Kenny, Paul : другие произведения.

Handicap au Cap pour Coplan

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   Handicap au Cap pour Coplan
  
  
  
  
  
  
  No 1994, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  - Vous allez tomber dans un nid grouillant de salopards, qu’ils soient blancs ou noirs, le plus beau nœud de vipères qui existe actuellement. Vous me remuerez leur merde et vous en sortirez la vérité, qu’elle soit reluisante ou pas, je compte sur vous ! Et faites fissa, on ne peut se permettre de végéter dans l’incertitude !
  
  Jusqu’à l’âge de trente ans, le ministre de la Défense avait été officier d’active et affecté à la Légion étrangère. Il en avait conservé un langage peu châtié qui, parfois, irritait ses collègues du gouvernement. Il n’en était pas de même pour le Vieux et Coplan qui appréciaient ce style direct et brutal, nourri dans les garnisons, les mess et les popotes.
  
  Coplan inclina respectueusement la tête.
  
  - Je serai digne de votre confiance, monsieur le ministre.
  
  Le Vieux et lui prirent congé et retrouvèrent la cour où les attendaient la voiture de fonction du Vieux et la Peugeot dans laquelle veillaient ses gardes du corps, des sous-officiers du Service Action. Les deux véhicules sortirent dans la rue Saint-Dominique et gagnèrent le Quai d’Orsay.
  
  Tour à tour avocat et diplomate, ancien ambassadeur en Afrique, le ministre des Affaires étrangères représentait l’antithèse de son collègue de la Défense. S’habillant chez le meilleur tailleur de Saville Row à Londres, il témoignait d’une suprême élégance dont il ne se départait que pour s’en aller conquérir les suffrages de sa circonscription électorale dans un département rural où les costumes trois pièces londoniens suscitaient les sarcasmes. Quant à son langage, il n’était pas celui des casernes. A la fois onctueux et doucereux, il mêlait avec un art consommé circonlocutions, sous-entendus et ambiguïtés.
  
  - Ne frôlez jamais l’incident diplomatique, recommanda-t-il. Les gens auxquels vous serez confrontés sont sourcilleux sur ce point. Je les connais bien, j’ai été ambassadeur là-bas. Restez modeste et conciliant. Après tout, nous ne sommes pas sûrs de notre affaire. Qui peut jurer qu’ils n’ont pas raison ?
  
  Dans une rhétorique ponctuée d’ellipses et de litotes, entrelardée d’allusions perfides, il cherchait, à mots couverts, à diminuer l’importance de la mission confiée à Coplan et celui-ci, en même temps que le Vieux, comprit qu’elle lui déplaisait souverainement. Enfin, il mit fin à l’entretien.
  
  - Allez, conclut-il comme à regret, et faites pour le mieux sans que nous soyons obligés de rompre nos relations diplomatiques.
  
  Il se tourna vers le Vieux :
  
  - J’aimerais être tenu au courant des développements éventuels.
  
  - Je n’y manquerai pas, monsieur le ministre, assura le patron de la D.G.S.E.
  
  Leur dernière étape de la journée fut l’Élysée. Les deux véhicules virèrent vers le porche de pierre grise donnant accès au palais. Sous la voûte étroite, les agents de la sécurité se contentèrent d’inspecter d’un œil bref le laissez-passer du Vieux, puis leur chef pressa un bouton et la lourde herse coulissa sur son rail. Le chauffeur tourna à droite et traversa l’esplanade, longue de trente mètres, à l’allée couverte de gravier marron.
  
  Sur le perron, les gardes républicains saluèrent de leur sabre les passagers qui débarquaient, tandis qu’un huissier à chaîne les accueillait pour les guider jusqu’à l’huissier en chef qui s’inclina cérémonieusement et, raide dans son complet noir, marcha vers l’interphone à l’autre bout du vestibule. Ayant reçu l’accord du chef de l’État, il précéda les visiteurs le long des marches de l’escalier de granit recouvertes de moquette d’un rouge passé, puis, de sa démarche majestueuse, traversa le large encorbellement qui dominait le vestibule du rez-de-chaussée pour s’arrêter et frapper à une porte sur la gauche du palier.
  
  Dans cette antichambre, baptisée le Salon des Ordonnances, se tenait le premier conseiller de la présidence. Il se leva et, sans un mot, ouvrit la porte du cabinet privé du président.
  
  Affable, courtois, souriant, ce dernier invita les arrivants à s’asseoir devant lui. Malgré l’expression aimable, ses yeux scrutaient Coplan sans indulgence comme s’il voulait s’assurer qu’il était bien l’homme de la situation. L’examen fut concluant car il se détendit quelque peu. Coplan n’ignorait pas que le plus haut dignitaire de l’État connaissait par cœur son curriculum vitae et n’avait pu s’empêcher de s’en émerveiller. En prologue, il rappela à Coplan ses devoirs :
  
  - Vous êtes prêté à l’O.N.U. mais votre allégeance demeure à la France. Vous devez donc nous informer en priorité. Est-ce clair ?
  
  - C’est très clair, monsieur le président.
  
  - Par la voie hiérarchique, comme de coutume. L’enjeu de cette partie est immense, compte tenu de la personnalité de la victime dont les attaches familiales et politiques sont celles que vous connaissez, sans oublier les liens d’amitié qu’elle entretenait avec le secrétaire général des Nations unies.
  
  Sans mot dire, le Vieux conservait un visage impassible. Chargée de dorures, la vaste pièce donnait sur le grand parc terminé par le rideau de hêtres et de tilleuls. Sans que son regard ne laisse transparaître son intérêt, il admirait, près de la bibliothèque vitrée, la table Louis XV sur laquelle était posée une pendule Louis XIV. Un tapis de la Savonnerie tissé à la Fabrique royale de Chaillot au XVIIIème siècle couvrait le plancher. Dans ce cabinet, la noblesse et le goût présidaient au choix de l’ameublement.
  
  L’hôte des lieux regardait Coplan avec bienveillance, son regard magnétique enfoncé dans le sien. Avec lyrisme, il discourait, certain que son charme habituel jouait pour lui, sur les dangers, les embûches, les coups de poignard dans le dos, qui attendaient Coplan au cours de sa mission. Chaque période de ses phrases se terminait par une exhortation : N’oubliez jamais l’intérêt supérieur de la France. Dans cet esprit, n’hésitez pas à supprimer une information capitale pour l'O.N.U. dans l’éventualité où elle serait contraire aux intérêts de votre patrie.
  
  - Je garderai cet ordre en mémoire, assura Coplan.
  
  Le président eut un rire léger, auquel fit écho un pigeon par la fenêtre ouverte.
  
  - Un de mes prédécesseurs ici disait avec mépris de l’O.N.U. qu’elle n’était qu’un Grand Machin. Si, à une époque, elle n’était guère sollicitée, la situation a évolué depuis. C’est pourquoi nous devons tenir compte de ses avis, hélas de plus en plus pesants sur la communauté internationale.
  
  Hardiment, Coplan lui posa une question :
  
  - Vous partagez l’opinion de votre prédécesseur sur l’O.N.U., monsieur le président ?
  
  A la fois subtil et sardonique, patelin et tranchant, le chef de l’État lui répondit.
  
  - Un pape de la Renaissance disait que c’est le trop de cire qui met le feu à l’Église, distilla-t-il avec un sourire appliqué. C’est le trop d’incompétence et d’irresponsabilité qui met le feu à l’O.N.U.
  
  Il eut encore quelques formules bien senties puis reconduisait ses visiteurs à la porte de son cabinet. Là, il serra très fort le bras de Coplan.
  
  - La France, toujours la France, n’oubliez jamais.
  
  
  
  Ce soir-là, le Vieux invita Coplan dans son restaurant favori, un deux-étoiles où l’on servait un sauvageon grillé aux épices et du homard à la vanille. Coplan opta pour une fricassée de sole à l’aigre-doux.
  
  - Vous marcherez sur des coquilles d’œufs, recommanda le Vieux en versant le saint-joseph blanc.
  
  - Et sur la gueule ouverte de serpents venimeux.
  
  - Néanmoins, vous serez sous la protection personnelle du secrétaire général de l’O.N.U. Après tout, c’est lui qui vous a choisi.
  
  - Ce qui a l’heur de déplaire au ministre des Affaires étrangères.
  
  - On se moque des diplomates. Notre ministre de tutelle est celui de la Défense et lui dîne à notre table. Mais, là-bas, vous dînerez avec le Diable.
  
  Coplan esquissa un sourire ravi.
  
  - J’en ai l’habitude.
  
  - Au demeurant, soyez prudent. Avec ces nouveaux développements dans leur pays, ils sont chatouilleux.
  
  - De temps en temps, la diplomatie remplace la guerre. Je sais évoluer dans l’une et l’autre.
  
  C’est pourquoi le secrétaire général à New York vous a choisi. Il n’a pas oublié qu’il y a quelques années vous lui aviez sorti une belle épine du pied. On dit que les grands de ce monde ont la mémoire courte, naturellement c’est absolument faux.
  
  - Pourtant, il a la réputation de couler une dalle de béton sur ses souvenirs.
  
  - Vous avez la preuve du contraire.
  
  
  
  Le lendemain à 11 heures, Coplan prit le vol Air France AF 001 à destination de New York. A 8 h 45, le Concorde le déposa à l’aéroport J.F. Kennedy. La matinée s’annonçait maussade. Il s’engouffra dans un taxi et se fit conduire à Manhattan, à l’hôtel Barbizon Plaza au coin de la 58e Rue et de l’Avenue of the Americas que les New-Yorkais persistaient à appeler la 6e Avenue en se référant à son ancienne dénomination.
  
  Il passa sous la douche, se changea et reprit un taxi pour se rendre à United Nations Plaza. Un instant, sur le trottoir, il contempla l’immense et haut bâtiment qui se dressait le long de l’East River en bouchant l’accès des rues, de la 42e à la 48e, puis s’enfila dans l’aile gauche, réservée au secrétariat général.
  
  Le laissez-passer que lui avait remis le Vieux lui permit de franchir sans encombre les contrôles de sécurité et lui ouvrit instantanément les portes et les cabines d’ascenseur.
  
  Après avoir été fouillé à trois reprises et filtré une bonne douzaine de fois, il entra enfin dans le saint des saints où le secrétaire général l’accueillit chaleureusement :
  
  - Cher ami, quel plaisir de vous revoir. Asseyez-vous, je vous en prie.
  
  Il portait beau, bien que son élégance fût un peu voyante, défaut que lui reprochaient les puristes. Son physique, certifiaient ses admiratrices, lui aurait valu une carrière cinématographique à la Omar Sharif s’il avait décidé de s’engager dans cette voie. Quant à son français, à l’accent typiquement moyen-oriental, il rocaillait comme l’eau glacée sur les galets d’un torrent.
  
  - Je suis très honoré que vous m’ayez choisi, fit respectueusement Coplan.
  
  - Il est difficile de trouver un homme, mais facile de le reconnaître. Bien, après ces préliminaires, passons aux choses sérieuses. Thierry Vauquelin était mon ami. C’est moi qui l’ai fait nommer ici conseiller spécial pour les affaires d’Afrique du Sud. Voici quelque temps, je l’ai dépêché au Cap en envoyé extraordinaire. Je souhaitais arrondir les angles entre l’A.N.C. de Nelson Mandela d’une part et, d’autre part, les Blancs et les Zoulous de l’Inkhata, ses opposants traditionnels, pour ne pas dire ses ennemis. Vauquelin a effectué un excellent travail. Vous connaissez la suite. Un soir, vers minuit en Afrique du Sud, il m’a téléphoné d’une cabine publique sur ma ligne privée. En raison du décalage horaire, j’étais encore à mon bureau. Lui d’habitude si calme, si pondéré, si équilibré, était quasiment terrorisé. Sa voix tremblait. J’étais surpris. Il m’a demandé de lui envoyer d’extrême urgence, le lendemain en fait, un messager sûr afin qu’il lui remette un dossier explosif qu’il avait constitué. J’ai voulu en savoir plus. Il m’a simplement dit qu’il avait mis la main sur un complot terrifiant.
  
  « Ma curiosité était aiguisée, mais il s’est refusé à des précisions car il n’avait pas confiance dans le téléphone, même celui d’une cabine publique. Il a insisté sur l’envoi d’un messager à qui on puisse se fier. J’ai dit oui. A peine a-t-il eu le temps de raccrocher qu’il a été tué et dévalisé par un gang de voyous des rues, une plaie endémique au Cap. Vous l’avez compris, pour moi il existe un lien obligé entre cet appel téléphonique, ce complot terrifiant et le meurtre. Naturellement, la police sud-africaine n’est pas au courant de l’appel et s’en tient aux apparences, bien qu’elle s’étonne de l’imprudence commise en choisissant d’aller téléphoner à minuit dans une cabine isolée alors qu’il disposait de lignes téléphoniques chez lui. Pourquoi recourir à cette expédition ? s’est-elle naturellement interrogée, d’autant que ce soir-là il était chez lui et accueillait des invités qui l’ont quitté à vingt-trois heures trente.
  
  « Fort logiquement, et malgré ce point d’interrogation, la police du Cap s’en tient donc à la thèse du gang de rues. Il m’est impossible de faire allusion au complot terrifiant car la police sud-africaine en fait peut-être partie. C’est un secret. Peu de personnes sont au courant. Vous êtes dans la confidence puisque vous êtes chargé d’élucider l’énigme. Néanmoins, je vous donne l’ordre de garder bouche cousue à ce sujet. Vous vous débrouillerez pour éclaircir le mystère sans jamais y faire allusion. En ce moment, l’Afrique du Sud est un panier de crabes, si je me fie aux rapports que m’a envoyés Thierry Vauquelin. N’importe quel clan, n’importe quel parti ou partie, n’importe quelle couleur de peau, peut être à l’origine du complot, méfiez-vous. Vous bénéficierez de tous les crédits dont vous aurez besoin. L’aide du gouvernement de Pretoria vous est également acquise. Il est très gêné que l’on ait assassiné un représentant des Nations unies. N’hésitez pas à la solliciter. Vous êtes un homme talentueux, j’ai pu m’en rendre compte de visu, rapportez-moi des résultats, je compte sur vous. Rappelez-vous, Thierry Vauquelin était un homme de qualité, mais aussi mon ami. Des questions ? »
  
  Coplan toussota.
  
  - Vous avez envoyé au Cap le messager que vous réclamait Thierry Vauquelin ?
  
  - Oui. En apprenant l’assassinat, il a, sur mon ordre, rassemblé les archives et les papiers personnels de Vauquelin et les a rapportés ici à l’insu de la police. Vous les consulterez ainsi que le mémo sur la situation politique, économique et sociale prévalant en Afrique du Sud, que j’ai fait préparer pour vous.
  
  Le secrétaire général regarda sa montre et se leva.
  
  - Pardonnez-moi d’être aussi bref. Je dois recevoir Fidel Castro qui a fait un saut incognito jusqu’à New York pour me rencontrer.
  
  - Incognito ? fit Coplan, sceptique.
  
  - Incognito, sans son uniforme de guérillero et après avoir rasé sa barbe. De temps en temps, il faut savoir sacrifier sa barbe pour sauver sa tête.
  
  Le secrétaire général raccompagna Coplan jusqu’à la porte.
  
  - Voyez ma secrétaire, Mme Hopkins. Elle vous remettra le mémo ainsi que les papiers de Vauquelin. Et souvenez-vous, cher ami, je compte sur les résultats que vous obtiendrez.
  
  Escorté par Mme Hopkins, Coplan traversa une antichambre où attendait le Lider Màximo en compagnie de ses gardes du corps. Elle déverrouilla une porte et le laissa entrer dans une pièce sommairement meublée puis, sans un mot, elle referma la porte. Coplan s’assit et se plongea dans la lecture des dossiers. Parfois, il prenait des notes ou microfilmait des documents. A 13 h 30, il demanda à Mme Hopkins de lui faire monter un plateau-repas. Son déjeuner terminé, il reprit son étude, revenant sans cesse sur des points qui avaient retenu son attention.
  
  A 19 heures, il dut se rendre à l’évidence. Il n’existait dans les archives, dans les papiers personnels de Thierry Vauquelin, aucun indice susceptible de le lancer sur une piste.
  
  En ce qui concernait le mémo, il était fort bien rédigé et résumait admirablement la situation qui régnait en Afrique du Sud.
  
  Mal informée, l’opinion publique internationale imaginait qu’avec la fin de l'apartheid, le problème politique se réduisait à un rapport de forces entre 6 millions de Blancs, 1 million de Métis, 1 million d’Asiatiques et 28 millions de Noirs dominés par deux grandes ethnies, 8 millions de Xhosas et 8 millions de Zoulous. C’était oublier que les ethnies noires se haïssaient et étaient prêtes à s’entre-tuer, si l’une d’elles parvenait au pouvoir. D’ailleurs, depuis deux ans d’atroces affrontements opposaient Xhosas de l’A.N.C. aux Zoulous de l’Inkhata que soutenaient les Blancs. Quotidiennement, cette course au pouvoir provoquait des dizaines de morts. Quant aux autres ethnies, si elles étaient satisfaites que l'apartheid ait disparu, elles voulaient leur indépendance dans un État fédéral, souhaitaient une association avec les Blancs et refusaient que l’A.N.C. avec ses troupes marxisées régente le pays.
  
  A cause des sanctions internationales, de l’embargo et du blocus, la situation économique était catastrophique dans cette république autrefois si florissante, livrée aujourd’hui à l’anarchie.
  
  Le verdict du secrétaire général était sans appel : sauf miracle, la guerre civile éclaterait un jour ou l’autre.
  
  Coplan rassembla ses notes et ses microfilms, commanda un taxi et quitta l’immeuble des Nations unies pour regagner le Barbizon Plaza où il dîna.
  
  Le lendemain, il s’envola pour Le Cap.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  A travers le hublot pénétrait un pâle soleil. Coplan relisait le mémo consacré à Thierry Vauquelin et remis par le Vieux.
  
  Agé de trente-huit ans, diplomate de carrière, il était marié à Sabine Guébrière dont le père était à la tête d’un des plus gros holdings financiers de France aux intérêts couvrant les transports maritimes et aériens, les pêcheries, les conserveries, l’armement. La fortune prenait sa source à Nantes aux XVIIème et XVIIIème siècles quand les Guébrière se livraient au trafic d’esclaves.
  
  Thierry Vauquelin appartenait à une riche famille d’industriels lorrains, aux intérêts multiples et internationaux, mais surtout dans les pétroles, les mines et les banques.
  
  Inspecteur des Finances sorti dans la botte, diplômé de Sciences-Po et de l’E.N.A.. l'intéressé avait accompli une carrière fulgurante au Quai d’Orsay. Premier secrétaire à Pretoria, chargé d’affaires en Tanzanie et au Mozambique, ambassadeur au Belize, il avait su profiter de ses puissantes protections familiales et politiques. Son père gérait l’immense fortune, un oncle était ministre, un grand-oncle membre du Conseil constitutionnel, un cousin présidait aux destinées d’une banque privée de renommée mondiale, un petit-cousin dirigeait une grosse entreprise nationalisée. Ces attaches expliquaient les attentions prodiguées à Coplan par les ministres de la Défense, des Affaires étrangères et par le président de la République.
  
  Deux anecdotes égayaient le caractère austère du mémo rédigé par le Vieux. La première : entre autres demeures, Thierry Vauquelin et son épouse possédaient une superbe villa à Arcachon, un des fiefs du rugby. Les gens du coin ironisaient. Selon eux, Vauquelin était le seul habitant des Landes à ne pas connaître la forme d’un ballon de rugby. La seconde : un autre de ses cousins était député et avait soulevé l’hilarité à l’Assemblée en déposant un projet de loi tendant à déduire de l’impôt sur le revenu un dédommagement pour rejet d’excréments. Son argumentation se signalait par sa simplicité. Puisque les gens paient pour leur nourriture, pourquoi ne seraient-ils pas indemnisés pour les excréments qui résultent de cette nourriture et dont ils font don gratuitement à la collectivité?
  
  Son devoir achevé, Coplan s’endormit. Il se réveilla une heure avant l’arrivée au Cap. Quand il déboucha du tunnel à l’aéroport D.F. Malan, son regard s’attarda sur l’immense affiche qui représentait un springbok, l’antilope bondissante, mascotte de l’Afrique du Sud. Il fut aussi agréablement surpris de voir disparu l’affligeant spectacle des pancartes « Réservé aux Blancs » et de la trilogie des portes pour les Blancs, pour les Noirs et pour les Blancs escortés de Noirs transportant leurs bagages.
  
  Au comptoir Avis il loua un monospace Pontiac Trans Sport à six sièges, au volant placé à droite car ici on conduisait à gauche. Aux murs flottaient les couleurs de la nouvelle Afrique du Sud, née au printemps précédent. Le gamma vert à branches égales, soulignées de jaune et de blanc, sur fonds bleu, orange et noir.
  
  Bâti sur un promontoire rocheux qui, telle une étrave de navire sabrait la jointure des océans Atlantique et Indien, Le Cap reposait entre une montagne et une baie. Coplan eut la malchance d’entrer dans la ville à la sortie des bureaux. Cyclistes et joggers slalomaient entre les véhicules au toit surmonté de planches de surf, témoins irréfutables de la fascination que ce sport exerçait sur les habitants des côtes.
  
  Habilement, il se faufila jusqu'à Strand Street où une suite lui était réservée à l’hôtel Cape Sun. Dès son arrivée, il téléphona au ministère de la Sécurité publique. Le ministre avait été prévenu par le secrétaire général de l’O.N.U. en personne de la mission qui avait été confiée à Coplan dont l’I.F. était Francis Cheynard.
  
  Le ministre accepta de le recevoir le lendemain à onze heures.
  
  Ce soir-là, il dîna au restaurant du Cape Sun et relut ses notes et ses mémos avant de s’endormir.
  
  Le jour suivant, il fut exact au rendez-vous. Le ministre offrait un visage sévère, dénué de toute aménité, avec un air pincé, comme s’il mastiquait un grain de poivre. La main qu’il tendit était réticente et glaciale. Il présenta l’homme qui se tenait à la droite de son bureau, un personnage aux traits ingrats sous un front buté.
  
  - Le colonel George Abascall, directeur de la Police criminelle.
  
  Et, sans crier gare, il se lança dans une violente diatribe :
  
  - Je ne comprends pas que l’O.N.U. remette en question les conclusions de l’enquête à laquelle nos services de police se sont livrés. Naturellement, je regrette du fond du coeur cet horrible assassinat, perpétré sur un haut fonctionnaire de votre Organisation...
  
  Et le fiel coula de ses lèvres :
  
  - ... Néanmoins, je dois avouer que l’O.N.U. en porte partiellement la responsabilité. Si elle n’avait pas voté des sanctions contre notre pays, la situation économique n’aurait pas dégénéré, entraînant le chômage et la misère ainsi que le banditisme dans les rues des grandes villes. Cette anarchie a conduit à la mort de Thierry Vauquelin. Et voilà que maintenant vous êtes ici pour mener une contre-enquête particulièrement inutile et insultante pour nos services de police.
  
  - Vous auriez dû dire cela au secrétaire général, pas à moi, répliqua sèchement Coplan. Je ne suis qu’un fonctionnaire qui obéit aux ordres.
  
  Les traits du ministre se figèrent. Il n’était pas habitué à ce qu’on lui parle sur ce ton. Pourtant, il refréna sa colère et, malgré tout irrité, fit signe au directeur de la Police criminelle :
  
  - Colonel, veuillez vous occuper de l’envoyé des Nations unies, et accéder à ses moindres désirs. Je veux que New York soit satisfait.
  
  Dans le bureau d’Abascall, Coplan eut droit à un second plaidoyer :
  
  - Le ministre n’a pas tort. Nous avons affaire à un meurtre commis par un gang de voyous des rues.
  
  - Vous avez réuni des indices dans ce sens ?
  
  - Thierry Vauquelin a été dévalisé et poignardé à de multiples reprises. Cette mésaventure arrive fréquemment au Cap la nuit, quand on est un Blanc. La voiture que nous avions mise à sa disposition, une superbe Firebird, était parquée devant la cabine. Elle a sûrement attiré l'œil de ces voyous et ils ont pensé que son propriétaire était riche. Le reste coule de source. Une douzaine de coups de poignard. C’est leur méthode favorite. Voici les photographies de la scène du crime.
  
  Coplan les examina attentivement. Elles semblaient confirmer la version officielle. La vue du cadavre ensanglanté faisait frémir.
  
  - Pourquoi diable aller téléphoner à un endroit aussi éloigné de chez lui et à une heure aussi tardive ? gémit le colonel.
  
  Il craignait que son poste ne soit sur écoutes, c’était clair, se dit Coplan.
  
  - Justement, ce point m’intrigue tout comme vous, déclara-t-il. Si j’ai bien compris, il recevait des invités ce soir-là. Qui sont-ils ?
  
  Abascall prit une feuille de papier dans un dossier et la lui tendit.
  
  - Voici les noms et les adresses. Eux non plus ne comprennent pas ce coup de téléphone insolite.
  
  Coplan consulta le dossier de l’affaire, n’apprit rien et mit fin à l’entrevue.
  
  - Vous êtes à l’hôtel, je crois ? s’enquit Abascall. Voulez-vous un logement officiel ?
  
  - Au contraire. Je préfère bénéficier de ma liberté de mouvements et de l’incognito. Gardez secrète ma présence ici. En revanche, j’ai besoin de plusieurs choses. D’abord, un Trislander à ma disposition à l’aéroport. Votre pays est aussi vaste que la France, l’Allemagne, l’Italie et le Bénélux réunis. Se déplacer par avion est indispensable. Ensuite, délivrez-moi deux permis de port d’arme et laissez les marques des armes en blanc, je les remplirai moi-même. Enfin, faites apporter à ma suite 314 à l’hôtel Cape Sun un écran de 150 centimètres sur 75 et un projecteur destiné à lire les microfilms.
  
  - Il sera fait comme vous le désirez. Vous ne préférez pas que je vous fournisse les armes?
  
  - Non.
  
  - Une protection rapprochée ? Nous avons des hommes très capables.
  
  - Je n’en doute pas, mais ce sera non.
  
  - Le cas de Thierry Vauquelin n’est pas isolé, insista le colonel. Le Cap est une ville très dangereuse. La criminalité est partout et la communauté blanche tremble. Le soir venu, elle se barricade dans ses ghettos, derrière les portes et les fenêtres blindées, ses résidences cernées par des chevaux de frise et hérissées de réseaux de fils de fer barbelés. Ne comptez sur personne pour vous secourir s’il vous arrive quelque ennui. En dehors de l’anarchie qui règne ici, une loi est responsable de cette situation, celle qui autorise à abattre quelqu’un sur simple présomption de danger. Conséquence ? Les voleurs anticipent et tuent pour sauver leur peau. Cette loi sera sous peu abolie. Pour le moment, elle est encore en vigueur. Ici, seuls les pauvres dorment tranquilles.
  
  - Pas de protection rapprochée, s’obstina Coplan.
  
  Enfin, il prit congé en promettant de maintenir le contact. Au volant de la Pontiac. il emprunta Loop Street pour rejoindre Western Boulevard et repéra la cabine téléphonique devant laquelle le conseiller spécial de l’O.N.U. avait perdu la vie.
  
  Ici, on était juste en face de la baie de Three Anchors et un vent frisquet soufflait en provenance de l’océan. En Afrique du Sud. la température était toujours plus fraîche côté Atlantique que côté océan Indien.
  
  Simplement pour se pénétrer de l’atmosphère, il inspecta la cabine téléphonique et ses alentours. Incontestablement, l’endroit devait être désert la nuit et propice à un acte criminel.
  
  Son examen terminé, il repartit en sens inverse et remonta Buitengracht Street pour s’arrêter au coin de Leeuwen Street.
  
  Stonewall Garfield avait baptisé son bar le Ringside. Les murs étaient tapissés des photos dédicacées des plus grands boxeurs du monde, presque tous américains d’ailleurs, comme le propriétaire des lieux. Dans les années 60, Garfield avait refusé de combattre au Vietnam et avait fui au Canada, puis en Suède avant d’émigrer au Cap. Malgré l’amnistie, il ne s’était pas réinstallé dans son pays natal. Au fond de la salle, sur un écran géant, il passait et repassait les séquences des combats qui avaient enchanté les fanatiques de ce sport durant le demi-siècle écoulé.
  
  Coplan commanda une Castle, une bière locale. L’ancien pugiliste lui serra vigoureusement la main par-dessus le comptoir.
  
  - Long time no see, nasilla-t-il en pidgin.
  
  - Six ans, répondit Coplan.
  
  Il ne s’attarda pas sur le passé et, rapidement, fit comprendre à l’Américain ce qu’il désirait. Ce dernier laissa le barman s’occuper de la clientèle et emmena son visiteur dans sa cave convertie en atelier merveilleusement équipé. Coplan dans l’arsenal choisit un Glock 19 et un Smith & Wesson 469. Il aurait pu s’adresser à Abascall ou à une armurerie mais la différence résidait dans l’expertise de Garfield qui retravaillait ses armes en les rendant plus légères et plus efficaces, sans oublier d’en limer les numéros. Il paya avec des coupures de 50 rands (Actuellement, 1 rand = environ 1,50 FF) ses achats qui comprenaient les deux automatiques, des chargeurs de rechange et des munitions de 9 mm.
  
  Coplan fut de retour à sa suite au Cape Sun au moment où on lui installait l’écran et le projecteur. Le chef d’équipe lui remit une enveloppe contenant les renseignements pour localiser le Trislander à l’aéroport D.F. Malan et les pilotes de permanence. Abascall avait fait preuve d’efficacité et de diligence, se réjouit-il.
  
  Il déjeuna rapidement au restaurant de l’hôtel et téléphona pour prendre rendez-vous avec les invités qui avaient assisté à la dernière soirée de Thierry Vauquelin.
  
  En premier, il s’agissait d’un couple de Zoulous, Ralph et Victoria Ngoto qui vivaient à Kraaifontein dans une superbe villa bâtie sur une koppie (Colline) et que cernaient des parterres d’immortelles indigo et de zébrines amarante. Ralph était directeur d’une entreprise minière tandis que Victoria restait au foyer pour surveiller leur nombreuse progéniture dont les faces curieuses examinaient Coplan des pieds à la tête.
  
  Pour l’édification de Coplan, ils racontèrent leur dernière soirée en compagnie du conseiller spécial de l’O.N.U. :
  
  - Le dîner était surtout consacré aux discussions politiques. Thierry voulait connaître notre avis sur l’avenir du pays. En tant que Zoulous, nous avons peur d’être sacrifiés au nouvel ordre que veut imposer l’A.N.C. et, véhémentement, nous avons plaidé notre cause, soutenus par Pieter et Marijke Boisgilbert et par Annabelle Izgrow qui, parce qu’ils sont blancs, éprouvent les mêmes angoisses.
  
  - Vous avez eu l’impression que vous l’aviez convaincu ? questionna Coplan.
  
  Ralph haussa les épaules.
  
  - Il était onctueux comme un cardinal romain et donnait l’impression de se moquer des problèmes concrets pour se délecter de rêves intérieurs. Je crois que ce n’était qu’une façade.
  
  Victoria prit le relais de son époux :
  
  - Un de ces équilibristes qui à la ligne droite préfèrent les voies tortueuses. Il était assez déconcertant. Peut-être cherchait-il à tromper sur ses véritables intentions ? Après tout, que veut réellement l’O.N.U. ?
  
  Pour détendre l’atmosphère qu’il sentait pesante, Coplan fit mine d’étouffer un petit rire.
  
  - Vous connaissez la blague qui court les couloirs de notre immeuble de verre de Manhattan ? On raconte que lorsqu’un conflit oppose deux petits pays, l’O.N.U. intervient et le conflit disparaît. Quand un conflit oppose un grand à un petit pays, l’O.N.U, intervient et le petit pays disparaît. Quand enfin un conflit oppose deux grands pays, l’O.N.U. intervient et c’est l’O.N.U. qui disparaît.
  
  Les Ngoto eurent le bon goût de sourire à la plaisanterie.
  
  - Des événements récents nous prouvent que cette blague est basée sur des faits authentiques, grinça Ralph.
  
  Coplan les interrogea longuement sur Thierry Vauquelin et sur cette dernière soirée, mais n’apprit rien d’intéressant. Il s’apprêtait à partir quand Victoria lui mit la puce à l’oreille.
  
  - C’est après la visite qu’il a reçue qu’il s’est montré fébrile et a pressé les choses. D’habitude, chez lui, les dîners se prolongeaient plus avant dans la nuit. Or, celui-ci s’est terminé à vingt-trois heures.
  
  - Qui a-t-il reçu ?
  
  - Nous l’ignorons.
  
  - En tout cas, déclara Ralph, c’était de la folie d’aller téléphoner dans Western Boulevard alors qu’il avait plusieurs lignes à sa disposition sous la main. Pour quelles raisons, bon sang, je n’arrive pas à le comprendre.
  
  
  
  Les Boisgilbert logeaient également à Kraaifontein dans une villa toute pareille à celle des Ngoto, sauf qu’ici les immortelles et les zébrines étaient remplacées par des protées.
  
  Pieter et Marijke Boisgilbert formaient un couple charmant, ouvert et enjoué.
  
  - Boisgilbert, consonance très française, préambula Coplan.
  
  - Nous descendons des huguenots qui ont fui la France après la révocation de l'édit de Nantes, expliqua le mari, et ont émigré aux Pays-Bas avant d’accepter de s’installer en Afrique du Sud. Au début, ils étaient trois cents. Aujourd’hui, nous sommes 1 500 000, soit le quart de la population blanche d’Afrique du Sud. Avec les descendants des Néerlandais, on nous appelle des Boers et, comme eux, nous parlons l’afrikaans, la langue officielle avec l’anglais.
  
  Coplan savait tout cela, mais ne le dit pas. Mieux valait paraître profane.
  
  - Nous sommes la plus importante représentation française hors de France, intervint Marijke avec fierté. Après le Canada, bien sûr, mais avant la Louisiane.
  
  Enfin, Coplan put aborder le sujet qui l’intéressait au premier chef. La personnalité et la dernière soirée de Thierry Vauquelin. En réalité, les renseignements qu’il recueillit confirmèrent ceux fournis par Ralph et Victoria Ngoto. Il apprit aussi que Pieter Boisgilbert était le patron d’une importante affaire d’import-export dont le père du conseiller spécial de l’O.N.U. figurait parmi les actionnaires minoritaires. Comme les Ngoto, les Boisgilbert étaient terrorisés par la prise de pouvoir opérée par l’A.N.C.
  
  - Ne nous mettons pas la tête dans le sable comme les autruches, fort nombreuses en Afrique du Sud, s’enflamma Marijke. Notre pays est devenu un labyrinthe anarchique. Quand on sort de chez soi, on n’est jamais sûr d’y revenir vivant. Dans les quartiers noirs, une guerre atroce oppose les Xhosas aux Zoulous et on ne compte plus les cas de disparition, de viol, d’assassinat, de tortures.
  
  - Quelle était la position de Thierry Vauquelin ?
  
  - Il était sensible à nos arguments.
  
  - Il devait, en fin de mission, remettre un rapport au secrétaire général de l’O.N.U. Que proposait-il ?
  
  - Il n’avait pas pris de décision à cet égard, répondit Pieter Boisgilbert.
  
  - Avez-vous des raisons de penser que, en dehors des gangs des rues, quelqu’un d’autre ait voulu l’assassiner ? poursuivit Coplan.
  
  - Non, répondirent en chœur les deux époux.
  
  - Ce soir-là, il a reçu une visite qui, selon les Ngoto, l’a rendu fébrile, et...
  
  - J’ai cru reconnaître, par la porte entrebâillée, Erasmus Steenkamp, coupa Pieter Boisgilbert. C’est un riche exploitant de Vryburg. Je lui achète ses produits pour les exporter vers Israël, un pays qui n’a jamais rompu ses liens économiques avec l’Afrique du Sud, malgré les sanctions internationales.
  
  Coplan savait aussi qu’Israël avait aidé l’Afrique du Sud à construire sa propre bombe atomique.
  
  - Steenkamp milite dans les mouvements extrémistes blancs qui prônent la création d’un État indépendant blanc et d’un État indépendant zoulou auxquels se rallieraient les ethnies noires qui n’acceptent pas un gouvernement de l’A.N.C., précisa Marijke.
  
  - Vauquelin était favorable à cette solution?
  
  - Je le soupçonnais de fabriquer des versions différentes de ses positions en fonction de ses interlocuteurs, répondit Pieter après avoir siroté son genièvre. Difficile de savoir s’il voulait favoriser l’A.N.C. ou les Blancs et les Zoulous.
  
  - Ce qui était désagréable, ajouta Marijke, c’était son tempérament colérique quand on le contredisait. Alors, il donnait l'impression, comme certains serpents, de cracher son venin à distance.
  
  Comme les Ngoto, conclut Coplan, les Boisgilbert avaient détesté cordialement le conseiller spécial de l’O.N.U.
  
  A la nuit tombée, sans avoir guère progressé, il prit congé de ses hôtes après leur avoir réclamé l’adresse d’Erasmus Steenkamp.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Au sortir de Kraaifontein, Coplan s’égara à cause des petites routes et de l’absence de panneaux signalisateurs arrachés par les nouveaux vandales.
  
  C’est ainsi qu’il déboucha à la lisière de l’une de ces villes-dortoirs, une cité-champignon poussée à même la terre au fur et à mesure de sa croissance anarchique, où s’entassait une population déshéritée.
  
  Au détour de la bande d’asphalte et dans la lueur de ses phares, il vit une jolie Noire qui courait au milieu de la chaussée en lui adressant des signes frénétiques. Elle était jeune, presque dénudée et roulait des yeux hagards. Une dizaine d’adolescents la poursuivaient en poussant des cris de mort. Coplan freina sec, ouvrit la portière sur sa gauche et s’empara de ses automatiques avant de sauter sur le bitume. La fille, à bout de souffle, s’effondra sur le siège passager, tandis que le Smith & Wesson 469 et le Glock 19 lâchaient chacun deux balles au-dessus de la tête des arrivants. Cet avertissement eut l’effet escompté et ils s’arrêtèrent net. Leurs cris de mort ne cessèrent pas pour autant. Coplan tira encore deux balles en l’air et voulut réintégrer la Pontiac mais, toujours tremblante, la fille l’implora :
  
  - Sauvez mon fiancé, ils vont le tuer !
  
  - Où est-il ?
  
  - A droite, plus bas sur la route.
  
  - Vous savez conduire ?
  
  - Bien sûr.
  
  Elle était tellement agitée de frissons qu’il prit la couverture sur l’un des sièges arrière et lui en enveloppa les épaules.
  
  - Prenez le volant et foncez sur eux. Ils voulaient vous violer ?
  
  - Me violer et me tuer. Ce sont des Xhosas de l’A.N.C. Mon fiancé et moi sommes zoulous.
  
  - Pas de cadeaux. Tant pis si vous meurtrissez un pied au passage. Et écrasez l’avertisseur.
  
  Il s’installa sur le siège passager, baissa la vitre et, à nouveau, tira en l’air pendant qu’elle démarrait en trombe. Précipitamment, les Xhosas s’écartèrent en déversant des jurons obscènes.
  
  Coplan fut horrifié quand il découvrit le spectacle après le coude de la route. Un autre groupe d’adolescents entourait un jeune homme qui hurlait de terreur. Désespérément, il tentait, mais sans succès, de se débarrasser du pneu enflammé enfoncé autour de son cou. Le feu lui léchait le visage, embrasait ses cheveux, grignotait le tissu de sa chemise. Sur le bois des sinistres baraquements du bidonville, de façon lancinante, se répétaient les slogans habituels de l’A.N.C. : One man, one vote, and one bullet for Whitie (Chacun a droit à un vote, et le Blanc a droit à une balle).
  
  - C’est lui ! cria-t-elle en freinant brutalement.
  
  Coplan repoussa la portière et bondit, ses automatiques en main. Il lui restait six cartouches dans le chargeur du Smith & Wesson et neuf dans celui du pistolet autrichien.
  
  Les automatiques et les balles impressionnèrent les tortionnaires qui, comme leurs congénères, s’écartèrent respectueusement. Les projectiles de 9 mm déchiquetèrent le pneu et Coplan put libérer le malheureux garçon pendant que la fille, à l’aide de la couverture, éteignait les flammes dans les cheveux et dans le tissu de la chemise. Ceci fait, Coplan entraîna le couple dans la Pontiac et, sans plus s’attarder dans cet endroit périlleux, fit demi-tour. Tout en réconfortant son fiancé, la fille le guida et l’aida à retrouver son chemin.
  
  A sa demande, il les déposa à cinquante mètres d’un poste de police logé au coin de Buitenkant et de Commercial Street. Il ne tenait pas à perdre son temps en témoignages et en dépositions, ce que le couple comprit très bien. Tendrement, avant de le quitter, la fille l’embrassa sur la joue.
  
  - Dankie (Merci, en afrikaans), murmura-t-elle, profondément émue. J’ignore votre nom mais ce doit être quelque chose comme Zorro, Rambo ou Superman.
  
  - En tout cas, pas Exterminator, car personne n’a été blessé ou tué parmi ces salopards.
  
  De retour au Cape Sun, il se doucha et changea de vêtements avant de rendre compte au Vieux et au secrétaire général de ses premières investigations. Il passa sous silence l’incident auquel il avait été mêlé et descendit dîner au restaurant de l’hôtel.
  
  
  
  Le lendemain, il utilisa les clés remises par le colonel Abascall et entra dans l’appartement de fonction mis à la disposition de Thierry Vauquelin par le gouvernement sud-africain.
  
  Il avait déjà consulté à New York les papiers officiels emportés par le messager du secrétaire général, qui avait trié ce qu’il avait trouvé et expédié à l’épouse les papiers personnels sans importance, en y joignant les vêtements, au préalable consciencieusement fouillés à la recherche d’indices que l’envoyé de l’O.N.U. n’avait pas découverts.
  
  Les meubles étaient en bois précieux de yellow-wood et évoquaient le style campagnard qu’avaient privilégié les colons néerlandais et huguenots dans leurs fermes dès que l’opulence les avait touché de sa grâce.
  
  Avec soin, Coplan fouilla les lieux et, au bout de deux heures, découvrit le premier micro. La cachette était si sophistiquée qu’il douta que Thierry Vauquelin, un profane en la matière, ait pu la découvrir. Plus logiquement, il avait dû soupçonner l’existence de micros dans une demeure mise à sa disposition par le gouvernement sud-africain dans un but probablement intéressé, avait-il subodoré. Et c’était là la raison pour laquelle il était allé téléphoner dans la cabine publique de Western Boulevard.
  
  Après deux heures d’efforts supplémentaires, il dénicha trois autres micros auxquels il se garda bien de toucher. Là encore, cachettes sophistiquées.
  
  Il abandonna cette tâche qui ne le menait nulle part et inspecta le reste des lieux. Les tableaux sur les murs étaient plutôt médiocres, estima-t-il, lui qui était un fin connaisseur, grand amateur d’art. Les toiles n’étaient nullement comparables aux chefs-d’œuvre exposés au musée Koopmans de Wet au coin de Strand et de Long Street.
  
  Il se pencha sur les signatures. D’illustres inconnus. Sous celle de l’un d’eux, un certain Robineau, vraisemblablement un autre descendant d’huguenot, il capta une série de chiffres minuscules, inscrits au crayon, qu’il s’empressa de noter. Huit lettres dans Robineau, huit chiffres. Un numéro de téléphone ?
  
  Il se dirigea vers l’un des postes téléphoniques mais s’aperçut que la ligne avait été coupée après la mort du conseiller spécial. Il redescendit dans la rue et chercha une cabine publique. Au troisième appel, une voix féminine, un peu rauque et au fort accent américain, lui répondit :
  
  - Transworld Insurance Corporation, j’écoute.
  
  Il raccrocha, intrigué. Pourquoi ce luxe de précautions pour noter le numéro de téléphone d’une compagnie d’assurances, si, du moins, il s’agissait bien d’un numéro de téléphone?
  
  En ressortant de la cabine, il fut saisi d’un soupçon, sa mémoire rafraîchie à cause du terme « assurances ».
  
  Il réintégra l’habitacle et appela le Vieux pour lui rendre compte de ses trouvailles et lui demander la liste des agences de la C.I.A. en Afrique du Sud.
  
  - Je retourne au Cape Sun, prévint-il. J’y attendrai votre communication.
  
  Il s’apprêtait à partir pour rejoindre le lieu de rendez-vous fixé par Annabelle Izgrow, la dernière des invités de Thierry Vauquelin le soir où il avait perdu la vie, quand le Vieux le rappela.
  
  - Encore une fois, votre flair vous a servi, je vous félicite, annonça-t-il. La Transworld Insurance Corporation est l’agence de la C.I.A. au Cap. Son patron s’appelle Harold Nieredzik.
  
  - Enfin quelque chose de concret.
  
  - Que manigançait-il avec la C.I.A. ? Je crains que ce ne soit compatible avec ses fonctions à l’O.N.U.
  
  - Probablement pas.
  
  - Attention, tâtez le terrain prudemment.
  
  - Je n’y manquerai pas.
  
  Coplan quitta son hôtel et emprunta l’autoroute M 3 vers Muizenberg qu’il abandonna à Wynberg pour se diriger vers Constantia. La vue était splendide sur la vallée, encore éclairée par les derniers rayons du soleil. Il longea l’hôtel Alphen et arriva devant la villa où habitait Annabelle Izgrow et qui était cernée par des bougainvillées et des parterres de dames-peintes et de fleurs de satin.
  
  Elle était très jolie. Sa longue chevelure blonde caressait ses épaules et des mèches effilées traversaient son front pour venir hardiment piqueter ses sourcils. Les yeux bleus, cependant, demeuraient un peu froids et scrutateurs, ce qui n’étonna guère Coplan. Après tout, elle devait être déroutée par cette contre-enquête alors que la mort de Vauquelin avait été élucidée par la version officielle.
  
  Elle témoignait d’une élégance de bon aloi. Tailleur très strict, un peu sévère, bas fumés, escarpins noirs. A l’intérieur, le décor attestait d’un goût très sûr, et les meubles avaient été confectionnés en bois de muninga que les autochtones appelaient kiaat.
  
  Annabelle Izgrow offrit à Coplan un verre dans la loggia qui s’avançait dans la superbe façade géorgienne et, tout de suite, manifesta sa curiosité que Coplan satisfit, avant de l’interroger à son tour. Il apprit qu’elle était diplômée de la faculté de droit de l’Université de Port Elizabeth, l’unique université bilingue d’Afrique du Sud, et qu’elle occupait le poste d’attachée parlementaire. Souvent, Vauquelin avait sollicité son avis car, dans sa position, elle recueillait une vision objective des attitudes que les autorités politiques observaient depuis que la majorité noire avait accédé au pouvoir.
  
  En ce qui concernait l’ultime soirée de la vie du conseiller spécial, elle n’avait rien à dire, sauf que, comme tout le monde, elle était déconcertée qu’il ait choisi d’aller à minuit téléphoner d’une cabine publique dans le quartier désert de Western Boulevard.
  
  - Nous ne saurons jamais qui était son correspondant, déclara-t-elle, désabusée, puisque personne ne s’est manifesté.
  
  Coplan alluma une des Gitanes qu’il avait apportées de Paris. Comme si elle était respectueuse de sa beauté, la fumée évita de frôler le bouquet de protées royales, aux feuilles orangées à la pointe acérée, dont le cœur évoqua pour Coplan un mollusque glouton.
  
  - Il a reçu une visite ce soir-là, glissa-t-il. Qui était-ce ?
  
  Elle n’avait aucun souvenir d’une visite et Coplan en fut surpris.
  
  - Il s’est montré nerveux après cette visite, insista-t-il.
  
  - Il n’a pas été nerveux de toute la soirée, répondit-elle. Il était comme à son habitude, calme, réfléchi, pensif, conscient que le rapport qu’il remettrait au secrétaire général de l’O.N.U. serait décisif.
  
  - Quelle était sa position à cet égard ?
  
  Elle se pinça l’arête du nez.
  
  - Un monde nouveau qui lutte pour voir le jour. Trop tard pour la féodalité, trop tôt pour la démocratie.
  
  - Belle formule. Les diplomates adorent ces raccourcis, persifla Coplan.
  
  Brutalement il changea d’orientation :
  
  - Vous étiez sa maîtresse?
  
  Piquée au vif, elle se raidit :
  
  - Pourquoi posez-vous cette question ?
  
  - A cause du nombre de convives ce soir-là. Deux couples, lui et vous.
  
  Elle ébaucha un sourire goguenard.
  
  - Sans la présence d’une femme à son côté, l’équilibre aurait été rompu. La bienséance exige un nombre égal d’hommes et de femmes. Pour répondre à votre question, je n’étais pas sa maîtresse. Thierry était fidèle à son épouse. Je dois admettre que j’en ai été surprise et que son indifférence à mon égard, sur ce plan du moins, a constitué pour moi un défi à ma beauté.
  
  - Que pensez-vous des Ngoto et des Boisgilbert ?
  
  - Je pense qu’à la démocratie ils préfèrent la féodalité.
  
  - Vous adhérez à la thèse officielle ? Le gang de rues qui a tué Thierry Vauquelin ?
  
  - Qui d’autre ?
  
  - Je suis ici pour chercher.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Ce serait incroyable.
  
  - Rien n’est incroyable. Il suffit de regarder autour de soi.
  
  Elle planta son regard dans le sien :
  
  - Vous avez une théorie?
  
  - Je n’ai que de confuses paroles, prononcées ici ou là.
  
  - Quelles paroles ?
  
  - Rappelez-vous, c’est moi qui mène la contre-enquête.
  
  D’une pichenette elle fit voleter l’une des mèches qui lui traversaient le front.
  
  - En tout cas, articula-t-elle d’une voix triste, le gang de rues a tué un homme de valeur. Avant Thierry, j’ai rencontré de hauts fonctionnaires de l’O.N.U. Contrairement à lui, ils n’étaient que des gens médiocres.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Pour se rendre à Vryburg, Coplan utilisa le Trislander mis à sa disposition par le colonel Abascall à l’aéroport D.F. Malan. Le pilote était un ancien officier de l’Armée de l’Air qui avait combattu contre les Angolais et les Mozambicains et contait de drolatiques anecdotes à une cadence de mitrailleuse.
  
  Située au nord-est du Cap, à la limite de la province du Transvaal, la localité était connue pour être le centre d’une région d’élevage, de ranches et de haras, où paissaient d’énormes troupeaux de Hereford. Attenante, la Réserve de Taljaard abritait des gnous noirs, des élans, des bubales rouges, des buffles et des rhinocéros.
  
  A l’aéroport, prêtée par la police sur l’ordre d’Abascall, une Land-Rover attendait Coplan qui se repéra et prit la direction du ranch d’Erasmus Steenkamp.
  
  La demeure était coquette. Un escalier aux marches peintes en rouge montait jusqu’à une véranda fermée à ses extrémités par une bow-window. Sous le toit à pignons, des clochetons peints en blanc reflétaient sous la lumière du soleil le bleu violet des jacarandas.
  
  Une femme blonde, un peu corpulente, examina avec curiosité Coplan quand il débarqua de la Land-Rover.
  
  - Goeie Môre (Bonjour), lança-t-elle.
  
  - Goeie Môre, répondit Coplan qui parlait un peu l’afrikaans. Je cherche Erasmus Steenkamp.
  
  - C’est mon mari. Il est parti faire une partie d’équitation. Il sera de retour sous peu. Puis-je vous offrir un thé ou un café ?
  
  - Un café, avec plaisir.
  
  Le café venait d’Angola et était excellent. Toutefois, Coplan n’eut guère le temps de le déguster. Un boy surgit, affolé, et grimpa quatre à quatre les marches rouges conduisant à la véranda.
  
  - Baas, Baas (Patron)..., haleta-t-il.
  
  - Quoi, Baas ? pressa Mme Steenkamp.
  
  - Accident... Forêt...
  
  Coplan bondit sur ses pieds et proposa ses services et la Land-Rover.
  
  Guidés par le boy, Mme Steenkamp et lui gagnèrent le lieu de l’accident. Erasmus Steenkamp était mort, constata-t-il immédiatement. Son visage était meurtri par des plaies béantes et le wellingtonia au pied duquel il gisait portait encore des traces de sang sur son écorce. La jument, elle, n’était nulle part.
  
  Des larmes coulaient sur les joues de Mme Steenkamp et elle se tordait frénétiquement les mains. Aidé par le boy, Coplan transporta le cadavre à l’arrière de la Land-Rover. Il s’apprêtait à ramener la femme vers le véhicule quand il glissa sur un objet dur qu’il localisa au moment où il se redressait. C’était une ogive en cuir épais, très dur et très lourd, d’un diamètre de trois centimètres pour une longueur de six centimètres. Il l’enfouit dans sa poche et installa Mme Steenkamp sur le siège passager à l’avant.
  
  Ce fut la consternation dans le ranch. Les membres du personnel étaient éplorés. La veuve passait des coups de téléphone à ses enfants qui vivaient à Pretoria, à Johannesburg, à Bloemfontein et à Durban, à leurs amis des environs, qui promettaient d’accourir. Coplan aida du mieux qu’il put et Mme Steenkamp lui proposa de rester au ranch pour la nuit. Il accepta car il avait une idée derrière la tête.
  
  Dans sa chambre, à l’aide d’une paire de ciseaux, il parvint avec difficulté à déchiqueter le cuir de l’ogive. Sous cette carapace se logeait une seconde ogive plus petite, en plomb celle-ci.
  
  Il comprit. Il avait affaire à un meurtre camouflé en accident. Il connaissait cette méthode. C’était celle utilisée par le K.G.B. en juillet 1945 contre le général George S. Patton, chef de la prestigieuse IIIe Armée U.S. qui avait délivré la Normandie, Paris et gagné la bataille des Ardennes. Après la victoire sur les nazis, Patton, connu pour être une grande gueule et un farouche adversaire des Soviétiques, avait clamé urbi et orbi qu’il convenait de faire la guerre à l’U.R.S.S., maintenant que les hitlériens étaient vaincus.
  
  C’est alors que le Service Action du K.G.B. était intervenu.
  
  Superbement montée, la machination. La Cadillac de celui que ses soldats avaient baptisé « Sang et Tripes » était stoppée à un passage à niveau en Allemagne. Quand la barrière s’était levée, elle s’était ébranlée. Au milieu de la voie ferrée, un GMC de L’US Army, venant de la direction opposée, l’avait percutée de plein fouet avant d’accélérer et de s’enfuir. Cependant, le planificateur du K.G.B. avait estimé que le choc ne serait pas suffisant pour tuer le gêneur. Aussi, un tueur du Service Action s’était-il posté dans la maisonnette du gardien. Armé d’un fusil spécial, à l’embouchure de canon un peu pareille à celle d’un tromblon, il avait expédié un projectile tout semblable à l’ogive que Coplan avait déchiquetée. L’impact avait provoqué le fameux coup du lapin. Trois semaines plus tard, Patton était mort. Quant au GMC, il n’avait jamais été retrouvé. Le décès du plus fameux général de l’armée américaine avait été placé sur le compte de la collision.
  
  Dans les Services spéciaux, tout le monde connaissait cet épisode.
  
  Et voilà que la même méthode resservait pour éliminer Erasmus Steenkamp. Le K.G.B., devenu le S.V.R., était-il impliqué ? Mais, présentement, les Russes avaient d’autres chats à fouetter en dehors de l’Afrique du Sud. Alors, quelqu’un s’était-il contenté de remettre la méthode au goût du jour, en camouflant l’assassinat en accident de cheval ? Et pourquoi Steenkamp gênait-il lui aussi ? A cause de la mort de Vauquelin ?
  
  Au dîner, on servit du steak d’autruche. L’estomac fort délicat, Coplan n’apprécia guère. Personne ne lui demanda pour quelles raisons il était venu rendre visite au défunt. Les esprits étaient ailleurs.
  
  Après le repas, il regagna sa chambre. Un peu avant une heure du matin, il en ressortit. En s’affairant pour aider, il avait eu l’occasion de repérer les lieux. Dans le bureau que s’était réservé Erasmus Steenkamp, il consulta l’agenda et reçut confirmation que le défunt était au Cap le jour où Thierry Vauquelin était mort et qu’il lui avait rendu visite dans la soirée.
  
  Toutefois, il eut beau fouiller les papiers du mort, il ne découvrit rien qui puisse éclairer son décès ou celui du conseiller spécial.
  
  
  
  Le lendemain, il repartit pour le Cap. C’était un dimanche et, dans le hall du Cape Sun, il vit Annabelle Izgrow qui l’attendait en lisant South Africa Today. En l’apercevant, elle jeta le magazine sur la table en faux marbre, se leva et se précipita vers lui :
  
  - Où étiez-vous passé?
  
  - J’enquêtais. C’est mon rôle, souvenez-vous.
  
  - Aujourd’hui, c’est le jour du Seigneur. En Afrique du Sud on le respecte. Vous avez besoin de distraction. En outre, je suis une adepte de la N.G.K. (Initiales de Nederduits Gereformeerde Kerk, Église réformée néerlandaise, majoritaire en Afrique du Sud). Je vous emmène à Franschhoek. Vous qui êtes français, vous apprécierez sûrement.
  
  Coplan accepta, pria la jeune femme de l’attendre et monta se doucher, se raser et changer de vêtements.
  
  Au volant de la Pontiac, il suivit les directives de l’attachée parlementaire.
  
  L’histoire de Franschhoek, dont le nom se traduisait par le Coin des Français, remontait à l’époque où avaient débarqué au Cap les huguenots persécutés par Louis XIV. Dans la vallée, les familles françaises s’établirent et plantèrent des vignes, ce qui eut pour effet de chasser les éléphants de la région. Ces immigrants apposèrent à ces lieux le sceau de leurs origines à travers les noms français qu’ils donnèrent à leurs fermes et leurs vignes marquèrent le début de trois siècles de tradition viticole, en produisant des crus de qualité, renommés dans le monde entier.
  
  En chemin, Annabelle et Coplan s’arrêtèrent pour déjeuner. Le dimanche, il était impératif de sacrifier au culte du braaivleis, un barbecue, et des boerewors, des saucisses pimentées, couchées sur un lit de porridge fortement épicé à la mode hottentote. Ils arrosèrent leur repas d’un excellent chenin blanc qui portait un nom Doulce France : Matin Soleil.
  
  Après avoir vidé la dernière goutte de vin, il décida de lui dire la vérité sur son expédition à Vryburg :
  
  - Pieter Boisgilbert avait cru reconnaître dans le visiteur de Thierry Vauquelin, le soir de sa mort, un certain Erasmus Steenkamp. Je suis allé le voir dans son ranch. Pas de chance, il venait juste d’avoir un accident mortel.
  
  Il évitait de préciser qu’il s’agissait d’un meurtre. Sur le visage de la jeune femme il ne lut que l’indifférence.
  
  - Boisgilbert a dû se tromper. Personnellement, je n’ai jamais connu d’Erasmus Steenkamp. Soyez gentil, Francis, ne parlez pas de choses tristes.
  
  Annabelle s’était totalement départie de la froideur qu’avait notée Coplan lors de leur première rencontre. Elle était gaie, vive, enjouée. Elle connaissait la région par cœur et n’était pas avare de commentaires. Les noms français s’égrenaient au gré des exploitations viticoles : la Motte, la Couronne, la Provence, la Bourgogne, la Verdure, Dieudonné, Clos Cabrière.
  
  
  
  Le soir, ils dînèrent au Pique-Nique où Annabelle opta pour un steak d’autruche tandis que Coplan se rabattait sur une truite fumée aux amandes. Le L’Ormarins blanc était délicatement parfumé.
  
  - Le romancier de l’époque victorienne, Anthony Trollope, affirmait que le vin a le mérite de forcer l’homme à démasquer ses vraies couleurs, remarqua Annabelle au dessert, l’œil soudain légèrement voilé.
  
  - L’homme ? Et la femme ? contra Coplan, un brin sardonique.
  
  Annabelle avait retenu deux chambres à l’hôtel Huguenot. Dans le couloir du premier étage, elle se blottit tout contre lui et sa longue chevelure blonde caressa la joue de Coplan. Il l’étreignit et ses lèvres se soudèrent aux siennes. Le baiser fut long et passionné. Quand ils se désunirent, il questionna :
  
  - La N.G.K. autorise-t-elle ce débordement le jour du Seigneur ?
  
  Elle rougit de façon charmante :
  
  - A vrai dire, non.
  
  - Avons-nous besoin de deux chambres?
  
  - La N.G.K. répondrait oui.
  
  - Certes, mais une fois que le dentifrice est sorti du tube, il est impossible de le réinjecter dedans.
  
  - Cette phrase n’est pas très romantique.
  
  - Ai-je dit que j’étais romantique ?
  
  Ils rirent de bon cœur.
  
  Coplan fut époustouflé quand il la vit nue devant la glace immense, encastrée du plancher au plafond dans la grande armoire en stinkwood. Ses formes étaient superbes. Les seins se redressaient orgueilleusement au-dessus d’un ventre merveilleusement plat et des hanches minces qui s’évasaient vers le bas pour se perdre sur des fesses charnues et sensuelles, comme les cuisses que prolongeaient des jambes fines et galbées. Le slip qu’elle avait gardé ajoutait une note coquine à sa silhouette époustouflante.
  
  Elle vit l’œil concupiscent de Coplan dans la glace et ôta ce dernier triangle de tissu. Ensuite, vivement, comme si elle avait un peu honte, elle s’allongea entre les draps. Quand il la rejoignit, elle lui mordit le lobe de l’oreille et murmura à son oreille :
  
  - Il m’est impossible de faire l’amour si je ne suis pas préparée, alors embrasse-moi et caresse-moi partout. Et, surtout, prends ton temps, nous ne sommes pas pressés, nous avons toute la nuit.
  
  Coplan fit comme il lui était demandé. Ses baisers furent incendiaires, puis il se perdit dans sa moiteur tiède et douce. Sa langue s’activait avec ferveur pendant que les cuisses brûlantes d’Annabelle lui enserraient le cou à l’étouffer, sans qu’il pût se délivrer de cette étreinte, aussi tyrannique que sa bouche.
  
  Convulsée de plaisir, elle se tordait, se tournait, se dérobait, gémissait et grognait, les veines gonflées par la montée insidieuse de l’engourdissement révélateur. Ses jambes devenaient cotonneuses, tant elle était troublée.
  
  Avec une maîtrise étonnante, Coplan domptait son propre plaisir. Chaque fibre de son être brûlait du désir de la posséder, mais se soumettait à la volonté inflexible du cerveau.
  
  Enfin, elle n’y tint plus. Elle lui agrippa les cheveux et le tira vers elle en ouvrant largement les cuisses.
  
  - Prends-moi ici, maintenant, tout de suite, implora-t-elle d’une voix dans laquelle il crut déceler des sanglots. Vite !
  
  Il obéit et s’enfonça en elle comme le barbare qui s’apprête à dévaster une plaine. C’était là tout à fait le mouvement qu’elle attendait. Elle cria puis haleta sous le va-et-vient de la hampe qui la pénétrait avec une force accrue par la longue attente. Arquée sur ses reins, elle tremblait comme une proie à l’agonie, subissant servilement la loi du mâle à laquelle elle se soumettait avec une joie inégalée.
  
  Coplan changea de cadence, laissant ses doigts agiles masser le bout et la rondeur des seins.
  
  - Oui, oui, c’est ça, continue! approuva-t-elle avec des trémolos dans la gorge, bien que apparemment, avait-il conclu, elle n’appartenait pas à la catégorie des femmes qui parlaient pendant l’amour.
  
  Elle maintenait les paupières fermées sous un front emperlé de sueur. Ses muscles étaient contractés et elle gardait la bouche béante comme si l’air lui manquait désespérément. Ses soubresauts étaient de plus en plus violents et des spasmes électrisaient ses muscles. La montée de l’extase était inexorable. Bientôt elle atteignit l’apogée et Coplan l’accompagna dans le déferlement du plaisir.
  
  Bien plus tard, quand elle ressortit de la salle de bains, ceinte d’une serviette pourpre, elle le félicita en roucoulant :
  
  - Tu n’es pas maladroit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Annabelle devant assister à une séance au Parlement, elle et Coplan s’étaient levés tôt pour rejoindre Le Cap. A dix heures, il la déposa dans Government Laan.
  
  - Tôtsiens (Merci), lui lança-t-elle en ouvrant la portière. Et ne me laisse pas sans nouvelles.
  
  - Compte sur moi.
  
  Il la regarda monter les marches du vaste escalier, élégante et racée dans son tailleur strict et sobre. Invité par un policier en uniforme à dégager les lieux, il retourna au Cape Sun, où il téléphona à la Transworld Insurance Corporation. A la standardiste il demanda à parler à Harold Nieredzik mais se vit opposer une fin de non-recevoir qui ne le découragea nullement.
  
  - Dites-lui que je suis un envoyé extraordinaire des Nations unies chargé d’enquêter sur la mort de Thierry Vauquelin.
  
  Cette précision opéra un miracle. Dans les secondes qui suivirent, le représentant de la C.I.A. se manifesta d’une voix prudente. D’un ton ferme, Coplan lui signifia qu’il souhaitait le rencontrer de toute urgence.
  
  - Au restaurant Chez l’Auvergnat dans New Church Street. Table quatorze à treize heures, répondit l’Américain, laconique, avant de raccrocher.
  
  Coplan passa dans la salle de bains pour se doucher et se raser. A treize heures, il était ponctuel au rendez-vous.
  
  Il était difficile de dire de Harold Nieredzik qu’il était beau. Des cheveux de jais, des yeux de nuit, des sourcils touffus dont les pointes s’allongeaient vers les tempes où elles rejoignaient les favoris. Ce qui choquait le plus était la partie inférieure du visage qui s’avançait comme un groin. La bouche était maussade, voire triste comme celle d’un clown qui ne fait plus rire. Largement écartées du crâne, les oreilles évoquaient les ailes déployées d’une chauve-souris.
  
  Toutefois, d’emblée, l’Américain témoignait d’une qualité aux yeux de Coplan. C’était un fin gourmet qui appréciait une des spécialités de la maison, l’os à moelle au sel de Guérande, et le vin sud-africain. D’ailleurs, mais Coplan l’ignorait, cette propension à la bonne chère valait à Nieredzik de mauvaises notes dans son dossier à Langley et, malgré ses énormes capacités, le maintien dans un poste considéré comme subalterne par ses supérieurs.
  
  Tout de suite, Coplan décela en lui le vieux briscard blanchi sous le harnais qui n’allait sûrement pas éclairer beaucoup sa lanterne. Aussi décida-t-il de brusquer les choses :
  
  - Pourquoi, à votre avis, Thierry Vauquelin prenait-il la peine de chercher un moyen secret de cacher votre numéro de téléphone ?
  
  Rompu à tous les artifices, l’Américain savait se défiler :
  
  - J’ignorais cela.
  
  - Vous êtes le représentant de la C.I.A. au Cap. Qu’espérait-il de votre Centrale ?
  
  - Je n’en sais rien, je ne l’ai jamais rencontré.
  
  Il mentait et Nieredzik savait que Coplan l’avait subodoré. Il passa à la contre-attaque :
  
  - Pourquoi vous a-t-on choisi, vous, pour mener cette contre-enquête ?
  
  - Parce que je suis français. Solidarité nationale.
  
  - Vous ne croyez pas au meurtre commis par un gang des rues ?
  
  - Le secrétaire général n’y croit pas. Donc, moi non plus.
  
  - Vous avez le sens de la discipline, se moqua l’Américain.
  
  - Peu importe la discipline, seule compte la vérité. En résumé, vous n’avez rien à m’apprendre ?
  
  Comme un tastevin, Nieredzik goûta son cabernet-sauvignon.
  
  - Rien, laissa-t-il tomber avec un zeste de désinvolture. Tenez, parlons d’autre chose. Comment vous, les Nations unies, comptez régler le problème bosniaque, le conflit israélo-palestinien, l’affaire de Somalie, celle du Cambodge, le génocide kurde ?
  
  - Vous ne nous aimez pas beaucoup, grinça Coplan qui comprenait que l’autre le prenait pour un diplomate de l’O.N.U. et que, pour le moment, il était préférable de jouer ce rôle.
  
  - Je ne vous aime pas du tout, confirma Nieredzik. Ce qui m’importe, cependant, c’est l’avenir de ce pays. Voyez-vous, j’adore l’Afrique du Sud et ses habitants, qu’ils soient blancs ou noirs, métis ou indiens. C’est pourquoi je vais vous refiler un tuyau pour vous aider dans votre mission.
  
  L’Américain posa sa fourchette et son couteau, sortit un calepin d’une poche intérieur de sa veste, ainsi qu’un crayon à bille, et déchira une feuille sur laquelle il s’appliqua à écrire avant de tendre la feuille à Coplan.
  
  - Contactez-la.
  
  Coplan jeta un coup d’œil sur le papier. Siaska Janhuis, 28 Leeuwenvoet Street, Téléphone 90816948.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Une journaliste free-lance. Elle est aussi écrivain et a publié deux ouvrages, le Voyage du retour et Hanap au Cap. Je ne les ai pas lus et, de toute façon, n’aurais pas de commentaires à faire sur le style. Je ne m’y connais pas en littérature. Je n’ai jamais eu le temps d’y consacrer un instant. J’ai trop de travail à essayer de sauver le monde des politiciens à qui il a confié ses destinées.
  
  Amer et désabusé, conclut Coplan.
  
  - Vous avez terminé votre plat? questionna Nieredzik.
  
  - En effet.
  
  - Vous n’avez rien commandé d’autre ?
  
  - Non.
  
  - Alors, finissez votre vin et fichez le camp. Je vous ai accordé des minutes précieuses. Moi ce que j’aime c’est manger seul. La présence d’un être humain m’importune. Pas la peine de régler votre quote-part, vous êtes mon invité.
  
  - Vous devez être bien malheureux dans la vie, compatit Coplan en se levant sans vider son verre.
  
  Il retourna à son hôtel. Dans une librairie de la galerie marchande, il dénicha le Voyage du retour. Dans sa chambre, il appela le numéro de téléphone de Siaska Janhuis. N’obtenant pas de réponse, il laissa un message sur le répondeur en s’identifiant et en précisant qu’il était recommandé par Harold Nieredzik.
  
  Confortablement installé dans un fauteuil, il se plongea dans la lecture de l’ouvrage écrit en anglais et non en afrikaans. Le style glacé décortiquait les fruits de la vie au ras des noyaux, en taillant dans des phrases teigneuses comme si l’auteur était mal luné devant son Mac Intosh. Propulsée par une belle forme narrative, mais sans un brin de folie, toujours terre à terre, essoufflée à mi-pente, loin des cimes, Siaska Janhuis parvenait tout de même à construire une intrigue cohérente, alerte, dépouillée, sans bavures.
  
  Il venait de refermer la dernière page quand elle appela. Sa voix était chaude et grave, mais méfiante, ce qui était bien naturel.
  
  - Je dois aller à la Montagne de la Table, indiqua-t-elle. Pourquoi ne pas nous rencontrer sur l’esplanade du téléphérique ? Ce soir à dix-huit heures trente ?
  
  - D’accord.
  
  - Comment nous reconnaîtrons-nous ?
  
  - Je viens de lire votre livre Le Voyage du retour. Vraiment excellent. J’ai pris beaucoup de plaisir. Je l’aurai à la main.
  
  - Et moi j’aurai le deuxième livre que j’ai publié, Hanap au Cap. Autre chose, ne soyez pas surpris, je ne suis pas blanche mais métisse.
  
  - Quelle importance?
  
  Il fut en avance au rendez-vous. Sur les hauteurs, l’air était frais et la vue à couper le souffle. Malgré la brume légère qui ouatait l’atmosphère, on distinguait la baie de la Table, qui était l’une des plus belles du monde derrière Rio de Janeiro, Hong Kong et Naples, et, sur le flanc oriental de la montagne, le jardin botanique de Kirstenbosch avec ses 4 000 espèces rares dont ses protées et ses éricacées, ses glaïeuls et ses watsonias, ses haies d’amandes amères. Sans oublier, au pied de la montagne, la ville du Cap et son dessin élégant.
  
  Sur le mur de protection gambadaient les dassies, de la famille des hyrax. C’étaient de gros rongeurs de couleur brune qui ressemblaient à des cobayes. L’un d’eux, probablement une femelle en raison de sa taille, conjectura Coplan, était particulièrement facétieux et semblait vouloir le narguer. Il voulut l’attraper pour le caresser mais l’animal se déroba, l’air moqueur, par un petit saut de côté. Amusé et sachant qu’il était en avance sur l’heure de rendez-vous, Coplan se prit au jeu, mais le dassie, l’œil blagueur, bondit à cinquante centimètres en évitant un de ses congénères. Sans doute doté d’un esprit frondeur, le rongeur s’éloignait d’une égale distance dès que Coplan tendait la main. Pris de fou rire, ce dernier le poursuivit. Malicieux, le dassie se faufilait hors de portée, si bien que, bientôt, Coplan se retrouva à l’extrémité de l’esplanade la plus écartée à l’ouest.
  
  Goguenard, hors de portée à deux mètres, l’animal se léchait une patte. C’est alors que Coplan s’aperçut que la brume légère s’était transformée en un brouillard épais. Et puis, soudain, le rongeur qui s’était montré jusque-là farceur, se raidit et parut terrorisé avant de s’enfuir à toute vitesse et de disparaître dans une anfractuosité de rocher.
  
  Coplan se retourna.
  
  Ils étaient quatre. Des Noirs. Chaussés de baskets, la silhouette ample dans un survêtement de sport, le chef coiffé d’un bonnet en laine rouge. A la main, un couteau de chasse à la lame longue et large, pointue et tranchante, que les Boers avaient popularisée et qu’ici on appelait neifer.
  
  Coplan lâcha le livre. Dans les parages, personne d’autre que ces quatre Noirs. Les deux premiers bondirent sur lui, l’un à gauche, l’autre à droite. Il roula-boula sur sa gauche et atterrit sur les fesses. Son pied droit se logea dans l’entre-cuisse, il releva la jambe brutalement en la ramenant en arrière et expédia son agresseur par-dessus le mur. Il y eut un cri terrifiant qui s’éteignit des centaines de mètres plus bas et glaça les assaillants, stupéfiés par cette réaction foudroyante. Coplan, lui, ne perdit pas un centième de seconde. Déjà il avait ramassé le neifer qu’avait laissé échapper son agresseur, s’était relevé et, quand l’homme de droite se rua sur lui, il fit un pas de côté avec un sang-froid étonnant et lui enfonça la lame dans le cœur.
  
  Dans un bel ensemble, les deux derniers se jetèrent sur lui. Mal leur en prit. Dans leurs yeux, il avait déchiffré la dilatation pupillaire et en avait déduit qu’ils avaient dû se droguer à la dagga, cette herbe que l’on surnommait le poison de Durban. Il se servit du corps de sa victime comme d’un bouclier et ce matelas de chair et d’os reçut à sa place les deux coups de couteau de chasse. L’un des Noirs fut plus prompt que l’autre. Il retira sa lame et visa la gorge de Coplan qui balança le cadavre sur le complice pour le déséquilibrer et recourut à sa première tactique en chutant sur les fesses. Décontenancé, son adversaire gaspilla une seconde précieuse. Coplan en profita pour pratiquer sur lui une planchette japonaise qui l’expédia lui aussi par-dessus le mur. Étaient-ce les effets de la dagga, en tout cas, lui ne poussa aucun cri.
  
  L’ultime combattant de cette attaque désastreuse pour ceux qui l’avaient initiée plongea sur Coplan, le couteau en avant. La lame faillit s’enfoncer dans la gorge mais, par un retrait du cou, Coplan parvint à l’éviter. A tâtons, il cherchait sur le sol le neifer lâché par le second concurrent au saut dans la vallée. Bientôt, ses doigts effleurèrent le manche sur lequel ils se refermèrent, pendant que l’autre main étreignait et tentait de détourner le poignet qui voulait le tuer. Le Noir était solide et son corps pesait sur celui de Coplan tandis que son genou forçait pour s’insérer entre les jambes et broyer les testicules. La pointe du couteau de chasse s’approcha dangereusement de la carotide. Pour parvenir à ses fins, les efforts du tueur étaient tels que, malgré le brouillard humide et froid, la sueur ruisselait sur ses traits et des flocons de bave criblaient la figure de Coplan. Ce dernier banda ses muscles. Sa main serra très fort le manche du neifer et il frappa au cœur avant de se dégager et de se remettre debout.
  
  Pas de temps à perdre, se dit-il. Alertés par le cri terrifiant du début, des gens pouvaient surgir. Il souleva successivement les deux cadavres et les balança par-dessus le mur, suivis par les deux neifers inutilisés. Auparavant, il avait rapidement fouillé les poches qui étaient vides, si l’on exceptait les coupures de vingt rands, comme il convenait à des tueurs à gages chargés d’exécuter un contrat. Également, il avait pris la précaution d’effacer ses empreintes sur le manche des neifers qui lui avaient servi à éliminer deux de ses assassins potentiels.
  
  Il examina ses vêtements. Quelques taches de sang. Il ramassa le livre qui avait quelque peu souffert au cours de l’affrontement, mais rien de grave. Des pages étaient froissées, la couverture était déchirée sur un centimètre et le tout était poussiéreux. Il avala un grand bol d’air et, comme pour se rassurer, il tâta la crosse du Glock 19 et du Smith & Wesson 469. Il avait pris un gros risque en évitant de s’en servir mais avait craint les détonations qui auraient rameuté la foule et la police.
  
  Mieux valait régler ses comptes en privé.
  
  Le brouillard s’épaississait. Néanmoins, il vit réapparaître le dassie qui gambadait follement, sans doute désireux de reprendre le jeu. Cette fois, il ne chercha pas à le caresser car, à sa montre, il était 18 heures 35.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Dans les toilettes du bar-restaurant de la station de téléphérique, il nettoya les taches de sang et grimaça en voyant que les zones humides sur ses vêtements attiraient l’œil irrésistiblement. Tant pis, il ne pouvait faire mieux.
  
  Siaska Janhuis attendait au bar en buvant un Blue Lagoon. C’était une très jolie fille, mince et élancée, à la taille fine serrée par une ceinture en peau de buffle comme les demi-boots. L’ensemble jean était élégant. Au revers de la veste, était accroché un springbok en or dont les cornes emprisonnaient un saphir.
  
  De ton pain d’épices, la peau était lisse et ferme et deux grands yeux noirs éclairaient, sous les cheveux d’ébène bouclés, un visage plein, aux lèvres charnues et sensuelles, soulignées par un rouge un peu agressif. Elle était juchée sur un tabouret et cette position dénudait la moitié de ses cuisses qu’elle avait généreuses au-dessus de mollets ronds et coquins. Sur le comptoir, à côté de son verre, elle avait posé son livre.
  
  Coplan s’approcha.
  
  - Goeie Môre, salua-t-il en lui montrant l’ouvrage qu’il tenait à la main.
  
  Elle sursauta et le fixa.
  
  - Vous parlez afrikaans ?
  
  - J’ai quelques notions, répondit-il modestement en anglais.
  
  Intriguée, elle regarda ses vêtements :
  
  - Vous sortez d’une piscine ?
  
  - Dans le lavabo des toilettes, le robinet s’est dévissé et j’ai été aspergé. Rien de sérieux.
  
  Il enfouit son livre dans sa poche pour éviter qu’elle ne vît la couverture déchirée et les pages froissées. La barmaid venait vers lui. Il lui commanda un Blue Lagoon. La belle métisse posait sur lui un regard inquisiteur.
  
  - Que vous a dit Nieredzik à mon sujet ? voulut-elle savoir.
  
  - Que vous étiez un écrivain talentueux, une journaliste au courant de beaucoup de secrets et que vous pourriez m’aider dans l’affaire qui m’occupe.
  
  Elle eut une moue adorable.
  
  - Il a beaucoup exagéré dans ces trois domaines.
  
  Il amena à lui le livre qu’elle avait posé à côté de son verre.
  
  - Vous écrivez aussi en afrikaans?
  
  - J’ai écrit le premier ouvrage en anglais. Le second en afrikaans pour me faire plaisir. Savez-vous que cette langue, en littérature, est toute neuve ? Elle date seulement du début du siècle et est passionnante. La base, c’est bien sûr le néerlandais du XVIIème siècle, mélangé à de nombreux mots français, bantous, anglais, malais et portugais. La communauté afrikaner le parle, mais aussi les Métis, les Asiatiques et les Zoulous. C’est la langue majoritaire dans ce pays. Alors, pourquoi ne pas m’adresser à ceux qui en sont les supports ?
  
  - Vous avez raison, approuva Coplan. Une langue natale ne doit jamais mourir.
  
  Dès que la barmaid le lui apporta, il vida son verre. Il avait besoin d’un remontant après l’attaque qu’il avait subie. Une attaque qui prenait place après sa rencontre avec le représentant de la C.I.A et son coup de téléphone à Siaska Janhuis, sans oublier que celle-ci était la seule à savoir qu’il se rendait à la station du téléphérique. Simple coïncidence ? A bien y regarder, il pouvait tout simplement avoir été suivi et les agresseurs auraient choisi le moment propice où il s’écartait dans le brouillard pour tenter d’attraper le dassie récalcitrant.
  
  Elle l’imita.
  
  - Je suppose que vous n’avez pas l’intention de rester ici, déclara-t-elle, bien que nous ayons le temps puisque le téléphérique ne ferme qu’à 22 heures.
  
  - Vous avez raison, retournons en ville. Je vous invite à dîner. J’ai toujours été fasciné par les écrivains.
  
  - Avec grand plaisir. Vous avez un restaurant en tête ?
  
  - Je vous laisse le choix.
  
  Elle l’emmena dans le Bo-Kaap, le quartier malais entre Wale et Waterkant Street, qui était peuplé par les descendants des esclaves musulmans amenés de Malaisie au temps de la colonisation. A l’ombre d’une mosquée à minarets, ils entrèrent dans une salle aux murs tapissés de bambou.
  
  Coiffé d’un fez à la mode locale, le patron vint prendre leur commande et Coplan écouta les conseils de Siaska qui lui recommanda le bobotie, un mélange de viande hachée, de mie de pain, d’amandes et de curry cuit au four, ou le sosatie, une brochette d’agneau marinée dans une sauce au curry. Coplan opta pour le premier plat.
  
  Après ce préambule, il se montra insistant et la jeune femme satisfit sa curiosité :
  
  - Je sais quelques petites choses sur Thierry Vauquelin, grâce à mes relations et à mes investigations de journaliste, et c’est pourquoi Harold Nieredzik vous a adressé à moi.
  
  - Quelles choses ?
  
  - En Afrique du Sud, il ne perdait pas de vue les intérêts financiers de sa famille.
  
  Coplan se souvint que le père du conseiller spécial de l’O.N.U. figurait parmi les actionnaires minoritaires de l’affaire d’import-export dont Pieter Boisgilbert était propriétaire et que ce dernier achetait l’intégralité des produits récoltés par Erasmus Steenkamp.
  
  - Mais encore ? encouragea-t-il.
  
  - Il s’occupait de diamants.
  
  - Vous lâchez vos remerciements au compte-gouttes, reprocha-t-il.
  
  Elle but une gorgée de sa Hansa, une bière allemande importée de Namibie.
  
  - Par peur de l’A.N.C., beaucoup de Blancs, petits propriétaires de mines de diamants, bradent leurs biens et émigrent en Australie, un pays qui présente bien des avantages. D’abord, il est anglophone, ensuite, il est peu exploité, enfin il cherche à augmenter sa population d’origine européenne. N’oublions pas que l’Australie est un vaste continent. Ces Sud-Africains y réinvestissent leur argent dans le sous-sol minier. L’Australie y trouve son compte puisqu’elle a affaire à de véritables professionnels et non à des aventuriers sans le sou qui solliciteraient un permis de recherches. Dans cette optique, Thierry Vauquelin a placé son père dans le rachat des exploitations minières.
  
  - Intéressant, reconnut Coplan. Vous avez des preuves ?
  
  - Vous êtes libre demain pour une tournée dans les régions minières ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  - Maintenant, changeons de sujet. Comment trouvez-vous Le Cap ?
  
  - Ses femmes écrivains sont fascinantes. Vous êtes très jolie.
  
  - Vous êtes sensible à l’exotisme. Le métissage donne des résultats étonnants. Le sang qui coule dans mes veines est quatre fois mélangé. Un quart néerlandais, un quart xhosa, un quart malais et un quart hindou, sikh pour être plus exacte.
  
  - Un sérieux brassage.
  
  - Mon patronyme est hollandais et mon prénom xhosa.
  
  Toutefois, comme si elle craignait que cette tournure de conversation ne la conduise sur une pente dangereuse, Siaska précipita la fin du repas en se contentant d’aborder des sujets neutres. Coplan régla l’addition et la reconduisit. Pendant le trajet, il s’enquit :
  
  - Où irons-nous demain ?
  
  - A Welkom dans l’État libre d’Orange.
  
  - J’ai un Trislander à ma disposition. Nous le prendrons.
  
  - Parfait. Je vois que vous êtes traité comme un seigneur. Un de ces jours, il faudra que je me fasse engager par les Nations unies.
  
  - Proposez-leur de traduire leurs textes en afrikaans.
  
  Elle rit, un joli rire clair et cristallin.
  
  - Je téléphonerai pour louer une voiture à l’arrivée, précisa-t-elle. Vous me prenez à neuf heures ?
  
  - D’accord.
  
  Quand il la déposa devant le 28 de Leeuwenvoet Street, elle se tourna vers lui :
  
  - Merci pour le dîner. Totsiens.
  
  De retour au Cape Sun, il rendit compte au Vieux qui fut tout réjoui par le récit des événements.
  
  - Si l’on tente de vous assassiner, c’est que les choses bougent et que vous êtes sur la bonne piste. Vous soupçonnez cette Siaska Janhuis ?
  
  - Je ne soupçonne personne pour le moment.
  
  - Méfiez-vous de la C.I.A. Ces gens-là adorent les coups tordus.
  
  - Nous aussi, de temps en temps, rappela Coplan, moqueur.
  
  
  
  Le lendemain, il fut exact au rendez-vous. Siaska avait opté pour une tenue de voyage : saharienne et pantalon marron. A midi, ils atterrirent à Welkom. Après un déjeuner léger, ils reprirent la Land-Rover. Siaska l’emmena aux alentours de Bultfontein, région riche en diamants. Le propriétaire de l’exploitation s’appelait Delagrange. Un autre descendant de huguenots, diagnostiqua Coplan. Il allait revenir dans une heure, annonça le chef ingénieur. En l’attendant, Coplan et Siaska visitèrent les installations.
  
  Coplan ne demeura pas insensible à l’attrait qu’exerçaient sur les humains ces carbones précieux et durs que les Romains appelaient les « adamantes », les invincibles. Cette aura d’éternité était perceptible dans la filière de production où chacun conservait un visage impassible mais respectueux. Sorti de la terre rouge du veld par les excavatrices, le minerai passait par de nombreuses opérations de sélection dans l’eau et les tamis avant d’être acheminé par les tapis roulants sur des tables enduites de graisse. Les pierres restées collées à la graisse étaient recueillies par un cadre équipé de gants scellés afin d’éviter un détournement. Il les envoyait au tri où elles étaient répertoriées selon les quatre critères de poids, de forme, de teinte et de pureté avant d’être classées dans l’une des cinq mille catégories couramment utilisées.
  
  Derrière la vitre de la salle de tri, Siaska s’extasia :
  
  - Je ne me lasserai jamais de ce spectacle ! Quelle splendeur ! Vous pensez que l’O.N.U. m’en offrirait un pour me remercier de ma collaboration ?
  
  - Je rédigerai un rapport dans ce sens, blagua Coplan. Si ça ne marche pas, je ferai appel à la C.I.A.
  
  - Pourquoi la C.I.A. ?
  
  - Finalement, quels sont vos rapports avec elle pour que Nieredzik m’ait orienté vers vous ?
  
  Cette fois, il était sérieux.
  
  - Vous n’avez pas lu Hanap au Cap. C’est un réquisitoire contre l’apartheid. Comme il était écrit en afrikaans, j’ai été obligée de le publier à compte d’auteur. Nieredzik m’a aidée financièrement. La C.I.A. a toujours été hostile à l'apartheid.
  
  - Cela n’a rien à voir avec Thierry Vauquelin.
  
  - Je n’ai rien à refuser à Nieredzik depuis qu’il m’a aidée, si bien que je lui ai raconté ce que m’avait dit un exploitant minier. Vauquelin se battait pour que les mines à vendre le soient à des sociétés appartenant à sa famille.
  
  Le chef ingénieur vint les prévenir que Jacobus Delagrange était arrivé et ils allèrent le rencontrer. C’était un homme au physique de buffle et à la voix qui évoquait un grondement de tonnerre. Il connaissait Siaska et la salua avec une grâce que l’on n’attendait pas de sa corpulence et de sa taille de six pieds de haut.
  
  - Effectivement, j’ai vendu ma mine à la Sorvinca, avoua-t-il. Un bon prix, bien supérieur à celui offert par l’Entente. Dans deux mois, j’émigre en Australie. Pardonnez-moi l’expression vulgaire, mais que ce pays aille se faire foutre avec son nouveau gouvernement !
  
  - A qui appartient la Sorvinca ? questionna Siaska.
  
  - A un Français, un certain Robert Guébrière, répondit l’Afrikaner.
  
  La belle métisse cligna de l’œil à l’intention de Coplan qui n’ignorait pas que Robert Guébrière était le beau-père du défunt conseiller spécial.
  
  - Bonne chance en Australie, souhaita Siaska en prenant congé, suivie par Coplan.
  
  En marchant vers la Land-Rover, ce dernier s’enquit :
  
  - Que voulait-il dire par l’Entente?
  
  Elle se hissa derrière le volant.
  
  - Quand les Anglais sont arrivés au siècle dernier, ils ont pris sur les Boers une avance terrible dans le domaine industriel et ont bénéficié du monopole des mines. Cette situation a perduré, particulièrement en ce qui concerne les diamants. Ils possèdent les plus grandes mines et s’entendent pour fixer les prix au niveau international, d’où leur nom de baptême : l’Entente. Actuellement, les Russes et les Chinois luttent pour casser leur mainmise sur le marché. Quelques Européens se sont joints à eux. Les petits propriétaires boers de mines de diamants, comme Jacobus Delagrange, sont contents de vendre en dehors de l’Entente et ainsi de damer le pion aux Anglais qu’ils détestent depuis la guerre de 1902 au cours de laquelle les Anglais ont laissé mourir 26 000 femmes et enfants boers dans leurs camps de concentration du Transvaal. Vous qui êtes français serez heureux d’apprendre que les Boers gardent une affection pour la France qui fut la seule nation européenne à intervenir pour sauver ces malheureux.
  
  - Je sais, confirma Coplan qui connaissait par cœur son Histoire d’Afrique du Sud.
  
  - Vous voulez mon avis ? assena soudain la jeune femme. C’est l’Entente qui a fait assassiner Thierry Vauquelin, pas de vulgaires loubards d’un gang de rues.
  
  Il digéra l’information.
  
  - Vous le pensez sincèrement ?
  
  - Oui.
  
  Cette hypothèse était-elle compatible avec l’ultime message téléphonique adressé au secrétaire général à New York ? J’ai mis la main sur un complot terrifiant, avait déclaré Vauquelin. Aurait-il employé le mot « terrifiant » s’il s’était agi de sa propre mort planifiée par l’Entente ? Un mot excessif. Et serait-il allé à minuit dans cette cabine isolée de Western Boulevard en facilitant ainsi la tâche des tueurs ? Coplan réfléchit, pesa le pour et le contre, mais décida qu’il ne pouvait trancher ni dans un sens ni dans l’autre.
  
  Au volant de la Land-Rover, Siaska traversait une région richement diamantifère. C’était ici que, fuyant les Anglais, les Boers s’étaient avancés, le fusil dans une main, la Bible dans l’autre, inspirés par l’alliance passée avec Dieu. Hommes des frontières, ils avaient cru que leur mission divine consistait à dompter la nature et à convertir les païens à la peau noire. Faussement fondée sur l’héritage de l’Ancien Testament, leur pureté raciale avait vite tourné à l’obsession.
  
  Siaska emmena Coplan chez d’autres petits propriétaires boers qui avaient noms Glouw, Phelippeau, Vanderbogarde, Lemarchand, Schassels. Comme Jacobus Delagrange, ils avaient vendu leurs mines de diamants à la Sorvinca ou à l’Agepara, une société qui appartenait au père de Thierry Vauquelin et figurait dans le curriculum vitae de l’intéressé remis par le Vieux.
  
  - Concluant ? questionna Siaska à la fin de leur périple.
  
  - J’avoue que cette découverte ouvre des perspectives nouvelles.
  
  L’Entente aurait-elle aussi fait assassiner Erasmus Steenkamp et tenté de le faire tuer à la station du téléphérique ? s’interrogea-t-il. Certes, un conglomérat de cette importance pouvait tout oser.
  
  - Combien reste-t-il de petits propriétaires prêts à vendre leurs mines de diamants?
  
  - Une bonne centaine, répondit Siaska.
  
  L’Entente avait-elle voulu stopper le mouvement des ventes en faveur de la Sorvinca et de l’Agepara ? Alors, elle aurait opté pour des mesures draconiennes ?
  
  Harassés par leur randonnée, ils reprirent le Trislander à Welkom. Dans l’avion, Siaska s’endormit sur l’épaule de Coplan après avoir dévoré les sandwiches que conservait le pilote dans le réfrigérateur de l’avion et bu trois bouteilles de bière Castle. Elle se réveilla au-dessus de l’aéroport D.F. Malan et déposa un baiser léger sur la joue de Coplan.
  
  - Merci de m’avoir servi d’oreiller.
  
  - Ce fut un grand honneur. Au fait, j’adore votre parfum mais ne suis pas parvenu à l’identifier.
  
  - La Nuit, de Paco Rabane.
  
  - Très capiteux, badina-t-il.
  
  - Il convient aux peaux sombres. Attachez votre ceinture, nous descendons.
  
  - C’est bête de se séparer pour la nuit après une journée si fertile en émotions, pour moi du moins.
  
  - Qui a parlé de se séparer ? allécha-t-elle.
  
  Quand ils arrivèrent dans Leeuwenvoet Street, elle l’invita chez elle où dominaient les meubles en rotin.
  
  Était-ce la vue des diamants qui l’avait excitée à ce point ? En avait-elle été un peu déboussolée ? La cause en incombait-elle aux gènes torrides que charriait son sang ? En tout cas, Coplan fut ébloui. Il eut l’impression de faire l’amour avec une amazone xhosa galopant dans le veld en traquant l’antilope, tant elle se déchaînait avec une vitalité et une conviction qui emportaient l’adhésion.
  
  Sa langue brûlante incendiait la bouche de Coplan qui caressait la peau ferme et lisse et les seins durcis par le désir. Bien installé entre les cuisses somptueuses, il ramonait l’intérieur chaud et humide, tandis que montait à ses narines un parfum musqué, mêlé à La Nuit de Paco Rabane.
  
  - Plus vite! harcela-t-elle.
  
  Coplan passa la surmultipliée, et Siaska s’envola très vite vers le septième ciel en poussant un feulement aux modulations à la fois rauques et aiguës. Quelques secondes plus tard, Coplan la rejoignit dans l’extase. Sur leurs peaux coulaient de longues rigoles de sueur, tant leur affrontement avait été brutal, rapide et violent.
  
  - C’était ainsi que j’aime l’amour, fit-elle, ravie. Comme un match de rugby. La mêlée. Robuste, musclée et virile. Pas besoin de fanfare, d’hymne et de majorettes.
  
  - Du solide.
  
  - Exactement. Et j’ai été servie. Bravo !
  
  Quand elle revint de la salle de bains, elle était engoncée dans une grande serviette blanche.
  
  - Sous la douche, j’ai eu une idée.
  
  - Laquelle ? questionna-t-il en allumant une de ses Gitanes.
  
  - Azi Xilfoga.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Une consœur journaliste. Une Xhosa. Elle appartient à l’A.N.C. de Mandela et a beaucoup lutté contre l'apartheid. A une époque, elle a même été emprisonnée alors qu’elle avait tout juste dix-huit ans. A présent, elle milite pour que les richesses sud-africaines restent le bien du peuple. Elle maintient des contacts avec les cadres xhosas employés par l’Entente. Peut-être aurait-elle des tuyaux ?
  
  - Pas idiot, reconnut-il. Où peut-on la joindre ?
  
  - A Sun-City, le Las Vegas sud-africain. C’est une joueuse invétérée. Ses mises sont évidemment minimes car elle n’est pas fortunée.
  
  - C’est un comble, pour une idéaliste. Sun-City est l’image paroxystique de l’argent jeté par les fenêtres. Son penchant est contraire à son engagement politique.
  
  - Un vieux proverbe boer dit que sous la plus jolie pierre se cache parfois une vipère. On ne refait pas le monde et les gens. Moi aussi j’aime bien jouer dans les casinos.
  
  Coplan tira sur sa Gitane.
  
  - Va pour Azi Xilfoga. Quand peut-on la rencontrer ?
  
  - Si tu le veux bien, nous irons demain à Sun-City.
  
  - D’accord.
  
  - Si on refaisait l’amour en attendant l’aube ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Sun-City que les puritains d’Afrique du Sud appelaient Sin-City (Jeu de mots. Sun-City: Ville du Soleil. Sin-City: Ville du Péché) était située dans l’État du Bophuthatswana, ce qui expliquait que le jeu y fût autorisé alors qu’il était interdit dans la République sud-africaine. Le Bophuthatswana était enclavé dans l’État d’Orange entre le Lesotho et Bloemfontein. Aussi Coplan et Siaska avaient-ils emprunté le Trislander jusqu’à l’aéroport de Letsatsing.
  
  Certes, la comparaison avec Las Vegas était surfaite. Les ambitions de Sun-City étaient plus modestes. Bâtie sur un ancien volcan, elle était cernée par de vastes étendues sauvages qui permettaient une expansion rapide. Dans cette oasis, une île artificielle couverte de palmiers et des eaux d’un bleu émeraude narguaient l’environnement aride. Dans les casinos, je jeu tournait 24 heures sur 24 tandis que défilaient des revues parmi les plus osés du monde.
  
  Malgré le coup de téléphone passé du Cap par Siaska à la journaliste, celle-ci était absente.
  
  Coplan et Siaska se rabattirent sur le casino car la belle métisse éprouvait une furieuse envie de s’essayer aux cartes. Ils s’assirent à une table de stud-poker. Dans un premier temps, les dieux campèrent dans le camp adverse et tous les deux accumulèrent les pertes, jusqu’à ce que Coplan rencontre la chance de sa vie. Ses deux premières cartes cachées étaient des 5, suivies par un troisième 5 retourné. S’appuyant sur ce brelan, il suivit les enchères. Sa septième carte, cachée elle aussi, était le quatrième 5. Profondément réjoui, certain d’avoir gagné compte tenu des cartes retournées devant les autres joueurs, il relança fort. Et le tonnerre s’abattit sur lui. Une grosse femme au doigts grassouillets chargés de bagues montra son jeu. Quatre 8. Intérieurement, Coplan lâcha une bordée de jurons. Mais Siaska se précipita sur lui et l’embrassa avec fougue.
  
  - Tu as gagné ! s’exclama-t-elle.
  
  Il hoqueta :
  
  - Gagné avec un carré de 5 contre un carré de 8 ? Que racontes-tu ?
  
  - Tu as gagné les quatre cinquièmes du pot progressif !
  
  Il comprit. Sun-City avait adopté le système en vigueur à Las Vegas. Le pot progressif était alimenté par un faible pourcentage prélevé sur les gains du casino et qui, au fil des jours, grossissait jusqu’à ce que, à une table de poker, un full aux as ou un jeu supérieur soit battu. Dans ce cas, afin de dédommager le perdant, 80 % du pot progressif lui étaient versés tandis que 20 % revenaient au gagnant. La malchance de perdre avec un jeu aussi fort était ainsi compensée.
  
  - Tu as gagné près de quarante-cinq mille rands, exulta-t-elle.
  
  Les sonneries qui annonçaient l’exploit aux autres joueurs étaient assourdissantes. Le pit-boss vint chercher Coplan pour lui remettre son gain.
  
  - Donnez-moi deux chèques de vingt mille rands chacun. Le reste ira au croupier pour m’avoir servi un jeu à la fois perdant et gagnant.
  
  Quand il reçut les deux chèques, il en tendit un à Siaska.
  
  - Pour te rembourser de tes pertes et te remercier de m’avoir porté chance. En quelque sorte, des droits d’auteur pour ta présence bénéfique.
  
  - Dankie.
  
  Quand Siaska l’appela d’une cabine du hall, Azi Xilfoga était de retour.
  
  - Il est préférable que j’aille la voir seule au début, confia-t-elle, un peu gênée.
  
  - Pourquoi seule ?
  
  La gêne de la jeune femme augmenta.
  
  - Azi est bizarre parfois avec les Blancs. Rappelle-toi, c’est une militante de l’A.N.C. Elle a souffert de l'apartheid et est allée en prison à l’âge de dix-huit ans. Elle en conserve un certain ressentiment à l’égard des Blancs.
  
  - Très bien, va la voir. Je t’attends dans la chambre.
  
  Il regagna l’hôtel Cascades. Leur chambre était l’avant-dernière sur la droite dans le couloir. Il introduisit sa clé, tourna et repoussa le battant. Une énorme matraque s’abattit à toute volée vers lui. En un éclair, il la vit et détourna la tête. La matraque lui emboutit le sternum et il grimaça. La douleur avait été fulgurante. Derrière lui, il entendit une porte s’ouvrir. Sans se retourner, il comprit qu’il était tombé dans un guet-apens. L’embuscade classique. Devant et derrière. Un feu croisé. De sa hanche, il arracha le Smith & Wesson et chargea, conscient que, dans l’espace du couloir, ses agresseurs auraient la faculté de le cerner, alors que, dans celui exigu de la chambre, il était probable qu’il n’eût face à lui, dans un premier temps du moins, qu’un seul adversaire. Celui-ci avait commis l’erreur d’oublier de tirer les doubles rideaux, si bien que le soleil l’inondait. La crosse de l’automatique sabra. Touché au menton, sous l’effet de l’impact, le Noir fut violemment projeté en arrière en bousculant son comparse. Ceux qui étaient dans le dos de Coplan se ruèrent pour actionner leurs matraques. Il passa son automatique sous son aisselle gauche et fit feu à plusieurs reprises en balayant l’étroit espace, tout en guettant la réaction des deux hommes qui étaient devant lui. Ils ne bougeaient plus, pétrifiés sur place. Coplan dégaina le Glock 19, le braqua sur eux et se retourna à demi.
  
  Deux hommes se vidaient de leur sang sur la moquette du couloir. Des cris de femmes retentirent, suivis par des hurlements. Coplan passa la tête. Des couples s’enfuyaient, terrorisés. Intérieurement, il pestait. L’affaire était mal engagée, puisqu’il avait été forcé de faire feu dans un lieu public. Il avait raison de s’alarmer car, dans la minute qui suivit, une dizaine de membres de la garde privée de l’établissement débouchèrent à l’angle du couloir, leurs armes brandies dangereusement. Il s’empressa de rengainer les siennes. En un tour de main, Coplan fut fouillé, désarmé et menotté, comme les deux Noirs qui restaient accroupis sur le sol de la chambre et ne pipaient mot. Les deux corps furent examinés par un médecin qui arriva sur ces entrefaites et les fit transporter à l’hôpital.
  
  La police vint une demi-heure plus tard. Elle était commandée par un Malais au visage triangulaire et au regard ennuyé.
  
  - On emmène tout le monde, décida-t-il après avoir examiné Coplan avec circonspection.
  
  Au quartier général, il fit entrer Coplan seul dans son bureau et se pencha longuement sur son passeport, sur sa carte d’accréditation des Nations unies et sur ses permis de port d’arme.
  
  - Savez-vous, questionna-t-il d’une voix sévère, que le Bophuthatswana est un État indépendant ?
  
  - Je le sais.
  
  - Qu’il ne reconnaît pas l’O.N.U. ?
  
  - Qui d’ailleurs ne le reconnaît pas non plus.
  
  - Pas d’ironie, je vous prie. Que vos permis de port d’arme ne sont pas valables au Bophuthatswana qui ne reconnaît plus l’Afrique du Sud depuis la mise en place du nouveau gouvernement ?
  
  - Cela, je l’ignorais.
  
  - Maintenant, dites-moi ce qui s’est passé.
  
  Coplan s’exécuta et lui fit le récit des événements. Le Malais resta impassible et, quand Coplan eut terminé, il convoqua deux policiers armés pour le surveiller et sortit de son bureau. A son retour, il déclara d’un air entendu :
  
  - Ces hommes sont des voleurs. Ils assurent qu’ils voulaient vous dépouiller d’un chèque de vingt mille rands, représentant vos gains au casino.
  
  Coplan faillit éclater de rire. L’alibi était astucieux. Mais il n’y croyait pas. En réalité, l’affaire était identique à celle de la station de téléphérique. Une agression à l’arme blanche pour ne pas faire de bruit et attirer ainsi l’attention. Lardé de coups de couteau de chasse ou le crâne défoncé par les matraques, on le laissait mort sur le champ de bataille.
  
  Malgré cette évidence, Coplan fit mine de croire à cette version des faits. Il lui était impossible de mettre le Malais dans la confidence de sa mission.
  
  - Quel que soit le mobile, je suis la victime.
  
  - Les deux blessés aussi.
  
  - C’est un cas de légitime défense.
  
  - Oui, mais vous êtes coupable de détention et d’usage illégaux d’armes à feu. La peine prévue par le code pénal du Bophuthatswana est de un à cinq ans d’emprisonnement et d’une lourde amende. Je vais vous recommander un bon avocat. Remettez-lui votre chèque de vingt mille rands et il vous sortira d’affaire en vous obtenant une peine avec sursis. Ensuite, quittez le Bophuthatswana et n’y remettez plus jamais les pieds sauf si, par miracle, l’O.N.U. reconnaissait notre existence. Dans ce cas, vous seriez le bienvenu.
  
  Coplan tenta de protester mais ce fut inutile. Le Malais fit signe aux deux policiers et Coplan fut conduit dans un cul-de-basse-fosse sis au sous-sol du bâtiment.
  
  Autour de lui, des murs blanchis à la chaux, sales et moisis, couverts de graffitis qui n’étaient que des injures obscènes en afrikaans, en anglais, en tswana ou en shangaan. Dans l’atmosphère
  
  étouffante flottaient des relents de sueur et d’urine. Au fond du lavabo flocfloquaient les gouttes d’eau que ne parvenait plus à retenir le robinet entartré. Coplan s’assit sur l’étroite couchette aux montants métalliques scellés dans le sol en ciment et aux couvertures trouées et souillées.
  
  Il n’avait pas réussi à convaincre le Malais de téléphoner au Cap afin que les autorités interviennent. Plus que vraisemblablement, il était confronté à une affaire de racket. Le Malais et l’avocat qu’il recommanderait étaient sans doute complices et se partageraient les vingt mille rands. Dans le fond, le Malais se moquait éperdument de la fusillade et de ses victimes. Néanmoins, il devait prendre certaines mesures afin que la riche clientèle de Sun-City ne soit pas pas effarouchée par l’incident. Chaque année, les joueurs déversaient des dizaines de millions de rands dans l’économie locale rongée par le chômage.
  
  Son conviction fut renforcée quand, deux heures plus tard, l’avocat, un certain Johnson, entra dans la cellule. C’était un Blanc, individu visqueux au visage du chouette et aux doigts crochus comme le Shylock de Shakespeare. Sur ses lèvres ouvertes sur de mauvaises dents fleurissait un sourire de faux témoin.
  
  - Je suis intervenu en votre faveur auprès du juge, déclara-t-il en s’asseyant à l’autre extrémité de la couchette. Votre affaire s’arrangera. Il faut bien s’entraider entre Blancs, sinon nous nous faisons bouffer. Les prisons ne sont pas folichonnes au Bophuthatswana...
  
  - Où le sont-elles ? persifla Coplan qui éprouvait une profonde aversion pour le personnage.
  
  - Vous avez raison, naturellement. Vous comparaîtrez après-demain. Je n’ai pu faire mieux, les rôles des audiences sont bourrés à craquer. J’ai quand même réussi à vous glisser entre deux affaires que je plaide ce jour-là. Mes honoraires pour ce service exceptionnel s’élèveront à vingt mille rands, tous frais compris.
  
  L’avocat eut un sourire torve.
  
  - Vous vous en tirez au minimum.
  
  - Je ne paie qu’une fois le résultat acquis, prévint Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  La porte de la cellule s’ouvrit, Siaska entra et se jeta dans les bras de Coplan :
  
  - Tu es libre !
  
  - Comment t’es-tu débrouillée ?
  
  - Heureusement que tu m’as parlé du colonel Abascall. En apprenant ta mésaventure, je l’ai appelé au Cap. Et, quand Le Cap donne des ordres, le Bophuthatswana obéit et ce n’est pas un petit policier malais et un avocat véreux qui peuvent s’y opposer. De plus, connaissant tes ennuis, Azi brûle d’envie de te rencontrer. Au fait, sais-tu que les deux hommes sont morts la nuit dernière à l’hôpital et que les deux autres ont été relâchés ? Tu ne trouves pas cela bizarre ?
  
  - Nous en reparlerons tout à l’heure. D’abord, sortons d’ici.
  
  Le Malais était absent. Dans son bureau, un fonctionnaire de police restitua à Coplan ses affaires, ses papiers et ses armes.
  
  De retour à l’hôtel Cascades, il prit une douche, se rasa et changea de vêtements pendant que Siaska lui commandait un copieux breakfast. Quand il revint, il s’attabla devant ses œufs sur le plat de ses boerewors. Il était affamé, le menu pénitentiaire de la veille au soir ayant été d’une frugalité Spartiate. Siaska lui exposa sa théorie :
  
  - C’est l’Entente qui a essayé de te faire tuer. Cela ne fait aucun doute, tu la gênes. L’Entente ne règne pas uniquement sur le diamant mais aussi sur d’autres ressources minières, or, charbon, uranium, platine. Or, le Bophuthatswana produit les deux tiers de la consommation mondiale de platine. Dans ce cas, pas étonnant. L’influence de l’Entente dans cet État est considérable et explique que notre Malais ait remis en liberté tes agresseurs avant que ta libération n’intervienne. Qui peut jurer, puisque tu devais sortir demain, qu’ils n’allaient pas te tendre un second piège ? Quant à ceux de l’hôpital, ils sont morts opportunément. L’action de la justice est éteinte. Par ailleurs, qui croirait à l’intention de ces bandits de te voler le chèque de vingt mille rands ? La chambre d’où ils ont surgi dans ton dos a été louée vingt minutes après notre arrivée et toi tu n’as ramassé le pot progressif que trois heures plus tard. Étonnante prescience de leur part !
  
  Coplan était convaincu avant même qu’elle n’expose sa théorie mais il se contenta de manger et de boire sans faire de commentaires.
  
  Une réflexion s’imposait à lui : il était en permanence suivi par des bandes de tueurs qui se succédaient. Mais comment avaient-ils appris qu’il se rendait à Sun-City ? Ils n’avaient quand même pas suivi le Trislander ! Une seule personne savait qu’ils allaient dans la capitale sud-africaine du jeu et c’était Siaska. Bien sûr, il y avait aussi le plan de vol déposé par le pilote.
  
  On frappa à la porte et Coplan dégaina prestement son Smith & Wesson. Siaska fut stupéfiée par la rapidité de sa réaction.
  
  - Maintenant, je comprends comment hier tu t’en es sorti sans dommages, admira-t-elle. Reste ici.
  
  Elle se dirigea vers la porte.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Azi.
  
  Azi Xilfoga était une Noire superbe aux formes envoûtantes, mises en valeur par l’ensemble style peau de léopard, veste sans manches et minijupe. Plantée sur de longues jambes aux cuisses érotiques et aux mollets galbés, elle arborait une poitrine orgueilleuse au-dessus de hanches minces et fines qui ondulaient au gré de sa démarche féline, peut-être motivée par la fausse peau de léopard qui semblait soudée à sa peau sombre. La structure du visage était remarquablement sculptée et l’incandescence du regard brûlait comme une flamme qui jaillit du brasier. Défrisés, les cheveux retombaient sur les épaules en longues nattes tressées, entrecoupées de clips en agate verte entrelacée d’or. Passé autour du cou, un collier de coquillages rares descendait bas et effleurait la naissance des seins.
  
  Elle embrassa Siaska et se tourna vers Coplan qui, avant son entrée, avait rengainé le Smith & Wesson.
  
  - Je suis ravie que vous ayez pu vous sortir de ce mauvais pas.
  
  Sa voix était à la fois rauque et sucrée comme celles des chanteuses de blues américaines.
  
  - Je suis décidée à vous aider, poursuivit-elle. Il est clair pour moi que vous êtes une victime de l’Entente. Nous allons chez moi où nous mettrons au point notre plan d’action.
  
  - Pas moi, intervint Siaska. Francis, pourrais-tu me prêter le Trislander afin qu’il m’emmène à Durban ? Je dois m’y rendre pour raisons professionnelles. Tu t’en souviens, je t’en avais parlé. Je dois y passer deux ou trois jours. En fin d’après-midi, le Trislander sera de retour ici.
  
  - Le Trislander est à ta disposition, acquiesça Coplan. Je t’accompagne pour donner les ordres au pilote.
  
  - Partons tous les trois, suggéra Azi. J’ai ma voiture.
  
  Quand Siaska se fut envolée pour Durban, Azi emmena Coplan à sa demeure qui se logeait à cinq cents mètres derrière l’hôtel Sun-City, sur un flanc du cratère, cernée par une haie de jacarandas.
  
  L’intérieur était meublé en style africain et, sur les murs, des sagaies s’entrecroisaient sur des peaux de bêtes fauves qu’auraient fort décriées Brigitte Bardot.
  
  Coplan accepta une Castle et Azi lui exposa son plan :
  
  - Un de mes amis, Mkari Qwaqwa, a récemment perdu son poste et a été muté à Massingir, à la frontière mozambicaine, où il est chef de la police, chargé de surveiller le passage d’immigrants clandestins en provenance du Mozambique. Nous connaissons une grosse récession économique et ces immigrants clandestins constituent une véritable plaie pour nous. Pour Mkari, cette affectation représente une rétrogradation car le poste est subalterne et inférieur aux fonctions qu’il occupait précédemment. La raison en incombe à sa pénétration des hautes sphères de l’Entente qui a indisposé celle-ci et dont l’intervention pour écarter Mkari a été déterminante. Bien naturellement, il est furieux. Qui ne le serait à sa place ?
  
  - Mais comment peut-il m’aider ?
  
  - Sa pénétration des hautes sphères de l’Entente lui a permis de mettre la main sur des secrets et peut-être détient-il des informations dans le domaine qui vous intéresse. Voici ce que je suggère. En fin d’après-midi, vous récupérerez votre Trislander. Allons voir Mkari demain. Nous atterrirons à Phalaborwa où existe une piste d’atterrissage. Je demanderai une voiture à notre arrivée. De Phalaborwa nous gagnerons Massingir par la route.
  
  - Massingir n’a pas de piste ?
  
  - Non. C’est un coin perdu. C’est la raison pour laquelle Mkari y a été exilé. De toute façon, vous serez enchanté. Le paysage est magnifique et nous serons obligés de traverser le Parc National Kruger et ses splendeurs.
  
  - D’accord, consentit Coplan, cela me paraît une bonne idée. Mais aura-t-il vraiment des renseignements à me fournir ?
  
  Elle eut une lueur malicieuse dans le regard.
  
  - Pourquoi ne pas attendre demain pour se poser la question ?
  
  Elle prêta à Coplan un slip de bain qui avait dû appartenir à un buffle, ce qui la fit rire. Elle entreprit de coudre un ourlet dans lequel elle passa une cordelette en nylon, et ils séjournèrent une bonne partie de la journée dans la piscine. A 18 heures, Azi téléphona à son ami Mkari Qwaqwa pour le prévenir de leur arrivée et réserver une Land-Rover.
  
  A 19 heures, elle cuisina le dîner, un water-blommetjie bredie, un ragoût de porc assaisonné aux fleurs aquatiques cueillies dans les vleis du Cap, et arrosé de bière.
  
  Un peu méfiant, Coplan goûta et trouve le plat délicieux. Ils terminèrent par une compote qui était rouge et exhalait un parfum que Coplan n’avait jamais respiré.
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Un mélange de fleurs que l’on ne trouve qu’en Afrique du Sud, des suiberbos et des stangerias. Leur pollen est très actif. Les fruits qui l’accompagnent dans cette compote sont la sapotille et la goyave qui lui donnent son goût sucré.
  
  Coplan avait à peine fini sa part et dégustait un excellent café en provenance du Zimbabwe quand il comprit ce qu’Azi entendait par « pollen très actif ». De violentes pulsions sexuelles embrasaient son ventre. Un feu dévastateur qui lui consumait l’intérieur et incendiait sa chair, en provoquant une souffrance délicieuse.
  
  L’air un peu sournois, Azi l’observait en touillant son café. Coplan se leva et elle l’imita. Son expression se transforma. De sournoise elle devint narquoise :
  
  - Cette compote était-elle à votre goût ?
  
  - Je crois que je suis pollenisé.
  
  Elle eut un rire calculé et hypocrite.
  
  - Un Européen devrait toujours se méfier des pièges africains. En Europe, on est trop scienti
  
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  fique, technologique. Nous, nous sommes beaucoup plus près de la nature, et celle-ci cache tant de mystères encore inexplorés.
  
  Coplan s’avança et la caressa.
  
  - Pourquoi ce subterfuge ? La nature suffit. En elle-même, elle est envoûtante.
  
  - Déshabille-moi, commanda-t-elle d’un ton impérieux. J’aime bien qu’un Blanc se soumette à ma loi.
  
  Il ôta la veste en faux léopard et la pointe des seins percuta ses paumes. Ils étaient aussi durs que des ogives d’obus. Il dégrafa la minijupe et fit coulisser le slip arachnéen. Sa langue, alors, courut sur la peau dont l’odeur rappelait qu’Azi avait grandi à l’ombre des vanilliers et des flamboyants écarlates. Ses lèvres baisèrent le tatouage ésotérique à la lisière du pubis taillé au cordeau, là où la peau était plus cuivrée que sombre. Elles descendirent plus bas et Azi sursauta. Ses mains se crispèrent sur les cheveux de Coplan et ses ongles grattèrent le cuir chevelu comme si elle espérait que cette initiative déclencherait des sensations nouvelles.
  
  La langue de Coplan s’activait ferme et, toute frémissante, Azi vibra et ses muscles se tendirent comme des câbles d’acier. N’y tenant plus, elle implora :
  
  - Viens.
  
  Elle le força à se redresser, lui prit la main et l’entraîna dans la chambre. Quand il ôta sa veste, elle vit les crosses des automatiques et haussa un sourcil.
  
  - Ici tu ne crains rien.
  
  - L’homme prévoyant doit s’attendre chaque soir à découvrir le lendemain matin son propre cadavre sur le pas de la porte, remarqua-t-il d’un ton sentencieux.
  
  Azi n’était pas finalement pressée d’atteindre à la phase ultime. Elle faisait l’amour en flânant, en baguenaudant sur le sexe qui l’empalait, en cheminant par monts et par vaux et en maintenant un train de sénateur. Coplan était un peu agacé par cette vadrouille paresseuse, car l’incendie qui consumait ses tripes exigeait un retour de flamme plus dynamique. Alors, il accéléra l’allure, adoptant un tempo démentiel. Elle voulait qu’un Blanc se soumette à sa loi ? Eh bien, c’est elle qui se soumettrait à la sienne !
  
  Pareil à un ouragan, il sapa les défenses qu’elle lui opposait et Azi craqua. Sa respiration devint haletante et ses lèvres se soudèrent à celles de son partenaire avec une passion dévorante, pendant que ses ongles griffaient les omoplates et que les mains de Coplan donnaient l’impression de vouloir dépecer les seins arrogants et comme bardés de métal.
  
  Lancé à tombeau ouvert, Coplan canonnait sauvagement. Azi gémissait et semblait fondre en eau. A présent, elle souhaitait brûler les étapes et rattraper le temps perdu. C’est au pas de course qu’elle cherchait à diminuer son handicap afin d’être en symbiose avec celui qui affolait ses sens et, inexorablement, la plaçait sur orbite.
  
  Coplan ne s’amollissait pas dans les délices de Capoue. Bientôt, il sprinta et Azi dut lui concéder la victoire. Elle poussa un cri déchirant et les sagaies entrecroisées sur les peaux de bêtes sauvages en tremblèrent. Les yeux bouleversés par le plaisir puissant qu’elle savourait, elle hurla encore comme pour prolonger l’extase qu’elle sentait refluer en elle.
  
  Coplan, enfin, s’anéantit en elle et Azi le caressa pour témoigner sa gratitude. Coplan ne s’était pas trompé dans ses prévisions. Elle était domptée et bien domptée, après avoir subi la loi du mâle.
  
  - Était-ce scientifique, technologique ou naturel ? ironisa-t-il.
  
  Elle éclata de rire en entendant la plaisanterie et l’embrassa tendrement sur les lèvres.
  
  - La nuit n’est guère avancée, on pourra recommencer, roucoula-t-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan admira la superbe silhouette d’Azi quand elle sauta derrière le volant de la Land-Rover. Pour voyager, elle avait choisi un ensemble gabardine : blouson et minijupe boutonnée sur le côté. L’éclat du jaune d’or du tissu mettait en relief sa peau sombre.
  
  Le pilote leur tendit leurs bagages.
  
  - Vous comptez rester longtemps ici?
  
  - Trente-six heures probablement, répondit Coplan. Amusez-vous en ville.
  
  Le pilote ricana :
  
  - Dans un tel endroit?
  
  Phalaborwa, en effet, centre minier, comprenant de riches gisements de cuivre, de phosphates et de fer, n’était guère une étape affriolante pour un célibataire peu porté sur les bouges crasseux.
  
  - Je vais faire une cure de sommeil et de bouteilles de bière dans l’avion, décida le pilote avant de s’éloigner. Ne traînez pas trop dans le coin.
  
  Azi démarra en sifflotant une vieille rengaine mise à l’honneur par Johnny Clegg, le Zoulou blanc, père de l’ethno-rock. Dès qu’ils se furent enfoncés dans le Parc National Kruger, dont l’étendue équivalait à deux fois la Corse, Coplan eut le souffle coupé par la beauté du paysage et la densité de la flore et de la faune. Aux kaffirboom, une variété d’acacia, succédaient les kokerboom, un arbre en forme de candélabre dont le nom signifiait carquois parce que les indigènes utilisaient son bois en vue de fabriquer des carquois pour leurs flèches. Comme un patchwork, les variétés de fleurs changeaient au détour des terrains. Les orchidées sauvages se mêlaient aux buissons de protées et aux éricas rouges ou aux arbustes de lanternes chinoises, ou encore aux éperons rouges et or des aloès.
  
  Dans cette réserve naturelle, se profilait parfois la silhouette d’un lion. Ce n’était pas étonnant car le parc en comptait un bon millier ainsi que cinq mille éléphants. Les troupeaux de pachydermes évoluaient en ordre dispersé, sans paraître effaroucher ceux des springboks et des impalas sur les berges des rivières ou près de la chute des cascades. Des ombres plus inquiétantes se faufilaient sur les branches des arbres, le léopard et le guépard, l’animal le plus rapide du monde, capable de courir à cent kilomètres à l’heure. Comme le léopard, ce fauve s’embusquait dans les frondaisons pour guetter ses proies et fuir les hyènes tachetées, leurs plus féroces ennemis.
  
  Azi roulait lentement et prudemment, vitres relevées, la climatisation en marche. A portée de main, Coplan conservait ses deux automatiques, réapprovisionnés On ne savait jamais.
  
  Des chiens sauvages, des aarwolves et des chacals traversaient la route étroite et sinueuse pour regagner leur territoire. Devant eux, fuyaient le caracal et le serval, ainsi que le zèbre, la mangouste et le babouin, proies faciles pour ces hordes faméliques.
  
  Dans le ciel, les ailes anthracite des vautours coupaient les rayons du soleil. Leurs yeux perçants cherchaient la carcasse de gnou noir, abandonnée par les lions et les hyènes, à laquelle restaient accrochés quelques lambeaux de chair en putréfaction.
  
  Un rhinocéros blanc campait au milieu de la route après le virage et Azi freina sèchement. Le mammifère semblait ne pas vouloir bouger. Coplan baissa la vitre et l’effraya en lui tirant une balle au ras de sa corne monstrueuse. L’animal donna l’impression de vouloir charger la Land-Rover et Azi poussa un cri de terreur. Mais une seconde balle ricocha sur sa corne et, cette fois, il déguerpit entre les arbres en martelant la terre de sa masse énorme. Autour de lui se dispersèrent les girafes et les pélicans attroupés sur les bords du ruisseau.
  
  Sa vitre baissée, Coplan avait eu tout loisir de respirer le lourd parfum sauvage, immédiatement reconnaissable, montant de la poussière ambrée, soulevée par une multitude de sabots. Réfractaire à ces odeurs de jungle, la citadine qu’était Azi s’empressa de lui recommander de remonter la vitre.
  
  Dans les marigots, sommeillaient les crocodiles qui ressemblaient à des troncs flottants, tandis que le long de la rivière Klaserie, les hippopotames baignaient leurs rondeurs à l’ombre des saules pleureurs, en éclaboussant les marabouts, les tantales ibis et les flamants roses qui demeuraient imperturbables. Cette vision paisible ne dura pas. Quelques kilomètres plus loin, une lionne traversa la route en remorquant dans une longue traînée de sang un colobe, ce singe brun et blanc à queue touffue. Plus loin, dans une étendue aride, des hyènes brunes assiégeaient un troupeau de koudous, réunis en carré, dont les bois longs d’un mètre cinquante repoussaient aisément les assauts furieux des carnassiers qui hurlaient leur dépit.
  
  Il était seize heures quand Azi entra dans un kraal, un village de huttes en paille entourées d’une barrière de branchages. Elle fut contrainte de s’arrêter car c’était le jour de la domba, la fête célébrant le passage des filles xhosas au stade de la puberté pour l’année en cours. En dehors du pagne, celles-ci ne portaient rien, tandis que les mâles s’étaient enduit le corps d’un blanc obtenu à partir de cendres mêlées à de la graisse.
  
  Azi et Coplan sautèrent à terre pour observer le spectacle de ces filles collées les unes aux autres pour former un serpent circulaire, accompagnées par les chants et les danses. Durant cette étape forcée, une femme s’approcha de Coplan. Elle était jeune et, excepté le pagne, était aussi nue que ses compagnes. A sa ceinture pendait l'assegai, une dague à la longue pointe effilée. Autour du cou était passé un collier d’anneaux bleus, rouges, jaunes, verts et noirs qui la désignait comme une diseuse de bonne aventure.
  
  D’autorité, elle prit la main gauche de Coplan et l’examina avec soin puis, d’un geste sec, planta son index à l’ongle pointu dans la chair à l’embouchure du poignet. Une fine goutte de sang perla, qu’elle suça. En même temps, elle fixa Coplan avec appréhension avant de débiter une courte phrase qu’Azi, elle-même une Xhosa, traduisit :
  
  - Elle dit que tu cours de grands dangers, que l’on veut te tuer...
  
  - Nous le savons déjà, commenta Coplan. A-t-elle dit que c’est l’Entente qui veut ma mort ? L’Entente ou quelqu’un d’autre ?
  
  Azi parut scandalisée.
  
  - Ne plaisante pas avec ça. Je suis une Xhosa et je crois à ces choses. Elle ne peut évidemment pas révéler qui veut te faire la peau.
  
  La femme parla encore.
  
  - Elle dit aussi de te méfier de langues de feu et d’un léopard.
  
  - Pour le léopard, nous garderons les vitres de la Land-Rover relevées, ironisa Coplan.
  
  - Ne blasphème pas, s’emporta Azi qui donna à la femme une coupure de cinquante rands.
  
  Celle-ci baisa la main de Coplan et s’éloigna. Dès que le serpent circulaire formé par les filles pubères se fut disloqué, Azi et Coplan reprirent leur route.
  
  - Encore une fois, reprocha la belle Xhosa, vous autres Européens êtes trop portés sur le scientifique et le technologique. Pensez à la nature. Elle seule ne ment pas. N’oublie pas que l’Afrique est le berceau du genre humain. C’est de notre continent qu’il a pris son expansion et la race noire est l’ancêtre de toutes les autres. C’est pourquoi nous avons la connaissance, que nos descendants ont perdue.
  
  Coplan ne fut pas convaincu mais n’en dit rien.
  
  A l’approche de la frontière mozambicaine, la végétation se fit exubérante autour des vertes ondulations des collines surplombant les champs de sisal et de canne à sucre.
  
  La maison occupée par Mkari Qwaqwa se logeait derrière des baobabs et était toute simple comme il convenait à un exilé.
  
  Grand et imposant, le Xhosa portait une barbe de patriarche qui bouclait abondamment. Il s’était débarrassé de son uniforme et avait adopté une tenue confortable, short et T-shirt. Il servit des bières et Coplan alluma une des Gitanes qui voyageaient en permanence avec lui. Azi, qui avait épuisé ses Lucky Strike, et Qwaqwa, qui éprouvait la curiosité de goûter à des cigarettes françaises, s’essayèrent aux Gitanes et en furent ravis.
  
  - Je vous ai retenu deux rondavels à l’hôtel des Douze Apôtres, prévint-il. C’est le seul hôtel ici, d’ailleurs. Je dois partager ma maison avec deux officiers des Rangers et je n’ai plus de place pour vous.
  
  - Aucune importance, déclara Azi qui ne prit pas la peine de préciser que Coplan et elle n’éprouvaient nulle envie d’utiliser deux rondavels puisqu’un seul suffirait à leurs ébats.
  
  Sans artifices, elle aborda la question qui avait déclenché le voyage et Qwaqwa secoua la tête.
  
  - Je n’ai jamais entendu évoquer un complot quelconque contre la vie de Thierry Vauquelin. Je ne crois pas que l’Entente soit responsable de sa mort. Si vraiment il y a eu un complot et qu’il ne soit pas mort simplement sous les coups d’un gang des rues, alors il faut chercher ailleurs.
  
  - Où ailleurs ? intervint Coplan.
  
  - Je n’en ai nulle idée.
  
  Avaient-ils effectué ce long périple pour rien ? se lamenta Coplan en son for intérieur. Azi lança de son côté un regard désolé. Coplan ne lui témoignait aucune rancœur. Elle avait fait son possible pour l’aider et n’était pas responsable de leur échec. Sans doute complexé par celui-ci, elle fit le siège de son ami en tentant de lui extorquer malgré tout des renseignements, mais ce fut en pure perte.
  
  Après le dîner, ils quittèrent leur hôte qui paraissait contrit de son impuissance à les satisfaire. Un orage éclata et la pluie tomba à torrents pendant que les éclairs paraient les fleurs d’illuminations multicolores.
  
  L’hôtel des Douze Apôtres était composé de rondavels, des petites bungalows ronds à toit de chaume, entourés de parterres de marigolds jaunes qui s’éparpillaient jusqu’aux gigantesques racines des baobabs qui bombaient le sol.
  
  Voulut-elle se faire pardonner la déconvenue qu’elle avait provoquée en promouvant ce voyage aux effets négatifs ? En tout cas, dès qu’elle se fut allongée dans le lit, Azi se montra chatte et câline, tendre et démonstrative, cajoleuse et enjôleuse, si bien que Coplan succomba très vite à ses caresses et à ses audaces.
  
  La pluie battait contre les vitres en rythmant la houle de leurs étreintes et le tonnerre couvrait les cris d’extase qu’exhalait la gorge de la belle Xhosa qu’en lui-même Coplan comparait à un diamant noir.
  
  Le tumulte de l’orage dans les oreilles, ils s’endormirent enfin. Azi se réveilla trois heures plus tard. La pluie avait cessé et ce soudain silence inquiéta son subconscient. Elle ouvrit les yeux, sentit le souffle chaud de Coplan sur sa joue et étendit la main pour le caresser car, dans son ventre, une brutale poussée de désir embrasait sa chair. Elle s’arrêta net et son regard s’exorbita. Une tête, coiffée d’un chapeau de brousse, se dessinait derrière la vitre, qu’éclairaient par intermittences les éclairs annonciateurs d’un second orage, aussi violent que le premier, qui déferlaient du Mozambique pardessus le barrage de Massingir.
  
  Terrorisée, elle se redressa et repoussa Coplan vers la ruelle pour se dégager car elle dormait côté mur. Elle ignora qu’elle venait de lui sauver la vie. Sous les projectiles de la Micro-Uzi équipée d’un suppresseur de son, la vitre fut fracassée et des débris de verre furent projetés sur le visage d’Azi déjà ensanglanté par les balles qui lui avaient broyé le crâne et la nuque.
  
  Coplan avait atterri sur la descente de lit. Totalement lucide, il rafla sous l’oreiller le Glock 19 et le Smith & Wesson 469, pour riposter des deux mains, au moment où la porte du rondavel volait en éclats et qu’un second tir de Micro-Uzi, aussi silencieux que le premier, ravageait la pièce. Protégé par le lit et le matelas, Coplan dirigea son feu dans cette direction, confiant dans la capacité de ses chargeurs, Vingt-sept cartouches pour les deux automatiques. Il en tira la moitié. Les Micro-Uzi s’étaient tues. Il attendit un quart d’heure, puis rampa, bondit et se colla au mur. Les éclairs du prochain orage accrochaient des rigoles sanglantes sur le visage défiguré d’Azi et une mare rouge sur l’oreiller. Il enragea. Il détestait que l’on tue les femmes avec lesquelles il avait fait l’amour, et celle-ci, il le savait, était morte à sa place.
  
  Ce fut alors qu’il entendit le bruit des moteurs. Il se faufila à la parallèle de la vitre fracassée et jeta un coup d’œil à travers celle-ci. Des phares blanchissaient le jaune des marigolds. Des hommes en uniforme de Rangers sautèrent à bas des camions et s’avancèrent sous les branches des baobabs qui pleuraient des larmes de pluie sous leurs frondaisons trempées.
  
  Bientôt, il reconnut la voix de Mkari Qwaqwa qui appelait Azi. Coplan répondit mais ne bougea pas, malgré tout prudent. Qwaqwa, un brin méfiant, s’approcha de la fenêtre.
  
  - Que se passe-t-il ?
  
  - Une attaque nocturne à la mitraillette. Deux hommes au moins. Azi est morte.
  
  Coplan s’était trompé. Quand Qwaqwa et ses troupiers investirent la place, ils découvrirent quatre cadavres. Deux sous la fenêtre, deux devant la porte. Les balles de Coplan avaient fait mouche au-delà de toute espérance.
  
  Plus tard, alors que l’aube pointait au-dessus du barrage, Coplan but sa énième tasse de café dans le bureau de Qwaqwa, un local modeste, encombré de classeurs métalliques. Par pudeur, les deux hommes s’étaient interdit d’évoquer la mémoire de la morte. En particulier, le Sud-Africain avait évité de marquer son étonnement devant le fait que la jeune femme avait invité Coplan à passer la nuit dans son rondavel. Eût-elle dormi seule, pensaient les deux hommes, elle serait encore en vie et Coplan serait mort, car le Xhosa, informé la veille par Azi de l’agression de Sun-City, savait que la cible des tueurs était Coplan et non son amie.
  
  Coplan lui avait montré ses permis de port d’arme et Qwaqwa les lui avait restitués sans faire de commentaires pendant un long moment, avant de soupirer et de laisser tomber :
  
  - Francis, vous avez de la chance d’être doté de réflexes fulgurants, ce qui vous a permis d’échapper à deux attentats.
  
  - Trois.
  
  - Trois ?
  
  - Il y en a un troisième dont je n’ai pas envie de parler. Revenons à celui de cette nuit. Quelque chose d’intéressant dans les poches de ces assassins ?
  
  - Rien. Uniquement de l’argent. Pas de papiers d’identité.
  
  La voix était embarrassée et Coplan perçut quelque gêne dans le personnage de fonctionnaire de police consciencieux et soucieux que Qwaqwa semblait vouloir maintenir. Ses gestes étaient nerveux et sa tasse de café refroidissait devant ses yeux qu’il détournait comme pour ne pas rencontrer ceux de Coplan.
  
  - Vous êtes vraiment un homme en danger de mort, déclara-t-il d’un ton un peu incertain. Quand Azi le disait hier soir J’étais sceptique. Maintenant, je le crois fermement.
  
  - Tant mieux, car c’est exact.
  
  Coplan décida de tenter sa chance, tant il était intrigué par le comportement tourmenté de son vis-à-vis.
  
  - Vous avez quelque chose à me dire à ce sujet ? pressa-t-il. Si elle était encore en vie, Azi ne serait pas contente que vous me dissimuliez quelque chose, alors que ma vie est en danger.
  
  Qwaqwa fit un effort sur lui-même.
  
  - Voilà. J’ai identifié l’un des cadavres. Un certain Sigambo.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Un sicaire, ancien militant révolutionnaire, capable des pires attentats et des assassinats les plus atroces. Entre autres choses, il a tué beaucoup de policiers. Laissez-moi vous dire que je me réjouis que vous l’ayez éliminé. Dans la nouvelle Afrique du Sud, nous n’avons pas besoin de gens comme lui. Cette racaille doit disparaître de la surface de notre terre et j’ai honte que ce soit un Xhosa comme moi.
  
  - Par sicaire, vous voulez dire un contractuel ?
  
  - Oui, un tueur au contrat.
  
  - Pour qui travaille-t-il ? Pour l’Entente ?
  
  - Jamais de la vie. Pour l’A.F.I.S.A. (Initiales d'Alliance For an Integrated South Africa : Alliance pour une Afrique du Sud intégrée). Vous en avez entendu parler ?
  
  - Effectivement.
  
  
  
  
  
  Cette organisation extrémiste noire était responsable de nombreux attentats terroristes, de destructions de centrales nucléaires, de bâtiments publics, d’arènes sportives et d’attaques meurtrières contre la police et les Blancs. Dans le mémo remis par le secrétaire général de l’O.N.U., elle figurait à une place de choix et son nom avait été souligné en rouge.
  
  - A partir de Sigambo, comment pourrais-je remonter la filière ? reprit Coplan en allumant une de ses Gitanes.
  
  - Je ne suis pas en mesure de vous aider dans ce domaine, avoua Mkari Qwaqwa. Il s’agit d’une organisation clandestine qu’abomine Mandela. Il souhaiterait qu’elle disparaisse, mais elle est très forte et jouit d’appuis influents à l’étranger. Bien sûr, je répète les on-dit, puisque je ne possède pas d’informations à ce sujet qui me soient personnelles.
  
  Coplan n’en tira rien de plus et Qwaqwa mit fin à leur entrevue.
  
  - Ne vous inquiétez pas pour ces quatre cadavres, rassura-t-il. Je rédigerai un rapport et nous les inhumerons anonymement. Après tout, ce ne sont que des assassins. Et je déplore vraiment la mort d’Azi, c’était une excellente amie.
  
  Il éprouvait beaucoup de peine, tout comme Coplan. Ce dernier regagna son hôtel pour récupérer ses bagages et reprendre la route.
  
  C’est en voyant l’inscription sur le panneau de l’établissement qu’il tressaillit. Les Douze Apôtres. A la fête de la Pentecôte, le Christ leur avait envoyé le Saint-Esprit. Douze langues de feu étaient descendues du ciel sur les disciples.
  
  « Se méfier des langues de feu », avait conseillé la diseuse de bonne aventure. Bien que symbolique, l’allusion était claire. Coplan se secoua. Est-ce qu’il délirait ? Voilà qu’il se mettait à croire les racontars d’une voyante. Langues de feu. Son imagination était trop féconde, se reprocha-t-il. Pourquoi les langues de feu seraient-elles forcément celles du Saint-Esprit descendues sur les douze apôtres ? D’ailleurs, la femme aux seins nus était-elle seulement chrétienne ? N’était-elle pas, plus vraisemblablement païenne ?
  
  Il fouilla dans sa mémoire. Près de 85 % de la population noire rassemblaient des chrétiens.
  
  Il se fustigea intérieurement. La femme avait probablement fabulé et raconté n’importe quoi. Quant à lui, sa fertile imagination lui jouait réellement des tours.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan freina brutalement à l’entrée du kraal. La femme était adossée au tronc d’un baobab. Elle n’avait plus les seins nus et ne portait plus son pagne. Vêtue d’une simple robe rouge, elle était accompagnée par une femme âgée qui lui tenait la main. Toutes deux s’avancèrent vers la Land-Rover. La femme âgée était petite et rondelette. Son front était ceint d’une couronne en peau de buffle à laquelle pendaient des perles multicolores, tandis qu’à sa ceinture était accrochée une queue de vache roussâtre qui la désignait comme une sorcière. L’accessoire était destiné à chasser les mauvais esprits qui rôdaient autour de celui ou de celle qui la consulterait. Devant le pneu droit de la Land-Rover elle jeta d’un geste énergique une poignée d’os, de cailloux et de capsules de bière prélevés dans un sac, également en peau de buffle, qu’elle avait délogé de son épaule.
  
  La diseuse de bonne aventure parla et sa compagne traduisit en mauvais anglais :
  
  - La nuit dernière, tu as failli mourir dans les langues de feu.
  
  Coplan sursauta. Voilà que se vérifiait la théorie abracadabrante que son imagination débridée avait élaborée.
  
  - C’est vrai, admit-il pour en savoir plus.
  
  - Pourtant, tu étais prévenu.
  
  - Vous êtes chrétiennes, toutes les deux ?
  
  - Chrétiennes ? Tu es fou ! Nous adorons le ciel et la terre, l’eau et le feu, le bois et la pierre, ainsi que les esprits. Les bons esprits, pas les mauvais. Toi tu es entouré par les mauvais esprits.
  
  Elle retourna sur ses pas et, sur le bord de la route, cueillit un ophrys, qu’elle mâcha tout en revenant vers le véhicule (Ophrys: sorte d’orchidée sauvage). Elle cracha la fleur sur le tas d’os, de cailloux et de capsules de bière, et urina dessus.
  
  Coplan grimaça. L’épisode tournait au grotesque.
  
  - Je t’ai donné un talisman, mais je ne suis pas sûre qu’il agira, tant sont mauvais les esprits autour de toi.
  
  La diseuse de bonne aventure parla de nouveau :
  
  - Méfie-toi du léopard, tu ne l’as pas encore rencontré, traduisit la sorcière. C’est l’animal le plus rapide du monde après le guépard. Tu regardes tes pieds et il te tue.
  
  Pour leur peine, Coplan leur donna à chacune une coupure de cinquante rands et, troublé, repartit.
  
  A Phalaborwa, il remit la Land-Rover au Ranger qui l’avait amenée et grimpa à bord du Trislander. Le pilote parut soulagé.
  
  - On retourne au Cap ?
  
  - Oui.
  
  - Vous avez abandonné la superbe créature qui vous accompagnait ?
  
  - C’est elle qui m’a abandonné.
  
  - Ces Noires, faut s’en méfier, mon vieux.
  
  Coplan ne chercha pas à dissiper le quiproquo.
  
  De retour au Cap Sun, il eut la surprise de voir débarquer Annabelle Izgrow dans les minutes qui suivirent son arrivée. Elle portait un élégant tailleur en crêpe céladon, des bas fumés particulièrement suggestifs et tenait à la main une lourde serviette en cuir qu’elle posa sur la moquette.
  
  - Des secrets ? questionna Coplan en la désignant.
  
  - Des comptes rendus de sessions parlementaires, répondit-elle en haussant les épaules. Rien d’intéressant. Où étais-tu passé ?
  
  - J’enquêtais.
  
  - Des résultats ?
  
  Il mêla le vrai et le faux :
  
  - Les opinions divergent. Certains jurent que Thierry Vauquelin a été assassiné par l’Entente, d’autres, par l’A.F.I.S.A. Enfin, une minorité affirme que ce sont les sorcières du Parc Kruger qui ont eu sa peau. Difficile de démêler la part de l’ombre de celle du feu. L’humanité est binaire. D’ailleurs, les Esquimaux ne disent-ils pas « Il y a ceux qui en tiennent pour le pôle Nord et les partisans du pôle Sud »?
  
  Elle avait le visage grave.
  
  - Et toi, de quel côté penches-tu ?
  
  - Du côté des sorcières, de celles qui croient aux langues de feu.
  
  Elle croisa ses jambes gainées de soie.
  
  - Tout cela ne me paraît pas très sérieux. Pourquoi l’Entente aurait-elle éliminé Thierry ?
  
  - Parce qu’il intriguait pour que sa famille et sa belle-famille puissent racheter les mines de diamants qu’elle convoite et qui sont cédées par les petits propriétaires paniqués devant le Pouvoir Noir installé en Afrique du Sud. Ils prennent les devants et, avec leurs biens ainsi réalisés, comptent émigrer en Australie, pays accueillant s’il en est.
  
  - Plausible, concéda-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil. Pourquoi l’A.F.I.S.A. ?
  
  - Pas de raisons valables, répondit-il en se refusant à évoquer les tentatives d’assassinat perpétrées sur sa personne, pas plus que la piste Sigambo mise à jour par Mkari Qwaqwa. Au fait, que sais-tu de l’A.F.I.S.A. ?
  
  - Un mouvement extrémiste qui cherche à écarter Mandela. Plutôt minoritaire dans la population xhosa. Je ne pense pas que Thierry gênait cette organisation.
  
  Il l’invita à dîner et elle passa la nuit avec lui. Le lendemain, très tôt, elle le quitta. En séance extraordinaire, le Parlement recevait ce jour-là un membre de la famille royale britannique de passage au Cap.
  
  « - Nous sommes obligés de nous mettre en frais pour l’héritier du trône », avait expliqué Annabelle.
  
  « - J’espère qu’il ne lui prendra pas envie d’aller téléphoner à minuit sur Western Boulevard », avait lancé Coplan, un brin acide.
  
  Sans crier gare, à 13 heures tapantes, Coplan entra Chez l’Auvergnat dans New Church Street et s’assit à la table 14 devant Harold Nieredzik qui eut un haut-le-corps et verdit.
  
  - Dites donc, protesta-t-il, ivre de colère, vous en avez du culot. Votre appartenance à l’O.N.U. ne vous confère pas tous les droits, et si vous croyez que...
  
  - Vauquelin voulait en savoir plus sur une organisation et c’est pour cette raison qu’il vous a contacté, n’est-ce pas ? coupa Coplan avec impatience.
  
  L’Américain se calma instantanément et son regard se vida de toute expression.
  
  - Quelle organisation ?
  
  - L’A.F.I.S.A., bluffla Coplan.
  
  Le représentant de la C.I.A. au Cap héla le serveur.
  
  - Tout bien réfléchi, je prendrai un boudin blanc avant l’os à moelle.
  
  A nouveau il fit face à Coplan :
  
  - Pourquoi un haut fonctionnaire comme lui se serait-il préoccupé d’une bande d’assassins et de mercenaires ?
  
  - Je suis venu vous le demander.
  
  - Vous faites fausse route.
  
  Coplan rappela le serveur :
  
  - Je déjeune moi aussi. Apportez-moi la carte.
  
  Le garçon s’exécuta et Coplan choisit une potée aux choux et un vin blanc sud-africain.
  
  - Si ce n’est l’A.F.I.S.A., alors c’est l’Entente.
  
  Cette fois, il vit une lueur suspecte scintiller dans le regard de Nieredzik
  
  - Quelle idée ! fit ce dernier. Où allez-vous pêcher tout ça ? C’est Siaska qui vous a orienté dans cette direction ?
  
  - C’est vous qui m’avez recommandé Siaska, rappela Coplan.
  
  Pas né de la dernière pluie ; l’espion chevronné, rusé et roublard qu’était l’Américain était bien décidé à ne pas s’en laisser conter et à ne pas divulguer un seul des renseignements qu’il possédait. Coplan subodorait qu’il en savait plus qu’il ne voulait l’avouer. Néanmoins, face à ce mur de roueries et de faux-semblants, sa tâche était ardue. Pour la pratiquer lui-même, il connaissait cette tactique faite de dérobades, de camouflages, de rideaux de fumée et de tartuferies.
  
  Il le voyait bien. Tapi dans ses secrets, Nieredzik fardait la vérité, masquait ses pions et chuchotait ses simili-confidences en riant probablement dans sa barbe. Ou sous cape, ce qui revenait au même. Coplan aurait aimé être en mesure de contre-attaquer et de transformer ce rire en grimace.
  
  Malheureusement, dans cet affrontement, il était dépourvu d’atouts.
  
  Au dessert, il en était au même point. Magnanime, Nieredzik lui offrit un calvados après le café.
  
  - Vous êtes tenace, j’aime cela, déclara-t-il, l’œil brillant. Conservez le moral, les choses se décanteront. Au fait, regrettez-vous d’avoir rencontré Siaska ? Quand on lit les deux ouvrages qu’elle a écrits, on est rebuté par le style froid. Ensuite, lorsque l’on connaît l’auteur, on se demande comment une personne aussi... euh... chaleureuse... a pu adopter un style aussi glacé.
  
  Coplan se garda bien d’épiloguer. Il régla sa propre addition et abandonna l’Américain. Au volant de la Pontiac, il arrivait aux abords de son hôtel lorsqu’il fut dépassé par un motard de la police qui lui fit signe de stopper. Il obtempéra et quand le policier, après avoir calé son engin, revint à sa hauteur, il baissa sa vitre et protesta :
  
  - Vous vous trompez, je ne suis coupable d’aucun excès de vitesse. J’ai respecté la limitation.
  
  - Vos clés, s’il vous plaît.
  
  Il les lui tendit. L’homme s’en saisit et, en échange, lui tendit un rectangle de carton que Coplan prit pour une contravention. D’un saut en arrière, le motard s’éloigna, réenfourcha son engin et démarra en trombe après avoir jeté les clés sur le gazon du terre-plein central. Interloqué, Coplan essaya de noter le numéro de la plaque d’immatriculation. Tentative vouée à l’insuccès car celle-ci était recouverte de boue. Il jeta un coup d’œil au rectangle cartonné. Le recto était vierge de toute inscription. Au verso, quelques lignes en français, dactylographiées :
  
  Je sais qui a tué Thierry Vauquelin. Si vous êtes intéressé par le sujet, rendez-vous demain à Outshoorn, à la huitième course d’autruches de Highgate qui commencera vers quinze heures. Mot de passe du contact : TRANSVAAL. Vous répondrez : NATAL.
  
  Il enfouit le message dans sa poche et partit à la recherche de ses clés. La manœuvre était uniquement destinée à interdire toute poursuite du motard. Il éprouva quelques difficultés à les retrouver. Agenouillé sur le gazon, il entendait dans son dos un concert de klaxons car la Pontiac gênait la circulation.
  
  De retour dans sa chambre, il réfléchit tout en vérifiant et en nettoyant ses armes. Cette fois, le camp adverse lâchait du lest. Il admettait que la version officielle de la mort de Thierry Vauquelin était étrangère à la vérité. Une bonne étape de franchie. Restait à voir ce qu’il en était et, surtout, à contrecarrer une autre tentative d’assassinat si un guet-apens lui était tendu.
  
  Ce soir-là, comme la veille, Annabelle Izgrow vint le rejoindre.
  
  - Comment s’est montré l’héritier du trône ?
  
  - Il était très élégant. Le chic anglais. Son discours a été très applaudi. Chez les spectateurs qui étaient venus en foule dans les galeries du haut, les femmes se pâmaient.
  
  - Toi aussi ?
  
  - Ce n’est pas mon genre.
  
  - Quel est ton genre ?
  
  - Toi.
  
  Ils dînèrent et passèrent la nuit ensemble.
  
  
  
  Le lendemain, Coplan emprunta la Route WR 62 et, parvenu à la hauteur de l’aéroport de Lughawe, tourna dans la R 328 pour gagner High-gate.
  
  La foule était dense. Beaucoup de touristes qui photographiaient ou filmaient avec frénésie. Les autres étaient des parieurs invétérés qui, malheureux à l’hippodrome ou au cynodrome, tentaient de se recaver en pariant sur les autruches. Au départ, celles-ci n’étaient que neuf et seule celle qui arrivait en tête était gagnante et entraînait le paiement des gains. Les paris s’effectuaient sur la couleur de la casaque des jockeys : violette, bleue, rouge, verte, jaune, blanche, noire, orange et à damier. Ces jockeys étaient surtout des Indiens ou des Malais, aussi frêles que des fétus de paille.
  
  Ses automatiques à portée de main, Coplan partit en exploration, cherchant à déceler les points propices à une embuscade et les silhouettes suspectes. Il était fort en avance sur l’heure du rendez-vous. Aussi s’accouda-t-il au comptoir du bar en commandant un jus de pamplemousse, fort ennuyé que l’autre camp connaisse ses traits et que lui ignore ceux du contact.
  
  Avant la sixième course, il paria sur la casaque bleue et perdit. Il récidiva à la septième en insistant sur la même casaque. Le résultat fut identique. Au départ de la huitième course, il joua à nouveau cent rands sur l’autruche récalcitrante à arriver en tête.
  
  Alors qu’il retournait vers les barrières, une bande de bambins blonds buta dans ses jambes avant de s’égailler parmi la foule des spectateurs et il se retrouva avec une enveloppe entre les mains.
  
  Cette fois, la casaque bleue gagna et il alla toucher ses gains avant de retourner au bar où il commanda un second jus de pamplemousse.
  
  Le message était bref :
  
  Je vois que vous êtes intéressé. Rendez-vous demain à 19 heures à la Williamson House sur le plan joint.
  
  Il consulta le plan. La distance à parcourir était de 700 kilomètres. Il hésita. Utiliserait-il le Trislander ? En fait, il était un peu plus de 15 heures et il n’avait rien d’autre à faire avant le lendemain 19 heures. Il décida de prendre la route. Il retourna au Cap Sun, emballa quelques affaires dans une valise, laissa un message pour Annabelle et repartit au volant de la Pontiac. Il passa la nuit à Knsyna et, le lendemain, fut tôt levé afin d’arriver bien avant l’heure du rendez-vous, ce que commandait la prudence.
  
  Il suivit la route bordant l’océan Indien. A 11 heures du matin, les amateurs de ski, de surf et de régates étaient légion sur l’eau bleu turquoise.
  
  Coplan roulait paisiblement lorsque, à plusieurs kilomètres devant lui, le camion-citerne explosa. Personne ne le savait, sauf les terroristes, une bombe, équipée d’un minuteur, avait été placée sous le train arrière. Transportant quarante mètres cubes de propylène, du gaz liquéfié, le véhicule dégagea immédiatement une onde de feu d’une température avoisinant les deux mille degrés Celsius. Cette tornade balaya ce qu’elle rencontra sur son passage, comme si on avait lâché une pluie serrée de bombes au napalm sur ces banlieues riantes, sur ces plages ensoleillées et sur les files de voitures qui fonçaient vers Port Elizabeth.
  
  Coplan crut bouillir dans la Pontiac. De toutes ses forces il freina mais ne put empêcher la voiture de percuter l’arrière d’une camionnette Ford. La chaleur était si intense que la sueur ruissela immédiatement sur son visage et que la climatisation mourut après une succession de hoquets plaintifs.
  
  Le glas avait sonné pour trois catégories de victimes. La première comprenait les êtres qui s’étaient trouvés à proximité du lieu de l’explosion. Ceux-là avaient été liquéfiés ou réduits en poussière comme dans un crématorium. Plus éloignés du centre mortel, d’autres avaient été carbonisés. La troisième catégorie englobait ceux situés à la périphérie et qui avaient été grièvement brûlés, mais aussi ceux, innombrables, qui avaient succombé à leurs graves brûlures, et les victimes conséquentielles, c’est-à-dire tuées par des éclats de métal ou par l’effondrement des bâtiments dans lesquels elles étaient abritées. Le souffle de l’ouragan de feu avait également emporté des gens jusque dans l’océan où ils s’étaient noyés tandis que des éclairs enflammés embrasaient les voiles et les mâts des voiliers ou emprisonnaient dans un carcan de feu les skieurs et les surfeurs.
  
  Coplan sauta sur l’asphalte. Un assourdissant concert de klaxons lui meurtrissait les tympans. Dans le ciel tourbillonnaient des volutes de fumée noire, chassées par le vent d’est. Autour de lui, grandissait le tumulte des automobilistes échappés de leur habitacle et qui s’interrogeaient sur les causes de ces nuages opaques.
  
  Sur les lieux de l’attentat, régnaient des visions d’Apocalypse. Un paysage lunaire entourait le camion disloqué et les carcasses calcinées des voitures détruites. Un spectacle de mort et de désolation. Au loin, ululaient les sirènes des pompiers et de la police.
  
  Bientôt, Coplan comprit. La nouvelle, entendue à la radio de bord, se répercutait entre les automobilistes. Il secoua la tête en se remémorant une autre catastrophe (Voir Bang au Liban pour Coplan). Très vite, il jaugea la situation. La route était bloquée pour un laps de temps indéterminé. Sans doute des heures et des heures. Il se pencha à l’intérieur de la Pontiac, empoigna sa valise, vida le compartiment à gants, rafla les clés et verrouilla les portières avant de s’éloigner. Il traversa le terre-plein central, slaloma entre les véhicules immobilisés sur la voie en direction du Cap et marcha jusqu’à la bretelle de sortie.
  
  Un panneau routier identifiait la localité : Witjeklip.
  
  La nouvelle avait horrifié les foyers et les bureaux, si bien que chacun s’était précipité au-dehors pour gagner les lieux de la catastrophe et, si possible, porter secours aux victimes.
  
  Un agent de surveillance indiqua à Coplan l’adresse d’une agence de location de voitures et Coplan poursuivit sa marche. L’agence était fermée. Une femme enceinte, rencontrée aux alentours, lui fournit une deuxième adresse en lui détaillant le chemin à suivre. Comme la première, elle était fermée. Dépité, il chercha ailleurs, mais il semblait que la quasi-totalité des habitants de Witjeklip jouaient aux bons Samaritains.
  
  Finalement, ce ne fut qu’en fin d’après-midi qu’un camionneur, après maintes palabres, accepta de le conduire à Vitenhage au nord de Port Elizabeth, où, lui assura-t-il, il trouverait une voiture à louer.
  
  Durant le voyage, la radio donna des nouvelles complémentaires de la catastrophe. On estimait le nombre des victimes à plusieurs centaines. Et la circulation restait bloquée sur la route dans la direction de Port Elizabeth. Aussi Coplan se félicita-t-il de son initiative.
  
  - Ce pays finira par péter pour de bon un jour, déclara le camionneur qui versait dans un pessimisme noir. Chaque semaine apporte son lot de morts violentes. Ma femme me tanne le cuir pour qu’on émigre en Australie. Je crois bien que je vais me ranger à son avis.
  
  - Vous aussi ?
  
  - Vous en connaissez d’autres ?
  
  - Les petits propriétaires de mines de diamants.
  
  L’homme rigola.
  
  - La différence, c’est qu’eux ont le fric. Moi je n’ai que ce putain de camion qui ne vaut presque plus rien. Même un Xhosa n’en voudrait pas.
  
  A Uitenhage, Coplan ne put dénicher qu’une Land-Rover brinquebalante qui provenait des surplus de l’armée et dont la carte de visite s’enrichissait de glorieuses épopées en Angola et au Mozambique, missions qui l’avaient laissée pantelante et poussive. Là où les balles des rebelles avaient troué sa carrosserie, les auréoles des bouchons de soudure dessinaient des taches blanches sur la peinture vert olive.
  
  - Le moteur n’est pas loin d’être neuf, comme les pneus, argumenta le vieux Boer aux cheveux argentés. Et la location n’est pas chère.
  
  Coplan paya sans sourciller. Il était terriblement en retard sur son horaire. Il démarra et, au bout d’un kilomètre, dut s’avouer qu’il avait eu raison de se montrer pessimiste. La Land-Rover se traînait, bien qu’il écrasât l’accélérateur.
  
  Scrupuleusement, il suivait l’itinéraire tracé sur le plan. Enfin, il atteignit Glenconnor et obliqua sur sa droite dans Collins Road. A l’extrémité, une pancarte signalait : Williamson House. Il s’engagea dans le chemin étroit et bitumé qui serpentait entre les arbres. Il déboucha sur une esplanade brillamment illuminée par de faux réverbères à gaz, très Belle Époque, qui dispensaient une lumière crue sur les parterres de protées à barbe noire et de chincherinchées orangées que protégeaient les rideaux de jacarandas.
  
  Bâtie dans le style néerlandais qui prévalait largement dans le pays, la demeure se dressait orgueilleusement, adossée au flanc d’une colline. Des lanternes vénitiennes étaient accrochées à son fronton et lui conféraient une touche romantique. Les fenêtres étaient éclairées et, à travers les vitres, s’infiltraient au-dehors les accents syncopés d’une musique de jazz. Expert en la matière, Coplan reconnut The Days of Wine and Roses et le saxo-ténor de Ben Webster.
  
  Une dernière fois, il vérifia ses automatiques et engagea une cartouche dans la chambre. La culasse claqua sèchement. Il ouvrit la portière après avoir éteint ses phares et sauta sur le gravier de l’allée qui contournait les parterres de fleurs. Dans le garage aux vantaux ouverts, se profilait l’arrière d’une Honda rouge.
  
  Dans un premier temps, Coplan alla inspecter ce garage, ses armes prêtes car l’endroit était idéal pour monter un guet-apens. Il évita la flaque d’huile et, courbé en deux, fit le tour du véhicule.
  
  Nul tireur n’était embusqué devant la Honda.
  
  A l’intérieur de la maison, quelqu’un changea d’interprète, et Ben Webster fut remplacé par Gerry Mulligan et son saxo-baryton dans Song for Johnny Hodges.
  
  Un escalier à trois marches en bois montait vers une porte. Coplan les escalada et tourna le bouton. Le panneau s’écarta. Du pied, Coplan le repoussa légèrement jusqu’à ne laisser qu’un interstice de quelques centimètres qui lui permit de contempler le plan arrière d’un hall le long duquel s’alignaient des trophées de chasse sur les murs.
  
  Quelque part, résonna un rire de femme, un rire de gorge, clair et cristallin, qui semblait cascader sur les notes que pleurait le saxo-baryton.
  
  On ne devait plus l’attendre, diagnostiqua Coplan, puisqu’il avait maintenant plus d’une heure de retard. Avait-on seulement repéré la lueur des phares et entendu le bruit du moteur ? Probablement pas car, plus que certainement, serait venu à sa rencontre celui ou celle qui avait expédié le message pendant la course d’autruches.
  
  Il écarta un peu plus le panneau de la porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  La voix, celle d’un homme d’âge mûr, semblait provenir du premier étage, comme s’il s’était penché par-dessus la rampe de l’escalier qui débouchait sur la gauche entre les défenses d’éléphant à l’ivoire poli.
  
  - Cynthia, je ne retrouve plus ma robe de chambre grenat, celle que j’ai achetée à Durban... Attends, attends, si, je l’ai, ne te dérange pas !
  
  Coplan entra, avança et, du talon, très doucement, referma la porte. Ses automatiques, bien en main, il progressa sur le parquet ciré. Si celui-ci grinçait ou craquait, conjectura-t-il, le bruit serait couvert par les notes qu’égrenait Gerry Mulligan sur son instrument.
  
  La musique provenait d’une pièce située à gauche. Il s’en approcha en tendant l’oreille. Aucun bruit, si ce n’étaient les lamentations que tirait l’interprète de son saxo-baryton.
  
  Ce fut au moment où il se présenta devant la double porte ouverte qu’il vit le léopard perché sur le dessus d’un large bahut de style néerlandais et que les odeurs de fauve lui assaillirent les narines.
  
  Le félin bondit et traversa la pièce comme un bolide. Mû par ses réflexes fulgurants, Coplan eut tout juste le temps de se jeter de côté et l’animal atterrit dans le hall où il fit promptement demi-tour. Coplan se vit pris au piège. Certes, il avait à sa disposition ses automatiques. Néanmoins, il convenait de viser juste et vite. Soit au défaut de l’épaule gauche, afin de toucher le cœur, soit dans la gueule ouverte, soit dans les yeux. Cette troisième solution était à exclure. Beaucoup trop aléatoire. Éviter de blesser l’adversaire, ce qui se produisait fréquemment car une balle de pistolet automatique risquait de riper sur la peau du fauve tant celle-ci était épaisse et élastique. Et une blessure le rendait fou furieux et accroissait le danger.
  
  Le fauve poussa un grognement rageur qui se termina par un feulement, comme celui d’un tigre. A nouveau, il bondit, mais Coplan coupa net cet élan en faisant basculer dans ses pattes la table derrière laquelle il s’était réfugié. Enragé par le double échec, le léopard sauta par-dessus la table. Coincé, Coplan dut faire usage de ses armes tout en se dérobant, pas assez rapidement, cependant, pour empêcher que les griffes ne lui arrachent un morceau de sa veste. Dans les deux chargeurs, il disposait de vingt-sept balles. En succession rapide, sans avoir le temps de viser, il en lâcha une demi-douzaine qui touchèrent le fauve dans le bas-ventre.
  
  Cette fois, le hurlement que rugit le léopard fut terrifiant et, tout aguerri qu’il fût, Coplan sentit un frisson glacial lui zigzaguer le long de l’échine.
  
  Secoué par la force colossale des impacts, le félin souffrait sans, pourtant, qu’il y eût effusion de sang. Aveuglé par la rage, sa queue flagellant ses flancs énormes, il fit le tour de la seconde table, une lourde pièce en bois qui occupait le centre de la pièce.
  
  Coplan jeta un coup d’œil à la fenêtre et vit que l’espagnolette avait été ôtée et qu’un cadre en bois avait été cloué pour interdire l’ouverture des panneaux.
  
  Il chercha le regard du léopard. A Sumatra, dans la province de Palembang, haut lieu de chasses aux fauves, les autochtones recommandaient de fixer dans les yeux le tigre ou la panthère quand on se trouvait confronté, seul et sans défense, à l’un ou à l’autre. L’affrontement oculaire pouvait durer des heures mais, en définitive, assuraient-ils, le fauve se lassait et s’en allait, la queue basse. En revanche, ne jamais tourner le dos ou le flanc.
  
  Coplan avait dans le passé vérifié la justesse de cette thèse et était décidé à l’employer. Après tout, le léopard n’était rien d’autre que la panthère d’Afrique. Au lieu d’être noire, sa robe était tachetée. Sinon, aucune différence de comportement.
  
  Il accrocha le regard du félin et garda les yeux fixes comme l’hypnotiseur désireux d’endormir son client. Le fauve détourna la tête et son gosier émit un grognement irrité en même temps que la queue décélérait son mouvement. L’espoir naquit chez Coplan. Peut-être allait-il s’en sortir sans trop de dommages, après tout. Il tenta de planifier ses prochains mouvements. Reculer dans le hall. C’était certain, le fauve le suivrait. Pas important. L’essentiel était de braquer sans ciller son regard dans les yeux dorés du léopard en essayant d’introduire la quintessence de sa volonté, de son énergie et de son intelligence supérieure. Les Sumatranais juraient que les fauves subissaient la domination de l’homme à travers les ondes qu’il transmettait.
  
  Oui, c’était ça, reculer dans le hall à pas lents et prudents. Refluer vers la porte par laquelle il était entré, l’ouvrir, sauter sur les marches, la refermer et le tour était joué. Quinze mètres à parcourir à reculons, pas plus.
  
  Il avait la gorge toute sèche et aurait aimé avaler une bière. Et même plusieurs.
  
  Dans une autre pièce de la maison, John Pizzarelli avait succédé à Gerry Mulligan et chantait It’s Wonderful de Gershwin, accompagné par son père, le guitariste.
  
  Les yeux dorés du léopard étaient impénétrables. Ni rage, ni colère, ni aménité, ni haine. Derrière l’éclat glacé du regard, le cerveau jaugeait-il la proie qui lui était offerte et qui se dérobait ? Sans doute était-il enfermé ici, sans nourriture depuis une période suffisamment longue pour qu’il attaque l’intrus illico, sans états d’âme, afin de se remplir l’estomac.
  
  Coplan recula. Encore vingt et une cartouches dans ses automatiques. Le léopard le suivit pas à pas, sa queue reprenant son mouvement colérique. Coplan ressortit dans le hall, et retrouva le parquet ciré. Les nerfs à vif mais l’apparence flegmatique, il se rabattit vers la porte.
  
  La sueur filtrait dans son dos et sa chemise se transformait en serpillière. Cependant, peu à peu, il se rapprochait de la sortie et les défenses d’éléphant s’éloignaient. C’est à leur position qu’il mesurait la distance qui le séparait du salut. Sa tension était si grande que sa nuque en devenait toute raide.
  
  Le léopard ne perdait pas un pouce de terrain, sa queue fouettant ses flancs et l’arrière de ses pattes musclées. Le talon gauche toucha enfin le bois. Coplan réfléchit. Il lui fallait se déplacer légèrement sur sa droite, glisser dans sa ceinture le Glock 19 tenu dans la main gauche et, celle-ci devenue libre, tourner le bouton, s’engouffrer dans l’ouverture et refermer précipitamment. Ceci dans un minimum de temps. Encore heureux que la porte s’ouvrît vers l’intérieur et non vers l’extérieur, sinon la masse furieuse du léopard aurait risqué de l’enfoncer.
  
  Il s’apprêtait à ranger l’automatique quand la voix de la femme éclata, forte et puissante :
  
  - « Billy, viens donc voir, on parle de Thierry Vauquelin à la télé ! »
  
  Le fauve était-il sensible et perméable au saxo-ténor de Ben Webster, au saxo-baryton de Gerry Mulligan, à la musique de George Gershwin et réfractaire à la voix de la femme ? En tout cas, le charme fut rompu. Le félin se secoua comme pour se débarrasser de l’emprise oculaire que Coplan exerçait sur lui, et se ramassa sur lui-même. Coplan stoppa net son mouvement, devinant qu’il allait subir un troisième assaut. Il se cala sur ses jambes, ses jarrets bandés.
  
  La gueule ouverte sur des crocs terrifiants, le fauve s’élança. Coplan avait anticipé la manœuvre et il se catapulta sur sa droite, les deux mains jointes afin de mieux centrer son tir. Les projectiles de 9 mm giclèrent entre les crocs imprégnés d’une bave ulcérée pour aller défoncer la boîte crânienne. Coplan avait tiré à la cadence d’une mitrailleuse en brûlant encore une demi-douzaine de cartouches.
  
  Le léopard rebondit contre la porte à laquelle ses griffes monstrueuses arrachèrent des copeaux de bois. Foudroyé, il retomba sur le parquet ciré.
  
  Coplan déglutit bruyamment. Il l’avait échappé belle. Sa bouche était sèche comme de l’étoupe et sa gorge était douloureuse.
  
  Imperturbable, John Pizzarelli poursuivait son tour de chant.
  
  Coplan contourna le cadavre du félin et la mare de sang constellée de fragments de cervelle rosâtre. Il lui restait quinze cartouches dans ses armes. Il entra dans la pièce de droite et ses yeux localisèrent les deux lecteurs de cassettes. Du haut-parleur sortait la voix de John Pizzarelli. Il réembobina la bande du deuxième, localisa la voix de la femme et la phrase se répéta :
  
  - « Billy, viens donc voir, on parle de Thierry Vauquelin à la télé ! »
  
  Il ressortit, escalada les marches de l’escalier qui démarrait entre les défenses d’éléphant et, sur le palier du premier étage, repéra le troisième lecteur de cassette. Il réembobina la bande qu’il joua. Toutes les sept minutes, on entendait la même phrase prononcée par la voix d’homme au fort accent britannique :
  
  - « Cynthia, je ne retrouve plus ma robe de chambre grenat, celle que j’ai achetée à Durban... Attends, attends, si, je l’ai, ne te dérange pas ! »
  
  La phrase était ainsi construite qu’elle ne nécessitait pas de réponse.
  
  Un traquenard plus que sophistiqué, apprécia-t-il en connaisseur. Ceux qui voulaient le tuer amélioraient leur technique. Pas de tueurs à gages, mais un léopard affamé.
  
  C’est alors qu’il pensa à la diseuse de bonne aventure et frissonna. Quelle fantastique prescience et quelle vision de l’avenir rapproché ! A présent, sa théorie sur les langues de feu n’était plus invraisemblable puisqu’elle était confirmée par le léopard. Cette femme possédait un don incroyable ! La sorcière avait-elle raison quand elle évoquait les mystères de l’Afrique ?
  
  Coplan était tout prêt à le penser.
  
  Il explora le premier étage. Des chambres vides de tout ameublement. Il redescendit au rez-de-chaussée. Ici, les pièces étaient meublées mais sommairement. Rien dans les placards de la cuisine. Le réfrigérateur n’était pas branché et, de toute façon, était vide. Pas une bière dans les alentours. Il étancha sa soif au robinet d’eau froide au-dessus de l’évier.
  
  Il entreprit de fouiller les meubles du rez-de-chaussée. Par acquit de conscience. Bien entendu, et fort logiquement, il ne découvrit rien.
  
  Peut-être viendrait-on voir le résultat du piège ? se convainquit-il. Dans cette hypothèse, ne serait-ce pas une bonne idée de rester quelque temps dans les lieux ?
  
  Il laissa les choses en l’état et s’allongea sur le divan dans la pièce à l’opposé de celle d’où s’était embusqué le léopard.
  
  John Pizzarelli chantait maintenant Blue River, une œuvre de sa composition, et les odeurs de fauve se faisaient plus puissantes.
  
  Il commençait à avoir faim. Depuis son breakfast il n’avait rien avalé. Et sa soif était toujours aussi intense. Au bout d’une heure, il se releva et alla se désaltérer au robinet au-dessus de l’évier.
  
  Après minuit, les lecteurs de cassettes s’arrêtèrent. Ils avaient rempli leur office au-delà de toute espérance.
  
  Coplan resta toute la nuit en fumant Gitane sur Gitane. De même durant la matinée. Rien ne se produisit. Personne ne vint. A 15 heures, il sortit en supputant que, le jour précédent, un guetteur avait dû entendre les détonations et en déduire que la cible s’était dépêtrée de l’impasse dans laquelle elle avait été entraînée et n’avait pas abandonné les lieux afin de tendre un contre-piège.
  
  Prudemment, il avança dans le soleil, entre les parterres de protées à barbe noire et les chincherincées orangées, en inspectant les alentours. Auparavant, il s’était assuré que nul tireur, armé d’un fusil à lunette, n’était embusqué derrière les jaracandas.
  
  Il prit sa valise et retourna à la maison pour se changer. La veste qu’il portait était fichue. Le léopard s’était arrangé pour qu’elle ne soit plus utilisable. Il but encore, tant il semblait que sa soif fût inextinguible. Quant aux relents qu’exhalait le cadavre, ils étaient franchement insupportables.
  
  Il réapprovisionna ses chargeurs, emporta la valise et démarra.
  
  La journée était belle mais il s’en souciait peu. A Uitenhage, il s’engouffra dans le premier restaurant qu’il découvrit et se fit servir une omelette à l’œuf d’autruche qu’il accompagna d’une chope de bière de deux litres. Pour terminer, il commanda un cheese-cake. Enfin rassasié, il demanda qu’on lui confectionne un café à l’italienne dont la force chassa les lambeaux de sommeil qui s’accrochaient à sa tête.
  
  Il restitua la Land-Rover et monta dans le car à destination du Cap.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Il semblait qu’Annabelle disposât d’une garde-robe inépuisable. Coplan ne l’avait jamais vu vêtue de la même façon. Cependant, cette fois, elle portait une tenue plus coquine que ne l’autorisaient ses fonctions au Parlement. Tailleur en cachemire pervenche, veste justaucorps, et minijupe trapèze suggestivement fendue sur les côtés. La veste était immodestement échancrée sur le haut, si bien que la naissance des seins accrochait le regard et activait l’envie de déboutonner le vêtement.
  
  - Tu étais encore disparu, reprocha-t-elle.
  
  - Toujours ma contre-enquête, éluda-t-il.
  
  - Sur l’Entente ?
  
  - Non.
  
  - Alors, l’A.F.I.S.A. ?
  
  - Ni l’une ni l’autre. J’étudiais seulement le comportement des léopards.
  
  Elle écarquilla les yeux.
  
  - Tu te fiches de moi ?
  
  - Absolument pas. Je me suis intéressé aux léopards que l’on transforme en tueurs sans gages.
  
  - Raconte.
  
  Jusque-là il s’était refusé à lui faire part de ses mésaventures. Il dérogea à cette règle et lui conta l’épisode. Elle frissonna.
  
  - Tu l’as échappé belle. A qui appartient cette maison ?
  
  - Dès mon retour ici, j’ai posé la question au colonel Abascall. Il enquête et pense obtenir la réponse demain. En réalité, je suis plutôt pessimiste. Compte tenu de l’absence partielle d’ameublement, cette maison a été louée.
  
  - Comment se sont-ils procuré le léopard ?
  
  - Tu devrais savoir qu’en Afrique du Sud, qui dispose d’une faune abondante, c’est une chose relativement facile.
  
  - Qui sont-ils s’ils n’appartiennent pas à l’Entente ou à l’A.F.I.S.A. ?
  
  - Je n’ai jamais dit qu’ils n’appartenaient ni à l’une ni à l’autre.
  
  Elle secoua la tête comme si elle était découragée.
  
  - Ton langage est par trop elliptique. Laisse-moi te dire une chose, pourtant, au sujet de l’A.F.I.S.A. Ces gens-là sont occupés à préparer la prépondérance politique des Noirs, d’où une activité intense de leur part. En quoi Thierry Vauquelin les aurait-il gênés puisqu’il officiait pour le compte de l’O.N.U. et que celle-ci a toujours été hostile aux Blancs. Tu devrais voir du côté des extrémistes blancs de l’A.V.F. (Front du Peuple afrikaner) et de l’A.W.B. (Mouvement de Résistance afrikaner). Si Thierry n’a pas été tué par des loubards, alors eux avaient intérêt à l’éliminer. Tu comprends, à l’heure actuelle, ce qu’il faut considérer, c’est le rapport de forces et une lutte sans merci se déroule pour prendre la direction de l’Afrique du Sud dans les décennies qui viendront. Trois grandes forces, les 8 millions de Xhosas de l’A.N.C. de Mandela, les 8 millions de Zoulous de l'lnkhata et les 6 millions de Blancs. Donc, le pays sera forcément gouverné par les Noirs. Seulement, les Xhosas sont isolés et minoritaires face aux Zoulous alliés aux Blancs, aux Métis, aux Asiatiques et aux Noirs des États indépendants comme le Bophuthatswana où tu es allé jouer dans les casinos. Alors, les Xhosas œuvrent pour détacher des Blancs les ethnies que je viens de citer. Sinon, l’Afrique du Sud n’existera plus. Elle éclatera et sera divisée en territoires occupés par un peuple en particulier.
  
  - N’est-ce pas plus équitable ? contra Coplan. A chaque peuple son territoire, qu’il soit blanc ou noir, xhosa ou zoulou ? Et puisqu’elle est minoritaire, pourquoi l’A.N.C. prétendrait-elle au pouvoir unitaire ?
  
  Annabelle haussa les épaules.
  
  - Je t’en prie, ne parlons plus politique, j’entends débattre de ce sujet toute la journée. Parlons de toi. Ainsi, tu n’as pas dormi la nuit dernière ? J’espère que tu ne vas pas me faire faux bond ! Moi, j’ai envie de toi !
  
  Coplan respira en elle des effluves de sensualité animale qui ne lui déplurent pas et réveillèrent en lui des forces qu’il avait cru anesthésiées par le manque de sommeil.
  
  Elle déboutonna la veste de son tailleur avec une lenteur calculée et les seins espiègles se redressèrent sous la fine dentelle. La minijupe glissa le long des jambes délicieusement modelées.
  
  Les sens désengourdis, Coplan l’aida à ôter le reste. Lui-même dévêtu, il l’entraîna entre les draps. Perdus dans les ténèbres du temps étaient pour lui le léopard, la diseuse de bonne aventure et la longue veille sans sommeil.
  
  
  
  Comme à son habitude, Annabelle partit tôt le lendemain matin. A dix heures, Coplan entre dans le bureau du colonel Abascall qui appela un planton et fit apporter du café et des gobelets en carton.
  
  - Cette maison a été louée par un Mozambicain de Lourenço-Marques, informa-t-il.
  
  Depuis son indépendance, le Mozambique avait changé le nom de sa capitale. Lourenço-Marques était devenue Maputo, mais en bon Sud-Africain, Abascall avait conservé l’ancienne dénomination coloniale.
  
  - Un certain Adriano Da Silva Coutinho. En réalité, il s’agit d’une fausse identité.
  
  - Où est-il ?
  
  - Celui qui se cachait sous ce nom est reparti au Mozambique. Comme vous le savez, nous entretenons avec ce pays des relations par trop inamicales pour nourrir l’espoir de lui mettre la main dessus. J’ai donné ordre à la police locale de jeter un coup d’œil à l’intérieur de cette maison. Le cadavre du léopard que vous avez tué était toujours là et les lieux tels que vous me les avez décrits. Étranges, cette tentative de meurtre et cette mise en scène. Je dirais qu’il est rare que, dans notre pays, on fasse appel à un degré aussi grand de sophistication.
  
  - Ma présence et ma contre-enquête gênent des intérêts puissants au point que l’on a décidé de m’éliminer, ce qui contredit votre thèse concernant la mort de Thierry Vauquelin.
  
  Le chef de la Brigade Criminelle eut un geste de dénégation.
  
  - Vous allez trop vite en besogne, monsieur Cheynard. Rien ne prouve, finalement, que les deux affaires sont liées. Le vieux briscard que je suis se méfie des apparences.
  
  - Pas deux affaires, trois affaires. Auriez-vous oublié le rapport que vous a adressé le chef Mkari Qwaqwa ?
  
  - Vous n’étiez pas visé. C’est votre compagne Azi Xilfoga qui l’était, rétorqua Abascall avec une mauvaise foi évidente.
  
  Coplan n’insista pas.
  
  - Que savez-vous sur l’un des tueurs, un nommé Sigambo ?
  
  - Un tueur à gages qui œuvrait pour celui qui payait le mieux.
  
  - L’A.F.I.S.A. par exemple ?
  
  Le colonel resta impassible.
  
  - L’A.F.I.S.A. ou d’autres. Vous vous intéressez à l’A.F.I.S.A. ? Si vous croyez qu’elle est responsable de la mort de Thierry Vauquelin, vous faites fausse route. Certes, je déteste ces gens, mais de là à imaginer qu’ils auraient tué un conseiller spécial de l’O.N.U., il existe un pas que je ne franchirai pas. De plus, les mobiles manquent. Après tout, votre Organisation sympathiserait plutôt avec la leur.
  
  Le ton était mordant. Coplan se souvint que c’était là également un des arguments d’Annabelle.
  
  Coplan ne se laissa pas démonter pour autant :
  
  - Pourriez-vous quand même diligenter une enquête sur les derniers jours de Sigambo ?
  
  Abascall termina son café.
  
  - Comptez sur moi, acquiesça-t-il. Considérant ces dernières mésaventures, je renouvelle ma proposition. Voulez-vous des gardes du corps ?
  
  - Non, merci, refusa Coplan en se levant. Tant que j’aurai des munitions pour mes armes, je n’aurai pas besoin de gardes du corps.
  
  - Je reconnais que vous êtes un habile tireur. Les tueurs de votre amie Azi Xilfoga et, pour finir, le léopard. Pas facile d’abattre un léopard. Bien sûr, ajouta-t-il d’un ton un brin fielleux, il s’agit d’un animal protégé par la loi. Néanmoins, compte tenu des circonstances, il serait outrancier de vous critiquer. Votre vie, après tout, était en danger et il serait mal venu de l’oublier.
  
  - Trop aimable, décocha Coplan en s’en allant.
  
  A peine était-il rentré dans sa chambre au Cape Sun qu’il reçut un coup de fil de Siaska qui revenait de Pretoria.
  
  - Tu viens me voir ?
  
  - Tout de suite.
  
  Elle ignorait la mort d’Azi et en fut attristée. Coplan lui conta ses aventures depuis qu’il l’avait quittée et elle écouta sans l’interrompre.
  
  - L’Entente, c’est l’Entente, assura-t-elle quand il eut achevé son récit.
  
  - L’Entente ou l’A.F.I.S.A. L’un des tueurs, ce Sigambo, travaillait pour l’A.F.I.S.A. C’est le chef de la police qui l’a identifié.
  
  Elle fronça les sourcils comme pour mieux réfléchir. Machinalement, elle frotta du pouce le spingbok en or dont les cornes emprisonnaient un saphir. Elle portait ce bijou au revers de sa veste, mais du côté inverse de celui où il était accroché le soir où elle avait rencontré Coplan à la station du téléphérique.
  
  - Tu sais qu’il existe une chose curieuse au sujet de l’A.F.I.S.A. ? commença-t-elle.
  
  - Laquelle ? encouragea-t-il.
  
  - Il n’y a pas loin d’un an, je me livrais à une de mes enquêtes free-lance. Je venais juste de mettre le mot « FIN » à mon second bouquin. Je voulais faire un papier sur l’A.F.I.S.A. J’avais de bons contacts et nourrissais beaucoup d’espoirs. J’avais raison, d’ailleurs. Je suis tombée sur un truc incroyable. Le patron d’une cellule secrète composée de ceux qui conseillent l’A.F.I.S.A. est un ancien général du K.G.B., un certain Valeri Gymajner. Époustouflant, non ?
  
  - En effet. Ensuite ?
  
  Elle toussota.
  
  - Mes contacts m’ont dissuadée de faire état de ma découverte dans mon article qui, de toute manière, n’a jamais été accepté par un quotidien, un hebdomadaire ou un mensuel de langue anglaise ou afrikaans. L’affaire en est restée là.
  
  - Tu pourrais retrouver ton article ?
  
  - Attends, je vais voir.
  
  Elle se leva et, quand elle s’encadra dans le chambranle, Coplan ne put s’empêcher d’admirer ses fesses rebondies serrées dans le jean étroitement moulant.
  
  - J’ai soif ! cria-t-elle par-dessus son épaule.
  
  Aussitôt, Coplan s’appliqua à confectionner deux Tequila Perdido, un cocktail qu’il avait inventé à ses moments perdus. Tequila, Grand-Marnier, curaçao et angustura, plus glace pilée. Naturellement, il convenait de soigneusement doser les proportions, sinon on obtenait un breuvage infect. Avant de le présenter à Siaska il le testa et s’estima satisfait.
  
  Quand elle revint avec l’article, elle se saisit du verre et goûta.
  
  - Délicieux.
  
  Coplan se plongea dans la lecture des pages dactylographiées mais n’apprit rien. De façon évidente, Siaska avait caviardé les éléments les plus incriminatoires et le texte s’en trouvait édulcoré.
  
  - Maintenant que j’ai bu, j’ai faim, soupira la jeune femme.
  
  Ils retournèrent dans le Bo-Kaap, le quartier malais, où Siaska lui fit connaître un autre restaurant où l’on servait des sate kambing, c’est-à-dire des brochettes de chèvre, et un rijstaffel à l’indonésienne, particulièrement épicé.
  
  - La cuisine d’origine néerlandaise est trop fade et aseptisée à mon goût, commenta Siaska. La métisse de souche xhosa, hindoue et malaise que je suis préfère la cuisine d’origine africaine ou asiatique.
  
  Coplan en avait la bouche incendiée tant les mets étaient relevés. Dans sa chope se succédaient les bières sans que sa soif en fût pour autant étanchée.
  
  - Commande plutôt un thé chaud, conseilla-t-elle, une lueur ironique dans le regard.
  
  Elle n’avait pas tort et Coplan se résolut à ce changement de programme. Le thé, effectivement, apaisa sa soif. Rien ne valait les usages locaux, s’amusa-t-il.
  
  A un moment, entra dans le restaurant un couple. L’homme installa sa compagne à une table et revint vers celle derrière laquelle dînaient Coplan et Siaska. Il se pencha vers elle et lui déposa un baiser léger sur la joue.
  
  - Comment vas-tu, Mbizi ?
  
  Coplan fut intrigué. S’appelait-elle Siaska ou Mbizi ? Elle semblait gênée.
  
  - Bien, merci.
  
  - Passez une bonne soirée tous les deux.
  
  Et l’homme, un grand Noir vêtu avec élégance, s’éloigna.
  
  - Mbizi ou Siaska ? s’enquit Coplan.
  
  La gêne de la jeune femme augmentait.
  
  - Mbizi est un surnom qui signifie zèbre en langue xhosa. La peau de cet animal s’orne de rayures verticales noires et blanches. On m’a accolé ce sobriquet parce que je suis métisse. Tu vois l’analogie ?
  
  - Tout à fait.
  
  - Je ne peux renier ces zébrures dans mon âme. Aucun métis ne le peut, même si certains le voudraient, particulièrement ceux de souche hindoue comme moi. Les sikhas affirment : Ha guru jika khalsa, ce qui signifie, « la victoire appartient aux purs ». Et moi, radicalement parlant, je ne suis pas pure.
  
  - Quelle importance?
  
  Mais les pensées de Coplan dérivaient. Sa méfiance, sustentée par la gêne dont témoignait Siaska, était éveillée et lui revenaient en mémoire les coïncidences étranges. Le rendez-vous à la station du téléphérique. Seule Siaska était au courant. Et on avait tenté de le tuer. A Sun-City, il avait regagné seul sa chambre d’hôtel alors que la jolie métisse se rendait chez Azi. A nouveau, une tentative d’assassinat. Enfin, Siaska ne s’était pas jointe au périple organisé par Azi. Elle avait prétexté un voyage à Pretoria en empruntant le Trislander. Et Azi était morte à la place de Coplan, bien que sa fin ne fût probablement pas prévue par les tueurs.
  
  N’était-il pas logique de nourrir des soupçons ? D’autant que Siaska lui avait été recommandée par la C.I.A. et qui pouvait savoir quel jeu jouait la Centrale de Langley en Afrique du Sud ? Les chemins qu’elle suivait étaient souvent tortueux et Coplan avait dans le passé appris à ses dépens qu’il était interdit de placer en elle une totale confiance. Les cimetières étaient peuplés de gens qui avaient négligé ce précepte.
  
  En ce qui concernait Azi, rien ne prouvait qu’elle n’ait pas été complice si la responsabilité de Siaska était engagée. Cependant, rien ne démontrait qu’elle l’ait été non plus.
  
  Coplan se débattait dans un tunnel. Qui était qui ? Quel était l’intérêt de chacun ? Une seule certitude : sa vie était en danger. Par ailleurs, après avoir fait preuve d’une telle ténacité, pourquoi les tueurs s’arrêteraient-ils en si bon chemin ?
  
  Le dîner achevé, ils retournèrent chez Siaska, mais les pensées de Coplan étaient si inconfortables qu’il se trouva dans l’impossibilité de succomber aux charmes, pourtant incontestables, de celle qu’il tenait dans ses bras. Pour ce faire, il lui fallait un repos de l’esprit qu’il ne possédait pas.
  
  - C’est la panne, regretta Siaska d’un ton chagriné.
  
  - La fatigue et toutes ces expériences détestables.
  
  - Pourtant, tu as mangé épicé. Normalement, si l’on en croit les spécialistes, ça donne des forces. Si ce triste épisode se reproduisait, il faudrait que je te donne un coup de main.
  
  - Comment ?
  
  - Des aphrodisiaques. J’en connais trois. Un malais, un xhosa et un hindou.
  
  - Ne me parle pas de la corne de rhinocéros. C’est usé, archi-usé.
  
  - Non, non, attends. Le premier est à base de plantes dont il serait trop long de t’énumérer les noms et que, d’ailleurs, on ne trouve pas ici. Il faut les importer de Malaisie ou d’Indonésie. A la rigueur, des Philippines. Le deuxième consiste à faire macérer pendant un an dans de l’urine de springbok certaines quantités de protées à barbe noire, de chincherincées et d’écorce de muninga. Époustouflant, mais prodigieusement infect à boire.
  
  - Époustouflant ?
  
  - Ton membre renaît à la vie en dix minutes. Quant au troisième, c’est un pâté de dassies...
  
  Coplan se souvint du gentil et charmant rongeur qui le narguait en gambadant sur la rambarde de la station de téléphérique et dont la fuite lui avait signalé l’arrivée des tueurs.
  
  - ... mélangé à du pollen d’immortelles et de zébrines. Effet garanti. Un de mes oncles en prenait en cachette. Toutes les minettes lui couraient après et en redemandaient.
  
  - Si ma défaillance se renouvelait, je les testerais, déclara Coplan convaincant mais sans avoir l’intention de tenir sa promesse.
  
  Siaska se renversa sur le côté, éloigna son corps du sien et tapota son oreiller avant d’éteindre la lumière.
  
  - C’est probablement aussi la bière, diagnostiqua-t-elle. N’oublie pas, la prochaine fois, commence au thé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Après le départ de Siaska, Coplan fouilla la maison de fond en comble. Dans le cabinet de travail, il compulsa les notes littéraires, les manuscrits raturés, les ouvrages de documentation, les dossiers d’archives, les coupures de journaux, les anciens articles rédigés par la jeune femme, les agendas, les billets d’avion, les correspondances. Il œuvrait rapidement, tant il était rompu à ce labeur qu’il avait maintes fois pratiqué au cours de ses missions.
  
  A la fin, il dut se rendre à l’évidence. Il avait récolté un bien maigre butin. En désespoir de cause, il recopia la liste des contacts utilisés par Siaska pour effectuer son enquête sur l’A.F.I.S.A.
  
  A 13 heures, il s’engouffra Chez l’Auvergnat. Nieredzik faillit s’étrangler de colère et son os à moelle au sel de Guérande lui parut moins goûteux.
  
  - Vous, vous êtes vraiment l’emmerdeur patenté ! s’indigna-t-il.
  
  Dans un bel accès de lyrisme, il développa l’argument dans un chapelet de substantifs péjoratifs :
  
  - Le trouble-fête, le rabat-joie, le casse-pieds, l’impudent, le malappris, le butor ! Vous feriez mieux de repartir pour New York dans votre foutu immeuble de verre le long de l’East River !
  
  Nullement décontenancé, Coplan tira une chaise à lui, s’assit devant l’homme de la C.I.A. et claqua des doigts à l’intention du serveur :
  
  - La carte !
  
  Sans se soucier des épithètes malsonnantes que débitait son vis-à-vis, il composa rapidement son menu. Salade de lentilles au cumin, filet de saint-pierre à la sauce hottentote, salade d’ananas au miel de tilleul et demi-bouteille de la Provence blanc.
  
  Il leva les yeux vers son interlocuteur et le fixa avec froideur.
  
  - Valeri Gymajner, ex-général du K.G.B., ça vous dit quelque chose ?
  
  L’Américain resta impassible.
  
  - A ce que je vois, vous êtes branché sur l’A.F.I.S.A.
  
  - Exact.
  
  Nieredzik extirpa avec sa fourchette à deux dents un reste de moelle qu’il porta à sa bouche et afficha une mine gourmande.
  
  - Le K.G.B. n’existe plus. Il a été remplacé par le S.V.R. Gymajner était compromis dans une sale affaire de pots-de-vin avec la précédente administration. Il a dû fuir la Russie. De façon assez inespérée, je dois dire, il a obtenu ce job de conseiller auprès de l’A.F.I.S.A.
  
  - Vous le surveillez ?
  
  - Qu’est-ce que vous croyez ? Que notre mission est de collectionner les œufs d’autruche pour en faire des œufs de Pâques badigeonnés de toutes les couleurs à la russe ?
  
  - Quelles sont ses activités ?
  
  L’Américain eut une moue hautaine.
  
  - Téléphonez à votre secrétaire général à New York. Demandez-lui de contacter ma direction à Langley. Qu’il obtienne mes rapports et qu’il vous les répercute. Vous en saurez autant que moi.
  
  Tout en dégustant son hors-d’œuvre, son poisson et son dessert, Coplan usa de son charme habituel pour fléchir Nieredzik, mais ses efforts demeurèrent vains. Le représentant de la C.I.A. resta inflexible. Son mauvais caractère, la sécheresse de son ton, son visage hargneux dressaient une barrière infranchissable devant celui qui cherchait à lézarder ce mur de silence.
  
  Quand Coplan sortit du restaurant, il n’avait rien appris. Sans se décourager, il rendit visite au colonel Abascall.
  
  - Vous avez réuni des renseignements sur Sigambo ?
  
  Sur les traits du policier, il lut une expression béate.
  
  - Au cours du mois écoulé, il semble avoir eu une activité intense. En effet, il est soupçonné de deux assassinats. Vous êtes intéressé par les victimes ?
  
  - Je vous écoute.
  
  - La première. Un Blanc, un extrémiste du Mouvement de Défense Afrikaner, un nommé Jakobus Debeaumanoir. La seconde, un Noir, un Xhosa de l’A.F.I.S.A., un nommé Saaki Zaramba, un célèbre anthropologiste de renommée mondiale.
  
  Coplan avait tressailli.
  
  - Pourrais-je avoir une copie des deux dossiers ?
  
  - Certainement. J’ai des ordres de ne rien refuser à l’O.N.U.
  
  Dès qu’il fut sur le trottoir, Coplan s’empressa de fouiller dans sa poche et de sortir la liste des contacts dont avait bénéficié Siaska pour mener son enquête sur l’A.F.I.S.A. et dont il avait recopié les noms au domicile de la journaliste free-lance.
  
  Celui de l’anthropologiste Saaki Zaramba y figurait.
  
  L’intéressé avait vécu à Kraaifontein, comme les Ngoto et les Boisgilbert, ceux qui, en compagnie d’Annabelle, avaient partagé le dernier repas de Thierry Vauquelin sur cette terre. Fidèle à la coutume locale, la demeure était cernée par les zébrines amarante et les immortelles indigo.
  
  
  
  La maîtresse de maison était absente mais sa secrétaire, devant les hautes recommandations dont jouissait le visiteur, introduisit ce dernier dans le salon d’attente.
  
  La collection de cires anatomiques valait une fortune, calcula Coplan, tant elles constituaient d’authentiques œuvres d’art. Amateur éclairé, de par sa profession, de reproduction exacte des formes humaines, Saaki Zaramba avait de son vivant été un tenant de la ciroplastique qui, depuis le XIXème siècle, avait droit de cité dans les facultés de médecine. Elle avait même permis dans les foires populaires du siècle passé aux badauds de se familiariser avec l’anatomie.
  
  Certes, Saaki Zaramba avait témoigné d’un faible pour les monstres et les aberrations. Ainsi voyait-on, dans cette longue galerie du salon d'attente, un homme avec trois jambes et deux pénis, des foies d’alcooliques, des crânes trépanés, des chancres syphilitiques rongeant le vagin, des frères siamois à tronc unique et autres horreurs.
  
  L’atmosphère était si morbide et le spectacle si apocalyptique que Coplan se demanda comment les visiteurs introduits dans cette pièce pouvaient tenir trente secondes sans s’évanouir ou s’enfuir, car la bizarre tranquillité qui régnait en ce lieu donnait l’illusion de la vie. On ressentait l’impression que ces mannequins en cire allaient bouger, tendre une main dévorée par la dermatose, offrir une bouche glaireuse ou baisser le slip sur un sexe ravagé par les ulcères.
  
  D’ailleurs, Coplan commençait à souffrir de nausées dans l’estomac et la gorge devant ce Musée Grévin des atrocités corporelles.
  
  Quand Mme Zaramba vint le délivrer de ces visions cauchemardesques, il lui réclama aussitôt un verre d’alcool. Avec une moue ironique, elle lui versa une dose généreuse de genièvre dans un verre à pied.
  
  - Ma secrétaire a eu tort de vous installer dans ce salon. Le visiteur qui n’est pas prévenu reçoit un choc bien naturel. Mille excuses.
  
  Le genièvre eut l’effet escompté et Coplan se sentit mieux. Ayant désormais recouvré sa pleine forme, il inonda Mme Zaramba de questions. Elle était blanche et ne cacha pas qu’elle avait énormément souffert de l'apartheid et du mépris dans laquelle on la tenait pour avoir épousé un Noir. Sur l’assassinat de son mari, elle ne savait pas grand-chose qui ne figurât dans la copie de dossier remise par Abascall.
  
  - Connaissait-il un certain Jakobus Debeaumanoir ? questionna Coplan.
  
  Elle eut une moue dubitative.
  
  - J’ai appris la mort de cet homme par les journaux. Je doute que Saaki l’ait connu car ce Debeaumanoir était un extrémiste du Mouvement de Défense Afrikaner et, politiquement, mon mari se situait aux antipodes de cette organisation.
  
  - Connaissait-il un certain Sigambo ?
  
  - Je ne vois pas.
  
  Voyant qu’il tournait en rond et n’avançait pas car la veuve, selon toutes apparences, ne savait rien d’autre que ce que les hommes d’Abascall avaient collecté, Coplan s’apprêtait à partir quand Mme Zaramba, l’air pensif, murmura :
  
  - Il y a une chose que je n’ai pas éclaircie. Saaki n’a pas été tué sur le coup. Il a été transporté à l’hôpital après avoir reçu ses graves blessures. C’est là qu’il est mort. J’étais à son côté. Dans un dernier souffle, il a bégayé quelques mots. Quelque chose comme « c’est l’homme à la guillotine ». La voix était extrêmement faible. Je peux me tromper, naturellement. C’est, semble-t-il, néanmoins, la phrase qu’il a prononcée.
  
  - Vous avez une opinion à ce sujet ?
  
  - Non.
  
  Consciencieusement, Abascall avait noté ce renseignement dans le dossier sans faire de commentaires.
  
  - Il existe deux possibilités, reprit-elle. J’y ai beaucoup réfléchi. Voici la première. Saaki a toujours été opposé à la peine capitale qu’il considérait comme une horreur. Moi de même, d’ailleurs. Et la guillotine en était le symbole le plus expressif, le plus atroce et le plus connu à ses yeux. De toutes ses forces, généreux comme il était, il luttait pour que ce châtiment soit aboli dès qu’un nouveau régime gouvernerait notre pays. Avant de mourir, au cours de ses derniers instants, il délirait. Cette fixation sur la guillotine le hantait-elle à ce moment-là au point qu’il a prononcé ces paroles au sens obscur pour moi ?
  
  - Et la seconde possibilité ? encouragea Coplan.
  
  - L’assassin l’a frappé à la nuque pour le tuer. Un coup puissant assené avec un sabre. Un kassaka, comme on dit au Transvaal, et qu’utilisent les coupeurs de canne à sucre. La technique du tueur s’apparente par conséquent à celle de la guillotine. A la dernière minute de sa vie, Saaki a-t-il transposé ce coup mortel en l’assimilant au couperet de la guillotine ?
  
  - C’est possible, en effet, concéda Coplan. L’une et l’autre versions sont valables.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan vivait un cauchemar. D’abord, il s’était promené dans une campagne paisible, peuplée d’immortelles indigo et de zébrines amarante, dont l’éclat était rendu encore plus vivace par l’éclatant soleil. Puis une sorcière était apparue. Elle ressemblait à celle qui tentait de circonvenir Judy Garland dans le Magicien d’Oz, sauf que son nez était moins pointu. Elle lui avait dit de se méfier des langues de feu et des léopards, ce qu’il savait déjà.
  
  A ce moment-là, Siaska était miraculeusement tombée du ciel et avait chassé la sorcière. Dans son sac à dos, elle transportait trois jarres contenant les aphrodisiaques qu’elle avait évoqués la veille. Elle semblait douée soudain d’une force peu commune et avait forcé Coplan, complètement réduit à l’impuissance, à avaler les peu ragoûtantes décoctions. Il avait failli en vomir. Mais c’était Siaska qui avait raison. Brusquement, de violentes pulsions avaient secoué son corps et Siaska s’était dévêtue pour s’offrir à lui. Pudiquement, des nuages avaient caché le soleil, tant le spectacle était lubrique. Il sabrait avec l’énergie d'un hussard de Murat à Austerlitz. Siaska était folle de joie. Et cent fois sur le métier il remettait son ouvrage. Siaska était en plein délire.
  
  Mais c’était trop beau pour durer. En ce bas monde, le plaisir était compté. Brutalement, il se retrouvait dans une profonde caverne. Entre les stalactites et les stalagmites, se dressaient des mannequins en cire, chez qui les horreurs et les aberrations étaient privilégiées. Coplan cheminait le long de membres virils monstrueux, rongés par les chancres syphilitiques, des vagins béants comme des grottes dans lesquels grouillait une forêt de vers immondes, des nez boursouflés et des narines comme entartrées desquelles sortait un liquide jaunâtre et purulent, des femmes à trois jambes et à quatre seins, des nains aux cuisses éléphantesques, des frères siamois qui se sodomisaient, des...
  
  Il fit un bond dans le lit et Annabelle se réveilla. Précipitamment, elle alluma la lumière.
  
  - Que se passe-t-il?
  
  Il avait les yeux exorbités.
  
  - Rien. Un cauchemar.
  
  - Tu es trempé de sueur.
  
  Il se leva et, en titubant, se dirigea vers la salle de bains où il prit une douche, alternativement brûlante et glacée. Il se sécha en se frictionnant vigoureusement. Incontestablement, il se sentait mieux. Il ressortit. Dans l’intervalle, Annabelle lui avait préparé un grand verre de genièvre dans lequel baignaient des tranches de citron. D’un trait, il en vida la moitié. L’alcool lui remit les idées en place.
  
  - Quel genre de cauchemar ? voulut-elle savoir.
  
  Il lui raconta la fin mais non le début.
  
  - C’est ta visite chez Zaramba qui l’a provoqué, conclut-elle.
  
  - Il n’y a pas d’autre explication, c’est vrai.
  
  Elle bâilla et retourna dormir. Il alluma une de ses Gitanes. Après l’alcool, le tabac produisit son effet bénéfique. Il ouvrit la fenêtre. L’air était frais. Il soufflait une brise languide, venue de l’océan sur lequel, enluminé comme un arbre de Noël, un paquebot s’apprêtait à entrer au port.
  
  Quelque chose tracassait Coplan. Une séquence de son cauchemar, était-il convaincu. Quelque chose qui l’avait frappé puis s’était effiloché dans les méandres de la mémoire.
  
  Il reprit son verre de genièvre. Le tabac de la Gitane se mariait magnifiquement avec l’alcool. Il resta là deux bonnes heures. Les Gitanes se succédaient et il avait renouvelé sa dose de genièvre. Annabelle s’agitait dans le lit. La veille, elle avait eu une journée épuisante au Parlement. La tempête avait soufflé sur les travées en raison d’une loi que l’opposition se refusait à voter. Les députés s’étaient violemment affrontés et des coups avaient été échangés.
  
  Faiblement, on entendait les sirènes des remorqueurs qui amenaient le paquebot à quai.
  
  Ce fut quand il repensa à Mme Zaramba que son cerveau tressaillit. L’ultime phrase prononcée par le défunt le hantait. L’homme à la guillotine. Et, soudain, en revivant son cauchemar, un éclair fugitif lui traversa l’esprit.
  
  Il bondit sur ses pieds en manquant renverser son verre de genièvre. Bon sang, c’était ça ! Il revoyait la galerie d’horreurs défiler devant ses yeux. Tout excité, il reprit une douche, vida son verre de genièvre, s’accorda une dernière Gitane et se résolut à grappiller quelques heures de sommeil.
  
  
  
  Il se leva après le départ d’Annabelle et dévora son breakfast avec appétit.
  
  A 11 heures, il se présenta chez Mme Zaramba. Elle était absente. La secrétaire l’introduisit dans un petit salon richement décoré.
  
  - Je préfère celui d’hier, protesta-t-il.
  
  Elle écarquilla des yeux étonnés.
  
  - Mais vous avez été malade, rétorqua-t-elle. D’ailleurs, Mme Zaramba m’a reproché de vous avoir laissé patienter dans cette pièce où, effectivement, les mannequins de cire peuvent choquer ceux qui ne sont pas habitués à leur vue.
  
  - Mon malaise provenait de l’effet de surprise. Aujourd’hui, en revanche, j’aimerais y attendre votre patronne.
  
  - Comme vous voudrez, capitula-t-elle.
  
  Quand il fut seul, il inspecta le musée. Au bout de dix minutes, il découvrit le buste et la tête qui en était séparée. Sur la plaque en bois, placée sous celle-ci, on lisait : Reproduction fidèle de la tête du docteur Marcel Petiot, guillotiné le 25 mai 1946.
  
  La cire était livide. Le sanglant liséré autour du cou traçait une frontière violacée et irrégulière comme si la lame du couperet avait été ébréchée. L’effet était saisissant. Les paupières étaient à demi fermées sur des yeux opacifiés et les lèvres étaient violettes. Un incongru souci de réalisme supplémentaire avait conduit à dessiner les traces laissées par la scie du médecin légiste, le docteur Petiot ayant été autopsié afin de déterminer, en examinant les lobes de son cerveau, s’il était fou ou pas.
  
  Coplan souleva la tête de son socle et la retourna. C’est alors qu’il distingua quelque chose qui dépassait de la cire derrière l’oreille gauche. Il s’aperçut qu’il s’agissait d’une languette de papier extrêmement ténue.
  
  La porte dans son dos s’ouvrit et il se retourna. Mme Zaramba se tenait sur le seuil.
  
  - Jolie pièce, lança-t-elle.
  
  - Venez donc voir.
  
  Elle avança et il lui raconta son cauchemar.
  
  - J’ai fait le rapprochement, conclut-il, et regardez ceci. Peut-être est-ce l’explication de la phrase énigmatique de votre mari.
  
  - L’homme à la guillotine serait Petiot ?
  
  - L’homme guillotiné au lieu de l’homme à la guillotine, devait vouloir dire votre mari. Sans doute y a-t-il eu confusion dans sa bouche en raison du délire dans lequel il était plongé. Menez-moi à votre cuisine.
  
  - Qu’allez-vous faire ?
  
  - Faire chauffer la lame d’un couteau pour que la cire fonde et me permette d’extraire ce papier.
  
  Elle obéit.
  
  - Ouvrez la fenêtre, conseilla Coplan. Quand elle fond, cette cire spéciale sent plutôt mauvais.
  
  Avec une dextérité que Mme Zaramba admira, il se livra à la délicate opération et réussit à extraire une mince feuille de papier. Mme Zaramba se pencha à son épaule pour lire.
  
  Résolution du meeting avec Debeaumanoir et Vauquelin de février dernier : Dossier sur Umk-
  
  honto we Siswe (Lance de la Nation = Branche militaire de l’A.N.C.) confié à Vauquelin. Je conserve clé dans endroit convenu.
  
  - Vous aviez raison! s’exclama-t-elie. Saaki connaissait Vauquelin et Debeaumanoir. C’est vraiment étonnant. Il me dissimulait des choses, alors que nous avions l’habitude de tout partager.
  
  - Avez-vous une idée de l’endroit où pourrait se trouver cette clé ?
  
  - Vraiment aucune.
  
  - Réfléchissez, je reviendrai.
  
  Au volant de la Pontiac, Coplan exulta. Il venait de faire un grand pas. Vauquelin était en contact avec Debeaumanoir et Zaramba, et les trois hommes étaient morts assassinés. Si Sigambo avait tué les deux derniers, pourquoi n’aurait-il aussi éliminé Thierry Vauquelin ? On demeurait donc dans la mouvance de l’A.F.I.S.A. ou de l’Umkhonto we Siswe, ce qui était presque la même chose. La thèse chère à Siaska et à Azi, celle de l’Entente, semblait devoir être écartée, et, en définitive, cette piste n’était peut-être qu’un faux-semblant, imaginé par Harold Nieredzik et relayé par une Siaska et une Azi, complices de la C.I.A. Certes, elle était habile puisqu’elle se basait sur les interventions de Thierry Vauquelin auprès des petits propriétaires de mines de diamants, pour le compte de sa famille et de sa belle-famille. En réalité, elle n’était probablement destinée qu’à égarer Coplan.
  
  Il revint à sa découverte. Que contenait ce dossier relatif à la Branche militaire de l’A.N.C. ? Bien évidemment, il n’en avait aucune idée. Était-il à l’origine de la mort des trois hommes ?
  
  Il prit la direction de Clifton où habitait Jessica Debeaumanoir, la veuve du Boer assassiné.
  
  L’endroit était célèbre en raison de ses quatre plages abritées et fréquentées par les amateurs de bronzage, bien qu’ici l’océan soit un peu froid. Le long du bord de mer, les maisons étaient élégantes. Certaines étaient bâties sur pilotis. D’autres surplombaient la falaise.
  
  Mme Debeaumanoir était une grande femme d’une soixantaine d’années, au visage agréable mais triste. Elle accueillit Coplan avec courtoisie. Sans réticence, elle lui parla des activités de son mari qui tendaient à un seul but, assurer la sécurité des Blancs après la prise de pouvoir par l’A.N.C.
  
  - Connaissait-il Saaki Zaramba ?
  
  - Je n’ai jamais entendu ce nom.
  
  - Thierry Vauquelin ?
  
  - Je me souviens qu’il a dîné une fois avec lui. Je n’en sais pas plus.
  
  - Pourquoi, à votre avis, votre mari a-t-il été assassiné ?
  
  - Parce qu’il gênait les ambitions de l’A.N.C., c’est très clair pour moi.
  
  - Auriez-vous découvert une clé qui n’ouvrirait aucune serrure dont vous auriez connaissance ?
  
  L’ahurissement se peignit sur les traits ridés.
  
  - Je ne comprends pas.
  
  Coplan lui expliqua le fond de sa pensée et l’ahurissement ne disparut pas. Malgré tout, elle vida le restant de son café et se leva. Elle revint en tenant à la main un trousseau qu’elle posa sur la table. Ses doigts longs et effilés détachèrent chaque clé qu’elle examina avec le soin le plus attentif. A chaque fois, elle en marmonnait la destination. Quand elle parvint à la dernière, elle secoua la tête.
  
  - Désolée, ce sont là les seules clés que possédait Jakobus. Aucune n’est inconnue.
  
  - Il en avait peut-être d’autres ailleurs ?
  
  - Impossible. Après sa mort, j’ai fouillé toutes ses affaires que j’ai rangées au grenier ou données à des pauvres. Je suis catégorique, il n’y avait pas de clés.
  
  Coplan n’obtint pas d’autres renseignements. Il remercia et s’en alla.
  
  Sur le chemin du retour, il songea que si un dossier avait été confié à Thierry Vauquelin, quelqu’un s’en était emparé après sa mort. A moins qu’il ne soit caché et qu’aucun des trois hommes n’ait pu le récupérer. Après tout, Saaki Zaramba était mort le premier, suivi le lendemain par Jakobus Debeaumanoir et, le surlendemain, par Thierry Vauquelin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Coplan se rasait. On frappa violemment à la porte. Il posa son rasoir électrique et se saisit de ses automatiques. Le geste était instinctif. Il se colla au mur, passa la tête et s’enquit :
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Colonel Abascall.
  
  Il glissa le Smith & Wesson dans sa ceinture et ouvrit. Le Sud-Africain entra en trombe et eut une moue chagrine en découvrant que Coplan était en robe de chambre.
  
  - Vous faites la grasse matinée pendant que les autres s’escriment à résoudre votre problème ? grinça-t-il.
  
  - Je ne vois pas pourquoi vous vous escrimez puisque votre religion est faite, contra Coplan. Pour vous, Thierry Vauquelin a été tué par un gang de rues.
  
  - Et c’est moi qui avais raison ! triompha le policier, un sourire hilare sur les lèvres. Au fait, rangez donc ce pistolet. La vue des armes me rend nerveux. Je suis plutôt du genre Maigret que James Bond.
  
  Coplan était pétrifié. Machinalement, il glissa le Glock 19 dans sa ceinture.
  
  - Vous dites que vous aviez raison ?
  
  - Habillez-vous et venez avec moi, je vais vous le prouver.
  
  Coplan termina de se raser et se vêtit rapidement, sans oublier de prendre un imperméable car dehors il tombait un crachin.
  
  Le vent du sud-est qui soufflait en rafales en provenance de la baie de False et qui balayait les townships (Agglomérations peuplées exclusivement de Noirs) sous la Montagne de la Table était souvent baptisé le Médecin du Cap car son passage avait la réputation de purger l’air et de laisser toutes choses fraîches et pures à nouveau.
  
  Hélas, il ne pouvait rien pour le cadavre allongé aux abords de Mitchell Plains et que photographiaient les techniciens de l’Identité judiciaire.
  
  C’était un Noir âgé de quatorze ans au plus. Le corps était nu et les vers qui grouillaient attestaient d’une décomposition avancée qui avait épargné le visage aux traits juvéniles. Les yeux vitreux contemplaient le ciel dans lequel le vent du sud - est chassait les nuages et le crachin qu’ils charriaient.
  
  - Johann a été découvert dans le sable, renseigna le colonel Abascall. Il était enterré à tout juste un pied en dessous de la surface du sol. Il y avait un léger tumulus, c’est ce qui a attiré l’attention. Le tueur est identifié. Nous l’avons baptisé l’Étrangleur de la Gare car il aborde ses futures victimes dans le voisinage de la gare de Mitchell Plains. Ensuite, il les entraîne à l’écart, les tue en les étranglant, les déshabille et les viole.
  
  - Un serial killer ?
  
  - Oui. Responsable de la mort de 19 gamins ou adolescents
  
  - Il n’opère qu’ici ?
  
  - Oui. L’Étrangleur de la Gare a séduit Johann en lui promettant cinquante rands s’il l’aidait à désembourber sa voiture. Johann l’a suivi. Nous savons que c’est un Noir, qu’il a une trentaine d’années et qu’il est d’un abord engageant. Pour le reste, nous nageons.
  
  - Très intéressant, concéda Coplan. Seulement, comment Thierry Vauquelin est-il lié à cette sordide histoire de serial killer ?
  
  - Nous avons retrouvé les vêtements de Johann enfouis un peu plus loin dans le sable. Venez avec moi.
  
  Une bâche avait été étendue sur le sol que mouchetaient des gouttes de pluie. Abascall s’agenouilla et tendit à Coplan une pince à billets qui était en or. Coplan l’examina et tressaillit. Sur sa branche supérieure était gravée une inscription : A Thierry, de Sabine 23/4/90.
  
  Sabine était le prénom de l’épouse, se souvint Coplan, et Thierry Vauquelin était né le 23/4/56. Un cadeau d’anniversaire pour ses trente-quatre ans, c’était flagrant.
  
  - Ce n’est pas tout.
  
  Et Abascall tendit à nouveau la main. Sur la paume de Coplan il déposa des cartes de crédit.
  
  - Thierry Vauquelin n’utilisait pas cette pince pour les billets de banque mais pour serrer ses cartes de crédit. C’est pourquoi on a rajouté ces plaques de feutrine à l’intérieur des branches de la pince, afin que le métal ne démagnétise pas les cartes.
  
  - Et cette moisson se trouvait dans les poches ce Johann?
  
  - Oui. Celui-ci fréquentait assidûment les gangs de rues. Il a d’ailleurs été arrêté à plusieurs reprises, mais n’est jamais allé en prison. Trop jeune pour connaître la paille des cachots. Dommage, sinon il serait encore en vie. A mon avis, cette pince en or constitue sa part de butin après l'agression mortelle sur la personne de Vauquelin. Sans l’Étrangleur de la Gare, nous n’en aurions rien su. Comme quoi les criminels servent parfois à quelque chose.
  
  Coplan alluma une Gitane pour calmer ses nerfs devant ce développement imprévu.
  
  - Et si c’était lui qui avait laissé ces objets compromettants dans les poches de Johann ?
  
  La fureur envahit les joues du colonel :
  
  - Vous êtes mauvais joueur, monsieur Cheynard, vous manquez de fair-play. Vous êtes battu et refusez de le reconnaître !
  
  - J’émets une hypothèse. Après tout, vous ne l’avez pas encore coxé votre Étrangleur de la Gare !
  
  - Emportez ces objets. J’imagine que la veuve sera heureuse de les récupérer.
  
  
  
  Quand il fut de retour à son hôtel, Coplan téléphona au secrétaire général qui fut heureux de l’entendre et à qui le Vieux retransmettait ponctuellement les rapports de Coplan. Coplan lui exposa les dernières découvertes et lui demanda d’enquêter aux fins de savoir si les cartes de crédit avaient été utilisées depuis la mort du porteur. Le haut fonctionnaire promit de le lui faire savoir.
  
  Coplan raccrocha et examina ces cartes qui avaient été délivrées à l’O.N.U. pour utilisation par Thierry Vauquelin. Elles étaient au nombre de six : American Express, Avis, Diners’Club, South African Airways, MasterCard. Cette dernière comportait deux exemplaires et, curieusement, les deux cartes étaient collées l’une à l’autre, le recto de la seconde au verso de la première. Il fut intrigué. Quel était l’objet de cette disposition insolite ?
  
  A l’aide d’une lame de rasoir, il parvint à les décoller.
  
  Une mince feuille de papier à cigarette glissa sur la table. Il la prit entre ses doigts et l’examina.
  
  Il découvrit une inscription manuscrite :
  
  Coffre 724.862.891. Glaucome
  
  Un coffre ? Celui d’une banque ? Glaucome ? Quel mot étrange !
  
  Il attrapa le bottin commercial et le feuilleta jusqu’à ce qu’il tombe sur la rubrique des banques. D’abord, on trouvait les banques internationales, comme la Citibank, et ensuite, les banques sud-africaines, telles la Nederbank, la Volkstas, la Trust Bank of Africa ou la Standard Bank of Africa. En tout, une bonne centaine. Coplan se dit que si son hypothèse était juste, une longue prospection serait nécessaire.
  
  Il gagna le bar attenant à la kitchenette et se confectionna un Tequila Perdido en givrant précautionneusement de sel le bord du verre. Confortablement installé dans un fauteuil, le cocktail dans une main, une Gitane dans l’autre, il réfléchit profondément et, ses pensées bien au point, il planifia ses prochains mouvements.
  
  Dans un premier temps, il ressortit de ses dossiers le passeport de Thierry Vauquelin, l’examina attentivement et se concentra sur la signature. Pas suffisamment élaborée, en déduisit-il, pour qu’il ne puisse l’imiter. Aussi s’empara-t-il d’un crayon à bille, du bloc de papier à lettres à en-tête de l'hôtel et, durant les deux heures suivantes, s’astreignit à imiter cette signature.
  
  Le résultat, conclut-il, était plus que satisfaisant. Il brûla ses essais et sortit de la chambre en emportant le passeport. Au volant de la Pontiac, il se rendit dans Buitengracht Street. Il s’arrêta devant un photomaton et se fit faire deux jeux de photographies. Elles étaient plus que médiocres mais il s’en moquait puisque, malgré tout, elles étaient ressemblantes.
  
  De là, il marcha jusqu’au coin de Leeuwen Street. Le Ringside était désert. Pas un seul client.
  
  - C’est l’heure creuse, expliqua Stonewall Garfield, mais à cinq heures ce sera le grand boum. Au fait, les flingues vous ont servi ?
  
  - Ils m’ont sauvé la vie. Donnez-moi une Castle.
  
  Quand l’Américain lui eut servi la bière, Coplan posa sur le bois du comptoir le passeport et un des deux jeux de photographies.
  
  - Un simple remplacement.
  
  L’ancien pugiliste examina le document.
  
  - Du gâteau, rigola-t-il.
  
  - N’oubliez pas de prendre l’empreinte du timbre sec et de le reproduire, conseilla Coplan.
  
  Garfield prit un air offusqué.
  
  - Vous croyez que j’ai perdu la main ?
  
  Coplan esquissa un sourire indulgent.
  
  - Un petit rappel évite de recommencer le travail.
  
  Il but sa bière et ressortit pour flâner le long de Buitengracht Street. Il repéra un grand bazar tenu par des Indiens et entra. D’abord, il acheta un sac de plage, ensuite des tournevis de différentes tailles, un fer à souder équipé d’un fil et d’une prise électrique, un paquet de sacs poubelles, de quarante litres, un rouleau de ficelle et une petite cuvette.
  
  Quand il retouna au Ringside, Stonewall Garfield avait terminé sa tâche et en était fier. Coplan examina le chef-d’œuvre.
  
  - Joli travail, félicita-t-il.
  
  - En plus, j’y ai pris beaucoup de plaisir. Vous avez vraiment une sale gueule sur ces photos. L’appareil ne vous a pas gâté.
  
  - L’essentiel est de plaire aux femmes, pas aux photomatons.
  
  - Ben... ça c’est vrai.
  
  Coplan paya le prix demandé et s’en fut reprendre le chemin de son hôtel. Il rangea ses emplettes dans sa valise qu’il verrouilla soigneusement et repartit.
  
  A Kraaifontein, Mme Zaramba était absente.
  
  - Je lui avais promis de revenir, précisa-t-il à la secrétaire.
  
  - Vous voulez l’attendre?
  
  - Avec plaisir.
  
  Elle eut un sourire ironique.
  
  - Comment va votre estomac ?
  
  - Pourquoi ?
  
  - De l’état de votre estomac dépend le choix de la pièce où je vais vous introduire.
  
  - Le musée des horreurs, s’il vous plaît.
  
  Dès qu’il fut dans les lieux, il chercha la reproduction en cire de la jeune fille au front ouvert pour subir une opération du glaucome. La vision hyper-réaliste secouait les tripes. Quand il l’eut repérée, il se dirigea vers la fenêtre la plus proche. Elle était à guillotine comme le couperet qui avait décapité le docteur Marcel Petiot. Il débloqua les verrous et, la conscience apaisée, s’installa sur une chaise et fuma tranquillement une Gitane.
  
  Une heure plus tard, Mme Zaramba n’étant pas de retour, il prévint la secrétaire qu’il reviendrait et s’esquiva.
  
  Siaska débouchait dans le hall quand il réintégra le Cape Sun.
  
  - Tu as repris des forces ? s’enquit-elle, une moue railleuse sur ses lèvres sensuelles.
  
  - Il faudrait me tester.
  
  - Pas ce soir. L’Association des Écrivains sud-africains donne un dîner. Je dois y assister et la séance, comme d’habitude, se prolongera tard dans la nuit. J’ai quand même le temps de prendre un verre au bar. Où en es-tu de tes pérégrinations ?
  
  - Je cherche mais ne trouve pas, éluda-t-il.
  
  - Je t’assure, c’est l’Entente qui est responsable. Ne t’égare pas ailleurs.
  
  Il se garda bien de lui faire part du résultat de ses investigations. Siaska ne s’éternisa pas au bar. Elle avala son Daiquiri et repartit en trombe.
  
  A peine était-il entré dans sa chambre que Coplan reçut un coup de téléphone d’Annabelle. Elle non plus n’était pas libre pour la soirée. Des amis venus de Johannesburg l’accaparaient. Coplan était enchanté. Personne ne viendrait se mettre en travers des plans qu’il avait bâtis pour la nuit suivante.
  
  Il dîna au buffet de l’hôtel. A minuit, il s’empara du sac de plage dont il vida le contenu sur le lit. Il tria et réemballa les tournevis, les sacs poubelles et la ficelle, auxquels il ajouta une torche électrique.
  
  A minuit trente, il démarra.
  
  La nuit était fraîche. Pas un nuage dans le ciel, si bien que la lune brillait. A Kraaifontein, il se gara à trois cents mètres de la maison de Mme Zaramba. Le sac de plage à la main, il se faufila jusqu’aux parterres de zébrines et d’immortelles qu’il contourna en traversant la pelouse. Toutes les lumières étaient éteintes à l’intérieur de la demeure. Il se colla au mur et progressa jusqu’à l’aplomb de la fenêtre dont il avait débloqué les verrous.
  
  Là il posa le sac pour en extraire un tournevis et choisit celui à la lame la plus fine qu’il introduisit sous le battant du bas. Il éprouva quelque difficulté comme si le panneau était bloqué. S’était-on aperçu que les verrous étaient débloqués et les avait-on remis en place ?
  
  Ce n’était pas impossible.
  
  Il multiplia les efforts mais la lame cassa. Il en rassembla les morceaux qu’il jeta dans le sac de plage et se saisit d’un autre tournevis. Cette fois, le panneau bougea. Il prit un troisième tournevis et poussa verticalement. Quand le panneau rejoignit dans sa totalité celui du haut, il passa la main et refixa les verrous. Ceci fait, il enfila des sacs poubelles autour de ses pieds et les maintint en place à l’aide de la ficelle. Enfin, il s’introduisit dans l’espace qu’il avait libéré et alluma sa torche. Sans peine, il repéra la statue en cire, la souleva et la jeta à travers l’ouverture pratiquée. Un coup de torche lui apprit que, grâce aux sacs poubelles, il n’avait laissé aucune trace de son passage sur le plancher. Par ailleurs, il était peu probable que Mme Zaramba procède quotidiennement à un inventaire des composantes du musée d’horreurs constitué par son époux défunt et qu’elle s’aperçoive de la disparition de l’une de ses pièces. A condition encore qu’elle les connaisse toutes. Tout bien réfléchi, il retourna sur ses pas et rapprocha l’un de l’autre les mannequins en cire qui encadraient précédemment la statue emportée, afin de rétrécir l’espace vide.
  
  Il repassa la fenêtre, débloqua les verrous, rabattit le panneau vers le bas, réemballa ses outils dans le sac de plage et chargea la statue sur son épaule avant de repartir vers l’endroit où il avait garé la Pontiac. Là, il ôta de ses pieds les sacs poubelles, les jeta dans le sac de plage et démarra après avoir allumé une Gitane. La fumée de la cigarette chassa agréablement la tension qui l’habitait.
  
  De retour à sa chambre d’hôtel, il ouvrit la baie vitrée en grand et sortit le fer à souder, dont il brancha la prise, et tira sur le fil pour l’amener sur la terrasse et laisser chauffer le fer sur le dallage. A côté, il installa la cuvette et, quand le fer fut porté au rouge, il s’attaqua à la cire de la statue en apportant à sa tâche mille soins attentifs.
  
  Les gouttes tombaient dans la cuvette et formaient une mare multicolore. L’odeur, chaude, épaisse et âcre, prenait aux narines mais s’enfuyait vite, chassée par le vent du sud-est, le Médecin du Cap, qui s’était levé au-dessus de l’océan.
  
  Sous le faisceau de lumière de la torche, apparut un éclat métallique. Coplan ralentit ses efforts et cerna l’objet autour duquel fondait la cire. Bientôt se dessina la forme d’une clé. Coplan l’arracha et, avec le fer, la nettoya des filaments de cire qui subsistaient sur le métal.
  
  Satisfait, il débrancha le fer, le laissa refroidir sur le dallage et, dans l’intervalle, rangea ses accessoires dans le sac de plage. Puis il enfouit dans un sac poubelle le reliquat de la statue qui demeurait inidentifiable puisque la tête et le haut du buste avaient disparu, fondus sous l’action du fer.
  
  Quand il fut froid, ce dernier rejoignit les autres accessoires dans le sac de plage. Coplan alla se laver les mains et se confectionna un Tequila Perdido, qu’il dégusta tranquillement en fumant une Gitane.
  
  Ainsi remis en selle, il remorqua le sac de plage et le sac poubelle jusqu’à l’embouchure de l’escalier de service. Il était trois heures du matin et les clients de l’hôtel dormaient. Devant la sortie de l’escalier, sur l’aire de parking, était garée la Pontiac qu’il avait pris la précaution de positionner à cet endroit. Sur le plancher à l’arrière il jeta les deux sacs et démarra.
  
  Dans Western Boulevard il passa devant la cabine téléphonique où Thierry Vauquelin avait connu la mort. Un peu plus tard, il bifurqua vers Mouille Point où, à deux kilomètres de distance, il balança chacun des sacs dans les flots de l’océan. Puis il rentra au Cape Sun et dormit jusqu’à 11 heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  - Vous avez une pièce d’identité, monsieur Vauquelin ? La fille était ravissante. Toute en blondeurs. Sauf les cernes bleuâtres sous les yeux. Coplan imagina qu’elle avait passé une folle nuit d’amour. Il avait eu le tort d’attarder le regard sur ces cernes car elle rougit et, d’une voix soudain sèche, répéta la question. Amusé, il lui tendit la passeport qu’avait maquillé Stonewall Garfield. Elle l’examina longuement, peut-être pour se venger du regard insistant posé sur ses joues.
  
  - Votre numéro de coffre ?
  
  Faussement indifférent, il le lui cita et elle parut surprise.
  
  - Je regrette. Nous n’utilisons pas cette série de numéros.
  
  A son ton jubilatoire, on devinait qu’elle prenait sa revanche.
  
  - Vous vous êtes sûrement trompé de banque. Vous êtes certain que vous avez loué un coffre à la Nedbank ?
  
  Coplan fit mine de plonger dans l’incertitude.
  
  - Attendez, je vérifie la liste de nos clients locataires d’un ou de plusieurs coffres.
  
  Les recherches de la jeune fille furent vaines évidemment et Coplan ressortit de l’établissement. Il en était à son huitième échec. Successivement, il avait tenté une manœuvre similaire à la Citibank, à la Trust Bank of Africa, à la Zuyter Bank, au Banco de Lisboa, à la Gulf Banking Corporation, à la Standard Bank of Africa et au Banco di Roma, situées dans un périmètre rapproché. Et, maintenant, la Nederbank.
  
  Nullement découragé pour autant, il poursuivit ses tentatives. Cependant, s’étant levé tard et les banques fermant tôt l’après-midi, il ne put mener ses investigations beaucoup plus avant.
  
  Siaska l’attendait à son hôtel et était d’humeur joyeuse.
  
  - J’ai signé un projet de film pour mon premier ouvrage, celui que tu as lu et que tu tenais à la main quand nous nous sommes rencontrés la première fois à la station du téléphérique. J’ai même réussi à circonvenir le producteur pour qu’il me verse un à-valoir C’est un Chinois de Singapour. Difficile à traiter avec lui. Il est trop près de ses sous. Et toi, tu avances ? Tu es parvenu à réunir des renseignements sur l’Entente ?
  
  Coplan ne lui dit pas qu’il ne croyait plus à la piste de l’Entente et se contenta de préciser qu’il n’enregistrait aucun progrès. Il eut l’impression que la jolie métisse en était satisfaite, bien que cette impression ne fût que fugitive.
  
  Comme si elle était rassurée, elle paraissait maintenant pressée de partir. Elle esquissa le mouvement de se lever mais se ravisa et un sourire étrange fleurit sur ses lèvres.
  
  - Tu as récupéré tes forces ?
  
  Il eut une moue ironique.
  
  - Ainsi que je te l’ai dit hier, il faudrait me tester.
  
  - D’accord, mais pas ce soir. Je dois dîner avec le producteur de cinéma. Tu sais comment sont ces gens-là. A partir du moment où ils t’ont versé de l’argent, ils considèrent que tu leur appartiens. En outre, ce Chinois de Singapour ne connaît pas du tout Le Cap et voudrait goûter à sa vie nocturne. Il m’a choisie comme cornac.
  
  - Passe une bonne soirée.
  
  - La fois prochaine, juré, promis, si je mens je vais en enfer, j’apporterai les aphrodisiaques.
  
  Coplan ressentit une sensation bizarre dans le creux de l’estomac. Ses soupçons remontaient à la surface. Après tout, on avait tenté de le tuer de tant de manières, plus ou moins sophistiquées, pourquoi ne pas utiliser de faux aphrodisiaques pour l’empoisonner ?
  
  - Tu m’accompagnes à ma voiture ?
  
  - D’accord.
  
  La pluie commençait à tomber et elle ouvrit son parapluie en se serrant contre Coplan qui sentit la chaleur de son corps pénétrer le sien et en éprouva une brusque bouffée de désir qu’il réfréna avec sa force d’esprit habituelle.
  
  Depuis la nuit où s’était produite la malencontreuse panne sexuelle, il se méfiait de Siaska.
  
  L’eau tambourinait sur le tissu du parapluie. Ils arrivèrent devant la voiture de la jeune femme et elle déverrouilla la portière. Avant de s’installer derrière le volant, elle l’embrassa rapidement sur les lèvres et chuchota :
  
  - Tu me plais vraiment, tu sais, et j’ai très envie de faire l’amour avec toi. Alors, s’il te plaît, plus de panne humiliante !
  
  Elle referma le parapluie et la portière, et démarra.
  
  Une heure plus tard, Annabelle débarqua. Au contraire de Siaska, elle était d’une humeur de chien. Elle se débarrassa de son imperméable et de ses chaussures qui étaient trempés, puis se jeta sur le lit en croisant ses mains sous sa nuque.
  
  - Le Parlement devient infernal, gémit-elle. C’est une véritable pétaudière. Aujourd’hui, il y a eu une bagarre à coups de poing entre Blancs et Noirs. On a dû appeler la police, et les policiers noirs ont tapé sur les parlementaires blancs tandis que les policiers blancs faisaient de même sur les parlementaires noirs. C’était la guerre civile.
  
  Elle soupira.
  
  - Sers-moi donc un de tes merveilleux cocktails.
  
  Coplan prépara deux Tequila Perdido. Quand il tendit le verre à Annabelle, elle ne le prit pas tout de suite mais noua ses bras autour de son cou et le gratifia d’un long baiser à pleine bouche. Il y répondit de son mieux sans lâcher les deux verres.
  
  Il s’écarta et elle lui adressa un sourire lascif tout et s’emparant du verre dans lequel elle trempa ses lèvres. L’espace d’un instant, un voile grisâtre embruma son regard qui perdit toute expression. Un peu étonné, Coplan le nota machinalement.
  
  - Si tu commandais un souper au room-service, suggéra-t-elle. Nous dînerions dans la chambre et pourrions faire l’amour quand nous en avons envie.
  
  - Comme il te plaît, acquiesça-t-il.
  
  On leur monta les mets que l’hôtel considérait internationaux, tels le rosbif, la purée de pommes de terre, le cocktail de crevettes sauce américaine et la salade de fruits. Coplan avait aussi commandé une bouteille d’un excellent champagne et la soirée se déroula agréablement. Annabelle interrogea Coplan sur ses progrès mais, cette fois encore, tout comme avec Siaska, il se déroba. Toutefois, à un moment, il questionna :
  
  - Quelle était la banque de Thierry Vauquelin ici au Cap ?
  
  Elle plissa les yeux.
  
  - Pourquoi poses-tu cette question ?
  
  - Son épouse voudrait savoir, fabula-t-il, s’il n’a pas procédé à des dépôts qu’elle n’aurait pas récupérés. Je l’ai eue au téléphone ce matin.
  
  - Pour autant que je me souvienne, il ne réglait pas ses dépenses par chèque mais présentait une carte de crédit. Sur une banque de New York, je crois. Pour être franche, je ne me suis jamais intéressée à cette question.
  
  - Oublions-la, s’empressa de déclarer Coplan qui ne tenait pas à épiloguer sur le sujet.
  
  - Que vas-tu faire pour répondre aux vœux de la veuve, prospecter toutes les banques du Cap ?
  
  - Je n’ai pas encore décidé, éluda-t-il.
  
  En ce qui concernait les ébats érotiques, Annabelle ne tenait pas la forme olympique. Coplan plaça cette défaillance sur le compte de la journée éprouvante qu’elle avait vécue au Parlement. Pourtant, elle se reprit après minuit. Était-ce la douche glacée sous laquelle elle s’était stoïquement tenue ? En tout cas, à présent, sa peau encore froide frissonnait délicieusement sous les caresses qu’il prodiguait. Il s’enfonça en elle et ils ondulèrent avec frénésie comme s’ils étaient amants depuis des siècles. Quand, dans un dernier coup de boutoir, il la fit exploser de plaisir, elle lui mordit délicatement la lèvre inférieure et elle murmura, extasiée :
  
  - Pour l’amour, aucun mâle au monde n’égale un Français !
  
  
  
  Dès l’ouverture des banques, Coplan se consacra à ses recherches. A chaque fois, sur son carnet, il rayait de sa liste un nom supplémentaire. Passèrent ainsi à la trappe la Lesotho Bank, la Golden Trust and Savings, l’Indien Océan Bank, la Hong Kong & Shanghai Bank, la Development Banking Corporation, et quelques autres.
  
  A quinze heures, il avait épuisé les banques internationales et il se rabattit sur les banques locales.
  
  L’heure de la fermeture approchait à grands pas lorsque, à la Dannhauser Trust & Savings Bank, il toucha le jackpot.
  
  L’employée était grande et mince comme un garçon. Sa magnifique chevelure blonde s’étalait sur ses épaules comme une invite à la caresser tant elle semblait soyeuse. Poitrine étroite et visage très mobile dans lequel brillaient des yeux bleus pleins de vivacité qui inspectèrent Coplan avec une curiosité non feinte.
  
  - Avez-vous été scout dans votre enfance ?
  
  - En effet. J’admire vos dons de divination. Mais pourquoi cette question ?
  
  - Parce que, depuis lors, vous avez perdu votre sens de l’orientation.
  
  - Pardon ?
  
  - Vous avez loué un coffre à notre agence de Johannesburg et non ici au Cap. Cette série de numéros est celle en service à Jo’burg (Les Sud-Africains raccourcissent couramment en Jo’burg le nom de Johannesburg). Vous avez dû confondre.
  
  Coplan se frappa le front d’un index malicieux.
  
  - Mais bien sûr, bon sang ! Où avais-je la tête ?
  
  Elle jeta un dernier coup d’œil au passeport.
  
  - Ce nom me dit quelque chose. Thierry Vauquelin ? Ce n’est pas celui de ce conseiller de l’O.N.U. assassiné par un gang de rues dans Western Boulevard ?
  
  - Une simple homonymie. Si j’avais été assassiné, serais-je ici ?
  
  Coplan ressortit de l’établissement bancaire en se félicitant que, à la rubrique profession, le passeport mentionne « diplomate » et non « conseiller spécial de l’O.N.U. ».
  
  Un message l’attendait à la réception du Cape Sun. Signé Annabelle, il lui fixait rendez-vous au Scarlet Bar, situé à l’embouchure du marché aux Puces de Greenmarket Square. La jeune femme n’était pas là quand Coplan arriva. Il patienta durant une bonne heure en buvant une bière et en fumant ses Gitanes.
  
  Essoufflée, elle se matérialisa enfin. Comme à l’accoutumée, elle portait un tailleur strict, bleu marine cette fois. Dans son regard, il nota ce voile grisâtre qu’il avait remarqué la veille et qui ôtait aux yeux toute expression. Toutefois, quand elle repéra Coplan à sa table, cette expression neutre se mua une myriade d’éclats brillants.
  
  Elle s’assit et commanda un lait-grenadine au serveur quand il s’approcha.
  
  - J’ai du nouveau pour toi, fit-elle d’une voix précipitée. Un coup de chance, un véritable hasard. Cependant, tu vas être déçu.
  
  - Pourquoi ?
  
  J’ai déniché un témoin oculaire qui a assisté à l’assassinat de Thierry par les voyous d’un gang des rues.
  
  Coplan sursauta. Il ne s’attendait pas à cette révélation. Cependant, son esprit critique reprit immédiatement le dessus :
  
  - Pourquoi n’a-t-il pas témoigné dans ce sens devant la police ?
  
  Elle eut une moue boudeuse.
  
  - Son silence est compréhensible. C’est un Noir, un Xhosa, recherché par la police pour le meurtre d’un policier blanc au cours d’une sanglante émeute voici quelques mois. Depuis, il vit dans la clandestinité. Il est ingénieur pétrolier mais, évidemment, après cette triste affaire, il a perdu son job et n’a plus d’argent pour vivre. Aussi a-t-il décidé d’émigrer en Angola en attendant d’être amnistié par le pouvoir noir en place. L’Angola est un gros producteur de pétrole et là-bas il trouvera facilement une place. Ses amis lui prêtent un peu d’argent et il part ce soir. Si tu veux le rencontrer, il faut faire vite.
  
  - Allons-y, décida Coplan impulsivement avant d’appeler le serveur pour régler leurs consommations.
  
  Annabelle vida rapidement son lait-grenadine.
  
  Ils prirent la route de Bellville. Annabelle parlait peu et se contentait d’indiquer le chemin. Le crépuscule tombait et la circulation était dense.
  
  - La prochaine à droite.
  
  Coplan s’enfonça dans une artière sombre qui se terminait en impasse.
  
  - C’est la maison de gauche.
  
  Avant d’émerger de la Pontiac, Coplan inspecta la maison et les alentours qui étaient déserts. Les fenêtres de la demeure étaient brillamment éclairées. Machinalement, il tâta la crosse de ses automatiques puis, méfiant malgré tout, il débloqua les sécurités et amena une cartouche dans la chambre de chacun d’eux. Annabelle éclata de rire.
  
  - Tu as peur ?
  
  Il lui cita la phrase qu’il avait assenée à Azi Xilfoga quand elle s’était étonnée de la présence de ses armes :
  
  - L’homme prévoyant doit s’attendre chaque soir à découvrir le lendemain matin son propre cadavre sur le pas de la porte.
  
  - Après ce qui t’est arrivé, on ne peut t’en blâmer, convint-elle. Mais ici tu ne crains rien. Je garantis ta sécurité.
  
  Il gara la Pontiac de l’autre côté de la rue et ils traversèrent la chaussée. Le portail était entrebâillé. Annabelle le poussa et, précédant Coplan, elle s’avança sur l’allée composée de plaques en bois successives, surélevées d’une vingtaine de centimètres à cause du sol rendu boueux par les pluies récentes.
  
  La main sur la crosse de ses automatiques, Coplan jetait des coups d’œil à droite et à gauche. Soudain, la plaque en bois sur lequel il cheminait bascula sous lui et il fut précipité dans un trou noir qui s’illumina quand, mû par ses prompts réflexes, il atterrit souplement sur la pointe des pieds plusieurs mètres plus bas.
  
  Au-dessus de lui, la plaque en bois se remit en place.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Il se trouvait dans un cube bétonné, dans lequel la circulation d’air était assurée par des bouches grillagées logées près du plafond. Un lit rouillé était coincé près de la porte contre laquelle il frappa pour s’apercevoir qu’il s’agissait d’un lourd panneau en métal. En face du lit, sur lequel était relié un matelas, un lavabo et une cuvette de W.C.
  
  Il était là depuis quelques minutes et pestait contre lui-même pour s’être laissé piéger aussi stupidement par Annabelle, et malgré les avertissements dont il avait bénéficié lors des tentatives de meurtres auxquelles il avait échappé, lorsque ses narines enregistrèrent l’odeur de pêches pourries.
  
  Un frisson glacé lui zigzagua entre les omoplates. Irrésistiblement s’imposait à lui l’association de cette odeur avec celle produite par le mélange de cyanure de potassium et d’acide sulfurique, tel qu’il était pratiqué dans les chambres à gaz de certains États américains pour exécuter les condamnés à mort. Cette écœurante odeur donnait la nausée et Coplan, bien que de toutes ses forces il se retînt, ne fut pas long à vomir sur le sol bétonné les bières et les amuse-gueule avalés en attendant Annabelle au Scarlet Bar.
  
  Était-ce sa dernière heure ? Allait-il mourir comme un assassin condamné par un tribunal californien ?
  
  Ses pensées en chamaille s’enchevêtraient. Il tenta de les rétablir. Une idée lui vint. Il sortit ses armes et fit feu sur les bouches d’aération par lesquelles pénétrait le gaz, en espérant que quelque chose se détraquerait qui mettrait fin à l’infernal processus dont les effets déjà sapaient ses forces.
  
  Ce fut en vain. Son esprit vacillait, ses yeux s'obscurcirent. Il eut l’impression de se trouver dans un manège de chevaux de bois devenu fou. Il partit comme une flèche dans un ciel noir.
  
  
  
  Quand il se réveilla ses armes avaient disparu et il avait encore dans les narines l’infecte odeur de pêches pourries et sa tête sonnait le tocsin. A pas précaires, il gagna le lavabo et, longuement, aspergea d’eau son visage et son crâne. Bientôt, il se sentit mieux et s’émerveilla d’être toujours en vie. Il n’eut pas le temps de s’étendre sur le sujet car la porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Deux Noirs au torse puissant et aux bras musclés. Sans mot dire, ils lui ramenèrent les poignets sur le ventre et le menottèrent avant de l’encadrer et de l’entraîner.
  
  Le couloir de la cave était long et étroit. Il aboutissait à une grande pièce sommairement meublée. Sur une chaise, Annabelle fumait une cigarette, un paquet posé devant elle sur la table en métal gris souris. Elle ne semblait nullement gênée par l’arrivée de Coplan. Quand elle posa les yeux sur lui, le regard était glacé comme une banquise. Il n’y avait même plus ce voile grisâtre qui l’avait embrumé et qu’il avait noté à deux reprises.
  
  Était-ce à dessein pour le narguer qu’elle avait retroussé à mi-cuisses la jupe de son tailleur en démasquant sa chair envoûtante?
  
  L’autre personnage dans la pièce était un homme d’une soixantaine d’années au visage rubicond de bon vivant, cette dernière qualité étant démentie par le regard cruel et la lèvre cynique. Une vilaine balafre à la naissance du cou et les cicatrices sur le poignet et la main gauche attestaient d’une vie vécue dangereusement. Quand il parla, Coplan remarqua le lourd accent slave et, pris d’une inspiration subite, il lança :
  
  - Heureux de vous rencontrer, général Gymajner. J’aurais préféré que ce fût en d’autres circonstances mais cette garce à la cigarette en a décidé autrement.
  
  L’homme fut décontenancé, tout comme Annabelle. Coplan les avait déconcertés et il en était tout réjoui.
  
  - L’air est-il plus sain ici qu’à Moscou ? poursuivit-il, une moue de dérision sur la bouche. On me dit qu’Eltsine ne souffre plus les anciens du K.G.B. et que discrètement il les fait éliminer dans quelque coin désert de Sibérie. Est-ce la raison de votre fuite ? Ou bien êtes-vous ici sur ordre ?
  
  Annabelle tremblait de rage impuissante. Nerveusement, elle écrasa sa cigarette dans le cendrier. Le Russe qui, l’espace d’un instant, avait donné l’impression d’entrer dans une violente colère se calma instantanément et c’est d’une voix ferme, crachotant sur les chuintantes slaves qu’il déclara :
  
  - Vos sarcasmes ne changeront pas un iota au sort qui vous est réservé, monsieur Cheynard. A quatre reprises vous nous avez échappé grâce, je vous le concède, à vos qualités exceptionnelles que j’admire, n’en doutez pas. Mais tout a une fin. Désormais, vos ressources hors du commun ne vous serviront plus à rien. Souhaitez-vous connaître la fin que nous avons imaginée pour vous ?
  
  - Stendhal plaçait dans la bouche de Mathilde de La Mole dans le Rouge et le Noir : « Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme. C'est la seule chose qui ne s’achète pas. »
  
  - Assez de références littéraires ! s’énerva Annabelle.
  
  Le Russe feignit de ne pas l’avoir entendue.
  
  - Stendhal avait raison. D’ailleurs, on ne vous demande pas de payer pour avoir droit à la mort que nous avons programmée. Voici ce que nous allons faire. Il faut absolument que vous mouriez de mort naturelle ou accidentelle. Dans ce dernier cas, que diriez-vous de la patte d’un éléphant ?
  
  L’estomac de Coplan chancela.
  
  - Les éléphants abondent dans le Parc Kruger, une région avec laquelle, déjà, vous êtes familiarisé puisque vous avez failli y perdre la vie. C’est votre amie Azi Xilfoga qui est morte à votre place. Donc, suivons la trame du scénario. Vous retournez au Parc Kruger. Vous commettez l’imprudence de vous aventurer hors des sentiers battus. Malencontreusement, vous rencontrez un éléphant qui vous écrase la tête.
  
  Coplan étouffa un petit rire.
  
  - Comment allez-vous inciter l’éléphant à m’écraser la tête ?
  
  - Qui parle d’inciter un éléphant à vous écraser le crâne ? Simplement, on vous pressera la tête sous un mouton d’acier et le tour sera joué. Ceux qui découvriront votre cadavre dans le Parc Kruger déduiront que vous avez été victime d’un éléphant. Après tout, ces animaux pullulent dans cette région. Ainsi la police et l’O.N.U. n’iront-elles pas chercher plus loin.
  
  Coplan était saisi par l’horreur. Malgré tout, il faisait bonne contenance :
  
  - A quoi vous avancera ma mort ?
  
  - A gagner du temps.
  
  - Comme celle de Thierry Vauquelin ?
  
  Le Russe hocha affirmativement la tête.
  
  - En effet.
  
  - Dans quel but ?
  
  Une lueur haineuse apparut dans le regard de l’homme.
  
  - Ce sera l’autre versant de votre châtiment, monsieur Cheynard. Mourir sans savoir pourquoi. Les flammes de l’enfer, en quelque sorte. D’autant que vous n’allez pas mourir tout de suite. Nous allons vous ramener à votre cellule et vous aurez tout loisir de vous morfondre en cherchant à découvrir nos mobiles. Ensuite, nous vous emmènerons au Parc Kruger.
  
  Coplan se tourna vers Annabelle :
  
  - Tu étais chargée d’espionner Thierry Vauquelin, n’est-ce pas ? Et ensuite, moi. Je reconnais que tu as été habile. Tu l’as envoyé à la mort, et moi, tu m’as entraîné dans un traquenard dans le même but. Quel jeu joues-tu donc ?
  
  Le Russe eut un rire grinçant.
  
  - Vous semblez ignorer, monsieur Cheynard, que certains Blancs militent à fond pour l’A.N.C. Dans la nouvelle Afrique du Sud, ils obtiendront des situations de choix, bien supérieures à celles qu’ils occupent actuellement. Annabelle est ambitieuse et ne se satisfait pas du poste de simple attachée parlementaire. Alors, elle s’active à mériter la fulgurante promotion dont elle bénéficiera. Quand on est rongé par l’ambition, on oublie la morale. Monsieur Cheynard, vous avez été victime d’une personne amorale.
  
  - Je t’en prie, Valeri, s’insurgea Annabelle d’un ton sec. Je ne suis pas ici pour me faire psychanalyser. Trêve de bavardages futiles, renvoyons-le dans sa cellule.
  
  Coplan se disait qu’une minute de répit pouvait changer le cours des événements. Aussi, précipitamment, il s’adressa au Russe :
  
  - Valeri Gymajner, est-ce que dans la nouvelle Afrique du Sud, vous aurez un poste qui tiendra compte de vos hautes capacités ?
  
  Cette fois, son vis-à-vis eut un sourire réjoui.
  
  - Il faudra organiser beaucoup de choses. Dans des domaines où je suis compétent.
  
  - Comme, par exemple, les services secrets ?
  
  Le Russe ne répondit pas et se raidit. Coplan sut alors qu’il avait brûlé ses dernières cartouches car Annabelle se leva et son compagnon l’imita
  
  - Votre nuit sera courte, monsieur Cheynard. Nous lèverons l’ancre à quatre heures du matin. Un saut en avion privé et nous serons au Parc Kruger à sept heures. A huit heures, tout sera terminé. Nous nous arrangerons pour que votre cadavre soit découvert très vite afin de vous éviter les outrages des hyènes fort nombreuses dans le coin.
  
  - Quelle importance puisque je serai mort ?
  
  - Nul doute que tu n’aies des obsèques dignes de tes talents, glissa Annabelle, sarcastique. L’O.N.U. y veillera.
  
  Coplan avait depuis longtemps repéré son Glock 19 et son Smith & Wesson 469 posés sur une seconde table, au-delà de celle devant laquelle se tenaient le Russe et Annabelle. Mais la distance était trop grande. En outre, il y avait les menottes autour de ses poignets et les deux sbires dans son dos.
  
  - Ramenez-le dans sa cellule.
  
  Les deux Noirs le crochetèrent sous les aisselles et l’entraînèrent. Aux menottes qui enserraient les poignets, ils ajoutèrent cette fois celles qu’ils claquèrent autour des chevilles et ils abandonnèrent Coplan sur le lit.
  
  Dès que la lourde porte se fût refermée, il se redressa et, malgré ses mains entravées, parvint à explorer ses poches. Le passeport avait été confisqué. D’ailleurs, il l’avait repéré à côté du Glock et du Smith & Wesson. Cependant, dans la poche intérieure de la veste, côté gauche, les trois stylos restaient en place. Il extirpa celui de couleur bleue, ôta le capuchon et délogea l’agrafe. Bien calée entre le pouce et l’index, la pointe de celle-ci déverrouilla le bracelet autour du poignet gauche. Coplan passa l’agrafe dans la main gauche et opéra de même avec le bracelet de droite, puis ce fut autour des chevilles.
  
  Il réassembla le stylo en s’étonnant qu’un général de l’ex-K.G.B. n’oblige pas ses sicaires à menotter dans le dos au lieu de sur le ventre. Sa tâche eût été plus ardue s’il en avait été ainsi. Le stylo réintégra la poche, Coplan cacha les deux paires de menottes sous le lit sur lequel il s’allongea, enfoui sous une couverture.
  
  Le temps lui parut long. Il ne dormit pas, guettant les bruits au-delà de la porte. Il enrageait contre Annabelle et contre lui-même de s’être laissé duper aussi naïvement.
  
  Quand la lourde porte grinça, il arracha la couverture et bondit. Ses deux poings réunis percutèrent le menton du premier Noir avec la force d’une tête de bélier. En même temps, son genou frappa avec colère dans le bas-ventre. Knockouté, son adversaire s’écroula en arrière en repoussant son acolyte qui, doté de bons réflexes, parvint néanmoins à brandir son Tokarev. Coplan ne lui laissa pas le temps de le viser. Son pied partit à la verticale au moment où l’homme pressait la détente et la balle s’en alla percuter le plafond. Le tireur n'eut pas le temps de récidiver. Coplan partit presque à l’horizontale et son crâne emboutit le nez du comparse qui, assommé, s’écroula sur les fesses.
  
  Coplan rafla le Tokarev et se rua dans le couloir.
  
  Alerté, le Russe débouchait à son extrémité, un autre Tokarev à la main. Coplan le cribla de balles. Par-dessus le cadavre qui avait culbuté contre le mur et retombait en avant, Annabelle apparut. Dans ses mains, elle tenait maladroitement le Glock et le Smith & Wesson. Maladroitement certes, néanmoins sa gaucherie ne l’empêcha nullement de faire feu avec les deux armes. Heureusement son inexpérience était telle que ses projectiles frôlèrent Coplan sans le toucher. Sans pitié, il riposta. Elle s’abattit d’une pièce sur le cadavre du Russe.
  
  Il revint sur ses pas, poussa les corps des deux Noirs dans la cellule et referma la lourde porte. Le Glock et le Smith & Wesson avaient échappé aux doigts morts d’Annabelle. Il les récupéra et abandonna le Tokarev, puis s’en alla reprendre son passeport. Les automatiques en main, braqués devant lui, il remonta au rez-de-chaussée. Personne d’autre dans les lieux.
  
  Dehors, un léger crachin tombait sur la Pontiac. Absent pour le moment, le vent du sud-est ne tarderait pas à le chasser.
  
  Il s’installa derrière le volant et démarra.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Née de la découverte des mines d’or, Johannesburg était construite en damier. Pour sacrifier à la nostalgie historique, on y voyait encore de nombreux terrils de sable blond d’où avait été extrait le métal précieux.
  
  Dans Diagonal Street, Coplan longea l’herboristerie Kwazulu, vouée à la médecine traditionnelle africaine et aux préparations des sorciers guérisseurs. On y soignait à l’aide de plantes mystérieuses qui accomplissaient des miracles pendant qu’obstinément le patient suçait avec extase la tête d’une statuette de sorcellerie Ndebele.
  
  Il tourna le coin de Main Market Street et entra dans l’immeuble de la Dannhauser Trust and Savings Bank.
  
  L'employée était une Asiatique aux yeux tellement bridés qu’on n’apercevait qu’une mince fente ponctuée d’une demi-tache noire.
  
  Coplan présenta le passeport de Thierry Vauquelin, la clé et la feuille de papier sur laquelle était inscrit le numéro. La jeune fille le guida jusqu’à la salle des coffres.
  
  Le coffre qu’avait loué le conseiller spécial de l’O.N.U. était vide à l’exception d’une grande enveloppe en papier kraft dont Coplan se saisit avidement.
  
  Dans le Trislander qui le ramenait au Cap, il l’ouvrit et en tira des feuillets dactylographiés.
  
  Thierry Vauquelin avait rédigé un rapport complet à l’intention du secrétaire général, ce fameux rapport pour lequel il avait sollicité l’envoi d’un messager.
  
  Les renseignements lui avaient été fournis par Erasmus Steenkamp et Jakobus Debeaumanoir, les Boers, et par Saaki Zaramba, le Xhosa de l’A.N.C. Ainsi s’expliquaient les raisons de leur assassinat. L’anthropologiste, amateur de cires, avait sans doute été considéré comme un traître par les extrémistes de l'A.F.I.S.A. Quant aux deux Boers, ils étaient des gêneurs que les tueurs style Sigambo n’éprouvaient aucun scrupule à éliminer.
  
  A son rapport, Thierry Vauquelin avait joint un document ultra-secret émanant de l'A.F.I.S.A. et Coplan comprenait maintenant le sens de la phrase lancée par le conseiller spécial au secrétaire général au cours de sa conversation téléphonique dans la cabine de Western Boulevard : J’ai mis la main sur un complot terrifiant et je possède un dossier explosif.
  
  L’A.F.I.S.A. avait mis sur pied une armée de mille tueurs, composée de Xhosas fanatisés qui haïssaient les Blancs. Chacun d’eux avait une cible. La répartition géographique était parfaite. Dans les coins les plus reculés, l’armée de sicaires devait frapper. La prise de pouvoir par l’A.N.C. étant acquise, le grand soir était programmé pour la fin de l’année. Chaque tueur était censé assassiner une dizaine de personnes. Ainsi le glas sonnerait-il pour dix mille victimes. En une seule nuit.
  
  Nul doute, escomptait l’A.F.I.S.A., que cette nuit d’épouvante ne soit suivie d’un exode massif des Blancs vers l’Australie, seule nation susceptible de les accueillir. L’ancien dominion britannique cherchait désespérément, face aux ambitions asiatiques, à augmenter sa population blanche qui s’élevait à 17 millions d’habitants pour un territoire vaste comme 15 fois la France.
  
  Si, en assassinant quelques dizaines d’étrangers, l’Algérie des intégristes parvient à faire fuir des dizaines de milliers d’Européens, raisonnait l’A.F.I.S.A., pourquoi ne réussirions-nous pas, nous, en éliminant dix mille Blancs, à provoquer une telle panique que nous serions débarrassés à tout jamais de cette engeance ?
  
  Alors, il ne resterait plus sur le sol sud-africain qu’une poignée négligeable de Blancs dont nous nous accommoderions, et les Zoulous à qui nous livrerions une guerre sans merci jusqu’à ce qu’ils se soumettent à notre pouvoir.
  
  Le chef d’orchestre de la sanglante opération était le fondateur de l'A.F.I.S.A. Le nom de code, à la fois romantique et cynique, signifiait en langue xhosa « Bouffée d’air pur ». En fait, le véritable planificateur de cette odieuse opération était Valeri Gymajner qui avait utilisé ses énormes talents acquis au K.G.B. pour organiser le massacre dans ses moindres détails.
  
  Quand il débarqua au Cap, Coplan était encore sous le coup de l’émotion éprouvée à la lecture de cet effroyable document. Il éprouva l’envie de téléphoner à Siaska, conscient qu’il avait été injuste envers elle en la soupçonnant sur de simples présomptions. Néanmoins, mieux valait ne prévenir personne de son départ précipité. Ni elle, ni Abascall. Un coup de téléphone à Air France lui apprit que s’il rejoignait l’aéroport Jan Smuts à 18 heures, une place lui était réservée sur le vol UT 312 qui décollait de Johannesburg à 19 heures à destination de Paris.
  
  Il boucla ses bagages, restitua la Pontiac à l’agence Avis et réemprunta le Trislander pour gagner Johannesburg. Le pilote paraissait mécontent de ce surcroît d’heures de vol mais n’émit aucun commentaire.
  
  A l’aéroport Jan Smuts, il jeta dans une poubelle ses deux automatiques vidés de leurs chargeurs qu’il avait laissés dans le Trislander, puis passa les contrôles de douanes et de police. Au préalable, il avait téléphoné au Vieux qui l’attendait au débarquement à Paris.
  
  
  
  - Félicitations, congratula-t-il quand il eut pris connaissance du dossier dans la voiture qui roulait en direction de la caserne Mortier. Vous repartez ce soir pour New York. Le secrétaire général vous attend demain matin. Dans l’intervalle, le ministre de la Défense et celui des Affaires étrangères souhaitent vous rencontrer. Ils sont avides de lire ce dossier ultra-secret. Il semble qu’ils aient fait préparer pour nous du champagne et des petits-fours.
  
  Le Vieux n’avait pas menti. Les deux ministres, chacun dans le style qui lui était propre, réservèrent à Coplan un accueil chaleureux et se répandirent en louanges.
  
  A New York, ce ne furent pas des petits-fours que le secrétaire général avait commandés mais des canapés au saumon et au caviar dont Coplan raffolait.
  
  Après la lecture du dossier, le haut fonctionnaire de l’O.N.U. était à la fois blême et scandalisé.
  
  - Ce complot est monstrueux ! s’exclama-t-il. Je vais immédiatement prendre les mesures qui s’imposent. Si l’Afrique du Sud recourait à une solution aussi atroce, alors nous enverrions des troupes !
  
  Conscient que la réussite exceptionnelle de sa mission lui donnait le droit d’exprimer son franc-parler habituel, Coplan ne se gêna pas pour lancer :
  
  - Dans ce cas, tâchez que ce ne soit pas un fiasco comme en Éthiopie ou à Sarajevo.
  
  Le secrétaire général en resta bouche bée. Il n'était pas accoutumé à ce qu’on lui assène ses quatre vérités.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en octobre 1994 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand-Montrond (Cher)
  
  
  
  
  
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