puis, il s’habilla rapidement, prit son colt 45, quelques boîtes de balles, et descendit afin de ne pas faire attendre Arbuckle.
  
  Enrique était en bas. Hubert lui fit un signe de la main et donna la lettre pour Margarita au concierge de nuit, auquel il demanda de la faire porter par un commissionnaire dès que possible.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath descendit de la voiture et regarda. C’était un spectacle assez extraordinaire. Les projecteurs, placés à distance respectueuse, n’arrivaient que péniblement à percer le brouillard et la maison, longue et basse, apparaissait floue, instable, presque irréelle.
  
  C’était un bâtiment blanchi à la chaux, avec un toit de tuiles sombres, dont une partie seulement semblait être à usage d’habitation. Une grande cour s’étendait devant, où aboutissait le chemin venant de la route. Tout autour, une prairie, plantée de pommiers.
  
  Des voitures de police, dont un car-radio, étaient rangées sous les arbres. Des hommes en uniforme, dont les projecteurs découpaient durement les silhouettes figées, formaient un cordon qui se diluait assez rapidement à gauche et à droite dans la brume. En arrière, sur la route, un groupe important de curieux venus du village tout proche discutaient avec animation.
  
  — Venez avec moi, dit Colin Arbuckle.
  
  Hubert et Enrique le suivirent. Ils pénétrèrent dans la voiture-radio. Un homme d’âge moyen, grassouillet, le teint rose, les cheveux jaunes plaqués, fumant la pipe, parlait à diverses personnes qui l’entouraient. Hubert le connaissait. C’était l’inspecteur principal Steve Lorrimer, du Special Branch de Scotland-Yard. Ils se saluèrent. Lorrimer présenta successivement le maire du village, le pasteur et le pharmacien, puis ses collaborateurs les plus proches.
  
  — Où en sommes-nous ? s’enquit Arbuckle.
  
  Lorrimer montra un tableau noir sur lequel étaient dessinés deux plans de la maison, en coupe et en élévation.
  
  — Voyez, dit-il, le bâtiment est séparé en deux, presque à la moitié. À gauche, une grange surmontée d’un grenier… À droite, l’habitation. Deux pièces, une cuisine, au rez-de-chaussée ; quatre chambres mansardées au-dessus, séparées par un couloir central… Le type est actuellement dans le grenier, avec la femme. Ce grenier a trois ouvertures. Une porte de communication avec le logement, ouvrant sur le couloir desservant les chambres, une porte extérieure à laquelle on ne peut accéder qu’au moyen d’une échelle et une trappe sur la grange. Cette trappe étant située entre les deux portes, à droite, approximativement ici, le type, en se plaçant à gauche peut surveiller toutes les ouvertures sans craindre d’être pris à revers. Il est armé d’un fusil de chasse trouvé dans la maison et tire des chevrotines. Il a blessé un de mes hommes qui tentait une approche, voici dix minutes… Je ne sais pas si vous l’avez déjà vu, mais c’est un type gigantesque qui paraît doué d’une force herculéenne…
  
  Colin Arbuckle, qui avait bourré sa pipe, l’alluma sans se presser.
  
  — Si je suis bien informé, dit-il ensuite, il voudrait que nous le laissions filer avec la femme comme otage ?
  
  — Oui. Nous lui avons répondu que nous n’étions pas qualifiés pour prendre une telle décision et qu’il nous fallait en référer à Londres. Il s’agissait de gagner du temps. Mais il sait que le jour va pointer dans une heure et demie ou deux et il nous a prévenus que de toute façon il tuerait la femme avant d’être capturé.
  
  — Il n’osera pas, intervint le pasteur.
  
  Arbuckle le considéra froidement.
  
  — Ce Noir, répliqua-t-il, nous a déjà tué plusieurs hommes de manière particulièrement atroce et il a aussi tué ses deux complices. Il tuera cette femme sans hésiter et nous devrons encore nous estimer heureux s’il ne la mange pas.
  
  Le pasteur devint blême.
  
  — Vos plaisanteries, commença-t-il…
  
  — Je ne plaisante pas, l’interrompit Arbuckle. Vous avez vu dans les journaux comment les Balubas ont récemment traité ces aviateurs italiens, au Congo. Cet homme est un Baluba. Nous le savons.
  
  — Et même, un très beau spécimen de Baluba, renchérit Enrique.
  
  Hubert intervint.
  
  — Le problème numéro un est de sauver la femme. Si nous parvenons à la sortir de là, le reste ne sera plus qu’un jeu d’enfant, même si nous devons mettre le feu à la baraque pour obliger cet affreux à sortir.
  
  — Il nous le faut vivant, précisa Arbuckle.
  
  Il regarda fixement Hubert, qui se contenta de questionner :
  
  — Savez-vous si la femme est attachée ou non ?
  
  — Nous supposons qu’elle l’est, répondit Lorrimer. Il ne peut prendre le risque de la laisser libre de ses mouvements.
  
  Le pasteur toussota.
  
  — Il tiendra peut-être parole si vous le laissez partir librement. Cette femme aura la vie sauve et le châtiment de Dieu ne pourra manquer de s’abattre sur l’assassin…
  
  — Ne croyez surtout pas que nous n’ayons pas confiance en la justice divine, répliqua Hubert, mais cet homme porte sur lui un secret qui peut concerner la vie ou la liberté de millions de gens.
  
  Arbuckle regarda de nouveau Hubert.
  
  — Sir Edward affirme qu’il n’a pas donné la formule.
  
  — Il l’a donnée, dit Enrique. J’avais repris conscience à ce moment-là et j’ai tout entendu. Ils ont commencé à s’entre-tuer aussitôt après que Sir Edward leur eut dit : voilà, vous avez ce que vous vouliez…
  
  — Je l’interrogerai dans la journée, reprit Arbuckle. Il faudra bien qu’il me dise la vérité.
  
  Puis, à Hubert :
  
  — Avez-vous une idée ?
  
  — Il faut d’abord sauver la femme. J’ai une idée, mais il faudrait trouver un moyen de communiquer avec elle sans que l’autre comprenne…
  
  — Ce Noir connaît notre langue ? demanda le maire.
  
  — Assez bien, répondit Enrique. J’ai eu affaire à lui.
  
  — La femme est irlandaise, annonça le pasteur. Il y aurait peut-être là…
  
  — Parlez-vous le gaélique ? s’enquit Hubert.
  
  — Non.
  
  — Il y a un gars de Belfast dans mon équipe, dit Lorrimer. Je peux l’envoyer chercher.
  
  — Faites-le, demanda Hubert. Il faudrait aussi une camionnette chargée de bottes de paille et quelques tôles d’acier capables de résister aux chevrotines…
  
  — Je pense qu’on peut trouver ça, répondit le maire. J’ai vu le ferronnier sur la route, avec les autres ; et le camion de paille, c’est facile.
  
  — Occupez-vous de cela, s’il vous plaît, ordonna Lorrimer.
  
  Le maire sortit. Un policier s’en alla presque aussitôt chercher son collègue de Belfast. Hubert commença d’exposer son plan à Colin Arbuckle et à Steve Lorrimer…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert arrêta le camion chargé de paille au coin du bâtiment d’habitation. Il l’avait amené à travers la prairie, hors de vue de la porte du grenier. Il entendait les haut-parleurs diffuser la voix du policier qui s’adressait en irlandais à la prisonnière…
  
  Il ne comprenait pas, mais il savait ce qui se disait car le texte avant traduction était de lui. Le policier répéta trois fois, lentement, les instructions très précises destinées à la femme. Puis, tous les projecteurs s’éteignirent en même temps et l’on entendit dans les haut-parleurs quelques jurons bien sentis dont la spontanéité était parfaitement imitée.
  
  Hubert enclencha la première vitesse et soulagea doucement la pédale d’embrayage. Une autre voix, tonitruante, explosa soudain dans la nuit :
  
  — Nous venons de recevoir la réponse de Londres…
  
  Le camion se mit à rouler très doucement. Hubert distinguait à peine le mur qu’il devait pourtant serrer au plus près et il ne pouvait se guider en regardant l’arête du toit sur la voûte plus claire du ciel car la tôle épaisse fixée sur la cabine en guise de blindage débordait largement en avant, presque jusqu’au radiateur.
  
  — Nous pouvons peut-être envisager un accord, continuait le speaker auquel Hubert avait demandé de faire le plus de bruit possible afin de couvrir le ronronnement du moteur, mais nous voulons voir la femme afin d’être sûrs qu’elle est encore bien vivante et que nous ne transigeons pas pour sauver un cadavre… Je répète…
  
  Son regard s’habituant à la relative obscurité, Hubert distinguait maintenant avec netteté le mur de la maison. Il dépassa le corps d’habitation, arriva devant la porte de la grange et arrêta le camion en débrayant et en coupant le contact.
  
  Les projecteurs se rallumèrent, salués par un « Ah ! » de satisfaction. Hubert, laissant la première vitesse enclenchée, la pédale d’embrayage au plancher, tenait sa main sur le démarreur. Lorsqu’il sentirait le choc, et il était persuadé qu’il ne pourrait pas ne pas le sentir, il n’aurait qu’à relancer le moteur et embrayer aussitôt. Le camion était pratiquement neuf, en très bon état, le moteur chaud. Cela devrait marcher. De toute façon, il n’y avait aucun moyen de faire autrement, car les haut-parleurs devaient bien se taire pour que l’on pût entendre la réponse du Baluba.
  
  Les haut-parleurs se turent. Il y eut un moment d’attente anxieuse. Puis la voix de stentor de Patrice répliqua :
  
  — Je vous la montre !
  
  Tous les hommes qui attendaient autour de la maison, hors de portée des chevrotines, retinrent leur souffle. Près de trente secondes s’écoulèrent dans un silence de mort. Puis, les mieux placés virent apparaître dans le cadre de la porte du grenier violemment éclairé par les projecteurs, la forme blanche de la femme en chemise de nuit, que débordait de toutes parts celle du grand Noir vêtu de noir.
  
  — Avez-vous été maltraitée ? demanda le speaker.
  
  Personne n’entendit la réponse. La femme voulut sauter dans la paille du camion. Mais elle ne fut pas assez rapide. Le Noir l’attrapa par sa chemise de nuit, à la hauteur des seins. Les pieds dans le vide, la femme tomba. Mais son poids n’était rien pour Patrice et le tissu de la chemise se bloqua sous les seins, empêchant le corps de s’en évader. Pendant quelques secondes, les spectateurs médusés virent dans la lumière impitoyable et crue des projecteurs, que voilaient heureusement la brume, les jambes et le ventre nus de la malheureuse qui s’agitait de façon grotesque. Puis le colosse noir ramena le tout dans l’obscurité du grenier et son rire énorme, satanique, parut secouer la toiture de la maison.
  
  Quelques instants plus tard, un hurlement déchirant donna le frisson à tous. Ils crurent un instant que le Baluba assassinait sa prisonnière. Mais d’autres hurlements, entrecoupés d’appels au secours, brusquement couverts par les éclats de rire du Noir, les rassurèrent en partie. Lorsque les cris et les rires cessèrent, personne ne douta plus de ce qui se passait dans le grenier. Le pasteur lui-même comprit et, bien que la victime fût irlandaise et catholique, il ferma les yeux et joignit les mains pour une prière en sa faveur…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert, qui avait rejoint l’état-major au volant du camion, aperçut la voiture des pompiers qui venait d’arriver.
  
  — Laissez-moi encore une chance, demanda-t-il à Colin Arbuckle.
  
  L’inspecteur du « M.I.5 » haussa les épaules.
  
  — Au point où nous en sommes, répliqua-t-il, nous ne risquons plus grand-chose. Nous ne pouvons pas le laisser filer avec la formule et il tuera sûrement cette femme…
  
  — Il faut le surprendre, dit Hubert, et le gagner de vitesse.
  
  — Que vous faut-il ?
  
  — Un peu d’essence, un peu d’acide sulfurique, un peu de chlorate de potasse, une bouteille, une étiquette à coller dessus.
  
  — Si je ne m’abuse, vous venez d’énumérer tout ce qu’il faut pour fabriquer un cocktail Molotov ?
  
  — Exactement, acquiesça Hubert.
  
  — Vous voulez mettre le feu à la maison ?
  
  — Pas spécialement. De toute façon, les pompiers sont là…
  
  — J’ai sûrement tort, reprit Arbuckle, mais je vais vous laisser faire… Pour la dernière fois. Passez votre commande au pharmacien… Et n’oubliez pas : je veux ce type vivant.
  
  — Il sera peut-être un peu esquinté, dit Hubert.
  
  Il envoya Enrique, spécialiste depuis ses jeunes années de la fabrication artisanale d’engins explosifs ou incendiaires, avec le pharmacien. Puis, il fit chercher le capitaine des pompiers.
  
  Vingt minutes plus tard, ils étaient prêts. Entre-temps, le Baluba, sans se montrer, avait tiré deux coups de chevrotines sur un projecteur imprudemment avancé et l’avait cassé, blessant les deux servants. Hubert et Enrique montèrent dans le camion de paille dont le blindage n’avait pas été enlevé et firent un large tour dans la prairie pour aborder la maison par-derrière, à l’abri des exercices de tir de Patrice, car le grenier ne possédait aucune ouverture de ce côté-là. Outre leurs armes personnelles, ils transportaient la bouteille contenant le cocktail Molotov, un gros extincteur à mousse et une plaque de tôle de deux mètres sur un mètre, ceinturée à mi-hauteur d’une courroie de cuir pour en faciliter le maniement.
  
  Ils cassèrent la porte de la cuisine pour entrer dans la maison. Hubert, portant la plaque de tôle devant lui, comme un bouclier, son colt dans la main droite, protégeait Enrique qui transportait la bouteille incendiaire et l’extincteur. Ils passèrent dans le couloir. Une imposte dans la cage de l’escalier laissait passer un peu de la lumière des projecteurs, assez pour lui permettre de se diriger avec sûreté.
  
  Ils montèrent jusqu’à l’étage. Une porte à gauche était ouverte, probablement celle de la chambre de la femme. Au fond, celle du grenier était fermée.
  
  Hubert parcourut toute la longueur du couloir et s’arrêta à moins d’un mètre de la porte, bien abrité derrière la plaque de tôle. Enrique entra dans la chambre la plus proche où il déposa l’extincteur, conservant la bouteille à la main.
  
  Ils attendirent. L’affaire avait été minutée. Vingt secondes plus tard, comme rien ne se produisait, Enrique poussa les volets de la fenêtre de la chambre et fit des signaux avec sa lampe de poche. Les haut-parleurs se mirent à beugler :
  
  — Écoutez-nous… Un émissaire est entré dans la maison et il se trouve actuellement dans le couloir des chambres, au premier étage, derrière la porte. Prenez verbalement contact avec lui pour discuter d’un possible arrangement… Je répète.
  
  Le speaker répéta. Quand le silence fut revenu, Hubert entendit des pas circonspects qui se rapprochaient dans le grenier.
  
  — Y a quelqu’un ? demanda Patrice. Y a vraiment quelqu’un ?
  
  — Sûr ! répliqua Hubert. Expliquez-moi exactement ce…
  
  Une détonation assourdissante l’interrompit. Les chevrotines, ayant traversé la porte, cinglèrent la tôle comme un coup de fouet. Quelques secondes plus tard, Hubert annonça d’une voix tranquille :
  
  — Il y a toujours quelqu’un.
  
  Il espérait que le Noir tirerait une seconde fois, vidant ainsi son arme, et que la porte céderait sous le premier coup de pied. L’affaire serait ainsi réglée avec un minimum de dégâts. Mais il entendit très distinctement l’adversaire ouvrir son fusil, puis le refermer, sûrement après avoir remplacé la cartouche brûlée. Et il sut qu’il lui faudrait aligner le grand jeu.
  
  — Ouvrez donc cette porte, reprit-il, que nous puissions discuter sérieusement.
  
  — Vous me prenez pour un con, répliqua Patrice.
  
  — Vous n’avez rien à craindre puisque vous détenez un otage. Si je tentais quoi que ce soit contre vous, vous auriez toujours le temps de la tuer…
  
  — C’est sûr, dit Patrice.
  
  — Alors ?
  
  — Alors on peut discuter comme ça.
  
  — Nous sommes inquiets pour la santé de votre prisonnière. Elle n’a que sa chemise de nuit sur elle et elle va prendre froid.
  
  Patrice ricana grossièrement.
  
  — Je l’ai réchauffée.
  
  Hubert reprit patiemment :
  
  — Laissez-moi vous passer un vêtement et une bouteille d’alcool pour cette femme. Si elle attrape une congestion, elle ne vous sera plus d’aucune utilité.
  
  — La bouteille d’alcool je veux bien, accepta enfin le Baluba. Ça me fera du bien à moi aussi…
  
  « Sans aucun doute ! » pensa Hubert.
  
  — Posez-la contre la porte, enchaîna Patrice, et puis retournez dans l’escalier. Si je vous vois, je vous tire dessus.
  
  — Vous pouvez la tirer avec un bâton, sans vous montrer, suggéra Hubert.
  
  — Je sais ce que j’ai à faire. Maintenant, je vous préviens, si vous lancez une grenade ou quelque chose comme ça, je tue la femme avant que ça pète.
  
  — Nous voulons sauver cette femme, vous le savez bien. Une grenade, nous aurions pu déjà la balancer par la porte extérieure…
  
  — Bon. Posez la bouteille devant la porte et reculez-vous.
  
  Enrique tendit la bouteille à Hubert qui s’accroupit derrière la tôle protectrice et fit glisser l’engin jusqu’à vingt centimètres environ de la porte.
  
  — Voilà, dit-il en se redressant, je m’en vais.
  
  Enrique rentra dans la chambre. Hubert recula jusqu’à la cage d’escalier, appuya la tôle contre le mur et posa sa main gauche sur l’interrupteur qui commandait la lampe du couloir.
  
  À l’autre bout, la clé tourna dans la serrure. Puis le battant s’ouvrit lentement. Un morceau du grenier apparut, assez bien éclairé par la lumière des projecteurs pénétrant par la porte extérieure. Puis, une canne, la crosse en avant, fut poussée vers la bouteille, l’accrocha…
  
  Hubert attendit la dernière seconde. Brusquement, il alluma dans le couloir, visa la bouteille et tira. Cela produisit un plouf extraordinaire et une flamme énorme jaillit à la fois dans le couloir et dans le grenier.
  
  Le grand Baluba hurla d’épouvante et de douleur. Un hurlement terrifiant qui glaça le sang dans les veines de ceux qui l’entendirent. Puis, affolé, il courut vers la porte extérieure, les vêtements en feu et sauta dans le vide.
  
  Six hommes l’attendaient en dessous avec une couverture. Il heurta quand même durement le sol. Les six hommes se jetèrent sur lui et l’enveloppèrent pour étouffer les flammes. La voiture des pompiers, deux hommes accrochés au sommet de son échelle dressée, fonçait déjà vers la maison. En haut, de la porte de la chambre, Enrique arrosait les flammes dans le couloir avec de la neige carbonique.
  
  L’échelle cogna contre le mur, exactement sous la porte du grenier. Le pompier qui se trouvait en haut bondit aussitôt pour aller chercher la femme, l’autre suivit, muni d’un extincteur à mousse. Moins de deux minutes plus tard, tout était fini, ou presque, le feu maîtrisé, la femme sauvée, le féroce Baluba déjà dans une ambulance qui le transportait, aussi vite que le permettait le brouillard, vers l’hôpital le plus proche…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Sir Edward regarda disparaître dans le brouillard les feux rouges de la Porsche de Margarita et il eut l’impression que c’était sa vie qui s’en allait ainsi. Il attendit, immobile en haut du perron, que le bruit sonore et grave de la petite voiture de sport eût cessé de se faire entendre. Puis, très raide, il pivota sur ses talons et rentra dans la maison, refermant la porte derrière lui.
  
  Le parfum de Margarita flottait encore dans le hall. Machinalement, Sir Edward éteignit quelques lampes. Puis il pénétra dans son cabinet de travail et s’assit à son bureau. Il était pâle, ses mains tremblaient légèrement, mais il continuait de porter la tête haute et son regard bleu ne cillait pas.
  
  Il fixait le portrait de son père, accroché au mur, exactement en face de lui, mais ne le voyait pas. Il réfléchissait et ses pensées n’étaient pas roses. Au cours de la même nuit, il avait découvert que la nature de ses travaux scientifiques constituait un danger grave pour la société, que des gens étaient déjà morts à cause de cela, et perdu la femme qu’il aimait. C’était beaucoup pour une seule nuit, beaucoup pour un homme seul…
  
  Il sursauta soudain, surpris par des bruits insolites provenant du sous-sol. Il écouta, mais son visage n’exprimait rien. Rien que le vide intérieur, insondable, d’un homme qui a perdu simultanément ses deux raisons de vivre.
  
  Les bruits continuaient. Sir Edward ouvrit un tiroir de son bureau, en sortit un Smith et Wesson 44 Magnum, fit basculer le barillet pour en vérifier le chargement, le verrouilla… Il hésita un court instant, puis se leva, quitta la pièce, traversa le hall et ouvrit la porte de l’escalier conduisant aux caves.
  
  Sans allumer, il commença de descendre, l’arme au poing…
  
  
  *
  
  * *
  
  Il était sept heures et un jour gris et sale s’était levé sur Londres lorsque Margarita Lucca rangea la Porsche devant son hôtel particulier de Park Square East, après un trajet épuisant, de plus d’une heure et demie, dans le brouillard.
  
  Elle sortit ses clés, ouvrit la porte, essayant de faire le moins de bruit possible, éclaira le hall et referma. Elle allait se diriger vers l’escalier lorsque son regard fut attiré par une enveloppe blanche visible dans la boite aux lettres entrouverte. Elle la prit et son cœur fit un bond en reconnaissant l’écriture d’Hubert. Elle passa dans le petit salon où des cendres rougeoyaient encore dans la cheminée, alluma et marcha jusqu’au petit bureau Louis XV, à la recherche d’un coupe-papier.
  
  Elle revint vers la cheminée pour lire. Dès les premières phrases, un grand froid l’envahit, sa respiration se précipita. Elle se laissa tomber assise dans un fauteuil. Elle tremblait. Elle avait cru, sincèrement, que Hubert l’aimait. Elle avait cru choisir entre deux hommes également épris, le plus brillant, le plus viril. Elle découvrait maintenant son erreur et qu’elle avait inutilement sacrifié Edward, peut-être pas très drôle mais si merveilleusement sûr…
  
  Elle laissa tomber la lettre sans l’avoir lue jusqu’au bout et ferma les yeux, la tête renversée sur le dossier du fauteuil. Elle avait mal, mais elle ne pleurait pas. Elle était de bonne race et savait se tenir dans les moments difficiles.
  
  Le téléphone sonna. Elle tressaillit violemment. Qui pouvait bien appeler à cette heure matinale ? Elle se leva, marcha vers le bureau, les jambes molles mais les mâchoires serrées.
  
  — Allô ? fit-elle en décrochant.
  
  Une voix d’homme, qu’elle ne connaissait pas, répondit :
  
  — J’ai besoin de parler à Mme Lucca, c’est Urgent.
  
  — Je suis Mme Lucca, dit-elle ;
  
  Sa voix était assourdie, mais nette.
  
  — Mes hommages, madame. Ici l’inspecteur Colin Arbuckle, du « M.I. 5 »… Je… J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer.
  
  Elle resta insensible. En fait de mauvaise nouvelle, elle venait d’être servie ; du moins, le croyait-elle.
  
  — Je vous écoute…
  
  — Vous étiez tout à l’heure à « Squarrels Lodge », n’est-ce pas ?
  
  — Oui. Je viens d’arriver, à l’instant.
  
  Elle devenait attentive. « Squarrels Lodge », cela concernait Edward.
  
  — Aussitôt après votre départ… Enfin, quelques minutes plus tard… Il est arrivé un accident…
  
  — À Sir Edward ?
  
  — Oui, madame. Une affreuse méprise. Sir Edward, ayant oublié la présence des deux policiers qui gardaient son laboratoire dans le sous-sol de la maison, les a pris pour des cambrioleurs et leur a tiré dessus. Cela s’est passé dans l’obscurité, ou presque. Les policiers se sont cru attaqués par un malfaiteur et ont riposté. Sir Edward a été touché…
  
  « Mon Dieu ! » pensa la jeune femme. Elle vacilla, ferma les yeux, glacée jusqu’à la moelle des os.
  
  — C’est… C’est grave ? s’entendit-elle demander.
  
  — Très.
  
  — Il… Il est mort ?
  
  Un silence, terriblement éloquent. Margarita eut soudain l’impression que le parquet se mettait à rouler sous ses pieds, que les murs basculaient. Elle voulut résister, mais la fatigue de cette nuit blanche trop fertile en émotions se fit alors sentir. Margarita glissa sur le tapis et elle n’entendit pas la voix de Colin Arbuckle qui répondit enfin :
  
  — Je le crains, madame.
  
  Ricardo, le domestique noir, réveillé par le téléphone, la trouva étendue, sans connaissance, quelques secondes plus tard. Il raccrocha l’appareil, ramassa la lettre d’Hubert, puis souleva la jeune femme dans ses bras et la monta dans sa chambre. Il posa la lettre sur la table de nuit et sonna pour appeler sa femme.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert, qui venait de sombrer dans un sommeil profond, fut brusquement réveillé par la sonnerie du téléphone. Il alluma et regarda la pendule au-dessus de la penderie, avant de décrocher. 7 h 15.
  
  — Allô ? dit-il sans aménité, convaincu qu’il s’agissait d’une erreur.
  
  — Arbuckle, à l’appareil. Navré de vous déranger. Je vous réveille ?
  
  — Mais non, grinça Hubert. Vous savez bien que je ne dors jamais.
  
  — Comme moi, riposta poliment l’Anglais.
  
  — Que se passe-t-il ? Le Baluba s’est échappé ?
  
  — Non, quelqu’un d’autre… Sir Edward Penney est mort.
  
  — Oh ! fit Hubert. Comment cela ?
  
  Arbuckle lui raconta.
  
  — Mais, s’exclama Hubert, c’est invraisemblable !
  
  — Je ne sais pas… Mme Lucca venait de le quitter… définitivement.
  
  — Comment le savez-vous ?
  
  — Hum !… Afin d’assurer la protection de Sir Edward, même contre sa volonté, nous avions installé quelques micros dans la maison… Hum !… Nous craignions qu’il ne fût l’objet d’un chantage… Bref ! Mes hommes ont entendu le début de la conversation entre Mme Lucca et Sir Edward. Lorsqu’ils ont compris que cet entretien ne concernait que la vie privée des deux intéressés, ils ont cessé d’écouter. Mais ce qu’ils avaient surpris me permet de vous affirmer que Mme Lucca était venue dans le seul but de rompre leurs fiançailles…
  
  — Et alors ? fit Hubert, la gorge serrée.
  
  — Cette dernière épreuve venant s’ajouter à celles qu’il venait de subir a pu… Enfin, ce n’est qu’une supposition… Mais Sir Edward a tiré dans le plafond, comme s’il avait seulement voulu provoquer la riposte de nos hommes sans risquer de les toucher.
  
  — Bon Dieu ! dit Hubert. C’est terrible, ce que vous me racontez là !
  
  — Bien entendu, ceci n’est que mon opinion personnelle et devra rester entre nous. Pour Mme Lucca, que j’ai déjà prévenue, et pour le reste du monde, la certitude d’une tragique méprise doit être solidement établie…
  
  — Vous pouvez compter sur moi, Colin.
  
  Il y eut un bref silence. La voix d’Arbuckle changea, faussement détachée.
  
  — J’allais oublier. Je viens de montrer à l’un des chimistes de nos laboratoires la formule écrite par Sir Edward sur le carnet retrouvé sur le Baluba… Je crois que Sir Edward s’était moqué de ses agresseurs et que, s’il n’avait pas eu à répondre de plusieurs crimes, nous aurions pu laisser le Baluba rentrer chez lui…
  
  — Expliquez-moi. Cette formule…
  
  — C’était tout simplement celle d’un laxatif très puissant.
  
  — Seigneur ! s’exclama Hubert. C’est merveilleux !
  
  Arbuckle toussota.
  
  — Ceci dépasse peut-être un peu le cadre de mes attributions, mais… Je crois que Mme Lucca doit se sentir actuellement très seule et que…
  
  — Colin.
  
  — Oui ?
  
  — Je vous aime bien, Colin.
  
  Arbuckle toussota de nouveau.
  
  — Bonne journée, répliqua-t-il froidement.
  
  Puis il raccrocha. Hubert en fit autant. Il pensait à Margarita. Pouvait-il l’aider sans courir le risque de se détruire lui-même ? Il le croyait. Il avait retrouvé sa liberté, son autonomie. Il était de nouveau dur et limpide comme le diamant, capable d’être tendre sans être faible, attentif sans se laisser absorber.
  
  Au même instant, mais il ne pouvait le savoir, Margarita lisait enfin les dernières phrases qu’il lui avait écrites :
  
  Soyez heureuse, mon cœur. Mais si vous ne l’étiez pas, si vous ne l’étiez plus, si vous aviez alors besoin d’être consolée, ou protégée, n’hésitez pas. Je serai toujours là…
  
  Fidèlement vôtre
  
  Hubert
  
  
  
  Il sauta hors du lit pour aller la rejoindre.
  
  
  
  Saint-Hubert,
  
  Chantilly,
  
  1961
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Voir O.S.S. 117 à l’école, même éditeur.
  
  2 Le musée Tussaud est à Londres, l’équivalent du musée Grévin de Paris.
  
  3 Military Intelligence, 5e Division. Service de contre espionnage britannique qui, malgré le terme Military, ne dépend pas de l'armée mais du Premier ministre.
  
  4 O.S.S. 117 préfère les rousses.
  
  5 Park Square est une annexe close et privée de Regent’s Park. Seuls les riverains possèdent les clés permettant d’ouvrir les barrières.
  
  6 II n’y a pas de jetons de téléphone en Grande-Bretagne. On glisse simplement quatre pièces d'un penny dans l’appareil.
  
  
  
  
  
 Ваша оценка:

Связаться с программистом сайта.

Новые книги авторов СИ, вышедшие из печати:
О.Болдырева "Крадуш. Чужие души" М.Николаев "Вторжение на Землю"

Как попасть в этoт список
Сайт - "Художники" .. || .. Доска об'явлений "Книги"