Kenny, Paul : другие произведения.

L’Étrange Duel De Coplan

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  PAUL KENNY
  
  L’ÉTRANGE DUEL
  
  DE COPLAN
  
  
  
  ÉDITIONS FLEUVE NOIR
  
  6, rue Garancière – PARIS VIe
  
  
  
  
  
  Édition originale parue dans notre collection : ESPIONNAGE sous le numéro 689.
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’Article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (alinéa 1er de l’Article 40).
  
  Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.
  
  
  
  No 1968, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris I’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
  
  ISBN 2-265-02001-X
  
  
  
  
  
  Il va sans dire que les personnages de ce récit sont purement imaginaires – comme est imaginaire l’intrigue à laquelle ils participent et le décor dans lequel ils évoluent – et que l’auteur décline formellement toute responsabilité à cet égard.
  
  
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Le taxi s’arrêta devant un building moderne, haut de sept étages, dont la façade en pierre blanche, inondée de soleil, était aussi éblouissante qu’un miroir.
  
  Le chauffeur coupa son moteur, se retourna et annonça :
  
  — Vous êtes arrivé, señor.
  
  — C’est le bâtiment blanc ? s’étonna le voyageur.
  
  — Si, senior. Un hôtel de premier ordre, vous verrez.
  
  Le voyageur acquiesça, paya la course et débarqua. Déjà le bagagiste du Saratoga s’amenait pour accueillir l’arrivant.
  
  — Une seule valise, senior ? s’enquit le préposé, vaguement déçu.
  
  — Oui, c’est tout, confirma le voyageur. Tenez, prenez donc mon imperméable également.
  
  Avec ses robustes piliers carrés, ses dalles polies et son dépouillement architectural, le hall d’entrée du Saratoga faisait penser à un atrium romain, revu et corrigé par un constructeur du XXe siècle. C’était sobre, clair, fonctionnel. À droite, un vaste salon d’attente ; à gauche, le comptoir de la réception.
  
  Le voyageur déposa son passeport sur le comptoir et dit à l’employé :
  
  — Je suis M. Coplan, de Paris. Je crois qu’une chambre a été réservée à mon nom ?
  
  L’employé jeta un rapide coup d’œil sur son registre.
  
  — En effet, une chambre avec salle de bains, pour trois jours.
  
  Il griffonna un numéro sur un carton, appela un des chasseurs et lui indiqua le numéro de la chambre. Puis, à Coplan :
  
  — Je vous rendrai votre passeport dans la soirée. Le chasseur va vous conduire à votre chambre.
  
  — Parfait, opina Coplan.
  
  Le chasseur ouvrit les portes de l’ascenseur, pria le voyageur de le précéder dans la cabine, communiqua le numéro de la chambre au bagagiste qui attendait, à quelques pas de là, avec la modeste valise de Coplan dans la main et l’imperméable sur le bras.
  
  Située au quatrième étage, comportant un balcon donnant sur le Paseo Mallorca, la chambre était spacieuse, propre, lumineuse. La décoration, réduite au minimum, se composait de deux ou trois appliques murales en bois laqué, de style non figuratif et de conception ultra-moderne.
  
  Après avoir gratifié le chasseur et le bagagiste de leur pourboire, Coplan rangea rapidement les deux ou trois choses que contenait sa mallette : chemises, costume léger, trousse de toilette. Ensuite, allumant une Gitane, il retourna au balcon et il contempla le spectacle qui s’offrait à sa vue.
  
  Palma la Blanche.
  
  Du balcon, on ne voyait guère qu’une partie de la vieille ville, un coin de la baie et du port, les chantiers d’aménagement du Torrente La Riera et, à l’arrière-plan, perché sur sa colline verte, le château de Bellver, la forteresse du XIVe siècle dont la masse altière symbolise, comme chacun sait, la capitale de Majorque.
  
  La sonnerie du téléphone bourdonna. Coplan alla décrocher l’appareil.
  
  — Salut, Coplan ! lança une grosse voix bourrue où perçait une sorte d’enjouement assez inattendu. Tout va bien ?
  
  — Tout va bien. J’arrive à l’instant.
  
  — Je le sais. Je vous ai vu descendre de votre taxi.
  
  — Où étiez-vous caché ?
  
  — J’ai trouvé un excellent poste d’observation. Et comme j’avais chronométré votre voyage, je faisais le guet. Comment faisait-il à Paris, ce matin ?
  
  — Plutôt moche. Pluie, ciel gris et froid, un vrai temps d’automne.
  
  — Ici, c’est l’été, comme vous voyez. Venez donc me rejoindre, je suis au bar là-haut, à la terrasse du septième étage. Vous avez déjeuné dans l’avion, j’imagine ?
  
  — Oui.
  
  — Eh bien, venez, je vous offre le pousse-café.
  
  — D’accord.
  
  Un léger sourire aux lèvres, Coplan raccrocha, écrasa son mégot dans un cendrier-réclame posé sur la table de chevet, quitta la chambre et se dirigea vers l’ascenseur.
  
  Une surprise l’attendait à la sortie de l’ascenseur. Plus exactement, deux surprises.
  
  La première, c’était le décor : autour d’une piscine rectangulaire dont l’eau bleue scintillait sous le soleil éclatant, une bonne dizaine de naïades en bikini, paresseusement allongées sur des fauteuils relax, faisaient bronzer leur charmante anatomie. Quelques jeunes hommes nageotaient mollement dans l’onde céruléenne ; sept ou huit individus d’âge plus respectable sirotaient du whisky en lisant leur journal.
  
  Parmi ces messieurs rassis, il y avait le propre directeur de Coplan, c’est-à-dire le Vieux. Et c’était cela la deuxième surprise : en pantalon de toile blanche, un polo bleu clair moulant son énorme torse de sexagénaire corpulent, tête nue, la pipe au bec, attablé en compagnie d’un autre homme âgé, le Vieux jouait bel et bien au vacancier-qui-se-la-coule-douce !
  
  Une chose était absolument sûre : personne, à Paris, n’avait jamais vu le redoutable directeur du S.D.E.C. vêtu de la sorte, affichant une telle décontraction et présentant un visage aussi reposé, aussi allègre(1).
  
  Dissimulant sa stupeur, Coplan s’avança vers son supérieur et serra la main que celui-ci lui tendait.
  
  Le Vieux prononça :
  
  — Content de vous voir ici, cher garçon.
  
  À en juger à la chaleur de sa poignée de main, sa satisfaction devait être sincère.
  
  Il présenta Coplan à son vis-à-vis :
  
  — Francis Coplan, ingénieur à la Société Cophysic de Paris. Le major Kember, un de mes vieux amis de Londres. Nous nous sommes retrouvés ici par hasard et nous sommes, l’un et l’autre, enchantés de ces retrouvailles.
  
  Kember, souriant, tendit sa main et murmura, cordial :
  
  — M. Pascal m’assure que vous rentrez d’un séjour en Irak. Je ne vous envie pas. Je connais bien ces régions et j’en ai conservé un souvenir pénible.
  
  — Il y fait terriblement chaud, soupira Francis en prenant place à la table.
  
  — Oui, il y fait toujours très chaud, appuya le major.
  
  Et il ajouta entre ses dents :
  
  — Au propre comme au figuré… Je suppose que votre gouvernement nous prépare encore une vacherie dans ce coin-là ?
  
  — Je ne suis pas dans le secret des Dieux, éluda Coplan.
  
  — Lisez donc les journaux, grinça Kember, aigre(2).
  
  Le Vieux intervint sur un ton jovial :
  
  — Le major prétend que nous autres, Français, nous n’avons plus qu’un seul objectif en politique étrangère : faire enrager l’Angleterre !
  
  — Les faits le prouvent, ponctua Kember, têtu. C’est bien dommage que je sois à la retraite. Je vous aurais fait la vie dure, moi !
  
  L’ex-officier britannique parlait admirablement le français. Il était grand, sec, moustachu, très rouge de teint et, malgré son âge, il se tenait droit comme un if. Il dévisageait Coplan d’un œil inquisiteur et sévère, mais on sentait sous sa raideur compassée la malice et l’humour qui sont comme une seconde nature chez les Anglais.
  
  Le Vieux décocha un clin d’œil ironique à Francis et murmura :
  
  — Ce pauvre major ne se console pas d’avoir été atteint par la limite d’âge. Il voudrait avoir trente ans de moins pour pouvoir se replonger dans la mêlée. En somme, la vie ne lui a rien appris.
  
  Le Britannique, prenant Coplan à témoin, maugréa :
  
  — Avouez que c’est stupide. Parce que j’ai 70 ans, on me met sur la touche. Or, en toute sincérité, j’ose vous déclarer, moi, que je n’ai jamais été aussi lucide, aussi coriace, aussi avisé que maintenant ! C’est insensé, non ? D’année en année, la Grande-Bretagne dégringole… et moi, pendant ce temps-là, je traîne mon désœuvrement sous le soleil des Baléares, aux frais du gouvernement.
  
  Coplan, imperturbable, avança :
  
  — Il y a peut-être un lien logique de cause à effet ?
  
  — Que voulez-vous dire ? grommela Kember, méfiant.
  
  — Je veux dire, expliqua Francis, que l’Empire Britannique est peut-être en train de s’écrouler parce que des hommes de votre trempe ne sont plus utilisés.
  
  — Naturellement ! appuya le major avec fougue.
  
  L’apparition du garçon créa un intermède. Coplan commanda un cognac. Puis, d’un air candide et en regardant le major bien en face, il murmura :
  
  — Puis-je vous poser une question indiscrète ?
  
  — Allez-y.
  
  — Comment faites-vous pour ressembler à ce point aux majors anglais tels qu’on les voit sur les scènes de théâtre ? Quand je vous ai aperçu en face de M. Pascal, et avant même de vous avoir adressé la parole, je savais que vous étiez un officier britannique et, sauf erreur, un ancien officier de l’Armée des Indes.
  
  — Exact, fit l’Anglais, laconique. J’ai passé douze années aux Indes.
  
  — J’en étais sûr.
  
  — De mon temps, nous avions le respect de la tradition, marmonna Kember. À force d’incarner un type d’homme, nous devenions réellement ce type d’homme. Et cela renforçait notre force morale.
  
  Tandis qu’un sourire juvénile éclairait subitement son visage, il ajouta :
  
  — Bien entendu, comme le disait ce sacripant d’Oscar Wilde, la vie imite l’art. Si j’ai l’air d’un personnage de comédie, c’est sans doute à cause des romans de Kipling et de Maurois. Je suis the major britannique, que je le veuille ou non.
  
  Le serveur ayant apporté le cognac de Coplan, celui-ci dégusta en silence cet alcool léger et parfumé qui lui rappelait pas mal de souvenirs.
  
  Du coin de l’œil, il examinait, mine de rien, les jolies filles qui doraient leurs cuisses au soleil, à quelques mètres de la table.
  
  Kember, se penchant, articula d’une voix confidentielle :
  
  — Si le cœur vous en dit, mister Coplan, vous n’aurez que l’embarras du choix ici. Votre allure virile et votre physique d’athlète ne laisseront pas ces dames indifférentes, vous pouvez me croire sur parole. Et ce sont des Anglaises, vous me comprenez ?
  
  — Non, je ne vous comprends pas, avoua Francis, éberlué.
  
  — Un homme tel que vous et qui voyage beaucoup n’ignore sûrement pas que la femme anglaise est la plus dévergondée des créatures dès qu’elle quitte son île natale.
  
  Le Vieux intervint :
  
  — Pour l’amour du ciel, major, n’encouragez pas Coplan dans ce domaine-là. Il est à Majorque pour se reposer et non pour s’adonner à son vice favori.
  
  Une lueur s’était allumée dans l’œil bleu du Britannique.
  
  — Ah ? s’exclama-t-il, intéressé. Vous êtes un amateur de femmes, cher monsieur Coplan ?
  
  — Pas du tout, protesta Francis. M. Pascal dit cela pour me faire marcher.
  
  Le major demanda dans un souffle :
  
  — Vous êtes célibataire ?
  
  — Oui.
  
  — Dans ce cas, vous auriez tort de laisser passer l’occasion. La femme anglaise, quand elle est libérée de ses complexes, est une amoureuse remarquable. De plus, en ce moment-ci, vous avez du gibier de tout premier choix.
  
  — Pourquoi en ce moment-ci ? fit Coplan, intrigué.
  
  — C’est la saison de l’hôtellerie, glissa le major.
  
  Et, voyant que Francis ne pigeait pas, il commenta à mi-voix :
  
  — En octobre, la saison touristique est terminée chez nous. Toutes les femmes qui travaillent dans les hôtels prennent leur congé annuel. Vous avez là des spécimens particulièrement délurés, vous pensez !
  
  — On apprend tous les jours, constata Francis amusé.
  
  — Profitez-en, mon garçon, conclut le major, paternel.
  
  Il vida son scotch, se leva, prit congé en révélant tout bas à Coplan :
  
  — Faites comme moi. J’ai un rendez-vous galant et je n’ai pas l’intention de le rater. Le ministre de la Défense nationale de Sa Majesté a jugé bon de me mettre à la retraite, mais les dames sont plus futées que lui : elles devinent, rien qu’à me voir, que je suis encore un vaillant soldat. Et je leur démontre qu’elles ne se trompent pas, croyez-moi.
  
  Sur ces mots, il s’éloigna, très digne et très conscient de son importance, vers l’ascenseur. Le Vieux, suçotant sa pipe, lâcha avec un imperceptible sourire :
  
  — Sacré Kember ! Cela me fait plaisir de le revoir. Un type très bien, vous savez.
  
  — Il a vraiment un rendez-vous galant ?
  
  — Sûr, confirma le Vieux. Il fait des ravages par ici. Je l’ai croisé l’autre jour en compagnie d’une ravissante blonde qui n’avait pas trente ans.
  
  — Il a transféré son agressivité d’ex-militaire du plan de la stratégie guerrière à celui de la stratégie amoureuse ?
  
  — Vraisemblablement.
  
  — C’est une bonne solution pour un retraité.
  
  — Oui, peut-être, pour ceux qui aiment ça. Personnellement, se prendre pour Casanova quand on a 70 berges, cela me paraît de mauvais goût et plutôt ridicule.
  
  — Vous en parlez à votre aise, vous, rétorqua Francis en riant. Le sexe faible ne vous a jamais beaucoup intéressé.
  
  — Qu’en savez-vous ?
  
  — Depuis le temps que je vous connais et que je vous vois vivre !
  
  — J’ai peu de loisirs, ne l’oubliez pas.
  
  — C’est vrai, reconnut Coplan, vous avez d’autres chats à fouetter, si j’ose dire. Votre cas n’est pas celui du major Kember. Il est à la retraite, lui.
  
  Le Vieux jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  — Nous en reparlerons, émit-il, évasif. Dites-moi, Coplan, vous qui êtes un ancien marin, je suppose qu’une promenade en mer ne serait pas pour vous déplaire ?
  
  — Bien au contraire !
  
  — Venez. Nous avons largement le temps de descendre jusqu’au port en nous promenant.
  
  Le Vieux vida son verre, appela le serveur, signa la note en y indiquant le numéro de sa chambre, se leva. Coplan but la dernière gorgée de son cognac et suivit son patron vers l’ascenseur.
  
  *
  
  * *
  
  En sortant de l’hôtel, Coplan et son directeur longèrent le Paseo Mallorca. Puis, par les ruelles pittoresques qui entourent la vieille église de Santa Cruz, ils dévalèrent en direction du Paseo Sagrera.
  
  Il faisait radieux. Le soleil d’octobre, beaucoup plus léger qu’en été, était vif et agréable. Une brise de mer ventilait plaisamment les rues de la ville.
  
  Coplan n’arrivait pas à croire que son chef était en vacances.
  
  — Vous aviez sûrement une idée derrière la tête en venant aux Baléares ?
  
  — Mais pas du tout, affirma le Vieux, je vous jure que ce n’est pas du bidon. Comme chaque année à l’approche de l’automne, je me suis senti un peu fatigué. Raguet, le toubib du Service, m’a littéralement obligé à prendre trois semaines de congé. Surmenage, hypertension, troubles hépatiques, bref, les petits ennuis de tout le monde.
  
  Il haussa ses épaules massives et soupira :
  
  — Pour occuper le poste que j’occupe, il faut être un surhomme. Mais je ne suis pas un surhomme, hélas !… Et il y a près de dix ans que je n’ai plus pris un seul jour de repos.
  
  Coplan s’en voulut d’avoir montré son scepticisme.
  
  — À force de vous voir inébranlable, on finit par s’imaginer que vous êtes immuable. Quand Pontvallain m’a mis au courant, j’ai pensé qu’il plaisantait.
  
  — Non, il ne mentait pas. J’avais besoin de changer d’air.
  
  — Ce qui m’a surtout épaté, c’est que Pontvallain m’a juré ses grands dieux qu’il ignorait pour quel motif vous me convoquiez ici.
  
  — Il ne mentait pas non plus sur ce point-là. En vérité, il n’y a pas de motif. Ou alors, un motif qui n’est pas valable aux yeux de l’administration. Je m’ennuyais, Coplan.
  
  Sidéré, Francis éclata de rire.
  
  — Et vous comptez sur moi pour vous distraire ?
  
  — Pas spécialement… J’ai une énorme sympathie pour vous et, au fil des années, j’ai l’impression que vous êtes devenu autre chose pour moi qu’un subordonné parmi les autres. C’est comme ami que je voulais vous voir à votre retour d’Irak. La solitude me déprime un peu. Avec vous, on peut causer intelligemment.
  
  — Causer de quoi ?
  
  — J’ai quelques problèmes qui me trottent dans la tête, figurez-vous.
  
  — Ah oui ? Des problèmes d’ordre privé ou bien… des histoires du Service ?
  
  Le Vieux eut un sourire désarmant.
  
  — Au point où j’en suis, mon cher Coplan, même mes problèmes personnels concernent ma responsabilité vis-à-vis du Service et plus exactement vis-à-vis du pays. Je n’ai plus de vie privée, en fait. Vous non plus, d’ailleurs.
  
  — Je ne me plains pas de mon sort.
  
  — Moi non plus.
  
  — Alors, qu’est-ce qui vous tracasse ?
  
  — Il n’y a rien qui presse, murmura le Vieux. Vous êtes ici pour trois jours.
  
  Coplan opina en silence. Il savait déjà qu’il ne s’était pas trompé : le Vieux mijotait quelque chose.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Un panneau-réclame, installé sur le quai qui jouxte le square du Paseo Sagrera, annonçait aux touristes :
  
  
  
  CRUSERO DEL TE
  
  AFTERNOON TEA CRUISE
  
  MOTONAVE CARABELA
  
  SALIDAS : 16 h.
  
  
  
  Au vif ébahissement de Coplan, c’est vers l’embarcadero de la vedette maritime Carabe la que son directeur le guida sans la moindre hésitation.
  
  — Un bien joli bateau, vous ne trouvez pas ? dit le Vieux, secrètement égayé par l’étonnement de Francis.
  
  — Sans aucun doute, admit Coplan. Mais ça ne rappelle vraiment pas les caravelles d’antan.
  
  — C’est quand même mieux qu’un vulgaire bateau-mouche, non ?
  
  — Oui, si vous voulez.
  
  — Bon, dépêchons-nous, le départ est imminent.
  
  Sans sourciller, le Vieux paya au préposé qui se tenait dans une guérite, près de la passerelle, deux passages, empocha les tickets et pria Coplan de monter à bord en sa compagnie.
  
  — Vous reconnaîtrez que c’est une distraction peu coûteuse, dit-il à Coplan. Deux heures de croisière dans la baie, une consommation gratuite et un commentaire touristique en quatre langues. Un bon bol d’air marin, ça n’a pas de prix pour un citadin de mon espèce.
  
  — D’accord, ironisa Francis, mais si vous collez cette promenade sur votre note de frais, Rousseaux vous enverra dinguer, retenez ce que je vous dis.
  
  — N’exagérons rien, grommela le Vieux, indulgent. Je ne suis pas riche, mais j’ai quand même encore les moyens de prendre une telle dépense à ma charge.
  
  La sirène du bateau produisit trois ronflements rauques qui annoncèrent le départ.
  
  S’éloignant rapidement du quai, le Carabela cingla vers le chenal, tandis que les haut-parleurs se mettaient à diffuser un paso doble endiablé.
  
  Avec sa gracieuse coque blanche, sa cheminée jaune et ses deux ponts promenades superposés, la vedette maritime ne manquait pas d’allure. Il y avait d’ailleurs beaucoup de passagers à bord : des familles espagnoles, quelques couples, une petite bande de jeunes gens et de jeunes filles (parmi lesquelles de blondes Scandinaves en blue-jeans) et l’inévitable groupe de touristes japonais photographiant n’importe quoi. Pour la saison, c’était un succès.
  
  Le Vieux et Coplan firent un aller et retour de la proue à la poupe, histoire de se familiariser avec les aménagements du bateau. La plupart des familles s’étaient déjà installées aux tables du bar-salon ; les passagers moins paisibles et les sportifs avaient envahi le pont supérieur pour profiter plus généreusement de la brise et du soleil.
  
  Le Vieux suggéra :
  
  — Montons là-haut. Je suis venu pour respirer, moi. Cette musique idiote me casse les tympans.
  
  — Elle fait partie du programme, fit remarquer Francis. Elle est destinée aux jeunes qui désirent danser pendant la croisière.
  
  Ils arrivèrent sur le pont supérieur et Coplan aperçut la haute silhouette caractéristique du major Kember qui, accoudé à la rambarde, décrivait le panorama de la baie pour la femme qui se tenait près de lui, une rousse vêtue d’une blouse rouge vif et d’un pantalon noir.
  
  — Regardez, chuchota Francis en touchant le coude de son patron. Votre ami Kember est là-bas, en galante compagnie… Soyons fair-play et faisons semblant de ne pas le connaître.
  
  Le Vieux s’esclaffa :
  
  — Si vous vous figurez que ça le gêne ! Il est ravi de montrer ses conquêtes !
  
  Le Vieux avait raison. Quand l’Anglais vit Coplan et son directeur, il les gratifia d’un grand salut cordial de la main et il les appela.
  
  — Permettez-moi de vous présenter une amie, une compatriote, Mrs. Dillon, Carol pour les intimes… M. Pascal et M. Coplan, deux amis de Paris.
  
  — Oh, Paris ! minauda la rousse en dévisageant Francis d’un œil à la fois extatique et brûlant. I love Paris and I love les Parisiens.
  
  Kember, qui dépassait d’au moins un demi-mètre sa compatriote, lança par-dessus la tête de celle-ci un clin d’œil complice à Coplan.
  
  Mrs. Dillon paraissait âgée d’une trentaine d’années. Elle avait un curieux visage de fillette fatiguée, de beaux yeux verts, des traits d’une incroyable mobilité et une expression de midinette pleine de ferveur pour la vie. Ses formes féminines épanouies distendaient le corsage de sa blouse rouge et la partie postérieure de son pantalon noir.
  
  Tournant derechef ses yeux brillants vers Coplan, elle s’exclama :
  
  — Wonderful, n’est-ce pas ? Le soleil sur les rivages…
  
  Kember expliqua :
  
  — Mon amie Carol adore le soleil, comme toutes les femmes ardentes qui sont nées sous le signe du Lion.
  
  La rousse enchaîna, en anglais cette fois :
  
  — Malheureusement, je ne le vois pas souvent, le soleil ! J’habite à Liverpool, vous vous rendez compte !
  
  Coplan, toujours aimable, répondit :
  
  — Les bords de la Mersey, c’est autre chose, évidemment, mais ça ne manque pas de charme non plus.
  
  — Vous trouvez ? fit l’Anglaise avec une mimique dégoûtée. Des docks, des entrepôts, des usines, des cheminées qui fument à longueur d’année, un ciel gris et maussade, c’est plutôt déprimant, à mon avis.
  
  Kember, sentencieux, déclara :
  
  — C’est justement parce que nous n’avons jamais de soleil que nous sommes un grand peuple, nous autres Anglais. C’est pour conquérir le soleil que nous avons bâti un empire. Si vous vous…
  
  Il fut interrompu par la voix de l’hôtesse de bord qui, par le truchement des haut-parleurs tonitruants et nasillards, entamait son commentaire historico-touristique.
  
  Le Vieux en profita pour reprendre son autonomie.
  
  — Salut, major, dit-il à Kember. Mes hommages, madame.
  
  Et il entraîna Coplan vers un autre coin du pont-promenade.
  
  Quelques instants plus tard, le Vieux grommela, sarcastique :
  
  — Pauvre Kember ! Vous avouerez qu’il a bonne mine en compagnie de cette rousse aussi sotte que vulgaire.
  
  — Vous trouvez qu’il est à plaindre ?
  
  — C’est lamentable, non ? Un homme de sa valeur, s’acoquiner avec une créature aussi insignifiante.
  
  — Il s’en moque et il a parfaitement raison. Avec une nana de cet acabit, moi je vous garantis qu’il passe de bons moments quand il monte à l’assaut.
  
  Le Vieux haussa les épaules.
  
  Une heure plus tard, alors que le bateau longeait la côte au large de Palma Nova, un touriste hindou, vêtu à l’occidentale, demanda à Coplan de bien vouloir le photographier à côté de son épouse – une Hindoue grave et hiératique – avec le panorama en fond de décor.
  
  — Je m’excuse de vous importuner, dit-il en français à Coplan, mais nous aimerions tant conserver un souvenir de cette jolie promenade.
  
  — Vous ne m’importunez nullement, assura Francis.
  
  L’Asiatique lui confia son appareil – un Zeiss de modèle courant – et précisa :
  
  — La mise au point est faite, vous n’avez qu’à appuyer sur le déclencheur.
  
  Coplan prit la photo, restitua l’appareil à son propriétaire et poursuivit sa balade en compagnie du Vieux.
  
  Ils déambulèrent tranquillement sur la petite plage arrière du bateau, à l’écart de la foule et du bruit, bavardant à bâtons rompus, contemplant le paysage, remplissant leurs poumons d’air pur, évitant d’une manière tacite tout sujet ayant un caractère professionnel.
  
  Le temps passa très vite, en définitive.
  
  Lorsqu’ils furent de retour à Palma, la nuit tombait. Ils allèrent boire une bière au Kais, à la Plaza de la Reina.
  
  — J’espère que vous ne vous ennuyez pas trop ? s’enquit le Vieux.
  
  — M’ennuyer ? protesta Coplan. Vous vous imaginez peut-être que je ne suis plus capable de savourer les plaisirs simples et calmes des vacances ?
  
  — Ce soir, je vous invite à dîner. Je n’encaisse pas la nourriture de l’hôtel, mais j’ai déniché un restaurant français dont la cuisine est sensationnelle.
  
  — Chez Sophie, rue des Apuntadores ?
  
  — Oui, vous connaissez ?
  
  — Et comment !
  
  — Ils ont un petit vin espagnol que j’aime assez.
  
  — Le Franja Roja ?
  
  — Décidément, on ne peut rien vous apprendre, soupira le Vieux, déçu.
  
  — Comme une politesse en vaut une autre, prononça Coplan, souriant, je vous inviterai ensuite dans un night-club dont vous me direz des nouvelles. Dans ce domaine-là, moi je peux vous apprendre des choses, sans me vanter. Vous aurez du flamenco, des castagnettes à gogo, des guitares et des danseuses aux yeux de feu.
  
  — La jota ? insinua le Vieux.
  
  — Pourquoi pas ? Et du strip-tease aussi.
  
  Le Vieux secoua négativement la tête :
  
  — Désolé, Coplan, mais j’ai horreur des boîtes de nuit. De plus, n’oubliez pas que je suis en congé de maladie.
  
  — Raison de plus, voyons ! Je ne connais rien de plus efficace pour retaper un homme fatigué que le spectacle d’une jolie fille qui se déshabille avec talent.
  
  — Pas question ! Vous êtes bien gentil, mais je consacre mes soirées à la lecture. Comme je n’ai pas le temps de lire à Paris, j’ai apporté une pile de bouquins que je compte déguster ici.
  
  — Des livres amusants, j’espère ?
  
  — Oui, naturellement ! Des machins de politique internationale. C’est mon dada, vous le savez.
  
  Ils vidèrent leur verre de bière et ils prirent sans hâte le chemin du restaurant.
  
  *
  
  * *
  
  En fait, ni le Vieux ni Coplan ne passèrent la soirée comme ils avaient projeté de la passer.
  
  Lorsqu’ils arrivèrent au Saratoga, après un délectable dîner chez Sophie, le préposé de la réception remit au Vieux une lettre qu’un porteur avait déposée en fin d’après-midi.
  
  Le Vieux décacheta l’enveloppe, parcourut le billet manuscrit qu’elle contenait, fourra l’enveloppe et le message dans sa poche, demanda à Coplan sur un ton détaché :
  
  — Vous tenez beaucoup à vos flamencos ?
  
  — Pas spécialement, pourquoi ?
  
  — Un ami me demande d’aller prendre un verre chez lui.
  
  — Ce soir ?
  
  Le Vieux consulta sa montre.
  
  — Oui, maintenant, dit-il.
  
  — Vous avez des amis à Palma ?
  
  — J’ai des amis partout, hélas !
  
  — Mais je ne suis pas invité, objecta Francis.
  
  — Oh, ça n’a guère d’importance ! Il ne s’agit pas d’une visite officielle. Et vous me rendriez service en acceptant de m’accompagner.
  
  Il ajouta :
  
  — Sans compter que ça me ferait plaisir de vous avoir près de moi.
  
  — Que ne ferais-je pas pour vous faire plaisir, ironisa Coplan, amical. Je suppose qu’il faut se mettre sur son trente et un ?
  
  — Non, même pas. C’est une petite réunion de vacances, à la bonne franquette.
  
  — Eh bien, quand vous voudrez.
  
  Ils quittèrent immédiatement l’hôtel et ils marchèrent jusqu’à l’Avenida Rey Jaime III où ils purent héler un taxi qui passait à vide.
  
  — Terreno, indiqua le Vieux au chauffeur. Avenida Salud, vous connaissez ?
  
  — Si, Señor, opina le chauffeur.
  
  Le Vieux expliqua à Francis :
  
  — Notre hôte est un Américain que j’ai connu à Paris à l’époque où il était à l’UNESCO, il y a cinq ou six ans. Je l’avais un peu perdu de vue, mais nous sommes tombés nez à nez à la terrasse de l’Almudaina, avant-hier.
  
  — C’est une relation privée ou une relation professionnelle ?
  
  Le Vieux balança sa main droite comme pour dire « moitié-moitié » et marmonna :
  
  — Les choses étant ce qu’elles sont, je présume qu’il a l’intention de se livrer à un petit sondage d’opinion. Les Américains sont à ce point décontenancés par notre politique étrangère qu’ils ne savent plus à quel saint se vouer.
  
  — Mettez-vous à leur place.
  
  — Oui, évidemment. Mais l’inverse serait plus utile.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — S’ils parvenaient, eux, à se mettre à notre place, ils y verraient beaucoup plus clair. Mais allez donc demander à un Américain de se mettre dans la peau d’un Européen ! Même un homme intelligent, tel ce Frank Walson chez qui nous allons, n’arrive pas à piger.
  
  — Ce n’est sans doute pas une question d’intelligence, émit Coplan.
  
  Le Vieux esquissa une grimace sceptique, puis :
  
  — Frank Walson a toujours été très francophile et je suis sûr qu’il aimerait comprendre, mais son désir de compréhension ne dépasse pas les limites de ses propres conceptions en matière de politique planétaire. Comment voulez-vous qu’on s’entende ? Les dialogues de sourds finissent toujours par être pénibles.
  
  Le taxi longeait la baie, offrant au Vieux et à Coplan le spectacle féerique des lumières qui scintillaient joyeusement dans la nuit noire et formaient un ourlet d’étoiles au bord de mer.
  
  Peu après, se conformant aux instructions du Vieux, le chauffeur stoppa devant une villa blanche et carrée, de construction récente, entourée d’un modeste jardinet encore en friche. De toute évidence, la bâtisse (en faux style majorquin) faisait partie d’un lotissement à peine terminé.
  
  Le Vieux paya le chauffeur.
  
  Puis, traversant le jardinet pour aller vers le perron de la villa, il murmura en se tournant vers Francis :
  
  — Walson a loué cette bicoque pour tout l’hiver. Il n’a pas payé très cher, mais je trouve que l’endroit n’est pas extraordinaire. Il a obtenu un congé de six mois sans solde et il a l’intention d’écrire un livre sur tout ce qu’il a vu pendant ses dix années au service de l’UNESCO. Il s’occupait du problème des analphabètes. C’est sa marotte et je suis certain qu’il va nous en parler ce soir.
  
  Une demi-minute s’écoula entre le coup de sonnette du Vieux et le moment où une lanterne s’alluma au-dessus du perron. La porte s’ouvrit, un grand gaillard athlétique apparut dans l’encadrement, en pantalon de toile et chemisette blanche à col ouvert.
  
  — Ah, monsieur Pascal ! s’exclama-t-il, enjoué, d’une voix forte, nasillarde. Et monsieur Coplan, bravo ! Soyez les bienvenus dans cette maison. Entrez…
  
  Coplan avait tiqué en entendant prononcer son nom par cet Américain qu’il ne connaissait pas et qui n’avait aucune raison de le connaître.
  
  Dans le petit hall d’entrée, Walson, après avoir serré la main du Vieux, serra celle de Francis tout en se présentant :
  
  — Frank Walson, Frank pour les amis. Je suis vraiment enchanté de faire votre connaissance, cher monsieur Coplan.
  
  Cette cordialité surprenante ne laissa pas d’intriguer davantage encore Francis.
  
  Walson avait un visage assez lourd, une grande bouche, un gros nez rond, des cheveux châtain coupés courts, des yeux gris ardoise et un teint bronzé. Il devait avoir entre quarante-cinq et cinquante ans.
  
  La main sur l’épaule de Coplan – familiarité typiquement américaine – il guida celui-ci vers la salle de séjour, une vaste pièce rectangulaire, aux murs blancs, aux meubles modernes en noyer poli.
  
  D’autres invités se trouvaient déjà dans la pièce, assis dans des fauteuils, un verre dans la main.
  
  Coplan arqua légèrement les sourcils en reconnaissant, outre le pittoresque major Kember et sa non moins pittoresque rousse aux yeux verts, le couple de touristes hindous qu’il avait si obligeamment photographié pendant la promenade en bateau.
  
  Sans se soucier du Vieux, Frank Walson présenta Coplan à l’Asiatique et à l’épouse de celui-ci :
  
  — Francis Coplan, de Paris… M. et Mme Zaril Chandra, de New Delhi.
  
  L’Hindou murmura avec un sourire discret :
  
  — Nous nous connaissons déjà de vue.
  
  Sa poignée de main, étrangement chaleureuse pour un homme de sa race, augmenta encore d’un cran l’étonnement caché de Coplan. Il demanda à l’Asiatique :
  
  — Était-ce une coïncidence, la photo sur le bateau ?
  
  — Non, avoua Chandra, ce n’était pas une coïncidence. J’avais une telle envie de vous adresser la parole que je n’ai pas pu m’en empêcher. J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de ce petit subterfuge ?
  
  — Pourquoi diable aviez-vous tellement envie de m’adresser la parole ?
  
  — Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais depuis plusieurs années. C’est d’ailleurs pour avoir le plaisir de bavarder avec vous que je suis ici ce soir.
  
  — Tout le plaisir est pour moi, renvoya Francis, perplexe.
  
  Il salua les autres invités, eut une parole amicale pour Carol Dillon qui le gratifia d’un petit sourire non dépourvu de malice. Puis, s’approchant de son directeur, il lui glissa sur un ton un peu ironique :
  
  — C’est un complot, si je comprends bien ?
  
  Le Vieux, qui avait l’air de s’amuser ferme, prit une expression paterne.
  
  — Tout au plus une petite conjuration amicale, minimisa-t-il.
  
  Coplan, habitué depuis belle lurette aux cachotteries de son chef, prit la chose du bon côté.
  
  — Je vous reconnais bien là, dit-il. C’est plus fort que vous : même en congé de maladie, vous continuez à tramer vos obscures machinations.
  
  — N’exagérons rien, rétorqua le Vieux avec bonhomie. Nous ne sommes pas ici pour conspirer, rassurez-vous. Je voulais tout simplement vous faire une surprise.
  
  — Ah oui ? Laquelle ?
  
  — Ne soyez pas impatient. Nous avons toute la soirée devant nous, n’est-ce pas ?
  
  Frank Walson, qui avait transporté des fauteuils pour compléter le cercle, pria les deux Français de prendre place et leur demanda ce qu’ils voulaient boire :
  
  — Whisky, vodka, jus de fruit ?
  
  Le Vieux accepta un doigt de scotch avec de l’eau minérale, et Coplan opta pour la vodka Eristoff agrémentée d’un rien de Martini Dry. Dry.
  
  Le major Kember déclara en levant son verre :
  
  — Cher monsieur Coplan, nous commencerons par boire à votre santé. Vous ne le savez peut-être pas, mais vous êtes le héros de la soirée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Après ce petit toast amical destiné à créer l’ambiance, Frank Walson vint s’asseoir dans le cercle de ses invités.
  
  — En guise d’introduction, monsieur Coplan, dit-il en se tournant vers Francis, laissez-moi vous expliquer deux ou trois choses qui ne sont pas sans importance. Primo, vous désirez probablement savoir à qui vous avez affaire, et c’est tout à fait normal. Notre ami Zaril Chandra est un haut fonctionnaire du gouvernement indien, actuellement en mission en Europe au titre d’attaché à la direction de la Sûreté Nationale de New Delhi… Le major Kember, je crois que vous le savez déjà, est un officier de Sa Majesté, injustement mis à la retraite après avoir servi son pays aux Indes…
  
  En appuyant sur ce « injustement », il avait lancé un regard moqueur vers le major britannique, qui n’avait pas bronché.
  
  — En ce qui me concerne, continua Walson, M. Pascal a dû vous mettre au parfum, j’imagine ? J’ai représenté pendant de longues années mon pays à l’UNESCO où je me suis spécialisé dans le problème des analphabètes, c’est-à-dire de l’instruction des masses illettrées des pays sous-développés. Je suis à présent hors cadre et je m’efforce de pondre un livre relatant mon expérience. Par loyauté, j’ajoute qu’il m’arrive de rendre de menus services à mon gouvernement à titre purement bénévole. Le Renseignement est une mauvaise habitude dont on ne se débarrasse pas facilement, vous le savez. C’est un peu comme la drogue ou le jeu.
  
  Il se tourna vers le Vieux :
  
  — Ceci dit sans vouloir vous offenser, bien entendu.
  
  Il regarda de nouveau Coplan.
  
  — Bref, reprit-il, mes anciennes attaches avec la C.I.A. ne sont pas tout à fait rompues. Et c’est également le cas du major Kember à l’égard du M.I. 6.
  
  Il leva la main gauche, prononça sur un ton presque solennel :
  
  — Entendons-nous bien, notre petite réunion n’a absolument rien d’officiel. Nous sommes tous ici à titre personnel, privé, même Mrs. Dillon qui est un agent en activité de l’I.S.
  
  Il but une gorgée de whisky, fit claquer sa langue.
  
  — Ce qui nous rassemble ce soir, révéla-t-il, c’est le fait que nous connaissons l’Inde, que nous y avons tous vécu, travaillé, et que nous avons de la sympathie pour ce grand pays.
  
  Il posa ses yeux sur Zaril Chandra :
  
  — Vous avez la parole, cher ami.
  
  L’Hindou opina, déposa son verre de jus d’orange à ses pieds, croisa ses bras, dévisagea Francis.
  
  — Je serai peut-être un peu trop bavard, cher monsieur Coplan, et je m’en excuse d’avance, mais je suis obligé de revenir en arrière pour la clarté de mon exposé… Quand mon pays a obtenu son indépendance, notre gouvernement s’est trouvé devant une tâche dont personne à l’étranger n’a pu réaliser l’immensité. En vérité, l’Inde n’a jamais existé. Il y avait LES INDES, c’est-à-dire une colossale mosaïque de plus de cinq cents petites patries plus ou moins diversifiées par la langue, par les coutumes millénaires, par les traditions religieuses et par l’autorité du souverain régnant. Pour unifier ce gigantesque puzzle, nous n’avions qu’un atout : le sentiment nationaliste issu de notre longue lutte contre l’Angleterre. C’est de ce sentiment nationaliste qu’est née la coalition politique que l’on a appelé le Congrès et qui s’est attelée à la tâche délicate de faire de l’Union Indienne une nation au sens moderne du mot. Sur la lancée de cette foi patriotique toute neuve, notre jeune république s’est efforcée d’avancer dans la voie du progrès social, économique et culturel, en dépit des obstacles parfois insurmontables qui se dressaient sur sa route. Les résultats n’ont pas toujours été très brillants, c’est un fait. Mais il ne faut pas oublier que cette entreprise se heurtait non seulement à l’opposition des hommes, mais aussi à celle de la nature. Plusieurs années de sécheresse ont ruiné les espoirs de notre agriculture, tandis que l’effroyable explosion démographique de notre peuple accentuait notre pauvreté. Comble de malheur, nous avons eu de grosses difficultés avec le Cachemire, avec le Pakistan, et par surcroît nous avons été agressés par l’armée chinoise.
  
  Zaril Chandra parlait d’une voix douce, égale, sur un ton grave. Il était petit, râblé, et il avait un teint très foncé que ses cheveux noirs, ses yeux sombres et la profonde tristesse de son regard rendaient encore plus ténébreux. Il paraissait âgé d’une quarantaine d’années.
  
  Il poursuivit :
  
  — La guerre contre la Chine, la mort de Nehru, les troubles à nos frontières, la famine, toutes ces catastrophes ont été en quelque sorte les signes extérieurs qui marquaient la fin d’une étape. Le ciment qui assurait la cohésion de notre immense pays a commencé à se désagréger. D’une part, les princes et les maharadjahs ont repris peu à peu leur autorité régionale, malgré leur ralliement officiel à la république ; d’autre part, la jeune génération intellectuelle a commencé à se manifester, parfois dans le bon sens, parfois dans la subversion. Les propagandistes d’extrême gauche, venus de l’extérieur, ont semé des graines de violence qui ont trouvé dans les couches les moins favorisées de la population un terrain forcément propice. Bref, le gouvernement central ne parvient plus à contrôler avec suffisamment de vigueur tous les ferments destructeurs qui agitent le pays, et la situation se dégrade de jour en jour.
  
  Coplan, qui avait allumé une Gitane, écoutait poliment Chandra et se demandait où il voulait en venir. L’Hindou devina sans doute sa pensée, car il murmura sur un ton moins doctoral et avec un faible sourire :
  
  — Ce que je viens de vous dire ne vous a rien appris, je le sais. En Europe, tout honnête homme qui s’intéresse quelque peu aux grands problèmes de notre monde connaît le drame de mon pays. Néanmoins, je tenais à brosser ce rapide tableau pour vous rappeler dans quel contexte se place le problème particulier dont je vais vous parler maintenant. Le climat d’incertitude, d’inquiétude générale qui règne actuellement en Inde a suscité deux phénomènes alarmants, deux phénomènes qui sont évidemment liés. L’extrême gauche pense que son heure est arrivée, que le pays est mûr pour la révolution communiste. Par conséquent, elle accentue sa pression. De leur côté, les classes possédantes et les princes héréditaires redoutent le raz de marée populaire et réagissent pour enrayer cette menace. Les industriels, les commerçants, les grands propriétaires fonciers, les chefs religieux, les fonctionnaires provinciaux et certains chefs militaires s’organisent secrètement. Les cinq cents maharadjahs qui, dans leur for intérieur, n’ont jamais cessé de se considérer comme propriétaires de droit divin de leur royaume, redressent la tête. Un de ses anciens potentats, le maharadjah de Dharwapur, est le chef de file de ce mouvement qui tend tout simplement à revenir à l’Inde éternelle, à l’Inde de toujours, c’est-à-dire à l’Inde telle qu’elle était avant l’arrivée des Anglais. Le maharadjah de Dharwapur, Son Altesse le prince Fakri Barandana, ancien ministre, député du Dharwapur, ancien ambassadeur de l’Inde en divers pays, est le pivot, l’homme-clé de l’opposition clandestine au parlement de New Delhi. Or, et ceci est le point crucial de notre réunion de ce soir, nous cherchons un homme qui soit capable de ramener le prince Fakri Barandana dans la bonne voie. Nous avons pensé à vous pour cette mission, monsieur Coplan.
  
  Sur le moment même, Coplan se demanda s’il avait bien entendu.
  
  Un silence étrange plana dans la pièce. Tous les regards avaient convergé vers Francis qui, sa cigarette entre les doigts, arborait une expression résolument étonnée.
  
  Zaril Chandra, avec une certaine appréhension dans les yeux, articula :
  
  — Qu’en pensez-vous, monsieur Coplan !
  
  — Eh bien, à première vue je n’en pense pas grand-chose, dit Francis, calmement. En réalité, j’ai l’impression qu’il y a erreur sur la personne.
  
  Il se tourna vers le Vieux.
  
  — C’est aussi votre impression, j’imagine ?
  
  Le Vieux, qui affichait un air impénétrable, laissa tomber d’une voix placide :
  
  — J’avais promis à mes amis de ne pas vous mettre au courant de leur projet, j’ai tenu parole.
  
  Coplan, perplexe, rétorqua :
  
  — Mais tout peut dépendre de vous, en dernière analyse.
  
  — Non, affirma le Vieux. Dans ce cas précis, je suis neutre.
  
  — Vous plaisantez ? La voie hiérarchique n’existe plus ?
  
  — Il s’agit d’une affaire exceptionnelle, révéla le Vieux. Notre ami Chandra, en sa qualité d’envoyé diplomatique de New Delhi, a plaidé son dossier au Quai d’Orsay. Et les Affaires Etrangères lui ont donné carte blanche. Par conséquent, il vous appartient à vous seul de prendre vos responsabilités. Tout ce que je peux faire, c’est vous donner ma bénédiction.
  
  L’Américain Frank Walson intervint :
  
  — Minute, vous permettez ? Notre ami Chandra est allé un peu vite en besogne et nous nageons en plein malentendu.
  
  Il posa ses yeux gris sur Coplan.
  
  — L’histoire du maharadjah de Dharwapur, telle que Chandra vous l’a racontée, est incomplète. La version exacte est la suivante : il y a environ deux ans, le prince Fakri Barandana a rencontré à Paris un de vos compatriotes, un nommé Godefroy de Vauzel, astrologue, magicien, guérisseur, théosophe, chef de secte et éditeur en faillite. Ce Vauzel, qui a soixante-quatre ans, est complètement cinglé, comme beaucoup d’adeptes du spiritisme. Malheureusement, le prince Barandana s’est pris d’amitié pour ce charlatan et l’a fait venir dans son palais de Dharwapur pour l’avoir près de lui en permanence. Détail supplémentaire, Godefroy de Vauzel a emmené ses deux médiums, deux Français également, le frère et la sœur, âgés respectivement de 32 ans pour l’homme et 27 pour la fille. Celle-ci, Martine Massel, est une beauté blonde, et le prince n’a pas tardé à se livrer avec elle à des jeux qui n’ont rien à voir avec le spiritisme. Quant au frère de cette Martine, Raymond Massel, c’est un fieffé coquin qui profite à outrance de ce cadeau du ciel ; par le truchement de sa sœur et de Vauzel, il vit aux crochets du pauvre prince. Je dis pauvre prince, mais je me place sur le plan humain, car en fait, le maharadjah possède une fortune que personne n’a jamais pu évaluer. Bref, nous avons constaté que l’évolution politique du prince Barandana s’est amorcée deux ou trois mois après l’arrivée dans son palais du trio français. Et des témoignages ultérieurs – des témoignages très sûrs, très précis – nous ont confirmé que c’est bien sous l’influence néfaste de vos compatriotes que le prince Barandana est devenu le leader des réactionnaires. Votre mission consistera donc à neutraliser Godefroy de Vauzel et consorts pour que le prince revienne à une vision plus juste des choses.
  
  Coplan fit une grimace, scruta Chandra et prononça :
  
  — Si vous avez vraiment des preuves contre mes trois compatriotes, le plus simple serait de les expulser, non ?
  
  Chandra fit non de la tête.
  
  — C’est impossible, dit-il. Le prince Barandana se sentirait mortellement offensé par cette atteinte intolérable à son honneur, et son opposition n’en deviendrait que plus ardente, plus agressive. Par ailleurs, nous ne pouvons pas non plus supprimer purement et simplement ces trois amis français du prince, parce que le scandale se retournerait contre nous. La seule façon d’agir, c’est d’introduire dans la place un homme qui soit capable de neutraliser l’influence désastreuse du mage Godefroy de Vauzel et du tandem Massel.
  
  — C’est vite dit, mais comment devrait-il s’y prendre ? s’enquit Coplan, assez interloqué.
  
  Le major Kember leva la main.
  
  — Je voudrais dire quelque chose, émit-il.
  
  Chandra opina.
  
  — Allez-y, major.
  
  L’ancien officier britannique fixa Coplan d’un œil austère et maugréa :
  
  — À mon avis, voyez-vous, Coplan, nous sommes en présence d’une manœuvre combinée, calculée, téléguidée, bien orchestrée de l’extérieur. Godefroy de Vauzel et les deux Massel sont manipulés par une organisation étrangère. Pour moi, c’est une certitude.
  
  — Quelle organisation étrangère ? questionna Francis.
  
  — Je l’ignore.
  
  — Dans quel dessein alors ?
  
  — Je l’ignore également. En revanche, ce que je sais, c’est que le stratagème en question est la toute dernière invention tactique de la plupart des Services Spéciaux. La recherche des informations, c’est une chose presque dépassée dans certains cas. L’infiltration d’un agent d’influence, c’est beaucoup plus efficace.
  
  — Et vous pensez que mes trois compatriotes sont des agents d’influence infiltrés par une organisation secrète étrangère ?
  
  — J’en suis convaincu, je vous le répète, appuya le major. Peut-être pas au départ. Mais, une fois dans la place, et l’amitié du maharadjah à leur égard étant devenue patente, je suis prêt à parier un dominion que vos compatriotes ont été achetés par un agent secret étranger qui tire les ficelles.
  
  Il y eut de nouveau un silence, que Coplan rompit finalement en disant d’une voix nette :
  
  — Je persiste à croire que je ne suis pas l’homme que vous cherchez. Primo, je ne connais pas l’Inde. J’y ai séjourné deux ou trois fois, je me suis promené dans New Delhi et dans quelques provinces telles que le Rajasthan et l’Uttar Pradesh, mais ça ne suffit pas pour connaître un pays aussi vaste, aussi complexe. Secundo, je ne parle pas un mot d’hindi. Tertio, enfin, ce genre de mission sort totalement de ma spécialité. Je ne suis pas un propagandiste, je suis un homme d’action.
  
  Zaril Chandra se mordillait la lèvre inférieure. Il articula de sa voix douce et feutrée :
  
  — C’est un homme d’action qu’il nous faut, monsieur Coplan. Ne nous dites pas que vous êtes uniquement capable de tirer des coups de pistolet, de faire des prises de judo ou de saboter des centrales électriques. L’action physique est un jeu puéril à côté de l’action psychologique, intellectuelle, spirituelle. Il faut plus de véritable violence pour modifier la pensée d’un antagoniste que pour lui trouer la peau, comme vous dites. Et c’est plus difficile aussi.
  
  — Je n’en disconviens pas, mais ce n’est pas dans mes attributions.
  
  — Je suis convaincu du contraire, riposta l’Asiatique avec insistance.
  
  — Vous me faites bien de l’honneur, persifla Francis. Peut-on savoir sur quoi votre conviction se base ?
  
  — Sur les rapports d’un homme qui était votre ami : le colonel Kattenhorst, ancien officier du contre-espionnage de la Wehrmacht, ex-conseillère technique à la Sûreté Nationale de New Delhi. Cet homme, qui nous a rendu d’inestimables services, avait beaucoup d’admiration pour vous. Il vous a même légué sa fortune, si j’ai bonne mémoire(3) ?
  
  — Oui, reconnut Francis. Kattenhorst a été successivement pour moi un ennemi, un ennemi loyal, et ensuite un ami, un ami fidèle. Je savais qu’il avait constitué un dossier sur moi à l’époque où il était fonctionnaire du gouvernement indien, mais je présume que ses sentiments à mon endroit ont quelque peu faussé son objectivité foncière. Je ne me sens pas de taille à jouer un rôle aussi subtil que celui que vous voulez me confier. Ce qu’il vous faut, c’est un diplomate. Si la vie de votre maharadjah était menacée par des espions ou par des tueurs, mon intervention ne serait peut-être pas inutile. Mais devenir un courtisan de votre prince, gagner sa confiance et devenir son éminence grise pour modifier son orientation politique, vraiment, non, ce n’est pas mon rayon, pardonnez-moi l’expression.
  
  Il regarda Kember, puis Walson, et ajouta :
  
  — L’Intelligence Service et la C.I.A. ont sûrement des agents plus qualifiés que moi pour un job de ce genre.
  
  — Attendez, s’exclama Frank Walson en se levant pour aller remplir son verre. Vous ne savez pas encore tout, cher Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Coplan, qui se rendait parfaitement compte que ses interlocuteurs étaient en train de l’embringuer dans une histoire résolument insolite, gardait la tête froide. Ce qui l’intriguait par-dessus tout, c’était la passivité de son directeur. Effectivement, le Vieux ne prenait pour ainsi dire pas part à la conversation et se contentait d’écouter. Il avait allumé sa pipe, il sirotait prudemment son Glen Deveron et il observait. Pourtant, il devait bien avoir sa petite idée sur tout cela.
  
  Frank Walson ayant fait le tour de l’assistance pour remplir les verres, revint s’asseoir.
  
  — Well ! dit-il en esquissant un vague sourire à l’intention de Francis. Je vais vous faire un aveu. Il avait été convenu entre nous que nous passerions certaines choses sous silence, mais je crois que c’était une erreur. Maintenant que je vous connais un peu mieux, j’ai l’impression que vous n’êtes pas un homme qui se laisse manœuvrer. Comme vous venez de le faire remarquer, il serait assez normal que la mission que nous vous proposons soit confiée à un agent de la C.I.A. ou de l’Intelligence Service. La vérité, c’est que l’expérience a été tentée et qu’elle s’est soldée par un double échec. Un agent de Londres, le professeur Philip Worlay, a été habilement introduit dans l’entourage du prince Barandana comme observateur. Worlay avait de sérieux atouts dans son jeu : il était né à Bombay et il s’était spécialisé dans l’étude des mythes et des traditions de l’Asie. Trois semaines après son arrivée à la cour du maharadjah de Dharwapur, Philip Worlay est mort des suites d’une infection intestinale foudroyante. Les médecins de New Delhi n’ont rien compris à sa maladie et n’ont pas pu le sauver. Il avait 37 ans. C’est un agent de Washington qui a pris le relais : Jerry Brickman, 29 ans, docteur en médecine, spécialiste des maladies des yeux. Nous lui avions procuré une autorisation pour mener une campagne sanitaire sur tout le territoire de Dharwapur, principalement au sujet des ravages exercés par le trachome. Cinq semaines après son arrivée là-bas, Brickman disparaît sans laisser de trace. La dernière personne qui a vu Brickman est un médecin du dispensaire américain de New Delhi. Après, plus rien. Il y a de cela environ trois mois et ce mystère n’a pas été élucidé. La Chevrolet de Brickman a été retrouvée sur le bas-côté de la route New Delhi-Dharwapur. Les médicaments que mon compatriote était allé chercher à New Delhi étaient dans le véhicule, ainsi que sa trousse, ses affaires personnelles et les documents de sa campagne sanitaire. Bref, les deux personnes qui étaient chargées de mener des investigations secrètes dans l’entourage immédiat du prince Barandana ont été éliminées comme par hasard.
  
  — Jamais deux sans trois, insinua Coplan, impassible.
  
  — En effet, concéda Walson, ce n’est pas encourageant. Mais j’espère que vous n’êtes pas impressionnable et que le sort malheureux de vos deux prédécesseurs n’est pas de nature à vous faire reculer ?
  
  — J’ai horreur d’exposer ma vie inutilement, dit Francis, mais le danger fait partie de ma profession, je ne le nie pas.
  
  Zaril Chandra enchaîna d’une voix frémissante :
  
  — Nous comptons beaucoup sur vous, monsieur Coplan. Le prince Fakri Barandana a toujours manifesté une très vive sympathie à l’égard des Français. Du reste, Dharwapur est francophile depuis plus de deux siècles ; déjà, du temps de l’arrière-grand-père du prince actuel, il y avait des Français dans l’entourage de la cour. Et le prince Fakri a séjourné en France dès son plus jeune âge. Si j’en crois les notes que Kattenhorst a laissées à votre sujet, je suis persuadé que vous êtes capable d’exercer sur le maharadjah une influence salutaire, décisive.
  
  — C’est bien ce qui me gêne le plus, grommela Francis avec un manque d’entrain ostensible. J’ai toujours respecté les convictions d’autrui et j’estime que chacun a le droit d’employer son libre arbitre.
  
  — La question n’est pas là, rectifia Chandra. Notre but n’est pas du tout d’empêcher le prince Barandana de penser librement et d’accorder ses actes politiques à ses idées. Ce que nous voulons, c’est soustraire le prince à l’emprise de ceux qui abusent sciemment de sa confiance et le détournent des devoirs qu’il a envers son pays. C’est une sorte de bataille que vous aurez à livrer contre les forces du mal.
  
  Coplan hocha la tête d’un air perplexe.
  
  — Curieuse bataille, marmonna-t-il. C’est la toute première fois que l’on me fait une proposition pareille. J’aimerais réfléchir avant de prendre position.
  
  Zaril Chandra acquiesça.
  
  — Oui, bien entendu, dit-il. Mais je ne reste que trois jours à Palma et je devrais être fixé avant de quitter les Baléares. Il va de soi que votre mission serait préparée avec le maximum de soin.
  
  — À quel titre irais-je à Dharwapur ?
  
  — Nous avons étudié ce problème et nous sommes arrivés à la conclusion que la meilleure formule serait de vous incorporer à la mission sociologique organisée à Dharwapur par l’A.S.P.A.
  
  — Qu’est-ce que c’est, l’A.S.P.A. ?
  
  — Une de ces innombrables organisations privées qui se consacrent à l’assistance aux pays déshérités. En l’occurrence, il s’agit de l’Association d’Assistance et de Secours aux Pays d’Asie. C’est une œuvre de bienfaisance qui veut combattre la misère aux Indes. Cette œuvre, d’origine protestante, a son siège en Suisse, à Genève, mais elle groupe des adhérents de tous les pays et elle est principalement subventionnée par de riches philanthropes américains. L’A.S.P.A. distribue chaque année pour des millions de dollars de vivres et de médicaments aux miséreux de mon pays.
  
  — Et la mission sociologique à laquelle vous faisiez allusion ?
  
  — Pour améliorer son action, l’A.S.P.A. a décidé d’organiser en divers endroits de l’Inde des missions d’étude basées sur les principes de la sociologie moderne, c’est-à-dire sur l’analyse concrète, sur le terrain, des éléments qui composent une communauté bien délimitée. Le prince Barandana a accepté avec enthousiasme que l’un des groupes de l’A.S.P.A. s’établisse dans un village pauvre de son royaume, à Kinagar, une bourgade rurale d’environ huit cents habitants.
  
  — Je ferais partie de cette équipe de sociologues, si je comprends bien ?
  
  — Oui. Et comme Kinagar ne se trouve qu’à 39 kilomètres du palais de Dharwapur, vous auriez toutes les facilités désirables pour accomplir la tâche que nous aimerions vous confier.
  
  — À quelle époque la mission de l’A.S.P.A. doit-elle aller là-bas ?
  
  — Le départ de Paris est prévu entre le 15 décembre et le 15 janvier. C’est la meilleure saison pour séjourner en Inde, la période des grosses chaleurs étant finie à ce moment-là.
  
  — J’ai donc largement le temps d’étudier la question, fit remarquer Francis.
  
  — En fait, non, rétorqua Chandra. Il nous faut trois bons mois pour organiser d’une manière apparemment normale votre participation à la mission sociologique de l’A.S.P.A. Ce serait une grosse erreur que de vous parachuter à la dernière minute parmi l’équipe qui va se rendre à Kinagar. La liste des membres doit d’ailleurs être soumise pour approbation au prince.
  
  — Oui, je vois.
  
  — D’autre part, indiqua l’Hindou, il vous faudra quand même quelques semaines pour vous initier à votre rôle de sociologue. Il est indispensable que votre couverture soit solide.
  
  — Est-ce tellement important ?
  
  — Oui, parce que nos adversaires auraient la partie trop belle s’ils vous repéraient d’entrée de jeu. Et votre situation deviendrait vite extrêmement périlleuse, soit dit en passant.
  
  — Bon. Je vous donnerai ma réponse avant votre départ de Majorque, promit Coplan sans aucun enthousiasme.
  
  *
  
  * *
  
  Lorsque la réunion fut terminée, Frank Walson ramena les deux Français à leur hôtel en voiture. Mais, au lieu de regagner leur chambre respective, le Vieux et Coplan décidèrent de profiter de cette belle nuit majorquine pour faire une promenade à pied du côté de la cathédrale.
  
  Ils descendirent donc vers le Paseo Sagrera, traversèrent le carrefour de l’Avenida Antonio Maura, se dirigèrent vers la plate-forme du Mirador.
  
  Sortant de son mutisme, le Vieux questionna sur un ton vaguement ironique :
  
  — Alors, Coplan ? Que pensez-vous de cette histoire ?
  
  — J’attends que vous m’expliquiez.
  
  — Les explications de Zaril Chandra ne vous suffisent pas ?
  
  — J’attends que vous m’expliquiez votre attitude dans cette affaire invraisemblable.
  
  — Elle est très claire et très simple, je vous le répète : je suis neutre.
  
  — Je m’en suis aperçu. Mais que signifie cette neutralité ? Bien que vous soyez en congé de maladie et muni d’un certificat médical tout ce qu’il y a de plus régulier, vous êtes toujours mon directeur, que je sache ?
  
  — Oui, évidemment, bougonna le Vieux. Et je comprends que mon attitude puisse vous paraître bizarre. La vérité, voyez-vous, c’est que je n’ai pas beaucoup apprécié la manière dont cette affaire a été emmanchée. Pour des motifs que je n’ai pas à discuter, Zaril Chandra a goupillé toute son histoire par-dessus ma tête.
  
  C’est à l’échelon des Affaires étrangères, puis à l’échelon de la Défense nationale que le gouvernement de New Delhi a sollicité le concours de la France, et plus exactement votre concours.
  
  — Je n’y suis pour rien, intercala Francis.
  
  — Non, je le sais. Je n’en veux d’ailleurs pas non plus à Chandra. Mais enfin, au lieu de me mettre devant le fait accompli, j’estime que le Quai d’Orsay aurait pu me consulter avant d’établir des contacts avec le Deuxième Bureau. Jusqu’à nouvel ordre, je suis toujours le patron de mes agents et seul juge des responsabilités auxquelles je souscris quand j’envoie mes collaborateurs en mission.
  
  — De toute évidence, murmura Coplan, ce sont mes rapports antérieurs avec Kattenhorst qui sont à l’origine de ce malentendu.
  
  — Bien sûr.
  
  — Et comme ce pauvre Kattenhorst est mort depuis plus de deux ans, je n’ai plus la moindre obligation morale sur ce plan-là. Je suis donc parfaitement libre de prendre ma décision sans tenir compte de qui que ce soit ni de quoi que ce soit.
  
  — Sans nul doute, et c’est également une des raisons qui m’ont incité à conserver ma neutralité dans l’affaire. J’ajoute que j’ai prévenu le délégué du ministre que je ne vous donnerais aucun ordre formel. Si vous acceptez la proposition du gouvernement indien, vous accomplirez cette mission comme volontaire. À l’égard du Service, vous êtes libre de votre décision.
  
  — J’en prends bonne note, glissa Francis, caustique. Ceci dit, venons-en à l’aspect positif du problème. En définitive, quelle est votre conclusion personnelle ? Êtes-vous pour, ou bien me conseilliez-vous de refuser ?
  
  Le Vieux fit quelques pas en silence. Ils étaient arrivés sur l’esplanade du Mirador et ils pouvaient contempler le spectacle magnifique de la baie. La mer se déployait devant eux comme une nappe sombre, moirée, vivante, bordée à l’est et à l’ouest par le piquetis scintillant des feux de la côte et des balises.
  
  Posant les mains sur le parapet de pierre de la terrasse, le Vieux articula enfin :
  
  — Je ne suis pas mécontent de vous avoir dit ce que j’avais sur le cœur, d’avoir pu exhaler ma rogne… et je pensais bien que vous me demanderiez mon avis avant de vous embarquer dans cette galère. Je vais donc essayer d’être objectif. À mon sens, Coplan, vous devez accepter cette mission. Primo, ce sera une expérience fort intéressante, j’en suis convaincu. Secundo, nous ne sommes pas très riches en informations de première main sur les dessous de la politique indienne. Tertio, les manigances des trois Français qui gravitent autour du prince Barandana doivent être tirées au clair avant qu’un scandale n’éclate. Enfin, argument suprême, j’ai l’intime conviction que si vous refusiez, cela ne servirait pas à grand-chose.
  
  — Comment cela ?
  
  — Vous seriez vraisemblablement obligé de revenir sur votre refus.
  
  — Ah oui ?
  
  — Pour ne rien vous cacher, la stratosphère(4) a exprimé le souhait que vous acceptiez cette mission, même si vous estimez qu’elle ne vous convient pas.
  
  — Sans blague ?
  
  — Oui, c’est très important. Et cela pour une raison majeure : depuis plusieurs années, la France fait tout ce qu’elle peut pour améliorer ses relations avec l’Inde. Comme vous le savez, de gros nuages pesaient sur le ciel de notre amitié avec ce pays : la guerre d’Indochine, puis la guerre d’Algérie, enfin le problème de nos anciennes possessions aux Indes. Bref, ces nuages s’étant dissipés, rien n’a été négligé pour permettre à la France de reconquérir une place de premier plan parmi les nations ayant des liens privilégiés avec New Delhi. Refuser le service que les Hindous nous demandent aujourd’hui serait donc une énorme maladresse.
  
  Coplan objecta sur un ton presque sarcastique :
  
  — Franchement, je ne vois pas ce que la France peut attendre d’un flirt avec l’Inde. Je me trompe peut-être, mais j’ai bien l’impression que nous sommes les seuls à rechercher l’amitié de ce pays qui n’est pas seulement immense, mais immensément pauvre. À l’exception de la Chine, qui a des visées territoriales sur les régions frontalières, on ne se bouscule pas pour gagner les bonnes grâces de New Delhi.
  
  — Ne vous fiez pas aux apparences, rétorqua le Vieux. Certes, les trusts américains sont plutôt attirés par les pays riches et par les peuples qui ont assez d’argent pour acheter leurs produits aussi coûteux qu’inutiles. Mais il y a une bonne dose d’hypocrisie dans l’attitude officielle des nations. Dites-vous bien que toutes les chancelleries du globe surveillent de très près l’évolution de cette masse de 500 millions d’êtres humains qui, tôt ou tard, jouera un rôle déterminant dans l’avenir de la planète.
  
  — Admettons, soupira Francis, rêveur.
  
  Puis, après un silence :
  
  — Vous ne croyez pas que cette mission d’un genre un peu spécial que l’on me propose cache quelque chose ?
  
  — Non, je ne le crois pas, affirma le Vieux, sincère.
  
  — Ne vais-je pas retirer les marrons du feu au profit de l’I.S. ou de la C.I.A. ?
  
  — Non, les intentions de Kember et de Walson sont pures. Les États-Unis et la Grande-Bretagne, tout comme la France, souhaitent réellement que le gouvernement indien puisse neutraliser les forces de désagrégation qui menacent ce pays.
  
  — Daril Chandra ne s’est guère attardé sur les preuves qu’il prétend avoir au sujet du fâcheux revirement de Barandana.
  
  — Ces preuves sont néanmoins tangibles et vraies, assura le Vieux. Ainsi, pour vous citer deux exemples récents et précis, Barandana a pris position contre deux mesures décrétées par le gouvernement : la stérilisation des hommes qui ont déjà quatre enfants, et la suppression des vaches sacrées en surnombre. Pour un observateur étranger, ce sont là des détails ; mais pour le gouvernement indien, ces réformes sont vitales. De plus, comme on vous l’expliquera par la suite, le maharadjah de Dharwapur a marqué très nettement son virage politique : il a quitté le parti du Congrès avec fracas pour se rallier au Swatantra.
  
  Coplan ne put s’empêcher de rire.
  
  — Il faudra que je me mette sérieusement à mon éducation indienne ! s’exclama-t-il. Les subtilités de la politique intérieure de New Delhi, c’est de l’hébreu pour moi.
  
  — Le Swatantra, ce sont les conservateurs, les réactionnaires. Ce parti, qui groupe les industriels et les familles riches, est l’un des principaux groupes d’opposition à la politique socialiste du Congrès. Bien entendu, le Swatantra est moralement et financièrement soutenu par tous les éléments rétrogrades du pays. Même les chefs religieux et certains princes déboulonnés, dont la position officielle est favorable au Congrès, donnent clandestinement leur appui à ces réactionnaires. Non seulement le prince Barandana a fait sensation quand il a rejoint publiquement le Swatantra, mais son exemple est contagieux. Et c’est très grave.
  
  — Vous êtes drôlement calé sur la question, fit remarquer Coplan, admiratif.
  
  — Je vous l’ai dit, les problèmes de la politique étrangère, c’est mon dada. Et je vous jure que c’est passionnant.
  
  — Je n’en disconviens pas. Mais, pour en revenir aux choses plus terre à terre, ces trois Français qui ont poussé le maharadjah sur la mauvaise pente, qui sont-ils exactement ?
  
  — Eh bien, cela va vous surprendre, mais on ne sait que fort peu de choses à leur sujet. Comme ils n’ont jamais eu maille à partir avec la justice, ils ne sont pas fichés. Même les Renseignements Généraux n’ont rien sur eux.
  
  — Le soi-disant mage Godefroy de Vauzel a pourtant fait une faillite comme éditeur, si j’en crois ce qui a été dit ce soir ?
  
  — Une liquidation à l’amiable est intervenue. Godefroy de Vauzel n’a pas de casier judiciaire. C’est un homme qui a toujours navigué dans les milieux farfelus : astrologues, spirites, etc. Vous voyez le genre ! Il y en a beaucoup en France, croyez-moi. Et depuis la mémorable affaire du Chandelier(5) je ne suis plus très sûr moi-même de ma propre incrédulité.
  
  — Et les deux autres ?
  
  — Les informations sont inexistantes.
  
  — Ils ont des passeports français, j’imagine ?
  
  — Oui, mais délivrés à Genève. Le trio était établi depuis bientôt deux ans en Suisse. Il y a énormément de sectes ésotériques à Genève, comme chacun sait. Martine Massel est déclarée sans profession, et son frère est qualifié de publiciste, ce qui ne veut rien dire. Mais ne vous tracassez pas, vous serez documenté sur ces gens en temps opportun.
  
  — Si j’accepte la mission qui m’est offerte, compléta Francis.
  
  — À mon avis, vous devez accepter, Coplan, prononça le Vieux sur un ton pénétré.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Dès son retour à Paris, Coplan fut convoqué au Quai d’Orsay où il fut reçu par un haut fonctionnaire de la section des Affaires d’Asie, un certain Philippe de Garande, un homme d’une quarantaine d’années, aimable et dynamique, qui commença par le remercier d’une façon particulièrement chaleureuse.
  
  — Nous vous sommes sincèrement reconnaissants, cher monsieur Coplan, d’avoir donné une réponse favorable à M. Zaril Chandra et de nous apporter ainsi votre précieuse collaboration. Le renforcement des liens entre la France et l’Inde est un de nos objectifs majeurs, et votre acceptation, nous en sommes sûrs, nous fournit une aide beaucoup plus importante que vous ne le soupçonnez. Naturellement, pour que vous soyez en mesure d’accomplir votre mission dans les meilleures conditions, il vous faut une préparation sérieuse. Je vais donc vous adjoindre un initiateur compétent, un de mes collaborateurs qui connaît admirablement l’Inde et ses problèmes.
  
  Par l’interphone, il appela un nommé Jean-Pierre Dargon qui s’amena quelques instants après. C’était un petit gars au visage rond, aux yeux bruns, aux gestes calmes. Il n’avait guère plus de trente ans, et il avait un léger accent méridional qui collait bien avec son expression tranquille, sympathique.
  
  Ayant fait les présentations, le haut fonctionnaire précisa :
  
  — M. Dargon a été pendant trois ans en poste à notre ambassade de New Delhi. De plus, il a une formation de sociologue et ses conseils dans ce domaine vous seront profitables. Un bureau est mis à votre disposition pour toute la durée de votre stage chez nous, et il va sans dire que toute ma section est à votre service en cas de besoin. N’hésitez donc pas à me contacter le cas échéant. Pour vous mettre tout à fait à l’aise, je vous signale que M. Dargon est parfaitement au courant du caractère un peu particulier de votre tâche. Il a eu plusieurs entretiens à ce sujet avec M. Chandra.
  
  — D’accord, opina Francis.
  
  Il prit congé du haut fonctionnaire et il se laissa conduire par Dargon vers le local qui leur avait été réservé.
  
  C’était une pièce agréable, située au premier étage, aménagée en bureau pour deux personnes.
  
  — Voilà notre quartier général, dit Dargon. Pendant huit à dix semaines, vous serez mon patron et je serai ici en permanence.
  
  — Vous allez vous consacrer entièrement à moi ?
  
  — Oui.
  
  — Tant mieux, car vous allez avoir du pain sur la planche. Je suis ignorant comme l’enfant qui vient de naître. Et mon recyclage ne sera pas une mince affaire.
  
  — Je vais également m’occuper de votre incorporation au sein de l’A.S.P.A. Comme je suis l’un des trois délégués français de cette association, il n’y aura pas de gros problèmes. Pour le reste, ne vous en faites pas : je vous donnerai des tuyaux pratiques, bien entendu, mais c’est sur le terrain que vous ferez vraiment votre apprentissage.
  
  — Pourquoi diable ne vous a-t-on pas confié cette mission ? s’étonna Francis. Vous étiez l’homme tout désigné pour cette histoire.
  
  — Pensez-vous ! Je suis connu comme un vieux sou dans les milieux politiques de New Delhi. J’ai même eu quelques discussions plutôt aigres avec le prince Barandana quand il a commencé à torpiller les décisions du Congrès. Je ne lui ai pas caché ce que j’en pensais. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas lui qui a manœuvré en coulisse pour obtenir mon rappel.
  
  — Vous étiez reçu à son palais ?
  
  — Oui, fréquemment. Barandana est extrêmement friand de contacts avec les étrangers, et surtout avec les Français. Dès qu’un de nos compatriotes se pointe à New Delhi, le maharadjah s’arrange pour l’attirer, pour l’inviter.
  
  — Quel genre de bonhomme est-ce ?
  
  — Un type assez remarquable, incontestablement. Cinquante-cinq ans, une grande expérience du monde, une intelligence à la fois vaste et pénétrante, mais tous les défauts d’un despote.
  
  — Il ne supporte pas la contradiction ?
  
  Dargon hésita, réfléchit un moment, puis :
  
  — À vrai dire, c’est assez subtil. Comme chez la plupart de ces Asiatiques, tout nous paraît contradictoire chez ce maharadjah. Il se prend pour un esprit libéral et tolérant, mais il se trompe sur son propre compte ; c’est un fanatique, un obstiné, un passionné et un autocrate. Il adore les échanges de vue et les discussions, et il prétend respecter les idées d’autrui. En réalité, il déteste les opinions qui ne cadrent pas avec les siennes et il finit toujours par prendre en grippe les gens qui réfutent ses arguments. Il ne se fâche jamais, remarquez, mais il fait des coups en dessous. Comme député, il a une influence énorme au parlement ; le gouvernement le craint et doit compter avec lui.
  
  — C’est sans doute pour cette raison qu’on me charge de le travailler par la bande ?
  
  — Évidemment. Ce sera d’ailleurs ma première leçon pratique, dans un sens : n’attaquez jamais Barandana de front. Et ma deuxième leçon sera la suivante : ne vous fiez ni aux promesses ni aux sourires bienveillants de cet homme.
  
  Coplan alluma une Gitane, resta pensif pendant une minute, puis questionna :
  
  — Ce Godefroy de Vauzel, le mage qui serait la cause du retournement de veste du maharadjah, vous l’avez rencontré là-bas ?
  
  — Je l’ai croisé à deux ou trois reprises à Dharwapur mais il ne m’a jamais adressé la parole. Visiblement, ce type m’évitait. Il s’éclipsait dès que j’arrivais au palais.
  
  — Et ses deux médiums ?
  
  — J’ai aperçu la fille une seule fois. Une blonde aux allures hautaines, splendidement balancée, avec je ne sais quoi de sensuel et de vulgaire. Elle venait d’ailleurs d’arriver à Dharwapur avec son frère, que je n’ai pas vu. Vauzel les avait précédés de plusieurs mois.
  
  — Est-ce exact que le prince couche avec cette fille ?
  
  — On le dit, et c’est fort possible. Mais Barandana défend sa vie privée avec une vigilance incroyable, vous verrez. Personne, en fait, n’est au courant de sa vie intime. Il a quatre femmes et des tas d’enfants, mais qui ne se montrent jamais, sauf sa première femme, la maharani de Dharwapur, qui joue son rôle officiellement lors des réceptions, selon l’usage ancien des cours indiennes. En tout état de cause, si Barandana a fait de cette blonde sa maîtresse, cela n’a rien de scandaleux, ne vous y trompez pas. Le prince de Dharwapur, comme tous ses pairs, se situe au-delà de la morale courante : il peut faire l’amour avec toutes les femmes de la planète. Le concept d’adultère ne le concerne pas, ce qui est bien commode, soit dit entre nous.
  
  — Compte tenu de la mentalité du maharadjah telle que vous me l’avez décrite, comment expliquez-vous l’emprise que nos trois compatriotes ont pu prendre sur ce potentat qui n’admet ni les conseils ni les contradictions ?
  
  — À mon avis, par la flatterie. Vous savez, même les chevaux les plus rétifs se laissent amadouer par une main qui sait les caresser habilement et à bon escient. Ou alors, c’est que Vauzel possède réellement des dons de sorcier et qu’il a envoûté le prince.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  — Vous parlez sérieusement ?
  
  — Ben dame ! On voit des trucs étonnants, vous savez, dans ce pays-là !
  
  — Vous avez vu d’authentiques sorciers ?
  
  — Le mot sorcier est un peu péjoratif et il s’applique mal au caractère hindou. Mais ce qui est sûr, c’est qu’ils ont là-bas une multitude de personnages qui ont acquis des pouvoirs magiques ou qui ont perfectionné leurs dons sumaturels. Les gourous, les swamis, les brahmacharis et même certains ascètes parmi les castes inférieures réalisent des choses qu’un homme ordinaire serait bien incapable d’accomplir. Le yoga, chez nous, c’est de la rigolade ; c’est une sorte de gymnastique suédoise que les magazines conseillent à ceux qui veulent conserver leur ligne. Mais, là-bas, le moindre yogi d’envergure moyenne exécute des exercices époustouflants. Ils arrivent à contrôler et à dominer leurs réflexes organiques avec une telle sûreté qu’ils défient les lois naturelles. J’ai vu des gourous qui bloquaient leur respiration pendant des heures ou qui arrêtaient les battements de leur cœur. On finit par être assez impressionné, je vous assure.
  
  — Le maharadjah pratique-t-il le yoga ?
  
  — Je n’en sais rien. Il est très discret sur ce chapitre-là aussi. Parfois, dans la conversation, il affiche un certain détachement amusé à l’égard de ces rites plus ou moins magiques. Mais, d’autres fois, il en parle comme un croyant. Il est d’ailleurs contraint au respect des traditions religieuses, puisqu’il est lui-même la réincarnation d’un célèbre gourou ancestral qui était au mieux avec la divinité.
  
  — Si je comprends bien, son pouvoir politique est basé en partie sur la religion ?
  
  — C’est le cas pour la plupart des maharadjahs. On s’imagine que l’Inde est un pays divisé en 17 provinces comme la France est divisée en départements, mais ce n’est pas du tout pareil : les provinces indiennes sont en quelque sorte des pays autonomes, avec un gouvernement local qui a ses propres assemblées. Le gouvernement central de New Delhi essaie tant bien que mal de coiffer ces provinces qui constituent l’Union, mais son autorité est limitée.
  
  — D’où le danger de la position réactionnaire du prince Barandana, enchaîna Coplan.
  
  — Évidemment.
  
  — Le pouvoir central ne dispose-t-il d’aucun moyen de pression à l’égard des gouvernements dissidents ?
  
  — Si, l’armée. Mais c’est une arme à double tranchant, comme on a pu le constater lors des événements de Bombay. Les temps ont changé, ne l’oubliez pas. À l’époque de l’indépendance, Nehru a pu utiliser l’armée pour mater les maharadjahs rebelles, mais aujourd’hui ça ne se passerait sans doute plus aussi facilement. L’euphorie patriotique s’est dissipée, d’une part, et les 35 années de fédéralisme ont, d’autre part, déçu le peuple indien qui attendait des miracles.
  
  — C’est l’évolution classique des jeunes nations politiques, émit Francis. Mais je voudrais vous poser une autre question maintenant ; vous qui êtes un spécialiste, la thèse du complot vous paraît-elle plausible ?
  
  — Au début, je n’y croyais pas, reconnut Dargon. La toute première fois que mon patron m’a parlé de cette histoire, j’ai pensé que c’était une combine manigancée par New Delhi pour contrer l’indocilité de Barandana. Mais après les conversations que j’ai eues avec Chandra, j’ai changé d’avis. Du reste, Chandra vous expliquera cette affaire beaucoup mieux que je ne pourrais le faire moi-même. Vous devez le revoir, je crois ?
  
  — Oui, lors de son prochain voyage en Europe ?
  
  — Vers quel moment doit-il revenir ?
  
  — D’après ce qu’il m’a dit lorsque je l’ai quitté à Palma, je le reverrai à Londres dans le courant de décembre. D’ici là, ma candidature en qualité de membre de I’A.S.P.A. aura été soumise au maharadjah et nous pourrons travailler sur des bases définitives.
  
  — En fait, rappela Dargon, mon rôle consistera surtout à vous mettre au courant des principes essentiels qui régissent les missions sociologiques de l’A.S.P.A. Si vous n’y voyez pas d’objection, nous allons commencer tout de suite.
  
  — D’accord.
  
  — Installez-vous à votre bureau, je vais chercher mes dossiers.
  
  *
  
  * *
  
  Dégagé temporairement de ses obligations à l’égard du S.D.E.C., Coplan n’en resta pas moins en liaison étroite avec le Service. Et, quand le Vieux rentra de son congé de maladie aux Baléares, Francis s’empressa d’aller lui rendre visite.
  
  — Alors ? fit Coplan. La petite santé ?
  
  — N’en parlons plus, je me sens en pleine forme, assura le Vieux. Et vous, ça va ? Vos nouvelles occupations au Quai d’Orsay vous plaisent-elles ?
  
  — J’apprends des choses intéressantes, mais la vie de bureau ne me convient guère. J’ai des fourmis dans les jambes et j’ai hâte d’entrer dans la phase active de ce boulot.
  
  — Apprenez à dompter votre impatience, c’est un excellent exercice, ironisa le Vieux.
  
  Il alluma sa pipe, tripota distraitement les papiers qui s’étaient accumulés sur sa table de travail, puis, sans lever les yeux :
  
  — J’ai demandé au commissaire Tourain d’entamer personnellement des enquêtes au sujet des trois Français qui se sont fixés à la cour du maharadjah de Dharwapur. La minceur des informations dont nous disposons concernant ces trois personnages paraît ahurissante et… anormale. Tourain m’a promis de repartir de zéro et de pousser les investigations.
  
  — Vous allez au-devant de mes désirs, et je vous en remercie. C’était une des requêtes que je voulais vous présenter.
  
  — Il y en a d’autres ?
  
  — Oui, à propos de mon identité. Sous quel nom vais-je aller en Inde ?
  
  — Sous le nom de Francis Coplan, pardi !
  
  — N’est-ce pas imprudent ? Mes précédents séjours à New Delhi ont peut-être laissé des traces ?
  
  — Ce n’est pas impossible, mais il vous appartient d’en tenir compte et, à la rigueur, de mettre à profit les recoupements éventuels.
  
  — Bon, acquiesça Francis, imperturbable.
  
  Le Vieux continua à farfouiller dans ses dossiers.
  
  — Ah, autre chose ! s’exclama-t-il. Je vous ai recruté un professeur, un type formidable. Il s’appelle Grissoux, Charles Grissoux. Il a soixante-dix ans et il a une barbe comme le Père Noël. Je suis sûr que vous allez vous amuser avec lui.
  
  — Un professeur ?
  
  — Ben oui, quoi ! Vous n’allez pas atterrir aux Indes comme un béotien, j’imagine ? Comment voulez-vous gagner la sympathie de votre maharadjah si vous ne connaissez pas un traître mot de sa religion ou de sa philosophie ? Expliquez-moi un peu la différence qu’il y a entre Brahma et Brahman.
  
  — Je donne ma langue au chat, s’esclaffa Coplan. Toute ma science en cette matière se résume en une phrase : les trois divinités de la trinité hindoue sont Brahma, source de la création, Vishnou, qui maintient la création, et Shiva qui détruit et reconstruit perpétuellement cette création.
  
  Le Vieux émit un petit sifflement moqueur.
  
  — Bravo, dit-il, ce n’est déjà pas si mal ! Mais il faudra en savoir davantage pour bavarder utilement avec le prince Barandana, vous vous en doutez. Grissoux est exactement l’homme qu’il vous fallait pour avoir une formation accélérée dans ce domaine. Il est très compétent en matière d’hindouisme et même les bouddhistes de France ont une grande estime pour lui.
  
  — Vous avez des contacts avec les bouddhistes de France ?
  
  — À l’occasion, pourquoi pas ? Vous ignorez probablement qu’il y a plus de vingt mille bouddhistes dans notre pays.
  
  — Vous plaisantez ?
  
  — Absolument pas. Il y a officiellement vingt-cinq mille personnes en France qui ont adopté les préceptes de Bouddha comme mode de vie. Et, accessoirement, je vous signale que Godefroy de Vauzel, l’ami du prince Barandana, est également une figure connue des milieux bouddhistes français, bien qu’il soit hindouiste. Grissoux m’a affirmé que Vauzel avait vécu pendant sept ans dans un monastère de Bénarès et qu’il avait acquis à cette occasion le titre de swami, ce qui correspond plus ou moins à la notion de prêtre ou de saint homme, titre qui n’est pas souvent accordé à un Occidental.
  
  — Je vois mal un saint homme de ce genre participant à un complot contre le gouvernement indien.
  
  — Pourquoi ? C’est une question de point de vue, tout bonnement. Il y avait des prêtres dans la Résistance, ne l’oubliez pas. Si Vauzel estime en son âme et conscience que la politique de New Delhi menace les vraies valeurs de l’Inde, la destruction de l’autorité centrale doit lui paraître tout à fait légitime.
  
  Coplan opina en silence. Puis, dans un soupir :
  
  — Je me demande toujours si je n’ai pas eu tort d’accepter cette mission.
  
  — Vous regrettez ?
  
  — À chacun son métier, les vaches seront bien gardées.
  
  — Eh bien, de quoi vous plaignez-vous ? railla le Vieux. Vous allez vous occuper des vaches sacrées, ça tombe plutôt bien, non ?
  
  — Votre vivacité d’esprit me prouve que l’air des Baléares vous a fait beaucoup de bien, dit Francis avec un sourire mi-figue mi-raisin.
  
  — Je comprends que vous ayez le trac, enchaîna le Vieux. Mais, croyez-moi, Coplan, un bon agent doit sortir de temps en temps de sa spécialité. La routine n’apprend rien à personne et je suis persuadé que cette expérience d’un genre absolument nouveau vous sera profitable.
  
  Il haussa les épaules, ajouta :
  
  — Le temps passe vite. Dans dix semaines vous serez à Dharwapur.
  
  — La date de départ est fixée ?
  
  — Oui, j’ai reçu une confirmation télégraphique de Chandra. Sauf contre-ordre, toute l’équipe de l’A.S.P.A. s’embarquera le 10 janvier à bord du Boeing d’Air France qui décolle à Roissy à 10 h 40 du matin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  C’est le 4 janvier que les membres de la mission de l’A.S.P.A. se rassemblèrent à Paris, au siège de la section française de l’association.
  
  Le groupe se composait de douze personnes, dont trois femmes.
  
  Hans Koller, le patron de l’expédition, était un professeur zurichois âgé d’une quarantaine d’années. Long, maigre, le crâne dégarni, les yeux d’un bleu très pâle, il avait déjà effectué quatre missions sociologiques aux Indes, dont deux pour le compte de l’Organisation Mondiale de la Santé. C’était un homme calme, fumeur de pipe enragé, sobre et taciturne, au moral solide, à l’esprit réaliste. Doté d’une âme d’apôtre, il avait consacré toute sa vie aux pays sous-développés et il éprouvait une attirance inexplicable pour l’Inde, bien qu’il eût perdu toutes ses illusions au sujet de l’avenir du subcontinent. Il parlait presque couramment l’hindi et il avait de sérieuses notions de la langue tamoule(6).
  
  L’assistant de Koller était un Genevois de trente-deux ans, médecin et géographe, attaché au département de l’Aide étrangère, à Berne. Il se nommait Pierre Molin et c’était un costaud d’humeur enjouée. Sa femme, Hélène, infirmière diplômée et assistante sociale de son métier, l’accompagnait.
  
  Tous les autres membres étaient des spécialistes : sociologues, ethnologues, hygiénistes, psychologues, etc. La plupart avaient déjà séjourné en Asie et accompli des missions financées par l’A.S.P.A. Il y avait là des Anglais, des Belges, un Allemand, un Danois et un jeune professeur américain spécialiste des problèmes de la nutrition. Éliane Bovy, une petite Namuroise de vingt-sept ans, avait la responsabilité de la cuisine du groupe. La blonde Betty Chambey, infirmière à Lausanne, avait la charge des réserves pharmaceutiques.
  
  Lode Geerts, un étudiant flamand de vingt-deux ans, gros garçon aux joues rouges et aux cheveux roux, et Bob Perrin, jeune docteur de Neuchâtel, étaient les deux bleus de l’équipe. C’était la première fois qu’ils participaient à une mission, et c’était la première fois qu’ils allaient en Asie.
  
  Quant à Francis Coplan, le seul Français de la bande, il prenait très au sérieux son rôle d’administrateur responsable du matériel, de l’intendance et des rapports avec les autorités.
  
  À l’exception de Hans Koller – que Zaril Chandra avait contacté afin de le mettre au courant –, personne ne savait que Coplan se rendait à Dharwapur pour des motifs qui n’avaient que peu de rapports avec la sociologie et les problèmes du sous-développement.
  
  *
  
  * *
  
  Pendant une semaine, à raison de deux réunions quotidiennes, le groupe se prépara aux tâches qui l’attendaient et, accessoirement, apprit à se connaître. Ce fut en quelque sorte un rodage.
  
  Des affinités se précisèrent, des amitiés naquirent spontanément et, chose étrange, quoique banale, les rapprochements individuels s’opérèrent davantage sur les données des caractères et par un phénomène de complémentarité que pour des raisons strictement professionnelles.
  
  Coplan, pour sa part, afficha d’entrée de jeu une réserve proche de la froideur, surtout vis-à-vis des deux jeunes filles du groupe. Celles-ci, le sachant célibataire et réalisant intuitivement le potentiel extraordinaire de volonté, de virilité, de puissance physique et morale que cachait son air détaché, se sentaient polarisées par lui. Ce robuste gaillard flegmatique et tranquille, au regard magnétique voilé d’ironie, aux longs muscles de fauve, avare de ses paroles et de ses sourires, les attirait malgré elles.
  
  *
  
  * *
  
  Enfin, ce fut le départ, dans la joie et l’optimisme. Le 10 janvier, par un matin d’hiver très froid, l’équipe au grand complet embarqua avec armes et bagages à bord du Boeing d’Air France.
  
  Coupé par les escales techniques de Rome et de Tel-Aviv, le merveilleux vol jusqu’à New Delhi se déroula d’une manière absolument parfaite. Et l’avion, fidèle à son horaire, se posa sur la piste de l’aéroport de Palam à cinq heures du matin (7).
  
  Toute la petite troupe débarqua dans un vague état de somnolence, pour ne pas dire d’abrutissement, provoqué par ce long voyage. Mais cette torpeur se dissipa promptement grâce à la fraîcheur vivifiante de l’aube indienne, une aube rose et mauve dont le charme poétique excita la ferveur des deux néophytes, l’étudiant belge de l’Université de Gand et le jeune médecin de Neuchâtel.
  
  Las ! Dès que les arrivants eurent franchi le portail de l’aérogare pour gagner les locaux affectés aux contrôles de la police et de la douane, l’émerveillement des deux bleus dégringola de plusieurs degrés. Les installations de Palam sont minables, pauvres et sales, indignes d’une capitale moderne et d’une nation de cinq cents millions d’individus.
  
  Les porteurs indigènes, voyant qu’ils avaient affaire à un groupe organisé, ne tentèrent même pas d’offrir leurs services. Frileusement emmitouflés dans leurs vieilles capotes kaki provenant des stocks abandonnés par l’armée anglaise, les joues creuses, le teint gris et blafard sous le turban crasseux, ils se contentèrent de regarder de leurs grands yeux noirs pleins de tristesse ces Occidentaux rieurs et joyeux qui, visiblement, ne connaissaient ni la faim ni le désespoir.
  
  Hans Koller essaya inutilement d’expliquer au chef des douaniers qu’il était le directeur d’une mission scientifique officiellement patronnée par le ministère de la Santé de la République Indienne et que le matériel du groupe avait été contrôlé au départ de Paris par un membre de l’ambassade, rien n’y fit. Il fallut ouvrir un par un les sacs, les valises, les colis, et tout fut fouillé en détail.
  
  Hautains, condescendants, suprêmement imbus de leur supériorité, les fonctionnaires de l’administration ne sont jamais pressés aux Indes. Ils accueillent le voyageur avec une désinvolture presque méprisante et une froideur proche du dégoût, qu’il s’agisse d’un Indien ou d’un étranger. Par ailleurs, tatillons et soupçonneux, jaloux de leurs prérogatives, ils multiplient avec une arrogance qui confine au sadisme les formalités et les tracasseries.
  
  Pendant que Koller se pliait aux caprices des gabelous, Coplan, en sa qualité d’administrateur de la mission, discutait en anglais avec le fonctionnaire du contrôle des devises qui, déjà noyé dans une montagne de paperasses, l’obligea à remplir en triple exemplaire un nombre ahurissant de formulaires.
  
  Cette plaisanterie ne dura pas moins de deux heures.
  
  De l’autre côté de la barrière – barrière que peuvent seuls franchir les arrivants ayant satisfait à toutes les prescriptions réglementaires –, un délégué du gouvernement indien et un envoyé du maharadjah de Dharwapur attendaient sans impatience la fin de ce rituel aberrant. Des policiers armés, des Sikhs barbus, surveillaient les opérations.
  
  Le délégué du ministère de la Santé était un petit homme replet, au teint cuivré, boudiné dans un complet bleu marine de coupe très élégante ; l’envoyé spécial du prince Barandana était un grand vieillard au visage austère, au teint bistre, mince et sec, sanglé dans une tunique blanche à col montant, coiffé d’un turban de soie rose surmonté d’une aigrette.
  
  Les deux Hindous bavardaient calmement, nullement choqués par ces vérifications qui n’en finissaient plus. Et, comme si c’était là une chose tout à fait naturelle, ils accueillirent les membres de la mission, enfin délivrés, sans faire la moindre allusion à ces deux heures perdues en formalités absurdes.
  
  Un autocar particulier avait été frété pour conduire l’équipe de l’A.S.P.A. à New Delhi où une petite réception protocolaire avait été prévue par les autorités.
  
  L’autocar mit une bonne demi-heure pour couvrir les douze kilomètres qui séparent l’aéroport de la capitale. La route était excellente, mais elle était encombrée comme le sont toutes les routes aux Indes. Des carrioles moyenâgeuses tirées par des buffles lents et placides, des grappes de cyclistes, des enfants à demi nus errant par bandes de dix ou de vingt, des vaches efflanquées, des porteuses d’eau et des marchands ambulants occupaient le milieu de la voie sans se soucier le moins du monde de la circulation automobile.
  
  À New Delhi, Hans Koller et ses équipiers furent installés dans un vaste local appartenant au ministère de la Santé et situé au rez-de-chaussée d’un bâtiment officiel érigé dans une enceinte privée. Une table avait été aménagée sur des tréteaux de bois, et une collation fut servie aux voyageurs : du thé, des tranches de cake, des galettes.
  
  Entre-temps, le soleil s’était levé. La chaleur commençait à se faire sentir.
  
  Il fallut de nouveau attendre près de deux heures avant de voir apparaître le haut fonctionnaire que le gouvernement avait désigné pour le représenter. C’était un petit quinquagénaire à lunettes, au faciès brun et luisant comme un marron, au costume gris perle impeccable. Le bonhomme lut en anglais un discours du plus pur style académique par lequel il exprima le vif intérêt que le gouvernement portait aux travaux sociologiques de l’A.S.P.A., sans oublier de souligner au passage les mérites insignes des autorités indiennes qui encourageaient de la sorte les initiatives favorables au progrès et au rapprochement pacifique des peuples.
  
  La réception terminée, le représentant de Dharwapur invita le directeur et l’administrateur de la mission à l’accompagner à bord de l’avion personnel du prince pour gagner directement Dharwapur. Mais Koller et Coplan déclinèrent cette invitation, déclarant tous les deux qu’ils tenaient à participer au chargement de leur matériel et qu’ils feraient le voyage par la route avec les autres membres du groupe.
  
  Le noble vieillard au turban rose se montra d’abord surpris, puis désappointé.
  
  — Son Altesse vous attend, insista-t-il. Vos collaborateurs n’ont pas besoin de vous pour ces questions matérielles, je suppose ?
  
  Il parlait aussi aisément le français que l’anglais, mélangeant parfois les deux langues, mais se corrigeant aussitôt.
  
  Hans Koller, extirpant sa pipe de sa bouche, répondit en souriant :
  
  — Vous direz au prince que son attention nous touche beaucoup, mais que nous sommes moralement obligés, M. Coplan et moi-même, de rester avec nos compagnons. En tant que chefs, nous sommes responsables de notre matériel et de nos gens.
  
  Le noble Hindou, imprégné jusqu’aux moelles par son esprit de caste, rétorqua sur un ton décontenancé :
  
  — Mais c’est précisément parce que vous êtes les chefs, vous et M. Coplan, que Son Altesse vous envoie son avion. Vous ne pouvez pas faire ce voyage avec vos subordonnés.
  
  — Nous sommes désolés, prononça Koller d’une voix polie, mais ferme, notre place est parmi nos camarades. Si tout va bien, nous arriverons à Dharwapur demain, vers cinq ou six heures de l’après-midi. Et, bien entendu, notre premier objectif sera le palais où nous présenterons nos respects à Son Altesse.
  
  L’austère Asiatique arbora une expression à la fois rigide et vexée, montrant sans équivoque qu’il désapprouvait ce manque de tact vis-à-vis de son souverain.
  
  — Soit, fit-il avec aigreur. Je vous attendrai au palais pour faire les présentations officielles.
  
  Il prit congé assez froidement.
  
  Le petit homme replet du ministère de la Santé affichait une mine consternée. Il regarda Koller et murmura :
  
  — Vous n’auriez pas dû refuser son invitation. En vous envoyant son Premier secrétaire et son avion, le prince voulait vous faire un très grand honneur.
  
  Hans Koller, en bon Suisse, répliqua :
  
  — Je n’en disconviens pas, mais le travail passe avant les mondanités. Il y a 600 kilomètres d’ici à Dharwapur, et je n’ai pas du tout envie de faire ce trajet en avion pendant que mes compagnons sont sur la route avec les véhicules et le matériel.
  
  — Je vous comprends bien, admit l’Hindou, mais c’est néanmoins fort regrettable. Vali Jayarta, c’est le nom du Premier secrétaire, est un personnage important. C’est en quelque sorte le Premier ministre de Dharwapur et son influence à la cour est énorme. Son appui vous aurait été précieux.
  
  — Je m’expliquerai avec le maharadjah, assura Koller.
  
  — Le maharadjah ne s’occupe jamais des choses pratiques, reprit l’Hindou. Il ne sait pas ce qui se passe dans la principauté. C’est Vali Jayarta qui gouverne en fait, et il n’aime pas beaucoup les Occidentaux. Vous vous êtes fait un ennemi de cet homme.
  
  Koller haussa les épaules.
  
  — Nous nous passerons de son appui, grommela-t-il. Et maintenant, si c’était possible, j’aimerais prendre possession des véhicules et des tentes que votre administration doit mettre à notre disposition.
  
  — Tout est prêt, affirma le fonctionnaire. Je vais téléphoner au service compétent et vous pourrez vous mettre en route dans les vingt minutes.
  
  — Tant mieux, ponctua Koller qui, à la dérobée, lança un rapide clin d’œil à Coplan.
  
  Ce clin d’œil, Francis n’en devina pas la signification exacte sur le moment même. Mais, trois quarts d’heure plus tard, il comprit. Pas un seul des trois véhicules prêtés par le ministère indien n’était en mesure d’accomplir sans incidents une randonnée de 600 kilomètres. La jeep avait des freins qui ne fonctionnaient que par intermittence, la Land-Rover avait deux pneus usés jusqu’à la trame et la fourgonnette Morris n’avait plus une seule goutte d’huile dans le ventre. De plus, ses bougies étaient à bout de souffle.
  
  Quant aux tentes – des reliques de l’armée britannique des Indes –, deux d’entre elles présentaient des déchirures irréparables et les tapis de sol avaient été oubliés.
  
  Ce n’était pas pour rien que Koller, qui connaissait bien ce pays et ces gens, avait tenu à inspecter méticuleusement le matériel mis à sa disposition. Lors de ses précédents séjours, l’incompétence, l’insouciance et la paresse fataliste des Hindous lui avaient joué trop de mauvais tours : il ne se fiait plus qu’à lui-même.
  
  Il décida de remettre le départ au lendemain et de consacrer cette journée à la mise au point du matériel. Tout le monde se déclara d’accord et se mit au travail avec entrain. Coplan profita de l’occasion pour quitter le groupe et, sous le prétexte de régler quelques problèmes administratifs, il se rendit à Connaught Circus, le centre moderne de New Delhi, pour contacter, dans un bureau commercial, un ami du major Kember.
  
  L’ami en question, un Anglo-Indien qui dirigeait une des filiales de la London Export Company, avait été chargé par la direction de l’intelligence Service de coordonner les liaisons avec Coplan. C’était un homme de quarante-cinq ans, chétif, à la peau couleur d’ivoire et aux cheveux grisonnants, au sourire affecté, à la voix douce. Il se nommait James Radjina et il avait beaucoup de relations.
  
  Coplan se présenta à l’exportateur et dit en lui serrant la main :
  
  — Je profite d’un petit changement de programme pour venir faire votre connaissance et vous confirmer mon arrivée.
  
  — J’étais déjà au courant, fit Radjina, aimable. Un de mes collaborateurs se trouvait à l’aéroport lorsque votre avion s’est posé.
  
  — Nous comptons partir demain matin, à l’aube, pour Dharwapur. Avez-vous des instructions de dernière minute à me communiquer ?
  
  — Oui, je suis heureux que vous ayez pu faire un saut jusqu’ici. Selon le désir exprimé par Londres, j’ai envoyé un de mes agents à Dharwapur même afin de vous permettre d’avoir une liaison rapide avec moi par le truchement de cet homme. C’est un marchand ambulant qui se nomme Paksan et qui se tient généralement près de la boutique de soieries de la famille Sharapour, sur la place du Marché, au centre de la ville.
  
  — Parfait, mais comment vais-je identifier ce Mr. Paksan ?
  
  — Il possède votre signalement. Je présume qu’il vous abordera lui-même à la première occasion favorable.
  
  — Très bien.
  
  — C’est un homme dévoué, fidèle et sûr. Il pourra vous donner un coup de main en cas de nécessité.
  
  — Je vous remercie.
  
  — Vous n’avez pas à me remercier, cela fait partie de mon travail, assura l’Hindou.
  
  Son sourire artificiel s’accentua.
  
  — Si vous avez encore une seconde, reprit-il, j’aimerais vous présenter une de mes employées. Vous permettez ?
  
  Il quitta son bureau, revint quelques instants plus tard en compagnie d’une petite femme en robe blanche qui n’était autre que l’Anglaise de Liverpool, Mrs. Carol Dillon, l’amie du major Kember.
  
  — Hello ! s’exclama-t-elle, enjouée. Ravie de vous revoir.
  
  — Tout le plaisir est pour moi, renvoya Francis, un peu étonné malgré tout.
  
  — Vous étiez au courant ? questionna-t-elle.
  
  — Absolument pas.
  
  — Il y a trois semaines que je suis ici.
  
  Elle ajouta, ses beaux yeux verts scintillant de malice :
  
  — Pour vous, mon cher.
  
  — Comment cela, pour moi ?
  
  — Tout ce que je pourrai faire à New Delhi pour vous aider, je le ferai. Je connais la ville comme ma poche et je parle couramment la langue.
  
  — Sans blague ?
  
  — Je suis née ici et j’ai vécu jusqu’à ma quatorzième année dans un bungalow de la banlieue nord. Mon père était caissier à la Westminster Bank. Par conséquent, n’hésitez pas à faire appel à mes compétences en cas de besoin.
  
  — Voilà une bonne surprise, opina Coplan. Remarquez, je me doutais bien que votre présence à la soirée de Frank Walson, à Palma, ne pouvait pas être le fait du hasard.
  
  — Si vous saviez comme j’avais le trac, ce soir-là !
  
  — Pourquoi cela ?
  
  — Si vous aviez refusé ce job, j’aurais dû m’en charger. Or, je n’avais aucune chance de réussir.
  
  — Vous étiez sûrement plus qualifiée que moi, répliqua Francis. Vous connaissez le pays et la langue.
  
  — Kember voulait que je fasse de l’œil au prince pour le séduire et m’introduire de la sorte dans son intimité. C’était un projet insensé.
  
  — Je ne suis pas de votre avis. Vous avez tout ce qu’il faut pour tenter un homme normalement constitué, fut-il maharadjah.
  
  — Votre compliment me va droit au cœur, merci. Mais je ne suis pas de taille à battre ma rivale actuelle, la jolie Martine Massel. En la voyant, ce matin, j’ai pu me rendre compte à quel point ses armes étaient supérieures aux miennes. Pour une belle fille, c’est une belle fille. Nous en reparlerons quand vous l’aurez rencontrée.
  
  — Vous dites que vous l’avez vue ce matin ?
  
  — Oui. Elle a profité de l’avion du prince pour venir à New Delhi. Je me suis arrangée pour l’apercevoir.
  
  — Vous aviez été prévenue ?
  
  — Notre ami Radjina est au mieux avec un technicien du trafic à Palam. Quand une information peut présenter un certain intérêt, le technicien en question nous prévient. Nous savions depuis hier soir que l’avion du prince devait atterrir à l’aube à New Delhi. Tout ce qui concerne Dharwapur est contrôlé systématiquement par Radjina et son réseau.
  
  Radjina, silencieux, avait un sourire de plus en plus énigmatique.
  
  Carol Dillon poursuivit :
  
  — Votre belle compatriote s’est rendue en taxi chez le libraire Jain, à Connaught Circus, où elle a transmis discrètement un message sous enveloppe à un inconnu qui flânait dans la boutique.
  
  — Et cela signifie quoi ? s’enquit Coplan.
  
  — Peut-être rien du tout, admit l’Anglaise en riant. En tout état de cause, ce quidam a été pris en filature par un de nos hommes et nous espérons pouvoir l’identifier à bref délai. Je vous le répète, tout ce qui de près ou de loin se rapporte aux gens de Dharwapur nous intéresse en priorité.
  
  Radjina intervint de sa voix douce :
  
  — Si nous avons des informations importantes à vous communiquer, Paksan se débrouillera pour vous toucher là-bas.
  
  — Et si j’avais besoin de Mrs. Dillon pour un travail urgent ? demanda Francis à l’Hindou.
  
  — Passez-moi une commande par téléphone, indiqua l’exportateur. Réclamez-moi des médicaments suisses, par exemple. Je saurai ce que cela veut dire et je m’arrangerai.
  
  — Je constate que je suis admirablement encadré, émit Coplan avec un léger sourire. Tout ce que je souhaite, c’est de ne pas vous décevoir. C’est bien la première fois que je me lance dans une aventure aussi peu conforme à mes goûts et à mes dispositions naturelles.
  
  Radjina esquissa une petite grimace sucrée.
  
  — Nous sommes tous persuadés que vous êtes l’homme de la situation, Mr. Coplan, glissa-t-il. Le prince Barandana est un francophile passionné et il n’a jamais refusé son amitié à un Français qui séjournait dans son territoire. Avec un homme comme vous, cela doit marcher tout seul.
  
  — Parce que je suis Français ?
  
  — Oui, et parce que vous êtes sympathique. Le plus gros obstacle, pour nous, c’était d’infiltrer un agent dans l’entourage du prince. Vous allez franchir cet obstacle d’emblée, retenez ce que je vous dis.
  
  — Dans tous les cas, ça commence plutôt mal, rétorqua Francis. Ce matin, en refusant de monter dans l’avion du prince, nous avons vexé son Premier secrétaire et il paraît que cet austère bonhomme est l’Éminence Grise de Dharwapur.
  
  — C’est exact, confirma Radjina. Et puisque vous parlez de lui, je me permets de vous mettre en garde : Vali Jayarta est un homme redoutable. Tenez-le à l’œil et méfiez-vous de sa duplicité.
  
  — Je crois que je vais me méfier de tout le monde, conclut Coplan sur un ton acide.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Les ténèbres de la nuit commençaient à se dissoudre dans le ciel quand le groupe de l’A.S.P.A. quitta New Delhi.
  
  Au volant de la jeep, Coplan roulait en tête de la petite colonne que formaient les trois véhicules de la mission. Il avait à ses côtés Lode Geerts, l’étudiant flamand. Et, comme bagages, la cantine de fer qui contenait les papiers officiels, les documents comptables et l’argent de toute l’équipe, plus quelques valises et une machine à écrire emballée dans un sac étanche.
  
  Dès la sortie de la banlieue industrielle qui entoure la capitale, la poussière fit son apparition.
  
  Coplan, qui avait fait cette même route quelques années auparavant (8), stoppa pour prévenir ses compagnons :
  
  — Si vous voulez protéger vos cheveux et vos vêtements, couvrez-vous au maximum. Cette poussière infernale est un vrai fléau, croyez-moi ! Et elle ne nous lâchera pas de la journée, hélas ! C’est pire que la chaleur.
  
  Ils se remirent en route.
  
  En deuxième position venait la fourgonnette que conduisait le Dr Molin. Sa femme était assise près de lui.
  
  Fermant la marche et assurant l’indispensable contrôle d’arrière-garde, venait la Land-Rover que pilotait Hans Koller. Il avait trois passagers à bord de son véhicule, les autres membres du groupe s’étant installés plus ou moins confortablement à l’intérieur de la fourgonnette, sur les toiles des tentes.
  
  Par mesure de sécurité – compte tenu de la vétusté du matériel roulant – Hans Koller avait prescrit une vitesse de croisière de 65 km à l’heure au maximum.
  
  Pendant la première partie du trajet, ce plafond ne fut jamais atteint. À tout bout de champ, la jeep devait ralentir pour permettre à un paysan de se ranger avec son attelage sur le bas-côté de la route. Parfois, il s’agissait d’un de ces pittoresques autobus archibondés, à la carrosserie toute peinturlurée de guirlandes fleuries, qui stationnait au beau milieu de la voie pour une raison inexpliquée.
  
  Après les contrôles de police à la frontière de la province du Rajasthan, et une fois franchie l’antique barrière de bois qui coupe la voie, les choses allèrent beaucoup mieux.
  
  Au bout d’un long silence, Lode Geerts, intrigué par les piétons qui déambulaient le long de la route, demanda à Coplan :
  
  — Où vont-ils, tous ces malheureux qui se baladent en rase campagne ?
  
  — Nulle part, répondit Francis. Ils se déplacent sans but défini, pour le plaisir de voyager. Il y a toujours une moitié de l’Inde qui chemine ainsi à longueur d’année. Les gens du Sud vont vers le Nord, et vice versa.
  
  — Ils abandonnent leur maison ?
  
  — Ils n’ont pas de maison. La totalité de leurs biens personnels tient dans la vieille boîte à conserve que la plupart trimbalent en guise de bagage. Ils dorment à la belle étoile, ils mendient une poignée de riz, et vive la liberté. Formidable, non ?
  
  — Fantastique ! s’exclama Geerts. C’est la vraie vie, ça ! Les gendarmes ne les arrêtent pas pour vagabondage ?
  
  — Ce ne sont pas des vagabonds, ce sont des hommes libres. Leur existence manque peut-être un peu de confort, mais elle est vaste et sans contraintes. Évidemment, le climat s’y prête.
  
  — Sincèrement, je pensais qu’il ferait encore plus chaud, avoua Geerts. C’est accablant, mais c’est très supportable.
  
  Coplan dédia un sourire à son jeune compagnon.
  
  — Nous sommes en plein hiver, fit-il remarquer. En été, il y a facilement 50 degrés à l’ombre. Avec l’humidité en plus, c’est un climat impossible.
  
  — Évidemment, acquiesça le Flamand. Et c’est peut-être ça la vraie raison de la stagnation de ce pauvre pays.
  
  Le paysage était plat, dénudé, d’une couleur brunâtre légèrement estompée.
  
  De temps à autre, un village érigeait sur le bord de la route ses misérables petites maisons faites de terre pétrie, avec deux ou trois palmiers déplumés et poussiéreux qui se dressaient dans le ciel morne.
  
  À la longue, Lode Geerts, malgré son désir d’émerveillement, finit par ressentir jusqu’au plus profond de son être tout ce qu’il y avait de désolé, de triste, de déprimant dans ce décor monochrome. Et lui qui ne connaissait que les terres bien grasses de sa Flandre natale, soupira soudain :
  
  — C’est curieux, on dirait que la terre elle-même est usée jusqu’à la corde. C’est comme la peau d’un vieillard centenaire, vous ne trouvez pas ?
  
  — Oui, tout fiche le camp en poussière ici, approuva Francis. Le sol, la végétation, les êtres vivants et même la durée : tout est épuisé.
  
  *
  
  * *
  
  Ils firent une halte dans une bourgade pour se restaurer, et Bob Perrin décida de faire quelques photos. Entre autres, il fixa sur la pellicule un antique moulin à eau dont la roue était actionnée par un chameau qui tournait inlassablement autour du puits. Mais il dut bien vite renoncer à poursuivre sa chasse aux images pittoresques : des centaines de gosses en haillons l’entouraient, le harcelaient, le bousculaient, turbulents et quémandeurs.
  
  Ils reprirent la route, et ce fut de nouveau la monotonie du ruban goudronné s’enfonçant à perte de vue dans la campagne brune et poussiéreuse.
  
  *
  
  * *
  
  Ils arrivèrent à Dharwapur un peu avant 17 heures, après avoir longé les contreforts des Monts Ardyalli.
  
  La ville, avec ses portes monumentales, ses antiques murailles plus ou moins en ruine, ses ruelles, ses boutiques primitives et sa foule aux costumes bariolés, ressemblait aux célèbres capitales des deux anciens royaumes voisins : Jaipur et Udaipur.
  
  En fait, le décor évoquait davantage les cités du Moyen-Orient que celles de l’Asie.
  
  Les trois véhicules de la mission se rangèrent devant le palais princier, sur l’esplanade. Déjà, prévenu par un mystérieux signal, Vali Jayarta, le Premier secrétaire du maharadjah, se tenait sous le porche d’entrée, très raide dans sa tunique blanche.
  
  Le palais ne paraissait ni très ancien, ni très fastueux. C’était une lourde construction grisâtre, disposée en rectangle, avec des pavillons d’angle surmontés de coupoles imitées du style indo-mongol si répandu dans cette partie de l’Inde septentrionale.
  
  Vali Jayarta, les deux mains jointes devant la poitrine, salua cérémonieusement les membres de la mission comme s’il les voyait pour la première fois et, au nom de son souverain, leur souhaita la bienvenue sur le territoire.
  
  À sa suite, les voyageurs traversèrent la cour intérieure du palais et pénétrèrent dans un vaste hall dallé de marbre rose. L’intérieur de l’édifice offrait un aspect de luxe raffiné qui contrastait étrangement avec l’extérieur.
  
  Malgré les précautions qu’ils avaient prises, Hans Koller et ses équipiers se sentaient passablement défraîchis après cette randonnée de 600 kilomètres. La poussière de la route, collée sur leur visage moite, leur donnait un teint presque blême.
  
  Ils furent introduits dans un immense salon de réception qui aurait pu être transporté tel quel au château de Versailles : les meubles anciens – de style français haute-époque – les tapisseries des Gobelins, les peintures dans leurs cadres dorés, tout reflétait les goûts des rois de France.
  
  Par une porte du fond, le prince Barandana fit une entrée presque théâtrale.
  
  Vêtu d’un pantalon bouffant de soie rose tendre, d’une longue blouse de soie bleue nuit, coiffé d’un turban blanc garni de pierres précieuses, il alla s’asseoir sur un fauteuil placé sur une estrade surélevée, au fond de la salle.
  
  C’était un homme imposant, au visage lourd et cuivré, à la bouche épaisse, aux yeux très sombres. Sans être obèse, il avait la nuque grasse, les épaules matelassées, le ventre proéminent.
  
  Très à l’aise, il prononça en anglais :
  
  — Mes chers amis étrangers, je vous souhaite la bienvenue chez moi et je forme des vœux pour la réussite de la tâche que vous allez entreprendre. Je suis persuadé que votre entreprise sera fructueuse non seulement pour ma province, mais pour l’Inde entière. Dans toute la mesure du possible, je vous apporterai mon aide et je vous demande de faire appel à moi si vous rencontrez des difficultés quelles qu’elles soient.
  
  Selon un rite bien réglé, Jayarta guida alors, un par un, tous les membres du groupe jusqu’au trône, priant ceux-ci de se présenter en déclinant leur nom, leur nationalité et leur profession.
  
  Hans Koller passa en premier, puis Coplan.
  
  Le maharadjah, sortant de son impassibilité, gratifia Francis d’un léger sourire empreint de bienveillance et murmura de sa voix un peu sourde :
  
  — Si j’ai bonne mémoire, il me semble avoir vu, sur la liste qui m’a été soumise, que votre domicile se trouve rue Vivienne, à Paris, est-ce exact ?
  
  — Oui, c’est exact, confirma Coplan.
  
  — Je connais bien la rue Vivienne, figurez-vous. À l’époque où je fréquentais la Bibliothèque Nationale, j’allais parfois déjeuner chez un bougnat du coin, entre la rue Feydeau et la rue Saint-Marc. On y mangeait fort bien, ma foi.
  
  Son sourire creusa d’une manière plus marquée les sillons qui encadraient sa bouche charnue et il ajouta :
  
  — Il y a plus de trente ans de cela ! Mais les souvenirs de jeunesse ont la vie dure, comme chacun sait.
  
  — On m’avait signalé que Votre Altesse a toujours témoigné d’une grande amitié à l’égard de mon pays.
  
  — C’est un vice héréditaire dans ma famille. Depuis plusieurs générations, les princes de Dharwapur ont un peu du ciel de France dans leur cœur… Vous êtes l’administrateur de la mission, n’est-ce pas ?
  
  — En effet.
  
  — Vous serez donc appelé à entretenir des rapports suivis avec mon secrétariat et j’aimerais vous présenter quelques-uns de mes collaborateurs. D’autre part, j’ai des amis Français qui vivent actuellement au Palais et j’aimerais également qu’ils fassent votre connaissance. Voulez-vous venir prendre le thé avec nous, demain vers 17 heures ?
  
  — Avec grand plaisir.
  
  — Eh bien, nous vous attendrons et j’espère que nous aurons souvent l’occasion de parler de Paris. Je vous souhaite un heureux séjour à Dharwapur, monsieur Coplan.
  
  Ce fut le seul dialogue personnel de la séance. Pour les autres membres du groupe, le prince se borna aux brèves paroles traditionnelles d’accueil.
  
  Quittant le salon de réception, Hans Koller et ses compagnons se rendirent ensuite dans un des bâtiments d’angle du palais où ils furent présentés au fonctionnaire qui faisait office de ministre de la Santé pour la province. Cet éminent personnage, un noble Rajpout de la caste des Kshatryas, âgé d’une trentaine d’années, au visage maigre et farouche, expliqua à Koller qu’il avait détaché de son administration deux jeunes employés d’élite qui participeraient aux travaux de la mission et serviraient en quelque sorte d’intermédiaires entre celle-ci et la population autochtone de Kinagar, le village choisi pour l’expérience sociologique.
  
  Hans Koller aurait certes préféré se passer de la présence continuelle de ces deux fonctionnaires dont l’influence pouvait modifier le travail, mais il n’osa pas exprimer sa pensée et il remercia vivement le ministre.
  
  Coplan, dans son for intérieur, se demanda si ces deux observateurs du maharadjah n’avaient pas plutôt pour tâche de surveiller le comportement des Occidentaux ?
  
  Le prince Barandana, élevé comme un souverain et préparé au métier d’Homme d’État, devait avoir appris cette règle d’or du pouvoir : avoir partout, et toujours, des yeux et des oreilles.
  
  Le village de Kinagar, situé à 40 km de la ville de Dharwapur, sur les rives d’un petit affluent de la rivière Chamba, elle-même afflue du Gange, comptait environ 800 habitants groupés en 170 familles.
  
  Apparemment, c’était une minuscule communauté rurale en tout point semblable aux autres de la région : maisonnettes bâties au moyen de terre séchée, maigre cheptel de vaches ou de bufflesses, monticules de briquettes de bouse séchant au soleil près de la cahute, poules picorant la poussière, femmes accomplissant tout au long du jour la corvée d’eau à l’unique puits de la bourgade, enfants nus errant autour des maisons.
  
  Mais Hans Koller découvrit tout de suite qu’en choisissant Kinagar comme lieu d’enquête, le prince Barandana avait quelque peu faussé les données de base de l’expérience : grâce aux alluvions de la rivière proche, le village était nettement plus prospère que pas mal d’autres. Les paysans y cultivaient le blé, le millet et même, en quantité moindre, le riz.
  
  En somme, Kinagar avait un niveau de vie très acceptable. C’était encore le Moyen ge, certes, mais la petite agglomération connaissait un mode d’existence beaucoup plus évolué que la condition primitive de tant d’autres villages de cet immense pays.
  
  Avec l’accord des deux fonctionnaires indigènes de Dharwapur, Hans Koller fixa l’emplacement du camp à la limite ouest de la localité, c’est-à-dire le plus loin possible de la route de terre battue qui reliait le village à la capitale de la province. Pour pouvoir travailler en paix, Koller voulait soustraire son Q.G. à l’insatiable curiosité des errants qui fréquentaient la route.
  
  Les tentes furent dressées, le matériel fut distribué, les grandes lignes du programme pratique de la mission furent esquissées, et chacun installa son petit P.C. personnel en s’adaptant aux consignes d’ensemble édictées par Koller.
  
  Neuf petites maisons de toile s’édifièrent ainsi en un demi-cercle, face à la tente de Koller. Coplan, chargé de centraliser toute la partie administrative, eut droit à une tente un peu plus grande que les autres, et qu’il put occuper seul.
  
  En fait, la première soirée fut plutôt mouvementée. Toute la population de Kinagar s’était rassemblée autour du camp pour voir les étrangers. Koller et son équipe avaient un peu l’impression d’être des saltimbanques : la foule indigène s’imaginait sans doute qu’il s’agissait d’un cirque ambulant et que ces Blancs allaient organiser un spectacle d’acrobates et de jongleurs !
  
  Le lendemain, au volant de la jeep, Coplan prit la route de Dharwapur pour se rendre à l’invitation du maharadjah. Il fut accueilli au palais par un majordome en turban qui le conduisit dans une sorte de salle de séjour où une demi-douzaine de personnes se trouvait déjà réunies.
  
  — Venez, monsieur Coplan, dit le prince. Je vous présente vos compatriotes… Mademoiselle Massel, son frère Raymond, et monsieur de Vauzel.
  
  Coplan, un sourire affable aux lèvres, serra les mains qui se tendaient.
  
  Son regard ne fit qu’effleurer celui de Martine Massel, car le prince continuait les présentations :
  
  — Le professeur Amatsu, de l’Université de Tokyo ; Mr. Welbor, de Chicago ; le Révérend Dalvador, du diocèse de Lima, au Pérou.
  
  Un serviteur discret et silencieux se glissa dans la pièce, versa du thé brûlant dans une tasse chinoise, présenta la tasse à Coplan en même temps qu’un plateau garni de gaufrettes.
  
  Le prince, avec une courtoisie presque chaleureuse, indiqua à Francis un des fauteuils inoccupés :
  
  — Prenez place dans notre petite assemblée, monsieur Coplan. Nous sommes tous impatients, et moi tout particulièrement, de connaître vos premières impressions au sujet de Dharwapur. Est-ce la première fois que vous venez aux Indes ?
  
  Coplan, sa tasse de thé dans une main, un biscuit dans l’autre, commença par s’asseoir.
  
  — Non, dit-il, ce n’est pas la première fois. Je suis venu à New Delhi, il y a quatre ans, pour la firme à laquelle je suis attaché. Il s’agissait d’un très court voyage d’affaires et je ne suis resté qu’une semaine. Naturellement, j’en ai profité pour faire comme tout le monde : je suis allé me recueillir sur la tombe du mahatma Ghandi et je suis allé admirer le Taj Mahal.
  
  Le prince murmura :
  
  — Vous êtes ingénieur, si je ne me trompe ?
  
  — Oui.
  
  — Quelle est votre branche ?
  
  — Je suis directeur au département étranger de la Société Cophysic, une firme qui produit des instruments de mesure pour l’industrie. Ma tâche consiste essentiellement à trouver des débouchés hors de France.
  
  — Vous voyagez beaucoup, si je comprends bien ?
  
  — Onze mois par an.
  
  — Comment se fait-il que l’on vous ait attribué ce poste d’administrateur de la mission de l’A.S.P.A. ?
  
  — J’avais posé ma candidature et j’ai eu la chance d’être choisi par la section française de l’A.S.P.A. comme j’étais le seul Français de l’expédition, on m’a donné la priorité.
  
  — Mais votre société alors ?
  
  — J’ai obtenu, un congé sans solde et je retrouverai mes activités normales dès que je rentrerai à Paris.
  
  — En somme, vous êtes ici à titre bénévole, à vos frais ?
  
  — Oui, évidemment.
  
  — Mais pourquoi ?
  
  — C’est un peu le grand rêve de ma vie : séjourner dans ce pays et me mêler à la vie quotidienne d’une manière plus réelle, plus authentique, que comme touriste. L’Inde a toujours exercé une fascination extraordinaire sur moi.
  
  Le maharadjah souriait, mais ses yeux sombres trahissaient son attention. Il questionna de sa voix assourdie :
  
  — De quel genre de fascination parlez-vous ? Le pittoresque local ?
  
  — Sûrement pas ! Quand on a parcouru le monde, comme c’est mon cas, il n’y a plus de pittoresque local. Il n’y a plus que des hommes qui affrontent les problèmes de la condition humaine.
  
  — Mais alors ?
  
  — Je vais sans doute vous étonner, mais j’ai une passion secrète : rien ne m’intéresse davantage que les options philosophiques et métaphysiques de l’homme.
  
  Le révérend Dalvador, le prêtre catholique du Pérou, laissa échapper :
  
  — Voilà qui est bien rare pour un ingénieur ! La plupart de ceux que j’ai pu rencontrer m’ont toujours choqué par un rationalisme insensé !
  
  Il parlait un français correct, mais il avait la diction rugueuse des Espagnols. Il reprit :
  
  — Comment conciliez-vous vos aspirations spirituelles et les impératifs de votre profession ?
  
  — Votre question contient ma réponse, fit Francis en souriant. Tout comme vous, je considère que bien des esprits rationalistes manquent de bon sens. Dans un univers dont les énigmes capitales n’ont jamais été élucidées, je crois que la raison doit garder son rang, qui est modeste, et non se targuer d’avancer des explications qui n’expliquent rien. Entre la technologie matérialiste et les mystères de l’inconnaissable, je cherche mon équilibre.
  
  Le professeur Amatsu intercala sur un ton vaguement ironique :
  
  — Rien qu’à vous voir, cher monsieur, on se rend compte que vous êtes un homme parfaitement équilibré.
  
  Coplan se tourna vers le Japonais et lui demanda, toujours souriant :
  
  — J’espère que c’est un compliment que vous me faites là ?
  
  — Oui et non, plaisanta le Nippon dont les yeux bridés pétillaient derrière de grosses lunettes à monture d’écaille. Il en va de l’équilibre comme du reste : l’excès peut devenir un défaut.
  
  Le prince devait être friand de ces joutes oratoires. Son lourd faciès reflétait un profond plaisir intellectuel. Il regarda Amatsu et murmura :
  
  — Nous savons que vous êtes un virtuose du paradoxe, professeur, mais il me semble que vous glissez dans l’erreur. L’équilibre est un état unique et précis : on l’est ou on ne l’est pas. Je vois mal comment on pourrait l’être trop !
  
  Le Japonais, un petit homme fluet qui devait approcher la cinquantaine, susurra, malicieux :
  
  — M. Coplan respire l’équilibre, c’est l’évidence même ; mais pour explorer les grands secrets de l’univers, cet équilibre n’est-il pas une… infirmité ? C’est l’angoisse qui fait progresser l’âme dans les voies de l’inconnaissable. Excusez ma franchise, mais je trouve, comme on dit à Paris, que M. Coplan est trop bien dans sa peau pour tenter l’exploration de l’irrationnel.
  
  Coplan songea in petto que ce diable de Japonais se révélait dangereusement perspicace. Il fut tiré d’embarras par le maharadjah qui s’exclama en riant de bon cœur :
  
  — Vous êtes victime d’un préjugé, professeur Amatsu. Moi, ce qui me plaît en M. Coplan, c’est son air de bonne santé justement. On nous reproche si souvent de verser dans la mystique pour compenser nos lacunes mentales ou physiques.
  
  — Peut-être, en effet, concéda le Japonais en esquissant un petit salut plein d’humilité, presque obséquieux.
  
  Le prince, s’adressant derechef à Francis, prononça :
  
  — Revenons à nos moutons. Quelle impression l’Inde vous fait-elle ?
  
  Coplan sentait qu’il jouait une carte décisive. S’il voulait gagner la sympathie du maharadjah, c’était maintenant ou jamais. Et tout allait dépendre de l’avis qu’il allait formuler.
  
  — Eh bien, commença-t-il en dévisageant le prince, pour vous parler en toute sincérité, l’Inde me trouble. Ou, si vous préférez, elle me déconcerte… J’admire sa prodigieuse puissance spirituelle et son potentiel de liberté humaine, mais la misère matérielle du peuple me bouleverse.
  
  D’une façon très inattendue, Raymond Massel, un grand gars bâti comme un joueur de rugby, au visage un peu bouffi, aux yeux bruns remplis de suffisance, objecta sur un ton caustique :
  
  — On ne peut pas tout avoir ! Comme le stipule l’Évangile : l’homme ne peut pas servir deux maîtres à la fois. C’est l’esprit ou c’est la matière. Et c’est pourquoi l’Inde est admirable : elle a choisi l’esprit, elle ! L’Occident et les États-Unis ont choisi la matière.
  
  Une brève lueur qui avait traversé le regard du prince n’avait pas échappé à Coplan. Et il décida de risquer le paquet. Fixant Raymond Massel d’un œil candide, il répliqua :
  
  — Voilà bien ce qui me gêne ! Ce sont toujours les gens qui mangent à leur faim qui acceptent le plus facilement la richesse spirituelle d’un peuple affamé.
  
  À l’exception du prince, tous se mirent à rire et le Japonais ricana, amusé :
  
  — Vous nous reprochez de ne pas avoir le ventre creux ?
  
  — Je ne reproche rien à personne ! s’écria Francis avec une indiscutable bonne foi. Je constate et je m’interroge. Si, comme le professe M. Massel, il faut être sous-alimenté pour servir dignement les valeurs spirituelles, j’en conclus que nul d’entre nous, ici, n’a le droit de se dire spiritualiste.
  
  Ces paroles presque véhémentes jetèrent un léger froid.
  
  Raymond Massel, directement visé, chercha en vain une réplique appropriée. N’en trouvant pas, il maugréa :
  
  — Il ne s’agit pas de moi, il s’agit de l’Inde.
  
  — Je n’en fais pas une question personnelle, précisa promptement Coplan. Je vous expose mon problème de conscience vis-à-vis de ce grand pays que j’aime et que je désire connaître, comprendre.
  
  Godefroy de Vauzel, intervenant pour la première fois dans la conversation, articula d’une voix calme, un peu pontifiante :
  
  — Votre objection n’est pas dénuée d’intérêt, cher monsieur, mais nous nous trouvons en présence d’un problème très vaste qu’il faut envisager d’une façon globale. Ce qui compte, c’est la vision de l’homme dans le cosmos et la signification de son bref passage sur cette terre. Le fait d’avoir faim ou de ne pas avoir faim n’a qu’une importance bien secondaire. En définitive, ce qui prime tout, c’est de savoir si l’Inde doit renoncer à sa vocation spirituelle afin de se consacrer au bien-être matériel de ses enfants, ou bien si elle doit accepter l’épreuve de la misère pour s’accrocher coûte que coûte à sa mission.
  
  — Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, dit Francis. Saint Thomas n’a-t-il pas reconnu qu’un minimum de bien-être matériel était indispensable à l’exercice de la vertu ?
  
  L’esprit n’est pas l’ennemi de la matière, que je sache ? Et la primauté de l’un n’entraîne pas ipso facto la malédiction de l’autre.
  
  Vauzel, agacé, rétorqua :
  
  — Vous ne voulez pas comprendre qu’il s’agit d’un choix ?
  
  — Non, dit Coplan, catégorique. C’est faux.
  
  Interloqué, le mage grommela :
  
  — Comment ? C’est faux ? Vous en savez peut-être plus que moi ?
  
  — Je n’ai pas cette prétention et je suis le premier à reconnaître mon ignorance. Néanmoins, j’ai un peu étudié la question et il y a deux ou trois choses que je refuse d’admettre a priori. L’Inde n’est pas acculée à choisir entre l’esprit et la matière, c’est un lieu commun. Il y a déjà plusieurs millénaires qu’elle a accepté la dualité de la création. Aucun pays n’a chanté comme celui-ci la beauté de la matière : la splendeur des marbres, la féerie des pierres précieuses, la somptuosité des soieries, des ivoires sculptées. C’est pourtant de la matière, non ?
  
  Il y eut un silence tendu.
  
  Coplan reprit d’une voix moins frémissante :
  
  — La seule matière que l’Inde méprise, c’est la chair de l’homme pauvre. Même celle des vaches et celle des singes sont traitées avec respect. Si vous trouvez cela normal, c’est votre affaire. Moi, je demande qu’on m’explique.
  
  Le serveur silencieux vint remplir les tasses de thé à la ronde et présenter à nouveau le plateau de gaufrettes. Profitant de cet intermède, le rigide Vali Jayarta se glissa dans la pièce et chuchota quelques mots à l’oreille de son maître. Le maharadjah opina, se leva.
  
  — Mes amis, dit-il, mon devoir m’appelle et je suis obligé de vous quitter. Bien entendu, continuez cette intéressante discussion.
  
  Prenant Francis en aparté, il lui murmura à mi-voix :
  
  — J’aimerais reprendre ce dialogue avec vous, et rien qu’avec vous. Pouvez-vous revenir demain à l’heure du thé ?
  
  — Avec grand plaisir, mais je ne voudrais pas abuser de votre gentillesse.
  
  — Puisque je vous le demande, fit le prince en souriant.
  
  — Dans ce cas, d’accord, acquiesça Coplan.
  
  Le maharadjah se retira de son pas majestueux.
  
  Aussitôt, l’atmosphère se détendit. Amatsu lança à Francis de sa voix railleuse :
  
  — Ce n’est pas bête, ce que vous venez de dire il y a un instant. Vue sous cet angle, l’Inde est matérialiste à sa façon. Mais le véritable problème n’est pas là. Ce qu’il faut comprendre, c’est le besoin d’absolu de ce peuple. Ce que les Hindous ne pardonnent pas à la chair de l’homme, c’est d’être mortelle. C’est en quelque sorte par ressentiment qu’ils la méprisent, si vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Martine Massel, qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là, sinon pour siroter son thé et grignoter des gaufrettes, lança sur un ton presque acerbe :
  
  — Méfiez-vous des généralisations, Amatsu ! Tous les Hindous ne méprisent pas la chair !
  
  Le Japonais se tourna vers la jeune femme.
  
  — Que voulez-vous dire, chère amie ?
  
  — Rien, je me comprends, éluda-t-elle, désinvolte.
  
  Puis, regardant Coplan avec un imperceptible sourire, elle ajouta posément :
  
  — Votre façon de voir les choses est très sympathique, monsieur Coplan.
  
  Elle se leva, sa tasse de thé dans les mains, et vint prendre place dans le fauteuil que le prince avait occupé et qui se trouvait à côté de celui de Francis.
  
  — Au début de mon séjour dans ce pays, révéla-t-elle, je me figurais, moi aussi, que les Hindous n’étaient pas à plaindre et que les nourritures spirituelles avaient plus d’importance que tout le reste. Je sais maintenant que ce sont des gens comme vous et moi, et qu’ils seraient ravis de manger à leur faim s’ils en avaient l’occasion.
  
  — Cela me paraît bien normal, non ? émit Francis.
  
  — Pardi ! approuva-t-elle. Seulement, il est plus facile de consoler 500 millions d’âmes en leur promettant une autre vie après celle-ci, que de trouver un milliard et demi de bols de riz pour satisfaire trois fois par jour de pauvres estomacs qui crient famine ! L’Inde fait ce qu’elle peut.
  
  — Je ne dis pas le contraire. Mais de là à proclamer qu’elle détient la formule idéale en ce qui concerne l’art de vivre, cela me paraît un peu présomptueux.
  
  — Je vous l’accorde volontiers.
  
  Elle resta pensive un moment, but une gorgée de thé, puis avança sur un ton interrogateur :
  
  — Ce peuple a-t-il réellement une vocation particulière ?
  
  — C’est le nœud du problème, évidemment.
  
  — Personnellement, je persiste à le croire. Même s’ils étaient bien nourris, bien vêtus et instruits, je pense que ces gens resteraient les pionniers de la spiritualité.
  
  Coplan ne trouva rien à opposer à cette profession de foi. Le voyant silencieux, Martine Massel questionna :
  
  — Vous n’êtes pas de mon avis ?
  
  — Je n’en sais rien. C’est pour me faire une idée là-dessus que j’ai voulu venir à Dharwapur.
  
  — J’espère que nous nous reverrons, dit-elle en se levant.
  
  Elle alla s’asseoir à côté du prêtre péruvien et se mit à bavarder avec lui.
  
  Coplan se sentait à la fois étonné et déçu. La présence de Martine Massel ne lui avait pas donné le choc prédit par Mrs. Dillon.
  
  Il prit congé et s’en alla.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Tandis qu’il roulait vers Kinagar au volant de la jeep, Coplan ruminait les impressions que cette réunion lui avait laissées.
  
  Martine Massel était certes un beau morceau, et il ne fallait pas avoir les yeux dotés de rayons X pour apprécier ce qu’il y avait sous sa robe de soie blanche, une robe aussi sobre que décente. La ligne cambrée de ses reins, la langueur flexible de ses hanches en amphore, le galbe parfait de son buste et de ses jambes, tout cela était de premier ordre. Par ailleurs, la finesse de ses traits et le dessin voluptueux de ses lèvres fraîches donnaient une idée prometteuse quant à la qualité du reste.
  
  Cependant, si son joli corps irradiait des ondes sensuelles auxquelles on ne pouvait demeurer insensible, son visage de déesse n’avait ni chaleur ni lumière.
  
  Observée à son insu, elle avait un petit pli boudeur aux coins de la bouche et ses yeux étaient comme voilés par des ombres, mais sa physionomie n’exprimait rien.
  
  Était-ce volontaire ? Avait-elle forgé de toutes pièces ce masque d’absence et de néant qui doit être celui d’un parfait médium ? En tout état de cause, ce qui émanait d’elle trahissait plutôt un profond ennui teinté d’amertume.
  
  Son frère, c’était beaucoup plus simple. La fatuité, la bêtise et la veulerie inconsciente étaient inscrites sur son visage mou et vulgaire. Une âme basse dans un corps de catcheur. Avec cela, comme beaucoup de paresseux et comme tous les profiteurs, une volonté sournoise braquée vers un seul but : défendre sa place au soleil. Par tous les moyens, et surtout par la ruse, la perfidie, les coups obliques.
  
  Le mage Godefroy de Vauzel était probablement le seul personnage valable de ce trio. Il y avait de l’orgueil en lui, et une bonne dose de concupiscence masochiste – son besoin de se considérer comme un être supérieur devait être le vrai moteur de sa vocation spirituelle –, mais il était sincère. La profondeur et l’éclat impérieux de son regard ne pouvaient tromper : lui, il y croyait.
  
  Quant aux autres, qui étaient-ils, d’où sortaient-ils ? Des hôtes de passage, des figurants ? L’Américain de Chicago n’avait pas desserré les dents ; le prêtre de Lima n’avait ouvert la bouche que pour proférer une sottise. Amatsu, le malicieux professeur japonais, était sans conteste le plus intéressant de tous. Un finaud, celui-là. Mais que faisait-il à la cour du maharadjah ?
  
  Au camp de Kinagar, l’ambiance était excellente. Tous les membres de l’équipe étaient de bonne humeur et en pleine forme. La première phase du programme, c’est-à-dire le recensement de la population du village, avait commencé et elle s’était déroulée dans une atmosphère cordiale. Les médecins du groupe avaient déjà soigné quelques enfants et quelques vieillards éclopés, gagnant ainsi la confiance des autochtones.
  
  — C’est extraordinaire, dit Koller à Francis. Ces braves gens vivent dans un univers mental où tout n’est que signes et symboles. Il faut presque lutter contre eux pour les empêcher de vous considérer comme un saint ou comme un dieu. Dès qu’on leur manifeste un peu d’intérêt, ils vous introduisent de force dans leur fantasmagorie intérieure où les divinités les plus saugrenues s’entassent pêle-mêle. De vrais enfants, je vous jure ! À propos, vous avez vu vos compatriotes ?
  
  — Oui, j’ai fait leur connaissance.
  
  — Et alors ?
  
  — Vous savez, ce n’était qu’une première prise de contact et je me méfie des jugements prématurés. Ce qui m’a le plus frappé, c’est le contraste entre les deux acolytes du mage Godefroy de Vauzel. Moralement et physiquement, le frère et la sœur sont aussi différents qu’on peut l’être.
  
  — Cela se voit fréquemment, fit remarquer Koller.
  
  — Oui, je sais, mais c’est quand même un curieux attelage, ces deux-là.
  
  *
  
  * *
  
  En arrivant au palais, le lendemain après-midi, Coplan fut épaté de voir le nombre de voitures qui encombraient l’esplanade.
  
  Et quelles voitures ! Il y avait au moins une douzaine de Rolls alignées devant l’entrée principale de l’édifice grisâtre, sans compter une vingtaine d’autres limousines luxueuses parmi lesquelles des Mercedes noires qui scintillaient au soleil.
  
  On se serait cru un jour de réception diplomatique chez un souverain régnant !
  
  Impressionné, Francis rangea sa jeep poussiéreuse à l’écart. Près du porche d’entrée, les chauffeurs des voitures de maître formaient un groupe pittoresque, haut en couleur : robes et turbans déployaient toutes les teintes de l’arc-en-ciel.
  
  Coplan fut accueilli par un jeune secrétaire en tunique blanche qu’il voyait pour la première fois.
  
  — Son Altesse sera sans doute un peu en retard pour vous recevoir, dit l’Hindou en excellent français. Elle vous prie de l’excuser… et de patienter.
  
  Francis acquiesça. Puis, tandis que le secrétaire le guidait vers la pièce où s’était tenue la réunion de la veille, il s’enquit :
  
  — Vous ne croyez pas que je ferais mieux de revenir un autre jour ? Si j’en juge d’après le nombre de voitures qui stationnent devant le palais, Son Altesse doit être très occupée.
  
  — Une conférence interprovinciale a été organisée au pied levé à la suite des émeutes de Calcutta, mais Son Altesse a insisté pour vous voir(9).
  
  — Dans ce cas, j’attendrai.
  
  Resté seul dans la vaste salle de séjour, Francis alluma une cigarette et s’approcha de l’une des baies vitrées qui donnaient sur la cour intérieure.
  
  De cette fenêtre, on avait vue sur les deux bâtiments d’angle situés au fond du quadrilatère. La cour était déserte.
  
  Une voix nasillarde se fit entendre dans le dos de Coplan :
  
  — Hello, Mr. Coplan ?
  
  Francis se retourna. C’était l’Américain de Chicago qui venait d’entrer discrètement.
  
  — Hello, Mr. Welbor ! répondit Coplan.
  
  — I am sorry, reprit l’Américain, je ne parle pas un traître mot de français. J’espère que vous parlez l’anglais.
  
  — Oui.
  
  — Vous attendez le prince ?
  
  — Oui, en effet.
  
  — Vous risquez d’attendre longtemps, j’en ai peur ! Tous les maharadjahs des environs sont arrivés vers la fin de la matinée et j’ai l’impression que ça discute ferme. Je devrais voir le prince pour prendre officiellement congé de lui et le remercier de son hospitalité, mais je crois que je m’en irai sans l’avoir salué.
  
  — Vous quittez Dharwapur ?
  
  — Oui, à 18 heures. Une voiture de louage me conduit à New Delhi et je prends l’avion pour New York à 23 heures.
  
  — Il y a longtemps que vous êtes ici ?
  
  — Exactement deux semaines. Je suis professeur d’Histoire à l’Université de Chicago et je suis venu à Dharwapur pour étudier le passé des dynasties Rajpouts. Le prince a été terriblement serviable à mon égard. J’ai pu examiner toutes les archives de la famille princière de Dharwapur depuis quatre siècles, vous vous rendez compte ! Je ramène des trésors, vraiment.
  
  — Le prince me paraît un homme extrêmement accueillant.
  
  — Trop accueillant à mon avis.
  
  — Ah ?
  
  L’Américain haussa les épaules, alluma une Pall Mail, hésita, promena son regard circonspect autour de la pièce, puis prononça sur un ton confidentiel :
  
  — Je ne voudrais pas avoir l’air de dire du mal de vos compatriotes, mais je ne comprends pas qu’un homme aussi intelligent que le prince puisse accorder sa confiance à ce mage Vauzel et à ses deux comparses. Ce sont des fumistes, non ?
  
  — Je ne les connais pas assez pour prendre position. Je les voyais pour la première fois hier.
  
  — Mais c’est aussi visible qu’un faux nez au milieu d’un visage ! D’ailleurs, les véritables ascètes ont une vie personnelle plus discrète, plus calme.
  
  — Leur vie personnelle manque de discrétion ? s’étonna Francis en cachant son intérêt sous un sourire ironique.
  
  — Regardez, reprit l’Américain en désignant par la fenêtre le petit palais qui formait l’angle gauche de la cour. J’avais mon appartement dans ce bâtiment réservé aux hôtes et les trois Français y sont également installés. Je ne comprends pas le français, mais je peux vous garantir que vos compagnons se disputent au moins tous les deux jours et que les paroles qu’ils se jettent à la tête manquent singulièrement d’aménité.
  
  — Nous aimons assez les échanges de vues qui s’expriment avec vigueur, reconnut Francis, égayé.
  
  — Je sais, j’ai vécu à Paris. Mais je croyais qu’il y avait une différence de style entre des gens qui pratiquent le recueillement ascétique et les chauffeurs de taxi parisiens !
  
  — Le goût de la Sagesse orientale ne change pas un caractère.
  
  — Même ce petit futé de Jap, le professeur Amatsu, considère vos compatriotes comme des charlatans. Malheureusement, le prince est lui-même un homme superstitieux, crédule, et toujours avide de merveilleux, comme tous les Hindous. C’est très regrettable. Quand on pense aux formidables responsabilités politiques de cet homme, on ne peut que déplorer qu’il soit une proie aussi vulnérable.
  
  — À propos, quelle est la spécialité du professeur Amatsu ?
  
  — L’économie politique.
  
  — Que fait-il ?
  
  — Il initie le prince aux problèmes complexes de l’économie mondiale et de la finance. Et, accessoirement, il arrondit les siennes, d’économies.
  
  — Comment cela ?
  
  — Le prince lui a fait un pont d’or pour l’arracher à son université. C’est lui-même qui me l’a dit. Il y a déjà seize mois qu’il séjourne au palais.
  
  — Une intelligence brillante, m’a-t-il semblé ?
  
  — Je crois que c’est la seule personne vraiment intelligente que j’aie rencontrée à Dharwapur. Un cerveau subtil, et avec ça les deux pieds bien sur terre.
  
  — Ils sont nombreux comme cela au Japon.
  
  — Oui, hélas ! grimaça l’Américain.
  
  Il consulta sa montre, tendit sa main tavelée à Coplan :
  
  — Il faut que je m’en aille pour faire mes bagages. Je vous souhaite un bon séjour dans ce pays. En ce qui me concerne, je ne suis pas fâché de rentrer chez moi. Ces gens me dépriment, figurez-vous.
  
  — De la part d’un historien, c’est surprenant.
  
  — Well, soupira l’Américain, le passé de l’Inde est prestigieux, mais le présent est lamentable. Au revoir, Mr. Coplan.
  
  *
  
  * *
  
  Coplan poireauta plus de deux heures, seul dans la pièce silencieuse, buvant le thé qu’un domestique était venu lui servir.
  
  Enfin, un peu avant 19 heures 30, le maharadjah fit son apparition, sanglé dans une tunique blanche ornée de ramages brochés en fils d’or.
  
  Son lourd visage était soucieux et ses yeux sombres trahissaient un mélange de préoccupation et de contrariété.
  
  — Je vous demande encore pardon, dit-il à Francis, mais les graves incidents de Calcutta sont la cause de mon retard.
  
  — Nous pouvons remettre notre entretien à une date ultérieure, suggéra Francis.
  
  — Non, non, je tiens beaucoup à cette conversation, assura le Prince. Venez, nous allons nous installer dans mon cabinet de travail, nous y serons mieux pour bavarder.
  
  Il guida Coplan vers une pièce rectangulaire située tout au fond du bâtiment. C’était un bureau-bibliothèque meublé à l’anglaise, aux murs tapissés de livres, aux nombreuses petites tables encombrées de journaux et de revues illustrées.
  
  La table de travail du prince, placée de biais dans un angle, était nette de tout dossier, de tout papier, et ne comportait que trois appareils : deux téléphones et un interphone. L’endroit était particulièrement calme, intime, et une atmosphère studieuse s’en dégageait.
  
  Prenant place dans un profond club de cuir, le prince indiqua à son invité le fauteuil le plus proche du sien.
  
  — J’ai été très touché par les propos que vous avez tenus hier, monsieur Coplan, commença-t-il. Pour un profane, vous avez parfaitement saisi d’instinct les problèmes essentiels de mon pays. Depuis des années, je suis aux prises avec ce tragique dilemme auquel notre ami Vauzel a fait allusion au cours de notre discussion d’hier : l’Inde doit-elle renoncer à sa vocation spirituelle et entrer dans l’infernale course au bien-être matériel, ou bien doit-elle accepter sa condition misérable pour préserver son rôle propre au sein des autres pays de la planète ? Ce choix est dramatique, vous l’avez compris, n’est-ce pas ? C’est l’avenir même du monde entier qui se joue ici, car deux conceptions s’affrontent : l’univers matérialiste gouverné par la technologie, et l’univers métaphysique où la conquête des vérités spirituelles prime le confort physique des individus… Dans vingt ans, nous serons environ un milliard d’Indiens et notre choix fera basculer le monde dans un sens ou dans l’autre selon ce que nous aurons choisi. Or, si j’ai bien saisi votre pensée, ce serait là, d’après vous, un faux problème ?
  
  — Oui, je le pense. Mais j’ose à peine le répéter ici, en tête à tête avec vous, avec vous qui avez consacré toute votre existence à méditer en connaissance de cause cet immense problème.
  
  — Je vous en prie, parlez en toute liberté d’esprit. J’attache une très grande importance à votre opinion, et je vous dirai tout à l’heure pourquoi.
  
  — Eh bien, oui, je crois que c’est un faux problème parce que c’est un problème mal posé. On considère l’Inde comme une entité indépendante et on s’imagine qu’elle est en mesure de choisir sa voie. À mon sens, c’est une erreur. L’Inde et sa population sont solidaires de tous les autres pays de la planète. L’isolement du Moyen ge, c’est révolu. Qu’elle le veuille ou non, l’Inde subira la poussée universelle de l’évolution qui nous entraîne tous vers le progrès matériel. Votre alternative est illusoire, pardonnez-moi si je heurte vos convictions profondes. En fait, si vous choisissez à contre-courant, vous serez balayé par la marée irrépressible qui submerge le globe.
  
  Le prince resta songeur un instant, puis :
  
  — Et cependant, mon choix influence le cours des événements. Depuis que je suis entré dans l’opposition au gouvernement central, presque toutes les provinces du nord ont suivi le courant.
  
  — C’est exact, mais pendant le même temps plusieurs États du Sud sont passés aux mains de l’extrême gauche. Les deux courants antagonistes se durcissent progressivement et… l’heure de l’affrontement approche.
  
  — C’est précisément pour résister à la pression de l’extrême gauche que nous avons formé notre coalition, rétorqua le prince. Car, en dernière analyse, qui vous dit que mon peuple n’est pas la seule réserve de l’avenir ?
  
  — À quel point de vue ?
  
  — Quand le progrès technologique aura atteint son paroxysme et que cette aventure s’achèvera par l’anéantissement atomique, l’Inde pauvre et surpeuplée, habituée à survivre dans la misère, sera peut-être l’unique chance de l’espèce humaine.
  
  — Telle est votre conviction ?
  
  — Oui… À moins que ce ne soit encore un alibi que ma conscience s’est forgée parce qu’elle ne veut pas regarder la vérité en face. Je ne sais pas… Je suis aussi troublé que vous, monsieur Coplan.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan le rompit en demandant :
  
  — Puis-je vous poser une question ?
  
  — Bien entendu.
  
  — Pendant près de quinze années, vous avez gouverné votre province en plein accord politique avec New Delhi. Et puis, subitement, vous avez renversé la vapeur et vous avez rallié les forces réactionnaires. Pourquoi ?
  
  — Un jour, commença le prince, j’ai ressenti brusquement une sensation de malaise intérieur. Je me trouvais aux États-Unis, en Californie, et j’ai eu la sensation très nette que ce pays et ses habitants étaient entrés dans l’ère de la confusion absolue. Leur bonheur matériel m’a semblé si pauvre, si vulgaire, si creux, que j’en ai eu la nausée. De plus, les témoignages que j’ai pu recueillir sur place m’ont permis d’entendre les premiers craquements de cette civilisation basée sur ce que vous appelez le progrès technologique. Depuis lors, la réaction n’a fait que s’amplifier davantage, vous le savez. Toute la jeunesse est plus ou moins en état de révolte contre le matérialisme accablant, et cela dans la totalité des pays trop prospères. Tenez, même en France, j’ai là un texte d’un de vos écrivains les plus éminents, membre de l’Académie française, qui évoque les dangers de la civilisation technologique et annonce une grave crise spirituelle.
  
  Il se leva pour aller chercher un périodique français, le tendit à Coplan(10).
  
  — Vous me rendrez cette revue quand vous l’aurez lue, dit-il. Mais je vais maintenant vous révéler confidentiellement pourquoi votre venue à Dharwapur me concerne d’une façon si particulière et si… personnelle.
  
  Il eut un pâle sourire, marqua un temps avant de continuer :
  
  — À tort ou à raison, l’astrologie a toujours joué un rôle considérable en Inde. Vous l’ignorez sans doute, mais rien d’important ne se fait chez nous sans l’approbation des astres. De nos jours encore, le Parlement de New Delhi – qui se veut pourtant moderne et progressiste – ne peut prendre ses décisions essentielles qu’après avoir consulté les astrologues. Or, il y a environ sept ans, mon astrologue m’a prédit qu’un homme de race blanche, marqué du signe du coq, viendrait dans ce palais et m’aiderait à trouver le chemin de la vérité. Le signe du coq, à mes yeux, c’est la France : le coq gaulois, en somme. Et ceci vous explique mon amitié pour Godefroy de Vauzel et le vrai motif pour lequel j’ai voulu l’avoir ici.
  
  — Étrange prédiction, en effet, dit Francis.
  
  — Malheureusement, reprit le prince, ce pauvre Vauzel m’a bien déçu. C’est un homme sincère, remarquez. Mais j’ai fini par me rendre compte que ses conceptions philosophiques ne sont qu’un magma de religiosité semi-orientale, semi-occidentale, et que le cher homme avait plus de choses à apprendre qu’à enseigner. Pour tout dire, il ne m’a pas apporté la lumière.
  
  — Vous m’inquiétez, murmura Coplan. N’attendez surtout pas de moi les révélations qui vous montreront le chemin de la vérité.
  
  — L’avenir n’appartient à personne, mais…
  
  À cet instant, on frappa à la porte. Le Premier secrétaire Jayarta, sans pénétrer dans la pièce, prononça quelques phrases en hindi. Le prince hocha la tête en signe d’assentiment, réfléchit un moment, puis dit à Francis :
  
  — Je dois me rendre à New Delhi demain et j’ai de nouveau des formulaires à remplir au sujet des membres de la mission. Vous serait-il possible de faire un petit saut jusqu’à Kinagar pour me ramener M. Koller et m’apporter les dossiers administratifs du groupe ?
  
  — Évidemment. C’est l’affaire d’une petite heure.
  
  — Cela me rendrait service.
  
  — Je vais y aller tout de suite, dit Francis en se levant.
  
  Le prince se leva à son tour, et ils quittèrent le bureau. Ils longeaient côte à côte un long couloir dallé de marbre quand soudain le prince se ravisa :
  
  — Après tout, marmonna-t-il comme s’il se parlait à lui-même, nous pouvons envoyer un de mes secrétaires à Kinagar. J’aimerais vous garder à dîner pour continuer la conversation. Je vous ai fait attendre plus de deux heures et nous avons à peine effleuré les sujets qui nous intéressent.
  
  Il héla un des domestiques qui se trouvaient dans le hall et lui jeta un ordre bref.
  
  Une minute après, un jeune secrétaire en tunique blanche s’amenait. Le prince lui donna des instructions en hindi. Puis, se tournant vers Francis :
  
  — Mon secrétaire peut vous emprunter votre véhicule, je suppose ? Toutes nos voitures disponibles ont été mobilisées pour reconduire chez eux les politiciens qui ont participé à la conférence de cet après-midi.
  
  — Oui, naturellement.
  
  Le secrétaire salua et se retira. Le prince reprit :
  
  — Je vais décommander Mademoiselle Massel. Je l’avais priée à dîner, mais je préfère bavarder seul avec vous. Venez.
  
  Ils retournèrent dans le bureau et le maharadjah se dirigea vers sa table de travail.
  
  — Comme vous pouvez le constater, dit-il, ironique, je ne suis pas totalement contre le progrès technique.
  
  Il actionna la manette de l’interphone, enfonça une des touches du tableau d’appel.
  
  — Martine ? lança-t-il dans le petit micro.
  
  — Oui, j’écoute, répondit la voix de la jeune femme.
  
  — Je ne pourrai pas dîner avec vous ce soir, chère amie, prononça le prince sur un ton assez cavalier. Les événements de Calcutta ont complètement perturbé le programme de ma journée. Veuillez m’excuser. Je vous verrai demain, à mon retour de New Delhi.
  
  — J’aimerais vous accompagner à New Delhi, du moins s’il y a une place pour moi dans l’avion, dit Martine.
  
  — Oui, c’est possible, mais je n’aurai guère le temps de m’occuper de vous.
  
  — Oh, je veux simplement faire quelques achats !
  
  — Parfait. Nous partirons à sept heures du matin, soyez prête.
  
  — Je serai prête, n’ayez crainte, promit la jeune femme.
  
  Le prince coupa le contact, se tourna vers Coplan.
  
  — Cette installation me permet d’entrer instantanément en liaison avec toutes les pièces du palais, et je dois avouer que c’est un merveilleux instrument. C’est japonais, bien entendu.
  
  — Là, vous entrez dans mon domaine, émit Coplan en riant.
  
  — Si cela vous intéresse vraiment, vous pouvez jeter un coup d’œil.
  
  Coplan ne se le fit pas dire deux fois. Ce qui l’avait le plus frappé, c’était l’incroyable netteté des sons émanant du minuscule haut-parleur logé dans le boîtier de l’interphone.
  
  Il examina très attentivement l’appareil et ses connexions. Puis, hochant la tête d’un air admiratif, il murmura :
  
  — Je ne connaissais pas ce type d’interphone, mais cela me paraît remarquable.
  
  — Et cela fonctionne d’une façon parfaite, souligna le Prince. Ce sont des techniciens japonais de Hong Kong qui sont venus tout spécialement à Dharwapur pour faire cette installation.
  
  Ils quittèrent derechef le bureau pour gagner la salle à manger qui se trouvait à l’autre bout du palais.
  
  Au moment précis où ils pénétraient dans la pièce, une explosion fracassante secoua l’air, faisant vibrer les châssis des fenêtres. Un vacarme de vitres brisées retentit du côté de l’esplanade, des cris s’élevèrent.
  
  Interdit, le prince resta immobile et silencieux, le front creusé de rides.
  
  Vali Jayarta, le visage blême, entra précipitamment dans la pièce et prononça une série de phrases en hindi, sur un ton haletant.
  
  Le maharadjah, se tournant vers Francis, articula :
  
  — Votre jeep a explosé au moment où mon secrétaire a démarré.
  
  — Explosé ? répéta Coplan, ébahi.
  
  — Jayarta prétend que le véhicule avait été piégé.
  
  Coplan, arquant les sourcils, grinça sur un ton corrosif :
  
  — Dois-je comprendre que j’ai à Dharwapur des amis qui me veulent du bien ?
  
  Le maharadjah eut un bref haussement des épaules et maugréa d’une voix frémissante de colère :
  
  — Mais non, voyons, vous n’êtes pas en cause ! À travers vous, c’est moi qu’on a voulu atteindre. C’est un acte d’intimidation politique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  La mort affreuse du jeune secrétaire, déchiqueté par l’explosion, avait jeté la consternation.
  
  Le maharadjah, maîtrisant sa fureur, retrouva cependant assez vite l’attitude calme et l’expression impassible qui convenaient à son personnage. Et, après avoir donné des ordres à Vali Jayarta, il s’installa avec Coplan dans la salle à manger. Les serviteurs en tunique blanche commencèrent à servir le dîner.
  
  — Cet attentat est un avertissement, dit le prince, lugubre. C’est la réponse de mes adversaires aux décisions qui ont été prises cet après-midi au cours de la conférence.
  
  — De quels adversaires parlez-vous ?
  
  — Nous avons, comme tout le monde, nos opposants. Et la révolte qui vient d’éclater à Calcutta pourrait se produire chez moi ou chez mes voisins. C’est pour ce motif que nous avons décrété le renforcement des forces de l’ordre. Je parle de Dharwapur, de Jaipur, de Jodhpur, d’Udaipur et des autres États voisins qui font partie de notre coalition. Chez nous, l’assassinat d’un hôte est une offense très grave, et si vous aviez trouvé la mort en sortant du palais, c’est mon prestige moral, mon autorité politique qui se serait trouvés diminués. Or, mes ennemis le savent : mon prestige m’est plus nécessaire que jamais dans cette période troublée. Les propagandistes d’extrême gauche s’infiltrent dans nos villes et dans nos villages et leurs mots d’ordre subversifs trouvent de plus en plus d’oreilles complaisantes.
  
  — Moscou vous a prévenus loyalement, c’est de notoriété publique. Les notes du Kremlin au « Clan des maharadjahs » ont été diffusées par la presse du monde entier.
  
  Le prince eut une moue incrédule.
  
  — Nos relations ne sont pas mauvaises avec l’U.R.S.S., indiqua-t-il. Ce n’est pas Moscou que nous craignons. À Calcutta, ce sont les communistes prochinois qui orchestrent les émeutes.
  
  — Vous n’êtes pas loin de la Chine, évidemment, reconnut Francis. Votre situation géographique vous met aux premières loges.
  
  — Après ce que vous me disiez il y a un instant, je me sens plus troublé que jamais, avoua le prince, amer.
  
  — Je ne suis pas prophète, fit observer Coplan. J’ai lu quelque part que Dharwapur était un des rares royaumes que nul envahisseur n’avait réussi à conquérir depuis trente siècles.
  
  — C’est historiquement exact, confirma le prince. Mais, si j’en crois vos propos, il ne s’agirait plus d’un envahisseur cette fois ; ce serait la puissance mystérieuse du destin qui nous renverserait, moi et mes voisins de la coalition. Avec du courage, on peut toujours résister héroïquement aux assauts d’un ennemi qui combat d’égal à égal. Mais si nous avons affaire aux forces cosmiques qui président à l’évolution de l’humanité, nous serons évidemment balayés, comme vous le disiez, balayés comme des arbres morts que le fleuve en crue emporte impitoyablement.
  
  Le prince touchait à peine aux plats qui défilaient. Coplan, par déférence, faisait montre d’une sobriété égale à celle du maharadjah.
  
  Celui-ci reprit sur un ton pénétré :
  
  — Je vous ai expliqué tout à l’heure pourquoi j’attache tant d’importance à vos paroles. Après l’incident qui vient de se produire, je me sens de plus en plus enclin à considérer votre venue à Dharwapur comme l’accomplissement de la prédiction de mon astrologue. En moins de vingt-quatre heures, voilà que trois événements successifs viennent m’ébranler : la révolte populaire de Calcutta, votre vision personnelle de mon attitude politique, et cette circonstance miraculeuse qui me pousse à envoyer mon secrétaire à Kinagar au lieu de vous laisser partir vous-même. La chose ne paraît pas vous émouvoir beaucoup, mais je me demande si vous réalisez ce qui se serait passé si je n’avais pas changé d’avis tout à coup.
  
  — Je serais mort à l’heure qu’il est, laissa tomber Francis.
  
  Le prince le fixa longuement, gravement, et prononça avec une lenteur presque solennelle :
  
  — Voyez-vous, monsieur Coplan, selon une tradition aussi vieille que la terre de mes ancêtres, les princes de Dharwapur ont le privilège, une fois par an et pendant dix jours, d’incarner pour leur peuple la Divinité Suprême. Est-ce un symbole ? Est-ce une réalité ? Peu importe, après tout. Ce qui est sûr, c’est que ce phénomène d’identification me donne une sorte de sixième sens. Dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai senti que vous étiez un être protégé.
  
  — Vous me remplissez de confusion, avoua Francis. Je vous ai exprimé sincèrement mon opinion au sujet du dilemme de l’Inde, mais je n’ai pas l’impression d’avoir dit des choses extraordinaires, déterminantes.
  
  — Cela nous arrive à tous de formuler des impressions qui modifient le destin d’autrui à notre insu. En l’occurrence, ce sont peut-être moins vos paroles qui m’impressionnent que cet étrange magnétisme qui émane de vous et que je ressens très fortement. Je souhaite que nous puissions nous voir souvent durant votre séjour ici ; je suis convaincu que nos conversations porteront des fruits. Sans le vouloir, et sans le savoir, vous êtes peut-être venu à Dharwapur pour modifier le cours des choses, monsieur Coplan.
  
  Francis, qui venait de porter sa tasse de thé à sa bouche, faillit s’étrangler. Ce maharadjah possédait des dons de divination beaucoup plus réels qu’il ne se le figurait lui-même !
  
  *
  
  * *
  
  Le prince et Coplan bavardaient toujours lorsque Hans Koller arriva au palais. Il avait fait le trajet à bord d’une voiture de louage que Jayarta avait réquisitionnée tout exprès.
  
  Koller, qui connaissait en partie les dessous du rôle de Coplan, était visiblement plus impressionné par l’attentat que Francis lui-même. Bien entendu, il dissimula les véritables raisons de son anxiété et il adopta d’emblée la version officielle selon laquelle il s’agissait d’un acte de terrorisme dirigé par les agitateurs d’extrême gauche contre le clan capitaliste des maharadjahs.
  
  Toutefois, lorsqu’ils furent revenus au camp de Kinagar, Koller s’enferma avec Francis dans la tente de ce dernier pour l’interroger. Coplan, le masque durci, conclut finalement :
  
  — Ce qui est sûr et certain, c’est que je suis repéré.
  
  — Mais par qui ?
  
  — C’est ce que je voudrais bien savoir… En fait, il n’y a que deux possibilités : ou bien ce sont des gens qui ont une antenne à l’état-major de la Sûreté à New Delhi, ou bien ce sont des gens qui entretiennent des rapports étroits avec les Services Secrets de Moscou.
  
  — Vos activités spéciales sont connues à Moscou ?
  
  — Oui.
  
  — Pourquoi n’avez-vous pas changé d’identité alors ?
  
  — Pour provoquer une réaction éventuelle, justement.
  
  — Dans ce cas, vous êtes servi ! ricana le Suisse.
  
  — Je reconnais que je l’ai échappé belle, soupira Coplan.
  
  — Vos collègues du Kremlin ont-ils des mobiles qui justifient une intervention aussi… aussi radicale ?
  
  — Objectivement, je ne le pense pas. Mais sait-on jamais ? Ma présence à la cour du prince est peut-être un danger pour certains individus qui agissent dans l’ombre. Deux confrères qui m’ont précédé à Dharwapur, un Britannique et un Américain, ont été éliminés d’une façon aussi brutale, sans qu’on ait pu savoir par qui.
  
  — En tout cas, c’est miracle que vos mystérieux ennemis vous aient raté, marmonna le Suisse. Ils vont sans doute recommencer, non ?
  
  — Fort probablement. Mais la situation n’est plus la même : je suis prévenu à présent. J’ai péché par excès de confiance et j’ai failli le payer cher.
  
  — Qu’allez-vous faire ?
  
  — M’organiser en conséquence. Et, pour commencer, me procurer une arme.
  
  — Je suppose que le prince ne vous refusera pas ce service ? supputa Koller.
  
  Coplan eut un petit sourire sans joie.
  
  — Ce n’est pas au prince que je vais m’adresser, murmura-t-il. Je ne tiens pas à lui mettre la puce à l’oreille. Avec ses dons de voyance, il est fichu de comprendre que ce n’est pas par amour des Indes que je suis ici.
  
  — Vous voyez une autre… une autre possibilité ?
  
  — Oui, opina Francis, laconique.
  
  Puis, changeant de ton, il demanda :
  
  — Je crois qu’il nous restait une petite tente individuelle dans le matériel de réserve ?
  
  — Oui, en effet.
  
  — Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais l’utiliser.
  
  — Bien sûr.
  
  — En changeant d’emplacement chaque nuit, je me sentirai davantage à l’abri d’une surprise éventuelle. Repérer ma tente serait un jeu d’enfant pour des gens qui voudraient me liquider au cours d’un raid nocturne.
  
  — Vous avez tout à fait raison. Les badauds tournent toute la journée autour du camp. Un indicateur pourrait aisément se mêler aux curieux.
  
  Coplan s’installa donc dans une petite tente individuelle qu’il monta discrètement à la lisière sud du camp. Et, à toutes fins utiles, il décida de rester éveillé jusqu’à l’aube. Les sujets de méditation ne lui manquaient pas, hélas !
  
  Précaution superflue, en fait. Nul incident ne troubla la fin de la nuit.
  
  Le lendemain, vers le milieu de la matinée, Coplan, avec l’accord de Koller, partit à Dharwapur au volant de la fourgonnette, avec le jeune étudiant gantois à ses côtés.
  
  — Je ne me fie qu’à moitié aux autochtones, expliqua Francis au Belge. Je ne dis pas que ce sont des voleurs, mais leur sens de la propriété est parfois bien vague. Pendant que je ferai mes courses, ne quittez la fourgonnette sous aucun prétexte et ouvrez l’œil.
  
  — Comptez sur moi, promit le Flamand, amusé par son rôle de surveillant.
  
  Arrivé aux portes de la ville, Coplan rangea le véhicule dans un endroit tranquille, près des anciennes murailles fortifiées, et il se dirigea à pied vers la place du Marché.
  
  Dharwapur, avant-poste sur la route millénaire des invasions en provenance du Nord-Ouest, n’avait pas la pureté ethnique des grands États voisins. Carrefour des peuples et des races, on y rencontrait, certes, une forte majorité de Rajpouts, mais également de nombreux spécimens d’origines diverses : des gens du Pakistan, du Cachemire, du Népal et, bien entendu, de toute la partie sud de la péninsule. Ce mélange des types humains et des accoutrements donnait à la foule qui se pressait sur la vieille place du Marché un pittoresque inégalable.
  
  Apparemment décontracté, mais les sens aux aguets, Coplan dut faire deux fois le tour de l’esplanade – en se frayant un passage dans cette masse humaine bariolée – avant de repérer la boutique de soieries de la famille Sharapour.
  
  Un groupe de paysannes en robes à fleurs et pantalons bouffants, des paquets volumineux sur la tête, encombrait le trottoir. Quelques femmes d’aspect moins provincial tâtaient les rouleaux de tissus étalés devant le magasin qui, par bonheur, portait une enseigne bilingue : en hindi et en anglais.
  
  Francis s’attarda devant l’échoppe pendant cinq bonnes minutes avant de s’éloigner sans hâte vers une petite rue adjacente.
  
  À peine s’était-il engagé dans la ruelle qu’une voie sourde prononça discrètement derrière lui :
  
  — Hep ! Sir ? Vous cherchez souvenir pour jolie madame ?
  
  Coplan se retourna et regarda d’un œil froid le grand diable qui l’avait interpellé. Maigre, vêtu d’une blouse blanche enfilée par-dessus une robe brunâtre, coiffé d’un turban jaune qui soulignait son teint foncé, les pommettes énormes encadrant un nez impressionnant, l’Indien reprit à voix basse, en anglais, cette fois :
  
  — Moi, je sais ce qu’il vous faut, sir. Je m’appelle Paksan et j’ai beaucoup de clients étrangers. Venez à mon échoppe et achetez un souvenir en ivoire. J’ai à vous parler.
  
  Francis acquiesça et, faisant demi-tour, suivit le marchand ambulant jusqu’à son étal.
  
  Après un simulacre d’hésitation et une discussion au sujet des prix, Coplan fit l’acquisition d’un coupe-papier en ivoire et d’un petit éléphant en bois d’ébène verni.
  
  Paksan empocha les roupies, emballa les objets et dit :
  
  — Je vous accompagne pour porter le paquet.
  
  — D’accord, venez.
  
  Ils prirent la direction des anciennes fortifications. Arrivés dans un endroit peu fréquenté, Paksan murmura :
  
  — Je vous cherche depuis hier matin. J’avais aperçu votre jeep sur l’esplanade du palais.
  
  — Comment avez-vous pu l’identifier ?
  
  — Pas difficile. La plaque de la jeep : DLI 1642. Mr. Radjina m’avait fourni le renseignement. J’ai attendu longtemps… et j’ai vu le Sannyasin qui observait votre auto. Je croyais qu’il voulait également vous rencontrer, mais j’ai vu qu’il touchait à la jeep au moment où il n’y avait personne sur la place. Alors, je me suis caché. Et quand l’auto a fait boum, le Sannyasin était parti très vite et moi je l’ai suivi.
  
  Coplan, effaré, n’en croyait pas ses oreilles. Il articula :
  
  — Grands Dieux, Paksan, tu es un ami de Mr. Radjina et tu n’as pas deviné que cet individu avait piégé ma jeep ?
  
  — J’ai un peu deviné, peut-être, avoua bizarrement l’Hindou. Si vous étiez sorti du palais pour monter dans votre auto, je vous aurais appelé. Mais c’est un serviteur du maharadjah qui est monté dans la jeep, et c’était mieux pour moi de suivre le Sannyasin, n’est-ce pas ?
  
  — Qu’est-ce que c’est qu’un Sannyasin ?
  
  — Un brahmachari qui voyage.
  
  — Un moine errant ?
  
  — Exactly ! Il va de village en village, de ville en ville, il habite un mois dans un monastère, un an ou deux ans dans un autre monastère, et toujours comme ça.
  
  — Et celui que tu as suivi hier soir, où habite-t-il ?
  
  — Au monastère de Krishna, près de l’ancien petit palais de la maharani Dharwa, au nord de la ville. C’est une grande maison où il y a beaucoup de swamis, de saddhous et de gourous.
  
  — Voilà une information intéressante, dit Francis, pensif. Mais pourquoi me cherchais-tu ?
  
  — Mr. Radjina vous fait savoir que l’ami de Miss Massel, celui de la librairie Jain, est un Chinois de New Delhi, un homme qui achète du tabac pour envoyer à l’étranger.
  
  — Voilà encore une information intéressante, émit Coplan. Tu es décidément un homme précieux, Paksan. Pourrais-tu me rendre un service ?
  
  — Peut-être, fit le marchand ambulant, sur un ton prudent.
  
  — Je suppose que tu as compris que c’était moi que le Sannyasin voulait tuer en piégeant ma jeep ?
  
  — Peut-être, répéta Paksan (dont c’était, semblait-il, le vocable favori).
  
  — Il y a donc des gens à Dharwapur qui souhaitent ma mort, et je dois envisager le cas où ils tenteraient à nouveau de m’attaquer. Autrement dit, je dois être en mesure de me défendre. Pourrais-tu me procurer une arme ?
  
  — C’est interdit à Dharwapur, Mr. Coplan. Seuls les policiers peuvent avoir une arme.
  
  — Je m’en doute. Mais mon cas est un peu spécial et… je tiendrai compte des risques auxquels tu t’exposes. Tu peux fixer ton prix.
  
  — Je pourrais peut-être vous trouver un pistolet Webley-Scott d’origine anglaise, pas très neuf mais en bon état. C’est le modèle adopté par la British Navy pendant la Grande Guerre mondiale.
  
  — Le modèle à sept coups ?
  
  — Oui, avec une petite réserve de munitions.
  
  — Combien ?
  
  — Je ne sais pas encore, mais je saurai demain.
  
  — Entendu. Revoyons-nous demain, à la même heure, ici ou ailleurs si tu connais un endroit plus discret.
  
  — Ici, c’est très bien.
  
  Une autre idée traversa l’esprit de Coplan.
  
  — Dis-moi, Paksan, as-tu des amis à Dharwapur ? Des amis sûrs qui pourraient nous donner un coup de main moyennant un juste salaire.
  
  — Oui, peut-être. Mais qu’entendez-vous par un coup de main ?
  
  — Il s’agirait de surveiller les allées et venues de ce Sannyasin qui a voulu m’assassiner.
  
  — Cette surveillance est déjà établie, sir. Cela fait partie de mon job au service de Mr. Radjina.
  
  — Ah, très bien. Je te dirai demain ce que nous allons faire pour que Mr. Radjina soit très content de toi et de moi. N’oublie pas le Webley-Scott.
  
  Sur ces mots, Francis prit son paquet des mains de l’Hindou et s’en alla rejoindre la fourgonnette.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Paksan tint parole et il arriva à l’heure convenue, le lendemain après-midi. Il tenait un petit baluchon sous le bras.
  
  — Voilà, dit-il en remettant le paquet à Coplan. C’est la chose que vous m’avez demandée hier. Je pense qu’elle vous donnera satisfaction.
  
  Francis voulut vérifier, mais l’Hindou l’arrêta d’un geste vif en maugréant :
  
  — Non, n’ouvrez pas le paquet maintenant.
  
  — Mais, voyons, Paksan, je ne peux pas te payer sans avoir vu la marchandise ! protesta Coplan.
  
  — Vous payerez une autre fois, sir. Il faut être très prudent.
  
  Coplan promena un regard à la ronde, puis grommela :
  
  — Il n’y a personne dans les environs, que crains-tu ?
  
  — On ne voit jamais l’ennemi qui vous regarde, fit Paksan sur un ton sentencieux.
  
  — Bon, je vérifierai ce soir, dit Francis en coinçant tel quel, sous son bras, le paquet de vieux chiffons. Peux-tu me donner maintenant quelques informations supplémentaires concernant le Sannyasin ?
  
  — Oui, j’ai pu bavarder avec un des pauvres domestiques du monastère, un Intouchable qui s’occupe du nettoyage des locaux. Le Sannyasin est un homme qui vient de très loin, de Beypore, dans le Sud-Ouest. Il a fait le vœu de silence et personne n’a jamais entendu le son de sa voix.
  
  — Quelles sont ses habitudes ?
  
  — Un jour sur deux, il reste en méditation dans sa cellule, sans bouger, sans manger. L’autre jour, il sort pour mendier, comme c’est l’usage pour tous les Sannyasins.
  
  — Où va-t-il mendier ?
  
  — Dans les villages autour de la ville. Ce matin, il est parti en direction de Ramarsha.
  
  — Est-ce loin d’ici ?
  
  — Non, une vingtaine de kilomètres. Il rentrera ce soir au monastère et demain il consacrera sa journée à la méditation.
  
  Coplan réfléchit une seconde, puis révéla ses intentions :
  
  — Si tu es d’accord pour m’aider, Paksan, nous allons nous poster sur le chemin du retour du Sannyasin et l’intercepter avant son arrivée à Dharwapur.
  
  L’Hindou caressa pensivement l’arête de son énorme nez busqué.
  
  — Pourquoi voulez-vous intercepter le Sannyasin, sir ?
  
  — Je n’ai pas le choix, Paksan. Si je veux savoir d’où vient la menace qui met ma vie en péril, seul cet homme peut me l’apprendre. Nous l’interrogerons.
  
  — Mais il ne parle pas, puisqu’il a fait le vœu du silence.
  
  — Je suppose que nous trouverons bien le moyen de le faire sortir de son mutisme ? ricana Francis.
  
  — Peut-être, marmonna l’Hindou. Mais si nous frappons un moine, nous aurons de graves ennuis.
  
  — Personne ne nous verra. Nous nous cacherons.
  
  — Où nous cacherons-nous ?
  
  — Dans ma fourgonnette, Paksan.
  
  L’Indien pesait le pour et le contre. Coplan, pour l’influencer, murmura :
  
  — Un homme qui défend sa propre vie est toujours généreux, Paksan. Tu auras une grosse récompense, je te le promets.
  
  — Et mes amis ?
  
  — Quels amis ?
  
  — Pour travailler proprement, je dois demander à quelques-uns de mes amis de se promener en bicyclette sur la route de Ramarsha afin de nous signaler le moment propice.
  
  — Excellente idée, approuva Francis. Tes amis recevront, eux aussi, une récompense.
  
  — Naturellement, précisa Paksan, si les circonstances ne sont pas favorables, nous remettrons l’opération à plus tard.
  
  — Cela va sans dire, acquiesça Coplan. À quelle heure et à quel endroit puis-je te retrouver ?
  
  — Venez ici à la tombée de la nuit, je vous dirai comment les choses se présentent.
  
  — Très bien, je serai ici vers 20 heures.
  
  Paksan hocha la tête et s’en alla de sa démarche cocasse de grand escogriffe dégingandé.
  
  Coplan s’en retourna à la fourgonnette où Lode Geerts, une cigarette aux lèvres, montait bonne garde en déambulant autour du véhicule.
  
  Francis s’enferma à l’intérieur de la fourgonnette pour déballer le colis que lui avait remis Paksan. L’examen sommaire de l’automatique Webley-Scott le rassura : c’était un bon outil en dépit de son âge. La crosse de noisetier paraissait neuve, ce qui indiquait que l’arme n’avait guère été utilisée. Les trois chargeurs ne portaient aucune trace d’usure.
  
  Coplan glissa l’automatique dans la poche de son pantalon de toile.
  
  — J’ai encore quelques courses à faire, signala-t-il au jeune étudiant belge. Ne relâchez pas votre surveillance.
  
  — Pas de danger, assura Lode Geerts.
  
  Coplan se remit en route et prit la direction de la place du Palais.
  
  Dès qu’il déboucha sur l’esplanade, il remarqua un fait nouveau : des policiers en uniforme kaki se promenaient devant le palais. Et, lorsqu’il voulut franchir le porche d’entrée, deux flics enturbannés lui barrèrent le passage.
  
  Le maharadjah, ne se sentant plus en sécurité, avait pris des mesures draconiennes. Et il fallut l’intervention personnelle de Vali Jayarta pour que Francis puisse pénétrer dans l’édifice.
  
  Jayarta conduisit Coplan dans la petite salle réservée aux amis de Son Altesse.
  
  — Je viendrai vous chercher dès que le prince pourra vous recevoir, dit-il.
  
  Déjà habitué aux usages de la maison, Coplan alluma une cigarette et s’approcha de la fenêtre. L’étrange mystère qui entourait la vie familiale et privée du maharadjah l’intriguait. Il espérait toujours, mais en vain, apercevoir une des épouses ou un des enfants du prince ; toute l’aile du palais, où vivait la maharani et où nul Occidental n’avait accès, paraissait déserte. Ce n’était évidemment pas le cas, mais les femmes et les enfants du prince étaient d’une discrétion extraordinaire.
  
  La porte s’ouvrit soudain et Martine Massel, en robe blanche, s’élança vers Francis, les deux mains tendues.
  
  — Cher ami ! s’exclama-t-elle. Le prince nous a raconté ce qui s’est passé l’autre soir. C’est affreux ! Quand je pense que vous avez failli être la victime innocente de ces fanatiques qui veulent renverser le régime.
  
  Elle étreignit avec ferveur les mains de Coplan, qui se dégagea en murmurant :
  
  — J’ai eu plus de chance que le malheureux secrétaire qui est mort à ma place.
  
  — Quelle horreur, ces attentats ! Il paraît que Mme Gandhi a failli être tuée par une bombe, hier après-midi, à New Delhi. Un terroriste s’était mêlé à la foule qui acclamait le cortège officiel. Le Prince a admiré votre sang-froid. Si une chose pareille m’était arrivée, j’en serais encore malade de peur.
  
  — Vous êtes hypersensible, comme tous les médiums. J’ai les nerfs assez solides, Dieu merci !
  
  — Cette affaire de votre jeep et cette agression de New Delhi, tout cela nous tracasse beaucoup. Heureusement, le prince s’est quand même décidé à faire protéger le palais.
  
  — Je viens de m’en rendre compte et je dois dire que cela me paraît une sage précaution.
  
  — Nous sommes tous très inquiets à présent, avoua-t-elle.
  
  — Le prince redoute-t-il un nouvel attentat ?
  
  — Je ne parle pas du prince, je parle de nous, les hôtes du maharadjah. Les bandits qui ont voulu vous tuer pour ébranler l’autorité du maharadjah peuvent persévérer dans leur idée. Raymond prétend qu’en assassinant un étranger, un Occidental, les agitateurs veulent faire coup double : humilier le souverain et stigmatiser l’amitié qu’il porte aux étrangers.
  
  — Raymond, c’est votre frère ?
  
  — Oui. Il a été très impressionné par l’explosion de votre jeep. Lui qui déteste les fanatiques, il pense que nous pouvons nous attendre au pire. Il ne se sent plus en sécurité à Dharwapur.
  
  — C’est un point de vue qui se défend, admit Francis.
  
  — En attendant, tout cela est bien contrariant, soupira-t-elle. C’était ma grande joie de faire de longues promenades en voiture dans la campagne. Malheureusement, mon frère m’interdit de sortir seule désormais.
  
  — Je n’agirais pas autrement si j’étais votre frère.
  
  — Je ne vais tout de même pas rester enfermée dans ce palais comme dans une prison, maugréa-t-elle, le front soucieux.
  
  — Que votre frère sorte avec vous et qu’il ouvre l’œil. Ou alors, demandez un garde du corps au prince.
  
  Elle haussa les épaules, prononça d’un air boudeur :
  
  — Mon frère n’aime pas la campagne indienne. Il la trouve triste. Quant à me promener avec un policier, ça me gâcherait mon plaisir.
  
  Elle leva les yeux vers Coplan et dit à mi-voix, sur un ton à la fois minaudeur et sceptique, très féminin :
  
  — Si vous aviez quelques moments à me consacrer de temps à autre, je vous ferais découvrir de jolies choses dans les parages de Dharwapur : des palais anciens, des temples abandonnés, des vestiges de l’époque mongole. Si ces choses vous intéressent, naturellement.
  
  Francis afficha un sourire aimable pour répondre :
  
  — En principe, mes fonctions d’administrateur de la mission ne me laissent guère de loisirs. Néanmoins, si vous croyez que ma compagnie constitue une protection valable, je serai ravi de découvrir avec vous les beautés de la région. J’en parlerai à mon chef. Je serais surpris qu’il m’interdise de rendre service à une compatriote.
  
  — Demain après-midi, par exemple ? avança-t-elle hardiment.
  
  — D’accord, accepta-t-il. Si cela ne s’arrange pas, je vous le ferai savoir. Mais je vous préviens que ma fourgonnette n’est pas tellement confortable pour les promenades touristiques.
  
  — Nous prendrons la Jaguar, dit-elle. J’adore la conduire. Nous irons au lac de Koulgor, c’est un endroit ravissant, vous verrez. Il y a là une très ancienne statue de Shiva et les ruines d’un temple dont les…
  
  Elle fut interrompue par l’arrivée de Vali Jayarta qui venait annoncer à Coplan que le prince désirait le recevoir dans son cabinet de travail.
  
  Martine esquissa à l’adresse de Coplan un petit geste de la main :
  
  — Ne faites pas attendre Son Altesse. À demain.
  
  — Oui, à demain, confirma Francis en s’éloignant vers le bureau du maharadjah.
  
  Plus sombre encore que de coutume, le prince accueillit Coplan avec un carton à la main.
  
  — Voici votre laissez-passer spécial, cher ami, dit-il. En le montrant aux policiers qui gardent le palais, vous aurez libre passage de jour comme de nuit. En outre, cette carte vous assurera l’aide et la protection de tous les services d’ordre de l’État de Dharwapur. En cas de nécessité, n’hésitez pas à réclamer l’intervention des policiers.
  
  — Je vous remercie infiniment, murmura Francis en prenant le carton couvert de caractères hindis et de sceaux officiels. J’espère que ce précieux document ne me servira que pour venir au palais.
  
  — Je l’espère aussi. Mais, par ces temps troublés, il vaut mieux prendre trop de précautions que trop peu. Les voyous qui excitent le peuple n’ont pas de scrupules, vous le savez.
  
  Mlle Massel vient de me signaler qu’un attentat à la bombe s’était produit à New Delhi.
  
  — Oui, la tension qui règne à New Delhi, à Calcutta et au Kerala nous préoccupe. Ces mouvements populaires font tache d’huile, forcément. Les extrémistes de New Delhi veulent profiter de l’électricité qu’il y a dans l’air pour provoquer des troubles dans la capitale fédérale. La Sûreté prétend que cet attentat n’est qu’un fait isolé et qu’il n’y aura pas de réaction en chaîne. Je souhaite que ce soit vrai.
  
  Il hocha sa grosse tête puis déclara :
  
  — Gouverner un pays comme le nôtre n’est pas une sinécure, monsieur Coplan. Mais laissons cela. Je voulais vous voir pour vous annoncer qu’une nouvelle jeep vous sera livrée dans trois ou quatre jours pour remplacer celle qui a été détruite. J’ai fait les démarches à New Delhi, et je vous remettrai des papiers à remplir pour le ministère central. En ce qui concerne l’enquête menée par le département de la Sûreté, ici même, je suis malheureusement obligé de vous avouer que la police n’a obtenu aucun résultat. Le contrôle des suspects n’a rien donné, hélas. Et, faute d’indices, les investigations ne peuvent être efficaces. De toute manière, l’avertissement aura porté ses fruits. Nous avons installé un dispositif de sécurité très sérieux. Ah, j’oubliais ! Mlle Massel m’a prié de vous présenter une requête : elle aimerait, à l’occasion, avoir votre compagnie pour faire l’une ou l’autre randonnée en voiture dans la campagne.
  
  — Elle vient de m’en parler à l’instant même, et je lui ai promis de demander à Hans Koller s’il pourrait m’accorder quelques heures de congé de temps à autre.
  
  — S’il le faut, j’en parlerai à Koller quand je le verrai. Du fait de vos fonctions, vous n’êtes pas réellement solidaire du travail de la mission, n’est-ce pas ? La pauvre Martine n’ose plus s’aventurer seule sur les routes, et c’était son unique distraction. Quant à moi, je n’ai malheureusement plus le temps de m’occuper d’elle. Depuis plusieurs semaines déjà, je suis littéralement débordé de travaux et de soucis.
  
  — Je me ferai un plaisir d’être son garde du corps : croyez-le bien, assura Francis, imperturbable.
  
  — Vous ne le regretterez pas, j’en suis persuadé. Martine est d’un commerce très agréable. De plus, elle sera pour vous un cicérone attentif et compétent. Depuis qu’elle est à Dharwapur, elle a exploré la région et elle s’est documentée par des lectures bien choisies. Naturellement, soyez sur vos gardes.
  
  Il eut un petit rire bizarre et précisa :
  
  — Je ne parle pas d’elle, bien entendu, mais des dangers qui pourraient surgir au cours de vos randonnées.
  
  — C’est bien ce que j’avais compris, acquiesça Coplan, sérieux comme un archevêque.
  
  — J’espère me libérer un de ces prochains soirs pour reprendre notre discussion, promit le prince en se dirigeant vers la porte de son cabinet pour indiquer que l’entrevue était terminée.
  
  *
  
  * *
  
  Coplan rentra à Kinagar avec Lode Geerts et eut un entretien particulier avec Koller, qu’il mit au courant des dernières nouvelles.
  
  Le Suisse décida :
  
  — Je vais vous accompagner pour surveiller la fourgonnette. De toute façon, si vous avez des difficultés, je pourrai vous donner un coup de main.
  
  Le crépuscule commençait à descendre sur la campagne lorsqu’ils quittèrent le camp. À Dharwapur, Francis rangea le véhicule à l’endroit habituel, près des remparts en ruine, et il le confia à la garde de Hans Koller pour se rendre seul, à pied, au rendez-vous convenu avec Paksan.
  
  Chose incroyable, Paksan était déjà là ! Pour qui connaît la mentalité hindoue, la ponctualité de l’agent de Mr. Radjina constituait un phénomène rare.
  
  Le marchand ambulant expliqua à Coplan :
  
  — Je suis venu plus tôt parce que j’ai appris que le Sannyasin avait pris le chemin du retour avec une certaine avance sur son horaire habituel. Nous devons nous mettre en route immédiatement si nous voulons le rencontrer avant les faubourgs de la ville.
  
  — Très bien, opina Francis. Attends-moi ici un instant, je reviens avec la fourgonnette et je t’embarque. Tu m’indiqueras l’itinéraire que je dois suivre.
  
  L’Hindou eut une mimique embarrassée.
  
  — C’est que je ne tiens pas beaucoup à ce qu’on nous aperçoive ensemble, vous et moi, grommela-t-il. Pour mon job, ce n’est pas prudent.
  
  — Tu monteras à l’arrière et je viendrai près de toi. J’ai un ami qui m’accompagne, c’est lui qui conduira.
  
  Ainsi fut fait, et la fourgonnette, après avoir contourné la ville, prit la direction de Ramarsha, au nord-est.
  
  Ils avaient couvert une douzaine de kilomètres quand Paksan pria Coplan de signaler à Koller qu’il allait devoir quitter la route principale pour s’engager dans une voie secondaire qui s’embranchait à droite à la sortie d’un hameau.
  
  Koller ralentit sa vitesse et redoubla de vigilance afin de ne pas rater la bifurcation annoncée.
  
  Finalement, Paksan donna l’ordre de stopper le véhicule près d’un maigre boqueteau qui jouxtait une mare dont l’eau boueuse paraissait noire dans la demi-obscurité.
  
  Un jeune Hindou en chemisette blanche était allongé dans l’herbe maigre, à côté de la mare. Sa bicyclette était appuyée contre le tronc d’un arbre.
  
  Paksan appela le garçon et discuta un moment avec lui. Puis, s’adressant à Coplan, il l’informa :
  
  — Le Sannyasin arrivera dans une dizaine de minutes au croisement des deux routes. Je vais aller à sa rencontre et je le ferai venir jusqu’ici.
  
  Tout en parlant, il extirpait de dessous sa blouse un sachet de toile grise. Montrant le petit sac ventru et rondouillet, il reprit :
  
  — Je vais lui donner cette provision de riz et lui demander de venir bénir un malade. Quand il sera ici, vous interviendrez. J’espère que l’un ou l’autre paysan ne surgira pas pour demander la bénédiction. De toute manière, ne maltraitez pas le saint homme.
  
  — N’aie crainte, fit Coplan, rassurant, je serai plein de respect à son égard.
  
  L’attente se prolongea pendant près d’une demi-heure. Enfin, dans la pénombre, Coplan et Koller distinguèrent deux silhouettes qui s’approchaient du boqueteau. La démarche un peu disloquée de Paksan étant facilement reconnaissable, Francis fixa son attention sur l’autre Hindou. À première vue, il était d’une taille au-dessus de la moyenne et très maigre.
  
  Effectivement, le moine errant était très grand. Drapé dans sa robe orange, le crâne rasé, les bras et les jambes décharnés, il avait un faciès émacié où brûlaient deux yeux profonds et fixes.
  
  Les deux mains jointes devant la poitrine, Coplan s’inclina devant le Sannyasin. Puis, sans un mot, il referma sa main gauche autour du poignet squelettique de l’ascète et il entraîna le bonhomme vers la fourgonnette. Toujours en silence, il le fit monter dans le véhicule, appela Paksan et referma la porte coulissante. Le hublot intérieur projetait une lumière faible et poussiéreuse sur la face figée du moine.
  
  Se tournant vers Paksan, Francis prononça :
  
  — Demande-lui s’il me connaît.
  
  Paksan traduisit la question, et le moine secoua négativement la tête.
  
  Coplan continua :
  
  — Explique-lui que nous sommes au courant de ce qu’il a fait l’autre soir et demande-lui le nom de la personne qui lui avait donné l’ordre de fixer une petite bombe sur le véhicule qui se trouvait sur la place du palais.
  
  Paksan traduisit, mais ses paroles ne firent pas plus d’effet que si le moine avait été atteint de surdité totale. Pas un trait de son visage n’avait bougé.
  
  Coplan insista :
  
  — Menace-le franchement, Paksan. Qu’il comprenne que nous sommes décidés à tout pour le faire parler et que nous ne tiendrons pas compte de son vœu de silence.
  
  Paksan se mit à débiter un flot de paroles, sur un ton à la fois impérieux, véhément et vindicatif.
  
  Coplan, d’un geste brusque, s’empara du bâton que le Sannyasin tenait dans son poing droit et, avec la même brutalité, il arracha le sac de toile blanche que le moine portait sur son épaule et qui contenait les aumônes recueillies durant la journée.
  
  Retournant le sac, Francis en vida le contenu sur le plancher de la fourgonnette. Sous la pluie de riz et les quelques fruits récoltés par le moine mendiant, Coplan repéra un petit portefeuille noir qu’il ramassa prestement.
  
  Le Sannyasin n’avait même pas tressailli. Pareil à une statue, il écoutait les propos que lui tenait Paksan, ignorant délibérément jusqu’à la présence de Coplan, exactement comme si ce dernier n’existait pas.
  
  Coplan, le masque dur, s’approcha du hublot pour examiner le contenu du petit portefeuille crasseux. Il n’y trouva qu’un morceau de papier plié en quatre, qu’il déplia. Sur le billet maculé de traces de doigts, il y avait trois lettres et quatre chiffres écrits avec application au moyen d’un stylo-bille : DLI 1642.
  
  Il s’agissait, ni plus ni moins, des lettres et des chiffres qui figuraient sur la plaque minéralogique de la jeep !
  
  Coplan, la mâchoire soudée, montra le papier à Paksan avant de le brandir sous le nez du moine errant.
  
  À cet instant précis, Paksan vacilla en portant sa main à son front et tituba comme un homme ivre. Sans la cloison de la fourgonnette, il se serait écroulé.
  
  Francis, ramassant aussitôt le bâton de pèlerin qu’il avait déposé près du sac aux aumônes pour prendre le portefeuille, leva le gourdin et assena un bon coup de matraque sur le crâne tondu du Sannyasin.
  
  Malgré la violence du choc, l’ascète ne broncha pas d’un millimètre. Se souvenant alors de certaines expériences dont il avait lu les rapports scientifiques(11), Coplan gratifia le Sannyasin d’un imparable croc-en-jambe accompagné d’une vigoureuse poussée au plexus. Le fakir bascula en arrière et dégringola, les fesses au plancher, tandis que sa robe jaune voltigeait sur ses jambes noires et osseuses.
  
  Sans reprendre son souffle, Francis expédia quelques rudes gifles dans la figure de Paksan. Celui-ci, battant des paupières, bafouilla :
  
  — Je ne… je dors debout… Je suis mort de fatigue…
  
  Derechef, Coplan lui balança une paire de claques.
  
  — Secoue-toi, Paksan ! Ne te laisse pas aller, pour l’amour du ciel ! C’est ce sorcier qui t’a hypnotisé !
  
  Coplan fit coulisser la porte de la fourgonnette et poussa Paksan vers l’ouverture pour qu’il puisse respirer l’air frais de la nuit.
  
  Pendant ce temps, le Sannyasin, accroupi en tailleur, les yeux clos et les mains placées dans la position du yogi, était entré en méditation.
  
  Coplan, avec une grimace, réalisa que pour obtenir un renseignement de ce bonhomme-là, ça n’irait pas tout seul.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  En fait, ni les menaces, ni les injures, ni les coups ne réussirent à tirer le moine de son mutisme dédaigneux.
  
  Coplan râlait sec.
  
  — Et dire que nous avons la preuve concrète que c’est bien lui qui, sur les instigations d’un tiers, a voulu m’assassiner en piégeant ma jeep ! C’est trop bête ! Ce salaud possède une information décisive et je ne trouve pas le moyen de lui faire cracher.
  
  — Je vous avais prévenu, maugréa Paksan.
  
  Coplan alluma une cigarette, réfléchit un moment.
  
  Renoncer, capituler, c’était au-dessus de ses forces. Et, subitement, malgré sa répugnance, il se baissa et il colla le bout incandescent de sa cigarette sur le genou du moine.
  
  La chair grésilla, une odeur écœurante s’éleva, mais le Sannyasin demeura impassible.
  
  Paksan haleta :
  
  — C’est inutile, sir, ne faites pas cela.
  
  Coplan se redressa, écrasa rageusement sa cigarette sous son talon, sortit le Webley-Scott de sa poche.
  
  — Dis-lui que s’il refuse de nous donner le nom de celui qui l’a chargé de faire sauter la jeep, je lui brûle la cervelle dans soixante secondes.
  
  Paksan, effrayé, le visage en sueur, traduisit ces mots sur un ton presque suppliant. Mais l’ascète ne daigna même pas lever les paupières pour montrer qu’il avait entendu.
  
  Coplan dégagea lentement le cran de sûreté de l’automatique.
  
  — Tant pis, siffla-t-il, c’est la seule solution, de toute manière. Nous ne pouvons pas le remettre en circulation après ce qui vient de se passer. Ecarte-toi, Paksan.
  
  L’impact du canon d’acier contre la tempe du moine ne provoqua pas la plus infime réaction chez ce dernier. On eût dit que seule sa carcasse maigre se trouvait là, mais que son être réel, sensible, n’était plus dedans.
  
  La détonation secoua l’air dans la fourgonnette. Avec une lenteur macabre, le torse osseux du Sannyasin oscilla avant de tomber à la renverse. Le crâne dénudé fit un bruit lugubre en percutant le plancher métallique du véhicule.
  
  Paksan avait les joues grises et son long nez paraissait pendre lamentablement dans sa face.
  
  Coplan lui intima :
  
  — Aide-moi à le transporter jusqu’à la mare.
  
  — Vous… vous allez le jeter dans la mare ? bégaya Paksan.
  
  — Oui, pourquoi pas ? Il s’enfoncera dans la boue et personne n’ira le chercher là.
  
  — En été, l’eau s’évapore, dit bêtement Paksan.
  
  — Eh bien, les vautours se régaleront ! riposta Francis, hargneux.
  
  *
  
  * *
  
  Revenus au camp de Kinagar, Koller et Coplan eurent un ultime entretien avant d’aller dormir. Le Suisse comprenait très bien la déconvenue de Francis et l’état d’esprit plutôt morose de celui-ci.
  
  — Tenez-vous plus que jamais sur vos gardes, recommanda-t-il à Coplan. La disparition de ce moine ne va sans doute pas passer inaperçue, et ceux qui l’ont téléguidé pour vous liquider vont se rendre compte qu’il y a de l’insolite dans l’air. Vous devez prévoir le choc en retour.
  
  — Probablement. Le tout c’est de savoir sous quelle forme il va se présenter.
  
  — À propos de ce billet qui se trouvait dans le portefeuille du moine, ne serait-il pas opportun de le confier aux policiers de New Delhi pour une vérification éventuelle des empreintes digitales ? Les laboratoires spécialisés ont des techniques très poussées de nos jours.
  
  Coplan haussa les épaules, sceptique.
  
  — À quoi bon ? fit-il. Si le personnage qui a rédigé ce billet est un professionnel, il aura eu soin de ne pas laisser ses empreintes sur un papier aussi compromettant. En revanche, si c’est un individu qui ne connaît pas la musique, cette vérification ne donnera rien. Les amateurs et les débutants ne sont jamais fichés à la Sûreté, du moins quand il s’agit de subversion politique. Ces trucs-là, ça ne marche que pour retrouver les criminels de droit commun.
  
  Il prit un temps, puis ajouta :
  
  — Au surplus, je ne tiens pas à alerter les autorités officielles. L’affaire n’est pas mûre.
  
  — En attendant, vous avez perdu le seul élément qui pouvait vous permettre d’identifier vos ennemis, constata Koller, réaliste.
  
  — Oui, malheureusement. Mais la partie n’est pas terminée. Comme vous le disiez il y a un instant, mes adversaires ne vont pas rester sur un échec. Et si le destin m’en laisse l’occasion, j’espère bien les coincer quand ils se manifesteront à nouveau.
  
  — J’admire votre cran, dit Koller, sincère.
  
  — Il n’y a vraiment pas de quoi, marmonna Francis, revêche.
  
  Cette nuit-là encore, il jugea prudent de rester éveillé sous sa tente. Il fuma un nombre considérable de cigarettes, tout en se creusant la cervelle pour essayer de découvrir un lien entre l’acte de terrorisme du moine errant et les buts poursuivis par ceux qui avaient incité celui-ci à commettre cet acte. Mais comment s’y retrouver ? Les arcanes de la politique indienne ne se prêtent guère à une analyse rigoureuse. Dans certaines régions, les prêtres militent avec acharnement en faveur de l’ancien régime et de la tradition ; en d’autres régions, comme au Kerala – dont ce Sannyasin était originaire, – les autorités religieuses soutiennent les extrémistes de gauche !
  
  *
  
  * *
  
  Martine Massel poussa des cris de joie quand, le lendemain, au début de l’après-midi, Coplan alla la chercher au palais pour l’accompagner à Koulgor.
  
  — C’est vraiment très gentil de votre part, dit-elle. Je m’étais préparée, mais sans trop y croire. Venez…
  
  La superbe Jaguar grise stationnait dans la cour intérieure, tel un fauve qui ne demandait qu’à bondir.
  
  En s’installant au volant, Martine s’enquit :
  
  — Vous êtes sûr que vous ne préférez pas conduire vous-même ?
  
  — Mais non, je vous assure.
  
  — Vous êtes chic de me faire confiance. Raymond ne veut jamais me laisser le volant quand nous sortons ensemble en voiture. Et Fakri non plus.
  
  — Fakri ?
  
  Elle eut un petit rire effronté, juvénile :
  
  — Je parle du prince, évidemment. Quand nous sommes dans l’intimité, je l’appelle par son prénom… Mais, dites-moi, vous n’avez pas de lunettes de soleil ?
  
  — Je supporte très bien le soleil.
  
  — Oh, il ne s’agit pas du soleil mais de la poussière ! Même dans une voiture fermée, il faut se protéger. Les routes indiennes sont effroyablement poussiéreuses.
  
  — Je m’en suis déjà rendu compte.
  
  — Oui, mais ce que vous ne savez pas, c’est que cette poussière est très dangereuse pour les yeux. Elle contient de minuscules cristaux de silice… Tenez, prenez les lunettes de Raymond…
  
  Elle avait sorti de la boite à gants une paire de lunettes aux verres fumés qu’elle tendit à Francis.
  
  — Mettez cela, je vous en prie. Quand on a des yeux comme les vôtres, il ne faut pas les exposer inutilement.
  
  Elle lança le moteur de la Jaguar et le puissant vrombissement vibra dans la cour.
  
  Une fois la porte du palais franchie, elle prit la direction du sud et rejoignit bientôt la route interprovinciale d’Udaipur.
  
  Alors, la Jaguar – c’était une voiture aussi confortable que luxueuse, et pratiquement neuve – fila comme une fusée.
  
  Martine, en proie à une sorte d’exultation intérieure, pilotait le bolide avec une intrépidité bien féminine. Pour être plus à l’aise, elle avait retroussé sa robe jusqu’au-dessus de ses genoux, offrant par là-même à Coplan un spectacle qui ne le laissait pas insensible.
  
  Pour rouler à 160 à l’heure sur une route indienne, il faut des réflexes ! Et, en somme, Martine ne s’en tirait pas trop mal. Décontractée mais attentive, elle avait la qualité essentielle des bons pilotes : le don d’anticiper au centième de seconde et de mater la Jaguar en temps voulu lorsque tel ou tel obstacle s’annonçait très loin devant elle.
  
  Après une demi-heure de route, ils firent une première halte près d’un bois solitaire pour aller admirer les vestiges d’un petit temple de l’époque indo-aryenne.
  
  Il faisait un temps merveilleux. Le soleil d’hiver, chaud mais léger, donnait au paysage une pureté saisissante. Sous un ciel bleu d’une profondeur illimitée, la campagne brunâtre déroulait à perte de vue son tapis monotone qui faisait penser à la robe usée d’un buffle. Les feuillages du bois se découpaient avec une netteté aiguë et, au loin, comme une décoration peinte sur une toile par un artiste naïf, les montagnes.
  
  Coplan, sans être indifférent aux reliques archéologiques, n’était pas de ceux qui tombent en pâmoison devant la moindre vieille pierre, et ce qui restait du temple indo-aryen ne le plongea pas dans une extase mystique. D’ailleurs, les quelques fragments de sculptures qui avaient échappé à l’érosion des siècles ne témoignaient pas d’un art bien raffiné.
  
  En revanche, il fut beaucoup plus touché par la mélancolie pathétique qui flottait dans ce lieu désert, calme, comme oublié des hommes.
  
  Il s’était assis sur une pierre et il contemplait en silence le sanctuaire abandonné qui, à vrai dire, n’était plus qu’un éboulis déjà envahi par la végétation. Martine vint s’asseoir à côté de lui, croisa les jambes, ôta ses lunettes.
  
  — J’ai l’impression que vous êtes un peu comme Raymond, dit-elle en souriant. Les ruines vous donnent le cafard, non ?
  
  — Absolument pas. Au contraire, un endroit paisible comme celui-ci me donne un sentiment d’éternité que je trouve plutôt réconfortant. Le passage de l’homme s’efface, mais la beauté naturelle de la création demeure immuable.
  
  — Vous ne pensez pas aux gens qui sont venus prier dans ce temple il y a des centaines d’années ?
  
  — Non, pourquoi ? L’être humain est éphémère, il ne fait que passer. Nous suivrons le même chemin que les fidèles qui sont venus dans ce temple avec l’espoir, précisément, de trouver un remède à leur intolérable fugacité.
  
  Le silence les enveloppa mystérieusement. À la fin, Martine soupira :
  
  — Oui, chaque jour nous entraîne irrésistiblement vers la vieillesse et l’anéantissement.
  
  Elle se tourna vers Francis, le regarda dans les yeux avec émotion, se pencha en offrant son visage et sa bouche.
  
  — Embrassez-moi, souffla-t-elle, oppressée.
  
  Il l’enlaça et il l’attira contre lui. Leurs lèvres se soudèrent. Ce long baiser plein de ferveur et d’avidité la fit haleter d’émoi. Les narines palpitantes, elle se dégagea et murmura :
  
  — Viens, il le faut.
  
  Elle lui prit la main et, fébrile, impatiente, les traits rendus soucieux par le désir qui tenaillait sa chair, elle le guida parmi les pierres et les ronces jusqu’à une sorte de cabane vétuste faite de branchages.
  
  — Autrefois, dit-elle, les pâtres venaient ici. Mais comme il n’y a plus rien à brouter, on ne voit plus jamais les troupeaux de vaches sacrées.
  
  Elle s’allongea sur la litière de fougères séchées.
  
  Il l’embrassa de nouveau, mais moins longuement. Le désir qui les harcelait tous les deux ne leur laissait plus de répit. Il la prit dans une sorte de fougue et elle répondit avec ardeur à son étreinte, sans se préoccuper de sa robe ni de ses dessous délicats que leur mutuelle frénésie malmenait allègrement.
  
  Elle eut un gémissement quand le paroxysme du plaisir projeta, jusqu’au tréfonds de son être le plus intime, les flèches incandescentes du bonheur charnel.
  
  Les paupières baissées, les lèvres tremblantes et les seins soulevés par le rythme rapide de sa respiration, elle maintint pendant de longues minutes contre elle ce torse rude et viril qu’elle tenait prisonnier dans ses bras et qu’elle accaparait avec une force inattendue.
  
  Quand il put s’écarter enfin et se relever pour mettre de l’ordre dans sa tenue vestimentaire, elle murmura :
  
  — Reviens près de moi. Nous ne sommes pas pressés, que je sache ? C’est si bon.
  
  — Il ne faut pas abuser des bonnes choses, répondit-il en souriant.
  
  Elle paraissait incapable de surmonter la langueur qui accablait son corps admirable. Dans le désordre de ses vêtements et l’attitude offerte de sa chair, elle était encore plus excitante.
  
  — Viens, répéta-t-elle.
  
  Il hésita une seconde, puis il obtempéra et il s’étendit derechef près d’elle sur la litière.
  
  — Tu permets ? dit-il en extirpant de sa poche le Webley-Scott dont le canon d’acier lui avait durement labouré la cuisse. Cet objet n’est pas très confortable pour les effusions.
  
  Il posa l’automatique à portée de sa main, après quoi il se consacra aux gestes rituels de la volupté, bien plus anciens encore que les rites abrités jadis par le temple écroulé.
  
  *
  
  * *
  
  Ils reprirent la route vers Koulgor, mais c’est Francis qui tint le volant, à la demande de Martine.
  
  — L’amour me fait un effet terrible, roucoula-t-elle. Je serais incapable de conduire convenablement. Il me faut un temps fou pour retrouver mon équilibre. Surtout quand c’est aussi merveilleux.
  
  Elle avait envie de parler, Francis le devina tout de suite. Et il la poussa insidieusement aux confidences.
  
  — N’est-ce pas toujours merveilleux ? fit-il, ironique.
  
  — Oh, il y a des nuances ! répliqua-t-elle spontanément. Il faut être deux pour faire l’amour, et le partenaire compte. Je suppose que c’est pareil pour les hommes, non ? Toutes les femmes te procurent-elles le même plaisir ?
  
  — L’amour c’est comme la vie, jeta-t-il en riant. On y trouve ce qu’on y apporte. Et les différences que nous éprouvons ne viennent pas du partenaire mais de nous-même.
  
  Elle constata :
  
  — Tu rejoins ce que je viens de dire, en somme. Une femme se sent plus ou moins attirée par tel homme ou par tel autre, et elle réagit en conséquence.
  
  Elle ajouta, un ton plus bas :
  
  — Avec toi, je savais que ce serait merveilleux, parfait.
  
  — Quand une femme dit ce genre de choses à un homme, elle peut tout obtenir de lui, railla-t-il sans méchanceté.
  
  — Je n’ai jamais dit cela à aucun homme, affirma-t-elle.
  
  — Belle comme tu l’es ? renvoya-t-il. Tu ne me feras jamais croire que tu n’es pas gâtée sur ce chapitre-là.
  
  — Oh, je ne suis pas délaissée, reconnut-elle en riant. Mais il y a toujours quelque chose qui manque : ou bien c’est la force ou bien c’est la tendresse. Le tout ensemble, c’est aussi rare que la fortune et la beauté réunies.
  
  — La perfection n’est pas de ce monde, rappela-t-il, philosophe.
  
  Puis, intrigué par l’étrange aveu qu’elle venait de laisser échapper il reprit négligemment :
  
  — Le prince Barandana me paraît un homme très au-dessus du commun des mortels.
  
  — Oui, c’est ce que je disais : il est très gentil pour moi.
  
  En prononçant ces mots, elle parut enfin se rendre compte qu’elle abordait un problème vraiment trop personnel. Elle changea carrément de voix et de sujet :
  
  — Dans cinq minutes, nous arriverons à Koulgor. Le temple qui se trouve là est un des monuments les plus mystérieux de toute la région. La ville qui l’entoure n’est plus qu’un amas de vieilles pierres et personne n’a jamais découvert à quelle époque elle a été habitée, ni par qui. Le temple est presque intact, ce qui est encore plus mystérieux.
  
  Se conformant aux indications de la jeune femme, Coplan quitta bientôt la route goudronnée pour s’engager dans une voie très sinueuse, en fort mauvais état.
  
  Soudain, une rivière apparut sur la droite et, à la sortie d’une courbe, l’eau miroitante d’un lac scintilla sous le soleil.
  
  Au bord du lac, plusieurs groupes d’Hindous, les uns en robe blanche, les autres en pantalon à l’occidentale et chemisette flottante, se prélassaient paresseusement.
  
  L’arrivée de la Jaguar provoqua un certain remous parmi ces oisifs, et quelques-uns d’entre eux se redressèrent pour admirer la voiture. Un jeune garçon en short, le torse nu, enfourcha une bicyclette et partit en direction d’un bâtiment blanc qui s’érigeait près des murailles déglinguées de la ville morte, à quelques centaines de mètres du groupe.
  
  Pointant l’index de sa main droite vers l’édifice blanc, Martine annonça :
  
  — C’est le fameux temple en question.
  
  Coplan coupa le contact, serra le frein à main.
  
  — Il n’a pas l’air très vieux, fit-il remarquer. On dirait une construction du début du siècle.
  
  — Et pourtant, il est mentionné dans plusieurs manuscrits anciens qui se trouvent au musée d’Udaipur. Et il y a des illustrations du XVIe siècle qui le montrent tel qu’il est là.
  
  Ils débarquèrent et ils se dirigèrent côte à côte vers les anciens remparts démantelés.
  
  Après avoir fait le tour de l’énigmatique sanctuaire, ils gagnèrent un autre monument plus petit, surmonté d’une coupole en forme de stupa.
  
  Martine expliqua :
  
  — La statue de Shiva qui se trouve à l’intérieur du mausolée est en granit rouge et elle fait penser aux sculptures grecques de l’époque archaïque. C’est bizarre, mais le fait est là.
  
  Coplan écoutait avec application mais, en réalité, son esprit était ailleurs. Son sixième sens avait été alerté par les mouvements discrets d’une silhouette blanche qui, furtivement, s’était profilée derrière les vestiges éboulés d’une muraille, un peu au-delà du mausolée à coupole.
  
  Martine l’avait-elle attiré dans un guet-apens ? Il s’arrêta, glissa sa main dans la poche de son pantalon, fit coulisser le cran de sûreté du Webley-Scott. Inexplicablement, il se sentait en danger.
  
  Martine se tourna vers lui.
  
  — Eh bien ? fit-elle, surprise. Viens, la visite du mausolée n’est pas interdite et la statue mérite d’être vue.
  
  Il avança sans hâte, apparemment désinvolte mais les nerfs tendus. Au moment où il arrivait près de Martine, à moins de deux mètres du porche cintré du mausolée, une tête brune et hirsute se découpa sur le toit même de l’édifice.
  
  Tout se passa avec la rapidité de la foudre. L’inconnu, agile comme un singe, exhiba un arc à peine plus grand qu’un jouet et dont la corde, déjà tendue, était armée d’une minuscule fléchette noire pointée obliquement vers le bas.
  
  Coplan hurla :
  
  — Martine !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Tout en poussant ce cri, Coplan, dans un réflexe prodigieux, s’était jeté sur Martine et l’avait projetée au sol en plongeant lui-même dans la poussière.
  
  La petite flèche noire siffla dans l’air et alla se ficher dans la terre.
  
  Tandis que Martine, glapissante de saisissement et d’effroi, gesticulait pour se relever, Francis, l’automatique au poing, s’était rué en avant comme un sprinter qui réussit un départ presque à l’horizontale en jaillissant de son starting-block. Il contourna à toute allure le mausolée et appuya sans viser sur la détente du Webley-Scott.
  
  Trois détonations se succédèrent en une fraction de seconde. Le tireur à l’arc, un gamin en short, avait boulé dans la pierraille comme un lapin foudroyé. Mais Coplan avait également tiré sur une autre silhouette qui détalait, et le Webley-Scott avait fait mouche sur cette cible-là aussi. L’homme en pantalon blanc et chemise blanche se tortillait de douleur dans la poussière.
  
  Coplan fonça vers lui et lui administra un violent coup de crosse sur la tête. Le type, assommé, lâcha une plainte rauque et cessa de remuer. Une tache rouge perçait le tissu de son pantalon, à la hauteur de sa cuisse droite, et le sang se mit à ruisseler sur sa cheville brune.
  
  Coplan courut vers le gosse, l’empoigna par sa tignasse hirsute, le retourna. Il avait les yeux vitreux. La balle du Webley-Scott, lui traversant le dos, lui avait troué le cœur. Le gamin avait été tué net.
  
  Martine, complètement affolée, s’amena et haleta, les yeux dilatés de terreur :
  
  — Ils sont morts tous les deux ?
  
  — Le gosse, oui, mais l’autre est seulement blessé.
  
  Il ajouta, ricanant :
  
  — Il a eu de la veine, crois-moi. Je lui ai expédié deux pruneaux au jugé mais il n’a encaissé qu’un projectile dans la cuisse.
  
  — Mais comment… comment as-tu fait ? bégaya-t-elle. Je n’ai rien vu.
  
  — Heureusement que j’ai un radar, maugréa-t-il. Ce petit macaque-là, avec son arc, ne m’aurait pas manqué. Ne bouge pas, je reviens.
  
  Il fila vers l’entrée du mausolée, sortit son mouchoir de sa poche, alla extirper d’un coup sec la fléchette plantée dans le sol, l’examina. Pas plus grosse qu’une aiguille à tricoter, longue d’une vingtaine de centimètres, taillée dans un bois flexible aux fibres serrées, elle avait une pointe acérée, en métal, et un empennage très court fabriqué avec une plume de corbeau.
  
  Il ne fallait pas être très perspicace pour se rendre compte que la pointe métallique avait été enduite d’une substance brunâtre, poisseuse, fort probablement à base de poison végétal. Les Hindous ont le secret de ces mixtures mortelles.
  
  Coplan enveloppa la fléchette de son mouchoir et retourna près de Martine. Celle-ci prononça d’une voix blanche :
  
  — Cet homme va mourir, il est en train de perdre tout son sang.
  
  — J’espère bien que non, grinça Francis en s’agenouillant près de l’Oriental toujours inconscient.
  
  Avec des gestes dénués de douceur, il dépouilla le blessé de sa chemise et de son pantalon.
  
  Martine détourna la tête, s’écarta de deux pas. Était-ce par pudeur, ou bien était-elle écœurée par la vue de la plaie saignante ?
  
  Déchirant la chemise, Coplan noua un solide garrot autour de la cuisse brune de l’homme afin de stopper l’hémorragie.
  
  Les sourcils froncés, il regarda plus attentivement les lambeaux de coton qu’il tenait dans la main. C’était un tissu de premier choix, d’une qualité surprenante. Et le pantalon du quidam n’était pas moins luxueux.
  
  Un autre détail frappa ensuite Coplan. Le blessé portait deux bagues en or aux doigts de sa main droite et une montre, également en or, à son poignet gauche.
  
  S’agenouillant derechef, Coplan souleva le poignet gauche de l’homme évanoui, dégrafa le bracelet de cuir et examina la montre.
  
  — Martine, dit-il, voilà une bien curieuse coïncidence ! Ce terroriste a un chronomètre de marque française. Une montre Boucheron.
  
  Mais Martine, qui n’avait pas prêté une oreille bien attentive aux paroles de Coplan, s’exclama sur un ton angoissé :
  
  — Attention, ces hommes qui arrivent vont nous attaquer !
  
  Coplan leva les yeux, aperçut la petite troupe vociférante qui s’approchait. Il s’agissait, selon toute apparence, des autochtones qui flânaient au bord du lac et qui avaient été attirés par les coups de feu.
  
  Francis empocha la montre du blessé, déposa sur une pierre la fléchette emballée dans le mouchoir, sortit son Webley-Scott et fit face.
  
  Les autochtones s’arrêtèrent à une dizaine de mètres des deux Occidentaux et, à grand renfort de gestes, se mirent à les invectiver en hindi.
  
  Martine, apeurée, se rapprocha de Coplan, se plaça derrière lui.
  
  — Ils vont nous lyncher, se lamenta-t-elle.
  
  — C’est ce qu’on va voir, siffla Francis, calme et résolu.
  
  Les deux jambes écartées, l’automatique braqué vers la troupe piaillante dont l’hostilité augmentait à vue d’œil, il attendit, surveillant d’un seul regard les gestes de chacun des Hindous.
  
  — Le premier qui passe aux actes, articula-t-il, je le descends.
  
  Impressionnés par l’attitude impavide de Coplan, les indigènes avaient soin de se tenir à distance. Cependant, leur colère ne s’apaisait pas, bien au contraire. Ils s’excitaient les uns les autres et leurs clameurs véhémentes n’avaient pas besoin d’être traduites.
  
  Soudain, un jeune gars en chemisette jaune, au visage très foncé, se détacha du groupe et s’avança, le poing tendu, la bouche grimaçante.
  
  Francis comprit le danger. L’inconscience de cet adolescent trop intrépide pouvait électriser les autres et déclencher la ruée.
  
  Le Webley-Scott tonna, et le jeune Hindou s’écroula.
  
  Un silence de mort tomba sur toute l’assistance. Coplan ne fit pas un geste, ne prononça pas le moindre mot. Derrière lui, Martine, pâle comme un fantôme, retenait son souffle.
  
  Quelques secondes s’écoulèrent, longues comme des siècles. Et, tout à coup, un bruit de moteur se fit entendre du côté du lac, s’amplifia. Deux policiers de la brigade routière s’amenaient en moto.
  
  Ils stoppèrent leur engin près du mausolée à coupole, promenèrent un regard à la ronde, se dirigèrent de conserve vers Coplan et Martine.
  
  Les deux motards étaient des Sikhs de taille herculéenne, bardés de cuir, barbus et enturbannés. Avec un ensemble parfait et une lenteur presque solennelle, ils ôtèrent la visière de plexiglas qui protégeait leurs yeux. Le plus costaud des deux demanda en anglais, sur un ton posé :
  
  — Que se passe-t-il ici ?
  
  — Nous étions venus pour visiter le mausolée, dit Coplan, mais nous avons été l’objet d’une tentative d’agression.
  
  — Pourquoi avez-vous tiré sur ces gens ? maugréa le policier d’une voix sévère.
  
  — Je viens de vous le dire : légitime défense.
  
  — Qui vous a attaqués ?
  
  — Un gamin qui nous a lancé une flèche empoisonnée.
  
  — Où est-il, ce gamin ?
  
  — Vous trouverez son cadavre parmi les pierres, par là… Il n’a même pas eu le temps de lâcher son arc. Quant à la flèche, je l’ai recueillie et vous pourrez constater que je n’invente rien.
  
  Le policier se tourna vers le groupe d’indigènes, posa un instant son regard sur l’adolescent à la chemise jaune qui, assis sur le sol, pleurait en tenant à deux mains sa jambe droite maculée de sang. La balle de Webley-Scott lui avait traversé le mollet.
  
  Les autres Hindous, étrangement silencieux, refluaient lentement.
  
  Le policier leur cria quelques mots en hindi et, avec des gestes à l’appui, leur ordonna de se disperser.
  
  Puis, revenant à Francis :
  
  — Et celui-là, il est mort également ?
  
  D’un mouvement de la tête, il désignait l’homme nu et inconscient qui gisait dans la poussière, un garrot autour de la cuisse.
  
  Coplan répondit :
  
  — Non, il n’est pas mort. Je lui ai tiré une balle dans la jambe et je l’ai assommé ensuite. J’ai de bonnes raisons de penser que c’est lui qui a incité le petit tireur à l’arc.
  
  Le motard, avec un calme olympien, dévisagea Coplan.
  
  — Faites disparaître votre arme, lui intima-t-il.
  
  Puis, comme partout dans le monde, il énonça la phrase fatidique :
  
  — Vos pièces d’identité, je vous prie ?
  
  Une idée judicieuse traversa l’esprit de Francis.
  
  — Je suis sous la protection personnelle du maharadjah de Dharwapur, révéla-t-il. Voici d’ailleurs le coupe-file qu’il m’a donné et qui me permet de requérir l’aide des forces de l’ordre en cas de nécessité.
  
  Il exhiba le laissez-passer, que le motard examina d’un bref regard avant de le restituer à son propriétaire.
  
  — Très bien, Mr. Coplan, acquiesça-t-il. Où peut-on vous toucher pour les besoins de l’enquête ?
  
  — Au palais de Dharwapur.
  
  — Parfait. Rentrez à Dharwapur, nous nous chargeons du reste.
  
  — Je voudrais m’occuper de l’homme que j’ai blessé à la cuisse, dit Coplan.
  
  — Pourquoi ? C’est notre rôle, pas le vôtre.
  
  — Je voudrais assister à son interrogatoire quand il aura reçu les premiers soins. C’est la deuxième fois que je suis victime d’une tentative d’attentat et cet homme est le seul qui puisse me fournir des renseignements au sujet de ceux qui veulent me supprimer. C’est très important.
  
  — Retournez au palais, répéta le motard sur un ton sans réplique. La Sûreté prendra l’affaire en main et rien ne sera négligé pour faire toute la lumière sur les attentats dont vous parlez.
  
  Il donna un ordre à son adjoint, puis il signala à Coplan :
  
  — Le capitaine va vous accompagner jusqu’à votre voiture. Je suppose que c’est la Jaguar grise que j’ai vue en arrivant ?
  
  — Oui, c’est une des voitures du Prince.
  
  — Je l’avais reconnue, opina-t-il.
  
  Et, s’adressant à Martine :
  
  — Permettez-moi de saisir cette occasion pour vous demander d’être prudente, mademoiselle. Nos routes ne sont pas faites pour rouler comme vous le faites.
  
  — Je n’ai jamais eu d’accidents, dit Martine. J’ai de bons réflexes.
  
  — Je n’en doute pas, mais nos paysans ne sont pas habitués. S’il vous arrivait par malheur d’en écraser un, vous seriez massacrée par la foule, je vous préviens.
  
  — Vous avez raison, concéda Martine, morose. De toute manière, après ce qui vient de se passer ici, je crois que vous ne me verrez plus souvent sur les routes.
  
  Coplan alla ramasser la fléchette enveloppée dans son mouchoir, tendit le tout au policier.
  
  — Prenez bien soin de ceci, recommanda Francis. C’est l’unique pièce à conviction.
  
  L’autre Sikh, sur un signe de son chef, escorta les deux étrangers jusqu’à leur voiture.
  
  Martine demanda soudain au capitaine :
  
  — Comment avez-vous été informé de ce qui se passait ici ?
  
  — Un indicateur de la Sûreté se trouvait justement parmi les hommes qui flânaient au bord du lac.
  
  — Tiens ! Pour une fois, le hasard a bien fait les choses ! s’exclama Martine.
  
  — Ce n’était pas un hasard, mademoiselle, corrigea le capitaine. Le collaborateur de la Sûreté surveillait discrètement l’homme que votre ami a blessé à la cuisse.
  
  Coplan intercala :
  
  — Vous voulez dire que cet homme était déjà considéré comme suspect ?
  
  — Oui, confirma le Sikh.
  
  — De quoi le soupçonnait-on ? insista Francis.
  
  — Il paraît qu’il entretenait des rapports clandestins avec certains agitateurs politiques.
  
  — Des agitateurs de quelle tendance ?
  
  — Je ne sais pas, éluda le motard pour mettre fin d’une façon courtoise au dialogue.
  
  *
  
  * *
  
  Au palais du maharadjah, l’aventure dramatique de Koulgor jeta le prince dans une fureur noire, doublée d’une vive inquiétude. S’adressant à Martine, il la gronda comme on gronde une enfant imprudente :
  
  — Vous voyez bien que votre frère avait raison ! Dieu soit loué, M. Coplan possède un sang-froid et un courage exceptionnels ! Je préfère ne pas penser à ce qui se serait passé si vous né l’aviez pas eu près de vous. Dans tous les cas, les promenades, c’est fini. Désormais, je vous prie de ne plus quitter le palais.
  
  Coplan intervint :
  
  — Si Votre Altesse le permet, je voudrais que nous nous occupions d’un problème urgent.
  
  — Euh, oui, bien sûr, fit le prince. De quel problème s’agit-il ?
  
  — Vous serait-il possible de déléguer immédiatement un de vos secrétaires au Q.G. de la Sûreté afin qu’il assiste à l’enquête ? L’homme que j’ai blessé et que je considère comme le véritable auteur de l’agression fera peut-être des révélations déterminantes. Il paraît que c’est un suspect déjà repéré par la police. Mais le plus surprenant de l’affaire, c’est que cet individu avait au poignet une montre de marque française, une montre Difor.
  
  — Quoi ? sursauta le maharadjah, effaré.
  
  — Tenez, voici la montre en question, dit Francis en extirpant le chronomètre de sa poche et en le remettant au prince.
  
  Celui-ci examina la montre et prononça :
  
  — Stupéfiant !
  
  Coplan reprit :
  
  — Ce dont je suis tout à fait sûr, c’est que le propriétaire de cette montre n’est pas un pauvre diable. Les vêtements qu’il porte sont d’une qualité peu banale.
  
  Le prince réfléchissait, le front creusé de rides profondes. Brusquement, il alla vers sa table de travail et il décrocha un de ses téléphones.
  
  Au terme d’une conversation de quatre ou cinq minutes, il raccrocha et annonça :
  
  — Le mystère est élucidé. Votre agresseur est un homme que je connais bien. Il se nomme Gopa Sardawan et il a été à mon service pendant près de dix ans. Il travaillait ici même, au palais, comme troisième secrétaire au département des finances. Il m’a accompagné plusieurs fois en France et ceci explique l’histoire de la montre. J’ai été obligé de chasser cet individu, il y a environ six mois, quand j’ai appris qu’il avait des contacts avec une cellule communiste de New Delhi.
  
  — Voilà une information intéressante, glissa Francis.
  
  — Oh, je ne suis pas étonné outre mesure ! s’écria le prince. Je sais qu’un vaste complot se trame dans l’ombre contre moi et contre mes amis. Notre politique ne plaît pas à tout le monde.
  
  Il persifla avec une ironie grinçante :
  
  — Comme vous le disiez si justement l’autre soir, les extrémistes de gauche veulent nous balayer. Mais leurs menaces ne me font pas peur, ni leurs agissements.
  
  — Dans quel état est-il, votre ancien collaborateur ? questionna Francis, peu désireux de revenir sur les problèmes politiques qui obsédaient le prince.
  
  — Les chirurgiens viennent de l’opérer. Ils ont extrait la balle qu’il avait dans la cuisse. On ne peut pas encore l’interroger.
  
  Se souvenant de la requête de Coplan, il promit :
  
  — Je vais envoyer quelqu’un à la Sûreté, comptez sur moi.
  
  Puis, retombant dans ses préoccupations essentielles, il marmonna, le front penché :
  
  — Que pourrais-je faire pour empêcher ces fanatiques de semer le trouble dans l’opinion ? Leur influence s’étend de jour en jour et leurs actions deviennent de plus en plus audacieuses.
  
  Il releva la tête, considéra Coplan d’un œil lourd.
  
  — La pire des stratégies, soliloqua-t-il, c’est de se limiter à une position défensive comme je le fais. Peut-être ai-je tort de ne pas tenir compte de l’idéal qui anime ces gens ? Mon pauvre ami, vous n’avez pas de chance à Dharwapur, n’est-ce pas ? C’est la deuxième fois, en l’espace de quelques jours, que vous échappez à la mort. J’en suis navré, croyez-le bien.
  
  — En effet, reconnut Francis en souriant, le climat de votre beau pays ne me convient guère.
  
  — J’aurais de plus amples nouvelles demain dans la matinée, assura le prince. Venez me voir au début de l’après-midi et je vous dirai où en est l’enquête.
  
  Coplan prit congé et rentra à Kinagar.
  
  Au camp de la mission, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les ethnologues étaient enchantés du travail tel qu’il se déroulait, c’est-à-dire dans une ambiance d’amitié entre les Européens et les autochtones. Un événement inattendu avait cependant marqué cette journée : au cours d’un examen médical de l’une des familles du village, le Dr Pierre Molin avait détecté sur l’épaule d’une jeune femme âgée de vingt-sept ans, mère de deux enfants, une tache suspecte qui, selon Molin, présentait les caractères sinistres de la lèpre.
  
  Les autorités sanitaires de Dharwapur avaient été aussitôt avisées par le truchement de l’un des observateurs de l’administration.
  
  Hans Koller relata l’incident à Coplan, après quoi celui-ci raconta sa mésaventure de Koulgor. Koller, impressionné, bougonna :
  
  — Décidément, le choc en retour que j’avais prédit n’a pas tardé à se produire ! Je n’ai pas de conseils à vous donner, Coplan, mais moi, à votre place, je laisserais tomber et je filerais sur-le-champ en Europe sans demander mon reste.
  
  — Je reconnais que le sol devient brûlant sous mes pieds, dit Francis.
  
  Une sorte de mauvaise humeur s’empara de Koller :
  
  — C’est idiot de risquer votre peau dans une histoire aussi ridicule ! Après tout, l’avenir de l’Inde, vous vous en fichez, non ? Tout le monde sait pertinemment que ce pays de misère sera communiste tôt ou tard, alors ?
  
  — Je vous trouve bien défaitiste, plaisanta Francis.
  
  — Moi ? Pas du tout ! Un Suisse n’est jamais défaitiste… Mais quoi, il y a une logique dans l’évolution des peuples ! Comment voulez-vous que ces gens s’en sortent autrement ? Si l’Inde doit être sauvée, elle ne le sera que par une révolution menée par la masse : une lame de fond qui emporte les fakirs, les vaches sacrées, les propriétaires terriens enrichis par la sueur des paysans, les usuriers insatiables et les potentats assis sur leurs tas d’or et de bijoux ! Si votre maharadjah était vraiment un homme intelligent, il aurait compris cela depuis longtemps.
  
  — En termes plus modérés, c’est à peu près le langage que je lui ai tenu.
  
  — Vous avez bien fait ! Mais il a dû vous rabrouer, je suppose ?
  
  — Non, absolument pas. Il m’a écouté fort attentivement. En fait, il se demande si je ne suis pas l’envoyé du destin. Un astrologue lui a déclaré qu’un homme portant le signe du coq lui montrerait le chemin de la vérité. Or, le coq, c’est la France.
  
  Koller leva les bras :
  
  — Car ce type se fie aux astrologues, en plus ? Un député, ancien ambassadeur et gouverneur de province ! C’est à peine croyable, ma parole ! Vous voyez bien qu’on ne peut rien faire pour ces gens.
  
  — Je vais quand même essayer de faire quelque chose, dit Coplan.
  
  — Quoi ?
  
  — Je vais m’efforcer de démontrer que les astres avaient vu clair. Je crois que j’ai une chance d’y arriver maintenant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Après une courte promenade à la place du Marché, le lendemain, Coplan eut un entretien avec Paksan.
  
  Le téléphone indien devait être aussi efficace que le célèbre téléphone arabe, car le marchand ambulant était déjà au courant de ce qui s’était passé à Koulgor.
  
  Intrigué, Francis demanda à l’Hindou :
  
  — Qui t’a mis au courant ?
  
  — Mr. Radjina.
  
  — Comment faites-vous pour communiquer d’une manière si rapide ?
  
  — Il y a des avions qui transportent deux ou trois fois par jour les touristes qui vont à Jaipur, à Udaipur ou qui viennent ici. Je connais les pilotes.
  
  Évidemment, c’était commode. Mr. Radjina, opérant au bénéfice de l’un des services secrets officiels du gouvernement avait des moyens considérables.
  
  Coplan reprit :
  
  — J’ai un message très urgent à faire parvenir à Mr. Radjina, pourrais-tu t’en charger ?
  
  — Of course !
  
  Coplan remit à l’Oriental un message scellé dans une enveloppe et s’enquit :
  
  — Puis-je espérer avoir la réponse demain ou après-demain au plus tard ?
  
  — Cela ne dépend pas de moi, sir. Je vous donnerai la réponse quand elle me sera parvenue. Peut-être demain, peut-être après-demain, peut-être plus tard.
  
  — Je passerai demain de toute manière, décida Coplan.
  
  Il se rendit alors au palais où il dut patienter une demi-heure avant d’être introduit dans le cabinet de travail du Prince. Celui-ci, la mine longue, prononça sur un ton funèbre :
  
  — Les nouvelles ne sont pas bonnes, monsieur Coplan. Gopa Sardawan est mort avant d’avoir été interrogé par les inspecteurs de la Sûreté.
  
  — Il a succombé à l’opération ?
  
  — Non, il a été empoisonné. L’intervention chirurgicale s’était passée tout à fait normalement et le blessé avait été placé dans une chambre de l’hôpital en attendant que les effets de l’anesthésie se dissipent. C’est là qu’un des infirmiers est parvenu à lui administrer une injection sous-cutanée d’un produit mortel. On ne s’est aperçu de la chose que plusieurs heures après le décès du blessé.
  
  — Et cet infirmier ?
  
  — Il a disparu avec tous les objets personnels qu’il avait dans sa case de vestiaire. On le recherche.
  
  — On ne le retrouvera pas vivant, dit Francis. C’est un coup classique : on a promis à cet infirmier une prime fabuleuse et le pauvre naïf s’est fait zigouiller quand il est allé toucher son argent.
  
  — Vous croyez ?
  
  — J’en suis sûr.
  
  — Mais… comment savez-vous cela ?
  
  — J’ai lu de nombreuses histoires exactement semblables.
  
  — En attendant, notre espoir d’obtenir des informations s’est évanoui. J’oublie de vous dire que la flèche était bien empoisonnée comme vous l’aviez deviné.
  
  — Je n’en ai pas douté un seul instant.
  
  — Tout cela est bien décourageant, soupira le prince d’un air accablé. D’autre part, il y a aussi cette histoire de la jeune femme de Kinagar que l’on soupçonne d’avoir la lèpre.
  
  — Koller m’en a parlé. Mais je me suis laissé dire que le mal, pris à son début, n’était plus incurable ?
  
  — C’est exact. Néanmoins, c’est pénible pour la famille de la jeune femme. Les paysans réagissent comme autrefois, ils font le vide autour de ceux qui ont vécu avec un malade.
  
  Il haussa les épaules, murmura :
  
  — Enfin, chacun doit accepter les épreuves que le destin lui envoie. Cela ne sert d’ailleurs à rien de se laisser abattre, n’est-ce pas ?
  
  — En ce qui me concerne, je ne me laisse jamais abattre, émit Francis. Au demeurant, j’ai des nouvelles qui sont peut-être réconfortantes.
  
  — Ah oui ?
  
  — Une chose assez mystérieuse vient de m’arriver, figurez-vous. Ce matin, pendant que je m’occupais de mes tâches d’administrateur, à Kinagar, une main anonyme a déposé un billet sous l’essuie-glace de la fourgonnette que j’utilise quotidiennement. Ce billet, le voici. Ce sont les lettres et les numéros minéralogiques de la jeep qui a été piégée l’autre soir devant le palais. Quant à la phrase écrite en hindi, on me l’a traduite et elle signifie, paraît-il, qu’un ami me rencontrera après-demain, à minuit, à l’ancienne Porte des Eléphants près des anciens remparts, pour m’aider à démasquer mes ennemis.
  
  Le maharadjah lut attentivement le papier et confirma :
  
  — Oui, c’est bien cela. Et l’écriture dénote que la personne qui a rédigé ces lignes est instruite. On précise que vous devez vous rendre seul au rendez-vous. Votre nom est cité.
  
  — J’avoue que ma curiosité est vive.
  
  — Et s’il s’agissait d’un traquenard ? objecta soudain le prince.
  
  — Un traquenard ?
  
  — Oui, pour vous attirer dans un endroit isolé et vous attaquer. Cela aussi, c’est une ruse classique.
  
  Coplan esquissa une grimace perplexe.
  
  — Ma foi, laissa-t-il tomber, j’avoue que je n’avais pas pensé à cette éventualité.
  
  — Quand on y réfléchit, on en arrive à se demander pourquoi mes ennemis s’acharnent après vous comme s’ils vous en voulaient personnellement. C’est troublant.
  
  — En effet, je me suis fait la même réflexion cette nuit. Mais je ne discerne vraiment pas le mobile qui pousse vos adversaires politiques à concentrer leur haine sur moi. La facilité peut-être ? Étant administrateur de la mission, je suis le seul membre du groupe de l’A.S.P.A. qui se déplace constamment.
  
  — À mon avis, c’est parce que vous êtes Français. À travers vous, c’est mon amitié pour la France qu’ils veulent atteindre. N’allez pas à ce rendez-vous, monsieur Coplan.
  
  — Et s’il s’agissait réellement de quelqu’un de bien intentionné ?
  
  — C’est très simple, je vais envoyer un inspecteur de la Sûreté à votre place.
  
  — Au fond, oui, c’est une bonne idée, reconnut Coplan. De cette façon, nous saurons à quoi nous en tenir et je n’aurai pas pris de risque.
  
  Le prince retourna vers le téléphone, mais Coplan l’arrêta en s’écriant :
  
  — Une seconde, vous permettez ? Tout compte fait, votre idée est peut-être moins bonne que nous le croyons. Le billet par lequel on me fixe ce rendez-vous porte mon nom, et cela signifie que le correspondant anonyme me connaît. Par conséquent, si quelqu’un d’autre se présente à ma place, la personne qui désirait me rencontrer ne se montrera pas et nous aurons perdu une occasion peut-être unique d’élucider le mystère des deux attentats.
  
  — Oui, c’est juste, admit le prince, hésitant.
  
  — En définitive, reprit Francis, rien ne semble indiquer qu’il s’agit d’un guet-apens. Un assassin ne se serait pas donné la peine de m’adresser ce message en mentionnant l’immatriculation de la jeep. Ce billet, tel qu’il est, me paraît précisément destiné à me prouver que je puis avoir confiance.
  
  — Oui, c’est possible. Soyez quand même prudent. À minuit dans un endroit aussi isolé de la ville, cela n’est guère rassurant.
  
  — C’est une question de point de vue. La personne qui veut m’aider a sans doute de bonnes raisons d’entourer cette rencontre d’un maximum de discrétion. Si elle est en mesure de me révéler le nom de mes agresseurs, c’est qu’elle les connaît. Et si elle les connaît, elle doit s’en méfier.
  
  — Oui, évidemment… Enfin, réfléchissez. J’avoue que je suis aussi intrigué que vous par cette histoire. Tenez-moi au courant le plus rapidement possible.
  
  Vingt-quatre heures plus tard, quand Coplan retrouva – comme convenu – l’agent local de Radjina, celui-ci annonça :
  
  — Le nécessaire a été fait, sir.
  
  — Félicitation, dit Coplan. Ton service est bien organisé. Quand auras-tu la réponse ?
  
  — La réponse est déjà arrivée, assura tranquillement Paksan. Elle vous attend au Karan Palace, à 18 heures précises.
  
  — Où est-ce ?
  
  — Le Karan Palace ? C’est le seul hôtel convenable à Dharwapur pour les touristes étrangers. Il se trouve dans Karan Park, juste à la sortie de la ville, après la Porte du Soleil-Levant. Vous ne pouvez pas vous tromper.
  
  — Et comment dois-je m’y prendre pour avoir la réponse que j’attends ?
  
  — Vous devez être au bar du Karan Palace à 18 heures précises, on ne m’a pas donné d’autre explication.
  
  — Bon, d’accord.
  
  — Rien d’autre pour votre service, sir ?
  
  — Si, je crois que je vais avoir besoin de toi et de tes amis, ce soir, à 23 heures. Est-ce possible ?
  
  — Oui, pourquoi pas ?
  
  — Je viendrai à 23 heures à la place du Marché et tu t’arrangeras pour me suivre pendant cinq minutes, en surveillant si je ne suis pas l’objet d’une filature, compris ?
  
  — Et si c’était le cas ?
  
  — Tu te débrouillerais avec tes amis pour épingler le ou les individus que je traînerais sur mes talons.
  
  — Entendu.
  
  — Dans le cas contraire, tu me rejoindras discrètement et je te dirai de quoi il s’agit.
  
  — O.K. ! Sir.
  
  Coplan, satisfait, rentra à Kinagar où il ne resta que quelques heures, le temps d’expédier sa besogne administrative.
  
  À 18 heures, il franchissait le porche du Karan Palace, un hôtel qui se voulait de grand standing mais qui ne l’était pas, de toute évidence. Le bâtiment, un ancien palais délabré, avait été aménagé tant bien que mal – et plutôt mal que bien – pour accueillir les touristes envoyés par les agences pratiquant le forfait, touristes qu’il fallait donc héberger au prix de revient le plus bas. Le confort était nul, le service très approximatif. La seule chose à signaler, c’était la beauté du parc qui entourait l’établissement. Ce parc était vaste et paisible, orné d’arbres superbes et agrémenté de pelouses vertes où des paons majestueux se promenaient avec une circonspection pleine de noblesse.
  
  En arrivant au bar, Francis repéra du premier coup d’œil Carol Dillon qui, assise sur un tabouret, sirotait un Martini. Les yeux cachés par d’énormes lunettes noires, vêtue d’un horrible corsage à fleurs mauves et d’une jupe en lainage beige, l’Anglaise était l’image parfaite de la voyageuse occidentale qui survole à bon compte les pays exotiques, pays qui ne l’intéressent pas vraiment mais qu’il faut avoir vus pour exciter la jalousie des petites amies de tous les jours.
  
  — Hello, Francis ! s’exclama-t-elle, ravie de montrer au barman hindou qu’elle avait des relations dans le patelin et que ce bel homme aux traits virils était un ami intime.
  
  — Hello, Carol ! répondit Francis qui s’avança et, gentleman jusqu’au bout des ongles, baisa la main potelée de la collaboratrice du major Kember.
  
  — How are your, darling ? minauda-t-elle.
  
  — Je me porte comme un charme, dit-il.
  
  Il commanda un Glen Deveron, puis il murmura, admiratif et sérieux :
  
  — Votre corsage est admirable, chère amie.
  
  — N’est-ce pas ?
  
  — J’espère que vous avez fait bon voyage ?
  
  — Formidable ! Quel pays enchanteur ! L’Inde est féerique, indeed ! Le Taj Mahal, Jaipur, Amber…
  
  Ils bavardèrent de la sorte pendant un bon quart d’heure, récitant avec une grande conviction les dépliants publicitaires que l’on trouve dans toutes les officines de tourisme.
  
  Finalement, Carol déclara :
  
  — Et maintenant, j’espère que vous allez me faire visiter Dharwapur ?
  
  — Naturellement, acquiesça-t-il. Si vous n’êtes pas trop fatiguée, c’est la meilleure heure pour se promener à pied.
  
  — Je ne suis jamais fatiguée, riposta-t-elle, triomphante.
  
  Coplan paya les consommations et sortit avec Carol.
  
  Tandis qu’ils marchaient vers la Porte du Soleil-Levant, elle murmura :
  
  — Vous savez, on se fait beaucoup de soucis pour vous. J’ai vu Zaril Chandra l’autre matin et il a l’intention de vous rappeler à bref délai. Le coup de la jeep et l’affaire de Koulgor ont donné des sueurs froides à tout le monde.
  
  — Tant de sollicitude me touche.
  
  — Blague à part, je crois qu’il est préférable que vous renonciez. Vous êtes grillé jusqu’à l’os, c’est sûr.
  
  — Je ne prendrai pas racine à Dharwapur, mais je ne m’en irai pas avant d’avoir démasqué mes adversaires. Maintenant que je suis embringué dans cette histoire, je veux aller jusqu’au bout.
  
  — Où en êtes-vous ?
  
  — Nulle part.
  
  — Mais qu’espérez-vous alors ?
  
  — Accomplir la mission qui m’a été confiée.
  
  — J’admire votre optimisme.
  
  — Vous admettrez tout de même que je n’ai pas perdu mon temps ?
  
  — Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
  
  — Mon premier objectif, c’était de savoir s’il y avait, oui ou non, une conjuration tramée autour du maharadjah. Sur ce point-là, le doute n’est plus possible. J’étais sceptique au départ, mais à présent je suis sûr que le prince Barandana est manœuvré par des gens qui ont compris que cet homme était une pièce maîtresse sur l’échiquier politique indien, et que son influence pouvait conditionner, par voie de conséquence, l’avenir de toute l’Asie.
  
  — Vous étiez sceptique à ce sujet, pas nous, rappela-t-elle.
  
  — D’accord, mais ce premier point étant acquis, je me suis pris au jeu et je n’ai plus la moindre envie de capituler. Sur un plan plus personnel, le fait que le prince est un fidèle ami de la France compte beaucoup à mes yeux.
  
  — Nous avions spéculé sur cet élément particulier, avoua cyniquement la Britannique. Le chauvinisme des Français, c’est quelque chose ! Seulement, soyons objectifs : du fait que vous êtes brûlé, votre efficacité est tombée à zéro. Et vous allez nous faire plus de tort que de bien, sans compter que vous avez 90 chances sur 100 de vous faire démolir dans les jours qui viennent.
  
  — Je me sens protégé par les astres, dit-il.
  
  — Quoi ?
  
  — Je plaisante, évidemment. Mais figurez-vous qu’un astrologue a prédit ma réussite.
  
  Il lui raconta, non sans ironie, l’allégorie de l’homme marqué du signe du coq.
  
  Plutôt ébahie, elle maugréa :
  
  — Vous avez tort de vous payer ma tête, mon cher. Ma démarche est très sérieuse, je vous prie de le croire. Si vous n’avez que cette histoire d’astrologue comme argument, vous serez rappelé en France dans le courant de la semaine prochaine.
  
  — D’ici là, les carottes seront cuites. Du moins, si vous acceptez de me donner un coup de main.
  
  — Cela dépend de ce que vous entendez par coup de main.
  
  — Je vous l’expliquerai dans un instant. Dites-moi d’abord si vous avez réussi à vous procurer le matériel que je demandais dans ma note ?
  
  — Oui, j’ai tout cela dans mes bagages.
  
  — Tout ?
  
  — Oui, tout ce que vous avez demandé.
  
  — Magnifique, opina Francis avec un sourire de satisfaction.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Ainsi qu’il l’avait dit au prince Barandana, Coplan se rendit, seul, au rendez-vous nocturne, à l’ancienne Porte des Éléphants.
  
  L’endroit était sinistre à souhait. Située à quelques centaines de mètres de la ville proprement dite, la Porte des Éléphants avait été jadis une des entrées de la cité. À cette époque-là, le monument massif et carré, en forme d’arc de triomphe, devait avoir fière allure, avec son haut portique en ogive et ses colonnes sculptées, le tout s’intégrant aux murailles de l’enceinte fortifiée.
  
  Actuellement, ce n’était plus qu’un vestige délabré, aussi mélancolique que les ruines des remparts. Des vagabonds errants et des paysans pauvres, attirés par la vie animée de Dharwapur, avaient profité de l’abandon des lieux pour s’y installer comme dans un bidonville.
  
  À la tombée de la nuit, toute vie s’arrêtait dans les cabanes et le silence tombait sur ce paysage triste et désert.
  
  À minuit, Coplan s’approcha du portique de pierre, en fit le tour à pas lents et, avec une circonspection bien compréhensible, décida de se poster contre l’un des piliers, le dos contre le bas-relief, de manière à ne pas constituer une cible trop facilement repérable par un éventuel tireur.
  
  Les minutes s’écoulèrent, étrangement angoissantes.
  
  Coplan scrutait les ténèbres environnantes, à l’affût d’une silhouette ou d’un bruit de pas.
  
  Au bout d’un quart d’heure d’attente, il perçut une rumeur furtive provenant du côté ouest : quelqu’un avait marché dans les décombres des remparts et avait fait rouler des gravats.
  
  Pour parer à toute éventualité, Francis sortit son Webley-Scott, fit coulisser le cran de sûreté du pistolet, sonda plus intensément le noir.
  
  Mais c’était une fausse alerte.
  
  Quand sa montre marqua une heure moins dix, Coplan estima qu’il avait suffisamment fait preuve de patience. Et, sans se presser, avec plus de vigilance encore que précédemment, il prit la direction de la place du Marché où il avait rangé sa fourgonnette.
  
  *
  
  * *
  
  Au camp de Kinagar, un peu après 11 heures du matin, Paksan s’amena à bicyclette et Coplan s’arrangea pour faire entrer discrètement le marchand ambulant dans la tente où il se consacrait à ses travaux d’écriture quotidiens.
  
  — Alors ? demanda Coplan à l’Hindou.
  
  — Vous ne vous étiez pas trompé, sir, déclara Paksan. Il devait être minuit moins le quart lorsque deux individus sont venus prendre position derrière les ruines des remparts.
  
  Une lueur d’âpre satisfaction traversa les prunelles de Francis.
  
  — Raconte, mon vieux, dit-il d’une voix pressante.
  
  — Raconter quoi ? s’étonna Paksan.
  
  — Mais… ce qui s’est passé !
  
  Paksan promenait deux doigts de sa main droite sur l’arête de son long nez.
  
  — Il ne s’est rien passé, sir, prononça-t-il. Grâce aux jumelles spéciales que vous nous aviez remises, nous avons pu observer en toute tranquillité les deux guetteurs inconnus. Et lorsque vous avez quitté la Porte des Éléphants pour retourner à la place du Marché, nous avons organisé notre filature en suivant très exactement vos instructions.
  
  Il eut un sourire candide qui éclaira sa face brune.
  
  — C’est merveilleux, ces petits téléphones que vous m’avez donnés. Je ne savais pas que cela existait. Mes amis se sont bien amusés.
  
  — Amusés ? maugréa Coplan, énervé. Il ne s’agissait pas d’amusement, grands dieux !
  
  — Rassurez-vous, les deux guetteurs ont été identifiés. Le premier s’appelle Valip Dalikar et il habite à Sasbhu Road. Le deuxième s’appelle…
  
  — Une seconde, interrompit Francis, quel est le métier de ce Valip Dalikar ?
  
  — Il est directeur aux General Food Stores.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — Eh bien, il dirige la vente en gros des denrées alimentaires qui viennent de New Delhi.
  
  — Je vois. Et l’autre ?
  
  — Il s’appelle Goon Dharang et il est majordome au palais.
  
  — Hein ? lâcha Coplan, subitement surexcité. Il travaille chez le maharadjah ?
  
  — Oui, c’est lui qui s’occupe des domestiques et de l’économat. Vous devez sûrement le connaître. Quand le prince a des invités étrangers, c’est presque toujours Goon Dharang qui sert à table.
  
  — Je te félicite de tout mon cœur, Paksan, s’exclama Francis, sincère. Tu viens de réussir une opération formidable et je demanderai à Mr. Radjina de t’accorder une prime pour services exceptionnels.
  
  — Je ne crois pas que Mr. Radjina sera d’accord, marmonna l’Hindou. Il n’est pas très généreux.
  
  — Tu peux compter sur moi, Paksan. S’il le faut, je te donnerai cela de ma poche. Maintenant, j’ai encore besoin de toi et de tes amis. Serait-il possible, à ton avis, de surveiller pendant trois ou quatre jours les allées et venues de Dalikar et de Dharang sans éveiller leurs soupçons ?
  
  — Peut-être.
  
  — Comprends-moi bien, Paksan. Il ne s’agit pas d’un contrôle absolument rigoureux et il ne faut surtout pas serrer de trop près ces deux individus. Ce qui m’intéresse, ce sont les contacts que ces deux hommes peuvent avoir en dehors de leur routine habituelle.
  
  — Pour Valip Dalikar, c’est facile. Il y a toujours beaucoup de monde autour de lui. Parfois, les jours de gros arrivages de marchandises, il fait travailler les pauvres à la journée. De plus, comme c’est un homme moins méchant que la plupart des autres riches de la ville, il ne chasse pas les quémandeurs qui tournent autour de lui et autour de ses entrepôts. Par contre, surveiller Goon Dharang, c’est une autre affaire. Il ne quitte que très rarement le palais et, quand il sort, c’est dans une des voitures de service du prince pour aller au ravitaillement en ville.
  
  — Écoute, fais ce que tu peux et tiens-moi au courant. Mais dis bien à tes amis de se débrouiller pour ne pas alerter les deux bonshommes en question.
  
  — Entendu, sir.
  
  Après le départ de Paksan, Francis se frotta les mains de contentement. Il venait de gagner une première manche et il se sentait plein d’optimisme pour la suite.
  
  Moins d’une heure plus tard, un émissaire du maharadjah arrivait à Kinagar en voiture avec une convocation urgente pour Coplan.
  
  Dès qu’il eut franchi le contrôle de police du palais, Francis fut conduit auprès du prince, dans le cabinet de travail de celui-ci.
  
  Une fois de plus, le maharadjah arborait une mine ostensiblement maussade.
  
  — Eh bien, monsieur Coplan ? s’écria-t-il sur un ton de reproche. Je vous attendais ce matin de bonne heure. Vous aviez promis de me donner des nouvelles au sujet de votre rendez-vous à la Porte des Éléphants.
  
  — Que Votre Altesse me pardonne, je n’ai pas osé la déranger sans motif. Je n’avais aucune nouvelle à donner, pour la simple raison que personne n’est venu au rendez-vous.
  
  — Ah ? Personne ?
  
  — J’ai patienté pendant trois quarts d’heure, inutilement. À la fin, quand je me suis rendu compte que l’on s’était moqué de moi, je suis retourné à Kinagar.
  
  — Curieuse histoire ! laissa tomber le prince.
  
  Puis, haussant les épaules :
  
  — Tout compte fait, ne nous plaignons pas. Vous êtes sain et sauf, c’est l’essentiel. Et j’en suis d’autant plus satisfait que votre vie ne sera plus en danger à partir de demain soir : Paris exige que vous quittiez la mission pour regagner immédiatement l’Europe.
  
  — Vraiment ?
  
  — L’ordre m’a été transmis ce matin même et il a été contresigné par le ministre de l’intérieur de New Delhi.
  
  — J’en suis navré, murmura Francis. Cet ordre est-il sans appel ?
  
  — J’en ai peur. Je suis d’ailleurs prié de vous accompagner à New Delhi pour fournir des explications au sujet des deux tentatives d’attentat dont vous avez été l’objet. Le gouvernement prend cette affaire très au sérieux. À titre confidentiel, je puis vous dire aussi que je vais probablement être démis de mes fonctions de gouverneur de la province de Dharwapur.
  
  — À cause de moi ?
  
  — Non, bien sûr. C’est le dénouement d’un conflit qui m’oppose depuis des mois et des mois au Congrès. Le parti de la majorité a décidé d’employer les grands moyens pour briser ce que la gauche appelle la coalition des maharadjahs et des hommes d’affaires !
  
  Coplan eut un sourire désabusé.
  
  — Ce qui me déçoit le plus, dit-il mi-figue mi-raisin, c’est de ne pas avoir été l’homme que vous attendiez, l’envoyé du destin prédit par votre astrologue.
  
  — Je n’oublie pas notre conversation amicale de l’autre soir, assura le prince. J’espère d’ailleurs que nous nous reverrons en France et que nous reprendrons notre discussion.
  
  Il eut un petit rire aigre et ajouta :
  
  — Dans un sens, je commence à croire que votre avertissement tombait à point nommé. Si je perds mon autonomie à Dharwapur à la suite d’un décret du gouvernement central, c’est peut-être le commencement de la vague qui va me balayer ?
  
  — N’exagérons rien, protesta Coplan. Je vous donnais mon opinion, sans plus. Je ne suis absolument pas qualifié pour formuler un avertissement, comme vous dites. Le dilemme que vous avez à résoudre ne regarde que vous-même.
  
  — C’est un grave problème, grommela le prince. J’y songeais encore, cette nuit, en lisant un ouvrage qu’un de mes amis parisiens vient de m’envoyer. L’Inde peut-elle trouver sa voie propre entre la stagnation de ses mœurs archaïques et ce que l’auteur du livre en question appelle la sauvagerie de la société technologique ?
  
  — J’en suis convaincu, je vous l’ai dit. Et même mieux : je pense que l’Inde est la seule nation qui puisse guider notre planète vers une vie équilibrée, c’est-à-dire apporter aux excès de la technique matérialiste le correctif de sa spiritualité profonde. Mais, pour cela, il faut qu’elle accepte le progrès.
  
  — Oui, peut-être avons-nous tort, mes amis et moi, de refuser l’évolution du monde.
  
  Il fit une moue perplexe, changea de ton pour dire :
  
  — Nous quitterons Dharwapur demain, vers 20 heures, à bord de mon avion. Cela vous donne largement le temps de faire vos bagages et de mettre votre remplaçant au courant des tâches d’administration dont vous vous occupiez à Kinagar.
  
  — Mon remplaçant est-il déjà désigné ?
  
  — Non, pas à ma connaissance. Mais Koller trouvera bien un membre de son équipe pour assurer provisoirement vos fonctions.
  
  L’entrevue était terminée. En témoignage d’amitié, le maharadjah tint à accompagner Francis jusqu’au hall principal du palais. Tandis qu’ils longeaient le couloir dallé de marbre, le prince murmura :
  
  — Ne venez pas trop tard, demain soir. Nous prendrons une légère collation avant de partir. De toute manière, je vous le répète, je ne vous ferai pas d’adieux. Je vais en France dans le courant de juillet prochain et je vous ferai signe.
  
  — Je vous remercie de votre confiance et de votre amitié. Si je ne craignais d’abuser de votre amabilité, je voudrais encore vous demander une dernière faveur.
  
  — Mais voyons ! s’exclama le prince en s’arrêtant. Parlez, je vous en prie.
  
  — Une de mes amies, une Anglaise, me sachant à Dharwapur, vient d’arriver ici en touriste et elle meurt d’envie de visiter le palais. Croyez-vous que ce soit possible ?
  
  — Assurément. Quand désire-t-elle venir ?
  
  — Cet après-midi. Elle repart demain pour Jaipur.
  
  — Eh bien, d’accord. Je vais immédiatement donner des ordres aux policiers de l’entrée. Comment se nomme-t-elle, votre amie ?
  
  — Mrs. Carol Dillon.
  
  — Vous viendrez avec elle ?
  
  — Oui.
  
  — Parfait. J’ai des audiences très importantes qui doivent se succéder jusqu’au soir et je ne pourrai donc pas accueillir Mrs. Dillon pour lui faire moi-même les honneurs de ma maison, mais je pense que Mlle Massel sera ravie de vous la faire visiter. La pauvre petite, son moral n’est guère brillant depuis l’affaire de Koulgor.
  
  — Je me suis rendu compte, en effet, que ce fâcheux incident l’avait profondément bouleversée. Je profiterai de l’occasion pour lui faire mes adieux.
  
  — Oh, elle sera sûrement des nôtres pour aller à New Delhi ! C’est la seule distraction qui lui soit encore permise et je ne puis l’en priver.
  
  *
  
  * *
  
  Quand Coplan et Carol arrivèrent au palais, l’esplanade présentait son animation colorée des grands jours diplomatiques. Les Rolls imposantes et les autres limousines ultra-luxueuses s’alignaient devant le bâtiment gris.
  
  Carol, très à l’aise en dépit du mauvais goût agressif de son ensemble gris-mauve, articula à mi-voix :
  
  — Qui donc ose prétendre que l’Inde est pauvre ? Regardez-moi ces bagnoles ! Cela représente combien de millions de roupies, ces carrosses de rêve ?
  
  — Au lieu de critiquer, vous devriez vous réjouir, ma chère, répliqua Francis. Les Rolls sont vendues par l’Angleterre, ne l’oubliez pas.
  
  Carol ajusta d’un geste machinal les grosses lunettes qui protégeaient ses beaux yeux verts et ricana :
  
  — Mais ce ne sont plus les Anglais qui roulent dedans !
  
  Les policiers de l’entrée ne firent aucune difficulté pour accorder le libre accès aux deux Occidentaux. Dans le hall, un des domestiques s’approcha de Coplan et lui dit :
  
  — Je vais prévenir Mlle Massel.
  
  Martine s’amena deux minutes plus tard, vêtue de l’un des saris que le prince lui avait offerts. Elle était superbe dans ce précieux vêtement de soie mordorée.
  
  Coplan fit les présentations, et la visite commença. Martine connaissait bien la maison ; en outre, elle ne se débrouillait pas trop mal en anglais.
  
  Ils parcoururent sans hâte les salons de réception et une série d’autres pièces d’apparat qui donnaient une idée impressionnante des fastes d’autrefois.
  
  Carol dut avouer qu’à l’exception du château de Versailles, elle n’avait jamais vu un pareil ensemble de meubles d’époque. Les commodes Louis XV en bois d’amarante, les tables marquetées, les secrétaires en bois de rose rivalisaient avec de fabuleux tableaux de maître et des objets d’art d’une valeur inestimable.
  
  Il ne fut évidemment pas question de pénétrer dans l’aile réservée à la famille du prince. En revanche, ils purent visiter le bâtiment d’angle où, par tradition, les hôtes du maharadjah avaient leurs appartements.
  
  Les Massel, le frère et la sœur, occupaient cinq pièces au rez-de-chaussée. Godefroy de Vauzel avait à sa disposition trois pièces, également au rez-de-chaussée, mais dont aucune ne donnait sur la cour intérieure. Il avait choisi de s’installer là pour avoir le calme et le silence appropriés à sa vie méditative.
  
  Martine, désignant les sièges qui meublaient la salle où elle passait le plus clair de son temps à lire, soupira :
  
  — Quand je pense que le prince de Galles a posé son auguste derrière sur ces fauteuils, je devrais me sentir flattée, n’est-ce pas ?
  
  Carol approuva, extasiée :
  
  — Tré jouli, really ! Magnifique.
  
  Martine, tournant un regard pathétique vers Coplan, soupira :
  
  — Mais une cage dorée n’en reste pas moins une cage.
  
  Coplan bavarda un moment avec Raymond Massel et avec le mage Godefroy de Vauzel, et il leur serra la main en disant :
  
  — J’espère que nous aurons le plaisir de nous revoir en France ?
  
  — Qui sait ? fit le mage, toujours solennel et plein de mystère.
  
  Coplan fit part à Martine de son désir de saluer le professeur Amatsu et le prêtre péruvien. Mais ce dernier avait quitté Dharwapur le matin même. Ils montèrent à l’étage où le Japonais occupait à lui tout seul un appartement de quatre pièces qui aurait fait le bonheur d’une famille nombreuse.
  
  En arrivant sur le palier, Carol Dillon ôta prestement ses grosses lunettes et les glissa dans son sac.
  
  Amatsu, après plusieurs courbettes empressées, s’excusa du désordre qui régnait dans la pièce qui lui servait de bureau.
  
  — Je suis en plein travail, dit-il, et je me suis lancé dans une entreprise dont la complexité me fait peur.
  
  Sa table était encombrée de documents, de livres, de revues, de statistiques, de graphiques. Il y avait même des liasses de notes étalées sur le tapis.
  
  — J’écris un traité d’économie politique, expliqua-t-il. Je profite des loisirs que m’accorde le prince pour réaliser cet ouvrage auquel je me préparais depuis plus de dix ans.
  
  — Je vous plains ! s’exclama Francis en riant. À notre époque, accoucher d’un bon traité d’économie politique, c’est une gageure ! La matière de base change de jour en jour.
  
  — Heureusement, j’ai de l’espace, dit le Japonais. Je me promène d’un document à l’autre en dictant au magnétophone, et ensuite je condense la matière, rubrique par rubrique.
  
  Comme il avait stoppé le magnétophone au moment où les visiteurs étaient entrés, il le remit en marche et il montra de quelle façon il travaillait. Coplan s’excusa :
  
  — Je me suis permis de vous déranger parce que je tenais à vous faire mes adieux. Je rentre en France demain.
  
  — Ah ? Pourquoi ? s’étonna le Nippon. La mission de l’A.S.P.A. a déjà terminé sa campagne ?
  
  — Non, mais je suis obligé de céder ma place. J’avais promis à mon directeur de regagner Paris s’il avait besoin de moi pour une des affaires que j’avais amorcées. Je crois d’ailleurs que j’irai à Tokyo dans quelques semaines.
  
  — Dans ce cas, enchaîna le professeur, péremptoire, il faut me promettre d’aller voir mon cousin. Il s’occupe d’éditions artistiques et il adore la France. Je vais vous donner ma carte, vous permettez ?
  
  Il alla chercher un bristol dans le tiroir d’une commode et il y griffonna quelques lignes en caractères japonais.
  
  — Mon cousin vous fera découvrir des aspects de Tokyo que peu de visiteurs connaissent. Personnellement, je regrette votre départ prématuré. Je me faisais une joie de reprendre notre petite discussion de l’autre soir. J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir dit que vous me paraissiez peu doué pour la mystique ? Je plaisantais, évidemment.
  
  — Mais vous aviez parfaitement raison ! reconnut Coplan, enjoué. Je serais sans doute un piètre ingénieur si j’avais la passion de l’ésotérisme.
  
  La poignée de main du Japonais fut particulièrement chaleureuse.
  
  Pour terminer la visite, Martine conduisit Coplan et Carol dans une autre partie de l’édifice, réservée aux cérémonies religieuses.
  
  Carol se déclara finalement enchantée de tout ce qu’elle avait vu.
  
  — Il y a beaucoup de palais aux Indes, émit-elle, mais ils ont presque tous été transformés en musées. C’est un grand privilège de pouvoir visiter un palais où un maharadjah vit réellement.
  
  Elle remercia abondamment Martine, après quoi elle reprit avec Coplan le chemin de son hôtel.
  
  Lorsqu’ils eurent traversé l’esplanade, elle murmura tout bas :
  
  — Vous êtes satisfait, j’imagine ?
  
  — J’espère que vous ne vous êtes pas trompée ?
  
  — Oh, non ! affirma-t-elle, catégorique. C’était cent pour cent positif. Même une personne dure d’oreille ne s’y serait pas méprise. D’ailleurs, cela confirme votre pronostic, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, opina-t-il, songeur. Le problème est en partie résolu, mais il ne l’est pas totalement. Et la phase finale sera peut-être la plus délicate.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Le lendemain soir, à New Delhi, après avoir été reçu en audience avec le prince Barandana par un haut fonctionnaire de la Sûreté qui leur réclama, à l’un et à l’autre, une déposition en bonne et due forme concernant les deux tentatives d’attentat, Coplan prit congé du maharadjah et se fit conduire avec armes et bagages à l’Hôtel Impérial, le luxueux hôtel situé dans l’avenue Janpath, large artère rectiligne menant à Connaught Circus.
  
  Le légendaire portier de l’établissement, un Sikh herculéen à la barbe fleurie et au poitrail constellé de décorations, parut un peu étonné en gratifiant ce client d’un impeccable salut militaire, la main au turban.
  
  — Il me semble vous avoir déjà vu chez nous, sir ? dit-il. Est-ce que je me trompe ?
  
  — Non, vous ne vous trompez pas. Vous avez une excellente mémoire, puisque mon précédent séjour remonte à quelques années déjà.
  
  — On se souvient toujours des clients sympathiques, assura le Sikh avec un large sourire.
  
  Coplan se fit la réflexion qu’il avait dû donner un généreux pourboire au bonhomme.
  
  À peine s’était-il installé dans sa chambre que le téléphone se mettait à grésiller sur la table de chevet.
  
  — Mr. Coplan ? s’enquit l’employé du standard.
  
  — Oui, c’est moi.
  
  — On vous demande de la ville, sir. Je vous passe la communication.
  
  C’était James Radjina, le grand patron de Paksan, l’homme qui supervisait l’Opération Dharwapur.
  
  — N’êtes-vous pas trop fatigué par votre voyage ? demanda l’Anglo-Indien.
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — Un de mes amis voudrait faire votre connaissance. Puis-je passer vous prendre ?
  
  — Bien volontiers.
  
  — Je serais à l’Impérial dans cinq minutes.
  
  Il s’amena un quart d’heure plus tard, au volant d’une berline Hillman-Hunter noire qui paraissait toute neuve et qui prouvait la prospérité de ses affaires d’import-export.
  
  Après avoir contourné Connaught Circus, ils filèrent le long d’une avenue bordée de jardins.
  
  Coplan questionna :
  
  — Quel est cet ami qui désire me connaître ?
  
  — Ce n’était qu’une façon de parler, répondit Radjina en souriant. Je vous conduis à la villa particulière de Mr. Zaril Chandra. Je ne pouvais pas prononcer son nom au téléphone, vous comprenez.
  
  — Où habite-t-il ?
  
  — À Rajouri Gardens. C’est un endroit résidentiel, au nord-ouest de la ville. Vous connaissez ?
  
  — Non.
  
  Les quartiers périphériques de New Delhi sont d’une laideur affligeante. Le jour, ces grands espaces vides et plats évoquent tout à la fois les terrains vagues d’une ville restée à l’état de projet et les chantiers minables d’un architecte paralysé par le manque de capitaux. La nuit, c’est franchement sinistre.
  
  Rajouri Gardens, en revanche, était un endroit charmant. De coquets pavillons blancs bordaient les allées de la zone résidentielle privée dont l’ensemble formait un quadrilatère entouré de pelouses bien entretenues.
  
  Zaril Chandra parut ému en serrant, dans ses deux mains, la main de Coplan.
  
  — Je suis si heureux de vous revoir sain et sauf et de vous accueillir dans ma maison.
  
  Sa femme vint également saluer Coplan, et ils ne purent s’empêcher de sourire en se remémorant le coup de la photo sur le bateau de Majorque.
  
  Mme Chandra, après avoir servi le thé, se retira discrètement. Zaril Chandra, entrant alors dans le vif du sujet, prononça d’une voix grave :
  
  — Je suis anxieux de savoir ce que vous en pensez, monsieur Coplan, mais, en âme et conscience, j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous rappeler à New Delhi pour vous soustraire aux menaces qui pesaient sur vous à Dharwapur. Ma responsabilité étant engagée vis-à-vis de votre gouvernement, j’ai estimé que je n’avais pas le droit de poursuivre cette expérience et d’exposer délibérément votre vie. Les deux attentats dirigés contre vous démontrent trop clairement que vous êtes grillé là-bas, vous en conviendrez, n’est-ce pas ?
  
  — Inutile de vous excuser, répondit Francis en souriant, ce rappel tombait à pic et, très sincèrement, rien ne m’arrangeait mieux que de revenir à New Delhi avec un motif tout à fait impératif et officiel. Avez-vous des nouvelles de Paksan ?
  
  — Non, du moins pas à ma connaissance.
  
  James Radjina confirma :
  
  — Non, je n’ai rien reçu aujourd’hui.
  
  Coplan reprit :
  
  — J’espère que ces nouvelles ne tarderont plus. En fait, la mission qui m’avait été confiée est terminée en ce qui me concerne. Je n’ai pas converti le prince Barandana, mais je suis sûr d’obtenir, dans les deux ou trois jours à venir, un argument concret, palpable et irréfutable, qui le fera réfléchir et qui, j’en ai la conviction, influencera dans le bon sens l’orientation de sa politique.
  
  Les deux Hindous, étonnés et intéressés, échangèrent un rapide regard. Chandra questionna :
  
  — De quel argument parlez-vous, monsieur Coplan ?
  
  — Je ne veux pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, dit Coplan. Ce n’est pas mon habitude et j’ai horreur de prendre mes désirs pour des réalités. Mais si Paksan exécute correctement les instructions que je lui ai données avant de quitter Dharwapur, nous serons en mesure de démasquer tous les rouages de l’organisation secrète qui a tissé autour du prince Barandana les mailles d’un complot subversif admirablement conçu.
  
  Devançant son compatriote, Radjina s’écria :
  
  — Vous avez découvert les auteurs de ce complot ?
  
  — Oui.
  
  — De qui s’agit-il ?
  
  — L’un des principaux coupables habite et travaille au palais même : c’est le majordome Goon Dharang.
  
  Zaril Chandra demanda d’une voix frémissante :
  
  — Avez-vous des preuves, monsieur Coplan ?
  
  — Non, pas encore. Et c’est justement pour cette raison que j’attends avec impatience des nouvelles de Paksan.
  
  Chandra suggéra :
  
  — Le plus sûr serait peut-être d’appréhender immédiatement cet homme afin de le soumettre à un interrogatoire ?
  
  — Non, grands Dieux ! jeta vivement Francis. Goon Dharang est sans nul doute l’articulation la plus active du complot, mais il n’en est pas le cerveau. Et c’est pour coincer le véritable chef de la conspiration qu’il me faut des preuves.
  
  Il marqua un temps d’arrêt, puis reprit :
  
  — Ce qu’il faudrait faire de toute urgence, c’est de renforcer vos liaisons avec Paksan et ses collaborateurs.
  
  Radjina objecta :
  
  — Le système, tel qu’il fonctionne actuellement, est le plus rapide et le plus efficace que nous ayons pu établir. Les communications se font par les avions de la ligne touristique biquotidienne New Delhi-Dharwapur.
  
  — Oui, je sais, Paksan m’a expliqué. Mais, dans les circonstances présentes, ce n’est pas suffisant. Il faudrait instaurer un contact permanent et encadrer Paksan d’un certain nombre d’agents de la Sûreté, de telle manière que le moindre événement puisse nous être signalé dans les quelques minutes qui suivent. Ne pourriez-vous pas disposer d’une ligne téléphonique prioritaire, par exemple ?
  
  Zaril Chandra intervint :
  
  — Oui, c’est réalisable, bien sûr, mais à l’échelon gouvernemental.
  
  — Eh bien, je vous saurais gré de faire le nécessaire. Au pis aller, ce dispositif ne devra pas fonctionner plus d’une semaine. Le dénouement, j’en suis convaincu, est imminent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Ayant obtenu de Chandra et de Radjina l’assurance formelle que toutes les mesures qu’il avait préconisées seraient prises dès le lendemain matin, Coplan, revenu à son hôtel, décida de ne plus quitter son téléphone avant d’avoir reçu le coup de fil décisif qu’il attendait.
  
  À l’heure du déjeuner, il ne descendit pas au restaurant de l’Impérial et il se fit servir un repas dans sa chambre.
  
  Sa tension nerveuse était indéniable. En effet, l’expérience lui avait prouvé à maintes reprises que les choses ne se déroulaient jamais tout à fait comme on l’espérait et que les meilleurs pronostics étaient parfois démentis par la réalité.
  
  La journée fut longue.
  
  Allongé sur son lit, fumant sans compter ce qui lui restait de sa provision de Gitanes, il put ruminer à loisir les pensées qui occupaient son esprit et qui, obstinément, le ramenaient à son problème : Dharwapur, le prince Barandana, la lutte qui opposait les forces du passé aux forces de l’avenir.
  
  Ce n’est que le lendemain matin, à 10 heures, que le téléphone sonna. James Radjina, avec sa discrétion coutumière, annonça simplement :
  
  — J’ai bien étudié vos catalogues, Mr. Coplan. Je crois que nous allons pouvoir traiter ensemble. Je viendrai vous prendre à votre hôtel dans dix minutes, si vous êtes d’accord.
  
  — Tout à fait d’accord, cher ami, renvoya Francis, déjà survolté.
  
  Contre toute attente, la Hillman-Hunter de l’Anglo-Indien arriva à l’Impérial quatre minutes après le coup de téléphone.
  
  Radjina déclara sans vain préambule :
  
  — Les événements ont l’air de vous donner raison. Ce matin, très tôt, Goon Dharang a quitté le palais de Dharwapur, à pied, avec une serviette noire sous le bras et il s’est rendu au domicile privé de Valip Dalikar. Vingt minutes plus tard, Dalikar s’est fait conduire à l’aéroport et il a pris l’avion de la ligne régulière de New Delhi. Or, tenez-vous bien, Dalikar tenait à la main la serviette de cuir noir de Goon Dharang.
  
  — Et alors ? fit Coplan, anxieux.
  
  — Eh bien, Dalikar vogue en ce moment dans le ciel. L’avion de la ligne régulière doit se poser à Palam dans cinquante minutes. Et Mr. Chandra me prie de vous demander ce qu’il faut faire.
  
  — Rien dans l’immédiat, dit Coplan sans hésiter. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir à qui Valip Dalikar va transmettre la marchandise.
  
  — La marchandise ? Quelle marchandise ?
  
  — Les informations qu’il transporte dans la serviette noire.
  
  — Ah oui, je vois. Vous désirez qu’une surveillance étroite soit organisée sur-le-champ pour identifier le contact de Dalikar ?
  
  — Exactement. Et aussi un dispositif d’intervention immédiate.
  
  — Qu’entendez-vous par-là ?
  
  — Que vous mobiliserez des inspecteurs de la Sûreté dotés du matériel adéquat : voitures radio, liaisons continues, etc. Il faut que nous soyons en mesure d’épingler Dalikar et son correspondant de New Delhi la main dans le sac, c’est-à-dire à la seconde même où la transmission se sera opérée.
  
  — Le nécessaire sera fait, promit l’Anglo-Indien.
  
  — Où allons-nous maintenant ?
  
  — À mon bureau. Ce sera plus commode et plus sûr pour rester en communication avec vous. Les hôtels, on ne peut jamais trop s’y fier.
  
  — C’est un comble ! s’esclaffa Francis. Vous êtes un agent secret du gouvernement et vous vous méfiez de l’Impérial ?
  
  — Nous avons de nombreux observateurs dans l’établissement, cela va sans dire, mais qui peut garantir qu’un espion appointé par son pays ne sert pas deux maîtres à la fois ?
  
  — Très juste, opina Coplan.
  
  — Mrs. Dillon est rentrée hier soir de son voyage touristique. Elle vous tiendra compagnie au bureau.
  
  *
  
  * *
  
  Il était 13 h 25 quand James Radjina pénétra en trombe dans le petit bureau paisible où Coplan et Carol bavardaient, évoquant Dharwapur et ses hôtes.
  
  — C’est fait ! lança l’Anglo-Indien. Dalikar et son complice, un négociant chinois nommé Kiang-Wan sont arrêtés. Ils sont en route vers la prison où ils vont être bouclés au secret. Et voici la serviette.
  
  Il déposa la serviette noire sur la table, continua sur le même ton énervé :
  
  — Une voiture attendait Dalikar à l’aéroport et les inspecteurs ont dû déployer toute leur habileté professionnelle pour ne pas perdre le contact. Bref, c’est à New Delhi même, dans la boutique de Kiang-Wan, à Jama Masjid, que les deux hommes ont été appréhendés. Nous n’avons même pas…
  
  — Attendez, attendez, l’interrompit Francis, je ne vous suis pas très bien. Quel est le négoce de Kiang-Wan dont vous parlez ?
  
  — C’est un négociant en bijoux et pierres précieuses. C’est à lui que la serviette était destinée. Et ce Kiang-Wan est un parent de Tsou-Wan, le Chinois auquel Martine Massel avait remis récemment une enveloppe à la librairie Jain.
  
  — Tiens, comme le monde est petit, grinça Francis. Que contient la serviette ?
  
  — Des papiers d’affaires et des lettres, répondit Radjina. J’ai demandé l’intervention des spécialistes de la Sûreté pour venir examiner ces documents. Je suppose que ce sont des informations codées.
  
  — Vous permettez ? dit Coplan, la main tendue vers la serviette.
  
  — Oui, naturellement.
  
  Coplan vida méthodiquement la sacoche, parcourant d’un œil attentif les documents et les factures qu’elle contenait. Ensuite, palpant méticuleusement les coutures et les soufflets de la serviette, il murmura :
  
  — Comme je le prévoyais, il y a une double épaisseur de cuir dans les plis. Pouvez-vous me prêter un canif ou un gratte-papier ?
  
  Radjina extirpa de sa poche son propre canif et le tendit à Coplan. Avec des gestes secs et précis, Francis fit sauter les coutures de la serviette.
  
  Un sourire éclaira son visage.
  
  — Voilà ce que je cherchais, soupira-t-il en retirant de la cachette un mince ruban brun.
  
  *
  
  * *
  
  Trente minutes plus tard, un avion militaire décollait de Palam avec, à son bord, douze passagers : un commissaire principal de la Sûreté, un haut fonctionnaire de l’intérieur, un fonctionnaire des Affaires Étrangères, huit inspecteurs des services secrets indiens et Francis Coplan.
  
  Le commissaire principal de la Sûreté, un Hindou âgé d’une cinquantaine d’années, au visage dur et sévère, bâti en hercule, se nommait Sardar Shamma. Il avait pris place à côté de Francis.
  
  Ayant rabattu la tablette mobile fixée au dossier du siège qui précédait le sien, le commissaire Shamma prit dans sa poche une liasse de formulaires officiels. Le stylobille à la main, il se tourna vers Coplan et lui demanda en anglais :
  
  — Voulez-vous me dicter les noms ? Je vais remplir les mandats d’amener, ce sera plus régulier.
  
  — Commencez par Goon Dharang, le majordome.
  
  Le policier écrivit avec application le nom du serviteur félon.
  
  — Ensuite ? fit-il.
  
  — Mlle Martine Massel, de nationalité française… Raymond Massel, de nationalité française également…
  
  — Ensuite ?
  
  — Ce sera tout pour le moment. Nous verrons la suite sur place.
  
  L’avion militaire se posa discrètement en bout de piste, hors de la vue des voyageurs et des badauds qui se trouvaient dans les deux halls modestes de l’aérogare de Dharwapur. Deux limousines noires emmenèrent aussitôt les passagers pour les conduire au palais.
  
  Coplan, précédant de quelques mètres ses compagnons de voyage, exhiba son laissez-passer et fut admis sans aucune difficulté dans l’édifice. Le commissaire Shamma montra sa plaque de police et ordonna aux flics chargés du filtrage de laisser entrer tout le groupe sans alerter quiconque. À toutes fins utiles, un des inspecteurs civils de New Delhi resta près des policiers du palais.
  
  Traversant rapidement la cour, Coplan et Sardar Shamma s’engouffrèrent dans le bâtiment des hôtes, grimpèrent l’escalier, entrèrent sans crier gare chez le professeur Amatsu.
  
  Le Japonais, assis devant son magnétophone, sursauta en voyant surgir ces deux intrus, coupa d’un mouvement prompt le contact du magnétophone, se leva.
  
  — Monsieur Coplan ! s’écria-t-il. Vous n’êtes donc pas parti ?
  
  — Si, mais je suis revenu, articula Francis, glacial. Je suis revenu spécialement pour vous, professeur. Si vous faites le plus petit geste, je vous fracasse les deux jambes, gare à vous.
  
  Dans le poing de Francis, le Webley-Scott, cran de sûreté dégagé, soulignait éloquemment le sens de ces paroles.
  
  Le Japonais arborait un sourire figé.
  
  — Hon ? nasilla-t-il, que signifie ceci ?
  
  Le commissaire Shamma s’approcha du Nippon et lui passa en silence, avec une dextérité incontestable, les menottes autour des poignets.
  
  Coplan reprit sur un ton acerbe :
  
  — Si je ne me trompe, vous étiez en plein travail, professeur ?
  
  — Mais oui, comme d’habitude, dit le Japonais.
  
  — Soyez gentil, expliquez-moi comment cela fonctionne, votre bidule.
  
  — Mais… mais… comme tous les magnétophones d’usage courant, assura Amatsu.
  
  Coplan ricana :
  
  — Écoutez, mon vieux, je ne suis peut-être pas doué pour la métaphysique, mais la technique, c’est mon métier.
  
  Ce disant, il actionna la mise en marche du magnétophone. Les bobines se mirent à tourner, mais aucun son ne sortit du haut-parleur. S’emparant alors du micro portatif, Francis l’examina.
  
  Un minuscule clapet d’ébonite fixé au bout du boîtier attira son attention. Il changea la position de ce clapet, et il perçut alors un faible chuchotement diffusé par le petit microphone. Portant l’instrument à son oreille, il écouta pendant quelques secondes. Puis, sans toucher au magnétophone, il déposa le micro portatif sur la table et il se tourna vers le commissaire Shamma :
  
  — Je reviens dans un instant. Surveillez cet homme de près et interdisez à tout le monde l’accès de cet appartement.
  
  — O.K., dit le policier hindou.
  
  Coplan dévala l’escalier, retraversa la cour, s’élança dans le couloir aux dalles de marbre.
  
  L’austère Vali Jayarta, assis dans un fauteuil près de la porte du cabinet de travail de son auguste maître, se leva d’un bond en voyant apparaître Francis. Il voulut s’interposer, mais Coplan l’envoya dinguer d’une vigoureuse poussée à la poitrine et entra sans frapper dans le bureau du maharadjah.
  
  Le prince était en grande conversation avec un majestueux Rajpout tout vêtu de blanc, coiffé d’un turban rouge.
  
  — Euh ! fit le Maharadjah, ébahi, la mâchoire pendante.
  
  — Que votre Altesse me pardonne, j’ai une communication importante et urgente à lui faire, dit Francis.
  
  Jayarta, qui s’était ressaisi, s’amenait à la rescousse. Coplan l’apostropha sur un ton ferme et autoritaire :
  
  — Restez un instant ici, Jayarta, et faites la conversation à la place du prince.
  
  Puis, au maharadjah :
  
  — Voulez-vous m’accompagner ? C’est l’affaire de deux minutes.
  
  S’adressant derechef à Jayarta :
  
  — Et surtout, parlez. Racontez n’importe quoi, mais parlez.
  
  Oubliant toutes les règles du protocole, Francis prit le coude du Prince :
  
  — Venez, je vous en prie.
  
  Médusé, subjugué, le maharadjah se laissa faire sans protester. Ils retournèrent d’un pas rapide au bâtiment des hôtes et grimpèrent l’escalier.
  
  Amatsu, les poignets entravés, n’avait pas bougé d’un millimètre. Le commissaire Shamma le surveillait d’un œil noir.
  
  Coplan alla vers la table de travail du Japonais, se saisit du micro, l’approcha de l’oreille du prince.
  
  — Toutes les paroles que vous prononcez dans le secret de votre cabinet de travail sont captées ici et enregistrées sur magnétophone.
  
  Le prince, abasourdi, écouta le chuchotement transmis par le microphone et reconnut la voix et le ton de Jayarta.
  
  — Mais… comment… comment est-ce possible ? bégaya-t-il.
  
  — Votre interphone a été trafiqué. Grâce à un capteur magnétique, Amatsu pouvait se brancher non seulement sur votre appareil mais obtenir l’écoute de tout votre réseau intérieur.
  
  — Mais… mais comment avez-vous découvert cela ? bredouilla le prince.
  
  Coplan se tourna vers le Japonais :
  
  — Le professeur est tombé dans le piège que je lui ai tendu. Quand j’ai parlé du rendez-vous anonyme qui m’avait été fixé près de l’ancienne Porte des Éléphants, j’avais inventé cette histoire pour les besoins de la cause. Le professeur n’y a vu que du feu et il a aussitôt transmis la nouvelle à ses complices qui, eux, sont venus en observateurs au rendez-vous. L’expérience était concluante, puisque je n’avais informé personne de ce prétendu rendez-vous. Oh, le professeur est bien excusable, remarquez. Les circonstances ont joué en ma faveur : j’avais appris par ailleurs le nom de l’individu qui avait placé la bombe sur ma jeep. Il s’agit d’un moine, un Sannyasin, qui a disparu mystérieusement par la suite.
  
  Le maharadjah, complètement décontenancé, articula :
  
  — Vraiment, je ne comprends rien à vos explications. C’est grâce à un rendez-vous fictif que vous avez découvert cette histoire de microphone branché sur mon interphone ?
  
  — Nous reviendrons là-dessus, dit Coplan. Le professeur, lui, me comprend. Je l’ai d’ailleurs surpris en plein travail quand je suis venu ici avec mon amie anglaise. J’avais prévu un détecteur spécial qui m’a révélé la présence d’une écoute magnétique.
  
  Le Prince était débordé par les événements.
  
  — Mais vous avez fait allusion aux complices du professeur. De quels complices s’agit-il ?
  
  — Le professeur fait partie d’un réseau communiste. Et il ne doit pas se déranger beaucoup pour communiquer avec ses amis, puisque c’est votre propre majordome, Goon Dharang, qui se chargeait des liaisons avec l’extérieur.
  
  — Goon Dharang ? glapit le maharadjah. Où est-il ?
  
  — Il doit être arrêté à l’heure qu’il est. Je suis revenu avec des inspecteurs de la Sûreté de New Delhi.
  
  — Et ce sont ces gens-là qui voulaient vous tuer ? fit le prince.
  
  — Oui, confirma Francis. Je ne comprends d’ailleurs pas leur hâte à vouloir me supprimer.
  
  Amatsu, très calme, laissa tomber :
  
  — C’était stupide, évidemment. La précipitation est toujours une maladresse. Je ne suis d’ailleurs pour rien dans ces attentats et je me désolidarise de la façon la plus formelle de ces sottises criminelles.
  
  Il ajouta, perfide :
  
  — Mais il paraît que M. Coplan est un des plus redoutables agents secrets de la France, et sa réputation effrayait mes amis.
  
  Le prince était muet de stupéfaction.
  
  En vérité, il n’était pas au bout de ses étonnements. Coplan non plus d’ailleurs.
  
  *
  
  * *
  
  C’est à Paris, dans le bureau de son directeur, que Coplan dressa le bilan définitif de sa mission à Dharwapur.
  
  — Le professeur Amatsu, relata-t-il, avait eu le toupet de conserver dans son appartement du palais toutes les archives ayant trait à son activité d’espion. Il a fallu trois jours et trois nuits pour inventorier cette masse de documents.
  
  — Ce n’était pas une mauvaise cachette, fit remarquer le Vieux. Qui donc aurait eu l’idée d’aller les chercher là, ces archives ?
  
  — D’accord, mais la ruse du Japonais s’est retournée contre lui. D’un seul coup d’épuisette nous avons fait une pêche miraculeuse : le schéma intégral du réseau et les notes concernant ses objectifs. Et, à ce sujet, je vous signale que le mystérieux Plan G dont il avait été question naguère et que certains services occidentaux considéraient comme un mythe est bel et bien une réalité. Je vous en rapporte des photocopies que nos analystes pourront étudier. Il s’agit, je vous le rappelle, du plan qui prévoit, par étapes successives, la conquête par la Chine Rouge du Népal, du Sikkim, du Dardjiling, du Bhoutan, de l’Assam et de la partie nord de l’Inde. Ce vaste territoire que les Chinois veulent soumettre à leur domination – afin de contrôler tout le subcontinent, – le gouvernement de Pékin lui a déjà donné un nom : le Gurkhastan. D’où l’appellation du Plan G.
  
  — Doucement, doucement, grommela le Vieux. Je ne vois pas très bien le rôle de ce Japonais dans cette histoire. Amatsu est un agent du communisme maoïste, si je comprends bien ?
  
  — Oui, et son réseau de Dharwapur faisait partie de l’organisation qui englobe toutes les forces du maoïsme aux Indes.
  
  — Mais quel était son rôle personnel chez le prince Barandana ?
  
  — Il faut être Chinois ou Japonais pour bien saisir les subtilités de ce jeu. Amatsu encourageait la politique réactionnaire du prince pour faire monter la pression et créer les conditions d’une révolution de la masse, comme à Calcutta.
  
  — C’est une déduction personnelle que vous m’exposez là ?
  
  — Mais non, pas du tout ! protesta Coplan. Ce sont les propres paroles d’Amatsu. Nous avons eu une longue conversation à trois, Chandra, Amatsu et moi-même, dans la cellule que le Japonais occupe à la prison de New Delhi.
  
  — Et il vous a expliqué tout cela de son plein gré ? fit le Vieux, sceptique. Étrange complaisance, non ?
  
  — Attendez, vous ne savez pas encore tout. Sa complaisance est loin d’être étrange : Amatsu plaide non coupable.
  
  — Ah bon ?
  
  — D’après lui, le fin mot de l’histoire, c’est qu’il travaillait à Dharwapur par ordre de Tokyo ! Sa vraie mission, c’était de jouer le rôle d’observateur à l’intérieur même des réseaux communistes prochinois aux Indes. Et, pour reprendre une autre de ses formules : on ne peut pas arrêter les flots d’un torrent impétueux, mais on peut les canaliser.
  
  — Très juste, opina le Vieux, laconique.
  
  — Zaril Chandra m’a dit par la suite qu’il ne mettait pas la sincérité du Japonais en doute. Depuis le début de ce siècle, c’est une constante de la diplomatie secrète de Tokyo : conserver coûte que coûte le contrôle des forces qui fermentent en Asie.
  
  Le Vieux eut un rire silencieux. Puis, sur un ton presque goguenard :
  
  — Je vais peut-être vous apprendre quelque chose, moi aussi. Il y a vingt-cinq ans, j’ai eu sous les yeux un document confidentiel émanant du gouvernement japonais de l’époque et où il était question du plan Tanaka. Il s’agissait de réaliser la primauté du Japon sur tout le continent asiatique. Les convoitises ne sont le privilège d’aucune nation, comme vous le voyez. Mais le maharadjah, que devient-il dans cette histoire ?
  
  — Je l’ai revu avant mon départ. Il venait d’entamer des négociations avec le Congrès pour signer un pacte de collaboration avec le parti de la majorité.
  
  Une stupeur immense se dessina sur le lourd visage du Vieux :
  
  — Sans blague ? lâcha-t-il. Mais c’est la réussite alors ? La réussite complète, inespérée ?
  
  — Oui, assurément, confirma Francis en souriant. Mais je n’y suis pour rien : c’est l’astrologue du maharadjah qui a fait tout le travail. Après la découverte du stratagème d’Amatsu, l’astrologue en question a déclaré que j’étais bien l’homme du destin, celui dont il avait prophétisé la venue. Il fallait donc suivre mes conseils pour assurer l’avenir de Dharwapur. C’est le prince lui-même qui m’a informé de cela.
  
  Le Vieux resta pensif un long moment. Puis, fixant Coplan d’un œil malicieux, il questionna doucement :
  
  — Tout à fait entre nous, Coplan, est-ce que cela vous paraît possible, vraisemblable, que vous ayez été l’homme du destin pour le maharadjah de Dharwapur ?
  
  — Certainement, appuya Francis avec conviction.
  
  Et il expliqua :
  
  — Si je n’avais pas été protégé par les astres, je ne serais pas ici. La jeep piégée et la flèche empoisonnée, c’est par miracle que j’y ai échappé.
  
  — Ah ? On a tenté de vous liquider ?
  
  — Oui, d’entrée de jeu. Exactement comme ce fut le cas pour les deux collègues qui m’avaient précédé à Dharwapur. C’est un inspecteur administratif de la Sûreté de New Delhi, un type qui travaille aux fichiers, qui vendait la mèche à ses complices. Worlay, Brickmann et moi-même étions grillés avant d’arriver au palais du maharadjah.
  
  Le Vieux marmonna pensivement :
  
  — Vous avez toujours eu une très haute idée de vous-même, mais si vous imaginez maintenant que vous êtes protégé par les astres et que vous êtes l’homme du destin, je me demande où cela va vous conduire.
  
  — Rassurez-vous, dit Francis en riant. Nous sommes tous, un jour ou l’autre, l’envoyé du ciel pour quelqu’un. Mais je n’ai pas l’intention de me prendre au sérieux pour autant.
  
  — Je l’espère, fit le Vieux, soulagé. Mais vous ne m’avez pas encore parlé des trois Français de Dharwapur.
  
  — J’y arrive. Le mage Godefroy de Vauzel n’était pas dans le coup, comme je m’en doutais. Quant aux Massel, c’est une autre histoire. Je les croyais coupables, mais ce n’étaient que des figurants. Lui, Raymond, c’est un pauvre type et il s’est dégonflé comme une baudruche quand il a réalisé qu’il allait être impliqué dans une très grave affaire d’espionnage et qu’il risquait la prison à vie. Il a fait des aveux complets et il nous a révélé qu’il n’était pas le frère de Martine mais son amant. Il avait été obligé de fuir Marseille, il y a quatre ou cinq ans, à la suite d’une dispute avec un caïd de la pègre. Il a réussi à se réfugier en Suisse et, par l’entremise de ses relations douteuses, il a pu se procurer de fausses pièces d’identité. C’est avec l’arrière-pensée de pouvoir gruger les gogos du spiritisme qu’il a fourré sa maîtresse dans les pattes du mage. L’invitation du maharadjah arrangeait bien ses affaires, évidemment, et il espérait profiter de son séjour en Inde pour s’insérer dans une combine lucrative, notamment le trafic d’or, industrie prospère à New Delhi comme chacun sait. Amatsu, ayant deviné la mentalité du bonhomme, n’a eu aucune peine à l’embrigader comme agent de liaison occasionnel. Mais c’est cette gourde de Martine qui faisait le boulot, bien entendu. Bref, des lampistes pour lesquels le Prince a obtenu que la Sûreté passe l’éponge. Ils ont été embarqués à bord d’un avion de la Swissair et renvoyés à Genève.
  
  Coplan posa sur la table de son directeur une chemise cartonnée bourrée de documents.
  
  — Voici mon rapport écrit et les annexes qui en font partie.
  
  — Finalement, est-ce que vous regrettez d’avoir accepté cette mission ?
  
  — Non, c’était instructif. En résumé, je pourrais dire comme le Véda : même si les Sages ont plusieurs noms pour la désigner, il n’y a qu’une réalité.
  
  Le Vieux esquissa une mimique perplexe :
  
  — Qu’entendez-vous par là, au juste ?
  
  — Rien. C’est un sujet de méditation que je vous propose.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 S.D.E.C. – Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage.
  
  2 L’Anglais fait allusion aux négociations franco-irakiennes concernant des recherches pétrolières.
  
  3 Voir : « Antennes mortes » et « Coplan fait peau neuve » du même auteur.
  
  4 Comme on le sait, le Vieux désigne ainsi les autorités suprêmes du pays.
  
  5 Voir : « Bataillon fantôme », même auteur.
  
  6 L’hindi est une des langues prédominantes en Inde. Elle est parlée par plus de 140 millions d’individus. Le tamoul est la plus importante des langues du sud de l’Inde ; elle est parlée par 20 millions d’individus. Il y a, en outré, 830 idiomes et dialectes locaux.
  
  7 Heure locale. Compte tenu du décalage horaire de quatre heures, il était à ce moment-là une heure du matin à Paris.
  
  8 Voir : « Casse-tête pour Coplan », du même auteur.
  
  9 Il s’agissait, on s’en souvient, d’un vaste mouvement de protestation organisé par l’extrême gauche contre le gouvernement central. Il y eut plusieurs dizaines de morts et plus de 15000 arrestations.
  
  10 Il s’agissait du texte d’une conférence faite par Thierry Maulnier devant la chambre de commerce française de Bruxelles.
  
  11 Pour démontrer jusqu’où pouvait aller l’insensibilité physique acquise par les exercices appropriés, un yoga hindou est allé jusqu’à ingurgiter du cyanure, en présence de plusieurs médecins américains. Et le gourou en question n ‘a eu d’autre réaction qu’une légère fatigue.
  
  
  
  
  
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