Kenny, Paul : другие произведения.

Les astuces de Coplan

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  No 1964 «Éditions Fleuve Noir», Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  C’était l’heure de la bousculade. Autour de la gare Saint-Lazare, l’infernale cohue quotidienne battait son plein. Les trottoirs étalent noirs de monde et, aux carrefours, les piétons impatients invectivaient les automobilistes qui tentaient de forcer le passage.
  
  Le ciel gris, orageux, écrasait Paris. Un véritable brouillard d’essence brûlée stagnait dans l’air Irrespirable.
  
  Depuis un bon quart d’heure, Georges Leyel sillonnait les rues du quartier dans l’espoir de trouver une place pour caser sa Dauphine. Il commençait à désespérer quand, par miracle, il avisa une Aronde qui déboîtait. Il donna aussitôt un coup d’accélérateur pour arriver le premier (et se mettre en position d’attente) près de l’emplacement qui allait être disponible.
  
  La manœuvre de départ de l’Aronde ne dura guère plus d’une minute. Néanmoins, un chauffeur de taxi qui suivait la Dauphine jugea opportun de se pencher à sa portière pour engueuler Georges Leyel. Ce dernier riposta d’une voix sèche :
  
  - Va te faire cuire un œuf, rescapé de la Marne !
  
  Et, ostensiblement, il prit tout son temps pour ranger sa voiture. Lorsque la voie fut dégagée, le chauffeur de taxi embraya rageusement et jeta au passage, à Leyel qui débarquait :
  
  - Oublie pas de manger ta soupe, corniaud, t’en as besoin !...
  
  Leyel ignora cette allusion railleuse à sa petite taille. Il était habitué aux moqueries de ce genre et ça ne le vexait plus. Ou plutôt, il avait décidé, une fois pour toutes, que ça ne le vexait plus. Car, en réalité, il était toujours extrêmement sensible aux humiliations permanentes que lui infligeaient ses épaules étroites et son mètre 60.
  
  Il verrouilla les portes de sa Dauphine, se glissa dans la foule en direction de la place du Havre.
  
  Sa montre marquait 18 heures 25 lorsqu’il arriva devant le vieil immeuble où il avait rendez-vous à 18 heures. Son visage soucieux devint plus soucieux encore. Il s’engagea d’un pas rapide sous le porche de la maison, longea le couloir, déboucha dans la cour intérieure, poussa une porte vitrée, s’élança au galop dans un escalier sombre et vétuste. Enfin, au second étage, il appuya sur le bouton de cuivre d’une sonnerie sous laquelle une petite plaque chromée indiquait : OFFICE MENTOR.
  
  Le vantail s’ouvrit, laissant apparaître une femme d’une quarantaine d’années, assez forte, vêtue d’un tailleur gris.
  
  - Bonsoir, monsieur Leyel, prononça la femme.
  
  - Je suis en retard, s’excusa le visiteur.
  
  - Ne vous tracassez pas, dit la femme, monsieur Velder vous attend.
  
  Elle guida elle-même l’arrivant vers une des pièces situées tout au fond de l’ancien appartement transformé en bureaux. Elle frappa à la porte, ouvrit l’huis, annonça d’une voix calme :
  
  - Monsieur Leyel...
  
  Velder, plongé dans ses dossiers, se leva, esquissa un geste d’accueil :
  
  - Bonsoir, cher monsieur !
  
  - Bonsoir, monsieur Velder, dit Leyel en s’avançant vers l’unique fauteuil installé devant la table de travail du directeur de l’Office Mentor.
  
  Par comparaison avec Velder, Georges Leyel paraissait encore plus menu. Velder mesurait un mètre 85, pesait près de 100 kg et arborait une carrure de déménageur
  
  - Vous vouliez me voir personnellement, d’après ce que vous avez téléphoné à ma secrétaire ? Je suppose qu’il y a du nouveau ?... Asseyez-vous, je vous en prie... Une cigarette ?
  
  - Merci, je ne fume pas, déclina Leyel en prenant place dans le fauteuil... J’ai reçu le rapport que vous m’avez envoyé à Marseille, et comme je devais venir à Paris pour 48 heures, j’ai pensé que c’était l’occasion de vous rencontrer.
  
  - Certainement, approuva Velder qui, s’étant rassis, avait machinalement saisi un coupe-papier en forme de poignard marocain. Je vous écoute, cher monsieur. La visite d’un client est toujours une chose précieuse pour nous.
  
  Leyel n’avait pas l’air très à son aise. Il déboutonna sa veste sport, prit un papier dans sa poche intérieure.
  
  - En fait, je n’ai rien de nouveau à vous signaler, dit-il en dévisageant son interlocuteur, Si j’ai demandé à vous voir personnellement, c’est justement au sujet de ce rapport... Pour parler franchement, j’avoue que je suis un peu déçu.
  
  Le lourd faciès de Velder se figea imperceptiblement.
  
  - A quel point de vue, monsieur Leyel ?
  
  - Eh bien... les résultats me paraissent un peu... un peu maigres. En cinq semaines, les éléments que vous avez recueillis ne sont pas très... pas très positifs.
  
  - Ah, vous trouvez ? fit Velder avec raideur.
  
  Il se pencha de côté, ouvrit le tiroir Inférieur de son bureau, promena ses doigts sur un fichier, retira un carton de bristol blanc qu’il parcourut d’un œil sévère, les sourcils froncés.
  
  - Nous avons pratiqué huit filatures, indiqua-t-il, et ces huit filatures nous ont permis d’aboutir à la conclusion qui vous a été communiquée dans le rapport. Permettez-moi d’être étonné d’apprendre que vous êtes déçu.
  
  - Mais... votre conclusion n’apporte rien, objecta Leyel qui transpirait. Vous m’annoncez que ma femme a rencontré à huit reprises un homme d’une quarantaine d’années avec lequel elle semble être en bons termes... Mais cela, je m’en doutais déjà. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis adressé à votre... à votre firme.
  
  - Pardon, pardon, rétorqua Velder en agitant la fiche qu’il tenait toujours dans sa main droite. Quand vous êtes venu me voir, vous m’avez dit que vous aviez l’impression qu’il y avait quelqu’un dans la vie de votre femme. Il y a une nuance, cher monsieur. Une nuance capitale... Vous n’aviez qu’une impression, ne l’oubliez pas. A présent, grâce à nous, vous avez une certitude. Il y a un abîme entre une simple impression et une certitude.
  
  Leyel, visiblement désarçonné par l’aplomb du géant qu’il avait en face de lui, se tortilla sur son siège. Velder le fixait d’un œil granitique, ce qui n’arrangeait rien.
  
  Leyel avait un visage large, des traits empâtés, une forte bouche et des yeux pâles, légèrement globuleux. Sa physionomie sans finesse accentuait le contraste bizarre qu’il y avait entre sa tête énorme et son corps malingre. Or, déjà passablement complexé par son physique, il perdait sa fragile assurance dès qu’on le regardait d’une façon trop appuyée, trop insistante.
  
  - Je... je croyais, c’est-à-dire, je... j’espérais tout de même davantage, bégaya-t-il en baissant les yeux vers le papier qu’il avait déplié. Dans ce rapport, vous ne me donnez même pas le nom de l’individu que ma femme rencontre pendant mon absence.
  
  Velder sentit qu’il avait gagné la partie et qu’il allait facilement mettre ce petit bonhomme de client dans sa poche. Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.
  
  - Tous nos clients sont comme vous, cher monsieur Leyel, murmura-t-il avec bonhomie. Si nous les écoutions, si nous nous laissions influencer par leur impatience, nous irions d’échec en échec... Je comprends parfaitement votre état d’esprit, remarquez. Dans votre situation, on ne réfléchit pas correctement. On ne peut pas réfléchir correctement. On veut que les choses aillent vite, et c’est tout. Mais nous autres, détectives privés, nous avons une grande expérience dans ce domaine. La seule façon d’aller vite, monsieur Leyel, c’est d’aller doucement.
  
  - Euh... oui, peut-être, balbutia Leyel, impressionné par ce paradoxe... Cependant, j’aimerais bien savoir le nom de cet homme avec lequel ma femme me trompe.
  
  - Ne comptez pas sur moi pour vous le communiquer maintenant, dit Velder, cassant. Quand notre dossier sera complet, nous vous le livrerons. Pas avant. Toute communication prématurée serait, de notre part, une maladresse grave.
  
  Il laissa planer un bref silence, puis ajouta :
  
  - Si vous n’avez pas confiance, vous êtes libre de vous adresser à la concurrence. J’ai d’excellents confrères à Paris, et même dans les parages immédiats.
  
  - Je ne dis pas que je n’ai pas confiance, protesta Leyel. Mais enfin, je pensais que...
  
  - Vous pensiez QUOI ? Que j’allais gâcher tout mon travail et toute la réputation de mon organisation pour satisfaire votre curiosité ? Il n’en est pas question, cher monsieur. Quand un client me confie une mission, c’est sacré. Vous m’avez dit : « J’ai l’impression que ma femme me trompe. Si c’est exact, je divorcerai... » Nous sommes bien d’accord ?
  
  - Oui, reconnut Leyel.
  
  - Je vous ai répondu : « Pour divorcer, il faut des preuves. Si vous le désirez, nous vous fournirons ces preuves. »
  
  - Oui, acquiesça derechef Leyel, maté.
  
  - Pour obtenir ces preuves, il faut de la patience, du doigté, une discrétion infinie et un flair sans défaut. Mener une enquête, c’est à la portée du premier venu. Réussir une filature, c’est déjà plus délicat. Mais surprendre le gibier sans avoir éveillé sa méfiance, c’est une autre affaire !... Je vous ai promis la réussite, monsieur Leyel, je tiendrai ma promesse. Seulement, laissez-moi le temps de faire mon travail proprement, et jusqu’au bout.
  
  - Ce sera très long, à votre avis ?
  
  - Je ne peux pas vous fixer de délai, naturellement. Les opérations suivent leur cours, les données s’accumulent, le cas se précise peu à peu... Gela peut durer trois mois, mais tout sera peut-être liquidé dans trois semaines. C'est une question de circonstances, vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Bien, soupira Leyel. Je vais vous faire un chèque pour te renouvellement de la provision...
  
  - Parfait, acquiesça Velder,
  
  Et il ajouta, d’un air presque sentencieux :
  
  - L’essentiel, voyez-vous, monsieur Leyel, c'est que vous nous fassiez pleinement confiance. Un divorce bien préparé, c’est un divorce gagné. Or, un bon divorce, c’est comme un nouveau départ dans la vie... Quelques semaines de plus ou de moins, c’est si peu de chose par rapport à l’avenir. Quand tout ceci sera terminé, vous me remercierez d’avoir fait preuve de tant de patience et de tant de prudence.
  
  Leyel opina, sortit son chéquier de sa poche. Velder lui tendit aimablement un stylo-bille.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Après le départ de Georges Leyel, Velder se frotta le menton en faisant la grimace. Raconter des salades aux clients mécontents, il avait cela en horreur.
  
  - Thérèse ! appela-t-il d’une voix de stentor. Apporte-moi le dossier Leyel et demande à Chandusse de venir dans mon bureau.
  
  La secrétaire en tailleur gris s’amena quelques instants plus tard, déposa une chemise cartonnée sur la table de son patron.
  
  - Reste un moment, lui dit Velder. J’ai besoin de toi.
  
  Il lui tendit le chèque que Leyel lui avait remis.
  
  - Tiens, prends toujours ceci... Il n’était pas très satisfait, mais il a tout de même casqué...
  
  La secrétaire prit le chèque, le vérifia d’un bref regard. Victor Chandusse, l’adjoint de Velder, fit alors son entrée dans le bureau.
  
  - On a besoin de moi ? s’enquit-il de sa voix éraillée.
  
  Chandusse incarnait à la perfection ce que l’on nomme au théâtre « une rondeur ». Grosse figure lunaire et joviale, corpulence frisant l’obésité, mains grassouillettes. Ses yeux bleus, narquois, d’une surprenante mobilité, trahissaient un tempérament jouisseur et bon vivant. Sa mise peu soignée, plutôt débraillée même, lui donnait l’allure d’un commis voyageur de province.
  
  Velder lui annonça, revêche :
  
  - Leyel sort d’ici, et j’aime autant te dire qu’il n’était pas enchanté ! J’ai bien cru qu’il allait renoncer à nos services.
  
  - Qu’est-ce qu’il veut, ce cocu ? grommela Chandusse en se laissant tomber dans le fauteuil réservé aux visiteurs.
  
  - Des résultats, naturellement. Le dernier rapport que nous lui avons envoyé l’a déçu. Et je dois reconnaître qu’il n’a pas tout à fait tort. En cinq semaines, nous ne lui avons pas fourni grand-chose...
  
  Chandusse se contenta de hausser ses épaules rondes. Velder, ouvrant le dossier, compulsa les notes qui s’y trouvaient.
  
  - Comment se fait-il que ça traîne comme ça, cette histoire ? demanda-t-il en regardant son adjoint. Huit filatures, et pas la moindre indication concrète !...
  
  - Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? maugréa Chandusse, ça n’est tout de même pas de ma faute si la cliente se conduit bien.
  
  - Balivernes, riposta Velder. Une jolie femme qui profite de l’absence de son mari pour rencontrer un quidam, c’est la définition même de la femme qui ne se conduit pas bien, tout le monde sait cela.
  
  - Je ne peux tout de même pas leur demander de faire l’amour sur un banc du parc de Bagatelle ! s’emporta Chandusse. Je te l’ai déjà dit : ou bien ce mec est impuissant, ou bien il s’agit d’une idylle platonique.
  
  Velder appuya son index sur un des feuillets du dossier :
  
  - Mais là, ce café des Trois Routes, près de Dugny ? Ils s’y sont rencontrés à deux reprises...
  
  - Eh bien, c’est zéro ! affirma le gros détective, catégorique. Ou alors, ils le font en public, sur la banquette du troquet, en face du comptoir. Comme je le souligne dans mon rapport, ce café ne comporte ni arrière-salle ni cabinet particulier. En outre, la patronne ne loue pas de chambres.
  
  - Mais le nom du gars ? insista Velder. Même la photo que tu as prise ne vaut pas tripette ! Il faudrait faire quelque chose, sacré-dieu !..
  
  - Ce n’est pas moi qui l’ai prise, cette photo, rectifia Chandusse. C’est Thérèse.
  
  - Les conditions étaient mauvaises, expliqua la secrétaire. Le bonhomme venait dans ma direction et il surveillait les promeneurs d’un œil méfiant, terriblement inquisiteur. J’aurais dû tenter un autre essai, mais je n’ai pas osé. J’étais sûre qu’il avait gravé ma silhouette dans sa mémoire. Ce sont des choses que l’on sent.
  
  - Pour être méfiant, il est méfiant ! grogna Chandusse. En fait, je n’ai jamais vu ça... Ce zèbre prend plus de précautions pour rencontrer sa poule que pour contacter un livreur de drogue ! Il tient à sa réputation, pas de doute !
  
  Velder hocha la tête, puis à son adjoint :
  
  - Je n’ai pas la prétention de t’apprendre ton métier, mais je me permets de te suggérer une autre méthode. Lors du prochain rendez-vous, laisse tomber la femme de Leyel et consacre-toi à son amant.
  
  - C’est la meilleure ! ricana Chandusse, agressif. Car tu te figures que je n’y ai pas pensé ?
  
  - Mais alors, quoi ?
  
  - J’attends une occasion favorable, tout simplement. Jusqu’ici, ça ne s’est jamais présenté dans des conditions valables. Notre lascar a le génie des situations impossibles : il s’arrange toujours pour s’éclipser de telle façon qu’il n’y a pas moyen de lui filer le train sans tomber instantanément dans son champ de vision. C’est peut-être idiot, mais c’est ainsi. Et j’ai l’impression que ça peut durer longtemps. Ou alors, il faut se décider à employer les grands moyens. Mais ça, c’est ton rayon.
  
  Velder réfléchit un instant.
  
  - Leyel ne roule pas sur l’or, murmura-t-il d’un ton pensif. J’ai réussi à lui bourrer le crâne cette fois-ci, mais je crois qu’il n’a plus l’intention de cracher du fric pour du vent.
  
  - Si on faisait appel à l’équipe de Lestard ? émit Chandusse. On leur versera un cachet au temps passé...
  
  - Combien de gars faudrait-il pour avoir le maximum de chances ? questionna Velder.
  
  - Avec trois ou quatre mecs bien entraînés, ça devrait aller. Mais là, pas de question : il faut qu’on mette le paquet, nous aussi. Une bagnole pour toi, une autre pour Thérèse, la fourgonnette du petit Simon et le tandem Bertin pour assurer les relais...
  
  Velder griffonna quelques rapides calculs sur son bloc-notes.
  
  - C’est coûteux, dit-il d’un air contrarié.
  
  - Évidemment, concéda Chandusse, mais si ça nous permet de relancer le client pour un nouveau bail, c’est rentable.
  
  - Bon, je vais m’en occuper, marmonna Velder à regret.
  
  
  
  
  
  Cinq jours plus tard, c’est-à-dire le 27 mai, la jolie Vania Leyel quitta son domicile de la rue de Vaugirard vers 16 heures pour se diriger de son pas souple et élastique vers le garage voisin où elle remisait sa voiture, une MG Midget décapotable, de couleur grise.
  
  Le gros Victor Chandusse, qui faisait le guet au volant de sa vieille 203 Peugeot, mit son moteur en marche.
  
  Dès qu’il vit la direction que prenait la MG en débouchant du garage, il comprit que la cliente avait de nouveau rendez-vous au parc de Bagatelle. Il n’en fut guère surpris. Depuis bientôt dix ans qu’il passait le plus clair de son temps à suivre des épouses adultères, il savait à quel point les couples illégitimes manquent de fantaisie et d’imagination.
  
  Dans un sens, ça le rassura. Pour établir le plan des opérations de grande envergure qui allaient se dérouler, il s’était plus ou moins basé sur le parc de Bagatelle. Par conséquent, les chances de réussite étaient aussi fortes qu’elles pouvaient l’être.
  
  Le premier relais de filature eut lieu à la Porte d’Auteuil, et tout se passa très bien. Chandusse alerta aussitôt un de ses collègues de l’équipe Lestard, qui fila promptement vers l’allée de Longchamp. Dix minutes plus tard, tout le dispositif était en place.
  
  Vania Leyel, selon son habitude, rangea sa décapotable en bordure de la route de Sèvres. Ensuite, à pied, elle rejoignit la grille d’entrée du parc. Elle paya 50 centimes au kiosque, s’avança vers le château, s’engagea dans un sentier bordé de rhododendrons en fleurs. Il y avait peu de monde dans les jardins.
  
  Vêtue d’une jupe grise à plis, d’un chemisier bleu-ciel et d’une veste en lainage blanc, Vania Leyel était élégante mais sans coquetterie. Au demeurant, sa beauté n’avait nul besoin d’artifices. Grande, blonde, admirablement bâtie, elle avait un visage ovale aux traits réguliers et doux, des yeux bleus rêveurs, une bouche ravissante et un grand front bombé. Son teint frais la dispensait de tout maquillage. Malgré ses chaussures à talons plats, son corps aux formes sculpturales gardait une ligne svelte, harmonieuse, d’une féminité attirante.
  
  Elle se promena jusqu’à la grande fontaine, après quoi elle revint vers le château.
  
  Et soudain, tandis qu’elle longeait un parterre d’azalées sur la terrasse postérieure, un homme en complet sombre déboucha d’un sentier, marcha vers elle, lui prit le bras très gentiment afin de continuer à déambuler avec elle le long des allées, comme si de rien n’était.
  
  L’apparition de cet individu tenait de la magie. De toute évidence, il avait dû précéder son amie dans le parc et lui laisser faire un bout de promenade toute seule avant de se montrer.
  
  Par bonheur, les deux détectives privés de l’Agence Lestard avaient été prévenus par Chandusse.
  
  Vania Leyel et son chevalier servant allèrent finalement s’asseoir sur un banc tranquille, à l’écart des promeneurs, non loin de la cascade. L’homme alluma une cigarette, et le couple se mit à bavarder.
  
  L’homme pouvait avoir dans les quarante-deux ans. Il était grand, massif, assez distingué. Il y avait une certaine rudesse dans son visage presque rectangulaire, mais l’aisance de son maintien et l’expression affable de sa physionomie tempéraient la dureté de son masque.
  
  La conversation sur le banc dura un peu moins d’une demi-heure. Apparemment, ni la belle Vania ni son robuste quadragénaire ne paraissaient en proie aux émois d’une folle passion amoureuse. Assis côte à côte, souriants, relaxés, ils avalent l’air de parler de la pluie et du beau temps. En fait, on eût dit que leur préoccupation essentielle consistait à savourer la beauté paisible et ordonnée du décor qui les entourait.
  
  Enfin, le couple se leva et se mit à marcher dans les allées fleuries. Et puis, sans la moindre transition - ni salutation mondaine ni poignée de main - l’épouse Leyel quitta son aimable sigisbée pour se diriger, seule, vers la sortie. Quant à l’homme, parfaitement indifférent à sa compagne qui s’éloignait, il mit le cap vers la roseraie. Il ne se retourna même pas pour envoyer à la blonde un ultime salut.
  
  Un quart d’heure plus tard, lorsqu’il gagna à son tour la sortie du parc, il eut beau scruter de son œil sombre les promeneurs qu’il rencontrait, il ne repéra aucun des visages qu’il avait croisés au cours de l’heure précédente.
  
  Sans presser le pas, il s’en alla vers le boulevard Richard Wallace où il avait parqué sa voiture, une 404 noire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Pour ta troisième fols en J’espace de dix minutes, le commissaire Tourain jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet.
  
  Dix heures 17...
  
  Étonné, le commissaire de la D.S.T. se pencha vers son bloc-notes sur lequel il inscrivait ses rendez-vous : Jeudi, 30 mai.
  
  A ce moment précis, l’interphone grésilla et le planton de service annonça au commissaire l’arrivée du visiteur qu’il attendait.
  
  - Oui, qu’il vienne, grommela le policier. Nous ne sommes pas en avance !...
  
  Trois secondes plus tard, Francis Coplan entrait dans le bureau.
  
  - Salut, dit Tourain en se levant pour accueillir Francis. Je commençais à me demander si votre patron ne m’avait pas oublié.
  
  - Il n’oublie Jamais rien, hélas ! plaisanta Coplan, Je suis un peu en retard à cause d’un embouteillage. Il n’y a plus moyen de circuler dans cette ville infernale...
  
  - Inutile de vous asseoir, nous avons tout juste le temps de filer à Saint-Lazare. Velder nous attend à 10 heures 30.
  
  - Hé, minute ! s’exclama Francis, interloqué. Je suis innocent comme l’enfant qui vient de naître et j’aimerais bien savoir de quoi il retourne. Je ne sais même pas pour quel motif je suis ici.
  
  - Sans blague ? fit Tourain, vaguement scandalisé. Votre directeur ne vous a pas mis au courant ?
  
  - Comment l’aurait-il fait ? Je suis rentré de voyage ce matin même, à deux heures 40 très exactement. J’ai trouvé un message à mon domicile, message me priant de vous contacter sans faute, à dix heures, à votre bureau. Et me voici...
  
  - Eh bien, m... ! Vous avez des méthodes marrantes, vous autres !... Je vous expliquerai mon affaire dans la voiture, venez.
  
  Il secoua la tête, ce qui fit tomber une pluie de cendre de cigarette sur le devant de sa veste avachie.
  
  Tout en pilotant sa D.S. noire, le commissaire de la D.S.T. documenta brièvement Francis :
  
  - Le gars que nous allons voir se nomme Henry Velder. C’est un ancien flic et il a fondé une agence privée : filatures, recherches, renseignements, etc... Or, récemment, en surveillant une bonne femme dont le mari a des soupçons, Velder a découvert que la donzelle en question rencontrait effectivement un mec a l’insu de son époux, mais pour des raisons qui ne sont peut-être pas celtes que le mari suppose.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - D’après Velder, le délit de fornication n’est pas établi.
  
  - Et alors ? fit Coplan.
  
  Il s’agirait d’espionnage, lâcha le policier.
  
  - D’où tire-t-il cette étonnante conclusion, votre Velder ?
  
  - Le partenaire de la femme suspecte est un diplomate étranger, un agent consulaire de l’Est.
  
  - Ah bon, acquiesça Coplan. Mais pourquoi diable avez-vous besoin de moi ? C’est votre boulot, ce genre de trucs, non ?
  
  - On voit bien que vous êtes souvent en voyage, ironisa le commissaire. Une circulaire administrative en date du 2 avril nous ordonne de coordonner avec le SDEC toutes nos enquêtes relatives aux agents étrangers opérant en France. C’est une conséquence de l’affaire Penkovsky.
  
  - Première nouvelle, murmura Francis. Je sais qu’on prévoit des répercussions dans les milieux spécialisés de Paris, mais j’ignorais l’existence de cette circulaire administrative. (On sait que l’arrestation, le procès et l’exécution du colonel soviétique Penkovsky ont déclenché des réactions en chaîne dans la plupart des capitales occidentales, où les services secrets sont depuis lors en état d’alerte)
  
  Tourain gara tranquillement sa voiture près d’un écriteau qui indiquait que le stationnement était interdit à cet endroit.
  
  Quelques minutes plus tard, Coplan et le commissaire étaient introduits dans le bureau directorial de l’Office Mentor.
  
  - Un collègue, l’inspecteur Caresi, dit Tourain en présentant Coplan à Velder.
  
  Il fallut apporter un second fauteuil dans la pièce.
  
  Tourain et Coplan s’assirent. Tout en allumant une cigarette, le policier de la D.S.T. invita Velder à reprendre pour son collègue Caresi les éléments de l’affaire pour laquelle ils étaient réunis.
  
  Ce que Velder fit en termes sobres et concis. Lorsqu’il eut terminé, Tourain hocha la tête en disant :
  
  - Vous avez bien fait de nous alerter, Velder. Le cas nous Intéresse
  
  - J’avoue que ce n’est pas de gaieté de cœur que je vous ai téléphoné, précisa Velder avec une pointe d’aigreur. Mais je connais la musique. Les histoires de Renseignements, je m’en méfie comme de la peste. Tôt ou tard, ça tourne au jeu de massacre. Et si ma boutique se trouve dans le circuit, on me fera sauter ma licence.
  
  - Sans aucun doute, confirma froidement Tourain
  
  - Voici le dossier, reprit Velder en remettant une chemise cartonnée au commissaire. Vous avez là des photostats de toutes les pièces de l’affaire.
  
  - Toutes ? appuya le policier.
  
  - Oui, toutes, certifia Velder. Y compris les rapports hebdomadaires envoyés au client.
  
  Tourain prit le dossier, le passa à Coplan. Celui-ci, ouvrant la chemise cartonnée, feuilleta les photocopies qu’elle contenait, en parcourut quelques-unes.
  
  Il leva les yeux vers le directeur de l’Office Mentor :
  
  - Georges Leyel, c’est le nom de votre client ?
  
  - Oui
  
  - Où habite-t-il ?
  
  - Rue de Vaugirard
  
  - Pourquoi vos rapports sont-lis adressés à la Poste Restante à Marseille ?
  
  - C’est le client qui l’a demandé. Il travaille là-bas.
  
  - Quelle est sa profession ?
  
  - Il s’occupe de régie cinématographique... Quand une production doit tourner en extérieur, c’est la régie qui se rend sur les lieux pour louer du matériel, retenir des chambres d’hôtel, prévoir le ravitaillement, etc...
  
  - Oui, je vois, opina Francis. Et. la femme ?
  
  - Elle reste à Paris.
  
  - Comment se nomme-t-elle ?
  
  - Eh bien... madame Leyel, puisque c’est la femme du client.
  
  - C’est la logique même, dit Coplan en riant. Mais son nom de jeune fille ?
  
  - Je l’ignore, confessa Velder. Vous savez, nos méthodes ne sont pas celles de la P.J... Quand un client s’adresse à nous pour savoir si sa femme le cocufie pendant qu’il est en province, le curriculum de l’épouse ne nous intéresse pas.
  
  - La toute première visite de Leyel date du 16 avril ? questionna Coplan qui continuait à lire les pièces du dossier.
  
  - Oui, le mardi de Pâques.
  
  - De quelle manière cela se passe-t-il quand un client de ce genre fait appel à vos services ?
  
  Velder se mit à jouer avec son poignard marocain.
  
  - Le début de l’entretien est généralement vaseux, expliqua-t-il. Les maris qui ont des doutes se sentent gênés... Bien entendu, je commence toujours par mettre le client à l’aise. J’ai une technique pour ça, comme les psychanalystes et les curés... Une fois que la zone d’inhibition est franchie, c’est plutôt le contraire qui se produit : il faut stopper le client, sans quoi il parlerait pendant trois jours et trois nuits d’affilée. Un homme anxieux qui se déboutonne, c’est pas croyable ce qu'il peut radoter !...
  
  - J’ai ici sous les yeux un rapport dans lequel on souligne le côté méfiant de l’amant de madame Leyel. Qui a rédigé ce compte rendu de filature ?
  
  - Mon adjoint, Victor Chandusse. Mais le mot « amant » ne veut rien dire, en l’occurrence. Nous utilisons ce terme pour notre commodité. En réalité, toutes nos surveillances tendraient plutôt à démontrer que madame Leyel n’est pas la maîtresse de Tergovitch. Du moins, dans la période actuelle. Elle a peut-être couché avec lui autrefois...
  
  - Pourquoi dites-vous cela ? fit Coplan, amusé.
  
  - J’ai assisté personnellement à leur dernière rencontre, à Bagatelle. Je me trouvais très éloignés d’eux, mais j’ai pu les observer à la jumelle... Leur attitude m’a fait penser à des amants qui sont restés de bons amis mais dont la passion sensuelle s’est éteinte. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Oui, je vois. Comment est-il, ce Tergovitch ?
  
  - Il y a une série de photos dans la pochette jointe au dossier.
  
  - Excusez-moi, je n’avais pas remarqué la pochette, murmura Coplan.
  
  Il ouvrit l’enveloppe, en retira une dizaine de photos au format 13 x 18, tirées en noir brillant.
  
  - C’est ELLE ? s’exclama-t-il avec un léger sursaut en montrant à Velder un portrait de Vania Leyel.
  
  - Oui.
  
  Francis ne put réprimer un sifflement d’admiration. Il tendit la photo au commissaire Tourain :
  
  - Mais c’est une pin-up, ma parole !
  
  - Un beau morceau, en effet, commenta sobrement Tourain dont la misogynie était légendaire.
  
  - En fait, intervint Velder, elle n’a pas du tout le genre vamp que la photo fait entrevoir. Elle est très jolie, certes, mais dans la rue elle n’accroche pas spécialement les regards. Elle s’habille avec simplicité, elle ne se maquille pas... Au fond, elle fait plutôt penser à une bourgeoise élégante de Passy ou de Neuilly.
  
  - Personnellement, émit Coplan, je lui trouve un physique sensationnel. Où avez-vous pris cette photo ?
  
  - Au cours d’une filature, répondit Velder.
  
  Le commissaire Tourain, se tournant vers Coplan, persifla :
  
  - Vous, comme je vous connais, vous allez sûrement vous passionner pour cette affaire ! Et si le client de notre ami Velder s’est gourré en croyant que sa bergère lui fait porter des cornes, son erreur ne durera sana doute plus longtemps …
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  La boutade du commissaire Tourain provoqua d’abord un léger trouble dans l’esprit du directeur de l’Office Mentor. Il dévisagea tour à tour chacun de ses visiteurs en fronçant les sourcils, puis, subitement, bien qu’il n’eût pas saisi la signification exacte des paroles du policier, il regarda plus attentivement Coplan.
  
  - Vous êtes... euh... un agent des services spéciaux, si j’ai bien compris ?
  
  - Disons que je suis un peu spécialisé dans les affaires de Renseignement qui impliquent des confrères étrangers, précisa Francis avec un sourire patelin.
  
  Le visage de Velder s’était nettement rembruni.
  
  - Eh bien, tant mieux, ponctua-t-il en s’efforçant de paraître satisfait, alors que son expression était celle d’un homme prodigieusement contrarié. Puisque vous êtes là, j’aimerais que nous mettions deux ou trois choses au point... Comme je vous le disais tout à l’heure, c’est évidemment pour me couvrir en cas de pépin que j’ai téléphoné au commissaire Tourain. Mais, ceci posé, il me serait agréable d’avoir quelques garanties de votre part.
  
  - Qu’entendez-vous par là ? questionna Coplan.
  
  - Avant tout, que vous respectiez le principe de base d’une maison comme la mienne. Une agence de police privée ne peut vivre que si le public est absolument persuadé que le secret professionnel en est la règle d’or. Par conséquent, il n’est pas question que vous contactiez mon client, nous sommes bien d’accord ?
  
  - Admettons, dit Coplan, plutôt réservé.
  
  - Ce n’est pas tout, continua Velder. Je n’ai jamais fait partie de la D.S.T., mais j’ai quand même passé vingt-trois ans dans la police ; d’autre part, je lis les journaux et je ne suis pas un imbécile. En s’adressant à moi, mon client a peut-être donné le coup d’envoi à une histoire d’espionnage qui peut aller plus loin que nous le pensons. Or, dans ces affaires-là, du moment qu’on a mis le doigt dans l’engrenage...
  
  - Le destin est seul en cause, fit observer Francis. Si votre Leyel n’est pas responsable des actes de sa femme, je le suis encore bien moins !
  
  - Mais vous avez tout de même le devoir de le protéger, non ? enchaîna Velder avec force.
  
  - Le protéger de quoi ?
  
  - Allons, allons, inspecteur, maugréa Velder, ne faites pas l’idiot. Malgré les consignes de black-out, le public sait très bien que les agents secrets ne tiennent aucun compte de ce qui est légal ou de ce qui ne l’est pas. Pour eux, c’est la raison d’État qui prime. Et quand ils règlent leurs comptes, ils ne reculent devant rien; ça se passe dans l’ombre, mais c’est presque toujours mortel. Si ce diplomate de l’Est ou ses amis devaient apprendre que c’est Leyel qui, par jalousie, a mis le contre-espionnage en branle, ce serait une condamnation à mort.
  
  - Vous allez un peu vite en besogne, dit Coplan avec bonne humeur. Le réalisme, c’est bien, mais ne tombons pas dans le romanesque... Après tout, les agissements de madame Leyel n’ont peut-être rien de criminel. Une petite bourgeoise française peut fort bien tromper son mari avec un agent consulaire de l’Est sans être pour autant une espionne à la solde du Kremlin ! A vous entendre, on dirait que votre siège est fait.
  
  - Mais non, pas du tout, nia Velder. Seulement, j’estime qu’il est préférable de mettre les points sur les i avant de se trouver embringué dans un drame.
  
  Tourain intercala avec bonhomie :
  
  - Ne vous emballez pas, Velder. Vous défendez votre petit racket, et c’est bien légitime.., Mais n’ayez crainte, mon confrère, Caresi est la discrétion faite homme. Et quoi qu’il arrive, le blason de l’Office Mentor s’en sortira sans la moindre éclaboussure.
  
  - C’est tout ce que je voulais savoir, opina Velder.
  
  Coplan, qui avait refermé le dossier Leyel, déposa la chemise cartonnée à ses pieds, à même le plancher. Puis, en allumant une Gitane, il murmura en posant un œil songeur sur Velder :
  
  - Notre conversation a quelque peu dévié depuis tout à l’heure, mais, si vous le permettez, nous allons revenir un peu en arrière... Quand Georges Leyel est venu ici pour la première fois, le mardi de Pâques, que vous a-t-il raconté au juste ?
  
  - Le topo habituel, marmonna Velder. A deux ou trois reprises, depuis une année environ, il a surpris sa femme en flagrant délit de mensonge. Et ces mensonges ont fait naître le doute..
  
  - Mais encore ?
  
  - Étant donné le métier qu’il exerce et les absences fréquentes auxquelles il est contraint, il s’adresse à nous pour savoir à quoi s’en tenir. En d’autres termes, il nous demande de surveiller les allées et venues de sa femme. C’est tout.
  
  - Comment, c’est tout ? fit Coplan d’un air étonné. Mais vous disiez que Leyel avait été intarissable !
  
  - Ce serait trop long à vous raconter en détail, c’est pourquoi je vous résume l’essentiel.
  
  - Nous ne sommes pas tellement pressés, assura Francis. Et cela m’intéresserait d’avoir quelques détails. Notamment, si c’est possible, le fait précis qui a déclenché la jalousie de Leyel.
  
  - C’était en octobre dernier... Leyel se trouvait du côté de Cahors pour un film qui se tournait dans la région. Or, pour une histoire de costumes historiques, il avait été obligé de faire un voyage éclair à Paris. Dès son arrivée dans la capitale, il téléphone à sa femme. Coup classique, ça ne répond pas... Il fonce à son domicile, personne. Il s’occupe de ses costumes puis, vers sept heures du soir, il s’amène à la maison comme s’il arrivait directement de Cahors. Au cours de la soirée, il interroge négligemment sa femme sur ce qu’elle a fait dans la journée, et elle tombe dans le panneau : elle déclare candidement qu’elle a fait une lessive et un repassage...
  
  Tourain ne put se retenir :
  
  - Elles sont s..., mais elles n’ont pas grand-chose dans le crâne ! fit-il, âcre.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan, qui faisait des ronds avec la fumée de sa cigarette, demanda brusquement à Velder :
  
  - Est-ce que je pourrais poser quelques questions à celui qui s’occupe de madame Leyel depuis sept semaines ?
  
  - Certainement, dit Velder en se levant. C’est Chandusse, mon adjoint. Je vais le chercher...
  
  Après le départ de Velder, Tourain chuchota pour Coplan :
  
  - C’est aussi un ancien flic. Mais il a été viré pour une histoire disciplinaire
  
  Coplan acquiesça d’un simple hochement de tête.
  
  Velder revint, en compagnie du gros Chandusse. Ce dernier serra la main des deux inspecteurs, puis déclara, emphatique :
  
  - A votre disposition, messieurs.
  
  - J’ai parcouru vos rapports en diagonale, dit Coplan au détective privé. Ce sont d’excellents comptes rendus et je suis sûr qu’ils nous seront très utiles pour nos enquêtes. Toutefois, si cela ne vous casse pas les pieds, j’aimerais que vous me parliez de la femme de Leyel et de ses sorties. Il y a des choses qu’on ne met pas dans un rapport mais que l’on peut dire de vive voix. Par exemple, avez-vous l’impression que ce Tergovitch effectuait des manœuvres de dépistage avant de rejoindre sa voiture ?
  
  - Certitude absolue, affirma Chandusse sans hésiter. Au début, je croyais que le gars était seulement un peu plus prudent que la normale. Vous savez, neuf fois sur dix, c’est avec un copain du mari que ça se passe; et le deuxième homme éprouve toujours une espèce de remords qui le rend anxieux... En général, cet excès de prudence s’estompe assez vite. Mais ici, bernique ! Tergovitch déployait des ruses et des astuces qui ne se relâchaient jamais.
  
  - Vous aviez pensé qu’il pouvait s’agir d’espionnage ?
  
  - Non... Mais faut dire que je ne savais pas à qui j’avais affaire.
  
  - Votre vigilance était quand même alertée ?
  
  - Elle l’a été dès ma première filature... Je me suis tout de suite mis en rogne contre cette sauterelle et contre son Jules, car il s’en est fallu d’un cheveu que je ne me fasse repérer. Je ne m’attendais pas à voir sortir ce zèbre de derrière un buisson alors que j’allais me placer dans le sillage de ma cliente. Sans me vanter, je ne crains personne en ce qui concerne ce boulot. Et pourtant, ça n’a tenu qu’à un cheveu, je vous le répète.
  
  - Autre chose, murmura Coplan d’un ton pensif. Vous avez probablement commencé votre travail en vous postant près du domicile de madame Leyel ?
  
  - Exactement. C’est la méthode habituelle.
  
  - Quel est son style de vie ? Elle ne travaille pas ?
  
  - Non... Tous les deux ou trois jours, le matin, elle fait ses courses dans le voisinage. Le mercredi après-midi, elle va au cinéma. Aux Champs-Élysées... Je l’y ai suivie trois fois, mais aucun homme n’est jamais venu la rejoindre.
  
  - Elle se promène souvent ?
  
  - Non... A part ses sorties de lundi, à Bagatelle, elle est plutôt casanière. Vous verrez cela dans mes rapports : une visite aux Galeries Lafayette, une séance de lèche-vitrines au Faubourg Saint-Honoré...
  
  - Jamais de contacts, à ces occasions-là ?
  
  - Non, en dehors de Tergovitch, jamais. Je dirais presque que c’est une honnête femme ! Si elle commet le péché d’adultère, je mets ma main à couper qu’elle n’a qu’un seul amant.
  
  Le commissaire Tourain eut un rire féroce :
  
  - J’admire cette définition de la femme fidèle !
  
  Chandusse bougonna :
  
  - Pour une belle pépée de ce genre, qui pète de santé, qui a des loisirs et qui n’a pas de mari pendant huit mois sur douze, ça mérite un coup de chapeau, non ?
  
  Coplan opina :
  
  - En effet. Seulement, ça pose un problème.
  
  - Quel problème ? fit Chandusse.
  
  - Un problème technique, indiqua Coplan. Si nous adoptons la thèse de l’espionnage - thèse qui me paraît assez valable - nous devons essayer de définir le rôle de madame Leyel. Dans notre jargon, nous disons : situer le personnage... A première vue, en tenant compte des rencontres hebdomadaires de cette femme et de ce diplomate du camp soviétique, madame Leyel semble remplir une fonction bien précise, celle d’agent de liaison.
  
  Tourain s’esclaffa de nouveau :
  
  - De liaison dangereuse, bien sûr !
  
  Coplan poursuivit :
  
  - Mais si madame Leyel ne voit personne d’autre que Tergovitch, ça ne colle pas. Car un agent de liaison ne travaille jamais à sens unique ; il faut un tenant et un aboutissant... il y a donc, vraisemblablement, un trou quelque part dans votre surveillance.
  
  Le gros Chandusse rétorqua :
  
  - Et la poste ? Et le téléphone ? N’oubliez pas que nos moyens sont modestes et que nos surveillances sont uniquement externes. Un simple coup de fil d’une cabine publique ou une lettre en langage convenu, ça suffit pour opérer une transmission.
  
  - Oui, à la rigueur, concéda Francis. Mais cela contredit vos propres remarques au sujet de Tergovitch. Un homme aussi prudent, aussi méfiant, s’il fait réellement de l’espionnage à titre professionnel, il n’utilise jamais ni le téléphone ni la poste. C’est en quelque sorte l’A.B.C. du métier.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  L’objection de Coplan incita Chandusse à se montrer moins catégorique :
  
  - Après tout, je ne suis pas infaillible, reconnut-il. Il est possible qu’il y ait des trous dans ma surveillance, comme vous dites. Nous autres, ce qui nous intéresse particulièrement, ce sont les sorties amoureuses de nos clients. S’ils vont dans un hôtel, dans une auberge de banlieue ou dans n’importe quel endroit où un couple peut faire l’amour, ça, c’est notre affaire. Mais une simple rencontre dans la rue, ce que vous appelez un contact, ça ne retient pas notre attention. Ainsi, quand madame Leyel fait ses courses, le matin, je laisse tomber...
  
  - Un autre point encore, enchaîna Francis. Compte tenu du soin que Tergovitch met à sauvegarder son incognito, comment êtes-vous arrivé à découvrir son identité ?
  
  C’est Velder qui prit la parole pour relater de quelle façon, avec l’appui de quelques collègues d’une autre agence privée, l’amant de madame Leyel avait été encadré par un dispositif à relais multiples.
  
  - Dès l’instant où nous avions l’immatriculation de sa voiture, nous n’avions plus qu’une démarche à faire pour avoir son identité. Néanmoins, Chandusse s’est donné la peine de contrôler le renseignement en allant se poster près du domicile de Tergovitch, rue Vaneau, dans le VII ème. arrondissement. Car une voiture, ça se prête... Mais, dans le cas présent, il n’y avait ni erreur ni confusion ce personne.
  
  - De quand date-t-elle, cette opération renforcée ?
  
  - De lundi dernier. Il y a donc trois jours.
  
  - Bon, acquiesça Coplan en se baissant pour ramasser le dossier qu’il avait dépose par terre. Vous avez bien fait de nous avertir tout de suite.
  
  Il se leva pour prendre congé, imité par le commissaire Tourain. Velder, se levant également, prononça en guise de conclusion :
  
  - Je compte sur vous pour m’épargner tout désagrément, ainsi qu’à mon client. J’ai votre parole, n’est-ce pas ?
  
  - N’exagérons rien, dit Coplan avec une fermeté qui contrasta brusquement avec l’espèce de nonchalance qu’il avait affichée jusque-là. Je ne vous ai pas donné ma parole. Et d’ailleurs, si je prenais un engagement de ce genre, ça n’aurait pas de sens. Nous avons des impératifs qui ne laissent pas beaucoup de place au fair-play, vous le savez. Tout ce que je peux vous promettre, c’est de faire le maximum pour vous tenir en dehors de l'affaire si ça tourne mal.
  
  Il posa un regard froid sur Velder.
  
  - Quelles sont vos obligations immédiates vis-à-vis de votre client ?
  
  - En principe, il a droit à un rapport par semaine. Mais je peux noyer le poisson pendant une bonne quinzaine de jours encore puisqu’il vient de nous payer la provision de juin.
  
  - Vous serez fixé bien avant cela, déclara Coplan.
  
  Velder insista :
  
  - Vous me tiendrez au courant ?
  
  - Oui, très certainement. Mais, il faut d’abord que je prenne quelques assurances... Nous ne pouvons pas discuter le cas du malade avant d’avoir établi le diagnostic.
  
  
  
  
  
  Revenus dans le bureau du commissaire Tourain, rue des Saussaies, Coplan et le policier de la D.S.T. firent rapidement le point.
  
  - J’emporte le dossier de Velder pour le remettre à mon patron, dit Coplan. Bien entendu, nous vous en fournirons une copie intégrale qui restera en votre possession. Vous l’aurez avant la fin de la journée. Entre-temps, prenez les coordonnées des personnes en cause et faites le nécessaire en ce qui concerne les formalités d’usage : vérification d’état-civil, contrôles au sommier des Renseignements Généraux, installation d’une grille pour notre suspecte (La grille est un ensemble de mesures de surveillance, de filatures, d’enquêtes, de contrôle du courrier, d’écoutes, etc... Ces mesures se concentrent sur un ou plusieurs suspects et peuvent se prolonger tort longtemps le cas échéant). J’aimerais également que vous vous occupiez d’un examen détaillé de l’immeuble où les Leyel sont domiciliés.
  
  - Je vais m’y mettre immédiatement, promit le policier.
  
  - Choisissez bien les hommes que vous allez mobiliser là-dessus, recommanda Francis. Et dites-leur d’avoir des doigts de fée.
  
  - Si je comprends bien, fit Tourain avec une pointe d’ironie, vous y croyez, à l’affaire Leyel?
  
  - Je ne me pose même pas la question, répondit Coplan d’un air détaché.
  
  - Mais vous partez du principe qu’il n’y a pas de fumée sans feu.
  
  - Non, même pas. C’est simplement par déformation professionnelle que je vous demande le maximum de discrétion. Neuf fois sur dix, dans ces histoires-là, dès qu’on y touche un peu lourdement, ça explose.
  
  - J’y veillerai, assura Tourain, un léger sourire aux lèvres.
  
  Il était toujours enchanté de travailler avec Francis Coplan, pour qui il avait une secrète admiration. Il était d’ailleurs un des rares à savoir tout ce qu’il y avait derrière la légende du Coplan bagarreur, du Coplan superman, du Coplan invincible : cette somme incroyable de prudence, de calcul, de préparation minutieuse avant l’action.
  
  
  
  De la rue des Saussaies, Francis fila directement au Service. Son directeur le reçut aussitôt.
  
  - Alors, attaqua le Vieux, vous avez vu le commissaire Tourain ?
  
  - J’arrive en droite ligne de chez lui. Et voici les éléments de l’affaire, murmura Coplan en déposant le dossier sur la table de travail de son chef.
  
  Puis, prenant place dans un fauteuil, il alluma une Gitane.
  
  Le Vieux, après avoir parcouru le contenu du dossier, demanda :
  
  - Votre pronostic ?
  
  - Néant... J’aimerais d’ailleurs savoir pourquoi vous m’avez lancé là-dessus sans me laisser le temps de respirer.
  
  - Je n’avais personne d’autre, grommela le Vieux.
  
  - Vous mentez comme un arracheur de dents ! riposta Francis, égayé. En venant, j’ai jeté un coup d’œil sur la feuille de permanence de Rousseaux. Vous aviez une bonne demi-douzaine de camarades sous la main.
  
  Le Vieux pinça ses grosses lèvres.
  
  - Je n’ai pas de comptes à vous rendre, que Je sache ? dit-il sèchement. La vérité, c’est que le coup de fil de Tourain m’avait donné l’impression qu’il s’agissait d’un truc intéressant. Une femme jeune et jolie, en proie au désœuvrement et à la solitude, ayant des rendez-vous réguliers avec un diplomate de l’Est mais sans qu’il soit question de couchage avec ce dernier, c’est alléchant, non ?
  
  - Assurément, acquiesça Coplan, imperturbable.
  
  - C’est tout l’effet que cela vous fait ?
  
  - Je n’ai aucune raison de m’exciter, je ne suis pas le mari de cette bonne femme !
  
  - Je vous ai connu plus subtil, Coplan, maugréa le Vieux.
  
  - Et moi, je vous ai connu plus pondéré, répliqua Francis qui voulait absolument mettre son patron en rogne pour le forcer à dévoiler ses batteries.
  
  Le Vieux reprit :
  
  - Est-ce que vous savez qui est ce Tergovitch avec lequel madame Leyel bavarde de temps à autre sur un banc du parc de Bagatelle ?
  
  - Non. Ce matin, quand j’ai quitté mon domicile, j’ignorais jusqu’à l’existence d’un individu nommé Tergovitch.
  
  Le Vieux ouvrit le tiroir central de son bureau, y préleva une fiche signalétique.
  
  - Andro Tergovitch, lut-il. Né à Varsovie, le 7 juillet 1922. Signalé pour la première fois en Autriche, en 1950. Paraît exercer dès cette époque une activité clandestine plus importante que celle de conseiller économique attaché aux services consulaires polonais. Disparaît de la circulation vers le début de l’année 1955. Réapparaît à Berne, en avril 1955, c’est-à-dire peu de temps après la retentissante affaire de l’attaque de la légation roumaine. Des observateurs bien Informés ont émis l’hypothèse selon laquelle Tergovitch aurait été muté dans la capitale fédérale helvétique pour y reconstituer un réseau soviétique. Transféré à Paris en novembre 1961. Sondages négatifs. Surveillances sans résultats.
  
  Le Vieux leva les yeux vers Coplan, ajouta :
  
  - Voilà l’homme.
  
  - Si l’hypothèse émise par les observateurs bien informés est valable, Tergovitch n’est évidemment pas le premier venu. Mais, d’autre part, comme tous les diplomates de l’Est sont considérés d’office comme des agents secrets, ça ne nous avance guère.
  
  - Justement, enchaîna le Vieux, le hasard nous offre peut-être une occasion Inespérée d’observer Tergovitch de plus près. Et de le démasquer en pleine action... Voilà pourquoi je vous ai réservé l’affaire.
  
  - En somme, vous attendiez un signe du destin ?
  
  - Exactement, confirma le Vieux. Mais je ne pensais pas que le destin prendrait l’aspect d’un mari jaloux ! On voit vraiment de tout, dans notre branche.
  
  - J’ai promis une copie intégrale du dossier à Tourain, dit Coplan. Je suppose que nous menons les enquêtes en cheville avec lui et ses gars ?
  
  - Jusqu’à nouvel ordre, oui. Mais ne partez pas encore. J’ai convoqué Daniel Movanski et je crois qu’il doit être arrivé à présent. Nous allons l’interroger... Sait-on jamais ?
  
  Il enfonça une touche de l’interphone. L’inspecteur de la réception confirma que Movanski était effectivement arrivé.
  
  - Qu’on me l’amène, ordonna le Vieux.
  
  Quelques instants plus tard, Daniel Movanski était introduit dans le bureau. Il serra la main du Vieux, puis celle de Coplan.
  
  - Asseyez-vous, lui dit le Vieux. Nous avons besoin de vos lumières.
  
  Movanski était le spécialiste des milieux de cinéma. Il avait une petite société de production et de distribution qui ne risquait pas de faire de la concurrence à la Paramount mais qui vivotait néanmoins très honorablement, compte tenu des subventions que les fonds secrets du Service lui allouaient.
  
  En fait, Movanski était surtout utilisé pour certains déplacements derrière le Rideau de Fer, déplacements que sa couverture rendait plus faciles.
  
  C’était un grand gaillard de trente-cinq ans, au visage agréable, au regard franc et cordial, aux allures désinvoltes, aux boutades gentiment cyniques. Habitué des boîtes de nuit, toujours à la pointe du snobisme, il ne roulait qu’en voiture sport et il avait une réputation de dragueur qui fascinait les starlettes.
  
  - Dites-moi, Movanski, commença le Vieux, avez-vous déjà entendu parler d’un certain Leyel ? Un type qui s’occupe de régie.
  
  - Georges Leyel ?
  
  Coplan intervint pour préciser :
  
  - Georges Leyel, oui...
  
  Movanski ne put réprimer un bref accès d’hilarité.
  
  - Je le connais, naturellement. Tout le monde le connaît dans la profession.
  
  Le Vieux bougonna :
  
  - Ma question vous fait rigoler ?
  
  - Oui, et je m’en excuse, dit Movanski, toujours souriant.
  
  Il regarda le Vieux, puis Coplan.
  
  - Vous n’avez sûrement jamais vu le bonhomme ? avança-t-il. Quand on parle de lui, on a envie de rire... C’est un drôle de petit mec, je vous assure. Il mesure un mètre 60, et il a une grosse tête ronde sur des épaules de freluquet. Avec ça, hargneux comme pas un, et doté d’un culot désarmant... La dernière fois que je l’ai vu, il était en extérieurs du côté de Perpignan. Les machinos l’avaient surnommé l’Affreux Jojo !...
  
  - Et sa femme ? jeta le Vieux.
  
  Movanski redevint subitement sérieux.
  
  - Sa femme, c’est une autre histoire... Une histoire assez émouvante, par le fait.
  
  - Racontez, dit le Vieux.
  
  Movanski se recueillit un moment. Puis, d’une voix presque grave :
  
  - Je suis un de ceux qui l’ont connue quand elle a fait sa toute première apparition, en 1954, à Cannes. Elle venait de conquérir le titre de Miss Viking et elle arrivait tout droit de Stockholm... Elle allait avoir vingt ans ; elle était d’une beauté à vous couper le souffle. Vous savez, quand ces Suédoises sont réussies, elles sont imbattables. Du reste, on lui prédisait une carrière à la Greta Garbo... Et nous étions plusieurs à y croire, y compris elle-même, hélas.
  
  Coplan intercala :
  
  - Elle est de nationalité suédoise ?
  
  - Oui. Elle s’appelle Vania Svendersson. Elle avait choisi comme nom de guerre : Vania Svender.
  
  Le Vieux marmonna :
  
  - Continuez. Résumez-nous sa biographie.
  
  - Au fond, c’est l’éternelle histoire de la fille trop belle qui croit que c’est arrivé... La convoitise des producteurs, la bousculade des attachés de presse, l’emballement des photographes et les inévitables simagrées... Bref, quand les lampions de Cannes se sont éteints, Vania Svender était casée. Un producteur italien, un certain Gambazotti, l’avait mise sous contrat. Et, cela va sans dire, il l’avait aussi mise dans son lit... Trois ans plus tard, Gambazotti était en taule pour faillite frauduleuse, abus de confiance, chèques sans provision. Quant à Vania, elle était aussi en prison : impliquée dans une sombre histoire de call-girls. Vous retrouverez cela dans les journaux de l’époque ; la presse en a beaucoup parlé... Notre starlette est restée huit mois en cabane, après quoi les Italiens l’ont expulsée. C’est en automne 57, si mes souvenirs sont exacts, qu’elle a fait surface à Paris... Manque de pot, elle est tombée sur un photographe américain qui rôdait sur les plateaux, à Boulogne, et elle s’est acoquinée avec ce zèbre juste le temps de se faire faire un gosse !... Vous voyez le genre de fille : d’une beauté au-dessus de la moyenne, et d’une stupidité qui fracasse le mur du son !
  
  - Elle avait peut-être faim ? dit le Vieux.
  
  - D’accord, oui, concéda Movanski. Ma grand-mère paternelle affirmait que toute femme digne de ce nom vient au monde avec son gagne-pain. Encore faut-il y mettre un peu de discernement, non ? La pauvre Vania s’est toujours arrangée pour sélectionner le plus salaud, le plus véreux, le plus tricheur de tous ses soupirants C’est une vocation, pas de doute !
  
  - Et après ? insista derechef le Vieux. Le rôle de Leyel ?
  
  - Quand elle s’est vue enceinte, Vania a voulu se suicider. On l’a sauvée de justesse... Et figurez-vous que c’est le petit Georges Leyel - et lui seul, je le souligne - qui a eu pitié de la malheureuse starlette en perdition ! il a payé l’hôpital, les toubibs, la convalescence... Par-dessus le marché, il l’a demandée en mariage alors qu’elle était de sept mois ! .. Et voilà les aventures navrantes de la jolie Vania Svender.
  
  - Où est le gosse ? questionna Coplan,
  
  - Il est mort à la naissance. Des suites de la tentative de suicide de la mère, vraisemblablement. Elle avait avalé je ne sais quel poison...
  
  Il y eut un silence, que Daniel Movanski rompit en demandant :
  
  - Leyel est impliqué dans une affaire qui nous intéresse ?
  
  - Pas lui, corrigea le Vieux, sa femme. Et il me semble que vous venez de nous tracer d’elle un portrait psychologique qui la révèle particulièrement, vulnérable. Telle que vous la décrivez, c’est le type même de la créature qui tombe dans les pièges qui lui sont tendus, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, Je vous l’ai dit. Non seulement c’est une gourde, mais elle a le mauvais œil, en plus ! Quand elle se trouve devant deux routes, faites-lui confiance : elle choisit celle qui doit la conduire dans le plus lamentable des m..iers. Mais, au fait, dans quelles circonstances avez-vous été alerté ?
  
  Le Vieux récapitula en quelques phrases les origines inattendues de l’affaire. Le verdict de Movanski fut net :
  
  - A mon avis, elle est dans le bain. Si elle fréquente un agent soviétique, ce n’est sûrement pas pour échanger des considérations philosophiques ! Elle n’est pas cultivée, elle n’a pas de conversation et, en outre, ce n’est pas dans sa nature d’enfiler des perles.
  
  Coplan, se tournant vers Movanski, prononça doucement :
  
  - C’est presque un réquisitoire, ce que vous nous racontez-là. Est-ce que vous n’êtes pas un peu influencé par notre façon particulière de voir les choses ? De quand datent les faits que vous venez de relater ?
  
  - Il y a au moins quatre ou cinq ans que je ne l’ai plus rencontrée, c’est vrai, reconnut Movanski. Après son mariage, elle a complètement quitté les milieux de cinéma. Et je suppose que c’est Leyel qui a pris la décision de la tenir à l’écart de ce monde farfelu. Néanmoins...
  
  - Une femme évolue, Movanski, coupa Francis. En cinq ans, Leyel a pu faire de son épouse une personne qui n’a plus rien de commun avec la starlette de Cannes. La prison, la mort d’un enfant, la muflerie des hommes, ce sont des leçons qui portent.
  
  - En effet, tout est possible, admit le soi-disant producteur. Mais il y a tout de même le substratum fondamental de l’être qui ne change pas...
  
  Le Vieux, qui paraissait fichtrement intéressé, grommela :
  
  - Précisez votre pensée, c’est important. Tout ce qui concerne une suspecte mérite d’être mentionné, même si c’est de l’histoire ancienne. C’est pour cela que je vous ai convoqué.
  
  - A l’époque où je l’ai connue, Vania Svender avait évidemment la candeur de ses vingt ans. Elle avait aussi ce côté simple, direct, un peu nature qui caractérise les Suédois. Ce sont des gens sans complexes, vous le savez. Ils pratiquent volontiers le nudisme et ça se reflète aussi dans leur mentalité... Bref, un tempérament porté sur le concret.
  
  - En somme, résuma le Vieux, une fille sans complications ?
  
  - Exactement. Et voici d’ailleurs le souvenir précis qui vous explique mon point de vue. J’avais rencontré Vania à Rome, au début de son séjour en Italie. Gambazotti, son protecteur, était en Allemagne pour une affaire de coproduction. Je suis sorti avec elle jusqu’aux petites heures... Pour moi, ce n’était qu’une virée nocturne entre copains. Eh bien, non : elle a trouvé tout naturel d’aller jusqu’au bout. Je mentirais en disant que je l’ai regretté.
  
  - C’était si bien ? articula le Vieux, acide.
  
  - Elle était en tout cas meilleure dans un lit que devant une caméra, fit Movanski en riant. Adroite, fougueuse, infatigable... Je crois que j’ai envié Gambazotti, ce matin-là.
  
  Francis objecta :
  
  - Mais alors, ça doit lui sembler morne, sa vie conjugale ? Leyel étant absent neuf mois sur douze, ces semaines de chasteté ne doivent pas être marrantes pour elle ?
  
  - Si Leyel croit au Père Noël, tant mieux pour lui ! railla Movanski. Bien sûr, il n’a rien du mâle qui électrise les femmes, et son épouse ne languit sans doute pas après lui. Mais, entre nous, je suis prêt à parier qu’il est cocu autant qu'on peut l’être. Il l’était déjà avant de l’épouser, si j’ose ainsi m’exprimer.
  
  Le Vieux rappela :
  
  - Sur les données actuelles du dossier, il ne semble pas que Tergovitch soit l’amant de madame Leyel.
  
  - C’est qu’il y a quelqu’un d’autre sur la ligne, laissa tomber Movanski.
  
  Cette phrase catégorique fut suivie d’un silence. Puis, Coplan reprit d’un air pensif :
  
  - C’était aussi ma conclusion personnelle quand j’ai pris connaissance de l’affaire... Mais, à la réflexion, je me demande s’il ne s’agit pas là d’un jugement un peu hâtif. Leyel a peut-être posé ses conditions avant de l’épouser ? Il avait le beau rôle, puisqu’il la sauvait littéralement de la misère. De la misère morale comme de la misère physique. Elle était seule, elle n’avait rien à bouffer, elle attendait un gosse... Cela crée des liens.
  
  - Ce que vous dites est peut-être valable, Coplan, articula Movanski. Mais, sincèrement, je n’y crois pas. Chassez le naturel, il revient au galop. Si Vania ne couche pas avec Tergovitch, c’est qu’il y a quelqu’un d’autre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Pour clore ce bref échange de vues entre ses deux collaborateurs, le Vieux déclara :
  
  - Si cette femme trompe son mari avec un autre que Tergovitch, nos investigations feront sortir cet inconnu de l’ombre. Et il est vraisemblable que cet inconnu nous donnera la clé du mystère en ce qui concerne le réseau auquel nous avons affaire... Je n’ai plus besoin de vous pour l’instant, Movanski. Je vous remercie pour les indications précieuses que vous venez de nous fournir. Dans la mesure du possible, ne vous éloignez pas de Paris pendant quelques jours, que je puisse vous atteindre si c’est nécessaire.
  
  - Entendu, acquiesça Movanski en se levant.
  
  - Une seconde, intervint Coplan, j’ai encore quelques questions à vous poser.
  
  Le Vieux opina. Coplan se tourna derechef vers son collègue.
  
  - Est-ce que Leyel est riche ?
  
  - Pas à ma connaissance, répondit Movanski. Il gagne bien sa vie, certes, mais de là à dire qu’il soit riche, non.
  
  - Sa femme a une MG décapotable et lui une Dauphine. Deux voitures, cela Indique tout de même un certain train de vie.
  
  - Oui et non, fit Movanski en esquissant une moue dubitative. Je ne crois pas que le fait d’avoir deux voitures soit incompatible avec la situation de Leyel. C’est un garçon qui n’a jamais eu de gros besoins personnels : il ne fréquente pas les night-clubs et il s’habille en confection. Par ailleurs, c’est le genre de type qui se fait des suppléments sur les notes de frais que lui paient les productions. C'est un débrouillard.
  
  - Comment est-il entré dans le métier ?
  
  - Si j’ai bonne mémoire, il a d’abord été comédien dans une troupe d’amateurs. Mais, avec son physique, ça ne pouvait pas aller bien loin, vous vous en doutez. Il s’en est rendu compte, et il a eu assez de bon sens pour ne pas insister ; il a opéré sa reconversion et il est passé de la scène aux coulisses. De la régie théâtrale à la régie de cinéma, la route n’était pas longue...
  
  - Vous disiez tout à l’heure qu’il était plutôt hargneux.,. Pensez-vous que la jalousie puisse le conduire à la violence ?
  
  - En principe, un jaloux est capable du pire... Mais la hargne de Leyel est surtout verbale, remarquez.
  
  Le Vieux marmonna :
  
  - Où voulez-vous en venir, Coplan ?
  
  - J’essaie de me faire une opinion sur Leyel parce que je ne voudrais pas qu’il vienne nous démolir notre boulot. Il y aura bientôt deux mois qu’il a mis cette agence privée aux trousses de sa femme, et sa patience pourrait arriver brusquement à son terme. Or, quand un mari bafoué voit rouge, ça se termine généralement dans la rubrique des crimes passionnels. Nous aurions bonne mine !...
  
  Movanski prononça sur un ton hésitant :
  
  - Évidemment, Leyel est un homme orgueilleux, comme tous les hommes qui souffrent d’une infériorité physique. Une blessure d’amour-propre peut le faire sortir de ses gonds. Malgré cela, je le vois mal commettre un crime, même passionnel. C’est plutôt un animal à sang froid, du moins à mon avis. Un divorce, avec tous les torts pour la partie adverse, ça lui ressemble beaucoup plus qu’un éclat inconsidéré qui le mènerait au bagne.
  
  - C’est à peu près ce que je voulais savoir, dit Coplan.
  
  
  
  Après le départ de Movanski, le Vieux constata :
  
  - Il est bien, ce garçon. Il possède les qualités instinctives de l’informateur-né. Je ne suis jamais déçu quand je m’adresse à lui...
  
  - Et il a une mémoire d’éléphant, ce qui ne gâte rien, renchérit Francis. Grâce à lui, nous en avons appris davantage sur notre suspecte qu’après trois semaines d’investigations.
  
  - Oui, enchaîna le Vieux, optimiste, ça se présente très bien. Je vais demander à Lorrac de me faire des photocopies du dossier pour le commissaire Tourain.
  
  - Et moi, dit Coplan en se levant, je m’en vais faire un tour aux archives.
  
  
  
  
  
  Tout au long de la semaine suivante, le Service et les spécialistes de la D.S.T. déployèrent autour de Vania Leyel et de Tergovitch une activité intense, rigoureuse, continue et parfaitement indécelable.
  
  Mais, en vérité, les résultats furent décevants.
  
  Vania Leyel avait rencontré Tergovitch au parc de Bagatelle, le lundi après-midi ; elle s’était promenée le mardi, entre la Madeleine et l’Opéra, pour faire quelques achats ; elle avait passé deux heures dans un cinéma des Champs-Élysées, le mercredi, à la séance de 16 heures... et tout cela démontrait qu’elle menait une existence bien réglée, routinière même.
  
  La surveillance du téléphoné et du courrier n’avait rien apporté.
  
  Le Vieux, très dépité par ce bilan, fit observer à Coplan, d’une voix maussade :
  
  - Au total, nous n’avons pas fait mieux que l’Office Mentor. Il n’y a pas de quoi pavoiser, hein ?
  
  - Le fait est que ça n’avance pas vite. reconnut Francis, un léger sourire au coin des lèvres.
  
  Le Vieux le dévisagea :
  
  - Je note avec plaisir que cela n’altère ni votre bonne humeur ni votre belle mine.
  
  - J’avoue que je viens de passer une semaine plutôt agréable, assura Coplan. J’ai si peu l’occasion de me retremper dans l’atmosphère parisienne...
  
  - Je suis un vieil imbécile, ricana le Vieux. Je croyais encore que vous preniez les affaires de la maison a cœur !
  
  - Avez-vous quelque chose à me reprocher sur le plan professionnel ?
  
  - Oui, votre indifférence, car elle prouve que vous ne partagez pas vraiment mes soucis, et que la lutte que nous menons ici n’est pas votre lutte.
  
  - Auriez-vous l'amabilité le m'expliquer cela ?
  
  - Je ne plaisante pas, Coplan. Cette affaire Leyel ne tourne pas rond et cela me tracasse. D’une part, nous ne savons même pas si cette femme fait réellement partie d’une organisation clandestine ; et, d’autre part, comme vous le disiez fort justement il ya huit jours, nous sommes à la merci d’une intervention intempestive d’un mari jaloux SI nous ne voulons pas rater le coche, il faut, absolument donner un coup d’accélérateur.
  
  - Je suis d’accord avec votre conclusion, mais je ne partage pas votre défaitisme. Moi, c’est maintenant que l’affaire commence à m’exciter vraiment.. Si la belle Vania nous avait, d’entrée de jeu, livré son secret, ça ne nous aurait sans doute pas menés bien loin. Nous savons qu’elle a déjà été compromise assez sottement dans une affaire de mœurs plutôt banale, et je craignais précisément une déconvenue : la montagne accouchant d’une souris. A présent, après huit jours de surveillance serrée, j’ai comme un pressentiment qu’il s’agit d’une chose importante. L’existence rangée de notre suspecte me paraît trop sage, trop lisse, trop préservée en quelque sorte.
  
  - Hum, hum, approuva le Vieux, bougon, mais si nous demeurons passifs en attendant qu’une faille se produise, cela peut durer longtemps. Je sais bien que vous n’êtes pas Asmodée, et que vous n’avez pas le pouvoir de soulever le toit d’une maison pour voir ce qu’il s’y passe, mais enfin, d’une manière ou d’une autre, il faut que nous inventions un moyen de nous immiscer dans la vie privée de cette femme.
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite II sortit son paquet de Gitanes, alluma posément sa cigarette.
  
  - Inutile de chercher midi à quatorze heures, murmura-t-il en expirant un nuage de fumée. Vous connaissez ma doctrine en la matière : il faut choisir le risque.
  
  - Choisir le risque, répéta le Vieux en se massant le menton d’un air à la fois renfrogné et indécis. Les miracles n’ont lieu qu’une fois, vous savez, Coplan. Et ]e ne suis pas près d'oublier l’affaire Schmitt... (Voir: « Agent de choc »)
  
  - Pourquoi vous tracasser ? rétorqua Francis avec une pointe d’ironie. Du moment que vous ouvrez votre parapluie du côte officiel, votre responsabilité n’est pas engagée.
  
  Le regard du Vieux se fit plus lourd :
  
  - Dois-je comprendre que vous avez déjà un plan d’action ?
  
  - J’y pense depuis quarante-huit heures, mais j’aimerais contrôler quelques points de détail avant de soumettre mon idée à votre examen critique... L’appartement de la rue Raynouard est-il actuellement disponible ?
  
  - Oui.
  
  Coplan se leva pour prendre congé.
  
  - Je reviendrai en fin de journée, dit-il.
  
  
  
  
  
  Quatre jours plus tard, c’est-à-dire le lundi de la semaine suivante, Vania Leyel, au volant de sa MG décapotable, fit sa promenade hebdomadaire au parc de Bagatelle. Le temps était doux, mais le ciel couvert était menaçant. Il n’y avait pas beaucoup de monde dans les ailées du jardin public.
  
  Les équipes du commissaire Tourain étaient là, bien entendu. Et, une fois de plus, les agissements du couple Vania-Tergovitch furent observés sans relâche, seconde par seconde, grâce aux déambulations paisibles des effectifs mobilises par la D.S.T.
  
  Tergovitch, malgré toute son expérience professionnelle et malgré toute sa méfiance, ne pouvait se douter du dispositif qui l’encadrait. Il y avait là, travaillant pour Tourain, une famille avec trois gosses, un couple de sexagénaires modestes, deux jardiniers en tablier bleu, un gars du genre artiste qui photographiait des fleurs, quelques étudiants accompagnés de deux adolescentes style Brigitte Bardot.
  
  Des liaisons radio par émetteurs miniaturisés permettaient à tous ces observateurs de se déplacer d’une manière à la fois souple et spontanée, de telle façon que l’attention des suspects ne puisse être alertée.
  
  Au demeurant, ni Vania ni l’agent consulaire de l’Est ne faisaient penser à des conspirateurs. Tergovitch avait certes pris les précautions habituelles avant d’aborder son amie ; mais maintenant, assis avec elle sur un banc, il affichait une sérénité souriante et il bavardait sans contrainte.
  
  La rencontre se termina comme les fois précédentes : le couple se sépara subitement, et tandis que Vania se dirigeait vers la sortie, Tergovitch prenait le chemin de la roseraie.
  
  A l’instant précis où la blonde jetait un rapide coup d’œil à gauche et à droite pour traverser l’avenue de Sèvres et rejoindre sa MG rangée de l’autre côté de la voie, un jeune scootériste qui passait devant elle exécuta une manœuvre pour couper l’avenue et filer vers un copain qui l’appelait. Une Jaguar qui roulait derrière le scooteriste fut obligée de freiner à mort pour éviter l’imprudent ; le conducteur de la Jaguar, d’un coup de volant impulsif, déporta son véhicule qui alla percuter avec fracas la petite MG décapotable grise.
  
  Le choc fut sévère.
  
  Vania Leyel, qui avait assisté à toute la scène, resta clouée sur place au bord du trottoir, la bouche ouverte, les yeux écarquillés. Tout l’avant de sa ravissante décapotable grise était défoncé !...
  
  Le conducteur de la Jaguar débarquait, le visage consterné.
  
  Vania Leyel, revenue de sa stupeur, fonça vers le type et, emportée par la colère, lui cria :
  
  - Espèce d’abruti ! Vous avez fait du beau travail !...
  
  Francis Coplan - car c’était lui qui venait de descendre de la Jaguar - se retourna. Il était un peu pâle, mais très calme
  
  - Vous permettez ? dit-il en dévisageant la blonde dont les traits crispés reflétaient l’indignation la plus évidente.
  
  - C’est ma voiture ! glapit la Jeune femme en désignant la MG sous laquelle une flaque d’eau s’élargissait.
  
  - Je suis désolé, s’excusa Coplan, mais...
  
  Il promena un regard circulaire. Déjà des badauds entouraient les deux voitures.
  
  Coplan expliqua à la blonde :
  
  - Je n’avais pas le choix... Un gamin en scooter a braqué devant moi et... il s’est éclipsé, le petit salaud.
  
  - Je ne veux pas le savoir, riposta Vania. Un conducteur doit rester maître de sa vitesse.
  
  - Ne vous emballez pas, je vous en prie, articula Francis avec un geste apaisant de la main. Je reconnais que je suis en tort. Nous allons arranger cela...
  
  - C’est- facile à dire ! Mais ma voiture...
  
  - Hé oui, votre voiture, soupira Coplan en haussant les épaules d’un air impuissant. Elle est amochée, que voulez-vous que je vous dise d’autre ?... Je vais vous donner les papiers de mon assurance...
  
  Vania Leyel était tremblante de rage. Coplan eut un sourire un peu niais mais désarmant.
  
  - Ce sont des choses qui arrivent, non ? fit-il en dévisageant la blonde. Après tout, j’aime encore mieux abîmer de la tôle que d’écraser un imprudent... Mais ne vous en faites pas, l’assurance paiera les dégâts.
  
  Il alla prendre une sacoche de cuir dans la boîte à gants de sa Jaguar.
  
  - Nous allons remplir une formule de constat, dit-il à la blonde.
  
  - Je n’ai jamais eu d’accident, grinça-t-elle, hargneuse. Je ne sais même pas ce qu’il faut faire.
  
  - Donnez-moi vos papiers, je me charge du reste, offrit-il.
  
  D’un pas nerveux, elle alla chercher une enveloppe brune logée dans la poche de portière de la MG. En contemplant sa voiture, elle fut sur le point de pleurer.
  
  - Je ne peux même pas rentrer chez moi, se lamenta-t-elle.
  
  - Il faut la faire remorquer, confirma Coplan. Le radiateur est crevé... Sincèrement, je suis navré... Je vais ranger ma voiture et nous allons régler tout cela...
  
  Trois badauds - deux hommes et. une femme d’âge mûr - se présentèrent spontanément comme témoins. Ils avaient vu la manœuvre absurde du jeune scootériste et ce qui en était résulté. Mais aucun des trois n’avait pensé à relever le numéro de plaque du scooter.
  
  Coplan, extrêmement satisfait du déroulement impeccable de son scénario, proposa à Vania Leyel :
  
  - Venez vous asseoir près de moi, dans ma voiture. Nous y serons mieux pour remplir les formulaires... Je vous jure que si vous aviez vu ce qui s’est passé, vous seriez moins fâchée après moi.
  
  - Mais je l’ai vu ! répliqua-t-elle J’ai tout vu, je me trouvais sur l’autre trottoir ! Vous rouliez trop vite, un point c’est tout.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  En définitive, c’est Coplan qui s’occupa de tout. Il remplit (en deux exemplaires ) les feuillets de «constatations amiables et contradictoires », il nota les noms et adresses des témoins bénévoles, il alla téléphoner au restaurant de Bagatelle pour alerter un dépanneur et sa remorqueuse et, finalement, il proposa à sa « victime » de la déposer chez elle, puisque la Jaguar, malgré son aile défoncée, était en état de rouler.
  
  Mais la blonde refusa sèchement. Elle ne digérait pas ce qui venait de lui arriver.
  
  - Je prendrai un taxi, dit-elle. Vos talents de conducteur ne m’inspirent aucune confiance !...
  
  - Dans tous les cas, murmura Francis en sortant son portefeuille de sa poche intérieure, si vous avez la moindre difficulté, je ne demande qu’à vous aider. Voici ma carte...
  
  Il lui tendit le bristol.
  
  
  
  François COUZAIN
  
  Ingénieur
  
  Attaché au C.N.R.S, (Section I.P.)
  
  172 bis rue Raynouard - Paris 16ème
  
  
  
  Elle jeta un bref regard sur la carte, mais il la lui reprit des mains en disant :
  
  - Je vais vous indiquer mon téléphone, car il ne figure pas dans l’annuaire,,.. Comme je vis seul, je suis beaucoup dehors ; mais, en principe, je suis chez moi tous les soirs entre 7 et 9 heures.
  
  Il lui rendit le bristol après l’avoir complété, et déclara derechef :
  
  - Je vous le répète, je reconnais que j’ai tous les torts et je ne veux pas que vous ayez des ennuis pour la remise à neuf de votre voiture. Par conséquent, je suis à votre disposition. Je ne peux pas faire plus.
  
  Elle glissa la carte dans son sac, descendit de la Jaguar sans desserrer les dents.
  
  
  
  
  
  Dès qu’il tut rentré dans « son » appartement de la rue Raynouard, Coplan passa un coup de fil à Tourain, qui s’exclama :
  
  - Sur le plan cinéma, c’était parfait ! Je vous garantis que personne n’a pu se douter un seul instant qu’il s’agissait d’un coup monté !
  
  - Mes compliments à vos jeunes scootéristes, enchaîna Francis. La synchronisation était remarquable. Mais ce n’est pas à ce sujet que je vous téléphone. Quelle a été l’attitude de Tergovitch ?
  
  - Il a assisté à toute la scène. Il est demeuré en retrait, derrière les arbustes, et il a poireauté là pendant un gros quart d’heure avant de quitter le parc à son tour.
  
  - Tant mieux... A la rigueur, il pourra confirmer le rôle du hasard dans cette histoire.
  
  - A condition qu’elle ait des suites ! fit Tourain.
  
  - Le contraire m’étonnerait. Ou alors, c’est que nous avons affaire à des gens qui ne connaissent pas leur métier.
  
  - Qui vivra verra, conclut le commissaire. Si ça se trouve, nous sommes peut-être en train de nous exciter pour rien. Cette sauterelle n’a pas besoin de jouer les Mata-Hari pour captiver un quidam, vous en conviendrez ?
  
  - Cette possibilité n’est pas exclue. Et même elle fait partie intégrante de notre test. Mais vous oubliez que Tergovitch n’est pas le premier venu. Il y a quidam et quidam, commissaire
  
  - Vous êtes paré, là-bas ?
  
  - Et comment ! Tout le monde est sur pied de guerre.
  
  - Faites-moi signe si ça bouge.
  
  - Comptez sur moi, promit Coplan.
  
  Il raccrocha.
  
  Ensuite, après avoir allumé une Gitane, il se balada pendant une dizaine de minutes dans l’appartement.
  
  Situé au second étage d’un immeuble vieillot et bourgeois, le « trois-pièces, plus salle-de-bains » était meublé avec sobriété mais très confortablement.
  
  La pièce principale, celle qui donnait sur la rue, était typiquement le studio de célibataire comme il y en a tant dans les alentours de Passy. Une table ronde, des chaises et des fauteuils, un large lit-divan, une bibliothèque, une penderie. Un moelleux tapis d’Orient étouffait le bruit des pas. Aux murs, quelques tableaux modernes parmi lesquels un Nu d’un réalisme presque indécent. En face du divan, un grand miroir.
  
  En réalité, toute la maison appartenait au Service. Le propriétaire, un ancien général, occupait le rez-de-chaussée et le premier étage. Cet officier en retraite était non seulement un homme-de-paille du SDEC mais un collaborateur actif du Vieux. L’immeuble était équipé comme une véritable station d’observation ! Des postes de guet permettaient de surveiller la rue, de photographier les passants et d’observer les voitures en stationnement. De plus, des portes mobiles et divers bidules d’écoute complétaient l’outillage, faisant de la baraque un instrument à usages multiples.
  
  Coplan, qui avait apporté de la lecture, passa une soirée paisible.
  
  Le lendemain, à partir de six heures du soir, il commença à ressentir les effets d’une petite fièvre teintée d’anxiété. Ce n'était pas désagréable, et ça lui donnait l’impression que son sang circulait plus vite dans ses artères.
  
  A toutes fins utiles, il disposa sur la table quelques bouquins scientifiques, des papiers remplis de chiffres et de notes (incompréhensibles pour le profane), quelques lettres à l’en-tête du Centre National de la Recherche Scientifique.
  
  Il se versa aussi un scotch, histoire de tuer le temps.
  
  A 19 heures 20, le téléphoné sonna.
  
  - Monsieur Couzain ? s’enquit une voix féminine, reconnaissable entre toutes à cause de son léger accent.
  
  - Oui, j’écoute. Qui est à l’appareil ? répondit Coplan.
  
  - Madame Leyel...
  
  Coplan fit la bête ;
  
  - Pardon ?...
  
  - Madame Leyel... la dame de l’accident d'hier, a Bagatelle.
  
  - Oh, excusez-moi ! Bonsoir, madame Leyel.
  
  - Je me permets de vous téléphoner, puisque vous m’avez proposé votre aide... Je suis passée chez mon assureur, et j’ai d’autres papiers à remplir... Mais je vous l’ai dit, je ne suis pas très compétente pour ce genre de choses...
  
  - Mais je vous en prie ! protesta Coplan avec fougue. Je suis à votre entière disposition, voyons ! Où êtes-vous ?
  
  - Avenue de l’Opéra.
  
  - Où puis-je vous rejoindre ?
  
  - Eh bien, je ne sais pas...
  
  - Écoutez, chère madame, dites-moi ce qui vous arrange le mieux, je saute dans ma voiture et j’arrive... Naturellement, si je ne craignais d’abuser, je vous proposerais de venir jusque chez moi. Nous y serions plus à l’aise que dans un café pour régler nos problèmes, cela me paraît évident.
  
  - J’ai peur de vous déranger.
  
  - Bien au contraire !
  
  - Dans ce cas, oui, je crois que c’est encore la solution la plus commode. Je vais prendre un taxi.
  
  - Vous vous souvenez de mon adresse, j’espère ?
  
  - J’ai votre carte sous les yeux.
  
  - C’est au deuxième étage. D’ailleurs, vous verrez mon nom en face du bouton de sonnette.
  
  - A tout à l’heure, dit-elle.
  
  Et elle raccrocha.
  
  Coplan laissa retomber le combiné sur la fourche de l’appareil.
  
  «Et voilà! pensa-t-il. C’est parti, mon ki-ki ! »
  
  Il décrocha derechef, forma le numéro du rez-de-chaussée de l’immeuble. C’est le général Borède en personne qui répondit.
  
  - C’était elle ? s’enquit l’ancien officier. J’ai entendu sonner votre téléphone.
  
  - Oui, c’était elle, confirma Francis. Elle se trouve du côté de l’Opéra et elle prend un taxi pour s’amener ici.
  
  - Bizarre, murmura Borède. Quelques minutes avant ce coup de fil, un bonhomme a fait son apparition dans la rue et il me donne l’impression de surveiller la maison. Je l’ai photographie, mais je ne suis pas trop sûr du résultat. Avec cette saleté de ciel gris...
  
  - J’ai le temps de vous rejoindre pour jeter un coup d’œil, décida Coplan.
  
  Deux minutes plus tard, il était près du général, à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée.
  
  - Vous êtes certain qu’on ne peut pas distinguer nos silhouettes à travers le rideau ? questionna Francis.
  
  - Impossible, n’ayez crainte. C’est un voilage tout à fait spécial... Tenez, voilà le zèbre qui repasse sur le trottoir d’en face.
  
  Il s’agissait d’un grand type maigre, au visage pointu, austère, soucieux même. Il portait un imperméable gris. Un feutre noir cachait une partie de son front. Sa démarche était flegmatique, aisée. Il paraissait âgé d’une bonne trentaine d’années, plutôt distingué, assez sportif aussi. Dans le genre ascétique, il était beau gars. Une espèce d’ardeur sombre émanait de son profil d’aigle.
  
  Le général grommela :
  
  - A mon avis, la coïncidence est un peu forte. Ce loustic-là s’est amené à point nommé pour voir si le coup de fil de la femme n’allait pas provoquer certains mouvements insolites autour de la maison. Qu’en pensez-vous ?
  
  - C’est plausible, oui... De toute manière, n’ayez pas peur de gaspiller un peu de pellicule. D’où prenez-vous vos photos ?
  
  - De la fenêtre du premier étage, au téléobjectif
  
  - Bon, ne relâchez pas votre vigilance. Je regagne mon appartement. Je vais prévenir le commissaire Tourain et lui demander de transmettre des consignes particulières aux inspecteurs qui surveillent la femme. Ils doivent être avisés qu’elle est couverte par un complice.
  
  - Vous croyez qu’il pourra les atteindre ?
  
  - J’en suis sûr. Toutes leurs filatures comportent une liaison continue avec des cars-radio et le P.C. du commissaire.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan ouvrit la porte de rue pour accueillir sa visiteuse, il comprit tout de suite qu’il y avait du changement.
  
  Vania Leyel n’avait plus sa mine revêche et rancunière de la veille ; elle était souriante, aimable, un tantinet désinvolte. En outre, elle s’était mise sur son trente-et-un, et elle avait rehaussé la beauté de son visage par un très léger maquillage.
  
  - Tant pis si ma démarche vous semble un peu cavalière, dit-elle en s’avançant dans le couloir du rez-de-chaussée. Mais ce n’est pas ma faute : vous êtes la cause de mes ennuis et je suis bien obligée d’avoir recours à vous !
  
  - Si vous saviez comme je suis confus, soupira-t-il d’un air contrit. Venez, je vous montre le chemin. C’est au deuxième étage ; il n’y a pas d’ascenseur.
  
  Il la précéda dans l’escalier, la fit entrer dans l’appartement.
  
  - Voilà, commença-t-elle... J’ai d’autres papiers à remplir, et je dois dessiner un croquis pour montrer la position des voitures au moment de la collision.
  
  Elle ouvrit son sac, en retira une enveloppe blanche.
  
  - Nous allons voir cela, acquiesça Francis. Mais vous avez tout de même le temps de vous asseoir, je suppose ?
  
  Il lui indiqua un fauteuil, et elle y prit place.
  
  Il proposa :
  
  - Un scotch ?... Ce ciel gris et lourd donne soif, vous ne trouvez pas ?
  
  Il montra la bouteille et le verre qui se trouvaient sur la table ronde :
  
  - Je suis forcé de me stimuler par un petit coup de whisky. Le travail auquel je me suis attelé m’abrutit.
  
  - Et moi, je vous dérange !
  
  - Quelle erreur ! Vous m’apportez une bienheureuse diversion...
  
  Il lui versa un verre de Gilbey’s, y ajouta un peu d’eau gazeuse.
  
  Elle promena un regard circulaire, prononça :
  
  - Vous êtes bien installé...
  
  - Oui, pour un célibataire, c’est l’idéal. Mais, à vrai dire, je ne suis pas chez moi. C’est un de mes amis qui m’a prêté son appartement. Il fait un stage de dix mois en Californie, et comme je ne resterai sans doute pas longtemps à Paris, la combine nous convenait à l’un comme à l’autre.
  
  - J’espère que vous ne m’en voulez pas trop de mon humeur massacrante d’hier ?
  
  Il se récria :
  
  - Vous en vouloir ? Au contraire, je m’en veux à mort, moi, de ce qui est arrivé... Vous aviez d’ailleurs tout à fait raison : j’ai manqué de réflexes. En vérité, c’est que je ne suis pas encore habitué à rouler dans Paris. Il n’y a que trois semaines que je suis ici et je n’arrive pas à me décontracter au volant.
  
  - Mais... où étiez-vous, avant ?
  
  - Au Sahara... Je m’occupais des pétards que l’on fait sauter là-bas.
  
  - Des quoi ? fit-elle.
  
  - Les bombes atomiques. Je suis ingénieur... et cela fait partie de ma spécialité.
  
  - J’aurais quand même dû me montrer un peu plus aimable, assura-t-elle avec un sourire de petite fille. Du moment qu’on roule en voiture, on est à la merci d’un imprudent qui vient se jeter sous vos roues. Cette espèce de raggare, avec son scooter, s’est conduit comme un fou.
  
  - Cette espèce de quoi ? s’étonna Francis.
  
  - Raggare... C’est comme ça qu’on appelle les blousons noirs en Suède. Car je suis Suédoise.
  
  - Je m’en doutais un peu... Svendersson, c’est un nom tout à fait Scandinave... Voulez-vous me donner les papiers que votre assureur vous a remis ?
  
  Elle lui tendit l’enveloppe, et expliqua :
  
  - Si mon mari n’était pas absent, il m’aurait fait toutes ces formalités.
  
  - Il est en voyage ?
  
  - Non, il travaille en province. Il est dans le cinéma.
  
  - Sans blague ! s’écria Francis, épaté. Vous allez peut-être croire que j’invente des histoires, et pourtant, je vous jure que je dis la vérité. Quand je vous ai vue, hier, juste après l’accident, j’ai pensé que vous étiez une actrice de cinéma ! Je ne me suis pas trompé de beaucoup, puisque votre mari est cinéaste !
  
  - Il n’est pas vraiment cinéaste, corrigea-t-elle. Il s’occupe de régie... Mais j’ai fait du cinéma, moi... Avant mon mariage, j’ai tourné deux films, en Italie.
  
  - Donc, je ne me trompais pas ! triompha-t-il.
  
  Il la regarda d’un œil admiratif, puis interrogea :
  
  - Pourquoi n’avez-vous pas continué ?
  
  - Mon mari ne voulait pas.
  
  - C’est dommage. Vous auriez eu beaucoup de succès... Vous êtes... très belle.
  
  Elle baissa les yeux, fit mine de contempler le whisky dans son verre, murmura :
  
  - Je suis 93-58-93...
  
  - Ah oui ? euh...
  
  - Vous ne comprenez pas ? dit-elle en levant vers lui des yeux bleus qui brillaient de malice et de cordialité... 93-58-93... Exactement les mêmes mensurations que Marilyn Monroe : tour de poitrine, tour de taille et tour de hanches. Et je suis plus grande qu’elle, plus élancée.
  
  - Mes compliments, articula-t-il en rougissant imperceptiblement. Je ne suis pas un spécialiste dans le domaine de la beauté féminine, mais je peux vous assurer que la perfection de votre... de votre... euh... plastique, m’a frappé tout de suite.
  
  Un malaise indéfinissable - une sorte de tension plutôt - vibra dans la pièce silencieuse. Vania laissa durer ce frémissement pendant quelques secondes, puis elle proposa :
  
  - Si vous examiniez les papiers de l’assurance ?
  
  Coplan revint aux réalités.
  
  - Euh... oui, évidemment, approuva-t-il, visiblement troublé.
  
  Il s’approcha de la table, fit de la place en repoussant les livres et les feuillets, transporta une deuxième chaise près de celle qui s’y trouvait déjà.
  
  - Venez vous asseoir ici, suggéra-t-il, ce sera plus facile.
  
  Elle obéit, docile.
  
  Pendant une dizaine de minutes, ils s’occupèrent des formulaires. Ensuite, tandis qu’il commençait à dessiner le croquis explicatif réclamé par la compagnie qui couvrait la MG, Vania se poussa encore plus près de lui et, sous le prétexte de suivre d’un œil attentif ce qu’il traçait sur la feuille, elle se pencha davantage tout en pressant involontairement sa cuisse ronde et chaude contre la jambe de Coplan.
  
  Le magnétisme charnel ne fut pas très long à s’établir entre eux comme un courant de haut voltage opérant en circuit fermé. Et Francis ne dut pas se forcer pour trahir l’émoi que ce contact éveillait en lui. Le visage un peu altéré, il déposa soudain son stylo-bille, se tourna vers elle.
  
  Alors, tout se passa comme dans un rêve : leurs bouches se soudèrent brusquement pour un long baiser d’une sensualité prodigieuse. Vania, les paupières closes, les narines palpitantes, glissa sa main sur la nuque de Coplan pour l’inviter à prolonger cette caresse dont l’ardeur et l’efficacité la surprenaient, la bouleversaient, l’étourdissaient. Elle cambra le buste et creusa ses reins, comme soulevée par une force qui se durcissait dans sa chair.
  
  Francis ne se détacha d’elle que pour reprendre haleine et pour l’emprisonner plus rudement dans l’étau viril de ses bras d’acier. Vania, le souffle saccadé, les lèvres entrouvertes, accueillit en frissonnant le nouveau baiser qu’il lui imposa sans désemparer.
  
  Finalement, la blonde se dégagea. Haletante, éblouie par son propre vertige, elle se leva, posa sa main sur le poignet de Coplan.
  
  Au point où ils en étaient, ils n’avaient plus besoin de parler pour se comprendre. Le désir violent qui les embrasait leur dictait sa loi impérative. Ils se retrouvèrent sur le divan, unis dans une étreinte presque sauvage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Après cette flambée, ils restèrent immobiles et silencieux, savourant en secret les mystérieux prolongements intimes de l’extase.
  
  Coplan, pour se conformer à son rôle, estima que ce n’était pas à lui à rompre le charme. Bien qu’il eût allègrement saisi l’occasion au vol, il n’avait rien fait, apparemment, pour provoquer ce qui venait d’arriver. Et puisque Vania avait pris d’emblée la direction des opérations, il fallait lui laisser l’initiative.
  
  Plusieurs longues minutes s’écoulèrent. Enfin, après avoir poussé un long soupir alangui, Vania murmura d’une voix rêveuse, à peine audible :
  
  - Comme c’est bizarre... Il aura fallu cet accident pour que je trompe mon mari... C’est la première fois, et ça se produit tout bêtement...
  
  De toute évidence, elle n’était pas terrassée par le remords. Un sourire d’une incroyable douceur errait sur sa jolie bouche.
  
  Elle s’ébroua, agitant sa chevelure blonde. Puis, d’une secousse résolue, souple, elle se leva. Le miroir lui renvoya son image, et cette image la fit rire. Ses vêtements en désordre lui donnaient une allure piquante et suggestive, comme celle des personnages que l’on voit sur les gravures libertines.
  
  - C’est fou, non ? s’esclaffa-t-elle en lançant un regard complice à Coplan,
  
  Il se borna à lui dédier un sourire de gratitude.
  
  Il allait quitter le divan à son tour quand il réalisa subitement que Vania, au lieu de rétablir la décence de sa tenue, commençait tout simplement à se dévêtir pour de bon. Sans hâte, sans le moindre soupçon de confusion, elle ôta son chemisier, sa jupe, ramassa les dessous affriolants qui jonchaient le tapis, posa le tout sur un fauteuil. Puis, complètement nue, elle alla chercher dans son sac à main un paquet de cigarettes Pall Mall et un briquet en or.
  
  Elle revint vers le divan, alluma sa cigarette.
  
  Coplan sentit que les battements de son cœur s’accéléraient de nouveau.
  
  - C’est... c’est insensé, ce que tu peux être belle ! balbutia-t-il, émerveillé, tout en se rendant compte qu’elle était en train de le photographier, lui, au moyen de son briquet en or.
  
  - Je suis en tout cas mieux faite que celle-là ! répondit-elle en désignant d’un hochement de tête le grand Nu moderne qui ornait le mur.
  
  En vraie fille de Viking, elle était aussi à l’aise en costume d’Eve que vêtue. Elle avait d’ailleurs un naturel surprenant et une grâce non moins surprenante, sans oublier cet instinct de l’attitude exacte qui est le propre des femmes qui sont féminines jusqu’au bout des ongles.
  
  Pour sûr qu’elle avait le droit d’être fière de ce 93-58-93 auquel elle avait fait allusion !
  
  - Tu ne te déshabilles pas ? demanda-t-elle.
  
  Il ne se fit pas prier.
  
  Pendant ce temps, elle but une gorgée de whisky, remit son briquet dans son sac, s’allongea paresseusement sur le divan.
  
  « Décidément, pensa Francis, elle me fait le grand jeu. Ses copains ont dû lui dire de ne pas lésiner sur l’hameçon. »
  
  Lorsqu’ils furent de nouveau réunis sur le divan, elle continua tranquillement de fumer sa cigarette.
  
  Allait-elle entamer la phase classique des confidences sur l’oreiller ? C’était plus que probable. Et Coplan, tout en lui caressant tendrement les cheveux, attendit... Il avait l’impression que le silence était devenu plus enveloppant, que toute la pièce s’était rétractée comme une coquille douillette, intime, autour de ce corps superbe offert sans voile aux sortilèges du désir.
  
  Telle quelle, Vania faisait penser à un champion avant un match. Elle avait cette sûreté de soi et ce calme qui sont comme une secrète préfiguration de la victoire. Elle n’avait aucun doute quant à l’issue de cette mission qu’elle était en train de remplir en service commandé !
  
  Sa cigarette finie, elle l’écrasa dans le cendrier qu’elle avait transporté au pied du divan.
  
  - Embrasse-moi, souffla-t-elle en se serrant avec lascivité contre Coplan.
  
  Cette seconde ascension vers les cimes éblouissantes du bonheur fut comme l’antithèse de leur première étreinte. Cette fois, au lieu de brûler les étapes dans un tourbillon, ils firent tout le trajet comme des promeneurs attentifs, avides de ne pas perdre la plus petite parcelle de ce trésor de plaisir éparpillé à profusion sur leur route.
  
  
  
  
  
  Il n’était pas loin de minuit lorsque Vania Leyel quitta la maison de la rue Raynouard. Coplan avait insisté pour reconduire la blonde chez elle, mais elle avait refusé. Elle voulait marcher seule dans la nuit...
  
  Revenu dans son appartement, Francis se laissa choir dans un fauteuil.
  
  Il était perplexe.
  
  C’est la sonnerie du téléphone qui le tira de sa méditation.
  
  - Alors, Casanova ? gouailla la voix du commissaire Tourain. Quelles sont les nouvelles ?
  
  - A mon avis, tout à fait concluantes, dit Coplan. Vania Leyel a complètement changé d’attitude à mon égard depuis qu’elle sait que je suis attaché au Centre National de la Recherche Scientifique. Comme je l’avais prévu, elle m’a fait la grande scène de séduction et elle a profité de notre intimité pour me photographier.
  
  - Comment s’y est-elle prise ?
  
  - Le procédé classique : une caméra-briquet. Et elle l’a fait très habilement, dans un moment d’abandon qui ne prêche pas en faveur de ma moralité !
  
  - Dites donc, c’est énorme, ça ! s’exclama Tourain.
  
  - Ce qui me tracasse un peu, continua Francis, c’est qu’elle ne m’a pas posé une seule des questions auxquelles je m’attendais. Pour tout vous dire, elle ne m’a pas posé de questions du tout.
  
  - C’est de bonne politique, non ? fit le commissaire. Pour réussir une offensive de longue portée, il faut d’abord bâtir une tête de pont solide.
  
  - Oui, sans doute, mais il me semble que si j’avais été à la place de mes adversaires, j’aurais tout de même lancé quelques coups de sonde. Pour bâtir une tête de pont, comme vous dites, il importe de connaître le terrain.
  
  - Qui va doucement va longtemps. Les questions viendront plus tard.
  
  - Probablement, acquiesça Coplan. Mais je me demande si cette réserve ne cache pas autre chose. Les amis de Vania préfèrent peut-être se charger eux-mêmes de la vérification de mon identité. Avec ma photo à l’appui, ils pourront aisément faire leur enquête.
  
  - Je suppose que vous êtes paré du côté C.N.R.S. ?
  
  - De ce côté-là, je ne crains rien. Une main discrète a glissé mon nom dans la liste des collaborateurs du Centre. Mais une vacherie peut survenir ailleurs.
  
  - Trop tard pour faire machine arrière, de toute façon.
  
  - Oh, je n’envisage pas de faire machine arrière ! assura Francis. Seulement, dans la mesure du possible, je m’efforce de calculer les agissements éventuels de mes adversaires pour prévoir une parade en temps utile... Et vous, quel est votre bilan ?
  
  - Un échec... Les gars qui s’étaient mis dans le sillage de l’homme maigre en imperméable gris ont été forcés de rompre le contact.
  
  - Ah, pourquoi ?
  
  - Pour ne pas se faire repérer. Ce lascar connaissait drôlement la musique ! Il a pris la direction du Trocadéro et il a bifurqué dans la rue Camoëns.
  
  - Et alors ?
  
  - C’est une rue en cul-de-sac... Elle se termine par un escalier de pierre qui débouche en contrebas dans le boulevard Delessert. Un traquenard de première classe, en somme. Mais je ne m’en fais pas trop : votre propriétaire, le général Borède, m’a annoncé qu’il avait réussi deux ou trois photos très valables de cet inconnu... Vous m’excusez une seconde, on me demande sur une autre ligne...
  
  Coplan patienta. Tourain reprit la communication quelques instants plus tard et déclara :
  
  - On me signale que Vania Leyel vient de rentrer chez elle. Elle a trouvé un taxi à la Muette... Comme personne ne surveillait ses arrières et comme personne ne l’a rencontrée, nous pouvons en conclure que le zèbre à l’imperméable avait simplement pour mission de contrôler votre domicile.
  
  - Ce qui prouve que nous avons affaire à des gens qui connaissent bien leur métier, enchaîna Francis. Dans un réseau bien organisé, une première prise de contact fait toujours l’objet d’une surveillance effectuée par un comparse. Ceci, pour détecter un guet-apens toujours possible. Si j’étais sorti immédiatement après Vania pour la filer, ce lascar aurait donné l’alerte.
  
  - A quand votre prochain rendez-vous amoureux ? s’informa Tourain.
  
  - Elle me téléphonera dans trois ou quatre jours.
  
  - Prenez des fortifiants ! plaisanta le policier avant de raccrocher.
  
  
  
  
  
  Le lendemain et le surlendemain, Coplan se montra très circonspect au cours de ses sorties. Il savait par expérience que le mécanisme qu’il avait déclenché pouvait se transformer en boomerang. Et il ne tenait pas à encaisser le choc en retour.
  
  Le vendredi matin - c’est-à-dire trois jours après la visite de Vania Leyel rue Raynouard - Coplan reçut un coup de fil de Tourain qui signalait que Georges Leyel était à Paris depuis la veille au soir.
  
  - Il est arrivé à son domicile vers 22 heures, précisa le policier.
  
  - Zut ! pesta Francis. J’espère que ce corniaud ne va pas nous mettre des bâtons dans les roues ! Est-ce qu’il est allé voir Velder à l’Office Mentor ?
  
  - Non, je me suis renseigné.
  
  - Il faut absolument que Velder se débrouille pour faire lanterner ce mari jaloux. L’affaire me paraît solidement emmanchée, mais il me faudra tout de même un certain délai avant de récolter les fruits de l’opération.
  
  - C’est ce que j’ai expliqué à Velder, grommela Tourain.
  
  - Pouvons-nous compter sur lui ?
  
  - Oui. Il est plus retors qu’on ne le pense, vous savez. Il sait que son gagne-pain dépend de nous.
  
  - Quoi qu’il arrive, tenez-moi au courant, insista Francis.
  
  - Entendu, répondit le commissaire.
  
  Le retour inopiné de Georges Leyel contrariait Coplan, car les maris soupçonneux ont parfois des idées surprenantes et il arrive souvent qu’ils rentrent chez eux à l’improviste avec des intentions plutôt malencontreuses.
  
  Assez inquiet par conséquent, Francis décida de s’éloigner le moins possible de son téléphone. Bien lui en prit. Un peu avant midi, Tourain l’appela derechef.
  
  - Il y a du nouveau, Coplan, prononça le policier. Le ménage Leyel vient de quitter Paris à bord de la Dauphine du mari. Mais je suis bien embêté : mes hommes ont été semés pendant la traversée de Saint-Denis. Il y avait beaucoup de circulation et ils ont perdu le contact.
  
  - Il n’y avait personne d’autre dans la Dauphine ? questionna aussitôt Coplan.
  
  - Non.
  
  - Eh bien, tant pis ! J’aurai peut-être des nouvelles de source indirecte, puisque Vania a promis de me passer un coup de fil. C’est le troisième jour aujourd’hui.
  
  - Armez-vous de patience, recommanda Tourain en riant. Les serments d’amour, c’est très joli, mais la présence du mari, c’est une autre paire de manches !
  
  Coplan ricana :
  
  - Vous connaissez mal les femmes, commissaire. Même le déluge n’empêcherait pas une femme adultère de relancer son amant. Fût-ce pour lui demander s’il pense à elle.
  
  Ces paroles de Francis étaient prophétiques. Vers trois heures de l’après-midi, Vania téléphonait.
  
  - Je suis à Calais, dit-elle. Je suis ici avec mon mari.
  
  - Grands Dieux ! Qu’est-ce que tu fabriques à Calais ? Tu ne m’avais pas dit que tu partais en voyage avec ton mari.
  
  - Il est rentré à l’improviste. Il doit chercher un endroit pour tourner des extérieurs au bord de la mer. Nous partons dans une heure vers les plages belges, et ensuite nous irons à Bruxelles. Il doit rencontrer là-bas des producteurs qui préparent un film.
  
  - Quand seras-tu de retour ?
  
  - Mardi ou mercredi... De toute manière, mon mari doit être à Marseille jeudi soir au plus tard.
  
  - Où est-il en ce moment ?
  
  - A l’hôtel... Nous avons fait un petit gueuleton et j’ai l’impression qu’il a mangé trop copieusement. Il fait la sieste. Moi, j’avais envie de respirer l’air de la mer.
  
  - D’où me téléphones-tu ?
  
  - De la poste... Je te ferai signe dès que je serai à Paris. J’espère que tu penses à moi ?
  
  - Quelle question ! maugréa-t-il. Ta pensée ne me quitte pas un instant.
  
  Ce qui était rigoureusement vrai.
  
  
  
  
  
  Provisoirement libéré de ses devoirs professionnels du fait de l’absence de Vania, Coplan jugea cependant plus prudent de ne pas modifier le style de vie de l’ingénieur François Couzain. Les « amis » de la blonde allaient peut-être mettre cet entracte à profit pour guetter les réactions de leur gibier.
  
  Le lundi suivant, aux environs de dix heures du matin, le général Borède vint frapper à la porte de Francis.
  
  - Le commissaire Tourain vous demande, annonça le général.
  
  - Chez vous ? s’étonna Coplan.
  
  - Oui, il utilise ma ligne pour que la vôtre ne soit pas trop souvent occupée... Je ne sais pas ce qui se passe, mais le commissaire est dans tous ses états. Un événement bizarre vient de se produire, parait-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Tourain était effectivement dans tous ses états.
  
  - Un truc ahurissant, Coplan, lança-t-il. J’ai dans mon bureau un agent du commissariat de la rue Lecourbe... J’avais informé mon collègue que nous étions branchés sur un immeuble de son secteur et je l’avais prié de me signaler tout ce qui pouvait concerner cette maison et ses occupants. Bref, je viens d’apprendre, à l’instant même, qu’un locataire de la baraque, un certain Joseph Avaron, s’est suicidé. Vous vous rendez compte !
  
  - Un type qui habite dans le même immeuble que Vania Leyel ? articula Francis.
  
  - Exactement. Et vous admettrez que la coïncidence est plutôt étonnante, hein ? Il y a sûrement une corrélation entre ce suicide et notre affaire.
  
  - Jusqu’à nouvel ordre, ce n’est pas une certitude, rétorqua Coplan. Mais c’est en tout cas très vraisemblable. Quel est le nom de ce bonhomme qui s’est suicidé ?
  
  - Joseph Avaron, répéta le commissaire.
  
  - Et c’est le commissariat de police de la rue Lecourbe qui vient de vous aviser ?
  
  - Oui, l’agent est à côté de moi.
  
  - Comment a-t-on découvert ce suicide ?
  
  - C’est un cantonnier qui a découvert le corps, ce matin, à l’aube.
  
  - Un cantonnier, rue de Vaugirard ? maugréa Coplan.
  
  - Mais non, vous mélangez tout, grommela Tourain. Le bonhomme habite rue de Vaugirard, dans la même maison que Leyel, mais il ne s’est pas suicidé à son domicile. Il a fait ça dans la nature, du côté de Soissons.
  
  Il se reprit :
  
  - Du côté de Laon, plutôt. J’ai le rapport de la Brigade Mobile sous les yeux. Le corps a été découvert dans un petit bois qui se trouve sur la Nationale 377, juste après la déviation de la Nationale 2, Soissons-Laon... L’homme avait engagé sa 2 CV dans un sentier et le cantonnier a pensé tout d’abord qu’il s’agissait d’un chauffeur endormi à son volant...
  
  - Épargnez-moi les détails, coupa Francis. Comment a-t-on constaté qu’il y avait suicide ?
  
  - Un médecin légiste s’est rendu sur place. Et d’ailleurs, le mort avait dans sa poche une boîte de comprimés allemands dont il ne restait plus que deux cachets sur vingt. C’est un tranquillisant qui contient des barbituriques.
  
  - Aucune trace de violence ? questionna Coplan.
  
  - Aucune trace visible, mais ne vous tracassez pas : je n’ai pas l’habitude de me fier aux apparences. Le cadavre arrivera dans une heure à l’institut médico-légal et j’ai déjà pris mes dispositions. Je m’en occuperai personnellement avec le docteur Languet.
  
  - Très bien, ponctua Francis, le front soucieux. Je suppose que le suicidé avait ses pièces d’identité sur lui, puisque la Brigade Mobile a contacté le commissariat de la rue Le-courbe ?
  
  - Oui, ses papiers et son argent. C’est aussi la raison pour laquelle le corps est transféré à Paris.
  
  La décision de Coplan était déjà prise :
  
  - Je vous rejoins à l’institut médico-légal dans trois quarts d’heure.
  
  - O.K. C’est ce que j’allais vous demander, fit le policier.
  
  Coplan raccrocha.
  
  La nouvelle qu’on venait de lui communiquer donnait évidemment à réfléchir, car le suicide de ce Joseph Avaron, habitant le même immeuble que Vania Leyel, était bien un coup de théâtre, comme le disait Tourain.
  
  Coplan, songeur, se souvint des paroles catégoriques prononcées par Daniel Movanski, le collègue spécialisé dans les milieux de cinéma : « Si Vania ne couche pas avec Tergovitch, c’est qu’il y a quelqu’un d’autre. »
  
  En supposant que Joseph Avaron fût ce quelqu’un d’autre, cela expliquait bien des choses ; notamment, la vie rangée, sage, de la femme de Georges Leyel. Ayant un amant dans la maison, Vania n’était pas obligée de mener l’existence agitée d’une épouse adultère pour combler le vide laissé par un mari trop souvent absent.
  
  De toute façon ce silence méritait d’être étudié de très près.
  
  
  
  
  
  Le docteur Languet, médecin légiste attaché aux services de la D.S.T., était un petit homme chauve et bedonnant, âgé de cinquante-cinq ans, jovial, bon vivant, très calé dans sa partie. Rien ne l’étonnait, rien ne le déconcertait. Il avait vu tant de choses extraordinaires au cours de sa carrière qu’il en était arrivé à éprouver une admiration sincère pour l’imagination des hommes en général, et celle des criminels en particulier. On chuchotait qu’il préparait un livre sur la question, et qu’il collectionnait (en secret) les cas les plus fumants.
  
  Lorsqu’il arriva à l’institut médico-légal, le corps de Joseph Avaron avait déjà été transporté à la salle d’autopsie.
  
  En compagnie du commissaire Tourain et de Coplan, le docteur s’avança vers la dalle de marbre sur laquelle le cadavre avait été allongé, complètement nu.
  
  - Voilà donc le client, marmonna le médecin en se promenant autour de la dalle, les deux mains dans les poches de sa blouse blanche. Une belle anatomie, ma foi.
  
  Il se tourna vers Tourain :
  
  - Quel âge, m’avez-vous dit ?
  
  - Quarante-sept ans.
  
  - Diable ! lâcha le docteur. Drôlement bien conservé... Pas de graisse, pas d’avachissement musculaire, pas un cheveu gris. Et beau mâle, avec ça !... C’est un méridional, non ?
  
  - Un Espagnol, précisa le commissaire. Né à Madrid, mais il est en France depuis plus de vingt-cinq ans et il est naturalisé.
  
  Figé par la mort, le visage d’Avaron était dur et sévère. Ses cheveux noirs, ses sourcils touffus, son menton bleui par le poil de barbe conféraient à son masque basané un aspect un peu immatériel ; on eût dit une figure coulée dans le bronze. Par contraste, son corps, d’une teinte plus pâle, paraissait encore vivant.
  
  Le médecin, satisfait par son petit tour préliminaire, se dirigea vers une grande table qui se trouvait le long du mur et qui était recouverte de zinc. Il y étala posément les instruments qu’il avait apportés dans une mallette de cuir noir, puis il enfila des gants de caoutchouc.
  
  Revenant vers le cadavre, il commença à le palper d’un air faussement détaché. Pendant deux ou trois minutes, il s’attarda au ventre et au bas-ventre du mort, pressant du bout des doigts l’abdomen et les parties génitales.
  
  - La mort est relativement récente, marmonna-t-il. A quelle heure l’a-t-on découvert ?
  
  - Un peu avant six heures du matin, répondit Tourain.
  
  - A vue de nez, dit le docteur, le décès a dû se produire entre minuit et deux heures. Vous aurez des précisions quand je l’aurai ouvert, bien entendu.
  
  Il se déplaça, souleva la paupière du mort, se pencha, tira sur la poche de l’œil au moyen de l’index de son autre main, examina longuement la pupille, l’iris, la cornée, les tissus conjonctifs. Puis, prenant une spatule, il la glissa entre les dents du défunt, écarta les mâchoires autant qu’il pût, bloqua les maxillaires avec une espèce de bouchon, plongea la main pour extirper de la cavité buccale la langue du mort.
  
  Sans se retourner, il articula :
  
  - Est-ce que je pourrais voir les comprimés dont vous m’avez parlé au téléphone, commissaire ?
  
  - Oui, je vais les chercher au bureau, acquiesça Tourain.
  
  Il sortit.
  
  Coplan s’était approché du médecin pour contempler de plus près la face du suicidé. Un détail le frappa, l’étonna :
  
  - Dites donc, toubib ? Un empoisonnement médicamenteux provoque presque toujours le gonflement de la langue, non ?
  
  - Presque toujours, mais pas toujours. Il existe maintenant des barbituriques solubles qui ne laissent pour ainsi dire pas de traces. Du moins, pas de traces décelables... Néanmoins, ça ne me paraît pas très catholique...
  
  Il retira brusquement ses gants de caoutchouc, les déposa sur la poitrine du mort, enveloppa dans ses deux mains nues la tête de celui-ci. Avec une douceur de sage-femme, il se mit à caresser le crâne et le cuir chevelu de son client.
  
  - C’est bien ce que je pensais, murmura-t-il en posant sur Francis un regard où pétillait une flamme méphistophélique. Avant d’avaler ses bonbons, notre lascar était déjà dans le coma... Il a sûrement été matraqué, il a une bosse... tenez, ici... donnez-moi votre main...
  
  Le renflement était en effet perceptible, juste à la soudure du pariétal et de l’occipital. Le docteur ricana :
  
  - Pas de doute possible, il a reçu un bon coup sur la cafetière, et ça n’est pas plus ancien que le décès.
  
  Il alla chercher une tondeuse dans sa trousse.
  
  - Aidez-moi à le retourner, dit-il à Coplan.
  
  Lorsque les cheveux eurent été rasés à l’endroit de la bosse, l’hématome apparut, net et indiscutable. Une tache violacée marquait l’impact d’un objet contondant.
  
  - Hé, par exemple ! s’exclama le médecin, ébahi. Et ceci... ?
  
  Du doigt, il montra un cercle brunâtre dans la nuque du mort.
  
  - Eh bien, tu as été gâté, mon petit père ! dit-il en tutoyant le cadavre. Un coup sur le citron, une piqûre dans la nuque et des cachets dans l’estomac ! On ne t’a laissé aucune chance...
  
  - Votre conclusion est formelle ? s’enquit Francis. C’est un crime camouflé en suicide ?
  
  - Doucement, rétorqua le praticien. Ce n’est qu’une opinion officieuse, basée sur ce que nous avons sous les yeux. Mes conclusions formelles figureront dans mon rapport, quand j’aurai analysé les viscères... Toutefois, on rencontre fort peu de candidats au suicide qui commencent par s’envoyer un coup sur le crâne, puis une piqûre dans la nuque, avant d’ingurgiter du poison !...
  
  Sur ce, il se mit à rire et, gratifiant le mort d’une claque amicale sur l’omoplate, il lui dit :
  
  - Tu n’as pas été traité avec beaucoup de ménagements, si tu veux mon avis ! Pour laisser une marque pareille, l’aiguille de la seringue ne devait pas être bien fine !...
  
  A cet instant, le commissaire Tourain fit son entrée, un sac de toile grise dans la main.
  
  - Quels emm..., ces plumitifs ! rouspéta le policier. Il a fallu dresser un inventaire en trois exemplaires et remplir une décharge.
  
  Il regarda le docteur :
  
  - Vous avez l’air de vous amuser, toubib ?
  
  - Oui, je rigole en pensant au médecin légiste qui a constaté le suicide par empoisonnement. Il doit être myope, ce cher confrère.
  
  Coplan intervint pour expliquer à Tourain :
  
  - Sauf erreur peu probable, Avaron ne s’est pas suicidé. Il s’agit d’un crime camouflé.
  
  Le médecin lança sur un ton enjoué :
  
  - Camouflé, c’est beaucoup dire ! Ou alors, les gens qui ont fait ce travail étaient d’une maladresse fracassante, ce qui n’est pas fréquent dans les milieux où nous évoluons...
  
  Tourain, qui était allé vider le petit sac de toile grise sur la table, apporta au docteur le tube de comprimés allemands.
  
  - Voici le poison en question, dit-il.
  
  Le médecin examina l’étui, parcourut les inscriptions qui s’y trouvaient, déboucha le tube pour faire tomber un comprimé dans le creux de sa paume, renifla le produit.
  
  - Je verrai cela tout à l’heure, marmonna-t-il. A mon avis, ce n’est plus un indice capital.
  
  Il fourra le tube dans la poche de sa blouse.
  
  - Je suis presque sûr, reprit-il, que ce tranquillisant n’a été utilisé que pour les besoins de la mise en scène. Votre client a été frappé et piqué avant l’intervention des comprimés.
  
  Il leva les yeux vers le commissaire :
  
  - Il s’agit d’un espion professionnel ?
  
  - Certaines raison nous incitent à le croire, expliqua Tourain, mais ce n’est encore qu’une supposition. En fait, cet individu touche de près une personne suspecte dont nous nous occupons actuellement ; l’apparition de ce cadavre dans l’affaire est plutôt inattendue.
  
  - C’est vraiment curieux, répéta le docteur en contemplant d’un œil méditatif le corps dénudé du mort. L’assassinat est maquillé d’une façon si grossière, si sommaire, que c’en est troublant...
  
  Coplan et Tourain échangèrent un regard perplexe. Puis, Francis, en se dirigeant vers la table au revêtement de zinc, jeta un coup d’œil sur les objets personnels ayant appartenu à Avaron.
  
  - Dans combien de temps aurons-nous vos conclusions définitives, toubib ? questionna-t-il.
  
  - Pas avant quarante-huit heures, dit le docteur Languet. Ces histoires de barbituriques exigent des analyses très compliquées. Mais vous aurez, avant ce soir, mon verdict en ce qui concerne le meurtre ou le suicide.
  
  - Vous n’avez plus besoin de nous ? insista Coplan.
  
  - Non.
  
  Coplan remit les objets de Joseph Avaron dans le sac, puis, s’adressant au commissaire :
  
  - Rien ne nous empêche de travailler de notre côté en attendant le rapport d’autopsie, je suppose ?
  
  - Non, naturellement, dit le policier. J’ai d’ailleurs amené mon dossier et j’ai réquisitionné un des parloirs.
  
  Ils abandonnèrent le médecin légiste à sa triste besogne et ils allèrent s’installer dans un petit local aux murs nus, au sol dallé de pierre.
  
  Tourain murmura :
  
  - J’ai pensé que ça ne vous plairait pas de venir à mon bureau dans les circonstances présentes, c’est pourquoi je me suis muni de mes papiers.
  
  - Vous avez très bien fait, confirma Coplan. Ce n’est pas le moment, pour moi, de fréquenter les bureaux de la D.S.T... Même pour venir ici, j’ai pris certaines précautions Mais revenons à notre problème...
  
  - Oh, ne vous faites pas d’illusions ! grommela Tourain. J’ai suivi vos instructions à la lettre et j’ai stoppé mes investigations depuis le 6, c’est-à-dire depuis le jour où vous avez décidé d’entrer en action du côté de Vania Leyel. Bref, je me suis contenté de relever les identités des locataires de la rue de Vaugirard et de prendre quelques renseignements à l’état civil...
  
  Il ouvrit un dossier, y chercha trois ou quatre feuillets reliés par une agrafe.
  
  - Voici, commença-t-il... Au rez-de-chaussée, une femme seule, une femme âgée... Madame Veuve Garinaud, née Michard... Rentière, 72 ans... Elle a trois filles mariées en province et elle passe le plus clair de son temps à séjourner chez l’une ou chez l’autre de ses filles... Son mari, décédé en 1957, était chef de service dans une compagnie d’assurances. Rien à signaler... Au premier étage, un ingénieur de la S.N.C.F. et sa famille ; Claude Sougère, 46 ans ; un enfant de 19 ans qui est pensionnaire dans un collège technique de Lyon. Au deuxième étage, un couple qui tient une boutique de confection au boulevard Magenta : Marcel et Jeanne Courton, âgés de 38 et 35 ans, pas d’enfants. Ils ne rentrent chez eux que pour dormir. Au troisième, le ménage Leyel. Enfin, au quatrième et dernier étage, le nommé Joseph Avaron, célibataire, employé à l’Agence Volova. De son vrai nom, il s’appelle José Avaronès. Mais il a été autorisé à franciser son patronyme au moment de sa naturalisation, en 1948.
  
  - Quelle est cette agence où il travaille ?
  
  - Une agence de tourisme populaire dont le siège se trouve près de l’Opéra : voyages, loisirs, vacances, d’où le sigle VO-LO-VA... C’est un job commode pour les déplacements, non ?
  
  - Oui, en effet, sauf s’il occupe un emploi sédentaire. Mais il est préférable de ne pas aller se renseigner à ce sujet.
  
  - Je me propose quand même de donner un petit coup de sonde, dit le commissaire. Je vais m’arranger avec la mairie. Une de nos collaboratrices est très forte dans ce domaine ; elle joue le rôle d’assistante sociale... Il y a toujours des questions à régler avec une firme dont un employé vient de décéder subitement.
  
  - Oui, soit. Mais qu’elle y aille en sourdine.
  
  - Maintenant, il y a la perquisition au domicile du défunt. Vous avez vu que nous avons les clés de son appartement...
  
  Coplan se gratta la tempe :
  
  - Et si j’y allais avec vous ? suggéra-t-il.
  
  - Vous rigolez ?... Si jamais le ménage Leyel rentre de Belgique plus tôt que prévu, vous imaginez le tableau ! Madame Leyel serait drôlement épatée de se trouver nez à nez avec son amant !...
  
  - L’obstacle est facile à contourner, opposa Francis. Primo, j’ai appris à changer d’aspect au point d’être méconnaissable. Secundo, nous nous organiserons pour éviter une rencontre de ce genre.
  
  - Moi, ça m’est égal, assura Tourain. Au contraire, votre compagnie me serait précieuse. Il y a plus de jugeote dans deux têtes que dans une seule.
  
  - Entendu, trancha Coplan. Je vous retrouve ici dans une heure.
  
  
  
  
  
  Avec des lunettes aux verres teintés, une petite moustache à la Hitler, un feutre noir et des tampons maxillaires, Coplan ne ressemblait plus du tout à Coplan. En outre, il avait endossé une grosse veste de velours sous sa gabardine, et sa silhouette corpulente était tout à fait différente de son allure normale.
  
  C’est en compagnie de Tourain et de deux autres inspecteurs en civil que Francis arriva au domicile des Leyel.
  
  Tandis que le commissaire, un de ses collaborateurs et Coplan montaient directement au quatrième étage, l’autre inspecteur commençait la visite aux locataires de l’immeuble.
  
  L’appartement occupé par Joseph Avaron était d’une propreté plus que douteuse. Il se composait d’une salle à manger, d’une chambre à coucher, d’une petite pièce de séjour, d’une cuisine et d’une salle de bains. Les meubles et la décoration étaient médiocres, sans style ni personnalité. La chambre à coucher révélait le morne laisser-aller du célibataire : vêtements sur un fauteuil, chaussettes oubliées sur la carpette, draps sales dans un lit demeuré entrouvert, chemise accrochée au clou d’un cadre pendu au mur.
  
  Les autres parties du logis, moins négligées, reflétaient davantage les mœurs de l’occupant : des magazines près d’un canapé, des cendriers vidés mais non lavés, un poste de radio près du canapé susdit, quelques bouquins entassés contre le mur, des pantoufles usées trônant sous la table... Avaron, cela se voyait tout de suite, consacrait plus volontiers ses loisirs à la lecture et à l’écoute de la radio qu’aux travaux du ménage.
  
  Le commissaire, l’inspecteur et Coplan venaient d’entamer l’examen des lieux quand l’autre inspecteur s’amena :
  
  - Personne dans cette baraque, annonça-t-il. J’ai sonné en vain à toutes les portes.
  
  Tourain ricana :
  
  - C’est vraiment une maison très tranquille !
  
  A Coplan :
  
  - Si le cœur vous en dit, j’ai ce qu’il faut pour ouvrir la porte des Leyel. C’est l’occasion de tâter le terrain chez eux, non ?
  
  - Oui, l’idée est plaisante, acquiesça Francis. Mais je crois qu’il vaut mieux terminer ici d’abord.
  
  Une dizaine de minutes plus tard, le commissaire Tourain, à quatre pattes dans un coin de la cuisine, devant l’évier, appela Coplan.
  
  - Il y a une cloison ici dont je ne m’explique pas l’utilité, dit le policier.
  
  Coplan s’accroupit devant le placard aménagé sous l’évier, retira la poubelle de plastique logée à cet endroit, promena ses doigts sur le panneau de bois blanc qui garnissait le fond du réduit.
  
  - Oui, c’est bizarre, confirma-t-il. Même si cette planche est destinée à cacher le siphon du tuyau d’évacuation, elle est placée bien en deçà de la tuyauterie.
  
  - Minute, maugréa Tourain, j’ai un outil dans ma serviette. Nous allons vérifier.
  
  Il alla chercher dans sa serviette un robuste tournevis américain, un de ces instruments qui font le bonheur des bricoleurs d’outre-Atlantique, et il se mit à l’œuvre. Mais le faux fond du placard était bien accroché.
  
  - M..., jura-t-il, je vais être obligé de le défoncer !
  
  - Vous permettez ? intervint Francis, la main tendue pour réclamer l’outil.
  
  - Allez-y, dit le policier en cédant sa place.
  
  Coplan s’agenouilla, étudia très attentivement le panneau, se coucha à plat ventre sur le carrelage.
  
  - Il y a un système de blocage, émit-il. Vous allez voir, ça va s’ouvrir tout seul...
  
  Il inséra la lame du tournevis sous la planche, exerça une légère pression vers le haut... et le panneau se déboîta comme une porte hissée hors de ses gonds.
  
  - Mazette ! s’exclama Francis. Un trésor caché, commissaire ! Vous avez mis dans le mille !...
  
  Il ramena le panneau, puis une sacoche de cuir noir, puis un porte-documents, puis une boîte plate protégée par une gaine de cuir brun.
  
  - Ceci, dit-il en ouvrant la boîte, je sais ce que c’est... Fabrication tchèque : émetteur-récepteur miniature.
  
  Il exhiba l’appareil.
  
  - Petite merveille de technique, commenta-t-il. Et le dernier cri de la science : des semi-conducteurs en plastique.
  
  Les deux collaborateurs de Tourain s’étaient également approchés. Tourain leur montra l’émetteur-récepteur de poche :
  
  - Comme vous le voyez, les gars, l’adresse est bonne ! Nous sommes tombés sur un professionnel.
  
  Coplan, qui avait ouvert le porte-documents, enchaîna d’une voix sourde :
  
  - Et voici la correspondance confidentielle du sieur Avaron. Avec des listes qui vont faire plaisir à mon cher directeur, j’en suis convaincu.
  
  Il prit alors la sacoche de cuir noir, l’ouvrit, la retourna pour en faire tomber le contenu sur le sol.
  
  - Vingt dieux ! s’exclama-t-il. C’est vraiment la panoplie du parfait espion ! Regardez-moi ça...
  
  Il énuméra :
  
  - Quatre rouleaux de pellicule, une boîte de microfiches... Un étui à cigarettes pouvant distribuer la mort silencieuse... Deux briquets...
  
  Il prit l’un des briquets dans la main, l’examina, le tendit à Tourain en disant d’une voix sarcastique :
  
  - Comme on se retrouve ! C’est exactement le même type de caméra-briquet que celui dont Vania Leyel s’est servie pour me photographier quand elle est venue chez moi !
  
  - Sans blague ? lâcha Tourain, impressionné. J’avais donc raison de penser qu’il y avait un lien entre Avaron et la femme de Leyel. Cet instrument nous le prouve indiscutablement.
  
  Coplan se remit debout.
  
  - Oui, murmura-t-il, cette fois, nous tenons le bon bout : la liaison Tergovitch-Leyel-Avaron n’est plus du domaine de la spéculation... En partant d’ici, commissaire, je vous saurais gré de bien vouloir faire un crochet pour aller remettre dare-dare ces documents et ces objets à mon patron. Il y a sans doute quelques filons à exploiter d’urgence là-dedans.
  
  - D’accord, acquiesça le policier. Nous n’avons pas perdu notre temps ! Une prise pareille à mon actif, ça va donner du poids à mon dossier d’avancement. Je sens que je vais avoir beaucoup d’estime pour les cocus, désormais. Ce sacré Leyel ne se doute sûrement pas du service qu’il nous a rendu !...
  
  Un léger sourire éclaira le visage soucieux de Coplan :
  
  - Le fait est qu’il a levé un drôle de lièvre en confiant ses ennuis conjugaux à l’Office Mentor...
  
  - Continuons nos investigations, dit Tourain.
  
  Mais Coplan pria d’abord les deux inspecteurs de quitter l’appartement pour aller monter la garde dans la cage d’escalier.
  
  - Des fois qu’un locataire s’amènerait, rappela-t-il.
  
  Les collaborateurs du commissaire. obéirent aussitôt.
  
  Pendant une demi-heure, Coplan et Tourain poursuivirent les recherches. Compte tenu du butin qu’ils avaient découvert dans la cache dissimulée sous l’évier de la cuisine, ils n’espéraient plus grand-chose. Et pourtant, l’inattendu se produisit. Au moment où Francis terminait (par acquit de conscience) l’inspection des journaux et des magazines illustrés que l’occupant des lieux avait empilés à la diable près du canapé de la salle de séjour, un bloc de papier à lettres glissa sur le parquet. Coplan prit le bloc, l’ouvrit, le leva vers la lumière pour voir si le buvard de la feuille de garde ne comportait aucune marque déchiffrable laissée par l’encre de l’une ou l’autre lettre écrite antérieurement. Une enveloppe et un feuillet plié en deux tombèrent sur le sol.
  
  Le feuillet était une lettre inachevée, non datée, écrite à la main.
  
  
  
  Cher ami,
  
  En réponse à votre mot, je vous signale que Simon vous rendra visite avant le 28 comme vous le demandez. Il m’est impossible de faire ce déplacement moi-même, une affaire importante me retenant à Paris.
  
  Vous voudrez bien remettre à Simon la marchandise destinée à E.B. de manière que tout soit réglé à la date convenue. Je m’arrangerai d’ailleurs pour...
  
  
  
  La lettre s’arrêtait là, brusquement, comme si celui qui l’écrivait avait été interrompu en plein travail.
  
  Coplan ouvrit alors l’enveloppe qui avait été insérée en même temps que la missive inachevée entre les pages vierges du bloc et le carton servant de support à la liasse de feuillets.
  
  Il déplia la lettre qui se trouvait dans l’enveloppe, et il lut :
  
  
  
  Cher ami,
  
  Votre message du 10 me contrarie vivement. Il faut absolument que vous preniez possession des fournitures qui m’ont été confiées à votre intention. Je pars en voyage dans deux ou trois jours, mais je donnerai des instructions. De toute façon, faites le nécessaire avant le 28. Après cette date, il n’y aura personne au château jusqu’au 15 juillet.
  
  Je compte sur vous.
  
  A.T.
  
  
  
  Coplan alla montrer sa trouvaille à Tourain. Puis, examinant l’enveloppe qui avait contenu la lettre signée A.T., il esquissa une grimace en marmonnant :
  
  - La lettre a été postée le 12 à Cahors, mais l’expéditeur a omis d’y inscrire son adresse.
  
  - Il y est question d’un château, fit remarquer le commissaire.
  
  - Oui, bien sûr, ricana Francis. Seulement, comme il y a environ 3 000 châteaux éparpillés entre le Lot et la Dordogne. Ça ne nous aide guère !
  
  Il détacha une feuille du bloc, la plia soigneusement autour du pli émanant de Cahors, y ajouta la lettre inachevée, empocha le tout en disant :
  
  - Le labo trouvera peut-être des empreintes, sait-on jamais ? C’est un bon jour, les renseignements nous tombent littéralement du ciel !... Avaron, Simon, le châtelain A.T. et le nommé E.B... Nous avons du pain sur la planche, commissaire !...
  
  - Attendez, ce n’est peut-être pas fini ! exulta le policier.
  
  Mais la perquisition s’acheva sans apporter d’autres indications intéressantes.
  
  Au moment où Coplan et Tourain s’apprêtaient à plier bagages, un des inspecteurs s’amena.
  
  - La locataire du premier étage vient de rentrer, annonça-t-il. Je pense qu’elle revient du marché, elle trimbale deux paniers à provisions... C’est la femme de l’ingénieur de la S.N.C.F... Qu’est-ce qu’on fait ?
  
  Le commissaire tourna un regard interrogateur vers Coplan. Celui-ci déclara d’une voix calme :
  
  - Il faut y aller franco. Dites que vous êtes de la police et mettez-la au courant du suicide d’Avaron. Expliquez-lui que les scellés vont être apposés sur l’appartement. Profitez-en aussi pour la questionner au sujet d’Avaron : son comportement, ses habitudes, etc... Pendant ce temps-là, nous allons nous défiler en douce.
  
  Tourain s’étonna :
  
  - Vous ne visitez pas l’appartement des Leyel?
  
  - Non, dit Francis, j’ai changé d’avis. L’outillage ultra-moderne de Joseph Avaron m’incite à la prudence. Le domicile de Vania Leyel est peut-être protégé par un dispositif de détection. Ce serait trop bête de gâcher nos chances maintenant.
  
  Quelques minutes plus tard, après avoir mis les scellés sur la porte palière du quatrième, Coplan et Tourain quittaient discrètement la maison.
  
  Ils durent poireauter trois quarts d’heure dans la voiture du commissaire. Enfin, les deux collaborateurs de ce dernier arrivèrent également.
  
  Tandis qu’ils roulaient vers la Bourse, l’inspecteur qui avait interrogé la locataire du premier raconta :
  
  - La bonne femme n’a pour ainsi dire pas réagi. Avaron était un type froid et distant, paraît-il. Il partait le matin tôt, rentrait tard le soir, ne fréquentait personne dans l’immeuble. Très souvent, il s’absentait pour plusieurs semaines... En réalité, il était tellement tranquille et silencieux que les autres locataires ne pouvaient jamais se rendre compte s’il était là ou non.
  
  Tourain commenta :
  
  - Il cachait bien son jeu, ce gars-là ! Je parie qu’il enfilait ses pantoufles pour descendre en catimini chez la jolie blonde de l’étage en dessous !
  
  L’inspecteur reprit :
  
  - La vieille du rez-de-chaussée aurait déclaré naguère à la locataire du premier qu’à son avis Avaron était neurasthénique.
  
  - Au total, conclut Tourain en s’adressant à Coplan, c’est un suicide qui ne bouleversera personne dans la maison, du moins apparemment.
  
  - Les espions de métier sont presque toujours des gens très effacés, dit Francis. Mais, à votre avis, commissaire, pourquoi Avaron a-t-il été liquidé ? Et par qui ?
  
  - Vous m’en demandez trop ! jeta le policier. Pour l’instant, je m’en tiens au butin que nous ramenons. Et j’estime que c’est une excellente journée, non ?
  
  - Je ne partage pas tout à fait votre point de vue, grommela Coplan, le front rembruni. La mort subite d’Avaron m’incite plutôt à penser que nos adversaires nous ont pris de vitesse et que nous venons tout simplement de perdre la partie...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le lendemain, dans le courant de l’après-midi, Coplan se rendit du côté de Vincennes, au domicile privé de son directeur.
  
  - Je vous ai convoqué chez moi afin de préserver votre couverture, dit le Vieux. Je sais que vous attachez beaucoup d’importance aux détails...
  
  - Votre attention me touche, acquiesça Francis, mais je doute que des précautions de ce genre soient encore de mise. Je vous ai donné mon opinion par téléphone : pour moi, nous sommes dépassés par les événements et tout le problème est à revoir.
  
  - Procédons par ordre, grommela le Vieux. Asseyez-vous, et laissez-moi d’abord le soin de faire le bilan de la situation. Après, nous verrons quelles conclusions nous devons tirer de tout cela.
  
  S’installant dans un fauteuil, le Vieux jeta un rapide coup d’œil sur le papier où il avait consigné ses notes.
  
  - Premièrement, commença-t-il, l’expertise du docteur Languet est formelle : Avaron a été assassiné. On lui a injecté une forte dose de poison, alors qu’il était déjà inconscient. Il a été assommé d’un coup de crosse sur la tête, et ensuite on lui a fait la piqûre mortelle.
  
  - Simple confirmation, murmura Francis.
  
  - Oui, opina le Vieux. Voyons maintenant les objets et les documents saisis au domicile du nommé Avaron. Les vérifications ne sont pas terminées, naturellement, mais nous pouvons considérer d’ores et déjà que la prise est beaucoup moins importante qu’on ne pouvait l’espérer. Les listes, notamment, n’ont aucune valeur. Il s’agit d’un relevé sur lequel figurent des personnes occupant des postes-clé dans l’industrie, des personnes tout à fait honorables.
  
  - Un document de repérage, en somme ?
  
  - Oui, dit le Vieux. Mais si ces listes ne sont pas exploitables, on peut néanmoins en retirer une indication : toutes les personnes qui s’y trouvent mentionnées ont ceci de particulier qu’elles sont en rapport plus ou moins direct avec un secteur bien défini dans l’industrie : l’énergie. Soit à la prospection, soit à la construction, soit à la planification, chacun des personnages recensés s’occupe de la question d’énergie. Et ceci se rapporte aussi bien à l’électricité qu’aux centrales atomiques.
  
  - Nous serions donc en présence d’un réseau du type classique, émit Coplan.
  
  - En effet. Et les microfiches renforcent cette hypothèse, car elles se rapportent toutes à des installations de l’E.D.F. ou de Lacq et même de Marcoule. Quant aux deux films qui étaient impressionnés, ils représentent également des projets actuellement à l’étude à l’E.D.F. Le premier comporte les plans des seize micro-centrales qui doivent être construites sur le cours de la Mayenne ; et le second comporte les grands points d’interconnexion prévus pour l’extension du réseau général de distribution.
  
  - S’agit-il de photos récentes ?
  
  - Elles doivent dater d’un ou deux mois, pas davantage. Quant à découvrir de quelle façon Avaron a pu se procurer ces clichés, ça ne sera pas commode. La plupart des documents de base ont circulé dans de nombreux bureaux d’études.
  
  - J’en reviens à mon idée, marmonna Coplan, songeur. Avaron faisait partie d’une organisation du type le plus traditionnel, c’est-à-dire consacrée à la récolte des renseignements industriels dont la masse fournit des données stratégiques.
  
  - Reste la lettre inachevée, continua le Vieux, et le message signé A.T... La lettre interrompue est bien de la main d’Avaron. Le laboratoire, qui a procédé à une série de confrontations, est catégorique.
  
  - De quels éléments de comparaison dis-posaient-ils, au laboratoire ?
  
  - Tourain a envoyé une de ses collaboratrices à l’agence Volova, stipula le Vieux.
  
  - Ah, l’assistance sociale ? s’exclama Francis intéressé. Et alors ?
  
  - Les employeurs d’Avaron sont au-dessus de tout soupçon. Ce sont des gens tout ce qu’il y a d’irréprochable, et leur agence n’est pas un centre d’espionnage camouflé. Avaron y occupait un rôle d’organisateur et de prospecteur.
  
  - Il voyageait beaucoup ?
  
  - Presque sans arrêt. L’agence Volova s’est spécialisée, entre autres, dans les foires commerciales et les congrès à l’étranger. De nombreuses firmes qui délèguent des ingénieurs à Leipzig, à Hanovre, à Prague ou ailleurs, se fient totalement à l’agence Volova qui se charge de tout : réservations, inscriptions, etc... Et c’est Avaron lui-même qui assumait la responsabilité de ce département. Ce qui signifie qu’il se rendait fréquemment à l’étranger.
  
  - Dommage qu’il soit mort, glissa Coplan.
  
  - Ce serait trop beau ! fit le Vieux.
  
  - Et les correspondants d’Avaron ?
  
  - Pour l’instant, c’est le mystère complet. Nous ignorons qui est le nommé Simon et quels sont les lascars dont les initiales sont E.B. et A.T... Voilà où nous en sommes, vous pouvez me donner votre conclusion maintenant.
  
  Coplan haussa les épaules :
  
  - Elle n’a pas changé. J’estime que nous avons été pris de vitesse par nos adversaires. Nous étions bien partis, mais nous sommes battus au poteau. L’élimination brutale d’Avaron est un signe qui ne peut pas nous tromper.
  
  - Pourquoi parlez-vous d’élimination brutale ? s’enquit le Vieux tout en préparant sa pipe et sa blague à tabac.
  
  - Voilà une question surprenante ! fit Coplan. Avaron, dans mon esprit, a interrompu sa lettre pour se rendre dare-dare à un rendez-vous qui n’était pas prévu. Un rendez-vous urgent.
  
  - Et mortel, compléta le Vieux, placide.
  
  Coplan, regardant son patron à la dérobée, se fit la réflexion qu’il était étrangement calme. Et même, qu’il avait cet air un peu détaché, un peu olympien, qu’il affichait si volontiers lorsqu’il avait dans sa manche une carte à laquelle ses partenaires ne s’attendaient pas.
  
  Allumant sa bouffarde, le Vieux grimaça du coin de la bouche en éjectant plusieurs petits nuages de fumée :
  
  - Pourquoi dites-vous que nous sommes battus au poteau ?... Avaron est liquidé, soit. Mais ce n’est qu’un maillon de la chaîne. Il en reste d’autres... Quels sont vos plans concernant votre amie Vania ?
  
  - En principe, elle doit me téléphoner jeudi soir au plus tard. Mais le fera-t-elle ?... Et si elle le fait, pourra-t-elle m’aider à résoudre le nœud du problème ?
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Me permettre de découvrir pourquoi et par qui Joseph Avaron a été brusquement retiré du circuit. Car tout est là, nous sommes bien d’accord ?
  
  Le Vieux donna quelques coups de pouce afin de tasser le tabac dans le fourneau de sa pipe.
  
  - Je suis peut-être en mesure de répondre à votre question, Coplan, murmura-t-il. Ce matin, vers onze heures, j’ai reçu un coup de fil du Quai d’Orsay. J’avais demandé à mon vieil ami Robert de Saulages d’orienter son radar dans la direction de l’agent consulaire Andro Tergovitch... Eh bien, figurez-vous que nous sommes débarrassés de cet inquiétant personnage. Tergovitch, rappelé par son gouvernement, a quitté Paris, toutes affaires cessantes, ce matin même, à 8 heures 40. Il a pris un avion à destination de Varsovie, un Ilyouchin de la LOT... Et tenez-vous bien : le remplaçant de Tergovitch a débarqué à Orly une heure plus tard. Le rappel de Tergovitch est donc définitif.
  
  Coplan, les sourcils arqués, prononça à mi-voix :
  
  - De mieux en mieux... C’est presque un nettoyage par le vide.
  
  Puis, dévisageant son directeur :
  
  - Si je comprends bien, vous faites un rapprochement entre la mort d’Avaron et la retraite précipitée de Tergovitch ?
  
  - Évidemment, confirma le Vieux, surpris. Les deux incidents sont liés, cela me paraît indiscutable.
  
  - Moi, cela me paraît surtout bizarre, avoua Francis.
  
  - Pourquoi bizarre ? maugréa le Vieux. L’enchaînement est pourtant clair, sapristi ! Supposons que le manège des détectives privés ou de nos collègues de la D.S.T. autour de Vania Leyel ait fini par attirer l’attention du réseau Tergovitch, ce qui n’a rien d’étonnant en soi. La riposte est facile à deviner. Tergovitch, comprenant que ses affaires sentent le roussi, tranche dans le vif : pour sauver sa mise, il se fait rappeler par Varsovie. Mais, avant de décamper, il ordonne à ses complices d’éliminer Joseph Avaron afin de préserver tout le reste du réseau.
  
  - Le remède est radical, je le reconnais.
  
  - Il est efficace, ajouta le Vieux. Car la piste Leyel est coupée aux deux bouts : plus de Tergovitch en amont, plus de Joseph Avaron en aval. Et nous nous retrouvons le bec dans l’eau.
  
  Coplan, le menton dans la main, réfléchissait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Après quelques minutes de silence, le Vieux bougonna sur un ton où perçait une pointe d’agacement :
  
  - Puis-je vous demander ce que vous pensez de mon raisonnement, Coplan ?
  
  Coplan leva les yeux.
  
  - Le départ de Tergovitch est un fait nouveau pour moi, dit-il. Et je m’efforce d’en dégager la signification réelle.
  
  - Si j’en juge d’après votre attitude, mon explication ne vous paraît pas satisfaisante ?
  
  - Pour être franc, j’avoue qu’elle ne me satisfait pas pleinement, reconnut Francis.
  
  - Que lui reprochez-vous ?
  
  - J’ai l’impression que vous enfoncez une fiche carrée dans un trou rond. Autrement dit, il me semble que ça ne colle pas très bien avec les quelques éléments que nous avons pu rassembler jusqu’à présent.
  
  - Expliquez-vous.
  
  - Oh, je ne défends pas une position catégorique ! protesta Coplan. Tout cela est encore bien nébuleux dans mon esprit... Mais enfin, si je veux être sincère avec moi-même, je dois bien dire que votre version ne m’emballe pas. Si Tergovitch avait pris la décision de saborder son réseau, il lui suffisait d’ordonner à Joseph Avaron de filer séance tenante à l’étranger et le tour était joué. Avaron avait un passeport en règle, il n’était pas signalé comme suspect aux frontières et Moscou pouvait lui refaire une virginité en l’espace de quelques heures. Pour la sauvegarde du réseau Tergovitch, le résultat était le même. Ou plutôt, il était meilleur, puisque Joseph Avaron aurait eu la possibilité d’emporter ses instruments et ses archives... A mon avis, nous ne sommes pas en présence d’une organisation qui se saborde, mais d’une organisation en perdition.
  
  Le Vieux arborait une mine sceptique.
  
  - Méfiez-vous de la logique, Coplan, prononça-t-il d’un air un peu sentencieux. Tergovitch est un Slave, et les Slaves ont l’esprit tortueux. Tergovitch a peut-être manœuvré pour vous amener à penser comme vous pensez.
  
  - Possible, admit Francis.
  
  Il haussa les épaules, prit son paquet de Gitanes, alluma une cigarette.
  
  Il y eut de nouveau un silence. Finalement, le Vieux déclara :
  
  - De toute façon, nous n’avons pas le choix : nous sommes revenus, malgré nous, sur notre ligne de départ. Vania Leyel, qui est à l’origine de l’affaire, demeure notre seule piste.
  
  Coplan se leva, consulta sa montre.
  
  - Je crois que je vais faire un saut jusqu’au bureau de Daniel Movanski, murmura-t-il. En lui montrant une photo de Joseph Avaron, j’obtiendrai peut-être un renseignement intéressant... On dit que nos actes nous suivent, et le proverbe a souvent raison. Les liens étroits qui existaient entre Avaron et Vania Leyel ont peut-être des racines dans le passé de starlette de notre jolie blonde.
  
  - Très bonne idée, approuva le Vieux.
  
  Qui ajouta négligemment, en se levant pour reconduire son visiteur :
  
  - Fondane et la petite Suzy Lorelli vont s’installer dès ce soir dans un des appartements de la rue Raynouard.
  
  - Vous estimez que je vais avoir besoin d’assistants ? questionna Francis, étonné.
  
  - Gouverner c’est prévoir, grommela le Vieux, sibyllin. Au cas où Tergovitch aurait laissé derrière lui des consignes à retardement, Avaron pourrait recevoir de la compagnie à la morgue... Un cadavre me suffit.
  
  
  
  
  
  Coplan eut une conversation de deux heures avec son collègue Daniel Movanski, et celui-ci promit de se mettre en campagne. La photo de Joseph Avaron ne lui rappelait rien, mais, après l’exposé de Coplan, le spécialiste du cinéma fut d’accord pour admettre que certaines investigations pouvaient se révéler fructueuses.
  
  Revenu à la rue Raynouard, Francis décida de faire le mort en attendant les événements.
  
  Il pensait beaucoup à Vania, et il se demandait si elle allait se manifester comme convenu. Il n’en était pas très sûr, car le départ de Tergovitch, d’une part, et la mort de Joseph Avaron, d’autre part, avaient modifié de fond en comble la situation de la captivante madame Leyel.
  
  Et pourtant, quarante-huit heures plus tard, un peu après 19 heures, Vania téléphona.
  
  - Ah, enfin ! s’exclama Coplan d’une voix toute joyeuse. Je commençais à trouver le temps bien long !...
  
  - J’avais promis de t’appeler jeudi, je tiens ma promesse, dit Vania.
  
  - Ton mari est reparti pour Marseille ?
  
  - Oui.
  
  - Est-ce que... je peux espérer ta visite ? avança-t-il avec un soupçon d’anxiété.
  
  - Écoute, François... Je suis très contrariée, mais je ne pense pas que ce soit possible...
  
  - Ah ? fit-il, déçu. Qu’est-ce qui ne va pas ? Ta voix me paraît si... si triste.
  
  - J’ai des ennuis, avoua-t-elle.
  
  - Quels ennuis ? Tu sais que tu peux compter sur moi.
  
  - Tu es gentil, soupira-t-elle, je te remercie. Mais tu ne peux pas m’aider... Il s’agit de ma famille.
  
  - Où es-tu en ce moment ? J’aimerais te voir, même cinq minutes.
  
  Elle ne répondit pas tout de suite. Enfin, hésitante, indécise, elle murmura :
  
  - Si tu y tiens... Mais je ne pourrai pas rester plus d’un quart d’heure avec toi... Écoute, j’ai une course à faire du côté des Ternes. Je t’attendrai vers huit heures à la place Péreire ça va ?
  
  - Où ?
  
  Elle cita le nom d’un café. Il acquiesça aussitôt.
  
  Quand elle eut raccroché, il laissa retomber le combiné sur la fourche de l’appareil. Les poings sur les hanches, il médita pendant un long instant.
  
  De toute évidence, Vania avait renversé la vapeur. Le grand amour, c’était fini... Tergovitch et Avaron ayant disparu de la circulation, François Couzain, ingénieur au Centre National de la Recherche Scientifique, n’intéressait plus la séduisante madame Leyel.
  
  « Ou je me trompe fort, ou elle va foutre le camp ! » pensa brusquement Coplan.
  
  
  
  
  
  Elle arriva au lieu du rendez-vous avec dix minutes de retard. Coplan, qui s’était installé tout au fond du café, à une table de coin, fut frappé du changement qui s’était opéré en elle. Son visage était fermé ; ses yeux, assombris par l’angoisse, étaient moroses. Le tailleur gris qu’elle portait ne mettait pas en valeur sa féminité.
  
  Coplan, qui s’était levé, se préparait à lui baiser la bouche. Elle tendit sa main. Il dut se contenter de serrer bêtement cette main qu’on lui offrait.
  
  Elle s’attabla, esquissa un vague sourire plutôt contraint. Le garçon vint prendre la commande. Vania, avec une moue, demanda à Coplan :
  
  - Qu’est-ce que tu as pris, toi ?
  
  - Un Cinzano.
  
  Elle tourna les yeux vers le garçon et dit avec indifférence :
  
  - Donnez-moi la même chose.
  
  Puis, le serveur s’étant éloigné, elle prit dans son sac un paquet de Pall-Mall. Coplan remarqua qu’elle allumait sa cigarette au moyen d’une allumette détachée d’une pochette, et non avec un briquet.
  
  Il questionna à mi-voix :
  
  - Alors, ces ennuis ?... Est-ce donc si grave ? Je te trouve une bien petite mine.
  
  - En rentrant de Belgique, j’ai trouvé un télégramme provenant de Stockholm. Ma mère va très mal... Elle est malade depuis près de deux ans... Un cancer... Mon père me demande d’aller là-bas le plus vite possible, ce qui est une façon détournée de me faire comprendre que c’est la fin.
  
  - Évidemment, c’est une nouvelle pénible, dit Francis en prenant un air de circonstance. Quand pars-tu ?
  
  - Demain matin. J’ai déjà mon billet d’avion... Mais je ne sais pas quand je reviendrai... Si ma mère vient à mourir, je devrai rester un certain temps près de mon père. Je suis fille unique...
  
  Pour créer une diversion, Francis tenta d’interroger Vania sur son séjour à Bruxelles. Mais il n’obtint que des réponses fort évasives. Vania paraissait absente.
  
  C’est à peine si elle toucha à son Cinzano.
  
  - Il faut que je m’en aille, dit-elle. Je dois préparer mes bagages.
  
  - Tu m’écriras ?
  
  Elle baissa la tête, écrasa avec application son mégot dans le cendrier de porcelaine.
  
  - Non, murmura-t-elle soudain sans lever les yeux. Je crois que notre aventure doit s’arrêter là, François. J’ai réfléchi... Je suis mariée, et je n’ai pas le caractère qu’il faut pour tromper mon mari. Je suis sûre que tu es assez intelligent pour me comprendre...
  
  Il ne répondit pas. Mais, dans son for intérieur, il admira Vania. Daniel Movanski affirmait qu’elle n’était guère douée pour la comédie. S’il avait pu assister à cette scène, il aurait sans doute révisé son jugement.
  
  La séparation fut presque froide.
  
  
  
  
  
  Environ trois quarts d’heure après le retour de Coplan à son « domicile » de la rue Raynouard, le téléphone sonna. Francis ne put réprimer un sourire. Ce devait être Tourain qui venait aux nouvelles.
  
  Effectivement, c’était lui.
  
  - Alors, Casanova ? lança-t-il, goguenard. Je t’aimerai toujours, mon grand amour ?... On remet ça ?
  
  - Zéro pour vous, commissaire ! répliqua Francis. Comme psychologue, vous pouvez aller vous rhabiller. Tout est fini entre Vania et moi. Elle vient de me donner mon congé.
  
  - Ah bon ! fit Tourain, décontenancé.
  
  - On dirait que ça vous épate ? ironisa Coplan.
  
  - De la part des femmes, rien ne m’épate, rétorqua le policier. Néanmoins, ce retournement de veste me paraît bougrement rapide.
  
  - Moi, je m’y attendais. Pourquoi voulez-vous qu’elle persiste à m’ensorceler, maintenant que ça ne lui sert plus à rien ? Tergovitch et Avaron ne sont plus là pour exploiter le filon, alors ?
  
  - Elle arrête les frais, naturellement.
  
  - Et c’est ce qu’elle a de mieux à faire, appuya Francis. Mais je voudrais vous poser une question : avez-vous intercepté un télégramme en provenance de Stockholm ?
  
  - Non, pourquoi ça ?
  
  - Parce que Vania fiche le camp demain matin à destination de Stockholm. Elle prétend qu’elle a reçu un télégramme lui annonçant que sa mère est mourante.
  
  - Pas plus de télégramme que de beurre en broche, ça je peux vous le garantir.
  
  - Voilà enfin une bonne nouvelle ! s’exclama Francis avec enjouement.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - A mon point de vue, dame ! Car le gros mensonge de Vania démontre que ma ruse n’a pas été éventée et que ma maîtresse d’un soir ne se doute absolument pas du rôle que je joue en réalité.
  
  - Mais, dites donc, maugréa Tourain, qu’est-ce que je fais, moi ? Est-ce que je la laisse foutre le camp ?
  
  - Bien sûr ! Que voulez-vous faire d’autre ?
  
  - Ben, lui mettre la main au collet !... Après tout, elle est drôlement mouillée dans cette histoire, non ?
  
  - Allons, allons, commissaire, bougonna Coplan, vous battez la campagne. Ce n’est pas le moment de lâcher la proie pour l’ombre !... Si vous cherchez des crosses à la jolie Vania, vous bousillez nos ultimes chances d’atteindre ceux qui tirent les ficelles... Que madame Leyel prenne son avion en paix, et que ses copains se sentent rassurés, voilà notre objectif.
  
  - Oui, je vois, acquiesça le policier. Mais quand la blonde se sera envolée, vous n’aurez plus la moindre piste pour rejoindre les tireurs de ficelle.
  
  - C’est un autre problème, et ça demande une autre solution.
  
  - Comme vous voudrez, s’inclina le commissaire.
  
  - Ce que vous pouvez faire, suggéra Francis, c’est de contrôler son départ et son lieu de destination. Une confirmation me rendrait service.
  
  - Entendu !
  
  
  
  Le lendemain matin, à 11 heures 20, Tourain appelait Coplan sur la ligne du général Borède et annonçait :
  
  - On me signale d’Orly que madame Leyel vient de décoller, il y a cinq minutes, à bord de la Caravelle Air France 794, à destination de Stockholm.
  
  - O.K. Elle sera prise en charge là-bas, dit Coplan. Merci, commissaire.
  
  Il raccrocha, songeur, et contempla d’un œil absent le téléphone qui trônait sur le bureau du général Borède.
  
  Puis, machinalement, son regard se promena sur une série de photos qui traînaient sur la table de travail de l’ancien officier.
  
  Et, subitement, une inspiration jaillit dans son esprit.
  
  Empoignant le combiné téléphonique, il forma le numéro de Tourain.
  
  - Allô, commissaire ? C’est encore moi, Coplan... Figurez-vous que je viens d’avoir une idée à l’instant même.
  
  - Ce ne sont pas les idées qui vous manquent ! glissa le policier de la D.S.T.
  
  - Seriez-vous disposé à m’accompagner immédiatement avec deux de vos inspecteurs ?
  
  - Oui, cela va de soi. Mais vous accompagner où ?
  
  - Je vous expliquerai. Il faut que nous soyons arrivés avant midi ! Je saute dans un taxi et je m’amène. Tant pis pour ma couverture !...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Il était midi moins dix quand Francis Coplan et le commissaire Tourain franchirent la porte de l’agence de tourisme VOLOVA. Les bureaux de la firme occupaient le rez-de-chaussée d’un vieil immeuble de quatre étages, non loin de l’Opéra.
  
  S’approchant du comptoir de réception, Tourain, le visage austère, se pencha vers l’employé et murmura sur un ton neutre :
  
  - Je voudrais dire un mot au directeur. Police Judiciaire...
  
  L’employé, électrisé par l’œil granitique de Tourain, fila promptement vers une porte située au fond du local et sur laquelle figurait :
  
  VOYAGES - LOISIRS – VACANCES
  
  VOLOVA
  
  DIRECTION
  
  
  
  Une demi-seconde plus tard, le commissaire et Francis pénétraient dans le bureau directorial.
  
  - Messieurs ? s’enquit un sexagénaire obèse, chauve et bienveillant.
  
  - Vous êtes le directeur de l’Agence Volova ? demanda Tourain.
  
  - Oui, c’est moi-même, confirma le chauve.
  
  - Il s’agit d’une affaire concernant votre collaborateur Joseph Avaron, décédé récemment, exposa le commissaire.
  
  Il se tourna vers Coplan, qui enchaîna :
  
  - La mort subite de monsieur Avaron nous oblige à faire des recherches pour régler certains problèmes de succession... Vous serait-il possible de nous dire si la personne qui est représentée sur cette photo était un ami ou une relation de Joseph Avaron ?
  
  En prononçant ces mots, Coplan tendit au directeur une photographie en noir et blanc, au format 18 x 24. C’était le meilleur cliché de toute la série d’instantanés que le général Borède avait réalisée rue Raynouard, le jour où Vania Leyel était devenue la maîtresse du soi-disant François Couzain. L’image, quoique un peu grise, montrait avec une netteté suffisante un individu au visage aigu et maigre, coiffé d’un feutre, vêtu d’un imperméable.
  
  Le directeur de l’agence Volova ne jeta qu’un bref regard sur la photo.
  
  - Je ne suis presque jamais en contact avec mes clients, dit-il, mais nous allons interroger la secrétaire de monsieur Avaron. Ce dernier dirigeait personnellement un des départements de la firme et il était secondé dans sa tâche par une de mes employées... Vous permettez ?...
  
  Il décrocha son téléphone, enfonça une touche du clavier de l’appareil :
  
  - Madame Laumy ? Voulez-vous venir un instant ?
  
  - Oui, monsieur le directeur, nasilla une voix.
  
  Quelques secondes plus tard, une femme âgée d’une quarantaine d’années, brune, portant des lunettes, en jupe noire et chemisier blanc, entra dans le bureau.
  
  Le directeur lui dit :
  
  - Ces messieurs s’occupent de la succession de monsieur Avaron et ils voudraient savoir si nous connaissons la personne dont voici la photographie...
  
  Il passa la photo à son employée.
  
  La réponse fut instantanée :
  
  - Oui, c’est un ami de monsieur Avaron.
  
  Coplan, le cœur battant, questionna aussitôt la brune :
  
  - Pouvez-vous me dire son nom ?
  
  - Euh... voyons... comment s’appelle-t-il ? murmura l’employée en rougissant, confuse de cette absence de mémoire en présence de son patron.
  
  Celui-ci, sans se départir de sa bienveillance, prononça en regardant sa collaboratrice :
  
  - S’il s’agit d’un client, vous devez retrouver son nom en consultant le fichier.
  
  - Oui, certainement, assura la femme. Vraiment, je m’excuse, mais le nom m’échappe... Et pourtant, ce monsieur est encore venu voir monsieur Avaron il y a une dizaine de jours...
  
  Elle baissa la tête, fronça les sourcils. Et, subitement, son embarras se dissipa :
  
  - Attendez, fit-elle, je vais le retrouver tout de suite. Ce monsieur a fait partie du groupe que nous avons organisé pour l’exposition des Arts Graphiques et Photographiques de Milan. En reprenant ma liste...
  
  Elle quitta le bureau d’un pas rapide, revint une minute après avec trois feuillets dactylographiés. Le visage rayonnant, elle annonça :
  
  - C’est monsieur Simon Garoul.
  
  Un déclic se produisit dans le cerveau de Coplan et un juron de plaisir faillit lui échapper, car une phrase de la lettre inachevée d’Avaron lui revint en mémoire : « Je vous signale que Simon vous rendra visite avant le 28 comme vous le demandez. »
  
  - Avez-vous son adresse ? demanda-t-il à la brune.
  
  - Oui, la voici...
  
  Elle parcourut ses feuilles dactylographiées :
  
  - Monsieur Simon Garoul... Photographe industriel, 134 bis, rue Blottière, Paris 14ème arrondissement.
  
  Coplan prit son agenda, nota le nom et l’adresse, se fit confirmer l’orthographe du nom. Puis, après un bref remerciement, il remit son agenda dans sa poche et questionna négligemment :
  
  - Était-ce un ami intime de monsieur Avaron ?
  
  - Je ne sais pas si c’était vraiment un ami intime, répondit la brune, mais ils se tutoyaient, je m’en souviens.
  
  - Venait-il souvent ici ?
  
  - Oh non ! Je ne l’ai guère vu que trois ou quatre fois ! Or, il y a plus de cinq ans que je tiens le secrétariat du service de monsieur Avaron... Mais c’est un visage assez caractéristique, n’est-ce pas ?
  
  Coplan récupéra la photo, réitéra ses remerciements.
  
  Les deux inspecteurs qui attendaient dans la voiture du commissaire comprirent tout de suite, rien qu’en voyant la figure de leur chef, que la visite à l’agence Volova n’avait pas été négative.
  
  - 134 bis, rue Blottière ! jeta Tourain à l’inspecteur qui se trouvait au volant. C’est dans le 14e... Le commerce reprend, les enfants !...
  
  La D.S. démarra.
  
  Tourain, très excité, se tourna vers Coplan assis à ses côtés.
  
  - Vous êtes un type incroyable ! Comment diable avez-vous eu cette idée ? Personne n’avait pensé à ça...
  
  - Je ne sais pas, dit Francis en riant. Mais comme je ne m’avoue jamais battu, ça travaille dur là-dedans...
  
  Il se toucha le front, ajouta :
  
  - Le rapprochement s’est fait brusquement. Et à mon insu, pour ainsi dire... Vania, Avaron, ce quidam en imperméable qui surveillait la venue de Vania rue Raynouard... C’est la rapidité avec laquelle toute cette histoire s’est enchaînée qui m’a fait penser que la liaison entre Avaron et ce lascar anonyme devait être très étroite.
  
  Le policier qui pilotait la voiture demanda :
  
  - Où est-ce exactement, la rue Blottière ?
  
  Coplan précisa :
  
  - Elle est parallèle à la rue Vercingétorix. Il faudra tourner à droite quand vous arriverez à la hauteur de la rue Pernety.
  
  - En venant de la rue de la Gaîté ?
  
  - Vous ne pouvez pas faire autrement, c’est un sens unique.
  
  Vingt minutes plus tard, ils viraient dans la rue Blottière. Coplan fit stopper la voiture à une dizaine de mètres de l’adresse du nommé Simon Garoul.
  
  - Je crois qui nous ferions bien de prévoir un petit dispositif de surveillance, suggéra-t-il. C’est plein de ruelles et d’impasses, ce quartier. Si notre zèbre se rend compte de ce qui lui arrive, il est capable de nous filer entre les doigts en se débinant par une issue donnant derrière la rue.
  
  - Voyons d’abord comment ça se présente, proposa Tourain.
  
  La reconnaissance des lieux fut promptement effectuée. Le nommé Garoul habitait une très vieille bâtisse à deux étages, presque un taudis, dont la façade postérieure donnait sur une cour mal pavée. Au fond de cette cour, il y avait trois constructions en bois, sans étage, avec de larges fenêtres aux vitres poussiéreuses.
  
  Coplan marmonna :
  
  - Ce sont des ateliers... Autrefois, le coin était peuplé de peintres et de sculpteurs. C’était un prolongement du Montparno de la Belle Époque.
  
  - Maintenant, ce serait plutôt la casbah, ricana Tourain.
  
  Effectivement, on ne voyait que des Arabes qui se baladaient dans les ruelles. Et les relents de musique qui s’échappaient des maisons vétustes n’avaient rien d’occidental.
  
  Le commissaire, qui avait un excellent coup d’œil pour ce genre de choses, fixa sans hésiter les deux points stratégiques que ses assistants devaient contrôler. Les inspecteurs s’éloignèrent tranquillement pour aller prendre leur position.
  
  Coplan et Tourain s’avancèrent vers le 134 bis. Il n’y avait pas de sonnette à la porte de la rue, mais le battant était entrouvert. Coplan poussa la porte. L’intérieur de la bicoque était propre, beaucoup moins délabré que la façade. Une pancarte punaisée au mur, dans le couloir, signalait :
  
  
  
  S. GAROUL
  
  Photographie industrielle
  
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  Tous travaux publicitaires
  
  PREMIER ETAGE
  
  
  
  Coplan et le commissaire gravirent un escalier sombre dont les marches de bois craquaient sous le pas. Une odeur de peinture fraîche flottait dans l’air.
  
  Lorsqu’ils prirent pied sur le palier, ils constatèrent que tout le premier étage avait été remis à neuf récemment. Une pancarte, identique à celle du couloir, ornait l’unique porte palière. Mais, cette fois, il y avait une sonnerie.
  
  Une ou deux minutes s’écoulèrent avant que le bruit d’une démarche nerveuse ne retentisse derrière l’huis. Le battant pivota, laissant apparaître une femme d’une trentaine d’années, grande, rousse, au visage un peu sec mais aux formes appétissantes. Le buste moulé dans un jersey de soie verte, elle offrait à la vue deux seins dont le galbe arrogant et les fortes pointes prenaient un relief presque indécent malgré - ou à cause - du vêtement trop ajusté. Quant à sa jupe noire, très collante elle aussi, elle modelait une croupe dont les rondeurs suggestives devaient donner des idées aux mâles les moins dégourdis.
  
  Coplan demanda en regardant sans vergogne la poitrine de la rousse :
  
  - Monsieur Simon Garoul ?
  
  - Oui, c’est pourquoi ? fit-elle avec un bref battement des paupières.
  
  - Peut-on lui dire un mot ?
  
  - Il C'est pour une commande ?
  
  - Oui, c’est pour une commande.
  
  - Je vais vous donner une carte. Il vaut mieux téléphoner pour prendre rendez-vous... Il est souvent en déplacement.
  
  - Une seconde ! lança vivement Francis. Ne vous dérangez pas.
  
  Il se retourna pour lancer un clin d’œil à Tourain. Celui-ci, exhibant sa carte de police, murmura :
  
  - Police Judiciaire, madame. Vous êtes la femme de Simon Garoul ?
  
  - Oui, dit-elle en pâlissant. Il est arrivé quelque chose à mon mari ?
  
  Éludant la question, le commissaire prononça assez froidement :
  
  - Vous permettez ?
  
  De la main, il fit comprendre à la femme qu’elle devait les faire entrer dans l’appartement. Ce qu’elle fit aussitôt, visiblement troublée.
  
  Coplan referma la porte palière. Tourain, avec un sans-gêne massif et placide, s’avança jusque dans la première pièce que commandait le vestibule. C’était une salle à manger aux meubles standard mais plutôt confortable.
  
  - A quelle heure votre mari doit-il rentrer ? s’enquit le policier.
  
  - Mais... je n’en sais rien, répondit-elle. Quand il va faire des travaux à l’extérieur, il ignore lui-même pour combien de temps il en a...
  
  - Il est absent depuis quand ?
  
  - Depuis dimanche après-midi.
  
  - Où est-il ?
  
  - Comment voulez-vous que je le sache ? Il ne me donne jamais de détails au sujet de son travail. Mais pourquoi toutes ces questions ? Mon mari n’a jamais eu d’histoires avec la police...
  
  Coplan, tout en suivant avec attention le dialogue de Tourain et de la femme, alla jeter un rapide coup d’œil dans les autres pièces du logement. La cuisine... La salle de bains, avec trois paires de bas et un cache-sexe rose qui séchaient sur un fil de nylon... La chambre à coucher, dans un ordre impeccable.
  
  Il revint près du commissaire, dévisagea la femme, lui demanda très poliment :
  
  - Est-ce que cela vous dérangerait que je donne un coup de téléphone d’ici ?
  
  La rousse toisa Francis d’un air agressif, mais le regard de ce dernier la mata. Elle rentra ses griffes.
  
  - Le téléphone est dans la chambre à coucher, dit-elle.
  
  - Oui, j’ai vu. Je vous remercie...
  
  Il passa dans la chambre, referma la porte. Lorsqu’il revint dans la salle à manger, cinq ou six minutes plus tard, il interrogea d’une voix calme le commissaire.
  
  - Alors, où en sommes-nous ? Y a-t-il moyen de contacter, oui ou non, monsieur Simon Garoul ?
  
  - Non, maugréa le policier, Madame ne peut pas nous renseigner.
  
  - Nous verrons cela plus tard, opina Francis, énigmatique.
  
  S’adressant à la femme :
  
  - Votre mari occupe un des ateliers de la cour, je suppose ?
  
  - Il les occupe tous les trois.
  
  - Avez-vous les clés de ces locaux ?
  
  - Non, il emporte toujours ses clés quand il part.
  
  - Ses affaires marchent bien ?
  
  Désarçonnée par cette question saugrenue, et surtout par le ton détaché que Coplan avait pris pour la poser, elle articula, revêche :
  
  - Nous n’avons pas à nous plaindre... Mais j’aimerais quand même que vous me disiez le motif de votre visite.
  
  - Ne vous impatientez pas, vous aurez toutes les explications dans une dizaine de minutes.
  
  S’écartant de quelques pas, Francis sortit son agenda et griffonna une phrase sur un feuillet qu’il détacha pour le remettre à Tourain. Le commissaire hocha la tête affirmativement.
  
  Coplan dit alors à la femme :
  
  - Je suis désolé de vous ennuyer, mais je vais vous prier de nous accompagner. Nous avons une visite à faire avec vous.
  
  - Avec moi ? fit-elle, de plus en plus hargneuse. Mais où ?
  
  - Pas loin, rassurez-vous.
  
  - Je ne suis pas obligée de vous suivre, se regimba-t-elle, perchée sur ses hauts talons-aiguille comme sur des ergots. J’exige des explications.
  
  - Détrompez-vous, c’est un ordre, l’informa Francis. Votre compagnie nous est indispensable.
  
  - Et si je refuse de sortir d’ici ?
  
  - Nous vous emmènerons de force, susurra Coplan.
  
  - La liberté des gens ne compte plus, en somme ?
  
  - Ceci est une exception qui confirme la règle, assura Coplan (d’autant plus impassible qu’il sentait grandir l’inquiétude de la rousse.)
  
  Un coup de sonnette vibra dans l’appartement. Coplan alla lui-même ouvrir la porte. André Fondane, l’adjoint de Francis, fit son entrée, souriant et désinvolte comme d’habitude.
  
  Coplan se tourna vers la femme :
  
  - Nous pouvons nous mettre en route, madame Garoul, lui annonça-t-il.
  
  
  
  
  
  Le commissaire Tourain, Coplan et la femme de Garoul, à bord de la D.S. du policier, filèrent en direction des quais de la Seine.
  
  Lorsqu’ils arrivèrent à l’institut médico-légal, tout avait été préparé comme Francis l’avait demandé par téléphone.
  
  Madame Garoul, le visage blême et crispé maintenant, fut mise en présence du cadavre de Joseph Avaron, allongé sur une dalle de pierre, nu et livide.
  
  - Vous connaissez cet homme, n’est-ce pas ? fit Coplan d’une voix dure en poussant la rousse plus près de la dalle.
  
  La femme, les yeux dilatés, porta brusquement ses mains à sa bouche :
  
  - Mon Dieu ! haleta-t-elle... José...
  
  Sur quoi, fermant les yeux, elle chancela et tomba dans les pommes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan, qui avait prévu le coup, se précipita pour retenir la femme évanouie. Il la souleva dans ses bras, la transporta dans un local voisin où un des employés de la morgue, habitué à des scènes de ce genre, la ranima en quelques minutes.
  
  - Madame Garoul, articula Francis sans laisser à la rousse le temps de reprendre complètement ses esprits, je vais maintenant vous dire pourquoi nous voulons voir votre mari. Joseph Avaron, dont vous venez de voir le cadavre, a été assassiné. Or, nous avons appris que votre mari était un ami intime de Joseph Avaron... Jusqu’à nouvel ordre, nous sommes obligés d’inscrire le nom de votre mari au premier rang de la liste des personnes capables d’avoir commis cet assassinat. La fuite de votre mari n’est-elle pas un aveu de culpabilité ? Où est-il ?
  
  - A Palluzac, émit-elle dans un souffle. Au château de Palluzac.
  
  - Où est-ce ?
  
  - Dans le Lot, mais le château est au bord de la Dordogne.
  
  - C’est le nom de la localité, Palluzac ? insista Coplan, le visage sévère.
  
  - Oui, je crois. Je n’y suis jamais allée, mais mon mari m’a dit que c’était du côté de Roc-Amadour par-là.
  
  - Comment s’appelle le propriétaire de ce château ?
  
  - Euh... Monsieur de Tourbay. C’est un industriel.
  
  - Un ami de votre mari ?
  
  - Non, un client. Mais ce que vous dites est insensé : pourquoi mon mari aurait-il assassiné son ami ?
  
  - Nous n’en sommes qu’au stade des hypothèses, madame. Notre tâche consiste précisément à essayer de découvrir par qui et pourquoi Joseph Avaron a été assassiné... Pour quel motif ne vouliez-vous pas nous révéler l’endroit où votre mari devait se rendre quand il vous a quittée dimanche après-midi ? Votre discrétion est pour le moins étrange. Les déplacements d’un photographe n’ont rien de confidentiel, que je sache ?
  
  - Mais... mais... balbutia-t-elle, ça n’a rien à voir avec un assassinat. C’est monstrueux, ce que vous dites !
  
  Elle était au bord de la crise nerveuse.
  
  Coplan, impitoyable, riposta :
  
  - Votre silence est suspect, madame Garoul.
  
  Elle bégaya :
  
  - C’est parce que... parce que... quand je me mêle de ses affaires, il se met dans des colères terribles.
  
  - Si je comprends bien, il vous tient tout à fait en dehors de ses activités ?
  
  - Oui.
  
  - Dans ces conditions, comment savez-vous qu’il est allé à Palluzac ?
  
  - C’est moi qui ai reçu le coup de téléphone. Mon mari était allé faire une course dans le voisinage.
  
  - Et qui était à l’autre bout du fil ?
  
  - Un ami de mon mari... Un certain Thomas.
  
  - Thomas comment ?... Parlez madame. Si vous voulez aider votre mari, donnez-nous le plus de renseignements possible.
  
  - C’est un ami de province. Je ne le connais que sous le nom de Thomas. Je ne l’ai jamais vu et je ne sais même pas où il habite, je vous le jure. Tout ce que je sais, c’est qu’il a amené quelques bons clients à mon mari.
  
  - Notamment, le châtelain de Palluzac, j’imagine ?
  
  - Oui, en effet.
  
  Elle répondait aux questions de Coplan avec une docilité dont elle ne semblait pas avoir conscience elle-même. En fait, elle était comme dans un état second, encore sous le coup de sa brutale confrontation avec le cadavre d’Avaron. C’est d’ailleurs là-dessus qu’elle revint quand Coplan cessa de la harceler.
  
  - Qui a tué José ? articula-t-elle.
  
  - C’est ce que nous essayons de découvrir, murmura Francis. Venez nous allons vous ramener chez vous.
  
  Il l’aida à se redresser.
  
  
  
  
  
  Au 134 bis de la rue Blottière, les spécialistes du Service, alertés par Fondane, s’activaient avec discrétion et efficacité.
  
  La perquisition des trois ateliers du photographe n’était évidemment pas terminée. Néanmoins, une première exploration avait permis la trouvaille d’une pièce à conviction à la fois accablante pour Simon Garoul et pittoresque pour Coplan. En effet, dans le second local de la cour, aménagé en chambre noire, les fouilleurs avaient trouvé une photo de Coplan vautré sur un divan dans une pose et dans une tenue vestimentaire nettement immorales.
  
  Au collègue qui lui montrait cette photo, Francis demanda :
  
  - Où l’avez-vous dénichée ? Ce n’est pas le genre de clichés qu’un photographe professionnel laisse traîner, bon sang !
  
  - Rassurez-vous, fit le gars, rigolard, ça ne risquait pas de tomber sous les yeux des visiteurs ! Le cliché était resté dans l’agrandisseur... Bien entendu, si vous voulez que je le fasse disparaître, je vous demanderai une petite compensation. Disons... 500 000 anciens francs, pour commencer.
  
  Jouant le jeu, Coplan se lamenta :
  
  - Où voulez-vous que j’aille chercher une somme pareille ?
  
  - Nous pouvons nous arranger, insinua le camarade d’une voix perfide. Vous êtes un agent du S.D.E.C., n’est-ce pas ? Vous pourriez nous refiler quelques tuyaux en échange de ce cliché ?
  
  Redevenant sérieux, Coplan recommanda à son collègue :
  
  - Vous le remettrez au Vieux personnellement. C’est notre argument de choc pour inculper Garoul...
  
  Il retraversa la cour, retourna à l’appartement.
  
  Le commissaire Tourain, installé dans la chambre à coucher, multipliait les coups de téléphone.
  
  - Nous pouvons démarrer quand vous voudrez, annonça-t-il à Coplan. J’ai toutes les coordonnées nécessaires, et les ordres sont lancés. Le château de Palluzac se trouve entre Bretenoux et Vayrac.
  
  - Et les informations concernant le châtelain ?
  
  - A première vue, ça colle parfaitement avec ce qu’elle nous a dit. Il s’agit d’un certain Alfred de Tourbay, industriel. Son domicile légal n’est pas à Palluzac mais à Lyon. Le bonhomme a une grosse entreprise d’articles en plastique ; ses usines se trouvent du côté de Nantua, dans l’Ain.
  
  - Et ici ?
  
  - Les dispositions sont prises. La maison sera gardée à vue.
  
  - Bon, je serai prêt dans cinq minutes, opina Francis. Le temps de donner des instructions à mon assistant.
  
  Il alla rejoindre Fondane qui participait aux investigations dans les ateliers du photographe.
  
  - Toujours rien concernant ce mystérieux ami de province qui s’appelle Thomas ? s’enquit-il.
  
  - Non, dit Fondane. J’ai déjà épluché de A à Z le répertoire « clients » et le répertoire « fournisseurs ». Je vais vérifier maintenant le classeur « correspondance ».
  
  - Je resterai en contact avec la Permanence, signala Coplan. Si tu trouves un indice, transmets-le à Rousseaux. D’autre part, je te ferai connaître un point de chute pour t’amener là-bas quand tout sera fini ici.
  
  - O.K. Boss ! lança Fondane.
  
  Coplan quitta l’atelier, déboucha dans la cour, s’arrêta, fit demi-tour, pénétra derechef dans le local où Fondane opérait.
  
  Sur une étagère métallique, dans un vieux cache-pot en céramique, Simon Garoul avait rassemblé une douzaine de coquillages en forme de petites conques.
  
  Coplan prit une des coquilles, l’examina d’un œil rêveur. Une minuscule étiquette, collée avec une languette de scotch sur l’extrémité de la coquille, portait l’inscription : Cionella Subcylindrica - Fam : Zua.
  
  Tous les autres coquillages que contenait le cache-pot étaient également étiquetés.
  
  Fondane, intrigué par les gestes de son patron, murmura :
  
  - Vous vous intéressez aux mollusques ?
  
  - Sûrement pas !... Mais il y a une chose marrante : chez Joseph Avaron, dans son appartement de la rue de Vaugirard, il y avait aussi une série de coquillages alignés sur un meuble du living comme bibelots décoratifs.
  
  - Vous trouverez des coquillages dans la plupart des foyers français, ironisa Fondane. Ma mère en a encore qui datent de son enfance !
  
  - Oui, bien sûr...
  
  
  
  
  
  Il faisait nuit lorsque Coplan, Tourain et les deux assistants de ce dernier arrivèrent à Brive, où ils avaient décidé de s’arrêter.
  
  Comme ils avaient parcouru plus de cinq cents kilomètres à bord de la D.S. du commissaire, ils avaient eu largement le temps de discuter, d’échanger leurs points de vue sur la tournure que l’affaire avait prise à la suite de la découverte du photographe espion.
  
  - A mon avis, conclut Tourain, la clé de toute cette histoire, c’est le mystérieux Thomas qui a téléphoné chez Garoul dans l’après-midi du dimanche. Et je me demande ce que tout cela cache, car les indices que nous possédons montrent que Joseph Avaron et Simon Garoul ont tout laissé tomber pour courir à un rendez-vous qu’ils n’avaient pas prévu. Avaron n’a pas eu le temps d’emporter sa panoplie d’agent secret, et Garoul a laissé dans son agrandisseur un cliché qu’il aurait sûrement mis en lieu sûr s’il en avait eu le loisir.
  
  - Dans la conjoncture actuelle, fit remarquer Francis, nous pouvons formuler plusieurs hypothèses. Mais à quoi bon ? Tout ce que je souhaite, c’est que nous ayons un peu plus de veine à Palluzac...
  
  - Vous êtes bien difficile, reprocha le policier. Notre tableau de chasse n’est pas si moche que ça ! En moins d’un mois, nous avons démasqué deux agents de Tergovitch. Et pas des amateurs, vous en conviendrez ?
  
  - Oui, bien sûr, mais je...
  
  - Oh, je connais votre rengaine ! coupa Tourain. Ce qui vous intéresse, vous, c’est la tête de l’organisation.
  
  - Ce n’est pas ce que j’allais dire, murmura Coplan. J’allais simplement vous faire remarquer que nos résultats, quoique réels et très valables, ont cependant un caractère étrangement négatif. Tergovitch a plié bagage, Avaron est mort, et Simon Garoul a disparu.
  
  - Et notre seule capture, Vania Leyel, vous l’avez relâchée ! ponctua le commissaire.
  
  - Je l’ai relâchée dans un but précis, vous le savez bien : rassurer les autres membres du réseau.
  
  - Nous en saurons davantage demain, estima le policier.
  
  - Je ferai tout ce qu’il faut pour cela, affirma Francis.
  
  Et ces mots furent prononcés sur un ton qui impressionna vivement Tourain.
  
  Comme ils avaient retenu des chambres dans deux hôtels de la ville, ils se préparèrent à aller dormir. Toutefois, avant de souhaiter la bonne nuit à Coplan, le commissaire tint à lui rappeler :
  
  - Il faudra faire les choses le plus régulièrement possible, ne l’oubliez pas. Notre réputation n’est pas tellement brillante en ce moment et le ministre n’admettrait pas qu’un nouveau scandale vienne dresser l’opinion publique contre la police.
  
  - Pourquoi me dites-vous ça ? s’étonna Coplan.
  
  - Je me méfie un peu de vos méthodes... Ce châtelain de Palluzac n’est pas le premier venu, pensez-y ! Des usines, des tas de résidences, un château au bord de la Dordogne, un nom d’aristocrate... Si nous commettons une boulette, je vais la sentir passer.
  
  - La nuit porte conseil, abrégea Francis. Dormez bien, commissaire.
  
  
  
  Le lendemain matin, quand ils se retrouvèrent, comme convenu, à la terrasse d’un café, devant la gare de Brive, Coplan déclara d’emblée à Tourain :
  
  - Les proverbes ont toujours raison : la nuit m’a porté conseil, commissaire. Pour vous épargner les conséquences fâcheuses des actes que je vais peut-être devoir commettre, j’ai pris la décision d’agir seul.
  
  Le commissaire, jetant un coup d’œil à sa montre-bracelet, articula :
  
  - Neuf heures du matin, est-ce trop matinal pour vous ? Il me semble que vous êtes de bien méchante humeur... Je vous assure que je n’avais pas du tout l’intention de vous vexer, hier soir.
  
  - Vous ne m’avez pas vexé, vous m’avez fait réfléchir, corrigea posément Francis. Je suis forcé de reconnaître qu’aucun élément concret ne nous permet d’envisager la complicité directe de monsieur Alfred de Tourbay dans cette affaire. La lettre qu’il a envoyée à Joseph Avaron pour demander à celui-ci de prendre possession de certaines fournitures ne concerne peut-être pas les activités illégales dudit Avaron... Bref, les choses étant ce qu’elles sont, une erreur d’appréciation de notre part pourrait avoir des suites graves pour vous... En revanche, moi je peux prendre des risques...
  
  La figure du commissaire s’était allongée.
  
  - Prendre des risques, passe encore, grommela-t-il. Mais se jeter dans la gueule du loup, C’est absurde ! Vous êtes plus vulnérable que quiconque, dans cette histoire. Simon Garoul a certainement transmis votre photo à ses acolytes.
  
  - C’est là-dessus que je table pour voir la réaction de nos suspects, révéla Coplan. Je me suis levé à six heures, ce matin, et j’ai téléphoné à Paris. Mon adjoint est déjà en route. Je vais l’attendre ici... Vous, de votre côté, vous allez vous rendre avec vos assistants à Palluzac et organiser la mise en place d’un dispositif d’intervention.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Je vais vous expliquer cela très clairement, mais laissez-moi d’abord vous exposer le plan que j’ai échafaudé cette nuit. Si mes calculs sont justes, nous devons enfin saisir un maillon de cette chaîne... Je veux dire, découvrir autre chose qu’un cadavre ou que le nom d’un complice introuvable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Seul à bord de la 404 noire que son adjoint Fondane lui avait passée, Coplan roulait à une allure de touriste sur la Nationale 703. Malgré les préoccupations qui accaparaient son esprit, il ne pouvait s’empêcher d’admirer la beauté de ce décor qu’il traversait.
  
  Pour une fois, le temps était vraiment superbe. Le soleil de juin brillait dans un ciel très bleu, d’une pureté éclatante. La campagne vallonnée, les champs coupés de rideaux de peupliers majestueux, les troupeaux assoupis dans les pâturages, les fermes paisibles autour desquelles flânaient des chiens paresseux, les vieux villages gris et beiges blottis au flanc des collines et, plus à l’est, dans la lumière poudreuse, les scintillements allègres de la Dordogne, tout cela composait un tableau dont l’harmonie et la sérénité rappelaient des époques révolues, des époques où il faisait bon vivre.
  
  A vrai dire, dans ce paysage immuable, le passé surgissait à chaque détour de la route. Des clochers moyenâgeux et des châteaux plusieurs fois centenaires dressaient leurs silhouettes vénérables, jalonnant des chemins rocailleux où résonnaient encore les chevauchées de jadis et le piétinement obstiné des pèlerins d’antan.
  
  Après avoir traversé Martel et Vayrac, Coplan s’engagea dans une route départementale bordée de haies vives. Un quart d’heure plus tard, il s’arrêta pour contempler le spectacle qui se déployait en contrebas, à sa droite. La Dordogne, large et tortueuse, dessinait là une vaste boucle en demi-cercle presque parfait. Mais, par on ne sait quel caprice, elle se divisait en deux pour enserrer dans ses bras frémissants le fond de la vallée.
  
  A l’arrière-plan, sur un promontoire que formait le rebond des coteaux, le château de Palluzac - massif et solitaire comme un vieux sanglier - étalait avec un orgueil dérisoire les restes émouvants de sa gloire à demi écroulée : deux énormes tours rondes à créneaux et mâchicoulis, des murailles d’au moins huit mètres d’épaisseur, quelques bâtiments en ruine, les vestiges d’une porte à pont-levis et, survivance étrange, un monumental escalier de pierre blanche qui devait mener à un chemin de ronde mais qui ne menait plus nulle part.
  
  Palluzac n’était plus un village. Même plus un hameau, car le temps avait dispersé les humbles vies qui s’étaient écoulées autrefois dans l’ombre protectrice du château fort. Seule une masure aux tuiles couvertes de mousse, nichée au pied du raidillon escarpé qui conduisait au château, témoignait que ce lieu-dit - aujourd’hui oublié - avait connu la splendeur et le grouillement des anciennes épopées.
  
  Ce n’est pas sans difficultés que Coplan arriva finalement avec sa voiture près de la maisonnette isolée où demeurait le gardien de la forteresse. La rampe elle-même n’étant pas carrossable, il n’y avait pas moyen de s’approcher davantage.
  
  Il coupa le moteur de la 404, serra le frein à main, débarqua. Par prudence, il ramassa deux gros moellons pour caler les roues de son véhicule.
  
  A l’instant précis où il allait entamer à pied la montée vers le château, un homme sortit de la bicoque. C’était un gars d’environ quarante ans, au visage rude et bronzé, aux cheveux bruns, drus, aux yeux sombres. Il portait un pantalon de velours et une chemise kaki toute rapiécée. Il tenait son bras droit en écharpe ; un plâtre souillé emprisonnait son membre depuis le biceps jusqu’au poignet.
  
  - Où allez-vous ? cria-t-il à Coplan d’une voix rauque, en l’examinant avec méfiance.
  
  - Au château, répondit Francis.
  
  - On ne visite pas, maugréa le bonhomme. C’est une propriété privée.
  
  Il avait un accent bizarre : du slave mâtiné de gascon.
  
  - Je ne viens pas pour visiter, précisa Coplan. Je voudrais voir monsieur de Tourbay.
  
  - Il n’est pas là, il est en voyage.
  
  - Je suppose qu’il y a tout de même quelqu’un au château, puisque je suis envoyé tout spécialement de Paris avec une commission urgente à remettre. Il y a peut-être un gérant, ou un secrétaire ?
  
  En disant ces mots, Francis tira de sa poche un paquet enveloppé de papier brun et ficelé. Le paquet avait les dimensions d’un livre de poche.
  
  - Donnez, fit l’homme au bras cassé. Je le remettrai au patron.
  
  Entre-temps, il avait jeté un coup d’œil sur les plaques d’immatriculation de la 404.
  
  Coplan, d’un air hésitant, s’avança de trois pas vers son interlocuteur :
  
  - Non, dit-il en baissant la voix, je ne peux pas vous le remettre. Simon m’a bien spécifié que je ne devais le donner qu’à Thomas, et à personne d’autre.
  
  - Ah bon, opina le type, c’est de la part de Simon ?
  
  - Oui...
  
  Nageant en pleine Invention, Francis crut bon d’ajouter :
  
  - Je sais que Thomas est au château jusqu’au 28. J’ai vu la lettre que monsieur de Tourbay a expédiée à José.
  
  - Une seconde, grommela le gars, je vais prendre mes clés. Je vais vous conduire.
  
  Il disparut dans la maisonnette, revint quelques instants plus tard, un trousseau de grosses clés dans la main gauche.
  
  Côte à côte, ils commencèrent, l’ascension de la rampe. Pour amadouer le type, Coplan lui demanda :
  
  - Vous vous êtes cassé le bras ?
  
  - Oui, il y a trois semaines... A cause de ces travaux...
  
  - On restaure le château ?
  
  - Seulement les caves, pour commencer. Il y a des souterrains... c’est historique, mais quelle saloperie ! Ça s’écroule de partout. Un bloc de pierre a écrasé mon bras...
  
  Une large porte, en planches de réemploi, remplaçait l’ancien portail disparu.
  
  Le gars en pantalon de velours, avec une certaine maladresse qui provenait de son bras immobilisé, dut ferrailler pendant deux minutes avec son trousseau avant de parvenir à actionner la serrure. Il repoussa avec son épaule valide l’un des battants de la double porte, s’effaça pour laisser passer le visiteur, referma le vantail.
  
  La cour intérieure avait été dégagée, débarrassée des pierres inutiles.
  
  Du premier coup d’œil, Coplan constata que, contrairement à ce qu’il croyait, J’enceinte de la vieille forteresse n’était pas ouverte à tous les vents. Les brèches les plus importantes de la muraille avaient été colmatées, les poternes bouchées. En fait, on ne pouvait y accéder que par la porte, sauf si on entreprenait l’escalade extérieure des murs, ce qui exigeait des qualités et du matériel d’alpiniste.
  
  A la suite de son cicerone, Francis traversa la cour pour gagner un ancien corps de logis déjà retapé. Trois salles spacieuses, absolument vides, furent franchies. Ils débouchèrent alors dans une pièce rectangulaire que les ouvriers occupés à la réfection devaient utiliser comme vestiaire : on y voyait des vêtements suspendus à des clous, des valises, deux bicyclettes, un casier rempli de bouteilles de bière.
  
  L’escalier de la cave s’amorçait tout de suite après ce local. L’homme au bras cassé tourna un commutateur, une lumière jaune éclaira le fond du souterrain.
  
  Coplan, mine de rien, regarda sa montre. Elle marquait 17 heures 12 minutes. En descendant derrière son guide, il compta les marches : 27... 28... 29... et ainsi jusqu’au chiffre 34.
  
  Au bout d’un couloir, ils pénétrèrent dans une première salle basse dont les voûtes à arcatures étalent soutenues par de robustes piliers de granit polis par les siècles.
  
  - C’est important, murmura Francis, un peu mal à l’aise.
  
  - Oh, c’est rien ! marmonna le type en haussant l’épaule. Il y a des tunnels qui vont jusqu’à la Dordogne, vous vous rendez compte ! A se demander ce qu’ils pouvaient bien foutre là-dedans, les occupants du Moyen Age !...
  
  D’un vague geste de son bras valide, il indiqua un trou d’ombre dont on distinguait la tache noire dans un des coins de la salle voûtée :
  
  - Par là, c’est des oubliettes...
  
  - Est-ce que vous avez retrouvé des ossements ?
  
  - Non, des culottes de femmes.
  
  - Quoi ?
  
  - Ben oui ! Avant que le patron ait fait boucher les passages, c’était pratique pour les amoureux, ils étaient bien cachés...
  
  Enfin, ils atteignirent une espèce de rotonde où les traces de restauration étaient encore fraîches. Trois boyaux partaient de ce centre. Le type s’avança à l’entrée de l’excavation du milieu :
  
  - Julien ! Hé-o ! Julien ! gueula-t-il à pleins poumons. Une visite !...
  
  L’écho répercuta l’appel. Puis, un léger bruit métallique résonna le long des parois suintantes du boyau.
  
  Une minute plus tard, deux hommes émergeaient du souterrain. Le premier était petit, trapu, râblé. L’autre était mince, plus jeune, beaucoup moins vulgaire que son compagnon. Ils étaient tous les deux vêtus de bleus de mécano maculés de poussière, de salpêtre et de terre.
  
  - Ce monsieur vient de Paris pour voir Thomas. C’est de la part de Simon, expliqua le gardien.
  
  Le plus jeune des deux ouvriers opina et, en dévisageant Francis, questionna d’une voix posée :
  
  - C’est à quel sujet ?
  
  - Je viens chercher de la marchandise.
  
  - Quelle marchandise ?
  
  - Des fournitures qui ont été confiées à monsieur de Tourbay et qui sont destinées à José Avaron.
  
  - C’est Simon lui-même qui vous a envoyé ?
  
  - Non, c’est Vania, improvisa Coplan (qui avait la très nette impression de s’enfoncer dans un marécage). Avant de partir pour la Suède, elle m’a demandé de lui rendre ce service... C’est vous, Thomas ?
  
  - Oui, c’est moi, laissa tomber le type avec un sourire moqueur. Et vous, qui êtes-vous ?
  
  - François Couzain... Un ami de Vania.
  
  A ce moment, l’homme au bras cassé éclata de rire dans le dos de Francis. Ce rire sonna d’une façon tellement sinistre dans le souterrain que Coplan se retourna.
  
  Le gars au pantalon de velours braquait vers la poitrine de Coplan un calibre 7.62 dont il étreignait la crosse dans sa main gauche. Ses yeux noirs luisaient, un rictus féroce lui abaissait le coin de la bouche.
  
  - Les deux mains sur la tête, ordonna-t-il. Et pas de simagrées, sinon je te flingue, compris ?... Tourne-toi par ici... Oui, c’est bien, bouge plus...
  
  S’adressant au plus jeune des deux ouvriers :
  
  - Fouille-le... Thomas !...
  
  Ce « Thomas », prononcé sur un ton de lourde ironie, confirmait ce que Francis avait déjà deviné : le jeune gars en bleu de mécano n'était évidemment pas le mystérieux Thomas - qui peut-être n’existait pas.
  
  Avec un savoir-faire qui en disait long sur l’expérience du soi-disant Thomas, Coplan fut promptement tâté du haut en bas. Le jeune mince poussa la prudence Jusqu’à retrousser les manches et le bas des pantalons du visiteur afin de vérifier s’il n’y avait pas un poignard de commando assujetti à l’avant-bras ou à la jambe de celui-ci.
  
  - Il n’est pas armé, annonça-t-il. Mais ce paquet, c’est quoi ?...
  
  Coplan se hâta de répondre :
  
  - Je n’en sais rien. Vania m’a prié de remettre cela à Thomas...
  
  Le Bras-Cassé ricana :
  
  - Tout à l’heure, c’était Simon. Maintenant, c’est Vania... Il me semble que tu n’es pas très fixé, en somme ?
  
  - Est-ce que ça ne revient pas au même ? fit Coplan avec un sourire Ingénu... Pourquoi me menacez-vous avec cette arme ? Je vous rends service et vous m’accueillez en ennemi... Si vous ne voulez pas me remettre les fournitures dont on m’a parlé, c’est votre affaire. Mais laissez-moi m’en aller alors.
  
  La bouche ronde du 7.62 se déplaça légèrement pour mieux se diriger vers le cœur de Francis.
  
  - Amuse-toi, poulet ! gronda Bras-Cassé d’un air lugubre... Nous aimons les gens qui ont du cran.
  
  Coplan se rendait bien compte que sa vie ne tenait qu’à un fil. Cependant, il ne voulait pas s’arrêter à cette pensée ni céder à l’angoisse qu’elle aurait fait naître en lui. Au contraire, il s’efforçait de savourer l’âcre satisfaction que lui procurait ce moment : le clan Tergovitch-Avaron-Garoul venait de jeter le masque. Cela seul comptait.
  
  - Enlève ta veste, ta chemise et ton pantalon, lui commanda Bras-Cassé qui ne cherchait pas à dissimuler qu’il était le chef.
  
  - Jamais de la vie ! protesta Francis avec véhémence. Je n’ai aucun motif de me déshabiller ici.
  
  - Tu préfères être assommé ? Allez, grouille !...
  
  Coplan haussa les épaules, mais s’exécuta. Le jeune mince s’approcha pour prendre les vêtements du prisonnier. Se tournant vers lui, Francis maugréa :
  
  - Vous êtes tous dingues, ma parole ! Vous avez dans ce paquet la preuve formelle que c’est Vania qui m’a chargé de cette démarche... Si j’avais su ce qui m’attendait !...
  
  Le jeune gars, s’écartant avec les vêtements, demanda à Bras-Cassé :
  
  - J’ouvre ?...
  
  - Oui, si tu veux. Qu’on rigole un coup, nous aussi.
  
  Le jeune lascar fit sauter la ficelle du paquet, arracha le papier brun, examina d’un œil sceptique le petit livre relié qu’il tenait dans les mains, l’ouvrit...
  
  Coplan, dans la plus formidable détente musculaire qu’il eût jamais réalisée au cours de sa carrière aventureuse, se propulsa vers les jambes de Bras-Cassé en plongeant, les bras tendus, la tête rentrée dans les épaules.
  
  Une déflagration violente secoua l’air confiné de la rotonde souterraine.
  
  Bras-Cassé, frappé aux genoux par les poings de Coplan, tomba en avant et, lâchant trop tard son revolver, atterrit de tout son poids sur sa patte brisée, l’écrasant sous sa poitrine avant de percuter le sol de plein fouet avec sa figure. Le jeune gars, déchiqueté par l’explosion du livre piégé, n’avait plus de mains, plus de menton, et il gisait par-terre, pissant des flots de sang par sa carotide tranchée.
  
  L’autre, le trapu, atteint par un fragment de reliure qui s’était enfoncé dans son œil gauche, hurlait en se tordant de douleur, le corps plié en deux.
  
  Coplan se rua comme un tigre pour saisir le revolver abandonné par Bras-Cassé. C’était un Tokarev à 8 coups, à crosse de noisetier avec une garniture de caoutchouc pour affermir la prise. Le cran de sûreté était dégagé.
  
  Une première balle fracassa le tibia de l’homme éborgné, une deuxième lui troua l’épaule droite.
  
  Bras-Cassé se renversa sur le dos et, levant son bras gauche, demanda grâce. Il était livide de souffrance, des sons inintelligibles sortaient de sa bouche convulsée. Son plâtre fracassé laissait apparaître à nu la tête sanguinolente de son radius déboîté. Coplan lui décocha un coup de talon à la mâchoire, ce qui l’envoya dans le gouffre de l’inconscience et le délivra par la même occasion de son martyre.
  
  Le jeune mince avait été tué net. Le petit râblé, à demi dans le coma, fut également soulagé de sa peine par un coup de crosse sur l’occiput. Après quoi, toujours prévoyant, Coplan le fouilla et le délesta de l’automatique qu’il trimbalait dans une des poches de son bleu de travail.
  
  Une sonnerie tremblotante, à peine audible, se mit à vibrer quelque part dans les profondeurs du souterrain.
  
  Coplan, l’oreille tendue, les sourcils froncés, les nerfs à vif, se figea.
  
  Quand la sonnerie se tut, le silence retomba, sépulcral.
  
  Retenant son souffle, Francis se déplaça sans bruit et se posta au centre de la cave circulaire Une arme dans chaque main, il attendit les événements... D’autres adversaires, appelés en renfort par la sonnerie, allaient peut-être déboucher de l’une ou l’autre des galeries qui convergeaient vers cette rotonde. Ils allaient être bien accueillis.
  
  Plusieurs minutes, longues comme des siècles, s’écoulèrent.
  
  Coplan était tendu, prêt à la bagarre, mais calme. En venant au château de Palluzac, il savait qu’il prenait des risques et il ne regrettait rien.
  
  L’énorme silence qui régnait dans cet antre donnait un aspect plus dramatique encore aux trois corps recroquevillés, immobiles, gisant sur le sol.
  
  
  
  
  
  A la fin, ne percevant pas le moindre bruit sous les voûtes plusieurs fois centenaires de ce royaume souterrain, Coplan se décontracta.
  
  Abandonnant sa position défensive, il jugea qu’il pouvait songer à reprendre une tenue vestimentaire convenable. Il récupéra son pantalon, sa chemise, sa veste. Par chance, ses vêtements n’avaient pas souffert de l’explosion du livre piégé.
  
  Il constata en se rhabillant qu’il avait une légère blessure au front ; il avait dû heurter un peu trop durement la godasse de Bras-Cassé au moment où il avait plaqué ce dernier. Ce n’était pas très grave, et il tamponna avec son mouchoir le sang qui suintait au-dessus de son arcade sourcilière.
  
  Ensuite, enhardi par la qualité du silence qui l’entourait, il décida de battre en retraite et de retourner à l’air libre. Il se dirigea lentement, à pas mesurés, vers l’escalier de pierre qu’il avait emprunté quand il était descendu dans la cave en compagnie du gardien.
  
  Toujours sur le qui-vive, l’automatique dans la main, il longea le couloir humide.
  
  Mais, soudain, ses yeux s’écarquillèrent :
  
  une plaque d’acier, peinte au minium, fermait le passage.
  
  Il fit demi-tour, retourna dans la salle en rotonde où ses trois victimes continuaient à dormir, examina plus attentivement les lieux. Persuadé qu’il s’était trompé de chemin, il s’orienta.
  
  Il ne s’était pas trompé de chemin : le couloir qu’il venait de parcourir était bien celui par lequel il était venu sous la conduite de Bras-Cassé.
  
  Il se retrouva derechef devant le panneau métallique, et il s’aperçut qu’il s’agissait bel et bien d’une porte coulissante qui, sous l’action d’un mécanisme invisible, était sortie de la paroi rocheuse pour venir se mettre en travers du passage, coupant ainsi la communication entre les installations souterraines et l’escalier.
  
  Il leva les yeux vers les hublots électriques qui dispensaient une lumière jaune dans les galeries.
  
  « S’ils coupent le courant de là-haut, réalisa-t-il mentalement, je suis fait comme un rat. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Après avoir longuement examiné le panneau d’acier, Coplan tenta de le faire bouger. En vain.
  
  Il s’accorda alors un temps de réflexion. Le péril supplémentaire auquel il était exposé maintenant, c’était une initiative malencontreuse que pouvait prendre le commissaire Tourain. Celui-ci, en effet, avait organisé - avec la collaboration d’une brigade mobile de Toulouse - un vaste dispositif de protection autour du château de Palluzac. De commun accord avec Francis, le délai d’intervention avait été fixé à 45 minutes. A 18 heures précises, au cas où Coplan n’aurait pas réapparu, Tourain et ses éléments de choc devaient se lancer à l’assaut de la forteresse moyenâgeuse. Or, si d’autres complices du gardien, cachés Dieu sait où, avaient encore des moyens défensifs à leur disposition, l’intervention ouverte des forces de l’ordre allait peut-être avoir des conséquences funestes.
  
  La montre de Coplan marquait six heures moins 17 minutes.
  
  Jugeant inutile de gaspiller son influx nerveux en s’escrimant sur cette porte de métal qui lui barrait le chemin de la sortie, Francis retourna dans la cave circulaire. Il ficela les poignets et les chevilles du petit trapu toujours dans le coma, et il ligota les jambes de Bras-Cassé, également inconscient encore. Après cela, ne désespérant pas de découvrir l’emplacement du mécanisme qui commandait le panneau d’acier, il entreprit d’explorer les galeries les plus proches de la rotonde centrale.
  
  Il ne trouva pas ce qu’il cherchait ; mais il tomba nez à nez, dans une des caves situées du côté des oubliettes, avec un personnage qui n’était pas un inconnu : Simon Garoul, le photographe industriel de la rue Blottière.
  
  Couché dans une caisse de bois blanc, les mains croisées sur la poitrine, complètement nu, le visage et le corps d’un jaune cireux, l’ami de Joseph Avaron dormait d’un sommeil curieusement paisible, indiscutablement éternel. On eût dit que son cadavre avait été embaumé, tant son aspect était empreint de sérénité.
  
  Ce spectacle augmenta le désir que Francis avait de sortir au plus vite de ce souterrain.
  
  Il prolongea pendant une dizaine de minutes son exploration, découvrit une salle bourrée de caisses d’armes, une autre salie qui paraissait faire office de P.C. clandestin, parcourut d’un rapide regard les objets et les papiers qui s’y trouvaient, puis se replia vers la rotonde.
  
  
  
  
  
  Le commissaire Tourain n’était pas né de la dernière pluie. De son poste d’observation, il avait pu suivre à la jumelle l’arrivée de Francis Coplan au pied du château de Palluzac et la brusque apparition de l’individu qui avait surgi de la maisonnette au toit couvert de mousse.
  
  II avait aussitôt signalé par radio au chef du commando de la brigade mobile :
  
  - L’action est engagée avec trois minutes d'avance sur l’horaire.
  
  Ensuite, Tourain avait vu Coplan et l’homme au bras en écharpe monter côte à côte le raidillon, pénétrer dans l’enceinte du château fort.
  
  Mais, sept ou huit minutes plus tard, Tourain avait noté un incident qui avait alerté son attention : une femme aux cheveux noirs, vêtue d’une jupe grise et d’une chemisette bleue, était sortie de la bicoque, un sac à provisions à la main. Elle était allée dans un appentis situé derrière la masure, était revenue en poussant un vélomoteur qu’elle avait conduit à la main jusqu'au bas de la rampe.
  
  Obéissant à son instinct de policier, Tourain avait instantanément lancé un ordre à la brigade mobile :
  
  - Attention, attention, à vous G.C,., Une femme en chemisette bleue va se débiner en vélomoteur. Il faut l’intercepter immédiatement et me l’amener.
  
  - Ici, G.C... Ordre enregistré, nous exécutons, répondit une voix nasillarde.
  
  La femme aux cheveux noirs fut capturée au moment précis où elle virait pour s’engager dans la Départementale 30, en direction de Bretenoux. Elle eut beau protester, les gars de la brigade mobile l’embarquèrent avec son vélomoteur dans la fourgonnette qu’ils avaient empruntée pour monter leur embuscade.
  
  Conduite au P.C. de Tourain, interrogée par le commissaire, la femme déclara s’appeler Maria Vodziek, épouse de Jerzy Vodziek, ce dernier étant le gardien du château de Palluzac.
  
  Elle affirma qu’elle se rendait à Bretenoux pour y faire quelques achats, comme chaque samedi. Fouillant alors son sac à provisions, Tourain n’y trouva rien, sinon une sacoche en simili-cuir dans lequel elle avait fourré son porte-monnaie, un peigne, un mouchoir et... un Tampax.
  
  - Vous allez rester un moment avec nous, lui dit le policier. Vous ferez vos achats une autre fois.
  
  Sous la garde d’un agent de la brigade mobile, elle dut retourner dans la fourgonnette.
  
  Un peu plus tard, mû par une sorte de réflexe à retardement, Tourain réclama le sac de Maria Vodziek et, surmontant le côté un peu ridicule de son idée, il décacheta froidement le petit paquet de coton destiné, comme le disait l’emballage, à la protection interne (et, précisait-on : utilisé par des millions de femmes). Tout de suite, il constata que le tampon de ouate avait été manipulé. Il le déchiqueta, et un minuscule morceau de papier apparut, sur lequel était écrit au crayon :
  
  « Villa Dazkirada, chemin des Bergers, Biarritz. - Travaux arrêtés pour cause d’éboulement. - Attendons instructions - Vodziek. »
  
  Les traits soucieux, le policier se tourna vers un de ses assistants qui était assis à côté de lui dans la clairière où ils avaient installé le poste d’observation, au sommet d’une colline surplombant la Dordogne et Palluzac.
  
  - Continuez la surveillance, dit-il en donnant les jumelles à l’inspecteur.
  
  Il se dirigea vers la fourgonnette, rangée sous des arbres.
  
  - Maria Vodziek ? grommela-t-il en se plantant devant les portes ouvertes du véhicule et en observant la femme assise à l’intérieur. Approchez... Que signifie ce billet que je viens de trouver dans votre sac ?
  
  La femme regarda le papier.
  
  - Je ne sais pas, dit-elle en pâlissant. D’où vient ce billet ?
  
  - Vous me prenez pour un idiot ? rugit Tourain. Ce papier était caché dans votre sac, et vous savez très bien comment il était caché !
  
  - Mais... non, je ne sais pas, balbutia-t-elle, haletante.
  
  Tourain, lui agrippant le bras, la secoua rudement.
  
  - Vous allez peut-être me faire croire que votre mari utilise des Tampax, espèce de c... ? Allez, descendez de là, qu’on s’explique !
  
  C’est tout juste s’il ne la fit pas dégringoler de la fourgonnette.
  
  La femme, terrorisée maintenant, était blanche comme une morte. Tourain l’apostropha :
  
  - Vous partiez à la ville pour envoyer un télégramme, hein ?
  
  - Oui, avoua-t-elle, tremblante.
  
  - A qui ?
  
  - Au patron..
  
  - Quel patron ?
  
  - Monsieur de Tourbay.
  
  - C’est votre mari qui vous a chargé de cette mission ?
  
  - Oui... Quand il est venu prendre les clés pour aller faire voir les travaux à un monsieur de Paris, il m’a dit : « File à Bretenoux et expédie le message au patron »
  
  - Monsieur de Tourbay est à Biarritz ?
  
  - Oui...
  
  - Et au château ? Qui est au château en ce moment ?
  
  - Personne... C’est-à-dire, les ouvriers.
  
  - Combien d’ouvriers ? gueula le commissaire, très énervé.
  
  - Deux.
  
  Tourain consulta sa montre. Encore 24 minutes d’attente...
  
  Embarrassé, anxieux, le commissaire se demanda s’il devait respecter le délai convenu ou brusquer son intervention. Connaissant le caractère de Coplan, il hésitait. Coplan était terriblement strict sur le chapitre des consignes.
  
  - Est-ce que vous avez les clés du château ? jeta-t-il à la femme.
  
  - Il y a un second trousseau, à la maison.
  
  - Bon, retournez vous asseoir dans la fourgonnette, conclut Tourain.
  
  A toutes fins utiles, il jugea opportun de lancer un avis d’urgence à son collègue de Toulouse et il transmit à celui-ci les coordonnées du châtelain de Palluzac : villa Dazkirada, chemin des Bergers, Biarritz.
  
  A six heures moins cinq, Coplan n’ayant pas donné signe de vie, Tourain déclencha son offensive.
  
  
  
  
  
  Au moment d’ouvrir la porte en planches du château fort, Maria Vodziek piqua subitement une crise nerveuse. Elle s’écroula par terre, se mit à se rouler dans la poussière en poussant des cris d’hystérique.
  
  Tourain avait déjà rencontré des cas semblables au cours de sa carrière. Il se pencha sur la femme et il la gifla à tour de bras, avec force, sans rien dire.
  
  Ce traitement efficace calma rapidement la cliente. Tourain la remit debout :
  
  - C’est fini, oui ? grogna-t-il. Allez, passez devant et montrez-nous le chemin... Si vous n’êtes pas raisonnable, Je vous brûle la cervelle, compris ?
  
  Il la gratifia d’une bourrade, sortit son automatique.
  
  
  
  C’est ainsi que Coplan vit apparaître dans la cave une étrange créature au faciès décomposé, aux cheveux en désordre, aux vêtements remplis de poussière, et Tourain qui houspillait ladite créature en la poussant comme une bête que l’on mène à l’abattoir.
  
  Retiré dans la rotonde, Francis n’avait pas entendu le glissement du panneau d’acier qui rentrait dans son alvéole. C’était Maria Vodziek qui avait actionné le mécanisme avant de descendre dans le souterrain. Coplan, attiré par le bruit des voix, s’était alors avance jusqu’au pied de l’escalier de pierre.
  
  En le voyant, Tourain s’exclama, fébrile :
  
  - Rien de cassé ? Vous êtes blessé à la tête ?
  
  - Non, une écorchure, répliqua Francis. Je me porte comme un charme, mais tout le monde ne peut pas en dire autant. Venez voir...
  
  Tourain ne put réprimer une grimace en découvrant les trois corps recroquevillés dans des postures si bizarres au milieu de cette espèce de caverne.
  
  - Vous avez eu de la corrida ? murmura-t-il.
  
  - A peine... J’avais apporté une arme secrète et tout a bien marché.
  
  - Une arme secrète ?
  
  - Un colis piégé, expliqua Francis. Si j’avais été reçu gentiment, je serais intervenu pour empêcher l’explosion du colis. Malheureusement pour eux, ces gars-là ont été tout de suite méchants. Et pour cause : ils m’attendaient !...
  
  - Ils vous l’ont dit ?
  
  - Non, mais le doute n’est pas possible, puisque Simon Garoul est ici aussi.
  
  - Hein ? sursauta le commissaire. Le photographe ?
  
  - Oui, vous le trouverez dans une des oubiettes, par là... Il est mort, bien entendu, et prêt à être inhumé.
  
  - Vingt dieux ! lâcha Tourain. Je comprends pourquoi cette s... a piqué une crise nerveuse quand je l’ai obligée à nous conduire ici. Elle savait qu’il y avait un cadavre.
  
  - Qui est cette femme ? questionna Coplan.
  
  - La femme du gardien.
  
  Il expliqua ce qui s’était passé, montra le billet qu’il avait trouvé dans le sac de Maria Vodziek.
  
  Coplan lut le papier, dévisagea Tourain :
  
  - J’espère que vous avez contacté la direction régionale de Toulouse ?
  
  - Naturellement !
  
  - J’ai l’impression très nette que Messire de Tourbay est dans le bain jusqu’au cou. Vous allez découvrir des masses de choses dans ce repaire souterrain : des armes, des documents... Mais, pour commencer, il faut évacuer les deux blessés et le gars qui a été victime de sa curiosité. En interrogeant le gardien, nous allons enfin obtenir des tuyaux de première main.
  
  - Cette fols, c’est l’hallali, commenta la policier.
  
  - Je crois que c’est plutôt la curée, corrigea sombrement Francis. Je compte sur vous pour liquider la situation ici avec le maximum de discrétion. Et aussi, pour régler le cas du sieur de Tourbay. Notre meilleure arme, à présent, c’est la rapidité d’exécution et le black-out vis-à-vis de l’extérieur. Moi, je rentre à Paris ventre à terre : j’ai une démarche urgente à faire là-bas.
  
  - Une démarche ? A quel sujet ?
  
  Coplan exhiba une boîte cartonnée qu’il avait glissée dans la poche latérale de son veston.
  
  - Il s’agit de coquillages, dit-il en soulevant le couvercle de la boîte. Regardez, comme c’est joli ! Si je me fie aux étiquettes qui sont collées sur ces quatre coquilles, ce sont des achatina panthera qui viennent de Madagascar.
  
  Ébahi, Tourain grommela :
  
  - Qu’est-ce qu’ils ont de particulier, ces coquillages ?
  
  - Je n’en sais rien, mais je vous jure qu’ils m’intéressent...
  
  - Sans blague ? fit le policier, de plus en plus étonné.
  
  - Je n’ai pas l’habitude de couper des cheveux en quatre, persifla Coplan, mais ça ne me paraît pas normal que tous les copains de Tergovitch aient l’amour des coquillages ! Il y en avait chez Joseph Avaron, il y en avait dans l’atelier de Simon Garoul, et je suis tombé sur ces quatre spécimens prêts à être expédiés à un quidam domicilié dans l’Oise, un nommé Étienne Brasselet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Ayant roulé toute la nuit, Coplan arriva à Paris un peu après deux heures du matin. Au siège du Service, les camarades qui étaient de garde (afin d’assurer la permanence) Jouaient au bridge.
  
  Aucun message n’avait été enregistré à l’intention de F.X.18.
  
  Rassuré sur ce point, Coplan rédigea rapidement une note qu’il remit « pour exécution » à l’un de ses collègues. Après quoi, estimant qu’il avait bien mérité quelques heures de repos, il rentra chez lui.
  
  Il dormit peu, mais bien.
  
  
  
  A neuf heures du matin, il était de retour au Service. Cette fols, il y avait du nouveau : d’une part, Fondane avait téléphoné pour dire que tout allait bien et que le contact était établi ; d’autre part, Tourain signalait que le châtelain de Palluzac ne se trouvait pas à Biarritz mais à Birmingham, en Grande-Bretagne, où il s’était rendu à bord de son avion personnel pour passer le week-end chez un ami.
  
  Coplan se rendit alors au laboratoire, installé dans la partie supérieure de l’ancienne caserne occupée par les bureaux du Service. Le père Doulier, chef du département, était là, en blouse blanche, moustachu, soucieux et bougon comme à l’accoutumée. Coplan lui serra la main en murmurant :
  
  - J’espère que vous ne m’en voulez pas de vous avoir mobilisé un dimanche ? Il s’agit d’une affaire importante.
  
  - On connaît la chanson, marmonna Doulier. Du moment que monsieur Coplan s’occupe d’une affaire, elle est forcément importante.
  
  - C’est un fait, admit Francis, neuf fois sur dix, mes clients doivent être opérés à chaud ! Ce n’est pas ma faute, croyez-le bien !
  
  - Alors, quel est le travail ? brusqua Doulier.
  
  Coplan exhiba une boîte cartonnée, l’ouvrit.
  
  - Je vous apporte quatre coquillages malgaches, dit-il. Ce sont des achatina panthera... Je voudrais que vous les examiniez à la loupe.
  
  - Vous vous foutez de moi ?
  
  - Absolument pas. Mais voici le problème : au cours de l’enquête que je mène actuellement, j’ai trouvé des coquillages de collection chez trois de mes suspects. C’est peut-être une coïncidence, sait-on jamais ? Néanmoins, cela m’étonnerait et je voudrais en avoir le cœur net.
  
  Doulier prit la boîte et alla s’installer à une longue table sur laquelle se trouvaient des instruments et des appareils d’aspect assez hétéroclite. Pendant quelques minutes, il étudia un des spécimens d’achatina, tournant et retournant dans ses doigts la conque striée de lignes jaunes et noires. Puis, après avoir calé cette coquille dans les mâchoires d’un étau, il se fixa dans l’orbite droite une loupe d’horloger. Au moyen d’une pince et d’un maillet, il brisa la coquille ; ensuite, déposant la loupe, il changea de place et il s’attabla devant une loupe compte-fils montée sur un support de bois. Il attaqua alors avec une sorte de grattoir les fragments du coquillage.
  
  - Très astucieux, marmonna-t-il soudain. Les microfilms sont protégés par un enduit protecteur et camouflés sous une couche de ciment rapide...
  
  Avec la délicatesse et la dextérité d’un sertisseur de bijoux, il détacha de l’un des morceaux de coquillage une lamelle aussi mince que du papier à cigarette.
  
  - Habile et original, commenta-t-il,
  
  - C’est bien ce que je pensais, opina Coplan. Je vous laisse continuer vos travaux. Je suis impatient de faire la connaissance du bonhomme auquel ces quatre échantillons étaient destinés.
  
  Il quitta le laboratoire pour se rendre au département administratif.
  
  Le fidèle Rousseaux était également à son poste.
  
  - Salut, Coplan, dit-il à Francis. Vous venez chercher la réponse à la note que vous avez rédigée cette nuit ?
  
  - Exactement.
  
  - Vos renseignements sont valables. Ils ont été vérifiés ce matin. Le nommé Étienne Brasselet est bien domicilié à Mourzon, dans l’Oise... C’est un minuscule patelin qui se trouve au nord-est de Beauvais, à environ 80 kilomètres de Paris... Je vous ai préparé un croquis, avec le nom et l’adresse du maire.
  
  - Formidable ! exulta Coplan. Pouvez-vous me donner quelqu’un pour m’accompagner là-bas ?
  
  - Oui... Tony Buriet est disponible. Je vais l’appeler...
  
  
  
  
  
  Francis Coplan et Tony Buriet arrivèrent au village de Mourzon juste à la sortie de la grand-messe dominicale. Tandis que Coplan restait au volant de sa voiture, Tony Buriet - un jeune gaillard d’allure sportive, aux cheveux bruns coupés courts, aux épaules de rugbyman - s’approchait d’un groupe de paroissiens pour leur demander l’adresse du maire, monsieur Tajart.
  
  - Ben, vous n’êtes pas loin ! fit une jolie paysanne endimanchée. C’est la grosse maison blanche que vous voyez là-bas, de l’autre côté du cimetière.
  
  - Merci, madame ! lança Buriet, enjoué.
  
  Cinq minutes plus tard, Coplan et son compagnon franchissaient la grille d’entrée de la maison du maire.
  
  Celui-ci, âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un costume noir qui soulignait son embonpoint, attendait sur le seuil de son habitation. Il avait des cheveux gris, des yeux bleus, une forte bouche à la fois autoritaire et moqueuse.
  
  - Monsieur le maire ? s’enquit Francis.
  
  - Oui, c’est moi.
  
  - Vous serait-il possible de nous accorder un entretien ?
  
  - Je suppose que vous êtes à la recherche d’une ferme ou d’un terrain ? Les Parisiens ont besoin de l’air de la campagne, hein ? Mais je vous le dis tout de suite, vous ne trouverez rien à Mourzon.
  
  - Les nouvelles vont vite chez vous, répondit Coplan en souriant. Nous venons de Paris, en effet, mais il ne s’agit pas d’une affaire Immobilière. Nous venons de la part du Ministère de l’intérieur.
  
  - On travaille le dimanche, au ministère ? fit le maire en fronçant les sourcils avec méfiance.
  
  - Notre service, oui, murmura Francis en montrant discrètement une carte officielle barrée de rouge-blanc-bleu.
  
  - Dans ce cas, entrez.
  
  Coplan et Buriet furent introduits dans un salon de style campagnard. La pièce sentait la cire et le renfermé.
  
  Coplan reprit alors :
  
  - Nous sommes chargés d’une enquête qui concerne un de vos administrés, monsieur le Maire. Un nommé Étienne Brasselet.
  
  Le visage du maire s’éclaira, une lueur goguenarde pétilla dans ses yeux :
  
  - Ah bah ? Le ministère s'intéresse â notre vieux fou ?
  
  Sans dire l’essentiel, Coplan révéla dans quelles circonstances Étienne Brasselet avait attiré l’attention de l’administration. La bonne humeur du maire s’effaça.
  
  - Oui, c’est bien lui, confirma-t-il. Il voyage assez souvent et il reçoit pas mal de colis par la poste. Il est très fier de sa collection de coquillages. Il a même des cartes de visite sur lesquelles il a fait graver son titre de malacologue, (Malacologie : partie de la zoologie qui traite des mollusques. Et, par extension, des coquillages) ce qui amuse beaucoup les gens d’ici, vous pensez ! Je vais vous conduire à sa maison, puisque vous me le demandez. C’est â la limite de la commune, à l’ancien prieuré.
  
  
  
  Cet ancien prieuré n’avait plus aucun cachet religieux. La chapelle et le cloître avaient disparu avec les derniers moines, vers la fin du XVIIIe siècle. Ce que les gens de Mourzon appelaient l’ancien prieure n’était plus qu’une lourde bâtisse carrée, en briques, avec un étage et un toit d’ardoises. Ce bâtiment disgracieux était séparé de la route par un mur très épais et très haut, parfaitement entretenu. Un vantail de bols, dans lequel se découpait une porte plus petite, donnait accès à la propriété.
  
  Plus loin, c’était la belle campagne du Beauvaisis, avec ses champs de blé qui ondulaient jusqu’à perte de vue.
  
  Quand le maire eut tiré la cloche rouillée qui faisait office de sonnerie, un long instant s’écoula avant l’apparition de l’habitant du lieu.
  
  Apparition étonnante, par le fait. Étienne Brasselet, âgé de 71 ans, grand et corpulent mais voûté, était le type même du notaire de province tel qu’il est représenté dans les contes illustrés d’Erckmann-Chatrian : figure épaisse, haut front dégarni, moustache tombante et barbiche, veste d’alpaga et lorgnon.
  
  - Monsieur le Maire ? fit-il d’une voix fluette et haut perchée.
  
  - Bonjour, monsieur Brasselet, dit le maire. Je vous amène des visiteurs ! Des amis parisiens qui voudraient voir votre collection de coquillages... si ça ne vous dérange pas.
  
  - Mais avec plaisir, voyons ! protesta le vieillard.
  
  - Je sais que vous aimez bien montrer vos richesses, ponctua le maire, enjoué.
  
  Tandis qu’ils traversaient le jardin sauvage qui précédait la maison, le vieux collectionneur demanda à Coplan :
  
  - Vous êtes malacologue ?
  
  Débutant, dit Francis. Et mon ami également.
  
  - Comment avez-vous eu mon adresse ?
  
  - Tout à fait par hasard, prononça Coplan. Un de mes oncles avait parlé incidemment de ma nouvelle passion à monsieur de Tourbay...
  
  - Ah ? Le châtelain de Palluzac ? s’exclama le vieillard. Je ne le connais pas personnellement, mais nous faisons des échanges. Il a de très jolies pièces exotiques... Vous verrez ici une série de Janthines bleues et quelques Ampullarias qu’il m’a procurées...
  
  Ils pénétrèrent dans la maison. Toutes les pièces du rez-de-chaussée étaient commandées par un couloir central, ou s’amorçait également l’escalier qui conduisait aux chambres de l’étage.
  
  Les collections occupaient une vaste salle qui avait dû être aménagée tout exprès par le vieillard : les vitrines se succédaient le long des quatre murs, comme dans un musée.
  
  Coplan questionna négligemment, tout en contemplant les coquillages :
  
  - Votre collection est remarquable... Vous ne faites pas de photographies de vos spécimens ?
  
  - Oui, bien sûr ! C’est indispensable pour les échanges J’ai toute une installation là-haut...
  
  - Si Je ne craignais d’abuser, J’aimerais la voir aussi.
  
  La visite dura une bonne heure. Elle permit à Coplan de se faire une idée quant à la disposition des diverses parties de la maison.
  
  Il demanda brusquement au vieillard :
  
  - Est-ce qu'il y a moyen de visiter les caves de votre habitation, monsieur Brasselet ?
  
  Le bonhomme, ajustant son lorgnon, considéra Francis par-dessus ses verres :
  
  - Les caves ?... Elles sont vides, je n’y descends jamais.
  
  - Excusez-moi si j’insiste, mais je tiens beaucoup à visiter le sous-sol.
  
  - C’est sans intérêt, décréta le vieillard avec un petit geste agacé.
  
  - Question de point de vue, riposta Coplan, assez mordant tout à coup. J’ai constaté que la porte qui donne accès au sous-sol est verrouillée. Voulez-vous me donner la clé, je vous prie ?
  
  - Je ne sais même pas où elle est, cette clé ! s’écria le vieillard de sa voix suraiguë. Il y a des années qu’elle a disparu. Et maintenant, je vous prie de sortir. C’est un...
  
  - Qu’à cela ne tienne, coupa Francis, Je vais me débrouiller avec les moyens du bord !
  
  Prenant un passe-partout qu’il avait eu la prévoyance de glisser dans sa poche quand il avait quitté son appartement, il le montra au vieillard.
  
  - Mais... c’est insensé ! glapit celui-ci, très agité.
  
  Puis, réalisant ce qu’il y avait d’insolite dans ces trois paires d’yeux braquées avec insistance sur lui, il maugréa :
  
  - Pourquoi diable voulez-vous visiter mes caves ?
  
  - Pour les besoins de mon enquête, monsieur Brasselet. Je suis un agent des services de contre-espionnage.
  
  Les épaules du septuagénaire s’affaissèrent.
  
  - Très bien, souffla-t-il d’une voix presque indistincte. Vous y trouverez ce que vous cherchez... J’avais fini par croire que cela ne m’arriverait jamais... J’ai sans doute vécu trop longtemps...
  
  - Vous travaillez pour un certain Thomas, n’est-ce pas ? questionna Francis, calme.
  
  - Oui, en effet.
  
  - Quel est son véritable nom ?
  
  Le vieillard, ajustant de nouveau son lorgnon, regarda Coplan :
  
  - Si vous êtes vraiment un agent du contre-espionnage, vous devez bien savoir que les membres d’une organisation ne connaissent jamais l’identité réelle de leur chef. Je n’ai jamais rencontré Thomas.
  
  - Depuis combien de temps faites-vous ce métier ?
  
  - Depuis cinquante ans, mon cher monsieur, affirma le bonhomme avec une sorte de fierté qui sidéra ses auditeurs. J’avais un peu plus de vingt ans quand j’ai commencé... Oui, oui, je ne mens pas ! Je faisais mes études en Allemagne, à Münich... Et j’ai opéré pendant toute la guerre de 1914-1918, pendant l’entre-deux-guerres, pendant la guerre 1939-1945.... Cela ne m’a pas empêché de faire une carrière très honorable de médecin, soit dit en passant. Mais j’ai toujours été un agent travaillant pour l’Allemagne.
  
  Coplan ricana :
  
  - Pour l’Allemagne, vraiment ?
  
  - Le réseau Thomas est un réseau soviétique, je ne l’ignore pas, reprit le vieillard d’un air presque doctoral. Mais c’est un de mes vieux amis, le docteur Otto Stekker, qui m’a remis en selle après la période troublée de la Libération, en 1945-1946... J’ai toujours aimé le Renseignement, j’en ai fait tout au long de ma vie, je ne le regrette pas. Nous avons tous nos vices, n’est-ce pas ? Les uns sont joueurs, les autres courent le jupon... Mon vice, c’est l’espionnage
  
  - Vous allez nous accompagner à Paris, monsieur Brasselet, articula Coplan. Nous reprendrons cette conversation plus tard.
  
  - Certainement, acquiesça l’étrange vieillard. Mais, de grâce, pas de scandale. Je ne tenterai pas de m’évader, n’ayez crainte.
  
  Il eut un petit rire chevrotant.
  
  On eût dit qu’il était enchanté de ce qui lui arrivait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  En visitant la cave de l'ancien prieuré, Coplan réalisa très vite qu’il venait de réussir un coup décisif. En effet, le vieux collectionneur de coquillages détenait dans le sous-sol de sa maison toutes les archives du réseau Thomas, y compris la presque totalité des informations rassemblées par cette organisation.
  
  Cette documentation, classée avec un soin maniaque, était d’une richesse ahurissante. On y trouvait de tout : des renseignements stratégiques de grande valeur concernant les installations militaires de la France ; des indications géographiques se rapportant aux distributions d’électricité, de gaz et d’eau à travers tout le territoire national ; l’implantation des industries pétrolières, avec le tracé des pipe-lines, la localisation des raffineries et des aires de stockage.
  
  Un des dossiers révélait même l’infrastructure détaillée des pipe-lines franco-allemands destinés à relier Strasbourg à Neustadt, dans le cadre de la coopération prévue par le traité signé entre Paris et Bonn.
  
  Le secteur atomique et le domaine des fusées figuraient également en bonne place dans ce butin.
  
  De toute évidence, le vieil espion occupait la fonction de « résident-centralisateur » au sein de l’entreprise dirigée par l’énigmatique monsieur Thomas.
  
  En attendant les renforts demandés à Paris pour organiser le transfert d’Étienne Brasselet et de ses archives, Coplan essaya de cuisiner l’incroyable bonhomme. Mais celui-ci, après un moment de surexcitation, paraissait être tombé dans une sorte d’apathie.
  
  Coplan, sur un ton presque cordial, lui fit remarquer :
  
  - Au point où nous en sommes, je crois que vous feriez mieux de jouer le jeu jusqu’au bout, non ? Tout à l’heure, vous répondiez spontanément à mes questions. Pourquoi cette réticence à présent ? Nous sommes entre confrères, entre gens de métier...
  
  Ôtant son lorgnon, Brasselet prit dans sa poche un petit mouchoir de soie et se mit à essuyer ses verres.
  
  - Sur ce plan-là, murmura-t-il, je suis votre aîné, incontestablement. Et, à ce titre, j’aimerais vous poser une question, moi aussi.
  
  Il ajouta en baissant la tête :
  
  - Si vous m’y autorisez, naturellement.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Eh bien... j’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à comprendre comment vous avez pu remonter la filière jusqu’à moi. Je n’ai pas à me glorifier devant vous, ce serait malséant... mais, puisque vous faites allusion à notre... à notre confraternité, toute relative, bien sûr... j’ai peut-être le droit d’affirmer que je n’ai pas commis la moindre faute tactique tout au long de ces cinquante années d’activité clandestine. Et cela, c’est ce qui me trouble : car logiquement, aucune piste ne pouvait vous conduire ici.
  
  Coplan devinait parfaitement ce qui se passait dans la tête de son interlocuteur.
  
  - Vous pensez que vous avez été trahi ? avança-t-il.
  
  - Il n’y a pas d’autre façon d’expliquer votre présence chez moi, conclut le vieillard, soucieux. Étant donné le système que j’avais mis au point, vous ne pouviez pas, normalement, me découvrir. Par conséquent, j’ai été donné...
  
  Coplan hésita une fraction de seconde. Puis, mesurant l’intérêt qu’il y avait à gagner la confiance de cet adversaire vaincu, il articula :
  
  - Détrompez-vous, vous n’avez pas été donné. Tout a commencé par un accident : le nommé Joseph Avaron s’est suicidé en absorbant des comprimés à base de barbituriques. La police, au cours de son enquête, a voulu interroger un ami d’Avaron, un photographe nommé Garoul. Or, cet homme ayant disparu, une perquisition à son domicile a révélé qu’il avait quitté Paris à destination du château de Palluzac. Voilà l’enchaînement...
  
  - Impossible, rigoureusement impossible, rétorqua Brasselet en replaçant son lorgnon sur son nez. La liaison entre Tourbay et moi n’est jamais directe, elle passe par Paris, qui est la charnière de sécurité de notre organisation.
  
  - Dans ce cas, disons que le destin m’a fait une fleur, laissa tomber Coplan. Je vous montrerai le colis qui se trouvait à Palluzac, prêt à être expédié à votre nom. Il contenait quatre coquillages malgaches.
  
  - Quels imbéciles ! soupira le vieillard indigné.
  
  
  
  
  
  Au Service, durant toute la nuit, les spécialistes procédèrent avec zèle au dépouillement des documents ramenés de Mourzon. A quatre heures du matin, le commissaire Tourain s’amena avec un stock supplémentaire à inventorier : les archives provenant du souterrain de Palluzac.
  
  Coplan, toujours sur la brèche, participait avec ardeur au travail de ses collègues.
  
  En le voyant, Tourain grogna sur un ton accablé :
  
  - Vous parlez d’un boulot ! Je suis complètement lessivé !... A part quelques heures de sieste à l’hôpital municipal de Toulouse, je n’ai pas dételé depuis samedi !
  
  - La mariée est trop belle, concéda Francis en riant. Mais de votre côté, quelles sont les nouvelles ?
  
  - Pas moyen de faire parler les deux lascars de Palluzac ! maugréa le policier. Ils sont coriaces, je ne vous dis que ça !... Et le toubib de l’hôpital est une vieille vache qui se méfie de nous... Pourtant, dans l’état où ils se trouvent, je suis sûr que ces deux salopards lâcheraient le morceau si on pouvait leur faire subir un interrogatoire un peu renforcé.
  
  - Et le châtelain ? Il est toujours en Angleterre ?
  
  - Oui... Je ne sais pas encore ce que la Direction Générale a décidé à ce sujet. J’ai l’impression qu’on hésite à recourir à la manière forte avec cet individu. Pensez donc ! Industriel, exportateur, grosse galette, avion personnel... A mon avis, une intervention de votre patron ne serait pas mutile.
  
  - D’accord, opina Coplan. Je lui en parlerai quand il arrivera.
  
  - Et vous, vos coquillages ? enchaîna Tourain.
  
  - Un succès inespéré, répondit Francis. J’ai mis la main sur toutes les archives du réseau Thomas et nous avons coffre le centralisateur.
  
  - Sans blague ? fit le commissaire, subitement regonflé.
  
  - Venez voir, l’invita Coplan. Le dépouillement est en cours...
  
  - Mais alors ? Thomas ?
  
  - Ce n’est sans doute plus qu’une question d’heures, émit Coplan. Avec les documents de Palluzac et les archives du centralisateur, nous devons coincer le chef de la bande.
  
  - Alfred de Tourbay ? lança Tourain.
  
  - Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, grimaça Francis. Le bonhomme que nous avons épinglé prétend que ce n’est pas le châtelain de Palluzac. Mais je ne me fie pas à ses déclarations. Il y a sûrement une combine cachée dans le personnage de Thomas.
  
  - Moi, je passe la main, grogna Tourain. Je vais roupiller. Vous avez mon numéro personnel. Si vous avez besoin de moi, passez-moi un coup de fil.
  
  Coplan, quant à lui, retourna près des inspecteurs qui classaient les papiers de Brasselet. L’apport des liasses provenant de Palluzac avait provoqué quelques ricanements, mais seulement pour la forme ; car, en réalité, les collaborateurs du Service se passionnaient pour cette formidable documentation qui leur tombait du ciel.
  
  Dans un des paquets raflés au château de Palluzac, Coplan fit une trouvaille : une centaine de brochures éditées en Angleterre pour le compte du Parti Communiste Belge. Prenant un de ces fascicules, Coplan se mit à le parcourir.
  
  Le titre de la brochure était le suivant :
  
  « L’avenir du communisme et la coexistence pacifique ».
  
  Captivé par les quelques lignes lues aux hasard, Coplan, après avoir allumé une Gitane, décida de reprendre la brochure depuis le début et de la lire plus attentivement.
  
  Il était arrivé à la dernière page quand le standard du Service annonça que le commissaire Tourain demandait Coplan sur la troisième ligne.
  
  Coplan prit la communication.
  
  D’une voix funèbre, le commissaire déclara :
  
  - Une mauvaise nouvelle, Coplan... Je crois que Thomas est en train de se foutre de nous ! Tenez-vous bien : Georges Leyel, le mari de Vania, est mort cette nuit dans des circonstances atroces. Il a eu un accident de voiture, et il a péri carbonisé dans sa Dauphine... Le nettoyage continue, comme vous le voyez.
  
  Les traits de Coplan s’étaient durcis.
  
  - Où ? jeta-t-il d’une voix sèche. Où est-ce arrivé ?
  
  - Du côté de Forcalquier. J’attends des précisions... C’est le commissariat de la rue Le-courbe qui vient de m’aviser.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Le directeur de Coplan arriva au Service avec une bonne avance sur son horaire habituel. Il convoqua aussitôt Francis, qui se trouvait toujours dans la salle où les spécialistes triaient le butin des jours précédents.
  
  Coplan, malgré son expression tendue, eut un pâle sourire en saluant son chef :
  
  - Vous êtes bien matinal. Je suppose que vous êtes déjà au courant de ce qui se passe ?
  
  - Oui, naturellement. Rousseaux m’a résumé tout cela au téléphone. Je savais aussi que vous étiez encore ici... Alors, vos conclusions ? A qui avons-nous affaire ?
  
  Le ton était abrupt, plutôt froid. Coplan haussa faiblement les épaules :
  
  - Comme je le disais au commissaire Tourain, je crois que ce n’est plus qu’une question d’heures. J’ai joué toutes les bonnes cartes et, sauf erreur grossière de ma part, tout doit être liquidé avant ce soir.
  
  - Tourbay, hein ?
  
  - Je ne peux rien affirmer pour le moment. Le dépouillement des documents ne m’a pas encore apporté les éléments décisifs sur ce point.
  
  - Et le bonhomme de Mourzon ?
  
  - Il soutient mordicus que Tourbay n’est pas Thomas. Et il jure ses grands dieux qu’il ne connaît pas le Thomas en question.
  
  - Allons voir cet individu, décida le Vieux. Vous me ferez passer pour un greffier... S’il y a une faille dans ce qu’il raconte, je m’en apercevrai tout de suite. Vous, vous avez le nez sur l’affaire. Mais moi, j’ai du recul et un esprit neuf.
  
  - Si vous voulez, accepta Francis.
  
  
  
  Étienne Brasselet n’avait pas été conduit en prison, mais enfermé dans une cellule de transit aménagée dans un des locaux dont disposait la D.S.T.
  
  L’étrange vieillard ne paraissait nullement abattu, mais seulement préoccupé d’élucider le motif exact qui avait permis son identification et son arrestation. Cette histoire le tracassait.
  
  Comme c’était à prévoir, le patron de Coplan ne tarda pas à sortir de sa réserve. Fasciné par ce vieil espion qui avait cinquante années de métier, le Vieux s’écarta résolument de son personnage de greffier.
  
  - Mais enfin, Brasselet, s’exclama-t-il soudain, un homme de votre valeur ne se met pas au service d’un chef anonyme ! Je suis persuadé que vous connaissez Thomas.
  
  - Je me mets à votre place et je comprends que vous soyez sceptique au sujet de mes dénégations, concéda le septuagénaire, imperturbable. En réalité, voyez-vous, Thomas n’était pas mon chef de réseau à l’origine. Quand j’ai repris mes activités, en novembre 1945, c’était le docteur Otto Stekker, mon vieil ami de toujours, qui dirigeait la remise sur pied de l’organisation. Ce n’est que plus tard, vers 1952, que Stekker s’est retiré pour céder la place à Thomas. Stekker est venu à Paris pour m’annoncer ce transfert d’autorité, mais il n’a pas voulu me dévoiler l’anonymat de mon nouveau supérieur.
  
  - Entre nous, grommela le Vieux, débonnaire, est-ce que vous pensez qu’une organisation de type classique comme la vôtre peut encore jouer un rôle dans l’époque actuelle ?
  
  - Pourquoi pas ? fit Brasselet, surpris.
  
  - L’URSS est une puissance nucléaire, rappela le Vieux. Que voulez-vous qu’elle fasse de ces renseignements que vous lui transmettez ? Vos archives le prouvent ; ce sont des indications stratégiques d’ordre mineur que vous amassez.
  
  Le vieil espion, piqué à vif, répliqua :
  
  - Tant mieux pour moi, si c’est là votre opinion ! Mais j’ose dire qu’elle est fausse... L’URSS n’est pas seulement une grande puissance atomique, c’est une grande puissance tout court. Cela signifie qu’elle est obligée d’avoir simultanément plusieurs stratégies... Ce principe a d’ailleurs été admis par tous les états-majors. A Washington aussi, les stratèges préparent en même temps la guerre nucléaire, la guerre subversive et la guerre conventionnelle.
  
  - Oui... en théorie, émit le Vieux, incrédule.
  
  - Mon cher monsieur, reprit Brasselet, il n’a fallu que seize jours à l’armée allemande pour investir tout l’Occident, en 1940. Il n’en faudrait pas dix aux Russes pour refaire la même opération. Grâce aux renseignements que nous avons rassemblés, une centaine de saboteurs spécialisés sont en mesure de paralyser l’Allemagne et la France en quelques heures... Vous avez mal interprété mes archives, je m’en aperçois ! Une offensive secrète, portée sur les distributions de pétrole, de gaz, d’électricité, de téléphone et d’eau, sans parler du reste, transforme la France en un corps mort. Et ce n’est pas bien difficile, quand on connaît avec précision les endroits où il faut frapper.
  
  Le Vieux, après un moment de réflexion, questionna insidieusement :
  
  - Cela ne vous choque pas de... d’envisager la mise à mort de la France, vous qui êtes Français ?
  
  Le vieillard soupira :
  
  - Eh bien... c’est une chose à laquelle on ne s’arrête guère, quand on fait le métier d’espion. C’est évidemment choquant, je l’admets. Seulement, voyez-vous, c’est une notion qui devient abstraite... Je suis persuadé que les savants qui nous préparent la fin du monde et l’anéantissement de la planète font tranquillement leur métier, sans arrière-pensée, comme je fais le mien depuis un demi-siècle... Suis-je plus criminel que les atomistes auxquels on donne la légion d’honneur ?
  
  - En attendant, ricana le Vieux, vous risquer de finir votre vie en prison.
  
  Brasselet baissa la tête, regarda son interlocuteur par-dessus son lorgnon, se tourna vers Coplan, puis fixa le sol. En se caressant la barbiche, il prononça :
  
  - Je me suis demandé plus de mille fois comment je réagirais s’il m’arrivait d’être démasqué. Chaque fois que je lisais dans les journaux qu’un espion avait été arrêté, je m’interrogeais... Au fond, je suis presque tenté de croire que mon subconscient a souhaité cette épreuve...
  
  Il dévisagea de nouveau le Vieux et affirma :
  
  - Je ne suis pas malheureux... J’ai toujours pensé que j’avais du courage, mais je n’en étais pas sûr. Cette expérience va me permettre de le prouver, de me le prouver à moi-même.
  
  Désarmé, le Vieux renonça à poursuivre le dialogue.
  
  
  
  
  
  Lorsque Coplan et son patron furent de retour au Service, ils prirent connaissance d’un message arrivé entre-temps pour F.X.18.
  
  Ce message, rapidement décodé par Francis, disait :
  
  « Félicitations stop Arrivons avec Thomas stop F.K.7. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  Le soir commençait à tomber lorsque Fondane et Daniel Movanski arrêtèrent leur D.S. noire dans la cour intérieure que formaient les hauts bâtiments tristes du Service.
  
  Ils débarquèrent, et ils firent descendre du véhicule un homme en complet gris dont les poignets, ramenés dans le dos, étaient entravés par des menottes.
  
  Immédiatement conduit dans un des petits locaux du rez-de-chaussée, le prisonnier fut installé sur une chaise de bois et ligoté au dossier de son siège.
  
  Alertés par téléphone, Coplan et le Vieux s’amenèrent dare-dare.
  
  En voyant le mystérieux Thomas, les yeux de Coplan s’illuminèrent.
  
  - Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Georges Leyel ! s’exclama-t-il joyeusement.
  
  - Tout le plaisir est pour moi, monsieur François Couzain ! ricana le petit type, du tac au tac.
  
  - A l’avenir, reprit Francis, il faudra trouver autre chose. La substitution de personnes, ça commence à se faire un peu trop.
  
  Fondane, intervenant, mit les choses au point :
  
  - Il a quand même failli réussir, le bougre ! Si nous l’avions lâché d’une semelle, il voguerait en ce moment à destination de Casablanca ! Nous l’avons cueilli d’extrême justesse, quand nous avons réalisé qu’il allait nous échapper. Mais je vous assure que le simulacre d’accident de voiture était bien goupillé. Une route mauvaise, en montagne, dans un lieu tout à fait désert... Nous avons assisté à tout le spectacle, de loin, à la jumelle. Et vous pensez si nous avons été sidérés quand la Dauphine s’est mise à brûler après avoir basculé dans le fossé...
  
  Movanski enchaîna :
  
  - Pour ma part, j’ai surtout été sidéré en constatant qu’un seul des deux occupants de la bagnole se débinait en courant vers le bois de Gauchy ! Il m’a fallu trente secondes pour me rendre compte de ce qui se passait et comprendre ce que signifiait la combine. Nous ne pouvions évidemment rien tenter pour le mec qui était en train de rôtir dans la voiture.
  
  Le Vieux, cessant d’observer Leyel, demanda à Movanski :
  
  - Qui était-ce, l’autre occupant ?
  
  - Monsieur Leyel. refuse de nous le dire, grinça Movanski.
  
  Fondane expliqua :
  
  - Il s’agit d’un individu que Leyel a rencontré à Forcalquier. Nous avons gaspillé une demi-journée avec l’espoir de dénicher le nom de cet homme, mais sans succès.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan, adossé au mur, face à Leyel, regardait celui-ci d’un œil rêveur, narquois. Quant à Leyel, impassible, il soutenait sans broncher le regard de Francis.
  
  Coplan murmura soudain :
  
  - Dites-moi, Leyel, d’homme à homme, est-ce que vous avez pigé la gaffe que vous avez commise ?
  
  - Non, avoua le prisonnier d’un air crâneur. Je sais que je vous ai sous-estimé, mais je ne vois pas l’erreur tactique que j’ai commise.
  
  - C’est une bien petite chose, révéla Francis, une simple faute psychologique... Il y a eu un moment où vous avez oublié de jouer votre rôle de mari jaloux comme la logique le voulait. Quand j’ai appris que Vania partait pour Stockholm, je me suis dit : Leyel va foncer à l’Agence Mentor et il va demander à Velder de surveiller ce départ. Primo, pour savoir si elle part seule. Secundo, pour contrôler si c’est bien l’avion de Stockholm qu’elle va prendre, et non un autre.
  
  Leyel écoutait, tendu. Coplan poursuivit :
  
  - Pour un mari qui dépense tant d’argent afin de lancer un détective privé sur les traces de son épouse, c’était la réaction normale. Est-ce qu’elle part avec l’autre ? Est-ce qu’elle va réellement rejoindre sa famille, ou bien s’agit-il encore d’un mensonge ?... Or, vous n’avez pas bougé. Et c’est votre passivité qui m’a mis la puce à l’oreille. J’ai senti que ça ne collait pas. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’organiser une surveillance implacable autour de vous... J’étais loin de me douter qu’elle allait aboutir à un dénouement comme celui-ci.
  
  Leyel ne put réprimer une sorte de rictus.
  
  - Personne n’est infaillible, laissa-t-il tomber d’un air détaché. Que celui qui ne s’est jamais trompé me jette la première pierre.
  
  - Oh, je ne cherche pas à nier votre talent, répliqua Francis. Votre idée de faire appel à une agence de police privée pour livrer vos complices, c’était une trouvaille de tout premier ordre.
  
  L’expression de Leyel changea imperceptiblement.
  
  - Je me demande bien où vous allez chercher celle-là ! marmonna-t-il avec une pointe de mépris. Un agent qui donne sa propre organisation ! C’est peut-être génial, mais c’est trop subtil pour moi.
  
  - Inutile de bluffer, Leyel, opposa Coplan en souriant. La partie est terminée, nous pouvons faire nos comptes maintenant. Je peux même vous dire pourquoi vous avez employé cette astuce pour liquider votre réseau...
  
  Il prit dans sa poche la brochure éditée en Angleterre par des communistes belges.
  
  - J’ai trouvé ce fascicule à Palluzac et je l’ai lu très attentivement. C’est vraiment de la dynamite, ce petit bouquin ! Il contient non seulement les thèses idéologiques du Parti Communiste Chinois, mais il attaque le Kremlin avec une virulence et une rigueur extraordinaires. Je suppose que vous l’avez lu, vous aussi ?
  
  Leyel resta muet. Coplan reprit :
  
  - Tout cela étant, vous nous avez rendu un grand service. Et nous pourrions en tenir compte si vous acceptiez... disons, un marché honnête.
  
  Le Vieux, d’un bref clin d’œil à Fondane et à Movanski, leur fit comprendre que c’était le moment pour eux de se retirer. Ce qu’ils firent aussitôt.
  
  Coplan, après avoir allumé une Gitane, déclara posément :
  
  - Je voudrais faire appel à votre réalisme et à votre lucidité, Leyel. Aussi longtemps que vous êtes ici, vous êtes sous notre protection et vous bénéficiez en quelque sorte de notre autonomie, si vous voyez ce que je veux dire par là ? L’assassinat du faux Leyel et de quelques autres comparses, ça nous laisse froid. Au contraire, comme je viens de vous le dire, ça nous arrange. La Sûreté, c’est tout autre chose... Alors, si vous avez un peu de jugeote, essayez de comprendre où se trouve votre intérêt. Une inculpation d’espionnage, c’est souple et ça se prête à bien des accommodements. Par contre, si nous sommes obligés de transmettre votre dossier à la justice ordinaire, ça ne se présentera pas bien pour vous : trois meurtres, c’est le gros tarif.
  
  - Vous avez l’art de vendre votre camelote, vous ! railla le prisonnier. Ce qui me gêne, c’est que je ne distingue pas où vous voulez en venir. Vous me proposez un marché tellement avantageux pour moi !... Où sera le bénéfice, pour vous ?
  
  - Nous ne sommes pas une entreprise à but lucratif, fit remarquer Coplan. Notre bénéfice, c’est d’enrichir nos connaissances.
  
  - Je suis d’accord, mais je n’ai plus rien à vous apprendre. C’est effectivement un émissaire du Kremlin, un haut placé dans la hiérarchie, qui m’a contacté à Marseille et qui m’a ordonné de faire ce que j’ai fait.
  
  - Liquider des camarades, ça n’est jamais agréable, murmura Francis. Êtes-vous revenu clandestinement de Bruxelles pour attirer Avaron et Garoul dans un guet-apens ?
  
  - Mais non, puisque ce voyage était mon alibi. Ce sont les hommes de Vodziek qui ont fait le coup selon mes instructions. J’avais prouvé à Vodziek que José Avaron et Simon Garoul nous doublaient, ce qui était faux, bien entendu.
  
  - Vous venez de parler d’alibi. Est-ce que cela veut dire que vous deviez camoufler votre action ?
  
  - Évidemment. Comme il y a toujours des fuites entre les diverses organisations pro-soviétiques, personne ne devait savoir que j’avais livré moi-même mon réseau à la D.S.T. C’est dans cet esprit que j’ai utilisé la combine de l’Agence Mentor. Je me doutais bien que Velder allait vous alerter.
  
  - Justement, enchaîna Coplan avec vivacité. Il y a là une contradiction qui saute aux yeux. D’une part, vous misez sur Velder pour aiguiller la D.S.T. vers votre réseau, mais, d’autre part, vous organisez la liquidation d’Avaron et de Garoul.
  
  - L’explication est très simple : cet imbécile de Velder, après sept semaines d’enquêtes, n’avait encore rien pigé ! Or, moi, je pensais qu’en huit jours tout serait emmanché... Moscou m’a relance et j’ai été contraint d’accélérer l’affaire.
  
  - Vous ne faites pas de sentiment, à ce que je vois.
  
  - Vous vous figurez peut-être qu’on m’a laissé le choix ?... L’envoyé du Kremlin m’a fait comprendre que la lenteur de mes opérations de sabordage inquiétaient Moscou. Bref, en me donnant l’ordre de hâter les choses, on voulait vérifier du même coup mon loyalisme.
  
  - C’est donc si grave que cela, au Kremlin ?
  
  Cette question étonna Leyel.
  
  - Vous me parliez tout à l’heure de la brochure que vous avez trouvée chez Tourbay, dit-il d’une voix amère. Si vous l’avez lue, vous devez être fixé. C’est pire que de la dynamite. Entre les partisans du communisme russe et les partisans du communisme chinois, c’est un duel à mort... Et dès l’instant où mon adjoint Tourbay a accepté d’acheminer le matériel de la propagande pro-chinoise, il est devenu un ennemi du Kremlin. Il a signé son arrêt de mort et celui de tous les membres de mon réseau. Moi, heureusement, j’avais donné des preuves de ma fidélité à Moscou.
  
  Leyel, en parlant, affichait cette espèce d’indifférence un peu hautaine des aventuriers qui savent perdre un combat sans sourciller. En dépit de sa petite taille, il avait l’étoffe d’un véritable condottiere.
  
  - En Occident, reprit-il, on ne mesure pas ce qu’il y a de dramatique, de tragique même, dans ce conflit de doctrine qui oppose l’URSS et la Chine Populaire. Le Kremlin ne défend pas seulement la cohérence et l’unité du Parti : c’est la survie de la Russie et de la planète qui est en jeu. Si les thèses de Pékin finissent par triompher, ceux qui règnent à Moscou seront évidemment balayés, mais, ce qui est infiniment plus effroyable, c’est que ce sera la guerre atomique dans quelques années. Les Chinois l’annoncent froidement : ils veulent la guerre pour détruire à tout jamais le capitalisme.
  
  - L’ennui, maugréa Francis, c’est que l’U.R.S.S. et l’Occident et les U.S.A. sauteront ensemble, et que les seuls bénéficiaires seront les Chinois... Mais, pour en revenir à nos affaires, pourquoi diable Tourbay a-t-il opté pour le camp chinois ?
  
  - Ce n’est pas sa faute. Il était tenu par un clan polonais qui marche avec les staliniens de Pékin. Des communistes de Varsovie.,,
  
  - Et Avaron ?
  
  - Son cas est le même. C’est d’ailleurs lui qui avait recruté Tourbay... Avaron a dirigé le réseau jusqu’au moment où Moscou m’a chargé de regrouper cette organisation et celle de Brasselet.
  
  - Comment Avaron a-t-il pu entraîner un homme tel que le châtelain de Palluzac ?
  
  - Tourbay s’était rendu à la Foire Commerciale de Poznan pour ses affaires de plastique. Il cherchait de nouveaux débouchés. C’est Avaron qui avait organisé ce voyage... Les Polonais ont été malins : ils ont accordé à Tourbay des tas de privilèges pour écouler sa marchandise derrière le Rideau de Fer... Vous connaissez le topo : de fil en aiguille, Tourbay s’est laissé embobiner. Quand il a réalisé, c’était trop tard.
  
  - A propos, fit Coplan, est-ce vous qui avez placé dans le souterrain de Palluzac la boîte de coquillages destinée au vieux Brasselet ?
  
  - Oui, c’est moi. Il fallait bien que je vous montre le chemin ! Sans mon intervention, vous n’auriez jamais détecté la piste de Mourzon... J’aurais bien voulu sauver Brasselet, remarquez, car il est très fort. Mais quand j’ai plaidé sa cause, j’ai essuyé un refus catégorique. Pour Moscou, tout ce qui a été contaminé par les staliniens doit être détruit. La gangrène exclut les demi-mesures...
  
  Il y eut de nouveau un silence. A la fin, Coplan demanda à Leyel :
  
  - Au fond, vous êtes content que tout soit fini?
  
  - Dans un sens, oui, reconnut le prisonnier.
  
  Il eut un vague sourire :
  
  - Ce que je regrette, évidemment, c’est d’avoir raté ma sortie. J’aurais dû me méfier davantage encore. Quand j’ai croisé Movanski, à Digne, il y a quatre ou cinq jours, ça ne m’est pas venu à l’esprit que c’était pour moi qu’il se baladait dans le secteur. Des gars qui sont dans le cinéma, j’en connais tellement.
  
  - Et Vania ? Quel était le but de ses rencontres avec Tergovitch ?
  
  - Transmissions verbales. Tergovitch lui indiquait les missions et elle répétait les instructions à José Avaron. C’est la méthode la plus sûre : elle est à sens unique, et elle ne laisse pas de traces.
  
  - Je connais, opina Francis. L’autre bout de la chaîne, c’est Tourbay ?
  
  - Oui. Il livre les renseignements au cours de ses voyages.
  
  - Et le vieux Brasselet classe les archives, contrôle la valeur des marchandises livrées ?
  
  - Exactement...
  
  Profitant d’une brève pause dans le dialogue, le directeur de Coplan intervint :
  
  - Monsieur Leyel, prononça-t-il avec une politesse d’archevêque, je suis heureux de constater que vous manifestez des dispositions... euh... coopératives. Cela prouve que vous êtes un homme intelligent ; et la collaboration des gens intelligents est toujours profitable pour tout le monde. Nous reprendrons cette conversation incessamment et j’espère que vous persisterez dans cette voie. Nous sommes contraints de vous garder au secret, à titre provisoire, mais on vous donnera le maximum de confort. On vous donnera aussi de quoi écrire. Je vous engage vivement à consigner vos souvenirs.., Plus vous serez généreux, plus nous le serons. Sous quelle identité aviez-vous préparé votre fuite ?
  
  - Sous le nom de Charles Bentzer, J’ai des papiers à ce nom-là.
  
  - Parfait. Vous serez placé en détention comme étant Charles Bentzer. Puisque Georges Leyel est mort, paix à ses cendres.
  
  - C’est le mot de la chose, marmonna Leyel, cynique. Je vous signale en passant que l’homme qui se trouvait dans ma voiture et qui a péri dans J’incendie de celle-ci n’a pas souffert. Je J’avais drogué au moyen d’une cigarette, il se nomme Bernard Gerdinger. C’était un de mes collaborateurs. Je l’ai choisi parce qu’il avait à peu près mon gabarit.
  
  - Un dernier point : quelle est la position de Tergovitch ? demanda le Vieux.
  
  - Il est condamné depuis plus de trois mois. Il ne le sait pas encore, mais il va succomber à une crise cardiaque.
  
  - Et votre femme ? Elle est dans le secret ?
  
  - Sûrement pas ! Si elle lit les journaux français, elle va se croire veuve.
  
  - Nous reparlerons de tout cela, conclut le Vieux.
  
  
  
  
  
  Dans le bureau de son patron, Coplan s’exclama :
  
  - Le plus marrant, c’est qu’en fin de compte votre diagnostic était juste : il s’agissait bien d’un réseau qui se sabordait !...
  
  - Le vôtre était valable aussi, dit le Vieux. En prenant l’affaire du côté Avaron-Garoul, il s’agissait effectivement d’un réseau en perdition.
  
  - Vous avez du pain sur la planche ! plaisanta Francis. Si le Sieur de Tourbay rentre d’Angleterre, il aura également des choses à confesser.
  
  - Il est rentré, et il est arrêté, révéla le Vieux. C’est une véritable mine d’or que je vais avoir à exploiter.
  
  Puis, songeur tout à coup :
  
  - La morale de l’affaire, voyez-vous, Coplan, c’est que ceux qui se moquent de l’espion de papa se trompent lourdement. Et dangereusement. En haut lieu, on ne se passionne que pour le renseignement scientifique ; c’est important, je ne le nie pas. Mais des individus comme le vieux Brasselet, qui opèrent dans l'ombre depuis des dizaines d’années, c’est tout aussi redoutable, croyez-moi.
  
  - J’en connais qui ne seraient pas d’accord sur ce point.
  
  - Oh, je le sais bien ! Mais ils ont tort, je vous le répète... Est-ce que vous avez déjà eu l’occasion de regarder de près une charpente rongée par les termites ?... C’est exactement cela : en apparence, c’est d’une solidité à toute épreuve. Vous donnez une chiquenaude, et tout s’écroule.
  
  - Mai 1940, murmura Coplan.
  
  - Absolument, ponctua le Vieux. On prétend que l’Histoire ne passe jamais deux fois les plats, et je ne discuterai pas là-dessus. Mais je prétends, moi, qu’une ruse qui a fait ses preuves n’est jamais démodée... Il y a un moraliste qui a très bien exprimé cette vérité...
  
  Il fronça les sourcils.
  
  Puis, haussant les épaules :
  
  - Diable, ça m’échappe... Je vous citerai cette phrase une autre fois...
  
  - Rassurez-vous, dit Coplan en riant, j’ai très bien compris. Du reste, en matière de Renseignement, je suis de ceux qui pensent que toutes les théories sont valables, même celles qui paraissent contradictoires. L’espionnage est un univers qui comporte quelques dimensions de plus que le monde normal.
  
  - Je puis payé pour le savoir ! approuva le Vieux en tirant sa vieille pipe de sa poche.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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