Jean Bruce : другие произведения.

Ici Oss 117

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  ICI OSS 117
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Doucement, Pierre Dru fit escalader le trottoir à la puissante Talbot, l’immobilisa sur le terre-plein et coupa le contact. A cent mètres de là, les moteurs d’un Constellation prêt au départ se déchaînèrent pendant quelques secondes. Pierre Dru descendit de voiture, referma distraitement la portière et regarda le spectacle de l’aéroport.
  
  Pierre Dru était un grand type, massif, au visage glabre, à l’épaisse chevelure noire toujours soigneusement coiffée. Ses mouvements étaient lents, sa bouche, ironique, un peu molle, mais une impression de force tranquille se dégageait de toute sa personne, encore accentuée par l’expression attentive, toujours aux aguets, de son regard sombre.
  
  Il fourra ses mains dans les poches de son pantalon et marcha tranquillement vers l’aérogare des compagnies étrangères. La salle d’attente était pleine de gens venus comme lui attendre un ami ou des parents. Il se dirigea vers le bureau de renseignements où trônaient deux jolies blondes en uniforme.
  
  — Bonjour, dit-il. Le New York est à l’heure ?
  
  — Il est annoncé, monsieur. Il sera là dans dix minutes.
  
  — Merci, jeunes filles.
  
  Il leur sourit, puis tourna les talons et alla au kiosque acheter des cigarettes. Il se mit à fumer, sans cesser de sourire. Dans quelques instants, Hubert Bonisseur de la Bath, son ami, allait être là.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath était un Américain, de lointaine descendance française. Pierre et lui s’étaient connus cinq ans plus tôt, en 1943. Hubert, qui appartenait à l’O.S.S. (1), avait été parachuté en France, chargé d’une mission extrêmement dangereuse. Sa parfaite connaissance de la langue et des coutumes du pays qui avait été le berceau de sa famille le désignait particulièrement pour y opérer. Pierre, qui commandait alors un réseau de résistance, l’avait pris en charge et lui avait prêté son appui. Les deux hommes étaient faits pour s’entendre. Les dangers courus ensemble avaient scellé d’une solide estime mutuelle une amitié qui n’avait cessé depuis lors de s’épanouir.
  
  Le haut-parleur avait annoncé l’atterrissage de l’avion. Pierre Dru se rapprocha de la double porte vitrée derrière laquelle se tenaient quelques fonctionnaires de police et de douane. A l’autre bout de la grande salle du contrôle les passagers de l’avion transatlantique apparurent. Hubert était dans les derniers. Il vit Pierre et, avec son habituelle nonchalance de fauve, lui adressa un signe amical de la main.
  
  Le visage épanoui, Pierre se dit que son ami n’avait pas changé. Grand, svelte, large d’épaules, avec un rude visage de prince pirate orné d’une épaisse moustache, des yeux perçants bleus de glace surmontés de sourcils en broussaille, des cheveux châtain clair coupés très court, Hubert Bonisseur de la Bath était de ces hommes qui attirent l’attention, surtout des femmes. Il savait pourtant, lorsqu’il le fallait, passer complètement inaperçu.
  
  Ils s’étreignirent en se gratifiant l’un et l’autre de formidables claques dans le dos.
  
  — Content de te revoir, vieux brigand !
  
  — Et moi donc, vieille cloche !
  
  — Fait bon voyage ?
  
  — Excellent !
  
  Le porteur auquel Hubert avait confié ses deux grosses valises les suivit dehors, vers la voiture.
  
  — Jolie trottinette ! remarqua Hubert. Tu ne te refuses rien.
  
  Ils chargèrent les bagages et démarrèrent sans plus attendre en direction de Paris.
  
  — Où descends-tu ? demanda Pierre en doublant vigoureusement une file de voitures qui n’avançaient pas assez vite à son gré.
  
  — A « l’Univers », rue Croix-des-Petits-Champs, comme d’habitude. Ce n’est pas le « George-V », mais le patron est un ami et j’y ai toutes mes aises.
  
  — Bien. Alors, dis-moi un peu, qu’est-ce qui t’amène ?
  
  — Une drôle d’affaire, mon vieux. Tu sais que j’appartiens toujours à l’O.S.S. ?
  
  — Je m’en doute.
  
  — Eh bien je dois retrouver un dossier très important qui a été volé entre Orly et Paris au cours d’un hold-up. Ce dossier, qui était adressé par la Chase Bank de New York au Crédit Lyonnais de Paris, doit avoir un rapport avec une importante affaire de trafic d’armes. Je dois avoir tous les renseignements complémentaires ici, au Crédit Lyonnais. Ils ne tiennent pas, parait-il, à mettre la police française dans le coup.
  
  L’œil brillant, Pierre répliqua :
  
  — Ça semble intéressant… Y aura bien un petit boulot pour moi, là-dedans, hein ?
  
  — Bien sûr, dit Hubert. Si je t’ai fait signe, c’est que je compte sur toi. Plus on est de fous, plus on rit. C’est bien connu.
  
  — Tu peux compter sur moi.
  
  Ils roulaient dans Paris depuis déjà un moment. Bientôt, Pierre stoppa rue Croix-des-Petits-Champs, devant l’hôtel de l’« Univers ».
  
  Un chasseur se précipita et s’empara des valises de Hubert.
  
  — Quand nous revoyons-nous ? demanda Pierre.
  
  — Viens me prendre ce soir à sept heures, répondit Hubert. Nous dînerons ensemble. J’aurai vu le directeur du Crédit Lyonnais et nous mettrons un plan sur pied.
  
  — D’accord. A ce soir.
  
  Pierre lança le moteur et la Talbot démarra.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath serra la main de l’hôtelier qui était venu l’accueillir.
  
  — Nous vous avons réservé le 18, la chambre que vous préférez.
  
  Hubert remercia et monta tout de suite à sa chambre. Il prit un bain et s’allongea pour dormir un peu. Hubert adorait dormir.
  
  Après le déjeuner, il partit à pied et prit la rue de Richelieu. Il obliqua à gauche dans la rue du Quatre-Septembre et arriva rapidement devant le Siège Central du Crédit Lyonnais, immense bâtiment dont l’entrée principale est ouverte sur le boulevard des Italiens.
  
  Hubert, qui paraissait connaître les lieux, entra, prit un escalier sur la droite et le gravit jusqu’au deuxième étage. Là, il s’arrêta un instant sur un balcon d’où l’on embrassait d’un seul coup d’œil l’immense hall recouvert d’une verrière, dans lequel s’agitait tout un monde dans une rumeur où l’on reconnaissait le cliquetis des machines à écrire et des télétypes, les voix qui se croisaient sans arrêt et le froissement continu du papier. « Une véritable usine à gros sous », pensa Hubert.
  
  Il s’avança vers un huissier attentif et demanda :
  
  — M. Chenet, de la part de Hubert Bonisseur de la Bath.
  
  — Bien, monsieur, si vous voulez me suivre…
  
  Hubert suivit l’homme vers la gauche et pénétra dans un des bureaux de réception où on le laissa seul. La pièce était confortable, une moquette recouvrait le sol et de profonds fauteuils de cuir entouraient un bureau d’acajou. Aux murs étaient accrochées des photographies de diverses succursales de l’établissement. Les fenêtres doubles ouvraient sur la rue du Quatre-Septembre. Hubert observa un instant, d’un œil critique, des jeunes femmes qui, dans l’immeuble situé en face, s’initiaient aux secrets de la haute couture dans une école de coupe.
  
  M. Chenet entra. Directeur de la Haute Banque, c’est-à-dire chargé des relations avec les établissements étrangers, il avait à peine quarante ans. Il avait dirigé les filiales de la maison à Londres, Lisbonne et Genève. Il occupait maintenant un poste de confiance, parfaitement à la mesure de ses moyens et de sa valeur personnelle.
  
  Tout de suite il entra dans le vif du sujet :
  
  — Monsieur de la Bath, dit-il, j’ai reçu de la Chase Bank, par message chiffré, des instructions vous concernant. Vous allez avoir à vous occuper d’une affaire fort délicate. Des intérêts considérables sont en jeu et des complications internationales peuvent être redoutées…
  
  — Je vous écoute, dit Hubert.
  
  — Le 11 août dernier, un de nos fourgons a été attaqué alors qu’il venait de prendre livraison, à Orly, de sacs plombés qui nous étaient envoyés par la Chase. Ces sacs contenaient, outre cent mille dollars, un dossier extrêmement important.
  
  — Je sais tout cela, interrompit Hubert. C’est le contenu de ce dossier que j’aimerais connaître.
  
  — Nous y arrivons. Il est nécessaire que rien ne vous soit caché de cette affaire. Je vous demanderai simplement de considérer tout ce que je vais vous dire comme strictement confidentiel.
  
  — J’ai carte blanche et j’en userai selon les besoins de l’enquête, répliqua Hubert froidement.
  
  Sans se démonter, M. Chenet poursuivit :
  
  — J’ai reçu comme instructions de vous accorder la plus entière confiance. Nous laisserons donc ce sujet si vous le voulez bien.
  
  — Je vous en prie…
  
  — Vous devez savoir que, l’an dernier, l’armée suisse a renouvelé complètement son matériel. Il existe encore des stocks assez considérables d’armes réformées, entièrement neuves. Ces stocks ont été mis en vente par les Suisses. Des offres ont été faites à tous les attachés militaires des pays pouvant se rendre acquéreurs. Ces pays sont nommément désignés dans une note confidentielle du Département de la Guerre helvétique. Les pays arabes et l’État d’Israël, ainsi que l’U.R.S.S. et les Républiques populaires sont exclus de la liste. D’autre part, les commandes passées au Gouvernement suisse doivent être signées soit par le chef de l’État acheteur, soit par son ministre de la Guerre. En principe, cela semble présenter toutes garanties ; mais vous n’ignorez pas que certains petits États, souvent sud-américains, prêtent volontiers leur pavillon pour ces sortes d’opérations, moyennant une honnête rétribution. Généralement dix pour cent du montant de la transaction… qui se chiffre toujours par milliards. Or, voici deux mois, j’ai reçu dans ce bureau deux personnes qui m’ont demandé si notre établissement consentirait à se charger des opérations bancaires pour la réalisation d’une transaction d’armes entre deux gouvernements, portant sur une somme de vingt millions de dollars. J’ai répondu par l’affirmative.
  
  — Qui étaient ces deux personnes ? demanda Hubert.
  
  — Je connais l’une d’elles, M. Darbier, un jeune Français, directeur d’une maison d’import-export traitant de grosses affaires avec la Suisse par le canal de notre banque. Je vous donnerai son adresse si vous la désirez. Le deuxième est un personnage curieux et un peu inquiétant : un mulâtre de nationalité anglaise qui se vante d’avoir une mère bretonne et du sang juif. Vous voyez d’ici ce que cela peut donner. Très intelligent, il parle impeccablement notre langue. Personnellement je ne lui accorde aucune confiance.
  
  Hubert, qui écoutait intensément, demanda :
  
  — Leur position dans l’affaire ?
  
  — M. Darbier était intermédiaire entre le groupe acheteur représenté par le mulâtre, dont le nom est Franck Waites, et le groupe vendeur. Ce dernier était représenté par un officier des services de Renseignements suisses qui avait signé le contrat sous le nom de Chatelas.
  
  — Qui était l’acheteur ?
  
  — Officiellement, le Panama. Mais les journaux ont signalé à ce moment le passage au Bourget de Glub Pacha qui se rendait à Londres. Mon opinion personnelle est que les armes étaient destinées, en définitive, aux belligérants arabes. J’avais indiqué à MM. Darbier et Waites la marche à suivre en ce qui concernait l’aspect bancaire de l’opération. Un crédit en dollars devait être ouvert par la Chase Bank de New York au Crédit Lyonnais de Genève, au nom de M. Waites et l’accréditif devait être établi de cette dernière ville en faveur de l’Union des Banques Suisses, établissement désigné par le vendeur, M. Chatelas, prête nom du gouvernement suisse.
  
  — Pourquoi les documents ont-ils été envoyés ici et non directement à Genève ? questionna Hubert.
  
  — Parce que je l’avais demandé. L’opération était importante et je tenais à la diriger moi-même. Je devais partir en Suisse avec le dossier dès qu’il serait arrivé.
  
  — Je vois, dit Hubert. Et qu’y avait-il dans le dossier volé ?
  
  — Il y avait la lettre de crédit au bénéfice de M. Waites, d’un montant de vingt millions cent quarante-cinq mille dollars. Il y avait, d’autre part, des instructions secrètes concernant le déroulement de l’opération : essais du matériel, emballage, assurance, transit par l’Italie et embarquement à Gênes, etc. Ce que nous ignorons, c’est si l’attaque du fourgon a été exécutée par le gang des tractions-avant simplement pour s’emparer des sommes qui y étaient contenues, ou bien si elle a été montée par un S.R. quelconque pour rendre impossible la réalisation de l’opération, le secret, nécessaire, n’existant plus. Même dans la première hypothèse, il est à craindre que les détenteurs actuels se rendent compte de la valeur de ce dossier et essayent de le négocier.
  
  — L’enquête faite par la police française a-t-elle donné des résultats ? demanda le détective.
  
  — Non. C’est le commissaire Levide, de la première brigade mobile, rue de Bassano, qui a fait les premières constatations et interrogé les occupants du fourgon. Il n’a pu découvrir aucun indice. Il est inutile que vous alliez le voir. J’ai ici une copie de son rapport ; résultat : néant. Je ne vois pas très bien comment vous allez vous en sortir.
  
  — Moi non plus, dit Hubert, du moins pas encore. Mais j’ai une méthode qui est assez efficace. Elle consiste tout simplement à s’installer au milieu de la place en criant bien fort que l’on sait tout. Ça énerve les gens et ils viennent généralement vous taper dessus pour vous faire taire. Il suffit alors de frapper le premier. Simple question de souplesse et de rapidité…
  
  — Je vous souhaite bien du plaisir, monsieur de la Bath. Ah ! J’allais oublier ; voici un chéquier. Vous disposez ici d’un crédit pratiquement illimité ; tirez ce que vous voudrez.
  
  — Je vous remercie infiniment, monsieur. Je vais me mettre au travail tout de suite. Je vous tiendrai au courant. A bientôt !
  
  — Au revoir, monsieur de la Bath.
  
  Hubert descendit les escaliers et s’engagea dans le hall vers le boulevard des Italiens. Il s’arrêta à la caisse et retira cent mille francs. Puis il sortit et monta dans un taxi.
  
  — A France-Soir, rue Réaumur, dit-il au chauffeur. Cinq minutes plus tard, il pénétrait dans l’immeuble du grand quotidien du soir et demandait à voir le rédacteur en chef. Il était cinq heures de l’après-midi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  A sept heures précises, la Talbot stoppa devant l’« Univers » et Pierre en descendit. Le réceptionnaire de l’hôtel le conduisit au bar où Hubert l’attendait en dégustant un apéritif. René, le barman, servit un scotch à Pierre qui alluma une cigarette et en offrit une à son ami.
  
  — Tu sais bien que je ne fume jamais, dit Hubert.
  
  — Ah ! c’est vrai, j’oubliais. Peut-on imaginer un détective qui ne fume pas !
  
  Hubert sourit et reprit :
  
  — C’est peut-être nécessaire dans les romans, mais dans la vie il n’est pas obligatoire de griller cent grammes de tabac et de liquider trois litres de whisky par jour pour faire du bon travail !
  
  Pierre se mit à rire.
  
  — Au fait, quand commence-t-on à travailler ? interrogea-t-il.
  
  — Ce soir, mon cher, la bataille est déjà engagée.
  
  — Alors sortons vite. Où mangeons-nous ?
  
  — Au « Sanglier Bleu », si tu veux.
  
  — D’accord.
  
  Hubert régla les consommations et ils sortirent.
  
  Selon l’habitude, le « Sanglier Bleu » était bondé de clients. Dans le fond, au vu de tous, les poulets doraient lentement sur la rôtissoire.
  
  Les deux amis s’installèrent et choisirent leur menu : belons, poulet rôti, roquefort, salade de fruits ; une bouteille de Gewürztraminer 1945 et un Pommard 1933.
  
  Le chasseur apporta alors un France-Soir dernière que Hubert lui avait demandé en entrant. Le détective ouvrit le journal, y jeta un coup d’œil et le passa à Pierre en lui désignant en première page un article agrémenté d’une photographie.
  
  L’article était intitulé :
  
  LE VOL D’ORLY
  
  
  
  « L’enquête reprise par un détective américain ».
  
  La photographie était celle de Hubert Bonisseur de la Bath. Pierre lut le papier ainsi conçu :
  
  « On se rappelle l’attaque effectuée le 11 août dernier, contre un fourgon du Crédit Lyonnais et qui rapporta à ses auteurs plus de cent mille dollars. Ces fonds appartenaient à la Chase Bank de New York qui a envoyé en France, pour enquêter sur ce vol audacieux, un des plus célèbres détectives privés américains.
  
  « A sa descente d’avion, ce matin à Orly, ce célèbre spécialiste des affaires criminelles a bien voulu rompre son mutisme habituel pour déclarer à notre reporter :
  
  « — Je n’ai pas l’habitude de me déranger pour rien. Si je suis venu, c’est que je possède suffisamment d’informations au départ pour identifier les auteurs du hold-up et les « loger » en moins de quarante-huit heures.
  
  « Mes instructions prévoient d’ailleurs l’éventualité d’une négociation possible pour récupérer des papiers, sans valeur pour de simples particuliers, mais importants pour la Chase Bank et qui se trouvaient dans les sacs volés. Je me mettrai au travail demain. Ce soir, je vais revoir le « Gai-Paris ».
  
  « Nous souhaitons bonne chance à M. Hubert Bonisseur de la Bath, dont la réputation outre-Atlantique et le tableau de chasse doivent faire trembler les auteurs du « vol d’Orly. »
  
  
  
  Pierre fronça les sourcils.
  
  — Ça vient de toi, cette histoire ? demanda-t-il.
  
  — Entièrement. Qu’est-ce qui te chiffonne ?
  
  Pierre replia lentement le journal, l’air pensif.
  
  — Que tu te fasses passer pour un privé, je comprends. C’est une couverture qui en vaut bien une autre, mais tu aurais pu changer de nom…
  
  Hubert eut un geste désinvolte de la main.
  
  — Mon vieux, j’exécute les ordres. Je pense que le Département d’État ne veut pas qu’on puisse le soupçonner de favoriser l’un ou l’autre des pays en cause au cas où l’affaire viendrait à être connue. Tout a été arrangé avant mon départ. Si des curieux se mettent à fouiner, ils trouveront réellement à New York une « Bath Detective Agency », dont je suis le directeur. De cette façon, l’O.S.S. espère rester en dehors.
  
  — Je commence à saisir, murmura Pierre.
  
  — Si les documents seuls avaient été volés, insista Hubert, cette manière de faire n’aurait pas été possible. Mais il y a les dollars qui fournissent un excellent prétexte à enquête et qui me permettent d’agir au grand jour.
  
  — Compris, dit Pierre, tu espères qu’ils vont essayer de te démolir ou de négocier et en même temps se découvrir.
  
  — C’est tout à fait cela. Maintenant qu’ils connaissent ma figure nous allons nous montrer partout. Toi, tu joueras le rôle d’un ami de rencontre. Lorsque le contact sera établi, tu décrocheras pour couvrir mes arrières.
  
  — O.K. Tu peux compter sur moi, répondit Pierre.
  
  Le dîner se terminait. Les deux hommes se levèrent, prirent leur vestiaire et sortirent. Il était dix heures ; Montmartre ne s’animerait pas avant minuit. Le boulevard de Clichy était presque désert. A côté le Gaumont annonçait « Ambre » sur une immense affiche où s’étalait l’anatomie prometteuse de Linda Darnell. Pierre et Hubert entrèrent pour y passer les deux heures qui allaient constituer, en quelque sorte, leur veillée d’armes.
  
  A minuit quinze, les portes grandes ouvertes du cinéma déversèrent le flot mouvant des spectateurs, dont la majeure partie s’engouffra dans les bouches du métro.
  
  Pierre et Hubert remontèrent dans la Talbot qui démarra lentement et prit la rue d’Amsterdam où elle s’arrêta presque aussitôt devant le cabaret « Monseigneur ». Deux chasseurs en grande livrée ouvrirent les portières.
  
  Hubert s’adressa à l’un d’eux :
  
  — Bonjour, Jo, comment vas-tu ?
  
  — Monsieur de la Bath ! Ça alors ! Vous tombez bien.
  
  Et plus bas, il ajouta :
  
  — Prenez garde ! On parle de vous, ce soir, dans le quartier.
  
  — Merci, Jo. Je saurai me garder.
  
  — Je n’en doute pas, m’sieur. Merci, m’sieur !
  
  Jo referma la main sur le royal pourboire que venait d’y glisser Hubert.
  
  Il n’y avait presque plus de place dans le célèbre cabaret. Hubert inspecta avec une pointe de satisfaction le décor d’un luxe sobre. L’orchestre, composé uniquement de premiers prix du Conservatoire, jouait un tango au rythme lent. Quelques couples, étroitement enlacés, évoluaient sur la piste dans une lumière volontairement tamisée.
  
  Pierre et Hubert s’installèrent au bar. Pierre commanda un scotch et Hubert un café.
  
  A une heure du matin, les deux hommes quittèrent « Monseigneur ». Ils gagnèrent la rue Fontaine et s’arrêtèrent à « L’Ange Rouge ». Là aussi, il y avait du monde. Beaucoup d’étrangers étaient de passage à Paris en ce mois d’août et les affaires des night-clubs marchaient bien.
  
  Un maître d’hôtel s’affaira et plaça les deux amis. Sur la piste, des girls aux seins nus évoluaient en cadence.
  
  Il régnait là une chaleur étouffante.
  
  Deux entraîneuses approchèrent de la table et Pierre les invita. L’une était blonde et vêtue d’un tailleur noir. Sa veste s’ouvrait sur une blouse blanche agréablement tendue par deux seins ronds et pleins. L’autre portait une robe de satin noir qui s’harmonisait avec la teinte de ses cheveux. Sa poitrine, extraordinairement pointue, paraissait, à chaque mouvement, devoir jaillir à travers l’étoffe.
  
  Hubert commanda du champagne. Puis il invita la blonde à danser. Aussitôt, elle se serra étroitement contre lui. Il pensa qu’il se distrairait bien avec elle, mais il avait autre chose à faire.
  
  Pierre, qui simulait l’ivresse, racontait à la brune, d’une voix pâteuse, que son compagnon n’était autre que le célèbre Bonisseur de la Bath venu à Paris pour mettre K.O. le gang des tractions-avant. La fille l’écoutait avec attention et observait, de ses yeux perçants, Hubert dansant avec son amie.
  
  La blonde engagea la conversation. D’une voix de basse agréable, bien qu’un peu éraillée par la fumée, elle demanda :
  
  — Tu as une tête que je connais. Tu ne serais pas par hasard le privé américain dont les journaux ont annoncé l’arrivée ?
  
  — C’est possible, dit Hubert.
  
  Instinctivement, la fille s’écarta. Hubert, qui trouvait son contact à son goût le regretta. D’une pression du bras, il la serra à nouveau contre lui et la regarda avec des yeux doux qu’il savait irrésistibles.
  
  — Aurais-tu peur ? demanda-t-il.
  
  — Non, dit-elle, c’est toi qui devrais avoir peur. J’aime pas les poulets, mais tu es sympathique ; tu as de beaux yeux et je me sens bien dans tes bras. Alors, je te préviens, fais attention. Il y a des gars qui ont décidé que c’était ta dernière nuit.
  
  — Ils auraient quand même pu me consulter, gouailla Hubert.
  
  — Ne fais pas l’imbécile, reprit-elle, sérieuse. Ces gars-là sont des durs et font toujours ce qu’ils veulent.
  
  — Je te remercie, poupée d’amour, dit Hubert. Mais nous danserons encore ensemble, sois tranquille. J’aime trop sentir ton corps contre le mien et rien que pour ça je ferai en sorte qu’il ne m’arrive rien.
  
  — Idiot !
  
  La danse allait se terminer. L’obscurité se fit, presque complète. Seules quelques petites lampes voilées demeurèrent allumées aux coins de la salle. Hubert prit les lèvres de la fille qui, sans chiqué, lui rendit son baiser.
  
  — Tes lèvres sont douces, murmura-t-elle, mais tu devrais couper ta moustache, ça chatouille.
  
  Ils regagnèrent leur table. Pierre était seul.
  
  — Où est la brune ? demanda Hubert.
  
  — Aux lavabos, répondit Pierre.
  
  — Il faut que j’y aille, moi aussi…
  
  Hubert se dirigea vers les toilettes. Arrivé là, il aperçut la fille qui téléphonait. « Ça ne va plus tarder », pensa-t-il, et il se frotta les mains.
  
  Hubert régla l’addition. Ils prirent congé de leurs compagnes d’un moment, sortirent, remontèrent dans la Talbot et regagnèrent la rue Pigalle où ils s’arrêtèrent devant le « Grand Jeu ». Une voiture qui les avait suivis stoppa à dix mètres derrière. Hubert l’avait remarquée. L’affaire se précisait.
  
  Les deux hommes pénétrèrent à l’intérieur du cabaret. Le maître d’hôtel les installa et apporta une bouteille. Pierre buvait comme un trou. Hubert restait sobre, comme toujours. Il ne buvait que lorsque c’était nécessaire et il était alors capable de tenir tête aux plus endurcis.
  
  Pierre tira une cigarette dans son étui et en offrit une à Hubert.
  
  — Non, merci.
  
  — Zut ! Tu ne peux rien faire comme tout le monde… Dis donc, il est trois heures, j’espère qu’ils vont bientôt se décider.
  
  — Rassure-toi, dit Hubert. Depuis l’« Ange Rouge » nous sommes sous surveillance. Laisse-leur le temps de combiner leur truc.
  
  A ce moment, le maître d’hôtel s’approcha pour remplir les verres et, regardant Hubert, il dit :
  
  — Il n’y a pas beaucoup d’ambiance ici ce soir. Si ces messieurs cherchent à s’amuser, je leur conseillerais d’aller à « La Roulotte », à vingt mètres au-dessus. Vous y trouverez de très jolies filles et beaucoup d’atmosphère. Dites que vous venez de ma part.
  
  — Je vous remercie, mon vieux, dit Hubert, mais si un jour je monte une boîte de nuit, je ne vous prendrai pas à mon service. Vous avez une façon d’envoyer les clients ailleurs qui ne me dit rien qui vaille !
  
  — Que monsieur m’excuse, je crois que l’on m’appelle… Bonne nuit, messieurs…
  
  Pierre Dru fronça les sourcils.
  
  — Ce type-là ne me plaît pas du tout, dit-il.
  
  — A moi, si, énormément, répliqua Hubert. Nous allons finir notre bouteille et suivre son conseil. C’est sans doute à « La Roulotte » que va s’ouvrir le grand jeu. Rappelle-toi bien ce dont nous sommes convenus. Lorsque tu verras que le contact est établi, décroche et reste à proximité pour me donner un coup de main le cas échéant. J’ai l’impression que ces gars-là n’ont pas encore compris que l’on pouvait négocier. Si tu me vois partir en voiture avec quelqu’un, suis avec ton tacot, et essaie de ne pas me perdre. Si tu lâches le fil, passe à l’hôtel vers huit heures. Si je n’y suis pas, tu pourras aller faire un tour à la morgue… à tout hasard !
  
  — Bien. Cigarette ?
  
  — Zut ! répondit Hubert.
  
  — Ça va, te fâche pas.
  
  — On y va ?
  
  — On y va.
  
  Les deux hommes se levèrent et sortirent. A la porte un chasseur se précipita vers eux.
  
  — Ces messieurs veulent s’amuser ? Ces messieurs cherchent une boîte où il y ait de jolies filles ? Je conseillerai à ces messieurs « La Roulotte » ouverte toute la nuit ; soupers, attractions, prix modérés. Je vais conduire ces messieurs.
  
  Pierre et Hubert, laissant la Talbot, accompagnèrent le chasseur. Le cabaret « La Roulotte » était à quelques pas de là, en remontant la rue, tout près de la place Pigalle.
  
  Des projecteurs éclairaient la façade de stuc, sur laquelle était moulée en relief une roulotte tirée par de fringants chevaux et peuplée de bohémiennes déshabillées.
  
  Les deux hommes entrèrent. Le bar se trouvait tout de suite sur la droite, dans une salle qui s’ouvrait largement sur une autre plus grande au milieu de laquelle était la piste de danse.
  
  Une femme très brune, vêtue d’une robe du soir écarlate, chantait Mon Légionnaire d’une voix qui voulait imiter celle de la Môme Piaf, C’était affreux.
  
  Pierre remarqua :
  
  — Elle est bien roulée, cette fille. Ferait mieux de rester couchée ; elle gagnerait mieux sa vie et ça serait plus agréable pour le client !
  
  Le maître d’hôtel s’excusait :
  
  — Je regrette, messieurs. Je n’ai plus de table libre. Si cela ne vous dérange pas, je vais vous installer auprès d’une de nos très bonnes clientes qui est seule ce soir. Une vraie femme du monde, que ces messieurs ne s’y trompent pas !
  
  Hubert, à qui rien n’échappait, remarqua deux tables inoccupées sur la gauche, mais se garda bien de protester. Il ne fallait pas contrarier le jeu, du moins pas encore.
  
  Après qu’elle eut acquiescé à la demande du maître d’hôtel, les hommes s’installèrent à la table de la femme, dans la salle du fond à droite de la piste.
  
  La chanteuse n’avait pas encore terminé son numéro. Hubert en profita pour examiner sa compagne en toute tranquillité. Vraiment, on lui tendait un appât de choix. La femme était très belle, incontestablement.
  
  Il était difficile de lui donner un âge. Plus de trente et moins de quarante, estima Hubert. Ses cheveux blonds cendrés étaient tirés en arrière et noués simplement sur la nuque en un chignon plat, harmonieusement dessiné. Le front était large et haut, légèrement bombé vers le sommet, intelligent. Des sourcils nets, exactement à leur place et sans fard, accentuaient ce qu’il y avait de plus remarquable dans ce visage magnifique : les yeux. Abrités sous des cils bien fournis et parfaitement montés sur de voluptueuses paupières que de presque imperceptibles rides rendaient plus attirantes encore, ces yeux étaient larges et lourds. La prunelle, d’un bleu d’émail foncé, contenait un captivant mélange d’intelligence froide, de douceur voulue et d’amoureuses promesses. « Des yeux à faire défroquer un moine », pensa Hubert. Le nez droit, classique, aux narines mouvantes, était encadré par des pommettes saillantes qui trahissaient l’origine slave. La bouche, au dessin très pur, tendre, spirituelle et sensuelle à la fois, appelait le baiser irrésistiblement. Elle était soutenue avec bonheur par le menton, rond et léger. Les oreilles, bien accrochées, étaient finement ourlées. Le visage, tout équilibre et harmonie, était porté haut, avec une noblesse incontestable, par un cou rond et ferme, ceint étroitement d’un collier de vieil argent serti d’onyx et de rubis.
  
  Les épaules nues étaient dans la note, larges, rondes et pleines. La peau était mate et nacrée ; les bras, exactement ce que l’on pouvait attendre. Les mains étaient longues, spirituelles, impeccablement soignées, attachées sur des poignets d’une finesse incomparable, dont l’un était souligné d’un bracelet de matière et de travail semblables à ceux du collier.
  
  La robe, d’une simplicité raffinée, soulignait les lignes harmonieuses d’un corps parfait. De la jupe de toile de soie noire, abondamment froncée, partaient deux bandes de même tissu, mais de couleur blanche qui, après s’être tendues sur deux seins lourds et magnifiques, se resserraient pour se rejoindre derrière le cou. Le dos était nu, entièrement, et personne n’aurait pensé à s’en plaindre.
  
  La chanteuse quittait le plateau, saluée par quelques applaudissements qui s’adressaient, sans nul doute, davantage à son anatomie qu’à sa voix.
  
  Hubert et Pierre se présentèrent aussitôt à leur compagne et s’excusèrent de venir troubler la solitude, peut-être voulue, d’une femme aussi charmante. Elle se présenta à son tour :
  
  — Baronne Marlène Koslof.
  
  Et rassura les deux intrus.
  
  — Je suis seule ce soir, par hasard, et je m’ennuyais. Je n’aime pas la solitude. J’ai une absolue confiance en la psychologie de Marcel, le maître d’hôtel, et je suis sûre que vous êtes des gentilshommes. Aussi, je vous prie de considérer cette table comme la vôtre et d’agir de la même façon que si nous étions des amis d’enfance. Nous sommes ici pour nous amuser. Appelez-moi Marlène et je me servirai de vos prénoms.
  
  Sa voix était basse et profonde, extrêmement harmonieuse.
  
  Pierre et Hubert remercièrent la baronne Koslof. Le maître d’hôtel, sans qu’on l’y eût invité, amena une nouvelle bouteille de champagne. D’une main experte, il fit sauter le bouchon et versa dans les coupes le liquide pétillant. La baronne Koslof prit un verre et le leva en regardant intensément Hubert.
  
  — A la réussite de vos projets, si vous en avez, dit-elle.
  
  Les deux hommes l’imitèrent.
  
  — A la réussite des vôtres…
  
  Ils burent lentement, en s’observant mutuellement. L’atmosphère était étrange, tendue. Chacun, dans son for intérieur, pensait à la terrible partie qui allait s’engager.
  
  L’orchestre attaquait un tango. Hubert se leva et dit :
  
  — Marlène, voulez-vous m’accorder ce tango ?
  
  — Avec plaisir, mon ami, répondit la baronne Koslof.
  
  Elle était grande. Sa taille était d’une finesse extrême, ses hanches voluptueuses. Hubert la prit dans ses bras.
  
  Un frisson le parcourut. Il pensa que cela l’embêterait vraiment s’il lui fallait mourir sans avoir connu, au sens biblique du mot, cette magnifique créature.
  
  Elle dansait divinement bien. Étroitement plaquée contre son partenaire, elle s’abandonnait dans ses bras, lascive et légère. Elle avait une « présence » qui n’aurait pu laisser aucun homme insensible.
  
  Hubert, en cas de nécessité, la tuerait sans doute sans aucune hésitation ; mais, pour lors, en homme habitué, parce que vivant dangereusement, à ne rien laisser perdre de la vie, il profitait de l’instant sans aucune retenue.
  
  Elle avait rejeté son beau visage en arrière et fixait Hubert dans les yeux, d’un regard indéfinissable. Il pensa qu’elle aussi profitait de « l’instant » pour les mêmes raisons que lui.
  
  L’éclairage s’éteignit brusquement. Un projecteur s’alluma, balayant un coin de la piste d’un rayon de lumière écarlate. Hubert, instinctivement, resserra son étreinte. La baronne Koslof répondit à son mouvement. Leurs joues se touchèrent. Hubert respira le parfum, discret et voluptueux, qui montait de l’adorable nuque. Décidément, l’aventure lui plaisait. L’oreille de Marlène se trouvait tout près de sa bouche, il murmura :
  
  — Marlène, vous êtes merveilleuse. Quoi qu’il arrive, je me souviendrai de ce moment et vous en serai toujours reconnaissant.
  
  Il lui sembla que la baronne Koslof avait frémi presque imperceptiblement. Mais peut-être s’était-il trompé ? Il approcha ses lèvres et posa un baiser à la naissance des cheveux. Aussitôt, la belle Marlène se raidit et éloigna sa tête.
  
  — Vous allez un peu vite, Hubert, dit-elle d’une voix plus sèche. Ne me faites pas regretter de vous avoir admis en ma compagnie.
  
  — Excusez-moi, Marlène, répondit-il. Mais vous ne pouvez pas m’en vouloir… Pensez-vous qu’il soit possible de vous voir, et à plus forte raison de vous tenir embrassée, sans vous désirer avec intensité ?
  
  — Soyez raisonnable, Hubert, murmura-t-elle doucement.
  
  Il reprit en la serrant plus fort :
  
  — Vous êtes faite pour l’amour, mon amie. Cela se voit. Cela se sent. Dieu n’a pu concevoir une femme aussi belle que pour le plaisir…
  
  L’orchestre cessa de jouer. Hubert suivit sa compagne jusqu’à leur table. Pierre avait disparu.
  
  — Où est votre ami ? demanda Marlène.
  
  — Je ne sais pas, répondit Hubert. Je ne le connais que depuis ce soir. Il était seul, comme moi et nous avions uni nos solitudes. Il a peut-être pensé qu’il n’avait plus sa place dans le jeu. Pour ma part, je suis extrêmement heureux de rester seul avec vous.
  
  Ils s’assirent.
  
  — Que faites-vous, lorsque vous ne fréquentez pas les cabarets ? demanda la belle baronne.
  
  — Je suis expert en tableaux, répondit Hubert. Je tiens une galerie à New York. Je suis venu à Paris pour courir les expositions et les antiquaires, et aussi… un peu… les boîtes de nuit.
  
  Elle rit et répliqua :
  
  — Très intéressant. J’ai justement chez moi un tableau de l’école italienne sur lequel personne ne peut se mettre d’accord. Les uns l’attribuent à Canaletto, les autres à Francesco Guardi. Je serais heureuse que vous me donniez votre avis.
  
  — Très volontiers, allons le voir tout de suite !
  
  Elle prit un air effarouché.
  
  — Tout de suite ! Vous n’y pensez pas ?
  
  — J’y pense beaucoup, au contraire, dit Hubert d’un ton décidé. Qui vous en empêche ? Vous êtes mariée ?
  
  — Je suis veuve et je vis seule, répondit-elle.
  
  — Alors ?
  
  — Mais ce n’est pas convenable !
  
  — Allons donc ! Vous n’êtes plus une enfant. Si vous êtes sûre de vous, vous savez bien que vous n’avez rien à craindre.
  
  — Suis-je sûre de moi ?
  
  — Dans un sens ou dans un autre, certainement.
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Rien que vous ne puissiez comprendre, Marlène.
  
  Elle parut se décider brusquement.
  
  — Alors, allons-y. J’ai ma voiture à la porte. J’habite Auteuil.
  
  Hubert appela le maître d’hôtel, paya et demanda le vestiaire. Il posa sur les magnifiques épaules une cape de soie noire doublée de blanc et ils sortirent.
  
  Hubert jeta un bref coup d’œil à gauche et aperçut la Talbot à vingt mètres plus bas. Pierre veillait. Volontairement, le détective resta quelques secondes dans l’éclairage violent de la porte pour que son ami puisse l’identifier avec certitude.
  
  La baronne Koslof ouvrit sa voiture, un joli coupé Simca 8 noir et blanc et s’installa au volant. Hubert prit place à côté d’elle. Des chasseurs refermèrent les portières et la voiture démarra.
  
  Par les boulevards extérieurs, ils gagnèrent rapidement l’Étoile et prirent l’avenue du Bois. Avant d’arriver à la porte Dauphine, la belle Marlène obliqua à gauche et s’engagea dans la rue Spontini où elle stoppa.
  
  La baronne réveilla le gardien du garage de l’immeuble et lui demanda de rentrer sa voiture. Puis elle invita Hubert à la suivre dans un luxueux édifice. Avant de franchir le seuil, il jeta un dernier regard vers l’avenue du Bois. Aucune trace de la Talbot. Hubert se demanda comment Pierre avait pu les perdre. La baronne conduisait vite, mais ni elle ni sa voiture n’étaient capables de rivaliser avec Pierre au volant de son bolide. Vaguement inquiet, il s’engagea cependant dans le hall d’un pas décidé.
  
  L’ascenseur les hissa jusqu’au sixième étage. D’épais tapis étouffaient le bruit des pas dans le couloir. La baronne tira une clé de son réticule, ouvrit la porte de son appartement et donna la lumière.
  
  Hubert se tenait maintenant sur ses gardes. Décontracté, les réflexes prêts à jouer, il ne perdait rien des gestes de sa belle compagne. Il la vit refermer la porte derrière eux, faire jouer la serrure et retirer la clé. Il l’aida à se débarrasser de son manteau. Elle le précéda dans le vestibule qui était large et long et l’amena dans un salon Louis XV meublé avec un goût exquis. « Rien que de l’authentique », remarqua intérieurement Hubert. En fait, une large baie s’ouvrait sur le Bois. A gauche, une porte donnait accès à la salle à manger. A droite, une large ouverture dans le mur laissait apercevoir la chambre à coucher, au travers d’une grille en fer forgé.
  
  Tout de suite, la baronne Koslof montra à Hubert le tableau dont elle lui avait parlé. C’était une vue de la lagune de Venise. Hubert l’examina avec attention, la pièce était intéressante.
  
  — Il est difficile de juger à la lumière artificielle, dit-il. Mais à certains signes, je puis toutefois pronostiquer, avec une quasi-certitude, qu’il s’agit d’un Guardi. La façon particulière de peindre, par empâtement, la facture des personnages aux corps sinueux surmontés de têtes minuscules, le dessin, la qualité de certains rouges… oui, ce doit être un Guardi. Demain matin, à la lumière du jour, je pourrai vous donner une certitude.
  
  — Demain matin…, reprit la baronne en écho.
  
  Brusquement, elle se retourna et, par la fenêtre ouverte gagna le balcon. Elle s’appuya de la main au garde-fou et regarda quelques lumières qui scintillaient au loin sur la colline de Meudon.
  
  Une horloge sonna la demie de quatre heures. La nuit était belle et douce. Marlène aussi était belle, merveilleusement belle, mais douce…, il fallait encore attendre pour en juger.
  
  Hubert s’approcha à pas lents. Il se plaça derrière la femme et la prit aux épaules. Elle se retourna et fut dans ses bras. Ses lèvres chaudes et sensuelles se joignirent à celles de son compagnon. Ce fut un baiser extraordinaire… Hubert, pourtant habitué à ce genre de situation, dut faire un violent effort pour refouler l’émotion qui le gagnait et conserver le contrôle de lui-même. Il tenait dans ses mains les hanches de la femme. C’était rond, chaud, plein et terriblement excitant.
  
  Brusquement, elle se dégagea et alla éteindre l’électricité. Hubert redoubla d’attention. D’où viendrait le danger ? Il ne pouvait encore l’imaginer.
  
  Marlène revint se placer face au balcon sans toutefois s’y engager. D’une voix qui tremblait légèrement – était-ce de peur, d’énervement ou de désir ? – elle murmura :
  
  — Venez derrière moi, Hubert, et prenez-moi dans vos bras. Je veux vous sentir et regarder la nuit sans vous voir.
  
  Hubert vint se placer derrière elle. Il posa ses mains sur sa taille nue et, les poussant en avant, saisit à pleines paumes les deux seins palpitants, magnifiquement lourds et fermes. Elle s’abandonna et renversa sa tête sur l’épaule de son compagnon.
  
  Tout à coup, elle se mit à fredonner, d’une étrange voix de basse, une mélopée russe qui évoquait la volupté et la mort.
  
  Tous ses sens en éveil, Hubert conservait toute sa lucidité. Il remarqua qu’un des panneaux de la fenêtre ouverte formait miroir et lui permettait le cas échéant, de voir quelqu’un bouger derrière lui. Cela le rassura. D’un mouvement lent et continu, il continua de caresser la poitrine de la baronne Koslof qui fredonnait toujours.
  
  C’est alors que cela se produisit. A un moment où Marlène reprenait son souffle, il lui sembla entendre le bruit furtif d’une clé tournée avec précaution dans la serrure de la porte d’entrée. La baronne avait-elle entendu elle aussi ? Elle eut un léger frémissement, posa ses deux mains sur celles de Hubert et reprit son étrange mélopée, un ton au dessus. « Les femmes ne sont pas faites pour un tel travail, pensa Hubert, leurs nerfs ne tiennent pas. »
  
  Il aperçut tout à coup quelque chose qui remuait dans le miroir de la fenêtre. L’homme s’approchait avec une lenteur calculée.
  
  Hubert esquissa un léger sourire. Il ne pouvait faire autrement que goûter pleinement un « moment » d’une aussi rare intensité. Devant lui, dans ses mains, la volupté dans ce qu’elle avait de plus magnifique. Derrière lui, la mort traîtresse, impitoyable. Dans ses bras, Marlène se mit à trembler.
  
  Hubert vit l’ombre, dans le miroir, lever le bras lentement, esquisser un dernier pas. Il était temps d’agir.
  
  Avec la rapidité de l’éclair, Hubert se ploya en avant, entraînant la baronne dans le même mouvement, et lança de toute sa puissance son pied en arrière. Il y eut un choc sourd. Déjà Hubert, qui avait lâché Marlène, se retournait. L’homme, atteint au plexus, était encore courbé sous l’effet de la douleur. D’un terrible coup de genou, Hubert le redressa, et, d’une droite foudroyante, l’envoya en arrière. On entendit tomber la matraque de plomb que l’homme avait lâchée et le fracas d’un fauteuil renversé.
  
  Hubert bondit au commutateur, perdit une seconde pour le trouver. Au moment où la lumière jaillissait, l’homme lui arrivait dessus, tête baissée. Il n’eut pas le temps de l’éviter et reçut le coup de tête en pleine poitrine. Il exhala un « Han ! » retentissant ; le sang lui monta à la tête. Un voile rouge obscurcit sa vue. Il eut cependant la force d’envoyer son pied dans la figure de son adversaire qui reculait pour prendre son élan. L’homme apparut alors en pleine lumière.
  
  Une véritable armoire à glace. Hubert n’était pas de taille, il lui rendait bien vingt kilos. Il fallait en terminer vite sinon les choses se gâteraient.
  
  Marlène avait fermé la fenêtre et tiré les rideaux. Appuyée le dos au mur, les pommettes violemment colorées, elle observait le combat.
  
  D’un coup de pied bien calculé, Hubert expédia une des ravissantes chaises Louis XV à la tête de la brute. Puis, avec la rapidité du chat qui saisit une souris, il ramassa la matraque qui se trouvait tout près et attendit. Avec un rugissement de fauve, le géant repartit à l’attaque tête baissée. Mais Hubert était prêt. D’un pas rapide, il esquiva le choc en même temps que, de toute sa force, il assenait un impitoyable coup de matraque sur le crâne de son adversaire. Assommé, celui-ci s’effondra.
  
  Hubert remarqua alors un rouleau de corde solide posé sur le fauteuil près de l’entrée et qui lui avait sans doute été destiné. Parmi d’autres talents, Hubert possédait celui de savoir ficeler un homme. Rapidement, l’armoire à glace fut transformée en saucisson et mise dans l’incapacité de remuer autre chose que les oreilles. Hubert saisit alors son adversaire malheureux par les pieds et le traîna dans l’entrée. Là, il ouvrit un large placard, y bascula l’homme et l’y enferma à clé. Il tira devant un lourd bahut qui pesait bien deux cents kilos. Puis il poussa les verrous intérieurs de la porte d’entrée, installa la barre de sûreté et revint dans le salon.
  
  La baronne Koslof n’avait pas bougé. Appuyée au mur, les bras derrière le dos, sa lourde poitrine se soulevant et s’abaissant à un rythme accéléré, elle était agitée d’un tremblement nerveux qui la parcourait irrésistiblement des pieds à la tête. De ses grands yeux où se lisait le désarroi le plus complet, elle regardait Hubert s’approcher d’elle, gouailleur et très maître de lui.
  
  — Je ne vous demande pas d’excuses, dit-il. Au contraire, devrais-je sans doute vous remercier de votre neutralité pendant l’action ? Je pense toutefois que, tout compte fait, vous me devez bien quelque chose… ne serait-ce qu’un peu d’amour ?
  
  Brusquement détendue, la baronne Koslof se précipita dans ses bras et le baisa passionnément sur les yeux, les joues et les lèvres. Hubert, sans plus attendre, commença à la dévêtir. La baronne se remit à trembler, mais cette fois, c’était de tout autre chose. Il fit tomber la jupe et lui ôta ses bas. Ses jambes étaient à la hauteur du reste. C’était vraiment la plus belle fille qu’il eût jamais vue.
  
  Il souleva dans ses bras le corps magnifique, et passa dans la chambre à coucher. C'était cinq heures du matin et le jour commençait à poindre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Les yeux de Hubert s’arrêtèrent sur une pendulette posée sur la table de chevet. Huit heures dix !… Nom d’un chien ! N’avait-il pas demandé à Pierre, s’il perdait sa trace, de venir à huit heures à l’hôtel ? Si Pierre était passé, sans le trouver, Dieu seul savait, et encore rien n’était moins sûr, ce qu’il était capable de faire pour le retrouver !
  
  Sans hésiter, Hubert s’arracha des bras de la belle Marlène épuisée. Il saisit le combiné et forma le numéro sur le cadran. Le téléphoniste de l’hôtel répondit.
  
  — Allô ? Ici l’« Univers ». J’écoute…
  
  — Passez-moi la réception, demanda Hubert.
  
  — Voilà…
  
  — Merci… Allô… La réception ?… Bonisseur de la Bath à l’appareil. Quelqu’un est-il venu me demander à huit heures ?
  
  — Oui, monsieur. Monsieur Pierre Dru. Apprenant que vous n’étiez pas rentré, il est reparti en coup de vent, paraissant très inquiet.
  
  Hubert raccrocha. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il bondit dans la salle de bains sans accorder un regard à sa belle maîtresse qui s’était assoupie.
  
  Lorsqu’il fut habillé, il réveilla Marlène qui, instinctivement, lui tendit sa bouche et ses bras. Il lui donna un rapide baiser et dit :
  
  — N’oubliez pas, chère amie, que vous avez un pensionnaire dans le placard du vestibule. Je n’ai pas le temps de m’en occuper, faites-en ce que vous voudrez. Mais demandez-lui, de toute façon, de faire savoir à son patron, qui est sans doute aussi le vôtre, qu’il est inutile de chercher à me démolir. Je ne représente pas ici la Loi, mais la Chase Bank, qui se moque de quelques dollars qui lui ont été volés, mais qui tient à récupérer certain dossier sans valeur pour des particuliers, mais très important pour elle. Je dispose des fonds nécessaires pour racheter ces documents. Voici mon numéro de téléphone, je le laisse sur cette table. Que l’on me fixe un rendez-vous et j’irai, seul et sans arme…
  
  « Quant à vous, baronne aimée, je serai très heureux de vous revoir. Peut-être pourriez-vous alors éclairer un peu ma lanterne sur votre position dans le jeu ? »
  
  Le beau visage se contracta légèrement.
  
  — Je ne vous demande rien, reprit Hubert. En tant qu’adversaire, vous m’avez déjà accordé plus qu’il n’est d’usage. Et je ne voudrais pour rien au monde que l’on retrouve dans la Seine un corps aussi magnifique… Au revoir, mon amour, et à bientôt.
  
  Il prit les lèvres de la baronne qui n’avait pas prononcé une parole et s’en alla. En passant dans l’entrée, il frappa du poing au placard.
  
  — Comment te sens-tu, Gulliver ? demanda-t-il.
  
  Une injure obscène lui répondit. Hubert éclata de rire, ouvrit la porte et se lança dans l’escalier.
  
  Il était huit heures trente lorsqu’il déboucha dans la rue. Il héla un taxi qui passait.
  
  — Place Pigalle, à toute allure, dit-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Pierre avait bien vu Hubert sortir de « La Roulotte », mais lorsqu’il avait voulu démarrer pour suivre la Simca 8 de la baronne, le puissant moteur de la Talbot avait refusé obstinément de tourner. Après trente secondes d’essais infructueux, Pierre, la rage au cœur, descendit et souleva le capot. Il découvrit aussitôt la panne : tous les fils de bougies étaient arrachés. Ce beau travail avait sans doute été fait pendant qu’il était à « La Roulotte » avec Hubert. Promptement, Pierre remit tout en place et sauta au volant. Il allait tout de même essayer de rattraper la Simca qu’il avait vue tourner à gauche sur la place Pigalle.
  
  Dans un ronflement assourdissant, la puissante voiture partit comme une fusée. Coup de frein, coup de volant, hurlement des pneus sur l’asphalte et la Talbot repartait en trombe sur le boulevard de Clichy. En virant à nouveau devant le Gaumont, le bolide faillit quitter la chaussée ; mais d’une main sûre Pierre le redressa et derechef, écrasa l’accélérateur. Les Batignolles, Villiers, le carrefour Malesherbes à plus de cent trente à l’heure. Pierre arriva aux Ternes sans avoir rien vu. Alors, il ralentit et, dépité, furieux et très inquiet, il rentra chez lui, avenue Rapp.
  
  Il savait que Hubert s’était déjà sorti de situations fort dangereuses, mais il n’ignorait pas non plus que la chance lâche quelquefois ses favoris sans que l’on sache exactement pourquoi. Peut-être parce que l’on se trouve en face d’un plus chéri que soi… Enfin, il n’y avait rien d’autre à faire pour lui qu’essayer de dormir un peu et d’aller au rendez-vous que lui avait fixé Hubert.
  
  C’est ce qu’il fit.
  
  A huit heures précises, la Talbot stoppait devant l’« Univers » où Pierre apprit que son ami n’était pas rentré. Une vive inquiétude l’envahit aussitôt en même temps qu’une colère justicière. Ces gens-là allaient voir de quel bois il se chauffait ! Il reprit le volant, et, brûlant tous les signaux, insensible aux coups de sifflets stridents que lui adressaient les agents affolés, il gagna Montmartre et stoppa place Pigalle. Il était huit heures dix.
  
  Arrivé devant « La Roulotte » il poussa la porte qui s’ouvrit sans résistance et pénétra dans le cabaret. Tout était sombre et vide ; les chaises empilées sur les tables. Un aspirateur abandonné au milieu, sur le tapis. Des relents de fumée viciaient encore l’atmosphère. Le silence était complet, total.
  
  Lentement, Pierre avança. Bien décontracté, souple sur ses jambes, il était prêt à tout. Il traversa les deux salles et au fond, à droite, ouvrit une porte qu’il avait remarquée au cours de la nuit. Il entra dans une pièce très petite où se trouvaient deux tables flanquées de banquettes en velours rouge. Pierre traversa et poussa une autre porte. Il se trouva dans la cuisine. Tout y était propre, net. Une porte, à gauche, était fermée à clé. Pierre tira un passe de sa poche et se mit à travailler la serrure. Elle céda presque aussitôt. Un escalier s’enfonçait derrière, dans l’obscurité. Pierre tourna un commutateur, rien ne vint. Il chercha le compteur et le trouva dans un coin de la pièce, au-dessus de l’évier. Il abaissa la manette et la lumière jaillit.
  
  Pierre Dru descendit lentement, attentif à tout. La cave était carrée et pas très grande. A gauche, un réduit entouré de planches contenant le charbon. Les autres murs étaient dissimulés derrière des casiers à bouteilles. Un mur pour les liqueurs ; deux murs pour le champagne. Pierre commença par le tas de charbon qui n’avait vraiment rien de suspect. Il passa aussitôt au casier à champagne qui se trouvait sur la gauche. Il enleva des bouteilles et scruta le mur derrière ; tout paraissait normal. Il s’attaqua ensuite au casier du fond et retint une exclamation. Derrière ce casier, juste à l’angle formé par les deux murs, apparaissait une porte de bois, presque neuve. Pierre tira le casier qui pivota sans bruit. Il vit aussitôt la serrure « Yale » ; son passe serait inopérant. Il chercha autour de lui et trouva dans un coin une pioche, relique probable de la défense passive.
  
  D’un coup bien ajusté, Pierre Dru enfonça le coin de l’outil entre le mur et le bois et pesa de toute sa force. La serrure céda et la porte s’ouvrit. Un couloir obscur se trouvait devant lui. Il vit un commutateur sur la gauche et l’actionna ; le souterrain s’éclaira. Quatre portes étaient échelonnées sur le côté gauche, semblables à toutes les portes des caves individuelles parisiennes. Pierre attaqua la première.
  
  C’est à ce moment qu’il eut l’impression désagréable que quelqu’un l’observait. Il se retourna lentement et regarda derrière lui.
  
  Les deux hommes étaient négligemment adossés au réduit à charbon. Vêtus avec une élégance très spéciale, ils avaient tous deux leur main gauche enfoncée dans la poche de leur veston, le pouce en dehors, et tous deux tenaient dans leur main droite un revolver espagnol de 12 mm. Un truc à tuer un éléphant !
  
  Le plus grand prit la parole :
  
  — Alors, p’tit tête, on visite ?
  
  — Ben… Oui. Vous voyez, répondit Pierre, très calme.
  
  — T’avais qu’à nous d’mander la clé, ça t’aurait évité d’tout casser, reprit l’autre.
  
  Avec un sourire charmant, Pierre rétorqua :
  
  — Je l’aurais fait volontiers, mais je savais pas où vous trouver.
  
  — Monsieur fait de l’esprit ! Qu’est-ce que tu cherches ici ?
  
  — Je ne sais pas encore, dit Pierre en regardant évasivement autour de lui.
  
  — Te fous pas de nous ! T’es flic ?
  
  — Ah ! ne m’insulte pas, hein ! je pourrais me fâcher ! protesta Pierre en prenant un air profondément vexé.
  
  — Ouais… Si t’es pas flic, qu’est-ce que t’es ? Et qu’est-ce que tu fous là ?
  
  — Ma grand-mère a fait une fugue ; je la cherche, reprit Pierre d’un ton confidentiel.
  
  — Te fous pas d’nous, j'te dis ! Ou j’te bute…
  
  La bouteille de champagne, lancée d’une main sûre, atteignit la lampe qui vola en éclats. Deux coups de feu claquèrent en même temps, mais Pierre s’était jeté contre le mur. Puis s’en servant comme d’un tremplin, il bondit, heurta l’homme en pleine poitrine d’un terrible coup de tête. Mais emporté par son élan, il ne put éviter le second qui lui arrivait dessus. Il eut l’impression que son crâne éclatait. Tout devint rouge. Il perdit connaissance.
  
  C’est à ce moment précis que le taxi dans lequel Hubert venait de prendre place démarrait de la rue Spontini. Suivant les recommandations de son client, le chauffeur appuya sur l’accélérateur un peu plus que ne le toléraient les règlements. Dix minutes exactement plus tard, la voiture stoppait place Pigalle, juste en face de la Talbot de Pierre. Hubert lança un billet de mille à l’automédon ahuri et bondit hors de la voiture. D’un pas rapide, il s’engagea dans la rue Pigalle.
  
  Au même instant, une camionnette entièrement tôlée s’arrêtait devant « La Roulotte ». Un homme grand, vêtu de façon voyante, en descendit et pénétra dans le cabaret.
  
  Hubert arrivait sur ses talons. Il attendit quelques secondes et poussa la porte. Un spectacle étrange s’offrit à sa vue. L’homme qui venait d’entrer était debout sur la gauche et regardait Pierre qui, inanimé, soigneusement bâillonné et ficelé, était couché en travers d’un immense tapis dont un autre individu relevait une extrémité dans le but évident de l’y enrouler.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath ne put s’empêcher de sourire.
  
  — Vous faites un farci ? demanda-t-il de son ton le plus amène.
  
  Les deux hommes, comme un seul, mirent la main à la poche et sortirent leur artillerie.
  
  — Haut les pattes ! Qu’est-ce que tu fous là ? hurla le plus grand.
  
  Toujours aimable, Hubert répondit :
  
  — J’ai perdu mon cœur ici, cette nuit. Je venais voir si on ne l’avait pas trouvé ce matin en balayant…
  
  — Te fous pas d’nous ! T’es flic ?
  
  — En ai-je l’air ?
  
  — Te fous pas d’nous, j’te dis ! On sait faire jacter les gars quand il faut ! Qui qu’t’es ?
  
  — Hubert Bonisseur de la Bath, pour vous servir, messieurs, répondit le détective en s’inclinant légèrement.
  
  — Ah ! merde alors ! lança l’homme.
  
  — Je crois que c’est en effet le mot qui convient, dit Hubert courtois. Oui… je sais ce que vous pensez. Eh bien non, je ne suis pas mort. Votre patron et moi allons nous entendre ; je vous serais très obligé de bien vouloir me rendre mon ami Pierre ici présent.
  
  Les deux tueurs eurent un geste méfiant.
  
  — C’est du charre, dit le grand, tu parles trop, mon gars. Moi, j’aime pas ça. Ça m’embrouille. Et quand on m’embrouille, j’tape !
  
  — Ça n’est certainement pas une mauvaise méthode, remarqua Hubert conciliant. Mais il y a une façon bien simple d’arranger cela. Téléphonez à votre patron et s’il ne sait encore rien, demandez-lui de se mettre en rapport avec la baronne Koslof, elle lui donnera tous les éclaircissements nécessaires.
  
  L’homme hésita, puis se dirigea vers le bar et saisit l’appareil. Il forma un numéro et attendit quelques secondes.
  
  — Allô ! C’est Stéphan. L’patron est là ?… J’attends.
  
  Hubert, nonchalamment, saisit un fauteuil et s’assit.
  
  — Allô, patron ? Stéphan. Dites voir, y a l’Amerlo qu’est là. Prétend qu’y va s’entendre avec vous et réclame le mec qu’on a trouvé dans la cave…
  
  Stéphan écoutait, les sourcils froncés, ce qui devait être chez lui un signe d’énorme concentration intellectuelle.
  
  — D’accord. Vous d’vez savoir c'que vous faites, patron.
  
  Il raccrocha et s’adressa à Hubert :
  
  — T’as de la veine. Tu peux embarquer ton pote. L'patron a dit qu’tu t’trouves là c'soir à minuit. On viendra t’prendre.
  
  — Entendu, les amis, dit Hubert tout joyeux. J’y serai. Maintenant si vous vouliez me donner un petit coup de main pour rendre mon ami un peu plus présentable, vous me feriez un immense plaisir.
  
  En grognant, les deux casseurs s’agenouillèrent et entreprirent de déficeler l’immense carcasse de Pierre, que de légers frémissements commençaient à agiter. Ils lui enlevèrent aussi son bâillon. Hubert, qui avait rempli un verre à une bouteille de scotch trouvée dans le bar, souleva la tête de son ami et lui fit ingurgiter le liquide. Pierre toussa, secoua la tête, fit une grimace douloureuse et, ouvrant les yeux, aperçut Hubert.
  
  — Ah ! t’es pas encore mort, toi ? demanda-t-il.
  
  Puis paraissant réaliser soudain sa position, il ajouta :
  
  — On dirait que t’es arrivé à temps, mon petit vieux !
  
  Brusquement, il vit les deux brutes en face de lui. Une vague de fureur le souleva et le mit debout en un clin d’œil.
  
  — Salauds ! hurla-t-il en fonçant sur eux.
  
  Mais Hubert le retint.
  
  — Calme-toi, lui dit-il. Maintenant, ces messieurs et nous sommes presque des amis…
  
  Et soutenant Pierre, il l’entraîna vers la sortie. A la porte, il se retourna et, avec un sourire délicieux, il lança :
  
  — Au revoir, beaux gosses. Soyez bien gentils avec votre maman et ne m’oubliez pas ce soir.
  
  — Ta gueule ! répondit Stéphan et il cracha sur le tapis.
  
  Toujours souriant, Hubert laissa retomber la porte.
  
  Il aida Pierre à s’installer dans la Talbot et prit le volant.
  
  — Mon vieux Pierre, dit-il, je crois que le mieux que nous ayons à faire tous les deux est d’aller nous coucher. Je vais te conduire chez toi où tu pourras te mettre de la glace sur le crâne et je garderai ta voiture si ça ne t’embête pas. Ce soir, je passerai te voir vers sept heures et, si tu es possible, nous dînerons ensemble.
  
  — D’accord, petit père, répondit Pierre.
  
  Tout en conduisant, Hubert raconta les diverses aventures qu’il avait connues depuis qu’il avait quitté « La Roulotte » en compagnie de la belle Marlène. Pierre remarqua :
  
  — Somme toute, tu ne t’es pas ennuyé. Et si je comprends bien, le petit œuf de pigeon que j’ai sur le sommet du crâne est l’équivalent de quinze minutes supplémentaires passées dans le lit de la baronne ?
  
  — C’est à peu près cela, répondit Hubert, contrit ; mon vieux Pierre, je m’en voudrai toute ma vie.
  
  — Du charre, comme dirait le gars ! Moi, pour essayer seulement dix minutes un pareil châssis, je te laisserais découper en petits dés sans remuer seulement le petit doigt.
  
  Les deux amis éclatèrent de rire.
  
  Pierre finissait de raconter ses propres aventures, lorsque la voiture s’arrêta avenue Rapp. Hubert accompagna son ami jusqu’à son appartement et redescendit aussitôt.
  
  Quelques minutes plus tard, la Talbot stoppait devant l’hôtel de l’« Univers ». Hubert monta dans sa chambre. Il commanda un déjeuner substantiel, qu’il avala en un tournemain. Puis il se déshabilla et se mit au lit.
  
  Il eut alors le brusque désir d’entendre la voix de la baronne Koslof. Il décrocha l’appareil qui se trouvait à la tête de son lit et demanda le numéro. Quelques instants plus tard, on lui fit savoir que personne ne répondait. Il n’insista pas et, enfonçant sa tête dans l’oreiller, il s’endormit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Hubert se réveilla A cinq heures dans l’après-midi. Il s’étira avec satisfaction. Il était bien reposé et prêt à reprendre le jeu. Il se souvint qu’il avait rêvé de la belle Marlène. Décidément la baronne Koslof l’occupait beaucoup. Il eut un frisson au souvenir de leurs étreintes passionnées. Quelle femme ! Un vrai volcan ! Toutefois, Hubert n’était pas sans inquiétude quant aux suites possibles pour elle de leur aventure. Gulliver n’avait probablement pas très bien digéré l’histoire du placard et il n’avait certainement pas été très tendre pour la baronne dans le compte rendu qu’il avait dû donner à son patron. Marlène aurait à souffrir de la faiblesse qu’elle avait eue pour lui ; jusqu’à quel point ? Là était toute la question.
  
  Hubert décida de n’y plus penser et sortit du lit. Il enfila ses pantoufles et passa dans la salle de bains.
  
  En descendant, trente minutes plus tard, il entra au bar, désert à cette heure. René, le barman, lisait un roman policier. Il le posa et demanda à Hubert :
  
  — What do you want, Sir ?
  
  — Parle français, veux-tu ? dit Hubert. Est-ce que je te parle américain, moi ?… Et sers-moi un Cinzano avec de la glace.
  
  — Bien, monsieur de la Bath.
  
  Hubert avala le liquide d’un trait. Il avait vraiment soif.
  
  — Porte ça sur ma note, René !
  
  — Bien, m’sieur, au revoir, m’sieur.
  
  — A bientôt, René, dit Hubert en sortant.
  
  La Talbot était toujours devant la porte. Il prit le volant et démarra. Il suivit la rue Croix-des-Petits-Champs, s’engagea dans la rue Notre-Dame-des-Victoires et, à hauteur de la Bourse, vira à gauche dans la rue du Quatre-Septembre. Arrivé devant le Crédit Lyonnais, il s’arrêta, descendit et pénétra dans la banque. Il avait quelques détails à mettre au point avec M. Chenet.
  
  Il était sept heures moins un quart lorsqu’il remonta en voiture. A sept heures précises, il sonnait chez Pierre.
  
  Arsène, le valet de chambre, vint ouvrir. Il avait sa figure des mauvais jours.
  
  — Bonjour, monsieur, dit-il.
  
  — Bonjour, Arsène. Comment va votre maître ?
  
  — Fort mal, monsieur. Il souffre beaucoup de la tête et la bosse a pris des proportions énormes. J’espère qu’il ne va pas ressortir ce soir. Je suis obligé de constater que ces sortes de choses arrivent toujours à M. Pierre lorsqu’il sort avec monsieur…
  
  Hubert éclata de rire. Arsène ouvrit la porte de la chambre à coucher et le laissa passer. Pierre était étendu sur son lit, la tête relevée par des oreillers. Une poche de caoutchouc, pleine de glace, lui faisait une coiffure ridicule. Hubert faillit pouffer.
  
  — Bonjour. Il paraît que ça va mal ?
  
  — Pas si mal que ça, répondit Pierre. Arsène exagère. Je crois d’ailleurs qu’il t’en veut. Il a été jusqu’à me recommander de ne plus sortir avec toi !
  
  — Oui, reprit Hubert, il m’a fait des reproches. Beaucoup de gens t’envieraient un semblable valet de chambre !
  
  — Oui ! Alors, quoi de neuf ? demanda Pierre.
  
  — Rien… J’ai dormi.
  
  — Veinard !
  
  — Au fond, reprit Hubert, je n’ai pas besoin de toi, ce soir, puisque je dois allez seul au rendez-vous. Si tu veux m’offrir à dîner, je resterai avec toi jusqu’à onze heures. Puis je te laisserai te reposer.
  
  — Entendu, mon vieux, dit Pierre en sonnant son valet.
  
  Arsène servit un repas fort convenable aux deux amis, dans la chambre de Pierre. Ils bavardèrent gaiement et parlèrent surtout de leurs aventures sous l’occupation. A onze heures, Hubert prit congé.
  
  — Téléphone-moi demain matin vers huit heures à l’hôtel, dit-il. Si je n’y suis pas et que je n’aie pas laissé de message, c’est qu’il y a eu du grabuge. Dans ce cas, je t’autorise à te lever et à voler à mon secours. Je laisse ta voiture en bas ; fais-la rentrer ; elle ne pourrait que me gêner. Je prendrai des taxis.
  
  — Entendu, répondit Pierre. Sois prudent et ne traverse pas en dehors des passages cloutés !
  
  — J’y veillerai. Bonne nuit !
  
  Glacé, mais un sourire de triomphe au coin des lèvres, Arsène reconduisit Hubert Bonisseur de la Bath jusqu’à la porte.
  
  — Bonsoir, monsieur, dit-il.
  
  — Que Dieu vous garde, Arsène ! répondit Hubert toujours courtois.
  
  Hubert, maintenant, arpentait à pied l’avenue Rapp. Il s’engagea sur le pont de l’Alma et s’arrêta un instant au milieu pour jeter un coup d’œil sur l’eau qui coulait, noire, en contrebas, parsemée de lumières et d’étoiles. Il trouva un taxi à l’entrée de l’avenue Montaigne, il s’y installa et jeta au chauffeur :
  
  — A l’« Ange Rouge », rue Fontaine.
  
  La voiture démarra.
  
  Il y avait à peine le quart des tables occupées lorsque Hubert Bonisseur de la Bath pénétra dans le cabaret. L’orchestre s’installait et les musiciens accordaient leurs instruments. La blonde, avec qui il avait dansé la nuit précédente, était là, assise au bar. Haut perchée, elle découvrait avec générosité des jambes fort acceptables. Un sourire éclaira son visage lorsqu’elle aperçut Hubert. Tout de suite, elle vint vers lui et, sans façon, l’embrassa. Puis, elle l’entraîna dans un coin de la salle encore désert.
  
  — Je suis très contente que tu sois revenu, lui dit-elle.
  
  — Ne te l’avais-je pas dit ?
  
  — Oui, bien sûr ; mais on dit tellement de choses que l’on ne fait pas…
  
  — Moi, je fais toujours ce que je dis, reprit Hubert d’un ton détaché.
  
  — Tu as de la chance ! Je ne me mêle jamais de ce qui ne me regarde pas, mais tout de même, j’aimerais bien savoir comment tu as fait pour t’en tirer !
  
  — Je te dirai tout, poupée d’amour, mais pas ici. Je n’aime pas parler aux femmes trop habillées et je suis beaucoup plus bavard au lit.
  
  — On pourrait voir ça, fit-elle en lui lançant une œillade. Qu’est-ce que tu fais, ce soir ?
  
  — J’ai un rendez-vous dans une demi-heure, à côté d’ici. Je crains que cela ne me prenne beaucoup de temps.
  
  — Je pensais bien aussi qu’t’étais pas sérieux, dit la fille.
  
  — Détrompe-toi, belle enfant, reprit Hubert. J’ai envie de toi et je prends toujours ce qui me fait envie !
  
  La fille s’approcha et lui tendit ses lèvres.
  
  — Je m’appelle Rosette, lui dit-elle quand ce fut fini. J’habite au 22 dans la rue ; au troisième gauche. Tu peux m’y trouver à partir de six heures du matin.
  
  — Enregistré, dit Hubert en se touchant le front du doigt.
  
  L’orchestre attaquait un slow. Hubert se leva, moqueur et tendre.
  
  — Viens, Rosette désirée, que je te sente toute !
  
  La fille se serra étroitement contre lui. A la façon dont elle dansait, Hubert pensa de nouveau qu’elle devait s’y connaître en amour. Mais ce n’était pas ce qu’il voulait pour l’instant.
  
  — Où est ton amie, la brune ? demanda-t-il.
  
  — Pas encore là.
  
  — C’est elle qui t’avait dit la nuit dernière que je devais être descendu ?
  
  — Pose pas de questions, dit la fille, je t’aimerais plus.
  
  — C’est elle ? insista Hubert d’une voix plus dure.
  
  — Oui… mais dis pas que c’est moi qui te l’ai dit.
  
  — Que fait-elle dans l’histoire ? reprit Hubert.
  
  — Rien… simple rabatteuse.
  
  — C’est ton amie ?
  
  — Ça dépend, répondit Rosette, méfiante. J'peux rien lui d’mander, si c’est ça qu’tu veux.
  
  — N’en parlons plus… Tu sais qui est le chef ?
  
  — Le chef de quoi ?
  
  — Ne fais pas l’idiote, tu sais bien ce que je veux dire.
  
  — J’sais pas. Ma copine non plus. Elle est avec un de ses lieutenants… c’est tout.
  
  — Stéphan ?
  
  La fille écarquilla les yeux, surprise.
  
  — Comment le sais-tu ? demanda-t-elle.
  
  — Laisse tomber. Embrasse-moi, dit Hubert.
  
  Sans se faire prier, Rosette écrasa ses lèvres, chaudes et actives, sur celles de Hubert. Le slow se terminait ; ils regagnèrent leur table et s’assirent. Rosette se mit à pétrir le genou de son compagnon.
  
  — Tu n’es vraiment pas libre cette nuit ? demanda-t-elle.
  
  — Non. Je te l’ai déjà dit, j’ai un rendez-vous d’affaire de la plus haute importance.
  
  — C’est dommage, dit la fille d’un air navré, j’étais bien disposée.
  
  Hubert consulta sa montre. Dans cinq minutes, il serait minuit.
  
  — Il faut que je parte, dit-il.
  
  Il demanda la note, paya et sortit. Rosette l’accompagna jusque sur le trottoir.
  
  — Au revoir, don Juan, lui fit-elle. Si tu as encore des ennuis, viens me voir chez moi, il est possible que je me rappelle quelque chose…
  
  — Tu ne pourrais vraiment pas te rappeler tout de suite ?
  
  — Non. Je ne bavarde bien qu’au lit, je suis comme toi.
  
  — Je verrai cela, répondit Hubert en riant, à bientôt !
  
  — Au revoir ! N’oublie pas 22, rue Fontaine, troisième gauche, après six heures !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Il était très exactement minuit, lorsque Hubert Bonisseur de la Bath pénétra dans le cabaret « La Roulotte ». Le réceptionniste le prit par le bras, comme s’il avait été un habitué.
  
  — Vos amis sont arrivés, monsieur. Ils vous attendent dans le petit salon.
  
  Hubert, traversant les deux salles qui étaient déjà remplies de clients, suivit l’homme jusque dans la petite pièce qui se trouvait avant la cuisine. Stéphan et son acolyte étaient là, assis sur une des banquettes de velours rouge. « Ils ont l’air de deux ours constipés », pensa Hubert qui, aimable, les salua aussitôt.
  
  — Bonjour, les amis ! Avez-vous passé une bonne journée ?
  
  — Salut ! V’z’êtes à l’heure. J’aime ça, répondit Stéphan.
  
  L’autre était toujours muet comme une carpe. Hubert se demanda s’il savait parler. Il se décida à poser la question :
  
  — Votre ami est muet ?
  
  — Non, dit Stéphan. C’est un timide. Il ose pas jacter quand y a du populo.
  
  Hubert, moqueur, regarda le « Timide » avec sa tête de brute et sa formidable carrure.
  
  — Vous devriez l’envoyer à l’Institut Pellmann, dit-il.
  
  — Qu’est-ce que c’est qu’ça ? demanda Stéphan en fronçant les sourcils.
  
  — Une boîte où on s’occupe des gars dans son genre qui souffrent d’un complexe d’infériorité, répondit Hubert en riant.
  
  Stéphan devint brusquement furieux.
  
  — De quoi ! Te fous pas d’moi, t'sais. Et cherche pas à m’embrouiller. J’t’ai déjà dit que j'blairais pas ça !
  
  — Ne vous fâchez pas, cher ami, reprit Hubert, conciliant.
  
  Stéphan, encore maussade, lança :
  
  — Et puis, y a pas d’temps à perdre. L'patron nous attend. On doit d’abord gaffer si t’as pas de feu.
  
  Hubert ouvrit largement son veston.
  
  — Regardez, dit-il. Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je n’en porte jamais sur moi. En cas de nécessité, je m’arrange toujours pour prendre celui de l’adversaire. C’est une méthode qui présente deux avantages : d’abord celui de désarmer l’ennemi, ensuite, si on est obligé de le buter, de prouver la légitime défense. On ne prend jamais trop de précautions !
  
  Stéphan le regarda, vaguement intéressé.
  
  — C’est pas si bête, acquiesça-t-il lentement.
  
  Puis soudain, ayant sans doute réfléchi, il reprit :
  
  — Mais dis voir, t’en as trouvé souvent des gars qui se sont laissé chiper leur feu comme ça ?
  
  — A tous les coups puisque je suis encore là, dit Hubert.
  
  Stéphan fronça les sourcils et leva un doigt en signe d’avertissement.
  
  — Essaie pas avec moi, t'sais, gronda-t-il.
  
  — Avec toi, je n’oserais pas, bien sûr, assura Hubert en riant.
  
  Stéphan, des deux mains, vérifia si vraiment le détective ne portait aucune arme sur lui. Satisfait, il dit :
  
  — Bon, on va calter. L'carrosse est à la porte. Tu monteras derrière avec mon pote et on te bandera les châsses. T’as pas besoin d’voir où on va.
  
  — D’accord, c’est dans la règle, approuva Hubert.
  
  Les trois hommes se levèrent et gagnèrent la sortie. Ils durent contourner la piste où des couples déchaînés dansaient une samba endiablée. Une fille voulut entraîner le Timide qui rougit et la repoussa brutalement en grognant.
  
  Une traction-avant était rangée de l’autre côté de la rue, le Timide ouvrit la portière arrière, fit monter Hubert et s’installa auprès de lui. Puis, pendant que Stéphan lançait le moteur, il banda avec maîtrise les yeux de Hubert qui ne pouvait plus rien voir.
  
  Le voyage dura environ vingt minutes. Hubert avait noté avec soin toutes ses sensations : virages, lignes droites, bruits, odeurs… Il était certain qu’ils avaient traversé le bois de Boulogne et qu’ils venaient de passer sur un pont. Tout de suite après celui-ci, la voiture avait viré vers la droite, roulé très peu de temps avant de prendre une rue sur la gauche. Celle-ci devait monter, car Stéphan avait changé de vitesse et était resté en seconde jusqu’à ce qu’il se soit arrêté. Le moteur continuait à tourner. Hubert entendit le bruit d’une grille qui s’ouvrait. La voiture démarra de nouveau et, après un dernier virage à gauche, s’arrêta presque tout de suite.
  
  — On est arrivé, dit Stéphan.
  
  Hubert sentit le Timide descendre et lui prendre la main pour l’aider à en faire autant. Il demanda :
  
  — Puis-je enlever mon bandeau ?
  
  Stéphan répondit :
  
  — Pas encore, on te l’dira.
  
  Les deux hommes le prirent chacun par un bras et l’entraînèrent. L’air était chaud, fortement parfumé. Hubert n’arrivait pas à définir cette odeur.
  
  — Attention, y a des marches.
  
  Hubert les compta, il y en avait trois et elles étaient en pierre.
  
  Il entendit une porte s’ouvrir et une voix d’homme s’éleva ;
  
  — Faites-le entrer au fumoir et enlevez-lui son bandeau. Le patron va le voir tout de suite.
  
  Hubert, toujours guidé, fit encore quelques pas et pénétra dans une pièce sur la droite. Une porte se referma derrière lui. On lui rendit l’usage de ses yeux.
  
  — Assieds-toi, dit Stéphan, l’patron va venir tout de suite. On t’laisse. Salut.
  
  — Salut ! répondit Hubert en regardant autour de lui.
  
  La pièce où il se trouvait était un fumoir luxueusement meublé. Les murs étaient revêtus de panneaux de chêne clair. En face de lui, Hubert vit d’immenses rideaux écarlates qui tombaient du plafond et dissimulaient sans doute une vaste baie. A droite, se trouvait la cheminée, d’un dessin fort original. Des briques formaient le sol du foyer, bas et très large, encadré de fer noir. De chaque côté, des soubassements de pierre soutenaient un cadre de même matière qui s’élevait jusqu’à deux mètres du sol environ et contenait un décor fait de plaques de terre cuite rose. L’ensemble était harmonieux et tout équilibre.
  
  Dans le mur, où s’ouvrait la porte qui avait donné accès à Hubert, des niches pratiquées entre des pilastres de chêne étaient ornées d’objets de Chine posés sur des tablettes de glace et éclairés d’en haut.
  
  Sur la gauche, une immense cloison de glace laissait apercevoir un vaste salon. Au milieu de cette cloison, coulissant dans un cadre en menuiserie peinte, des portes en dalles de verre assuraient la communication.
  
  Hubert s’avança et s’enfonça mollement dans un des deux vastes fauteuils qui se trouvaient les plus éloignés de la cheminée. Celle-ci était flanquée, de chaque côté, de deux énormes canapés d’un confort extraordinaire. Tous ces sièges étaient recouverts de velours-fourrure grège. Le sol, devant la cheminée, était dallé de pierre dans laquelle des coquillages fossiles avaient laissé leurs empreintes. Au-delà, il était recouvert de moquette beige clair.
  
  Sur les dalles, entre les sièges, une table basse en fer noir à dessus de terre cuite rose supportait un plat chinois et un nécessaire de fumeur.
  
  L’ensemble était harmonieux, mais écrasant de luxe et de confort.
  
  La porte s’ouvrit et l’homme entra. Il était grand et large d’épaules. Un embonpoint assez marqué enlevait à sa carrure cette netteté qui l’aurait rendue athlétique. Son visage était rond, large et légèrement boursouflé. Ses cheveux attirèrent tout de suite l’attention de Hubert ; ils étaient tirés en arrière, noirs et lisses, d’un noir et d’une qualité que l’on ne retrouve que chez certaines peuplades de Mongolie. De larges lunettes noires à forte monture dissimulaient les yeux. Le nez légèrement camus, les lèvres épaisses. Physiquement, Hubert trouva l’homme déplaisant.
  
  — Monsieur de la Bath, votre présence ici, chez moi, me cause un vif plaisir. Votre réputation ne m’est pas inconnue. J’aime les hommes de votre trempe. Je vous prie de considérer cette maison comme la vôtre.
  
  Il s’exprimait avec recherche dans un français prononcé sans accent. Sa voix était agréable, avec ce débit particulier aux hommes habitués à parler en public. Il s’assit dans le fauteuil qui restait libre, alluma une cigarette et poursuivit :
  
  — Vous comprenez aisément que je ne puisse me présenter à vous sous mon identité véritable. Appelez-moi M. Martin, si vous le voulez bien.
  
  — Je n’y vois aucun inconvénient, dit Hubert.
  
  — Je dois tout d’abord vous féliciter pour la façon remarquable, à tous points de vue, dont vous vous êtes tiré du piège que je vous avais tendu.
  
  — La chance m’a servi, répondit Hubert d’un ton neutre.
  
  — La chance ? peut-être… Mais vous êtes un redoutable adversaire, monsieur. Et vous m’avez obligé à remplacer deux de mes meilleurs agents. La brute imbécile que vous avez si bien ridiculisée a été rayée définitivement des cadres… je n’aime pas les maladroits !
  
  La gorge de Hubert se serra un peu lorsqu’il demanda :
  
  — Et la baronne Koslof ?… puis-je savoir ?…
  
  — La baronne Koslof ? reprit M. Martin en élevant la voix. La baronne m’est trop précieuse pour que je puisse envisager sérieusement de m’en débarrasser. Elle a eu une défaillance excusable chez une femme, et que je comprends beaucoup mieux maintenant que je vous connais. La baronne Koslof est partie en province se reposer. Dès qu’elle aura retrouvé son équilibre, elle reprendra sa place dans mon organisation.
  
  Un valet entra à ce moment et déposa sur la table basse, devant les deux hommes, des coupes et un seau à glace dans lequel baignait une bouteille de champagne. Il remplit les verres. Puis, silencieux, il sortit.
  
  Le mystérieux M. Martin reprit.
  
  — Monsieur de la Bath, j’ignore ce que peut vous rapporter l’exercice de votre métier de… détective privé. Je pourrais, si vous le vouliez, vous offrir une situation de tout premier plan. Vous seriez mon bras droit. A nous deux, nous ne tarderions pas à être les maîtres de Paris. Et Paris, pour nous, pourrait être une véritable mine d’or.
  
  Hubert, impassible, répondit :
  
  — Je suis très flatté de votre proposition, monsieur… Martin et je regrette de ne pouvoir l’accepter.
  
  — Seriez-vous honnête ?
  
  La voix du gangster mondain était légèrement méprisante.
  
  — Pas précisément, répondit Hubert, si vous entendez le mot dans le sens étroit de la morale courante. Mais il y a des choses que je serai toujours incapable de faire. Par exemple : tuer pour me procurer de l’argent.
  
  — Pourtant, monsieur de la Bath, vous avez un tableau de chasse particulièrement chargé s’il faut en croire les journaux ?
  
  Hubert, glacial, rétorqua :
  
  — C’est exact. Mais je n’ai jamais tué qu’en légitime défense, pour sauver ma peau.
  
  — C’est bon, n’en parlons plus. Si d’aventure vous changiez d’avis, ma proposition sera toujours valable… Maintenant, si vous le voulez bien, parlons de l’affaire qui nous intéresse. Si j’ai bien compris, vous n’êtes pas chargé par la Chase Bank de retrouver les auteurs du vol et les sommes volées, mais seulement de négocier le « rachat » de documents qui se trouvaient dans les sacs destinés au Crédit Lyonnais.
  
  — C’est tout à fait cela, acquiesça Hubert. Si vous avez ces documents, nous pouvons discuter.
  
  — Je les ai… Quel prix en offrez-vous ?
  
  — Faites le prix vous-même, dit Hubert en chassant une poussière sur la jambe de son pantalon.
  
  — Je vous en prie. Vous devez savoir jusqu’où vous pouvez aller, reprit M. Martin.
  
  — Trois millions, annonça Hubert en regardant droit son interlocuteur.
  
  — Vous plaisantez, monsieur de la Bath ! Ou vous me prenez pour un enfant… Ces documents doivent avoir une valeur considérable pour la Chase Bank, et le fait qu’aucune des parties intéressées n’ait saisi la police française me fait penser…
  
  Hubert l’interrompit.
  
  — Ne laissez point courir votre imagination. Si la police française n’a pas été prévenue, c’est simplement en raison de son impuissance, amplement prouvée, en face de votre… organisation.
  
  M. Martin esquissa un léger sourire.
  
  — Et je vous le répète, poursuivit Hubert, ce qui intéresse la Chase Bank n’est pas de voir les auteurs du vol en prison, mais bien de récupérer les documents dont nous parlons.
  
  — Ce qui confirme leur valeur ! Votre chiffre est ridicule, monsieur, et je ne puis discuter sur cette base.
  
  Hubert parut réfléchir et reprit brusquement :
  
  — Je vais jouer cartes sur table. Le plafond que je suis autorisé à atteindre est de cinq millions, pas un sou de plus !
  
  — Moi, monsieur, répondit Martin en martelant ses mots, j’en demande dix, pas un sou de moins !
  
  — Impossible, dit Hubert. Il est inutile de continuer cette discussion.
  
  — A votre aise, conclut M. Martin, glacé. Je vais vous faire reconduire. Mais je vous préviens, un de nous deux est de trop dans Paris. Dès demain matin, je prendrai les dispositions nécessaires pour vous mettre hors de combat. Vous êtes seul et je dispose de moyens extrêmement puissants, ne l’oubliez pas !
  
  Hubert, qui s’était levé, n’écoutait pas. Une idée venait de germer dans son esprit. Pourquoi pas ? Il pouvait toujours essayer.
  
  — Écoutez-moi, reprit-il. Nous pouvons peut-être trouver un terrain d’entente.
  
  — Je vous écoute…
  
  — Je me sens un peu redevable envers la baronne Koslof, poursuivit Hubert. Je me fais fort d’obtenir l’accord de la banque sur le chiffre que vous avez fixé si, au préalable, vous rendez à la baronne sa liberté totale vis-à-vis de vous-même et de votre… organisation.
  
  M. Martin eut un sourire ironique où pouvait se lire également un soupçon de cruauté.
  
  — Seriez-vous amoureux ? demanda-t-il.
  
  — Non, répondit Hubert d’un ton neutre, mais je m’intéresse à la baronne.
  
  — Beaucoup d’hommes se sont intéressés à la baronne, dit Martin, et s’y intéresseront encore. Mais la baronne Koslof est ma propriété personnelle ! Le plus beau joyau de ma couronne… je dois l’avouer. Et elle n’est pas à vendre, monsieur de la Bath !… D’ailleurs, quoi que vous en puissiez penser, Marlène m’est très attachée.
  
  Trop vite et d’un ton trop méprisant, Hubert répliqua.
  
  — J’en doute fort !
  
  L’élégant bandit devint cramoisi et écrasa son poing sur le large accoudoir du fauteuil.
  
  — Je vous conseille de prendre garde…
  
  Hubert, impassible, le regardait. M. Martin, alors, se calma, reprit d’un ton presque affable :
  
  — Excusez-moi… Je vous demande d’oublier. En ce qui concerne les documents, je maintiens mon prix : dix millions. C’est à prendre ou à laisser. Si vous ne pouvez accepter, l’entretien est terminé.
  
  Hubert prit son temps. Le plafond que la Chase Bank lui avait indiqué était de vingt-millions.
  
  — Je suis d’accord, prononça-t-il d’une voix ferme. Fixons maintenant la procédure.
  
  — Vous avez sans doute un plan ? demanda M. Martin.
  
  — Oui. Le voici :
  
  — Je pense qu’il vous donnera toutes les garanties que vous êtes en… droit d’exiger.
  
  — Vous remettrez les documents à un avoué de votre choix, sans lui dire ce qu’ils sont, bien entendu. En même temps, le Crédit Lyonnais remettra les fonds en numéraire à son avoué habituel. Les deux hommes de loi choisiront alors un avocat qui jouera le rôle d’arbitre et au domicile duquel se fera l’échange. Le directeur du Crédit Lyonnais sera présent pour faire l’inventaire du dossier et, si tout est en règle, l’argent sera remis à votre avoué.
  
  — Cette façon de procéder serait parfaite en d’autres circonstances. Je suis prêt cependant à l’accepter, mais à une condition : c’est que vous restiez ici en otage jusqu’à ce que l’opération soit terminée.
  
  Hubert réfléchit quelques secondes et, très calme, répondit :
  
  — Je n’ai aucune raison de refuser.
  
  — Très bien, reprit Martin. Vous allez tout de suite écrire de votre main une lettre résumant notre accord, qui sera remise à l’avoué que j’aurai choisi pour lui permettre de se mettre valablement en rapport avec son confrère représentant la banque. Ensuite, je vous montrerai votre chambre et vous pourrez aller vous reposer.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath écrivit ce que lui demandait son singulier hôte. M. Martin lut, parut satisfait et, après l’avoir plié, glissa le papier dans son portefeuille. Il remplit les coupes une dernière fois et porta un toast.
  
  — Que tout se déroule bien ! dit-il avec un sourire.
  
  Hubert pensa qu’il n’aimait pas du tout le sourire de M. Martin. Les deux hommes quittèrent la pièce. Ils gagnèrent un hall, gravirent un escalier de marbre dont la rampe de fer forgé était d’une finesse remarquable et s’arrêtèrent dans un couloir qui s’ouvrait à gauche de l’étage.
  
  M. Martin sortit une clé de sa poche et fit jouer une serrure. Il poussa une lourde porte capitonnée et s’effaça :
  
  — Voici votre chambre, dit-il. Vous y trouverez tout ce qui pourra vous être nécessaire. Je suis certain que vous m’excuserez d’être obligé de vous enfermer et que vous comprendrez. Vous remarquerez, sans doute, qu’il n’y a point de fenêtres dans cette pièce. Soyez sans crainte, des ouvertures aménagées dans les murs vous apporteront de l’air conditionné. Je vous souhaite une bonne nuit. Si vous désirez quelque chose, sonnez. Un valet viendra prendre vos ordres.
  
  La lourde porte se referma.
  
  Décidément, M. Martin avait du goût. En connaisseur, Hubert Bonisseur de la Bath admirait la décoration de la pièce, d’une magnifique simplicité. Des murs unis ivoire servaient de cadre à des meubles de cuir posés sur une moquette de même couleur, mais plus claire. Cette chambre semblait avoir été conçue spécialement pour un homme. Le lit était fait de simples panneaux gainés de cuir bleu. La commode, dont l’ossature était semblablement recouverte de peau, était égayée par les taches claires des tiroirs de chêne à poignée de cuir. Les deux tables de chevet, d’une même facture, étaient à dessus de glace argentée. Sur la paroi opposée, à droite d’une cheminée au simple dessin, une armoire, entièrement gainée, elle aussi, était encastrée dans le mur. Les fauteuils étaient recouverts de tissu granité bleu. Aux murs, étaient accrochées trois gravures remarquables de Paul-Louis Bert.
  
  Une porte s’ouvrait sur la gauche. Hubert la poussa. Un escalier de quelques marches descendait de plain-pied dans une salle de bains entièrement dallée et revêtue de travertin romain.
  
  Hubert frissonna : de combien de sang était fait tout ce luxe ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Hubert se réveilla, chercha la lampe de chevet et fit la lumière. Sa montre bracelet indiquait sept heures trente. Il se souvint soudain que Pierre devait téléphoner à huit heures à son hôtel. Il était urgent de passer un message pour lui faire savoir que tout allait bien. Il appuya sur la sonnette et attendit. Il s’était écoulé à peine trente secondes lorsque la clé tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit et un valet de chambre, revêtu d’un gilet rayé et d’un tablier de toile blanche, apparut. Hubert, en le regardant, pensa que la livrée était bien nécessaire pour que l’on sache qui il était. On aurait cru plutôt un ex-catcheur poids lourd ayant pris sa retraite dans une bande de tueurs. En dehors de ses heures de service, c’est ce qu’il était très probablement.
  
  — Monsieur désire quelque chose ? demanda-t-il d’un ton qu’il s’efforçait de rendre aimable.
  
  — Oui, dit Hubert, je voudrais que vous passiez le message inscrit sur ce papier, au numéro indiqué.
  
  L’homme fronça les sourcils.
  
  — Je vais demander à M. Martin, dit-il.
  
  Hubert eut un geste désinvolte :
  
  — Demandez… demandez… Ah ! si vous pouviez m’apporter quelque chose qui puisse se manger, vous me rendriez un fier service.
  
  — Bien, monsieur, je vais faire le nécessaire…
  
  Il sortit et referma la porte. Il revint cinq minutes plus tard portant un plateau abondamment garni et les journaux du matin.
  
  — Votre message a été transmis, monsieur, dit-il. M. Martin vous verra dans la matinée.
  
  — Merci, répondit Hubert.
  
  Le valet-catcheur disparut. Hubert l’entendit tourner la clé dans la serrure. Il mangea de bon appétit. Puis il se leva, prit un bain et s’habilla. Il préférait être prêt à toute éventualité.
  
  Installé dans un fauteuil, Hubert lisait les journaux, lorsque la porte s’ouvrit. M. Martin entra ; il était onze heures.
  
  — Bonjour, monsieur de la Bath, dit-il. Avez-vous passé une bonne nuit ? J’ai le souci du confort de mes invités et je serais très peiné s’il vous manquait quelque chose.
  
  — Je vous remercie, monsieur… Martin, répondit Hubert. Le confort est parfait. La seule chose qui me manque est un peu de liberté.
  
  — Prenez patience, poursuivit le gangster mondain, la réalisation de l’opération est prévue pour quatre heures cet après-midi. Si tout va bien, à cinq heures vous serez libre.
  
  M. Martin ressortit. Il avait toujours le même sourire cruel, et Hubert sentit une petite pointe d’inquiétude au creux de l’estomac. Ne s’était-il point jeté dans un traquenard en acceptant de venir à ce rendez-vous ? Bah ! Il serait toujours temps de se faire du mauvais sang si les choses tournaient mal, Hubert s’était déjà sorti de situations beaucoup plus périlleuses que celle-ci.
  
  A midi et demi, le valet-catcheur apporta un déjeuner copieux et bien préparé. Hubert y fit honneur.
  
  Il était trois heures lorsqu’elle entra. Hubert avait entendu la porte s’ouvrir et se refermer mais, croyant que c’était le valet qui venait chercher le plateau, il n’avait pas levé les yeux. Étonné de ne plus rien entendre, il regarda et la vit.
  
  Elle était adossée à la porte et l’observait. Elle était grande et bien faite. Ses cheveux très noirs étaient coupés court et, séparés par une raie médiane, encadraient de simples rouleaux un visage étrange, extraordinairement expressif. Le front était bas et large. Les sourcils bien fournis, relevés à la pointe, abritaient des yeux allongés, presque bridés. Dans les pupilles, d’un vert sombre, dansaient de petites lueurs d’or, indéfinissables. Le nez était droit, les narines larges. Les pommettes saillaient. Le menton dur, volontaire, soutenait la bouche, dont la lèvre inférieure épaisse révélait une sensualité débordante et la lèvre supérieure, fine et mince, une cruauté intelligente et latente.
  
  Les épaules étaient nues. Un étrange corsage de toile rouge, ajourée, semblait simplement retenu par les seins que l’on devinait longs et pointus, en « poire ». Une jupe noire, collante et fendue à hauteur du genou, soulignait le dessin harmonieux des hanches et des longues cuisses. Une jambe apparaissait, gainée de soie et fort heureusement tournée.
  
  — Je suis la fille de M. Martin, dit-elle. Mon père est sorti et ne sait pas que je suis ici. Il ignore que j’ai découvert le passe qui ouvre toutes les portes de cette maison et qu’il tenait caché dans son bureau… S’il savait que je suis venue vous voir, il serait mécontent. Je m’appelle Sonia, et j’ai seize ans.
  
  La voix était agréable, bien qu’un peu métallique. Elle parlait lentement, d’un ton monocorde, sans paraître attendre de réponse. Hubert se leva.
  
  — Je suis très honoré de faire votre connaissance, mademoiselle Sonia, dit-il en s’inclinant légèrement.
  
  Déjà elle reprenait :
  
  — Je sais qui vous êtes. Papa m’a parlé de vous. Il ne me cache rien. Je suis sa secrétaire et sa confidente. Vous êtes un dur, d’après lui… Vous devriez accepter de travailler avec papa, sinon il vous tuera… probablement…
  
  Très naturellement, tout en parlant, elle était venue s’asseoir sur les genoux de Hubert qui avait repris sa place dans le fauteuil. D’inquiétantes petites lueurs dansaient toujours dans ses prunelles félines. Hubert pensa qu’elle devait être détraquée et certainement nymphomane. Il n’était pas homme à laisser passer semblable occasion. Et puis, cette petite, avec sa clé clandestine, pourrait lui être fort utile si les choses se gâtaient. Il lui entoura la taille de son bras gauche et, de sa main droite, commença à la caresser.
  
  La fille se laissait faire et continuait de parler. Soudain elle s’arrêta, prit la tête de Hubert dans ses mains et écrasa sa bouche sur la sienne. Hubert estima qu’elle avait un certain talent pour faire ça. Puis elle le mordit et lui fit mal.
  
  Hubert se leva, la tenant toujours dans ses bras, et se dirigea vers le lit. Aussitôt, elle protesta :
  
  — Non, pas maintenant, dit-elle ; quelqu’un pourrait entrer. Ce soir, à minuit, je viendrai te rejoindre…
  
  — Ce soir ? Je ne serai plus là, répondit Hubert.
  
  — Qu’en sais-tu ? reprit-elle en se dégageant.
  
  Elle était maintenant sur ses pieds. Sa lèvre se soulevait en un sourire cruel, semblable à celui que Hubert avait déjà vu sur le visage de M. Martin. Elle pivota sur ses talons, se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Après un regard dans le couloir, elle sortit et referma à clé.
  
  Hubert ne se sentait pas très à son aise. Il regarda sa montre, il était trois heures et demie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  A la même heure, rue Boissière, Me Laisné, avoué, glissait une forte enveloppe scellée dans sa serviette et s’adressait à son clerc :
  
  — Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez dans dix minutes à Élysées 94-40. Ne m’appelez que pour des choses vraiment urgentes.
  
  Peu après, au volant de sa voiture, il abandonnait l’avenue Kléber pour gagner la rue Galilée. C’est alors qu’une traction-avant, qui le suivait depuis son départ sans qu’il l’eût remarquée, le dépassa et, d’une magnifique queue de poisson, le bloqua contre le trottoir. Un homme, d’une élégance un peu spéciale et coiffé d’un chapeau trop clair baissé sur l’œil, arrivait déjà sur l’avoué abasourdi. Il tenait à la main un énorme revolver.
  
  — Ta serviette, vite. Et pas de rouspétance, où je te brûle.
  
  Effrayé, l’avoué tendit le maroquin. Un éclair fulgurant l’éblouit dans le même temps qu’il ressentit un choc terrible à la poitrine. Il perdit connaissance et s’écroula sur le volant de sa voiture.
  
  Déjà, dans un ronflement suraigu, la traction-avant repartait et virait sur la place des États-Unis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Hubert Bonisseur De la Bath marchait, de long en large, dans sa chambre. Il était six heures de l’après-midi et il attendait toujours M. Martin. Enfin, celui-ci entra. Il avait un visage fermé, impénétrable. Tout de suite, Hubert comprit que les choses tournaient mal.
  
  — Monsieur de la Bath, dit l’homme, j’aurais aimé venir maintenant vous rendre votre liberté. Mais un fait nouveau, extrêmement grave, est intervenu. Mon avoué, qui détenait le dossier que je lui avais remis, a été attaqué à la sortie de son étude. Les documents lui ont été arrachés et lui-même est actuellement soigné dans une clinique, dans un état désespéré… Je ne puis me résoudre à croire que cet ignoble attentat ait été perpétré par vos mandants et pourtant… cela est l’évidence même. Je me suis vu, en conséquence, dans l’obligation de prendre des décisions qui s’imposaient de mon point de vue, mais qui n’en seront pas moins fort désagréables pour vous.
  
  Impassible, très maître de lui, Hubert Bonisseur de la Bath répondit simplement :
  
  — Je vous écoute, monsieur… Martin !
  
  — Je me suis dessaisi de documents qui, selon notre accord, représentaient pour moi une valeur de dix millions de francs. Or, ces pièces m’ont été enlevées sans que me soit remise la contrepartie. Je suis donc en droit d’exiger… et j’exige !… que les dix millions qui me sont dus me soient versés de la façon que j’indiquerai au moment que j’estimerai opportun. J’ai informé, voici une heure, la direction du Crédit Lyonnais de ma décision, en lui indiquant que si une réponse favorable ne m’était pas donnée dans les vingt-quatre heures, je me verrais dans la… douloureuse obligation de vous supprimer.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath croisa ses mains, qu’il avait longues et fines, regarda bien en face M. Martin et répondit :
  
  — A moins que vous ne me preniez pour un imbécile, vous ne pouvez supposer un seul instant que je puisse être dupe de votre fable… C’est vous-même qui avez organisé cet attentat contre votre avoué pour récupérer les documents… en admettant que vous les lui ayez remis… et vous réclamez dix millions en échange de ma personne… que vous supprimerez de toute façon. Car, maintenant, j’en sais trop sur votre compte et vous savez bien que je n’aurai de cesse de vous avoir écrasé…
  
  M. Martin ricana, méprisant :
  
  — Monsieur de la Bath, dit-il, vous avez quelquefois, il faut le reconnaître, des éclairs de lucidité. Mais vous devez convenir que vous avez été un fichu imbécile de venir vous mettre en mon pouvoir… Demain matin, M. Hubert Bonisseur de la Bath, le roi des détectives américains, aura cessé de vivre. Paix à ses cendres !
  
  Hubert Bonisseur de la Bath venait de terminer le dîner savoureux que lui avait apporté le valet-catcheur. Il s’enfonça dans le moelleux fauteuil et réfléchit.
  
  La situation était grave. Il avait examiné la porte qui constituait la seule issue de la luxueuse prison où il se trouvait enfermé. Un rapide coup d’œil lui avait permis de constater que, sans outil spécial, il ne parviendrait jamais à la forcer. Son seul espoir consistait donc en la visite, annoncée pour minuit, de la fille de son geôlier. Si elle ne venait pas, il lui faudrait alors attendre, pour agir, le moment où l’on viendrait le chercher pour l’exécuter. Non, décidément, la situation n’était pas brillante.
  
  Hubert revit en pensée la baronne Marlène Koslof et sa splendide anatomie. Il ne croyait pas être vraiment amoureux d’elle, mais leurs rapides étreintes l’avaient laissé insatisfait. Il ne pouvait se dissimuler qu’il la désirait encore. On ne pouvait se lasser en deux heures d’une semblable créature.
  
  Il était huit heures. Il décida de se mettre au lit et de se reposer en attendant la problématique visite de Sonia. De toute façon, il aurait besoin, dans les heures qui allaient suivre, de tous ses moyens et de toute sa lucidité. Il se déshabilla, se glissa dans les draps et éteignit la lumière.
  
  Hubert faisait un rêve stupide. Il se regardait dans une glace et s’apercevait avec stupeur qu’il avait le côté droit du visage brun foncé, alors que le côté gauche était d’un blanc laiteux. Il se retournait et un homme qu’il ne connaissait pas lui demandait :
  
  — Comment se fait-il que vous n’êtes bronzé que d’un seul côté ?
  
  — J’étais parti en vacances pour un mois et je n’ai pu rester que quinze jours, répondait Hubert.
  
  Soudain, il s’éveilla et ouvrit les yeux. La pièce était éclairée et Sonia Martin se tenait près du lit. Elle était simplement vêtue d’un pyjama de soie à larges rayures bleues et blanches. La veste, sans ceinture, était tendue en avant par la poitrine et tombait droit dessous. Elle posa la clé sur la table de chevet et dit :
  
  — Je vous avais dit que je reviendrais, me voici. Mon père ne rentrera probablement pas avant l’aube. Il ne reste, dans cette maison, en dehors de nous, que le maître d’hôtel. Il a le sommeil lourd et nous ne serons pas dérangés…
  
  Hubert remarqua à nouveau les petites lueurs, semblables à des flammes, qui dansaient dans ses yeux pervers. Elle ôta la veste de son pyjama. Ses seins lourds, pointus, véritablement en forme de poire, semblèrent narguer Hubert. Le pantalon glissa sur le sol.
  
  Elle souleva le drap et se glissa dans le lit. Hubert sentit le doux contact du jeune corps, des jambes lisses. « Autant en profiter au moins une fois », se dit-il ; et il referma ses bras sur elle.
  
  
  …
  
  Sonia se leva et se dirigea vers la salle de bains, dont elle tira la porte derrière elle. Presque aussitôt, Hubert entendit le bruit sifflant de l’eau qui coulait. Le moment d’agir était venu. Sans, bruit, il se leva. La clé passe-partout était toujours sur la table de chevet. Il aurait pu simplement enfermer Sonia, mais il y avait des boutons d’appel et elle aurait donné l’alarme. Il lui fallait employer les grands moyens.
  
  Doucement, il entrouvrit la porte et regarda. Sonia lui tournait le dos. Hubert admira une dernière fois les lignes agréables de ce corps juvénile. Ce n’était plus l’heure du sentiment. Il consulta son chronomètre : minuit quarante-cinq.
  
  En revenant dans la chambre, Sonia vit Hubert debout devant elle et lui tendit amoureusement les bras. Un gauche bien appuyé l’atteignit au plexus, lui coupa la respiration ; puis une droite sèche, sans pardon, la frappa à la pointe du menton. Sans un cri, Sonia Martin s’écroula.
  
  Hubert souleva le jeune corps sans connaissance et le porta sur un fauteuil. Il descendit ensuite dans la salle de bains, prit une serviette et décrocha le cordon qui actionnait le rideau de la douche. Il revint et bâillonna solidement sa victime. Puis il l’attacha au lourd siège, de telle sorte qu’elle ne puisse remuer ni bras ni jambes. Elle en avait pour un moment.
  
  Il s’habilla rapidement, jeta un dernier coup d’œil sur Sonia, toujours inanimée et, au moyen de la clé laissée par la jeune femme, ouvrit la porte avec précaution. Le couloir était éclairé et désert. Il referma l’huis et, à pas lents et silencieux, refit en sens inverse le chemin qu’il avait suivi la veille en compagnie du mystérieux M. Martin. Il descendit l’escalier monumental et, parvenu dans le hall, avisa une porte qui, logiquement, devait donner dans le parc. La clé, dans la serrure, tourna sans difficulté.
  
  L’air frais de la nuit le frappa au visage. Cela sentait bon. D’invisibles insectes bruissaient dans les feuillages. S’il n’avait craint de faire du bruit, Hubert Bonisseur de la Bath aurait exécuté des galipettes. Il chercha à s’orienter, n’y parvint pas, prit à tout hasard à droite et se trouva bloqué par un mur au bout de quelques mètres. Il revint sur ses pas, suivant un chemin étroit qui longeait le mur de la villa et aperçut bientôt, au clair de lune, un large espace qui s’ouvrait devant la façade principale de la maison. Une allée s’en allait vers la droite, au bout de laquelle se découpait, en noir sur le ciel clair, la silhouette d’un portail. Il y parvint rapidement. La clé n’entrait pas dans la serrure. Il ne perdit pas de temps. En deux tractions il fut au faîte, exécuta un rétablissement et se laissa tomber de l’autre côté. Il resta un instant immobile et écouta ; rien ne bougeait.
  
  Il descendit la pente. Arrivé en bas, il lut au clair de lune, sur une plaque d’émail : « Avenue des Tilleuls ». La Seine coulait en face, de l’autre côté d’une rue qui la longeait. Hubert s’orienta à nouveau, prit à droite et parvint rapidement au pont de Saint-Cloud. Il était une heure cinq, le dernier métro serait parti. Tant pis, il avait maintenant tout son temps et une bonne marche dans la nuit ne pourrait lui faire du mal.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Hubert parvint Avenue Rapp trois quarts d’heure plus tard. Arsène, un pantalon hâtivement passé sur sa chemise de nuit, vint lui ouvrir et se crut obligé, en l’apercevant, de prendre un air pincé. Pierre était au lit, sa tête allait mieux et il était prêt pour de nouvelles aventures.
  
  Hubert lui raconta par le menu tout ce qui s’était passé depuis vingt-quatre heures. Pierre lui confirma l’attentat contre l’avoué, annoncé par tous les journaux du soir. Aux dernières nouvelles, les médecins espéraient le sauver. Il avait eu le poumon perforé par une balle de 12 mm, de fabrication espagnole.
  
  Les deux amis convinrent de se rendre immédiatement à la villa de Saint-Cloud pour tenter de retrouver les documents et, s’ils ne les trouvaient pas, d’attendre le retour de M. Martin pour l’obliger à rendre gorge.
  
  Pierre s’habilla rapidement. Lorsqu’il fut prêt, il ouvrit un tiroir d’une commode et en tira deux splendides colts à barillet, en acier bleui, de calibre 9 mm, souvenirs de résistance. Il vérifia le chargement et en tendit un à Hubert. Il prit, en plus, une boîte de cent cartouches qu’il glissa dans sa poche.
  
  — On ne sait jamais, dit-il. Si le concours de tir durait longtemps…
  
  A deux heures vingt, très exactement, la puissante Talbot sortait en trombe du garage, avec les deux amis à bord.
  
  — J’ai l’impression que ça va saigner ! grogna Pierre.
  
  Hubert ne répondit pas. Il pensait aux seins pointus de Sonia Martin et, d’un doigt distrait, caressait l’acier froid de son colt. Ce qui allait suivre ne le préoccupait nullement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Tournant au ralenti, la Talbot avançait lentement dans l’avenue des Platanes, Arrivé à l’extrémité et au sommet de l’avenue des Tilleuls, Pierre fit exécuter un tour complet à la voiture et stoppa. Il éteignit les feux de position et descendit. Hubert était déjà sur le trottoir. Ils se rejoignirent au milieu de la chaussée et discutèrent à voix basse.
  
  — Il nous faudra escalader la grille puisque la clé dont je me suis emparé ne l’ouvre pas, murmura Hubert. Ensuite, tu me suivras. Nous irons, en premier, à la chambre qui fut la mienne et essaierons de savoir, en interrogeant la fille, d’abord où se trouve le valet-catcheur, qu’il sera nécessaire de neutraliser immédiatement et, ensuite, si elle le sait et c’est probable, l’endroit où sont cachés les documents. D’accord ?
  
  — D’accord. Allons-y, répondit Pierre.
  
  La demie de deux heures sonna quelque part sur la colline. Les deux amis descendirent lentement l’avenue des Tilleuls. Cette « avenue » n’était, en vérité, qu’une petite rue très tranquille où l’herbe poussait entre les pavés. Elle ne mesurait pas plus de cent mètres de long. De hauts murs la bordaient, dissimulant aux regards de somptueuses villas.
  
  — C’est celle-ci, dit Hubert, fais-moi la courte échelle, je te tirerai ensuite…
  
  — Pas la peine de nous fatiguer, remarqua Pierre, la porte est ouverte !
  
  En effet, un des lourds battants était légèrement poussé vers l’intérieur, de quelques centimètres.
  
  — Tu es certain qu’elle était fermée lorsque tu t’es sauvé d’ici ? questionna Pierre.
  
  — Absolument ! J’ai essayé la clé dans la serrure.
  
  — Alors, quelqu’un est entré ou sorti depuis ton passage !
  
  — C’est évident. Soyons sur nos gardes.
  
  D’un même mouvement, les deux hommes prirent leur colt bien en main. Pierre poussa le vantail qui s’ouvrit en grinçant légèrement. Il passa, suivi de Hubert qui, tout de suite, se dirigea vers la gauche.
  
  La petite porte, qui donnait accès au hall et par où Hubert avait quitté la villa, était ouverte, elle aussi.
  
  — Pourtant, je suis bien sûr de l’avoir refermée, murmura Hubert.
  
  Pierre moqueur, remarqua :
  
  — Tu ne trouves pas qu’il y a un peu de laisser-aller dans cette maison ?
  
  Hubert sourit, mais ne répondit pas. Sans bruit, les deux amis pénétrèrent dans le hall, toujours éclairé et silencieux. Ils montèrent l’escalier et prirent le couloir de gauche. Arrivé devant la chambre où il avait laissé Sonia, nue et ficelée sur un fauteuil, Hubert, à tout hasard, essaya de pousser la porte. Elle résista et il sortit sa clé.
  
  Pierre chuchota :
  
  — Ça fait tout de même plaisir de trouver une porte fermée de temps en temps !
  
  Hubert lui fit signe de se taire et entra. Sonia Martin était toujours là ; toujours nue ; toujours sur le fauteuil ; toujours ficelée et bâillonnée. Elle semblait avoir repris toute sa lucidité. Au-dessus du bâillon, ses yeux fixaient Hubert et riaient.
  
  — Mince, quel morceau ! dit Pierre, la voix rauque soudain et l’œil allumé.
  
  — Oui, répondit Hubert. Ferme la porte et ne t’excite pas. Il y a autre chose à faire.
  
  Hubert s’approcha de la fille et lui dit :
  
  — Ma chère amie, je tiens à m’excuser des brutalités auxquelles je me suis livré sur votre adorable petite personne. Je suis certain que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.
  
  Les yeux de Sonia riaient toujours.
  
  — Tu la fais rigoler avec tes boniments, dit Pierre.
  
  Impassible, Hubert continua :
  
  — Je veux vous poser quelques petites questions. Pour vous permettre d’y répondre, je vais enlever votre bâillon. Mais je vous préviens, si vous vous mettez à hurler pour donner l’alarme, mon grand ami Pierre, ici présent, se fera un plaisir de vous assommer avec la crosse de son colt. Compris ?
  
  La fille fit un geste affirmatif. Hubert dénoua la serviette, dont il lui avait introduit tout un morceau dans la bouche. Sonia remua la mâchoire de haut en bas et de droite à gauche, puis fixant Hubert de ses yeux de flamme, elle murmura d’une voix contenue et étrangement musicale :
  
  — Je t’adore ! Tu es un vrai dur. Jamais personne n’avait osé me battre et j’en avais tant envie !
  
  Pierre, stupéfait, hocha la tête.
  
  — Pas de doute, dit-il, tu sais prendre les femmes !
  
  Mais Hubert se penchait sur le fauteuil :
  
  — Puisque tu m’adores et que je te le rends bien, tu voudras bien répondre à mes questions ?
  
  — Je te dirai tout, mon dur, articula-t-elle sur un ton de passion comique.
  
  Pierre s’amusait de plus en plus. Hubert reprit :
  
  — Tu vas d’abord nous dire où se trouve la chambre du maître d’hôtel et, ensuite, s’il n’y a personne d’autre dans la villa.
  
  La fille se mit à glousser.
  
  — Qu’allez-vous lui faire ? demanda-t-elle.
  
  Et, sans attendre de réponse, elle poursuivit :
  
  — Vous trouverez sa chambre à l’étage au-dessus, juste en face de l’escalier qui est au bout du couloir sur la gauche. Il est seul cette nuit.
  
  — Merci chérie. Nous allons te rebâillonner et, si tu es bien sage, nous reviendrons te voir dans cinq minutes.
  
  Pierre se chargea de renouer la serviette. Placé derrière et au-dessus de Sonia, il louchait sur la perspective qu’il avait sous ses yeux. Hubert posa sur le jeune corps la veste de pyjama qu’elle avait enlevée trois heures plus tôt pour se glisser dans son lit.
  
  — Cachez votre nu, chère amie, ça excite l’ami Pierre, dit-il en souriant.
  
  Elle rit et renversa sa jolie tête, elle fit à Pierre un coup d’œil que la doyenne des irrespectueuses de Montmartre n’aurait pu renier.
  
  Les deux hommes sortirent et refermèrent la porte derrière eux. Ils reprirent leur colt en main, s’avancèrent dans le couloir avec des précautions de Sioux. Ils trouvèrent l’escalier et s’y engagèrent. Une porte leur apparut, juste en face. Pierre fit signe à Hubert qu’il se chargeait de tout. Hubert acquiesça. Il pouvait bien laisser à son ami la satisfaction de faire une bosse sur le crâne de la brute. C’était là une légitime compensation.
  
  Souple et parfaitement maître de ses réflexes, Pierre tournait lentement la poignée de la porte. A deux pas en arrière, Hubert, le colt pendant à l’extrémité de son bras droit, se demandait si les seins en poire de Sonia Martin n’étaient pas plus « exciting » que ceux de la baronne Koslof, beaucoup plus classiques. Il n’eut pas le temps de résoudre ce passionnant problème. La porte s’était ouverte et Pierre venait de disparaître dans l’obscurité. Soudain, sa voix résonna dans le silence :
  
  — Je vous demande pardon, maître d’hôtel, si vous vouliez lever légèrement la tête ?
  
  Hubert entendit un grognement, un grincement de ressort, puis un bruit sec comme un coup de marteau sur une noix de coco.
  
  — Merci, mon vieux, reprit la voix de Pierre, c’était beaucoup plus facile comme ça !
  
  Hubert entra et fit la lumière. La brute était étendue dans son lit. Un mince filet de sang se frayait un chemin vers l’oreille.
  
  — Tu ne l’as pas tué, j’espère ?
  
  — Non, penses-tu ! répondit Pierre. Ces gars-là ont le crâne solide… Il en a bien pour une bonne demi-heure. Il serait tout de même plus prudent de l’attacher.
  
  Il sortit et revint quelques instants plus tard avec un rouleau de corde.
  
  — Je l’ai trouvé dans un placard, dit-il. Tiens, bourreau des cœurs, j’ai entendu dire que tu savais très bien faire ça !
  
  Hubert s’affaira. En moins de deux minutes, la brute inerte était solidement fixée en croix aux barreaux du lit. C’était du beau travail.
  
  Avec quelque menue monnaie, un mouchoir était posé sur la table de chevet. Hubert le prit et, consciencieusement, le tassa dans la bouche du valet.
  
  — Comme ça, expliqua-t-il, il ne pourra pas se mettre à chanter s’il se réveille.
  
  Ils éteignirent la lumière, refermèrent la porte et retournèrent à la chambre bleue, à l’étage supérieur. Sonia était toujours sage et paraissait s’amuser beaucoup. Pierre lui enleva son bâillon.
  
  — Dites-moi, comment cela s’est-il passé ? demanda-t-elle.
  
  — Je lui ai fait prendre un soporifique, répondit Pierre.
  
  — Il ne s’est pas défendu ?
  
  — Non, il m’a tendu gentiment son crâne.
  
  — Ah !
  
  Elle paraissait déçue.
  
  Hubert approcha une chaise et s’assit en face d’elle.
  
  — Maintenant, dit-il, nous allons parler sérieusement.
  
  — Ah ! pourquoi ?
  
  — Parce que nous n’avons plus de temps à perdre, reprit Hubert. Tu sais pourquoi je suis venu ici. Je voulais racheter des documents importants qui se trouvaient en possession de ton père…
  
  Elle acquiesça d’un signe de tête.
  
  — Tu n’ignores pas non plus dans quelles circonstances l’affaire a… raté ?
  
  Elle gloussa.
  
  — Je sais !
  
  — Et elle trouve ça drôle, intervint Pierre.
  
  Hubert se gratta le menton et poursuivit :
  
  — Les documents que nous recherchons, il nous les faut. Tout de suite. Tu vas nous dire où ils sont.
  
  — Je ne sais pas.
  
  La voix de Hubert se fit plus sèche. Durement, en martelant les mots, bien que sans élever le ton, il continua :
  
  — Tu dois savoir, Sonia, que je n’ai pas précisément la réputation d’être un enfant de chœur. Les scrupules ne m’étouffent pas, surtout lorsque j’ai affaire à des filles de ton genre.
  
  Elle se trémoussait, excitée à l’avance.
  
  — Tu vas me battre ?
  
  La veste posée sur elle, glissa, découvrant un sein bronzé, incongru. Pierre la recouvrit.
  
  — Cachez ce sein, jeune fille ! Cela nuit au sérieux de la conversation.
  
  La voix de Hubert reprit lentement :
  
  — Je ne vais pas te battre, non ; je vais te torturer… Je t’arracherai les ongles… un par un. Puis, les bouts de tes si jolis seins… l’un après l’autre. Si tu ne parles pas encore, je te passerai à Pierre qui est bien le type le plus raffiné que je connaisse pour ces sortes de choses… Pierre, dis-lui un peu ce que tu lui feras subir.
  
  Pierre se pencha sur Sonia et chuchota quelque temps à son oreille sur un ton de confidence galante. Au fur et à mesure qu’il parlait, la fille se tassait au fond du fauteuil, sa peau devenait terreuse. Ses yeux s’agrandirent démesurément et un long frisson la parcourut dans le même temps qu’elle eut la chair de poule.
  
  — Je crois qu’elle a compris, dit Hubert. Garde le reste, elle parlera.
  
  La fille de M. Martin fit un signe affirmatif. D’une voix basse, tremblante, elle murmura :
  
  — Les documents sont dans le bureau de mon père, dans un coffre dissimulé dans le mur. Je sais la combinaison. Je vais vous conduire, prenez la clé.
  
  — Bien.
  
  Très froid, Hubert Bonisseur de la Bath se leva et repoussa sa chaise. Il défit les liens qui fixaient la fille au fauteuil et lui tendit son pyjama.
  
  — Enfile ça et dépêche-toi ! lui dit-il.
  
  En trébuchant, elle glissa ses longues jambes dans le pantalon, puis revêtit la veste. Pierre, avec regret, regardait disparaître tous ces trésors de chair. Il la trouvait vraiment très bien toute nue. Ils quittèrent la pièce. Elle les précédait sans dire un mot. Ils gagnèrent le rez-de-chaussée, traversèrent le hall et s’engagèrent dans un couloir qui devait se trouver exactement sous celui de l’étage. A droite, se trouvait le grand salon qui prolongeait le fumoir où M. Martin avait reçu Hubert. Au fond, une porte était entrouverte. Ce fait parut surprendre Sonia qui marqua une hésitation et s’arrêta brusquement, un doigt sur ses lèvres. Hubert l’écarta et continua jusqu’à la porte. Le colt pendait au bout de son bras.
  
  Sans hâte, d’un geste sûr, il poussa le battant et entra.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  La pièce était en forme de rotonde. Des rideaux verts tombant en larges plis du plafond dissimulaient les trois larges fenêtres. Le bureau d’ébène massif, recouvert d’une glace, était placé au fond et faisait face à la porte. Deux grands fauteuils de cuir vert étaient rangés devant. Un immense plafonnier, rond et plat, diffusait une lumière blanche.
  
  A gauche du bureau, au pied du coffre encastré dans le mur et dont la porte était grande ouverte, un corps massif était étendu face contre terre, les bras en croix. Hubert Bonisseur de la Bath s’approcha, mit un genou au sol et retourna la tête inerte. Il découvrit le globe de l’œil et le toucha.
  
  Le mystérieux M. Martin, le chef du gang le plus puissant de Paris, avait cessé de vivre.
  
  Hubert se redressa, voulut retourner à la porte pour empêcher Sonia d’entrer. Mais il était trop tard. Elle était là et avait reconnu le cadavre. Sa peau vira au vert. Un tremblement effrayant s’empara d’elle. Puis, elle se mit à hurler. Un hurlement terrible de chienne qui hurle à la mort Comme Hubert s’approchait d’elle, elle s’abattit d’un bloc. Des convulsions la parcoururent ; une bave blanchâtre apparut à la commissure de ses lèvres. Hubert, très calme, la saisit par les cheveux et la souleva. D’une droite sèche et précise, il la frappa à la pointe du menton. Elle eut un dernier sursaut et Hubert la reposa sur le tapis, inerte et détendue.
  
  — Pauvre gosse ! murmura Pierre.
  
  La scène leur avait laissé à tous deux une impression hideuse. Hubert se secoua le premier.
  
  — Allons, dit-il, nous avons autre chose à faire que du sentiment. J’ai l’impression très nette que nous nous sommes fait doubler. Ces fameux documents me paraissent intéresser beaucoup de monde… Beaucoup trop à mon goût.
  
  Il se dirigea vers le coffre et, pour ne rien laisser au hasard, fouilla soigneusement dans les papiers qui s’y trouvaient encore. Il n’y avait aucune trace des documents recherchés. Hubert s’adressa à Pierre :
  
  — Martin a dû être tué alors qu’il remettait le dossier à un acheteur… qui a préféré le payer en plomb. Ce garçon-là avait trop confiance en lui. Voilà où ça l’a mené… Rien dans les poches ?
  
  — Rien, répondit Pierre – qui fouillait les vêtements du cadavre – que des papiers d’identité et de l’argent. Il a été tiré dans le dos. La balle a pénétré sous l’omoplate gauche et a dû se loger dans le cœur…
  
  — A quel nom, les papiers ? questionna Hubert.
  
  Pierre ouvrit un passeport.
  
  — Attends… Delacaze… Robert Delacaze…Mince alors !
  
  — Mais c’est le propriétaire du « Rouge et Noir », le club de jeu le plus connu de Paris. Il faisait aussi courir… Qui aurait pu penser… Ce que je ne comprends pas, c’est qu’il se soit montré à visage découvert devant toi. Il prenait un risque énorme !
  
  — Il était certain que je ne sortirais pas vivant d’ici et cela l’a sans doute amusé.
  
  Hubert était soucieux. Il n’aimait pas du tout la tournure nouvelle qu’avaient prise les événements. Il poursuivit :
  
  — Fais attention à ne pas laisser d’empreintes. Il est possible que la police vienne ici. On a déjà vu des choses plus drôles… Bon, je crois que nous pouvons quitter les lieux. Le gars qui a fait ça connaissait son travail. Nous allons passer au fumoir et réveiller la gosse. Elle sait peut-être quelque chose sur les négociations entreprises par son père pour liquider les documents.
  
  Il souleva le jeune corps, toujours sans connaissance, et ils quittèrent la pièce tragique.
  
  — Un de chute, dit machinalement Pierre, qui était un passionné de bridge.
  
  Ils pénétrèrent dans le fumoir. Hubert étendit Sonia sur un des profonds canapés, le plus éloigné de la porte. Pierre eut un regard pour le somptueux décor et dit :
  
  — Je vais voir si je trouve un peu d’alcool. Ça sera utile pour réveiller la jeune fille et nous… ça ne pourra pas nous faire de mal.
  
  Il s’éloigna. Hubert s’assit et réfléchit. Tout avait mal tourné. Il s’était tout d’abord fait posséder comme un gamin par Martin, puis au moment où, ayant redressé la situation, il touchait au but, boum ! un inconnu entrait dans le débat, raflait l’enjeu et disparaissait sans laisser de traces. Et lui, Hubert, se retrouvait à zéro. Avec cette différence, toutefois, que l’invité de la onzième heure devait probablement être un agent secret d’une puissance étrangère et que les méthodes habituelles de bluff seraient inopérantes avec lui. La seule chance de retrouver le fil était que Sonia sache quelque chose. Il fallait qu’elle sache. Ce serait vraiment trop bête !
  
  Pierre revenait avec des bouteilles et des verres.
  
  — J’ai apporté de l’eau pour toi, petite nature, dit-il en riant à son ami.
  
  Hubert saisit le flacon de Fine Napoléon, s’en versa sur les doigts et passa ceux-ci sur les tempes et le front de Sonia. Elle remua faiblement. Il remplit un verre à demi et fit couler le chaud liquide doré entre les lèvres bleuies. Elle toussa, faillit s’engouer, avala encore une gorgée et ouvrit ses yeux qu’un large cerne violet soulignait durement. Elle se mit à trembler de nouveau. Elle avait l’air d’un chien battu. Hubert comprit qu’il devait d’abord la calmer, la rassurer. La crise qu’elle avait eue dans le bureau présentait des caractères épileptiques certains. Il ne fallait à aucun prix qu’elle en eût une autre. Il la souleva avec précaution, s’assit à côté d’elle et la prit dans ses bras. Elle laissa rouler sa tête sur son épaule et se mit à sangloter. Des larmes chaudes et abondantes coulèrent sur la main de Hubert qui lui caressait le visage d’un mouvement lent et continu.
  
  Puis, Hubert lui parla, doucement, à voix presque basse, disant sur un rythme régulier des choses sans importance. Elle se calma progressivement, cessa de trembler et de sangloter. Des larmes coulaient toujours de ses yeux meurtris, mais lentement, sans soubresauts. Hubert jugea alors que le moment était venu.
  
  — Sonia, ma petite fille, dit-il, vous devez à votre père de le venger. Or, il se trouve que ceux que vous devez poursuivre sont également mes adversaires. Il est donc normal que nous unissions nos efforts puisque nous tendons vers un même but. Le comprenez-vous ?
  
  Elle fit signe que oui. Hubert poursuivit :
  
  — Saviez-vous que votre père avait entamé des négociations avec une tierce personne et connaissez-vous celle-ci ?
  
  Elle se redressa un peu et répondit en reniflant :
  
  — Mon père avait proposé les documents à un agent secret travaillant pour le compte d’une puissance actuellement en guerre.
  
  — Le connaissez-vous ? insista Hubert.
  
  — Mon père le connaissait depuis plus d’un an et l’appelait M. Roger. Je crois qu’il avait déjà traité une affaire semblable avec lui. En ce qui me concerne, je l’ai aperçu ici une seule fois.
  
  — Comment était-il ?
  
  Elle refoula un sanglot et répondit :
  
  — Très petit, maigre et mal vêtu ; le front immense ; le crâne très découvert. Ses cheveux sales pendaient très longs, sur le col de son veston. Il avait tout à fait l’allure d’un intellectuel anarchiste.
  
  — Savez-vous pour quel pays il travaille ?
  
  — Non. Mon père devait le savoir. Il ne me l’a pas nommé. Il m’a simplement dit qu’il se battait actuellement.
  
  — Votre père vous a-t-il dit où il rencontrait cet homme en dehors d’ici ? Avez-vous une idée des lieux où l’on puisse le retrouver ?
  
  — Non, pas du tout, dit-elle, épuisée.
  
  Les yeux de Sonia, qui étaient dirigés vers la porte, s’agrandirent brusquement. D’un même mouvement, Pierre et Hubert tournèrent la tête dans la même direction.
  
  Le valet-catcheur était là, un pansement sur le front. A sa droite, Stéphan était appuyé négligemment contre la cloison de glace, le Timide, pour se donner une contenance, lustrait les ongles de sa main gauche sur le revers de son veston. Il n’avait dû apprendre ça au cinéma. Tous trois tenaient dans leur main droite, pointée vers les deux amis, leur artillerie lourde habituelle.
  
  Stéphan ironisa :
  
  — Le dernier salon où l’on cause !
  
  Puis, fronçant les sourcils, il s’adressa à la fille de feu M. Martin :
  
  — Vous croyez, mam’selle Sonia, que le patron, vot’père, va êt’content quand il va savoir ça ? C’est quand même pas des trucs à faire !
  
  — Mon père est mort, répliqua Sonia.
  
  — Quoi ? Elle est dingue !
  
  Hubert prit la parole.
  
  — Non, Stéphan. Allez voir vous-même dans le bureau. Votre patron a été tué cette nuit et les documents ont été volés.
  
  — Merde ! dit l’homme. Faut qu’j’aille voir. Restez là, vous autres, et continuez à les pointer !
  
  Il s’éloigna. Une minute plus tard, il était de retour.
  
  — C’est vrai, les gars, dit-il d’un air sombre. L'patron s’est fait buter !
  
  Puis, se tournant vers Pierre et Hubert, il gronda :
  
  — C’est ces deux salopes qu’ont fait le coup ! ils vont payer, je te l’dis, et tout d’suite !
  
  Hubert, d’une voix sèche et dure, qui imposait l’attention, rétorqua :
  
  — Ne nous énervons pas. Stéphan, tu fais fausse route. Ce n’est pas nous qui avons descendu le père de Sonia. Remarque que nous aurions très bien pu le faire, nous aurions été en légitime défense…
  
  — Ta gueule ! hurla Stéphan.
  
  Hubert, élevant la voix, reprit :
  
  — Sois poli, veux-tu, et laisse-moi parler !… Je me suis évadé d’ici cette nuit vers une heure. J’étais de retour avec mon ami à deux heures et demie ; la chose a dû se produire pendant notre absence, car, en rentrant, nous avons trouvé ouvertes toutes les portes que j’avais refermées en partant. Tu dois savoir que ton patron avait engagé des négociations pour vendre les documents que je recherchais. Il a été certainement descendu par son acheteur au moment où il allait lui remettre le dossier.
  
  Stéphan, le front buté, répliqua :
  
  — Tout ça, c’est du charre ! J’aime pas qu’on m’embrouille ! L'patron m’a dit hier soir d’passer là c'matin pour te buter. J'vais t'buter et ton pote avec. Z’en savez trop !
  
  Toujours très calme, Hubert reprit :
  
  — Si tu voulais te servir, ne serait-ce qu’une seconde, de la cervelle que tu as sous le crâne, tu comprendrais tout de suite que ton intérêt est, non pas de nous buter mais, au contraire, de travailler avec nous. Le propriétaire des documents offre dix millions pour les récupérer. La proposition est toujours valable et on peut s’arranger.
  
  — Ou charre ! M’embrouille pas, j’te dis ! gronda Stéphan.
  
  Pierre commençait à s’énerver. Il s’interposa et dit à Hubert :
  
  — Pas la peine de te fatiguer, mon vieux ! C’est un mur, ce gars-là. Autant discuter avec un phonographe !
  
  Stéphan devint cramoisi et Hubert comprit qu’il était temps de faire quelque chose. Rapide comme l’éclair, il saisit le colt passé dans sa ceinture. Le coup partit avant que personne n’ait rien vu. Le bras droit de Stéphan, qui visait le ventre de Pierre, sauta violemment, comme si un invisible tendeur électrique s’était brusquement cassé à l’intérieur. Il y eut une seconde de flottement. Hubert, du bras gauche, saisit Sonia qui s’était dressée à son côté, et, d’une brusque poussée, l’entraîna en arrière, basculant par-dessus l’énorme canapé. Pierre arriva en même temps, au terme d’un remarquable saut périlleux inversé. Un dixième de seconde plus tard, deux balles de 12 mm passèrent au ras du siège et allèrent s’écraser dans les boiseries.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath fit signe à Sonia de ne pas bouger et risqua un œil à l’extrémité du rempart improvisé.
  
  Le terrible engin du Timide tonna et le morceau de plomb qu’il venait de cracher perça la carpette à cinquante centimètres derrière la tête de Hubert. Ces messieurs s’étaient ressaisis. On entendit la voix de Stéphan :
  
  — J’ai l’bras cassé, la vache !… Ça fait rien, j’tire aussi bien du gauche… Tournez-les par le salon ; moi j'les surveille de la porte. Et pas de pitié pour la gosse, tant pis pour elle. Baissez-vous en passant !
  
  Le Timide et le valet sortirent en se courbant et, par le couloir, gagnèrent la porte du salon. Stéphan quitta lui aussi la pièce et resta à l’entrée, à l’abri du mur. Au premier coup d’œil qu’il risqua, une balle de 9 mm, partie du colt de Pierre et dont il sentit le vent, le rappela à la prudence.
  
  Pendant ce temps, Hubert avait tiré sur lui l’extrémité du canapé, côté salon, pour parer au mouvement tournant qui s’effectuait. « Je me demande pourquoi ils ne nous attaquent pas par les fenêtres du parc », pensa-t-il. Puis, d’une balle précise, il fit sauter le plafonnier. Maintenant, la pièce où ils se trouvaient était plongée dans l’obscurité et leurs adversaires ne pourraient plus les voir que difficilement. Les autres, au contraire, offraient des cibles parfaites qu’ils seraient obligés de maintenir, en pleine lumière.
  
  Un silence angoissant régnait sur ce champ de bataille original. La mort invisible planait et, probablement, faisait déjà son choix.
  
  A travers l’immense panneau de verre qui séparait le fumoir du salon, Hubert avait vu la porte de celui-ci s’ouvrir. Mais les deux hommes, sans doute accroupis derrière des fauteuils, restaient hors d’atteinte.
  
  Hubert s’adressa à Pierre qui se trouvait à sa gauche :
  
  — Surveille Stéphan, je marque les autres.
  
  — Ça s’est mal engagé, répondit Pierre. Maintenant ça risque de durer longtemps.
  
  — Oui, ça n’est pas déplaisant !
  
  — Hum !
  
  Hubert ne détestait pas la tournure qu’avait prise la bagarre. Tout était maintenant une question de patience. Et, à ce petit jeu-là, Hubert était champion. Il était certain que les autres se fatigueraient avant lui. La seule chose qui l’embêtait était le temps perdu qui ne faisait qu’augmenter l’avance du monsieur qui l’avait doublé.
  
  Pierre s’était assis sur le soubassement de la cheminée et, à l’abri de celle-ci, s’était adossé au mur. Il tenait son colt le canon en l’air, prêt à tirer. Sonia, qui s’était remise à trembler, s’était adossée au canapé et faisait face à Pierre. Hubert, lui, s’était confortablement installé à plat ventre sur la moquette et, d’un œil aigu, surveillait le salon. En même temps, et sans que sa vigilance en souffrît, il pensa à la très belle et très amoureuse baronne Koslof et se demanda s’il aurait encore l’occasion de la tenir dans ses bras, ce qui serait beaucoup plus agréable que de faire l’idiot, couché sur une moquette à surveiller de méchants bougres décidés à le tuer.
  
  Il en était là de ses réflexions lorsqu’il remarqua, à dix mètres de lui, dans le salon, un fauteuil qui se déplaçait lentement. Il prit son temps et, soigneusement, visa l’étroit espace vide entre le bas du siège et le parquet. Lorsque le fauteuil s’immobilisa, il pressa la détente ; le bruit assourdissant de la détonation fut aussitôt suivi d’un hurlement de douleur auquel succédèrent, en cascade, les plus beaux blasphèmes que Hubert eût entendus depuis longtemps. Comme il ne connaissait pas cette voix, il en déduisit qu’il avait touché le Timide et pensa qu’il lui en fallait vraiment beaucoup pour le faire parler. La balle, en traversant le panneau de verre, y avait laissé un trou minuscule, presque ridicule.
  
  Pierre commençait à s’ennuyer. Stéphan ne se montrant plus, il se demandait si celui-ci se trouvait toujours à la porte donnant sur le hall. Il se mit à chercher comment, en tirant dans les angles, il pourrait, par ricochet, atteindre le gangster. Il renonça rapidement à poursuivre de compliqués calculs de balistique et, pour faire quelque chose, tira sur un magnifique vase de Chine qui se trouvait placé sur une table basse, au milieu du salon, à quinze mètres de là. Le vase vola en éclats et Sonia, effrayée, se laissa rouler sur le sol en se bouchant les oreilles. Hubert avait le respect des belles choses. Mécontent, il gourmanda Pierre :
  
  — Tu te crois au jeu de massacre ? demanda-t-il.
  
  Pierre rétorqua :
  
  — Moi, tu comprends, ça commence à m’énerver. J’aime pas du tout ce genre-là. Reste ici, je vais tenter une sortie !
  
  Hubert, vivement, répondit :
  
  — Idiot ! Je te défends bien de bouger. Tu ne comprends donc pas qu’ils n’attendent que ça pour faire un carton !
  
  L’attente reprit. Personne ne remuait plus dans le salon. Par contre, une certaine animation semblait régner maintenant dans le hall et le couloir.
  
  — Qu’est-ce qu’ils peuvent bien manigancer ? dit Pierre.
  
  — Sais pas, répondit Hubert. On verra bien… Ils font peut-être leurs valises. Ce qui m’étonne, c’est qu’ils n’aient pas pensé à venir nous tirer dessus par la fenêtre.
  
  La voix de Sonia, tremblante, murmura :
  
  — Il n’y a pas de fenêtres, elles sont toutes murées.
  
  Hubert fronça les sourcils. Cette pensée l’avait déjà effleuré ; il questionna :
  
  — Il y a combien de portes ?
  
  — Une seule, celle du hall, répondit Sonia.
  
  Décidément, Hubert n’aimait pas ça. Cette maison était un vrai piège à rats. A ce moment précis, brutalement, la porte qui donnait sur le hall se ferma. Pierre sursauta.
  
  — Je te dis qu’ils manigancent quelque chose de pas catholique ! grogna-t-il.
  
  Hubert était de cet avis. Il réfléchissait avec intensité. Il s’était à peine écoulé deux minutes lorsque des bruits caractéristiques vinrent confirmer l’idée qui venait de jaillir dans son cerveau.
  
  — Le feu !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Les bandits avaient mis le feu, coupant la seule sortie possible, et ils allaient griller tous les trois là-dedans, trouver une mort atroce !
  
  En trois bonds, Hubert fut sur ses jambes, sauta un fauteuil et arriva à la porte. Un ronflement puissant, coupé de crépitements, ne pouvait plus laisser aucun doute. La peinture des panneaux de l’huis se craquelait, formait de grosses boursouflures qui éclataient rapidement avec un bruit sec. Hubert, d’un geste décidé, tira la porte à lui. Il n’eut que le temps de bondir en arrière. Un amas de chaises, de guéridons, de tentures, manifestement arrosés d’essence, brûlaient avec rage, plus haut que le linteau, interdisant tout passage. Déjà le feu pénétrait dans le fumoir. La moquette, les boiseries s’enflammaient. Des explosions sèches projetaient des brandons dans toutes les directions. Dans cinq minutes, la pièce où ils se trouvaient ne serait plus qu’un brasier.
  
  Hubert se retourna. Pierre était sur ses pieds, les yeux stupides ; il venait de comprendre que rien ne pouvait plus les tirer de là.
  
  Sonia, debout à côté de Pierre, poussa un hurlement atroce qui fit passer un frisson dans le dos des deux hommes. Comme prise de folie, elle s’élança vers le salon, heurta la paroi de verre et s’écroula, assommée.
  
  — Ça m’évite du travail, remarqua Hubert.
  
  Il s’approcha d’elle et la souleva, Pierre fit glisser la porte et ils passèrent dans l’autre pièce.
  
  — Referme bien, dit Hubert. Le verre retiendra le feu quelques minutes.
  
  Il alla poser Sonia dans un fauteuil, à l’autre extrémité du salon.
  
  — Regarde derrière les rideaux, cria-t-il à Pierre. S’il n’y a que des briques, tire dedans, peut-être céderont-elles. Il faut tout essayer !
  
  Il était déjà lui-même à la porte du corridor qui avait été refermée. La clé était dans la serrure, de l’autre côté. Sans perdre de temps, Hubert tira à bout portant dans le pêne et, d’un violent coup de pied, s’ouvrit le passage. Les flammes obstruaient complètement le couloir vers le hall. A droite, au fond, la porte du bureau tragique était toujours ouverte. En deux bonds, Hubert y fut. Le cadavre n’avait pas été bougé. Hubert alla droit aux immenses tentures qui tombaient du plafond. Il n’y avait rien derrière, aucune ouverture. Il leva son colt et tira dans le mur à la place où auraient dû se trouver les fenêtres. C’était du ciment. Il n’y avait rien à faire.
  
  Des détonations lui parvenaient du salon. Il y retourna. Il remarqua au passage que le feu gagnait rapidement du terrain dans le couloir.
  
  Au milieu de l’immense pièce de réception, Pierre tirait méthodiquement sur le mur, derrière un des rideaux qu’il avait fait glisser.
  
  — Ne te fatigue pas, mon pauvre vieux, dit Hubert, c’est du ciment. Garde tes balles, nous en aurons besoin pour nous tout à l’heure… Je n’ai pas du tout l’intention de griller vif.
  
  — Tu as raison, dit Pierre, en baissant le bras. Tu avoueras tout de même que nous aurions mieux fait de tenter une sortie. Nous ne sommes manchots ni l’un ni l’autre et nous avions des chances de nous en tirer. Et puis, si nous nous étions fait descendre, eh bien, nom de Dieu ! ça aurait tout de même mieux valu que rôtir de cette façon !
  
  — C’est vrai, répondit Hubert avec lassitude. Tout cela est de ma faute… Mais il était difficile de prévoir qu’ils auraient cette idée-là !
  
  D’une voix qui tremblait légèrement, il poursuivit :
  
  — Mon vieux Pierre, j’ai horreur des oraisons funèbres, mais je tiens tout de même à te dire que ton amitié a été une des meilleures choses de ma vie… Je crois que nous ferions bien de mettre un peu d’ordre dans nos affaires intérieures, puis, quand le moment sera venu… je tuerai la petite et… nous partirons ensemble…
  
  Pierre grogna quelque chose qui pouvait passer pour un acquiescement et s’assit dans un fauteuil profond. Hubert l’imita et ils restèrent silencieux.
  
  Le fumoir n’était plus qu’un brasier. Le spectacle, derrière le panneau de glace, était dantesque. Sonia était toujours évanouie.
  
  La chaleur devenait de plus en plus insupportable. La sueur coulait sur le visage des deux hommes.
  
  Soudain, dans un fracas épouvantable, la gigantesque cloison de glace vola en éclats et s’effondra. Dans un ronflement effrayant, les flammes partirent à l’assaut du salon.
  
  Très calme, très digne, Hubert se leva.
  
  — C’est le moment, dit-il.
  
  Il prit son colt à la main et se dirigea vers Sonia. Pierre détourna la tête.
  
  Au moment précis où Hubert, levant lentement son arme, s’apprêtait à envoyer la jeune fille dans un monde réputé meilleur, celle-ci ouvrit les yeux et se dressa d’un coup sur son siège. Hubert voulut tirer pour éviter une scène pénible, mais un réflexe irraisonné l’en empêcha.
  
  D’un coup d’œil circulaire, Sonia avait réalisé l’ampleur du sinistre. Elle se précipita dans les bras de Hubert en criant :
  
  — Vite ! Vite… Il faut nous sauver !
  
  — Nous sauver ? Par où ? demanda Hubert.
  
  — Le bureau… répondit-elle. Il y a une sortie de secours dans le bureau…
  
  D’un seul coup, Hubert retrouva toute sa combativité. Pierre, qui s’était approché, hurla :
  
  — Nom de Dieu ! Elle pouvait pas le dire plus tôt, celle-là, au lieu de ronfler !
  
  Ils se précipitèrent vers la porte. Les flammes qui progressaient dans le couloir l’avaient atteinte et elle commençait à brûler. Hubert avait pris Sonia dans ses bras. D’un coup de pied, il écarta l’huis qui s’écroula dans une pluie d’étincelles. Et, sans hésiter, il s’élança. Un souffle brûlant lui sauta au visage, il suffoqua, trébucha, faillit tomber, se redressa et parvint à la porte du bureau. Pierre était sur ses talons. Ils entrèrent et s’enfermèrent. Hubert reposa la jeune fille sur ses pieds.
  
  — Où est cette porte ? lui demanda-t-il.
  
  Sonia était agitée de tremblements convulsifs. Les deux hommes eurent la crainte, terrible, qu’une crise la reprenne. Hubert lui saisit la main.
  
  — Calmez-vous, petite fille, lui dit-il, nous avons le temps. Dès que vous aurez ouvert le passage, nous serons sauvés.
  
  Sonia parut faire un effort surhumain pour retrouver son équilibre. Elle se dirigea vers le fond de la pièce et se plaça face à un pan de mur, à droite du bureau. Elle avait évité, en passant, de regarder le corps immense de son père, qui gisait toujours, face contre terre.
  
  Depuis plus d’une minute déjà, elle promenait ses doigts effilés dans les rainures qui formaient des carrés réguliers sur les murs de la pièce. Elle commençait visiblement à s’énerver ; des tremblements la parcouraient à nouveau. Derrière elle, les deux hommes, tendus à l’extrême, restaient parfaitement immobiles.
  
  — Reposez-vous une minute, Sonia, dit Hubert. Il ne faut pas vous énerver.
  
  Elle se retourna brusquement. De grosses larmes coulaient de ses pauvres yeux gonflés.
  
  — Je ne me souviens plus ! Je ne me souviens plus ! criât-elle.
  
  Et elle se jeta dans les bras de Hubert, secouée violemment par de lourds sanglots.
  
  Pierre sentait une angoisse de plus en plus forte s’emparer de lui. Il admirait franchement Hubert, dont le visage conservait son habituelle impassibilité. Seule, peut-être, sa respiration semblait avoir un rythme plus rapide. Il pressait Sonia contre lui et lui parlait doucement.
  
  — Calmez-vous, petite fille, prenez votre temps. Vous allez certainement vous rappeler. Vous avez déjà fait fonctionner l’ouverture de cette porte, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, une fois, lorsque mon père me l’a indiquée. Il n’y avait, en dehors de lui, que moi qui la connaissais. Il avait fait aménager cette sortie discrète pour le cas où la police serait venue ici.
  
  — Est-ce une pression qu’il faut effectuer pour obtenir l’ouverture ?
  
  — Deux pressions, simultanément à deux endroits différents, répondit-elle.
  
  Parler lui faisait du bien. Elle se calmait un peu.
  
  — Voulez-vous essayer à nouveau ? lui demanda Hubert affectueusement.
  
  — Oui, je veux bien.
  
  Elle se dirigea vers le mur sur lequel ses deux mains, longues et fines, reprirent leur affolante recherche. A deux mètres, derrière, Hubert Bonisseur de la Bath et Pierre Dru, semblables à deux mannequins, avaient le regard rivé aux ongles carminés qui semblaient exécuter un ballet hallucinant, évocateur de terreur, d’agonie et d’espoir insensé…
  
  Les secondes passaient, qui paraissaient des heures. Sonia, tendue à se briser, livide, le visage ruisselant de sueur glacée et de larmes, les yeux exorbités, concentrait dans un effort gigantesque tout ce qui lui restait d’énergie, de mémoire, d’intelligence et de sensibilité, dans l’extrémité de ses doigts qui prenaient soudain une importance extraordinairement tragique.
  
  Le ronflement terrifiant des flammes s’était fait plus proche. Des crépitements secs, le bruit caractéristique de la peinture qui se gonflait et éclatait, avertirent les deux hommes que le feu s’attaquait maintenant à la porte du bureau. D’un geste lent, Hubert reprit son colt. Sa main ne tremblait pas, mais ses yeux, qui s’étaient agrandis, avaient pris une fixité inquiétante. De grosses veines violettes saillaient sur ses tempes qui semblaient se creuser.
  
  A sa gauche, Pierre Dru ruisselait de sueur. Son teint était devenu gris. Son corps athlétique se tassait de seconde en seconde en un étrange phénomène de vieillissement, comme s’il avait entrepris de franchir en quelques instants tout le chemin qui aurait dû normalement le séparer de la mort.
  
  Brusquement, sous la formidable pression de l’air surchauffé, la porte céda et les flammes dévorantes se ruèrent à l’assaut du bureau.
  
  D’un même mouvement, Hubert Bonisseur de la Bath et Pierre Dru avaient tourné la tête. Lorsqu’ils regardèrent à nouveau devant eux, un large pan de mur avait glissé, découvrant un escalier qui s’enfonçait dans l’obscurité. Sur le sol, tel un pantin désarticulé, le corps de Sonia, toujours revêtu de son pyjama à larges rayures bleues et blanches, gisait sans connaissance.
  
  Précédés du faisceau lumineux projeté par la torche électrique, les deux hommes, Hubert portant Sonia, avancèrent péniblement. La tension surhumaine qu’ils venaient de subir les avait brisés. Ils avaient l’impression d’être ivres.
  
  Ils ne surent jamais combien de temps ils marchèrent ainsi. Le chemin leur parut interminable. Soudain, ils aperçurent une faible lueur qui se précisa rapidement. Et, bientôt, ils arrivèrent au terme de leur voyage souterrain. Devant eux la lune, qui se reflétait dans la Seine majestueuse et calme, leur parut étrangement familière.
  
  Pierre se laissa glisser le premier sur la berge et tendit les bras pour recevoir Sonia. Hubert sauta à son tour. Sur la droite, paraissant tout proche, le pont de Saint-Cloud, sombre et massif, se découpait sur le ciel qui pâlissait déjà. Hubert regarda sa montre, il était quatre heures vingt. Il ouvrit la bouche et voulut parler, mais les sons refusèrent de se former. Il dut tousser à plusieurs reprises et sa voix, malgré tout, était rauque et incertaine lorsqu’il s’adressa à Pierre.
  
  – Je crois, dit-il, que le plus sage est que tu ailles seul chercher ta voiture et que tu viennes nous prendre en haut de cet escalier que tu vois là-bas. Il faut nous tirer d’ici le plus vite possible.
  
  — Oui, je suis de ton avis. On dirait que ça sent le brûlé ici, répondit Pierre qui respirait à grands coups l’air frais de la nuit.
  
  Il s’éloigna rapidement. Hubert enleva sa veste et en couvrit Sonia, toujours évanouie. Puis, soulevant à nouveau le jeune corps dans ses bras, il se dirigea lentement vers l’escalier qui devait donner accès au quai du Président-Carnot et en haut duquel la silhouette de Pierre venait de disparaître.
  
  Le ciel blanchissait rapidement. Bientôt, le jour se lèverait. Un léger brouillard montait des eaux calmes du fleuve. Hubert frissonna. Il gravit quelques marches puis s’arrêta et s’assit, tenant Sonia dans ses bras comme il aurait fait d’un enfant.
  
  Hubert réfléchit à la situation. Il avait déjà oublié qu’il venait d’échapper presque miraculeusement à une mort atroce. Rien ne comptait plus que l’échec qu’il venait de subir et rien d’autre ne le préoccupait que la recherche des moyens propres à lui redonner l’avantage. Il y avait tout d’abord un certain nombre de points à éclaircir concernant Sonia et son père, feu M. Martin-Delacaze. Hubert ne tenait pas du tout à ce que la police française vienne lui demander des explications et, ce faisant, mettre le nez dans des affaires qui, estimait-il, ne la regardaient nullement. Il tenait à avoir les coudées franches pour ce qui allait suivre. Car, sans aucun doute, le jeu allait devenir maintenant beaucoup plus serré, beaucoup plus dur. Hubert Bonisseur de la Bath redoutait infiniment, plus que le gang de M. Martin, les gens qu’il allait maintenant avoir à combattre.
  
  Il était, d’autre part, pressé par le temps. Il fallait récupérer les documents avant qu’ils ne fussent transmis au service auquel ils étaient destinés. Et cela n’était peut-être qu’une question d’heures. Le fil que détenait Hubert était bien mince : un simple signalement, trop marquant à son goût et un prénom vraisemblablement faux.
  
  Deux hypothèses pouvaient être envisagées en ce qui concernait le mystérieux M. Roger. Ou cet homme était attaché à un service secret déterminé et alors, selon toute probabilité, il se dessaisirait rapidement des papiers dont il s’était emparés en les portant à l’attaché militaire de son ambassade ; ou bien M. Roger était un isolé, un garçon qui travaillait à son compte, et il s’écoulerait, dans ce dernier cas, un certain temps avant qu’il ne se défasse de sa prise, moyennant finances, au profit d’une puissance intéressée. Hubert se dit que la dernière hypothèse lui conviendrait personnellement beaucoup mieux, car elle lui permettrait de pouvoir entrer à nouveau dans le jeu avant que la dernière levée ne soit faite.
  
  De toute façon, il n’y avait point de temps à perdre et, bien qu’il fût brisé de fatigue, Hubert décida de recommencer la bagarre sans tarder. Il lui faudrait être très prudent, car l’adversaire ne pourrait manquer de profiter de la moindre faute ; mais il devait être aussi brutal et sans pitié, la moindre faiblesse ne pouvant manquer d’être exploitée par le mystérieux M. Roger qui ne devait certainement pas être une mauviette.
  
  Hubert en était là de ses réflexions lorsqu’un ronflement familier attira son attention. Il se leva et, toujours lesté de son singulier fardeau, il se hissa rapidement jusque sur le quai.
  
  La Talbot était là, impatiente. Pierre, de l’intérieur, ouvrit la portière et Hubert s’installa sur le confortable siège de cuir. La tête de Sonia roula sur son épaule. Déjà la puissante voiture filait rapidement vers le nord, longeant la Seine. Pierre, tout en se calant avec satisfaction derrière son volant, demanda :
  
  — Toujours endormie, la jeune fille ?
  
  — Oui, dit Hubert. Dès que nous serons avenue Rapp, il faudra appeler un toubib.
  
  — Dis donc ! protesta Pierre. Tu n’as pas l’intention de l’installer chez moi, par hasard ? Et Arsène ?
  
  — Bien sûr que si ! Pour l’instant, elle ne peut être nulle part mieux que chez toi. Quant à Arsène, il dira ce qu’il voudra, pourvu qu’il soit discret à l’extérieur. D’ailleurs, je suis persuadé qu’il sera ravi de jouer les nourrices sèches !
  
  — Tu crois ?
  
  Pierre ne semblait pas convaincu.
  
  Tout à coup, il se pencha, aspira fortement l’air qui sifflait à la portière et jeta un coup d’œil joyeux sur son ami.
  
  — Tu ne trouves pas, dit-il, que ça fait du bien de respirer l’air pur du matin ? Tout de même ! On peut dire qu’on a eu chaud.
  
  — C’est bien là le mot qui convient, répondit Hubert, songeur.
  
  Dans le hurlement suraigu des pneus, la Talbot vira de quatre-vingt-dix degrés et s’engagea sur le pont de Suresnes, maintenue de main de maître par Pierre qui écrasait à nouveau l’accélérateur.
  
  Hubert, les sourcils froncés, remarqua :
  
  — Fais pas l’idiot, j’aimerais bien avoir cinq minutes de tranquillité !
  
  Pierre releva un peu le pied. Le bolide fonçait maintenant à travers le bois de Boulogne. Hubert reprit :
  
  — Tu n’as rencontré personne en allant chercher la trottinette ?
  
  — Non, mais il était temps qu’on change de quartier. L’incendie faisait autant de bruit que cinquante rames de métro roulant ensemble sous le même tunnel. Je pense que les voisins ne vont pas tarder à devenir curieux. Ce qui retarde la chose, c’est qu’il n’y a pas de fenêtre et que l’on ne voit que des torrents de fumée qui s’échappent des cheminées. Lorsque le toit va s’effondrer, ça va davantage intéresser les gens… Je vois d’ici la tête des pompiers lorsqu’ils vont s’apercevoir de la construction spéciale de la maison !… Remarque que si les turbines, qui fournissent l’air conditionné, s’arrêtaient, le feu cesserait par étouffement…
  
  Depuis quelques instants, ils roulaient dans Paris désert. Les bornes lumineuses faisaient des taches jaunes dans le petit jour qui éclairait les rues. Pierre alluma une nouvelle cigarette au mégot qu’il venait de retirer de ses lèvres. Une minute plus tard, ils stoppèrent avenue Rapp.
  
  Arsène répondit presque aussitôt au coup de sonnette bien connu de son maître. Lorsqu’il vit Hubert portant une jeune fille inerte, vêtue simplement d’un pyjama, il prit un air franchement réprobateur et s’adressa à Pierre :
  
  — Monsieur a-t-il l’intention d’autoriser monsieur de la Bath à pénétrer ici avec cette créature ? Si cela était, je me verrais dans l’obligation de faire remarquer à monsieur que le service de monsieur…
  
  Excédé, Hubert l’interrompit :
  
  — Pas tant de discours, monsieur Arsène, tenez-moi ça une minute !
  
  Arsène reçut Sonia dans ses bras avec le même air que s’il se fût agi d’un chien crevé ayant séjourné pendant deux ans dans de l’eau à cinquante degrés. Hubert, amusé, se demanda si Arsène avait quelquefois tenu dans ses bras une aussi jolie fille. A le voir, on aurait pu croire qu’il appartenait à une secte de puritains où le simple contact féminin aurait été une cause de damnation éternelle. Pierre expliqua :
  
  — Le père de cette jeune fille est mort cette nuit et sa maison a brûlé. Elle a eu une sérieuse commotion. Elle est actuellement en syncope et non ivre morte comme vous paraissez le croire. Portez-la dans la chambre verte et appelez le docteur Boisdon de toute urgence. Je vous demanderai d’être discret à l’extérieur et de ne parler de ceci à personne. J’ai confiance en vous, Arsène.
  
  — Monsieur peut avoir confiance. Mais tout de même… un mort, un incendie… A chaque fois que monsieur de la Bath est ici, il amène toujours des catastrophes !
  
  Ils pénétrèrent dans la chambre que Pierre avait désignée. Arsène posa le corps inanimé sur le lit et, très digne, quitta la pièce.
  
  — Je vais téléphoner, comme Monsieur me l’a demandé, dit-il sans tourner la tête.
  
  — Oui, et préparez-nous un repas froid et du café très chaud, répondit Pierre.
  
  — Bien, Monsieur…
  
  La porte se referma.
  
  — Quel drôle d’oiseau ! remarqua Hubert.
  
  — Peut-être, dit Pierre. Mais il faut le prendre comme il est. Et puis, que veux-tu, je ne peux pas oublier qu’il était déjà au service de mon père lorsque je suis venu au monde et qu’il m’a torché…
  
  Hubert avait installé Sonia. Il la borda.
  
  — Maintenant, dit-il, il n’y a plus qu’à attendre ton savant morticole. J’espère qu’elle sera rapidement sur pied, car j’entrevois un emploi pour elle dans la pièce qui va se jouer…
  
  — Oui, je vois ça d’ici, dit Pierre, un peu sarcastique. Le rôle de la chèvre qui appâte le lion ?
  
  — Exactement ça !
  
  — Salaud ! Voilà une gosse qui nous a sauvé la vie et, sans aucun scrupule, tu vas encore t’en servir pour arriver à tes fins. Et si elle en claque, tu n’aurais même pas un regret. Tu es une belle crapule, tiens !
  
  Hubert éclata de rire.
  
  — Aurais-tu le béguin ? demanda-t-il. Ça ne te ressemble guère. Elle est entrée dans le jeu sans y être invitée, il est normal que maintenant elle aille jusqu’au bout. D’ailleurs, rassure-toi, je veillerai au grain.
  
  — Oui, continua Pierre ironique, si tu n’es pas endormi dans les bras de quelque autre jolie fille !
  
  — Eh bien, tu assureras toi-même la surveillance. Mais ne prends pas ton rôle trop au sérieux, tu sais. Ce n’est pas une sainte. En passant, je t’indique qu’elle est très experte en amour. Elle a une manière, tu sais, très « chaloupe-abandonnée-sur-mer-démontée ». Tu vois ça d’ici ! Si tu n’as pas l’estomac solide, je te conseille de rester sur la rive !
  
  — Sombre brute ! Allons casser la croûte… A jeun, tu es impossible.
  
  Ils passèrent dans la salle à manger où Arsène avait installé deux couverts.
  
  Hubert grignotait le dernier os du poulet, lorsque le docteur arriva. Pierre le conduisit au chevet de Sonia et le laissa seul. Un quart d’heure plus tard, le médecin rejoignait les deux amis et, tout en buvant le café brûlant que venait de lui servir Arsène, il expliqua :
  
  — Ce ne sera rien, cette petite a dû recevoir une très violente commotion. Elle semble d’ailleurs avoir un tempérament hypersensible. Elle se droguerait que cela ne m’étonnerait pas outre mesure. J’ai pu la ranimer et, presque aussitôt, elle s’est endormie d’un sommeil normal. Il est probable qu’elle dormira ainsi longtemps, ne vous en inquiétez pas. Voici une ordonnance. En dehors de cela, repos complet et alimentation légère pendant quarante-huit heures au moins.
  
  Il termina son café et prit congé.
  
  — Que fait-on, maintenant ?
  
  — J’ai une visite à faire à six heures, répondit Hubert. Pas besoin de toi. Je prends ta voiture. Dès que j’aurai terminé, je reviendrai te chercher. J’aurai alors, je l’espère, les éléments suffisants pour établir un plan d’action. Si, d’aventure, je ne revenais pas, tu trouverais ta voiture devant le 22, de la rue Fontaine. Par la même occasion, tu pourrais aussi monter au troisième étage gauche voir si j’y suis…
  
  — Vu ! Je t’y trouverai certainement dans un lit, mort d’épuisement dans les bras d’une belle blonde !
  
  Hubert, très sérieusement, répondit :
  
  — Que veux-tu, le métier a de ces exigences !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Hubert lança le Moteur et, virant sur place, prit la direction du pont de l’Alma. Il était cinq heures quarante-cinq. Il pensa qu’il avait le temps de passer à son hôtel pour prendre une douche et se changer, ses vêtements ayant souffert de ses aventures nocturnes.
  
  Le veilleur de nuit le considéra d’un air complice lorsqu’il traversa le hall. « Il pense sans doute que je viens de faire une bringue à tout casser », se dit Hubert.
  
  Quinze minutes plus tard, il redescendait, lavé et vêtu de frais. Le gardien ne savait plus que penser.
  
  — Bonne journée, monsieur, dit-il à tout hasard.
  
  La Talbot démarra en se lançant vers Montmartre. A six heures dix, Hubert claquait la portière devant le 22, rue Fontaine. En montant les escaliers, il chantonnait allègrement :
  
  Un jour un grand pou dans la rue…
  
  Premier étage… Deuxième…
  
  L’araignée, de désespoir,
  
  S’est foutu quinze coups de rasoir
  
  La tum’la tum’la la…
  
  Troisième… gauche. Il allait frapper, lorsqu’il entendit parler de l’autre côté de la porte. Il prêta l’oreille. C’était la voix de Rosette qui, d’un ton désagréable qu’il ne lui connaissait pas, lançait à une adresse inconnue :
  
  — Alors… tu t'décides, oui ou quoi ? On t’a jamais dit qu’il fallait pas faire attendre les jolies femmes ?
  
  « J’arrive à temps », pensa Hubert et, sans hésiter, il tourna la poignée et entra.
  
  Rosette était assise dans le lit, le buste nu. Lorsqu’elle vit Hubert, ses yeux doublèrent de surface et sa bouche s’ouvrit démesurément. Hubert remarqua qu’elle avait de belles dents. Elle put enfin articuler en même temps que d’un geste étonnant, elle ramenait le drap sur ses seins provocants.
  
  — Ah ! ça alors ! D’où qu’il sort, celui-là ? On m’a encore assuré ce matin qu’t’étais mort. J’t’attendais plus…
  
  Hubert avait son sourire des bons jours. Il lui fit un signe rassurant et, d’un pas tranquille, traversa la pièce, poussa la porte du cabinet de toilette.
  
  Un homme était là. Mal fichu, grotesque, il tournait le dos à la porte. Son crâne brillait sous la lampe électrique et il paraissait n’avoir rien entendu.
  
  Très gentiment, Hubert lui dit :
  
  — Désolé, grand-père ! Il y a contrordre. La dame ne peut plus s’occuper de vous. Vous pouvez refaire vos paquets, pas d’intérêt pour l’instant. Repassez dans huit jours… si ça tient encore…
  
  Le petit vieux arrêta un instant son manège pour lancer d’une voix chevrotante, sans tourner la tête :
  
  — Je suis bientôt prêt, ma chérie… ne me bousculez pas… Je suis plus impatient que vous !
  
  Hubert éclata de rire. Le vieux était sourd ! Une incapacité de plus. Sur la tablette de verre du lavabo, un appareil genre « Sonophone » était posé. Hubert allongea le bras et le saisit. Puis, attrapant le bonhomme par l’épaule, il le fit pivoter et lui cria :
  
  — Mettez votre radar et faites vos paquets. J’ai besoin de causer avec madame !
  
  Le pauvre vieux devint cramoisi, puis vira franchement au violet. Il voulut parler, mais son dentier se décrocha et il faillit s’étrangler. Hubert, compatissant, lui ajusta lui-même l’appareil d’écoute sur le crâne et reprit :
  
  — Ne vous énervez pas, grand-père, vous pourriez attraper une congestion. Habillez-vous gentiment et allez-vous-en. Et si vraiment vous ne pouvez pas attendre davantage pour faire ça, voyez donc la concierge… Elle n’est pas mal du tout… un peu votre genre… avec un peu plus de cheveux !
  
  Puis, avec un sourire plein de complicité, il referma la porte.
  
  Rosette n’avait pas bougé et elle serrait toujours son drap sur sa poitrine. Elle s’adressa à Hubert :
  
  — Écoute, dit-elle. Tu es bien gentil et je t’aime beaucoup. Mais faudrait tout de même voir à ne pas me gâcher ma clientèle. Ce grand-père-là était un bon client. Sûr qu’après un coup pareil, il ne reviendra plus… Et il est bien capable d’en claquer !
  
  Sérieux, Hubert répondit :
  
  — Allons, petite Rosette, ne dramatisons pas. Que veux-tu, je suis jaloux et je n’aurais jamais permis à un type aussi répugnant de poser ses vilaines pattes sur d’aussi jolies choses !
  
  D’une main, il avait rabattu le drap et, de l’autre, il caressait la fille qui le laissait faire. Avec une moue de connaisseur, il poursuivit d’un ton pénétré :
  
  — Je l’aurais plutôt tué !
  
  Rosette, indécise, le regardait, les sourcils froncés.
  
  — Non mais, t’es sérieux ? demanda-t-elle.
  
  — Tout ce qu’il y a de plus sérieux, petite Rosette. Je crois que j’ai le béguin pour toi. Tu es jolie, très bien faite, avec ça pas sotte du tout et je devine que tu sais très bien faire les tartes aux pommes… J’adore les tartes aux pommes !
  
  — C’est bien ce que je pensais, dit-elle en secouant la tête. Tu te moques de moi ! C’est pas gentil, tu sais. J’étais presque mordue pour ta pomme !
  
  Hubert parut soudain en colère. D’une voix grondante, il reprit :
  
  — Maintenant, c’est toi qui te moques de moi ! Tu prétends être mordue pour ma pomme et, aussitôt que tu me crois mort, tu me remplaces par un petit vieux ignoble ! Et tu crois que je vais encaisser ça ! Non mais, pour qui me prends-tu ? Pas pour un cave, des fois ? Tiens, je vais t’apprendre à vivre, moi !
  
  Et, d’une main rapide, il appliqua sur les joues de la fille stupéfaite deux claques retentissantes. Juste à ce moment, le petit vieux sortait du cabinet de toilette complètement habillé. Il voulut s’indigner :
  
  — Monsieur ! Je ne vous permettrai pas ! lança-t-il de sa voix chevrotante.
  
  Hubert, qui ne s’était jamais tant amusé de sa vie, se retourna d’une pièce, simulant toujours une violente colère. Il se dirigea à pas lents et glissés vers le petit homme qui regrettait déjà son accès d’héroïsme et lui susurra d’une voix doucereuse :
  
  — Alors, grand-père, on a des revendications à formuler ? On n’est pas content ?… Veux-tu me foutre le camp, dis !
  
  Puis, haussant la voix :
  
  — Veux-tu me foutre le camp avant que je ne te casse en deux !
  
  Le pauvre homme, affolé, atteignait déjà la porte.
  
  — Arrête ! lui cria Hubert.
  
  Il s’approcha de lui, le saisit délicatement par le revers de son veston et lui demanda d’une voix lourde de menaces :
  
  — On n’oublie rien, grand-père ?
  
  — Quoi ? demanda le vieillard terrorisé.
  
  — L’oseille ! On part sans la payer, maintenant ! Et tu croyais que j’allais te laisser l’aire, dis ?
  
  — Mais, monsieur… de… demandez à… à… madame… Ro… Rosette, je… n’ai pas… con… consommé…
  
  — De quoi !… Allez, pas d’histoires, grand-père, ou je vais finir par me fâcher ! Allonge le fric, et vite !
  
  — Com… combien ?
  
  — Le prix habituel… je ne te demande rien pour le supplément au programme.
  
  Tremblant, le vieil homme sortit de sa poche une enveloppe et la tendit à Hubert.
  
  — C’était préparé, dit-il comme pour s’excuser.
  
  — Merci. Le Bon Dieu te le rendra. Maintenant fous le camp ! Et n’oublie pas de revenir à ton jour. Parce que si tu oublies, c’est moi qui irai te chercher. Tu as compris ?
  
  — Oui, monsieur. Je… je… reviendrai… C’est promis.
  
  Et il sortit en courbant l’échiné.
  
  Hubert ferma la porte, donna un tour de clé, et se retourna vers Rosette. De façon ostensible, il ouvrit l’enveloppe que le vieux lui avait remise et en tira deux billets de mille francs qu’il glissa dans sa poche. Puis, il s’approcha du lit sur lequel il s’assit, face à la fille. Celle-ci lui ouvrit les bras et lui tendit sa bouche. Quand ce fut fini, elle dit d’un ton soumis :
  
  — Tu pouvais pas le dire que c’était ça que tu voulais ? Mon Jules s’est fait buter… y a six mois. Depuis j’étais seule… ça me manquait. Je suis bien contente, tu sais !
  
  Puis, écartant le drap, elle découvrit son long corps nu et ajouta :
  
  — Allons, déshabille-toi et viens. Tout ça c’est à toi maintenant !
  
  Hubert, très content de lui, jeta un regard critique sur les trésors qu’on lui offrait et procéda rapidement d’une main experte à quelques vérifications.
  
  — Rien à dire, conclut-il. Tout ça est normalement constitué.
  
  Puis, tranquillement, il remonta le drap et recouvrit la fille jusqu’au cou.
  
  — Ne te vexe pas, lui dit-il. J’ai toujours aussi envie de toi, et quand je me déciderai, tu pourras prévoir huit jours de repos pour te remettre. Seulement, ce matin, je n’ai pas le temps, j’ai du travail sérieux et pressé, ça ne peut pas attendre.
  
  Il fit semblant de ne pas remarquer l’expression désappointée que prit le visage de Rosette, et poursuivit :
  
  — Tu m’as dit, lorsque je suis entré : « On m’a encore assuré ce matin que tu étais mort. » Qui est-ce : « On ? »
  
  — Embrasse-moi, je te le dirai, murmura-t-elle.
  
  Il s’exécuta et elle reprit :
  
  — C’est Carmen, la môme à Stéphan. Je l’ai vue ce matin vers cinq heures. Elle m’a dit : « Stéphan vient de rentrer. Il s’est fait sonner et a un bras cassé. Mais ton Amerlo, cette fois, a son compte. Tu le reverras plus. » Elle m’a dit aussi, en me faisant promettre de ne pas le répéter, que le patron de Stéphan s’était fait buter.
  
  — Où habite Carmen ? demanda Hubert.
  
  — J’veux pas que tu y ailles ! répondit la fille.
  
  — Dis donc, qui commande ici, toi ou moi ?
  
  Elle répondit très vite :
  
  — Hôtel « Saint-Georges », un peu plus haut de l’autre coté de la rue, chambre 26.
  
  — Bien !… Stéphan est avec elle ?
  
  — Non, il est allé se faire plâtrer.
  
  — Bon, reste là et dors, je reviendrai, dit Hubert.
  
  — Tu sais, si tu me trompes avec Carmen, je te tue !
  
  — Bien sûr, mon amour ! En attendant, sois bien sage et ne dis à personne que tu m’as vu.
  
  Il lui posa un baiser sur le front et sortit. En descendant l’escalier, il riait tout seul. Si Pierre avait pu le voir ! Qu’aurait-il pensé ? La fille aurait peut-être parlé sans toute cette comédie, mais elle aurait aussi fort bien pu se taire. Le temps était mesuré et il était nécessaire de jouer le jeu à fond.
  
  La Talbot était toujours là. Il pensa soudain que Stéphan et ses compères la connaissaient et qu’il était inutile qu’ils soient informés de sa présence dans le quartier avant qu’il en ait terminé avec la brune Carmen. Il s’assit au volant, démarra et alla se ranger un peu plus loin dans la rue Mansart, à l’abri d’un gros camion de déménagement qui se trouvait là en stationnement.
  
  Il ferma la portière à clé et, tranquillement, revint vers la rue Fontaine. Il était sept heures. La journée s’annonçait belle. Hubert Bonisseur de la Bath se sentait dans une forme éblouissante et était d’humeur joyeuse. Il chantonnait :
  
  Aux marches du Palais
  
  Aux marches du Palais
  
  Y a une tant belle fille, lonla…
  
  Il n’y avait personne dans le hall de l’hôtel « Saint-Georges ». Hubert s’en félicita intérieurement et s’engagea sans hésiter dans l’escalier. La chambre 26, sauf erreur, devait normalement se trouver au deuxième étage.
  
  Dans un grand lit tout blanc
  
  Dans un grand lit…
  
  Il était arrivé. 22… 24… 26, c’était là. Il écouta. Quelqu’un remuait dans la chambre. Pas de son de voix. Il saisit la poignée, tourna et poussa. La porte ne bougea pas. Une voix rauque et fatiguée demanda :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Hubert, du ton le plus engageant qu’il put trouver, répondit :
  
  — Je suis le Père Noël. Je me sentais en forme ce matin. J’ai consulté Marie-Madeleine en cachette. Elle m’a indiqué votre adresse.
  
  Derrière la porte, la voix reprit :
  
  — Tu te crois drôle sans doute, mon mignon ! Je regrette pour toi, mais le guichet est fermé pour la journée. Va voir à la chambre 22 et demande Lulu-les-grandes-châsses. Dis-lui que tu viens de ma part, elle t’ouvrira peut-être.
  
  Machinalement, Hubert pensa qu’il irait bien voir les grandes châsses de Lulu, s’il avait le temps. Mais voilà, il ne l’avait pas. Il prit un ton de confidence et articula :
  
  — Carmen, ouvre tes esgourdes, c’est pas du charre. C’est Stéphan qui m’envoie… y a du tarpé !
  
  Il entendit tout de suite la clé tourner dans la serrure. La porte s’ouvrit et il se glissa rapidement dans la chambre. Elle était simple et meublée modestement. Pas de cabinet de toilette. Un lavabo de faïence était fixé dans un coin, près de la fenêtre. Dessous, un bidet de tôle émaillée était posé sur un support pliant. Les rideaux étaient tirés. Une lampe de chevet éclairait seule la pièce.
  
  Hubert se retourna. Carmen avait refermé la porte et s’y était adossée. Ses yeux reflétaient une terreur qui n’était pas feinte. Elle avait le souffle coupé. Il en profita pour la détailler. C’était, dans son genre, un beau brin de fille. Hubert, personnellement, préférait les blondes. Question de peau, disait-il. Mais il pensa qu’avec celle-là, il ferait bien un écart, rien qu’une fois, mais au moins une fois !
  
  Elle avait des cheveux splendides, d’un noir d’une qualité incomparable. Ses yeux sombres semblaient occuper la plus grande partie d’un visage étroit qui se terminait en pointe par un menton têtu. La bouche était petite et cruelle ; le nez long avait pris sur lui seul d’indiquer la sensualité. La peau était dorée et mate, chaude au regard. Elle était vêtue d’un slip et d’un soutien-gorge de satin blanc. Les jambes étaient longues, peut-être un peu maigres.
  
  Hubert arrêta cet examen captivant et demanda :
  
  — Alors, jolie Carmen, c’est là tout ce qu’on raconte à son vieil ami ?
  
  La fille ne répondit pas, ses lèvres tremblaient. Hubert poursuivit :
  
  — Ah ! j’oubliais… Tu me prends sans doute pour un fantôme… et ça t’enlève tous tes moyens !
  
  Il s’approcha d’elle et lui toucha l’épaule. Elle sursauta.
  
  — Rassure-toi, lui dit-il, je ne suis pas mort. Je m’aperçois même, en te voyant comme ça, que je suis encore très vivant. Et, si j’avais le temps, je te le prouverais sur l’heure. Seulement, voilà, je suis pressé… je suis toujours pressé.
  
  Carmen réussit à articuler :
  
  — Que voulez-vous de moi ?
  
  — Je vais te le dire.
  
  — Je ne sais rien, s’empressa-t-elle d’ajouter.
  
  Elle reprenait de l’assurance. Elle avait peut-être cru un moment que Hubert allait la tuer et elle était satisfaite du tour que prenait la conversation. Elle n’était pas loin de penser que ce type qui se sortait de tous les traquenards avec le sourire était un super-dur ; et elle pensa même tout à fait qu’il était beaucoup plus distingué que Stéphan et qu’il savait parler aux femmes.
  
  Elle traversa la pièce et alla s’allonger à demi sur le lit, en s’appuyant sur les coudes. Elle connaissait la puissance de diversion de sa poitrine et s’était placée de façon à la faire saillir en contre-jour devant la lampe de chevet allumée, afin que Hubert pût en apprécier entièrement l’original dessin.
  
  — Je ne te demande rien, dit Hubert, aimable. Écoute-moi, c’est tout. On m’a dit que tu étais une fille intelligente…
  
  — Qui ça : « On ? »
  
  — Marie-Madeleine.
  
  — Te fiche pas de moi !
  
  — Je ne me moque pas, reprit le détective. Je te considère moi-même comme une fille intelligente et tu peux me faire confiance, je me trompe rarement sur ce sujet-là.
  
  — T’es psychologue, quoi.
  
  — J’allais le dire. Je n’osais pas. Ce qui prouve qu’il faut toujours oser !
  
  — Quand t’auras fini tes salades, tu préviendras, dit Carmen impatientée.
  
  — Bon. Entrons donc dans le vif du sujet. Je suis venu en France pour le compte d’une banque américaine qui m’a chargé de retrouver et de racheter, si besoin était, un dossier très important pour elle, qui se trouvait dans les sacs volés dans le fourgon du Crédit Lyonnais voici huit jours.
  
  — J’en ai entendu parler, dit la fille.
  
  Hubert pouffa.
  
  — Bien sûr, puisque c’est ton Stéphan qui a fait le coup !
  
  Elle protesta :
  
  — Pour sûr que non ! Il était avec moi pendant que ça se passait.
  
  — Te fatigue pas, dit Hubert d’un air entendu, c’est lui qui me l’a dit.
  
  — Tu parles comme un flic, ça te va pas.
  
  — Bon, soyons sérieux… Donc, j’arrive à Paris, il y a deux jours, pour le motif que je viens de t’expliquer. Après quelques petits incidents, sur lesquels je passerai bien volontiers, j’obtiens un rendez-vous avec le patron de Stéphan. Je lui offre dix millions en échange des documents qu’il a en sa possession. Il accepte, puis il me joue l’arnacle. Il faut dire que j’ai marché les yeux fermés. C’était du beau travail… Bon ! Cette nuit, je m’évade de la villa de Saint-Cloud où j’étais enfermé en attendant d’être buté par ton petit ami. Je reviens deux heures plus tard avec du renfort et je trouve le grand patron allongé dans son bureau… Il en avait lourd sur le cœur et avait l’air plutôt mort. Je ne te dirai pas que ça m’a fait de la peine… non. Mais ce qui m’a ennuyé, c’est de voir le coffre ouvert et de ne plus y trouver le dossier qui devait y être…
  
  — Tu t’étais encore fait doubler, quoi ? remarqua Carmen.
  
  — Oui. Là-dessus, j’ai eu une conversation avec la fille du patron.
  
  — Je ne la connais pas…
  
  — Ça ne fait rien. Cette charmante enfant m’a indiqué que son bandit de père avait entamé des négociations, pour vendre les documents, avec un type dont elle a pu me donner le signalement : petit, sale, plus de cheveux sur le haut du crâne et un peu trop sur le cou… tu vois ce que je veux dire… genre « anar » ; il s’appellerait M. Roger. Ça ne te dit rien ?
  
  — Non !
  
  Elle paraissait sincère.
  
  — Voilà où je veux en venir, poursuivit Hubert. Lorsque Stéphan est intervenu, avec son tact habituel, dans la conversation dont je te parlais, j’ai essayé de lui faire comprendre que, son patron étant mort, il avait intérêt à se mettre de mon côté pour m’aider à récupérer les documents. Je lui ai fait valoir que la banque donnait dix millions pour ça et que j’étais prêt à lui en assurer la moitié s’il me donnait un coup de main. Mais M. Stéphan, qui n’est sans doute pas à cinq gros fromages près, s’est mis à expédier du plomb dans tous les azimuts en guise de réponse. Je me suis vu alors dans l’obligation, pour l’inciter à plus de parcimonie, de lui enlever l’usage d’un de ses bras. Ensuite, pour avoir tout de même le dernier mot, et comme il ne voulait décidément pas des cinq millions que je lui offrais, il a mis le feu partout en s’arrangeant pour que nous ne puissions nous en sortir…
  
  Carmen paraissait de plus en plus intéressée. Elle questionna :
  
  — C’est vrai ce que tu racontes là ? C’est pas du charre ?
  
  — Tu demanderas aux autres, dit Hubert.
  
  — Alors, qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle.
  
  Hubert vint s’asseoir sur le lit, à côté de la fille. Il passa son bras sur ses épaules et, de la main gauche, lui souleva le menton et la baisa gentiment sur les lèvres. Elle ne protesta pas. Hubert savait qu’elle avait déjà compris ce qu’il attendait d’elle et qu’elle était d’accord. Il reprit :
  
  — Ce que je veux ? C’est très simple ! Je suis persuadé que Stéphan sait quelque chose sur le monsieur qui se fait appeler M. Roger. Ce quelque chose peut être d’un poids décisif dans la balance. Tu dois avoir de l’influence sur lui, car tu es beaucoup plus intelligente. Il faut que tu le persuades de travailler la main dans la main avec moi.
  
  Carmen était pensive. Elle murmura :
  
  — Cinq gros fromages… c’est pas permis de cracher dessus. Je vais faire ce que je vais pouvoir. Je ne te promets rien.
  
  Hubert, flatteur, répondit :
  
  — Ce que tu viens de me dire équivaut pour moi à une signature. Tu es vraiment la plus belle fille de Montmartre et… j’ai très envie de t’embrasser…
  
  Provocante, Carmen renversa sa tête, secouant son opulente chevelure. Hubert, lentement, s’approcha. Ses lèvres touchèrent celles de la fille qui se laissa glisser en arrière.
  
  — Viens, lui murmura-t-elle en ouvrant son peignoir.
  
  C’est alors que la porte s’ouvrit. D’un bond, Hubert fut sur ses pieds. Stéphan était là, le bras droit momifié, énorme, posé sur une attelle. Lorsqu’il reconnut Hubert, il lâcha, de stupéfaction, l’impressionnante pétoire que tenait sa main gauche. Il essaya de parler, mais ne put articuler un mot. Carmen, assise au fond du lit, fronçait ses beaux sourcils.
  
  Il paraissait évident qu’elle n’aimait pas cette entrée en matière.
  
  Hubert, très maître de lui, s’approcha de Stéphan, se baissa, prit le revolver et le mit dans sa poche.
  
  — Je préfère te l’enlever, dit-il. Avec ta manie de te promener toujours avec ça dans la main, tu finiras bien par casser quelque chose.
  
  Stéphan put enfin bredouiller :
  
  — D’où qui sort, sui-là ?… D’où qui sort ?… J'm’embrouille. J'm’embrouille…
  
  Hubert, qui le regardait, hocha la tête d’un air apitoyé. Il se retourna vers Carmen et lui dit :
  
  — Je vous laisse. Ma présence ne pourrait que rendre les choses plus difficiles. Téléphonez-moi, dans une demi-heure, à Invalides 37-74. Au revoir, poupée d’amour, et inscris-moi sur ta liste des supporters possibles, pour le jour où ce beau gosse aura passé définitivement l’arme à gauche.
  
  Il envoya un baiser à Carmen, pinça gentiment, au passage, l’oreille de Stéphan qui recula comme si un serpent l’avait mordu et il sortit.
  
  La vie était belle. Il ne se faisait aucun souci. Carmen n’était pas une fille à laisser filer cinq millions sous son nez sans faire tout ce qu’il fallait et même davantage pour les mettre dans sa poche. Dans une demi-heure, elle lui téléphonerait que Stéphan était d’accord.
  
  En s’installant au volant de la Talbot, il pensa soudain à la très-belle-et-très-amoureuse baronne Marlène Koslof. Une femme comme celle-là ne pouvait s’oublier. Il sentit que, lorsque la partie serait jouée, il remuerait ciel et terre pour la retrouver. Ah ! passer huit jours dans un trou perdu avec la belle Marlène, quel rêve !
  
  Il aperçut, à ce moment, un magasin de fleurs qui était ouvert. Il descendit de voiture. De magnifiques roses rouges arrivaient des Halles. Il dit au fleuriste :
  
  — Faites un bouquet de deux mille francs. Vous le ferez porter à l’adresse que je vais vous donner.
  
  Il prit une carte blanche qui se trouvait sur le bureau au fond de la boutique et y inscrivit :
  
  « Hubert invite sa grande amie Rosette à garder soigneusement ses petites fesses propres jusqu’à son retour et la prie d’agréer ses hommages respectueux en attendant qu’il vienne lui en présenter d’autres, qui le seront moins. »
  
  Il glissa le poulet dans une enveloppe sur laquelle il traça l’adresse de Rosette. Puis il tira de sa poche les deux mille francs qu’il avait soutirés au petit vieillard et les tendit au fleuriste.
  
  Il sortit de là en paix avec sa conscience.
  
  Cinq minutes plus tard, il stoppait avenue Rapp. Arsène vint lui ouvrir. Il paraissait s’être amadoué.
  
  — Monsieur dort, dit-il à Hubert. Dois-je le réveiller ?
  
  — Non…
  
  Le visage du valet s’éclaira.
  
  — … je m’en charge, poursuivit Hubert.
  
  Et laissant là Arsène de nouveau assombri, il se dirigea vers la chambre de Pierre. Avant d’y pénétrer, il se retourna et demanda au valet :
  
  — Comment va la petite ?
  
  — Elle dort toujours, monsieur.
  
  — Bien !
  
  Pierre dormait à poings fermés. Sans pitié, Hubert le réveilla.
  
  — Tu n’as pas honte de dormir comme ça ? Tu passes toute ta vie au lit ?
  
  — Brute !… Quoi de neuf ?
  
  — Peu de choses… je suis devenu souteneur et j’ai failli cocufier Stéphan qui est arrivé juste au moment psychologique. Il n’avait pas l’air particulièrement satisfait !
  
  — C’est tout ?
  
  — Oui, en deux heures, ça n’est quand même pas mal !
  
  — Raconte-moi ça, demanda Pierre.
  
  Hubert lui fit un récit détaillé de ses aventures matinales. Il terminait lorsque le téléphone sonna. Pierre décrocha.
  
  — C’est pour toi, dit-il et il tendit le combiné à Hubert.
  
  A l’autre bout du fil, Carmen parlait :
  
  — Bonjour, don Juan !
  
  — Bonjour, mon seul amour !
  
  — Stéphan est convaincu. Il demande où il peut te voir.
  
  — Bon, félicitations. Dis-lui de venir dans une demi-heure à mon hôtel, 10, rue Croix-des-Petits-Champs. Viens aussi, tu seras certainement utile et j’aurai tellement de plaisir à te revoir…
  
  — Nous y serons, à tout à l’heure. Au revoir, mon chou !
  
  — Au revoir, fille perdue !
  
  Hubert raccrocha, il était radieux.
  
  — Ça marche ? demanda Pierre.
  
  — Comme sur des roulettes, répondit Hubert en consultant sa montre. Huit heures trente, poursuivit-il, nous avons le temps de discuter un peu.
  
  — Je vais avec toi ?
  
  — Non. Je préfère que tu restes ici à surveiller la petite. Dès qu’elle sera réveillée, tu lui poseras certaines questions que je vais t’indiquer. Il faut savoir si la villa de Saint-Cloud appartenait à M. Martin ou à Delacaze. Tu vois ce que je veux dire ? Demande-lui ensuite où se trouve leur domicile officiel et puis… et puis, tu sais aussi bien que moi ! Tire-lui-en le plus possible. A midi, je verrai les journaux du soir, je suis curieux de savoir ce qu’ils diront de l’incendie de la villa. Je dresserai mon plan d’action après avoir vu Stéphan. Si j’ai besoin de toi, ce qui est probable, je viendrai te prendre.
  
  Arsène entra, portant un plateau, précédé d’une bonne odeur de café brûlant. Hubert but le sien lentement, soufflant dessus avant chaque gorgée. Il n’avait jamais su boire chaud. Lorsqu’il eut terminé, il prit congé de Pierre et s’en alla.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Il arrêta la voiture à l’entrée de la rue, vingt mètres avant l’hôtel et resta au volant. Il préférait voir arriver ses invités. « On ne prend jamais trop de précautions », pensa-t-il.
  
  Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’un taxi stoppait devant l’« Univers ». Carmen en descendit, suivie de Stéphan. Lorsqu’ils furent entrés, Hubert sortit de la Talbot et se dirigea à pied vers l’hôtel. Le taxi était reparti et aucune voiture ne s’était arrêtée dans les parages.
  
  Ils discutaient dans le hall, avec un chasseur, lorsque Hubert arriva. Il leur tendit la main et les précéda pour les conduire dans sa chambre. Stéphan s’enfonça dans un fauteuil et Carmen s’installa sur le lit. « Ça devait être une habitude », pensa Hubert qui tira une chaise et ferma le triangle.
  
  — Carmen, à toi de jouer, dit-il.
  
  Elle commença :
  
  — J’ai répété à Stéphan ce que tu m’as proposé ce matin. Il m’a bien écoutée et il a compris. Il est d’accord. Il s’est rendu compte que tu étais un dur-de-dur et il ne demande qu’à travailler avec toi… Il s’excuse pour cette nuit.
  
  — Trop aimable, dit Hubert railleur.
  
  Stéphan prit la parole :
  
  — Si, je m’excuse. J’étais en rogne et quand j'suis en rogne, j’suis dur pour piger… Et puis, faut dire c'qui est, v’z’avez toujours un air de vous foutre du monde qui m’tape su’l’système… Maintenant ça va, j'suis avec vous. Mais j'voudrais quand même bien qu’vous m’expliquiez comment qu’vous v’z’êtes tiré de la fournaise !
  
  — Je te raconterai ça plus tard, dit Hubert ; pas le temps pour l’instant. Dis-moi, que sont devenus tes deux amis ?
  
  — Dédé-bouche-cousue…
  
  — C’est le Timide ? demanda Hubert.
  
  — Oui. Dédé-bouche-cousue a chopé du plomb dans la cuisse. I'dit qu’c’est vous.
  
  — C’est exact.
  
  — I's‘fait soigner. I'pourra pas s'servir de sa patte avant trois semaines.
  
  — Et le maître d’hôtel ?
  
  — Jo-le-boxeur ? n’a rien. L’est parti s’mettre au vert.
  
  — Bon. Maintenant parlons sérieusement. Tu as bien compris ce que ta charmante amie t’a expliqué ? Tu m’aides à retrouver les documents et, si on réussit, tu touches cinq gros fromages. Nous sommes d’accord ?
  
  — Oui, répondit Stéphan d’un ton convaincu.
  
  Hubert reprit en parlant plus lentement :
  
  — Avant tout chose, je vais te donner un conseil : n’essaie pas de me doubler. Parce que je deviendrais méchant, très méchant. Compris ?
  
  — Compris ; j’essaierai pas. V’z’êtes trop malin pour moi.
  
  — Bon, alors, allons-y… Il est à peu près certain que celui qui détient les documents actuellement est un type que Sonia connaît sous le nom de Roger et dont elle m’a donné le signalement : petit, maigre, mal vêtu, des cheveux longs sur le cou et le haut du crâne chauve. Tout à fait le genre « anar ». Le connais-tu ?
  
  — Ben, je l’connais sans l’connaître, répondit Stéphan.
  
  — Explique-toi clairement.
  
  — Ben, voilà… Y a un an, c'gars-là a contacté l’patron en faisant un casse chez un mec qu’était quèque chose au ministère de la Guerre. L’patron, qui faisait toujours gaffe à pas foutre ses pieds dans la mouscaille, a fait traîner l’gars pendant quèques jours, l’temps de s’faire une idée. L’premier jour qu’il est venu, j’étais là tout seul et c’est moi qui l’ai filoché. I'voyageait dans l’tube à gaz et i'lisait des bouquins qu’étaient griffonnés comme qui dirait du chinois. L’avait une p’tite serviette de cuir d’où i'sortait ça. L’est descendu à Odéon et j’lui ai filé l’train dans le Boul’Mich ; l’est rentré au « Dupont » où i'devait être connu. L’a sorti du papier d’sa serviette et s’est mis à griffonner. Ça a duré deux plombes ; l’a pris qu’un jus. J'suis resté là, tout le temps, assis près d’la lourde. Il m’a pas r’luqué. Tout d’un coup i's’est esbigné et j’ai failli l’paumer. L’a pris la rue de l’École de Médecine et l’est rentré au huit. C’est là qu’il doit crécher.
  
  — Bon… ces renseignements-là sont vieux, mais ça vaut mieux que rien, dit Hubert songeur.
  
  — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? dit Carmen impatiente.
  
  — Eh bien, on va aller faire un tour du côté de l’École de médecine… Écoute, Stéphan, avec ton bras plâtré, tu ne peux m’être d’aucun secours ; tu vas donc rester ici. Il vaut d’ailleurs mieux que tu restes planqué, parce qu’on ne sait pas encore ce que peut déclencher l’incendie de Saint-Cloud. Carmen va venir avec moi pour assurer la liaison en cas de coup dur et nous passerons prendre mon ami Pierre.
  
  — J’aime pas beaucoup ça, grogna Stéphan.
  
  — Ne discute pas. Tu auras certainement ton rôle à jouer. Il est probable, en effet, que M. Roger ne va pas se laisser faire et qu’il y aura du vilain. Si ça tourne mal, as-tu des types sûrs sous la main, qui ne rechignent pas au casse-pipe ?
  
  — J’ai c'qui faut, dit Stéphan, un peu ragaillardi, de quoi prendre la préfecture d’assaut.
  
  Hubert sourit.
  
  — Il ne s’agit pas de ça !… Bien que ton idée soit séduisante… j’y réfléchirai. On pourrait faire ça un 1er avril pour pouvoir plaider la blague en cas d’échec !
  
  Hubert ouvrit une de ses valises et en sortit plusieurs ustensiles qu’il glissa dans ses poches : un rossignol perfectionné, des gants de caoutchouc, une minuscule torche électrique et une petite matraque. Il rendit à Stéphan son artillerie lourde et ajusta sous son aisselle un Luger qu’il avait amené dans ses bagages et qui était son arme favorite.
  
  Puis, il demanda au téléphoniste de lui passer le Crédit Lyonnais. M. Chenet n’était pas arrivé. Il pria sa secrétaire de lui faire savoir que Hubert Bonisseur de la Bath était content de vivre et qu’il passerait le voir dans l’après-midi.
  
  — Allons, on s’en va, dit-il. Sois bien sage, jeune homme, et ne fais pas de fugue. Ta présence ici est nécessaire. Si tu t’ennuies, sonne la femme de chambre, elle n’est pas mal roulée et, d’après les confidences qu’elle m’a faites, tu es tout à fait son type.
  
  Stéphan ne répondit pas. Il était visible qu’il n’aimait pas voir partir sa Carmen avec Hubert.
  
  Dix minutes plus tard, la grosse Talbot stoppait avenue Rapp. Pour de nombreuses raisons, parmi lesquelles Arsène figurait en bonne place, Hubert demanda à Carmen de rester dans la voiture. Elle fit la moue, pour la forme. Il ne lui déplaisait pas d’être vue en aussi bel équipage. Elle exigea toutefois un baiser que Hubert lui donna de bonne grâce. Car, cela ne faisait aucun doute, la fille connaissait son savoir-aimer sur le bout du doigt… et même sur le bout de la langue ! On pouvait en juger rien qu’à la façon dont elle embrassait. A tous les coups, les doigts de pied du partenaire se plaçaient en éventail.
  
  Pierre était prêt. Il avait revêtu un splendide complet de tweed gris assorti d’une chemise de soie gris perle et d’une cravate rouge Astrid. Hubert poussa un sifflement admiratif en l’apercevant.
  
  — Mazette ! Tu allais peut-être au « Fouquet’s » ? Je te dérange ?
  
  — Idiot ! Je vais avec toi, si tu as besoin de moi.
  
  — Tu n’as vraiment pas peur de te salir ? insista Hubert.
  
  — Tu te crois drôle ?
  
  — Non. Comment va Sonia ?
  
  — Elle ronfle toujours. Ne t’énerve pas à son sujet, tu sais, elle en a bien pour vingt-quatre heures !
  
  — Zut ! Enfin, on se débrouillera sans elle. Tu es prêt ! Je t’emmène. Donne des instructions à Arsène pour ne laisser entrer personne, hormis nous, bien entendu. Convenez d’une sonnerie spéciale.
  
  — Tu as peur que la fille s’envole ?
  
  — On ne sait jamais ! J’y tiens, moi, à cette petite !
  
  — Tu as encore l’intention de coucher avec ? demanda Pierre, sarcastique.
  
  — Non, j’en ai eu assez. Je te la laisse. Mais n’oublie pas de prendre tes précautions avant de t’embarquer… à cause du mal de mer.
  
  — Salaud !
  
  Pierre donna des consignes précises à Arsène. La sonnerie convenue fut un coup long, un court, un long, un court. Ce qui, en morse, donnait la première lettre de Pierre.
  
  En descendant l’escalier, Hubert mit rapidement son ami au courant de ce qu’il avait appris. Carmen attendait bien sagement, assise sur les confortables fauteuils de cuir de la Talbot. Elle avait allumé une cigarette et singeait les femmes du monde qu’elle avait l’habitude de côtoyer dans les boîtes de nuit. Elle sourit à Pierre.
  
  — Bonjour, dit-elle.
  
  — Bonjour, vous êtes ravissante, dites donc !
  
  — Vous ne vous en étiez jamais aperçu ?
  
  — Pas à ce point-là !
  
  Pierre s’installa au volant et Hubert s’assit de l’autre côté, poussant Carmen qui se trouva serrée entre les deux hommes.
  
  Le regard de Pierre était tombé dans la large échancrure du corsage de Carmen et semblait éprouver de grosses difficultés à s’en sortir. Hubert intervint :
  
  — Si vraiment tu en as encore pour longtemps avant de te faire une opinion définitive, dis-le tout de suite et changeons de place. Comme ça nous ne perdrons pas de temps !
  
  Carmen éclata d’un rire moqueur tout en faisant saillir inconsciemment l’objet de la discussion. Pierre, un peu vexé, tira le démarreur et embraya.
  
  — Où allons-nous ? demanda-t-il.
  
  — Je te l’ai déjà dit, voyons : 8, rue de l’École de Médecine ; tu t’arrêteras avant.
  
  — Bien.
  
  Carmen était ravie de l’aventure. Elle se serrait contre Hubert qui, en raison de la place restreinte, avait passé son bras sur ses épaules. Hubert pensa que cette fille-là était plus excitante et plus dangereuse qu’un paquet de poivre rouge.
  
  Pierre arrêta la voiture au carrefour de l’Odéon. Hubert prit la parole :
  
  — Ma petite Carmen, ça va être à toi de jouer ! Tu vas aller voir la concierge du 8 et tu lui raconteras que tu as connu monsieur – tu donneras le signalement – qui habitait dans sa maison. Tu ne te rappelleras plus le nom, compris ? S’il a déménagé, essaie de savoir sa nouvelle adresse… Il est possible que la concierge soit réticente, alors donne-lui un billet. On n’a pas encore vu une pipelette résister à ça ; ou, tout au moins, si ça s’est produit, personne n’en a jamais rien su ! Tu as de l’argent sur toi ?
  
  — Oui, t’en fais pas, répondit-elle, impatiente.
  
  Hubert descendit pour la laisser passer et elle s’éloigna rapidement, après lui avoir envoyé un baiser du bout des doigts. Il remonta dans la voiture. Pierre allumait une cigarette.
  
  — Tu en veux une ? demanda-t-il machinalement.
  
  — Tu sais bien que je ne fume pas, voyons !
  
  — Ah ! c’est vrai. Dis donc, mon vieux, la petite Carmen, hé ! Elle a l’air d’avoir le béguin pour toi.
  
  — Oui, pour l’instant, parce que je représente pour elle la possibilité de gagner cinq millions. Pour beaucoup moins que ça, des filles qui ne sont pas des putains le deviennent. Et je suis persuadé que, si en me crevant les yeux elle pouvait en avoir dix, elle n’hésiterait pas même un millième de seconde !
  
  — C’est possible… dit Pierre, en rejetant un nuage de fumée.
  
  — C’est certain ! reprit Hubert. Tu vois, j’aurais plus confiance en Stéphan. Il appartient à cette catégorie de gars du milieu qui sont encore réguliers. Ce sont des battants, des durs, des tueurs qui exécutent sans pitié la consigne. Mais ils ont une morale qui leur est propre et ils n’essaieront jamais de doubler un type qu’ils « voient beau ». Et, pour l’instant, Stéphan me voit beau. Et je suis sûr qu’il mettrait tout Paris sens dessus dessous pour me tirer d’un mauvais pas. A tout prendre, ce sont des gars sympathiques, car tu ne verras jamais ce qu’on appelle un honnête homme prendre des risques personnels pour tirer un ami du pétrin. S’il ne craint pas de tomber en tendant la main, il le fera peut-être, mais s’il se figure que remuer le petit doigt lui fera perdre l’équilibre, il se gardera bien de bouger.
  
  — Tu as certainement raison, approuva Pierre. Il faut croire alors que, pour cela, nous nous rapprochons davantage du milieu que des honnêtes gens.
  
  — Pour cela, c’est heureux.
  
  — Cigarette ?
  
  — Zut !
  
  — Pardon. Tiens, voilà notre brune amie qui revient.
  
  Hubert leva les yeux. Carmen arrivait, d’une démarche souple et balancée qui faisait valoir sa croupe. Les hommes se retournaient sur elle. Elle avait un sourire satisfait.
  
  — Ça a dû marcher, remarqua Pierre, elle a l’air contente.
  
  Hubert ouvrit la portière et se poussa. Carmen prit place et lui tendit ses lèvres.
  
  — Embrasse-moi, dit-elle, j’ai bien travaillé.
  
  Hubert, rapidement, lui donna un baiser et questionna :
  
  — Alors, nous t’écoutons.
  
  — Le gars s’appelle Meyer Chazensul, il habite toujours là ; un petit appartement au sixième, sous les toits. Il est, paraît-il, étudiant ès lettres. Il est sorti ce matin vers neuf heures, comme d’habitude. Il rentre tous les jours à midi. Il fait sa popote lui-même. C’est un gars sérieux, m’a dit la pipelette. Il reçoit jamais personne chez lui. Comme je lui ai dit que j'pouvais pas revenir, elle m’a donné son numéro, parce qu’il a le téléphone, le monsieur, c’est Danton 48-60. Voilà tout.
  
  — Ça n’est pas mal, dit Hubert qui réfléchissait déjà.
  
  — Alors, embrasse-moi encore, demanda-t-elle.
  
  Hubert la regarda. Elle embrassait bien, c’était entendu, mais il ne fallait tout de même rien exagérer !
  
  — Non, répondit-il, tu embrasses trop bien, ça me mélange les doigts de pieds et ça m’empêche de réfléchir sérieusement. Chaque chose en son temps… Si tu tiens absolument à embrasser quelqu’un, embrasse Pierre, ça lui fera plaisir.
  
  Elle prit une mine de petite fille boudeuse qui ne lui allait pas du tout.
  
  — Non, na ! c’est toi que j'veux embrasser !
  
  — Fiche-moi la paix, veux-tu ! dit Hubert, d’un ton sec.
  
  — Bon !
  
  Et, prenant un air buté, elle se colla contre la portière, le plus loin possible de son voisin. Ils restèrent silencieux un bon moment, puis Hubert reprit la parole :
  
  — Stéphan nous a dit que le zèbre allait écrire au « Dupont ». Il y a donc une chance qu’il y soit. Nous allons y passer. S’il n’y est pas, nous irons à la Fac de Lettres, à tout hasard ; on a déjà vu des étudiants y aller, sans doute pour savoir comment c’était fait et pouvoir le raconter à la famille. Si nous le trouvons, vous resterez tous les deux à le surveiller, mais à le surveiller sérieusement, hein ? Vous ne passerez pas votre temps à vous bécoter. Pendant que vous aurez l’œil sur lui, j’irai faire un tour dans son appartement. Dès que vous le verrez prendre le chemin du logis, vous me passerez un coup de tube, puisque nous avons son numéro et vous me préviendrez. Selon que j’aurai trouvé quelque chose ou non, je partirai ou je resterai pour avoir une petite conversation avec lui. Dans ce dernier cas, vous resterez à surveiller la porte, après vous être assurés qu’il n’y a pas d’autre issue. Il y a, je crois, un petit bistrot presque en face, un poste d’observation de premier plan. Vous pourrez y attendre tranquillement les événements… en sirotant un petit vin blanc… Si notre homme de lettres sort seul, le premier, ce qui est peu probable – Hubert eut un petit sourire cruel – Pierre le prendra en filature et Carmen viendra voir mon état de santé. Il faut tout prévoir. Si je sors avec le type, vous nous suivrez discrètement, tous les deux. Je fais confiance à Pierre pour prendre les initiatives qui pourraient s’imposer… Enfin, si je sors seul, et c’est probablement ce qui se produira, Pierre restera ici à surveiller la maison et se collera à M. Chazensul s’il le voit s’en aller. Carmen viendra me rejoindre à la voiture. Vous avez bien compris ?
  
  — Oui, répondit Pierre.
  
  — Oui, dit Carmen en écho.
  
  — Pas d’objections, de réflexions ou de suggestions à faire ? demanda Hubert.
  
  Pierre parla :
  
  — Si, par hasard, tu étais obligé de buter le gars, tu sortirais évidemment seul ; mais il n’y aurait alors aucune raison pour que je reste là, planqué.
  
  — Si, répondit Hubert. Et tu vas comprendre pourquoi… Si, comme nous le croyons, c’est Chazensul qui a pris les documents et si nous admettons, ce qui justifie notre action présente, qu’il ne les a encore remis à personne, il est raisonnable de supposer qu’il doit avoir pris, pour aujourd’hui, des rendez-vous qui ont un rapport avec cette affaire… S’il ne se rend pas à ces rendez-vous, les autres réagiront comme nous le ferions nous-mêmes, ils viendront aux nouvelles quand ils verront que le téléphone ne répond pas… Et si ces gars-là font le métier que nous pensons, ils sont évidemment curieux de nature…
  
  — … et ils ouvriront la porte pour voir ce qu’il y a derrière, enchaîna Pierre.
  
  — Exactement. Et le truc est simple. Quand tu verras quelqu’un entrer dans la maison, tu ne pourras évidemment pas savoir s’il s’agit d’une visite pour notre ami Meyer. Alors, si au bout de cinq minutes tu ne vois pas redescendre la personne, c’est qu’elle sera entrée quelque part. Tu appelleras Odéon 48-60 et, s’il y a un petit curieux dans l’appartement, il est plus que certain qu’il décrochera, au moins pour entendre la voix. Et alors tu seras fixé.
  
  — O.K.
  
  Carmen écoutait passionnément. Admirative, elle s’adressa à Hubert :
  
  — Ah ! toi, alors ! Qu’est-ce que tu as dans le citron ! J’commence à comprendre que Stéphan ait rien pu contre toi !
  
  Pierre lança le moteur de la Talbot.
  
  — On va au « Dupont » ? demanda-t-il.
  
  — Oui, tu t’arrêteras un peu en dessous. Carmen ira voir. Tu sauras le reconnaître d’après le signalement, Carmen ?
  
  — Tu parles ! répondit celle-ci avec assurance.
  
  La voiture démarra lentement. Une horloge, sur la place, marquait onze heures moins le quart. Le soleil brillait haut dans le ciel sans nuages et il faisait déjà très chaud. Pierre suggéra :
  
  — Si on garait la voiture rue Hautefeuille, au pied de l’École de médecine ; ça nous éviterait de nous faire remarquer. Pour ces trucs-là, une « Lago » c’est un peu voyant ; ça ne vaut pas une traction-avant.
  
  — D’accord, répondit Hubert.
  
  Ils prirent le boulevard Saint-Germain et Pierre manœuvra pour entrer en marche arrière dans la rue Hautefeuille. De cette façon, dans tous les cas, ils pourraient repartir sans se faire remarquer.
  
  Carmen ouvrait déjà la portière.
  
  — J’y vais, dit-elle. A tout de suite.
  
  Elle disparut rapidement au coin de la rue. Pierre tira de sa poche son étui à cigarettes et remarqua :
  
  — On dirait qu’elle y prend goût ! Mais tu ne trouves pas qu’elle est un peu voyante pour faire ça ?
  
  — Si. Mais on n’a pas le choix, mon vieux… C’est comme pour la voiture !
  
  Pierre, vexé, s’écria :
  
  — Tu ne vas tout de même pas comparer ma voiture avec cette fille !
  
  — Pourquoi pas ? Ta voiture roule aussi bien avec moi qu’avec toi et elle roulerait de la même façon avec n’importe qui !
  
  — Idiot ! Cigarette ?
  
  — Pardon !
  
  Pierre craqua une allumette et, avec satisfaction, aspira la fumée. Hubert étouffa un bâillement.
  
  — Je commence à sentir la fatigue, remarqua-t-il.
  
  Il prit dans sa poche un tube de Phénédrine et en sortit deux pilules qu’il avala.
  
  — J’aurai besoin tout à l’heure de toute ma forme, dit-il. Si je ne trouve rien chez le petit Meyer, j’ai l’intention de le faire danser un petit peu, pour le faire parler.
  
  — Méfie-toi, conseilla Pierre, ce genre d’avorton est souvent plus dangereux qu’un poids lourd… parce qu’on fait moins attention.
  
  — Je sais, ne te fais pas de mauvais sang.
  
  — Tiens, voilà la môme, dit Pierre qui avait le regard fixé sur le rétroviseur. Elle a quand même un drôle de châssis !
  
  — Oui, quand tu auras un moment, demande-lui donc de te faire voir ses seins en liberté ; je t’assure que ça vaut le coup d’œil !
  
  — Je n’en doute pas !
  
  — Alors ? questionna Hubert, en profitant de la vue que lui offrait généreusement Carmen penchée à la portière.
  
  — Il y est, dit-elle en écartant d’une main innocente un revers de son corsage ; dans le fond de la salle. Il écrit. Et il est pas beau ! ajouta-t-elle en faisant une moue.
  
  Hubert récupéra son regard, égaré sur de provocantes rondeurs et décida :
  
  — Alors, tout le monde en place pour le quadrille ! Vous savez ce qui vous reste à faire, tous les deux. Je pars le premier. Soyez sages et ne faites pas d’enfant !
  
  Il descendit de voiture et s’éloigna rapidement. Pierre sortit à son tour de la Talbot et prit la direction du « Dupont », en compagnie de Carmen.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  16
  
  
  D’un pas décidé, Hubert franchit la porte d’entrée de l’immeuble et s’engagea dans l’escalier. Tout avait très bien marché. Trop bien peut-être. Il se méfiait toujours des excès de facilité dans ce genre de choses. Enfin, il était inutile de s’en faire avant qu’il ne soit temps.
  
  Il arriva rapidement au sixième étage sans avoir rencontré personne. Il consulta son chronomètre d’un geste machinal : onze heures. Il avait le temps. Si l’appartement n’était pas trop grand, il en aurait terminé avant midi. Il examina la porte, la serrure était d’un modèle courant et ne lui donnerait pas trop de mal. Il sortit de sa poche-revolver le rossignol qu’il avait apporté et se mit au travail. Il réussit presque immédiatement à accrocher le pêne qui céda sans résistance. Il entra et referma à clé derrière lui.
  
  Il parcourut rapidement l’appartement pour se faire une idée d’ensemble et savoir par où commencer.
  
  La porte d’entrée donnait directement sur un long couloir, dont le mur sur la droite était plein, et sur lequel s’ouvraient à gauche trois portes que Hubert poussa l’une après l’autre. La première donnait sur les toilettes, la seconde était celle de la cuisine et la troisième permettait l’accès d’une pièce assez vaste aménagée en studio.
  
  Au fond du couloir, face à la porte d’entrée, se trouvait un placard assez profond qui servait également de penderie.
  
  Hubert commença par ce réduit. Il appuya sur l’interrupteur et fit la lumière. Puis, avec méthode, mais sans perdre de temps, il se mit au travail. Il replaçait soigneusement, là où il les avait pris, les objets qu’il examinait. En dix minutes, il avait fait le tour des chaussures, vêtements, journaux et choses diverses qui se trouvaient entassés dans ce débarras. Il ne découvrit rien d’intéressant.
  
  Il s’attaqua alors au studio. Les meubles étaient de série, modestes, en bois verni foncé. Il défit la literie du cosy, examina les coutures du matelas, sonda le sommier. Il continua par l’entourage de menuiserie. Rien. Il vida complètement la petite armoire qui contenait d’ailleurs fort peu de choses. Sans résultat. Il remit tout en place et s’approcha de la bibliothèque. Elle contenait de nombreux ouvrages. Presque tous les classiques français, un certain nombre d’allemands et d’anglais et tout un rayon était rempli d’ouvrages écrits en hébreu – ce que Stéphan avait pris pour du chinois. Hubert sourit. Il examina les livres un par un, minutieusement. Il sonda le parquet, les murs, la fenêtre, chercha vainement une cachette possible. Les deux tableaux qui ornaient la pièce ne recelaient rien non plus. Il remarqua avec amusement qu’une des peintures était signée Renée Besset, un peintre montparnassien qu’il avait connu pendant l’occupation à Lyon, où il était l’animateur d’une joyeuse équipe dont Marcel-Émile Grancher avait relaté depuis les exploits dans son livre : Au temps des pruneaux.
  
  Il se rendit ensuite dans la cuisine où il passa tout au crible, y compris la boite à ordures. Le temps filait, sa montre marquait midi moins dix. Il lui fallait se dépêcher.
  
  Il entra dans les toilettes ; il y avait peu de choses à voir. Il grimpa sur la cuvette, releva sa manche et sonda soigneusement le réservoir de la chasse d’eau. Il ne contenait rien d’autre que de l’eau. En une minute, il fit le tour du couloir. Puis, il eut une idée. Il ouvrit la porte d’entrée et regarda sous le paillasson qui était posé devant. Il n’y trouva qu’une clé. Il l’essaya sur la serrure, c’était bien celle de l’appartement. Il la reposa où il l’avait trouvée, referma soigneusement la porte, de l’intérieur, à l’aide de son rossignol et retourna dans le studio.
  
  Il était midi et deux minutes lorsque le téléphone sonna. C’était Pierre ; il parlait vite :
  
  — Allô, Hubert ?
  
  — Oui.
  
  — Le gars vient de partir, il ne va pas tarder à arriver. As-tu trouvé quelque chose ?
  
  — Non, rien. Je vais l’attendre. Tu sais toujours ce que vous avez à faire ?
  
  — Oui. Ne t’en fais pas. Amuse-toi bien !
  
  — Au revoir !
  
  Hubert raccrocha. Sa bouche, sur la gauche, esquissait un léger sourire. Il s’allongea tranquillement sur le divan et attendit. Il pensa à la clé qu’il avait trouvée sous le paillasson. La concierge prétendait que M. Meyer Chazensul ne recevait jamais personne. M. Meyer Chazensul recevait cependant des visiteurs. Mais ces visiteurs-là ne tenaient pas à se faire remarquer, ils montaient directement et entraient sans frapper, en se servant de la clé laissée à leur usage sous le paillasson.
  
  Hubert entendit le bruit de la porte qui s’ouvrait et se refermait. L’homme marchait maintenant dans le couloir. Il entra dans le studio.
  
  — Bonsoir, monsieur Roger, dit Hubert d’un ton cordial.
  
  M. Meyer Chazensul ne sursauta même pas. Il tourna la tête avec précipitation et regarda l’intrus. Il ne marquait aucune surprise ; aucune inquiétude non plus.
  
  — Vous désirez quelque chose ? demanda-t-il d’un ton neutre.
  
  Hubert le considéra avec attention. Le petit homme avait du cran ; il aimait ça. Il répondit sans se presser :
  
  — Je désire tout simplement avoir une petite conversation avec vous, sans témoins. Vous me comprenez ?
  
  — Lorsque vous m’aurez expliqué pourquoi vous voulez converser avec moi, je comprendrai peut-être, répondit Chazensul d’un ton glacé.
  
  Hubert se leva, glissa ses deux mains dans ses poches et s’approcha de son interlocuteur. Son visage s’était soudain durci. Ses yeux bleus avaient pris un éclat métallique inquiétant. Il parla, en scandant les mots.
  
  — J’irai droit au but, « monsieur Roger ». Cette nuit, entre une heure et deux heures et demie vous avez tué un homme dans une villa de Saint-Cloud pour lui voler des documents. Ces documents, je les veux. Et vous allez me les donner… que cela vous plaise ou non !
  
  Le petit homme n’avait pas bougé. Il était impavide. Il répondit :
  
  — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur…
  
  — Jules César ! lança Hubert.
  
  Sans se démonter, l’autre poursuivit :
  
  — … Monsieur Hubert Bonisseur de la Bath – je lis les journaux. Vous devriez consulter un psychiatre, il y en a de très bons en France.
  
  Hubert fit mine de se fâcher.
  
  — Vraiment ! Si tu le prends sur ce ton, je t’assure que lorsque j’en aurai fini avec toi, tu pourras aller consulter toute la Faculté ; ils ne seront pas de trop pour te remettre en état !
  
  — Faites ce que vous voulez, je ne comprends rien à votre histoire.
  
  Hubert le saisit des deux mains par le revers de son veston et, d’un ton menaçant, reprit :
  
  — Je vais te faire comprendre !… Voici un an, tu as acheté des documents intéressant la Défense nationale française au mort de Saint-Cloud. Or, avant-hier, tu as revu ce type qui t’a proposé le dossier que je recherche…
  
  — Vous avez vraiment de l’imagination !
  
  — Oui ? Dis-moi, comment crois-tu que je suis arrivé jusqu’à toi ? En piquant au hasard dans l’annuaire du téléphone ?
  
  — C’est un moyen incertain, mais c’est un moyen tout de même, dit Chazensul, maintenant ironique.
  
  Hubert poursuivit :
  
  — Lors de ton premier contact, il y a un an, avec Martin, ne te souviens-tu pas que celui-ci a fait traîner les négociations quelques jours ? Il t’a fait suivre, figure-toi, pour s’assurer que tu n’étais pas un agent provocateur. Et le type qui t’a filé est maintenant à mon service. C’est lui qui m’a donné ton adresse et qui m’a indiqué que tu noircissais du papier tous les matins au « Dupont » d’à côté. Je t’y ai vu tout à l’heure.
  
  — Tu ne dis plus rien !… Savais-tu aussi que Martin avait une fille et que cette fille t’a vu avant-hier à Saint-Cloud, et qu’elle savait que tu devais revenir cette nuit. Et que je possède une preuve irréfutable de ton passage à la villa entre une heure et deux heures et demie ?
  
  Il bluffait maintenant ; ça pouvait réussir.
  
  Chazensul restait impassible. Pas un pli de son visage ne bougeait. Ses yeux reflétaient une haine froide et concentrée. Soudain, il se tassa imperceptiblement et son genou gauche partit en avant à la vitesse d’un boulet de canon. Hubert le vit arriver, mais un peu tard ; il n’eut pas le temps d’esquiver complètement. Tout au plus put-il dérober les parties visées en s’affaissant brusquement et en projetant le bassin en arrière. Le coup l’atteignit au creux de l’estomac, ayant déjà perdu de sa force par la prolongation imprévue de la trajectoire. Néanmoins, la douleur fut violente. Dans un réflexe automatique, Hubert avait passé un bras sous le genou de son adversaire. D’une main rapide, il saisit le pied qui pendait en dessous et le releva brutalement en tournant. M. Chazensul, soulevé irrésistiblement, perdit l’équilibre et alla s’écraser le nez sur le parquet. Il poussa un profond soupir et resta immobile.
  
  Hubert, se tenant l’estomac, se dirigea vers la porte d’entrée et l’ouvrit. Il prit la clé qui se trouvait toujours sous le paillasson, referma la porte et poussa les verrous intérieurs. Il ne tenait pas à être dérangé pour ce qui allait suivre.
  
  Il pénétra ensuite dans la cuisine, y remplit un verre d’eau dans l’intention de ranimer sa victime et revint dans le studio.
  
  M. Chazensul était assis sur un fauteuil, au milieu de la pièce. Il tenait dans sa main droite un Mauser muni d’un silencieux. Son verre d’eau étant manifestement devenu inutile, Hubert le posa sur le coin du cosy. Puis, tranquillement, en tenant ses mains bien en évidence, il se dirigea vers le fond de la pièce et s’assit à la tête du lit.
  
  Meyer Chazensul, ayant fait pivoter le fauteuil sur lequel il avait pris place, ne le quittait pas des yeux. Un mince filet de sang coulait d’une de ses narines. Il n’avait rien perdu de son impassibilité.
  
  — Monsieur Hubert Bonisseur de la Bath, dit-il, je veux bien croire encore que votre réputation n’est pas surfaite et mettre l’imprudence que vous venez de commettre sur le compte d’une trop grande confiance en votre étoile.
  
  — Ceci me servira de leçon, soyez-en certain, répondit Hubert avec désinvolture.
  
  — Je ne crois pas que vous en puissiez profiter, rétorqua le petit homme. Vous en savez trop pour que je puisse me permettre de vous laisser repartir vivant.
  
  — Vraiment ?
  
  — Vraiment ! Des hommes comme vous sont, pour des gens de mon espèce, beaucoup plus sympathiques lorsqu’ils sont morts. Nous pouvons alors, sans arrière-pensée, leur accorder l’hommage dû au courage malheureux.
  
  — Vous parlez comme un livre, mon cher, dit Hubert.
  
  Inconsciemment, le petit homme de lettres se redressa et répondit :
  
  — Je me flatte de posséder la langue de ce pays, que l’on dit, avec raison, la plus belle du monde…
  
  Hubert se gratta le menton et reprit :
  
  — J’ai dit que vous parliez comme un livre… cela ne signifie pas nécessairement que vous parliez bien. Il y a de fort mauvais livres !
  
  Chazensul resta impassible.
  
  — Soyez donc impertinent si cela vous chante : vous ne sauriez l’être longtemps encore !
  
  — Qu’attendez-vous donc pour tirer ? demanda aimablement Hubert.
  
  — Je ne commettrai point l’imprudence, mon cher, de vous supprimer ici. D’autre part, vous me paraissez bien savant pour que l’on vous tue sans essayer de profiter de votre science. Vous me comprenez ?
  
  — J’entends fort bien ce langage, répondit le détective avec affectation.
  
  A ce moment précis, Hubert eut un brusque mouvement de surprise en fixant la porte et son visage s’éclaira dans le même temps d’une joie sarcastique. M. Meyer Chazensul, tout fort qu’il était, fonça dans le panneau tête baisée. Il se retourna brutalement en faisant suivre à son Mauser le chemin de son regard. Il eut à peine le temps de se rendre compte qu’il venait d’être joué. Hubert était déjà sur lui et l’assommait délicatement d’un coup de matraque appliqué avec mesure et élégance, juste à l’endroit qui convenait. M. Meyer Chazensul lâcha son Mauser et se laissa glisser sur le sol sans plus insister.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath replaça à l’intérieur de sa manche la jolie petite matraque gainée de cuir qui était fixée à son poignet par un mince lacet, de telle façon qu’un simple mouvement, exécuté de bas en haut et d’arrière en avant, la plaçait automatiquement bien en main, prête à servir. Il se baissa ensuite, ramassa le Mauser et le mit dans sa poche. Puis, il entreprit de fouiller M. Chazensul et posa sur la table tout ce qu’il trouva sur lui. Il n’y avait rien de particulièrement intéressant. Il souleva enfin le corps inanimé de son adversaire et l’emmena dans la cuisine. Arrivé là, il lui plaça la tête dans l’évier, sous le robinet qu’il ouvrit en grand. Hubert, en frappant, n’avait pas appuyé son coup et l’homme de lettres reprit assez rapidement conscience. Hubert lui maintint cependant la tête sous le jet un bon moment encore, à seule fin peut-être de lui permettre de mieux supporter ce qu’il avait l’intention de lui faire.
  
  Chazensul se tordait maintenant comme un ver. L’eau lui pénétrait dans les yeux, dans le nez, dans la bouche, l’aveuglait et le faisait suffoquer. Lorsqu’il commença à devenir violet, Hubert ferma le robinet. Puis, lui ayant tordu le bras droit derrière le dos, il le poussa devant lui jusque dans le studio. Là, il le plaça contre un mur et lui fit faire face. M. Meyer Chazensul n’avait pas bonne mine. Il n’était déjà point beau au naturel et le traitement humide qu’il venait de subir n’avait pas arrangé les choses.
  
  Hubert avait pris un air féroce et le petit homme sentit qu’il allait passer un mauvais quart d’heure.
  
  — Une dernière fois, voulez-vous me dire où sont les documents ?
  
  — Je ne les ai pas !
  
  — Ne les avez-vous jamais eus ou bien les avez-vous tenus et vous en êtes-vous débarrassé ?
  
  — Je ne les ai jamais eus, répondit Chazensul.
  
  D’un jab du gauche, sec et bien appuyé, Hubert atteignit le petit homme de lettres au plexus et d’un terrible coup de manchette appliqué du bras droit, il lui redressa la tête qui alla heurter violemment le mur. Du sang gicla de la bouche. Chazensul ne poussa pas un cri. Sa face perdit tout de même de son impassibilité lorsque les énormes chaussures de son adversaire, à triple semelles et ferrées du bout, vinrent, à grands coups, lui heurter les tibias. Il devint subitement furieux et allongea un violent coup de tête à Hubert. Celui-ci encaissa sans broncher et répondit par un gauche, au foie qui fit hurler l’homme de lettres, sans doute sensible de ce côté-là.
  
  A partir de ce moment, l’explication prit définitivement un tour à sens unique. M. Chazensul, couché sur le parquet, tentait, par de vaines contorsions, d’éviter les chaussures de M. Bonisseur de la Bath qui l’atteignaient l’une après l’autre, avec une régularité de métronome, de préférence dans les côtes.
  
  Hubert commençait à avoir des nausées. Il n’aimait pas frapper un homme sans défense. Mais tout cela était nécessaire pour faire parler ce bâtard mal fichu. Il s’aperçut, tout d’un coup, que M. Chazensul avait perdu connaissance. Il le saisit par un bras et le traîna jusque dans la cuisine où il lui remit la tête sous le robinet. L’eau, en faisant disparaître le sang qui lui souillait le visage, lui rendit progressivement une apparence humaine. Il reprit conscience, suffoqua de nouveau. Hubert le redressa. M. Chazensul, les yeux hagards, sans ressort, n’arrivait plus à maintenir sa tête qui roulait d’une épaule à l’autre comme une figure grotesque de jeu de massacre. Hubert, le tenant debout à bout de bras lui demanda :
  
  — M’entends-tu, monsieur Chazensul ?
  
  L’éclair de haine qui anima, le temps d’une seconde, les yeux glauques, lui fut une réponse suffisante.
  
  — Veux-tu parler ou dois-je continuer ?
  
  — Je te préviens tout de suite que, maintenant, je vais t’appliquer un autre traitement. Je vais allumer le gaz et te brûler les doigts, lentement… après t’avoir bâillonné pour t’empêcher de brailler. Ça te convient ou préfères-tu parler ?
  
  Péniblement, M. Chazensul, qui n’était plus qu’une loque, murmura :
  
  — Je parlerai.
  
  Hubert poussa un soupir de soulagement. Il avait remarqué dans le placard de la cuisine une bouteille de cognac. Il la prit et retourna dans le studio en traînant le petit homme de lettres derrière lui. Il l’installa sur le divan, lui cala la tête avec un oreiller et lui fit avaler une copieuse rasade du liquide doré. Il porta ensuite le goulot à ses lèvres et but longuement ; le travail répugnant qu’il venait de faire lui avait donné envie de vomir.
  
  Il approcha une chaise et s’assit le plus près possible de Chazensul auquel l’alcool avait redonné un peu de couleur. Hubert consulta sa montre, il était une heure moins dix.
  
  — Parle. Je t’écoute, dit-il.
  
  D’une voix faible, entrecoupée de pauses pendant lesquelles il essayait de retrouver son souffle qui se dérobait, M. Meyer Chazensul, qui venait de recevoir la plus terrible correction de sa vie, se mit à parler :
  
  — Tout ce que vous avez dit me concernant… jusques et y compris ma visite à Saint-Cloud cette nuit, est exact… Mais ce n’est pas moi qui ai tué Martin… je vais vous raconter… celui… que vous appelez Martin… est venu me voir… il y a quatre jours… pour… me proposer des… documents qui sont… sans doute… ceux que vous recherchez et qui… disait-il… devaient intéresser… mon pays… actuellement en guerre. Sur son invitation… je suis… effectivement… allé à Saint Cloud… avant-hier. Il m’a montré… deux pièces du dossier… sans importance… mais qui… m’ont fixé… sur la nature de l’affaire… Martin… demandait dix millions… en échange, cela a été accepté… et… cette nuit… à deux heures… je me suis… rendu… à la villa…
  
  M. Chazensul haletait de plus en plus. Hubert lui fit ingurgiter une nouvelle rasade de cognac et le petit homme reprit :
  
  — … Je portais l’argent sur moi… J’ai trouvé toutes les portes… ouvertes. J’ai été directement… au bureau… je connaissais le chemin. Martin était… étendu… à plat ventre… mort. Le coffre… était ouvert… et les documents… n’y étaient plus.
  
  Il paraissait sincère. Hubert, tendu, lui demanda :
  
  — N’avez-vous rien remarqué, rien touché, rien enlevé qui pouvait constituer un indice ?
  
  L’homme se concentra.
  
  — Je ne vois pas. Le meurtre… devait avoir été… commis… peu de temps… avant mon arrivée. Une cigarette… de marque égyptienne… brûlait encore… dans un cendrier. Je l’ai écrasée… L’odeur me prenait à… la gorge. Je crois aussi… qu’une fenêtre… devait être… ouverte…
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Ouverte ? Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
  
  — Il me revient… maintenant… comme une impression… fugitive… alors que je me suis retourné… à la porte en sortant… un rideau qui bougeait. Je n’ai pas porté attention sur l’instant. Je ne pensais… qu’à sortir… le plus vite possible.
  
  Hubert questionna :
  
  — C’est tout ?
  
  — Oui. Je… ne vois… rien d’autre… laissez-moi.
  
  Il tourna la tête vers le mur. Hubert comprit qu’il n’en tirerait plus rien. Il se leva et dit :
  
  — Il est possible que tu m’aies emmené en bateau. Il est possible aussi que tu m’aies dit la vérité. De toute façon, je le saurai. Mais, entre nous, tu aurais pu me dire ça tout de suite sans m’obliger à te mettre dans un état pareil… Si tu pouvais, tu devrais prendre un bain chaud, ça te ferait du bien.
  
  Excédé, plein de rancœur, M. Meyer Chazensul, étudiant ès lettres et agent secret à ses moments perdus, réunit tout le souffle qu’il put trouver pour lancer à son bourreau :
  
  — Merde !
  
  Hubert sourit.
  
  — Je vois, dit-il, qu’en effet, la langue française n’a plus de secrets pour toi !
  
  Et, tranquillement, il quitta l’appartement.
  
  Son cerveau travaillait à plein rendement. La confession de Chazensul le laissait perplexe. Il espérait que le petit homme avait menti, car, dans l’hypothèse où il aurait dit la vérité, Hubert n’avait plus qu’à abandonner la partie. Il ne retrouverait jamais le fil. Du moins jamais assez rapidement pour récupérer le dossier avant qu’il ne fût sous une protection diplomatique.
  
  Il s’arrêta sur le trottoir et jeta un coup d’œil sur son chronomètre : une heure un quart. Il commençait à avoir faim. En face, derrière les vitres du petit bistrot, il aperçut la silhouette de Pierre. Il traversa tranquillement et s’engagea dans la rue Hautefeuille. La Talbot était toujours là. Il s’installa au volant et attendit.
  
  Carmen arriva rapidement. Elle s’assit à côté de Hubert et, sans attendre, lui tendit sa bouche. Il se laissa faire. Il pensait qu’un baiser de femme – si corrompue soit-elle – était un véritable bain de lait après ce qu’il venait de faire. Carmen, avec cette intuition propre aux personnes de son sexe, dut deviner cela et poussa les choses assez loin pour qu’il se sentit à nouveau très à l’étroit dans ses chaussures. Il n’eut pas trop de ses deux mains pour arriver à lui faire reprendre une position convenable sur le siège de la voiture. Cette fille-là avait vraiment le feu quelque part. Un peu calmée, elle questionna :
  
  — Quoi de neuf ?
  
  — Peu de chose, dit Hubert. Nous nous sommes expliqués un peu durement tous les deux. Je l’ai laissé sur son lit assez mal en point.
  
  — Il a parlé ?
  
  — Oui. Il a reconnu avoir été la nuit dernière à Saint-Cloud, ce qu’il niait tout d’abord. Mais il prétend que Martin était déjà mort et les documents envolés lorsqu’il est arrivé…
  
  — C’est du charre !
  
  — Peut-être. Pourtant, il avait l’air sincère. Alors… voici ce qu’il faut faire. Le gars en a bien pour deux heures à se remettre, mais il peut téléphoner. Comme il n’est pas content du tout de ce que je lui ai fait subir, les réactions risquent d’être brutales. Ces gars-là ont des moyens. Il faut pourtant suivre cette piste jusqu’au bout. Seulement, je ne veux pas que Pierre se fasse buter. Alors, tu vas retourner avec lui. Selon toute probabilité, vous avez le temps de déjeuner avant que ça remue. S’il y a une filature à prendre, Pierre la prendra comme convenu, mais toi, tu le suivras à distance raisonnable. Compris ? Et s’il se passe quelque chose, tu sais ce que tu as à faire.
  
  — Oui, je préviens Stéphan.
  
  — Exactement.
  
  — Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
  
  — Tu es trop curieuse… Je vais d’abord voir Stéphan et manger ; j’ai l’estomac en perte de vitesse. Va vite retrouver Pierre et répète-lui ce que je viens de te dire. En principe, contactez Stéphan toutes les heures.
  
  — Bien, mon poulet, répondit la brune enfant.
  
  Lorsque Carmen quitta la voiture, les doigts de pied de Hubert dessinaient un éventail d’un écartement inaccoutumé. Quand il voulut démarrer, il s’aperçut qu’il ne sentait plus les pédales. Cette gosse-là aurait rendu des points au cyclotron du Palais de la Découverte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  17
  
  
  Hubert était distrait.
  
  Il avait failli écraser deux piétons et, maintenant, un chauffeur de taxi, qui venait d’arrêter sa voiture sur un trottoir, après une dangereuse embardée, semblait croire qu’il y était pour quelque chose. Un flot d’injures lui arrivait aux oreilles :
  
  — Si c’est pas malheureux ! Andouille ! Si tu sais pas conduire ta chignole, t’as qu’à prendre le métro, hé gommeux ! Figure de peau de fesses !
  
  Hubert sourit et repartit. Il concentra désormais toute son attention sur la conduite du bolide et arriva sans encombre à son hôtel.
  
  Un crieur de journaux passait. « France-Soir… Paris-Presse… Demandez les dernières nouvelles. » Hubert l’arrêta et lui acheta la collection. Tous annonçaient l’incendie de la villa de Saint-Cloud, mais sans commentaires spéciaux. Les pompiers, disaient-ils, étaient arrivés trop tard et avaient dû se contenter de noyer les décombres. Hubert pensa que tout allait bien de ce côté-là. On découvrirait peut-être les ossements calcinés de Martin, mais dans un tel état qu’il serait pratiquement impossible de l’identifier.
  
  Stéphan s’était endormi dans un fauteuil. Hubert le réveilla doucement.
  
  — Alors, mon vieux, tu n’as pas faim ? lui demandât-il.
  
  — Que si ! répondit le blessé en grimaçant.
  
  Hubert décrocha le téléphone et demanda la carte. Ils composèrent leur menu et commencèrent à déjeuner tranquillement, en tête à tête. Hubert raconta à Stéphan ce qu’il avait fait dans la matinée. Celui-ci parut très mécontent et lui dit :
  
  — C’est pas pour vous engueuler, mais si vous continuez à turbiner de cette façon, moi j’vous plaque ! C'gars-là, fallait l’buter avant de sortir. Faut jamais laisser derrière vous des caves qui vous ont photographié de trop près. V’z’allez voir, c'serpent-là va pas s’tenir pénard tant qu’il vous aura pas foutu en l’air.
  
  Hubert sourit et rétorqua :
  
  — Mais, mon vieux, j’espère qu’il va essayer. Et, comme il n’est plus en état de le faire lui-même, c’est d’autres gars qui vont venir ; tu comprends ? Là, on s’expliquera et il y aura beaucoup de chance pour que ça me mène plus loin… Avec vous autres, je n’ai pas agi autrement ; je me suis mis en pleine lumière et vous êtes tous arrivés comme des moustiques pour essayer de me percer la peau !
  
  Stéphan, tout en mordant à pleines dents dans une aile de poulet, le regardait, mi-admiratif, mi-réprobateur.
  
  — Moi, j'vous dis, ça s’appelle plus être gonflé, ça ! C’est être cinglé ! Jusque-là, ça vous a p't’être réussi, mais j’sais où ça vous mènera, moi, c'truc-là ; à la morgue, tiens !
  
  Hubert s’esclaffa. La pensée de se voir nu dans le tiroir d’une glacière macabre semblait le remplir de joie. Stéphan, après un dernier regard, qui était la preuve vivante d’une incompréhension totale, replongea le nez dans son assiette.
  
  Ils finissaient de manger lorsque le téléphone sonna.
  
  — Allô ? dit Hubert en décrochant.
  
  — Allô, Hubert ? C’est Pierre à l’appareil.
  
  — Comment va ?
  
  — Calme plat. Nous avons déjeuné en vitesse, mais il ne se passe rien ; et le tôlier commence à se demander ce que l’on fiche là.
  
  — On s’en moque du tôlier ! Vous n’avez qu’à jouer les amoureux !
  
  Hubert se retourna et vit Stéphan qui fronçait les sourcils.
  
  — Allô… Hubert ?… Bon ! Eh bien ! on continue à planquer. Mais tu sais, cette môme-là va me rendre cinglé !
  
  — Qu’est-ce quelle fait ?
  
  — Ben, mon vieux, elle m’affole. Elle me fait pratiquement tout voir et elle ne veut pas que je touche ! Elle prétend qu’elle veut se garder propre pour toi… Tu vois ça d’ici !
  
  Hubert, en effet, n’avait point besoin de faire un très grand effort d’imagination pour voir ça. Il conseilla à Pierre d’aller chercher un peu de bromure dans une pharmacie proche et raccrocha vivement pour ne pas s’entendre insulter une fois de plus.
  
  Il revint vers Stéphan qui se curait les dents avec un énorme couteau à cran d’arrêt.
  
  — Ça ne te ferait rien de rengainer ton canif ? lui demanda-t-il. Je voudrais te poser quelques questions.
  
  — Encore ! dit Stéphan. V’z’êtes trop curieux, vous, c’est un sale défaut, croyez-moi. Ça me rappelle un pote à moi…
  
  — Vraiment ? Eh bien, si ça ne te fait rien, tu me raconteras ça un autre jour. Moi, c’est une môme que je voudrais que tu te rappelles.
  
  — Qui ça ?
  
  — La baronne Marlène Koslof. Ça ne te dit rien ?
  
  — Non.
  
  — Bien vrai ? insista Hubert.
  
  — Parole. Dites voir comment qu’elle est, j'saurai p't'être.
  
  Hubert commença une description qui aurait rendu des armes à un eunuque. Quand il eut terminé, il demanda :
  
  — Tu vois qui c’est ?
  
  — Y a longtemps que j'vois, dit Stéphan, mais y avait pas moyen d’vous arrêter. On dirait qu’vous en êtes toqué ! C’est vrai qu’j’ai jamais vu une gonzeses roulée comme celle-là. Pour une chouette môme, c’est une chouette môme ! Et pis avec ça, d’la race, comme y disent… Ma Carmen, c’est un bath poupée, pas ? Y a rien à dire ? Eh ben ! on peut pas comparer… C’est comme si on mettait une traction à côté de vot'Talbot. V'voyez ça d’ici !… C'qui veut pas dire qu’la traction soit une mauvaise bagnole… non !
  
  Hubert comprenait très bien, mais ce n’était pas une étude comparative des anatomies des deux femmes qu’il demandait à Stéphan. Ça, il pouvait le faire tout seul. Il reprit :
  
  — Réponds-moi de façon précise : sous quel nom la connais-tu et quelle était, d’après toi, sa position vis-à-vis de Martin et des autres ?
  
  — Ben, on l’appelait tout simplement la Duchesse… Maintenant, sa position, comme vous dites, j’sais pas trop. Elle travaillait pour l’patron, c’est certain ; mais elle faisait pas l’même boulot qu’nous, s'pas ? Alors, on la voyait pas souvent.
  
  — Oui, je comprends, dit Hubert. Écoute, tu sais peut-être que c’est elle qui m’a été envoyée en appât par Martin, le premier soir ?
  
  — Oui, ça je sais.
  
  — Elle m’a emmené chez elle et là, un type plus grand et plus fort que toi a essayé de me démolir. Je n’ai pas besoin de te dire, puisque je suis là, qu’il n’y est pas arrivé.
  
  — C’est « Ernest aux Bath d’esgourdes », expliqua Stéphan. C’était l’garde du corps personnel du patron. Il travaillait jamais avec nous. Hier, le singe m’a dit qu’on l’verrait plus. J’ai pigé qu’il avait fait une connerie.
  
  — Sais-tu si Martin avait des propriétés à la campagne ?
  
  — Sûrement, mais j'sais pas où. I'm'racontait point ses p’tites histoires, pas ?
  
  Hubert renonça. Après tout, il y avait des tâches plus urgentes que de penser à la très-belle-et-très-amoureuse baronne Marlène Koslof. Il était déjà trois heures.
  
  — Mon vieux Stéphan, je vais te laisser ici. Les autres doivent t’appeler toutes les heures. S’il arrivait quelque chose à Pierre, Carmen te préviendrait. Tu sais ce que tu devrais faire alors ?
  
  — Oui, acquiesça Stéphan.
  
  Hubert poursuivit :
  
  — Il y a des romans policiers dans la grosse valise, tu peux choisir… si tu aimes ça !
  
  — Oui, moi ça me fait marrer ces trucs-là. Les gars qu’écrivent ça y sont jamais sortis d’leurs pantoufles. Des œuvres d’machination, qui disent ! Et j'vous assure que ça s'voit ! Qu’est-ce qui peuvent y foutre comme conneries ! Ah ! ma mère ! si j'savais écrire… j’en frais moi, tiens… et du chouette, du vécu… ça serait pas du charre !
  
  — Tu ne sais pas écrire ? questionna Hubert.
  
  — Non, j’ai toujours été à l’école du jeudi, répondit Stéphan avec un air contrit.
  
  — Alors, qui t’a appris à lire ?
  
  — Personne… j'sais pas lire non plus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  18
  
  
  Il était plus de cinq heures, lorsque Hubert Bonisseur de la Bath quitta le directeur de la banque. Ils avaient procédé à un examen approfondi de la situation qui n’apparaissait pas particulièrement brillante. M. Chenet, qui avait passé toute sa vie assis derrière un bureau, était stupéfié par la somme d’aventures vécues par Hubert en moins de quarante-huit heures. Il lui recommanda la prudence et lui conseilla encore de chercher à négocier plutôt que d’employer la violence. La banque ne voulait à aucun prix de publicité autour de cette affaire et considérait déjà comme un miracle que tout le remue-ménage provoqué par Hubert depuis son entrée en action n’ait point mis toute la police française sur les dents.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath était bien de cet avis. Il avait même assuré le directeur qu’il n’était absolument pour rien dans tout ce qui s’était passé, que c’était, en somme, pur hasard si ça tournait au vinaigre à chaque fois qu’il arrivait quelque part et qu’il faisait toujours tout ce qu’il pouvait pour arranger les choses.
  
  Devant l’attitude sceptique adoptée par M. Chenet, Hubert avait même été jusqu’à lui promettre qu’à partir de ce moment, il essaierait, dans la mesure du possible, de traiter cette affaire par correspondance ; et il lui fit même remarquer qu’il avait mis, avant de venir le voir, des chaussures à semelle de crêpe, justement pour faire moins de bruit. Puis, avec un air de conspirateur, il avait pris congé du banquier et quitté la pièce sur la pointe des pieds.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  19
  
  
  A cinq heures vingt-cinq, Hubert arrêtait la puissante Talbot rue Spontini. En sortant de la banque, il avait téléphoné à Stéphan qui avait reçu, un quart d’heure plus tôt, une communication de Carmen. Celle-ci lui avait fait savoir que Chazensul n’était toujours pas sorti de chez lui, mais que deux individus, dont l’apparence extérieure pouvait laisser supposer qu’ils étaient de la même nationalité que le petit homme sale et de lettres, venaient de pénétrer au 8 de la rue de l’École de Médecine. Quelques minutes plus tard, Pierre avait aperçu la silhouette de l’un d’eux se pencher à une fenêtre du sixième étage et inspecter la rue. En somme, ça commençait à bouger de ce côté-là.
  
  Hubert n’ayant rien à faire en attendant, s’était remis à penser à la très-belle-et-très-amoureuse baronne Marlène Koslof. Il était obligé de constater que cette femme remarquable avait produit sur lui une impression d’un caractère inaccoutumé.
  
  Aussi, estimant qu’il se passerait au moins une heure avant que ça ne remue vraiment du côté de Pierre, avait-il décidé de retourner rue Spontini et d’aller jeter un coup d’œil discret dans l’appartement de la voluptueuse Marlène. La baronne possédait, outre sa beauté, des qualités intellectuelles indéniables et il était possible que, prévoyant ce que venait de décider Hubert, elle ait laissé chez elle un indice susceptible de le guider à sa recherche.
  
  Hubert se trouvait maintenant au sixième étage, devant la porte de l’appartement où il avait connu les plus beaux moments d’amour de sa vie après avoir failli se faire tuer. Il savait qu’il y avait une serrure à piston et il sortit de son portefeuille un appareil à aiguilles spécialement conçu pour cela. Auparavant, pour ne pas risquer de perdre son temps, il fit jouer avec son rossignol la serrure normale et essaya d’ouvrir la porte. Celle-ci n’ayant pas bougé, il attaqua le verrou de sûreté. Il procédait sans hâte, avec des gestes précis et mesurés. Après quelques minutes de patientes recherches, Hubert sentit le piston qui s’enfonçait ; il fit tourner aussitôt le petit appareil. Dix secondes plus tard, il était dans la place et refermait la porte derrière lui.
  
  Il parcourut rapidement l’appartement, qui semblait avoir été abandonné en hâte. Dans l’entrée, le placard où il avait enfermé Gulliver était entrouvert. Il sourit à ce souvenir. La chambre à coucher offrait le spectacle du désordre le plus complet. Le lit, large et confortable, qui avait abrité leurs ébats, n’avait pas été refait. Des tiroirs de la commode étaient restés ouverts. La baronne avait dû être obligée de faire ses valises en toute hâte. Hubert s’affaira un bon moment dans la chambre, puis revint dans le salon.
  
  Dans un coin, il remarqua un petit secrétaire de style Louis XV comme le reste du mobilier. Il s’en approcha et l’ouvrit. Des papiers divers étaient rangés, avec un certain soin, dans de petits casiers. Il les examina un à un ; rien d’intéressant s’y trouvait. Il n’y avait pratiquement que des factures.
  
  Il souleva le sous-main et y trouva une carte postale qui représentait un site qu’il connaissait bien : une vallée profonde encaissée entre des collines escarpées recouvertes de bois de pins. Au fond de la vallée coulait un cours d’eau mi-torrent, mi-rivière, coupé par un barrage au bord duquel était construit un moulin. Ce moulin que l’on voyait au premier plan sur la photographie était depuis longtemps transformé en auberge. Hubert y avait été quelquefois avant-guerre passer des week-ends. Il replaça la carte et poursuivit ses recherches.
  
  A six heures, de la chambre de la baronne, il téléphona à Stéphan. Selon les dernières nouvelles, la situation était sans changement. Pierre, à plusieurs reprises, avait pu apercevoir le même individu se pencher à la fenêtre du sixième étage et examiner la rue comme s’il cherchait quelqu’un.
  
  Hubert jeta un dernier coup d’œil autour de lui. Son regard s’arrêta encore une fois sur le lit et une bouffée de souvenirs brûlants lui colora le visage.
  
  Il sortit, referma la porte et descendit lentement les escaliers, dédaignant l’ascenseur. La très-belle-et-très amoureuse baronne Marlène Koslof ne lui avait laissé aucun message. Sans doute n’en avait-elle eu ni le loisir ni la possibilité.
  
  Il remonta en voiture et démarra. Cette fois, il roulait vite ; il avait encore quelque chose à faire avant de retourner à l’hôtel.
  
  Arsène vint lui ouvrir tout de suite.
  
  — Bonjour, dit Hubert, la petite est-elle réveillée ?
  
  — Oui, monsieur, elle a ouvert les yeux voici environ une demi-heure. Elle m’a appelé aussitôt pour me demander où elle était et me dire qu’elle avait faim. Je lui prépare un repas.
  
  — Bon, si elle a faim, tout va bien. Dites-moi, Arsène, téléphonez donc à mon hôtel et demandez la chambre 18. Vous prierez M. Stéphan, qui doit s’y trouver, de m’appeler ici s’il y avait du nouveau. Compris ?
  
  — Oui, monsieur, répondit Arsène. Je téléphone tout de suite.
  
  Hubert se dirigea rapidement vers la chambre où se trouvait couchée Mlle Sonia, fille de feu M. Delacaze, alias Martin gangster mondain.
  
  La jeune fille était assise dans le lit, bien calée sur deux énormes oreillers. Elle paraissait reposée et détendue. Elle sourit à Hubert.
  
  — Bonjour, don Juan !
  
  — Bonjour, Messaline. Comment allez-vous ?
  
  — Très bien. Où est votre ami ?
  
  — Il est au travail.
  
  — C’est chez lui ici, n’est-ce pas ?
  
  — Oui.
  
  — C’est gentil chez lui !
  
  — Ma petite Sonia, dit Hubert gravement, je suis assez pressé et vous m’excuserez de vous poser dès maintenant des questions qui vont réveiller en vous de pénibles souvenirs.
  
  — Je vous comprends, Hubert. Vous avez été chic avec moi, et je ferai ce que vous voudrez.
  
  Le détective poursuivit :
  
  — Je ne yeux pas qu’il y ait de malentendus entre nous. Je me sens maintenant un peu responsable de vous. Je veux vous aider à vous tirer de ce mauvais pas. Et, pour cela, il faut que je n’ignore rien de ce qui vous concerne. Vous pouvez être absolument certaine de ma discrétion.
  
  Sonia répondit doucement :
  
  — J’ai confiance en vous, Hubert. Que voulez-vous savoir ?
  
  — Tout d’abord si la villa de Saint-Cloud était au nom de Martin ou à celui de Delacaze.
  
  — Ni à l’un ni à l’autre, répondit-elle. Elle appartient à un M. Vartanian, domicilié à Tanger. En fait, ce M. Vartanian n’était autre que mon père.
  
  — En somme, il n’y a pas à redouter que la police, partant de Saint-Cloud, remonte jusqu’à M. Delacaze ?
  
  — Je ne crois pas.
  
  — Bon. Dites-moi franchement… Delacaze est-il votre véritable nom ?
  
  — … Non !… Mon père s’appelait en réalité Sabinoff… Il était le fils d’un Russe et d’une Française. C’est ma mère qui s’appelait Delacaze et mon père a pris ce nom.
  
  — Où se trouve votre domicile officiel à Paris ?
  
  — 12, rue des Vignes, à Passy.
  
  — Avez-vous de la famille ?
  
  — Non, personne en dehors de mon père. Ma mère est morte lorsque j’avais trois ans. Elle était française, elle aussi.
  
  — Lorsque vous irez mieux, dès demain, il faudra retourner rue des Vignes. Votre père devait avoir un avocat de confiance ?
  
  — Oui.
  
  — Il faudra aller le voir pour régler votre situation juridiquement. Pierre vous accompagnera… Le fait que l’on puisse maintenant retrouver le corps de votre père va créer des complications…
  
  Sonia ne répondit pas. Elle s’enfonça plus profondément dans les oreillers et regarda le pied du lit. Hubert sentait à nouveau la fatigue. Il tira de sa poche le tube de Phénédrine et en fit sortir deux pilules qu’il avala. Puis il reprit :
  
  — Connaissez-vous la baronne Koslof ?
  
  — Oui, c’est une très belle femme !
  
  Hubert sourit.
  
  — C’est bien la première fois, dit-il, que j’entends une femme reconnaître sans réticence la beauté d’une autre ! Il est vrai, Sonia, que vous pouvez vous le permettre car, pour être d’un type différent, vous n’en êtes pas moins très jolie !
  
  — Vous me flattez, mon cher !
  
  — Pas du tout et vous le savez bien. Vous avez un visage remarquable et votre corps est digne des attentions les plus délicates et les plus soutenues… Je me souviendrai, toute ma vie, de l’offrande, très imméritée, que vous m’en avez faite.
  
  Sonia sourit d’un air espiègle et répondit :
  
  — Ne continuez pas, mon ami, vous allez me faire mourir de honte. Je sais très bien qu’il est très inconvenant, pour une jeune fille de mon âge et de mon rang, de s’aller fourrer nue dans le lit d’un homme. Si vous ne m’aviez procuré un aussi fort plaisir, et administré, ensuite, la correction que je méritais, j’aurais été sans doute accablée de remords jusqu’à la fin de mes jours.
  
  — Et c’eût été bien dommage, répondit Hubert. Les remords ne doivent pas du tout convenir à votre genre de beauté !
  
  Ils éclatèrent de rire tous les deux. Hubert reprit :
  
  — Revenons, si vous voulez bien, à la baronne Koslof.
  
  — Qu’en voulez-vous savoir ?
  
  — Tout. Sa position par rapport à votre père, son rôle dans l’organisation et son lieu de retraite actuel.
  
  — Mon père qui, par ailleurs, me cachait peu de choses, a toujours été avec moi très discret sur tout ce qui concernait la baronne. Toutefois, j’ai cru comprendre qu’elle était liée à mon père par un secret qui devait être terrible et dont il usait comme moyen de chantage pour l’obliger à travailler avec lui. J’ai la certitude que la baronne éprouvait pour mon père une haine solide… Son rôle consistait à rechercher des renseignements, à retenir hors de chez eux certaines personnes pendant que l’on cambriolait leur appartement et à attirer dans des guet-apens certaines autres, devenues dangereuses pour l’organisation et dont l’exécution était décidée.
  
  — Comme moi, pour citer un exemple, dit Hubert en souriant.
  
  Sonia ne répondit pas. Elle poursuivit :
  
  — En ce qui concerne sa retraite actuelle, je n’ai jamais su où elle habitait.
  
  — Je le sais, moi, pour y avoir été… Mais je vois que vous ignorez certaines choses et je vais vous les faire savoir. Lorsque votre père a décidé que j’étais de trop à Paris, il m’a envoyé chez la baronne. Je n’ai pas été dupe mais je l’ai suivie quand même, car je considérais que c’était le seul moyen pour établir le contact. Nous étions à peine depuis un quart d’heure chez elle qu’un grand type, pas commode du tout, et qui répond, semble-t-il, au pseudonyme plein de poésie de « Ernest aux bath d’esgourdes », a essayé de me faire passer le goût du pain. Je l’ai mis assez rapidement hors d’état de me nuire. Or, au lieu d’aider le petit Ernest en difficulté, la belle Marlène est restée neutre au cours de la bagarre et elle a eu ensuite une faiblesse, bien incompréhensible, pour moi. Votre père a été mis au courant de cette… défaillance et m’a dit avoir expédié la trop amoureuse baronne à la campagne afin de lui permettre de se retremper moralement.
  
  — Et vous voudriez savoir où mon père a pu l’envoyer ?
  
  — C’est cela.
  
  — Je ne suis pas jalouse et je vous le dirais bien volontiers si je le savais. Mais mon père ne m’a rien dit à ce sujet et je ne vois pas du tout où elle aurait pu aller…
  
  A ce moment, Arsène frappa à la porte et entra.
  
  — On vous demande au téléphone, monsieur de la Bath, dit-il. C’est très urgent.
  
  — Bien, j’arrive, répondit Hubert.
  
  Il passa rapidement dans le bureau et saisit le combiné.
  
  — Allô… Stéphan ?… Je t’écoute.
  
  — Dites voir, Carmen vient de m’appeler pour me dire que le Chazensul est sorti à l’instant entre ses deux potes qui l’aident à marcher. I'sont partis à pince. Vot’copain les suit et ma môme a vite raccroché pour pas les paumer. Elle rappellera dès qu’elle pourra.
  
  — Bon. Attends-moi, je vais te rejoindre à l’hôtel.
  
  — D’ac !
  
  Hubert raccrocha. Il paraissait soucieux. Il retourna dans la chambre de Sonia et lui dit :
  
  — Ma chère Sonia, je suis obligé de partir. Reposez-vous bien.
  
  — Quand reviendrez-vous ?
  
  — Ça ! Dieu seul le sait… et encore, rien n’est moins sûr !
  
  Elle rit.
  
  — Alors, amusez-vous bien et ne m’oubliez pas.
  
  Hubert lui sourit et sortit. Arsène referma derrière lui la porte de l’appartement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  20
  
  
  Au moment précis ou Hubert débouchait sur le trottoir, il aperçut une femme qui lui parut, a priori, tout à fait digne d’attention. Presque aussitôt, la belle inconnue, qui portait des chaussures à hauts talons, se tordit brutalement la cheville et, poussant un cri de douleur, tomba sur un genou.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath, n’écoutant que son esprit chevaleresque, bondit et saisissant la femme sous les bras l’aida à se relever. Elle s’appuya sur lui, tenant levé son pied blessé. Hubert lui demanda :
  
  — Essayez de poser votre pied sur le sol. Si la douleur est trop forte, n’insistez pas ; c’est que vous avez une entorse.
  
  La femme obéit. Elle poussa un nouveau cri et son beau visage se contracta douloureusement. Hubert reprit :
  
  — Appuyez-vous sur moi. Habitez-vous très loin d’ici ?
  
  — Non, rue de Lille, au 17 ; je rentrais à pied… Si je pouvais maintenant trouver un taxi… Cet accident est vraiment stupide !
  
  — Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, proposa Hubert, je me ferai un plaisir, madame, de vous reconduire moi-même jusqu’à votre domicile. Cette voiture est la mienne ; je vais vous aider à vous installer.
  
  La femme, visiblement tentée, mais cependant réticente, répondit :
  
  — Je ne sais pas, vraiment… Monsieur ?…
  
  — Hubert Bonisseur de la Bath, votre serviteur, madame ?
  
  — Madame Fernet, Jocelyne Fernet.
  
  — Jocelyne est un bien joli prénom, reprit Hubert galant. J’ai toujours rêvé d’aimer une femme qui s’appellerait Jocelyne !… Permettez que je vous aide.
  
  Hubert ouvrit la portière de la Talbot et soutint Mme Fernet pour lui permettre de s’asseoir. Il remarqua qu’elle avait de fort jolies jambes. Elle était vêtue d’une robe d’après-midi noire ; le décolleté, en carré, marqué aux coins de deux clips en platine sertis de brillants, laissant apercevoir généreusement les deux globes parfaits de la poitrine. Mme Fernet était très brune ; son visage était pur de ligne, bien que le nez fût un peu fort. Hubert regarda la bouche. La lèvre inférieure, légèrement proéminente, était spirituelle, mais dénonçait un tempérament sensuel et passionné ; la lèvre supérieure, presque rectiligne, caractéristique d’une intelligence froide et calculatrice, fit penser à Hubert que le commerce de la belle Jocelyne ne devait pas être toujours de tout repos.
  
  Ils s’installa à son tour et demanda :
  
  — Êtes-vous bien ?
  
  — Oui, je vous remercie, dit-elle ; mais ma cheville me fait toujours très mal.
  
  — Si je ne craignais pas d’être indiscret, je vous offrirais mes services. Je sais guérir ce genre de chose.
  
  Mme Fernet regarda Hubert et sourit avec malice.
  
  — Dois-je vraiment vous croire ou bien ne dois-je voir dans votre proposition qu’une manœuvre, galante certes, mais tout de même un peu déloyale, destinée à vous permettre de me toucher la jambe ?
  
  — Vous devez me croire. Je ne suis pas homme à prendre de tels détours pour arriver à mes fins. Il y a déjà quelques années que je suis sorti du collège, si vous voulez tout savoir… Je ne saurais vous cacher que vous me plaisez beaucoup ; on a dû vous dire, déjà, que vous étiez très séduisante. Et je vous préviens tout net : lorsque j’aurai envie de vous embrasser ou de vous toucher, je ne vous en aviserai pas deux jours avant.
  
  — Sans exiger deux jours de préavis, j’aimerais bien, cependant, que vous me demandiez mon opinion avant d’agir.
  
  — Si ça ne vous fait rien, je préférerais vous demander votre avis… après. Croyez-moi, vous serez alors suffisamment informée pour pouvoir prendre une décision… pleinement justifiée !
  
  Elle rit, d’un rire de gorge profond et passa sa langue, qu’elle avait fort bien tournée, sur ses lèvres, comme dans l’attente d’un baiser.
  
  Hubert, qui venait de stopper la voiture devant le 17 de la rue de Lille, remarqua ce mouvement. Il consulta aussitôt sa montre. Il était à peine sept heures et demie. Les arrières de Pierre étaient suffisamment couverts. Il estima qu’il avait bien un quart d’heure à consacrer à la belle Mme Fernet ; juste le temps de lui prendre un baiser et d’obtenir un rendez-vous…
  
  Il descendit et passa de l’autre côté de la voiture. Il ouvrit la portière. Mme Fernet pivota sur le siège, découvrant largement dans ce mouvement des cuisses d’un galbe irréprochable et posa sur le sol sa jambe valide. Puis, s’accrochant au cou de Hubert, qui l’avait saisie aux aisselles, elle se mit debout. Il sentit, sous la minceur de la robe, la chair ferme et chaude.
  
  — Voulez-vous vous appuyer sur moi ? lui demanda-t-il. Je vais vous conduire jusque chez vous et remettre votre cheville en place. A quel étage habitez-vous ?
  
  — Au deuxième. Mais il n’y a personne chez moi et j’hésite à vous y laisser pénétrer. Ne vous froissez pas, mais je n’ai aucune confiance dans l’homme d’action que vous paraissez être.
  
  Hubert, prenant un air terrible, menaça :
  
  — Si vous n’acceptez pas tout de suite de vous laisser soigner par moi, je vous laisse tomber à l’instant même et au sens propre du mot, sur le trottoir !
  
  Elle prit un air résigné et dit :
  
  — Devant un pareil chantage, je suis bien obligée, hélas, de céder… Moi qui vous prenais pour un gentilhomme !
  
  Elle leva les yeux au ciel et ajouta :
  
  — Que Dieu me protège !
  
  — S’il y peut encore quelque chose ! poursuivit Hubert sur le même ton.
  
  Elle rit et, sautant sur un pied, solidement soutenue par son compagnon, pénétra avec lui dans le hall de l’immeuble. L’ascenseur, bloqué dans les étages, ne répondit pas à leur sollicitation. Alors, sans hésiter, Hubert saisit la brune Jocelyne dans ses bras et, ainsi lesté, entreprit de gravir les escaliers. Sans qu’il l’eût fait exprès, sa main gauche avait glissé sous la robe et il sentait sous ses doigts la chair nue de la cuisse juste au-dessus du bas. Mme Fernet ne semblait pas avoir remarqué l’audace du geste. Elle avait passé son bras autour du cou de son porteur et se laissait gentiment aller. Sous sa main droite, son bras soutenant la femme sous les épaules, Hubert sentait la ferme rondeur du sein. Il se demanda à ce moment s’il n’allait pas être obligé de consacrer plus du quart d’heure prévu à la séduisante et très désirable Mme Fernet.
  
  Ils arrivèrent au deuxième étage. Sans descendre des bras de Hubert, la belle Jocelyne sortit de son sac un trousseau de clés et ouvrit la porte.
  
  — Alors, qu’attendez-vous ? demanda-t-elle à Hubert qui restait immobile.
  
  — Le prix du passage, répondit-il en fixant avec impertinence les lèvres de la dame.
  
  — Ne soyez pas idiot et ne me faites pas regretter de vous avoir laissé venir jusqu’ici, dit-elle.
  
  — Si vous ne payez pas de bon gré, reprit Hubert menaçant, je me servirai par la force et alors… que Dieu vous protège… s’il le peut !
  
  — Je préfère payer de bon gré, dit-elle précipitamment en simulant une grande frayeur.
  
  Et rapidement, elle lui posa un baiser juste sur le coin des lèvres.
  
  — Vous avez un peu triché, remarqua-t-il. Enfin, ça va bien pour cette fois-ci, mais ne recommencez pas !
  
  La serrant toujours contre lui, il pénétra dans l’appartement et, du pied, referma la porte.
  
  — Où dois-je aller, belle dame ?
  
  — Dans ma chambre, tout au fond du couloir à gauche, répondit-elle.
  
  Il parcourut le corridor et pénétra par la porte qu’on lui avait indiquée. La chambre à coucher de la très séduisante Mme Jocelyne Fernet était meublée dans le même style que celle de la très-belle-et-très-amoureuse baronne Marlène Koslof. Ce détail fit sourire Hubert et lui parut de bon augure.
  
  Il s’approcha du lit et, très doucement, y déposa son aimable fardeau. Dans le mouvement qu’il fit, son visage se rapprocha de celui de la belle Jocelyne et, comblant d’un geste rapide la distance qui les séparait encore, il prit sous les siennes les lèvres de la femme.
  
  Mme Fernet se raidit tout d’abord et tenta de se dégager. Mais Hubert, qui avait prévu cela, la tenait solidement. Elle n’insista pas et s’abandonna. Ses lèvres étaient chaudes et actives. Hubert pensa que ça valait bien le déplacement.
  
  Soudain, au moment où, fort de cet abandon, il desserrait son étreinte, elle se dégagea et d’une voix sèche le gourmanda :
  
  — Mais enfin, monsieur, pour qui me prenez-vous ? Croyez-vous vraiment que, dix minutes après avoir fait votre connaissance, je vais vous inviter à vous mettre au lit avec moi ?
  
  Hubert répliqua avec une candeur affectée :
  
  — Pourquoi pas ?
  
  — Non, tout de même ! reprit-elle. Je ne veux point faire étalage de fausse vertu, mais c’est plus difficile que cela ; et je crains que votre attitude n’ait rendu désormais la chose impossible.
  
  Hubert, tranquillement, répondit d’un ton docte :
  
  — Un monsieur, dont le nom m’échappe mais qui n’était pas bête, a dit : « Le difficile, c’est ce qui peut être fait tout de suite. L’impossible, ce qui prend un peu plus de temps. »
  
  Elle poussa un cri. Hubert, tout en parlant, lui avait saisi la cheville et lui avait imprimé un mouvement rapide.
  
  — Là ! dit-il. Vous allez tout de suite sentir un soulagement… Si vous vouliez enlever votre bas, je vous ferais un petit massage et tout irait bien.
  
  Sans répondre, elle releva sa jupe très haut, dégrafa son bas et le retira lentement. Hubert put admirer à loisir la cuisse longue et pleine.
  
  Ce fut lui qui baissa la robe. Et, commençant le massage, il répondit au regard surpris que lui lançait Mme Fernet, après son geste inattendu.
  
  — Un autre monsieur, dont le nom m’échappe également, mais qui n’était point sot non plus, a dit : « Il y a deux buts dans la vie : obtenir d’abord ce que l’on désire, ensuite en jouir. Les sages seuls atteignent le second. » Vous comprenez maintenant pourquoi je veux être sage.
  
  Elle lui fit un sourire enjôleur.
  
  — Je suis heureuse de vous voir revenir à des sentiments raisonnables et je vous remercie des soins que vous m’avez donnés…
  
  Puis, coquette, elle ajouta :
  
  — Toute peine mérite salaire… venez donc chercher le vôtre.
  
  Hubert ne répondit pas. Il pensait à Pierre. Il demanda :
  
  — Je m’excuse… j’ai un coup de fil urgent à donner. Avez-vous le téléphone ?
  
  Profondément froissée, Mme Fernet lui répondit d’une voix acerbe :
  
  — Il faut, sans doute, que cette communication soit très importante !… Le téléphone est dans mon boudoir… la porte en face dans le couloir. Allez, monsieur, je ne vous retiens pas…
  
  Hubert eut un sourire devant cette humeur de femme blessée dans sa vanité et sortit. Il trouva aisément le poste, sur une table basse, dans le boudoir délicatement meublé. Il s’assit sur un pouf, posé sur le sol, et composa le numéro.
  
  Au moment où la sonnerie retentit, il sentit brusquement une « présence ». Il voulut se relever, mais il était trop tard. Le coup l’atteignit à la base du crâne. Il s’écroula, entraînant le téléphone dans sa chute. Dans le combiné, une voix nasillarde répétait impatiente :
  
  « Allô, ici « Univers ». Allô, j’écoute. Allô, parlez… » Une main ramassa l’appareil et le reposa sur son socle. La voix se tut.
  
  Dans le couloir, une vieille horloge Louis XV sonna, avec la difficulté qu’ont les très vieilles dames à s’exprimer, le troisième quart après sept heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  21
  
  
  Au moment même ou Hubert Bonisseur de la Bath, victime une fois de plus de son goût immodéré pour les jolies femmes, se faisait proprement assommer dans le boudoir de la très séduisante Mme Jocelyne Fernet, M. Meyer Chazensul, soutenu par deux de ses compatriotes, pénétrait dans le couloir sordide d’une très vieille maison de la rue Galande. Cette maison était située au cœur d’un des plus vieux et des plus pittoresques quartiers de la capitale, en face de la rue Saint-Julien le Pauvre, à côté de la plus ancienne église de Paris et ses fenêtres s’ouvraient sur les tours de Notre-Dame.
  
  Pierre, qui avait filé les trois hommes depuis la rue de l’École-de-Médecine – filature rendue extrêmement facile par l’allure très modérée imposée par l’état physique de M. Chazensul s’arrêta à vingt mètres environ de la maison et regarda au coin de la rue Galande et de la rue Dante.
  
  Pierre se trouvait à la hauteur d’un bistrot, vide de clients. Il y pénétra. La patronne, une grosse mémère à la démarche lourde, arriva d’une arrière-salle et posa son énorme poitrine sur le comptoir avant de demander :
  
  — Qu’est-ce que vous voulez boire ?
  
  — Un coup de rouge, demanda Pierre qui savait pertinemment qu’il ne trouverait pas de scotch dans un pareil endroit.
  
  La femme le servit avec des gestes lents, gênée par la graisse qui la gonflait de partout.
  
  — Fait beau ce soir, pas ?
  
  — Oui, répondit Pierre, c’est la saison !
  
  Carmen arrivait. Elle s’installa au comptoir. Ils firent semblant de ne point se connaître.
  
  — Un demi, commanda-t-elle.
  
  La femme mit un verre sur le zinc, fit sauter bruyamment le bouchon de faïence d’une canette et versa le liquide mousseux. Carmen y trempa ses lèvres et fit une grimace de dégoût.
  
  — Vous l’avez mise dans le four, c’est pas possible, s’écria-t-elle. Elle est bouillante, vot’bière. C’est d'la vraie lessive !
  
  La grosse matrone ronchonna puis, remuant en cadence son énorme croupe, elle se dirigea vers la porte du fond en grognant :
  
  — V’s’êtes ben difficile, ma pauv’fille. Enfin… j'vas vous en chercher à la cave. Elle sera p’t’être plus fraîche. Ah ! là ! là ! mes pauv’jambes !
  
  Dès que la vieille eut disparu, Pierre, rapidement, dit à Carmen :
  
  — Ils sont entrés dans une maison à côté. Je vais aller voir ce qui s’y passe. Téléphone à Stéphan et demande-lui de prévenir Hubert. Attends-moi ici ; si, dans un quart d’heure, je ne suis pas revenu, c’est qu’il me sera arrivé un accident. Regarde bien où j’entre pour savoir où me repêcher.
  
  — D’accord, p’tite tête, répondit Carmen ; fais quand même attention à pas foutre tes pieds dans la mouscaille !
  
  La bonne femme revenait. Pierre paya et sortit. Carmen alla jusqu’à la porte en disant à la patronne :
  
  — Il est pas mal, c'gars-là. Il aurait bien pu me payer mon verre !
  
  Elle vit Pierre disparaître dans un couloir et nota un point de repère, une plaque de fonte sur le trottoir, pour le reconnaître. La vieille répondait :
  
  — Les jeunes, maintenant, ça sait plus vivre. De mon temps, ça se passait pas comme ça ! Ah ! non, alors !
  
  Carmen l’interrompit pour demander :
  
  — Vous avez le téléphone ?
  
  — Oui, la porte avant les waters, juste avant la cuisine, répondit la vieille avec un geste de sa grosse main.
  
  Carmen y alla, s’enferma dans l’étroite cabine et mit rapidement Stéphan au courant de ce qui se passait. Celui-ci lui répondit qu’il attendait Hubert d’un moment à l’autre et qu’il était même étonné qu’il ne fût pas encore arrivé. Carmen raccrocha après lui avoir dit qu’elle le rappellerait dans un quart d’heure. Elle revint dans la salle et attendit en sirotant sa bière. Son inquiétude augmentait à mesure que les minutes passaient…
  
  Lorsque le quart d’heure fut écoulé, elle alla à la porte jeter un dernier coup d’œil dans la rue ; pas la moindre trace de Pierre. Elle retourna aussitôt au téléphone et tourna fébrilement le cadran. Quelques instants plus tard, Stéphan répondit :
  
  — Allô, Carmen ? Quoi de neuf ?
  
  — Pierre n’est pas revenu, dit-elle précipitamment.
  
  — Quoi ? Ça alors ! Pis mézigo, j’y suis plus ! Y a trois quarts de plombe que Hubert s’est esbigné de chez son pote où qu’il était. L’larbin vient de me l’bonnir au bigophone, et il n’est pas encore icicaille ! En bagnole il en avait pas pour plus de dix broquilles ! J'sais pas quoi faire !
  
  Carmen eut un geste d’énervement. Il ne savait jamais ce qu’il devait faire, celui-là. Elle éleva la voix et demanda d’un ton sec :
  
  — Tu m’écoutes ?
  
  — Oui.
  
  — Qu’est-ce que t’as dans le citron, dis ? D’l’eau chaude ? Voilà ce qu’il faut faire. Tu vas demander au larbin de l’hôtel de dire à M. Hubert de venir d’urgence me retrouver ici. C’est au 57, rue Galande. Il me verra du dehors. Et toi, tu vas t’remuer un peu pour tirer Pierre de la mouscaille. Rendez-vous ici et qu’ça saute !
  
  — Bien, marquise, j’y vas, dit Stéphan.
  
  Carmen raccrocha et retourna s’asseoir dans la salle.
  
  Elle commençait à avoir peur et se disait qu’une affaire comme celle-là n’était pas si facile que ça à mener à bien. Les cinq gros fromages n’étaient pas encore dans la fouille. Carmen se souvint d’une histoire qu’on lui avait racontée lorsqu’elle était petite et où il était question d’une peau d’ours que l’on avait vendue avant que la bête soit morte. Par association d’idées, elle pensa aussitôt que c’était la peau de Pierre qui se jouait en ce moment. Et cet imbécile de Hubert qui s’amusait en route au lieu de rappliquer quand on avait besoin de lui !
  
  Elle commanda un deuxième demi. La vieille lui dit d’un air complice :
  
  — Tous les mêmes, ces salauds-là ! Si c’est pas malheureux de faire attendre une belle fille comme ça !
  
  Carmen surveillait l’horloge. La nuit était tombée. A huit heures et demie, elle ne vit pas une grosse limousine noire s’arrêter devant la maison où Pierre avait disparu une demi-heure plus tôt. Une très jolie femme brune en descendit et s’engagea dans le couloir d’entrée. Deux hommes, qui portaient un énorme paquet de forme bizarre, la suivirent. La porte se referma. La grosse voiture repartit et la petite rue reprit son aspect tranquille.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  22
  
  
  Hubert faisait un rêve horrible. Il se trouvait dans une cave voûtée et d’étranges personnages, vêtus de longues robes et coiffés de cagoules, tournaient autour de lui dans une ronde fantastique. Il avait le torse pris dans un étau qui épousait fidèlement la forme de son corps et le broyait lentement, serré par un bourreau gigantesque qui avait les traits de Stéphan. Derrière lui, un petit homme qu’il ne voyait pas mais qu’il savait être M. Meyer Chazensul, lui enfonçait d’un mouvement régulier une énorme vrille dans la base du crâne. Cela faisait terriblement mal…
  
  La ronde des personnages masqués continuait, hallucinante… Elle donnait le vertige à Hubert qui aurait vomi si cette abominable vrille, qui s’enfonçait maintenant très loin dans son cerveau, ne l’avait empêché de se pencher en avant. Soudain, une forme encore imprécise s’avançait lentement et il reconnaissait bientôt Mme Jocelyne Fernet, complètement nue, qui lui tendait les bras et lui disait : « Viens ! Viens dans mes bras chercher ton salaire. » Puis elle éclatait d’un rire démoniaque, qui n’en finissait plus… Maintenant, c’était la baronne Marlène Koslof qui se trouvait là, merveilleusement belle dans sa nudité. Elle s’approchait de lui et il s’apercevait avec horreur que ses pieds étaient devenus fourchus et que les flammes de l’enfer dansaient dans ses yeux… Elle parlait et Hubert ne reconnaissait pas sa voix. Son haleine le brûlait. « Le difficile c’est ce qui peut être fait tout de suite, disait-elle. L’impossible, ce qui prend un peu plus de temps… Nous te ferons des tortures impossibles ! »
  
  Hubert fermait les yeux. Il ne voulait plus la voir. Il aurait voulu aussi ne plus entendre ce rire… ce rire qui n’en finissait plus… et cet étau qui le broyait… cette vrille qui lui fouillait le crâne… toujours plus avant.
  
  Une nouvelle voix parlait, une voix qu’il ne connaissait pas. « Je suis M. Sydney Smith », disait-elle et Hubert ouvrait les yeux. M. Sydney Smith avait, lui aussi, une cagoule et une robe de bure ; il poursuivait d’un ton réconfortant : « Ne vous inquiétez pas, tout cela finira. La vrille, l’étau, ce sont là, au fond, de bien piètres arguments. Et la meilleure façon de répondre à de piètres arguments, c’est de laisser l’interlocuteur les développer. » Et M. Sydney Smith, sans rire, reprenait sa place dans la ronde. Hubert se sentait mieux, il avait un ami. La ronde n’était plus hallucinante, ne lui donnait plus envie de vomir, l’étau était moins douloureux. Hubert savait maintenant qu’il n’arriverait jamais à lui broyer le torse et que jamais la vrille ne lui viderait le cerveau.
  
  D’ailleurs, elle s’arrêtait de tourner, la vrille ; et le gigantesque bourreau n’était plus là pour serrer l’étau. Les cagoules aussi avaient disparu et les corps nus de Mme Jocelyne Fernet et de la baronne Marlène Koslof. Il ne restait plus rien, que la cave faiblement éclairée, qu’une grande douleur dans la tête, que cette sensation d’écrasement autour de la poitrine et peut-être aussi, la voix réconfortante de M. Sydney Smith, une voix qui ressemblait étrangement à celle de Pierre et qui demandait inlassablement : « Réponds-moi, mon vieux, ne me regarde pas comme ça ! Es-tu réveillé ou non ? Hubert, réponds-moi ! »
  
  Hubert faisait un effort surhumain pour essayer de rattraper son cerveau qui s’était échappé et qui flottait à trente centimètres au-dessus de sa tête. C’était terrible ! Il ne voulait pas revenir… Ah ! il était revenu… mais il était reparti aussitôt, comme s’il avait été attaché au plafond par un élastique. Mais pendant qu’il avait été là, cela avait peut-être duré une seconde, Hubert avait eu une vision étrange. Il lui avait semblé voir Pierre contre le mur qui se trouvait en face de lui. Pierre le torse nu et un bizarre cercle de fer qui le serrait à la poitrine. Pierre, dont la voix lui parvenait maintenant plus nette : « Réponds-moi, bon Dieu, fais un effort ! » Faire un effort… Oui, c’est ce qu’il fallait faire… Un grand, un dernier effort pour rattraper son cerveau qui flottait encore au-dessus. S’il avait pu le saisir avec ses mains ; mais ses mains étaient attachées, il ne pouvait pas les remuer…
  
  Le cerveau de Hubert était maintenant revenu à sa place, dans son crâne. Mais il avait peur que ce ne soit pas définitif. Il n’aurait pu dire pourquoi, mais il sentait que la position de son cerveau dans son crâne était encore très instable, très précaire… Pourtant, il aurait bien voulu que son cerveau ne lui échappât pas à nouveau ; car cela lui permettait, en écarquillant très fort les yeux, d’apercevoir Pierre, son grand ami Pierre, qui se trouvait en face de lui, contre le mur, dans une situation vraiment étrange… Il ressemblait au Christ sur la croix, avec cette différence que Pierre n’était pas barbu, qu’il n’avait pas de trou au côté… et qu’il n’y avait pas de croix.
  
  Les poignets de Pierre, au bout des bras tendus et écartés, étaient fixés au mur au moyen de cercles de fer que Hubert voyait maintenant distinctement. Un cercle semblable, beaucoup plus grand, lui enserrait la poitrine. Les pieds libres et repliés sous le corps, le sol étant trop haut pour lui permettre de se tenir debout. Hubert se rendait compte qu’il était dans une position identique. Il avait les bras longs et tout le poids de son corps reposait sur le cercle de fer qui lui broyait les côtes. Instinctivement, il plaça ses pieds de façon à se soulager un peu.
  
  — Alors, ça vient, oui ? Tu peux parler, maintenant ? demandait Pierre devenu complètement réel.
  
  Péniblement, Hubert arriva à former des mots. Il avait la bouche pâteuse et désagréablement sèche ; et toujours cette douleur à la base du crâne.
  
  — Où sommes-nous ? demanda-t-il.
  
  Pierre le renseigna :
  
  — Dans la cave de la rue Galande, qui devait dépendre des anciennes prisons du Petit-Châtelet. Les fers qui nous maintiennent sont d’époque, mon cher… si cela peut te consoler. L’inconvénient, c’est que le sol s’est élevé depuis et que l’on ne peut plus tenir debout. A moins que ça n’ait été calculé exprès… De toute façon, nous sommes dans un bien mauvais bain !… Comment es-tu venu ici ?
  
  — Ça, je n’en sais rien, répondit Hubert. Rue de Lille, j’ai aidé une femme qui s’était tordu la cheville à regagner son appartement. Puis, au moment où, du boudoir de la dame, je me préparais à téléphoner à Stéphan, je me suis fait proprement sonner. Un coup de matraque, probablement, à la base du crâne ; ça me fait encore terriblement mal. Après, je suppose que l’on a dû me chloroformer, car j’en éprouve tous les symptômes.
  
  — Il ne t’en arrivera jamais d’autres, grogna Pierre. Je me demande si, un jour, tu te décideras à ne plus t’occuper des femmes pendant une affaire. Tu n’as pourtant pas un pois chiche dans la tête, nom d’un chien ! et tu aurais dû t’apercevoir depuis longtemps qu’il y a toujours eu une femme à l’origine de tous les coups durs qui te sont arrivés !
  
  — Tu as peut-être raison, dit Hubert d’un air absent. Mais dis-moi, qu’est devenue Carmen ?
  
  Pierre lui fit signe de se taire ; on les écoutait peut-être. Puis, de quelques mots chuchotés, accompagnés de gestes, il lui fit comprendre que, s’il n’était rien arrivé à leur brune amie, le salut devait normalement venir de là.
  
  Hubert lui signifia qu’il avait compris et demanda :
  
  — Il y a longtemps que nous sommes là ?
  
  — Eh bien ! répondit Pierre, je suis entré ici à huit heures moins cinq. Je me suis fait assommer aussitôt au fond du couloir et je me suis réveillé ici. Le coup n’avait pas été très appuyé et je n’ai pas dû rester plus de dix minutes dans les pommes. Ensuite, il s’est bien passé au moins vingt minutes avant que l’on ne t’amène – tu n’étais pas très reluisant. Ils t’ont attaché là et, depuis, il a dû s’écouler environ une demi-heure… tout ça très approximativement.
  
  — Ce qui fait qu’il doit être environ neuf heures, précisa Hubert qui s’était livré à un rapide calcul mental.
  
  — A peu près… oui.
  
  Ils furent silencieux pendant un moment. Hubert en profita pour examiner leur prison, faiblement éclairée par une ampoule électrique suspendue au plafond. C’était une cave voûtée d’environ quatre mètres de large sur dix de longueur. Le sol était en terre battue. A sa droite, il pouvait voir un escalier de pierre, aux marches fortement creusées par l’usure, qui s’élevait dans l’obscurité. A gauche de cet escalier, à environ deux mètres du sol, s’ouvrait un étroit guichet qui devait donner sur une autre cave. Hubert tourna la tête vers la gauche ; au fond et à droite, un couloir cimenté s’enfonçait tout droit ; à gauche, une ouverture carrée, percée dans le plafond, en brisait la courbe romane. Hubert pensa que c’était par là que l’on devait précipiter les prisonniers dans le temps où cet endroit était prison d’État. Sur les murs, dans le sens de la longueur, étaient fixés les appareils barbares destinés à maintenir les détenus et qui étaient formés de deux demi-cercles de fer, maintenant rouillés, qui se raccordaient par des chevilles métalliques. Il y avait un appareil pour chacun des poignets et un pour le torse ; on pouvait supposer que, jadis, il en existait également pour les chevilles, mais ils avaient dû disparaître, le sol devant être beaucoup plus élevé maintenant qu’à cette époque.
  
  Hubert en était là de ses investigations, lorsque le bruit d’une clé, grinçant dans une serrure, se fit entendre sur la droite. Les deux amis virent l’escalier s’éclairer.
  
  Quelques secondes plus tard, la très séduisante Jocelyne Fernet faisait son apparition. Elle fit un geste de sa jolie main et le caveau fut inondé d’une lumière blanche et dure. Puis, elle s’avança de quelques pas avec cette nonchalance affectée, pour permettre à M. Meyer Chazensul et à deux autres hommes que Pierre reconnut de pénétrer à leur tour dans le souterrain.
  
  Mme Jocelyne Fernet considérait Hubert Bonisseur de la Bath avec un ironique mépris. Sa jolie bouche se déformait en un sourire cruel qui ne présageait rien de bon. Elle demanda d’une voix sarcastique :
  
  — Alors, mon beau chevalier servant, dites-moi donc un peu ce que vous pensez de votre situation ?
  
  Hubert répondit avec un sourire charmant :
  
  — Permettez-moi, tout d’abord, madame, de vous présenter mes hommages les plus respectueux et vous assurer de mon admiration totale. Quant à ma situation actuelle, quelque inconvénient qu’elle puisse présenter, elle ne peut que m’être agréable puisqu’elle me permet à nouveau de vous voir et de vous entendre…
  
  Le sourire cruel de la très séduisante Mme Jocelyne Fernet s’accentua :
  
  — Je vois, mon cher ami, dit-elle, que vous ne manquez pas de sang-froid. Je vous souhaite de le conserver encore longtemps.
  
  Elle s’écarta légèrement et, se tournant vers le petit homme de lettres qui n’avait encore rien dit, elle reprit :
  
  — Vous connaissez déjà M. Meyer Chazensul et il est inutile que je vous le présente, n’est-ce pas ?
  
  Hubert, courtois, demanda :
  
  — Comment vous sentez-vous, monsieur Chazensul ?
  
  M. Chazensul, qui ne devait pas goûter l’ironie, ne répondit pas, mais son regard était plus venimeux qu’un troupeau de vingt-cinq scorpions en colère.
  
  Mme Fernet poursuivit :
  
  — Vous avez appliqué, ce matin, à mon camarade, un traitement qu’il va vous rendre maintenant avec un plaisir qu’il ne songera même pas à dissimuler, j’en suis sûre…
  
  Pierre commençait à se sentir mal à l’aise. Il se demandait ce que pouvait faire Stéphan et pourquoi il n’était pas encore là. Il eut la crainte que Carmen n’ait été enlevée, elle aussi, avant d’avoir pu donner l’alarme. Mais il pensa aussitôt que, si cela était, elle serait sans doute ici ou que, tout au moins, la garce brune qui parlait à Hubert n’aurait pu résister au plaisir de le leur dire.
  
  Mme Fernet Continuait :
  
  — Monsieur Hubert Bonisseur de la Bath – quel nom étrange – vous n’ignorez pas que le pays de M. Chazensul, qui est aussi le mien – vous ne serez sans doute pas surpris en apprenant que Jocelyne Fernet est un pseudonyme – notre pays donc, est engagé actuellement dans une lutte sans merci pour assurer son existence en même temps que son indépendance. Vous recherchez, de votre propre aveu, des documents dont nous avons tout lieu de supposer qu’ils concernent des achats d’armes effectués par un tiers pour le compte de nos ennemis… A nos yeux, vous êtes donc un agent ennemi et vous n’ignorez pas le sort que l’on réserve en temps de guerre à cette espèce particulière d’individus ?
  
  Toujours très calme, Hubert répondit :
  
  — Je n’en ignore rien, belle dame. Mais je ne vois vraiment pas en quoi cela me concerne… Je recherche des documents, soit, mais pour le compte de la Chase Bank de New York. C’est elle qui me paie et je travaille pour elle et pour personne d’autre ! Vous me dites que les armes qui font l’objet de cette transaction sont destinées, en définitive, à vos ennemis. Je veux bien vous croire… mais encore une fois, cela ne me regarde pas ! Je suis détective privé. On me charge de retrouver un dossier ; c’est mon métier. Dès l’instant où l’on me paie, je ne m’en vais pas couper les poils en quatre !
  
  Mme Fernet souriait :
  
  — Vous ne ferez croire cela à personne, cher monsieur. Un détective privé, qui ne serait que cela, ne mènerait pas le jeu comme vous le faites. Vous agissez de la même façon que si cette affaire vous était personnelle !
  
  — Dès l’instant où j’accepte de m’occuper d’une affaire, cette affaire devient pour moi une affaire personnelle. Je suis un garçon consciencieux, moi, chère madame !
  
  Les yeux de Mme Fernet devinrent durs et son sourire disparut.
  
  — Trêve de plaisanterie, dit-elle d’un ton sec… Je vous propose le marché habituel : ou vous parlez de bon gré et nous vous laissons vivre, ou alors nous vous torturerons jusqu’à ce que la mémoire vous revienne ou que mort s’ensuive…
  
  Avec un sourire plein d’ironie, Hubert répondit :
  
  — Vous me prenez pour un enfant de chœur, belle Jocelyne – permettez-moi de vous appeler ainsi, j’aime tellement ce prénom ! je sais très bien ce qui se passe en pareil cas ; que le monsieur parle ou ne parle pas, il y passe quand même. C’est la règle du jeu et, croyez-moi, je la connais. Ce que je vous ai dit est l’entière vérité ; je ne puis tout de même pas inventer pour vous faire plaisir !
  
  — Bien, je n’insiste pas, conclut la femme. Nous saurons bien vous faire parler et vous regretterez ensuite de ne l’avoir pas fait de bon cœur.
  
  Elle se retourna et commanda avec un geste théâtral :
  
  — Apportez le nécessaire !
  
  Les deux hommes qui étaient restés en arrière remontèrent l’escalier. L’étroit guichet qui se trouvait à gauche s’illumina et on entendit un bruit de ferraille.
  
  Les deux amis se regardèrent. Ils savaient tous deux parfaitement ce qu’il convenait de faire. Il fallait gagner suffisamment de temps pour permettre à Stéphan d’arriver avec ses renforts.
  
  Les deux sbires était revenus et avaient déposé au milieu de la cave, entre les deux prisonniers, une forge portative.
  
  L’un d’eux arrosa le charbon d’essence et y mit le feu ; l’autre saisit la manivelle du soufflet rotatif et commença à l’actionner. Le charbon devint rapidement incandescent. Celui qui l’avait allumé y enfonça l’extrémité de plusieurs instruments bizarres.
  
  Hubert commençait à transpirer. Que faisait donc Stéphan ? Il s’aperçut que la cruelle Jocelyne ne le quittait pas des yeux, non plus que M. Meyer Chazensul. Alors, il promena avec affectation un regard plein d’intérêt sur le décor moyenâgeux qui les entourait.
  
  — C’est une délicate attention, dit-il, de m’avoir amené pour mourir dans cet endroit qui fut, en quelque sorte, le berceau de ma famille…
  
  L’érudit Chazensul, intéressé, demanda :
  
  — Comment cela ?
  
  — C’est une histoire étrange et pleine de sel, répondit Hubert, cela se passait au temps du poète-brigand Maître François Villon…
  
  Le petit homme de lettres s’approcha :
  
  — J’aimerais l’entendre, dit-il.
  
  Mais Mme Fernet, impatiente, s’interposa :
  
  — Je vous en prie, Meyer, nous avons d’autres chats à fouetter !
  
  — Merci pour la comparaison, grogna Pierre. Panthère vous-même !
  
  Mme Fernet, rouge de colère, s’approcha de lui et le gifla brutalement.
  
  — J’ai horreur des gens grossiers, tenez-vous-le pour dit ! siffla-t-elle rageuse.
  
  Mais M. Meyer Chazensul tenait décidément à connaître l’histoire des origines de la famille Bonisseur de la Bath. Il s’adressa à la brune Jocelyne :
  
  — Je vous en prie, chère amie, reprenez votre calme ; je veux écouter monsieur de la Bath.
  
  Hubert, après avoir marqué un temps pour s’assurer de l’attention de son auditoire, commença :
  
  — C’était en l’an de grâce 1461. Louis le Onzième venait de succéder à Charles VII sur le trône de France. Les prédictions de la Pucelle s’étaient réalisées et les Anglais avaient été boutés hors du pays. Le nouveau roi, qui allait bientôt mériter son surnom de Louis le Cruel, s’employait à asseoir sa puissance sur des bases solides. En la bonne ville de Paris, dont l’Université était déjà célèbre et fort fréquentée, une bande de joyeux lurons menait grand tapage dans les tripots de la cité. C’était, en quelque sorte, les existentialistes de l’époque. Leur Maître à tous, grand poète devant l’Éternel et fameux brigand devant la Loi, était Messire François Villon, mercier de son état.
  
  « Or, vers la fin de l’an 1461, Messire François eut, pour la énième fois, maille à partir avec les argousins du Roy… » Hubert souffla un peu. Chazensul semblait vivement intéressé par ce préambule. Pierre pensait : « Pourvu que son histoire dure longtemps, assez pour que Stéphan arrive. Mais qu’est-ce qu’il peut bien fiche, cet animal ! »
  
  — Or donc, poursuivit Hubert, notre poète, à cette époque, se retrouva sur la sellette devant le Procureur du Roy, attendant avec philosophie une nouvelle et inévitable condamnation, lorsque se présenta un homme de pauvre apparence qui exprima le désir d’être entendu.
  
  « Celui qui venait ainsi de pénétrer dans l’enceinte de justice n’avait jamais connu ses parents. Il avait été déposé, le lendemain de sa naissance, à la porte d’un couvent. Les moines, qui l’avaient recueilli et qui l’élevèrent, lui donnèrent le nom de Broché, car il portait au cou, lorsqu’ils le découvrirent, une petite broche qui retenait le mince fichu dont il était enveloppé.
  
  « Messire Broché, peu reconnaissant de nature, se libéra de bonne heure de la tutelle monastique. Il fit, peu de temps après sa fuite, la connaissance de François Villon qu’il considéra rapidement comme son Maître. Villon, qui s’intéressait à lui, le fit admettre dans la Confrérie des Merciers. A l’heure qui nous occupe, Messire Broché y jouissait des titres et privilèges de Coesmelotier-Huré.
  
  « Selon la chronique de l’époque, Maître François fut heureux, mais aussi fort surpris, de voir son compère venir à son secours en un moment incontestablement pénible.
  
  « Le greffier du tribunal se dressa dessus son siège et demanda au nouveau venu ce qu’il était. C’est là que les choses commencèrent à se gâter. Messire Broché avait pris l’habitude, en fréquentant les merciers et les gueux, de parler la langue des Argotiers. Aussi, tout naturellement, n’ayant point compris qu’on lui demandait son nom et non point sa qualité présente, il répondit d’une voix ferme : « Bonisseur de la Bath ! » Ce qui, en bon jargon, n’a jamais signifié autre chose que « témoin à décharge ». Le greffier, auquel il était permis de l’ignorer, se méprit et écrivit sans s’émouvoir : nom du témoin : Bonisseur de la Bath ; puis il lui fit signe de s’expliquer sur ce qu’il avait à dire. Mais, Messire Broché, s’obstinant à parler en argot, le Procureur, qui n’y comprenait rien, tout naturellement le fit mettre en prison. Il fut donc écroué sous le nom de Bonisseur de la Bath et jeté dans les geôles du Petit Châtelet, peut-être ici même… »
  
  Meyer Chazensul paraissait enchanté :
  
  — C’est vraiment une histoire très intéressante. Et comment s’en tira-t-il ?
  
  Pierre respira. Il avait craint un moment que l’histoire ne fût terminée. Il aurait volontiers embrassé le petit Meyer pour sa curiosité. Et ce Stéphan qui n’arrivait pas.
  
  Hubert continua :
  
  — Il eut la chance d’être libéré au printemps suivant. Les papiers qui lui furent remis à cette occasion portaient le nom de Bonisseur de la Bath. Le fondateur de notre famille, puisque c’est de lui qu’il s’agit, pensa que, nanti d’un nom semblable, il se devait désormais de réussir dans la vie. Il se présenta un jour aux portes d’un château provincial et se fit annoncer au maître de céans, vieux seigneur féodal sans descendance. Il lui raconta qu’il était l’unique rescapé d’une noble famille qui avait eu à souffrir d’une vengeance de Louis le Cruel. Les « subtilités », qu’il avait apprises chez les merciers – on appelle cela de nos jours de la psychologie – l’aidèrent à conquérir le cœur du vieux seigneur qui, avant de mourir, lui légua son fief. Bonisseur de la Bath, premier du nom, prit femme dans la noblesse du voisinage et la famille, depuis lors, ne cessa de prospérer.
  
  « Au moment de la Révolution, le Bonisseur d’alors émigra aux Amériques où ses descendants se fixèrent définitivement… Je suis le dernier ; et je ne puis m’empêcher de trouver drôle de venir terminer le cycle ici même, où il commença… »
  
  — Passionnant, vraiment passionnant, répétait le petit homme de lettres.
  
  La cruelle Jocelyne, elle-même, avait adouci son regard.
  
  — Comme c’est dommage, dit-elle, que vous soyez notre ennemi. Vous me paraissez de plus en plus un garçon fort intéressant ; et je ne doute pas qu’en d’autres circonstances, nos relations n’eussent pris un tout autre tour…
  
  Jocelyne paraissait rêveuse. Elle s’approcha gentiment de Hubert et lui prit le menton dans sa jolie main.
  
  — Toute peine mérite salaire, poursuivit-elle, et voici pour m’avoir distraite.
  
  Elle approcha sa bouche de celle du détective et, brusquement, tenta de le mordre. Mais Hubert, à qui on avait déjà fait le coup, avait dérobé ses lèvres et la brune Jocelyne ne trouva, pour ainsi dire, rien à se mettre sous la dent. Dépitée et furieuse d’avoir été devinée, elle gifla violemment Hubert qui resta impassible.
  
  — Enfant de salaud ! hurla-t-elle, je vais t’apprendre à dédaigner les baisers que je t’offre !
  
  Elle fit un geste et l’un des hommes, qui s’affairaient toujours à la forge, lui passa une pince aux manches très longs, dont la mâchoire était chauffée à blanc.
  
  Brandissant cet instrument redoutable, Mme Jocelyne Fernet, semblable maintenant à une Érinnye, s’approcha de sa victime. Ses yeux lançaient des éclairs sauvages, une légère bave coulait de la commissure de ses lèvres, déformées par la cruauté. Elle était devenue affreuse.
  
  Hubert tenta une dernière diversion pour échapper à cette Tisiphone déchaînée. S’adressant à l’érudit Chazensul, il proposa d’un air prometteur :
  
  — Puisque les histoires du Moyen Age vous intéressent, j’en sais une autre qui ne manquera certainement pas de vous séduire !…
  
  Mais M. Meyer Chazensul venait sans doute de se rappeler la correction que le détective lui avait infligée le matin même ; aussi, répondit-il :
  
  — Vous avez assez parlé ; chantez maintenant.
  
  La pince, chauffée à blanc, le mordit, au sein gauche. Il entendit tout d’abord le grésillement de la chair qui se calcinait et fut étonné de ne rien sentir d’autre qu’une odeur agréable de viande grillée. Puis, la douleur vint, fulgurante, horrible, le traversa d’un bout à l’autre ; il rejeta brutalement la tête en arrière et s’assomma à demi sur le mur. La mâchoire serrée à se briser, il tirait de toutes ses forces sur ses poignets. A travers les larmes qui lui obscurcissaient la vue, il aperçut Mme Fernet qui riait sauvagement, les yeux exorbités. La douleur le reprit et il sentit qu’il ne pourrait pas en supporter davantage ; affolé de souffrance, il tira une dernière fois sur ses bras et, rassemblant toute son énergie, il lança brutalement ses jambes en avant, visant le bas-ventre.
  
  La femme poussa un hurlement terrible et partit en arrière. Dans sa chute, sa tête heurta le coin de la forge ; cela fit un drôle de bruit. Puis elle glissa jusqu’à terre et ne bougea plus.
  
  Lorsque M. Meyer Chazensul, qui s’était agenouillé auprès du corps inerte, se releva, Hubert et Pierre, qui étaient livides, comprirent en même temps. Celle qui se faisait appeler Mme Jocelyne Fernet avait cessé de vivre.
  
  Ce fut à ce moment-là que des bruits insolites se firent entendre du côté de l’escalier. Inquiet, Chazensul regarda ses deux prisonniers ; à voir leur expression, il comprit tout de suite que la chance tournait.
  
  Il y eut un fracas terrible de bois brisé, suivi d’une dégringolade. Déjà, un colosse, coiffé d’un feutre clair, était là, tenant toute la cave sous la menace d’une mitraillette qui paraissait parfaitement entretenue.
  
  — Qui sont tes potes ? hurla l’homme.
  
  Stéphan arrivait, prenant des précautions pour ne point heurter son bras blessé. Il jeta un rapide coup d’œil circulaire et répondit :
  
  — Les gars qui sont au mur. Couvre les autres !
  
  Les « autres » avaient levé les bras et se rangeaient instinctivement dans le fond de la cave. Deux hommes, armés jusqu’aux dents, arrivaient encore. Stéphan en appela un :
  
  — Hé ! Jules, viens là et déboulonne mes potes. J'peux pas avec mon bras cassé !
  
  Jules avisa la pince que la femme avait lâchée dans sa chute. Il s’en saisit et s’approcha de Hubert. Il aperçut l’horrible blessure au sein gauche.
  
  — Merde alors, dit-il, c’est ta poule qui t’a mordu ?
  
  — Tu l’as dit, mon vieux Jules, répondit Hubert. Mais tu me ferais bougrement plaisir si tu voulais bien te remuer un peu.
  
  — Te fâche pas, mon pote, ça va pas être long !
  
  Stéphan s’approcha. De son bras valide, il montra le corps sans vie de Mme Fernet.
  
  — C’est toi qu’as fait ça ?
  
  — Oui, répondit Hubert, j’aimais pas sa façon de m’embrasser.
  
  Stéphan considéra un instant la plaie.
  
  — J’te comprends, t’sais, reprit-il, j’aimerais pas ça non plus. Dis donc, qu’est-ce qu’on fait de ces trois salopes ? On les passe à la casserole, j’espère ?
  
  — Pourquoi faire ? répondit Hubert. Tout ça est de ma faute… Je comprends très bien qu’ils aient pu croire que je leur voulais du mal. Mais, personnellement, je n’ai rien contre eux. Je regrette déjà suffisamment d’avoir tué cette femme sans le vouloir.
  
  Stéphan ouvrit de grands yeux.
  
  — Ma parole, t’es dingue ! dit-il. Tu vas tout de même pas laisser s’esbigner ces caves maintenant qu’ils nous connaissent tous. T’as envie d’aller en glacière, c’est pas possible ! T’oublies qu’t’as répandu la gonzesse sous leur blair !
  
  — Légitime défense, dit Hubert, ça ne risque rien.
  
  Stéphan s’énervait. Il reprit :
  
  — Légitime défense !… Légitime défense !… T’as qu’ça dans la bouche… Moi aussi, après tout, à chaque fois que j’ai buté un mec, j’étais en « légitime défense », comme tu dis ! J’ai pourtant jamais eu envie d’aller bonnir ça à un curieux… I't'croient jamais, ces caves-là… Ils sont aseptiques de la profession, comme dit mon bavard !
  
  — Sceptiques par profession, corrigea Hubert.
  
  — M’embrouille pas. J'sais c'que j'dis ! répliqua Stéphan maussade.
  
  — Ouf ! dit Hubert, maintenant complètement libre de ses mouvements, ça fait du bien de se remuer un peu !
  
  Il considéra sa blessure.
  
  — Cette folle m’a quand même bien arrangé ! constata-t-il avec une grimace.
  
  — Bah ! c’est rien ça, rétorqua Stéphan, avec un fer chauffé blanchi, ça guérit vite. C’est, comme dirait mon toubib, concrétisé tout de suite.
  
  — Cautérisé, tu veux dire, corrigea à nouveau Hubert.
  
  — M’embrouille pas, j’te dis ! J’sais c'que j'dis ! J’suis pas dingue !
  
  Pierre, libéré à son tour, les rejoignit.
  
  — Bon, ne te fâche pas !
  
  — Ça n’est pas te critiquer, dit-il à Stéphan, mais tu aurais quand même pu te presser un peu ! Si tu étais arrivé seulement cinq minutes plus tôt, ça n’aurait fait de mal à personne, tu sais !
  
  — Ben, c’est ça, engueule-moi ! Je m'casse le cul pour vous tirer du pétrin où vous vous foutez par vos conneries et pis i'm’engueule, çui-là… Tu t’figures p’t’êt’qu’c’est facile de dénicher les potes à c’t’heure-là ! Tu t'figures p’t’êt’qui bectent pas les potes, hein ? Ou qu’si y bectent, y bectent toujours dans la même crémerie pour qu’si tézigue s'fait une entorse, on sache où les piquer pour v’nir te rel’ver… Hein ? C’est ça qu’tu crois p’t’êt’… hein ?
  
  Il était rouge de colère. Hubert intervint :
  
  — Allons, Stéphan, c’est terminé. Ne gaspille pas ton énergie. Je suis tout à fait certain que tu as été aussi vite que possible. Tu n’as pas quelque chose à boire ?
  
  — Si, répondit Stéphan, soudain calmé.
  
  Il sortit de sa poche une petite fiole de cognac et la tendit à Hubert qui la déboucha et la porta à ses lèvres. Pierre l’imita, puis questionna :
  
  — Dis donc, Hubert, que tu veuilles relâcher ces trois zèbres, je suis d’accord. Mais n’oublions quand même pas que nous cherchons quelque chose et que ces gars-là, ou au moins un, peuvent nous renseigner. Si on profitait de ce que le matériel est prêt pour les faire chanter à leur tour ?
  
  Hubert secoua la tête.
  
  — Non, dit-il, je ne suis pas d’accord. Tu comprends, après tout, feu Mme Jocelyne Fernet avait raison ; je ne suis qu’un privé. Et cette affaire-là me paraît, depuis le début, dépasser singulièrement le cadre d’une affaire privée. Je suis payé pour racheter des documents et non pour semer des cadavres et des incendies partout où je pose les pieds. Non, je ne veux plus jouer ; je ramasse mes cartes et je m’en vais… Je veillerai à ce que tout le monde soit dédommagé, ajouta-t-il en regardant Stéphan qui ne répondit rien.
  
  — Tu as peut-être raison, dit Pierre.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait du macchab ? demanda Stéphan.
  
  — Tu peux t’en charger ?
  
  — Pour ça, oui… Mais faudrait l’débarbouiller pour qu’on le remette pas.
  
  Hubert comprit.
  
  — Il y a d’autres hommes là-haut ?
  
  — Oui, on tient toute la baraque ; et tu peux êt’tranquille, ça bougera pas !
  
  — Bien, dit Hubert. Alors, que Jules remonte ces trois-là.
  
  — Bien, mon pote ! Allez, ouste, en avant, et grouillez-vous un peu.
  
  Hubert vit, pour la dernière fois, sans doute, M. Meyer Chazensul passer devant lui.
  
  — Je suis convaincu, maintenant, que vous n’êtes pas notre ennemi, dit le petit homme en le fixant droit dans les yeux.
  
  Hubert ne répondît pas ; il le suivit du regard jusqu’à l’escalier où il disparut, précédant ses deux acolytes et Jules qui les tenait tous en respect sous le canon de son arme.
  
  — Tu peux y aller, Stéphan, dit simplement Hubert.
  
  Stéphan se baissa et, très tranquillement, se servant avec dextérité de son bras gauche, enleva un à un tous les bijoux qui se trouvaient sur le cadavre. Les clips de platine, les boucles d’oreilles, une bague sertie d’un magnifique solitaire se retrouvèrent tous dans sa poche.
  
  — C’est toujours ça de pris, dit-il.
  
  Puis, il sortit un énorme surin et l’ouvrit d’un geste sec. On entendit le déclic du cran d’arrêt. Il se baissa ensuite et, d’un mouvement précis, il fendit la robe sur toute sa longueur. Il n’y avait dessous qu’un soutien-gorge, un slip et une ceinture qui soutenait les bas. Il fit tout sauter de la même façon puis, par un mouvement de pudeur qui surprit Hubert, il retourna le cadavre sur le ventre. Il enleva les chaussures et tira les bas. Le corps de ce qui avait été la très séduisante Mme Jocelyne Fernet se découpait, nu, grotesque et blafard sur la terre brune. Derrière la tête, du sang s’était coagulé dans les cheveux.
  
  Stéphan désigna le tas de vêtements à l’un des hommes qui se trouvaient là.
  
  — Emballe ça à part et va chercher un sac dans la voiture.
  
  — Il y en a un là, répondit l’homme en désignant un paquet de grosse toile dans un coin.
  
  — C’est celui dans lequel ils t’ont amené, dit Pierre à Hubert.
  
  — Ça n’en sera que mieux, remarqua Stéphan.
  
  Il tournait maintenant rapidement la manivelle du soufflet de la forge. Avec un tisonnier, il découvrit les charbons ardents. Puis il saisit le cadavre par les cheveux et leva la tête au-dessus du foyer.
  
  Lorsqu’il appuya, Pierre détourna les yeux. Hubert resta impassible, mais, quand le sinistre grésillement s’arrêta, il but une longue rasade à la fiole qu’il avait conservée. L’odeur était écœurante.
  
  Stéphan brûla encore les extrémités des doigts de ce qui avait été de si jolies mains.
  
  — Comme ça, expliqua-t-il, si les mecs du Quai des Orfèvres la trouvent, pour la reconnaître, macache !
  
  Puis il laissa l’autre s’occuper du reste.
  
  — Fais un paquet ; mets-y du plomb et fous-moi ça au jus, lui dit-il.
  
  Et, sans se retourner, il se dirigea vers la sortie, suivi de Hubert et de Pierre, tous deux silencieux.
  
  A mi-chemin, dans l’escalier, une porte s’ouvrait sur la gauche. Elle donnait accès à un réduit qui communiquait avec la cave principale par l’étroit guichet que Hubert avait déjà remarqué. Il pensa que ce devait être là, jadis, le logement du gardien qui pouvait ainsi surveiller ses pensionnaires. Ils y trouvèrent les vêtements qu’on leur avait arrachés : chemises, cravates, vestons, tout y était.
  
  Sans perdre de temps, Pierre se rhabillait. Quand il eut fini, il aida Hubert à en faire autant. La blessure de celui-ci, si elle ne saignait pas, lui causait une douleur sourde, doublée d’un engourdissement qui lui avait gagné tout le bras. Ils retrouvèrent, dans une poche, leurs bracelets-montres. Il était dix heures un quart.
  
  Ils reprirent leur ascension et débouchèrent dans un corridor sur lequel prenait un escalier de bois vétuste qui s’élevait vers les étages. La porte de la cave gisait en morceaux.
  
  — J’ai amené dix gars, expliqua Stéphan. On a commencé par occuper tous les étages. Puis, comme on vous trouvait pas, on est descendu à la cave ; on avait pas le temps d’travailler la serrure, alors le Jules l’a enfoncée… Même qu’il est passé au travers et qu’il s’est cassé la gueule dans l’escalier.
  
  Il s’adressa à un nervi qui se trouvait là :
  
  — Allez, Jojo, va dire aux potes là-haut qu’on se casse. Et faites gaffe à c'que les gonzesses se mettent pas à gueuler avant qu’on ait tourné le coin de la rue.
  
  — D’ac !
  
  Et l’homme disparut dans l’escalier.
  
  — Bon, reprit Stéphan, on peut s’calter, suivez-moi. Les bagnoles sont à la porte.
  
  Ils parcoururent un long couloir et sortirent dans la rue Galande. Trois tractions-avant noires stationnaient là. Au coin de la rue Saint-Julien-le-Pauvre, un « gaffeur » assurait la sécurité.
  
  Stéphan les poussa vers une des voitures. Hubert monta le premier et se trouva assis à côté de Carmen qui lui dit :
  
  — T’es blessé, y paraît ?
  
  — Oui, ne me bouscule pas.
  
  — T’en fais pas, mon mignon, on sait se tenir. Vous avez les faffes ?
  
  — Non, répondit Hubert, et on ne les aura probablement plus maintenant.
  
  La voix de Carmen devint acerbe :
  
  — Alors ? Tu t'fous d’nous ? Tu nous fais briller cinq gros fromages pour qu’on t’donne un coup d’main, et puis, nib de nib ! Si ça s’trouve c’est un coup d’arnacle qu’tu nous a joué ; tu t’figures tout d’même pas qu’ça va s’passer comme ça !
  
  Stéphan, qui avait pris place à l’avant, se retourna brusquement :
  
  — Ferme ton clapet, t’as compris ? Ou tu vas t'faire caresser. Hubert, c’est mon pote, ça suffit ! Et puis, j'commence à en avoir ma claque de t’entendre la ramener… Faut qu’ça change !
  
  Carmen, cramoisie, reprit son souffle.
  
  — Dis donc, Arsouille…
  
  — Barca ! Ferme ça, j’te dis ! Y en a marre !
  
  Elle se tut. Hubert souriait doucement ; il se retourna vers Pierre :
  
  — Qu’est-ce que je te disais ?
  
  Puis s’adressant à Carmen :
  
  — Il a raison, Stéphan, ferme ça. Alecto, tu nous les casses !
  
  Pour toute réponse, l’aimable fille lui envoya son coude dans les côtes, juste sur sa blessure. Il grimaça sous la douleur et ne dit plus rien. Déjà, la voiture avait viré sur la place Maubert et fonçait dans le boulevard Saint-Germain. Les autres, selon un programme de dispersion toujours respecté, devaient emprunter d’autres itinéraires.
  
  Hubert demanda :
  
  — Si tu voulais passer rue de Lille, on pourrait voir si la voiture de Pierre y est toujours. Dans ce cas, on vous laisserait filer.
  
  — Ça sera avec plaisir, siffla Carmen. On t’a assez vu, tête de lard !
  
  — Ferme ça, j’te dis, gronda Stéphan.
  
  Puis, s’adressant au chauffeur :
  
  — Passe rue de Lille !
  
  La Talbot était toujours là. Pierre et Hubert descendirent et serrèrent la main de Stéphan. Hubert lui dit :
  
  — Je te reverrai. Crois-moi, tu n’auras pas perdu ton temps !
  
  — T’es mon pote, j’te fais confiance, répondit l’autre.
  
  T’occupe pas de c’te traînée, ajouta-t-il en désignant Carmen du pouce, ça n’a rien dans les tripes.
  
  Pierre et Hubert regardèrent la traction démarrer. Le gars qui était au volant connaissait son affaire. On aurait cru facilement qu’il venait de cambrioler la Banque de France et qu’il avait dix mille poulets motorisés au derrière.
  
  — Ce que c’est que l’habitude ! dit Pierre en riant.
  
  Il reconduisit Hubert à son hôtel et rentra chez lui. Hubert, en attendant le médecin qu’il avait mandé, dîna seul dans sa chambre. Puis il demanda une communication pour la province.
  
  Le docteur aurait bien voulu savoir comment Hubert avait pu se blesser de cette façon et à cet endroit. Mais celui-ci lui dit simplement, sans rire, qu’il avait rencontré la plus belle fille du monde dans la soirée et que ce n’était rien d’autre qu’un coup de foudre qui l’avait atteint là. Le médecin n’insista pas et lui donna les soins nécessaires en l’assurant que ce serait vite guéri. Il lui fit une piqûre pour le faire dormir et s’en alla.
  
  Dix minutes plus tard, Hubert Bonisseur de la Bath éteignait la lumière et s’enfonçait dans un sommeil profond.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  23
  
  
  On frappait à la porte Hubert mit un certain temps à s’en rendre compte.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il enfin. Une voix connue répondit :
  
  — C’est le garçon d’étage, monsieur. Y a ici des messieurs qui veulent vous causer.
  
  Hubert se dressa sur un coude et fronça les sourcils, flairant les ennuis. Des « messieurs », cela devait vouloir dire des flics. Il alluma la lampe de chevet.
  
  — J’arrive, annonça-t-il. Un instant !
  
  Il se leva, enfila son pantalon de pyjama, puis ses chaussons, passa ses doigts écartés dans ses cheveux et alla ouvrir. Deux types en gabardine bleu marine, le chapeau sur la tête, se trouvaient derrière le garçon d’étage qui se dépêcha de filer. Hubert arbora un large sourire :
  
  — Entrez, messieurs, je vous en prie…
  
  Ils entrèrent, portant un doigt à la bordure de leur chapeau en guise de salut. Hubert referma, leur montra les sièges, étouffa un bâillement.
  
  — Excusez-moi, je dormais.
  
  — Vous avez l’habitude de faire la sieste ?
  
  — La sieste ?
  
  — Dame ! reprit le flic. Il est cinq heures…
  
  Hubert hésitait à comprendre.
  
  — Cinq heures… de l’après-midi ?
  
  — Bien sûr.
  
  Hubert marcha vers la fenêtre qu’il ouvrit, puis poussa les volets. Le soleil déclinait bien à l’ouest. Pas de doute. Il se retourna, tout sourire.
  
  — Je devais avoir besoin de sommeil. Puis-je maintenant savoir ce qui me vaut l’honneur… et à qui j’ai affaire ?
  
  — Police.
  
  Hubert accentua son sourire.
  
  — Vraiment ! Je suppose que vous avez des cartes…
  
  D’un même mouvement, ils lui montrèrent leurs papiers professionnels.
  
  — Merci, je vous écoute.
  
  Le plus âgé prit un air malin et se mit à tapoter le creux de sa main gauche avec son porte-cartes.
  
  — Nous avons quelques petites questions à vous poser sur votre emploi du temps, ces jours derniers…
  
  Hubert tendit aussitôt le bras, levant la main comme pour un serment.
  
  — Alors, là ! Je vous arrête tout de suite, inutile de vous faire perdre votre temps : J’AI HORREUR DES QUESTIONS.
  
  Le policier en resta bouche bée, eut un bref regard vers son collègue, puis fronça les sourcils, l’œil mauvais.
  
  — N’essayez pas de vous payer notre tête, gronda-t-il, vous pourriez le regretter.
  
  Hubert se composa l’air le plus honnête qu’il put trouver.
  
  — Loin de moi cette pensée, messieurs ! Je voulais simplement vous faire comprendre qu’il ne m’était pas possible de répondre aux questions que vous voulez me poser… Et ce, pour des raisons parfaitement valables.
  
  Agressif, le policier s’enquit :
  
  — Quelles raisons, s’il vous plaît ?
  
  — Connaissez-vous le commissaire principal Delorme, de la Surveillance du Territoire !
  
  L’autre ne répondit pas tout de suite.
  
  — Heu… Oui. Pourquoi ?
  
  — S’il répond de moi, repartirez-vous sans demander plus d’explications ?
  
  — S’il répond de vous ? Oui… Bien sûr.
  
  Hubert leur tourna le dos, décrocha le téléphone, demanda la rue des Saussaies…
  
  Il avait connu Delorme en 1943, au cours d’une mission, à Toulouse. Le policier, qui était alors adjoint au responsable départemental des « M.U.R.S. » pour la Haute-Garonne, avait puissamment aidé Hubert qui l’avait payé de retour en le sauvant un jour d’une mort certaine pendant un engagement avec la Gestapo. Les souvenirs qu’ils possédaient en commun leur permettaient de se demander les services les plus difficiles.
  
  La voix du commissaire résonna dans l’écouteur.
  
  — Allô, j’écoute…
  
  — Bonjour, Delorme. Ici « O.S.S. 117 »…
  
  Le policier avait connu Hubert sous un certain nombre d’identités différentes et celui-ci se faisait toujours reconnaître de lui par son matricule au S.R. américain. Delorme s’exclama :
  
  — Sans blague ? Vous êtes à Paris ?
  
  — Oui et j’ai un petit ennui.
  
  — Il n’y a pas de petit ennui qui ne puisse s’arranger.
  
  — C’est bien pourquoi je vous appelle. J’ai ici deux visiteurs, des inspecteurs de la P.J, qui voudraient savoir ce que j’ai fait ces jours derniers. Vous savez bien qu’il ne m’est pas possible de les renseigner.
  
  Le policier hésita, puis demanda :
  
  — Rien de grave ?
  
  — Non.
  
  — Bon, passez-les-moi, je vais arranger ça.
  
  — Merci. Je viendrai vous voir un de ces jours. Nous déjeunerons ensemble.
  
  — D’accord. A bientôt.
  
  Hubert fit un signe à l’inspecteur qui avait précédemment mené la conversation et lui donna l’appareil. La conversation ne fut pas très longue. A la fin, l’inspecteur acquiesça.
  
  — Entendu, monsieur le commissaire. A votre disposition.
  
  Et raccrocha.
  
  — Vous êtes satisfait ? demanda Hubert.
  
  L’homme le regarda bien en face et répliqua en détachant les syllabes avec soin :
  
  — Oui, monsieur « O.S.S. 117 » !
  
  Ils sortirent. Quelques instants plus tard, le téléphone sonna. C’était Pierre.
  
  — Salut, crétin, comment vas-tu ?
  
  — … Je n’ai pas encore eu le temps de me le demander. Attends… je vais voir… hum ! douleur locale au toucher autour du sein gauche et léger chatouillis sur la nuque. Ça ne va pas trop mal, quoi !
  
  — Tant mieux ! Que fais-tu maintenant ?
  
  — Rien… Et toi ?
  
  — Eh bien ! j’accompagne Sonia chez son avocat et nous serons de retour vers sept heures. Si tu veux venir dîner à la maison, tu feras plaisir à tout le monde, même à Arsène qui est très inquiet à ton sujet !
  
  — Sans blague ? Bon, d’accord ! Dis-moi, où est ta voiture ?
  
  — Devant la porte. Pourquoi ? demanda Pierre.
  
  — Ça ne te dérangerait pas de me la laisser ? J’ai une course à faire en banlieue et j’aimerais l’avoir.
  
  — Comme tu voudras, nous prendrons un taxi.
  
  — Merci, mon vieux Pierre. A ce soir.
  
  Hubert raccrocha et se leva. Il était encore un peu engourdi, mais cela passerait. Il fit rapidement sa toilette et s’habilla. Il pouvait maintenant remuer son bras gauche sans trop de difficulté. Il mit une chemise de soie crème, une cravate d’un vert soutenu à rayures horizontales blanches et revêtit un complet de tweed clair. Des chaussures de daim marron à grosses semelles complétèrent cet ensemble qui lui seyait fort bien. Il prit une petite valise de cuir extra-plate et y glissa son nécessaire de toilette, un pyjama et du linge de rechange, deux cravates et son Lüger. Puis, il décrocha le téléphone et demanda un taxi.
  
  Il fouilla ensuite dans une de ses malles, choisit une carte routière et l’étendit sur la table. Il la regarda quelques minutes, puis la replia et la glissa dans sa poche gauche.
  
  A ce moment, le téléphone sonna. C’était le chasseur qui lui faisait savoir que le taxi qu’il avait demandé l’attendait. Il prit son imperméable et sa valise et descendit.
  
  Il donna au chauffeur l’adresse de l’avenue Rapp. Il avait un visage impassible et personne n’aurait pu savoir ce qui se passait dans son cerveau.
  
  Dix minutes plus tard, il sonnait à la porte de l’appartement de Pierre. Arsène, toujours digne, vint lui ouvrir.
  
  — Bonjour, monsieur de la Bath. Comment allez-vous ?
  
  — Très bien, Arsène. Et vous ?
  
  — Très bien, monsieur, je vous remercie. Voici les clés de la voiture que M. Pierre m’a demandé de vous remettre.
  
  — Merci, Arsène. Vous direz à votre maître qu’il ne m’attende pas pour dîner, si je ne suis pas ici à sept heures.
  
  — Bien, monsieur. Au revoir, monsieur.
  
  — Au revoir, Arsène.
  
  Hubert redescendit l’escalier. La Talbot attendait devant la porte. Quelle magnifique voiture ! Il ouvrit la portière, jeta son imperméable et sa valise sur le siège et baissa la capote. Le temps était magnifique et le grand air lui ferait du bien. Puis il lança le moteur et démarra. Il consulta son chronomètre, il était six heures.
  
  Hubert se sentait bien. Le puissant moteur de la Talbot tournait avec une régularité d’horloge. Hubert en aimait le ronflement qu’il trouvait sympathique. L’aiguille du compteur se maintenait depuis un bon moment sur le 140, et Hubert n’appuyait pas à fond. Il n’ignorait pas que la « Lago record grand sport » pouvait dépasser largement le 180. Ces Français étaient encore capables de fabriquer des voitures de grande classe. Il traversa Avallon à huit heures moins cinq, il avait bien marché. Il suivit encore la nationale 6 pendant quelques kilomètres et obliqua à droite dans un chemin de terre fort mal entretenu où il fut obligé de ralentir considérablement l’allure. Il reconnut en y arrivant le petit bourg de Magny, fila tout droit et continua de rouler sur une route qui bientôt s’engagea dans une forêt épaisse, pleine de fraîcheur et de mystère. Hubert laissa glisser la voiture au long de la pente abrupte.
  
  Au sortir d’un virage en épingle à cheveux, il aperçut, déjà noyés d’ombre, le Cousin qui s’écoulait en miroitant aux dernières lueurs du jour et les toits du Moulin-Cadoux. Un dernier virage, très sec, avant le pont et il stoppa devant le garage de l’hostellerie.
  
  Personne ne l’avait entendu arriver. Il descendit, repoussa doucement la portière, puis se dirigea vers l’auberge et la contourna. Un escalier de pierre montait droit à l’extérieur, collé au mur. Il le gravit. En haut, la porte était ouverte sur la salle à manger, vaste pièce carrée, éclairée sur trois côtés par de larges baies.
  
  Dans le fond, près de la cheminée, sous une lampe haute dont l’éclairage mettait en valeur le blond cendré de ses cheveux, la baronne Marlène Koslof était assise.
  
  Plus ému qu’il ne voulut le paraître, Hubert Bonisseur de la Bath s’immobilisa et contempla le ravissant tableau qu’il avait sous les yeux. La robe à manches longues, faite de soie à larges ramages aux teintes claires et chaudes, était serrée au cou et moulait étroitement le buste aux formes pleines ; relevée au-dessus du genou, elle découvrait largement les jambes longues et fines, d’une pureté de ligne vraiment remarquable. Le bras gauche, appuyé sur la cuisse, soutenait d’un gracieux mouvement de la main le visage bouleversant, heureusement encadré de boucles folles et soyeuses.
  
  La baronne Marlène Koslof, les yeux noyés dans le vague, chantait doucement d’une voix de basse et profondément émouvante :
  
  C’est un soir en dansant
  
  Que naquit notre amour…
  
  — Bonsoir, mon amour…
  
  La très-belle-et-très-amoureuse baronne Marlène Koslof leva brusquement sa jolie tête et reconnut Hubert qui se tenait debout devant elle. D’un bond, elle fut sur ses jambes ; ses lèvres tremblaient.
  
  — Comment…, balbutia-t-elle.
  
  Mais Hubert lui tendait les bras et elle s’y jeta. Leurs bouches se joignirent dans un élan de passion irrésistible ; et plus rien d’autre n’exista pour eux.
  
  Ils dînèrent à une petite table, dans un coin de la grande salle, insensibles aux regards curieux des autres pensionnaires. Marlène demanda :
  
  — Comment avez-vous pu savoir que je me trouvais ici ?
  
  — Je n’en savais rien, mon amour ; je me suis laissé guider par mon cœur, qui m’a conduit tout droit ici.
  
  — Ne plaisantez pas, mon chéri !
  
  — Eh bien, reprit Hubert, pour ne rien vous cacher, je suis allé hier visiter votre appartement, dans l’espoir d’y trouver un message que vous m’y auriez laissé.
  
  — Cela m’a été impossible, dit-elle.
  
  — Je m’en suis douté. Mais j’ai trouvé chez vous, dans votre secrétaire, une carte postale publicitaire du Moulin-Cadoux. Je connaissais cette auberge. Je suis donc venu, à tout hasard et sur une simple prémonition.
  
  Marlène prit un air mystérieux et baissa la voix pour dire :
  
  — Vous avez bien fait de venir à l’improviste, sans prévenir, car l’aubergiste est un complice de Martin et je suis ici sous sa surveillance ; il n’aurait pas manqué de m’éloigner. Je tremble pour vous car je me demande quelles vont être ses réactions au spectacle de notre intimité. Il serait prudent, Hubert, que vous ne couchiez point dans votre chambre cette nuit…
  
  Il adoucit sa voix pour répondre :
  
  — Mais Marlène, mon bel amour, je jure sur mes ancêtres que je n’ai jamais eu l’intention de coucher seul cette nuit !
  
  La belle poitrine de la baronne se souleva et ses lèvres voluptueuses esquissèrent un baiser à l’intention de son amant. Puis son regard redevint grave.
  
  — De toute façon, dit-elle, vous devrez repartir demain. Il serait trop dangereux pour vous de rester plus longtemps.
  
  Hubert protesta avec véhémence :
  
  — Vous ne croyez tout de même pas que je vais m’en aller en vous laissant ici ! Je ne partirai qu’avec vous ou je ne partirai pas. N’essayez pas de me convaincre !
  
  La baronne eut un mouvement de lassitude.
  
  — Je vous connais assez maintenant pour savoir que vous n’en ferez qu’à votre tête…
  
  Puis, secouant ses sourcils d’un gracieux mouvement qui fit voltiger sa splendide chevelure, elle reprit :
  
  — Oublions tout jusqu’à demain, mon chéri, et ne pensons qu’à nous aimer. Allons, la nuit sera encore trop courte à mon gré.
  
  Ils se levèrent et s’arrêtèrent un instant pour contempler par la fenêtre le magnifique spectacle que leur offrait la lune se reflétant sur la nappe d’eaux calmes retenues par le barrage du moulin. Un brouillard assez dense s’élevait de la rivière, ajoutant au tableau sa note romantique.
  
  Ils montèrent à l’étage et la porte de la chambre occupée par la baronne se referma discrètement sur eux, les isolant du reste du monde.
  
  Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Hubert ouvrit les yeux. Le simple store baissé devant la fenêtre voilait à peine la lumière. Le grondement continu de la chute d’eau du déversoir parvenait assourdi ; une odeur agréable de terre humide pénétrait jusque dans la chambre.
  
  Hubert tourna la tête et vit, tout près, le beau visage de Marlène dont il sentait le corps nu tout au long du sien. Elle était éveillée et le regardait. Il prit ses lèvres très tendrement et demanda :
  
  — A quoi pensez-vous si profondément, belle dame ?
  
  — Au fromage blanc arrosé de crème fraîche que nous avons mangé hier soir, lui répondit-elle dans un soupir.
  
  Ils éclatèrent de rire.
  
  Il voulut la prendre dans ses bras, mais elle lui échappa et, d’un bond, se leva.
  
  — Non, dit-elle, nous avons suffisamment fait les fous, je suis épuisée. Lève-toi. Je veux que tu m’emmènes en barque sur la rivière ; il paraît que ce chemin d’eau est vraiment merveilleux !
  
  Hubert l’admira, s’étirant toute nue face à la fenêtre, dans la lumière tamisée qui adoucissait les formes pures et pleines de son corps adorable. Elle était vraiment l’image vivante de la beauté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  24
  
  
  Hubert Bonisseur De la Bath décrocha la chaîne qui retenait le léger bateau et saisit les rames. La très-belle-et-très-amoureuse baronne Marlène Koslof était assise en face de lui. A la demande de son amant, elle avait revêtu à nouveau la robe qu’elle portait la veille lorsqu’il l’avait retrouvée. Elle avait coiffé ses cheveux d’un large chapeau blanc qui la protégeait du soleil. Posé à côté d’elle, un réticule blanc contenait quelques accessoires sans lesquels une jolie femme ne s’embarque jamais, ne serait-ce que pour dix minutes.
  
  Le barrage du moulin, élevant le niveau du Cousin, le rendait navigable sur environ deux kilomètres en amont. Il suffisait de parcourir à peine deux cents mètres pour pénétrer sous un véritable tunnel de verdure, les arbres qui bordaient les deux rives se rejoignant au-dessus du cours d’eau. Là, tout était silencieux et désert ; on se serait cru retranché du monde.
  
  Hubert ramait depuis environ dix minutes. Ils n’avaient, ni l’un ni l’autre, prononcé une parole depuis qu’ils s’étaient embarqués. Ils jouissaient tous deux du « moment » et de l’étonnante tranquillité du lieu.
  
  Marlène tira de son réticule un lourd poudrier d’or massif, l’ouvrit et vérifia dans le miroir la parfaite ordonnance de sa beauté. La voix de Hubert s’éleva dans le silence avec une résonance curieuse.
  
  — Marlène, ma chérie, dit-il, nous sommes ici parfaitement tranquilles et loin de toute oreille indiscrète… J’ai parfaitement compris le motif secret de cette promenade en barque. Vous savez que vous pouvez avoir toute confiance en moi… je vous écoute, Marlène.
  
  La baronne Koslof cessa de contempler son beau visage et leva sur Hubert un regard ou la surprise se mêlait à un peu de méfiance.
  
  — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répondit-elle ; cette promenade n’a nullement été motivée par un désir secret… et je n’ai rien de particulier à vous dire, mon ami.
  
  Hubert souleva un sourcil, perplexe.
  
  — Vraiment ? demanda-t-il. Je conçois que l’aveu soit difficile à faire ; mais enfin… voulez-vous que je vous aide ?
  
  — Je vous en prie ! répondit Marlène d’une voix mal contenue.
  
  Elle tenait toujours son poudrier ouvert, haut devant elle, comme si elle attendait que cette conversation se termine pour reprendre l’examen interrompu. Hubert poursuivit sur un ton amical et presque enjoué :
  
  — Tout d’abord, ma chérie, pourquoi ne m’avez-vous pas demandé le résultat de mes négociations avec ce gangster mondain qui se faisait appeler M. Martin ? Et ne vous êtes-vous pas inquiétée de savoir si j’avais retrouvé ce que je cherchais ?…
  
  — … tout simplement parce que vous savez très bien que Martin est mort… puisque c’est vous qui l’avez tué – ce dont je ne songe point à vous blâmer et que vous ne pouvez ignorer que je n’ai pu retrouver les documents… puisqu’ils sont actuellement en votre possession !
  
  La belle Marlène s’était légèrement redressée. Hubert la sentait tendue, prête à lutter. Sa voix, qui résonnait maintenant dure et sèche, demanda :
  
  — Dites-moi, monsieur de la Bath, désirez-vous que je vous pince pour vous réveiller ? Il est des rêves que l’on ne peut poursuivre longtemps sans danger !
  
  — Je ne rêve pas, reprit Hubert, et vous le savez bien. Je n’avance rien que je ne sois en mesure de prouver. Et je vais vous raconter comment tout cela s’est passé… Vous n’étiez pas pour Martin une simple exécutrice ; vous étiez pour lui une collaboratrice intelligente et, de ce fait, vous avez été dès le début au courant des détails de l’affaire… La tutelle qu’exerçait Martin sur vous vous pesait depuis longtemps ; vous le haïssiez. Et vous avez pensé que vous pourriez peut-être, en jouant serré, tirer les marrons du feu à votre profit et acquérir les moyens matériels de vous assurer l’indépendance à laquelle vous rêviez… C’est pourquoi, chez vous, où vous m’aviez attiré dans un guet-apens, vous avez montré suffisamment de nervosité pour me prévenir du danger qui me menaçait. C’est pourquoi encore vous êtes restée neutre au cours de la bagarre qui m’opposa à ce charmant Ernest… Vous pensiez qu’il vous serait facile de me soustraire les documents lorsque je les aurais, alors que vous étiez convaincue de ne pouvoir les prendre là où ils étaient.
  
  Marlène avait posé sur son genou sa main qui tenait le poudrier. Elle affichait maintenant un sourire amusé et regardait Hubert bien en face, inclinant légèrement sa jolie tête en un mouvement fort gracieux. Hubert lui rendit son sourire avec largesse et continua :
  
  — Comme vous êtes une jeune femme intelligente, vous avez dû, je suppose, expliquer votre attitude de cette façon à Martin, en ajoutant toutefois que vous lui rendriez les pièces récupérées et que ce n’était là qu’un moyen de couvrir ses arrières… Mais la situation n’a pas évolué tout à fait comme vous l’espériez. Je me suis trouvé prisonnier de Martin et condamné à recevoir une balle dans la nuque ; je n’étais donc plus d’aucun intérêt. Pourtant, il y avait bien un moyen d’arranger cela, c’était de venir me libérer ; mais vous n’en aviez peut-être pas la possibilité… Je ne veux point juger des choses que j’ignore.
  
  — Parce qu’il y a tout de même des choses que vous ignorez ? demanda Marlène ironique.
  
  — Oui, mais fort peu, vous le verrez. Vous ignoriez bien vous-même, lorsque vous avez tué Martin d’une balle dans le dos, alors qu’il venait d’ouvrir son coffre, que j’avais retrouvé ma liberté depuis plus d’une heure, grâce à Sonia qui était venue se glisser dans mon lit.
  
  — Décidément, vous avez beaucoup de succès auprès des femmes, mon cher…
  
  Hubert continua :
  
  — C’est probablement la seule qui ait été désintéressée ; mais passons… Lorsque je suis revenu à la ville, accompagné de mon ami Pierre, Martin avait été assassiné et les documents s’étaient envolés. J’ai cru, par la suite, que cela avait été exécuté par un petit homme de lettres qui, lui aussi, cherchait à entrer en possession du dossier. Il était effectivement venu cette nuit-là, mais Martin était déjà mort. Vous l’avez vu d’ailleurs, car vous aviez eu juste le temps d’aller vous dissimuler derrière une tenture sans avoir pu reprendre votre cigarette égyptienne que vous aviez posée sur un cendrier… Cette cigarette que le petit homme de lettres a écrasée pour l’éteindre parce que la fumée le prenait à la gorge… cette cigarette que vous avez glissée ensuite, ainsi que la douille de la balle meurtrière, dans la poche du tailleur noir que vous portiez à ce moment-là… cette cigarette écrasée et cette douille que j’ai retrouvées dans cette poche où vous les aviez laissées !
  
  Le sourire de la belle Marlène s’était effacé.
  
  — Continuez, essaya-t-elle encore d’ironiser, vous devenez de plus en plus intéressant…
  
  — Je continue, dit Hubert. Lors de ma première entrevue avec Martin, celui-ci, ne sachant encore à quelle sauce il allait me manger, insista un peu lourdement sur l’impression que j’avais produite sur vous et sur le fait qu’il était obligé de vous envoyer au vert pour vous permettre de vous retremper moralement. Cela avait l’avantage de vous présenter à moi comme une alliée possible et de vous ménager ainsi une rentrée éventuelle honorable… Ce qui me prouve que cette fable avait été montée d’un commun accord à mon usage par Martin et vous-même, c’est la peine que vous avez prise hier soir de m’expliquer votre présence ici par le fait que le propriétaire de cette auberge était dévoué à Martin et que vous étiez sous sa surveillance… Il est dommage pour vous que j’aie téléphoné avant-hier à ce brave homme. Je lui ai donné votre signalement et lui ai demandé si vous étiez arrivée. Il m’a répondu par l’affirmative… S’il avait été complice, il m’aurait certainement dit non… Pour m’assurer de son silence, je lui ai raconté que vous étiez une vedette étrangère, que j’étais moi-même journaliste et que j’allais venir ici vous interviewer, et je lui demandai de ne point vous prévenir en prétextant que vous aviez les reporters en horreur et que vous ne manqueriez pas de fuir… Et il ne vous a pas prévenue…
  
  « Vous allez peut-être croire que ce garçon-là est d’une discrétion à toute épreuve… Eh bien, pas tout à fait… Puisqu’il m’a fait savoir tout à l’heure, alors que je descendais vous rejoindre, que vous veniez de régler votre note… »
  
  « Ce n’est pas gentil, mon amour de vouloir me quitter si vite… »
  
  Le visage de la baronne Marlène Koslof était devenu gris. Dans sa main droite, elle tenait un pistolet de marque française, de calibre 6,35 mm. C’était bien là une arme de femme, mais cependant fort capable, à cette distance – il n’y avait pas deux mètres – de tuer un homme. Hubert ne l’avait pas vue tirer cette arme de son petit réticule. Et il pensa en considérant le canon d’acier braqué sur sa poitrine que Pierre avait bien raison, qui prétendait qu’il fallait toujours se méfier des femmes.
  
  — Vous êtes vraiment un garçon très intelligent, monsieur de la Bath, siffla Marlène, trop intelligent… Ce que vous venez de raconter, à quelques détails et à quelques omissions près, est bien la vérité ; je le reconnais. Je vous dois au moins cette satisfaction… puisque vous allez mourir. Car vous m’avez mise vous-même dans l’obligation de vous tuer. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?
  
  Hubert, très calme, répondit :
  
  — Avant de répondre à cette question, je voudrais vous en poser une également.
  
  — Je vous en prie, dit-elle, je n’ai plus rien à vous refuser !
  
  Hubert réprima un sourire et demanda :
  
  — Pourriez-vous me dire ce que vous allez faire de ces documents ?
  
  — Mais certainement ; je vais les vendre. Je suppose, en raison de l’agitation qui s’est créée autour, qu’on me les paiera cher !
  
  — Et à qui allez-vous les vendre ?
  
  — Au plus offrant, bien entendu !
  
  — Je suis acheteur, Marlène, et je suis sûr qu’à prix égal vous me donnerez la préférence… oui ou non ?
  
  — Non, mon cher Hubert, même si votre offre était de dix fois supérieure aux autres, je la refuserais !
  
  Hubert prit un air surpris.
  
  — Et pourquoi donc, chère amie ? demanda-t-il.
  
  — Parce que je n’ai pas confiance en vous.
  
  — Peut-on en connaître la raison ?
  
  — Si vous y tenez… Mon cher Hubert, vous êtes, quoi que vous en disiez, du côté de la loi ; vous pouvez, à n’importe quel moment, demander son concours. Et je ne vois vraiment pas pourquoi vous paieriez dix millions ce que vous pouvez avoir gratuitement ! Je sais parfaitement de quelle façon vous aviez imaginé de rouler Martin…
  
  — Ah !… parce que je voulais rouler Martin !
  
  — Bien sûr, et c’était dans l’ordre, reprit la belle Marlène. Il a appris au dernier moment que l’avoué qu’il avait choisi avait reçu la visite de policiers et qu’il était d’accord pour leur remettre le dossier au cours d’une intervention qu’ils feraient au moment de la transaction ; la contrepartie étant gardée évidemment par le représentant de la banque qui, officiellement, n’aurait rien reçu. C’était très bien monté ! Et, suprême habileté de votre part, vous aviez accepté de rester, en otage à la villa avec la certitude qu’en agissant ainsi, Martin ne pourrait se douter de votre duplicité. Seulement, il était au moins aussi intelligent que vous et il n’a pas été dupe !
  
  Hubert avait un sourire ironique au coin des lèvres. Il demanda :
  
  — C’est Martin qui vous a raconté cela ?
  
  — Bien sûr. Qui voulez-vous que ce soit ?
  
  — Évidemment !… Mais, ma chérie, tout cela n’est qu’un tissu de contrevérités ; je n’ai jamais eu l’intention de doubler Martin. C’est lui qui a voulu me duper. La preuve, c’est qu’il menait des négociations avec le petit homme que vous avez aperçu lorsque vous étiez cachée derrière votre rideau. Le petit homme portait sur lui, à ce moment-là, dix millions en espèces ! Et le rendez-vous auquel il était venu, était fixé depuis vingt-quatre heures, ce qui prouve, de façon formelle, que Martin n’a accepté de négocier avec moi que dans le double but de me supprimer et d’escroquer la banque !
  
  Marlène secoua doucement sa jolie tête.
  
  — Je ne puis vous croire, Hubert, et c’est bien dommage. J’aurais préféré traiter avec vous si cela avait été possible… Mais je suis profondément convaincue que cela n’est pas possible… Vous comprenez, le rêve que je caresse depuis des années : être libre, débarrassée de Martin et posséder l’indépendance matérielle ; ce rêve est en train de se réaliser… Je ne puis me permettre de tout gâcher pour une question de sentiment… Je me dois d’être dure, terriblement dure, même si je dois en souffrir pendant quelque temps. J’aurais préféré partir comme je l’avais prévu, en vous laissant ici. J’avais tout préparé pour ne vous laisser aucune chance de me retrouver… Vous venez de rendre ce plan impossible. Je suis maintenant obligée de vous tuer ; vous devez comprendre qu’il n’y a pas d’autre solution pour moi… Un instant, la pensée m’a effleurée d’une collaboration possible entre nous deux, d’une vie commune… mais je ne vous connais pas suffisamment et je suis décidée à être très dure avec moi-même. Je ne veux, sous aucun prétexte, gâcher ma chance !
  
  Elle avait scandé ces derniers mots sur un ton de farouche détermination et Hubert, qui la regardait intensément, resta silencieux quelques secondes. Il paraissait résigné et n’avoir plus envie de lutter. Soudain, d’une voix douce, presque caressante, il prononça :
  
  — Je vous comprends, Marlène. Je crois cependant qu’il a existé entre nous des sentiments sincères… Certains élans, certains accords mêmes, ne peuvent tromper. Je vous demanderai donc, en souvenir de cela, de bien vouloir… opérer de telle façon que je sois tué sur le coup. Avec votre pistolet pour rire, il n’y a qu’une seule méthode, c’est de tirer à bout portant dans la nuque en tenant le canon dirigé vers le haut. Êtes-vous d’accord ?
  
  La voix de la baronne Marlène Koslof paraissait moins assurée que celle de Hubert lorsqu’elle répondit :
  
  — Je suis d’accord…
  
  — Alors, autant en finir tout de suite, dit Hubert.
  
  Il se leva dans la barque et se retourna, face au magnifique paysage. Des rayons de soleil perçaient la voûte de feuillage et venaient jouer sur l’eau. Des oiseaux, dissimulés dans les arbres, unissaient leurs voix dans une symphonie champêtre, légère et gaie comme le chant d’un cristal. Invisible, un pivert obstiné battait la mesure sur une écorce sonore. De chaudes senteurs d’humus et de plantes sauvages saturaient l’atmosphère. Il se dégageait de tout cela une poésie émouvante en opposition profonde avec le drame qui se jouait en son cadre.
  
  Hubert sentit la baronne qui s’approchait de lui. D’une voix étrange, un peu rauque, elle dit :
  
  — J’ai vécu une jeunesse particulièrement difficile et j’ai appris de bonne heure que la vie avait parfois de terribles, d’inhumaines exigences… Je voulais vous dire, Hubert, que les moments d’abandon que j’ai eus avec vous n’étaient ni feints ni calculés…
  
  Sa voix se brisa.
  
  — … vous me plaisiez, tout simplement.
  
  Elle était maintenant tout près de lui. Hubert devina qu’elle tremblait et il pensa qu’elle n’aurait peut-être pas la force d’aller jusqu’au bout. Mais lui non plus ne voulait pas prendre de risques… et il passa à l’action.
  
  Ses gestes furent d’une rapidité hallucinante. Un brusque dégagement sur la droite, suivi d’une rotation et sa main maintenait déjà d’une prise imparable le poignet armé de la baronne qui n’avait même pas eu le temps de reprendre son équilibre rompu par le brusque balancement imprimé à la barque. Hubert grimaça sous l’effet de la douleur provoquée par le déchirement brutal de sa blessure.
  
  — Vous ne saviez pas qu’il était très imprudent de coller un pistolet dans le dos d’un adversaire ? demanda-t-il.
  
  Mais la baronne ne s’avouait pas vaincue ; avec une vigueur que personne ne lui aurait soupçonnée, elle tenta de reprendre le contrôle de son arme qu’elle n’avait pas lâchée. Soudain, elle envoya un violent coup de genou dans le bas ventre de son compagnon. Il arriva trop haut, mais Hubert, sous le choc, se ramassa brusquement sur lui-même, entraînant dans le même mouvement le bras de la baronne. Un coup de feu claqua et il sentit le corps de la belle Marlène s’affaisser. Il la retint par les épaules et l’allongea doucement dans le fond de la barque. La balle avait traversé le cou et percé la carotide. Le sang s’échappait à gros bouillons de l’horrible blessure. Il n’y avait plus rien à faire.
  
  Hubert se pencha sur le magnifique visage qui paraissait maintenant détendu.
  
  — Marlène, m’entendez-vous ?
  
  Elle souleva péniblement ses lourdes paupières ; ses yeux avaient déjà perdu leur éclat. Ses lèvres s’agitèrent. Hubert s’approcha pour mieux écouter.
  
  La très-belle-et-très-amoureuse baronne Marlène Koslof, qui se sentait mourir, chantonna d’une voix très faible, qui finit dans un murmure :
  
  C’est un soir… en dansant…
  
  Que naquit… notre amour…
  
  Un flot de sang et d’écume rosâtre lui noya la bouche. Un long frisson la parcourut et elle mourut, son regard fixé sur un coin de ciel qui se découpait dans le toit de verdure. Tout proche, un oiseau s’envola dans un grand bruissement d’ailes qui fit sursauter Hubert.
  
  Celui-ci avala sa salive avec beaucoup de difficulté. Il pensa très sincèrement que le moment qu’il venait de vivre avait été le plus pénible qu’il eût jamais connu. Il ferma les paupières de la morte et se redressa. Une tâche s’imposait : faire disparaître le cadavre et les traces du drame. Il n’y avait pas eu de témoin et Hubert pensa qu’en une telle conjoncture sa position ne serait pas brillante devant un jury d’assises.
  
  Il connaissait à trois cents mètres en amont un gouffre que les indigènes appelaient le tourbillon du moine. Il s’agissait en réalité d’une perte du Cousin, dont une partie des eaux s’écoulait là par une faille dans le flanc de la colline et alimentait sans doute ainsi une rivière ou des lacs souterrains. Il décida d’y faire disparaître le corps de la baronne. Il serait certain de cette façon que personne ne le retrouverait jamais.
  
  Il reprit les rames et remonta le cours d’eau. Il parvint assez rapidement au gouffre qui s’ouvrait près d’une rive derrière d’énormes blocs de rochers profondément enfoncés dans le lit sableux. Il attacha la barque à un saule et saisit le cadavre par un bras pour éviter de se tacher de sang. Il le traîna dans l’eau pour ne point laisser de traces et le bascula par-dessus une roche dans le gouffre. Le corps de la baronne Marlène Koslof tournoya un instant, puis, aspiré irrésistiblement, disparut dans le tourbillon. Après s’être assuré qu’il ne contenait aucun papier, il fit suivre le même chemin au réticule de cuir blanc dans lequel il avait replacé le pistolet tragique.
  
  D’un revers de main, Hubert s’essuya le front ; une sueur glacée coulait de tous ses pores. Il se secoua et revint à la barque. Sous un siège, il prit une écope et la posa sur l’herbe de la rive. Puis, résolument, il bascula le léger esquif dans le courant. Il y avait très peu de fond et, en le maintenant sur le côté, un des bords dépassait au-dessus de l’eau.
  
  Hubert attendit quelques minutes et, d’un mouvement puissant, il souleva le bateau et le remit à flot. Puis, il commença à écoper. Il ne restait plus de traces de sang lorsqu’il reprit les rames.
  
  Moins de vingt minutes plus tard, il abordait près du barrage. Il regarda autour de lui. Personne pour le voir revenir et leur départ pour cette promenade tragique s’était effectué sans témoin. Tout était donc pour le mieux. Il respira profondément et, ayant retrouvé toute sa maîtrise, il regagna l’auberge.
  
  Il rencontra le patron près de la cuisine.
  
  — Voulez-vous me préparez ma note ! lui demanda-t-il. Je prends dès maintenant le chemin du retour. La dame du 4 m’accompagne. Elle m’attend au bord de la route, au-dessus du deuxième virage… Je dois prendre ses bagages.
  
  L’aubergiste eut un clin d’œil complice.
  
  — Bien, monsieur, je vous prépare ça tout de suite. Ah ! vous autres journalistes, vous avez la belle vie, hein ! Vous ne vous refusez rien !
  
  Hubert acquiesça d’un geste et monta à l’étage. Il ouvrit la porte de la chambre où il avait connu à nouveau la volupté dans les bras de feu la très-belle-et-très-amoureuse baronne Marlène Koslof. Les bagages étaient peu nombreux : une malle, une valise en peau de porc, un nécessaire de toilette en cuir et un carton à chapeau. En quelques minutes, Hubert en eut terminé la visite ; aucune trace des documents.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath était soucieux. Il entreprit de fouiller la chambre. A part le lit et l’armoire, il n’y avait rien qui puisse être utilisé comme cachette. Ses recherches minutieuses restèrent sans résultat. Il fallait se rendre à l’évidence : les documents ne se trouvaient point là !
  
  Tout cela aurait-il donc été inutile ? Hubert se serait-il donné tant de mal, tant de sang aurait-il été répandu pour en arriver à cet échec lamentable et irrémédiable ? Cela n’était pas possible. A cause des documents, Martin était mort et sa villa avait été incendiée ; lui, Hubert, avait été obligé de tuer Mme Fernet et Marlène qu’il aurait pu aimer en d’autres circonstances…
  
  Il s’était assis sur le lit et avait pris sa tête dans ses mains. Il se sentit très las, dégoûté de tout. Il avait des nausées…
  
  La porte s’ouvrit. Il n’avait pas entendu frapper ; c’était l’aubergiste.
  
  — Je m’excuse de vous déranger, dit-il. Si vous le permettez, je vais faire porter les bagages dans votre voiture. Votre note est préparée. En bas, je vous donnerai la serviette de cuir que la dame m’avait prié de mettre dans le coffre quand elle est arrivée…
  
  Déjà l’homme refermait la porte.
  
  Hubert était debout ; ses yeux étincelaient. Imbécile ! Comment n’y avait-il pas pensé ? La baronne n’allait pas garder un dossier d’une telle valeur dans une chambre d’hôtel ouverte à tout venant ! Il descendit rapidement.
  
  L’aubergiste, manquant de monnaie, sortit de la pièce pour aller en chercher. Rapidement, Hubert tira la fermeture éclair du maroquin qu’on venait de lui remettre. Il contenait une grande enveloppe de papier, très épaisse. Sur une face se trouvait imprimée la marque de la Chase Bank et en dessous, une adresse tapée à la machine : « Crédit Lyonnais – Paris. »
  
  Il referma le tout ; son visage était impassible. Il regarda sa montre : midi. Il déjeunerait à A vallon et serait à Paris vers trois heures et demie.
  
  Quelques minutes plus tard, la puissante Talbot prenait la route à toute allure. Hubert avait hâte de quitter ces lieux.
  
  Presque en même temps que la grosse voiture, une petite Lancia, immatriculée à Paris, stoppait devant l’hôtel de la Poste d’Avallon. La figure joyeuse de Pierre Dru apparut à la portière.
  
  — Hé ! Hubert, vieux chameau ! Qu’est-ce que tu fiches là ? s’écria-t-il.
  
  Hubert fut un moment stupéfait. Il s’approcha et reconnut Sonia Delacaze à côté de son ami. Sans répondre, il questionna à son tour :
  
  — Et vous, que faites-vous dans ce pays perdu ?
  
  — Eh ben, mon vieux, dit Pierre, figure-toi que ce matin, inquiet de ne pas t’avoir revu – pas tant pour toi que pour ma voiture – j’ai téléphoné à ton hôtel ; et le standardiste m’a confié dans le creux de l’oreille que tu avais appelé avant-hier le Moulin-Cadoux pour y retenir une chambre. Alors nous avons pris la voiture de Sonia et nous voici ! Nous nous sommes arrêtés en reconnaissant ma trottinette.
  
  Ils avaient mis pied à terre. Sonia embrassa Hubert sur les deux joues, puis, se pressant contre Pierre, elle dit :
  
  — Hubert, je vous présente mon fiancé ; nous avons décidé ce matin de nous marier !
  
  — C’est vrai ? demanda Hubert sans surprise apparente. Pierre Dru fit un signe affirmatif. Il paraissait très content de lui.
  
  Quelques instants plus tard, Sonia quitta les deux hommes pour aller remettre un peu d’ordre dans sa beauté. Hubert en profita pour mettre rapidement Pierre au courant des derniers événements et de leur conclusion, à la fois dramatique et heureuse. Pierre était songeur lorsque Sonia revint.
  
  — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda celle-ci inquiète. Machinalement, Pierre répondit :
  
  — Trois de chute !
  
  — C’est-à-dire ? insista Sonia.
  
  — Trois fois rien, conclut Hubert.
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Service américain de Renseignements.
  
  
  
  
  
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