Kenny, Paul : другие произведения.

Le rapport secret de Coplan

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   Le rapport secret de Coplan
  
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  La Caravelle d'Air France se posa à Cologne à 13 h 25. Le vol, depuis Paris, n'avait duré que quarante-quatre minutes. Et les formalités de contrôle, réduites à une simple vérification de police, furent d'une brièveté exemplaire.
  
  Jacques Martay sortit de l'aérogare et traversa l'esplanade pour aller attendre l'autobus qui devait le conduire à Bonn.
  
  Cette journée de novembre était grise, maussade. Le ciel voilé paraissait annoncer de la pluie ou de la neige.
  
  Martay déposa sa petite valise noire à ses pieds, alluma une cigarette, promena un regard à la ronde. Les abords de l'aérogare étaient étrangement déserts. Peu de voyageurs, peu de voitures. De construction récente, l'énorme bâtiment de béton faisait penser à un bunker. Néanmoins, Jacques Martay apprécia en connaisseur la conception de l'édifice, sa sobriété, son équilibre architectural.
  
  gé de trente-quatre ans, père de trois enfants, Martay était un homme de taille moyenne, au visage maigre et soucieux, aux gestes secs et précis. Son complet gris de bonne coupe et son manteau classique lui donnaient cette allure impeccable, cette aisance un peu hautaine, cette assurance qui caractérisent les managers de la jeune école. Sa physionomie sévère montrait qu'il avait conscience de ses responsabilités. Promoteur immobilier, spécialiste des villas de grand standing, il jouissait dans son milieu professionnel d'une excellente réputation, due à son dynamisme, à son audace, à sa réussite relativement rapide dans une branche aussi difficile.
  
  Quand l'autobus arriva, il s'y installa et il continua à préparer mentalement l'entrevue qu'il allait avoir avec son ami et associé, Jean Rivard, directeur, à Bonn, de l'Office de Documentation des Importateurs Français.
  
  Cette entrevue n'allait sans doute pas être agréable. Mais la situation exigeait une décision urgente, décisive.
  
  Le trajet, par l'autoroute Cologne-Bonn, fut sans histoire. Quand Martay débarqua, une demi-heure plus tard à Bonn, à la Hauptbahnhof, la Gare Centrale, le cœur de la ville, sa petite valise noire à la main, il repéra d'emblée la haute silhouette athlétique de Jean Rivard qui attendait parmi la foule massée sur le terre-plein. Et, comme prévu, Jean arborait sa mine butée des mauvais jours.
  
  Il serra la main du voyageur.
  
  - Bon voyage? demanda-t-il, bourru.
  
  - Oui, merci.
  
  - Ma voiture est à deux pas d'ici, viens. Ils firent quelques mètres en silence, côte à côte, se frayant un chemin parmi la foule qui, comme eux, se dirigeait vers la Poststrasse. Jean Rivard demanda sur un ton acide
  
  - Ton problème était-il vraiment si urgent ? Je t'avais dit que je serais à Paris au début de décembre.
  
  - Tu te figures que c'est pour mon plaisir que je me suis tapé ce voyage?
  
  - Je t'ai réservé une chambre à Bad-Godesberg. Tu seras plus tranquille et c'est près de mon domicile privé.
  
  - Peu importe.
  
  - Tu as été d'une discrétion exemplaire au téléphone, fit remarquer Rivard, visiblement peu enclin à se dérider.
  
  - Tu m'approuveras quand tu sauras de quoi il s'agit, renvoya Martay aussi sec.
  
  - Je suppose qu'il s'agit d'une tuile? avança Rivard d'une voix sourde.
  
  - Évidemment, laissa tomber Martay. Qui ajouta, catégorique :
  
  - C'est bien simple : ou bien nous trouvons une solution, ou bien tout est foutu.
  
  - A ce point-là? ricana Rivard avec une grimace amère.
  
  Jean Rivard était une sorte de colosse blond au visage lourd, aux yeux gris et froids, à la mâchoire autoritaire. A cause de son crâne dégarni, de son expression généralement morose, de sa corpulence et de la pesanteur de toute sa personne, il faisait plus que son âge. Il n'avait que trente-six ans, mais on l'imaginait largement dans la quarantaine.
  
  Ils montèrent dans la Mercedes bleue de Rivard et la voiture prit la direction de Bad-Godesberg par une artère passablement encombrée.
  
  Distante de sept kilomètres de Bonn, Bad-Godesberg, naguère petite ville bourgeoise et paisible, à présent banlieue résidentielle de la capitale fédérale, offrait le contraste surprenant de ses vieux hôtels de maître et de ses villas de style 1900, brusquement flanqués de buildings modernes, de supermarchés et de constructions industrielles.
  
  L'hôtel Arera, situé au bord du Rhin, était une grande bâtisse relativement neuve, fonctionnelle, aussi dépouillée qu'une H.L.M.
  
  S'arrêtant un peu avant l'établissement, Jean Rivard murmura :
  
  - Je te laisse aller seul, je ne tiens pas à me montrer quand ce n'est pas indispensable. Je t'attends ici. Dépose ta valise et viens me rejoindre.
  
  - D'accord, acquiesça Martay. J'en ai pour cinq minutes.
  
  Il débarqua, marcha vers l'entrée de l'hôtel.
  
  A la réception, la jeune et jolie gretchen blonde qui était de service lui dédia un ravissant sourire en signe de bienvenue.
  
  - Chambre 108, dit-elle en français. Vous avez l'ascenseur là, dans le coin du hall. Le bagagiste va vous accompagner.
  
  - Pas la peine, je n'ai que cette modeste valise.
  
  Mais déjà le bagagiste, un aimable garçon en gilet rayé, s'était emparé du bagage.
  
  La chambre était spacieuse, propre, confortable. Une large porte-fenêtre donnait sur un balcon d'où l'on pouvait admirer le Rhin. Les eaux majestueuses du fleuve étaient grisâtres. Au-delà s'étageaient les hautes collines encore vertes du massif des Siebengebierge.
  
  Martay retira de sa valise un porte-documents noir qu'il déposa sur la table, une trousse de toilette qu'il alla ranger dans la salle de bains, et un pyjama qu'il jeta sur le lit.
  
  Puis, en se postant devant la porte-fenêtre, il alluma une cigarette tout en contemplant la vue. Des péniches descendaient le Rhin, le ferry de Mehlem-Kônigswinter s'apprêtait à décharger les voitures et les camions qui venaient de la rive d'en face.
  
  Ici, comme à Bonn et comme à Bad-Godesberg, on sentait bourdonner l'activité obstinée, inlassable, irrésistible, du peuple allemand.
  
  Martay, préoccupé, se demanda une dernière fois s'il devait adopter une attitude vindicative à l'égard de son ami et associé, ou s'il devait avouer son désarroi, sa peur.
  
  Il empoigna son porte-documents et sortit.
  
  Jean Rivard s'informa :
  
  - La chambre te plaît?
  
  - C'est parfait. La Mercedes démarra.
  
  - Ma villa est à quelques minutes d'ici, précisa Rivard.
  
  - Tu n'as pas trouvé à te loger plus près de ton bureau, à Bonn même?
  
  - Si, mais la villa que j'occupe était si agréable que Lucie l'a adoptée sur-le-champ. Dans un sens, ça m'arrange. L'ambassade de France n'est pas loin et je dois m'y rendre assez souvent.
  
  - A propos de Lucie, excuse-moi, j'oublie de te demander des nouvelles de ta femme. Je suis obnubilé par mes problèmes.
  
  - Elle va très bien.
  
  - Elle nous-attend ?
  
  - Non, elle passe la journée à Cologne avec des amies. Ces dames font du shopping. Mais tu la verras ce soir. Tiens, jette un coup d’œil au passage : l'ambassade des États-Unis.
  
  - Quoi? Ces trois bâtiments ?
  
  - Oui.
  
  - Sans blague? Mais c'est colossal! On dirait un hôpital ou un sanatorium!
  
  Jean Rivard eut une sorte de ricanement.
  
  - C'est à peu près ça, en effet! C'est dans cet hôpital que les Américains ont soigné l'Allemagne agonisante après la dernière guerre.
  
  - D'après ce que j'ai vu, la thérapeutique américaine fait des miracles. La prospérité de l'Allemagne saute aux yeux.
  
  - Et comment! Mais ce n'est pas un miracle. Ces Allemands travaillent comme des brutes. Et le plus drôle, c'est qu'ils aiment ça!
  
  - Un quart de siècle sans une seule grève, c'est la fortune pour tout le monde, évidemment, soupira Martay.
  
  - Alors ? grommela Rivard. Le motif de ta visite, c'est quoi finalement?
  
  - Pour résumer le problème en une seule phrase, voilà ce qui se passe : il me faut huit cent mille francs avant la fin du mois. Le 4 décembre au plus tard.
  
  - Huit cent mille francs anciens ou nouveaux ? articula Rivard, la bouche sèche.
  
  - Nouveaux, naturellement, stipula Martay d'une voix dure. En d'autres termes, quatre-vingts millions anciens.
  
  - Et tu comptes sur moi pour te les procurer ?
  
  - Non, pas forcément. Je sais que tu as encore un peu d'argent planqué en Suisse, mais je suppose que ça n'atteint pas ce chiffre-là.
  
  En fait, je suis venu pour te mettre au courant de la situation et te demander ce que nous allons faire pour en sortir.
  
  - Quatre-vingts millions; grinça Rivard, c'est une somme ! Et ça ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval! Surtout en si peu de temps.
  
  - Puisque tu as toujours trouvé une issue à tous nos problèmes, j'ai pensé que tu verrais peut-être une combine à laquelle je n'ai pas songé.
  
  Rivard haussa ses lourdes épaules et marmonna, revêche :
  
  - La dernière fois que nous avons examiné les comptes, à Paris, tu avais un volant de sécurité de plus de dix millions anciens. Qu'est-ce qui s'est passé?
  
  Martay fit le geste d'ouvrir son porte-documents, mais Rivard l'arrêta :
  
  - Nous arrivons, inutile de sortir tes papiers. Nous verrons cela dans mon bureau.
  
  La Mercedes s'immobilisa devant un pavillon blanc, tout en longueur, sans étage mais comportant deux portes-fenêtres et deux larges baies en façade. La villa paraissait neuve.
  
  Martay ne put s'empêcher d'émettre un avis de spécialiste.
  
  - Très bien conçu, ce pavillon.
  
  - Ils en connaissent un bout, les Allemands, confirma Rivard. Le matériau n'est pas meilleur que chez nous, remarque, mais c'est la finition qui est de première.
  
  Les deux amis débarquèrent, pénétrèrent dans la villa.
  
  L'aménagement intérieur et la décoration, d'un modernisme raisonnable, créaient une ambiance accueillante. Meubles, tapis et rideaux, tout était net, simple, clair mais chaleureux.
  
  Martay murmura :
  
  - Je comprends que Lucie ait eu le coup de foudre. C'est agréable comme cadre.
  
  - Et d'un entretien facile, souligna Rivard. Tu veux boire quelque chose?
  
  - Non, je te remercie.
  
  - Installons-nous dans mon bureau.
  
  Rivard guida Jacques Martay vers une pièce rectangulaire, située à l'extrémité ouest de la maison. Un bureau et une armoire-bibliothèque en acajou, trois fauteuils de -cuir fauve, un porte-revues près d'un lampadaire et un poste de télévision garnissaient ce local.
  
  - C'est ici que je travaille quand je ne suis pas à mon bureau de Bonn, expliqua Rivard. Je suis au calme, comme tu peux t'en rendre compte. Assieds-toi et reprenons la conversation. Comme je te le disais il y a un instant, ta venue me surprend. Il y a exactement deux mois, quand nous avons profité de mon passage à Paris pour faire le point, tout allait bien. Si j'ai bonne mémoire, tu disposais d'une douzaine de millions en liquide et tu n'avais aucun souci de trésorerie dans l'immédiat.
  
  - C'est exact. Mais, au cours de ces deux derniers mois, il s'est produit une série de catastrophes que personne ne pouvait prévoir. Pour commencer, nous avons eu une grève de trois semaines au chantier du Rouvay. Résultat : les électriciens n'ont pas pu faire leur travail comme prévu et les peintres viennent seulement d'arriver. Bref, les appartements ne sont pas encore livrables, et je n'ai donc pas pu encaisser les versements relatifs à ces habitations. Première tuile... Secundo, Mellont s'est vu infliger un redressement fiscal de vingt-deux millions à payer immédiatement et il m'a réclamé un acompte de dix millions sur travaux terminés.
  
  Rivard s'exclama, ébahi :
  
  - Tu lui a versé dix millions comme ça, d'un seul coup ?
  
  - Il le fallait bien. Je lui en dois au moins le double.
  
  - Mais c'est ridicule! Enfin, Jacques, un entrepreneur qui a sept chantiers en route, on ne le paie que quand on a de l'argent de trop !
  
  - En principe, oui, mais figure-toi que Mellont est lui-même dans une passe difficile. Il vient de perdre son procès contre la Sécurité Sociale, il a raté deux grosses affaires du fait de la grève, et l'administration lui doit encore soixante pour cent des travaux de la mairie de Gossain. D'ailleurs, ce n'est pas compliqué : Mellont est venu me voir et il m'a avoué que si je lui refusais les dix millions qu'il me réclamait, il était obligé de déposer son bilan.
  
  - Chantage, non?
  
  - Hélas, non. Mellont est un type honnête et sincère. Et tu admettras que je n'avais pas le choix. Car si Mellont fait faillite, tous nos chantiers s'arrêtent et nous sommes cuits.
  
  Rivard, le front penché, se gratta le crâne. Martay enchaîna
  
  - Sur le moment même, je ne me suis pas fait trop de mauvais sang. Je croyais que je pouvais compter sur la banque et je suis allé voir Bourtin... Là, j'avoue que je suis tombé de haut. Quand j'ai demandé à Bourtin de reporter à trois mois l'échéance de notre prêt, il a été formel : pas question d'un nouveau report.
  
  - Mais pour quelle raison?-
  
  Un ordre de la direction centrale. Et j'ai eu l'impression qu'il s'agissait d'un test. Là banque sait très bien que c'est elle qui finance nos entreprises...
  
  - Elle ne le fait pas gratuitement! coupa Rivard, hargneux. Les intérêts qu'ils mettent à notre débit ne sont pas négligeables.
  
  - Nous sommes bien d'accord, mais les banques sont devenues méfiantes. Les scandales qui ont éclaté dans l'immobilier ne nous font pas de bien, tu t'en doutes. L'attitude inflexible de Bourtin est significative. Les banques veulent assainir la corporation.
  
  Il y eut un silence.
  
  Martay ouvrit son porte-documents, en retira une liasse de feuillets dactylographiés.
  
  - Si tu veux vérifier la situation comptable, proposa-t-il en tendant les feuillets à son associé.
  
  - Je me fie à tes calculs, grommela Rivard, sombre. Mais pourquoi ne ferais-tu pas une tentative auprès de nos clients du Rouvay ?
  
  - Je me suis risqué à deux ou trois essais prudents, mais je n'ai pas insisté. D'une part, nos travaux sont en retard et ces gens font plutôt la gueule. D'autre part, ils ont déjà versé trente pour cent de plus que prévu. Mets-toi à leur place... Et n'oublie pas qu'une plainte de ce côté-là nous vaudrait des contrôles dont on ne peut pas prévoir les conséquences.
  
  - Notre réputation est intacte, non ?
  
  - Jusqu'à présent, oui. Mais le climat général est assez inquiétant. Tu vis en Allemagne depuis quatre ans et tu ne te rends pas compte de l'atmosphère qui règne en France, du moins dans notre branche, mais je te signale que les Brigades Financières sont partout et je te prie de croire qu'elles font du zèle.
  
  Rivard se leva et redressa sa stature de colosse.
  
  - En somme, résuma-t-il, la banque nous lâche, nos clients ne nous doivent rien pour le moment et tu n'as plus un sou en caisse, c'est bien cela ?
  
  - Oui, c'est bien cela. Et, le 4 décembre prochain, notre compte bancaire sera débité de quatre-vingts millions.
  
  Rivard se posta devant son ami, le considéra d'un œil figé, questionna :
  
  - Et alors, qu'est-ce qui va se produire?
  
  - De deux choses l'une : ou bien la banque capitule et nous accorde un sursis, mais notre réputation sera démolie. Ou bien la direction centrale de la banque dépose une plainte contre nous et nous faisons la culbute.
  
  Rivard corrigea à mi-voix :
  
  - Et tu fais la culbute. Car moi, officiellement, je ne suis pas dans le coup.
  
  - C'est vrai, admit Martay avec une pointe d'amertume, officiellement, tu n'es pas dans le coup. Mais ne te fais pas d'illusions, Jean. Par les temps qui courent, les enquêtes menées par les spécialistes de la police financière et par les contrôleurs des Finances vont au fond des choses. Même si je ne mange pas le morceau, ils découvriront la vérité.
  
  - Je me demande bien comment ? jeta Rivard, incrédule.
  
  - C'est l'enfance de l'art. Et tu devrais le savoir mieux que moi, puisque tu es toi-même une sorte de flic. Quand je serai en prison, ils ne se gêneront pas pour mettre le personnel sur la sellette. Mme Massec te connaît, elle t'a vu au bureau, elle t'a eu au téléphone. Et Corbin, le comptable... Ces braves gens se mettront à table dès que les inspecteurs les menaceront.
  
  Je ne serai pas de trois semaines en taule que tu m'y rejoindras. Même ta qualité d'agent du S.D.E.C. ne te mettra pas à l'abri d'un coup dur, j'en suis persuadé. Depuis deux ou trois ans, plus d'un agent secret français a connu la paille humide des cachots, du moins si j'en crois les journaux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Jean Rivard, le front barré de deux rides soucieuses, fit quelques pas en silence dans la pièce tranquille.
  
  Martay reprit :
  
  - Jette au moins un coup d’œil sur le bilan général que j'ai établi. J'y ai travaillé d'arrache-pied pendant trois jours pour que tu puisses te faire une idée exacte de la situation. Comme tu le verras, notre affaire n'est pas malsaine. Nous sommes tout simplement dans une passe difficile à cause d'une série d'événements dont nous ne sommes pas responsables. La seule chose qui pourrait nous être reprochée, c'est le rythme trop rapide de nos mises en chantier. Mais c'est justement la seule façon de réussir dans cette branche.
  
  Rivard prit les feuillets que son ami lui tendait, alla s'installer à son bureau et se plongea dans l'étude des relevés.
  
  Martay précisa :
  
  - Si nous arrivons à trouver ces quatre-vingts millions, même pour une durée de deux mois seulement, nous sommes sauvés. Le lotissement du Domaine de la Flameterre sera lancé le 15 janvier, et là, nous aurons des rentrées considérables.
  
  - Tu crois que ça marchera?
  
  - J'en suis sûr, affirma Martay. J'ai fait quelques sondages et je te garantis que tous les terrains seront vendus en moins de trois mois. En fait, ce sera le couronnement de tous nos efforts de ces dernières années. En mai prochain, disons au plus tard en juillet, nous serons tous les deux à la tête d'une jolie fortune, Jean.
  
  Rivard, renonçant à éplucher plus à fond les comptes que lui présentait son associé, se leva de nouveau et soupira :
  
  - Seulement voilà, il faut tenir jusque-là.
  
  - Tu as des relations puissantes à Paris, non? Tes amis du S.D.E.C., par exemple. Dans les milieux du Renseignement, une somme de huit cent mille nouveaux francs, ça n'est tout de même pas une somme exorbitante.
  
  - Car tu te figures que le S.D.E.C. permet à ses agents d'utiliser les fonds secrets pour leurs affaires personnelles ? ricana Rivard. Si mon directeur savait que je suis le bailleur de fonds clandestin d'une entreprise immobilière, il me flanquerait à la porte immédiatement, tu peux me croire sur parole. C'est d'ailleurs pour cette raison que je prends tant de précautions.
  
  - Et ton bureau de Bonn? Tu as quand même de l'argent à ta disposition pour le gérer ?
  
  - Deux fois rien, maugréa Rivard. Qu'est-ce que tu t'imagines ? L'Office de Documentation des Importateurs Français, c'est un titre ronflant, mais c'est du chiqué. Trois pièces au second étage d'un building, une secrétaire-dactylo et un commis aux écritures, un point c'est tout. C'est ce que nous appelons une couverture, si tu vois ce que je veux dire.
  
  Il ajouta, caustique :
  
  - Une couverture qui ne trompe personne, du reste. Les initiés sont parfaitement au courant de mon rôle ici.
  
  - Et en dehors de tes activités?
  
  - Que veux-tu dire?
  
  - A Paris, tu connais pas mal de monde, non? Des députés, un ancien ministre, des grands patrons. Tu m'as raconté naguère que tu avais tiré plusieurs politiciens du pétrin.
  
  - La roue tourne, mon petit Jacques, fit Rivard avec une expression amère. II y a six ans, j'aurais peut-être pu obtenir un prêt d'honneur à la Société Cophysic où j'ai fait mes débuts pour le S.D.E.C. Mon patron, à cette époque-là, était un type formidable. Intelligent, compréhensif, généreux. Mais il a changé d'affectation et il n'est pratiquement plus jamais en France.
  
  - Je pourrais peut-être essayer de le contacter en ton nom ? Comment s'appelle-t-il?
  
  - Francis Coplan... Mais je ne crois pas que ce soit la bonne solution. Il y a eu tellement de scandales au sein du S.D.E.C. qu'une démarche de ce genre n'a aucune chance d'aboutir.
  
  - Au fond, pourquoi ne changes-tu pas de métier? Tes capacités d'ingénieur et tes dons intellectuels te permettraient sûrement de trouver un job cent fois plus intéressant. Cent fois plus rentable, en tout cas. Pourquoi ne pas travailler ensemble, toi et moi, ouvertement ? Tout à fait entre nous, tu perds ton temps et tu gâches les meilleures années de ta vie dans ces histoires minables d'espionnage et de contre-espionnage, reconnais-le.
  
  Rivard haussa les épaules.
  
  - Évidemment, admit-il d'une voix sourde, ce n'est pas ce que j'espérais et j'avoue que je suis déçu. Mais je suis malgré tout attaché au Service. De plus, j'aime ce monde secret, souterrain, dangereux, où la vérité n'est jamais celle des apparences. C'est probablement une question de tempérament, mais je ne pourrais plus m'habituer à n'être qu'un ingénieur au service d'une firme quelconque.
  
  - C'est ton affaire, naturellement. Mais moi, je ne peux pas rentrer à Paris sans avoir trouvé la solution de notre problème. Pour l'amour du ciel, Jean, fais quelque chose! Pense à mes gosses. Si la banque dépose plainte, c'est la faillite frauduleuse, la prison, ma vie fichue à tout jamais. Ce n'est pas possible. Tout dépend de toi, maintenant.
  
  - Bon, bon, ne t'affole pas, gronda Rivard, énervé. Tu n'es pas encore en prison, que diable! Même quand un problème est difficile, il y a toujours une solution. Le tout, c'est de la trouver.
  
  - C'est que nous sommes limités dans le temps, rappela Martay, abattu.
  
  D'un geste qui lui était familier, Rivard emprisonna son menton dans sa large paume droite et se massa d'un air pensif le bas du visage.
  
  - Vois-tu, Jacques, murmura-t-il sur un ton maussade, c'est ce qui m'embête avec toi. Tu es un excellent technicien, un administrateur formidable, mais tu n'as pas d'autorité. Je ne veux pas te vexer, mais je trouve que tu ne fais pas le poids. Dans les affaires immobilières, c'est comme dans toutes les affaires de spéculation : il faut un culot monstre. Tu es trop honnête, trop loyal, trop sincère.
  
  - Pourquoi me dis-tu ça, Jean? Crois-tu que ce soit le moment de faire mon procès ? Si je n'étais pas honnête et sincère, tu ne m'aurais sûrement pas confié ta fortune pour que je la fasse fructifier. Je me donne corps et âme à mon travail, et je ne toucherai jamais que le quart des bénéfices, dans la meilleure des hypothèses. Un type moins scrupuleux te ruinerait à son profit et tu n'aurais aucun recours.
  
  - Bon, ne monte pas sur tes grands chevaux.
  
  - Je ne te reproche rien, moi. C'est d'ailleurs ce que je craignais le plus, c'est qu'on en vienne à se disputer. Dans une situation critique comme la nôtre, deux vieux amis doivent se serrer les coudes, s'épauler. Je connais mes qualités et mes défauts. Je sais très bien que dans certaines circonstances je manque d'envergure. Mais ce n'est pas en me le reprochant maintenant que ça nous arrangera.
  
  - J'en parle parce que je me rends compte que ton manque de culot est probablement la cause de la tuile qui nous arrive. Je suis sûr et certain qu'un coup de bluff à l'égard de la banque aurait réussi. Qu'est-ce que ça leur fait de reporter de trois mois l'échéance d'un prêt? Ils touchent les intérêts, non ? C'est leur métier, après tout. Mais c'est ton attitude qui a dû les influencer. Au lieu de leur annoncer sur un ton sans réplique que tu reportais le remboursement de ton prêt au 4 avril prochain, tu t'es présenté en quémandeur.
  
  Martay secoua négativement la tête.
  
  - Non, Jean, détrompe-toi. Je manque parfois de culot mais je suis généralement bon psychologue. Au cours de mon entretien avec Bourtin, j'ai tout de suite senti que sa position serait irrévocable. Je te le répète, actuellement, les banques veulent savoir où elles mettent leurs billes. Elles savent parfaitement que la plupart des promoteurs sont obligés de se livrer à une jonglerie fantastique pour assurer le financement de leurs chantiers. Pour s'épargner des déboires, elles prennent les devants. Si je respecte l'échéance de décembre, je suis convaincu que j'aurai tout ce que je voudrai par la suite.
  
  - Soit, n'y pensons plus. Mais du côté des futurs acheteurs du Domaine de la Flameterre ?
  
  - La loi nous l'interdit, tu le sais bien. Les terrains ne sont pas encore à nous.
  
  - Façon de parler. On peut négocier des accords secrets, j'imagine? Des options, en quelque sorte.
  
  - Non, Jean, c'est trop scabreux. La moindre irrégularité sur ce plan-là peut ruiner toute l'opération. N'oublie pas que nous sommes guettés par des concurrents jaloux... Le 15 janvier, les terrains seront à nous, officiellement, légalement, et nous pourrons en disposer. Pas avant.
  
  - C'est râlant, pour quelques semaines.
  
  - Justement, c'est ce qui me désespère. Nous touchons au but et nous allons peut-être tout perdre pour un malheureux trou de huit cent mille francs. Deux mois... Soixante jours... Nous avons des chantiers qui valent dix fois cette somme! Et dans deux mois, nous serons riches, tous les deux. Surtout toi!
  
  - Autre chose, maugréa Rivard, tendu.
  
  Quand nous avons créé notre association, je t'ai dit et répété que la clé de l'avenir, c'était la réputation, le prestige de la firme. Tu ne l'as pas oublié, j'espère ? Personne n'est au courant de la situation ? Ni Bourtin, ni les entrepreneurs, ni les futurs acquéreurs de la Flameterre ?
  
  - Personne.
  
  - Même au bureau ?
  
  - Même au bureau, affirma Jacques Martay. Je te jure que j'ai fait preuve d'un sang-froid total.
  
  - Et ta femme?
  
  - Je n'ai jamais rien caché à Françoise, mais cette fois-ci j'ai gardé mes angoisses pour moi. Elle a bien vu que j'étais soucieux et surmené, ces derniers temps, mais j'ai mis cela sur le compte des retards que les grèves ont provoqués au Rouvay.
  
  - Parfait. C'est une chose capitale. Un homme aux abois est coulé d'avance, n'oublie jamais cela.
  
  Il fit quelques pas en silence. Puis, comme s'il se parlait à lui-même :
  
  - Il faut partir du principe que nous devons nous en tirer. Donc, que nous allons nous en tirer. Reste à savoir comment.
  
  Martay articula à mi-voix :
  
  - Plus la solution sera discrète, mieux cela vaudra.
  
  - Évidemment, laissa tomber Rivard avec un rien d'agacement. Mais quand il s'agit de quatre-vingts millions, la discrétion n'est pas chose courante.
  
  - La solution idéale, ce serait un accord d'homme à homme. Une avance contre une reconnaissance de dette sous seing privé, le tout remboursable dans cinquante jours.
  
  Rivard ne répondit pas. Martay se leva à son tour, alluma une cigarette, s'avança vers l'une des fenêtres.
  
  - Je vais peut-être t'étonner, Jean, dit-il brusquement en se tournant vers son ami, mais j'étais persuadé, quand j'ai quitté Paris pour venir ici, que tu arrangerais les choses d'une manière relativement facile.
  
  Tiens donc!
  
  - Je me faisais peut-être des illusions, c'est possible. Mais enfin, un homme comme toi, avec ses relations, ses introductions, ses appuis officiels et officieux, et les pouvoirs que lui confèrent son activité spéciale... C'est vraiment impensable que tu ne puisses compter sur personne pour te dépanner.-
  
  Mon pauvre Jacques, tu es encore naïf, maugréa Rivard, amer. Les gens qui peuvent disposer de quatre-vingts millions rubis sur l'ongle ne dépannent jamais les autres. Et ceux qui seraient heureux de vous rendre service, ils sont pauvres. C'est ça, le monde actuel.
  
  - L'homme auquel tu faisais allusion tout à l'heure, ton ancien patron de la Cophysic, tu pourrais peut-être essayer de le contacter malgré tout ?
  
  - Je t'en prie, laisse le S.D.E.C. en dehors de notre problème. Il n'y a rien à espérer de ce côté-là, sauf de gros emmerdements. Mon ami Coplan, puisque c'est de lui dont tu parles, ne s'est pas enrichi en servant la France, tu peux me croire. Je ne peux tout de même pas lui demander de faire pour moi ce qu'il n'a jamais voulu faire pour lui-même!... Combien de temps peux-tu rester ici?
  
  - Je resterai le temps qu'il faudra. Georges Baillet peut très bien s'occuper des chantiers pendant quelques jours.
  
  - Il faut que je réfléchisse et que je rumine cette affaire à tête reposée. Je vais te reconduire à ton hôtel et je viendrai t'y reprendre à 19 heures. Je serai à l'endroit où je me suis arrêté tout à l'heure. D'accord ?
  
  - Nous pourrions peut-être dîner ensemble? Tu connais certainement un restaurant correct dans le coin?
  
  - Tu dîneras ici, et tu verras Lucie par la même occasion. Bien entendu, pas un mot au sujet du motif de ta visite.
  
  - Qu'est-ce que je lui raconte?
  
  - N'importe quoi! Que tu avais besoin de prendre un peu de repos et que tu as eu l'idée de venir voir comment je suis installé ici.
  
  - Entendu.
  
  Rivard jeta un rapide coup d'oeil à sa montre.
  
  - Allons-y, dit-il, subitement impatient semblait-il.
  
  Après avoir déposé son ami à quelques pas de l'hôtel Arera, il regagna aussitôt sa villa. Il passa quelques instants au salon, le temps de se servir un whisky bien tassé. Ensuite, le verre à la main, il s'enferma dans son bureau.
  
  Debout devant la fenêtre, le visage figé, l'oeil vague, il resta un long moment à méditer.
  
  Il savait qu'il était en train de vivre un moment décisif de sa vie.
  
  La visite inattendue de Jacques était-elle un signe du destin ?
  
  Depuis plusieurs semaines, il avait le pressentiment qu'un événement allait se produire et qu'il serait acculé à un choix. En fait, il en avait assez de végéter à ce poste minable qu'il occupait depuis quatre ans à Bonn. Et il en avait marre aussi de travailler de cette façon-là pour le S.D.E.C.
  
  Il avait rêvé d'aventures fabuleuses aux quatre coins du monde, de prouesses et de coups fumants, d'exploits homériques, de combats périlleux dans l'ombre. En réalité, il n'était devenu qu'un modeste fonctionnaire du Renseignement, un pion dérisoire sur un échiquier sans réelle importance.
  
  Certes, il faisait consciencieusement son boulot. Grâce aux deux réseaux qu'il dirigeait, il glanait des. informations économiques, il démasquait des agents étrangers dont les agissements secrets pouvaient léser les intérêts français, il rédigeait des rapports que les spécialistes des ministères, à Paris, épluchaient peut-être avec un certain intérêt, mais tout cela n'allait pas bien loin.
  
  Sur ce plan-là, Jacques avait parfaitement raison.
  
  « Je perds mon temps et je gâche les meilleures années de ma vie. »
  
  Alors, quoi ? Plaquer le S.D.E.C. et diriger avec Jacques la firme immobilière? Ou encore, redevenir un salarié de l'industrie ? Un ingénieur comme les autres ? Un cadre syndiqué?
  
  Pas question.
  
  « Dans six mois, si nous franchissons cette passe difficile, le lotissement de la Flameterre sera vendu et je serai un homme riche. »
  
  Mais, pour tenir six mois, pour franchir le dernier obstacle, il fallait trouver quatre-vingts millions cash. Avant l'échéance du 4 décembre.
  
  Où trouver une somme pareille?
  
  Il but une gorgée de scotch, tourna le dos à la fenêtre, s'avança lentement, comme à regret, vers sa table de travail, s'y installa, se laissa aller à la renverse contre le dossier de sa chaise en allongeant les jambes.
  
  Pendant cinq longues minutes encore, il médita, le regard fixe, tout en vidant son whisky à petits coups réguliers.
  
  Finalement, déposant son verre, il ouvrit un des tiroirs du bureau, en retira un agenda à la reliure noire, feuilleta le carnet.
  
  Il s'arrêta à un feuillet qui ne comportait qu'une seule ligne écrite au stylo-bille rouge.
  
  K. W. Reuter Strasse 520 - (29-4-71) - 10-59.
  
  Comme fasciné, il contempla les lettres et les chiffres écrits en rouge.
  
  Le cœur battant, les mains légèrement moites, il se redressa d'une secousse résolue, presque brutale, et il empoigna le téléphone.
  
  Il décrocha, composa posément le numéro 10-59.
  
  Il y eut un déclic, l'écho lointain d'une sonnerie. Une voix très claire énonça sur un ton neutre :
  
  - Klaus Wellendorf.
  
  - Bonjour, Wellendorf, c'est Jean Rivard, à l'appareil. Je ne vous dérange pas, j'espère ?
  
  - Absolument pas, cher ami. Cela me fait toujours plaisir d'entendre votre voix. Comment allez-vous?
  
  Wellendorf parlait le français à la perfection, sans le moindre accent germanique.
  
  Rivard, s'efforçant de paraître enjoué, répondit :
  
  - Je vais très bien, merci. Dites-moi, j'aimerais vous rencontrer.
  
  - Mais quand vous voudrez, cher ami.
  
  - Dans une heure, cela vous irait-il?
  
  - Certainement. Je ne quitterai pas mon bureau avant 18 heures.
  
  - Si c'était possible, je préférerais vous voir ailleurs qu'à votre bureau. Du côté de l'Université par exemple.
  
  - Eh bien, disons dans une heure, devant la Koblenzer Tor. Est-ce que cela vous convient ?
  
  - Parfait, j'y serai sans faute. Et merci. Ayant raccroché, Rivard laissa peser sa main sur le combiné.
  
  A cet instant précis, il se demanda s'il ne venait pas de prendre une décision à laquelle il pensait dans son subconscient depuis plusieurs semaines déjà.
  
  Il marmonna entre ses dents :
  
  - L'heure de la vérité...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Klaus Wellendorf était un grand blond d'une trentaine d'années, mince, élégant, au visage fin et racé, aux yeux bleus empreints de rêve, aux gestes doux, feutrés, un peu efféminés presque.
  
  Il arriva au rendez-vous avec une ou deux minutes d'avance, mais Jean Rivard était déjà là. Les deux hommes se serrèrent la main.
  
  Les abords de l'Université étaient étrangement calmes. Des jardiniers ratissaient sans hâte les feuilles mortes qui jonchaient les pelouses de l'immense Hofgarten.
  
  Wellendorf murmura à mi-voix, avec une pointe d'ironie plutôt cordiale :
  
  - Dois-je penser que vous vous méfiez de mon bureau ?
  
  - Déformation professionnelle, répondit Rivard sur le même ton. Je connais la musique et je me méfie de tout. Les paroles s'envolent mais les enregistrements restent. Ce que j'ai à vous raconter ne doit pas figurer dans les archives de votre service.
  
  Wellendorf se contenta de sourire. Ses fonctions officielles de délégué du Comité d'Expansion des Industries Allemandes camouflaient ses activités d'agent secret au service de la première section internationale du B.N.D. (Bundesnachrichtendienst : Agence fédérale de renseignement de l'Allemagne de l'Ouest). Les quelques initiés qui étaient au courant de la vérité savaient aussi qu'il occupait un haut rang dans la hiérarchie du B.N.D. et qu'il avait la confiance des dirigeants de son pays. Son père, le général Karel Wellendorf, était mort en héros, dans les Ardennes, un peu avant la fin de la dernière guerre.
  
  Longeant la noble façade de l'ancien château des Électeurs, les deux agents secrets marchèrent un moment en silence, en direction du Stadtgarten dont les allées paisibles offraient un lieu idéal pour une conversation sans témoins.
  
  Jean Rivard attaqua soudain d'une voix sourde :
  
  - Avant d'aborder le fond du problème que je voudrais discuter avec vous, permettez-moi de vous poser une petite question qui peut avoir une certaine importance. Est-ce que vous vous souvenez de cette soirée d'avril qui a été, pour vous comme pour moi, l'occasion de parler à cœur ouvert des grandes questions politiques et de l'évolution de l'Europe?
  
  - Je m'en souviens parfaitement, assura l'Allemand.
  
  - Ce soir-là, vous étiez un peu prophète et vous m'avez annoncé des choses assez surprenantes, notamment au sujet de l'Allemagne. Les événements ont confirmé, point par point, la justesse de vos vues et j'y pense beaucoup, surtout depuis les dernières élections.
  
  - Et ce n'est qu'un début, affirma tranquillement Wellendorf. Même si le résultat des élections n'avait pas été ce qu'il a été, l'évolution que je vous ai indiquée se serait poursuivie. Si j'ai bonne mémoire, je vous ai dit très exactement : la réunification de l'Allemagne est inéluctable.
  
  - Au moment où nous allions nous quitter, vous m'avez fait une offre à peine déguisée. Est-ce exact ?
  
  - Exact.
  
  - Est-ce que cette offre tient toujours?
  
  - Certainement.
  
  - C'est pour vous parler de cela que je tenais à vous rencontrer aujourd'hui... Je suis prêt, sous certaines conditions, à donner ma démission au S.D.E.C. pour me mettre à votre disposition.
  
  - J'en suis très heureux, opina l'Allemand, les traits impassibles. Quelles sont ces conditions ?
  
  - Que vous me versiez une somme de six cent mille marks avant la fin de ce mois.
  
  - Un cadeau de bienvenue, en somme? fit Wellendorf avec un imperceptible sourire.
  
  - Oui, si vous voulez.
  
  - C'est une somme importante.
  
  - A vous de juger si je la vaux. De plus, je ne me présente pas les mains vides. L'Allemand prononça doucement :
  
  - Un bon agent n'a pas de prix. Je ne vous aurais pas fait des ouvertures si j'avais douté de votre valeur. Pour le reste, nous en reparlerons.
  
  Puis, comme incidemment :
  
  - Dois-je comprendre que vous avez des besoins d'argent?
  
  - Oui, mais ce n'est pas pour moi. Un de mes amis d'enfance est menacé de faillite et je suis prêt à faire l'impossible pour le sauver. C'est un garçon courageux, honnête, père de trois enfants.
  
  - Vous aimez jouer les saint-bernard ?
  
  Jean Rivard se rendit compte que ce mensonge idiot allait se retourner contre lui.
  
  - Pour ne rien vous cacher, grommela-t-il, j'ai placé toutes mes économies dans l'affaire de mon ami. S'il dépose son bilan, je serai la principale victime du désastre.
  
  - Voilà qui me rassure, laissa tomber Wellendorf. En revanche, ce qui me déçoit un peu, c'est que votre décision ne soit pas vraiment le résultat d'une réflexion d'homme libre. Vous agissez sous la pression des nécessités, n'est-ce pas?
  
  - Je ne le nie pas. Mais la vérité est peut-être plus subtile que vous ne le pensez. Au fond, depuis cette conversation d'avril dont je vous parlais tout à l'heure, je n'ai pas cessé de ruminer vos propositions. Je crois qu'il fallait un événement extérieur, un choc psychologique pour m'éclairer sur moi-même. En fait, sur le plan intellectuel, mon choix était fait. Mais vous avez beau dire, on ne quitte pas si facilement un service auquel on appartient corps et âme pour rallier un autre camp.
  
  - Oui, je comprends.
  
  - Remarquez, je ne me sens pas dans la peau d'un homme qui se prépare à trahir les siens. Je crois sincèrement, comme vous me l'aviez expliqué, que le moment est venu de concevoir notre mission à un échelon supérieur. Les nationalismes européens sont désormais des provincialismes. Dans le cadre de l'Europe de demain, on ne peut plus dissocier les intérêts de la France de ceux de l'Allemagne. Le S.D.E.C. a vingt-cinq ans de retard, hélas, et nos chefs militaires, nos dirigeants politiques, ont les yeux tournés vers le passé. Les tâches qui me sont imposées sont si dérisoires que j'ai la sensation amère de perdre mon temps à Bonn.
  
  - Ce n'est pas moi qui vous contredirai sur ce point-là!... Néanmoins, j'estime qu'il vaudrait mieux que vous restiez agent du S.D.E.C.
  
  Rivard eut un bref frémissement des lèvres.
  
  - Autrement dit, mes offres de service ne vous intéressent plus? articula-t-il d'une voix blanche.
  
  - Pardon? fit l'Allemand en arquant les sourcils.
  
  - Si vous estimez que je dois rester au S.D.E.C., c'est que vous ne voulez pas de moi, forcément.
  
  - Excusez-moi, mes pensées vont plus vite que mes paroles et je me suis mal exprimé. Mais j'accepte votre collaboration aux conditions fixées. C'est un fait acquis. Je voulais simplement dire que votre rendement sera meilleur si vous continuez à faire partie du S.D.E.C.
  
  - Oui, je vois, murmura Rivard, un peu estomaqué. Agent double, en somme?
  
  - Oui et non. Vous mangerez à deux râteliers, comme on dit, mais ce n'est qu'un aspect secondaire de la question. En réalité, vous ajouterez une dimension supérieure à vos activités. Au lieu d'être uniquement un agent au service de la France, vous serez, en plus, un agent au service de l'Europe. Je dis bien : en plus. Car toute idée de trahison doit être bannie de votre esprit, et j'insiste sur ce point. Nous ne sommes pas des adversaires de la France, ni des ennemis. Nos véritables objectifs, qui sont à longue portée, englobent les intérêts de la France. Nous y reviendrons d'ailleurs quand le moment sera venu d'examiner nos problèmes sur un plan concret.
  
  - Honnêtement, Wellendorf, je crois que vous vous faites des illusions quant au rendement que je pourrai avoir sur le plan européen. Au poste que j'occupe ici, à Bonn, j'évolue dans un secteur dont les limites sont plutôt étroites, pour ne pas dire étriquées. A peu de choses près, je ne vois pas ce que je pourrais découvrir que vous ne sachiez déjà.
  
  - En effet, reconnut l'Allemand qui eut de nouveau son très léger sourire. Je pense d'ailleurs que vous ne savez pas à quel point vous avez raison. Mais nous commencerons par vous faire changer de secteur, cela va de soi.
  
  - Ah bon ? s'étonna Rivard. Vous êtes en mesure de provoquer mon changement d'affectation?
  
  - Il y a des moyens indirects, murmura l'Allemand. Nous verrons cela quand nous aurons réglé les questions pratiques de votre entrée chez nous.
  
  - Qu'entendez-vous par là? Vous n'allez pas me faire signer un engagement, j'espère?
  
  - Non, bien sûr. Nous avons renoncé depuis longtemps à ces pratiques d'un autre âge. Mais j'ai quelques dispositions à prendre à l'égard de mes supérieurs.
  
  - C'est normal, évidemment.
  
  - Mon directeur est malgré tout un homme de la vieille école. Tout comme le vôtre. Et je sais d'avance ce qu'il va m'objecter. Vous voyez ce que je veux dire?
  
  - Non.
  
  - Que vous agissez par ordre du S.D.E.C.
  
  - Moi? Mais c'est absurde!
  
  - Au contraire, c'est logique. En supposant que vous ayez fait part à vos supérieurs des propos que nous avons échangés en avril et des propositions que je vous ai faites ce soir-là, c'est l'occasion idéale pour le Renseignement français d'infiltrer un de ses agents au B.N.D. Un bon chef de Service ne laisse jamais passer une chance pareille.
  
  Rivard, décontenancé, se demanda si Wellendorf le faisait marcher ou s'il parlait sérieusement.
  
  Il grommela, vindicatif :
  
  - Si vous me soupçonnez d'être téléguidé par le S.D.E.C., pourquoi acceptez-vous de me recruter?
  
  - Parce que, personnellement, je ne doute pas de votre bonne foi. Je voulais néanmoins vous signaler de quelle façon mes supérieurs allaient réagir. Et j'espère que vous en tiendrez compte lorsque vous serez des nôtres. Une maladresse de votre part aurait des conséquences déplorables pour vous.
  
  De plus en plus déconcerté, Rivard avoua d'un air troublé :
  
  - Je ne vois pas très bien ce que vous voulez dire.
  
  - Ce n'est pourtant pas compliqué. Pour moi, voyez-vous, mon cher Rivard, cela m'est parfaitement égal que vous m'apportiez votre concours de votre plein gré ou par ordre du S.D.E.C. En tout état de cause, je considère que les différents services de renseignements des nations occidentales sont désormais des départements d'une même firme. Je vous le répète, mes objectifs sont à longue portée, à très longue portée. Je travaille dès à présent dans une Europe unifiée, dans l'Europe de l'an 2000. Mais je suis une sorte de précurseur et nos directeurs respectifs ne partagent sûrement pas mon point de vue. Par conséquent, prudence.
  
  - Je tiendrai compte de votre recommandation, n'ayez aucune crainte.
  
  - Comment voyez-vous le paiement de la somme que vous m'avez demandée?
  
  - Quelles sont vos possibilités dans ce domaine?
  
  - Mes possibilités sont sans limite, dit Wellendorf sans le moindre soupçon de forfanterie. Même si vous me demandez de vous verser cet argent dans une petite ville chinoise ou dans une bourgade de l'Afrique Noire, ce sera fait comme vous le désirez. Mais n'oubliez pas que l'argent, contrairement à ce que l'on prétend, a une odeur. Et que certains limiers ont l'odorat particulièrement développé... Si vous déposez une somme de 600 000 marks à votre compte bancaire, le S.D.E.C. en sera informé dans les vingt-quatre heures qui suivront.
  
  - Vous serait-il possible de verser cette somme en argent français ?
  
  - Naturellement.
  
  - En espèces ?
  
  - Assurément.
  
  - A Paris ?
  
  - Rien de plus facile.
  
  - A quelle date ?
  
  - Un délai de quarante-huit heures me suffira.
  
  - Et la somme en liquide pourra être remise à la personne que je désignerai ?
  
  - Certainement.
  
  - Sans reçu ni accusé de réception d'aucune sorte ?
  
  - Absolument. Mais la personne que vous désignerez devra remettre à mon représentant, en échange de l'argent, un billet que je vous donnerai. Un sauf-conduit, en quelque sorte.
  
  - C'est parfait. Je vous indiquerai demain lez coordonnées de ce contact.
  
  - Eh bien, voilà une chose réglée. Vous avez encore quelques minutes?
  
  - Bien sûr.
  
  - Je voudrais revenir sur l'aspect idéologique des tâches que vous aurez à accomplir pour nous dans un proche avenir... Et, pour commencer, je vais vous faire une révélation qui va vous surprendre. Retenez bien la date du 30 novembre prochain. Ce jour-là, pour la première fois depuis un quart de siècle, les deux Allemagnes vont se retrouver ensemble, officiellement, à l'O.N.U. Et les chefs des deux délégations se serreront la main en public. Personne ne s'en rendra compte, mais ce sera un grand moment historique, croyez-moi!
  
  - Il y a seulement deux ans, une telle éventualité était encore impensable, c'est un fait.
  
  - L'histoire va vite, mon cher Rivard. Et rappelez-vous ce que je vous disais en avril : la force d'attraction qui fermente dans les profondeurs des deux fragments de l'Allemagne est d'une telle puissance qu'elle va modifier les structures de toute l'Europe. En se rapprochant irrésistiblement l'une vers l'autre pour se ressouder, les deux Allemagnes vont entraîner dans leur mouvement toute la politique de l'après-guerre. C'est alors qu'il faudra que l'Occident fasse preuve de vigilance, de courage et d'imagination. Et c'est alors que mon action, que notre action, revêtira sa véritable signification.
  
  Les deux hommes étaient arrivés au bord du Rhin. Ils poursuivirent leur promenade en direction du Kennedybrücke.
  
  Rivard, le cerveau enfiévré, regardait d'un oeil fixe le fleuve dont les eaux glauques s'écoulaient sous le ciel mélancolique. Il y avait dans ce spectacle quelque chose d'immuable, d'éternel, d'indifférent qui formait un contraste presque douloureux avec l'émotion qui lui crispait les entrailles. Il vivait un tournant dramatique de son existence, mais les nuages dans le ciel et le fleuve clans la vallée continuaient leur chemin comme si les aventures humaines, ne les concernaient pas.
  
  
  
  
  
  Jacques Martay avait passé des heures plutôt pénibles dans sa chambre de l'hôtel Arera. Il avait essayé de lire, de dormir, mais en vain. Rien ne pouvait le distraire de son obsession, rien ne pouvait l'arracher à son angoisse. Et les aiguilles de sa montre n'avançaient pas.
  
  Parfois, sans raison, une bouffée d'espoir faisait soudain battre son cœur. Jean allait trouver une solution. C'était un type taillé pour surmonter tous les obstacles. Il ne se laisserait sûrement pas entraîner dans le désastre, la ruine et la honte par cette menace passagère. Jean était de ces hommes qui domptent le destin.
  
  Puis, dans la minute suivante, Martay sombrait derechef dans le plus total découragement. Il rentrait à Paris les mains vides, et c'était la catastrophe.
  
  Ces alternances d'espoir et de désespoir le laissèrent finalement dans un état de fatigue proche de l'hébétude.
  
  A 6 h 55, il quitta sa chambre.
  
  La Mercedes de Jean était là, comme convenu. Martay avait les jambes tremblantes quand il monta dans la voiture.
  
  Rivard démarra.
  
  Martay, en voyant le visage de son ami, ce masque dur dont les reflets du tableau de bord accentuaient encore la dureté, sentit de nouveau la panique l'envahir.
  
  - Alors, articula-t-il. Quelles sont les nouvelles ?
  
  - Tout est arrangé, prononça sèchement Rivard. Tu auras ton argent avant la fin du mois. Je te donnerai des précisions demain.
  
  - Vrai? s'exclama Martay, pris de vertige.
  
  - Puisque je te le dis.
  
  - C'est fabuleux. Je n'arrive pas à y croire. J'avais raison d'avoir foi en toi. Tu es un homme extraordinaire, Jean !
  
  - Je suis un homme comme les autres, grommela Rivard, bourru. Quand je suis obligé de me débrouiller, je me débrouille.
  
  - Je me sens un pauvre type à côté de toi, c'est vrai. Mais comment as-tu fait ?
  
  - Ne me demande pas d'explications, j'ai promis le secret le plus absolu à la personne qui a accepté de nous dépanner.
  
  - Tu as obtenu un prêt?
  
  - Oui.
  
  - A quel taux? Et pour combien de temps ?
  
  - Douze mois, sans intérêts. A titre de reconnaissance pour un service rendu.
  
  - Fantastique! Nous sommes sauvés pour de bon, cette fois-ci... J'en suis complètement remué, je te jure.
  
  - Tu as cinq minutes pour reprendre ton sang-froid. Pas un mot à Lucie et fais semblant d'être décontracté... Tu as pris deux ou trois jours de repos et tu es venu me dire bonjour sans raison précise. Lucie ne sait strictement rien de ma vie privée. Pour elle, je suis un fonctionnaire des Affaires Économiques.
  
  - Elle ignore ton appartenance au S.D.E.C. ?
  
  - Évidemment! Si elle savait cela, elle m'en voudrait encore plus.
  
  - Car elle t'en veut?
  
  - Et comment! Tu t'en apercevras très vite.
  
  - Qu'est-ce qu'elle te reproche ?
  
  - D'être un minable sans ambition.
  
  - Elle ne sait pas que tu as une petite fortune dans nos affaires?
  
  - Non. Elle s'imagine que je n'ai pas un sou d'économies. Elle doit se contenter de mon traitement et elle se sent frustrée.
  
  - Je ne pourrais jamais jouer une comédie pareille envers ma femme.
  
  - Cela fait partie de mon métier, maugréa Rivard. Je ne dis jamais la vérité à personne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Lucie Rivard était une jolie femme blonde aux yeux pers, au visage d'un ovale parfait, aux lèvres ourlées. Pulpeuse, admirablement faite, la poitrine provocante, la taille mince et les jambes élégantes, elle avait cette assurance de la femme de trente ans qui se sait belle et attirante.
  
  Jacques Martay la connaissait depuis bientôt dix ans, mais il ne l'avait guère fréquentée. En fait, il n'avait pas d'atomes crochus avec ce genre de créatures qu'il jugeait trop frivoles, trop superficielles, trop occupées de leur propre personne.
  
  Réciproquement, Lucie Rivard n'avait jamais témoigné le moindre intérêt à l'égard de l'ami de son mari. La première fois qu'elle l'avait vu, elle l'avait défini une fois pour toutes : un brave garçon sans génie, conformiste, plutôt insignifiant, futur époux modèle et futur père de famille exemplaire.
  
  Les événements lui avaient donné raison. Et comme elle avait horreur des enfants, les trois paternités de Jacques ne le rendaient pas plus sympathique à ses yeux, bien au contraire.
  
  Néanmoins, comme elle avait assez d'éducation mondaine pour accepter avec le sourire les très rares corvées que lui imposait son mari, elle accueillit le visiteur d'une façon fort aimable.
  
  Jacques, avec cette galanterie un peu conventionnelle des hommes qui sont persuadés qu'il faut toujours complimenter une femme, s'exclama :
  
  - C'est merveilleux, vous embellissez avec l'âge! Il y a au moins cinq ans que je ne vous ai plus vue, et il me semble que vous n'avez jamais été aussi éblouissante. Comment faites-vous?
  
  - Je m'économise, lança-t-elle avec un sourire un peu perfide. Mon cher époux a trouvé le moyen de se faire nommer dans le coin le plus moche de la planète, et dans le pays où l'on s'ennuie le plus, Or, comme chacun sait, l'ennui conserve.
  
  Le ton était donné.
  
  Ils prirent un apéritif, après quoi ils se mirent à table. Mais la conversation se poursuivit sur un seul et unique sujet : l'Allemagne, les Allemands, Bonn, etc.
  
  Martay s'étonna :
  
  - D'après ce que j'ai pu voir, Bonn m'a fait l'impression d'une ville charmante, pleine d'espaces verts, rafraîchie par le Rhin...
  
  - Sinistre, oui! laissa tomber Lucie avec une moue désabusée. On n'y rencontre que des diplomates, des fonctionnaires et des bourgeois de la pire espèce.
  
  - Mais ici, à Bad-Godesberg? Le décor est superbe, votre maison agréable, et l'ambassade de France est à deux pas.
  
  - Mortel! décréta-t-elle sur le même ton. Jean ne veut pas que je me mêle aux Français de l'ambassade. Et les Allemands, n'en parlons pas. Jean les admire parce qu'ils sont travailleurs et consciencieux. Moi, à ce compte-là, je préfère encore la pagaille vivante de chez nous.
  
  - Paris vous manque beaucoup, en somme ?
  
  - Et comment! Heureusement que j'ai retrouvé une amie de collège qui est installée à Cologne. Son mari représente une firme de textiles de Tourcoing. Cologne me plaît assez, je le reconnais, et mon amie est très marrante.
  
  - Vous y allez souvent?
  
  - Plusieurs fois par semaine. Ce n'est pas bien loin, Dieu merci! Et il y a l'autoroute... De toute façon, Jean ne s'en plaint pas. Comme il n'est pas bavard de nature, et comme il est constamment plongé dans ses affaires, tout ce qu'il demande, c'est que je lui fiche la paix.
  
  Jacques Martay mesura à quel point Jean Rivard et sa femme étaient étrangers l'un à l'autre. On pouvait même se demander par quel miracle ce ménage tenait. L'habitude ? Un accord charnel ?
  
  Jean ne disait rien. Peut-être souffrait-il en silence ?
  
  Jacques Martay n'éprouva pas le désir de prolonger la soirée. Vers 22 heures, prétextant la fatigue, il prit congé de ses amis. Ces quelques heures passées dans l'intimité de son ami lui laissaient dans le cœur un sentiment de malaise, dans la bouche un goût de cendres.
  
  
  
  
  
  C'est un peu avant 11 heures, le lendemain matin, que Jacques Martay, qui attendait sagement dans sa chambre d'hôtel, reçut un coup de fil de son ami.
  
  - Je passerai te prendre dans vingt bonnes minutes, annonça Rivard.
  
  - A l'endroit habituel?
  
  - Oui.
  
  - D'accord, j'y serai.
  
  Effectivement, la Mercedes de Rivard était là quand Martay s'amena au rendez-vous.
  
  - Monte, dit Rivard. Nous allons faire une petite promenade.
  
  La Mercedes rejoignit une grand-route et, longeant le Rhin, fila en direction de Remagen. Mais elle s'arrêta bien avant cette ville, sur la place déserte d'un village tranquille dont les petites maisons évoquaient les vieilles légendes germaniques.
  
  Jean Rivard se retourna pour prendre une serviette de cuir noir qui se trouvait sur la banquette arrière.
  
  - Bon, commença-t-il, laisse-moi t'expliquer le topo.
  
  II ouvrit la serviette, en retira une enveloppe blanche.
  
  - Cette lettre, reprit-il, c'est le mot de passe. Tu la laisses dans la serviette et tu n'y touches pas. Lundi prochain, c'est-à-dire le 27 de ce mois, tu t'arranges pour te trouver à 17 heures au café Le Paris, aux Champs-Élysées. Tu connais ce café?
  
  - Oui.
  
  - Tu retiens : 17 heures très précises.
  
  - Noté.
  
  - Tu poses sur la table un numéro du Spiegel et tu mets la serviette à tes pieds. Tu trouveras le Spiegel dans n'importe quel kiosque... A 17 h 05, un gars s'amènera, te tendra la main en se présentant sous le nom de Charles Masson. Tu lui répondras en lui donnant ton nom : Jacques Martay. Il s'installera à côté de toi et il déposera à ses pieds une serviette identique à la tienne. Puis, après quelques instants de conversation, il se penchera pour prendre sa serviette mais il prendra la tienne. Par conséquent, débrouille-toi pour prévoir le coup. Ne place pas ta serviette trop loin de lui. Tu me suis?
  
  - Oui, bien sûr.
  
  - Le nommé Masson prendra l'enveloppe dans la serviette, l'ouvrira, lira le message. Si tout va bien, vous quitterez le café ensemble mais tu emporteras la serviette que Masson aura apportée. L'argent se trouvera dedans, en billets de cinq cents francs. C'est tout.
  
  - Ce n'est pas bien compliqué, essaya de plaisanter Martay, contracté.
  
  - En effet, et tout doit se passer normalement. Maintenant, comme il faut toujours prévoir l'imprévu, si le nommé Masson ne vient pas au rendez-vous, ne t'affole surtout pas. Dans ce cas, la rencontre est remise automatiquement au vendredi suivant. Et s'il ne vient pas cette fois-là, tu me préviens par téléphone, mais à mots couverts.
  
  - Très bien, acquiesça Martay avec un pâle sourire. Si j'en crois les romans, c'est ce que les agents secrets appellent un contact de rappel?
  
  - Exactement. Mais ce n'est qu'une précaution de principe. Il n'y aura pas de pépin.
  
  - De toute manière, nous serons largement dans les temps.
  
  - Voyons à présent le côté comptabilité de l'histoire. Comment vas-tu enregistrer cette rentrée d'argent dans tes livres?
  
  - Ne te tracasse pas, j'ai eu le temps de résoudre ce problème. Je ferai ce que j'ai fait pour ton apport initial je porte la somme à mon crédit personnel, à titre d'avance provisoire. Et je dépose le jour même une nouvelle attestation chez mon notaire, cela va de soi. S'il m'arrive un malheur, tes droits seront sauvegardés.
  
  - D'accord. Mais vis-à-vis du père Corbin, ton comptable?
  
  - Je lui dirai ce que j'ai toujours dit dans ces cas-là, qu'il s'agit d'une avance consentie par mon beau-père. Comme celui-ci habite aux États-Unis et que j'ai toujours raconté au bureau qu'il avait une fortune énorme, ça passera très bien.
  
  - Bon, je te fais confiance.
  
  - Dans un an au plus tard, toute la situation comptable sera régularisée. Avec les bénéfices de la Flameterre, les fausses avances de fonds seront épongées. A ce moment-là, je te proposerai de modifier les statuts de la société pour que je puisse faire enregistrer légalement mon apport personnel.
  
  - Nous avons bien le temps de voir venir. L'essentiel, c'était de franchir ce cap décisif. Je ferai probablement un saut à Paris dans le courant du mois de janvier.
  
  - Tant mieux. Nous ferons le point et je pense que tu ne seras pas mécontent.
  
  - Ah, j'y pense, à propos de la banque... Bourtin va sans doute essayer de te tirer les vers du nez au sujet de ces quatre-vingts millions. Si les banquiers ont l’œil sur les promoteurs immobiliers, comme tu le prétends, cet afflux d'argent liquide va les intriguer. Que vas-tu leur raconter ?
  
  - Ils n'ont pas le droit de me demander des explications. Du moment que mon compte est créditeur et que je rembourse le prêt, le reste ne les concerne pas.
  
  - Oui, nous sommes bien d'accord, mais ce mystère risque d'attiser leur curiosité. A mon avis, tu ferais mieux de préparer une réponse.
  
  - Quelle réponse?
  
  - Montre-toi sûr de toi, plein de confiance et d'optimisme. Si Bourtin te questionne, dis-lui en plaisantant que son attitude intransigeante t'a finalement rendu service et qu'elle t'a permis de battre le rappel des clients qui se faisaient tirer l'oreille.
  
  - Oui, c'est une bonne idée, approuva Jacques.
  
  - En tout cas, conclut Rivard d'une voix plus grave, je te rappelle le principe de base de notre association : quoi qu'il arrive, je n'ai strictement rien à voir avec ta société. Tu ne cites jamais mon nom, tu ne parles de moi à personne.
  
  - Jusqu'à ce jour, tu en conviendras, j'ai rigoureusement respecté notre accord.
  
  - Oui, et je t'en remercie. Mais je pense à l'avenir. D'autres situations critiques peuvent se présenter, aussi imprévues que celle que nous venons de traverser.
  
  - C'est peu probable. Mais, de toute manière, tu peux me faire confiance.
  
  - Tu as un avion demain matin à 8 h 20. Et le plus simple, c'est de demander à ton hôtel de retenir dès ce soir un taxi qui te conduira à l'aéroport. En le convoquant pour 7 heures du matin, tu n'auras pas de problèmes. Tu seras à 9 h 25 à Paris et tu pourras encore aller voir les chantiers.
  
  - Oui, cela me semble parfait, acquiesça Martay.
  
  
  
  
  
  Quatre jours plus tard, à Paris, Jacques Martay, une serviette de cuir noir à la main, pénétrait d'un air dégagé dans la petite salle du café Le Paris.
  
  Sa montre marquait 16 h 55.
  
  Il y avait pas mal de monde dans l'établissement, mais, heureusement, une des tables du fond était disponible.
  
  Il s'y installa, déposa sa serviette à ses pieds, posa le Spiegel sur la table.
  
  Il avait un trac fou. C'était bien la toute première fois de sa vie qu'il avait un rendez-vous de ce genre, aussi mystérieux, aussi important. En fait, il avait un peu l'impression que tout cela n'était pas vraiment vrai, que c'était un rêve ou une scène de cinéma. Habitué à vivre et à penser dans un univers concret de bâtisseur, cette histoire de mot de passe, de substitution de serviette, de millions tombés du ciel flottait dans une frange d'irréalité de sa conscience.
  
  Il commanda un café.
  
  Enfoncé dans son fauteuil profond, il alluma une cigarette pour calmer sa nervosité intérieure.
  
  Soudain, un jeune type d'une bonne vingtaine d'années, aux cheveux longs, vêtu d'un vieil imperméable, enfilé par-dessus un pull noir à col roulé, entra dans le bar. Il tenait une serviette de cuir noir sous le bras.
  
  Il promena son regard à la ronde, s'avança en souriant vers Martay, lui tendit une main aux ongles douteux.
  
  - Charles Masson, dit-il.
  
  - Jacques Martay.
  
  - Très heureux de vous rencontrer.
  
  Le plus naturellement du monde, le nommé Masson déposa sa serviette contre le pied de la table, ôta son vieil imperméable.
  
  - Je suis un peu en retard, s'excusa-t-il négligemment, mais avec ces embouteillages...
  
  Ce n'était d'ailleurs pas vrai. Il avait fait son apparition à 17 h 05 très précises. Comme convenu.
  
  Il prit place dans le fauteuil qui se trouvait à côté de celui de Martay, mit son imperméable sur ses genoux d'un geste machinal. Mais Martay remarqua que l'imperméable, comme par inadvertance, formait un écran propice entre la salle et les deux serviettes de cuir noir.
  
  Masson reprit, toujours un vague sourire aux lèvres :
  
  - Quand je suis plongé dans un boulot, je perds la notion du temps.
  
  - Cela prouve que vous aimez votre travail, répondit Martay.
  
  - Une passion, marmonna l'autre.
  
  Puis, se déhanchant, il extirpa de la poche de son pantalon un paquet de Gauloises passablement ratatiné et une pochette d'allumettes.
  
  En voyant les traces de peintures qui maculaient ses mains, Martay hasarda :
  
  - Vous êtes peintre ?
  
  - Oui.
  
  - Et ça marche ?
  
  - Oh, je n'en suis qu'au stade des recherches!
  
  - Vous arrivez quand même à gagner votre vie ?
  
  - Je vends de temps en temps une toile, histoire de croûter. Mais ce n'est pas ça qui m'intéresse... Je sens que j'ai une vision à exprimer... Un artiste ne doit pas se soucier du côté commercial de ce qu'il fait. Ce qui compte, c'est de traduire avec des couleurs ce qu'il ressent. Mais c'est difficile...
  
  Au garçon qui apportait le café de Martay, Masson demanda une bière.
  
  Puis, reprenant le fil de la conversation :
  
  - S'il suffisait de figer sur la toile la réalité des choses, un bon appareil de photo ferait mieux l'affaire. Totalement dénué d'intérêt, naturellement.
  
  Il inséra une Gauloise entre ses lèvres, voulut l'allumer. Mais la pochette d'allumettes lui échappa des doigts et tomba. Il se baissa, ramassa la pochette d'allumettes, saisit du même coup la serviette de cuir que Martay avait apportée.
  
  Ayant posé la serviette sur ses genoux, il alluma sa cigarette, expira un nuage de fumée.
  
  - Les gens ne se rendent pas compte, continua-t-il. Quand un artiste vient au monde, ou bien il reste un artiste ou bien il devient un businessman. L'artiste digne de ce nom enrichit la réalité d'une réalité qui n'existait pas avant lui. Le businessman rentre dans le rang et vend une marchandise.
  
  Le garçon lui apporta sa bière.
  
  - A votre santé, dit-il en prenant son verre. Il but une gorgée, ouvrit la serviette, en retira l'enveloppe.
  
  Tout en poursuivant son bavardage, il prit connaissance de la lettre que contenait l'enveloppe.
  
  - Au poil, murmura-t-il en hochant la tête. Nous pourrons lever la séance quand vous voudrez.
  
  Dix minutes plus tard, ils quittèrent le café, ensemble.
  
  - Venez, marmonna l'artiste-peintre, ma bagnole est au parking souterrain du Rond-Point.
  
  - Vous êtes très aimable, mais je crois que je vais prendre un taxi.
  
  - Pas question, renvoya Masson. Vous devez vérifier.
  
  - Oh, je me fie à vous! assura Martay.
  
  - Vous avez tort. Et d'ailleurs, j'ai des ordres formels. Moi aussi, je dois être sûr que le compte y est.
  
  - Vous devez bien le savoir, je suppose?
  
  - Et comment le saurais-je? Je ne connais même pas le gars qui m'a refilé la serviette au cinéma Normandie.
  
  La vérification eut lieu dans la voiture de Masson, une 2 CV d'aspect minable, immatriculée dans le Val-d'Oise.
  
  Le compte y était.
  
  Dans le taxi qui le ramenait à son bureau, Jacques Martay, qui tenait sous son bras les quatre-vingts millions rédempteurs, eut une pensée d'admiration, de gratitude et presque d'amour pour son ami Jean Rivard.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  C'est le lundi 4 décembre, vers la fin de la matinée, que la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à travers les bureaux du S.D.E.C., à Paris. Jean Rivard, alias D.L. 15, responsable de deux réseaux français opérant en Allemagne de l'Est, avait été kidnappé par un commando appartenant à un mouvement extrémiste allemand.
  
  La nouvelle était tellement ahurissante que la plupart des fonctionnaires de la Piscine (Surnom donné à l'ancienne caserne où se trouve le siège du S.D.E.C. à Paris) l'accueillirent avec une certaine dose de scepticisme, pensant qu'il s'agissait d'un canular.
  
  Jean Rivard, depuis quatre ans qu'il était en poste à Bonn, n'avait jamais eu le moindre pépin.
  
  Pourtant, il fallut bien se rendre à l'évidence : l'enlèvement de D.L. 15 fut confirmée officiellement par le chef du département administratif du Service.
  
  Francis Coplan, convoqué par le directeur du S.D.E.C., fut introduit dans le bureau du Vieux à 12 h 30.
  
  - Désolé, dit le Vieux. J'avais promis de vous laisser tranquille jusqu'au 15, mais c'est un cas de force majeure. Vous êtes déjà au courant, je suppose?
  
  - Oui, Rousseaux m'a mis au parfum en me convoquant.
  
  - Je pense qu'il est normal que vous vous occupiez de cette affaire, n'est-ce pas ? Rivard est un peu votre filleul, en quelque sorte.
  
  - N'exagérons rien. Vous m'aviez confié sa formation et je crois que j'ai fait de mon mieux, mais ce n'est pas moi qui l'ai recruté.
  
  - Je sais.
  
  Rentré depuis peu d'une longue mission en Asie, Coplan avait le teint bronzé, les cheveux plus longs que d'habitude, l’œil frais et les traits détendus.
  
  Le Vieux grommela
  
  - Vous m'aviez demandé trois semaines de congé pour mettre de l'ordre dans vos affaires personnelles. Où en êtes-vous ?
  
  - Tout va bien, je vous remercie. Les problèmes urgents sont réglés.
  
  - Votre maison de la Sarthe, vous l'avez vendue, finalement?
  
  - Oui.
  
  - Pourquoi?
  
  - J'ai calculé que j'y avais passé 81 jours en dix ans... L'existence que vous me faites mener est incompatible avec la jouissance d'une résidence secondaire à la campagne. Je n'ai même pas le temps de faire repeindre mon appartement de Paris.
  
  - C'est un reproche, si je comprends bien?
  
  - Absolument pas. Je vois du pays et j'aime ça.
  
  - Vous êtes d'accord pour partir à Bonn aujourd'hui même?
  
  - Évidemment.
  
  - Un avion spécial vous emmènera à Cologne à 15 heures. J'ai tout juste le temps de vous donner les informations indispensables.
  
  - Allez-y, je vous écoute.
  
  - C'est à 10 heures, ce matin, que le colonel Malle, l'officier de sécurité de notre ambassade à Bonn, m'a téléphoné pour m'annoncer la catastrophe. Il avait reçu de l'ambassadeur un message qui venait d'arriver par la poste et qui émanait de l'A.R. Les terroristes annonçaient qu'ils détenaient en otage le Français Jean Rivard, directeur de l'ODIF. Vérifications faites, Rivard avait effectivement disparu depuis la veille. Ni à son bureau, ni à son domicile, personne ne l'avait revu depuis le samedi. D'autre part, comme la Sûreté allemande avait reçu un message identique, l'affaire était sérieuse. Le colonel Malle a donc alerté le Quai d'Orsay et demandé des instructions.
  
  - Vous permettez, intervint Coplan en esquissant un geste de la main, ces A.R. dont vous parlez, ce sont bien les types qui étaient en cheville avec la bande Baader?
  
  - Oui, les Anarchistes Révolutionnaires. Un ramassis de gauchistes qui se réclament de Mao, de Fidel Castro, de la Tricontinentale et de toute la clique des théoriciens de la révolution permanente.
  
  - Les anti-tout, comme les appelle notre ami Doulier.
  
  - En réalité, des gangsters, ponctua le Vieux. Et qui n'en sont malheureusement pas à leur coup d'essai. Ils ont déjà à leur actif une série de méfaits d'un style nettement violent : hold-up, assassinat, incendie, prise d'otage, etc.
  
  - Mais pourquoi ont-ils kidnappé Rivard ?
  
  - C'est précisément ce que vous devez tirer au clair, car je ne sais pas s'ils l'ont kidnappé pour des motifs politiques précis... S'agit-il du directeur de l'Office de Documentation des Importateurs Français, de l'agent du S.D.E.C. ou du responsable de deux réseaux français opérant derrière le Rideau de Fer ? Mystère. Les ravisseurs n'ont pas encore fait connaître leurs conditions.
  
  - Rançon ?
  
  - Peut-être. Mais il faudra ouvrir l’œil. Ces bandits ont déjà réussi à rouler les autorités allemandes en touchant une rançon et en liquidant leur otage au lieu de le relâcher. D'autre part, tout en négociant la libération de Rivard, il faudra faire le maximum pour élucider les dessous de l'histoire. Les kidnappeurs avaient peut-être un autre objectif : la liste de nos agents en Allemagne de l'Est. Et je ne vous cache pas que ce serait beaucoup plus grave que le sort de Rivard. De toute manière, je vous laisse la bride sur le cou : vous connaissez la question aussi bien que moi et vous verrez sur place ce qu'il y a lieu de faire.
  
  - Quel est le délai fixé par l'A.R. pour la fixation des conditions?
  
  - Le seul et unique message qu'ils ont envoyé n'en parle pas.
  
  - On doit donc s'attendre à un deuxième message donnant des précisions, déduisit Coplan. Ce qui me donne un peu de mou pour orienter mes batteries.
  
  - Le colonel Malle vous cueillera à votre descente d'avion et s'occupera de votre hébergement là-bas.
  
  - J'aimerais me documenter en vitesse sur le travail de Rivard depuis qu'il est à Bonn.
  
  - Rousseaux vous fournira tout cela, je l'ai déjà prévenu.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan.
  
  - Une dernière recommandation : soyez diplomate dans vos rapports avec les autorités fédérales allemandes. Depuis le drame de Munich, les policiers allemands sont devenus très chatouilleux sur le plan de l'amour-propre. Et j'aime autant vous dire qu'ils ne prennent pas ce nouvel incident à la légère. C'est au moins le dixième kidnapping politique qui se produit chez eux depuis deux ans... Incidemment, ménagez aussi, dans la mesure du possible, la femme de Rivard. C'est toujours une épreuve extrêmement pénible pour les proches de la personne tombée aux mains de ces anarchistes sanguinaires.
  
  - Cela fait beaucoup de gens à ménager, fit remarquer Coplan. Quelle est la priorité, en définitive?
  
  - Sauvegarder nos réseaux de l'Est, laissa tomber le Vieux.
  
  Coplan avait compris.
  
  Dans l'esprit du Vieux, le drame personnel de Rivard n'était qu'une « péripétie ». Ce qui le préoccupait surtout, c'était d'assurer la protection des agents qui travaillaient pour le S.D.E.C. derrière le Rideau de Fer.
  
  
  
  
  
  Le colonel Gérard Malle était un grand type maigre et sec d'une quarantaine d'années, aux cheveux châtains taillés en brosse, au faciès austère.
  
  Il accueillit Coplan à sa descente d'avion, à l'aéroport de Cologne, se présenta laconiquement et ajouta :
  
  - Je me suis arrangé pour vous éviter les formalités de contrôle. Venez, ma voiture est au parking.
  
  Ils prirent place dans la DS grise du colonel. Coplan remarqua que la voiture, immatriculée en Allemagne, ne portait aucun sigle diplomatique.
  
  Le colonel, tout en conduisant d'une main très sûre, déclara :
  
  - Je m'occuperai de votre installation plus tard. Nous avons rendez-vous dans une heure à Bonn, à la Sûreté. La première chose à faire, c'est de nous mettre d'accord avec les Allemands.
  
  - Quelle est leur position?
  
  - Pour l'instant, ils n'ont encore rien décidé. Ils attendent votre visite. Comme il y a un choix délicat à faire, ils veulent connaître l'avis officiel du gouvernement français. Ce que je peux vous dire, c'est qu'ils sont furibards.
  
  - Contre nous?
  
  - Non, contre les terroristes. Soit dit en passant, ça devient une véritable plaie dans ce pays. Je ne sais pas si c'est la prospérité qui engendre ce phénomène, mais j'avoue qu'il y a de quoi s'inquiéter. Il ne se passe pas de semaine que l'un ou l'autre groupe de jeunes énergumènes ne se manifeste par une action violente.
  
  - Dans le cas qui nous occupe, ces Anarchistes Révolutionnaires seraient particulièrement redoutables, d'après ce que l'on m'a signalé à Paris?
  
  - Oui, les Allemands eux-mêmes les considèrent comme des bandits.
  
  - Quels sont leurs objectifs politiques?
  
  - On n'en sait trop rien. Ils prônent le chambardement général, l'abolition de la propriété privée, l'élimination des classes possédantes, autrement dit toutes les utopies de l'égalitarisme le plus sectaire et le plus simpliste. Mais, finalement, leurs théories sont plutôt fumeuses.
  
  - Leurs actes le sont moins, malheureusement.
  
  - En effet. Je pense d'ailleurs, personnellement, que tous ces groupuscules traduisent un besoin de violence qui ne se réfère à la politique que comme alibi. La Sûreté a dénombré plus de cent mouvements de jeunes qui complotent dans la clandestinité. L'inspecteur principal Belser m'a montré une liste. Quand on voit ça, on ne sait pas s'il faut en rire ou en pleurer... Je vous cite au hasard : les Rats noirs, l'Oncle Tuka, la Faucille Rouge, l'Aide Noire, l'Agit 883 (Authentique)...
  
  - Toujours d'après la documentation qui m'a été communiquée à Paris, il y a, paraît-il, une section des A.R. qui s'est baptisée les Tupamaros. Ce n'est pas bon signe.
  
  - Justement, l'inspecteur principal se demande si ce n'est pas à ce groupe-là que nous avons affaire. Ils ont déjà plusieurs assassinats à leur actif.
  
  - Qui sont-ils ?
  
  - Une poignée d'irréductibles qui se qualifient eux-mêmes de kamikaze. Ils ont fait le sacrifice de leur vie à la Cause, mais on ne sait pas ce qu'ils appellent la Cause.
  
  - Si Rivard est entre leurs mains, ça risque de finir très mal, émit Coplan. Les Tupamaros ont parfois gardé leurs otages pendant cinq ou six mois, pour les exécuter en fin de compte.
  
  - Je ne voudrais pas être à la place de Rivard, marmonna le colonel. Ce qui m'étonne, c'est qu'il se soit laissé avoir.
  
  - C'est une chose qui peut arriver à tout le monde.
  
  - Je n'en disconviens pas, mais Rivard n'est quand même pas n'importe qui. De plus, il était prévenu. Nous avons tous été mis en garde par le chef de la Sûreté. Diplomates, chargés de mission, fonctionnaires, agents de sécurité, etc. Nous avons reçu des consignes et nous avons le droit d'être armés. Pour un agent du S.D.E.C., je trouve ça déplorable.
  
  - Les agents du S.D.E.C. ne sont pas des surhommes, maugréa Coplan. Il faut voir dans quelles circonstances le kidnapping a eu lieu.
  
  - Personne n'en sait rien, malheureusement. Ce n'est qu'en recevant le message des A.R. qu'on s'est avisé de la disparition de Rivard. Il faut dire que son style de vie est un peu spécial.
  
  - Forcément, ricana Coplan. Ses activités réelles sont un peu spéciales aussi.
  
  - Ce n'est pas une excuse, jeta le colonel, sèchement.
  
  - Vous connaissez bien Rivard? s'enquit Coplan.
  
  - Oui, je le voyais souvent à l'ambassade. Je savais que ses fonctions à l'ODIF n'étaient qu'une couverture et qu'il avait surtout pour mission de récolter des informations pour le S.D.E.C.
  
  - Il serait peut-être bon pour la suite des opérations que je complète votre documentation, mais gardez cela pour vous. En fait, Rivard centralisait à Bonn les opérations de deux réseaux français opérant en Allemagne de l'Est.
  
  Le colonel, surpris et impressionné, murmura :
  
  - Diable! C'est une autre histoire, ça !
  
  Puis, réalisant ce que la révélation de son interlocuteur impliquait :
  
  - Mais, dites donc, c'est un vrai désastre, alors? Si ses ravisseurs sont au courant, ça peut aller très loin.
  
  - Je ne vous le fais pas dire. Bien entendu, pas un mot aux Allemands.
  
  - Vous pensez! Ils seraient encore plus furibards!
  
  - Et ils seraient capables de saboter l'enquête, ajouta Coplan. Depuis qu'ils pratiquent l'ouverture à l'Est, ils font preuve d'une telle amabilité à l'égard de Pankov !
  
  
  
  
  
  Dès leur arrivée au siège de la Sûreté Fédérale, à Bonn, les deux Français furent conduits dans un grand bureau clair et moderne où plusieurs personnes, assises à une table ronde recouverte d'un drap vert, les attendaient.
  
  Les présentations furent à la fois sobres et cérémonieuses, dans le style traditionnel des officiers germaniques.
  
  Il y avait là l'inspecteur principal Belser, de la Sûreté ; le Docteur Hans Heiden, du ministère des Affaires Étrangères ; Klaus Wellendort délégué du B.N.D. ; le général Haaser, des Services Spéciaux de l'Armée ; Rudolf Eus-sen, du ministère de l'Intérieur, et le capitaine Jozef Wittel, responsable des forces de l'ordre du secteur Bonn-Bad-Godesberg.
  
  C'est l'inspecteur principal Belser qui ouvrit la conférence.
  
  - Pour commencer, prononça-t-il en allemand, d'une voix rocailleuse, je répéterai ce que j'ai déjà dit au colonel Malle. Le gouvernement fédéral se déclare officiellement disposé à faire le maximum pour obtenir la libération de Jean Rivard et punir les auteurs de son enlèvement. Nous n'avons cependant pas déclenché le début de nos opérations parce que nous ne voulions pas prendre une responsabilité majeure que la France aurait peut-être désapprouvée par la suite. En effet, nous sommes placés devant un choix dont les conséquences peuvent être d'une extrême gravité. Ou bien nous entamons nos investigations immédiatement, sans attendre le deuxième message des kidnappeurs ; ou bien, avant de lancer nos recherches, nous attendons de connaître exactement les exigences de ce groupe de terroristes de l'A.R. Dans les deux cas, il y a du pour et du contre. Agir dès à présent, vous ne l'ignorez pas, c'est une arme à double tranchant. Nous pouvons certes mobiliser sur-le-champ tous les moyens dont nous disposons, mais nous risquons d'indisposer nos adversaires et de provoquer chez eux une réaction de colère dont Jean Rivard serait la première victime. Qu'en pensez-vous, monsieur Coplan?
  
  - Je crois qu'il est préférable de faire preuve de prudence et de patience, répondit Coplan. Comme vous venez de le souligner, une action précipitée peut provoquer une catastrophe irréparable. Tant que les ravisseurs n'ont pas fait connaître leurs conditions, la vie de mon compatriote n'est probablement pas en danger.
  
  - Nous sommes d'accord, opina Belser. Je dois cependant faire une réserve. Jusqu'à présent, l'enlèvement de votre compatriote est ignoré du public. Nous avons, pour notre part, décrété le black-out absolu au sujet de cette affaire, et l'A.R. n'a pas alerté la presse, contrairement à son habitude. Faut-il en conclure que ce qui les intéresse, en l'occurrence, c'est la rançon, et non la propagande ? L'avenir nous l'apprendra. Mais il va de soi que si la presse venait à être informée, nous ne pourrions plus rester passifs. Vous comprenez ce point de vue, je suppose?
  
  - Oui, je le comprends, acquiesça Coplan. Mais je voudrais émettre une suggestion à propos de laquelle j'aimerais avoir votre avis. Entre la mobilisation de vos moyens et la passivité totale, ne pourrait-on pas envisager un moyen terme?
  
  - C'est-à-dire?
  
  - Agir dans l'ombre, avec le maximum de doigté, de délicatesse et de discrétion ? Car enfin, j'imagine que vous n'êtes pas complètement coupés des milieux subversifs? Depuis le temps que vous luttez contre les jeunes terroristes, vous avez dû poser quelques jalons ?
  
  - Il y a peut-être une possibilité, admit Belser. Mais nous n'avons malheureusement aucune garantie. Primo, les groupes qui dépendent des A.R. ne sont ni structurés ni organisés comme le sont les véritables formations révolutionnaires. Le nom qu'ils ont choisi reflète bien leurs méthodes. Ces lascars-là refusent toute discipline ; chez eux, c'est vraiment l'anarchie, l'improvisation, la liberté individuelle. C'est d'ailleurs ce qui rend notre tâche si difficile. Nous avons déjà coffré plusieurs de leurs membres et même certains de leurs chefs, mais comme leurs réseaux sont inorganiques, ça ne nous mène nulle part. J'ajoute que la plupart des individus qui militent sous le drapeau des Anarchistes Révolutionnaires sont de jeunes dévoyés, des êtres asociaux, des paranoïaques, parfois même des malades mentaux caractérisés, c'est vous dire... Le second point sur lequel je dois attirer votre attention, c'est que l'indicateur qui pourrait éventuellement nous fournir des renseignements sur les auteurs de ce kidnapping est lui-même un personnage plus que douteux. Ce n'est pas un policier.
  
  Coplan murmura sur un ton posé :
  
  - Je voudrais quand même tenter un essai de ce côté-là, même si ce n'est qu'un coup d'épée dans l'eau. En attendant des nouvelles des ravisseurs, le plus petit espoir de découvrir leur piste mérite d'être retenu. Bien entendu, pour ne pas alerter nos adversaires... et pour ne pas compromettre vos services, j'agirai seul, en franc-tireur en quelque sorte.
  
  - Agir seul, ce n'est pas possible, rétorqua Belser. Même si je vous donnais le signalement et les coordonnées de l'individu en question, vous n'auriez pratiquement aucune chance de réussir à le contacter. Mais je ne m'oppose pas à ce que vous fassiez équipe avec l'inspecteur Kruger qui est notre spécialiste en la matière.
  
  - Excellente idée, approuva Coplan.
  
  Belser consulta alors ses collègues présents à la conférence, qui tous acceptèrent la suggestion de Coplan.
  
  - Bon, reprit Belser, je vais chercher Kruger. Je l'avais convoqué à toutes fins utiles.
  
  Il quitta la salle, revint quelques instants plus tard en compagnie d'un très jeune type, il ne devait guère avoir plus de vingt-quatre ans, dont le physique et l'allure étonnèrent Coplan.
  
  - Voici l'inspecteur Kruger, dit Belser en présentant l'arrivant à Coplan.
  
  Kruger, vêtu d'un blue-jeans, d'un gros pull à col roulé, d'un blouson beige à col de fourrure, était petit, plutôt gros, avec une face ronde et des traits presque vulgaires. Ses longs cheveux d'un blond fade lui tombaient sur les épaules. Il avait tout du hippie, et même un peu plus. En fait, c'était l'incarnation fidèle du voyou de banlieue que l'on voit rôder la nuit, dans les coins mal famés des grandes villes.
  
  Belser expliqua à son subordonné ce qu'on attendait de lui. Et il demanda :
  
  - Croyez-vous que ce soit possible?
  
  - Je veux bien risquer le coup, accepta Kruger, mais je ne garantis rien. Comme je vous le disais ce matin, Friedrich Fuss est un drôle de gars. Il a des mœurs de nomade et, en plus, il est à moitié cinglé. S'il a de l'argent et s'il n'est pas drogué, nous le trouverons peut-être au casino de Bad-Neuenahr. S'il est dans une période de misanthropie, nous le trouverons peut-être dans son taudis de Bengener. De toute manière, il n'est pas question de l'approcher en plein jour. C'est un oiseau de nuit et notre tentative ne peut se faire qu'après 23 heures.
  
  - Aucune importance, dit Coplan. Donnons-nous rendez-vous à 22 h 10. J'ai pas mal de choses à faire entre-temps.
  
  Le colonel Malle intervint :
  
  - J'ai retenu une chambre pour M. Coplan à l'hôtel Arera, à Bad-Godesberg.
  
  - Eh bien, je passerai à l'Arera vers 22 h 30, promit l'inspecteur Kruger. Malle questionna :
  
  - M. Coplan doit-il prévoir une voiture?
  
  - Non, dit Kruger, j'ai ma vieille Volks qui fera très bien l'affaire.
  
  Puis, se tournant vers Coplan, il ajouta avec un sourire :
  
  - Ne vous en faites pas, je changerai de tenue pour aller à Bad-Neuenahr. On ne me laisserait pas entrer au casino dans cet accoutrement.
  
  L'inspecteur principal Belser, s'adressant également à Coplan, articula d'une voix grave, presque solennelle :
  
  - Il est bien entendu, monsieur Coplan, que vous prenez cette initiative de votre plein gré, à vos risques et périls. Dans un cas comme celui-ci, entrer en contact avec la pègre est une opération dangereuse qui pourrait avoir des conséquences ultérieures, pour vous comme pour Rivard. Je décline toute responsabilité à cet égard, et le colonel Malle en témoignera le cas échéant. Nous sommes bien d'accord ?
  
  - Oui, nous sommes bien d'accord, opina Coplan, les traits impassibles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Après cette réunion, le colonel Malle conduisit Coplan à l'hôtel Arera, à Bad-Godesberg.
  
  - J'ai choisi cet hôtel pour plusieurs raisons, expliqua le colonel. Primo, il est situé en dehors de l'agglomération et vous y serez plus tranquille, plus à l'aise pour aller et venir à votre guise. Secundo, c'est à moins de dix minutes de notre ambassade, ce qui sera commode pour nos contacts. Tertio, enfin, ce n'est pas loin du domicile privé de Rivard. Vous avez l'intention de voir sa femme, je suppose?
  
  - Oui, évidemment. Mais je ne commencerai pas par là. Je voudrais d'abord faire un saut aux bureaux de l'ODIF. J'ai deux ou trois choses à vérifier sur place avant de passer à d'autres exercices.
  
  - D'accord. Je vous y conduirai dès que vous aurez pris possession de votre chambre à l'Arera.
  
  D'emblée, Coplan fut séduit par l'hôtel et par son cadre poétique. Il ne fut pas moins enchanté lorsqu'il découvrit, par la porte-fenêtre de sa chambre, la vue splendide qui s'étalait sous ses yeux : le Rhin et les montagnes des Siebengebirge. Dans la lumière voilée de l'automne, cette vision avait un charme presque envoûtant.
  
  Il regretta un peu de ne pas pouvoir en profiter davantage. Mais il avait hâte d'aller jeter un coup d’œil au bureau de Rivard afin d'y procéder à un contrôle dont le Vieux attendait le résultat avec une certaine anxiété.
  
  L'Office de Documentation des Importateurs Français avait son siège dans un building de construction récente, situé dans la Kölnstrasse.
  
  - C'est au deuxième étage, souffla le colonel Malle. Je vous rappelle que la secrétaire n'est au courant de rien et qu'il est préférable qu'elle continue à ignorer la vérité.
  
  Coplan esquissa une grimace.
  
  - Facile à dire, grommela-t-il. Enfin, on verra.
  
  Effectivement, sur l'une des quatre portes palières du deuxième étage, une luxueuse plaque de cuivre annonçait en lettres finement ciselées :
  
  O.D.I.F.
  
  Office de Documentation des Importateurs Français.
  
  Malle poussa la porte et s'effaça pour laisser entrer Coplan, auquel il emboîta le pas.
  
  Contrastant avec l'enseigne pompeuse de l'Office, la modestie des installations surprit Coplan. En fait, on voyait tout de suite qu'il ne s'agissait que d'un appartement de petit standing, transformé à peu de frais en locaux administratifs. Le hall d'entrée, minuscule, débouchait sur une pièce rectangulaire où travaillaient deux personnes : une secrétaire (en train de taper à la machine) et un employé d'une soixantaine d'années, au faciès émacié, aux cheveux gris, qui rangeait des prospectus dans des chemises cartonnées.
  
  Il y avait une autre pièce, fermée celle-là, dont la porte s'ornait d'une inscription en lettres noires :Direction.
  
  La secrétaire, une jolie fille brune au visage de chatte, âgée d'une trentaine d'années, se leva quand les deux visiteurs pénétrèrent dans le bureau.
  
  Spontanément, elle annonça au colonel Malle, qui lui avait déjà rendu visite le matin même :
  
  - Je suis désolée, M. Rivard n'est pas encore arrivé.
  
  Malle demanda :
  
  - Il ne vous a pas donné de ses nouvelles depuis ce matin ?
  
  - Non.
  
  Coplan observait la jeune femme du coin de l’œil. Jupe noire assez courte, chemisier blanc, coiffure impeccable et mains très soignées, elle avait tout de la secrétaire bien stylée. Elle avait en plus des formes féminines et de longues jambes galbées qui ne pouvaient laisser les hommes indifférents.
  
  Coplan, qui avait étudié le dossier de l'ODIF à Paris, savait que la fille était française, qu'elle s'appelait Juliette Delaunay et qu'elle était au service de Rivard depuis la création de l'Office.
  
  Le colonel Malle, prenant un air embarrassé, prononça en dévisageant son interlocutrice :
  
  - Voici monsieur Coplan qui vient tout exprès de Paris pour rencontrer M. Rivard.
  
  La jeune femme, posant sur Coplan ses yeux bruns, questionna :
  
  - Vous aviez rendez-vous?
  
  - Non, dit Coplan. Quand j'effectue une mission de contrôle, je ne préviens jamais.
  
  - C'est imprudent, fit remarquer la secrétaire. M. Rivard est souvent absent.
  
  - J'ai des ordres qui me prescrivent de me présenter à l'improviste, renvoya Coplan. Mais ce n'est pas très grave, tout compte fait. Je vais simplement vous demander de me laisser jeter un coup d’œil dans le bureau personnel de M. Rivard.
  
  Le regard vif et pénétrant de la brune fit un rapide aller et retour vers le colonel avant de revenir de nouveau vers Coplan.
  
  - Ce n'est malheureusement pas possible, affirma-t-elle. M. Rivard ferme toujours la porte de son bureau à clé et il emporte la clé. Personne n'a le droit de pénétrer dans cette pièce pendant son absence.
  
  - Je vois, laissa tomber Coplan.
  
  Qui ajouta, calme :
  
  - Disons que je serai l'exception qui confirme la règle. J'ai des instructions formelles et je suis obligé de m'y conformer.
  
  Il s'adressa au colonel :
  
  - Dois-je faire appel à l'ambassade?
  
  Il y eut à ce moment-là un étrange flottement dans la pièce. Le vieil employé, installé à une table qui occupait un des angles du bureau, avait arrêté son classement pour suivre la conversation. II paraissait intrigué. Le colonel ne savait quelle contenance prendre. Quant à la secrétaire, elle arborait une expression froide, presque vexée.
  
  Coplan reprit alors, à l'intention du colonel:
  
  - S'il le faut, je ferai appel à un serrurier de la ville. Tant pis pour la réputation de l'ODIF.
  
  Se tournant brusquement vers la secrétaire et la regardant droit dans les yeux
  
  - Si je dois en arriver là, je doute que vous receviez des félicitations de votre directeur. Je suis persuadé que vous avez une clé de ce bureau. Alors, prenez vos responsabilités, mais faites vite. Je n'ai pas de temps à perdre.
  
  L'autorité de Coplan, son magnétisme, le ton sur lequel il venait de parler eurent raison des réticences de la jeune femme.
  
  - Soit, dit-elle sèchement. Mais je ne vous laisserai pas seul dans le bureau de M. Rivard.
  
  Elle alla chercher son sac dans un des tiroirs de sa table, en retira une clé, se dirigea vers la porte close.
  
  Quand celle-ci fut ouverte, Coplan promena un regard à la ronde.
  
  Le bureau de Rivard était, en fait, une sorte de pied-à-terre. L'ameublement se composait d'une table d'acajou, d'un fauteuil à pivot, d'un classeur métallique à huit tiroirs, d'une bibliothèque et de deux chaises réservées aux visiteurs. Mais, derrière une cloison qui coupait le local en deux parties, il y avait une kitchenette, un grand lit-divan recouvert d'une cotonnade indienne de couleur rouge-brique, et un réfrigérateur.
  
  Coplan eut la certitude, purement intuitive, que Jean Rivard et sa séduisante secrétaire devaient parfois passer de bons moments sur ce lit-divan. Comme ça ne le concernait pas, il garda ses impressions pour lui et il se contenta de demander à la brune :
  
  - — Voulez-vous m'ouvrir l'un après l'autre les tiroirs du classeur, je vous prie ? Un simple coup d’œil me suffira.
  
  Elle obtempéra, vaguement décontenancée.
  
  Apparemment, tout était en ordre. Néanmoins, Coplan questionna d'un air détaché, presque machinal :
  
  - Rien d'anormal, à votre avis?
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Personne n'a fouillé ce meuble pendant l'absence de votre patron ?
  
  - Non, naturellement! s'exclama-t-elle, piquée au vif.
  
  - C'est tout ce que je voulais savoir. Incidemment, soyez vigilante. Un de nos offices de documentation, en Italie, a reçu la visite des cambrioleurs. L'espionnage commercial est une industrie en pleine expansion.
  
  - Nous n'avons rien de secret ici, répliqua la jeune femme sur un ton pincé. Tous nos documents sont à la disposition des industriels qui désirent acheter des produits français.
  
  - Très bien, opina Coplan. Je m'en voudrais de vous importuner plus longuement. Je suppose que Mme Rivard est chez elle ?
  
  - Oui, elle m'a téléphoné ce matin.
  
  - Parfait. Et merci de votre coopération. Sur ce, les deux visiteurs se retirèrent. En reprenant place dans la voiture du colonel, Coplan marmonna, soucieux :
  
  - Je voulais surtout me rendre compte si les papiers de Rivard avaient été fouillés.
  
  - Apparemment, ce n'est pas le cas.
  
  - Les apparences ne veulent pas dire grand-chose, malheureusement. Dans notre spécialité, les concurrents s'arrangent toujours pour ne pas laisser la moindre trace de leur passage. Ce n'est qu'à cette condition que ce qu'ils peuvent récolter conserve une certaine valeur. Mais, comme j'ignore où et comment Rivard classe ses archives secrètes, je ne suis pas avancé.
  
  - Vous ne croyez pas qu'il faudrait faire quelque chose pour que la secrétaire n'ébruite pas l'absence de Rivard ?
  
  - Oui, nous verrons cela demain. Le plus urgent, dans l'immédiat, c'est que je téléphone à mon directeur, à Paris.
  
  - Bon, allons à l'ambassade. Nous irons ensuite à la villa de Rivard.
  
  Le Vieux fut malgré tout soulagé d'apprendre que le bureau de l'ODIF n'avait pas été mis à sac par des visiteurs indésirables.
  
  - Je sais que ça ne prouve rien, grogna-t-il, mais c'est une indication à retenir. Et à part cela?
  
  - Rien de nouveau, dit Coplan. Ce soir, je vais essayer d'entrer en contact avec un indicateur qui nage dans les eaux troubles de la jeunesse révolutionnaire.
  
  - Ah, vous avez un tuyau ? s'exclama le Vieux, intéressé.
  
  - C'est un tuyau de la police allemande, précisa Coplan. Je serai d'ailleurs piloté par un inspecteur spécialisé.
  
  - Tenez-moi au courant. Est-ce que vous avez vu la femme de Rivard ?
  
  - Pas encore, mais j'y vais de ce pas.
  
  - N'oubliez pas mes recommandations. Dites-lui la vérité, mais soyez aussi rassurant que possible. Et ne vendez pas la mèche, surtout. Ce n'est pas le moment de lui révéler que son mari n'est pas un fonctionnaire comme les autres.
  
  - Faites-moi confiance.
  
  
  
  
  
  Doué d'une mémoire d'éléphant, Coplan se souvenait parfaitement de la blonde Lucie Rivard. Il l'avait vue à plusieurs reprises, quelques années auparavant, à l'époque où Rivard s'initiait à son métier d'agent du S.D.E.C., sous la férule de Coplan, dans le cadre de la société Cophysic dont Coplan avait été successivement le fondateur, le directeur technique et le chef des ventes à l'étranger.
  
  Lucie Rivard se souvenait, elle aussi, de Coplan. Quand elle le vit sur le seuil de la villa, en compagnie du colonel Malle, elle ne cacha pas sa surprise.
  
  - Monsieur Coplan! s'écria-t-elle, ravie semblait-il.
  
  Elle introduisit les deux visiteurs dans la salle de séjour, leur désigna des fauteuils, leur offrit à boire.
  
  Ils ne refusèrent pas un whisky.
  
  Tout en s'occupant des boissons, elle reprit à l'adresse de Coplan :
  
  - Cela doit bien faire cinq ans que Jean ne vous a plus vu, non? Quel dommage qu'il ne soit pas là! Mais vous allez attendre son retour, je suppose?
  
  - Oui, bien sûr, assura Coplan.
  
  Elle distribua les verres, garda le sien dans la main, prit place dans un fauteuil. Souriante, elle prononça sur un ton un peu effronté :
  
  - Remarquez, ça ne me déplaît pas de vous voir en l'absence de mon mari. C'est une occasion providentielle de vous dire ce que j'ai sur le cœur. Vous êtes toujours son supérieur hiérarchique, j'imagine?
  
  - Non, absolument pas, répondit Coplan. Depuis qu'il a été nommé directeur de l'ODIF, il occupe le même rang que moi dans le corps des fonctionnaires.
  
  - Parlons-en, de l'ODIF! lança-t-elle, agressive tout à coup. Je n'oserais pas aborder le sujet si Jean était là, car il est trop fier pour se plaindre. Mais enfin, il faut voir les choses en face. Et la présence du colonel Malle ne me gêne pas pour le dire : c'est vraiment une situation minable que le gouvernement a donnée à mon mari. Un homme de sa valeur, qui travaille comme un esclave, qui se consacre corps et âme à son métier, il devrait gagner le double de ce qu'il gagne. Au minimum.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - Il n'est pas content de son sort ? demanda-t-il doucement.
  
  - Il ne l'avoue pas ouvertement, mais je sens bien ce qui se passe en lui. Non seulement il souffre de végéter dans une ville comme Bonn, mais il souffre aussi de l'existence étriquée à laquelle nous sommes condamnés du fait de son traitement misérable.
  
  - Je suis navré, dit Coplan, embarrassé.
  
  - C'est d'autant plus injuste, enchaîna-t-elle, qu'il se sacrifie réellement pour l'Office. Nous n'avons même plus de vie familiale. Il est toujours sur la brèche, toujours en route, toujours préoccupé, taciturne. Je ne l'ai plus vu depuis vendredi. Et la seule soirée que nous ayons passée ensemble remonte à dix ou douze jours, quand son ami Martay est venu dîner ici.
  
  - Je vous promets d'en toucher un mot à Paris, murmura Coplan. Mais, pour l'instant, j'ai un autre problème à résoudre. En venant vous voir, je savais que je ne verrais pas votre mari. Nous avons appris ce matin, par une lettre adressée à l'ambassade, que Jean a été capturé par des terroristes et qu'il est entre leurs mains comme otage. C'est un secret, bien entendu. Mais on m'a chargé de vous prévenir.
  
  Lucie Rivard, les traits immobiles, le verre dans la main, était littéralement médusée.
  
  - Comme otage? fit-elle bêtement. Mais pourquoi ?
  
  - Ses ravisseurs vont probablement réclamer une rançon.
  
  Subitement, la blonde laissa échapper un petit rire nerveux et grinçant :
  
  - C'est la meilleure! exhala-t-elle. C'est tellement drôle que je ne peux pas m'empêcher d'en rire. Il n'a vraiment pas son pareil pour se fourrer dans des situations impossibles. Mais qu'est-ce que les terroristes espèrent?
  
  - Ils n'ont pas encore fait connaître leurs exigences, intercala le colonel Malle.
  
  - Ils se figurent sans doute qu'ils ont capturé un gros poisson? ricana la blonde.
  
  Coplan prononça d'une voix plus dure :
  
  - De toute façon, le gouvernement fera le maximum pour le sortir de là. Sa vie n'est donc pas vraiment en danger. Mais enfin, personne ne peut dire comment ces choses-là vont tourner.
  
  Baissant les yeux vers son verre, Lucie Rivard articula :
  
  - Comme je le connais, il est capable d'y laisser sa peau. C'est un homme qui n'a aucun sens de la diplomatie, aucune finesse psychologique.
  
  - Vous n'êtes pas sentimentale, constata Coplan. Et je dois dire que j'aime mieux ça.
  
  Elle leva les yeux vers lui, le regarda tranquillement et laissa tomber :
  
  - Vous savez, monsieur Coplan, les sentiments, c'est comme le reste, cela s'use.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  COPLAN avait compris. Le ménage de Jean Rivard, comme tant d'autres, n'était plus qu'une façade. Et qui sait, la blonde épouse de Rivard souhaitait peut-être la disparition définitive de ce mari qui l'avait déçue d'une manière si cruelle sur le plan social et financier.
  
  Le Vieux se faisait encore des illusions sur les femmes.
  
  Lucie Rivard reprit, soucieuse :
  
  - Qu'est-ce que je dois faire, moi?
  
  - Rien, répondit Coplan. Vous faites comme nous, vous attendez que les auteurs du rapt se manifestent et fassent connaître le montant de la rançon qu'ils réclament pour libérer votre mari.
  
  - Mais qui va payer cette rançon? demanda-t-elle froidement
  
  - Le gouvernement français, évidemment, assura Coplan.
  
  - Ce n'est pas ça qui va améliorer la carrière de Jean, maugréa-t-elle, incisive. Si ça se trouve, les gens du ministère vont lui réclamer le remboursement de cet argent qu'ils auront dû décaisser à cause de lui ! Avares comme ils le sont !
  
  - N'ayez crainte, dit Coplan. La carrière de Jean n'en souffrira pas.
  
  - Qui sont-ils, ces terroristes qui l'ont enlevé ?
  
  - Leur message est signé A.R. Ce qui signifie les Anarchistes Révolutionnaires. Ce sont de jeunes fanatiques de gauche qui prônent la destruction de la société capitaliste par la violence. Ils ont déjà fait parler d'eux à plusieurs reprises.
  
  - Comme je ne m'intéresse pas à la politique, je ne suis pas au courant.
  
  - Vous avez quand même dû suivre, dans les journaux, les exploits de la bande à Baader ?
  
  - Je ne lis pas les journaux. Et comme je ne comprends pas l'allemand, je ne regarde pas leur télé non plus. Mais je suppose qu'ils se sont attaqués à Jean parce qu'il représente ici de grosses firmes françaises?
  
  - Oui, probablement, acquiesça Coplan.
  
  Il y eut un silence. Les deux visiteurs vidèrent leur verre, se levèrent pour prendre congé.
  
  Le colonel Malle tendit une carte de visite à Lucie Rivard en prononçant :
  
  - Si vous recevez des nouvelles, appelez ce numéro à l'ambassade. Il y aura toujours quelqu'un au bout du fil et je serai prévenu dans l'heure.
  
  - Car vous croyez que ces anarchistes vont me téléphoner? questionna-t-elle, contrariée.
  
  - Non, je ne le crois pas, dit Malle. Mais il faut prévoir toute les éventualités.
  
  - En somme, je suis consignée ici jusqu'à nouvel ordre ?
  
  - Absolument pas, rétorqua le colonel. Vous faites ce que vous voulez. Je vous donne ce numéro de téléphone au cas où vous en auriez besoin.
  
  - Et la voiture de mon mari? demanda-t-elle brusquement. Les terroristes l'ont prise aussi?
  
  - Nous n'en savons rien, avoua le colonel. Nous n'avons aucun renseignement quant aux circonstances de l'enlèvement. Nous ne savons même pas exactement quand et où cela s'est passé. Tout ce que nous savons, c'est que votre mari et sa voiture ont disparu, et que les terroristes affirment qu'ils détiennent votre mari en otage.
  
  Coplan intervint pour demander à la blonde :
  
  - Sauf erreur, vous disiez tout à l'heure que vous n'aviez plus vu Jean depuis vendredi ?
  
  - Oui, vendredi soir. Comme je voulais savoir ce qu'il comptait faire pendant le week-end, il m'a dit qu'il avait beaucoup de travail et que je pouvais m'organiser sans tenir compte de lui.
  
  - Il n'est donc pas revenu ici dans la journée du samedi ni dans la journée de dimanche?
  
  - Je l'ignore, j'ai passé le week-end chez mon amie, à Cologne.
  
  - Eh bien, attendons, conclut Coplan. Je reviendrai vous voir si j'ai du nouveau.
  
  - Oui, je vous en prie. Je vais rester ici pendant quelques jours.
  
  
  
  
  
  Dans la voiture qui les ramenait à l'ambassade, Coplan et le colonel restèrent un moment pensifs et silencieux.
  
  Finalement, Coplan questionna :
  
  - Vous saviez que le ménage de Rivard battait de l'aile?
  
  - Oui, forcément. Je ne vous en ai pas parlé parce que la vie privée des gens ne nous concerne pas, mais vous devez savoir que mes attributions m'obligent à contrôler discrètement les faits et gestes des Français qui sont en rapport avec les services de l'ambassade. Lucie Rivard est depuis deux ans la maîtresse d'un riche marchand de meubles de Cologne. Il s'appelle Heinrich Muller et elle le retrouve deux ou trois fois par semaine dans un appartement de la Schildergasse, à Cologne.
  
  - C'est l'amie dont elle nous a parlé, évidemment?
  
  - Non, elle a effectivement une amie à Cologne, une Française... Une amie d'enfance, paraît-il. Une très jolie rousse, originaire de Lille, dont le mari représente une firme de textiles. Elle se nomme Françoise Damon. Et pour ne rien vous cacher, ils ont l'habitude de folâtrer ensemble dans l'appartement de Muller.
  
  - A trois ? fit Coplan, ébahi.
  
  - Oui, à trois. Mais Heinrich Muller est un superbe athlète et il n'a sans doute aucune peine à satisfaire simultanément la blonde et la rousse.
  
  - Et le pauvre Rivard se console probablement avec sa secrétaire.
  
  - Je ne sais pas. En tout cas, il est discret. Si votre supposition est fondée, cela doit se passer au bureau même. On ne les a jamais vus ensemble en ville.
  
  - Il y a tout ce qu'il faut au bureau.
  
  - Oui, je l'ai remarqué, opina le colonel.
  
  A l'ambassade, il n'y avait rien de nouveau. Ni message ni communication téléphonique.
  
  Le colonel reconduisit Coplan à l'hôtel Areta.
  
  - Je viendrai vous chercher demain matin vers 9 heures, promit-il. J'espère que votre sortie nocturne avec l'inspecteur Kruger nous fournira une piste. Tenez, prenez ceci.
  
  Il extirpa de la boîte à gants un petit automatique noir à crosse caoutchoutée.
  
  - C'est un Vestpocket JPS d'une extrême précision. Vous avez cinq balles dans le chargeur.
  
  - Vous croyez que j'ai besoin d'emporter un outil de ce genre? s'étonna Coplan.
  
  - Sait-on jamais? Les indicateurs sont des loustics dont la fréquentation n'est pas de tout repos. Il vaut mieux prévenir que guérir, non?
  
  - O.K. Merci d'y avoir pensé, murmura Coplan en souriant. A demain matin.
  
  Ayant réintégré sa chambre, Coplan alluma une cigarette et se laissa tomber dans un fauteuil.
  
  Cette rapide plongée qu'il venait d'effectuer dans la vie professionnelle et privée de Jean Rivard le laissait rêveur, un peu troublé même.
  
  A la réflexion, il mesurait combien cette existence que Rivard menait depuis quatre ans devait être pénible et déprimante. Ni sa femme ni sa maîtresse ne se doutaient de sa véritable activité à Bonn. Les contacts clandestins, le courrier secret, les transmissions, la menace constante d'être démasqué, abattu, torturé, sans oublier les ordres de Paris et les responsabilités de plusieurs vies humaines... Et tout cela, en fin de compte, pour être considéré par ses proches comme un minable, comme un demi-raté.
  
  « Faut le faire », pensa Coplan.
  
  Il se remémora les débuts de Rivard. Son zèle, son ardeur, ses illusions. Dans un sens, il avait des raisons d'être déçu. En le laissant moisir si longtemps à Bonn, le Vieux ne l'avait pas gâté!
  
  Mais, dans le fond, le Vieux n'avait jamais beaucoup aimé Rivard. Pourquoi ? Mystère. Le Vieux ne faisait guère de confidences au sujet de ses collaborateurs. Une seule fois, tout au début du stage de Rivard à la Cophysic, le Vieux avait grommelé sans regarder Coplan : « Je ne le sens pas. Il y a quelque chose chez ce garçon qui m'échappe. Et qui lui échappe vraisemblablement à lui-même, ce qui est pire. »
  
  Coplan n'avait pas réagi. Mais il avait ressenti la même chose que le Vieux.
  
  
  
  
  
  Vers 20 h 45, Coplan descendit à la Badische Weinkeller, la taverne-restaurant installée dans les sous-sols de l'hôtel. Il y dîna fort correctement, dans une ambiance animée, presque chaleureuse même. La salle, décorée en faux rustique, voulait rappeler les vieilles auberges rhénanes de jadis. Une musique douce agrémentait l'atmosphère. Et, comme l'établissement avait son existence propre, indépendante de l'hôtel, il y avait pas mal de monde.
  
  A 22 heures, Coplan quitta le restaurant et s'installa dans un des fauteuils du hall.
  
  Il n'attendit pas longtemps. L'inspecteur Kruger s'amena à 22 h 10, comme convenu.
  
  Le jeune policier allemand avait remplacé son uniforme de hippie par un costume gris. Il portait un imperméable vert sur le bras. Ses longs cheveux, peignés avec soin et ramenés vers la nuque, attiraient moins l'attention.
  
  - Vous feriez bien de prendre un vêtement de pluie, dit-il à Coplan. Il y a une espèce de crachin qui commence à tomber.
  
  - Bon, je vais aller chercher ma gabardine dans ma chambre, acquiesça Coplan.
  
  Effectivement, une sorte de neige fondue s'était mise à tomber. La nuit était très noire, humide, peu engageante.
  
  Les deux hommes prirent place dans la Volkswagen de l'inspecteur.
  
  - Est-ce loin d'ici? demanda Coplan.
  
  - Une bonne trentaine de kilomètres. Mais je vais en profiter pour vous parler de ce gars que nous allons essayer de voir. Il s'appelle Friedrich Fuss et il a vingt-cinq ans. Il a une carte d'étudiant, mais il y a belle lurette qu'il n'étudie plus rien. Son père était un gros entrepreneur de la région de Lantershofen et la famille était assez riche. Malheureusement, l'entrepreneur et sa femme ont trouvé la mort dans un accident d'automobile, en France. Friedrich Fuss, fils unique, était à cette époque un petit génie en mathématiques et ses professeurs lui prédisaient une brillante carrière. Est-ce la mort brutale de ses parents, sa trop grande intelligence ou autre chose? Dieu seul le sait ! Toujours est-il que le garçon a perdu les pédales. Non seulement il s'est mis à la drogue, mais il s'est aussi emballé pour la roulette. Sa passion, c'était d'attaquer le hasard : le calcul des probabilités, la loi des grands nombres, etc. Il paraît que c'est un phénomène fréquent chez les cerveaux trop doués. Bref, il s'est acharné à découvrir une martingale et, naturellement, il a dilapidé tout son héritage en l'espace de deux ou trois ans. Maintenant, c'est une épave. Parfois brillant encore sur le plan intellectuel, quand il n'est pas bourré de drogue ; anarchiste en permanence et, à mon avis, candidat au suicide.
  
  - De quoi vit-il, à présent?
  
  - Je crois qu'il se fait des pourboires en refilant de la drogue à ses copains de l'Université.
  
  - Il sait que vous êtes un flic?
  
  - Non, naturellement.
  
  - Comment l'avez-vous accroché?
  
  - Rien de plus facile à embobiner qu'un joueur. C'était au casino, un soir. Je fais de temps en temps le casino pour voir la tête des clients. Fuss était là et il avait une poisse invraisemblable. Je me suis assis à côté de lui et j'ai entamé la conversation, mine de rien. Il m'a montré ses notes en me disant que le chiffre 6 n'était pas sorti à cette table de toute la soirée. Comme il s'obstinait, il a été ratiboisé jusqu'à l'os. Alors, je lui ai refilé un peu de fric pour qu'il puisse continuer, et le 6 s'est mis à sortir à tout casser. La gratitude d'un joueur qui finit par triompher du sort est une chose incroyable! Il m'a offert le champagne, nous sommes devenus très amis... Bien entendu, je le chouchoute. Les tuyaux qu'il me passe sont généralement de premier ordre, et je m'arrange pour ne pas le mouiller lors de nos interventions.
  
  - En somme, c'est rentable.
  
  - Et comment! La moitié des anarchistes qui sont actuellement en taule, c'est grâce aux indiscrétions de Fuss.
  
  - Par conséquent, nous avons une petite chance?
  
  - Pas si petite que ça! rétorqua l'inspecteur. Je suis sûr que Fuss connaît les nouvelles planques des commandos de l'A.R. Ces types se cachent pour se droguer.
  
  - De plus, un prisonnier qu'il faut séquestrer clandestinement, c'est encombrant.
  
  - Fuss n'est sans doute pas dans le coup d'une façon directe, car il est trop lavette pour participer à une action de ce genre. Mais il est malin et il sait renifler d'où vient le vent. S'il ne sait rien ce soir, je me débrouillerai pour l'aiguiller vers la chose qui nous intéresse.
  
  - Il ne se méfie pas de vous?
  
  - Non, je suis un étudiant attardé, comme lui ; j'aime le jeu, la rigolade, les filles et la drogue à l'occasion. C'est tout ce qu'il sait de moi.
  
  La Volkswagen longeait le Rhin et traversait des tas de petites agglomérations assoupies. Malgré l'action des essuie-glaces, la visibilité n'était pas extraordinaire. Mais, de toute évidence, Kruger connaissait bien la route.
  
  Pour Coplan, le paysage nocturne, à travers l'eau et la buée qui collaient au pare-brise, avait un curieux aspect fantomatique.
  
  Après Remagen, ils bifurquèrent sur la droite pour suivre la vallée de l'Ahr jusqu'à Bad-Neuenahr, petite station thermale de réputation locale.
  
  Finalement, la Volks se rangea dans une large avenue déserte, face au bâtiment du casino de Bad-Neuenahr, illuminé.
  
  Kruger avait une carte à l'année. Mais Coplan, pour avoir accès à la salle de jeux, dut se faire inscrire. Quand enfin ils pénétrèrent dans le temple, Coplan n'en crut pas ses yeux. Il y avait un monde fou. Cinq tables marchaient au rythme accéléré des grands jours et les joueurs formaient autour de chaque table de véritables essaims. Pour un petit casino de province, c'était fantastique.
  
  Coplan demanda à Kruger :
  
  - C'est toujours comme ça?
  
  - Oui, même l'après-midi.
  
  - On voit que votre pays est prospère.
  
  - Si ça vous amuse de taquiner la chance, allez-y. Je vais me promener pour voir si mon copain Friedrich Fuss est là.
  
  Coplan se contenta d'aller de table en table, histoire de jeter un coup d’œil sur le déroulement des parties et sur la tête des joueurs.
  
  L'assistance était mélangée. Des jeunes, des vieux, des femmes. La plupart des joueurs appartenaient visiblement à la classe moyenne. Ni élégantes de haut vol ni nababs de l'aristocratie.
  
  Les deux tables aux mises les plus modestes (deux marks), n'étaient pas les plus fréquentées. Les croupiers se dépensaient avec entrain et suaient. Les cliquetis des billes dans les cylindres se relayaient avec une vitesse qui en disait long. Les affaires de ce casino devaient être prospères.
  
  Kruger revint vers Coplan et l'entraîna vers la sortie.
  
  Fuss est venu vers 18 heures, mais il n'est pas resté longtemps. Il est reparti en compagnie d'un jeune couple, une fille brune à lunettes et un grand blond moustachu. Pas des habitués... J'espère qu'il sera chez lui.
  
  Ils se remirent en route dans la nuit pluvieuse, et la Volkswagen se dirigea vers Bengen, une bourgade située à deux ou trois kilomètres plus au nord.
  
  Après avoir dépassé la localité endormie, Kruger fit demi-tour et parqua son véhicule derrière une grosse bâtisse qui devait être une usine. Il éteignit ses phares, prit une torche électrique dans la boîte à gants.
  
  - Allons-y, dit-il. Suivez-moi et faites attention aux flaques d'eau. Nous allons prendre un sentier qui aboutit derrière la maison de Fuss. Si nous nous présentions à l'entrée principale, il ne nous ouvrirait pas.
  
  Après cinq minutes de marche, ils arrivèrent dans un jardin abandonné qui prolongeait l'arrière d'une masure campagnarde au toit bas. Ils s'approchèrent silencieusement de la bicoque dont la silhouette trapue formait une tache noire, indistincte, hostile, plaquée sur le fond noir des ténèbres.
  
  Pas la moindre lueur aux fenêtres.
  
  Kruger s'avança vers la porte, Coplan dans son sillage. Le vantail était entrouvert.
  
  - Zut, maugréa le policier. Il n'est sûrement pas là.
  
  Il alluma sa torche électrique, pénétra dans l'habitation, s'arrêta net au milieu du vestibule. Le halo de la torche s'immobilisa sur un corps étendu en travers du couloir, les bras en croix, la face contre le dallage.
  
  - C'est lui, articula Kruger, oppressé. Il fit deux pas vers le corps, le retourna. La face grimaçante, le teint cireux, les yeux révulsés, Friedrich Fuss avait été exécuté d'une balle dans la tempe gauche.
  
  Terminé, grommela le policier. Ne restons pas ici. Un tueur est passé avant nous. Et ce n'était pas un amateur. Le travail est propre, soigné, sans bavures.
  
  Ils refluèrent promptement vers le jardinet.
  
  A l'instant précis où ils retrouvaient le sentier qu'ils avaient emprunté en venant, une rafale de mitraillette crépita sèchement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Comme deux guérilleros aux réflexes bien entraînés, Kruger et Coplan s'étaient jetés à plat ventre au sol.
  
  Une deuxième rafale de mitraillette déchira le silence.
  
  Entre-temps, Coplan avait sorti de la poche de sa gabardine l'automatique que le colonel Malle lui avait prêté. Deux coups de feu claquèrent.
  
  Des bruits de pas s'éloignèrent aussitôt vers la gauche, puis plus rien.
  
  Kruger haleta tout bas :
  
  - Vous n'êtes pas touché?
  
  - Non, et vous ?
  
  - Non... Heureusement que vous étiez armé !
  
  - J'ai tiré au jugé, je n'ai sûrement pas fait mouche.
  
  - Peu importe. Vous avez mis nos agresseurs en fuite, c'est l'essentiel.
  
  - Ne bougez pas, je vais tenter une manœuvre de reconnaissance.
  
  Sans se soucier de la boue et des flaques d'eau, Coplan rampa vers le sentier, se redressa pour montrer sa silhouette, se rabaissa promptement.
  
  Aucune réaction.
  
  Une rumeur de voix s'éleva soudain de l'autre côté de la maison de Fuss, dans le village même.
  
  Le policier s'était relevé à son tour et avait ramassé sa lampe-torche qu'il avait éteinte au moment de la première rafale de mitraillette.
  
  Coplan lui souffla :
  
  - Je crois que nos attaquants se sont éclipsés.
  
  - Nous allons en faire autant, car la fusillade a donné l'alerte.
  
  Ils purent rejoindre la Volkswagen sans encombre. Kruger, nerveux, démarra sèchement, reprit la route de Bad-Neuenahr.
  
  - Je vais m'arrêter au commissariat, dit-il. Je vais demander à Bonn d'établir des barrages. Je vais donner le signalement du couple qui a quitté le casino avec Fuss.
  
  Les policiers de Bad-Neuenahr, qui connaissaient l'inspecteur Kruger, se montrèrent coopératifs et empressés. Le commissaire, pendant que Kruger téléphonait à ses supérieurs de Bonn, envoya deux voitures à Bengen. Il fallait s'occuper du cadavre de Friedrich Fuss et garder la maison de celui-ci en attendant les spécialistes de la Brigade Criminelle. L'examen des lieux, la découverte d'empreintes éventuelles, de traces de pas dans la bicoque et autour de celle-ci pouvaient donner des résultats intéressants.
  
  Avant de remonter dans la Volks pour regagner Bonn, Kruger et Coplan nettoyèrent leurs vêtements.
  
  Tandis qu'ils roulaient en direction de la capitale, Kruger toujours sous pression, maugréa :
  
  - Notre expédition est ratée, mais elle n'en est pas moins instructive. Nous savons maintenant d'une façon certaine que les ravisseurs de Rivard se trouvent dans l'entourage de Fuss.
  
  Coplan enchaîna
  
  - Et qu'ils ne reculent devant rien pour assurer la réussite de leur coup.
  
  - Oh, je m'en doutais bien! ricana le policier. Ils ne sont pas bêtes. Et un crime de plus ou de moins, ça ne les effraie pas.
  
  - De vous à moi, Kruger, la situation de mon compatriote vous paraît-elle vraiment scabreuse?
  
  - Je ne voulais pas, vous en parler pour ne pas vous décourager, mais je pense sincèrement, depuis le début de cette histoire, que nous avons peu de chances de revoir le malheureux Rivard vivant.
  
  - Même si nous payons la rançon qu'ils vont probablement exiger ?
  
  - Oui, même dans ce cas-là. Ils prendront le fric, mais ils exécuteront leur prisonnier. Vous comprenez, ces types-là, ce sont des fous sanguinaires. Ils vont spéculer sur nos sentiments humanitaires pour nous arracher le plus d'argent possible ; mais, comme ils aiment tuer, ils ne vont sûrement pas se priver de ce plaisir. Surtout quand il s'agit d'un homme qui travaille pour de grosses entreprises capitalistes. A leurs yeux, un individu tel que Rivard, c'est le prototype même de la race qu'ils veulent détruire : l'homme qui est au service des tyrans.
  
  Coplan ne répondit pas. Il partageait les sombres pressentiments de Kruger, surtout après ce qui venait de se passer à Bad-Neuenahr. L'élimination féroce de Friedrioh Fuss était révélatrice quant à la mentalité de ces jeunes fanatiques qui étaient désormais les maîtres du destin de Rivard.
  
  Le policier reprit :
  
  - Notre seul espoir, mais il est plutôt maigre, c'est de réussir à piéger les kidnappeurs quand ils prendront la rançon.
  
  - C'est aussi une arme à double tranchant, murmura Coplan. Si le piège ne fonctionne pas, c'est l'arrêt de mort de l'otage.
  
  - Il faudra évidemment réfléchir. Tout dépend des conditions qu'ils fixeront. Mais, de toute manière, cela m'étonnerait qu'ils relâchent votre compatriote sain et sauf. Il a dû les voir, entendre leurs voix... Pour eux, c'est trop risqué.
  
  Coplan soupira :
  
  - Enfin, n'anticipons pas. Aussi longtemps que nous sommes dans l'expectative, nous pouvons espérer... Vous n'avez pas d'autre indicateur qui pourrait nous aider?
  
  - Non pas dans le secteur des A.R. S'infiltrer dans leurs bandes, c'est pratiquement impossible. Ils se connaissent depuis longtemps, depuis l'enfance dirai-je même, et ils sont liés entre eux par leurs vices. Les nouveaux visages ne sont pas admis.
  
  
  
  
  
  Quand il se retrouva, une fois de plus, dans sa chambre d'hôtel Arera, Coplan commença par se laver des pieds à la tête. Il avait de la boue jusqu'aux coudes ! Son plongeon dans le jardin de Fuss avait laissé des traces difficiles à faire disparaître.
  
  Il fuma une dernière cigarette avant de se mettre au lit. Au fond, il se sentait de mauvaise humeur. Cette tentative ratée à Bengen allait peut-être éveiller la rogne des terroristes et leur inspirer des initiatives tragiques à l'égard de Jean Rivard.
  
  
  
  
  
  Avec une ponctualité toute militaire, le colonel Malle pénétra dans le hall de l'hôtel Arera à 9 heures.
  
  Coplan s'y trouvait déjà.
  
  Les deux Français se serrèrent la main, sortirent côte à côte.
  
  Malle prononça à mi-voix :
  
  - Je suis au courant de vos déboires de la nuit. L'inspecteur principal Belser m'a téléphoné, chez moi, à 8 heures du matin. Il nous attend à son bureau.
  
  - Il a du nouveau?
  
  - Oui, un message de l'A.R.
  
  - Au sujet de la rançon?
  
  - Non, une mise en garde. Votre visite à Friedrich Fuss a mis les ravisseurs de Rivard en colère.
  
  - Je m'en doutais. J'ai même craint le pire.
  
  Ils montèrent dans la DS du colonel qui fila aussitôt vers Bonn.
  
  Malle reprit :
  
  - Belser ne m'a pas dit grand-chose, mais il paraît que vous avez failli vous faire descendre tous les deux, l'inspecteur Kruger et vous? Comment cela s'est-il passé ?
  
  Coplan relata brièvement la scène qui s'était déroulée chez Fuss. Et il ajouta :
  
  - Je n'ai rien dit à Kruger pour ne pas le désobliger, mais cette histoire démontre surtout que son indicateur était grillé.
  
  Malle haussa les épaules et grommela :
  
  - Que voulez-vous? C'est le côté ingrat du rôle que joue Kruger. Quand on manipule des indicateurs, on ne sait jamais exactement où on en est.
  
  - Oui, c'est vrai, reconnut Coplan.
  
  - L'essentiel, c'est que vous soyez là. J'ai d'ailleurs eu l'impression que Belser n'était pas content.
  
  - Pourquoi?
  
  - Je crois qu'il se reproche de vous avoir laissé faire... En me parlant de votre mésaventure, il a employé le mot : miracle.
  
  - C'est un peu ça, en effet. Mais comme je ne crois guère aux miracles, je ne peux pas m'empêcher de me poser des questions.
  
  - Que voulez-vous dire?
  
  - Il y a quelque chose de contradictoire dans les faits qui se sont produits chez Fuss. D'une part, l'exécution de ce garçon semble bien avoir été opérée par des tueurs professionnels. D'autre part, les guetteurs armés qui étaient postés autour de la maison de Fuss se sont comportés comme des apprentis. La nuit était noire comme de la poix, mais comme Kruger avait allumé sa torche électrique, nous étions aussi visibles que deux grosses pipes dans un stand de tir. Nos agresseurs devaient à peine viser, il leur suffisait de presser la détente de leur mitraillette. Et ils ont trouvé le moyen de rater leurs cibles !
  
  - Il s'agirait d'un simulacre, d'après vous?
  
  - Ma tête à couper.
  
  - Un avertissement sans frais, en quelque sorte ?
  
  - Oui, pour donner du poids à ce qui va suivre. C'est-à-dire, aux conditions qu'ils formuleront au sujet de leur prisonnier.
  
  L'inspecteur principal Belser était effectivement de fort méchante humeur.
  
  - Vous voyez que je ne m'étais pas trompé, fit-il à Coplan. Cette visite à Friedrich Fuss était encore plus périlleuse que je ne le prévoyais. Je m'en suis voulu de vous avoir donné le feu vert.
  
  - Qui ne risque rien n'a rien, répondit Coplan. Puis-je vous demander si les barrages ont donné des résultats ?
  
  - Non, hélas, grommela Belser. Ni les barrages, ni les vérifications chez Fuss. Nous avons affaire à des adversaires habiles et prudents. Mais je vous ai demandé de passer ici pour vous montrer le message qui nous est parvenu ce matin.
  
  Il tendit un feuillet à Coplan. Malle s'approcha pour en prendre connaissance en même temps que Coplan.
  
  AVERTISSEMENT
  
  La prochaine opération policière que vous déclencherez contre nous aura des conséquences plus graves. Nous n'y répondrons pas par un message, mais par un colis. Nous avons préparé un carton à chapeau. Nous vous l'enverrons, et vous aurez le grand plaisir d'y trouver la tête de Jean Rivard. A bon entendeur salut.
  
  P.S. Si vous nous laissez tranquilles, nous vous ferons connaître dans une semaine à quelle condition notre otage sera remis en liberté sain et sauf.
  
  Les Pionniers de l'A.R.
  
  La révolution vaincra.
  
  Coplan retourna le feuillet puis questionna.
  
  - Ce n'est pas l'original?
  
  - Non, dit Belser, c'est une photocopie: L'original est au laboratoire pour examen.
  
  - Vous avez reçu ce message par la poste?
  
  - Non, le pli a été déposé, à mon nom personnel, dans la boîte aux lettres du ministère de l'Intérieur, avec la mention TRÈS URGENT... Naturellement, personne n'a vu le porteur de ce pli. Et pourtant, le ministère est gardé par des policiers.
  
  Le colonel Malle ricana :
  
  - Ce qui confirme ce que vous venez de dire : nous avons affaire à des adversaires habiles et prudents.
  
  - Bien sûr, ponctua Belser. Et c'est pour cette raison que j'ai décidé, en ce qui me concerne, de stopper toute action relative à ce rapt.
  
  Il dévisagea Coplan
  
  - Vous êtes l'envoyé spécial du gouvernement français et je n'ai pas d'ordres à vous donner, bien entendu. Vous êtes donc libre de prendre telle ou telle initiative que vous estimerez utile de prendre. Mais nous, je parle des autorités allemandes, nous avons décidé d'attendre les instructions de l'A.R. Nous ne voulons pas jouer avec la vie de Rivard.
  
  - Je suis d'accord avec vous, acquiesça Coplan. Tout ce que je vous demande, c'est d'alerter le colonel Malle dès qu'il y aura du nouveau.
  
  - Vous pouvez compter sur moi, assura Belser. Si je récolte entre-temps la moindre...
  
  Le grésillement de l'interphone interrompit sa phrase. Il enfonça une des touches de l'appareil posé sur le coin de son bureau.
  
  Une voix métallique nasilla dans le petit haut-parleur :
  
  - Un télex du commissaire Wolcke concernant l'affaire Rivard. La voiture de Rivard vient d'être retrouvée à Cologne, dans un parking de Kalk.
  
  - Ah? fit Belser. Appelez-moi Wolcke au téléphone immédiatement.
  
  Il coupa le contact.
  
  - Vous avez entendu? lança-t-il aux deux Français. La voiture de Rivard a été retrouvée à Cologne.
  
  Au téléphone, le commissaire Wolcke donna les précisions que Belser lui réclamait. La Mercedes bleue était garée dans un parking public de Kalk, banlieue de Cologne. Intacte, avec les clés au tableau de bord.
  
  - Envoyez-la au laboratoire central pour les examens d'usage, ordonna Belser.
  
  
  
  
  
  Revenus à l'ambassade de France, le colonel Malle et Coplan n'eurent pas le temps de faire le point comme ils en avaient l'intention.
  
  Un visiteur attendait depuis près d'une heure le retour du colonel. Sur le formulaire qu'il avait dû remplir, le visiteur avait griffonné :
  
  Capitaine Brian Cavanagh, de l'ambassade des U.S.A. Motif : désire rencontrer M. Coplan.
  
  - Tiens ? lâcha Malle, surpris. C'est pour vous, Coplan. Notre collègue Cavanagh, du service de sécurité de l'ambassade américaine, désire vous voir. Vous le connaissez ?
  
  - Non.
  
  - En tout cas, lui, il vous connaît, puisqu'il a écrit votre nom sur sa demande d'audience. Et il sait que vous êtes à Bonn.
  
  - Eh bien, voyons-le. Nous serons fixés.
  
  Le colonel téléphona des ordres à l'huissier.
  
  Le capitaine Brian Cavanagh était un grand type d'environ quarante-cinq ans, aux cheveux courts, au visage buriné, aux yeux gris. Taillé en athlète, il avait de larges épaules, une nuque puissante, un menton de bouledogue.
  
  Il serra la main de Malle, qui lui présenta Coplan.
  
  - Très heureux de vous rencontrer, dit l'Américain.
  
  Les trois hommes prirent place dans des fauteuils.
  
  - Ma démarche va peut-être vous surprendre, commença Cavanagh, mais ne me dites surtout pas que je m'occupe de choses qui ne me regardent pas. Tout ce qui se passe à Bonn me regarde. A plus forte raison, quand il s'agit de politique... On m'a mis au courant du kidnapping de Jean Rivard, le directeur de l'ODIF. C'est précisément au sujet de Rivard que je voudrais entretenir mister Coplan.
  
  Il posa ses yeux gris sur Coplan, questionna :
  
  - Vous êtes venu tout spécialement de Paris pour vous occuper de cette affaire, n'est-ce pas?
  
  - Oui.
  
  - J'ai deux ou trois choses à vous communiquer à ce propos.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Très flegmatique, le capitaine extirpa de sa poche un petit calepin noir. Tout en feuilletant le carnet, il murmura :
  
  - Je ne vous apprendrai sans doute rien en vous révélant que nous surveillons de très près les abords de notre ambassade. Par les temps qui courent, nous sommes généralement la cible préférée des contestataires de gauche. Bref, nous avons toujours des yeux qui traînent dans le voisinage et, notamment à l'hôtel Arera. Comme cet hôtel se trouve à moins de cinq cents mètres de nous, les clients de passage de cet établissement nous intéressent, forcément.
  
  Il baissa les yeux vers son calepin.
  
  - Le mercredi 22 novembre, continua-t-il, Jean Rivard a déposé personnellement à l'Arera un voyageur de nationalité française, un nommé Jacques Martay, exerçant la profession de promoteur immobilier. Ce Jacques Martay n'est resté que quarante-huit heures à Bad-Godesberg et il n'a pratiquement pas mis le nez dehors, sauf pour rencontrer Rivard. Ce dernier, pour des raisons qui m'échappent, a évité ostensiblement de se montrer à l'Arera en compagnie de Martay.
  
  Refermant son carnet, Cavanagh ajouta sur un ton détaché :
  
  - Voilà, c'est tout ce que j'avais à vous signaler. Cela n'a sans doute aucun rapport avec l'enlèvement de Rivard, mais dans une affaire aussi bizarre que celle-ci, le moindre tuyau peut avoir son utilité, n'est-ce pas?
  
  Coplan et Malle échangèrent un regard perplexe. L'agent américain était-il sincère ou bien n'était-ce là qu'un préambule ?
  
  Coplan voulut en avoir le cœur net. Il demanda carrément :
  
  - Où voulez-vous en venir, capitaine? Vous gardez une carte dans votre manche, je suppose? Ce n'est tout de même pas pour nous signaler que Rivard a rencontré un de ses compatriotes que vous vous êtes dérangé?
  
  - Mais si, affirma l'Américain, placide. Il eut un sourire.
  
  - Ce que je viens de vous raconter vous paraît idiot, en somme ?
  
  Le colonel Malle marmonna en esquissant une grimace dubitative :-
  
  Eh bien, à première vue... euh, je ne vois pas le rapport que vous établissez entre ce Martay et le rapt de Rivard.
  
  - Aucun, laissa tomber Cavanagh. Le manège de ce voyageur et de Rivard nous a semblé bizarre, tout bonnement.
  
  Coplan dévisagea l'Américain et prononça :
  
  Mais, dites-moi, capitaine, je ne sais pas si c'est un hasard ou si vous le faites exprès, mais c'est la deuxième fois en quatre phrases que vous employez le mot bizarre. A mon tour de vous dire que je trouve cela bizarre.
  
  Le sourire de Cavanagh s'accentua :
  
  - Justement, je voulais vous en toucher un mot, dit-il. Nous autres, à l'ambassade, nous trouvons cette histoire assez insolite pour diverses raisons. La première chose qui nous épate, c'est le choix de la victime. Pourquoi Rivard ? Je ne sous-estime pas la valeur de votre compatriote, bien entendu, mais enfin, soyons logiques, quand les terroristes kidnappent quelqu'un, c'est toujours un Américain. C'est une règle qui n'a connu que peu d'exceptions... La deuxième chose qui nous surprend, c'est le comportement même des ravisseurs. Ces gens-là, nous les connaissons bien. Ce sont des fanatiques de l'agitation politique et de la violence. Pourquoi ? Parce que ce sont des ratés sur le plan personnel et sur le plan social. Les actes violents qu'ils commettent sont pour eux des alibis qui les valorisent à leurs propres yeux. Par conséquent, ce qu'ils veulent, ce qu'ils veulent avant tout et à tout prix, c'est de la publicité : les gros titres dans les journaux, le suspense à la radio et à la télévision, en un mot, le grand tam-tam qui fait d'eux des vedettes de l'actualité. Or, dans le cas de Rivard, ils sont d'une discrétion sans précédent. Rien n'a transpiré. Les auteurs du rapt se sont bornés à informer par lettre le directeur de la Sûreté à Bonn et l'ambassadeur de France. Ce n'est pas normal.
  
  Il y eut un silence.
  
  Finalement, le colonel Malle grommela, sceptique :
  
  - Il ne faut quand même pas perdre de vue que Jean Rivard, en sa qualité de directeur de l'ODIF, représente ici des intérêts capitalistes considérables. Pour les militants de l'A.R., ce n'est pas une proie négligeable.
  
  - Je n'en disconviens pas, murmura l'Américain. Néanmoins, toute question de chauvinisme mise à part, n'importe quel manager américain de Bonn ou de Cologne présente une surface nettement plus importante. Je parle de l'aspect financier de l'affaire, bien entendu.
  
  Malle rétorqua :
  
  - Mais l'affaire est politique, voyons! L'aspect financier est secondaire.
  
  - Permettez-moi d'en douter, glissa Cavanagh en faisant une grimace. D'ailleurs, en venant ici, mon but était le suivant : attirer votre attention sur les contradictions que présente le rapt de votre compatriote. Sans publicité spectaculaire, la rentabilité du kidnapping tombe à zéro. Par contre, si ce n'est qu'une histoire de fric, un businessman américain rapporte toujours beaucoup plus qu'un simple fonctionnaire français.
  
  Il se leva, détacha un feuillet de son carnet, tendit le feuillet à Coplan.
  
  - On nous reproche toujours de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, alors voici les informations concernant le nommé Jacques Martay dont l'attitude nous a intrigués. Mes collègues de la C.I.A. avaient l'intention d'effectuer une enquête à ce sujet, mais j'ai estimé que cela sortait du cadre de nos activités et qu'il était préférable de vous alerter. A vous de voir ce qu'il y a lieu de faire.
  
  Il remit son carnet dans sa poche, se prépara à prendre congé.
  
  - Merci de votre accueil, dit-il. Nous suivons de très près cette affaire, vous vous en doutez. Tout ce qui menace l'ordre public dans ce pays nous concerne.
  
  
  
  
  
  Après le départ de Cavanagh, le colonel Malle grommela sur un ton vaguement sardonique :
  
  - Le raisonnement de nos confrères de la C.I.A. n'est pas dénué d'intérêt, mais il pèche par la base. Si Cavanagh et ses collègues connaissaient la vérité, ils auraient une autre vision de l'affaire. L'enlèvement de Jean Rivard leur paraît bizarre parce qu'ils ignorent que Rivard est un agent important du S.D.E.C. Or, tout est là.
  
  - Évidemment, soupira Coplan, rêveur. A moins que ce ne soit le contraire.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Je me suis souvent aperçu que la documentation de la C.I.A. était infiniment plus complète et plus poussée qu'on ne le supposait. La démarche du capitaine Cavanagh a peut-être une signification très précise. A savoir, nous dire par la bande des choses qu'il ne désire pas formuler ouvertement.
  
  - Quelles choses?
  
  - Je n'en sais rien, il faut que je réfléchisse. Mais ce n'est probablement pas sans motif qu'il est venu nous signaler que le kidnapping de Jean Rivard était une histoire bizarre, pleine d'anomalies et de contradictions.
  
  - Ce qui est sûr, fit le colonel, aigre, c'est que la C.I.A. est au courant de tout ce qui se passe à Bonn! La Sûreté n'a pas de secrets pour l'Oncle Sam.
  
  Coplan, qui regardait d'un œil rêveur le feuillet que l'Américain lui avait remis, demanda :
  
  - Ce Jacques Martay, vous l'avez vu lors de son passage à Bonn?
  
  - Non.
  
  - Il me semble que la femme de Rivard a fait une allusion à cette visite.
  
  - Oui, incidemment, quand elle nous a dit qu'elle avait plus passé une seule soirée à la maison depuis la visite de cet ami de son mari.
  
  - Je questionnerai la secrétaire de l'ODIF, murmura Coplan en fourrant le papier dans sa poche. Dans l'immédiat, ce que j'ai de plus urgent à faire, c'est de téléphoner à mon directeur.
  
  - Appelez-le d'ici, proposa le colonel. J'ai deux ou trois choses à faire dans la maison.
  
  Sur ce, il sortit du bureau.
  
  Quand le Vieux apprit les événements de la nuit, il ne put s'empêcher de maugréer :
  
  - Le contraire m'aurait étonné! Quand vous mettez votre grain de sel quelque part, on trouve au moins un cadavre dans votre sillage.
  
  - Je n'y suis pour rien, riposta Coplan. Je suis déjà bien content de ne pas avoir laissé ma peau dans cette expédition.
  
  - Manquerait plus que ça ! éructa le Vieux. Dites-vous bien que s'il vous arrivait un pépin, je ne vous le pardonnerais jamais.
  
  - J'en tiendrai compte, promit Coplan. Laissez-moi maintenant vous communiquer les dernières nouvelles. Les ravisseurs de Rivard ont adressé au directeur de la Sûreté de Bonn un message stipulant que si la police prenait encore la moindre initiative à leur encontre, ils exécuteraient leur otage sur-le-champ. A la suite de quoi, les autorités allemandes ont décidé de ne plus bouger. J'ajoute que les terroristes, dans ce message, annoncent qu'ils reprendront contact dans une semaine.
  
  - Donc, il nous faut attendre jusqu'au 12? conclut le Vieux.
  
  - Oui, sauf imprévu. Mais ce n'est pas tout. La voiture de Rivard a été retrouvée dans un parking public de Cologne.
  
  - Amochée?
  
  - Non, intacte. Et ce qui est plus étrange, c'est que les clés se trouvaient au tableau de bord. Ou bien Rivard avait embarqué un complice des ravisseurs, ou bien il n'a quitté son véhicule que pour quelques instants, sans se douter de ce qui allait arriver.
  
  - Pas de traces de bagarre ?
  
  - La voiture a été envoyée au laboratoire de police. On attend les résultats des examens. Mais, dites-moi, Rivard avait-il un agent à Cologne?
  
  - Oui, une boîte aux lettres. Vous aurez d'ailleurs ses coordonnées demain matin. J'ai pris mes dispositions pour assurer l'intérim de Rivard et c'est Roger Carame qui va s'occuper de maintenir les liaisons avec Domis et Kant. Carame arrivera à Bonn demain, dans la matinée. Je vous préciserai ultérieurement le rendez-vous. Prévenez la secrétaire, mais sans vendre la mèche, bien entendu. Et tenez-moi au courant s'il y a du nouveau.
  
  - D'accord, acquiesça Coplan.
  
  Il raccrocha.
  
  Ainsi donc, Rivard avait peut-être une raison précise de se trouver à Cologne. Il y avait, dans cette ville, un agent qui remplissait les fonctions de boîte aux lettres pour le réseau Domis et pour le réseau Kant, les deux filières du S.D.E.C. opérant de l'autre côté du Rideau de Fer.
  
  La trahison d'un membre de l'un ou l'autre de ces deux réseaux n'était pas exclue.
  
  L'esprit préoccupé, Coplan jeta un coup d’œil à sa montre. Elle marquait 11 h 20. C'était une bonne heure pour aller au siège de l'ODIF afin de tailler une bavette avec la séduisante Juliette Delaunay.
  
  Le colonel Malle offrit spontanément à Coplan de le conduire à l'Office de Documentation des Importateurs Français.
  
  - Je dois d'ailleurs aller à Bonn moi-même, ajouta-t-il. Mais je ne pourrai pas vous ramener à votre hôtel, car j'ai un déjeuner là-bas.
  
  
  
  
  
  - Aucune importance, dit Coplan, je prendrai un taxi pour rentrer.
  
  
  
  
  
  En voyant réapparaître Coplan, la secrétaire de l'ODIF ne put réprimer un imperceptible pincement des lèvres. Elle abandonna sa machine à écrire pour accueillir le visiteur.
  
  - Vous n'avez décidément pas de chance, dit-elle, M. Rivard n'est toujours pas rentré.
  
  Le vieil employé, qui était en train de glisser des circulaires dans des enveloppes, arrêta son travail.
  
  Coplan, affichant son sourire le plus engageant, murmura en regardant la jolie brune droit dans les yeux :
  
  - Pour ne rien vous cacher, l'absence de votre patron m'arrange plutôt, car c'est pour vous que je suis venu cette fois-ci. II est près de midi. Puis-je vous inviter à déjeuner ?
  
  La jeune femme en resta presque bouche bée. Tant de culot la prenait visiblement de court. Mais elle ne fut pas longue à se ressaisir et elle articula avec une pointe d'insolence :
  
  - Pour qui me prenez-vous ? Vous ne vous figurez tout de même pas que j'accepte des invitations de ce genre ?
  
  - Ne vous fâchez pas, dit Coplan avec une bonhomie un peu paternelle. J'adore taquiner les jolies femmes. Mais mon invitation ne cache aucune intention galante, rassurez-vous. J'ai des choses importantes à vous transmettre de la part du ministère.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Désolé, mais je ne peux pas vous parler ici. Votre vieux collègue ouvre ses grandes oreilles et cela me gêne... Je précise que l'entretien confidentiel que je désire avoir avec vous concerne votre travail et votre patron, rien d'autre.
  
  Juliette Delaunay hésita.
  
  - Soit, accepta-t-elle brusquement. Je quitterai le bureau dans dix minutes. Attendez-moi en bas.
  
  Quand elle s'amena, dix minutes plus tard, Coplan devina tout de suite qu'elle se tenait sur ses gardes.
  
  - Où comptez-vous m'emmener? questionna-t-elle.
  
  - Aucune idée. Je vous laisse le choix des armes. Du moment que nous pouvons bavarder tranquillement et manger d'une façon correcte...
  
  - Eh bien, prenons un taxi pour aller au Cercle Français à Bad-Godesberg.
  
  Ce qui fut fait.
  
  Dans le taxi, elle daigna expliquer d'un air détaché :
  
  - Le Cercle Français est réputé pour sa cuisine et j'espère que vous ne serez pas déçu. La plupart des employés de l'ambassade et du Centre Culturel Français y prennent leurs repas.
  
  Installé dans une petite rue en pente qui débouche sur la rive du Rhin, le bâtiment du Cercle Français était plutôt banal et modeste. Mais le restaurant, situé au premier étage, était accueillant.
  
  Ils trouvèrent une table disponible, au fond de la vaste salle claire et dépouillée.
  
  Le menu composé et le vin choisi, ils prirent un Dubonnet en attendant les hors-d’œuvre.
  
  Se tournant vers la jeune femme, Coplan lui demanda à mi-voix :
  
  - Êtes-vous capable de garder un secret?
  
  - Si ce n'était pas le cas, je ferais une bien mauvaise secrétaire, non?
  
  - Êtes-vous capable de répondre en toute franchise à une question déplaisante?
  
  - Ah là, ça dépend! renvoya-t-elle, cabrée.
  
  - Nous allons bien voir, persifla Coplan. Je commence par le second point. Vous êtes amoureuse de Jean Rivard, vous êtes sa maîtresse et vous souffrez en silence parce que Jean refuse de divorcer pour vous épouser... Que pensez-vous de mon diagnostic ?
  
  - Rien, fit-elle sèchement.
  
  - Comme vous voudrez. Venons-en au premier point. Je vais vous faire une révélation qui doit rester secrète. Même vos amis intimes, vos parents et l'employé de l'ODIF doivent ignorer ce qui se passe. Jean Rivard a été kidnappé par un groupe de terroristes affiliés aux Anarchistes Révolutionnaires. Les ravisseurs ont envoyé une lettre à l'ambassade pour signaler qu'ils feront connaître leurs exigences dans une semaine.
  
  La jeune femme avait pâli.
  
  - Il est prisonnier? balbutia-t-elle.
  
  - Otage, oui.
  
  - Mais pourquoi ? Et pourquoi lui?
  
  - C'est pour élucider ce double mystère que je suis ici.
  
  - Sa vie est-elle en danger?
  
  - Oui, indiscutablement. Si vous lisez les journaux, vous devez savoir que les militants de l'A.R. ne sont pas des enfants de chœur. Même le paiement de la rançon éventuelle ne nous garantit pas qu'ils libéreront leur prisonnier sain et sauf.
  
  - Quand l'ont-ils kidnappé?
  
  - Nous ignorons tout du moment et des circonstances du drame. La voiture de Jean a été retrouvée dans un parking de Cologne.
  
  Juliette Delaunay, la bouche tremblante, essaya de dominer son désarroi. Le serveur apportait les deux verres d'apéritif qu'il déposa sur la table. Après quoi, il s'éloigna.
  
  Elle interrogea, les yeux fixés sur son verre :
  
  - Vous êtes un ami de Jean ?
  
  - Oui, un très vieil ami. J'étais son chef de service lors de son premier stage au département administratif de la société Cophysic.
  
  - Vous connaissez sa femme ?
  
  - Oui, évidemment. Et je sais aussi que ce ménage est pratiquement liquidé. Lucie Ri-yard a un amant à Cologne.
  
  Il y eut un temps mort.
  
  La brune prit son verre, esquissa le geste de trinquer, but une gorgée de Dubonnet, redéposa son verre. Elle tenait tête courageusement au déferlement de pensées que les paroles de Coplan avaient déclenché dans son cerveau.
  
  Prenant son courage à deux mains, elle prononça soudain, d'une voix sourde :
  
  - Votre diagnostic était parfaitement exact. Je suis la maîtresse de Jean depuis deux ans et je l'aime. Ce qui lui arrive est terrible.
  
  - Ne vous affolez surtout pas. Toutes les dispositions sont prises pour verser la rançon, quelle qu'elle soit. En attendant, un directeur intérimaire va s'occuper des affaires courantes de l'Office. Il arrivera demain, dans la matinée. Je serai là pour vous faciliter les choses.
  
  - Oh, pour ce qui est du travail, je peux m'en tirer! Il y a plus grave, malheureusement.
  
  - Ah oui?
  
  - A mon tour de vous demander si vous êtes capable de garder un secret.
  
  - C'est ma spécialité.
  
  - Jean ne s'occupait pour ainsi dire pas de l'Office. C'est de la routine. Sa véritable activité était clandestine. Il fait partie d'un service de renseignement français qui rassemble des informations en provenance des pays de l'Est. C'est sûrement pour cela qu'il a été enlevé.
  
  Coplan, impassible, murmura :
  
  - L'avenir nous le dira. Mais cela ne change rien au problème. Ce qui compte, dans l'immédiat, c'est de découvrir la piste des auteurs de ce rapt. Si nous pouvons les identifier, les situer, les chances de survie de Jean seront beaucoup plus grandes.
  
  - En quoi puis-je vous aider?
  
  - Nous en parlerons tout à l'heure.
  
  Le garçon apportait les hors-d’œuvre.
  
  Coplan, dans son for intérieur, éprouvait une sorte de vague ressentiment à l'égard de Jean Rivard. Pourquoi diable ce dernier avait-il dévoilé à sa maîtresse son appartenance au S.D.E.C.? C'était une violation flagrante des principes du Vieux. Mais, là aussi, le Vieux s'était fait des illusions.
  
  Décidément, cette affaire n'était pas ordinaire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Ils attaquèrent les hors-d’œuvre, et le silence se prolongea. Coplan mangeait de bon appétit, mais Juliette, c'était visible, se forçait.
  
  Soudain, elle murmura d'une voix à peine audible :
  
  - J'ai peut-être eu tort de vous parler des activités secrètes de Jean. Étiez-vous au courant ?
  
  - Oui, évidemment. Mais je ne pensais pas qu'il vous aurait fait part d'une chose aussi confidentielle.
  
  - Nous n'avons pas de secrets l'un pour l'autre. Nous nous aimons vraiment.
  
  - Si c'est comme ça, vous allez peut-être pouvoir m'aider. En principe, un kidnapping comme celui dont Jean a été victime, cela ne s'improvise pas. Les auteurs du rapt ont dû préparer leur coup avec soin et organiser l'opération plusieurs jours à l'avance. Maintenant que vous savez la vérité, essayez de vous souvenir si vous n'avez rien remarqué d'insolite, d'anormal dans les jours qui ont précédé l'enlèvement.
  
  - Non, affirma-t-elle aussitôt, catégorique. A ma connaissance, aucun fait insolite ne s'est produit.
  
  - Pas de visites bizarres, pas de coups de fil mystérieux?
  
  - Non.
  
  - Il y a une quinzaine de jours, Jean a reçu la visite d'un de ses amis de Paris, un certain Jacques Martay. Quel était le but de cette visite?
  
  - C'était une visite purement privée.
  
  - Qu'entendez-vous par là?
  
  - D'après ce que Jean m'a dit, ce Jacques Martay est son plus vieil ami. Un ami de lycée.
  
  - Que venait-il faire à Bonn?
  
  - Se reposer, paraît-il.
  
  - Vous l'avez vu?
  
  - Non, il n'est même pas venu au bureau. Mais je vous avoue que je ne le porte pas dans mon cœur.
  
  - Pourquoi?
  
  - Oh, pour une raison idiote, je suis la première à le reconnaître. La visite imprévue de ce Martay a été la cause de la première vraie dispute entre Jean et moi. C'était le mercredi 22 novembre. Or, comme je suis née le 22 novembre, j'avais organisé un petit souper d'anniversaire chez moi. Jean s'est décommandé la veille sous prétexte qu'il était obligé de recevoir son ami à la maison. J'étais furieuse, vous pensez. Je lui ai reproché de faire passer un ami avant moi, de me traiter comme une vulgaire dactylo qui couche avec son patron, d'agir en égoïste, bref, j'ai été très désagréable. J'ai même pleuré, ce qui l'a mis dans une colère épouvantable.
  
  - Mais pourquoi était-il obligé de recevoir Martay chez lui ?
  
  - Je n'en sais rien.
  
  Coplan se remit à manger en silence. Après un moment, il reprit :
  
  - En somme, et pour nous résumer, vous qui partagez non seulement la vie professionnelle de Jean mais aussi sa vie sentimentale et même sa vie secrète, vous n'avez rigoureusement rien remarqué de spécial pendant les deux ou trois semaines qui ont précédé son enlèvement ?
  
  Elle eut une brève hésitation, puis elle prononça, pensive :
  
  - En fait, si, j'ai remarqué quelque chose. Après notre dispute, Jean a fait la tête pendant plus d'une semaine. Il était sombre, taciturne, irascible. J'avais mis cela sur le compte de la scène que nous avions eue, évidemment. Mais nous avons fini par nous réconcilier... comme un homme et une femme qui s'aiment réellement finissent toujours par se retrouver dans les bras l'un de l'autre, c'est bien connu. Néanmoins, Jean n'était plus tout à fait le même.
  
  - A quel point de vue?
  
  - C'est difficile à dire. Ce sont des choses qu'une femme amoureuse ressent confusément... Jean était nerveux, tendu, plus renfermé. Je lui ai même demandé s'il avait des ennuis à la maison. Il m'a affirmé qu'il n'avait ni ennuis ni soucis ; mais, maintenant que j'y réfléchis, je suis presque sûre qu'il me cachait quelque chose.
  
  - Quelles ont été ses activités dominantes pendant cette période?
  
  - Vous savez, il ne me donnait jamais d'explications détaillées au sujet de son activité d'agent secret. Il me disait : « Je vais à Cologne, ou je vais à Dusseldorf. Je serai de retour demain soir, ou après-demain... » Je pouvais plus ou moins suivre ses déplacements, mais je ne savais jamais avec qui il avait rendez-vous. La seule chose dont je me souvienne, c'est que pendant cette semaine où nous étions en froid, il a rencontré plusieurs fois des fonctionnaires du Comité des Industries Allemandes. Mais cela fait partie de ses fonctions de directeur de l'Office, naturellement.
  
  Le garçon vint servir le plat principal et le repas se poursuivit.
  
  Juliette, mise en confiance, parlait plus librement. Mais elle parlait surtout de ses problèmes de femme amoureuse et de maîtresse frustrée ; elle souffrait de ne pas être l'épouse légitime de Rivard. Éternelle chanson.
  
  Le déjeuner tirait à sa fin quand elle demanda, les traits anxieux :
  
  - Est-ce que vous croyez vraiment que sa vie est en danger?
  
  - Théoriquement, non. Mais...
  
  - Depuis notre dispute, j'ai comme un pressentiment qu'un malheur va s'abattre sur nous. Toutes les nuits, j'ai des cauchemars affreux. Et pourtant, je ne savais pas que Jean était prisonnier des terroristes. J'ai même vu son cadavre dans un de mes rêves...
  
  - Méfiez-vous des pressentiments, dit Coplan, amical. Neuf fois sur dix, ce sont des fantasmes du subconscient qui traduisent simplement des regrets. Vous avez des cauchemars parce que vous vous reprochez d'avoir fait une scène absurde à Jean à propos de ce dîner d'anniversaire loupé. Il ne faut pas chercher plus loin.
  
  Ces bonnes paroles parurent la rassurer. Coplan reconduisit la jeune femme à son bureau en taxi.
  
  - Je vous reverrai demain dans la matinée, rappela-t-il. Je vous présenterai le directeur intérimaire de l'Office. Bien entendu, pour les clients de l'Office, bouche cousue en ce qui concerne la disparition de Jean. Et si sa femme vous téléphone, vous ne savez rien.
  
  - N'ayez crainte, je serai à la hauteur, promit-elle.
  
  Elle descendit du taxi devant l'immeuble où se trouvait le siège de l'ODIF. Coplan ordonna au chauffeur :
  
  - Hôtel Arera, à Bad-Godesberg.
  
  Le taxi démarra. Mais Coplan se ravisa brusquement :
  
  - Faites d'abord un tour du bloc pour repasser ensuite par ici, dans la Kôlnstrasse, mais sans vous arrêter.
  
  Jawohl, acquiesça le chauffeur, philosophe.
  
  Quand ils repassèrent devant le building qui abritait les bureaux de l'ODIF, Coplan eut la quasi-certitude que le vieux bonhomme en manteau de ratine qui se promenait sur le trottoir d'en face n'était pas un promeneur ordinaire. Ce manteau noir, ce chapeau gris, cette, démarche trop tranquille de flâneur, il les avait déjà vus en arrivant, le matin même.
  
  Simple coïncidence ?
  
  
  
  
  
  Le colonel Malle s'amena à l'hôtel Arera vers 15 heures. Il était porteur d'un message émanant du Vieux, message relatif à l'arrivée de Roger Carame, prévue pour le lendemain matin à 10 heures. Pour simplifier la prise de contact, Carame se présenterait directement à l'Arera.
  
  Le colonel Malle annonça
  
  - J'ai également reçu un coup de fil de la Sûreté. L'examen de la voiture de Rivard n'a rien donné. Si vous êtes disponible, je vous mobilise pour aller chercher le véhicule à Cologne. Cela me dispensera de recourir à un employé de l'ambassade.
  
  - D'accord, accepta Coplan.
  
  Ce fut un voyage sans histoire. Pour le retour de Cologne, Coplan prit le volant de la Mercedes de Rivard et il s'arrangea pour passer devant le bureau de l'ODIF. Mais le vieux bonhomme au manteau de ratine avait disparu.
  
  « J'ai bien fait de ne pas en parler à Malle, pensa Coplan. Les gars de l'A.R. n'ont aucune raison de surveiller les parages de l'ODIF. »
  
  A Bad-Godesberg, il stoppa devant la villa des Rivard. La nuit commençait à tomber et il faisait de plus en plus froid.
  
  En lui ouvrant la porte, Lucie Rivard questionna d'une voix nerveuse :
  
  - Il y a du nouveau?
  
  - Non, rien de nouveau, répondit Coplan. Je suis allé rechercher la voiture de Jean. Elle vous sera peut-être utile?
  
  J'ai mon Opel à moi. Si vous voulez vous servir de la Mercedes, ne vous gênez pas.
  
  - Volontiers.
  
  - Vous avez bien le temps de prendre un verre, j'espère?
  
  - Oui, bien sûr.
  
  - J'ai un de ces cafards, soupira-t-elle. Elle conduisit Coplan au salon, lui indiqua un fauteuil, prépara deux scotches.
  
  - Je n'ai plus l'habitude de rester enfermée entre mes quatre murs, fit-elle. La solitude me déprime.
  
  - Mais vous n'êtes pas obligée de rester cloîtrée, fit remarquer Coplan. Si vous avez envie de bouger, rien ne vous en empêche.
  
  - J'ai des scrupules, grinça-t-elle, âpre. Une épouse dont le mari est prisonnier des terroristes doit forcément vivre dans l'angoisse, non ? Je devrais me tordre les mains de désespoir.
  
  - Personne ne vous demande de jouer la comédie.
  
  - Si, ma conscience ! jeta-t-elle, mordante. Après tout, Jean m'aime peut-être encore, qui sait ? Et je l'ai aimé, moi, je mentirais en disant le contraire.
  
  Elle avait envie de parler, c'était évident. Et Coplan, qui avait sa petite idée, se garda bien de la rabrouer.
  
  - Qu'est-ce qui s'est passé entre vous ? s'enquit-il doucement.
  
  - Rien. Notre amour s'est fissuré au fil des jours et tout s'est écroulé presque à notre insu... Au fond, nous étions trop dissemblables. J'aime les gens qui s'expriment, qui s'amusent, qui ont de l'imagination et du dynamisme. J'aime le changement aussi. Vous connaissez Jean. C'est un garçon peu expansif, toujours replié sur lui-même, plutôt morne en général. Par ailleurs, j'aime le luxe, l'argent facile, les trucs à la mode. Au fond, si j'ai trompé mon mari, c'était pour le punir de son manque d'ambition, de sa mesquinerie, de cette existence médiocre qu'il m'impose dans ce patelin lugubre, ici.
  
  - Comment a-t-il découvert son infortune?
  
  - Il n'a rien découvert du tout, c'est moi qui lui ai jeté la vérité à la figure au cours d'une scène. Ce n'était pas très gentil, d'accord, mais il m'avait laissée seule pendant trois jours et trois nuits... Je ne supporte pas la solitude, je vous l'ai dit. C'est à la fois physique et moral.
  
  - Comment a-t-il pris cela ?
  
  - Il m'a regardée, il a enfilé sa veste et il est parti. Je ne l'ai pas revu pendant quarante-huit heures. Quand il est revenu, il n'a plus été question de l'affaire. Il m'a simplement prévenue qu'il ne voulait ni scandale ni divorce. C'est comme cela que nous avons pris l'habitude de vivre chacun de notre côté. Il couche avec sa secrétaire et moi j'ai un amant à Cologne.
  
  - Vous m'avez dit l'autre jour que vous aviez reçu un de ses amis à dîner.
  
  - Oui, il voulait sauver la face. Son ami Jacques Martay est un type aux idées d'autrefois : la femme, les enfants, le foyer. Vous voyez le genre.
  
  Coplan ne rata pas l'occasion.
  
  - Qui est-il, au juste, ce Jacques Martay? Son seul ami, comme il le répète. Ils se sont connus au lycée...
  
  Mine de rien, Coplan se débrouilla pour obtenir de la blonde le maximum d'informations concernant Martay. Mais ces confidences ne l'avancèrent guère.
  
  
  
  
  
  Roger Carame, un jeune gaillard de trente ans, costaud et sympathique, arriva à l'hôtel .Arera un peu avant 10 heures, le lendemain matin.
  
  - J'ai préféré venir en bagnole, expliqua-t-il. Cinq cents bornes, ce n'est pas le diable. Rien de nouveau?
  
  - Non. Je vais vous conduire à l'ODIF et vous présenter à la secrétaire.
  
  Ils se mirent en route, dans la Peugeot de Carme.
  
  Quand ils stoppèrent, devant le building où siégeait l'Office, Coplan dit à son compagnon :
  
  - Il y a un vieux type en manteau de ratine qui se balade sur le trottoir d'en face. C'est la troisième fois que je le repère. Il faudra essayer de savoir d'où il sort. C'est peut-être un retraité du quartier, mais c'est peut-être autre chose.
  
  Carame ne put s'empêcher de rigoler.
  
  - Au moins, avec vous, on ne s'embête pas ! Je suis à peine arrivé qu'il y a déjà anguille sous roche.
  
  - Oh, ne nous emballons pas ! le calma Coplan. Vous ferez une tentative de filature si l'occasion s'en présente, mais sans insister. La Sûreté nous interdit de prendre des initiatives, vous savez pourquoi.
  
  - Oui, je suis au courant. Les terroristes ont menacé de décapiter Rivard si on leur cherchait des crosses. Entre nous, le Vieux a l'impression que Rivard est déjà dans un monde meilleur à l'heure qu'il est.
  
  II a sans doute raison. Je ne sais pas pourquoi, mais cette histoire de kidnapping me paraît louche. Je ne serais nullement surpris d'apprendre que cela cache une autre histoire.
  
  - C'est-à-dire?
  
  - Une opération menée par le K.G.B. pour liquider le chef des réseaux Domis et Kant.
  
  - Et le reste ne serait que de la mise en scène ? supputa Carame.
  
  - Oui, pour camoufler le coup vis-à-vis des Allemands. Moscou ne désire pas se brouiller avec Bonn, c'est de notoriété publique.
  
  - Çe qui signifie que je ferais bien de regarder où je mets les pieds, conclut Carame, plus sérieux.
  
  - Venez, je vais vous présenter la secrétaire. Inutile de lui faire du plat, elle est la maîtresse de Rivard. Bien entendu, j'ai dû la mettre au parfum en ce qui concerne l'enlèvement. Par ailleurs, Rivard lui avait confessé qu'il faisait du renseignement, mais elle ne sait rien de précis.
  
  Juliette Delaunay accueillit son patron intérimaire avec une amabilité teintée de réserve. Mais Carame la mit très vite à l'aise et tout se passa très bien.
  
  Coplan, de retour à son hôtel, téléphona à Lucie Rivard pour lui demander s'il pouvait utiliser la Mercedes de Jean pour faire un aller-retour à Paris.
  
  - Bien sûr, dit la blonde. Quand revenez-vous?
  
  - Demain, après-demain au plus tard. Je vous ferai signe.
  
  - Merci d'avance. Et bon voyage.
  
  Coplan prévint ensuite le colonel Malle. Ce dernier, un peu surpris, questionna :
  
  - Vous avez été convoqué?
  
  - Non. Je profite du battement que nous accordent les zèbres de l'A.R. pour aller régler une affaire personnelle à Paris.
  
  - Bon. Contactez-moi dès votre retour.
  
  - Je n'y manquerai pas.
  
  Dix minutes plus tard, Coplan prenait la route. Il n'avait pas jugé indispensable de prévenir le Vieux. Par prudence. Car le Vieux n'aurait sans doute pas été d'accord.
  
  Mais Coplan avait son idée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Dès son arrivée à Paris, Coplan alla garer la Mercedes au parking souterrain de l'avenue George V.
  
  La montre du tableau de bord indiquait 17 h 27.
  
  Il décida de tenter sa chance sans perdre une minute et il se rendit à pied au 206 bis de la rue de Berri où se trouvaient les bureaux de Jacques Martay.
  
  Effectivement, au troisième étage d'un vieil immeuble de style 1900, la porte palière s'ornait d'une plaque annonçant :
  
  Cabinet Jacques Martay
  
  Promotion immobilière
  
  Il sonna, et la porte s'ouvrit quelques instants plus tard. Une dame âgée d'une cinquantaine d'années, au visage grave et au maintien respectable, s'enquit :
  
  - C'est pour quoi, monsieur?
  
  - Je voudrais voir M. Martay. Voici ma carte. Il s'agit d'une affaire personnelle de la plus haute importance.
  
  - Entrez, je vous prie.
  
  Les locaux étaient luxueux. On sentait que tout avait été remis à neuf. La décoration, moderne et fonctionnelle, était d'un goût parfait. Cette ambiance presque opulente et cette secrétaire vénérable inspiraient confiance, indiscutablement.
  
  Coplan fut conduit dans une petite salle d'attente dont les quatre murs s'ornaient de grandes photos qui représentaient des villas magnifiques. Le palmarès de la firme, en quelque sorte.
  
  Un homme fit son apparition. De taille moyenne, plutôt maigre et sec, âgé d'une bonne trentaine d'années, vêtu sobrement, genre manager américain. Son expression nette et son regard franc révélaient une droiture et une honnêteté indéniables.
  
  - Jacques Martay, dit-il en tendant sa main. Je suis heureux de faire votre connaissance. Si vous voulez me suivre dans mon bureau...
  
  Il guida Coplan vers une vaste pièce rectangulaire où tout était à son image : net, élégant, sans fioritures. Là aussi, les murs étaient couverts de photos montrant des constructions réalisées par la firme.
  
  Il désigna un fauteuil à Coplan, prit place derrière un bureau de chêne.
  
  Coplan murmura :
  
  - Mon nom ne vous dit rien, mais je suis un ami de Jean Rivard et c'est à ce titre que je me permets de vous déranger à l'improviste.
  
  - Détrompez-vous, fit Martay, vous n'êtes pas un inconnu pour moi. Jean m'a souvent parlé de vous et tout récemment encore. Vous étiez son directeur lors de son stage à la Cophysic, n'est-ce pas?
  
  Assez surpris par ces paroles, Coplan ne laissa rien voir de son étonnement. Il reprit :
  
  - C'est Lucie Rivard qui m'a conseillé de venir vous voir. Nous vivons en ce moment un drame dont Jean est malheureusement le héros, pour ne pas dire la victime.
  
  Les traits de Martay se figèrent. Coplan enchaîna :
  
  - Jean a été enlevé par un groupe de terroristes et il est entre leurs mains depuis quatre jours.
  
  - Quoi? lâcha Martay en pâlissant.
  
  - Sa vie est en danger, inutile de vous le dire. Je m'occupe de l'affaire depuis trois jours et vous pensez bien que je ne négligerai rien pour le sortir vivant de ce traquenard. Je suis persuadé que vous ne me refuserez pas votre collaboration.
  
  - Naturellement! s'écria Martay, bouleversé.
  
  - En fait, poursuivit Coplan, vous êtes son seul ami, n'est-ce pas?
  
  - Jean est beaucoup plus qu'un ami pour moi, articula Martay, la voix un peu enrouée. Si je vous disais que c'est mon frère, ce serait encore trop peu dire. Mais que s'est-il passé. Exactement ?
  
  Coplan relata brièvement la disparition de Rivard, le message des A.R. et les menaces formulées par ceux-ci.
  
  Il termina son récit en précisant
  
  - Sauf catastrophe, nous saurons à quoi nous en tenir dans cinq jours. Les auteurs du rapt nous ont fait savoir qu'ils communiqueraient leurs exigences le 12. Mais je ne me fie pas à ces bandits. A plusieurs reprises, dans des circonstances identiques, ils n'ont pas hésité à exécuter leur prisonnier après avoir touché la rançon. Bref, je veux mettre à profit les quelques jours qui me restent pour tenter de découvrir la piste des auteurs de ce kidnapping. Nous comptions sur un indicateur, mais les terroristes l'ont assassiné quelques heures avant notre prise de contact. Ils ne reculent devant rien, comme vous le voyez.
  
  - J'ai lu leurs exploits dans les journaux, comme tout le monde. La situation de Jean est terrible, je m'en rends bien compte. Mais à quel titre l'ont-ils choisi comme otage? Est-ce le directeur de l'Office de Documentation ou est-ce l'agent du S.D.E.C.?
  
  « De mieux en mieux », pensa Coplan.
  
  - A mon avis, émit-il, c'est l'agent du S.D.E.C. qu'ils ont capturé. Mais je suis convaincu que l'opération n'a pas été improvisée. II n'y a pas eu de bagarre et Jean avait même laissé ses clés au tableau de bord de sa voiture. Par conséquent, j'en déduis que les terroristes avaient soigneusement préparé leur plan. Et c'est ici que j'ai besoin de vous.
  
  Il regarda son interlocuteur droit dans les yeux et prononça :
  
  - Je sais par Lucie Rivard que vous avez rencontré notre ami à Bad-Godesberg le 22 novembre. Puis-je vous demander pour quel motif ?
  
  Martay ne répondit pas.
  
  Coplan, qui l'observait, eut l'intuition qu'il était pris de court et qu'il cherchait une échappatoire. Pour l'en empêcher, il fit passer dans sa voix une insistance presque frémissante.
  
  - Par amitié pour Jean, je vous supplie de me dire la vérité. La moindre indication peut me mettre sur la piste des ravisseurs et me donner des armes pour les neutraliser. C'est peut-être notre seule chance de tirer Jean sain et sauf de leurs griffes.
  
  Martay baissa la tête. Il paraissait en proie à une vive émotion.
  
  Il articula soudain d'une voix sourde :
  
  - Tant pis! J'avais formellement promis à Jean de ne dévoiler ce secret en aucun cas, mais du moment que c'est sa vie même qui est en jeu, je n'ai pas le choix. Je suis allé voir Jean à Bad-Godesberg parce que j'avais besoin d'une certaine somme d'argent dans le plus bref délai.
  
  Coplan resta de bois. Ni réprobation, ni stupeur. Il demanda simplement, sur un ton posé :
  
  - Pourquoi aviez-vous besoin d'argent?
  
  - Pour sauver ma société de la faillite... D'ailleurs, au point où j'en suis, je crois qu'il vaut mieux que je vous explique toute la situation. En réalité, mon cabinet de promotion immobilière appartient à Jean. C'est lui qui a versé les fonds pour créer notre société. Moi, mon apport, c'est mon travail et ma compétence. Nous avons...
  
  Coplan, tendu, coupa presque sèchement :
  
  - Jean vous a-t-il tiré d'embarras?
  
  - Oui.
  
  - De quelle somme s'agissait-il?
  
  - Il me fallait quatre-vingts millions d'anciens francs.
  
  - Il a trouvé cet argent sur-le-champ?
  
  - Non, il a dû faire des démarches. Et les fonds m'ont été remis ici, à Paris.
  
  - Par qui?
  
  - Par un intermédiaire anonyme.
  
  - Je vous demande pardon de vous poser toutes ces questions, mais c'est important pour mon enquête. D'où venait l'argent qui vous a été versé?
  
  - Je l'ignore, je vous le jure. Jean a refusé de me fournir la moindre explication à ce sujet Mais il a tellement de relations à Bonn, grâce à son bureau, que j'ai eu l'impression qu'il n'avait pas eu de grosses difficultés à obtenir un prêt. Le plus drôle, dans cette affaire, c'est qu'il avait d'abord pensé à vous.
  
  - A moi?
  
  - Oui, il me l'a dit textuellement. Vous êtes le seul de ses camarades du S.D.E.C. en qui il a pleinement confiance. Et vous êtes le seul, paraît-il, qui pouvait comprendre ce problème personnel.
  
  Coplan, bien qu'il n'en montrât rien, était assez estomaqué. Il questionna :
  
  - Et pourquoi ne m'a-t-il pas alerté?
  
  - D'une part, vous étiez en voyage. Et, d'autre part, j'ai cru comprendre que ça le gênait vis-à-vis de la direction du S.D.E.C.
  
  Coplan avait la sensation bizarre d'avoir une sorte de nœud dans les tripes. Les confidences de Martay étaient à la fois si incroyables et si surprenantes qu'il ne savait plus très bien où il en était. Pourtant, il sentait, d'instinct, qu'il venait de mettre le doigt sur une histoire brûlante.
  
  Pour dissimuler les pensées chaotiques qui traversaient son esprit surexcité, il dit en haussant les épaules :
  
  - Dans un sens, les scrupules de Jean peuvent s'expliquer. S'il avait fait appel à moi, j'aurais évidemment fait le maximum pour le dépanner. Mais je reconnais que le directeur du S.D.E.C. a toujours été hostile, par principe, aux affaires personnelles, privées de ses agents. Le Service exige de nous une abnégation, un désintéressement absolus. C'est parfois excessif, j'en conviens.
  
  - Justement, jeta Martay, puisque nous parlons à cœur ouvert, laissez-moi vous dire que Jean est terriblement déçu du S.D.E.C. Depuis quatre ans qu'il a été nommé à Bonn, il se consacre corps et âme à des tâches qu'il juge lui-même dérisoires et qui lui donnent l'impression de perdre son temps. Sur le plan professionnel, c'est assez épouvantable de végéter de la sorte, non ? Pour un homme de sa valeur, et dans la pleine force de l'âge. De plus, et cela je le tiens de Lucie, le S.D.E.C. ne lui alloue qu'un appointement de misère, paraît-il.
  
  - Pourquoi ne démissionne-t-il pas?
  
  - C'est la première question que je lui ai posée, naturellement. Car nous avons longuement parlé de ce problème. En exploitant son intelligence, qui est grande, au service de n'importe quelle firme privée, il peut gagner cinq fois plus qu'au S.D.E.C. Mais il prétend que le métier d'agent secret est sa véritable vocation et qu'il ne pourrait plus s'adapter à une autre forme d'existence. Ce qui, à mon avis, est faux.
  
  Pour détendre l'atmosphère en créant une diversion, Coplan montra les photos qui ornaient les murs.
  
  - Ce sont des réalisations de votre société?
  
  - Oui.
  
  - C'est impressionnant. Mais comment faites-vous pour mener à bien des entreprises aussi importantes avec des possibilités relativement réduites? Vous n'avez pas beaucoup de personnel, d'après ce que j'ai cru voir? Et vous me disiez tout à l'heure que vous étiez au bord de la faillite.
  
  Martay, pris au piège de la dialectique de Coplan, répondit avec une pointe de vanité :
  
  - Bien que je le dise moi-même, je crois que j'ai le génie de la promotion immobilière. Je n'avais pas encore mon diplôme d'architecte-urbaniste que je savais déjà que ma vraie voie ne consistait pas à dessiner des plans, à bâtir des maisons, mais à susciter la création d'entreprises inédites. J'ai vraiment le flair et le coup d’œil du promoteur. Je découvre des sites, je négocie l'achat des terrains, je conçois des ensembles, j'élabore le planning général, bref, j'invente. Mais tout le reste : l'exécution, les formalités, les tracés, les calculs, je confie cela à des sous-traitants.
  
  - Il faut un financement formidable, non?
  
  - Il faut surtout voir clair. Et, pour en revenir à ces quatre-vingts millions qu'il me fallait le mois dernier, je dois vous préciser que c'était un accident. Pour des raisons qui tenaient à la fois du hasard et de la conjoncture, je me suis trouvé brusquement aux prises avec une série de problèmes imprévus. Mes entrepreneurs, ma banque, un vendeur de terrain et d'autres sous-traitants m'ont réclamé en même temps des avances de paiement assez considérables. les échéances normales se situaient en janvier, mais j'avais le couteau sur la gorge et je ne pouvais pas me dérober. Bref, c'était une mauvaise passe à franchir pour sauver la réputation de mon cabinet... Mais ce n'est plus qu'un mauvais souvenir. De vous à moi, je peux vous avouer que les affaires sont extrêmement prospères à présent. Dans six mois, Jean sera à la tête d'une fortune plutôt rondelette. Vous allez le sauver, n'est-ce pas? Ce serait trop bête.
  
  - Je l'espère de tout cœur, vous pensez bien.
  
  - S'il vous faut de l'argent pour payer sa rançon, vous pouvez compter sur moi.
  
  - Ce n'est pas de ce côté-là que réside le danger. Le S.D.E.C. a évidemment pris toutes les dispositions financières qui s'imposaient pour faire face à une demande de rançon. Ce que je crains, c'est une vacherie des terroristes. Certains d'entre eux sont de véritables fous sanguinaires. Leur fanatisme politique cache bien souvent un besoin morbide de détruire, de faire souffrir, de tuer.
  
  Les traits de Martay s'étaient crispés.
  
  - Quelle horreur, fit-il dans un souffle. La pauvre Lucie doit être dans tous ses états.
  
  - Elle a beaucoup de courage.
  
  - Je me suis bien rendu compte que leur ménage ne marche pas très bien, mais dans des circonstances aussi tragiques les sentiments profonds reviennent à la surface.
  
  - Heureusement, elle ne sait pas que son mari appartient à un service de renseignement. A propos, est-elle au courant de votre association ?
  
  - Non, bien entendu.
  
  - C'est curieux, grommela Coplan. Jean, qui raconte si facilement des choses qu'il devrait taire, se tait en ce qui concerne des choses dont il pourrait parler sans danger. L'être humain est décidément imprévisible.
  
  Il se leva pour montrer qu'il se disposait à prendre congé.
  
  - En tout cas, dit-il, je vous remercie de la franchise que vous m'avez témoignée. Il me reste un dernier service à vous demander, un service très important.
  
  Il prit un ton grave :
  
  - Quelle que soit l'issue du drame qui se joue en ce moment, il faut que ma démarche d'aujourd'hui reste un secret entre vous et moi. Si vous voulez garder la confiance de Jean, sauvegarder les liens amicaux qui vous unissent à lui et qui m'unissent à lui, ne parlez jamais de ma visite ni des propos que nous avons échangés. Ni à Jean lui-même, ni à sa femme, ni à personne. C'est un élément capital pour l'avenir. En termes clairs, vous n'êtes au courant de rien, vous ne m'avez jamais rencontré. Nous sommes bien d'accord ?
  
  - Vous avez ma parole d'honneur, affirma Jacques Martay, solennel. Et fasse le ciel que tout se termine bien pour Jean.
  
  - Si vous voulez me donner votre numéro de téléphone privé, je m'arrangerai pour vous tenir au courant.
  
  - Oh, oui, je vous remercie! s'exclama Martay avec gratitude. Voici ma carte avec le numéro de téléphone de mon domicile. Je suis toujours chez moi après 21 heures, mais vous pouvez appeler à n'importe quel moment de la journée. Vous aurez ma femme au bout du fil. Dites-lui que l'affaire du Nord est en bonne voie, je saurai ce que cela signifie.
  
  - Entendu. Mais n'attendez rien avant le 13. Les terroristes ont promis de donner de leurs nouvelles le 12. D'ici là, si vous avez la foi, priez pour notre ami.
  
  
  
  
  
  Coplan alla rechercher la Mercedes au parking de l'avenue George V.
  
  Normalement, il aurait dû signaler son passage à Paris en donnant au moins un coup de téléphone à la permanence du S.D.E.C. Mais il n'y tenait vraiment pas et il préféra reprendre immédiatement la route de Cologne.
  
  En réalité, il était dans le cirage le plus épais. Et il avait de quoi méditer durant ce long trajet solitaire de cinq cents kilomètres qu'il avait à faire.
  
  La personnalité de Jean Rivard se révélait étrangement complexe quand on y réfléchissait. Pleine de contradictions surtout. Pourquoi diable avait-il révélé à son ami Martay et à sa maîtresse qu'il exerçait le métier d'agent de renseignement ? Vanité puérile ? Besoin de se donner de l'importance pour surmonter un sentiment intime de ratage ? Mais à quels mobiles obscurs obéissait-il en restant au S.D.E.C. ? Puisqu'il était si profondément déçu et qu'il avait la possibilité de gagner plus largement sa vie en se consacrant à sa société, pourquoi n'avait-il pas démissionné ? Accessoirement, comment s'était-il procuré les quatre-vingts millions que Martay lui avait réclamés ? Avait-il emprunté cette somme, importante finalement, à un correspondant de l'ODIF ?
  
  Et, en définitive, fallait-il envisager un rapport entre ces fautes professionnelles manifestes et l'opération menée par les terroristes?
  
  En désespoir de cause, Coplan décida de chasser de son esprit ces questions sans réponses qui finissaient par former une bouillie assez décourageante.
  
  S'étant arrêté vers 20 heures pour dîner dans une auberge, il arriva à Bad-Godesberg vers 1 heure du matin. Un message l'attendait à l'hôtel Arera.
  
  « Il y a du nouveau. Venez à l'ODIF demain, jeudi, entre 16 heures et 17 heures. Roger C. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Le jeudi matin, après s'être accordé quelques heures de détente dans sa chambre d'hôtel, Coplan fit sa toilette sans se presser.
  
  Il avait beau s'en défendre, le souvenir de son entrevue avec Jacques Martay continuait à le tracasser. En tout état de cause, le capitaine Brian Cavanagh n'avait pas exagéré en qualifiant l'enlèvement de Jean Rivard d'affaire bizarre. Par contre, si l'agent de la C.I.A. avait supputé un lien quelconque entre le voyage de Martay à Bonn et le kidnapping, il s'était fourré le doigt dans l’œil. Martay n'était pour rien dans le rapt commis par les terroristes de l'A.R.
  
  Restait le mystère des quatre-vingts millions d'anciens francs que Rivard avait réussi à se procurer, quasiment au pied levé, pour sauver la société de Martay, société dont il était, lui, Jean Rivard, le vrai propriétaire. Mais cela, c'était une autre histoire.
  
  Un peu avant midi, Coplan passa un coup de fil au colonel Malle pour lui signaler qu'il était de retour.
  
  Le colonel marmonna :
  
  - Il ne s'est rien passé pendant votre absence. Tout le monde attend. J'ai fait la connaissance du remplaçant de Rivard. Un garçon très sympathique. J'ai également revu le capitaine Cavanagh. Nos amis de la C.I.A. sont de plus en plus intrigués par le silence des terroristes de l'A.R. A tel point que Cavanagh s'est livré lui-même à un discret sondage dans les milieux de presse. Mais sans résultat. Ni les agences ni les gens de la radio ne se doutent qu'il y a, en ce moment même, un drame qui se joue.
  
  - Dans quatre jours, nous y verrons peut-être plus clair, émit Coplan. Il téléphona ensuite à Lucie Rivard.
  
  - Si vous avez besoin de la Mercedes de votre mari, elle est à votre disposition, lui rappela-t-il.
  
  - Non, gardez-la. Cette voiture appartient de toute façon à l'ODIF et la mienne marche très bien.
  
  - Votre moral va mieux, j'espère?
  
  - Oui, merci. J'ai suivi votre conseil. Je suis allée à Cologne hier. J'avais trop besoin de me changer les idées. Puis-je espérer votre visite aujourd'hui?
  
  - J'ai plusieurs rendez-vous cet après-midi. Si je suis libre, je vous ferai signe vers 19 heures.
  
  
  
  
  
  Pour s'épargner des problèmes de parking à Bonn, Coplan se rendit à l'ODIF en taxi.
  
  Avant de débarquer dans la Kölnstrasse, il jeta un rapide coup d'œil à la ronde. Mais le vieux bonhomme en manteau de ratine n'était pas dans les parages.
  
  En voyant apparaître Coplan, Juliette Delaunay se leva promptement pour aller vers lui.
  
  - Bien de nouveau? demanda-t-elle dans un souffle.
  
  - Non. Et ici?
  
  - Non.
  
  - Votre vieux compagnon n'est pas là?
  
  - Il est parti à la poste. Mais M. Carame vous attend dans le bureau...
  
  D'un mouvement de la tête, elle désigna le bureau directorial occupé d'habitude par Rivard.
  
  - Bon, je vais le voir, acquiesça Coplan.
  
  Roger Carame était en train de lire le Figaro. Il replia le journal et il se leva pour accueillir Coplan. Mais il attendit que celui-ci eut refermé la porte pour prononcer sur un ton confidentiel :
  
  - Vous avez trouvé mon message à votre hôtel?
  
  - Oui, évidemment, c'est pour cela que je suis venu.
  
  - J'ai du nouveau pour vous. Hier, à 16 h 45, le vieux type sur lequel vous aviez attiré mon attention s'est de nouveau pointé en face du building. Il est resté de faction pendant une bonne heure, après quoi il s'est tiré. Mais comme je faisais le guet, j'ai pu me glisser dans son sillage et j'ai repéré l'immeuble où il est entré. C'est un bâtiment commercial situé au 678 de la Römerstrasse. Vous voyez où ça se trouve?
  
  - Non, je ne connais pas très bien Bonn.
  
  - Peu importe, j'ai dessiné un croquis. Il extirpa un feuillet de papier à machine de sa poche, le déplia, l'étala sur la table.
  
  - J'ai fléché en rouge l'itinéraire de ma filature, expliqua-t-il. Nous sommes ici... Le type a tourné à droite dans le Ring Augustus, a longé cette avenue jusqu'au ministère des Finances, a tourné à gauche dans la Bömerstrasse pour continuer jusqu'au 678 où il est entré. Le bâtiment en question abrite une série d'organismes officiels, mais je me suis abstenu de pousser ma curiosité plus loin car je risquais de me faire repérer.
  
  Coplan regarda le croquis d'un air pensif.
  
  - Vous avez bien fait de ne pas insister, murmura-t-il.
  
  - Ce n'est pas tout, enchaîna Carame. J'ai remarqué autre chose. Quand je suis revenu ici mon regard a été attiré par une femme en manteau gris qui flânait sur le trottoir d'en face, exactement comme le vieux schnock que je venais de filer. Pour en avoir le cœur net, je me suis livré ce matin à une petite manœuvre d'observation et je crois pouvoir vous affirmer que le vieillard et cette bourgeoise en gris se relaient pour surveiller l'immeuble ici.
  
  - De mieux en mieux, marmonna Coplan.
  
  - Remarquez, rien ne prouve que ce contrôle concerne réellement l'ODIF. Le building est occupé par douze sociétés commerciales, je les ai comptées. Faudrait peut-être faire gaffe avant de s'emballer.
  
  - En effet, reconnut Coplan.
  
  - A mon avis, il faudrait procéder à une vérification avant de tirer des conclusions. Je vous ai demandé de venir entre 16 heures et 17 heures parce que c'est après 17 heures que la femme en gris a terminé son manège hier. Vous pourriez peut-être la prendre en charge?
  
  - Oui, d'accord, c'est une excellente idée.
  
  - En sortant d'ici dans une bonne demi-heure, vous pourrez vous rendre compte si la femme en question est à son poste ou non. Et si elle est là, vous aurez le temps d'organiser votre filature. Qu'en pensez-vous?
  
  - Ce programme me paraît tout à fait judicieux et je l'adopte. Mais je vais sortir tout de cuite. Comme ça, je serai sûr de ne pas louper le coche... Venez. prendre l'apéritif à l'Arera à 19 heures. Nous ferons le point.
  
  La femme en gris qui déambulait paisiblement de l'autre côté de la Kölnstrasse paraissait âgée d'une soixantaine d'années. Plutôt grosse, le visage rond et candide, la démarche un peu lourde, elle avait tout de la mémère qui se promène pour tuer le temps. Son chapeau de feutre beige laissait échapper des boucles grises. Elle n'était ni élégante ni minable. Strictement anonyme, banale, grise comme la vie de tous les jours. Il fallait le coup d’œil d'un spécialiste pour s'apercevoir qu'elle s'attardait sans raison dans un secteur bien délimité de la rue.
  
  Coplan, habitué à ce genre d'exercice, savait déjà comment il allait s'y prendre pour suivre la bonne femme. Néanmoins, en sortant du building, il jugea opportun d'effectuer un tour complet du bloc d'immeubles. Et il put se rendre compte que la femme en gris ne lui avait pas emboîté le pas. Elle ne s'intéressait donc nullement à l'itinéraire que pouvaient emprunter les visiteurs de l'ODIF. Seule la tête de ces visiteurs avait sans doute de l'importance pour elle.
  
  Revenu dans la Kölnstrasse, Coplan rejoignit l'angle de Michaelstrasse. Il avait là, grâce aux panneaux publicitaires d'une agence de voyages, un poste d'observation particulièrement propice. Sans être vu, il pouvait voir tout ce qui se passait dans la partie intéressante de la Kölnstrasse.
  
  Comme l'avait souligné Carame, il ne fallait surtout pas s'emballer sur le manège de ces deux vieux avant d'être sûr que leur surveillance concernait bien l'ODIF.
  
  Dans l'affirmative, ce contrôle à la fois discret et opiniâtre avait de quoi surprendre. Impossible d'imaginer un rapport quelconque entre les jeunes voyous des commandos de l'Anarchie Révolutionnaire et ces deux respectables vieillards dont l'apparence bourgeoise n'était certainement pas un déguisement.
  
  Après une vingtaine de minutes d'attente, Coplan réalisa soudain qu'il commençait à être frigorifié. Le temps s'était nettement refroidi et on sentait qu'il allait neiger.
  
  Il dut poireauter de la sorte jusqu'à 17 h 45. Car, en fait, la femme en gris ne termina sa surveillance qu'après avoir assisté au départ de Juliette Delaunay, de Roger Carame et du vieil employé, revenu entre-temps de la poste.
  
  Cela, c'était presque une confirmation. Mais d'autres firmes finissaient également le travail à 17 h 30. Les rues se remplissaient d'ailleurs d'une foule de plus en plus dense. Employés, dactylos, fonctionnaires sortaient par grappes des buildings.
  
  C'était l'heure de pointe. Et, de ce fait, la filature ne posa aucun problème. De plus, la mémère au manteau gris ne se retourna pas une seule fois. De sa démarche lourde et régulière, elle se dirigea vers le Ring Augustus, traversa au carrefour animé de Bheindorferstrasse, longea un moment cette artère, tourna à droite et poursuivit son bonhomme de chemin le long de Römerstrasse.
  
  « C'est dans la poche, pensa Coplan. Elle se rend, elle aussi, à cette adresse du 678 où le vieux type a conduit Carame. C'est donc là que se trouve le P.C. qui orchestre la surveillance de la Kölnstrasse. »
  
  Effectivement, arrivée à l'immeuble qui portait le numéro 678, la femme en gris pénétra sans hésiter dans le couloir du bâtiment.
  
  Coplan ne tergiversa pas. Avec quelques secondes de retard sur la femme, il entra à son tour dans l'immeuble en question.
  
  C'était un vieil hôtel de maître qui devait dater de la Belle Époque. Au fond du couloir,
  
  il y avait une double porte vitrée qui donnait probablement sur une cour intérieure. A gauche, dans un renfoncement, la cage d'ascenseur dressait son imposant bâtis en fer forgé, de style tarabiscoté.
  
  D'un air très naturel, mais les nerfs tendus et l’œil aux aguets, Coplan s'avança vers l'ascenseur. Justement, la cabine s'élevait. Et la femme en gris devait être dedans, puisqu'elle avait disparu.
  
  Le buste penché, le cou tordu, Coplan put observer l'ascension de la cabine et compter, d'après les déclics métalliques, les étages dépassés.
  
  Il y eut silence, puis le bruit caractéristique de la porte coulissante.
  
  La femme s'était arrêtée au quatrième étage. Circonspect, Coplan laissa passer deux ou trois minutes.
  
  Il appela l'ascenseur. Mais quand la cabine s'immobilisa devant lui, il se ravisa. Faisant demi-tour, il arpenta le couloir. C'est à l'entrée de l'immeuble qu'il trouva ce qu'il cherchait. Une vingtaine de plaques de cuivre, alignées quatre par quatre, indiquaient la raison sociale des sociétés occupant le bâtiment. Coplan déchiffra les noms des firmes du quatrième étage. Apparemment, il s'agissait d'organismes plus ou moins officiels, aux noms compliqués : Office Fédéral des Chambres de Commerce, Comité Central des Études Économiques, Organisation Européenne pour la Reconstruction et le Développement, Comité Fédéral des Industries Allemandes, etc.
  
  Intrigué, déconcerté, Coplan décida de risquer le paquet. Pour savoir à quoi s'en tenir, il fallait identifier le bureau qui manipulait le vieux type au manteau de ratine et la mémère aux frisettes grises. Et le seul moyen d'identifier ce bureau, c'était de monter la garde au quatrième étage. La femme finirait bien par sortir de quelque part.
  
  Coplan retourna à l'ascenseur, fit coulisser la porte, la referma, appuya d'un doigt résolu sur le bouton du quatrième étage.
  
  Il déboucha sur un vaste palier rectangulaire. Deux grandes portes à gauche, deux grandes portes à droite. Et, sur chacune de ces portes, une plaque de cuivre identique à celles du couloir.
  
  Foulant d'un pas souple la moquette, Coplan passa en revue les quatre plaques de cuivre.
  
  Il en était à la troisième quand la deuxième porte à droite s'ouvrit. Deux grands types en pardessus gris sortirent en bavardant, se dirigèrent vers l'ascenseur sans accorder le moindre regard à Coplan
  
  Mais, brusquement, ils opérèrent une volte-face et, en deux enjambées, se portèrent à la hauteur de l'agent du S.D.E.C., l'encadrèrent et l'empoignèrent d'une main ferme.
  
  D'une voix sourde et gutturale, l'un des deux individus articula en allemand
  
  - Par ici, je vous prie.
  
  Coplan, surpris par la soudaineté de l'attaque, ne mit guère qu'une fraction de seconde pour se ressaisir.
  
  - Qu'est-ce que cela signifie? gronda-t-il. Vous allez me lâcher, oui ?
  
  Sans attendre la réponse des deux gaillards, il se libéra d'un mouvement sec et brutal. Mais les deux lascars, dotés de réflexes rapides, l'empoignèrent derechef, plus durement cette fois. Et, tout en lui paralysant les bras, ils le soulevèrent littéralement de terre pour l'emmener de force vers la dernière porte de droite qui s'ouvrit comme par magie.
  
  
  
  
  
  CHAPITBE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan se trouva nez à nez avec un grand gaillard blond qu'il reconnut instantanément.
  
  Celui-ci, avec un sourire très amical, prononça :
  
  - J'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur du procédé, cher monsieur Coplan ? Vous vous souvenez de moi, n'est-ce pas ? Je suis Klaus Wellendorf, l'officier du B.N.D. qui participait à la conférence de travail qui s'est tenue à la Sécurité lors de votre arrivée à Bonn.
  
  - Oui, bien sûr, dit Coplan.
  
  Les deux costauds l'avaient lâché. Il serra la main que Wellendorf lui tendait et maugréa :
  
  - Vous auriez pu me prévenir.
  
  - Oui, je l'admets. Mais je voulais éviter une indiscrétion involontaire de votre part.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Venez dans mon bureau, je vais vous expliquer.
  
  Ils se trouvaient dans une vaste antichambre rectangulaire dont l'ameublement se réduisait à une table et quatre chaises. Mais les quatre murs de la pièce étaient garnis d'une série de téléviseurs placés les uns à côté des autres à mi-hauteur. Grâce à ces écrans, un observateur assis dans ce local pouvait suivre tout ce qui se passait dans la rue, dans le couloir d'entrée, autour de l'ascenseur et à chacun des paliers de l'immeuble.
  
  - Vous êtes bien outillé, fit remarquer Coplan avant de suivre Wellendorf vers un bureau dont la porte était ouverte.
  
  - Forcément, répondit l'Allemand. Vous êtes ici dans une annexe de notre agence fédérale de Renseignement et nous prenons les précautions d'usage.
  
  Il indiqua un siège à Coplan, referma la porte, reprit :
  
  - Si je ne vous ai pas prévenu que je faisais surveiller le bureau de l'ODIF, c'est tout simplement parce qu'il s'agit en l'occurence d'une initiative personnelle, strictement officieuse. L'inspecteur principal Belser est très à cheval sur ses prérogatives. Or, vous le savez, il a décidé d'interdire toute action concernant l'affaire Rivard. Naturellement, je comprends son point de vue. Comme c'est lui qui est responsable vis-à-vis des autorités, il ne veut à aucun prix courir le risque de susciter la colère des terroristes.
  
  Coplan, qui observait son interlocuteur, fut frappé par son aisance, par sa maîtrise parfaite de la langue française, par l'intelligence racée que reflétaient son visage et ses yeux bleus.
  
  - Je suppose, continuait Wellendorf, que vous êtes un peu dans la même situation en France ? Il y a toujours des divergences entre les objectifs des services de police et ceux des services de renseignement. Nous avons, au B.N.D., des dossiers très fournis au sujet des terroristes. Plusieurs milliers d'individus ont été fichés. Non seulement des citoyens allemands mais aussi des agitateurs étrangers. Alors, à tout hasard, nous avons estimé qu'une surveillance de l'ODIF n'était peut-être pas à négliger. Les gens qui ont organisé un kidnapping tournent souvent autour des lieux qui intéressent l'otage qu'ils détiennent.
  
  - Vous avez parfaitement raison, acquiesça Coplan. Votre manœuvre est classique et vos mobiles sont valables. C'est d'ailleurs en partant du même raisonnement que vous que j'ai décidé de filer vos deux agents, le vieillard en manteau de ratine et la respectable dame aux cheveux gris. Je me disais que ces flâneurs suspects étaient peut-être en liaison avec les auteurs du rapt.
  
  - Nous sommes de la même corporation et nous avons les mêmes réflexes, constata Wellendorf en riant. Enfin, j'espère que vous me pardonnerez ce petit quiproquo, n'est-ce pas?
  
  - Il n'y a rien à pardonner. Vous faites votre travail et c'est très bien ainsi. Dans un sens, cela me rassure de savoir que vous ne laissez pas tomber les bras. La passivité de l'inspecteur Belser se justifie, bien entendu, mais j'avoue que j'enrage à l'idée de ne pas tirer parti du délai que les kidnappeurs nous imposent. J'espérais bien découvrir, d'une manière ou d'une autre, une piste qui nous aurait permis de reprendre l'avantage.
  
  - Je l'espérais, moi aussi. Mais j'ai l'impression que nous avons affaire à des adversaires coriaces. Les commandos terroristes, instruits par certaines expériences récentes, sont devenus prudents, méfiants, habiles. Leurs opérations ne sont plus les gamineries un peu folles d'il y a deux ou trois ans.
  
  - J'en sais quelque chose, opina Coplan. Ce n'est pas la première fois que je les trouve sur ma route.
  
  - S'ils tiennent parole, c'est dans quatre jours que la partie va se jouer. Quelle sera votre position ?
  
  - A quel point de vue?
  
  - Vous représentez le gouvernement français. Vous aurez donc votre mot à dire quand il s'agira d'adopter une doctrine face aux exigences des Anarchistes Révolutionnaires. L'inspecteur principal Belser ne changera sans doute pas d'avis. Pour sauver la vie de Rivard, il est prêt à s'incliner, à accepter toutes les conditions des terroristes, à interdire toute opération à l'encontre de ceux qui tiennent la vie de Rivard entre leurs mains. La France adoptera-t-elle la même attitude ?
  
  - Oui, mes instructions vont dans le même sens, confirma Coplan. La libération de Rivard est notre objectif prioritaire.
  
  - Par conséquent, vous aimeriez que je m'aligne sur vous?
  
  - Oui.
  
  - Dans ce cas, je renonce à mes projets, laissa tomber l'Allemand, philosophe.
  
  - Car vous aviez des projets?
  
  - Évidemment. Avec les moyens dont je dispose je pouvais envisager de nombreuses opérations de contre-attaque. Même sans se montrer, on peut toujours tenter sa chance quand il y a une remise de rançon. En identifiant le ou les adversaires qui prennent possession de l'argent réclamé, on peut préparer une sérieuse offensive ultérieure.
  
  - Mais on peut aussi provoquer l'exécution pure et simple de l'otage.
  
  - Il m'est arrivé bien des fois de choisir cette solution. Elle est inhumaine, je le sais, mais les tâches qui me sont confiées sont souvent inhumaines.
  
  - Pour une fois, dit Coplan en souriant à son tour, je vous serais reconnaissant de faire passer la vie de Jean Rivard avant les intérêts du B.N.D.
  
  - Vous avez ma parole.
  
  
  
  
  
  Roger Carame sirotait un Dubonnet au bar de l'hôtel Arera quand Coplan l'y rejoignit.
  
  - Alors ? fit Carame à mi-voix.
  
  - Mission accomplie, dit Coplan, imperturbable.
  
  Il commanda un whisky. Puis, quand le barman eut regagné son comptoir, il murmura, ironique :
  
  - C'est du vaudeville. Je me suis trouvé nez à nez avec nos collègues du B.N.D.
  
  - Sans blague ? s'esclaffa Carame.
  
  - Eh oui, c'est aussi simple que ça! Je m'étonne même de ne pas y avoir pensé.
  
  - En effet, renchérit Carame. Quand on y réfléchit, c'est tout à fait logique. Dans un cas analogue, le Vieux aurait probablement pris les mêmes dispositions.
  
  Le barman vint déposer un scotch sur la table et retourna à ses occupations.
  
  Coplan but une gorgée d'alcool. Puis, regardant Carame d'un air pensif, il émit :
  
  - La surveillance organisée par nos confrères du B.N.D. est peut-être plus logique que nous ne l'imaginons.
  
  - Que voulez-vous dire?
  
  - Le collègue allemand sur lequel je suis tombé au terme de ma filature, un certain Wellendorf, m'a expliqué qu'il avait ordonné cette surveillance de l'ODIF dans l'espoir de voir apparaître un suspect déjà fiché. C'est une version parfaitement plausible, je n'en disconviens pas. Mais cette surveillance se justifie d'une façon beaucoup plus valable si on envisage une autre hypothèse : à savoir que le B.N.D. sait exactement à quoi s'en tenir quant au rôle que Rivard jouait ici à Bonn.
  
  - Vous voulez dire qu'ils auraient découvert que Rivard orchestrait les activités de nos deux réseaux de l'Est?
  
  - Oui.
  
  - Évidemment, cette hypothèse n'est pas à négliger.
  
  - En partant de là, la surveillance de l'ODIF revêt une autre dimension. Tout comme nous, le B.N.D. avait à cœur de contrôler l'intervention éventuelle d'un cambrioleur d'archives. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - C'est limpide. Mais je ne vois pas très bien comment nous pourrions tirer cette histoire au clair.
  
  - C'est un problème insoluble. Les gens du B.N.D. n'ont aucun intérêt à jouer cartes sur table et à nous faire part de ce qu'ils savent.
  
  Seul l'avenir nous permettra d'élucider ce mystère.
  
  - Et cet avenir n'est peut-être pas éloigné, enchaîna Carame. Juste après votre départ, j'ai reçu un coup de fil de la Piscine (Le siège du S.D.E.C., à Paris, en argot de métier). Rousseaux m'a organisé un contact avec un nommé Leifert, agent de liaison du réseau Domis. J'aurais sans doute des tuyaux.
  
  - Très intéressant, opina Coplan. Posez le maximum de questions à ce Leifert. S'il y a eu des fuites, il doit être en mesure de s'en rendre compte. A quelle heure le voyez-vous?
  
  - Je dîne avec lui à Cologne. Le rendez-vous est fixé entre 20 heures et 20 h 30.
  
  - Dans ce cas, vous n'avez pas de temps à perdre.
  
  - Oh, ce n'est pas loin ! Je vais d'ailleurs me mettre en route.
  
  - Je passerai au bureau demain, dans la matinée.
  
  - O.K.
  
  Ils vidèrent leur verre.
  
  Coplan appela le barman et lui signifia de mettre les consommations sur sa note.
  
  Ensuite, Carame ayant pris congé, il monta à sa chambre.
  
  Il se souvint alors qu'il avait promis à Lucie Rivard de lui faire signe. Il l'appela au téléphone. Elle s'exclama, enjouée :
  
  - Je commençais à me demander si vous ne m'aviez pas oubliée.
  
  - Mais non, voyons! J'ai été occupé jusqu'à maintenant.
  
  - Votre soirée est libre?
  
  - Oui et je voudrais me permettre de vous inviter à dîner. Je suis sûr que vous connaissez les bons restaurants de la région.
  
  - Il n'y a pas de bons restaurants en Allemagne, décréta-t-elle, chauvine. Pourquoi ne viendriez-vous pas dîner chez moi? Je ne suis pas une épouse exemplaire, mais comme cordon-bleu, je ne me défends pas mal.
  
  - Non, je m'en voudrais de vous donner tout ce travail.
  
  - Vous me feriez plaisir, je vous assure.
  
  - Vous parlez sérieusement?
  
  - Ben dame!
  
  - Eh bien, je vous prends au mot. A quelle heure?
  
  - Tout de suite.
  
  - Bon, j'arrive.
  
  
  
  
  
  Dès son arrivée à la villa des Rivard, Coplan se rendit compte que Lucie avait une idée derrière la tête. Elle avait les yeux brillants, la lèvre humide, le rire facile et les nerfs à fleur de peau.
  
  Elle l'entraîna vers la salle de séjour.
  
  - Installez-vous là, dit-elle.
  
  Elle lui désignait un fauteuil près duquel se trouvait une petite table.
  
  Il remarqua qu'elle avait déjà préparé les apéritifs et les amuse-gueule.
  
  - Qu'est-ce que je vous sers? demanda-t-elle en désignant les bouteilles alignées sur le meuble-bar.
  
  - Scotch à l'eau plate.
  
  Elle le servit, se versa un demi-verre de Cinzano.
  
  Ils trinquèrent. Puis Coplan murmura :
  
  - Je m'en veux de vous imposer cette corvée. Nous aurions pu dîner à Bonn ou au Cercle Français.
  
  - Je vous l'ai dit au téléphone, ce n'est pas une corvée, c'est un plaisir. Du reste, je vais tout vous avouer : j'avais déjà mis notre dîner en route.
  
  - Et si je n'avais pas été libre?
  
  - Justement ! J'ai pris les devants pour conjurer le sort. La foi soulève les montagnes.
  
  - Je suis confus.
  
  - A d'autres ! lança-t-elle, amusée. Vous savez très bien que j'avais envie de vous avoir ici ce soir!
  
  Elle vida son verre, annonça :
  
  - Nous pouvons passer à table.
  
  Elle n'avait pas menti. Le dîner fut excellent. Et le vin du Rhin, savoureux et fruité à souhait, compléta merveilleusement le menu.
  
  Au café, Lucie prononça en appuyant sur Coplan un regard velouté :
  
  - La première fois que je vous ai vu, à la Cophysic, vous m'avez fait une impression formidable.
  
  - C'est loin.
  
  - Pas pour moi. J'ai toujours été fascinée par les hommes dont la virilité dégage une sorte de magnétisme mystérieux...
  
  - Je ne vois pas ce que j'ai de mystérieux, renvoya Coplan, rieur.
  
  - Et pourtant, je vous assure que je suis sincère. Mais ce sont des choses que les femmes perçoivent au fond d'elles-mêmes. Vous êtes un homme mystérieux.
  
  Coplan s'amusait.
  
  - C'est un thème à la mode, émit-il avec bonhomie. On retrouve des lieux communs de ce genre dans tous les films et dans tous les romans à succès : les êtres humains sont des inconnus, les cœurs n'arrivent pas à communiquer, les âmes sont solitaires. C'est vieux comme le monde, mais chaque génération refait la même découverte et se lamente.
  
  - C'est vieux comme le monde, évidemment, mais ça n'empêche que c'est poignant, murmura-t-elle. Les êtres humains n'acceptent pas d'être prisonniers d'eux-mêmes.
  
  - Toutes les religions sont nées du besoin de libération de l'homme. Comme vous le dites si justement, ils n'acceptent pas d'être prisonniers d'eux-mêmes. Alors, pour s'évader, ils se débrouillent avec les moyens du bord : la mystique, la foi, le monde surnaturel. A chacun sa formule. Et, comme le dit si joliment le poète : à chacun selon sa faim.
  
  - Quelle est votre formule?
  
  - Je laisse la porte ouverte, éluda Coplan, souriant.
  
  - Vous n'avez rien d'un mystique, ça j'en suis sûre!
  
  - Qu'en savez-vous?
  
  - Oh, il suffit de vous regarder ! Vous êtes un homme d'action, un positif.
  
  - L'un n'empêche pas l'autre, rétorqua-t-il. On peut être un homme d'action et percevoir les réalités invisibles.
  
  - Moi, dit-elle, je ne connais qu'une façon d'échapper à la solitude : l'amour.
  
  - C'est une mystique comme une autre.
  
  - Non, ça n'a rien de mystique, répliqua-t-elle. Je parle de l'amour physique. Deux êtres qui s'unissent dans le brasier d'une même volupté. Deux êtres dépouillés de toutes les contingences, deux êtres ramenés à la pureté, à la vérité de leur nudité, deux êtres engagés dans l'escalade d'un plaisir qui va les conduire au sommet de l'extase. A ce moment-là, ils brisent les barreaux de leur prison et ils se rejoignent dans une sorte d'éternité. C'est éphémère, d'accord, mais c'est réel.
  
  - Vous voyez bien que vous êtes une mystique, plaisanta-t-il. Vous venez de parler d'extase, d'éternité, c'est typiquement le vocabulaire des religions.
  
  - Je me sers des mots qui sont à ma disposition, mais il s'agit d'une chose que les mots ne peuvent pas exprimer.
  
  Elle esquissa une moue dubitative, et elle prononça en souriant :
  
  - Après tout, vous avez peut-être raison. Les Anciens élevaient bien des temples à Vénus et à Éros ! Le culte du plaisir et de la volupté avait effectivement un caractère religieux.
  
  Coplan alluma une cigarette. Dans un nuage de fumée, il articula :
  
  - Depuis que l'homme existe, il a toujours eu l'impression que la cime de la jouissance sexuelle lui donnait accès, l'espace d'un instant fugace, au grand mystère de la création... Comme on le chante dans les églises : « Plus près de Toi, mon Dieu! »
  
  - C'est exactement cela, approuva-t-elle avec conviction. Vous voyez bien que vous me comprenez.
  
  Elle se leva.
  
  - Un peu de cognac? s'enquit-elle.
  
  - Oui, volontiers.
  
  - Allons au living. C'est si agréable de parler de ces choses avec quelqu'un qui comprend...
  
  Ils passèrent au living, et elle lui indiqua le canapé.
  
  - Mettez-vous là.
  
  Elle servit le cognac, vint s'asseoir à côté de lui sur le canapé, relança la conversation.
  
  Quand il eut fini sa cigarette et vidé son verre, elle se rapprocha de lui et, le plus naturellement du monde, lui offrit ses lèvres.
  
  L'ardeur à la fois brûlante et contenue de ce premier baiser ne surprit pas Coplan.
  
  - Viens, souffla-t-elle, haletante.
  
  Elle lui prit la main, le guida vers la chambre à coucher, alluma les appliques murales.
  
  - Déshabille-moi, fit-elle, frémissante.
  
  Elle avait un corps superbe, une peau fraîche et douce comme la soie, des formes féminines appétissantes et fermes, une chair tiède et rose qui appelait les caresses.
  
  Il voulut se dévêtir à son tour, mais elle l'en empêcha.
  
  - Laisse-moi le faire, j'adore. Allonge-toi sur le lit.
  
  Elle n'avait pas menti en disant qu'elle était une prêtresse de Vénus et d'Éros. Tout en le dépouillant de ses vêtements, elle lui prodiguait des attouchements et des baisers dont l'efficacité n'était pas niable. Elle-même subissait les effets de ce rite plein de ferveur et d'adoration. Ses jolies mains gourmandes et ses lèvres palpitantes attisaient le désir de ce robuste corps viril qui lui communiquait son impatience.
  
  Elle voulait prolonger les jeux sensuels, c'était visible. Elle était experte, elle savait ce qu'elle voulait, elle savait aussi qu'une femme comme elle, jeune, belle, sensuelle, peut se permettre toutes les audaces qui excitent le désir du mâle.
  
  Coplan entra évidemment dans le jeu. Une telle aubaine ne se refuse pas.
  
  Adoptant une posture cavalière, Lucie gratifia son partenaire d'une longue et savante caresse buccale dont elle variait habilement les effets. Il riposta aussitôt de la même manière et elle fut bientôt parcourue de frissons qui la firent onduler de la nuque aux talons.
  
  Cependant, à la fois déchaînée, provocante, avide, elle conservait sa lucidité et le contrôle d'elle-même. Toute la richesse secrète de son animalité se donnait libre cours dans une fringale érotique somptueuse.
  
  Stimulé par l'ardeur de cette femelle en rut, Coplan se prit au jeu. Brutal et dominateur, il empoigna cette chair effervescente et, avec une rage presque cruelle, il la soumit à son bon plaisir. Sans tenir compte des gémissements qu'elle hoquetait, sourd aux supplications impatientes qu'elle articulait d'une voix enrouée, il lui imposait sa volonté, sa furie virile, son envie d'arracher à ce corps toutes ses possibilités de luxure, comme on écrase un fruit pour en extraire tout son suc.
  
  Finalement, elle capitula. Torturée par l'excès de volupté, aveuglée par les rafales d'une jouissance dont les paroxysmes se succédaient à un rythme rapide, impitoyable, elle cria, au bord des larmes :
  
  - Prends-moi... Mais prends-moi. Je n'en peux plus...
  
  Il la bouscula, la renversa, lui infligea la plus rude et la plus impérieuse des pénétrations. Pantelante, hurlante, sanglotante, elle s'abandonna au vertige indicible d'un plaisir infernal.
  
  
  
  
  
  Anéantie, ravagée, elle sombra dans une torpeur accablée. Les yeux fermés, les cheveux en désordre, les entrailles consumées par les flammes torrides du volcan qui continuait à gronder dans sa chair, elle savoura, renfermée sur elle-même, dans une interminable délectation intime, un bonheur charnel aux prolongements infinis.
  
  Coplan se leva doucement, alla chercher ses cigarettes.
  
  Au moment précis où il faisait jaillir la flamme de son briquet, plusieurs coups de sonnette, stridents et nerveux, vrillèrent le silence de la maison.
  
  Lucie, arrachée en sursaut à son nirvâna, se mit sur son séant. Le front ridé, l’œil nébuleux, elle maugréa :
  
  - Qu'est-ce que ça signifie?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  D'un bond, elle sauta hors du lit, alla prendre une robe de chambre dans un placard et, tout en enfilant le vêtement, fila vers la porte.
  
  Coplan, qui se rhabillait en vitesse, entendit cliqueter le verrou de l'entrée principale de la villa. Il tendit l'oreille.
  
  La porte se referma et le verrou cliqueta derechef.
  
  Lucie réapparut dans la chambre, une enveloppe blanche dans la main, le visage reflétant une immense perplexité.
  
  - Il n'y avait personne, dit-elle. On a simplement glissé cette lettre sous la porte.
  
  Elle décacheta l'enveloppe, en retira un feuillet plié en quatre, déplia le papier, le parcourut des yeux en fronçant les sourcils.
  
  - C'est une lettre de Jean ! s'exclama-t-elle, ébahie.
  
  Elle relut plus lentement, plus attentivement la missive. Puis, la tendant à Coplan :
  
  - Tiens, lis ça. Je crois que ça va t'intéresser.
  
  Il prit le feuillet.
  
  « Luce,
  
  « Comme tu dois le savoir à l'heure actuelle, je suis détenu par un commando des Pionniers de la Révolution. Je suis en bonne santé, rassure-toi. Les militants qui me gardent jour et nuit sont très corrects à mon égard. Ils viennent de me faire savoir qu'ils ont l'intention de me libérer contre le paiement d'une rançon de deux millions de marks. Ils prétendent que les capitalistes extorquent assez d'argent aux travailleurs pour rembourser cette somme en échange de ma vie, et ils estiment que leur action est juste et légitime.
  
  « A titre exceptionnel, ils m'ont autorisé à t'écrire la présente lettre pour que tu puisses prévenir le colonel Malle, à l'ambassade France, afin que ce dernier prenne au plus vite les dispositions financières qui s'imposent.
  
  « Je te demande donc de te mettre le plus rapidement possible en rapport avec le colonel Malle. Et n'oublie pas de lui rappeler que toute manœuvre policière à l'encontre des Pionniers de la Révolution entraînerait inexorablement mon exécution.
  
  « Je compte sur toi et je t'embrasse.
  
  Jean. »
  
  Coplan leva les yeux et son regard croisa celui de Lucie qui l'observait en silence, le visage grave.
  
  Il prononça d'une voix calme et posée :
  
  - Voilà enfin une bonne nouvelle.
  
  - Ah oui? fit-elle, étonnée.
  
  - Pour ne rien te cacher, nous étions quelques-uns à craindre le pire. Avec ces hors-la-loi, on pouvait s'attendre à tout. Mais du moment qu'ils ne demandent que de l'argent, tout va s'arranger.
  
  Il lui restitua la lettre en questionnant :
  
  - Es-tu tout à fait sûre que c'est bien lui qui a écrit ce message ? Elle examina la missive, puis :
  
  - Oui, aucun doute, c'est bien son écriture. Il a une façon spéciale d'écrire les J et les P majuscules... D'ailleurs, il est bien le seul à m'appeler Luce au lieu de Lucie.
  
  - Parfait. Si tu veux me confier cette lettre, je m'occuperai personnellement du reste. Je dois voir le colonel Malle demain matin.
  
  - Où va-t-il trouver l'argent? C'est une somme, non?
  
  - Aucun problème.
  
  - Tu... pars maintenant?
  
  - Oui.
  
  Elle n'insista pas. De toute manière, le charme était rompu. Elle demanda néanmoins
  
  - Je te verrai peut-être demain soir?
  
  - Je te téléphonerai vers 19 heures si je suis libre.
  
  
  
  
  
  En regagnant l'hôtel Arera, Coplan ne se sentait nullement mécontent de lui-même. Son aventure galante avec Lucie Bivard était plutôt agréable. Une jolie femme dans toute la splendeur de sa féminité, amoureuse du plaisir et de la volupté, qui a envie de vous, qui vous prend et qui se donne, que peut-on souhaiter de mieux ?
  
  De plus, avec une partenaire de ce genre, les pénibles retombées sentimentales n'étaient pas à craindre. Elle avait un mari et un amant. Dans ces cas-là, pourquoi faudrait-il avoir mauvaise conscience?
  
  Dès le lendemain matin, Coplan passa un coup de fil au colonel Malle pour lui demander s'il pouvait faire un saut à l'ODIF entre 11 heures et midi.
  
  Coplan précisa :
  
  - J'ai un document à vous montrer.
  
  - Je serai là, promit Malle.
  
  Coplan arriva à l'ODIF un peu avant 10 heures. Il eut aussitôt un entretien avec Roger Carame, à huis clos, dans le bureau directorial.
  
  - Alors? s'enquit Coplan. Et cette entrevue avec l'agent de liaison du réseau Domis?
  
  - Ce Rudolf Leifert est un type tout ce qu'il y a de bien. Intelligent, compétent, et qui ne prend pas son boulot à la légère. Comme disent les politiciens, nous avons fait un large tour d'horizon. Conclusion : rien n'a bougé jusqu'à présent.
  
  - Était-il au courant des événements?
  
  - Oui, par le Vieux.
  
  - Par conséquent, il a dû procéder à quelques sondages ?
  
  - Bien entendu. Mais tout est normal.
  
  - Tant mieux. Le Vieux va se sentir soulagé.
  
  - Mon rapport est déjà en route.
  
  Coplan opina.
  
  - Parfait, dit-il. De mon côté, j'ai du nouveau. Les kidnappeurs ont fait parvenir une lettre à la femme de Rivard. Tenez, lisez.
  
  Carame prit connaissance de la missive.
  
  - Si cette lettre a vraiment été écrite par Rivard, émit il, les choses ne s'annoncent pas trop mal, en définitive.
  
  - Je vais demander à la secrétaire ce qu'elle en pense, décida Coplan en se levant pour aller appeler Juliette Delaunay.
  
  Elle s'amena dans le bureau, toujours sérieuse et réservée. Coplan referma soigneusement la porte. Puis, tendant la lettre à la jeune femme :
  
  - Nous avons de bonnes nouvelles de Jean Rivard. Il a été autorisé par ses ravisseurs à écrire cette lettre à sa femme. Lisez-la et dites-nous si c'est bien son écriture.
  
  Juliette lut la lettre, l'examina d'un œil aiguisé.
  
  - Si c'est une contrefaçon, elle est d'une fidélité inimaginable, prononça-t-elle. Certaines lettres majuscules, tels les J et les P, sont tout à fait caractéristiques de sa manière. Pour moi, il n'y a pas d'hésitation possible.
  
  - L'expérience paraît concluante, résuma Coplan. Maintenant, je vais vous poser une question qui va sans doute vous surprendre, mais je vous préviens qu'il ne s'agit que d'une hypothèse de travail...
  
  Il regarda la jeune femme d'un air pensif.
  
  - Imaginons, reprit-il, que vous receviez une lettre identique à celle-ci, assortie d'une interdiction formelle de faire appel aux autorités. Vous seriez donc obligée de vous débrouiller toute seule pour donner satisfaction aux auteurs du rapt. Que feriez-vous?
  
  Juliette Delaunay ne comprenait pas. Les sourcils arqués, elle avoua :
  
  - Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
  
  - Je m'explique. En admettant que ni l'ambassade ni la Sûreté fédérale allemande ni le ministère n'aient été informés, seriez-vous en mesure, vous, de rassembler les deux millions de marks réclamés pour la rançon?
  
  - Mais... comment voulez-vous que je trouve une somme pareille? s'exclama la jeune femme, déconcertée.
  
  - Justement, c'est le point qui m'intéresse. Réfléchissez... Essayez de vous mettre dans la situation. N'y a-t-il personne, ici à Bonn, qui pourrait vous avancer cet argent? Un ami de Jean Rivard, un correspondant de l'ODIF, un organisme bancaire, je ne sais pas... La vie de Jean Rivard serait entre vos mains, ne l'oubliez pas. Vous n'hésiteriez pas à remuer ciel et terre, j'imagine?
  
  La réponse fut catégorique.
  
  - Ce serait totalement impossible. Sans un recours à l'administration, je ne pourrais jamais trouver une somme pareille. Jean Rivard lui-même ne serait pas capable de réunir deux millions de marks à Bonn. Les correspondants de l'ODIF sont de simples relations commerciales, et Jean Rivard n'a aucun ami véritable ici.
  
  « Et pourtant, pensa Coplan, il a trouvé une somme importante pour sauver Martay de la faillite. »
  
  - Bon, c'est tout ce que je voulais savoir, laissa tomber Coplan.
  
  Et il ajouta, pour camoufler le motif réel de cette étrange hypothèse :
  
  - Cela nous prouve que les Pionniers de la Révolution comptent sur le gouvernement français ou sur le gouvernement allemand.
  
  Juliette Delaunay articula, anxieuse :
  
  - Je suppose que la rançon sera versée ?
  
  Naturellement, assura Coplan. Toutes les dispositions ont déjà été prises. Nous n'attendons plus que le message des kidnappeurs nous fixant les modalités du paiement de la rançon. Dans quarante-huit heures, si tout va bien, nous saurons à quoi nous en tenir. Le colonel Malle va venir ici dans un moment et l'affaire de la rançon sera définitivement mise au point.
  
  
  
  
  
  L'attente fut longue pour tous ceux qui étaient au courant du drame qui se jouait.
  
  Enfin, avec un jour d'avance sur la date qu'ils avaient fixée, les Pionniers de la Révolution firent connaître, par un message adressé au colonel Malle, à l'ambassade de France, le plan qu'ils avaient arrêté pour entrer en possession de la rançon.
  
  Ce message précisait :
  
  « Demain, mardi 12 décembre, à 22 heures vous déposerez deux millions de marks, placés dans une serviette, contre la porte de, l'église de Godesburg, à Bad- Godesberg.
  
  « Si la police tente d' intercepter les militants qui viendront chercher la serviette, nous vous prévenons qu'il y aura des morts. Jean Rivard ne sera pas la seule victime de votre traîtrise.
  
  « Les Pionniers de la Révolution sont tous des volontaires qui ont fait d'avance le sacrifice de leur vie.
  
  « A bon entendeur, salut ! »
  
  A la suite de ce message décisif, une conférence eut lieu dans le bureau de l'inspecteur principal Belser.
  
  En termes clairs et précis, le haut fonctionnaire de la police allemande formula sa décision :
  
  - Les conditions posées par les ravisseurs de Jean Rivard seront respectées scrupuleusement j'ai choisi moi-même la personne qui déposera, .à l'heure et à l'endroit fixés, la serviette contenant les deux millions de marks. Il s'agit de l'inspecteur Witter, qui a accepté en pleine connaissance de cause cette mission délicate. Et, bien entendu, aucune manœuvre ne sera tentée pour identifier ou intercepter le ou les individus qui viendront chercher la serviette. J'ai prévenu la police de Bad-Godesberg et exigé que même les rondes habituelles soient suspendues entre 21 heures et 23 heures.
  
  Il regarda Coplan, puis le colonel Malle, et enfin Klaus Wellendorf sur lequel ses yeux s'arrêtèrent.
  
  - Messieurs, articula-t-il, je compte sur votre loyauté à tous. Je sais qu'il est anormal, pour certains d'entre vous, de se plier à la volonté de l'adversaire. Mais je vous rappelle que les ordres des autorités gouvernementales sont formels. Notre seul objectif, dans cette malheureuse affaire, c'est de sauver la vie de Jean Rivard et de garder le secret absolu au sujet de cette action des commandos terroristes. Les sanctions les plus graves seront prises en cas d'accident contre ceux qui en seraient responsables. Nous sommes bien d'accord, Wellendorf ?
  
  - Certainement, acquiesça l'homme du S.R. fédéral.
  
  Belser, qui n'était pas bête et qui savait très bien ce que pensait Wellendorf dans son for intérieur, grommela :
  
  - Si les gens qui séquestrent Rivard ne le relâchent pas après avoir encaissé la rançon, personne ne vous fera le moindre reproche. J'ai pris mes responsabilités. Je vous demande de ne pas commettre d'erreur en calculant les vôtres dans cette phase de notre lutte contre les ennemis de l'ordre.
  
  C'était mieux qu'une mise en garde. C'était une menace directe dirigée contre les initiatives éventuelles du service de contre-espionnage.
  
  Wellendorf, impassible, se contenta de hocher la tête affirmativement.
  
  Belser indiqua pour terminer :
  
  - Une permanence sera installée ici, dans mon bureau, à partir de 21 heures et elle sera maintenue aussi longtemps qu'il le faudra. De cette manière, dès que les geôliers de Rivard se manifesteront, je serai alerté. Naturellement, vous serez informés immédiatement.
  
  La séance fut levée dans le plus grand silence.
  
  Coplan et le colonel Malle retournèrent à l'ambassade et Coplan téléphona au Vieux. Celui-ci maugréa :
  
  - Je resterai moi aussi en rapport avec le Service par la ligne prioritaire. Prévenez-nous dès qu'il y a du nouveau. Et n'oubliez pas que ces heures d'expectative sont pénibles pour celui qui est responsable de la vie de Jean Rivard.
  
  - Promis, dit Coplan. Nous sommes d'ailleurs tous dans le même cas. L'approche du dénouement est une épreuve qui vous sape le moral. Pourvu que tout aille bien !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Coplan, Carame et le colonel Malle avaient décidé de se réunir, ce soir-là, dans le bureau du colonel, à l'ambassade de France, afin d'être avisés dans le plus bref délai si la remise de la rançon s'était déroulée sans incident.
  
  Pour la circonstance, Malle avait préparé une bouteille de whisky et des verres.
  
  A 22 heures, Roger Carame, les yeux fixés sur le cadran de sa montre, murmura :
  
  - En principe, c'est à cet instant précis que le flic allemand dépose contre la porte de l'église la fameuse serviette aux deux millions de marks. Je ne voudrais pas être à la place du type qui doit en prendre possession.
  
  - En effet, opina le colonel. On a beau spéculer sur la mort d'un otage, il faut quand même être culotté pour s'avancer en terrain découvert.
  
  Coplan émit d'une voix calme :
  
  - A mon avis, ils seront plusieurs. Et le gars qui s'approchera de l'église pour prendre la serviette sera sûrement couvert par des copains armés jusqu'aux dents. J'espère que l'inspecteur Belser était sincère quand il a affirmé que la police ne tenterait aucune manœuvre.
  
  Malle grommela :
  
  - Personnellement, j'ai eu l'impression qu'il disait la vérité. Dans un cas comme celui-ci, la police n'a vraiment aucun intérêt à ruser. Le piège le plus subtil se retournerait contre la Sûreté. Non seulement il y aurait de la bagarre, mais les journaux s'en mêleraient et ce serait l'enchaînement inévitable : la mort de Rivard, la publicité pour les terroristes, vous voyez le tableau!
  
  Il esquissa une moue sceptique, puis reprit :
  
  - Non, ce que je crains, moi, c'est un pépin provoqué par le hasard. Un passant qui survient au moment le plus inopportun, des amoureux cachés près de l'église... Il faut peu de choses pour faire croire aux gars du commando que la police a organisé une souricière.
  
  Coplan acquiesça.
  
  - Nous ne sommes pas à l'abri d'un impondérable, évidemment, reconnut-il.
  
  Les minutes passèrent, longues comme des siècles.
  
  Enfin, à 22 h 50, le téléphone sonna. C'était l'inspecteur principal Belser.
  
  - Tout s'est bien passé, annonça le fonctionnaire de la Sûreté. Les auteurs du rapt viennent de passer un coup de fil au commissariat de Poppelsdorf pour qu'on me prévienne que tout était en ordre et que nous aurions des nouvelles avant minuit.
  
  - Ouf ! s'exclama le colonel. Mais pourquoi ont-ils téléphoné à Poppelsdorf ?
  
  - Ils ont dû se dire que j'avais pris des dispositions pour identifier le poste téléphonique qui m'appellerait directement. Ce n'est pas bête.
  
  - Oui, je vois, dit Malle. Eh bien, attendons la suite. Je reste dans mon bureau.
  
  Il raccrocha, mit ses deux amis au courant, marmonna, tendu :
  
  - C'est maintenant que tout va se jouer. Dans une bonne heure, nous saurons si nous avons été roulés ou non.
  
  Et l'attente recommença, plus éprouvante encore.
  
  Les trois Français, qui n'avaient plus rien à se dire, sirotaient leur whisky en silence. Coplan, apparemment calme, fumait et méditait.
  
  Quand le téléphone sonna derechef, à minuit moins six, le colonel se précipita pour décrocher.
  
  L'inspecteur principal Belser clama d'une voix surexcitée
  
  - Je viens d'être alerté par le commissariat de Mehlem. Les ravisseurs ont demandé au policier de la permanence de me transmettre l'avis suivant : l'homme que nous attendons se trouve dans les ruines du cloître d'Heisterbach. Mes patrouilles sont déjà en route. Dès qu'elles auront établi le contact radio avec mon P.C., je vous rappellerai.
  
  - Où sont-elles situées, ces ruines? demanda Malle.
  
  - De l'autre côté du Rhin, à trois kilomètres environ à l'est de l'endroit où vous vous trouvez. Nous serons fixés dans quelques minutes... Attendez, attendez! Mon opérateur radio me fait signe... Restez à l'appareil.
  
  Il y eut un silence. Puis Belser annonça, frémissant
  
  - Ça y est! Ils l'ont retrouvé! II était couché derrière les buissons. D'après mes hommes, il a dû être drogué pour le transport. Il ne présente aucune blessure apparente et son pouls bat. J'ai ordonné à mes hommes de le transférer immédiatement à la clinique de Mündorferstrasse. J'y, serai moi-même dans une dizaine de minutes et je vous y attends.
  
  
  
  
  
  Couché dans un lit de la clinique, au quartier des isolés, Jean Rivard n'avait pas bonne mine. Les yeux clos, le menton hérissé de barbe, les lèvres presque blanches, il avait tout du moribond. La blancheur des draps soulignait sinistrement son teint cireux. Mais le médecin de garde affichait un optimisme qui n'était pas de commande.
  
  A l'inspecteur Belser et aux trois Français qui guettaient son verdict avec une certaine anxiété, il déclara :
  
  - Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter. Après l'examen approfondi que je viens de faire, je peux vous affirmer que son état général est tout à fait rassurant. Je ne sais pas ce qu'on lui a administré comme drogue pour le doper à ce point-là, mais, sauf accident, je pense que d'ici trois ou quatre jours, il se portera comme un charme. Il a une constitution robuste, un cœur solide... Tout ira très bien, j'en ai la conviction. De toute manière, j'ai pris mes dispositions pour qu'il reste sous surveillance médicale constante. Laissons-le dormir.
  
  Coplan, Carame et le colonel Malle quittèrent la clinique, rassurés.
  
  Malle marmonna :
  
  - Tout est bien qui finit bien, mais je vous avoue que je suis lessivé. Ces heures d'attente m'ont vidé.
  
  Coplan proposa :
  
  - Retournons à l'ambassade. J'ai promis à mon directeur de lui transmettre les nouvelles le plus vite possible.
  
  Il était plus d'une heure du matin quand Coplan, via le Service, eut le Vieux au bout du fil.
  
  Coplan lui raconta les péripéties de la nuit et l'heureuse issue de l'aventure de Rivard. Le Vieux grommela en soupirant :
  
  - Pour une fois, nous avons évité le drame, Dieu merci!
  
  - Quand puis-je vous voir? questionna Coplan, abrupt.
  
  - Vous désirez me voir ?
  
  - Oui, demain si possible.
  
  - Je serai à mon bureau comme d'habitude.
  
  - J'arriverai en fin de matinée.
  
  - Parfait. Je vous attendrai.
  
  Roger Carame, qui avait entendu ce dialogue, prononça en hochant la tête :
  
  - On dira ce qu'on voudra, mais le Vieux prend ses responsabilités à cœur. Les camarades du Service prétendent que c'est une brute, qu'il a une pierre à la place du cœur et que la vie de ses agents le laisse froid, mais je me rends bien compte que c'est archi-faux.
  
  - C'est un masque qu'il est obligé de porter, dit Coplan. En réalité, il veille sur nous comme sur ses propres fils. J'en ai eu la preuve des centaines de fois.
  
  Le colonel, s'adressant à Coplan, murmura :
  
  - Si j'ai bien compris, vous n'avez pas l'intention d'attendre que Rivard sorte de son sommeil ?
  
  - Je serai de retour demain soir, n'ayez crainte, répondit Coplan. Je me trouverai au chevet de Rivard quand il émergera de son brouillard. Je tiens beaucoup à être le premier à l'interroger. Cela fait partie de ma mission. Mais, entre-temps, je compte sur vous pour annoncer la bonne nouvelle à Lucie Rivard et à Juliette Delaunay. Ne leur révélez pas le nom de la clinique, bien entendu. Il ne faut pas qu'elles se précipitent là-bas pour voir notre rescapé.
  
  - Je m'en occuperai dès demain matin, à la première heure, promit Malle.
  
  Ils se séparèrent.
  
  Coplan, dès qu'il eût regagné sa chambre à l'hôtel Arera, s'installa à la petite table et se mit à écrire un long rapport.
  
  Finalement, il se coucha un peu après 2 heures du matin. Et, trois heures plus tard, il prenait la route de Paris au volant de la Mercedes de Jean Rivard.
  
  Quand il arriva au S.D.E.C., le Vieux le reçut immédiatement.
  
  - Pour une fois, s'exclama le Vieux, tout est bien qui finit bien.
  
  - Façon de parler, ricana Coplan. Pour moi, cette affaire n'est pas finie. Je dirais même qu'elle ne fait que commencer.
  
  Le vieux arqua ses sourcils.
  
  - Vous avez une idée derrière la tête? grommela-t-il.
  
  - Et comment!
  
  - Non, Coplan, articula le Vieux, le visage empreint de gravité. Je sais que ça vous embête d'avoir dû capituler devant le chantage des terroristes, mais je vous demande de passer l'éponge. Ce problème-là, ce n'est pas notre problème. Les Allemands ont leurs brebis galeuses, nous avons les nôtres. Du moment que Rivard est sorti sain et sauf de cette mésaventure, c'est l'essentiel. Je me doute bien que la Sûreté de Bonn a pris note des numéros des billets de banque de la rançon, mais qu'ils se débrouillent.
  
  - Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, rétorqua Coplan.
  
  Il tira une enveloppe de sa poche, la tendit à son directeur.
  
  - J'ai passé une partie de ma nuit à rédiger un rapport, révéla-t-il. Comme vous le voyez, j'ai cacheté l'enveloppe. C'est un rapport secret. Et, à titre exceptionnel, je voudrais vous demander de ne pas en prendre connaissance ici.
  
  - Mais, par exemple! lâcha le Vieux, ébahi. Vous savez bien que mon bureau est un tombeau.
  
  - Je n'en disconviens pas. Mais, en guise de conclusion à mon rapport, je me suis permis de formuler une requête un peu spéciale. Quand vous aurez lu ma prose, vous comprendrez mon attitude.
  
  - Soit, acquiesça le Vieux en glissant l'enveloppe dans sa poche. Je lirai cela chez moi.
  
  - Peu importe, mais j'aimerais avoir votre réponse dans le courant de l'après-midi.
  
  - Dans ce cas, revenez à 15 heures.
  
  
  
  
  
  Avant de quitter les bureaux du Service, Coplan passa un coup de fil à Jacques Martay.
  
  - Alors ? jeta le promoteur immobilier, impatient.
  
  - Tout s'est bien terminé, lui annonça Coplan. Notre ami est sain et sauf. Mais j'aimerais vous voir pour vous raconter en détail le dénouement de l'affaire.
  
  - Oui, bien sûr! A quelle heure désirez-vous me rencontrer?
  
  - Maintenant, si c'était possible. Nous pourrions peut-être prendre l'apéritif ?
  
  - D'accord. Disons dans une demi-heure, au Colisée, aux Champs-Élysées?
  
  - Entendu!
  
  En fait, Coplan et Martay ne restèrent au Colisée que le temps de prendre un porto. Pour bavarder plus à l'aise, ils décidèrent de se promener jusqu'au jardin des Tuileries comme Coplan l'avait suggéré.
  
  Coplan relata donc succinctement les phases finales de l'affaire du kidnapping et son issue heureuse. Puis, prenant le contre-pied de ce qu'il avait dit au Vieux, il expliqua :
  
  - Naturellement, pour la police allemande et pour le S.D.E.C., l'histoire n'est pas finie. Nous avons noté les numéros des billets de banque de la rançon et nous espérons bien retrouver la piste des auteurs du rapt. Mais ce n'est pas pour vous raconter tout cela que je tenais à vous voir personnellement. En réalité, il y a un autre problème...
  
  Comme ils devaient traverser la place de la Concorde, Coplan s'interrompit.
  
  Il reprit, quelques instants plus tard :
  
  - A la suite des confidences que vous m'avez faites au sujet de la situation de Jean, j'ai pris sur moi d'entamer des démarches pour obtenir sa mutation. Je ne sais pas encore si ces démarches réussiront, mais j'ai bon espoir. Toujours est-il que j'ai bien l'intention de faire le maximum pour que Jean puisse occuper au S.D.E.C. une situation digne de lui, une situation mieux en rapport avec sa compétence. Il devra évidemment subir un stage de recyclage dans les bureaux du Service, mais, ultérieurement, on lui confiera des tâches de premier plan, comme il le mérite.
  
  - Je suis vraiment heureux de vous entendre parler de la sorte, émit Jacques Martay. Au fond, Jean n'a eu qu'un tort, c'est de ne pas vous ouvrir son cœur. Il aurait dû vous faire confiance.
  
  - Justement! enchaîna Coplan avec vivacité. Ce que vous venez de dire est très important. Vous connaissez notre ami. C'est un taciturne et, soyons franc, un orgueilleux. S'il devait apprendre que c'est à la suite de voire intervention qu'il doit son avancement, il ne vous le pardonnerait sans doute jamais. Ni à moi, d'ailleurs. C'est un garçon qui veut qu'on reconnaisse ses mérites.
  
  - Exact, opina Martay.
  
  - Par conséquent, la condition de notre salut à tous, à vous, à moi et à Jean lui-même, c'est le silence. Sous aucun prétexte, Jean ne doit savoir que vous m'avez vu, que vous m'avez fait des confidences. Pour parler plus clairement : vous ne savez rien. Vous ne savez pas qu'il a été kidnappé, vous ne savez pas que nous avons eu peur pour lui, vous ne savez pas que je suis venu vous interroger à son sujet. Je le répète : vous ne savez rien. Puis-je compter sur vous?
  
  - J'en fais le serment sur la tête de mes enfants, prononça Martay, presque pompeux.
  
  - Très bien. Jean sera sans doute à Paris avant la fin de l'année.
  
  
  
  
  
  Après avoir déjeuné, d'une façon parfaite, au Via Veneto, un restaurant proche de l'avenue George V, Coplan retourna au siège du S.D.E.C.
  
  - A 15 heures, comme convenu, le Vieux le reçut dans son bureau.
  
  - J'ai lu votre rapport secret, dit-il, le masque impassible. Je l'ai lu très attentivement et j'ai même pris le temps de le méditer. Les révélations qu'il contient sont très intéressantes... Tout comme vous, je crois que la clé de l'affaire n'est autre que le personnage qui a prêté cette somme importante à Rivard. Et, tout comme vous, je crois que pour faire sortir ce mystérieux personnage de l'ombre, il faut lui tendre un piège. Bref, je suis prêt à vous donner carte blanche, mais à une condition : au cas où votre hypothèse viendrait à être confirmée, la décision finale m'appartiendra.
  
  - Bien entendu.
  
  - Bon, je vais appeler Rousseaux. Pour muter Rivard ici, au siège même du Service, et pour lui confier des fonctions importantes, comme vous le souhaitez, je suis forcé de mettre Rousseaux dans la confidence. Mais nous n'avons rien à craindre de sa part et il n'y aura aucune trace de votre rapport dans les services.
  
  - Qui allez-vous désigner pour me seconder ?
  
  - Le jeune Bernard Bougain. C'est un garçon intelligent, dévoué, sérieux. Et qui sait tenir sa langue.
  
  - Parfait. A mon. avis, l'expérience ne sera pas bien longue.
  
  - Je vous accorde six mois, stipula le Vieux. Pas un jour de plus. Si cela n'a rien donné à l'expiration de ce délai, je reverrai ma position.
  
  - Je suis presque sûr de gagner mon pari. affirma Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Après son entrevue avec le Vieux, Coplan passa un coup de fil à Lucie Rivard, à Bad-Godesberg.
  
  - Je vais quitter Paris dans quelques instants, lui annonça-t-il. Je ne serai donc pas à Bonn avant 22 heures. Mais nous nous verrons demain, dans la matinée. Je suppose que le colonel Malle t'a fait part de la bonne nouvelle?
  
  - Oui, ce matin. Je suis heureuse de savoir que tout s'est bien terminé finalement. Mais j'aimerais te voir ce soir. Même s'il est tard, cela m'est égal. Je vais d'ailleurs te faire une proposition : au lieu de t'arrêter en route pour dîner, viens directement chez moi et nous ferons la dînette à deux.
  
  - Est-ce qu'il ne s'agit pas là d'une proposition malhonnête?
  
  - Si, naturellement! lança-t-elle, rieuse.
  
  - Dans ce cas, j'accepte.
  
  Quand il arriva à la villa des Rivard, nullement fatigué par le long trajet qu'il venait d'accomplir, pour la deuxième fois de la journée, au volant de la Mercedes, Lucie l'accueillit avec un contentement visible. Elle était très en beauté. Vêtue d'un pantalon noir et d'un pull blanc qui moulaient ses formes attirantes, l’œil brillant, elle avait cette espèce d'enjouement intérieur propre aux femmes amoureuses, cette mystérieuse joie de l'âme, du cœur et des sens qui les rend si désirables à ces moments-là.
  
  - Tu dois être crevé, non? murmura-t-elle. Mille kilomètres de route, ça compte.
  
  - Penses-tu ! Il faut plus que ça pour me fatiguer. La vérité, c'est que j'ai une faim de loup.
  
  - Nous pouvons nous mettre à table, tout est prêt depuis longtemps.
  
  Une fois de plus, il put apprécier les qualités de cordon-bleu de son hôtesse et il fit honneur au plat qu'elle avait préparé.
  
  Tout en mangeant, il demanda
  
  Est-ce la libération de Jean qui te rend si belle ?
  
  - Sûrement pas! s'exclama-t-elle. Du reste, tu le sais très bien. Tu vas à la pêche aux compliments, hein?
  
  - Je ne vois pas ce que tu veux dire.
  
  - Menteur. Ce qui me rend heureuse, c'est notre aventure. J'ai besoin de nouveauté, d'imprévu, de découvertes. Je ne suis vraiment pas faite pour les rôles de petite épouse bourgeoise... Si seulement Jean voulait envisager le divorce!
  
  - Pourquoi refuserait-il?
  
  - Quand il a une idée, pas moyen de l'en faire démordre. Un cabochard pareil ! Mais je n'ai pas dit mon dernier mot! Je reviendrai à la charge quand il aura un peu oublié les mauvais moments qu'il vient de passer chez les terroristes... A propos, pourquoi l'a-t-on conduit dans une clinique? Le colonel Malle m'a raconté qu'il était drogué quand on l'a retrouvé, mais je me suis demandé si cela ne cachait pas autre chose.
  
  - Non, cela ne cache rien du tout. Il était effectivement drogué quand il a été retrouvé. C'est la méthode classique des kidnappeurs. Pour que leur victime ne se souvienne ni de la voiture des ravisseurs ni du trajet accompli, on l'endort. D'autre part, comme l'administration a l'habitude d'ouvrir son parapluie, elle a prescrit des examens médicaux. Mais Jean reprendra sa vie normale dans deux ou trois jours.
  
  Cette perspective incita la jeune femme à profiter de l'heure présente. Après le café et le cognac, elle emmena son invité dans la chambre à coucher.
  
  Après avoir fait honneur au dîner, Coplan fit honneur au somptueux dessert que Lucie lui offrait. Et, comme elle était très en verve, ce fut une véritable fête charnelle. Les jeux, les caresses, les étreintes se succédèrent dans une sorte de délire qui les transporta très loin de tout, et très haut.
  
  Finalement, repue de volupté, rompue de plaisir, Lucie, écroulée sur le lit, soupira :
  
  - C'est probablement la dernière fois?
  
  - Oui, probablement.
  
  - Je m'en souviendrai longtemps, j'en suis sûre. Cette chambre me rappellera toujours des souvenirs...
  
  - Ne te fais pas d'illusion, tu vas changer de décor plus vite que tu ne le penses, murmura Coplan.
  
  - Ah? fit-elle, surprise.
  
  - Jean est muté à Paris, révéla-t-il. Avant la fin du mois, vous aurez quitté Bonn avec armes et bagages.
  
  Elle se redressa, secoua la tête pour chasser les mèches blondes qui pendaient en désordre devant ses yeux.
  
  - Vrai ? s'exclama-t-elle, éblouie.
  
  - Officiel.
  
  - Nous retournons à Paris?
  
  - Oui. Et les appointements de Jean seront majorés de 50 pour cent.
  
  - Grâce à toi ?
  
  - Non, je n'y suis pour rien, mentit-il. C'est une décision de la direction.
  
  
  
  
  
  Les prévisions optimistes du docteur de la clinique de Mündorferstrasse se réalisèrent plus vite que prévu. Lorsque Coplan alla voir le « malade », le lendemain, en début de matinée, il trouva celui-ci en pleine bagarre avec l'infirmière de service. Sorti de sa torpeur comateuse un peu avant l'aube, Jean Rivard avait immédiatement réclamé à boire et à manger. Mais l'infirmière, se conformant aux ordres du médecin, ne voulait rien savoir. Elle avait bien voulu accorder un demi-verre d'eau minérale à son patient, mais aucune nourriture.
  
  - Pas avant la visite du docteur, répétait-elle, obstinée.
  
  L'arrivée de Coplan calma Rivard.
  
  Après avoir fermé la porte de la chambre, Coplan s'installa sur une chaise au chevet de son collègue et les deux agents du S.D.E.C. purent bavarder.
  
  En définitive, Rivard n'avait pas grand-chose à raconter. Ses onze jours de détention, il les avait passés dans une cave sans fenêtres, sans lumière, sans meubles. Où ? Il n'en avait pas la moindre idée. Ses geôliers ne se montraient jamais à visage découvert.
  
  - Avant d'entrer dans la cave, expliqua Rivard, ils enfilaient des cagoules et des espèces de robes qui dissimulaient leurs vêtements. Mais, d'après leurs voix et leurs gestes, je me suis rendu compte qu'ils étaient plutôt jeunes et vulgaires.
  
  - Et l'enlèvement?
  
  - C'est le samedi soir, en rentrant de Düren, où j'avais rencontré un de mes agents du réseau Kant, que j'ai embarqué un prêtre qui faisait du stop. Après, je ne me souviens plus. Je suppose qu'il a dû m'endormir... Quand? Comment ? J'ai eu beau me creuser la cervelle, pas moyen de me rappeler.
  
  L'apparition du médecin interrompit la conversation. Coplan fut prié d'évacuer la chambre.
  
  Après l'examen du « malade », le docteur dit à Coplan :
  
  - Nous allons pratiquer quelques analyses avant de lui servir un repas. Revenez à 17 heures. Sauf contre-indication, vous pourrez emmener le patient et le reconduire à son domicile. Quand il aura complètement éliminé son poison, il sera en pleine forme.
  
  Coplan prit congé et se rendit à l'ODIF. Juliette Delaunay l'accueillit avec un sourire lumineux.
  
  - Alors? demanda-t-elle. Vous l'avez vu?
  
  - Oui. Tout va bien. Il sera chez lui à 18 heures. Voulez-vous venir un moment dans le bureau ?
  
  La jolie brune opina et suivit Coplan dans le bureau directorial où Roger Carame lisait d'un œil distrait les journaux allemands du matin.
  
  Coplan raconta brièvement sa visite à la clinique. Puis, posant son regard sur la secrétaire, il murmura :
  
  - Je suis malheureusement obligé de vous communiquer une nouvelle qui va vous contrarier. Jean Rivard est muté à Paris. C'est M. Carme qui prend définitivement la direction de l'ODIF.
  
  Juliette Delaunay changea de figure.
  
  - A partir de quand ? articula-t-elle.
  
  - La décision de la direction générale prend effet dans une semaine. Le temps de procéder à la passation des pouvoirs.
  
  Très pâle, bouleversée, atterrée même, la jeune femme acquiesça d'un hochement de tête et quitta le bureau presque en courant.
  
  Pour elle, une nouvelle épreuve commençait.
  
  
  
  
  
  Les choses, dès lors, allèrent bon train. Jean Rivard, enchanté de quitter Bonn, s'occupa de son déménagement tout en mettant son successeur au courant des tâches que comportait la direction de l'ODIF. Bien entendu, il consacra beaucoup d'heures aussi à initier Roger Carame aux problèmes relatifs aux réseaux Domis et Kant.
  
  C'est le 22 décembre que les Rivard quittèrent leur villa de Bad-Godesberg.
  
  Comme ils n'avaient pas eu le temps de chercher un logement à Paris, Coplan leur avait proposé un appartement confortable qu'il avait loué naguère pour un de ses amis de Miami venu faire un stage à l'UNESCO. Cet appartement, libre depuis quelques semaines, se trouvait dans une rue donnant au square Séverine, dans le XXe arrondissement, c'est-à-dire à cinq minutes du S.D.E.C.
  
  Avant de quitter Bonn, Coplan alla dire au revoir à Juliette Delaunay.
  
  Il la trouva bizarre. Les traits tirés, le visage grave, l’œil sombre, elle rayonnait cependant d'un étrange courage intérieur. En lui tendant la main, elle murmura :
  
  - Je vous reverrai peut-être à Paris, qui sait ?
  
  - Je n'y suis pas souvent, mais le monde est petit. En tout cas, je ne passerai pas par Bonn sans venir vous saluer.
  
  - Inutile de vous déranger, je ne serai plus ici dans un bon mois.
  
  - Ah?
  
  - Je n'ai pas de secrets pour vous. Ma lettre de démission a été postée ce matin. Moi aussi, je rentre à Paris. Jean va mettre son divorce en route et j'espère que nous pourrons nous marier avant la fin de l'année prochaine.
  
  - Vous voyez bien qu'il ne faut jamais se laisser abattre. Quand on lutte, on finit toujours par triompher.
  
  - Oui, vous aviez raison. Jean a mis les choses au point avec sa femme et ils sont d'accord pour se séparer.
  
  - Bonne chance !
  
  Jean Rivard commença son stage de recyclage au siège du S.D.E.C., au département des analystes, le 5 janvier.
  
  Et, au cours des jours qui suivirent, Coplan le rencontra presque quotidiennement dans l'un ou l'autre bureau du Service. Coplan préparait une mission très spéciale en Amérique du Sud et il passait de longues heures studieuses avec les chefs responsables de la section « Amérique Latine » qui épluchaient pour lui de nombreux dossiers classés Trop secret.
  
  Le 16 janvier au matin, il fut convoqué par le Vieux. Ce dernier, le faciès soucieux, lui dit sur un ton abrupt :
  
  - Je viens de recevoir, il y a cinq minutes, la visite du jeune Bougain. Il a intercepté hier soir, à 22 heures, une communication téléphonique qui va vous intéresser. J'ai recopié moi-même, à la main, le dialogue qui a été enregistré, mais la bande magnétique originale est à votre disposition, bien entendu. Je vous préviens tout de suite que les premières vérifications auxquelles j'ai procédé ne m'ont pas permis d'identifier le personnage qui a téléphoné à Rivard. Je n'affirme pas que cet individu n'existe pas, naturellement. Tout ce que j'ai constaté, c'est qu'il ne figure dans aucun indicateur téléphonique.
  
  Il tendit un feuillet manuscrit à Coplan.
  
  - Tenez, lisez.
  
  Coplan prit connaissance du texte transcrit par le Vieux.
  
  « Allô, monsieur Rivard ?... Oui, lui-même. A qui ai-je l'honneur ?... C'est la maison Baster, au sujet des livres... Ah, très bien. Il s'agit des volumes sur l'Arabie, je suppose ?... Exactement. Je serai heureux de vous rencontrer pour vous montrer la documentation relative à ces ouvrages. Êtes-vous libre demain soir ?... Oui, certainement... Si vous êtes d'accord, je vous attendrai à 20 heures, au restaurant du Marcassin, sur la Nationale I, après Moisselles. Vous voyez où je veux dire ?... Oui, parfaitement. Vous pouvez compter sur moi, j'y serai. »
  
  Coplan resta un moment silencieux, absorbé par ses pensées. Puis, levant les yeux, il regarda le Vieux et laissa tomber d'une voix calme :
  
  - Nous y serons, nous aussi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Muni d'un ordre de mission en bonne et due forme, Coplan se rendit dare-dare chez le commissaire Tourain, à la D.S.T.
  
  - J'ai du travail pour vous, lui annonça Coplan. Cela m'embête un peu de vous déranger, mais comme je veux faire les choses dans la plus stricte légalité, je suis bien obligé de m'adresser à vous.
  
  - Ouais, je vous vois venir! ricana le policier, bourru mais amical. Quand vous me mettez sur un coup, ce n'est pas pour respecter la loi mais parce que cela vous arrange. Ne me prenez pas pour un idiot. De quoi s'agit-il?
  
  Coplan expliqua son problème, se bornant toutefois à retracer les phases essentielles de l'affaire Rivard.
  
  Tourain, son éternelle Gauloise à la bouche, articula, le visage granitique :
  
  - En définitive, de quoi le soupçonnez-vous, ce collègue ?
  
  - Jusqu'à nouvel ordre, je ne mets pas sa loyauté en doute. Par conséquent, je ne le soupçonne de rien du tout. Ce qui me paraît évident, c'est qu'il y a un mystère dans sa vie. Les quatre-vingts millions qu'il a remis à son associé, il a bien dû se les procurer quelque part. C'est pour découvrir la clé de cette énigme que j'ai mis son téléphone sur la table d'écoute.
  
  - J'ai très bien compris votre exposé, grommela Tourain. Mais qu'attendez-vous de moi pour découvrir la clé de cette énigme, comme vous dites ?
  
  Coplan dévoila son plan.
  
  Tourain opina, ce qui fit tomber une pluie de cendres sur son veston défraîchi.
  
  - J'ai ce qu'il vous faut, émit-il. Un de mes inspecteurs, actuellement en congé de maladie pour un petit ennui pulmonaire, effectue de temps en temps une mission de ce genre et il s'en tire généralement très bien. Il fait équipe avec sa femme, une blonde assez fade qui n'attire pas les regards mais qui est d'une habileté diabolique pour prendre des photos à la sauvette avec son Miniphot.
  
  - Formidable! s'exclama Coplan, ravi.
  
  - Je vais les convoquer immédiatement. Revenez à midi, je vous les présenterai.
  
  Quand Coplan se ramena à la D.S.T. pour rencontrer le ménage que le commissaire Tourain avait choisi, il fut conquis d'emblée. L'inspecteur Danne, un grand gaillard d'une bonne trentaine d'années, au visage épais, aux traits peu marqués, au menton plutôt mou, avait un aspect effacé, banal à souhait. Quant à son épouse, blonde et rose, bien en chair, placide, c'était la bourgeoise docile que l'on voit à des centaines d'exemplaires dans toutes les villes de France.
  
  Coplan expliqua à ses deux collaborateurs occasionnels ce qu'il attendait d'eux. Et, pour leur faciliter la tâche, il leur remit une série de photos de Jean Rivard, photos puisées dans les archives du Service.
  
  - En somme, conclut-il, la seule chose qui m'intéresse, c'est avoir un signalement aussi précis que possible de la personne que Rivard doit contacter dans ce restaurant. Si vous estimez que l'usage du Miniphot présente des risques, abstenez-vous. Une bonne description me suffira. J'aurai un assistant qui viendra noter les numéros des voitures et un recoupement ultérieur sera donc possible.
  
  L'inspecteur Danne murmura :
  
  - Si nous ne pouvons pas vous rapporter des photos, je vous ferai un portrait-robot. Comme je ne suis pas mauvais en dessin, je m'intéresse à cette spécialité et je m'entraîne au moins deux heures tous les jours depuis que je suis en congé de maladie.
  
  - Parfait, approuva Coplan. C'est le moment où jamais d'exploiter votre talent. Et maintenant, je vous emmène en reconnaissance. Nous ne nous arrêterons pas au Marcassin, cela va de soi, mais il est bon que vous ayez une idée exacte de l'endroit.
  
  Ils se mirent en route.
  
  
  
  
  
  Ce même samedi, à 18 h 30, Coplan retrouvait les époux Danne à leur domicile privé, à Bagnolet.
  
  La nuit était froide. Le thermomètre marquait moins trois degrés.
  
  Ils prirent place dans l'Opel Rekord de l'inspecteur Danne. Le policier s'installa au volant, sa femme à ses côtés, Coplan sur la banquette arrière.
  
  Par le périphérique, ils se dirigèrent vers la Porte de la Chapelle et ils rejoignirent ainsi la Nationale 1.
  
  - J'ai retenu une table par téléphone, indiqua le policier. Dans ces auberges de la grande banlieue parisienne, il y a toujours beaucoup de monde le samedi soir. C'est la soirée favorite des couples irréguliers et des amoureux qui préfèrent s'éloigner de Paris.
  
  - Excellence précaution, dit Coplan, enchanté de constater que l'inspecteur prenait sa mission très à cœur.
  
  Contre toute attente, la circulation était plutôt fluide. Ils atteignirent sans encombre Saint-Denis et, une vingtaine de minutes plus tard, ils traversaient la localité de Moisselles. Le Marcassin se trouvait à environ deux kilomètres plus au nord, sur le côté droit de la nationale.
  
  Comme beaucoup d'établissements de ce genre, cette auberge campagnarde n'était en réalité qu'une ancienne fermette restaurée à peu de frais. Au-dessus de la porte, une enseigne au néon brillait dans les ténèbres de la nuit, mais elle était si discrète et si peu lumineuse qu'elle n'avait aucune efficacité publicitaire et qu'elle ne pouvait guère jouer qu'un rôle de point de repère pour les habitués.
  
  Un parking avait été aménagé devant la bâtisse, sur le trottoir de terre battue. Coplan avait toutefois remarqué qu'aux heures d'affluence, c'était le cas lorsqu'ils étaient venus en reconnaissance, quelques clients garaient leur voiture de l'autre côté de la route, en face du restaurant, sur un espace herbeux qui bordait un terrain vague.
  
  Comme convenu, c'est là que l'inspecteur Danne rangea son Opel.
  
  Le policier et son épouse débarquèrent. Coplan, qui s'était accroupi à l'arrière, entre la banquette et les dossiers des sièges avant, ne bougea pas.
  
  Ayant pris la précaution de se munir d'une paire de jumelles spécialement traitées pour la vision nocturne, il occupait, caché dans l'Opel, un poste d'observation idéal. Tout ce qui se passait dans les parages immédiats du Marcassin se trouvait dans son champ de vision.
  
  Chaque fois qu'un bruit de moteur se faisait entendre, il se camouflait. Puis, quand le grand silence campagnard retombait, il se redressait prudemment pour observer les arrivées.
  
  Le parking se remplissait progressivement. L'inspecteur Danne ne s'était pas trompé en disant que le samedi soir favorisait les affaires de l'auberge.
  
  A 19 h 45, Coplan repéra une Peugeot grise, toute neuve, qui s'immobilisait dans un des rectangles tracés à la peinture blanche, juste en face du restaurant.
  
  Pas de doute, c'était Jean Rivard.
  
  Comme il avait dû laisser sa Mercédès, propriété de l'ODIF, à Bonn, il venait de s'acheter un nouveau véhicule. Du reste, les numéros de la plaque d'immatriculation le confirmaient.
  
  Sans hâte, Rivard débarqua, verrouilla ses portières, se dirigea vers l'entrée du Marcassin et pénétra dans l'établissement.
  
  Dix minutes plus tard, une DS noire stoppa devant la porte du restaurant. Un homme en manteau foncé, col relevé, descendit promptement de la DS qui redémarra immédiatement et continua sa route. Coplan n'avait eu que le temps de noter au vol le numéro de la DS... 793 CV 75... Quant au passager si pressé, il ne l'avait vu que de dos et il n'avait même pas pu se faire une idée exacte de sa silhouette.
  
  Il inscrivit le numéro de la DS dans son agenda. Une sorte de pressentiment lui faisait croire que le quidam au manteau foncé pouvait très bien être le mystérieux marchand de livres qui désirait contacter Rivard.
  
  Trois minutes plus tard encore, nouvelle alerte. Mais, cette fois, Coplan dut redoubler de prudence. Par un hasard malencontreux, les arrivants, deux costauds en pardessus gris, avaient rangé leur voiture, une Volvo bleue, juste à côté de l'Opel.
  
  Pendant la demi-heure qui suivit, une dizaine de voitures vinrent occuper les dernières places disponibles du parking. Après, ce fut le calme et le silence. Coplan en déduisit que le Marcassin avait probablement fait le plein.
  
  Vers 21 h 20, Coplan perçut au loin le vrombissement d'une grosse moto. Et, grâce à ses jumelles, il put voir un motard de la route qui arrêtait son engin à dix mètres de l'auberge, sortait un calepin de son blouson de cuir et, très tranquillement, commençait à inscrire, les unes après les autres, toutes les plaques d'immatriculation des voitures stationnées près de l'ancienne fermette.
  
  Coplan se sentit presque euphorique. Dès demain matin, grâce à ce faux motard, un jeune stagiaire du S.D.E.C., il trouverait sur son bureau, dans un pli cacheté, la nomenclature complète des propriétaires des véhicules parqués devant le Marcassin. Même si le mystérieux correspondant de Rivard, le soi-disant délégué de la maison Baster, ne figurait pas sur cette liste, des recherches plus approfondies permettraient sans doute de retrouver sa piste.
  
  Le motard, sa tâche accomplie, replaça posément son calepin dans la poche de son blouson, enfourcha sa moto, lança son moteur et disparut dans la nuit, ni vu ni connu.
  
  
  
  
  
  Pendant ce temps-là, à l'intérieur de l'auberge, l'inspecteur Danne et sa femme n'en menaient pas large.
  
  Par une incroyable malchance, la table qui leur avait été attribuée se trouvait près de l'entrée, alors que Jean Rivard et l'inconnu qui dînait avec lui occupaient une table située tout au fond de la salle, à droite.
  
  De surcroit, l'inconnu en question tournait le dos à la salle!
  
  Dans ces conditions, comment se faire une idée de son visage ?
  
  Le malheureux policier se faisait un sang d'encre.
  
  Finalement, en attendant le dessert, il décida d'aller demander conseil à Coplan. Il sortit du restaurant, se dirigea vers son Opel.
  
  Coplan, qui l'avait vu venir, ne se montra pas. L'inspecteur ouvrit sa portière et, tout en feignant de chercher quelque chose dans sa boîte à gants, informa Coplan.
  
  Celui-ci, avec bonhomie, apaisa le policier.
  
  - Ne vous tracassez pas. Je me débrouillerai pour repérer la voiture dans laquelle le copain de Rivard monte. Surtout, ne commettez pas d'imprudence. N'oubliez pas que Rivard est un professionnel et qu'il connaît la musique.
  
  - Justement, c'est bien ce qui m'embête. Il nous a en permanence dans son champ de vision.
  
  - Est-ce qu'il a l'air aux aguets?
  
  - Absolument pas.
  
  - Tant mieux.
  
  - Mon seul espoir, c'est d'apercevoir votre client quand il s'en ira. Comme nous sommes près de la porte, il devra obligatoirement passer près de nous.
  
  - Eh bien, que votre femme prépare une cigarette et qu'elle utilise discrètement son briquet-miniphot.
  
  - C'est ce que nous avions l'intention de faire, mais je voulais néanmoins vous prévenir. Nous avons vraiment manqué de pot.
  
  - Retournez près de votre femme et cessez de vous tourmenter.
  
  C'est un peu avant 22 heures que les premiers clients commencèrent à sortir de l'auberge.
  
  Nettement plus enjoués et plus bavards que quand ils étaient arrivés ! La bonne chère et les vins coûteux du Marcassin produisaient leurs effets.
  
  A 22 h 16, Coplan vit apparaître sous l'enseigne de néon l'un des deux malabars qui avaient rangé leur Volvo à côté de l'Opel. Il se tassa davantage dans sa cachette. Il entendit gronder le moteur de la Volvo, lancé avec vigueur, et il perçut le démarrage du véhicule.
  
  Risquant un regard, Coplan assista avec un certain étonnement au manège du type qui avait pris le volant de la Volvo. En effet, au lieu d'aller se ranger devant la sortie du restaurant pour embarquer le compagnon avec lequel il était venu, il fit un demi-tour et stoppa à environ dix mètres de l'auberge. Et là, ses lanternes allumées, son moteur tournant au ralenti, il attendit.
  
  Le drame éclata quelques secondes plus tard.
  
  A l'instant précis où Jean Rivard débouchait de l'auberge en compagnie de l'homme avec lequel il venait de dîner, un autre client sortit brusquement de l'établissement, bouscula Rivard, se retourna et, braquant un automatique, tira sur l'homme qui se tenait à côté de l'agent du S.D.E.C.
  
  Rivard, prompt comme la foudre, exhiba un pistolet et tira sur l'agresseur.
  
  Ces deux détonations furent suivies de plusieurs autres coups de feu. Rivard et son compagnon s'étaient écroulés. La Volvo, tous feux éteints, démarra. L'homme qui la pilotait devait être au courant de ce qui allait se passer, car il roula jusque devant la porte du restaurant pour cueillir au vol son complice qui venait d'exécuter l'attentat.
  
  Mais ce que les agresseurs n'avaient pas prévu, c'est que le compagnon de Rivard, malgré la balle qui l'avait touché, avait réussi à sortir de la poche de son manteau un automatique. Et comme le premier assaillant s'élançait pour sauter dans la Volvo, il encaissa trois balles dans le ventre. Il s'effondra sur le bord de la route.
  
  Ce que voyant, le conducteur de la Volvo démarra comme une fusée et fila sans demander son reste, abandonnant son complice à son triste sort.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  LA fusillade, on s'en doute, avait semé la panique dans le restaurant.
  
  Coplan, sortant de l'Opel, s'élança pour aller secourir Jean Rivard. Mais il se heurta à l'inspecteur Danne qui rejoignait au triple galop sa voiture.
  
  Coplan jeta au policier :
  
  - Sortez votre carte de police et prenez la direction des opérations. Je m'occupe de Rivard.
  
  Malheureusement, Jean Rivard n'avait plus besoin de personne. Touché en plein cœur, il avait été tué net. Près de lui, affalé sur le ventre, la face contre le sol, son compagnon de la soirée ne bougeait plus. Quant à l'attaquant, c'était visible, il avait son compte : le sang jaillissait à flots de son abdomen.
  
  Coplan se redressa et se rua dans l'auberge. Là, c'était l'affolement. Tous les clients s'étaient levés pour refluer vers le comptoir du bar. Apeurés par les coups de feu, traumatisés par la fin mouvementée de leurs agapes, ils se demandaient où chercher refuge. Le patron, un géant au visage décomposé, gesticulait pour ramener le calme. Avec son haut bonnet blanc de chef coq, il était à la fois tragique et grotesque.
  
  Coplan lui agrippa le poignet d'une main ferme et gronda d'une voix sèche :
  
  - Police! Où se trouve le téléphone?
  
  - Euh... Euh... Là-bas, dans le vestiaire, bégaya le pauvre homme.
  
  - J'appelle une ambulance. Demandez à vos clients s'il n'y a pas un médecin parmi eux.
  
  Coplan fonça vers le vestiaire, décrocha le téléphone.
  
  Pendant ce temps-là, l'inspecteur Danne avait mobilisé quelques-uns des clients pour transporter dans la salle les victimes de la fusillade. Les tables situées près de l'entrée avaient déjà été repoussées à l'écart.
  
  Par bonheur, il y avait dans l'assistance un docteur de la région qui finissait de dîner avec des amis. Il se mit aussitôt au travail. Mais l'homme qui avait rencontré Rivard était le seul à réclamer des soins, car les deux autres victimes avaient cessé de vivre.
  
  Quand Coplan revint dans la salle, il comprit qu'il avait gagné son pari. Le plan qu'il avait échafaudé pour faire sortir de l'ombre le personnage clé de l'affaire Rivard avait réussi.
  
  « C'était donc lui, pensa Coplan avec une âcre jubilation. Voilà une confirmation qui explique bien des choses. »
  
  Le blessé que le docteur soutenait n'était autre que Klaus Wellendorf, l'homme du S.R. de l'Allemagne Fédérale.
  
  
  
  
  
  Les gendarmes arrivèrent les premiers sur les lieux du drame. Puis les policiers du secteur. Et, enfin, l'ambulance.
  
  Wellendorf fut transporté en priorité à l'hôpital de Montmorency et conduit aussitôt en salle de réanimation. Coplan l'avait accompagné.
  
  Le médecin de garde, un jeune blond aux nerfs d'acier, au tempérament flegmatique, annonça à Coplan :
  
  - C'est impressionnant mais ce n'est pas très grave. Bien qu'il ait perdu pas mal de sang, sa vie n'est pas en danger.
  
  - Où est-il touché?
  
  - A la cuisse droite et à l'épaule gauche. Mais il n'en gardera que des cicatrices. Je m'occuperai de l'extraction des projectiles après la transfusion.
  
  - Est-ce que vous pourriez me donner une chambre proche de la sienne ?
  
  - Pourquoi? Vous voulez coucher ici?
  
  - Oui, c'est une affaire qui concerne la sûreté de l'État. Un policier de la D.S.T. va d'ailleurs vous apporter des instructions officielles dans une heure.
  
  - Bon, je vais prendre mes dispositions.
  
  A vrai dire, Coplan ne se coucha pas avant l'aube. Le commissaire Tourain, qui s'était amené à la rescousse, avait mobilisé une dizaine d'inspecteurs et lancé des enquêtes dans tous les azimuts.
  
  L'agresseur, un Hongrois nommé Horvath, domicilié à Nice, fut finalement identifié grâce aux fiches du S.D.E.C. Il s'agissait en réalité d'un agent soviétique déjà repéré auparavant et qui s'appelait Maralef.
  
  Le patron de l'auberge du Marcassin déclara que l'individu en question n'avait pas retenu de table à l'avance. Il s'était présenté en compagnie d'un autre client et les deux hommes avaient accepté sans rechigner une petite table d'appoint installée à l'improviste près de la porte donnant accès aux cuisines.,.
  
  Le signalement du complice fut relativement précis, ce qui donna de l'espoir au commissaire Tourain. Quant à la Volvo à bord de laquelle les deux individus étaient venus, elle portait une fausse plaque d'immatriculation. Les numéros relevés par le jeune stagiaire du S.D.E.C. correspondaient à la voiture d'un vieux notaire parisien qui n'avait plus de véhicule depuis plus de six ans.
  
  En revanche, la DS noire qui avait amené Klaus Wellendorf, avait été retrouvée avant la fin de la nuit. Son propriétaire, un Suisse, né à Zurich, domicilié à Paris, exerçant la profession de journaliste indépendant, avait été arrêté. Il se nommait Hans Wadel et il ne fit aucune difficulté pour reconnaître qu'il avait bien conduit son ami Wellendorf au Marcassin.
  
  
  
  
  
  Ce n'est que le surlendemain, un peu avant midi, que le médecin-chef de l'hôpital autorisa Coplan à interroger Wellendorf.
  
  L'agent du B.N.D., très pâle mais souriant, esquissa un léger salut de la tête quand il vit entrer Coplan dans la chambre.
  
  - Désolé de vous donner tous ces ennuis, monsieur Coplan, dit-il. Il doit y avoir un Dieu pour des gens comme nous. Je me demande encore par quel miracle je m'en suis tiré.
  
  - Tout le monde ne peut pas en dire autant, grinça Coplan, acide. Jean Rivard a eu moins de chance que vous.
  
  - Mort?
  
  - Oui, tué sur le coup.
  
  - Et notre agresseur?
  
  - Mort également.
  
  - Cela me console un peu... Remarquez, je ne voulais pas le tuer. Mais j'étais à moitié dans les pommes quand j'ai tiré.
  
  - Vous avez eu beaucoup de cran, je le reconnais.
  
  - Mais non, c'était un réflexe.
  
  - Vous êtes toujours armé quand vous dînez à la campagne ?
  
  Oui, depuis quelques mois je porte toujours une arme sur moi. On m'avait prévenu que j'étais en danger. Mais je me croyais en sécurité à Paris...
  
  - Si vous commenciez par le commencement? suggéra Coplan. Je suppose que vous avez des tas de choses à me raconter ?
  
  - Vous êtes bien le seul à qui je sois disposé à me confesser, murmura l'Allemand en souriant de nouveau. Si le S.D.E.C. m'avait envoyé un autre enquêteur que vous, je serais resté muet, je vous le garantis.
  
  Coplan empoigna une chaise, la déposa près du lit, s'y installa à califourchon, posa un regard méditatif sur Wellendorf et prononça :
  
  - C'est quoi, votre combine avec Jean Rivard? Vous l'avez acheté purement et simplement?
  
  - Avez-vous une si piètre idée de votre ami?
  
  - Vous ne me ferez jamais croire que c'est par charité que vous lui avez avancé huit cent mille francs.
  
  - Ce sont deux problèmes distincts, dit Wellendorf. Mais nous en parlerons en temps voulu. Comme vous le dites, il vaut mieux que je commence par le commencement.
  
  Il ferma les yeux un moment pour se recueillir.
  
  - Il y a environ trois ans, reprit-il sur un ton posé, la nécessité m'est apparue d'innover en matière de renseignement et de faire œuvre de pionnier. L'histoire va vite par les temps qui courent. Au lieu de poursuivre des activités de routine dans nos secteurs étroits, j'ai eu la certitude qu'il fallait s'adapter avec hardiesse à l'avenir et j'ai demandé à mes supérieurs l'autorisation de fonder une section spéciale du B.N.D. Ma requête a été accueillie favorablement et j'ai donc créé le Réseau 307, un nom de code qui n'a aucune signification symbolique, je m'empresse de le préciser. La particularité du Réseau 307, c'est de travailler pour l'Europe. Non pas l'Europe actuelle, mais l'Europe considérée dès maintenant comme une entité politique à l'échelon continental. Pour le Réseau 307, les frontières intérieures et les souverainetés nationales n'existent plus. J'ai des agents de tous les pays européens, y compris des Soviétiques. Je ne connais pas vos convictions personnelles dans ce domaine, mais laissez-moi vous dire que mes réflexions m'ont conduit à la certitude que les affrontements du futur se feront de continent à continent. Pour être armée dans cette gigantesque lutte, il faut que l'Europe de l'avenir remplisse deux conditions. Primo, être unie. Secundo, avoir échappé aux graves dangers qui la menacent. L'unité, elle se fera, j'en suis convaincu. Quant aux périls qui nous guettent, ils se profilent déjà à l'horizon : d'une part, l'opération de « finlandisation » menée obstinément par l'U.R.S.S. D'autre part, l'écrasement économique par les U.S.A. C'est pour surmonter cette double épreuve de vassalisation que l'Europe doit former un front cohérent, homogène. Et le Réseau 307 est le noyau secret de cette future Europe Unie. En acceptant de travailler pour moi, Jean Rivard ne trahissait pas la France, il la servait sur un plan plus élevé, tout simplement.
  
  - Utopie, maugréa Coplan. Les nationalismes dresseront toujours des barrières entre les pays d'Europe.
  
  - Utopie ? Bien sûr, murmura l'Allemand. Comme la Jeep qui roule sur la lune et nous expédie des images télévisées. Comme le trajet Paris-Tokyo en sept heures à bord du Concorde. Comme l'énergie nucléaire... Nous vivons les utopies de nos grands-parents et nos petits-enfants vivront les nôtres. L'unité fédérale européenne existera plus vite que vous ne le pensez, retenez ce que je vous dis !
  
  - En somme, vous voulez me faire croire que c'est par idéalisme que Jean Rivard s'est rallié à votre cause?
  
  - Je vous le certifie.
  
  - Avec une prime de huit cent mille francs à la clé!
  
  - Son besoin d'argent n'a été qu'un prétexte. Rivard était un homme profondément déçu par son travail. Les tâches dérisoires qu'il accomplissait à Bonn, lui donnaient le sentiment de n'être qu'un rond de cuir du renseignement. Il valait mieux que cela, beaucoup mieux que cela. J'ajoute en passant que son découragement a été total quand je lui ai révélé que j'avais infiltré quelques-uns de mes agents dans ses réseaux Domis et Kant et que je contrôlais pratiquement toute son activité clandestine.
  
  - De mieux en mieux, grommela Coplan. II questionna brusquement :
  
  - Pourquoi avez-vous organisé le simulacre de kidnapping de Rivard?
  
  - Comment avez-vous découvert cela ? fit Wellendorf, ironique.
  
  - Ben dame, tout se tient dans cette histoire ! Votre présence aux côtés de Rivard, au Marcassin, ne s'explique pas autrement.
  
  - J'avais combiné cette petite manœuvre avec l'accord de Rivard. Elle me permettait de faire d'une pierre deux coups susciter le changement d'affectation de Rivard et récupérer l'argent que je lui avais avancé.
  
  - C'était bien trouvé, évidemment, et vous étiez admirablement placé pour monter cette comédie.
  
  - En effet. Mais votre conscience professionnelle et votre acharnement ont bien failli ruiner mon plan. A cause de vous, j'ai été obligé d'éliminer l'indicateur de l'inspecteur Kruger. Les investigations de ce bonhomme dans les milieux anarchistes risquaient d'avoir des conséquences gênantes pour moi. Heureusement, ce n'était pas une grande perte.
  
  - Et vous faisiez surveiller les bureaux de l'ODIF pour parer toute complication éventuelle, j'imagine?
  
  - Naturellement.
  
  Il y eut un, silence. Coplan avait pas mal de couleuvres à digérer.
  
  Wellendorf prononça sur un ton pensif
  
  - Ce que je ne comprend pas, c'est comment les agents du contre-espionnage soviétique ont pu me rejoindre au Marcassin. Je suis tout à fait sûr que la DS de mon ami Hans Wadel n'était pas suivie.
  
  - Sur ce point-là, je peux vous éclairer. Nous avons déniché un petit émetteur magnétique sous la carrosserie de la DS de Wadel.
  
  - Ah bon? On ne pense jamais à tout, hélas.
  
  - Pourquoi les Russes avaient-ils décidé de vous liquider?
  
  - Je sais qu'un agent du G.R.U. que j'avais recruté à Vienne est tombé dans un piège tendu par son propre service. Sans doute a-t-il parlé... Cela suffirait à expliquer l'attentat dont nous avons été victimes.
  
  - Vous voyez bien que vous ne parviendrez jamais à faire fonctionner correctement un service de renseignements supranational, glissa Coplan, caustique.
  
  - Mais si, assura l'Allemand, confiant. Il y aura sans doute des accidents de parcours, mais cela se fera et vous le savez bien. Un homme comme vous devrait m'apporter son concours.
  
  - J'en parlerai à mon directeur, promit Coplan, imperturbable.
  
  - Dans ce cas, c'est fichu d'avance. Les hommes de la vieille génération ne peuvent pas comprendre. J'ai dû faire intervenir de hautes personnalités allemandes pour que mon propre chef accepte mon idée.
  
  - Détrompez-vous, Wellendorf, mon directeur au S.D.E.C. n'est pas une vieille baderne. Dans le Service, nous l'appelons le Vieux, mais il est aussi jeune d'esprit et de cœur que vous et moi.
  
  - Eh bien, essayez, railla Wellendorf. Ce sera un test fort instructif. Puis, très détaché :
  
  - Qu'est-ce que vous allez faire de moi quand je serai sur pied ?
  
  - Officiellement, vous n'êtes impliqué dans l'affaire que comme témoin. Le communiqué remis à la presse parle d'un règlement de compte entre truands. Jean Rivard et vous-même, selon cette version, vous n'êtes que deux paisibles citoyens atteints par mégarde. Le S.D.E.C. ne déshonore jamais les siens, sauf en cas de force majeure. Mais cela ne veut pas dire qu'on vous rendra la liberté. La décision ne m'appartient pas.
  
  
  
  
  
  De l'hôpital, Coplan se rendit à son domicile privé. Il rédigea un long rapport qu'il remit quelques heures plus tard à son directeur en disant :
  
  - Voici le dernier chapitre de mon rapport secret. A détruire après lecture, bien entendu. Les informations que vous y trouverez ne doivent ni circuler dans la maison ni prendre place dans les archives du Service.
  
  - C'est à moi d'en juger, fit remarquer le Vieux, agacé.
  
  - Nous sommes bien d'accord, mais je vous préviens que ma prose va vous étonner... Je reste dans les parages et j'attends que vous me convoquiez pour me donner votre opinion.
  
  - Entendu.
  
  En sortant du bureau de son supérieur, Coplan se demanda s'il devait téléphoner à Juliette Delaunay, à Bonn, ou s'il devait laisser à d'autres le soin de lui annoncer la pénible nouvelle. La pauvre fille n'avait décidément pas de chance. Au moment où ses espoirs allaient se réaliser, tout s'écroulait. Elle serait probablement la seule à verser des larmes sincères sur la mort de Jean Rivard.
  
  Le plus étrange, c'est qu'elle avait vu mourir Jean Rivard dans ses cauchemars.
  
  
  
  
  
  La réponse du Vieux, Coplan n'en fut pas surpris outre mesure, fut ambiguë à souhait.
  
  Soucieux, un peu revêche, même, il marmonna:
  
  - L'idée de base de Klaus Wellendorf est peut-être valable, je n'en disconviens pas. Mais ce, qui est sûr, c'est qu'elle est explosive. Et s'il continue son action, il y aura d'autres cadavres sur sa route, c'est moi qui vous le dis.
  
  - Que pensez-vous de son Réseau 307
  
  - Je sais bien qu'il ne faut jamais mettre tous ses œufs dans le même panier, mais le fonctionnement d'une organisation supranationale ne me paraît guère possible dans la conjoncture actuelle. De plus, l'Union Fédérale Européenne, dirigée par Bonn, ça demande réflexion. Les. Français sont bien trop cocardiers pour accepter une chose pareille.
  
  - Question d'adaptation, rétorqua Coplan. Nous sommes à la fin du XXe siècle, ne l'oubliez pas. Pour Wellendorf, les Allemands, les Espagnols, les Russes, les Français et tous les autres, ce seront bientôt les provinciaux de l'Europe. Nous ne sommes plus à l'époque où le peuple de Paris se révolterait si on voulait mettre un Auvergnat à la tête de l'État.
  
  Le Vieux haussa les épaules et soupira :
  
  - Nous en reparlerons plus tard, Coplan. Dans l'immédiat, la lecture de votre dernier rapport m'a inspiré deux décisions. Primo, les réseaux Kant et Domis vont être remaniés de fond en comble.
  
  - Minute! coupa Coplan. Vous reconnaissez que nous n'avons jamais eu le moindre pépin au sein de ces deux réseaux ? Et que cela démontre la bonne foi de Wellendorf ?
  
  - Je l'admets, fit le Vieux. Mais ce n'est jamais agréable de savoir que le voisin vous cocufie.
  
  - Vous raisonnez comme un homme du passé.
  
  - Peut-être. Mais voici ma seconde décision : je vais exercer un chantage catégorique vis-à-vis de Wellendorf : avant toute discussion, j'exige qu'il nous rembourse la rançon que nous avons versée pour obtenir la libération de Rivard. Les contribuables français n'ont aucune raison de financer les initiatives du B.N.D. Après, nous aviserons.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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