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No 1988, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
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ISBN : 2-265-04011-8
ISSN 0768- 178X
L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
Paul KENNY
CHAPITRE PREMIER
Francis Coplan fut déconcerté. Le 737 des Western Airlines en provenance de San Francisco avait atterri sans anicroche sur la piste de l’aéroport international d’Honolulu, situé sur l’île d’Oahu dans l’État d’Hawaï. Sans contestation possible, le voyage avait été agréable. Séduite par la belle prestance de Coplan, sa solide carrure et le magnétisme de son regard, sa voisine avait procédé à des avances dépourvues d’équivoque. Elle se nommait Deborah Grayson (mais tout le monde l’appelait Debbie, avait-elle précisé), était jeune, jolie, sur le point de divorcer et rêvait de mettre Coplan dans son lit, prétention contre laquelle il n’avait élevé aucune objection et dont il anticipait déjà le plaisir. Elle comptait l’emmener directement de l’aéroport jusque chez elle mais Coplan l’avait freinée :
— Je dois d’abord rencontrer un ami. Il m’attend à l’aéroport. Affaire urgente.
— Quelle affaire au monde est plus urgente que de faire l’amour ? avait-elle protesté, la mine sévère.
Il lui avait réclamé son adresse et son numéro de téléphone qu’elle avait griffonnés sur le rabat intérieur d’une pochette d’allumettes avec une telle hâte qu’il en avait déduit qu’elle était affamée de sexe, ce qui était loin de lui déplaire.
Le 737 ayant décollé du territoire américain, aucune formalité de douane ou d’immigration n’était nécessaire.
— Où il est, cet ami ? l’interrogea Debbie pendant que les premiers bagages défilaient sur le tapis roulant.
— Je ne le vois pas, éluda-t-il.
Thierry Vignon avait dit au Vieux qu’il serait là et il était contraire à sa nature de déroger à ses promesses, surtout lorsqu’il était le demandeur, et il avait insisté pour rencontrer Coplan.
— Le caractère urgent de l’affaire perd de son importance, se moqua-t-elle. On va chez moi ?
Coplan secoua la tête et la jeune femme fut surprise par la dureté soudaine dans son regard. Pour lui, l’heure n’était plus au marivaudage. Sa valise dévala sur le tapis et il agrippa la poignée.
— On se sépare ici, décida-t-il d’un ton courtois mais sans réplique. Juré, je reprends contact avec vous.
Et il s’éloigna vers le bar d’où il avait vue sur le hall. Malgré l’aimable fantaisie qui, désormais, gouvernait la vie de Thierry Vignon, il était impossible qu’il fût en retard. L’enjeu était trop gros. De plus, c’était un ancien professionnel et il savait pertinemment que la D.G.S.E. ne badinait pas avec l’amateurisme. L’ex-lieutenant de vaisseau aurait plutôt eu deux heures d’avance mais, en aucun cas, n’aurait manqué l’arrivée du 737.
Il commanda une Schlitz et garda les yeux fixés sur les allées et venues autour du comptoir Avis au coin duquel Vignon devait se tenir. Debbie traversa son champ de vision, l’allure pressée, svelte et élégante malgré sa jupe un peu froissée par les cinq heures passées sur son siège. À la main, elle portait deux bagages légers. Il la perdit de vue quand elle obliqua vers la station de taxis.
Une demi-heure s’écoula. À sa troisième bière, Coplan se dirigea vers la bulle et téléphona au Princess Kaiulani Hotel en demandant la chambre 409.
— Pas de réponse, chantonna la voix de la standardiste.
Il raccrocha. Quelque chose clochait réellement, conclut-il. Il régla ses consommations, loua une Pontiac Le Mans au comptoir Avis et prit la direction d’Honolulu en gardant les vitres baissées. La température était chaude et humide. Dans le ciel uniformément bleu, un soleil éclatant faisait du paysage un décor de carte postale auquel Coplan, pour l’instant, demeurait insensible tant, en lui, le souci était grand. Un pli barrant son front, il conduisait à la limite autorité des 88 kilomètres.
Que se passait-il ? L’absence de Thierry Vignon était-elle liée à l’appel qu’il avait lancé au Vieux ? Un gros coup, avait-il assuré. Votre culotte de peau va en tomber sur vos guêtres, avait-il lancé irrespectueusement sur le ton qu’il affectionnait depuis qu’il n’était plus assujetti aux règles hiérarchiques. Envoyez-moi Coplan, lui seul pourra dépatouiller cette affaire, ensuite avec la prime que vous me verserez, je compte bien me payer une année sabbatique dans les îles du Pacifique !
En quoi consistait ce gros coup ?
Coplan entra enfin dans Honolulu, la capitale de l’île dont le nom évoquait l’enchantement, le mirage, le paradis sur le sable fin, à l’ombre des cocotiers, aux pieds d’une beauté exotique au front couronné d’orchidées, qui grattait son ukulele en psalmodiant kipa aloha(1) de sa voix un peu gutturale.
Après avoir passé le pont sur le canal Alawai, il poursuivit dans Kalakaua Avenue où l’animation était intense. De prime abord, le nombre impressionnant de visages asiatiques dans les rues surprenait celui dont c’était la première visite. En effet, le cinquantième État de l’Union comptait quarante pour cent d’Américains d’origine japonaise et un dixième d’origine chinoise. Aussi découvrait-on des choses étonnantes et peu courantes aux États-Unis. Le gouverneur, les sénateurs et les représentants portaient des noms inattendus, tels que Yamachuma, Gosashishi ou Lim Tang Siang. L’afflux considérable de touristes japonais amplifiait l’impression ressentie. Une véritable invasion qui peignait en jaune les traits des passants sur les trottoirs.
L’hôtel Princess Kaiulani, l’un des plus beaux fleurons de la chaîne Sheraton, se dressait à deux pas de la célèbre plage de Waikiki, à l’un des angles des avenues Kalakaua et Kaiulani, l’autre étant occupé par un hôtel également prestigieux, le Hyatt Regency Waikiki.
À l’entrée du parking, Coplan remit un billet de cinq dollars au préposé tapi dans sa guérite et s’en alla ranger la Pontiac dans un emplacement situé en face des cabines d’ascenseur.
Sa valise à la main, il se présenta à la réception et se fit enregistrer. Comme convenu, Thierry Vignon avait réservé la chambre au nom de Francis Casait. C’était le 417. Son œil inspecta les deux cases. Elles étaient vides. Sans y croire, il questionna malgré tout :
— Pas de message pour moi ?
La réponse négative ne le surprit pas.
Pas de lettre d’explication non plus dans la chambre. Les orchidées dans leur vase étaient-elles une attention de l’hôtel ou de l’ex-lieutenant de vaisseau ?
Coplan aurait aimé prendre une douche et changer de vêtements, mais il refréna ce désir. Il se contenta de défaire sa valise après avoir téléphoné sans succès à la chambre 409. Dans sa trousse de toilette il pêcha le passe-partout maquillé en coupe-ongles et sortit dans le couloir. Personne. Sans forcer ses coups, il frappa à la porte de la chambre qu’occupait Thierry Vignon. N’obtenant pas de réponse, il s’activa sur la serrure durant quelques secondes.
Une fois à l’intérieur, il s’adossa au panneau, méfiant, puis avança lentement. À vrai dire, il s’attendait un peu à buter sur le cadavre de celui qui, un temps, avait été son compagnon d’aventures. Il respira lorsqu’il découvrit que son pessimisme n’était pas fondé.
L’air était trop froid. Il coupa la climatisation. Les orchidées étaient fraîches dans leur vase. Finalement, c’était probablement une attention de l’hôtel. Il se sentait en pays connu. Sur l’étagère au-dessus du lavabo dans la salle de bains, le flacon d’Eau d’Hadrien d’Annick Goutal voisinait avec la brosse à cheveux en écaille de tortue offerte par Amandina à la Trinidad. Thierry ne changeait pas ses habitudes.
Coplan entreprit une fouille en règle mais ne dénicha aucun indice intéressant. Sous la bible, accessoire indispensable au décor d’une chambre d’hôtel américaine, était glissée dans le tiroir une photographie grand format représentant une jolie fille assise devant un piano-bar. Le contraste était saisissant entre ses cheveux blonds bouclés et ses traits d’Eurasienne aux yeux bridés. Ses doigts étaient posés sur les touches du clavier et, au premier plan, dans le cendrier en onyx, on voyait les bagues qu’elle avait ôtées pour ne pas handicaper son jeu sur l’ivoire. En retrait, Thierry Vignon souriait. Coplan examina le cliché de plus près. Le temps n’avait pas prise sur le visage du coureur d’aventures qui conservait ce visage jeune, énergique, au teint bronzé par le soleil et les embruns, ce regard clair, ces cheveux au blond blanchi par le sel de l’océan.
Coplan en fut tout heureux.
Il retourna la photographie. Avec mon amour, Ciska. L’inscription était en majuscules.
Rien d’autre à se mettre sous la dent dans la chambre. Aussi, pour, peut-être, prendre les événements de vitesse, se saisit-il du guide touristique d’Honolulu et consacra-t-il l’heure suivante à dénicher le bar où, devant un piano, se produisait une Ciska. Sa peine fut récompensée. L’intéressée passait au Moana, un autre fleuron de la chaîne Sheraton, situé directement sur la plage de Waikiki, juste en face du Princess Kaiulani, de l’autre côté de Kalakaua Avenue.
Ceci acquis, Coplan conclut qu’il était préférable de retourner dans sa chambre. Là, il appela à nouveau la réception pour s’enquérir d’un message téléphonique laissé à son nom. Cette fois, son pessimisme était fondé. Il n’y en avait pas.
Après mûre réflexion, il se résolut à rendre compte au Vieux puisque, à cet instant, Vignon avait trois heures de retard sur l’horaire prévu.
De sous la pile de vêtements, il entreprit d’extraire l’appareil.
Après l’avoir conçu, les techniciens de la D.G.S.E. l’avaient baptisé le Teckel en raison de sa petite taille. Il s’agissait là du téléphone de l’an 2000. Pas de fil, pas de prise. Antenne télescopique de 50 centimètres. Poids : 223 grammes. Forme rectangulaire : 17 centimètres sur 6. Épaisseur : 2 centimètres. À l’intérieur, une électronique miniaturisée. Écran de 4 centimètres x 2 sur lequel défilaient les messages enregistrés par la mémoire. Alimentation par une batterie placée dans la partie basse et bénéficiant d’une autonomie de 8 heures de temps effectif d’utilisation. Apparence extérieure : celle d’une télécommande. Son principe de fonctionnement se résumait à 4 phases en succession fulgurante : 1) Synthétisation des paroles. 2) Leur numérisation. 3) Transmission. 4) Dénumérisation et restitution en clair.
Deux phases intermédiaires avaient été rajoutées par les cerveaux de la centrale du boulevard Mortier : cryptage et décryptage.
Coplan passa sur le balcon et pianota sur les touches. Entre Honolulu et Paris, le décalage était de onze heures, avec une journée d’avance pour la capitale française.
Avec l’âge, le Vieux dormait peu. Aussi répondit-il sur-le-champ. Coplan le mit au courant.
— Bizarre, admit le patron des services spéciaux, et pas dans ses habitudes. En outre, si quelque chose de fâcheux s’était produit avant votre arrivée, Vignon avait la possibilité de m’alerter directement. À tout hasard, voyez cette Ciska. De mon côté, si j’ai des nouvelles, je vous laisse à l’hôtel un message en code 14.
Coplan coupa la communication et rangea le Teckel. Prenant son mal en patience, il se doucha et changea de vêtements. Vers dix-neuf heures, il se fit monter par le room-service un mahi-mahi, un steak de dauphin grillé, accompagné d’une purée de papaye et d’ananas, parfumée à la menthe, qu’il arrosa de deux boîtes de bière Schlitz, avant de terminer par un brie du Wisconsin et deux tasses de café à l’italienne.
À vingt et une heures, Thierry Vignon ne s’était toujours pas manifesté.
CHAPITRE II
Sa voix était aussi moelleuse qu’une coulée de sauternes, se dit Coplan.
Aces high,
Were a king and a queen in heavens,
No longer at sixes and sevens
Elle chantait l’un des succès de Liza Minnelli. À l’un des angles du piano, le gros magnétophone diffusait le tempo d’accompagnement à la batterie et à la guitare, qui était préenregistré et variait selon le rythme adopté. En regard du bouton sélecteur, l’encoche indiquait « slow », « bossa-nova », « slow-rock », « hard-rock », « ballade ».
Assis sur un tabouret face au bar en demi-lune accolé au piano, Coplan sirotait son Molokai Mule, un cocktail explosif local, mélange de rhums blanc et ambré, de cognac et de jus de goyave. Cinq hommes seuls voisinaient avec lui et, distraitement, écoutaient Ciska, en jetant à la dérobade quelques coups d’œil furtifs en direction du bar traditionnel en retrait, avec l’espoir qu’une femme en quête de rencontres viendrait y chercher fortune. Dans la salle aux lumières tamisées, de nombreux couples prenaient un dernier verre. À travers la baie vitrée, la lune argentait les vagues qui venaient mourir sur la plage de Waikiki en rejetant sur le sable une poignée d’acharnés surfeurs que ne décourageait pas la nuit. Habillées d’une couleur phosphorescente, leurs planches ressemblaient à des feux allumés pour quelque barbecue païen destiné à ressusciter les divinités polynésiennes que les missionnaires protestants du XIXe siècle avaient bannies.
Aces high
The odds ran against us ten to five,
Here’s one to the two who’re still alive…
La chanson énumérait les treize cartes d’une couleur dans un jeu de cinquante-deux. Assez astucieux, s’amusa Coplan. Son regard accrocha les bagues déposées dans le cendrier en onyx, probablement le bien personnel de la chanteuse qui avait piqué une orchidée dans ses cheveux blonds du côté gauche. Selon la coutume hawaïenne, elle indiquait ainsi qu’elle était mariée ou, du moins, pas disponible. À droite, la fleur aurait signifié qu’elle était ouverte à toutes les propositions si elles se révélaient alléchantes.
Au bout d’un long moment, Ciska remarqua l’intérêt appuyé que Coplan lui portait et lorsqu’elle eut terminé le morceau, elle plaqua un accord et lança un chaleureux Aloha ahiahi(2) à l’adresse de Coplan mais que chacun de ses voisins prit pour lui, si bien qu’ils applaudirent à tout rompre. Coplan se garda bien de les imiter et tourna la tête pour commander un second Molokai Mule, manœuvre destinée à intriguer la jeune femme et qui réussit parfaitement puisque, lorsqu’elle attaqua la chanson suivante, elle laissa peser sur lui un regard indécis traduisant son étonnement devant un comportement inhabituel.
Elle en tenait pour le répertoire de Liza Minnelli et, langoureusement, distilla Once in a while. Mélancolique, la chanson évoquait les amours mortes, le regret du temps perdu et l’éloignement. Les voisins immédiats de Coplan arborèrent une mine nostalgique et il en déduisit qu’ils s’apprêtaient sans doute à quitter Honolulu et ses rivages enchanteurs, le contingent de touristes ou de voyageurs étant élevé dans la salle de bar.
L’un après l’autre, les cinq hommes abandonnèrent leur siège et Coplan se déplaça pour se trouver directement en face de Ciska qui avait branché son magnétophone sur un rythme de bossa-nova et interprétait Desafinado. Lorsqu’elle eut fini, il la complimenta :
— Léo u’i(3) !
— Mahalo nui(4) !
Après ce tribut payé au rituel hawaïen, ils échangèrent quelques phrases banales en anglais, et, à la fin de la prestation, au moment où elle éteignait le magnétophone, il questionna d’un ton volontairement brutal :
— Où est Thierry ?
Elle le regarda, nullement surprise ou déconcertée, et, tout en enfilant ses bagues, interrogea avec flegme :
— C’est vous, Francis ?
En un sens, Coplan fut rassuré. Le professionnalisme de Vignon s’affichait. À l’avance, il avait pris ses précautions. La photographie sous la bible constituait un des signes du jeu de piste. Vignon savait que Coplan découvrirait Ciska. D’ailleurs, tous deux n’avaient-ils pas agi de même, des années plus tôt, aux Philippines, lorsque les tueurs des services spéciaux chinois les traquaient séparément ?
— Il vous a laissé un message pour moi ?
— Non. Il a simplement dit que vous passeriez peut-être me voir.
— Où est-il ?
— Je n’en sais rien.
— Quand vous a-t-il parlé de moi ?
— Hier.
— Et quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— Hier. Vous m’accompagnez ? J’ai une petite faim.
Dans un restaurant chinois d’Ala Moana Boulevard, il s’offrit comme elle une soupe aux pousses de bambou et une salade de crabe et de crevettes, tout en pressant Ciska de questions.
— Il m’a paru soucieux, révéla-t-elle, les sourcils froncés. J’étais étonnée car cette attitude était contraire à sa personnalité. Il m’a rassurée et m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il serait très occupé pendant quelques jours mais que nous passerions ensemble le week-end.
— En ce qui me concerne, il n’a rien dit d’autre ?
— Si. Nous circulions sur le Kamehameha Highway en sortant du stade Aloha où nous avions assisté à un match de base-ball – c’est ma passion – et nous rentrions à Honolulu, lorsqu’il s’est tourné vers la droite et a désigné la baie en déclarant : « Si Francis vient te voir, dis-lui que l’eau est infestée de requins ». J’ai ri et répondu que personne n’avait jamais vu de requins dans la baie de Pearl Harbor. Il s’est obstiné : Tu lui diras ça, n’oublie pas, mais, évidemment il n’est pas sûr qu’il aille te voir puisque je suis censé le rencontrer à son arrivée. Donc, vous ne l’avez pas rencontré ?
— Non.
Coplan se rasséréna. Les réflexes de Thierry ne s’étaient pas émoussés et il avait pris ses précautions. Dans leur langage codé, le terme « requins » signifiait « documents ». Mais où diable dans la baie les avait-il dissimulés et qu’était-il advenu de lui ?
Ciska grignota une crevette, l’air pensif.
— C’est un garçon étrange, amorça-t-elle.
— Vous le connaissez depuis longtemps ?
— Deux mois.
— Et vous êtes follement amoureuse de lui ?
— Oui, avoua-t-elle en baissant les yeux et en caressant la tige de l’orchidée piquée sur le côté gauche de sa chevelure étonnamment blonde sans paraître teinte.
La fleur, vraisemblablement à dessein, était rouge, couleur qui, pour les Chinois, était synonyme de chance.
— Demi-Chinoise ? questionna-t-il.
Elle pouffa.
— C’est plus compliqué. Un père germano-suédois et une mère avec du sang chinois, coréen, japonais et thaïlandais. Sur le plan du métissage, je suis une vraie Américaine !
— Thierry adore les beautés exotiques, la flatta Coplan. Et vous en êtes une !
Volontairement, il ramenait la conversation sur celui dont l’absence à l’aéroport l’inquiétait. Mais sans forcer la note pour ne pas, en retour, s’attirer des questions indiscrètes. Au fond de lui-même, d’ailleurs, il était étonné du manque de curiosité de Ciska à son égard.
À la fin du repas, elle lui fournit ses coordonnées, indiqua ses heures de présence au Moana, et exigea de repartir seule en taxi.
L’inquiétude de Coplan s’accrut lorsque, de retour à son hôtel, il découvrit que Thierry Vignon n’avait pas donné de ses nouvelles.
CHAPITRE III
Thierry Vignon connaissait à la perfection la façon dont fonctionnait le cerveau de Coplan en particulier et, plus généralement, celui d’un agent Alpha(5) de la D.G.S.E. La même école l’avait formé. Par conséquent, en fournissant le renseignement superficiel à Ciska, il s’était mis à la place de l’envoyé de Paris et avait raisonné comme lui.
Coplan reposa les jumelles à l’aide desquelles il avait casé(6) la baie de Pearl Harbor et ses installations civiles et militaires.
Il demeurait dans l’incertitude et décida d’aller voir de plus près. Monopolisée par les installations militaires interdites au public, la baie de Pearl Harbor n’offrait que deux cachettes.
En rampant, il ressortit de la vieille cahute abandonnée qu’il avait dénichée à l’extrémité de Kaluamoi Drive, à une centaine de mètres du rivage de l’East Loch, et courut pour rejoindre sa Pontiac. Après avoir rangé les jumelles dans le compartiment à gants, il démarra et remonta vers le nord par le Kamehameha Highway qu’il suivit sur quelques kilomètres avant d’obliquer vers l’entrée de la base navale réservée aux civils. Là, il gara son véhicule et gagna à pied le vaste bâtiment que, dans les années cinquante, Washington avait érigé pour commémorer le souvenir des victimes tuées au cours du raid japonais du 7 décembre 1941, forfait qui avait déclenché l’entrée des U.S.A. dans la Seconde Guerre mondiale. À l’intérieur, des cartes monumentales indiquaient les axes de l’attaque. Funeste pour la marine et l’aviation américaines, ce jour terrible était raconté par les témoins dans de nombreux ouvrages et abondamment photographié.