Kenny, Paul : другие произведения.

Les silences de Coplan

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  La grande salle du palais de justice d’Athènes était pleine à craquer. La foule attentive et silencieuse qui s’entassait dans les tribunes réservées au public composait un tableau étrangement disparate. On voyait là des ouvriers endimanchés, des fonctionnaires, des bourgeois, des étudiants, des soldats, des commerçants et même quelques paysans taciturnes venus de leurs campagnes lointaines. Beaucoup de femmes aussi. Et pas seulement les habituelles dames d’âge mûr que l’on rencontre dans tous les tribunaux du monde. Plusieurs élégantes, en tailleur d’après-midi avaient déserté le thé du King’s Hôtel pour assister à ce spectacle captivant qui aurait pu s’intituler : un gala judiciaire.
  
  Depuis trois jours, le retentissant procès des espions rouges passionnait l’opinion.
  
  Pourtant, le matin où le procès avait débuté, les curieux qui se pressaient dans le prétoire avaient éprouvé une certaine déception. Attirés par le côté mystérieux et romanesque de l'affaire, ils avaient ressenti un sentiment de frustration lorsque les six accusés avaient fait leur apparition. L’occasion de contempler, en chair et en os, un véritable espion professionnel, c’est là un événement si exceptionnel que les gens se font forcément des idées. Or, en l’occurrence, les cinq hommes et la femme qui avaient pris place dans le box des inculpés présentaient un aspect d’une banalité déconcertante. Incarcérés depuis sept mois, pas encore adaptés au manque d’air, au manque d’exercice, à la solitude morale et à la nourriture de la prison, ils avaient la mine pâle, défaite, un peu bouffie, et cette expression inquiète, ahurie, qui donnent un air minable à la plupart des détenus.
  
  Par la suite, toutefois, les prisonniers avaient montré qu’ils avaient du cran. Après le réquisitoire implacable de l’Auditeur général, les accusés avaient répondu avec beaucoup de courage aux questions de l’officier supérieur qui présidait le tribunal militaire.
  
  Nicolas Karadis, le principal inculpé, avait non seulement reconnu la matérialité des faits qu’on lui reprochait, mais il en avait réclamé d’emblée la pleine responsabilité. gé de trente-sept ans, solidement bâti, calme et intelligent, Karadis déclarait qu’il avait agi par idéal et par patriotisme. Son système de défense était fort simple : la Grèce étant un pays pauvre, il estimait qu’elle devait rester neutre dans la rivalité russo-américaine. Et, partant de cette conviction, il avait fondé, pour maintenir la balance égale entre l’est et l’ouest, un réseau de renseignements dont la mission consistait à transmettre aux Soviétiques - via la Bulgarie - le maximum d’informations politiques, économiques et militaires. En sa qualité d’ingénieur-civil spécialisé dans le calcul des constructions à ossature rigide, il avait pu entrer en contact avec un organisme para-militaire où il avait finalement introduit deux de ses complices : Constantin Valozek et Georges Nassiadès. Ces deux derniers se trouvaient avec lui dans le box des accusés.
  
  Le dossier des juges contenait deux motifs précis d’inculpation. Primo : le vol des instructions secrètes concernant la mise en état d’alerte de la gigantesque base aéronavale de Kalamaki. Secundo : la communication aux Russes du plan de mobilisation du Q.G. Oriental de l’OTAN en cas de conflit.
  
  Sur ces deux points, les limiers de la Sûreté avaient réussi à mettre la main sur des documents de tout premier ordre. Ces pièces à conviction, parfaitement irréfutables, avaient été découvertes au domicile de la femme Kristina Papadikou, démarcheuse au service d’un Office Immobilier d’Athènes.
  
  Kristina Papadikou, une belle brune de trente-trois ans, aux formes avantageuses, au regard sombre, à la bouche sensuelle, avait pour amant attitré un Serbe, ancien instructeur des maquis de Macédoine, nommé Josef Sarrek. Grand, maigre, chauve, d'une laideur presque fascinante, mais doté d’un tempérament énergique, ce Sarrek assumait les fonctions de directeur technique du réseau Karadis. Bien qu’il frisât la cinquantaine, c'était un individu audacieux et coriace. Il vivait soi-disant aux crochets de sa maîtresse, mais la police était persuadée que c’était un agent rétribué par Moscou. L’enquête n’avait pourtant pas permis de faire la lumière sur ce point.
  
  A ces cinq personnages présentement rassemblés sur le banc des accusés s’en ajoutait un sixième, un petit bonhomme aux cheveux noirs, au teint sombre, aux yeux de myope, un Français originaire de Toulon, installé depuis neuf ans comme dessinateur publicitaire indépendant à Athènes. Il s’appelait Bruno Chassal, était de mère grecque, parlait la langue à la perfection et avait de nombreuses relations dans les milieux de l’industrie et du commerce. L'acte d’accusation avait prouvé que des liens étroits existaient entre Chassal et le réseau Karadis. L’Auditeur général avait versé au dossier de l’instruction une lettre manuscrite du Français par laquelle celui-ci promettait à la belle Kristina Papadikou de lui présenter un de ses compatriotes, attaché aux Affaires Culturelles de l’ambassade de France à Athènes. Sans être inculpé de complicité directe, Bruno Chassai était néanmoins sérieusement impliqué dans l’affaire de trahison. Il avait reconnu que Kristina avait eu des bontés à son égard et que l’attirance charnelle qu’il éprouvait pour elle l’avait quelque peu aveuglé. Il affirmait cependant que sa promesse écrite n’avait pas eu de suite concrète.
  
  Tel était précisément l’argument majeur de l’avocat de Bruno Chassai qui terminait en ce moment même sa plaidoirie, la toute dernière de ces longs débats.
  
  Requis par l’ambassade de France à Athènes, l’avocat de Chassal était un homme encore jeune - il n’avait pas trente ans. Visage un peu lourd mais plein de gravité, voix ferme et claire, gestes sobres. Il se nommait Christo Diamandis. C’était la première fois qu’il plaidait devant une cour militaire. Il éprouvait un certain trac, certes, mais cela ne se voyait pas. Son attitude au banc de la défense se distinguait de celle des autres avocats par l’extrême déférence qu’il témoignait à l’égard du jury.
  
  Au demeurant, sa tactique ne laissait pas d’être fort habile. Renonçant à tout effet oratoire, il se bornait à étayer la thèse suivante : Chassal n’est pas un coupable, c’est une victime.
  
  Selon le jeune avocat, cela ressortait du dossier du moment qu’on voulait bien examiner la chose avec un minimum de bonne foi. Car, en vérité, Bruno Chassal n’avait commis aucun délit positif. A l’exception de Kristina et du concubin de celle-ci, le Français ne connaissait aucun autre membre du réseau Karadis. L’enquête confirmait ce point.
  
  Par ailleurs, Chassal avait la réputation d’être un honnête homme, travailleur, estimé de tous. Il n’avait pas de casier judiciaire, il gagnait bien sa vie, son standing était honorable, on ne lui connaissait point d’attaches politiques. La belle Kristina. pour l’entraîner au mal, avait utilisé des armes auxquelles un célibataire de quarante-trois ans ne peut guère résister très longtemps...
  
  Maître Diamandis termina son exposé en demandant aux juges de se montrer compréhensifs et indulgents.
  
  Un murmure d’approbation s’éleva dans l'assistance après cette plaidoirie. Bruno Chassal inspirait la pitié, presque la sympathie. Au reste, le tribunal et même l’Auditeur militaire avaient laissé percer une certaine compassion à l’endroit du Français, homme naïf et crédule, tombé dans le piège de l’amour, ce qui était assez conforme à la légende universelle qui veut que la galanterie soit la préoccupation dominante de tout citoyen français digne de ce nom.
  
  Le président du jury demanda alors à chacun des accusés s’il avait encore quelque chose à dire pour sa défense. Sur un signe négatif des intéressés, le magistrat militaire ordonna aux gendarmes d’évacuer les inculpés. Après quoi, les juges se retirèrent pour délibérer.
  
  L’Auditeur général, assis à l’extrême gauche, et le greffier, assis à l’extrême droite, ne bougèrent pas. Le public en déduisit aussitôt qu’il n’y aurait pas de suspension d’audience et que les délibérations du jury seraient brèves.
  
  Selon toute apparence, le verdict avait sans doute été réglé avant l’ouverture du procès.
  
  La rumeur confuse des conversations chuchotées s’amplifia dans les travées de la tribune réservée au public.
  
  
  
  
  
  A la table des journalistes - un longue table (elle se composait de planches posées sur des tréteaux et recouvertes de drap vert) installée pour la circonstance au pied de l’estrade des juges - les commentaires et les pronostics allaient bon train également. Reporters, chroniqueurs, correspondants particuliers et envoyés spéciaux échangeaient des opinions à voix basse.
  
  La presse du monde entier était là. Pour des raisons diverses, tous les pays avaient envoyé des observateurs à Athènes.
  
  A vrai dire, l’affaire Karadis était beaucoup plus qu’un procès d’espionnage ou de trahison. Étant donné le contenu politique du dossier, il s’agissait, en fait, d'un nouvel épisode de la guerre froide. Les chancelleries et les états-majors étaient intéressés, les stratèges et les politiciens aussi. De plus, les initiés savaient que l’issue de ce duel aurait certaines répercussions dans les services spéciaux d’Europe et d’ailleurs.
  
  Les trois représentants de la presse française bavardaient entre eux. Très décontractés, ils partageaient l’optimisme général quant au sort de leur malheureux compatriote. Assis à côté de l’un des correspondants français, un journaliste belge demeurait immobile et silencieux. C’était un homme qui pouvait avoir dans les trente-cinq ans, athlétique, au visage un peu rude, aux traits bien dessinés et virils.
  
  La carte professionnelle qui l’accréditait pour le compte d’une agence liégeoise portait le nom de Pierre Lambert. En réalité, il s’appelait. Francis Coplan.
  
  Venu tout exprès dans la capitale grecque pour suivre le procès Karadis, l’envoyé des services secrets français avait estimé nécessaire de modifier quelque peu son aspect. Ses cheveux décolorés étaient d’un châtain clair presque blond, de grosses lunettes à monture d’écaille dissimulaient son regard, sa lèvre supérieure s’ornait d’une courte moustache de la même teinte que sa chevelure.
  
  L’œil rêveur, Francis Coplan attendait tranquillement le retour du jury. Pour passer le temps, il laissait errer son regard sur l’assistance.
  
  Brusquement, le brouhaha s’éteignit. Comme si un mystérieux signal eût été donné, la foule se tut. Un lourd silence plana dans le prétoire et, sans transition, l’atmosphère devint tendue, extraordinairement dramatique.
  
  La voix sèche d’un huissier claqua :
  
  - La Cour militaire.
  
  Une petite porte venait de s’ouvrir dans le fond de la salle, derrière l’estrade. Roides et solennels dans leurs uniformes, le faciès figé, les sept magistrats militaires regagnèrent leur place, face à l’assistance. Tous les sept étaient des officiers de haut grade, médaillés, imposants. Ils se réinstallèrent sur leur siège, croisèrent les bras.
  
  - Faites venir les accusés, commanda le président.
  
  Un peloton de douze gendarmes en grand uniforme, commandant en tête, alla chercher les six inculpés dans la permanence contiguë pour les ramener dans le box. Obéissant à l’ordre que leur intimait l’officier des gendarmes, les accusés restèrent debout pour écouter la sentence. Leur physionomie altérée trahissait l’angoisse qu’ils ressentaient en cette minute suprême. Pour eux, les sept personnages bardés de décorations qui étaient alignés sur l’estrade, c’était le Destin.
  
  Le président se leva, prit un temps pour regarder la foule, puis, d’un ton glacial, commença à lire un feuillet qu’il venait de saisir dans sa main droite.
  
  Francis Coplan, les yeux baissés vers son carnet de notes, surveillait d’un regard en biais la main de son voisin immédiat, un des trois journalistes français. Il vit ce dernier inscrire les peines que prononçait le président du tribunal :
  
  Nicolas Karadis : travaux forcés à vie.
  
  Constantin Valozek : vingt ans de réclusion.
  
  Georges Nassiadès : quinze ans de réclusion.
  
  Josef Sarrek : travaux forcés à vie.
  
  Kristina Papadikou : vingt ans de prison.
  
  Bruno Chassal : six ans de prison.
  
  L’assistance - qui avait retenu son souffle - se détendit d’un seul coup. Des mouvements divers parcoururent la foule. Les uns étaient déçus, les autres exprimaient leur satisfaction, mais tous épiaient intensément les réactions des coupables que l’on venait de châtier si durement. Karadis et Sarrek, condamnés à vie, n’avaient pas bronché. On eût dit que le verdict les avait changés en statues de pierre. Georges Nassiadès, le plus jeune du groupe, fermait les yeux. Il était pâle comme un moribond, et l’on voyait qu’il était sur le point de défaillir. Quinze années dans une forteresse ! Une longue agonie, sa jeunesse perdue, sa vie gâchée à tout jamais. C’était pire que douze balles.
  
  Kristina, stoïque, serrait les dents pour encaisser avec dignité le coup atroce qui la frappait. Livide, les deux mains crispées sur la rampe de bois du box, elle ne pouvait cependant réprimer un rictus nerveux qui lui déformait la bouche. Elle respirait avec difficulté, son souffle soulevait par saccades ses seins arrogants.
  
  A quoi pensait-elle ? A son avenir, sans doute ? Aux vingt années qu’elle allait passer entre les quatre murs de sa cellule ? Ou bien à sa beauté ? A sa beauté dont elle s’était mal servie et qui allait se faner dans une amère solitude, derrière les barreaux d’un cachot ?
  
  Quant à Bruno Chassal, il demeurait passif, le front penché, les bras le long du corps, frêle et misérable, comme totalement absent de tout ce qui l’entourait.
  
  Le président, d’une voix devenue à peine audible, continuait à énoncer la suite du verdict, et notamment les peines annexes frappant les condamnés : perte des droits politiques, civils et militaires, radiation des réserves de l’armée, mise sous séquestres des biens et profits, confiscation définitive des documents saisis par la police et par la Sûreté au cours de l’enquête, etc...
  
  A la table de la presse, Coplan était le seul à ne pas rédiger de notes.
  
  De plus en plus rêveur, il regardait distraitement les visages anonymes de la foule étagée sur les gradins de la tribune publique, les visages de tous ces gens qui ne se résignaient pas à partir et qui, jusqu’à la dernière minute, voulaient scruter d’un œil vorace, insatiable, ce spectacle passionnant : des espions pris au piège.
  
  Pourtant, ces cinq hommes et cette femme, personnages blafards qu’entouraient les gendarmes, ne composaient vraiment pas un tableau réconfortant. La réalité les avait dépouillés des fallacieux prestiges de l’aventure...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le soir de ce même jour, à neuf heures moins le quart, le journaliste belge Pierre Lambert, alias Francis Coplan, quittait son hôtel de l’avenue Venizelos pour descendre à pied vers la place Omonia. Malgré la fraîcheur de la soirée - inhabituelle à la fin de février - les promeneurs étaient nombreux. Coplan, vêtu d’un simple veston de tweed gris-clair, n’avait pas tellement chaud.
  
  A une centaine de mètres d’Omonia, il fut accosté par un racoleur qui, le prenant sans doute pour un touriste anglo-saxon, lui vanta les mérites d’une boîte de nuit toute proche.
  
  - Nous avons les plus belles filles d’Athènés, lui glissa le jeune type en anglais. Venez jeter un coup d’œil, ça ne vous engage à rien. Je vous offre un whisky.
  
  - Thanks, nasilla Coplan, d’un ton si sec que l’autre n’osa pas insister.
  
  Après avoir traversé le vaste carrefour où la bouche de métro avalait et crachait sa foule de noctambules, Francis s’engagea dans l’avenue Konstantinou, tourna dans la première rue adjacente, à droite, et s’arrêta devant un immeuble de cinq étages, de construction moderne, à la façade jaune et plate.
  
  Il se pencha pour déchiffrer les noms inscrits devant les cinq boutons de cuivre de la sonnerie, poussa sur le troisième. La porte s’ouvrit presque tout de suite.
  
  L’ascenseur déposa Coplan sur le palier du troisième. Debout à l’entrée de l’appartement de gauche, Maître Christo Diamandis attendait son visiteur pour l’accueillir.
  
  Coplan serra la main que lui tendait le jeune avocat et se présenta :
  
  - Pierre Lambert.
  
  - Oui, veuillez entrer, acquiesça le Grec qui parlait un français impeccable.
  
  Il ajouta en refermant la porte palière :
  
  - J’ai reçu un coup de fil de l’ambassade de France qui m’annonçait votre venue.
  
  - J’espère que je ne vous dérange pas ?
  
  - Nullement, assura l’avocat.
  
  Il introduisit Coplan dans un bureau paisible et cossu, désigna un siège, alla s’asseoir derrière sa table de travail encombrée de dossiers.
  
  - Je me trompe peut-être, reprit-il en dévisageant Coplan, mais il me semble vous avoir vu parmi les journalistes qui suivaient le procès des espions ?
  
  - C’est exact. Mais rassurez-vous je ne suis pas venu ici pour vous demander une déclaration à la presse.
  
  Avec un léger sourire qui n’était pas exempt de puérile satisfaction, Diamandis demanda :
  
  - Comment avez-vous trouvé ma plaidoirie ?
  
  - Si j’en juge d’après le résultat, elle a dû être excellente. Votre client, le malheureux Bruno Chassai, ne s’en tire pas trop mal.
  
  Cette réponse assez évasive étonna le jeune avocat.
  
  - Vous n’avez pas approuvé la thèse que j’ai développée ?
  
  - Pour vous dire toute la vérité, maître Diamandis, je dois vous avouer que je ne pratique pas votre langue. A part une centaine de formules courantes que j’ai apprises pour la circonstance, le grec moderne m’échappe, hélas.
  
  - Ah, vraiment ? Mais... comment avez-vous pu suivre les débats, dans ces conditions ?
  
  - Je ne suis ni journaliste, ni Belge. Je me suis fait accréditer comme correspondant de presse pour pouvoir assister au procès en bonne place, c’est-à-dire face aux tribunes publiques. Je voulais surtout me rendre compte de l’atmosphère du tribunal et me faire une idée des gens qui viendraient là en spectateurs. J’appartiens à l’administration française.
  
  Le Grec, de plus en plus surpris, questionna :
  
  - Et quel est le but de votre visite ?
  
  Coplan se renversa contre le dossier de son fauteuil.
  
  - Eh bien, voici, commença-t-il d’une voix empreinte de la plus grande cordialité. Pour étrange que cela puisse vous paraître, nous avons de bonnes raisons, à Paris, de croire que Bruno Chassai a été victime d’une machination qui ne le visait pas personnellement mais qui voulait surtout atteindre certains membres de notre représentation diplomatique en Grèce. Mon gouvernement m’a donc chargé de mettre tout en œuvre pour faire sortir Chassal de prison dans les plus brefs délais.
  
  - Mais c’est impossible ! s’exclama Diamandis, effaré. Il a été condamné d’une façon absolument légale. Il doit purger sa peine. En tout cas; les deux tiers au moins. Aucune intervention ne peut empêcher le déroulement normal de la justice.
  
  - Quatre ans de cellule, pour un homme que l’on peut qualifier d’innocent, c’est encore beaucoup trop, vous en conviendrez, maître ?
  
  - Innocent, innocent, protesta l’avocat en secouant la tête, le mot ne me semble pas tout à fait approprié au cas de votre compatriote. Il y a cette lettre, ne l’oubliez pas.
  
  - Et si cette lettre était un faux ?
  
  - Chassal a reconnu devant le magistrat instructeur qu’elle était bien de sa main.
  
  - Il craignait peut-être des représailles ? émit Coplan. L'Auditeur général lui-même a laissé entendre que le réseau Karadis avait probablement des ramifications que l’enquête n’a pas pu découvrir.
  
  Le visage du Grec se fit plus dur, et sa voix plus catégorique :
  
  - Je ne vois pas ce que vous pourriez tenter utilement pour obtenir une libération rapide de Bruno Chassai, mais que cela ne vous empêche pas d’agir si vous en avez la possibilité. En ce qui me concerne, je préfère vous le dire tout de suite, je ne ferai rien.
  
  Il regarda son interlocuteur droit dans les yeux. Puis, après un silence, il expliqua :
  
  - D’ici deux ou trois ans, si mon client s’est conduit d’une façon exemplaire en prison, je serai évidemment autorisé à introduire une demande de mise en liberté conditionnelle. Mais c’est tout. Et je ne réponds pas de la suite qui sera donnée à ma requête... Pour les affaires civiles, on peut toujours essayer d’écourter la détention : recours en grâce, maladie, situation morale, etc... Mais lorsqu’il s’agit d’un tribunal militaire, ce n’est pas du tout pareil, monsieur Lambert. Pas du tout pareil.
  
  - Il arrive que des prisonniers s’évadent, murmura Coplan avec un sourire.
  
  Diamandis changea de couleur. Terriblement offusqué, atteint dans son honneur professionnel eût-on dit, il se leva.
  
  - Si vous le permettez, nous en resterons là, prononça-t-il avec froideur.
  
  Il allait contourner sa table pour reconduire Coplan, mais celui-ci l’arrêta d’un geste de la main en disant, enjoué :
  
  - Excusez-moi, je plaisantais.
  
  - Je l’espère, fit le Grec en se rasseyant. Je suis d’ailleurs persuadé que Chassal n’accepterait pas de se laisser entraîner dans une aventure de ce genre. Personne ne serait assez stupide pour commencer toute une existence d’homme traqué, de paria., afin de se soustraire à une peine relativement courte. La France elle-même pourrait difficilement accueillir un fugitif condamné pour trahison.
  
  - Cela tombe sous ie sens, accorda Francis, toujours souriant.
  
  Puis, redevenant sérieux, il interrogea :
  
  - Je suppose que vous irez voir votre client avant son transfert vers le lieu définitif de sa détention ?
  
  - Oui, demain. Il a trois jours pour signer son pourvoi, mais j’ai l’intention de lui déconseiller cette démarche... A mon avis, il a tout à y perdre.
  
  - Seriez-vous d’accord pour lui transmettre un message ?
  
  - Quel message ?
  
  - Il s’agirait de lui poser une simple question.
  
  - Quelle question ? insista Diamandis, peu disposé à se laisser manœuvrer.
  
  - Nous aimerions qu’il sache que ses amis de Paris ne le laissent pas tomber. Et nous aimerions surtout qu’il nous indique éventuellement une piste.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Quand les inspecteurs de la Sûreté l’ont arrêté, en juillet dernier, Chassal a dû réaliser très vite que c’était un piège qui se refermait sur lui. Par conséquent, il a dû se tracer une ligne de conduite qui tenait compte de tous les dessous de l’affaire. Or, je ne vous apprends rien, un suspect sait très bien qu’il a intérêt à se taire. Chassal n’a sûrement pas révélé aux policiers et au magistrat instructeur tout ce qu’il savait.. A l’égard de ses amis, son attitude ne sera pas la même. La question qu’il y aurait lieu de lui poser serait donc la suivante : peut-il nous indiquer le nom et l’adresse d’une personne qui serait en mesure de nous fournir quelques lumières sur ce traquenard dont il a été victime ?
  
  Diamandis ne put retenir un petit ricanement sceptique :
  
  - Vous ne croyez pas qu’il se serait empressé, au contraire, d’en parler aux inspecteurs qui l’ont interrogé ?
  
  - Je ne le crois pas, maître.
  
  - Vous pensez qu’il redoutait réellement une vengeance des complices inconnus de Nicolas Karadis ?
  
  - De Nicolas Karadis ou de Josef Sarrek, peu importe. Mais nous pensons qu’il a dû garder pour ses amis, pour ses amis les plus sûrs, des confidences dont l’autorité aurait fait un usage fort dangereux pour lui. soit dans l’immédiat, soit dans l’avenir.
  
  Comme le jeune avocat ne répondait pas, Coplan s’enquit d’un ton aimable :
  
  - Est-ce que ma requête vous paraît déplacée ? Vous êtes le défenseur en titre de Bruno Chassai. En nous aidant à tirer au clair sa mésaventure, vous ne sortez pas du cadre de vos attributions, n’est-ce pas ? Un fait nouveau peut déclencher le processus de la révision. En matière d’espionnage, cela n’a rien de chimérique.
  
  - Non, dit brusquement le Grec, je ne peux pas faire ce que vous me demandez, monsieur Lambert. Il y a trop de risques. Et pas seulement pour moi, mais pour Bruno Chassal lui-même et aussi pour vous, pour votre ambassade. Vous ne connaissez pas les prisons modernes... Je ne devrais pas vous dire ces choses, mais je suis absolument convaincu que tous les parloirs du Centre pénitentiaire sont équipés de microphones invisibles et peut-être de caméras de surveillance La moindre confidence du prisonnier serait interceptée. Nos entretiens avec les détenus se limitent rigoureusement aux questions officielles du dossier, de la procédure, des formalités judiciaires.
  
  Coplan baissa la tête, ennuyé, songeur. Diamandis reprit d’une voix moins appuyée :
  
  - Entre nous, je dois reconnaître que j’ai été frappé, dès le début, par la prudence évidente de Bruno Chassal lorsque je m’entretenais avec lui... Vous l’ignorez peut-être, mais il a été pendant plus de quatre mois au secret. Cela signifie que, pendant tout ce temps, seuls les enquêteurs de la Sûreté Nationale et les fonctionnaires du contre-espionnage avaient le droit de le voir, de lui parler. Quand votre ambassade m'a chargé de sa défense, il y a de cela cinq semâmes, je pensais que mon client allait se mettre à me parler d’abondance, comme c’est presque toujours le cas après une longue période de solitude. Eh bien, pas du tout. Chassal ne répondait à mes questions que par un minimum de mots, et toujours avec circonspection. Bref, sa méfiance était visible, ostensible, dirais-je même.
  
  - Cela confirme ma thèse, fit observer Coplan. Il avait peur, et il contrôlait ses déclarations. En d autres termes, il redoutait de lâcher par inadvertance certains aveux. Or, celui qui craint de révéler un secret, c’est qu’il en possède un. N'est-ce pas logique ?
  
  - En effet, oui... Mais vous admettrez que le parloir de la prison n’est pas du tout indiqué pour une confession sincère ?
  
  Coplan, tout en opinant, extirpa de la poche intérieure de son veston de tweed un gros stylo noir.
  
  - Je n’irai pas jusqu’à vous demander de confesser votre client, maître Diamandis, concéda-t-il négligemment. Étant donné le lieu où mon compatriote se trouve, ses paroles feraient plus de tort que de bien, comme vous venez de le démontrer. En réalité, il suffirait que vous glissiez habilement dans votre conservation une petite phrase très anodine. Chassal comprendrait, je n’en doute pas. Et s’il a quelque chose à me communiquer, il le fera de la même manière.
  
  - Comment voulez-vous qu’il devine mes intentions ?
  
  - Faites-moi confiance sur ce point, susurra Francis avec bonhomie.
  
  Christo Diamandis, qui avait l’air de commencer à saisir certaines choses lui aussi, examinait son visiteur d’un œil quelque peu différent.
  
  - Citez-moi un exemple de phrase anodine, pria-t-il, toujours sur la réserve.
  
  Coplan prit son agenda, le feuilleta.
  
  - Celle-ci me paraîtrait assez judicieuse, dit-il sans lever les yeux. Tout en expliquant à Chassal qu’il n’a aucun intérêt à signer son pourvoi, vous lui signalez que sa condamnation est un minimum. Et vous ajoutez, par exemple : votre punition est juste, car, en tant qu’étranger, vous avez non seulement violé le code civil mais aussi le code d’honneur.
  
  - C’est à peu près ce que j’aurais dit, effectivement. Et vous croyez que Chassai comprendra ?
  
  - Oui, si vous tenez dans votre main ce stylo. C’est un Tigre ancien modèle. Il le connaît, et son attention sera alertée. De plus, la phrase que je viens de vous citer est une phrase-clé. Le mot code y figure deux fois à moins de cinq mots d’intervalle.
  
  - Je vois, acquiesça le jeune avocat à voix basse. Je devrai respecter scrupuleusement la disposition des mots, je présume ?
  
  - Oui, c’est important.
  
  Diamandis opina en silence. Des horizons insoupçonnés s’ouvraient dans son esprit. Ce journaliste, qui n’était pas journaliste, n’était pas un visiteur ordinaire. Et Bruno Chassai n’était sans doute pas un dessinateur ordinaire non plus.
  
  Coplan, imperturbable, posa son regard sur le Grec. La réaction de celui-ci n’était pas trop méchante, en somme.
  
  - Acceptez-vous de me rendre ce service, maître Diamandis ?
  
  - Oui, rien ne s’y oppose. Seulement, c’est la réponse de mon client qui me tracasse un peu... S’il utilise, lui aussi, une phrase-clé, je devrai l’enregistrer dans ma mémoire avec le maximum de fidélité, n’est-ce pas ?
  
  - Je m’en voudrais de vous imposer un tel exercice. J’ai pensé à tout, n’ayez crainte. Ce stylo est un peu spécial...
  
  Coplan dévissa le capuchon de l'instrument.
  
  - La partie utile et la réserve d'encre n’occupent que le quart du stylo. Tout le reste est garni d’un mécanisme enregistreur. Vous tournez discrètement l’extrémité du réservoir, ici, et les appareils miniatures se mettent en marche. Le fil vierge peut contenir une heure de conversation. Et le dispositif est totalement silencieux. Vous pouvez même écrire pendant l’enregistrement, ça ne gêne pas.
  
  - Bien, bien, murmura Diamandis, sidéré mais s’efforçant de conserver une expression impassible.
  
  Coplan se leva pour déposer le stylo sur la table, devant l’avocat. Ce dernier déclara :
  
  - Revenez demain, à la même heure. Je ferai de mon mieux, et j'espère que vous serez satisfait.
  
  - L’ambassade vous en saura gré, conclut Francis.
  
  Au moment de prendre congé, il demanda encore à brûle-pourpoint :
  
  - De vous à moi, maître, pour quelle raison le gouvernement n’a-t-il pas décrété le huis-clos pour ce procès ? En général, quand un tribunal militaire juge une affaire d’espionnage et de trahison, les débats sont entourés du secret le plus absolu.
  
  - La situation de la Grèce est un peu particulière. Sauf erreur, je pense que notre gouvernement a voulu impressionner l’opinion. Le délit étant flagrant, l’occasion était belle... Il faut savoir que les partis de gauche, malgré la guerre civile, représentent encore chez nous un tiers des électeurs. Les autorités militaires tenaient sans doute à démontrer publiquement la menace de subversion et de trahison que constituent ces partis.
  
  - Pas mal joué, reconnut Francis.
  
  Et il ajouta :
  
  - Ma position personnelle n’est pas la même que celle du gouvernement grec. Moi, je suis adversaire de toute publicité. Je compte donc sur votre discrétion ?
  
  - Demain soir, quand vous sortirez d’ici, je n’aurai jamais entendu parler de vous et je ne vous connaîtrai pas.
  
  - Nous sommes faits pour nous entendre, assura Coplan en serrant la main de Diamandis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Après sa visite à l’avocat de Bruno Chassal, Coplan reprit la direction d’Omonia, descendit dans le métro, prit un billet pour Le Pirée.
  
  Il monta dans la première rame en partance. Comme le métro d’Athènes n’a qu’une seule ligne et qu’Omonia est un de ses terminus, Coplan ne risquait pas de se tromper de train.
  
  Environ vingt-cinq minutes plus tard, il débarquait. En sortant de la gare, il acheta des cigarettes. Un vieux tramway ferraillait autour de la place, grinçant et cahotant. Il y avait beaucoup de monde, ici aussi. Et surtout des matelots en bordée qui sillonnaient par groupes exubérants les rues proches des quais. La rue Miaoulis, une longue artère qui borde le Grand Port depuis l’Agora jusqu’à la Douane, faisait penser à une kermesse. Des marchands ambulants vendaient leurs beignets, on dégustait des brochettes de viande aux échoppes, des filles à la démarche sinueuse se faufilaient de coin en coin l’œil vif, la bouche pincée.
  
  Tout en se livrant à quelques exercices destinés à vérifier son incognito, Francis s’amusa à observer le manège des prostituées. Elles détectaient avec une rapidité remarquable l’apparition d’un bon client ou la progression d’un ennemi. Le bon client, c’est le marin américain. L’ennemi, c’est le flic en civil. Au Pirée, la police des mœurs ne badine pas.
  
  Les limiers de la Sûreté et les observateurs du contre-espionnage grec ne sont pas non plus des plaisantins. Ils sont nombreux, bien camouflés, et il est très difficile de les repérer parmi les badauds, les dockers, les mendiants et toute cette faune hétéroclite qui hante la grande ville maritime. Étrange ville, du reste ! Pleine de désordre, animée d’une sourde vitalité, toujours en expansion.
  
  Des relents de goudron, de poisson séché, de friture et de poussière se mêlaient à l’odeur d’iode et de mazout qui venait de la mer.
  
  Un peu avant d’arriver au bâtiment de la Douane, Coplan bifurqua sur la gauche pour enfiler une transversale. Il changea encore plusieurs fois d’itinéraire avant de se diriger finalement vers la rue de Bouboulina.
  
  Il s’arrêta devant une petit maison assez délabrée, sonna. Une vieille femme aux cheveux gris vint ouvrir. Elle portait un tablier souillé et délavé. Méfiante, elle avança la tête pour distinguer dans la pénombre les traits du visiteur.
  
  - Lambert, dit simplement Coplan.
  
  Elle opina, grommela en français :
  
  - Entrez, Vassi vous attend.
  
  Avant de refermer la porte, elle jeta un rapide coup d’œil dans la rue.
  
  Guidé par la vieille, Coplan longea le couloir obscur du rez-de-chaussée, fut introduit dans une pièce carrée, basse de plafond, pauvrement meublée.
  
  Vassi Molanis s’amena deux minutes après. C’était un type dans la pleine force de l'âge, très brun de peau et de chevelure, bel homme, sûr de lui, un peu avantageux même II était vêtu d’un pantalon de flanelle fatigué, d’une chemisette brune qui modelait son torse puissant et laissait voir ses bras musclés. En dépit de sa négligence vestimentaire, il y avait en lui quelque chose de racé, une sorte d’autorité tranquille et solide qui émanait de ses gestes nonchalants,
  
  - Salut, Coplan. fit-.il avec enjouement, la main tendue
  
  Ses lèvres très rouges et ses dents blanches confirmaient sa vigueur, sa santé éclatante.
  
  Il poussa une chaise près de la table.
  
  - Installez-vous, vous êtes chez vous. Nous serons plus à l’aise ici pour bavarder... Cela vous ennuie peut-être de venir d'Athènes mais je n’aime pas beaucoup rencontrer des amis là-bas. Surtout au Café Constantin. Comme je n’ai pas le genre élégant, je me fais remarquer.
  
  - Vous avez tout à fait raison. Paris avait choisi cet établissement parce que je le connais et qu’il est immuable (Voir : « Expédition sans retour »).
  
  Tandis que Coplan s’asseyait, le Grec alla chercher dans une petite armoire une bouteille et deux verres.
  
  - J’ai écouté la radio, murmura-t-il en prenant place en face de son visiteur. Dans l’ensemble, le verdict correspond à ce que j’avais pronostiqué. Chassal s’en tire bien, mais la mère Kristina a été salée. Vingt ans de taule ! Je trouve que le tribunal a eu la main lourde pour elle.
  
  - Les juges militaires sont toujours méchants à l’égard des femmes, rappela Francis. J’estime d’ailleurs quelle ne les a pas volés, ses vingt ans. Par contre, je ne partage pas votre avis au sujet de Chassal. Je pensais qu’il obtiendrait le sursis, ou une peine de principe : un ou deux ans, maximum. Et comme il a tiré sept mois de préventive, je croyais qu’il serait relaxé.
  
  - Impossible, prononça Molanis. Absolument impossible. Son dossier n’était pas mauvais, je le sais, mais la loi est la loi.
  
  Tout en remplissant les deux verres, il expliqua :
  
  - Il faut bien se mettre dans la tête que la législation grecque est particulièrement féroce en matière d’espionnage. Si vous restez en mission dans ce pays pendant un certain temps, je vous conseille de ne jamais perdre de vue cette loi 375. Elle a été créée au temps de la dictature et elle n’a jamais été abrogée. Or, l’article dix de cette loi stipule d’une façon très précise qu’il est non seulement interdit de donner assistance, d’héberger ou de cacher des espions, mais aussi de participer à une réunion, où se trouverait un traître. Ce texte permet toutes les interprétations. Je vous l’ai dit lors de notre première conversation, il y a une semaine, quand vous êtes arrivé à Athènes : je ne comprends pas l’incroyable stupidité de Chassal. A-t-on idée d’écrire une lettre comme celle qu’il a envoyée à cette poule ! C’est de la folie pure. Si encore il l’avait demandée en retour. Mais non ! Le pauvre idiot n’y songe même pas. Et pourtant, il devait connaître la musique, lui. II travaillait en Grèce depuis neuf ans.
  
  - J’admets que c’est une histoire plutôt extravagante, émit Coplan. Et c’est du reste pour la tirer au clair que je suis ici. Mais vous avez tort de traiter Chassal d’idiot. Je puis vous assurer, Molanis, que c’était un type de toute première force. Avant de quitter Paris, j’ai longuement étudié son dossier au Service. Eh bien, croyez-moi, Chassal a fait preuve pendant neuf années d’une habileté, d’une sagacité hors ligne. Il a fait de l’excellent boulot, et sans le moindre pépin.
  
  - Dans ce cas, sa maladresse est encore plus incompréhensible. J’espère que vous réussirez à savoir ce qui s’est passé. Avez-vous pu contacter son avocat, comme vous en aviez l’intention ?
  
  - Oui, et il a marché. Je lui ai confié le stylo-enregistreur. Si tout va bien, nous aurons peut-être un tuyau demain soir. Je suppose que vous serez ici, vers la même heure ?
  
  - Je m’arrangerai.
  
  - Vous aurez un magnétophone spécial pour que nous puissions écouter le fil du Tigre ?
  
  - Je m’en suis déjà occupé. Tout sera prêt.
  
  - Merci. A la bonne vôtre.
  
  Ils trinquèrent. Coplan fit claquer sa langue.
  
  - Sensationnel, votre ouzo (Alcool anisé, spécialité grecque), dit-il en savourant l’arôme de la liqueur.
  
  Déposant son verre sur la table, il reprit :
  
  - Maintenant, dites-moi, est-ce que vous avez pu tâter le terrain du côté de votre antenne à la Sûreté nationale ?
  
  - Oui. Malheureusement, votre suggestion est irréalisable. Tous les dossiers repris à l’affaire Karadis ont été transmis à la justice militaire dès le 18 juillet dernier.
  
  - Il doit y avoir des copies dans les archives, non ?
  
  - Zéro. Tout a été nettoyé. Mon agent a poussé ses investigations aussi loin qu’il a pu, et sa réponse est nette : l’autorité militaire a raflé tous les documents, aussi bien les originaux que les copies. Les services spéciaux de l’armée se méfient de la police civile. Et ils ont bien raison, entre nous soit dit. Nous avons des tas de progressistes clandestins dans nos administrations.
  
  Coplan, perplexe, se gratta rêveusement la tempe.
  
  - Mon travail se présente bien, grimaça-t-il en soupirant. Chassal est bouclé, votre informateur ne sait rien...
  
  Il y eut un silence.
  
  Vassi Molanis contemplait le fond de son verre d’un air pensif.
  
  - Vous savez que le Vieux m’avait demandé un nouveau rapport détaillé concernant l’affaire Chassal ? s’enquit-il brusquement.
  
  - Première nouvelle, répondit Coplan, étonné.
  
  - Je me doutais que vous n’étiez pas au courant, fit le Grec en souriant. Le Vieux a toujours eu un faible pour les cachotteries et les sondages par la bande. Mais puisque nous devrons peut-être collaborer, je préfère vous en parler en toute franchise. Dans mes conclusions, je recommande vivement de ne pas insister, de considérer la condamnation de Chassal comme mettant le point final à cette histoire malheureuse. Chassal est grillé, cela ne sert plus à rien de revenir là-dessus. Au contraire, nous risquons de déclencher une réaction en chaîne et de trinquer à notre tour.
  
  Coplan leva les yeux vers son interlocuteur mais ne répondit pas.
  
  Vassi poursuivit, d’un ton soudain plus agressif :
  
  - Admettons que l’avocat, nous ramène une indication fournie par Chassal. Qu’est-ce que ça peut bien nous foutre de savoir pour quel motif il a fait le c... avec cette Kristina ? De toute manière, nous connaissons le fin mot de l’histoire. Cette femme opérait sur ordre de son amant, et celui-ci était au service de Moscou. Supposons même que la lettre ne soit qu’un faux. C’est ce que vous avanciez comme hypothèse, l’autre jour. A mon sens, cela ne change rien à rien. Chassal a probablement essayé de s’infiltrer dans le réseau Karadis, et il s’est cassé la gueule. C’est tout.
  
  - Il y a du pour et du contre, grommela Francis, hésitant. Je reconnais qu’une enquête comme celle que je veux mener est une arme à double tranchant. Elle peut nous attirer pas mal d’emm... En revanche, elle peut aussi nous apporter des révélations très instructives, très utiles. Et non seulement pour le Service en général, mais pour vous en particulier.
  
  - Non, je n’y crois pas.
  
  - Personne n’est invulnérable, vous savez, fit remarquer Coplan. Si Chassal a mis le pied dans un piège à loup, cela peut vous arriver aussi. Or, mes recherches peuvent vous procurer des informations précieuses sur ce qui se trame dans les coulisses.
  
  Molanis haussa les épaules. Il n’était pas convaincu. Coplan, après avoir allumé une cigarette, conclut d’un ton assez détaché :
  
  - En tout état de cause, on m’a chargé d’une mission et je suis bien obligé de m’en acquitter. Du moins aussi longtemps que le Vieux ne me rappelle pas à Paris. Bien entendu, je ferai appel à vous le moins possible. Je ne tiens pas à attirer la foudre sur votre tête. Mais il y a une dernière chose que vous m’aviez promise : avez-vous questionné vos collaborateurs au sujet des relations de Chassal ?
  
  - Oui. C’est négatif sur toute la ligne, comme je le prévoyais. Et c’est normal, du reste. Depuis dix-sept mois que j’ai pris la succession de Simon Nikopoulos, Bruno Chassal ne m’a contacté qu’une seule fois. Et encore, pour un renseignement d’ordre secondaire : il s’agissait de vérifier l’état-civil d’une bonne femme qui avait entraîné un diplomate français dans un bordel de la rue Philon. A part ça, nous avons toujours respecté les consignes du cloisonnement. La plupart de mes agents ne savent même pas que Chassal était des nôtres. Enfin, plus ou moins des nôtres, puisque ses instructions visaient surtout le secteur M.O. de l’OTAN (Athènes est le siège du Quartier général Oriental de l’OTAN, secteur « Forces Alliées Méditerranée »). Ceci dit, s’il y a une personne en Grèce qui pourrait éventuellement vous aider, c’est Dave Jenfield, l’attaché culturel de l’ambassade américaine. Il fait partie des services de sécurité de l’OTAN. Il travaillait en cheville avec Chassal et ils étaient très amis. S’il y a un dessous des cartes, il doit le savoir. Vous allez dire que je me répète, mais que voulez-vous que j’y fasse ?
  
  Coplan eut une mimique maussade.
  
  - J’ai déjà communiqué cette information au Vieux. La réponse est catégorique : défense de contacter Jenfield.
  
  - Mais pourquoi, grands dieux ? Cette histoire le concerne en priorité, alors ?
  
  - Justement. Il a rentré son rapport via le Commandement suprême des Forces alliées et il ne veut plus entendre parler de l’affaire Chassal. Mettez-vous à sa place ! II a failli être compromis. Il en veut à mort à Chassal !
  
  - Je le comprends! s’exclama durement le Grec.
  
  Il y eut un nouveau silence. Molanis en profita pour remplir les verres. Coplan, écrasant son mégot dans un cendrier ébréché qui se trouvait sur la table, murmura, philosophe :
  
  - On verra peut-être plus clair demain. Mais au cas où le coup du stylo ne donnerait pas les résultats escomptés, je voudrais préparer un autre stratagème pour contacter Chassal. Seriez-vous en mesure de me dénicher le nom et l’adresse d’un surveillant de la prison municipale ?
  
  - Ce n’est pas irréalisable, mais dans quel but ?
  
  - Le truc des billets clandestins qu’un gardien accepte d’introduire et de sortir, vous connaissez le système.
  
  - C’est délicat, grimaça le Grec.
  
  - Dans toutes les prisons que j’ai connues - et elles sont nombreuses, hélas - cette pratique était en usage. Pourquoi n’en serait-il pas de même à Athènes ? Je sais que cela coûte cher, mais je vous passerai le fric nécessaire.
  
  - Ce n’est pas une question d’argent, rectifia Molanis. La poste clandestine existe évidemment chez nous comme partout ailleurs. Le petit personnel de l’administration des prisons est mal payé. De plus, un de mes collaborateurs a des relations dans ce milieu. Seulement, attention ! Chassal est un détenu politique, et il doit faire l’objet d’une surveillance très sévère. Si jamais votre message est intercepté, cela va se retourner contre Chassal et contre nous comme un boomerang.
  
  - Je vais encore y réfléchir... Mais alertez de toute façon votre collaborateur. Quelques tuyaux sur la vie de Chassal dans sa cellule, cela peut toujours nous servir, le cas échéant.
  
  - Promis.
  
  Ils vidèrent leur verre d’ouzo et Coplan quitta Molanis. Ce n’était, que la seconde fois qu’il le rencontrait, mais le nouveau chef du réseau français d’Athènes lui faisait bonne impression.
  
  En reprenant la direction de la gare du métro, Coplan eut une pensée mélancolique pour les deux collègues qui avaient précédé Vassi Molanis et qui, tous les deux, étaient morts pour la France, soldats anonymes de l’ombre. Il y avait, eu Victor Jamont, puis le brave Simon Nikopoulos... (Voir « F.X. 18 perd ses chances »).
  
  De retour à Athènes, il emprunta, la rue d’Hermès pour remonter jusqu’à la place de la Constitution, le cœur de la capitale hellénique moderne. Au passage, il leva, les yeux vers les fenêtres du second étage de l’immeuble portant le numéro 6. Aucun reflet de clarté ne palpitait à travers les rideaux de l’appartement. C’était là que Bruno Chassal avait habité pendant neuf ans : mais c’était fini maintenant. Le procès s’étant terminé par une condamnation. Chassai ne reviendrait plus dans son logis. A sa libération, il serait automatiquement expulsé de Grèce.
  
  Il y avait cependant un mystère qui subsistait au sujet de cet appartement. Après l'arrestation de Chassal, les enquêteurs avaient évidemment perquisitionné chez lui. Or, un fait était certain : ni les hommes de la Sûreté ni les spécialistes du contre-espionnage n'avaient découvert les archives secrètes de Chassal.
  
  Entre parenthèses, il avait eu de la chance. Et le Vieux aussi. Sans parler du réseau de l’OTAN !
  
  Mais rien que cela déjà s’inscrivait en faux contre l’assertion brutale de Vassi Molanis : Bruno Chassai n’était pas du tout un idiot. Il avait été coincé, certes, mais il avait réussi à sauver l’essentiel : ses documents.
  
  Coplan entra dans un café de la place de la Constitution et commanda un Cinzano-dry.
  
  Adossé contre le dossier de la banquette, il médita une fois de plus le problème qui l’obsédait depuis huit jours : comment un type aussi fort que Chassal avait-il pu se laisser posséder ?
  
  S’agissait-il d’une vulgaire histoire de femme ? Le Vieux était assez enclin à le croire. Kristina, dont il avait reçu des photos, lui paraissait de taille à réveiller n’importe quel cochon sommeillant. Mais lui, Coplan, n’était pas de cet avis. Un homme amoureux qui perd les pédales ne se soucie pas de faire disparaître en temps utile ses archives et d’effacer toutes les traces de ses activités illégales.
  
  Une erreur alors ?
  
  Fort probablement. Mais pas celle que l’on pouvait imaginer d’emblée. Le coup de la lettre ne collait pas avec l’esprit rusé de Chassal. Il y avait autre chose, mais quoi ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le lendemain, un peu avant onze heures du matin, Christo Diamandis franchissait le portail de la prison municipale. Vêtu d’un complet brun foncé de coupe classique, le visage austère, le jeune avocat remit au bureau de contrôle ses pièces d’identité, son laissez-passer et le document officiel qui lui permettait d’avoir un entretien avec le détenu Bruno Chassal.
  
  En échange de ces papiers - qui devaient rester au bureau jusqu’à la sortie du visiteur - Diamandis reçut une plaque de cuivre. Cette médaille, numérotée, confirmait sa qualité d’homme de loi.
  
  Pris en charge par un surveillant, Diamandis put alors pénétrer dans la prison proprement dite. Trois portes blindées furent successivement ouvertes par le surveillant, puis refermées après leur passage. Enfin, le visiteur entra dans le hall de l’aile C où se trouvaient les parloirs des avocats. Toutefois, avant d’être enfermé dans l’un des cagibis, Diamandis fut encore fouillé, examiné aux rayons X, et sa serviette de cuir fut minutieusement inventoriée par un préposé dont c’était le job.
  
  Après une ultime signature sur un registre, le jeune avocat put prendre place dans le parloir. C’était une pièce de deux mètres sur trois, aux murs nus, meublée d’une table de bois blanc et de deux chaises. La porte qui communiquait avec le couloir était un simple panneau grillagé. Pas question de dissimuler le moindre objet dans ce local plus dépouillé qu’une cellule de moine.
  
  Cinq minutes plus tard, Bruno Chassal, également convoyé par un gardien attaché à sa personne, entrait à son tour.
  
  Maître Diamandis lui serra la main avec une certaine froideur, le pria de prendre place en face de lui, sur l’autre chaise. Les deux surveillants se postèrent devant le grillage de la porte et restèrent là, muets, les bras croisés, le regard fixé sur l’avocat et son client. La table étant disposée perpendiculairement au couloir, cela permettait une surveillance de chaque geste de l’avocat et du détenu.
  
  Après quelques brèves paroles pour s’enquérir de la santé du condamné, Diamandis aborda le sujet principal de sa visite. En termes précis, d’une voix posée mais persuasive, il expliqua à Chassai pourquoi il lui déconseillait de signer un pourvoi.
  
  Chassai, voûté, les traits empreints de lassitude, les yeux voilés de tristesse derrière ses lunettes à monture en plaqué or, écoutait docilement. Il avait l’air encore plus minable qu’avant, maintenant qu’il avait troqué son costume de ville contre la combinaison grise des condamnés. gé de quarante-trois ans, il en paraissait dix de plus.
  
  Diamandis, après avoir exposé son point de vue, le résuma en quelques formules lapidaires. Puis, pour conclure, il prononça en saisissant son gros stylo noir et en l’agitant pour ponctuer ses mots :
  
  - Bien entendu, vous êtes libre de négliger mon conseil et de signer un recours. Si vous prenez cette décision, je poursuivrai la mission qui m’a été confiée. Je ferai les démarches, je plaiderai. C’est mon devoir.
  
  D’un geste apparemment machinal, il tripota le bout du porte-plume réservoir.
  
  - Seulement, termina-t-il, je vous répète ce que je viens de dire : la bienveillance de la justice à votre égard ne sera sans doute plus la même si vous récusez la sentence des juges militaires. Selon moi, le verdict était juste. La Grèce vous a accueilli, elle vous a donné le moyen de travailler en toute indépendance et de gagner honorablement votre vie. Vous avez bien mal répondu à sa confiance. Car enfin, comme étranger, vous êtes deux fois coupable. Vous avez intérêt à méditer mon avis, à réfléchir, à peser les propos que je vous tiens... Vous avez non seulement violé le code civil, mais aussi le code d’honneur.
  
  Bruno Chassai, levant les yeux, regarda son avocat bien en face et murmura :
  
  - Je comprends parfaitement ce que vous cherchez à m’expliquer, maître.
  
  Il posa son regard sur le stylo, puis, après un court silence, il reprit :
  
  - En toute sincérité, j’espérais que mes juges iraient plus loin dans l’indulgence. Je reconnais que les apparences sont contre moi, mais si j’accepte le verdict sans protester, ne va-t-on pas en déduire que c’est un aveu de culpabilité ?... J’ai commis une faute, c’est vrai. J’aurais dû me méfier de cette femme, mais que voulez-vous...
  
  Il baissa derechef la tête, resta pensif et silencieux. Il se recueillait, hésitant malgré tout à prendre une décision qui serait irrévocable.
  
  Diamandis entreprit de le persuader par d’autres arguments.
  
  - Un acquittement pur et simple est impossible, dit-il La loi est la loi. Et le tribunal se base sur un texte dont les termes sent clairs et rigoureux...
  
  Il cita les articles qu’il connaissait par cœur. Puis il en tira les conséquences.
  
  Chassal, le front soucieux, hochait la Tête en signe d’approbation. Mais il pensait à autre chose, car il préparait mentalement les phrases qu’il allait formuler à l’intention du récepteur logé dans le corps du stylo Tigre.
  
  
  
  
  
  A l’heure même où l’avocat d’Athènes s’expliquait avec Chassai dans le parloir de la prison municipale, Francis Coplan arpentait l'interminable rue Patission, cette artère animée, bruyante, qui traverse toute la ville depuis le pied de l’Acropole jusqu’aux quartiers populeux de la banlieue-nord.
  
  Le vent de l’aube ayant chassé les nuages, le ciel des dieux avait retrouvé sa limpidité légendaire. Il faisait beau, il y avait du soleil, c’était un plaisir de marcher, de respirer l’air tiède du précoce printemps grec..
  
  Arrivé devant un vaste établissement qui comportait plusieurs halls d’exposition, Coplan interpella en anglais un des employés qui se tenaient à l’entrée du bureau réservé à la clientèle.
  
  - Je voudrais louer une voiture sans chauffeur, dit-il au bonhomme.
  
  - A votre service, monsieur. Nous avons une vingtaine de véhicules ici et nous en avons d’autres à notre succursale de la rue de l’Académie. Si vous voulez faire votre choix, je suis à votre disposition. Pour combien de temps voulez-vous une voiture ?
  
  - Une quinzaine de jours.
  
  L’employé emmena le client vers une immense salle où les véhicules disponibles, soigneusement astiqués, étaient alignés.
  
  Coplan opta pour une Sunbeam noire, modèle 1957, dont l’extrême sobriété lui convenait.
  
  Les formalités terminées, il se mit au volant de la Sunbeam et, à titre de galop d’essai, se lança en direction du Musée national. Il poussa jusqu’à la limite du faubourg, décrivit une boucle pour revenir par le Lycabette. La capitale grecque et ses banlieues forment une cité dont la superficie - peu de gens le savent - dépasse celle de Londres et de New York. Coplan s’en rendit compte quand il jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet. Il dut accélérer pour arriver à temps à son rendez-vous. A midi juste, il se rangeait dans le parking de l’Acropole II prit un billet d’entrée, grimpa le sentier jusqu'aux Propylées. Les touristes s'en donnaient à cœur joie. On en voyait partout, et on entendait parler toutes les langues. Les Allemands et les Anglos-Saxons dominaient, mais on rencontrait aussi des Japonais discrets, des Hindous en costumes orientaux, de longs Nordiques taciturnes.
  
  André Davil était déjà là. Assis sur les marches de pierre, il faisait semblant de tripoter son appareil photographique.
  
  Davil, deuxième secrétaire à la section commerciale de l’ambassade, était un grand type d’allure bohème. Dégingandé, un peu brouillon, toujours embarrassé de ses bras trop longs, il avait une bonne tête ronde, hérissée d’une courte brosse brune, et des yeux bleus légèrement globuleux. Passionné de photo, il avait demandé un poste en Grèce uniquement à cause de la lumière miraculeuse de ce pays.
  
  - Tiens, bonjour Lambert, s’exclama-t-il comme si le hasard seul avait provoqué cette rencontre
  
  - Bonjour, dit Coplan. Toujours en pleine forme, à ce que je vois ?
  
  - Toujours, moi.
  
  - Et le déclic en bataille !
  
  - Toujours, répéta Davil.
  
  Coplan, promenant un regard à la ronde, plaisanta :
  
  - Tu n’es pas le seul. J’ai l’impression que c’est un jour faste pour la maison Kodak.
  
  Davil se leva, et les deux Français, d’un pas de promenade, se dirigèrent vers l’Erechtéion. Dans la clarté vive et sèche, les cariatides, drapées de reflets éblouissants, étaient plus belles, plus nobles que jamais.
  
  Lorsqu’ils furent à distance convenable des autres flâneurs qui déambulaient, Davil murmura :
  
  - Le Vieux me prie de te transmettre ses meilleures salutations. Il a été informé du résultat de l’affaire Karadis.
  
  - Et alors ?
  
  - Il n’est pas mécontent.
  
  - Mais encore ?
  
  - Tout est bien qui finit bien. Étant donné le verdict, il n’y aura pas d’intervention diplomatique. Pour l’ambassade, le dossier est classé. Notre ami Chassal n’a plus qu’à prendre son mal en patience.
  
  - Et via l’OTAN ?
  
  - Pas d’intervention non plus.
  
  - En clair : Chassal va se taper ses trois ou quatre ans de taule sans aucune aide extérieure ? On l’abandonne comme une vieille savate ?
  
  - Exactement, confirma Davil.
  
  Visiblement, la mésaventure de son compatriote ne le touchait pas beaucoup. Il ajouta entre ses dents :
  
  - Il s’est comporté comme une savate, on le traite comme tel. Je suis plutôt d’accord avec l’attitude du Vieux.
  
  Coplan, écœuré, ne répondit pas.
  
  Ils gagnèrent la terrasse qui flanque le Parthénon. Coplan, l’œil maussade, oublia de contempler le panorama sublime qui se déployait en contrebas.
  
  A la fin, il demanda :
  
  - Et moi ? Je rentre ?
  
  - Pas du tout. Le Vieux a bien précisé : F.X. 18 poursuit sa mission jusqu’au bout.
  
  - Facile à dire, ronchonna Francis En fait, je suis au bout. Chassal est embastillé, l’ambassade retire son épingle du jeu. Vassi Molanis ne sait rien, les archives ont disparu et Jenfield est intouchable...
  
  - Et ce n’est pas tout! renchérit Davil, goguenard. Interdiction plus formelle que jamais de compromettre le réseau permanent par des agissements intempestifs ou par des initiatives douteuses. Je te souhaite bien du plaisir quand même !...
  
  - Merci.
  
  - Il te reste une solution : consulter l’oracle de Delphes. Ce n’est pas bien loin d’Athènes, justement.
  
  Coplan ne se formalisa pas. Haussant les épaules, il marmonna :
  
  - A tout prendre, je n’ai pas à me plaindre. J’ai lu dans le New York Herald de ce matin qu’il fait actuellement un froid de canard à Paris. Un petit séjour en Grèce, vers la fin de l’hiver, ce n’est pas mal non plus.
  
  - Pas d’informations à envoyer ? s’enquit Davil. Pas de renseignements complémentaires à demander au sommet ? Mon déjeuner m’attend et mon épouse a horreur du mouton refroidi.
  
  - Une dernière question, mais à titre personnel et sans caractère officiel. Pourquoi ne suis-je pas autorisé à contacter Jenfield, moi qui ne suis pas dans le circuit local ?
  
  - Pour cent mille raisons, plus valables les unes que les autres. L’adjoint de Jenfield est un attaché de l’Air britannique nommé Wallace Dunbar. Comme les Anglais sont mal vus ici a cause de l’affaire de Chypre, Jenfield ne veut pas affaiblir davantage sa position en agissant en faveur d’un sujet français condamné pour trahison. Par ailleurs, le prestige de l’OTAN chancelle assez sérieusement dans les sphères politiques grecques. Enfin, raison majeure, la Grèce a refusé de soutenir Paris dans le débat sur l’Algérie. En regard de tout cela, Chassal ne pèse pas lourd ! Ce n’est pas le moment de verser de l’huile sur le feu.
  
  - Ridicule, laissa tomber Francis.
  
  - Peut-être, mais les ordres sont les ordres.
  
  Sur cette forte parole, Davil tendit sa main. Puis, de sa démarche d’échassier, il s’éloigna vers la sortie de la Porte Beulé, son Leica en bandoulière.
  
  - Bande de sagouins, maugréa Coplan, morose.
  
  Il leva les yeux vers le ciel immensément bleu, pensa à Chassal qui n’en voyait qu’un très petit bout à travers ses barreaux. Une bouffée de hargne lui monta au cœur. Et il réalisa subitement qu’une décision farouche venait de se préciser en lui. Maintenant, il était à fond avec le pauvre Chassal. Puisque tous les services réguliers reniaient le malheureux et se désintéressaient de lui, le choix n’était pas compliqué.
  
  
  
  
  
  A neuf heures du soir, comme convenu, Coplan sonnait à la porte de Christo Diamandis.
  
  Dès qu’ils furent assis dans la pièce où ils avaient conversé la veille, l’avocat grec dit en prélevant le stylo Tigre dans un des tiroirs de sa table de travail :
  
  - Voici votre instrument. J’ai fait de mon mieux pour tenir la promesse que je vous avais faite. J’espère que mon dialogue avec le prisonnier vous apportera les renseignements que vous désiriez.
  
  - Quoi qu’il en soit, fit Coplan en se levant pour prendre possession du stylo, je vous exprime toute ma gratitude, maître.
  
  Il glissa le réservoir dans sa poche, questionna :
  
  - Comment avez-vous trouvé Chassal, à présent qu’il est condamné ? Démoralisé ? Déprimé ?
  
  L’avocat, tout en se caressant le menton d’un air méditatif, répondit de sa voix calme :
  
  - Non, déprimé n’est pas le mot. Il est déçu, incontestablement. Il ne s’attendait pas à un acquittement, mais il ne s’attendait pas non plus à une peine aussi lourde. Il avait prévu un ou deux ans de prison et l’expulsion à vie du territoire grec, bref, un châtiment de principe. Ceci dit, il m’a donné l'impression d’accepter son sort avec courage C’est un homme au sujet duquel on se tromperait facilement si on ne le jugeait que d’après son aspect physique. Je crois qu’il est doté d’une force morale plutôt exceptionnelle. Vers la fin de ma visite, il m’a prié d’entamer des démarches pour qu’il soit autorisé, pendant sa détention, à étudier le chinois. A son âge, c’est méritoire. Et cela prouve qu’il entend bien ne pas se laisser abattre par l’adversité.
  
  - Je ne le connaissais guère, enchaîna Coplan, mais ce que l’on m’a dit de lui confirme votre opinion. Il paraît qu’à, plusieurs reprises, au cours de son existence, il a triomphé de certaines épreuves assez pénibles.
  
  - En outre, il est intelligent et il a du sang-froid, reprit l’avocat. Il a tout de suite compris ce que signifiait le stylo dans ma main. J’observais son visage : son expression n’a pas bougé d’un millimètre. Je n’ai rien saisi, par contre, aux paroles à double sens qu’il a pu prononcer à votre intention. Toutes ses phrases avaient une signification évidente, logique, et si notre conversation a été enregistrée par le service de sécurité de la prison, elle n’a rien eu d’équivoque. Sur ce point, je peux vous donner tous apaisements.
  
  - Je suppose qu’il a été d’accord pour refuser le pourvoi ?
  
  - Euh, oui... Mais j’ai dû insister pour le convaincre. Il s’est néanmoins rallié à ma thèse. Et j’en suis heureux, je ne vous le cache pas.
  
  - Je crois que les suggestions de notre ambassade allaient dans le même sens, si je suis bien informé ?
  
  - Oui, en effet.
  
  - Pensez-vous qu’il purgera sa détention à Athènes ?
  
  - Sûrement pas. Toutes les peines privatives de liberté qui excèdent deux ans sont transférées dans des établissements de province.
  
  - Serez-vous avisé de son transfert ?
  
  - Oui, mais avec un certain retard. Les avocats ne sont jamais renseignés à l’avance sur les changements de prison de leurs clients. Vous comprenez pourquoi.
  
  - En général, combien de temps restent-ils ici après leur jugement ?
  
  - Une fois la condamnation définitive, cela varie entre deux semaines et deux mois. C’est une question qui ne regarde que l’administration pénitentiaire.
  
  - Je vous remercie, maître, conclut Coplan en se levant. Et je me permets de vous rappeler notre petite convention : quels que soient les événements qui puissent survenir au cours de mon bref séjour dans votre pays, vous oubliez les deux visites que je vous ai rendues.
  
  - Je tiendrai parole, soyez-en sûr.
  
  Au moment de reconduire son visiteur, Diamandis ajouta à mi-voix :
  
  - Mais croyez-en ma jeune expérience d’avocat, monsieur Lambert. La police est remarquablement organisée en Grèce. Et dites-vous bien que tout ce que vous seriez tenté de faire par des voies illégales en faveur de votre compatriote aurait des répercussions très graves pour lui.
  
  Coplan dévisagea son interlocuteur en silence. Diamandis avait fait du chemin en vingt-quatre heures. Ce qu’il devinait se lisait dans ses yeux graves.
  
  - Encore merci, prononça simplement Francis.
  
  Il s’en alla
  
  Quarante minutes plus tara, il pénétrait dans le salon minable de Vassi Molanis, au Pirée
  
  - Amenez votre bidule, mon vieux, dit-il au Grec. J’ai comme un pressentiment que Chassal a parfaitement pige le truc.
  
  Il extirpa le stylo Tigre de sa poche, le dévissa. Du corps de l’engin, il retira une capsule qu’il ouvrit.
  
  - Je suis curieux de voir ce qu’il va raconter, grommela-t-il en déposant sur la table une mince bobine de plastique noir sur laquelle était enroulé un fil magnétique de l’épaisseur d’un fil tambour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Vassi Molanis commença par prendre dans l’armoire le flacon d’ouzo et deux verres.
  
  - Respectons les traditions d’hospitalité, dit-il. Servez-nous à boire pendant que je descends à mon atelier au sous-sol. Il quitta la pièce, revint quelques instants plus tard avec une mallette de cuir qui avait la forme et les dimensions d’une machine à écrire portative.
  
  Ouvrant le coffret, il en retira un appareil assez semblable à un magnétophone de bureau. Avec une grande dextérité, il inséra dans le mécanisme de l’instrument la bobine fuselée extraite du stylo. Ensuite, après avoir raccordé le fil magnétique à l'une des roulettes de dévidement, il vérifia la position de la tête liseuse, régla la vitesse, enclencha une manette.
  
  Rien qu’à voir la manière sûre et précise dont les gros doigts du Grec manipulaient cet outil et ses accessoires, Coplan avait reconnu le spécialiste.
  
  - Quel est votre métier, Molanis ? s’enquit-il.
  
  - Chef-contremaître au service de la surveillance et de l’entretien des lignes téléphoniques. C’est un excellent alibi. Je vais à peu près où je veux et je dispose d’une confortable autonomie.
  
  - Vous ne pourriez pas aller contrôler les téléphones de la Prison Municipale, par hasard ?
  
  Molanis eut un sourire.
  
  - Non, je suis malgré tout limité. Les prisons et les ministères ont leurs propres techniciens...
  
  Retournant à l’armoire, il en ramena un bloc de papier à lettres et un crayon.
  
  - Tenez, si vous voulez prendre des notes.
  
  Coplan se prépara à écrire.
  
  - Allons-y, dit-il. Votre appareil fonctionne sur piles ?
  
  - Oui, je l’ai modifié dans ce sens. C’est plus commode à manier.
  
  Il poussa un des boutons de contact du magnétophone. Aussitôt, avec une extraordinaire clarté et une rare justesse des intonations, les voix de Diamandis et de Chassal résonnèrent dans le petit haut-parleur : « ...la bienveillance de la justice à votre égard ne sera sans doute plus la même si vous récusez la sentence des juges militaires...
  
  Molanis et Coplan, penchés vers l’appareil, retenaient leur souffle, ils échangèrent un rapide regard quand ils entendirent l'avocat prononcer textuellement la phrase-clé suggérée par Coplan : « Vous avez non seulement violé le code civil mais aussi le code de l’honneur. »
  
  Puis, la voix de Bruno Chassal : « Je comprends parfaitement ce que vous cherchez à m’expliquer, maître. »
  
  Un silence. La voix de Chassal : « En toute sincérité, j'espérais que mes juges iraient plus loin dans l’indulgence. Je reconnais que les apparences sont contre moi, mais si j’accepte le verdict sans protester, ne va-t-on pas en déduire que c’est un aveu de culpabilité ?... J’ai commis une faute, c’est vrai. J’aurais dû me méfier de cette femme... »
  
  Nouveau silence, plus long que le précédent. Puis la voix de Diamandis reprenant son argumentation sous un angle plus juridique. Nouveau silence.
  
  Coplan, le cœur battant, le crayon en suspens, attendait que Chassal citât la phrase-clé pour annoncer qu’il avait bien saisi le code et que sa réponse suivait sur les mêmes bases conventionnelles. S’il n’avait rien à transmettre, il glisserait dès le premier enchaînement le mot « INUTILE ».
  
  Quand l’avocat se tut, le prisonnier articula : « Vous dites que je suis deux fois coupable, que j’ai non seulement, violé, le code civil mais aussi le code d’honneur. Soit. Mais quand on est sous l’emprise d’une femme à la lois très désirable et diaboliquement perverse, pour lui résister, il faut être un roc. Et le roc lui-même, a des failles, maître. C’est de cela que mes juges auraient dû tenir compte, car toute l’explication de mon drame, l’explication de mon imprudence est là. Quand une femme vous tient, une femme comme Kristina, vous n’êtes plus vous-même... »
  
  Comme c’était de nouveau la voix de l’avocat qui venait ensuite, Molanis coupa d’autorité le contact.
  
  - Aucun doute possible, dit-il. Vous aviez raison. Chassal transmet un message. Je vais repasser ces paroles. Vérifiez si vous avez tout transcrit.
  
  Il appuya sur la touche du retour en arrière, stoppa, remit en route. Ils écoutèrent une seconde fois la phrase-message prononcée avec soin par le prisonnier. Coplan pointa mot à mot sa transcription, qui était d’ailleurs exacte.
  
  La suite de la conversation n’apporta aucun élément supplémentaire.
  
  Quand les voix se turent dans le haut-parleur, Molanis arrêta le magnétophone, s’approcha de Coplan, se pencha par-dessus son épaule.
  
  - Qu’est-ce que cela donne ? questionna-t-il.
  
  - Trois mots, dit Coplan, soucieux.
  
  D’un crayon incisif, il souligna les trois mots qui, dans les paroles de Chassal, revenaient au rythme convenu : ROC - EXPLICATION - FEMME.
  
  Le Grec et Francis se regardèrent. Molanis bougonna :
  
  - Ce n’est pas très explicite.
  
  - En effet. Mais c’est mieux que rien. Chassal ne pouvait évidemment pas nous communiquer tout un rapport. Mettez-vous à sa place. Il a dû improviser à toute vitesse, et tenir compte des oreilles indiscrètes.
  
  Vassi Molanis, perplexe, s’écarta pour prendre son verre. Il but une gorgée de liqueur, redéposa le verre, se croisa les bras et marmonna :
  
  - Roc... Explication... Femme... Sauf erreur, cela veut probablement dire que c’est dans un roc que se trouve l’explication de ce qui s’est passé entre lui et cette femme, cette Kristina de malheur.
  
  Coplan, les yeux baissés vers son bloc, resta silencieux. Molanis reprit avec une pointe d’aigreur :
  
  - Vous en penserez ce que vous voudrez mais je ne trouve pas ça très malin de nous adresser un casse-tête pareil. Il aurait pu se débrouiller pour nous faciliter un peu le boulot.
  
  Coplan se redressa.
  
  - Je ne sais pas ce que vous avez tous contre Chassal, mais je ne partage absolument pas vos préventions à son égard, maugréa-t-il. Mettez-vous un instant dans la peau des flics qui sont peut-être en train d’écouter, eux aussi, l’enregistrement du dialogue Diamandis-Chassal. Tenez, faisons l’expérience, faites repasser toute la bobine et imaginons que nous soyons des inspecteurs de la Sûreté.
  
  Molanis remit son appareil en batterie. Une fois de plus, ils écoutèrent avec le maximum d’attention l’enregistrement. Le Grec reconnut de bonne grâce que les paroles échangées dans le parloir avaient un sens logique indiscutable et que l’oreille la plus soupçonneuse n'aurait pu y déceler quelque chose d’anormal, d’insolite.
  
  Coplan émit d’un ton presque acerbe :
  
  - Eh bien, moi, je considère cela comme un tour de force. Je voudrais vous y voir, vous ! A brûle-pourpoint, élaborer des phrases aussi parfaitement en situation, aussi rassurantes pour les micros, et qui contiennent malgré tout un message caché, Chapeau pour notre ami Chassal. Je suis de plus en plus convaincu que l’homme qui est capable d’une telle combine, alors qu’il est pris au dépourvu, n’a rien d’un idiot ni d’une savate.
  
  - Bon, admettons, fit Molanis, conciliant. A première vue, qu’est-ce que vous tirez, vous, de la devinette ?
  
  - A première vue, j’y trouve une confirmation. Car voilà au moins une question définitivement réglée : le lien Chassal-Kristina n’est pas celui que le procès a mis en lumière. J’en avais le pressentiment, je vous l’avais dit. C’est maintenant une certitude, Chassal lui-même nous le déclare.
  
  Une grimace retroussa les lèvres rouges du Grec.
  
  - Ouais ! ricana-t-il. Mais, comme début de piste, c’est brumeux. Comment interprétez-vous ces trois mots ?
  
  Coplan, les sourcils arqués, avoua :
  
  - C’est une autre histoire, bien sûr... Ce serait plutôt à vous de me déchiffrer cela. Vous êtes mieux placé que moi pour le faire. Existe-t-il, à Athènes ou dans les environs, une personne ou un endroit qui se nomme ROC ?...
  
  - Pas à ma connaissance.
  
  - Et une équivalence ? On doit peut-être transposer ce mot ? Lui trouver un sens figuré, symbolique, que sais-je ? Il y a peut-être un gars qui s’appelle Pierre, ou Stein, ou Stone ?
  
  - Non, je ne vois pas...
  
  Pendant plus d’une heure, ils se creusèrent la cervelle pour essayer de résoudre ce problême. Mais aucune solution valable ne se présenta.
  
  Finalement, Molanis en eut assez.
  
  - Pour moi, c’est de l’hébreu, conclut-il... Vous m’aviez demandé d’organiser éventuellement un contact avec un surveillant de la prison. C’est en bonne voie. On a promis de m’indiquer demain soir, après-demain au plus tard, le nom et l’adresse d’un chef-gardien qui accepterait peut-être de passer des billets à un détenu. C’est un vieux bonhomme qui doit être mis à la retraite en juin. D’après les renseignements, il s’agit d’une vache de la pire espèce : féroce avec les prisonniers, mais retors et combinard quand il y a du fric à ramasser.
  
  - Je connais ce genre d’animal, murmura Coplan. On en trouve dans toutes les taules du monde. Quelle est la position du camarade qui se chargerait de l’opération ?
  
  - Ils sont deux. Le premier tient un bistrot dans le vieux quartier d’Adhrianou, l’autre est un marchand ambulant. Il vend des koulourias (Petits pains qui se vendent dans les rues d’Athènes).
  
  - Vous êtes sûr que ce gardien complaisant n’est pas un agent provocateur ?
  
  - Je prendrai mes précautions. Mais vous pourriez peut-être rédiger vous-même le billet destiné à Chassal ?
  
  - Je vais m’en occuper, promit Francis. Il faut que ce message soit rédigé de telle sorte que, même en cas d’interception, Chassal ne puisse pas être suspecté. Imaginer, par exemple, que l’expéditeur soit un petit malin de l'extérieur qui offre au prisonnier, moyennant une prime, de servir d’intermédiaire entre lui et un parent, une amie, un copain. En utilisant le code 2, aucun choc en retour n’est à craindre.
  
  - Polikala ! acquiesça Molanis, satisfait. Je vois qu’on peut vous faire confiance dans ce domaine. Votre idée est excellente. En cas de pépin; c’est le surveillant lui-même qui trinquera. Polikala... (Très bien)
  
  Coplan vida son verre, se leva.
  
  - A demain soir, dit-il. D’ici là, vous aurez peut-être découvert la signification de ROC ? Pensez-y.
  
  Dans le métro qui le ramenait à la capitale, Francis continua à se triturer les méninges. Le message énigmatique de Chassal pouvait aussi s’interpréter autrement. « Une femme, appelée Roc ou vivant près d’un roc, vous donnera les explications ». Ou encore : « C’est à partir de la femme qu’il faut chercher l’explication, avec obstination et fermeté ». Le roc est le symbole usuel de la fermeté. Il faudrait alors reprendre l’enquête du côté de Kristina Papadikou.
  
  
  
  
  
  Quand il émergea de la bouche du métro, a Omonia, Coplan en était à sa septième version du message étrange « ROC – EXPLICATION - FEMME. »
  
  Il rentra directement à son hôtel de l’avenue Venizelos, s’enferma dans sa chambre, alluma quelques cigarettes, prit un bain, se coucha.
  
  A l’étage au-dessus, il y avait un voyageur qui n’arrêtait pas de tousser bruyamment, longuement; la toux aiguë et sifflante de la trachéite. Dans une chambre voisine, on faisait couler de l’eau par intermittence; les borborygmes se répercutaient dans les canalisations.
  
  Coplan, les yeux ouverts, réfléchissait toujours. Malgré les rideaux fermés, une demi-clarté pénétrait dans la pièce par les deux fenêtres. On entendait aussi, discrète mais obsédante, une rengaine italienne que quelqu’un sifflotait quelque part dans la cour.
  
  Francis dut se relever pour aller prendre ses cigarettes sur la table. Il en profita pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. De l’autre côté de la cour, dans une pièce du rez-de-chaussée, assis à une longue table de bois, le visage fortement éclairé par une rampe de néon blanc, un gros type en tablier blanc préparait des sauces et des bouillons compliqués. C’était lui qui sifflotait bien tranquillement, tout en s’occupant de sa tambouille.
  
  Coplan se recoucha, plaça le cendrier de porcelaine à portée de sa main.
  
  On eût dit que cette nuit ne trouverait jamais son silence et sa paix. Mais peut-être n’était-ce là qu’une impression toute personnelle, et sans doute était-ce la devinette de Chassal qui entretenait dans l’esprit de Coplan cette sourde irritation ? Il avait la sensation confuse d’être en train de louper le coche et de chercher midi à quatorze heures. Car enfin, Chassal avait toujours été un homme habile, avisé, efficace. Son message devait être compréhensible pour les initiés. Il avait reconnu le stylo enregistreur, il avait utilisé le code, il avait glissé une communication dans sa conversation avec Diamandis.
  
  « ROC - EXPLICATION - FEMME ».
  
  Persuadé que la solution de ce problème devait être relativement simple, Coplan ne ia trouva cependant pas.
  
  Finalement, il s’endormit.
  
  Mais quand il se réveilla, le lendemain matin, il recommença tout naturellement à se creuser le ciboulot sur ce même leitmotiv.
  
  Il commanda son petit déjeuner par téléphone, s’isola dans la salle de bains attenante, se mit à sa toilette.
  
  Vers dix heures, après avoir rédigé un billet et placé ce billet dans une enveloppe, il sortit. Un soleil radieux illuminait la ville.
  
  Longeant l’ancien palais royal, il s’engagea dans l’avenue de la Reine-Sophie. En passant devant l’ambassade de France, il jeta discrètement son enveloppe dans la boîte aux lettres. Et il continua son chemin.
  
  Au terme de sa promenade, il revint à la place de la Constitution, se dirigea vers la rue d’Hermès Une fois de plus, il leva les yeux vers les fenêtres de l’appartement que Bruno Chassai avait occupé pendant neuf ans. C’était une hantise. Depuis dix jours qu’il était à Athènes, Coplan ne pouvait s’empêcher de revenir toujours à cet endroit. Son subconscient l’y ramenait, comme si la clé de l’affaire Chassal dût se trouver là.
  
  Ce qui était sûr, en tout cas, c’est que les archives de l’agent français étaient parties de cette maison avant son arrestation. Mais pour quel motif ? Et vers quelle destination ?
  
  A onze heures et demie, Francis alla chercher sa Sunbeam de location qu’il avait remisée dans un garage de la rue du Stade. Un quart d’heure plus tard, il rangeait la voiture près de la Porte d’Hadrien. De là, à pied, il gagna le Zappéion. De nombreux promeneurs flânaient dans les allées du jardin public. André Davil arriva peu après. Il paraissait de méchante humeur.
  
  - Dis donc, mon vieux, commençait-il en agitant sa tête ronde, j’espère que tu ne vas pas me mettre à contribution tous les jours ?
  
  - Faut ce qui faut, répondit Coplan avec bonhomie. Je ne peux pas mener mon enquête à bien sans un minimum de tuyaux. As-tu ma liste ?
  
  - Oui, la voici. Mais je ne garantis pas qu’elle soit complète. Chassal fournissait des dessins publicitaires à tellement de firmes ! J’ai relevé les maisons les plus importantes, les plus connues. Pourquoi as-tu besoin de ces renseignements ?
  
  - Comme j’en suis réduit à tâter le terrain, je ne veux rien négliger. A propos, n’avait-il pas parmi ses relations une personne mâle ou femelle dont le nom serait un dérivé de Roc ?... Laroche, Leroc, Rocher ? Ou bien Stone, Stein ?...
  
  - Pas que je sache.
  
  - Aucun compatriote immatriculé sous ce nom-là à l’ambassade ?
  
  - Non. Tu as un indice de ce genre ?
  
  - Oui et non...
  
  - C’est oui, ou c’est non ? Ta question laisse supposer que tu as trouvé quelque chose.
  
  Sans savoir pourquoi, Coplan garda le silence au sujet du message de Chassal. Il grommela simplement :
  
  - Une vague réminiscence du dossier que j’avais étudié à Paris avant de venir.
  
  Davil, haussant les épaules, assura :
  
  - Non, ça ne me dit rien.
  
  - Par conséquent, il n’y a pas anguille sous roche, conclut Francis. Merci pour la liste. Je ne te retiens pas. Madame Davil pourrait me prendre en grippe.
  
  Ils se quittèrent.
  
  Coplan déjeuna dans un restaurant des environs. Puis, ayant étudié la liste des sociétés pour lesquelles Chassai travaillait, il entreprit d’en faire la tournée.
  
  Simple tournée documentaire, du reste. Il n’interrogea personne, ne se montra dans aucun des bureaux en question. A chacune des adresses, il se contentait de jeter un coup d’œil sur les bâtiments ou sur les publicités qui étaient offertes à la vue des passants.
  
  D’un établissement à l’autre, arpentant les rues du centre commercial de la ville, il erra ainsi pendant près de trois heures. Et, bien qu’il eût entamé cette corvée sans beaucoup d’espoir, il se sentit déçu quand elle fut achevée. Il avait pu contempler pas mal de travaux exécutés par le dessinateur - des dépliants, une affiche vantant les mérites de la bière, divers prospectus, une autre affiche sur laquelle une belle paysanne en costume national recommandait ses excursions touristiques, etc... Dans l’ensemble, cette production reflétait un certain talent graphique, peu de génie créateur, beaucoup d’application.
  
  Mais pas la moindre trace d’une explication du mot ROC.
  
  Quelque peu désœuvré, Coplan retourna chercher sa voiture à la Porte d’Hadrien. Et, subitement, une idée germa dans sa tête. Il mit son moteur en marche, démarra, se glissa dans la file des voitures qui descendaient le boulevard Syngros en direction de la mer.
  
  Arrivé au carrefour de la baie de Phalère, il laissa la route du Pirée à sa droite et vira à gauche. Il dépassa l'aéroport, longea les plages populaires de Glifàdah, arriva bientôt à Vouliagmeni, la station chic en bordure de la Méditerranée. Il pénétra dans la petite cité balnéaire, gara sa voiture derrière un des restaurants de la place principale. Un panneau public qui portait le plan de la ville lui permit de s’orienter, Il découvrit sans trop de peine l’avenue de Vari, l’enfila pour grimper vers les hauteurs du quartier résidentiel.
  
  L’opulence des villas plantées dans les collines l’impressionna. Mais ne disait-on pas que le rêve de tout Grec devenu millionnaire à l’étranger est de s’acheter une propriété à Vouliagmeni ? Au vrai, le site était paradisiaque. Végétation gracieuse, ciel bleu, mer céruléenne, incroyable douceur de l’air à la fois sec et limpide, tout ici n’était que luxe, calme et volupté...
  
  Le numéro 124 de l’avenue était une fort coquette bâtisse blanche enfouie dans une profusion de buissons fleuris et d’arbustes ornementaux. La grille d’entrée, noire avec des motifs dorés, était entrouverte.
  
  Coplan s’avança tranquillement dans le jardin, les bras ballants.
  
  Il se trouvait à cinq ou six mètres de la terrasse qui précédait la villa quand une voix fluette, curieusement modulée, l’interpella en anglais :
  
  - Hello ? Où allez-vous, mister ?
  
  Coplan se retourna
  
  Un éphèbe blond, en chemisette blanche et pantalon gris, vautré dans un fauteuil relax, un livre sur les genoux et une plume de faisan dans la main, le dévisageait d’un air hautain, vaguement narquois.
  
  - Mister Jenfield, please ? s’enquit Francis avec un sourire poli.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Mon nom ne vous dirait rien, je suis un journaliste belge de passage à Athènes. Je viens de la part d’un vieil ami de Mister Jenfield.
  
  L’éphèbe se hissa, paresseusement hors de son fauteuil, s’approcha du visiteur.
  
  - Passez-moi votre carte, je vais voir si Mister Jenfield peut vous recevoir.
  
  Coplan sortit de son portefeuille une des cartes dont le Vieux l’avait gratifié. Le blond la parcourut en lisant à mi-voix :
  
  - Pierre Lambert, journaliste, attaché à l’Agence Continentale Belfra, Liège. Belgique.
  
  Puis, avec un sourire suave :
  
  - O.K... Wait a minute, please. I come back... (Attendez une minute, je vous prie. Je vais revenir...)
  
  Coplan opina, tout en pensant in petto, non sans éprouver une sérieuse envie de rigoler : « J’ai une touche avec mademoiselle ».
  
  Le jeunet grimpa les marches du perron en balançant la croupe comme une starlette. Aucun doute n’était possible sur les penchants intimes de ce petit personnage.
  
  Coplan promena un regard autour de lui. Dave Jenfield, pour un attaché culturel de troisième catégorie, était logé comme un gouverneur. Mais ce standing surprenant devait se rapporter surtout à ses fonctions occultes d’agent spécial américain dans le cadre civil de l’OTAN.
  
  Le jeune homme réapparut sur le perron, agita sa plume de faisan :
  
  - Hello! Vous pouvez venir.
  
  Il introduisit Coplan dans le hall de la villa, puis s’en retourna vers son relax. Dave Jenfield, débouchant d’un salon, s’encadra dans l’embrasure de la porte. Immobile, les deux mains dans les poches, il toisait le visiteur. Bronzé, en chemise de soie et pantalon de palm-beach, un nœud papillon gris-perle au cou, il en imposait. Il devait mesurer près d’un mètre quatre-vingt-dix, avait la carrure correspondante à sa taille, un visage glabre et osseux, de longs cheveux pâles ramenés en arrière et brillantinés. Malgré son physique de boxeur, il y avait dans ses prunelles grises une finesse indéniable. On pouvait concevoir, derrière ces yeux pénétrants, un esprit cultivé.
  
  - De quoi s’agit-il, monsieur Lambert ? demanda-t-il en français. En principe, je reçois les journalistes le vendredi matin à mon bureau de l’ambassade, jamais chez moi.
  
  Il avait une voix sourde, feutrée, distinguée. Mais la bouche trop mince était équivoque. Il devait être partisan de l’amour grec, et le jeune blond devait être son disciple favori.
  
  - Pourriez-vous m’accorder un entretien, Mr Jenfield ? Un entretien privé, plutôt confidentiel.
  
  - Au sujet de Bruno Chassal ? fit l’autre, abrupt.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - Votre nom figure sur la liste des journalistes autorisés à suivre le procès. Et d’ailleurs, je sais qui vous êtes et ce que vous êtes.
  
  Il guida Francis vers le salon, un salon Louis XV aussi vaste que somptueux. Cheminée Régence, sièges bleus et gris, rideaux en broché. A travers les hautes portes-fenêtres, on voyait la verdure du jardin.
  
  Un long type maigre aux cheveux roux et au teint rose se tenait près de la cheminée, un verre à la main.
  
  - Un confrère britannique, dit Jenfield à Coplan, Wallace Dunbar. Vous pouvez parler en toute confiance. Un whisky ?
  
  - Volontiers, accepta Francis.
  
  Ouvrant un dressoir-bar, Jenfield prit un verre. La bouteille de scotch se trouvait sur la table.
  
  - Alors ? attaqua l’Américain en tendant le verre d’alcool à Coplan. Je vous écoute.
  
  - Rassurez-vous, ma visite sera brève, murmura Coplan en guise d’entrée en matière. Je m’intéresse au cas de Bruno Chassal et si je me suis permis de venir vous déranger à votre domicile personnel, ce n’est que pour vous poser une question, une seule question. Pourriez-vous me dire si mon infortuné compatriote comptait parmi ses relations un homme ou une femme qui se nomme Roc, Laroche, Rocher, Stein ou Stone ?
  
  Jenfield ne répondit pas tout de suite. Les lèvres pincées, il prit un temps pour réfléchir.
  
  - Non, je ne vois pas... Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  De nouveau, mû par une sorte de réflexe instinctif, Coplan passa sous silence la véritable raison de sa curiosité.
  
  - C’est, une histoire un peu bizarre, expliqua-t-il en souriant. Un ami parisien de Chassal m’avait laissé entendre que je trouverais des renseignements chez une personne portant un nom de ce genre.
  
  Jenfield, se tournant vers Wallace Dunbar, le consulta du regard. La moue de l’Anglais était éloquente. Lui non plus, ça ne lui disait rien.
  
  L’Américain répéta de sa voix feutrée :
  
  - Vraiment, non, je ne vois pas de Laroc ou de Leroche dans l’entourage de Chassal. Désolé.
  
  - Tant pis, fit Coplan, résigné. Je tenais à vérifier ce petit détail par acquit de conscience, mais puisque vous ne pouvez pas me mettre sur la voie, je n’insiste pas.
  
  Sur ces mots, il vida son verre de scotch, le déposa sur la table.
  
  - Encore toutes mes excuses, Mister Jenfield. Et merci quand même.
  
  Il se préparait à prendre congé. Mais Wallace Dunbar intervint :
  
  - Vous permettez ? J’étais également un ami de Bruno Chassal, monsieur Lambert. Puis-je vous demander si vous avez l’intention de vous livrer à une enquête ?
  
  - Une enquête, c’est beaucoup dire, murmura Coplan. Je comptais seulement vérifier deux ou trois choses.
  
  Dave Jenfield enchaîna d’un ton presque rogue :
  
  - On m’avait formellement promis, à Paris, de classer cette affaire. Vous n’êtes sans doute pas au courant ?
  
  - Si, je suis au courant.
  
  - Comment dois-je considérer votre démarche alors ?
  
  - Je ne suis pas en mission officielle, expliqua Francis d’un air détaché. Au fond, c’est à titre personnel que j’ai demandé de pouvoir assister au procès Karadis. Chassal étant un ami de ma famille, c’est un peu par charité que j’ai voulu me pencher sur son cas.
  
  Jenfield articula d’un ton froid et persifleur :
  
  - Ce sentiment généreux vous honore, Lambert. Mais je vous saurais gré de cesser immédiatement toute activité ayant un rapport quelconque avec l’affaire Chassal, Nous n’avons rien à nous cacher, je pense ? Et je suis sûr que vous comprenez le sens de mes paroles.
  
  Coplan, impassible, dévisagea l’Américain.
  
  - Je suis confus, Jenfield, dit-il posément, mais j’avoue que vous me feriez un grand plaisir en me donnant quelques éclaircissements.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Au bout d’un moment, l’Américain parut se rendre compte qu’il avait fait fausse route en prenant un ton aussi cassant. Baissant les yeux, il préleva une cigarette dans un étui en or. C’est d’une voix beaucoup moins agressive qu’il reprit :
  
  - J’espérais que Paris, avant de vous envoyer ici, vous aurait donné des instructions fermes et précises à mon égard. Vous n’ignorez pas que j’étais en relations suivies avec Chassal, je suppose ?
  
  - Ma présence ici le prouve, fit observer Francis.
  
  - Mais on ne vous a peut-être pas dit que l’incroyable maladresse de votre compatriote a bien failli me couler ? Pendant les quelques mois qui ont suivi son arrestation, je n’en menais pas large, croyez-moi. Et cela m’a beaucoup gêné dans l’accomplissement de ma tâche. Comme je fréquentais régulièrement Chassal depuis près de trois ans, et comme je l’avais introduit dans plusieurs firmes américaines d’Athènes, je me suis trouvé en très mauvaise posture. A deux reprises, les inspecteurs de la Sûreté m’ont interrogé. C’est un miracle que j’en sois sorti indemne.
  
  - Comment expliquez-vous ce miracle ?
  
  Jenfield alluma sa cigarette, souffla un peu de fumée,
  
  - Ma réponse vous paraîtra immodeste, je le crains, murmura-t-il, mais j’ai toujours tenu compte, moi, des conséquences que mes actes pouvaient avoir. Je suis prudent, et j’ai une certaine expérience. Or vos démarches risquent d’attirer l’attention sur moi et cela pourrait avoir des conséquences très graves. Vous savez fort bien que, pour des gens de notre espèce, la tranquillité qu’on nous laisse est quelquefois un piège. On ne m’a plus inquiété, mais qui sait si les autorités grecques ou nos adversaires communistes ne possèdent pas une arme contre moi ? Et si vous remuez la vase, c’est moi qui serai éclaboussé.
  
  Il avait appuyé sur le vous et sur le moi, comme si son plaidoyer n’était pas suffisamment clair par lui-même.
  
  Il ajouta :
  
  - C’est pourquoi je vous demande instamment d’arrêter votre enquête et de quitter ce pays au plus vite. C’est mon intérêt personnel, c’est aussi notre intérêt commun. Et ce que je viens de vous exposer vaut également pour notre ami Dunbar qui serait grillé en même temps que moi.
  
  - Je regrette, Jenfield, mais je ne suis pas entièrement d’accord avec vous, objecta Francis. Vous faites preuve d’un optimisme que je ne partage pas. Pour des gens de notre espèce, la tranquillité est toujours un piège. Ce qui est arrivé à Chassal peut vous arriver à vous aussi. Et à Mister Dunbar, et à moi-même. Nous sommes tous logés à la même enseigne.
  
  - Nous ne commettons pas des bourdes pareilles ! riposta l’Américain. Pour moi, Chassal méritait le poteau. Il n’a aucune excuse, aucune justification. Quand on assume des responsabilités aussi redoutables que celles que nous assumons, on n’a pas le droit d’être bête. Est-ce que vous écririez une lettre comme celle qu’il a écrite à cette espionne rouge ?
  
  - C’est une erreur, évidemment.
  
  - Une erreur ? Un acte monstrueusement imbécile, oui. Ou. alors, une trahison.
  
  - Que voulez-vous dire ? murmura Coplan.
  
  - Quand on connaît le dessous des cartes, on peut évidemment penser que Chassal cherchait à s’infiltrer dans le réseau Karadis. C’est la seule explication logique, c’est la première idée qui vient à l’esprit. Mais pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ? N’est-ce pas étrange ?
  
  - En effet, admit Coplan. Normalement, il aurait dû le faire.
  
  - Et si c’était l’inverse ? insinua Jenfield. Si Chassai, sous l’emprise de cette femme, envisageait bel et bien de nous doubler ? Sa lettre serait toujours une maladresse, mais pas du tout comme nous le croyons.
  
  - Rien ne vous autorise à avancer une telle hypothèse, protesta Francis.
  
  - Non ? fit Jenfield d’une voix filant à l’aigu. Vous me surprenez, Lambert. Neuf fois sur dix, quand un agent déraille, c’est sous l’influence d’une femme. Et si rien ne m’autorise à avancer cette hypothèse, rien ne vous permet, vous, de la réfuter.
  
  Cela, c’était vrai. Coplan se contenta d’esquisser une moue sceptique.
  
  Jenfield conclut :
  
  - Croyez-moi, vos allées et venues à Athènes ne peuvent rien nous apporter de bon. Ni à vous, ni à nous, ni à Chassal. Reprenez l’avion de Paris, Lambert, vous nous rendrez service.
  
  - Et pourtant, prononça Coplan d’un ton pensif, si je m’intéresse à l’affaire Chassai, c’est peut-être en grande partie pour vous, Jenfield.
  
  - Non, fit l’Américain, catégorique. Moi, vous me gênez.
  
  Wallace Dunbar, sortant de sa réserve, émit d’un ton amical et conciliant :
  
  - Qu’entendez-vous par là, Lambert ?
  
  - De deux choses l’une, dit Coplan, très calme. Si Bruno Chassal est bien l’imbécile que vous pensez, pourquoi a-t-il pris la précaution de mettre ses archives à l’abri ? S’il ne l’a pas fait, comment pouvez-vous dormir en paix ? Tout le nœud de l’histoire est là.. Mais si vous pouvez m’annoncer que vous avez réussi à récupérer les documents secrets de Chassal, je prends la Caravelle dès demain et tout est terminé.
  
  Dunbar opina et dit en se tournant vers Jenfield :
  
  - Que mon ami Dave me pardonne, mais c’est exactement le point de vue que je défends depuis six mois. Aussi longtemps que les archives personnelles de Chassal n’auront pas été retrouvées, aucun d’entre nous, ici, ne peut savoir avec certitude où il en est.
  
  Il s’avança vers Coplan, son verre toujours dans la main, et, sans se départir de son flegme de bonne compagnie, il poursuivit :
  
  - Mais - car il y a un mais - le problème qui se pose est celui de la méthode d’action. A mon avis, Lambert, votre présence à Athènes est dangereuse. Et là, je suis d’accord avec Jenfield. Les papiers de Chassal, c’est à nous qu’il incombe de les retrouver. Nous sommes mieux placés que vous pour cela, Et notre méthode est moins périlleuse que la vôtre.
  
  - Quelle est votre méthode ? fit Coplan.
  
  - Celle du chat, prononça Dunbar en souriant. Nous ne bougeons pas, mais nous restons aux aguets. S’il le faut, nous patienterons un an, deux ans, peut-être plus. Tôt ou tard, nous apprendrons ce qui s’est passé. Pour l’instant, laissons dormir les choses, Qu’en pensez-vous ?
  
  - Je reconnais que votre attitude est peut-être judicieuse, admit Francis. De toute manière, j’étais venu ici pour un simple renseignement, non pour vous demander des comptes. De plus j’espérais vous procurer une piste en vous parlant de M. ou de Mme Leroc. C’est raté, je m’incline.
  
  La tension s’étant dissipée, Jenfield et Dunbar tinrent à raccompagner le visiteur jusqu’à la grille.
  
  Coplan, à bord de sa Sunbeam, rentra à Athènes, assez perplexe au fond. Il comprenait la position de Jenfield. A la place de l’Américain, il se serait, lui aussi, montré intraitable au sujet de toute intervention extérieure.
  
  Par contre, le mystère « ROC - EXPLICATION - FEMME » devenait de plus en plus troublant. Pourquoi diable Chassal avait-il eu recours à une devinette que personne, même ses camarades de travail, ne paraissait en mesure de résoudre ?
  
  Il n’y avait plus qu’une solution désormais : questionner Chassai lui-même. Et, pour cela, faire appel à ce surveillant de prison dont Molanis avait promis de s’occuper.
  
  
  
  
  
  Après avoir remisé sa voiture au garage, Coplan rentra directement à son hôtel.
  
  Il consacra près d’une heure à rédiger le billet destiné à Chassal via le gardien marron.
  
  Assez satisfait de ce qu’il avait pondu, il dîna en vitesse au restaurant de l’Alex et fila aussitôt vers Omonia pour prendre le métro.
  
  Quand il arriva chez Molanis, la vieille femme qui jouait le rôle de portière le reçut avec une figure sinistre. Sans lui adresser le moindre mot, elle le conduisit au salon minable du rez-de-chaussée. De toute évidence, elle désapprouvait les visites trop fréquentes du Français. Elle n’avait pas tout à fait tort.
  
  Mais lorsque Molanis fit irruption dans la pièce, Coplan eut un pressentiment. Le Grec affichait une mine sombre, funèbre même, qui contrastait avec sa nonchalance des soirs précédents.
  
  - Je vous attends depuis deux heures, grogna Molanis.
  
  - Je suis en retard ? s’étonna Francis en consultant machinalement sa montre-bracelet.
  
  - En retard ? Mais... vous n’êtes pas au courant ?
  
  - Au courant de quoi ?
  
  D’un geste sec, Molanis tira de la poche de son pantalon un feuillet de journal plié en huit.
  
  - Vous n’avez pas vu la dernière édition de l’Ethnikos ? (Quotidien gouvernemental d’Athènes).
  
  - Vous vous imaginez que j’achète les canards grecs ? Je ne suis pas capable d’en déchiffrer une seule ligne.
  
  Molanis, tout en étalant la page de journal sur la table, sous le nez de Coplan, articula :
  
  - Chassal s’est suicidé dans sa cellule, cette nuit. Il s’est pendu à un barreau de sa lucarne.
  
  Il y avait, effectivement, une petite photo de Bruno Chassal en bas de page, dans la colonne de gauche.
  
  - Traduisez-moi cette information, dit Coplan en saisissant le feuillet pour le rendre à Molanis.
  
  Celui-ci se mit à traduire à vue :
  
  « Un des condamnés du procès des espions rouges s’est pendu, cette nuit, dans sa cellule de la prison municipale. Le sujet français, B. Chassal, qui exerçait la profession de dessinateur publicitaire dans notre ville, avait, on s’en souvient, été condamné à six ans de prison pour complicité dans l’affaire Karadis. Malgré la légèreté de la peine qui lui avait été infligée, Chassal, qui avait toujours proclamé son innocence, s’était montré fort affecté par le verdict. On pense que c’est dans un moment de dépression qu’il a pris sa funeste décision. Les surveillants l’ont découvert, à l’aube, pendu à l’un des barreaux de la lucarne de sa cellule. Une enquête a été ordonnée. Le prisonnier, qui avait cependant refuser de signer son pourvoi, a utilisé un morceau de sa chemise pour commettre son acte de désespoir. »
  
  - Cette fois, murmura Coplan, la boucle est bouclée. La mâchoire du piège s’est définitivement refermée sur le pauvre Chassal...
  
  - C’est sûrement un assassinat, gronda Molanis. Chassal n’avait pas du tout l’intention de mettre fin à ses jours, nous en avons la preuve formelle. Il voulait apprendre le chinois...
  
  - Pas le moindre doute là-dessus, murmura Francis. Mais qui a pu faire le coup ? Un surveillant, par ordre des agents soviétiques ? Le contre-espionnage grec ? Le Deuxième Bureau de l’OTAN ?
  
  - Nous ne le saurons jamais, ricana Molanis.
  
  - Cela, vous n’en savez rien, fit remarquer Coplan.
  
  II y eut un silence.
  
  - Pauvre type, marmonna finalement Coplan. Jusqu’à présent, je croyais qu’il avait joué serré dans l’espoir de gagner la partie... Il est perdant, c’est un fait.
  
  - Je vous assure que cela m’a donné un drôle de choc, raconta Molanis. Je venais justement de quitter mon collaborateur qui devait s’occuper du courrier clandestin à faire entrer dans la prison... Il faudra d’ailleurs que j’aille lui dire d’arrêter les frais.
  
  - Mais pas du tout! s’exclama Francis. Au contraire. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud, Molanis. Nous avons peut-être une occasion unique d’élucider cette curieuse histoire. Où peut-on le toucher, votre homme ?
  
  - Chez lui. Son bistrot ne ferme jamais avant minuit.
  
  - Nous allons faire un saut jusque là, décréta Coplan d’un ton sans réplique.
  
  - Mais dans quel but ? insista le Grec.
  
  - Je vous expliquerai. En agissant très vite, je vous assure que nous avons une chance. Avez-vous une voiture ?
  
  - Oui, une conduite intérieure Morris.
  
  - Bon. Pour toute sûreté, je sortirai le premier et je me dirigerai à pied vers Kastella par la route principale. Vous me cueillerez au passage.
  
  Kastella, la colline qui surplombe la mer, à l'est de la presqu’île du Pirée, dressait sur le ciel sombre sa masse pareille à une forteresse. Des lumières piquetaient ses flancs, des lampadaires bordaient la route de la corniche en contrebas, des yachts illuminés dansaient sur les vagues, dans le petit port. En d’autres temps, Coplan n’aurait pas manqué d’apprécier l’aspect féerique de l’endroit. Mais, en l’occurrence, il avait des soucis qui étaient moins poétiques. La mort mystérieuse de Bruno Chassal venait brusquement de renforcer l’importance de sa mission.
  
  Plongé dans ses pensées, Coplan arpentait la rue de Phalère quand un petit coup de klaxon lui annonça l’arrivée de Molanis. La Morris de ce dernier avait au moins dix ans d’âge. Elle était d’un gris sale, carrossée en berline. Francis s’installa promptement sur la banquette avant, à côté du chauffeur.
  
  - Le Vieux ne vous a pas gâté en vous motorisant, dit Coplan.
  
  - Ne vous fiez pas trop aux apparences, grommela le Grec. Cette guimbarde a des ressources que vous ne soupçonnez pas.
  
  De fait, la vieille bagnole filait à bonne allure, avec une souplesse inattendue.
  
  Ils dévalèrent l’autre versant de Kastella, rejoignirent le boulevard Syngros.
  
  - Si vous m’expliquiez votre plan ? articula Molanis.
  
  - Ce n’est pas compliqué. Dans une prison, le suicide d’un détenu est toujours une affaire très grave. Par conséquent, le gardien-chef dont vous m’aviez parlé doit connaître les circonstances qui ont entouré ce drame.
  
  - Il n’était peut-être pas de service.
  
  - Aucune importance. Ses collègues n’auront pas manqué de le mettre au courant.
  
  - Et ensuite ?
  
  - Il faut que vous vous arrangiez pour savoir le nom et l’adresse du surveillant qui était responsable de la cellule de Chassal.
  
  C’est à ce type-là que nous irons demander quelques explications.
  
  - D’accord.
  
  Ils approchaient d’Athènes quand Molanis reprit :
  
  - Il serait préférable que j’aille seul aux renseignements. Comme vous ne parlez pas le grec, on va se demander pour quel motif je trimbale un étranger.
  
  - C’est évident. Je vous attendrai dans la voiture.
  
  Cinq minutes plus tard, Molanis se rangeait dans une petite rue déserte, derrière une église.
  
  Coplan resta seul pendant près d’une heure. Quand Molanis réapparut, il affichait une expression encore plus maussade.
  
  - Quel micmac, soupira-t-il. Nous avons été obligés d’employer toutes sortes de ruses idiotes pour arriver à nos fins. Le geôlier en question était chez lui, mais il a fallu trouver un prétexte pour le faire venir au bistrot. Bref, nous avons tout de même réussi à le faire parler... La cellule que Chassal occupait se trouve dans l’aile B. Le surveillant qui était de service la nuit dernière, dans cette aile, est un certain Takis Pantelos. Malheureusement, nous ne pourrons pas l’interroger, il est de nouveau en service jusqu’à la relève de deux heures du matin.
  
  - Où habite-t-il ?
  
  - Rue Achiléius.
  
  - Où est-ce ?
  
  - Une ruelle qui jouxte l'ancien terrain militaire de Phalère.
  
  - Cela vous ennuierait de me montrer l’endroit ?
  
  - Non, c’est sur notre chemin de retour.
  
  La Morris reprit la direction de la mer. Environ un kilomètre avant la baie, Molanis vira sur la droite, freina, stoppa.
  
  - C’est ici, dit-il. Le bonhomme en question occupe une de ces maisonnettes, tout au bout de la rue.
  
  Coplan examina le décor et ses alentours Les bicoques de ce quartier pauvre faisaient penser aux logis d’urgence édifiés par l’abbé Pierre dans certains coins de la banlieue parisienne. A peine plus grandes que des cabanes à outils, les petites maisons à toit plat, aux murs ultra-légers recouverts d’un crépi jaune, s’alignaient sur plusieurs centaines de mètres. Dans le jour, sous le soleil, cela pouvait peut-être aller. Mais, la nuit, cela faisait penser à un bidonville. Les rues mal tracées n’avaient pas été pavées, chaque bicoque était entourée d’un pêle-mêle d’ustensiles, de voitures d’enfants, de séchoirs à linge, etc...
  
  - A votre avis, demanda Coplan, est-ce que vous croyez qu’on peut prévoir l’itinéraire que ce geôlier emprunte pour rentrer à la maison quand il a fini son service ?
  
  - Sans aucun doute. A la sortie d’Athènes, il doit obligatoirement, venir par le boulevard, c’est le seul chemin possible.
  
  - Nous allons l’intercepter. Comme il est en uniforme, ce sera facile de le repérer.
  
  - C’est risqué, dit Molanis, réticent.
  
  - Qui ne risque rien n’a rien. Mais nous prendrons quelques précautions, naturellement. Nous avons largement le temps de nous organiser.
  
  - Et s’il refuse de parler ?
  
  - Vous connaissez la célèbre devise : II n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Mais nous ferons de notre mieux pour être persuasifs. Bien entendu, il ne serait pas mauvais de songer à un endroit où nous pourrions bavarder à l’aise avec notre homme.
  
  - Ce n’est pas ce qui manque dans les parages, maugréa Molanis.
  
  Il lança son moteur, fit une marche arrière, se lança derechef dans l’interminable boulevard Syngros.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Il était deux heures vingt du matin lorsque les surveillants qui avaient terminé leur service quittèrent la prison municipale.
  
  Parmi eux, le nommé Takis Pantelos, un gaillard d’une trentaine d’années.
  
  La mine revêche, la démarche lourde, Pantelos fit un bout de chemin avec deux de ses collègues, puis, sur un vague salut, il s’éloigna seul en direction de la porte d’Hadrien.
  
  Tête basse, une main dans la poche, l’air passablement abruti par les six heures qu’il venait de passer dans la prison, Pantelos marchait tranquillement dans la nuit. Habitué à ces retours solitaires, il arpentait sans méfiance les rues silencieuses, noyées d’obscurité.
  
  Quand il eut dépassé le faubourg de Kallithéa, il abandonna le boulevard pour emprunter une voie qui partait en oblique vers la droite. C’était un raccourci, mais les ténèbres y étaient encore plus épaisses.
  
  Molanis, qui filait le bonhomme à bonne distance, enregistra ce changement d’itinéraire avec satisfaction. Sans le savoir, Pantelos lui facilitait la besogne.
  
  Dix minutes plus tard, Pantelos débouchait dans sa rue. Il se préparait à traverser quand une ombre, jaillie de derrière un muret, fonça sur lui. Avec un bruit mat, la matraque de Coplan s’abattit sur le crâne du gardien de prison. Cueilli à froid, par une force de frappe admirablement dosée, le geôlier s’arrêta net. Immobile, la tête rentrée dans les épaules, il demeura pendant un dixième de seconde comme une statue. Puis, d’un seul coup, il ploya des genoux et bascula en avant, la bouche ouverte.
  
  Coplan parvint à l’agripper juste à temps pour l’empêcher de rouler dans la poussière D’une secousse, il le chargea sur son épaule Déjà la Morris de Vassi Molanis s’amenait.
  
  Pantelos, totalement inconscient, fut balancé sur la banquette arrière de la voiture.
  
  - Au poil, chuchota Francis. Pas d’incident, pas de témoin, en route !...
  
  - Tenez-le quand même à l’œil, murmura Molanis, anxieux.
  
  - Ne vous inquiétez, pas. Si. nous ne le réveillons pas, il en a pour une bonne heure.
  
  Après un détour par le Pirée pour éviter tout recoupement éventuel, ils remontèrent vers le nord afin de rejoindre la Nationale. Dès qu’ils furent sur la route asphaltée, ils purent accélérer.
  
  Ils roulèrent pendant un quart d’heure tout au plus. Cette route - qui de nos jours encore s’appelle la Voie Sacrée - appartient aux cars de tourisme pendant la journée et aux poids lourds la nuit. Elle longe pendant huit kilomètres la baie d’Eleusis. Mais Vassi Molanis l’abandonna très vite pour s’engager dans une voie secondaire. Au passage, Coplan put lire sur un panneau de signalisation : « Mont Kirilo ». La Morris s’arrêta dans un chemin de terre camouflé par des haies de buissons épineux.
  
  Pantalos, toujours évanoui, fut transporté derrière la haie. Pendant que Coplan entreprenait, de ranimer sa victime, Molanis, méfiant, ligotait les poignets et les chevilles du gardien. Celui-ci, après un traitement approprié, commençait enfin à bouger, Coplan et Molanis se coiffèrent l’un et l’autre des cagoules noires que le Grec avait emportées.
  
  - Occupez-vous du dialogue chuchota Francis. Moi, je me charge de régler les jeux de scène. Nous parlerons en anglais pour échanger nos impressions, c’est plus prudent.
  
  - O.K. Deux précautions valent mieux qu’une, acquiesça Molanis. Tenez, prenez cette torche. J’en ai une autre pour moi. Il fait noir comme dans un trou, ici.
  
  - Je suppose que ça n’a pas d’importance s’il se met à gueuler ?
  
  - Aucune importance. J’ai choisi cet endroit à dessein. Essayons néanmoins de ne pas orienter nos torches vers les hauteurs, il y a des bergers dans la montagne.
  
  - Bien. Je compte sur vous pour mener l’interrogatoire avec le maximum d’efficacité. Placez-le d’emblée dans une tenaille : sa vie ou ses aveux, pas de quartier.
  
  Pantelos avait été étendu sur le sol, dans les graminées Coplan et Molanis allèrent s’agenouiller tout près de lui, le dos tourné vers le flanc de la montagne. Ils allumèrent leur lampe et les deux faisceaux bleutés éclairèrent la figure renfrognée du gardien de prison. Il avait l’air à la fois terrorisé et ahuri. Mal remis de son coup de matraque, il clignait des yeux. En fait, il n’arrivait pas à réaliser. Ces deux personnages fantastiques penchés sur lui, ces deux robustes fantômes en cagoule noire, ça le dépassait. De toute évidence, il ne parvenait pas à croire qu’une telle scène - une vraie scène de film d’aventure - fût possible. Comme il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait ni de ce qu’on lui voulait, il n’en était que plus impressionné.
  
  Mais Coplan, qui l’épiait avec attention, put discerner dans ce regard inquiet une lueur qu’il connaissait bien : le reflet d’une âme veule.
  
  - Soyez féroce, dit-il en anglais à Molanis, Il va manger le morceau. Sortez votre automatique et passez-le-moi.
  
  Molanis obéit. Coplan, en silence, braqua vers le cœur de Pantelos le canon luisant de l’arme, un Browning-Luger HP calibre neuf millimètres. Et Vassi Molanis entama le dialogue.
  
  Coplan, qui ne saisissait pas un traître mot des courtes phrases qu’échangeaient les deux Grecs, essayait de capter le sens de la conversation sur la physionomie de Pantelos. Celui-ci parlait d’une voix sourde, un peu haletante. Molanis le harcelait de ses questions brèves, sèches, insistantes.
  
  Cela dura une bonne dizaine de minutes. Puis, après un silence, Molanis se redressa et fit signe à Coplan de venir à l’écart.
  
  - Voici comment les choses se sont passées, expliqua Molanis à voix basse. Pantelos reconnaît que c’était bien lui qui était de service dans l’aile B... Tout y était normal quand il a fait sa ronde habituelle à minuit, un peu avant une heure, le surveillant-chef a quitté son bureau du centre pour faire sa tournée réglementaire avant la relève. C’est alors que deux gardiens de la permanence intérieure sont arrivés. Ils ont ordonné à Pantelos de ne pas bouger de son cagibi et ils se sont dirigés vers la cellule de Chassal. Ils n’y sont restés que sept ou huit minutes, et il n’y a eu aucun bruit. Quand ils sont revenus près de Pantelos, ils lui ont dit que l’espion français s’était pendu. Et ils ont ajouté : « Tu ne donneras pas l’alerte avant ta dernière ronde. Si tu parles de notre visite, tu signes ton arrêt de mort, celui de ta femme et celui de tes trois gosses. Compris ? ». Pantelos était obligé de marcher, car les deux gardiens en question sont des militants d’extrême-gauche et ce sont des gens qui ne reculent devant rien quand ils ont des ordres à exécuter.
  
  - Il nous faut le signalement détaillé de ces deux types, dit Coplan.
  
  - C’est fait. Ils se nomment Evangelos Kossos et Kostia Valadiou. Ils habitent tous les deux rue Pandrossou.
  
  - Bon. Il nous faut aussi un argument de choc pour clouer le bec de Pantelos.
  
  - Je crois que nous n’avons rien à craindre de ce côté-là. Il a tout intérêt à se taire, mettez-vous à sa place.
  
  - Répétez-lui quand même que nous serons impitoyables si nous apprenons qu’il a eu la langue trop longue. Et dites-lui que nous allons le déposer à l’entrée d’Athènes.
  
  - Nous lui banderons les yeux jusqu’au moment de le relâcher, ajouta Molanis.
  
  Après quelques ultimes recommandations au geôlier, celui-ci fut gratifié d’un bandeau noir bien serré autour de sa tête. Ensuite, il fut rechargé dans la Morris. Mais avant de démarrer, Molanis tint à modifier ses plaques d’immatriculation. Au moyen de chiffres peints sur des plaquettes mobiles, l’immatriculation A 56-IX-443-212 devint A 56-IX-140-013.
  
  - Vous ne laissez rien au hasard, approuva Coplan.
  
  - Dans un pays comme le mien, bougonna Molanis, le hasard est toujours du côté de la police.
  
  Ils reprirent la route d’Athènes. Pantelos fut débarqué à un quart d’heure à pied de sa rue.
  
  De nouveau attablés dans le petit salon triste de la rue de Bouboulina, au Pirée, Molanis et Coplan firent le bilan de la nuit,
  
  - Dans un sens, dit le Grec, nous ne sommes guère avancés.
  
  - Vous trouvez ?
  
  - Les aveux de Pantelos sont évidemment instructifs, mais vous n’avez toujours aucune piste.
  
  - C’est exact, reconnut Coplan. En revanche, nous sommes fixés sur un point que j’estime capital : nous savons dans quel camp se trouvent les assassins de Chassal. Et cela va nous permettre d’orienter notre action. Ces deux agents communistes placés dans l’administration pénitentiaire ne sont sûrement pas des membres ordinaires du parti. Ces types appartiennent à un réseau. Et là, c’est à vous de jouer. Il s’agit d’organiser le contrôle de ces deux agents des Soviets. Cela entre dans vos attributions normales.
  
  - Problème relativement simple, révéla Molanis. J’ai moi-même un homme qui tient une boutique de brocante dans la rue Pandrossou.
  
  - A combien évaluez-vous le délai nécessaire pour avoir une documentation valable sur les tenants et aboutissants de nos deux adversaires ?
  
  - Trois ou quatre jours ? supputa Molanis. Mais cela dépend surtout de la fréquence de leurs contacts avec leur filière.
  
  - En tout cas, allez-y à fond. Si nous parvenons â obtenir le lien qui relie Chassal à ceux qui ont ordonné sa mise à mort, nous serons déjà beaucoup mieux placés pour résoudre notre énigme.
  
  - L’affaire paraît plus vaste et plus grave que je ne le croyais, murmura le Grec. Mais je me demande pourquoi ils n'ont pas supprimé Chassal plus tôt.
  
  - Comment l’auraient-ils fait ? Il a d’abord été au secret, puis il y a eu l’instruction du procès. A mon avis, ils ont manœuvré d’une façon tout à fait remarquable en attendant que Chassal soit jugé. Primo, les petites peines ne font pas l’objet d’une surveillance spéciale; secundo, la justification psychologique est parfaite. Un condamné qui se suicide cela reste dans l’ordre des choses admises.
  
  Molanis opina, songeur. Coplan reprit après un silence :
  
  - Ceci dit, le message de Chassal est toujours notre seule carte pour l’immédiat. J’aimerais le réentendre.
  
  Molanis acquiesça.
  
  Mais après trois écoutes répétées du dialogue Chassal-Diamandis, aucune lumière nouvelle ne leur apparut. Même en tenant compte des événements postérieurs à l’enregistrement. clandestin, le casse-tête proposé par Chassal demeurait absolument hermétique.
  
  Molanis et Coplan, accoudés à la table, contemplaient machinalement le magnétophone muet. Ils restèrent un bon bout de temps à réfléchir.
  
  Molanis, à la fin, s’enquit :
  
  - Qu’est-ce que vous allez faire pour continuer votre enquête ?
  
  - Aucune idée, confessa Francis en se grattant la tempe.
  
  - Vous ne pensez pas qu’il y aurait lieu d’avertir Davil, d’une part, et Jenfield, d’autre part ? Le fait de savoir que ce sont les gens de Moscou qui ont fait disparaître Chassai peut leur être utile.
  
  Coplan, levant les yeux vers Molanis, ne répondit pas immédiatement.
  
  Et, soudain, il comprit pourquoi il s’était montré si réservé à l’égard de Jenfield.
  
  - Je n’avertirai personne, décida-t-il.
  
  - C’est peut-être une erreur. En conjuguant nos efforts, nous multiplions nos chances. Les services de l’ambassade et nos collègues de l’OTAN ont des ramifications nombreuses, des moyens puissants. Dans ce cas précis, il me semble que nous avons intérêt à les documenter.
  
  - C’est fort possible, mais je préfère m’abstenir.
  
  - Vous êtes rancunier, hein ? fit Molanis avec un vague sourire sans joie.
  
  - Oui, cela m’arrive. Il y a des réflexions que je ne pardonne pas. Jenfield a osé me dire que, d’après lui, Chassal méritait les douze balles.
  
  - C’est assez cynique, j’en conviens.
  
  - C’est surtout injuste... Comme tout le monde, il m’est arrivé de me tromper. Mais je suis convaincu que Chassal valait à lui tout-seul une demi-douzaine de gars comme Jenfield.
  
  - Vous persistez à faire confiance à la compétence de Chassal ?
  
  - Oui. Mais j’ai aussi pensé à autre chose, Molanis. Pourquoi Chassal n’a-t-il pas confié ses inquiétudes à Jenfield ? Et pourquoi ne lui a-t-il pas indiqué vers quelle cachette il comptait envoyer ses papiers compromettants ?
  
  - Vous n’allez tout de même pas suspecter Jenfield ? articula Molanis, effaré.
  
  - Pourquoi pas ? Vous savez, mon vieux, j’en ai vu d’autres. Et les dispositions que Chassal a prises en prévision de son arrestation ne sont pas en faveur de Jenfield.
  
  - Non, ça ne tient pas, maugréa le Grec, le front ridé.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je ne serais plus ici à bavarder avec vous, ricana Molanis. Du moment qu’on envisage que Jenfield puisse nous doubler, on doit en conclure que je suis grillé.
  
  - Sauf si on admet que Chassal n’était pas un idiot, enchaîna Coplan. Et ceci rejoint mon point de vue initial.
  
  Ils continuèrent à discuter de la sorte pendant une demi-heure. Coplan, estimant avoir épuisé le sujet, se décida alors à prendre congé.
  
  - Je vous revois quand ? demanda Molanis.
  
  - Disons lundi soir. Il vaut mieux que j’espace un peu mes visites.
  
  - Quels sont vos projets ?
  
  - Je vais continuer à chercher ROC...
  
  - Vous avez de la suite dans les idées.
  
  - C’est plutôt une question de caractère, précisa Francis. S’il le faut, je sonnerai à toutes les portes d’Athènes.
  
  - Bon amusement.
  
  
  
  
  
  Sonner à toutes les portes, c’était peut-être beaucoup dire. Mais la formule exprimait néanmoins avec une certaine justesse l’état d’esprit de Coplan. A mesure que les heures passaient, la devinette « ROC - EXPLICATION - FEMME » fouettait de plus en plus son instinct combatif, sa ténacité, son besoin de vaincre.
  
  Quand il s’éveilla, vers le milieu de la matinée du lendemain, il se sentit hargneux à souhait.
  
  Il fit sa toilette, prit son petit déjeuner, se mit à tourner en rond dans sa chambre. La fille d’étage vint frapper à sa porte pour savoir si elle pouvait faire le ménage, mais Francis la rembarra sans aménité. La malheureuse se sauva, épouvantée.
  
  Tout en fumant cigarette sur cigarette, il continua pendant plus d’une heure à se torturer la cervelle.
  
  Un peu avant midi, il cessa brusquement de battre la campagne et il se mit en devoir d’élaborer un plan de bataille concret.
  
  Quels sont les gens qui, en principe, connaissent le mieux une ville et ses habitants ?
  
  Réponse : les flics, les chauffeurs de taxi, les agents immobiliers, les guides touristiques professionnels, les journalistes locaux, les prostituées du cru.
  
  Interroger la police, il n’en était pas question, naturellement. Restaient les autres corporations. Et, pour commencer, les chauffeurs de taxi.
  
  Sur cette bonne résolution, Coplan enfila son veston et descendit à la réception pour changer de l’argent. L’employé de la réception, un homme d’une cinquantaine d’années, aimable mais sans familiarité, était en train de trier des lettres qu’il rangeait dans les casiers des clients.
  
  - Excusez-moi, dit Coplan en s’approchant du comptoir, pourriez-vous me changer cinquante dollars ? Je suis à court de drachmes,
  
  - Certainement, monsieur, répondit le préposé.
  
  Il parlait un excellent français.
  
  Il déposa ses lettres sur la tablette d’acajou du comptoir, griffonna quelques chiffres sur un bloc-notes, indiqua à Francis le taux du change et la somme proposée.
  
  - Très bien, acquiesça Coplan.
  
  Le réceptionniste ouvrit son tiroir-caisse, préleva les billets grecs, empocha les dollars.
  
  - Dites-moi, reprit subitement Coplan, vous ne connaissez pas un endroit d’Athènes qui s’appelle Roc ?
  
  - Tragos ? fit le préposé.
  
  - Non, corrigea Francis, ROC.
  
  Avec un sourire pincé, vaguement condescendant, l’autre répliqua :
  
  - C’est le mot français, mais personne ne l'utilise à Athènes, monsieur. Tout le monde dit Tragos.
  
  Sur son bloc, il écrivit d’une main preste : VRAHOS.
  
  - Cela veut dire « Le Rocher », précisa-t-il.
  
  Il fit tourner son bloc-notes en le glissant vers Coplan. Celui-ci. les tripes nouées, y jeta un coup d’œil pour la forme, puis demanda :
  
  - Où est-il, ce rocher ?
  
  - Exi Angelou Vlachou, récita l’employé, de plus en plus fier de montrer ses connaissances, et sans se départir de son ton supérieur. Au numéro six, rue Vlachou.
  
  - Et de quoi s’agit-il, en fait ?
  
  - C’est une taverne, monsieur. Juste au coin de la place Mitropoleos, dans la vieille ville. Style folklorique, cuisine grecque. C’est très bien. Le soir, il y a un spectacle de chants et de danses régionales... N’importe quel taxi vous y conduira, mais il faut dire le Tragos. On ne connaît pas le Roc, à Athènes.
  
  - Vous permettez ? dit Coplan en arrachant le feuillet du bloc.
  
  - Je vous en prie, monsieur.
  
  - Merci.
  
  Éberlué, déconcerté, Francis traversa le hall et déboucha dans le soleil éclatant de l’avenue Venizelos.
  
  - Trop bête, soliloqua-t-il en descendant d’un pas d’automate vers Omonia. Et pourtant, Chassal avait raison. Il avait dû prévoir que le Vieux enverrait quelqu’un de Paris, il avait donc utilisé un mot français pour désigner la taverne en question.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Arrivé près du square de la bibliothèque municipale, Coplan ne put résister à la tentation. Il grimpa dans un des taxis qui stationnaient là et jeta au chauffeur :
  
  - Rue Vlachou.
  
  Dix minutes plus tard, il débarquait dans une pittoresque ruelle du vieux quartier Il n’eut que quelques pas à faire en direction de la place Mitropoleos pour apercevoir l’enseigne de la taverne Vrahos. L’établissement, d’apparence bourgeoise, n’avait rien d’une boîte de nuit, d’un bar louche ou d’un repaire de bandits. Manifestement, c’était un endroit de bonne compagnie. Les deux panneaux publicitaires qui vantaient l’excellence du menu et la qualité du spectacle folklorique avaient quelque chose de quasi-familial. Sur l’un des panneaux, des photos montraient une troupe de danseurs en costumes paysans. Et c’est en examinant de plus près ces réclames que Coplan découvrit, entre les photos, un petit prospectus, rédigé en français. Le papier, jauni par le soleil, disait :
  
  Dans un cadre sympathique, une cuisine typiquement grecque. Chaque soir, chants et danses régionales.
  
  Prix modérés - Ambiance agréable. On parle français. La vraie taverne athénienne VRAHOS (Le Roc)
  
  Réservez par tél. : 35-880
  
  Accompagnant ce texte, il y avait un dessin à la plume : une jolie paysanne (en costume national) dont le sourire et le geste d’invite étaient des plus engageants.
  
  Ce dessin, bien enlevé, intéressa vivement Coplan. Il reconnut sans peine le modèle. C’était la même bonne femme que celle qui avait servi de modèle à Chassal pour une affiche de tourisme.
  
  Cette fois, aucun doute n’était plus possible,
  
  Coplan s’éloigna. Il savait maintenant où il passerait la soirée.
  
  En attendant, il déjeuna dans une guinguette de Tourkolimano, au bord de la mer. Ensuite, il acheta toute une collection de journaux de la veille. Il eut ainsi un exemplaire de l’Ethnikos, le quotidien qui avait passé la photo de Chassal. Il détacha la page, la plia pour la mettre dans sa poche, et balança tous les autres canards dans une corbeille publique.
  
  
  
  
  
  La nuit était venue quand Coplan se présenta une fois de plus chez Molanis. Le Grec, assez surpris par cette visite qu’il n’attendait pas, grommela :
  
  - Vous avez de la chance, j’allais partir. Vous venez déjà aux nouvelles ?
  
  - Je vous en apporte. J’ai trouvé la solution de l’énigme de Chassal. Le ROC... Autrement dit, le Tragos.
  
  - Bon Dieu i s’exclama Molanis en se frappant le front. C’est insensé ! Comment n’ai-je pas pensé à ça !
  
  Il paraissait sincèrement consterné.
  
  - Mais oui, évidemment, maugréa-t-il entre ses dents. Le Tragos, le Roc en français ! J'aurais dû y penser, c’est stupide.
  
  - Vous êtes bien excusable, murmura Francis. Pour vous, le Tragos c’est le Tragos, et ça n’a rien à voir avec un rocher.
  
  - Et la femme ? s’enquit Molanis, les yeux brillants. Vous l’avez trouvée ? Ou bien s’agit-il également d’autre chose ?
  
  - Je commence mes investigations dans une heure, mais je tenais à vous mettre au courant. Et j’ai un service à vous demander. Vous m’avez montré cette nuit un Browning HP 9... Un ravissant jouet. Est-ce que cela vous dérangerait de me le prêter ?
  
  - Volontiers. Mais... vous prévoyez un coup dur ?
  
  - Non, je ne prévois rien du tout. Mais comme je vais sans doute être obligé de poser quelques questions au Tragos, on ne sait pas ce qui peut se produire.
  
  Molanis acquiesça, alla chercher l’arme dans son arsenal caché au sous-sol.
  
  - Vous avez un chargeur complet, indiqua-t-il.
  
  - De quoi faire un bon brin de causette, opina Francis en empochant le Browning. Vous vous occupez des deux assassins de Chassal ?
  
  - C’est exactement pour cela que j’allais partir.
  
  - O.K. Je ne vous retiens pas davantage. A lundi soir.
  
  - Si vous avez une communication urgente à me transmettre, signala Molanis, la vieille qui tient la maison ici et que vous connaissez, se trouvera en prière demain, entre onze heures et midi, à l’église Saint-Elephtrios.
  
  - Où est-ce ?
  
  - A deux pas du Tragos, justement. C’est la minuscule église byzantine, la plus petite cathédrale du monde. Vous avez dû la remarquer en passant ?
  
  - Oui, je vois. À côté de la nouvelle cathédrale ?
  
  - C’est bien cela, confirma Molanis.
  
  - Je lui remettrai un billet de toute manière. Prévenez-la. Je vous dirai le résultat de ma soirée
  
  Sur ces mots, il prit congé.
  
  A dix heures moins le quart, il franchissait la porte de la taverne de la rue Vlachou. Il y avait un monde fou. Les trois salles de l'établissement étaient littéralement bondées. Au fond de la partie centrale, un orchestre composé de huit musiciens jouait des airs à la mode.
  
  Un maître d’hôtel s’avança pour prendre en charge le client. Coplan lui indiqua :
  
  - Je suis seul.
  
  - Très bien, monsieur, répondit l’autre en Français. Vous venez pour le spectacle ? Vous désirez une table près de la piste ?
  
  - Non, pas trop près de l’orchestre.
  
  - Bien, monsieur.
  
  Tout en suivant le maître d’hôtel, Francis examina d’un rapide coup d'œil la disposition des lieux. Le vaste local, dont les murs étaient décorés de fresques, paraissait très ancien. Comme dans les églises, deux rangées de piliers soutenaient les voûtes, et cela donnait l’impression qu’il y avait une nef centrale, flanquée de deux nefs latérales. La fumée des cigarettes stagnait sous le plafond bas. Des serveuses en corsage campagnard faisaient le service.
  
  Installé à une petite table, près du dernier pilier de droite, Coplan commanda un menu de circonstance : langoustines frites, chich-kebab, gâteau d’amandes. Et, pour arroser le tout, une bouteille de retsina.
  
  Ce qui était frappant, ici, c’était l’entrain, la bonne humeur générale. Les rires et les conversations animées couvraient presque la musique. A certaines tables, des femmes en robes du soir voisinaient avec des personnages portant des travestis Louis XV.
  
  Un peu surpris de prime abord, Francis se remémora soudain que ce samedi était un jour de carnaval. L’atmosphère de liesse avait quelque chose de chaleureux qui était plaisant, mais qui contrastait avec les préoccupations de Coplan. A vrai dire, celui-ci ressentait une sorte d’angoisse qui lui échauffait légèrement les tempes. Sauf erreur, c’était dans cette taverne que se trouvait la clé du mystère Chassal. Une femme, très probablement. Mais laquelle ?
  
  Très vite, Francis se rendit compte que la grosse majorité de la clientèle était constituée par des gens d’Athènes. Il y avait aussi quelques groupes de touristes, mais, dans l’ensemble, les dîneurs étaient des habitués qui se connaissaient. Ils s’interpellaient d’une table à l’autre, se lançaient des plaisanteries. De temps en temps, un des musiciens quittait l’estrade et, sans s’arrêter de jouer, venait près d'une table, jetait quelques mots qui déclenchaient des rires, puis s’en retournait.
  
  Aux approches de minuit, la soirée prit une allure de kermesse. La salle entonna des chansons populaires, les serpentins commencèrent à voltiger
  
  Les danseurs et les danseuses folkloriques furent accueillis par des vivats.
  
  Coplan, assez perplexe, se demandait comment il allait s’y prendre pour dénicher dans ce tohu-bohu la femme qui, selon le message de Bruno Chassai, détenait l'explication du drame dont il avait été la victime. Le moment était assez mal choisi pour effectuer un sondage...
  
  Après avoir vidé sa minuscule tasse de café turc, Francis alluma une cigarette.
  
  Et c’est alors qu’il eut l’impression confuse qu’un regard insistant l’observait. D’un geste naturel, il repoussa un peu sa chaise tourna doucement la tête vers la gauche.
  
  A la. toute dernière table du fond, dans la partie la plus basse de la nef latérale, Dave Jenfield. Wallace Dunbar et le jeune éphèbe blond dînaient en compagnie de trois jeunes femmes. A cause du pilier qui lui cachait plus ou moins la vue, Coplan n’avait pas remarqué leur petit groupe. Mais Jenfield. lui, avait repéré le soi-disant journaliste belge.
  
  Les trois jeunes femmes avaient manifestement le type grec. Elles avaient l’air de s’amuser sans arrière-pensée.
  
  Coplan, impassible, détourna la tête.
  
  D’un seul coup, sa surexcitation intérieure venait de se dissiper. II eut la certitude intuitive que les heures qu’il passerait dans cette taverne ne lui apporteraient pas les résultats escomptés. Primo, parce que si Jenfield se trouvait là, cela signifiait sans doute quelque chose. Secundo, une enquête en ce lieu exigeait un minimum de prudence et, par voie de conséquence, des préparatifs.
  
  Après l'exhibition du ballet régional, il y eut un intermède destiné à permettre aux clients de venir à leur tour se trémousser sur la piste. Les musiciens entamèrent un cha-cha-cha., des couples abandonnèrent leur table pour gagner l’espace réservé à leurs évolutions, au milieu de la salle.
  
  Du coin de l’œil, Coplan vit que Wallace Dunbar déposait sa pipe et invitait une des beautés grecques attablées près de lui. Le jeune homme blond ne bougea pas. Il fumait une longue cigarette de tabac blond qu’il tenait entre le pouce et l’index de sa main droite, non sans préciosité.
  
  Soudain, Dave Jenfield se leva. Profitant de la cohue provoquée par l’entracte dansant, l’Américain, un sourire aux lèvres, une main dans la poche de son pantalon de palm-beach, se dirigea vers les toilettes. Mais son absence fut courte. En revenant, il s’approcha de la table de Francis. Appuyant une épaule contre le pilier, il pencha son buste imposant et murmura d’un ton affable :
  
  - Alors, mon cher Lambert, toujours à Athènes, à ce que je vois ? Je vous croyais parti.
  
  - J’ai changé d’avis, en effet. Et je pense que vous savez pourquoi ?
  
  - Oui, mais je pense aussi que vous avez tort.
  
  Sous son sourire, Jenfield essayait vainement de dissimuler sa colère. Il y avait une sorte de tension glacée dans ses yeux, et son visage osseux était plus grimaçant que souriant.
  
  Il reprit d’une voix plus feutrée, à peine audible :
  
  - Pourquoi êtes-vous ici ?
  
  - Et vous ? glissa Francis d’un air candide et suave. Pour passer quelques instants agréables et déguster un excellent dîner, j’imagine ?
  
  - Je regrette que vous n’ayez pas tenu compte de mon avertissement, Lambert. Je le regrette profondément.
  
  Il parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se ravisa.
  
  - Très bien, dit-il en redressant sa haute carcasse. Après tout, chacun s’amuse comme il peut.
  
  Il donna une petite tape amicale sur l’épaule de Coplan et retourna à sa table.
  
  Un quart d’heure plus tard, Francis réglait sa note et s’en allait. Il s’attarda pendant quelques minutes au vestiaire, histoire de vérifier la réaction éventuelle de Jenfield. Mais rien ne se produisit.
  
  La préposée, une femme d’âge mûr, l’observait, se demandant ce qu’il attendait. Coplan s’approcha d’elle.
  
  - Vous parlez le français ?
  
  - Oui, monsieur... Petit peu français...
  
  - Comme je ne parle pas le grec, je suis embarrassé. Voulez-vous me rendre un service ?
  
  Il s’accouda au comptoir, poussa un billet de cinq dollars vers la femme, lui mit sous le nez la page de journal où figurait la photo de Bruno Chassal.
  
  - Vous connaissez ? murmura-t-il.
  
  - Oui, il venir souvent.
  
  - C’était un ami à moi. Et il m’avait écrit qu’il avait une amie ici.
  
  La femme, vaguement mal à l’aise, articula :
  
  - Elle n’être plus ici, elle partie longtemps...
  
  - Comment s’appelait-elle ?
  
  - Rena... Rena Vassaka... Elle était serveuse. Comme elle parler français très bien, elle s’occuper des touristes qui venaient France et Belgique.
  
  - Où est-elle ?
  
  - Personne sait. Elle partir brusquement, au début juillet, l’année dernier.
  
  - Tant pis, soupira Francis. Où habitait-elle ?
  
  - Rue Hermès. Au-dessus photographe près de la passage...
  
  Une inspiration subite traversa l’esprit de Coplan :
  
  - N’est-ce pas elle qui a été dessinée sur le prospectus qui se trouve affiché dehors ?
  
  Un sourire un peu constipé étira la bouche de la femme.
  
  - Oui, c’est elle. Mais plus jeune. Rena pas aussi petit jeune fille...
  
  - Merci, dit-il en esquissant un vague salut de la tête.
  
  Elle répondit de la même façon. Il devina qu’elle ne tenait pas à prolonger l’entretien. Les inspecteurs de la Sûreté étaient peut-être venus au Tragos naguère, en quête de renseignements sur Chassal, complice des espions rouges ?
  
  Avant de s’éloigner de la taverne, Coplan étudia une fois encore le dessin à la plume qui ornait le prospectus publicitaire. Il grava dans sa mémoire les détails les plus caractéristiques du visage de Rena Vassaka, et notamment' les signes particuliers que le temps n’altère pas : la forme des oreilles, la hauteur et la découpe des yeux, la courbe de la mâchoire. On pouvait faire confiance au talent méticuleux et appliqué de Chassal, les traits dominants de son modèle avaient dû être respectés.
  
  Rena Vassaka...
  
  Disparue depuis le début de juillet, C’est-à-dire, juste avant l'arrestation de Chassal. Jusqu’à ce moment-là. elle avait habité dans le même immeuble que lui.
  
  Comme toujours, les choses étaient à la fois très simples et très compliquées. Coplan, malgré la découverte importante qu’il venait de faire, éprouvait des sentiments mitigés. Maintenant, qu'il avait trouvé la solution de la devinette « Roc-Explication-Femme », il n’était guère avancé : la femme avait fichu le camp !...
  
  Chassai, en rédigeant son message, n’avait-il donc pas pensé à cela ?...
  
  
  
  
  
  Arrivé à proximité de son hôtel, Coplan changea subitement d’avis. Au lieu de regagner sa chambre pour se mettre au lit, il prit le chemin du garage où il remisait sa Sunbeam de location.
  
  
  
  
  
  Le bonhomme qui assurait la permanence de nuit ne se montra pas vexé d’être dérangé à une heure aussi avancée. Un soir de carnaval, tout est permis. Il vérifia la souche qui avait été délivrée à Coplan, l’accompagna jusqu’à la Sunbeam. Le garage était pour ainsi dire vide. A Athènes, ça existe, le carnaval. Tout le monde était en balade.
  
  Coplan donna un pourboire au type, grimpa dans la voiture, mit le contact, lança le moteur et démarra.
  
  Dix minutes plus tard, il roulait à toute allure en direction de Vouliagmeni.
  
  A présent, il estimait qu’une très sérieuse mise au point avec Dave Jenfield s’imposait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Cette fois, au lieu de grimper à pied vers le haut de l’avenue de Vari, Coplan fit tout le trajet en voiture. Plusieurs autres véhicules stationnaient dans les parages de la villa de l’attaché culturel américain. Coplan rangea la Sunbeam le long du trottoir opposé, à une quinzaine de mètres en retrait du numéro 124, entre une Mercedes et une Alfa-Roméo.
  
  Comme prévu, Jenfield n’était pas encore rentré. A travers les buissons qui entouraient la jolie maison blanche, Francis put constater que toutes les fenêtres étaient obscures.
  
  Résigné, il retourna s’installer dans sa Sunbeam.
  
  L’attente fut longue. Il n'était pas loin de trois heures et demie du matin quand une Mercury grise stoppa devant le jardin. Une silhouette se détacha de la limousine, ouvrit les deux portes de la clôture. La Mercury pénétra dans la propriété.
  
  Coplan débarqua aussitôt.
  
  Le plus discrètement possible, il progressa le long des buissons. Une trouée dans le rideau végétal lui permit de constater que Jenfield avait ramené à son domicile tous ses partenaires de la soirée. La lanterne du perron s’étant allumée, il put identifier Wallace Dunbar, le jeune homme blond et les trois jeunes femmes qu’il avait vues au Tragos.
  
  Il s’agissait vraisemblablement du dernier drink rituel qui termine toute sortie.
  
  Coplan patienta.
  
  Une heure plus tard, il était toujours là, guettant en vain le départ des amis et des amies de Jenfield.
  
  Finalement, il renonça. La formalité du dernier verre avait dû se transformer en tout autre chose. La situation, en tout cas, se prêtait mal à une conversation privée.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, dimanche, Coplan se leva tard. Il dut se passer de petit déjeuner pour arriver avant midi à la petite église byzantine de la place Mitropoleos. Heureusement, il avait pris soin de griffonner, avant de se coucher, le billet en code qu'il destinait à Vassi Molanis.
  
  Lorsqu’il pénétra dans le sanctuaire, il ne vit que des taches rouges qui dansaient devant ses yeux. Le contraste avec l'éclatant soleil extérieur décuplait la densité de la pénombre intime qui régnait sous la coupole de. l’édifice.
  
  Il s’arrêta près de la première rangée de chaises, le temps d’accommoder sa vision.
  
  Deux petites veilleuses rouges brûlaient devant les images qui ornaient l’autel. Une odeur d’encens flottait et le silence paisible soulignait l’aspect un peu irréel de la minuscule cathédrale qui faisait penser à un jouet ou à une relique précieuse.
  
  Il n’y avait personne.
  
  Coplan commençait à croire qu'il avait raté le rendez-vous, quand il distingua soudain, presque tout à fait cachée par une colonne, la vieille de la rue de Bouboulina. Vêtue de noir, l’échine courbée, la femme tripotait les grains de son chapelet. Elle était assise, absolument immobile, abîmée dans ses dévotions.
  
  En faisant le tour de l’église, Francis toussota. La vieille leva la tête, sans plus. Coplan frôla au passage la pieuse personne en prière, laissa tomber sur ses genoux le message destiné à Molanis, continua vers la sortie.
  
  Il demeura encore un moment au fond de la petite église, puis, lorsqu’il fut tout à fait sûr que nul témoin n’avait pu observer le manège, il s’en alla.
  
  Comme il n’était pas loin de la place de la Constitution, il prit cette direction, longea la place, s’engagea dans la rue d’Hermès. La ville était étrangement calme. Après avoir festoyé toute la nuit, les Athéniens récupéraient.
  
  Au numéro 6, la boutique du photographe était évidemment fermée. Coplan regarda les appareils exposés en vitrine. Ensuite, empruntant le passage qui relie la rue d’Hermès à la rue Périclès, il constata que l’entrée particulière de l’immeuble se trouvait précisément dans ce passage, à côté d’un magasin d’articles féminins.
  
  Il hésita.
  
  Les quelques mots de grec qu’il connaissait n'étaient pas suffisants pour soutenir une conversation valable. Or, pour une démarche comme celle qu’il voulait entreprendre, c’était un handicap sérieux. Par contre, cette lacune pouvait aussi lui servir d’alibi...
  
  « Une chance sur quatre », pronostiqua-t-il mentalement.
  
  Naguère encore, l’enseignement du français était obligatoire dans les écoles grecques. De nos jours, les jeunes étudient plus volontiers l’anglais. Mais, en s’adressant à des gens d’âge mûr, on arrive presque toujours à se faire comprendre.
  
  Surmontant son indécision, Coplan poussa la porte réservée aux locataires de la maison.
  
  Dans le couloir, les boîtes aux lettres alignées près de l’escalier retinrent son attention. Il y en avait cinq. La première portait le nom du photographe du rez-de-chaussée; la deuxième appartenait à un quidam qui se nommait Themis Vouyoukis; la troisième ne mentionnait aucun nom, et elle correspondait à l’appartement que Chassal avait occupé pendant neuf années. La quatrième indiquait Lysira Thespiados La cinquième et dernière était vierge de toute mention.
  
  Si vraiment la mystérieuse amie de Chassal avait habité dans cet immeuble, aucun vestige ne subsistait de son passage.
  
  Après un bref moment de réflexion, Francis opta pour le locataire du troisième. Plus exactement, pour la locataire de l’étage en question; car, sauf erreur, le prénom Lysira devait désigner une personne du sexe féminin.
  
  Il se mit à gravir les marches de l’escalier. Des relents de cuisine et des échos de radio flottaient dans la maison. On sentait planer dans tout l’immeuble cette atmosphère de paix et d’intime tranquillité qui n’existe que le dimanche. Dans toutes les villes du monde. Coplan avait pu vérifier ce phénomène. Et, l’espace d’une seconde, tout en continuant son ascension, il s’en voulut un peu d’être là, dans cette maison inconnue, à la recherche d’une femme qui lui était non moins inconnue.
  
  « Drôle de métier! » soupira-t-il.
  
  Prenant pied sur le palier du troisième, il retrouva, sur la porte de l’appartement, le nom qu’il avait vu sur la boîte aux lettres : Lysira Thespiados.
  
  Il sonna.
  
  Une femrne d'environ quarante ans, grande et forte, aux cheveux noirs, vêtue d’une robe de chambre bleue à ramages noirs, vint ouvrir.
  
  - Kalimera, prononça Coplan. Kiria Thespiados ? (Bonjour. Madame Thespiados)
  
  - Né, Kirié. ( Oui, monsieur)
  
  - Milaté gailika ? ( Parlez-vous le français)
  
  La femme repondit par un îlot de paroles auxquelles Francis ne comprit rigoureusement rien. Mais comme elle lui faisait signe d’entrer, il s’avança dans le petit hall.
  
  Ayant referme la porte, la femme planta là son visiteur pour filer d’un pas rapide dans l’appartement tout en appelant. Une autre femme, beaucoup plus âgée, apparut. Elle avait des cheveux blancs, portait un tablier de cuisine en plastique. Son visage ridé exprimait la bienveillance.
  
  - Bonjour, monsieur, dit-elle.
  
  - Bonjour, madame. Je m’excuse de vous déranger, mais je suis un touriste français, je viens de Paris et je voudrais rencontrer Madame Rena Vassaka. J’ai un cadeau à lui remettre de la part d’un de ses amis parisiens.
  
  - Rena est partie, monsieur.
  
  - Elle n’habite plus ici ?
  
  - Non.
  
  - Vous ne savez pas où elle habite à présent ?
  
  - Non.
  
  - Pourquoi est-elle partie ?
  
  La vieille eut un sourire un peu coquin.
  
  - Je crois petit bébé, gloussa-t-elle en faisant un geste arrondi devant son ventre,
  
  Coplan risqua le coup :
  
  - Avec le monsieur français du deuxième ?
  
  - Né, opina-t-elle, oui, oui.
  
  Elle haussa ses frêles épaules avec indulgence en ajoutant :
  
  - C’est la vie... Monsieur seul et femme seule... souvent dessiner femme nue... Hé, hé...
  
  - Comment pourrais-je faire pour la retrouver ? A-t-elle de la famille à Athènes ?
  
  - Je ne sais pas.
  
  - Est-ce que d’autres visiteurs sont déjà venus vous interroger pour avoir la nouvelle adresse de Rena ?
  
  - Oui... Tessera. Quatre...
  
  - Eh bien, tant pis. Merci madame...
  
  Coplan se retira.
  
  Bredouille, une fois de plus, mais pas trop déçu malgré tout.
  
  Vers la fin de l’après-midi, alors que le crépuscule commençait à estomper les collines qui entourent la ville, Francis descendit en voiture au Pirée.
  
  Au petit port de Tourkolimano, il entra au restaurant Zefiros. Vassi Molanis, déjà attablé dans un coin de l’établissement, dégustait un plat de coquillages frais. Coplan alla s’installer près du Grec, commanda une douzaine d’huîtres, alluma une cigarette.
  
  Vassi. Molanis, endimanché, arborait un visage grave. Coplan lui demanda :
  
  - Quelque chose qui cloche ? Vous avez l’air soucieux.
  
  - Si le Vieux nous voyait, marmonna Molanis, j’ai l’impression que ça ne l’enchanterait pas beaucoup.
  
  - Vous trouvez que je deviens encombrant ? plaisanta Francis.
  
  - Ces contacts répétés sont plus dangereux que vous ne le croyez. Pourquoi m’avez-vous convoqué ?
  
  - Pour vous communiquer le résultat de ma soirée au Tragos. Je connais le nom de la femme vers laquelle Chassai a voulu nous aiguiller. Elle se nomme Rena Vassaka et elle était serveuse à la taverne du Roc. En outre, elle habitait le même immeuble que Chassal, elle lui servait de modèle à l’occasion et on m’a laissé entendre qu’il lui avait fait un gosse.
  
  - Mince, fit Molanis. Vous l’avez vue ?
  
  - Non, hélas. Elle a disparu de la circulation.
  
  Les sourcils froncés, Molanis arrêta de mastiquer.
  
  - Vous n’avez aucun tuyau sur l’endroit où elle se trouve actuellement ?
  
  - Non. Mais ce que j’ai appris me permet quand même de tirer quelques conclusions intéressantes. Si je me base sur la fiche psychologique de Chassal, ses relations avec la serveuse du Tragos confirment mon idée première : son vertige sensuel pour la vénéneuse Kristina Papadikou, c’était de la comédie. Chassal n’avait rien d’un Casanova. Si une femme a pu éveiller en lui un amour tardif, ce ne peut être que cette Rena. Or, elle a disparu quelques jours avant l’arrestation de Chassal. Je suis prêt à parier que c’est elle qui détient les archives de Chassal.
  
  - Explication valable, émit Molanis. Reste à savoir où elle est partie se planquer avec les papiers de son ami.
  
  - Exactement, approuva Francis. Et c’est le genre de chose que votre agent de la Sûreté doit pouvoir dénicher dans les registres de l’état-civil, non ?
  
  - Oui, à la rigueur. Mais... si Chassal a goupillé une combine avec son amie pour qu’elle disparaisse dans la nature avec ses papiers confidentiels, je ne vois pas pourquoi il nous a incités à aller au Tragos. Il devait bien savoir que nous ne la retrouverions plus à cet endroit.
  
  - J’ai réfléchi à cette question, murmura Francis. Je suis persuadé qu’il y a encore un élément qui nous manque... Chassal ne pouvait probablement pas nous donner lui-même le renseignement précis. Mais vous devez aussi savoir que quatre personnes avant moi sont allé interroger les voisins de Chassal et de Rena au numéro 6 de la rue d’Hermès. L’extrême prudence de notre camarade est donc justifiée, car si la piste de Rena avait été facile à suivre, d’autres curieux nous auraient précédés chez cette femme.
  
  - En effet, admit Molanis.
  
  Pendant quelques instants, ils mangèrent en silence. Puis, le Grec, après s’être essuyé la bouche au moyen de sa serviette, reprit d’un ton pensif :
  
  - Au fond, malgré tous les obstacles, vous avez tout de même accompli pas mal de progrès en cinq jours. Et, en ce qui me concerne, je dois dire que mon opinion a changé du tout au tout au sujet de cette affaire.
  
  - Un bon point à mon actif, alors ? fit Coplan, rieur.
  
  - Oui, mon optique a évolué. Je commence à croire que nous avons eu tort de sous-estimer Chassal.
  
  - C’est ce que je vous ai dit le jour de mon arrivée ici. Mais maintenant je vais plus loin : je suis sûr, Molanis, que nous sommes sur une affaire considérable. Et si je ne me casse pas la gueule, moi aussi, je vous le prouverai. Ce n’est pas la première fois qu’on me confie une mission de ce genre, et j’ai fini par acquérir une sorte de sixième sens qui me donne de précieux avertissements. Retenez bien ce que je vous dis : le comportement de Chassal, par tout ce qu’il reflète de bizarre et même de contradictoire, postule une histoire très grave.
  
  - Ce qui est désormais non moins sûr, enchaîna Molanis, c’est que nous sommes en présence d'un réseau soviétique. Je vous refilerai tout à l’heure une pochette contenant quatre photos. Les clichés ne sont pas fameux, mais ce n’est qu’un début. Vous y trouverez Evangelos Kossos et Kostia Valadiou, les deux agents de Moscou placés à la prison et qui ont liquidé Chassal. Les deux autres sont des types qui sont venus ce matin même chez Kossos. Ils ne sont pas encore identifiés, mais les opérations se poursuivent.
  
  - Mobilisez le plus de monde possible là-dessus. Et recommandez-leur de mettre le paquet.
  
  Plusieurs tons plus bas, Francis ajouta :
  
  - A mon avis, Molanis, nous sommes tout simplement en train de reprendre l’action que Chassal menait quand il est tombé. . Et si mes calculs sont justes, il y a un gros poisson à pêcher.
  
  - Quel gros poisson ?
  
  - Le véritable réseau Karadis... Les condamnés du procès ne sont probablement qu’une cellule sacrifiée. La vraie centrale qui opère ici pour le Kremlin, celle que la Sûreté n’a pas réussi à coincer, doit être beaucoup plus importante. La Grèce est un carrefour stratégique pour l’U.R.S.S., une position-clé pour son service de renseignement.
  
  - Ce serait un coup formidable, mais ça nous promet des heures pénibles. Démanteler une centrale de Moscou, c’est une drôle d’entreprise. Quel est votre programme ?
  
  - Mettre un pied devant l’autre et avancer aussi longtemps que je peux.
  
  - Mais dans l’immédiat ?
  
  - Synchroniser mes opérations avec le réseau de l’Otan.
  
  - Pourquoi m’avez-vous demandé de vous réserver ma soirée ?
  
  - En sortant d'ici, j’ai l’intention d’aller m’expliquer avec Jenfield. Vous allez me couvrir. Je veux vérifier s’il ne lance personne à mes trousses.
  
  - Vous le suspectez réellement ?
  
  Coplan se contenta d’esquisser une moue dubitative. Molanis, sans insister, se remit à tripoter ses coquillages.
  
  
  
  Trois quarts d’heure plus tard, Francis rangeait sa Sunbeam devant la villa de Jenfield, à Vouliagmeni.
  
  Comme il l’avait espéré, l’attaché culturel américain était chez lui. En robe de chambre de soie de Cachemire, les pieds nus dans des mules de cuir, les traits un peu fatigués mais d’humeur moins corrosive que lors des visites précédentes de Coplan,
  
  Confortablement assis dans son grand salon, il lisait des rapports stencilés.
  
  - Désolé de vous déranger, s’excusa Francis.
  
  - Vous ne me dérangez pas. Je lisais... De toute façon, je crois que l’idée d’embêter les gens n’est pas de celles qui vous arrêtent, hein ?
  
  Machinalement, il se dirigea vers le meuble-bar.
  
  - Vous savez, Lambert, reprit-il en dévisageant Francis, je commence à saisir le genre d’homme que vous êtes. Un dur, comme on dit en France, un coriace, hein ? Les Français sont toujours plus malins que les autres, et ils en font toujours à leur tête... Scotch ?
  
  Le ton ricanant et persifleur n’altéra pas le moins du monde les bonnes dispositions de Coplan.
  
  - Oui, scotch et soda, dit-il, affable.
  
  Jenfield lui servit son verre, s’en versa un pour lui-même.
  
  - Alors ? bougonna-t-il. Je suppose que vous venez me parler de la mort de Bruno Chassal ?
  
  - Exact. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.
  
  - Rien, laissa tomber Jenfield. Est-ce qu’il faut en penser quelque chose ?
  
  - Non, ce n’est pas obligatoire, admit Coplan.
  
  - Chassal n’avait aucune conviction religieuse. Moi non plus. Si j’avais commis la faute qu’il a commise, je crois que je me suiciderais tout comme lui.
  
  - En somme, cela vous arrange ? Les douze balles ou la pendaison, le résultat est le même. Je me réjouis de ne pas être votre ami, Jenfield.
  
  - Vous ne courez pas ce risque ! riposta l’Américain, acerbe. Et d’ailleurs, vous n’aurez pas le temps. J’ai consacré deux heures, cet après-midi, à rédiger une note à votre sujet. J’exige votre rappel. Vous voyez que je suis franc.
  
  - Ce n’est pas une qualité que je place très haut quand je juge mes confrères. Dans notre profession, Jenfield, la franchise est une vertu mineure. Ce qui compte, en revanche, c’est la jugeote. La cervelle prompte.
  
  Coplan se toucha le front, puis murmura :
  
  - Naturellement, on ne peut pas tout avoir.
  
  Les joues de l’Américain s’empourprèrent légèrement, à la grande satisfaction de Francis qui cherchait à le mettre en rogne. Néanmoins, Jenfield se domina.
  
  - Je sauve peut-être votre peau en réclamant votre départ, Lambert, dit-il avec une pointe d’amertume. Vous paraissiez très content de vous-même, hier soir, au Tragos. Et votre petite conversation avec la femme du vestiaire a dû augmenter votre contentement, yah ?... Continuez, mon ami, continuez. Mais vous aurez rejoint Bruno Chassal avant d’avoir rejoint Rena Vassaka, je le crains.
  
  - Vous la connaissez donc, cette Rena ?
  
  - Oui, naturellement. Je dînais au moins deux fois par mois avec Chassal au Tragos.
  
  - Mais vous ne savez pas ce qu’elle est devenue ?
  
  - Non.
  
  - Vous la recherchez en adoptant la méthode du chat, comme disait Wallace Dunbar ?
  
  - Yah... Mais si vous avez une suggestion à me faire, je vous écoute.
  
  - Je ne m’occupe pas des affaires des autres.
  
  - Vous ne faites que cela! grinça Jenfield. Et la preuve, c’est que vous êtes là, dans ma maison.
  
  - Oui, mais je suis ici pour mes affaires. Le suicide de Chassal et la disparition de son amie Rena, cela m’intéresse. Et si je tenais à vous questionner à ce sujet, c’était dans l’espoir d’obtenir quelques informations complémentaires.
  
  - Je n’ai pas d’informations à vous donner. Je m’occupe depuis sept mois de ce dossier, je connais tous les dessous de l’affaire, et je sais ce que je fais.
  
  - Bon, Je me débrouillerai tout seul.
  
  Coplan vida lentement son verre de whisky. Puis, en se levant pour aller déposer le verre vide sur une table, il mit le point final à l’entretien en disant :
  
  - D’une façon comme d’une autre, vos paroles constituent une réponse aux questions que je voulais vous poser. Bonsoir, Jenfield.
  
  Il quitta la villa, traversa le jardin, monta dans sa voiture.
  
  Cinq minutes plus tard, tandis qu’il roulait sur la route côtière, il détecta les phares d’une voiture qui le suivait à distance régulière. Il se demanda si c’était la Morris de Vassi Molanis ou une autre bagnole qui l’avait pris en chasse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Au lieu de poursuivre sa route en direction du Pirée, Coplan tourna soudain à droite pour franchir le portail de l’aéroport d’Athènes. Il se rangea dans un des parkings et attendit.
  
  La voiture qui le suivait fit de même...
  
  C’était la Morris de Vassi Molanis. Le Grec débarqua, s’approcha de Coplan qui était resté à son volant.
  
  - Rien à signaler, dit-il.
  
  - C’est tout ce que je voulais savoir, acquiesça Francis.
  
  - J’ai encore réfléchi à vos soupçons concernant Jenfield, reprit Molanis. A mon avis, vous vous trompez à son sujet.
  
  - Vous me l’avez déjà dit, fit remarquer Francis. Et d’ailleurs, si je me méfie de lui, c’est plutôt par principe que par conviction.
  
  - J’en reviens toujours à mon idée, murmura Molanis en s’accoudant à la portière de la Sunbeam. Étant donné le lien étroit qui existait entre Chassai et Jenfield, si ce dernier nous double, je suis grillé. Et tout mon réseau aussi. Or, cela, je suis absolument certain que ce n’est pas le cas.
  
  - Moi aussi, mon vieux, j’en reviens toujours à mon idée, répondit Coplan. Vous raisonnez comme si Chassal était vraiment tel qu’il s’est montré au procès, un minus, une pauvre cloche. Mais c’est archi-faux. Et si Jenfield a les mains sales, vous pouvez être sûr que Chassal s’est arrangé pour vous tenir hors d’atteinte. Comme il l’a fait pour ses archives, soit dit en passant.
  
  Molanis hocha la tête, incrédule. Coplan reprit :
  
  - Je reconnais que je vous ai dérangé pour rien, mais cette vérification me paraissait indispensable. Au reste, vous serez bientôt débarrassé de moi. Jenfield a envoyé un rapport à son Q.G. de Paris pour exiger mon rappel immédiat.
  
  - Si vous partez, faites-moi signe.
  
  - Naturellement. Mais j’ai l’impression que le Vieux trouvera une combine pour apaiser les grosses légumes de l’OTAN et me laisser continuer sur ma lancée. Il a dû apprendre la mort étrange de Chassal, et c’est exactement le genre de chose qui le stimule.
  
  - Est-ce que vous avez interrogé Jenfield à propos de Rena Vassaka ?
  
  - Oui. Il la recherche depuis sept mois... Et je vous signale que Chassal n’avait pas non plus jugé bon de mettre Jenfield au courant de ses plans éventuels avec son amie. Cela prouve qu’il savait se taire à l’occasion.
  
  - Je vous attends demain soir ?
  
  - Oui, sauf empêchement Si vous ne me voyez pas, ce sera mardi soir.
  
  Ils se quittèrent, Molanis remonta dans sa Morris et partit le premier. Coplan s’en alla une dizaine de minutes plus tard, regagna directement Athènes et reconduisit sa voiture au garage. Ensuite, plus décidé que jamais à retrouver la piste de Rena. il se rendit à pied au Tragos. Puisque la cuisine y était excellente, autant dîner là qu’ailleurs.
  
  En passant devant la préposée du vestiaire, il lui dédia un petit bonjour de la main. La femme, qui était en train de bavarder avec deux ravissantes pépées brunes, lui répondit par un sourire. Une des deux beautés profita de la circonstance pour lancer à Francis une œillade fort prometteuse. Il revint aussitôt sur ses pas, s’approcha de la fille :
  
  - Vous parlez le français ? s’enquit-il en enveloppant d’un regard amical et déshabilleur la séduisante créature.
  
  Elle fit non de la tête, mais ajouta :
  
  - English ?
  
  - Yes, fit-il. I speak english.
  
  - Touriste ?
  
  - Yes, répéta-t-il.
  
  Ce bref dialogue n’était rien en comparaison de ce que les prunelles noires de la fille disaient dans la langue muette et universelle de l’amour.
  
  - Si vous êtes libre, murmura-t-il en anglais, permettez-moi de vous inviter à dîner. La solitude est le pire ennemi des touristes.
  
  Elle eut un petit rire, échangea quelques mots avec son amie et la femme du vestiaire, fit semblant d’hésiter. Pure convention, bien entendu. Car Coplan savait que l’affaire était déjà dans le sac.
  
  Enfin, elle accepta. Ils entrèrent ensemble dans la salle basse et voûtée de la taverne. Le maître d’hôtel, physionomiste comme tous ceux de sa corporation, reconnut d’emblée le client de la veille.
  
  - Bonsoir, monsieur, dit-il en s’inclinant. Deux couverts ?
  
  - Oui, deux couverts.
  
  Avec un tact exquis, le maître d’hôtel les plaça à une petite table du fond, derrière un des piliers.
  
  - Apéritif ? suggéra-t-il.
  
  - Né, jeta promptement la belle brune. Ouzo. (Contrairement à ce que l’on pourrait croire, en grec « né » signifie « oui »).
  
  Elle ajouta quelques phrases rapides, en grec, que Francis ne comprit que cinq minutes plus tard, quand une serveuse vint déposer un seau à champagne sur leur table. Mais c’était pour accompagner le dîner, car on leur servit malgré tout de l’ouzo en guise d’apéritif.
  
  - Je m’appelle Evana, indiqua la fille en comblant Francis de regards joyeux et caressants.
  
  - Grecque ?
  
  - Oui, mais de mère libanaise.
  
  Pendant tout le repas, ils bavardèrent.
  
  Elle avait une biographie très riche, très pittoresque, dont l’agencement romanesque aurait fait pâlir d’envie pas mal d’écrivains. Elle avait vingt-six ans, et elle avait beaucoup voyagé. Ses yeux pleins d’ardeur, sa bouche gourmande, son buste superbe et la finesse admirable de sa peau avaient dû l’aider puissamment à payer ses vacances à l’étranger.
  
  Pourtant, elle n’avait rien d’une prostituée professionnelle. Sa conversation et la perfection de son anglais attestaient une classe indéniable.
  
  Rencontre fortuite ou rencontre voulue ?
  
  Coplan se le demandait, tout en se faisant la remarque que des souris de cette espèce devenaient de plus en plus nombreuses dans les grandes capitales du monde civilisé. Jeunes, jolies, indépendantes, sans préjugés, avides d’imprévu, vivant au jour le jour, parfaitement disponibles et prêtes à dispenser à leur partenaire un bonheur sans mélange, à condition que ce partenaire leur plaise et sache y mettre le prix.
  
  A une heure du matin, ils quittèrent la taverne.
  
  Evana, prenant d’une main ferme la direction des opérations, conduisit Francis dans un minuscule night-club de la rue Euripide. Là, dans une ambiance intime, ils dansèrent de langoureux blues, joue contre joue, étroitement enlacés, silencieux, l’un et l’autre attentifs à l’émoi de ces brûlants préliminaires. A deux heures et demie, le whisky aidant, Evana se sentit chauffée à point.
  
  Un quart d’heure plus tard, ils étaient dans la chambre de la fille, au quatrième étage d’un vieil immeuble de la rue Petraki.
  
  Hasard ou préméditation, cela ne changea rien au fait que Coplan, lorsque la brune s’allongea sur le lit, parée des seuls ornements que Dame Nature lui avait prodigués, reconnut in petto qu’il n’était pas floué. Il avait dépensé un respectable paquet de drachmes depuis le début de la soirée, mais ça les valait. Avec ses belles cuisses fuselées, sa taille fine qui soulignait l’arrondi de ses hanches, ses seins provocants, Evana battait de plusieurs longueurs les Vénus de marbre du musée de Delphes. Et la comparaison lui devint encore cent fois plus favorable quand elle s’anima dans les bras de Francis.
  
  
  
  
  
  La tempête amoureuse les roula dans un furieux maëlstrom, les brassa sans ménagements, leur arracha des cris et des soupirs. Soulevés par la houle du plaisir, plongeant dans le creux des vagues et remontant sans cesse au rythme d’une étourdissante pulsation, ils finirent quand même par échouer sains et saufs sur un îlot de calme et de torpeur.
  
  Evana, brisée, les cheveux dans la figure., haletante mais bienheureuse, gisait sur le lit comme une somptueuse naïade foudroyée.
  
  Coplan, qui la contemplait du coin de l'œil, se souvint qu’il était en service commandé. Et il se fit la réflexion que si Evana se trouvait dans le même cas, elle savait mettre du cœur à l’ouvrage.
  
  Une bonne demi-heure s'écoula. Enfin, ayant sans doute récupéré, Evana s’étira, posa sa main sur la poitrine de Francis, lui débita quelques gentillesses, se leva paresseusement, enfila une robe de chambre.
  
  Elle lui proposa une tasse de café, qu’il accepta. Tandis qu’elle préparait le breuvage sur un petit réchaud, il se rhabilla.
  
  - Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle,
  
  - Pierre. Pierre Lambert.
  
  - Quel est ton métier ?
  
  - Journaliste.
  
  - Tu restes longtemps à Athènes ?
  
  - Non.
  
  - Deux jours, une semaine ?
  
  - Je n’en sais rien. Je voudrais rencontrer quelqu’un, mais ça n’a pas l’air de s’arranger... La personne en question a changé de domicile et je ne connais pas sa nouvelle adresse.
  
  Evana, penchée sur son réchaud, n’eut pas de réaction. Coplan, debout devant le miroir de la cheminée, se repeignait. Observant la fille dans la glace, il attendit pour voir si elle allait mordre à l’hameçon ou non. En tout cas, son visage ne reflétait aucun intérêt particulier pour la personne à laquelle il venait de faire allusion.
  
  L’odeur réconfortante du café embauma la petite pièce.
  
  - On se reverra ? murmura la fille en soufflant pour éteindre la flamme du réchaud.
  
  - Oui, peut-être, fit-il, plutôt évasif.
  
  — C’était une bonne soirée, non ? glissa-t-elle en lui lançant un regard de chaude complicité Tu ne regrettes pas ?
  
  - Et toi ?
  
  - Tu sais bien que non.
  
  Elle versa le café noir et épais dans deux minuscules tasses de faïence.
  
  Sa robe de chambre bâillait, dévoilant la naissance de ses seins. Une légère moiteur se mêlait au sillon d’ombre qui modelait ses formes.
  
  - Si je ne suis pas au Tragos, précisa-t-elle, tu me trouveras au Naxos, le petit bar de la rue Apollon.
  
  - Tu y vas tous les soirs, au Tragos ?
  
  - Non, mais presque. Deux de mes copines dansent dans les ballets folkloriques.
  
  - Et il y a longtemps que tu fréquentes cet établissement ?
  
  - Oui. Au moins quatre ans.
  
  - Au fait, tu as dû connaître la jeune femme que j’espérais rencontrer... Rena Vassaka.
  
  - Rena ? La Française ?
  
  - Elle est Française ? s’étonna Coplan.
  
  - Non, évidemment. Nous l’appelons comme ça parce que c’est toujours elle qui servait les tables réservées aux touristes français... Une bonne fille, d’ailleurs.
  
  - Si tu pouvais m’aider à la retrouver, ça me rendrait service.
  
  - Personne ne sait ce qu’elle est devenue.
  
  - Est-ce qu’elle avait de la famille à Athènes ?
  
  - Pas que je sache, mais je dois dire que je ne me suis jamais beaucoup occupée des affaires des autres. Je n’aime pas qu’on s’occupe des miennes, alors...
  
  Ils burent leur café.
  
  - A mon avis, reprit-elle soudain, Rena est retournée à la campagne.
  
  - D’où est-elle ?
  
  - De Rafina. Un petit port de la côte est, sur la mer Égée... Mais je me souviens qu’elle m’a parlé un jour d’une vieille tante qui avait une auberge à Levadhia et qui aurait voulu l’avoir près d’elle...
  
  Assise sur le bord de son lit, les pans de son vêtement ayant glissé, ses longues jambes nues et brunes apparurent dans la lumière tamisée de la chambre.
  
  - En tout cas, murmura-t-elle en se caressant distraitement la cuisse du bout de ses doigts, si tu restes encore quelques jours à Athènes, moi j’aimerais te revoir.
  
  - Ce n’est, pas impossible.
  
  Il se leva pour prendre congé.
  
  - Merci pour le café, Evana.
  
  Elle lui tendit ses lèvres, et il y appuya un baiser amical, tout en déposant discrètement deux billets de cinq dollars dans la petite poche de sa robe de chambre.
  
  Dehors, la nuit était tiède.
  
  
  
  
  
  Vers la fin de l’après-midi, le lendemain, Coplan se rendit dans une agence de tourisme de la rue du Stade et demanda à l’une des employées si on pouvait lui vendre une reproduction de l’affiche exposée en vitrine.
  
  - Nous ne les vendons pas, dit remployée, surprise, Mais je puis vous en donner une. C’est pourquoi ?
  
  - Je collectionne les costumes régionaux de tous les pays d’Europe, figurez-vous. Or la jeune femme qui a posé pour votre affiche porte une robe très caractéristique, absolument ravissante d’ailleurs.
  
  Habituée aux caprices de la clientèle touristique, l’employée, souriante, alla chercher dans une armoire un exemplaire de l’affiche et la déplia sur le comptoir pour être sûre de ne pas se tromper d’imprimé.
  
  Coplan questionna :
  
  - C’est un costume de quelle province, au fait ?
  
  - Je crois que c’est la robe d’apparat des paysannes des Monts de Béotie ou du Parnasse.
  
  - De la région de Levadhia, par exemple ?
  
  - Oui, ou des contrées voisines. Vous savez, les coutumes anciennes sont difficiles à localiser avec précision. Mais c’est une robe de montagnarde, certainement.
  
  Elle replia l’affiche, la tendit au client.
  
  - Je vous remercie, dit Francis.
  
  En possession de son document, il continua sa promenade et il se retrouva bientôt dans la vieille ville. Pendant plus d’une heure, il surveilla le domicile de la belle Evana, mais il ne nota aucune présence insolite.
  
  Traversant derechef la place au milieu de laquelle trônait la minuscule cathédrale byzantine, il s’engagea dans la rue Pandrossou. C’était là, au-dessus de la boutique d’un brocanteur, que demeurait le nommé Evangelos Kossos, l’un des deux agents soviétiques de la prison municipale.
  
  La rue, large d’environ deux mètres, bordée d’échoppes, de petits ateliers d’artisans, de marchands d’antiquités, évoquait tout à la fois le bazar, le marché aux puces et le souk oriental. Une carriole attelée d’un vieil âne pelé stationnait devant la maison du gardien de prison. Dans ce tohu-bohu pittoresque, les hommes à la solde de Moscou ne devaient guère se gêner pour avoir des contacts. Promeneurs, touristes, commerçants et gens du cru s’y côtoyaient dans un perpétuel va-et-vient Les boutiquiers interpellaient les passants, tout le monde pariait à tout le monde.
  
  Même en restant là pendant vingt- ans, Coplan était sûr de ne rien récolter de valable. Seuls les agents locaux de Vassi Molanis pouvaient travailler dans ce milieu indigène.
  
  Francis réintégra son hôtel.
  
  Il étala sur son lit l’affiche touristique qu’il s’était procurée, l’examina plus attentivement.
  
  L’indice fourni par le folklore grec était fragile, certes, mais nullement négligeable, car il confirmait en partie ce que la belle Evana avait dit en parlant de Rena Vassaka. Et qui sait si la robe que Rena avait mise pour poser ne provenait pas du trousseau de sa vieille tante aubergiste ? Le dessin de Chassal comportait un si grand nombre de détails vestimentaires précis que toute idée d’invention gratuite pouvait être rejetée à coup sûr.
  
  Coplan, songeur, regarda sa montre-bracelet.
  
  Résolu à explorer toute la Grèce s’il le fallait pour retrouver l’amie de Chassal, il décida de commencer par Levadhia. Il étudia une carte routière, fit un rapide calcul.
  
  Levadhia se trouvait à une bonne centaine de kilomètres au nord-ouest d’Athènes, La route était signalée comme étant une voie de grande circulation, et l’itinéraire le plus direct passait par Daphni et Thèbes.
  
  Coplan consulta derechef sa montre. Il était peut-être un peu tard pour entreprendre ce voyage, mais en revanche, ce serait un excellent prétexte pour loger à l’auberge de la tante de Rena.
  
  Il fourra quelques objets dans une valise, y ajouta son appareil photographique, ses jumelles spéciales pour la vision nocturne, un livre sur l’histoire des temples grecs, un cahier de notes, bref, de quoi ressembler à n’importe quel voyageur parcourant la Grèce par amour des vieilles pierres et des légendes mythologiques.
  
  Il emporta aussi le browning emprunté à Molanis.
  
  Au garage, il fit faire le plein d’essence. Puis, tandis que la nuit tombait, il se lança sur la route de Daphni. La Sunbeam ne carburait pas trop mal pour une voiture de location. Elle avait des reprises un peu fatiguées, mais, dans l’ensemble, sa tenue était honnête.
  
  Malgré les méandres du trajet, la moyenne jusqu’à Thèbes fut bonne. Cinquante minutes pour une distance de soixante-cinq kilomètres environ.
  
  A la sortie de la localité, au carrefour de jonction de deux nationales, Coplan prit celle de droite. Et c’est alors qu’il se rendit compte que la grosse Opel noire qui était venue se loger plusieurs fois déjà dans son rétroviseur réglait sa vitesse sur celle de la Sunbeam. Or, il s’en souvenait parfaitement, l’Opel était déjà derrière lui lorsqu’il avait traversé le centre de Daphni. Grâce à l’éclairage public, il avait pu identifier la marque de ce véhicule.
  
  Pour en avoir le cœur net, Francis ralentit.
  
  Contrairement à toute logique, l’Opel ne se rapprocha pas pour amorcer un dépassement. Coplan enfonça brusquement le champignon. Distancée, l’Opel disparut dans les ténèbres, pour réapparaître deux minutes plus tard dans le rétroviseur de la Sunbeam et s’y maintenir.
  
  La filature était manifeste.
  
  Et, cette fois, ce n’était pas Molanis !...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Relâchant un peu l’accélérateur, Coplan reprit sa vitesse de croisière normale.
  
  La situation était assez sérieuse. Elle méritait en tout cas d’être méditée. Et vite. Car le paysage désolé, désertique, se prêtait trop bien à une vacherie. L’Opel, plus puissante et plus robuste, pouvait d’un moment à l’autre entamer une manœuvre pour coincer la Sunbeam.
  
  Trois questions sollicitaient l’esprit de Coplan : Qui sont-ils ? Que me veulent-ils ? Combien sont-ils ?
  
  Trois questions sans réponse, malheureusement.
  
  En tablant sur le passage à Daphni, on pouvait estimer que la filature avait débuté à Athènes même. Soit à l’Hôtel Alex, soit au garage...
  
  Quant à rouler jusqu’à Levadhia, c’était désormais exclu. Conduire les gens de l’Opel à l’auberge de la tante de Rena, c’eût été la pire des gaffes, assurément.
  
  Il fallait agir. Réagir. Garder l’initiative pendant que c’était encore possible.
  
  Mais comment ?
  
  Un panneau de signalisation se dressa dans ses phares, à droite, à la sortie d’une courbe. « ATLANTI - 26 km », Puis, un autre panneau : « Restaurant ASTAKOS -1.600 m. - Shell - 2.200 m. ». Une flèche indiquait qu’il fallait emprunter la bifurcation pour trouver le restaurant ASTAKOS.
  
  A la vitesse de l’éclair, Coplan dressa son plan.
  
  Coup de frein brutal, braquage à droite, accélération immédiate.
  
  Le Sunbeam, dans un long gémissement, prit le virage sur les chapeaux de roue, carhota sur une route défoncée, grimpa vers un petit bois qui, dans les phares, formait un fond tout noir.
  
  Comme prévu, l’Opel passa en ligne droite. Trop lancée, elle n’avait pas pu effectuer sur-le-champ son virage dans la voie secondaire.
  
  Coplan stoppa à quelques centaines de mètres du restaurant dont les fenêtres éclairées se détachaient sur l’obscurité du décor campagnard. II coupa son moteur, éteignit ses feux, empoigna sa valise et, à toute allure, se faufila hors de la Sunbeam pour plonger sous le couvert des arbres.
  
  Couché à plat ventre derrière des fougères et des arbousiers, il sortit son browning, en fit coulisser le cran de sûreté. Puis, dans sa valise, il préleva ses jumelles. Le cœur battant, il vit danser sur la route les faisceaux lumineux d’une voiture qui arrivait.
  
  C’était la grosse Opel noire, évidemment.
  
  Elle stoppa à son tour, à environ trente mètres en retrait de la Sunbeam Pendant dix secondes, le plafonnier intérieur de la limousine noire s’éclaira. Deux silhouettes se dessinèrent dans le véhicule, puis tout retomba dans l’obscurité. Mais Francis, les yeux vissés aux oculaires de son instrument optique, distingua comme en plein jour les deux hommes qui débarquaient : d’abord le pilote, un petit type en veste sport, puis un costaud en blouson brun-foncé, à la nuque épaisse et rasée, au crâne dénudé.
  
  Qu’allaient-ils faire à présent ? Debout derrière leur bagnole, ils se concertaient, les yeux tournés vers le petit restaurant campagnard. De toute évidence, la ruse de Coplan avait réussi. Les passagers de l’Opel étaient persuadés que le voyageur de la Sunbeam était entré à ASTAKOS pour dîner ou pour y rencontrer quelqu’un.
  
  Soudain, le type en veste sport se sépara de son compagnon et se mit à marcher en direction du restaurant.
  
  Coplan se demanda s’ils auraient le culot d’attaquer ouvertement, froidement, dans un lieu public. Une scène analogue s’était déroulée peu de temps auparavant, dans un grand café de Francfort, en Allemagne. Deux tueurs d’une organisation clandestine avaient bel et bien fusillé à bout portant, sans se soucier des témoins, un confrère du camp adverse !...
  
  Mais le type s’arrêta à mi-distance de l’ASTAKOS et de la Sunbeam et, s’étant placé à l’écart, il se confondit avec les buissons qui marquaient la limite du bois. Sauf erreur, il se disposait à monter la garde. Il était d’ailleurs très bien camouflé.
  
  L’autre, quelques instants plus tard, alla prélever dans l’Opel un objet noir qu’il glissa dans sa poche. Une arme ou un outil, vraisemblablement. Ensuite, avec une prudente lenteur, il se faufila vers la Sunbeam, fit un tour complet du véhicule, se posta contre la voiture de telle sorte qu’elle le cachât aux yeux des passants éventuels.
  
  Pas de doute, c’était l’attentat classique. Le rôle de l’individu en veston sport consistait à identifier avec certitude le client quand il sortirait du restaurant solitaire. L’homme au blouson était l’exécutant des hautes œuvres.
  
  Coplan, déplaçant alternativement ses jumelles pour aller d’un individu à l’autre, les observait. Un cliquetis lui parvint aux oreilles. C’était le costaud à la nuque rasée qui venait d’ouvrir avec mille précautions la portière de la Sunbeam.
  
  Que mijotait-il, celui-là ? Coplan concentra son attention sur lui. Avait-il l’intention de piller la voiture, ou voulait-il simplement inspecter le tableau de bord afin de préparer leur fuite après l’agression ?
  
  Un nouveau cliquetis, à peine perceptible, troubla le silence. Et, soudain, Coplan comprit exactement ce que signifiait les mouvements bizarres du type autour de la Sunbeam.
  
  Une bouffée de rage noua les tripes de Francis, il sentit ses joues se décolorer.
  
  « Les salauds! » jura-t-il dans son for intérieur.
  
  Une folle envie lui vint d’abattre les deux tueurs sans autre explication et de déguerpir aussitôt après. Mais il résista à cette tentation.
  
  A présent, les deux hommes regagnaient discrètement leur Opel. Mais ils ne remontèrent pas dans la voiture, ils restèrent accroupis dans les taillis, invisibles de la route, même dans les phares d’un véhicule remontant éventuellement la voie secondaire.
  
  Coplan rabaissa un instant ses jumelles. Le comportement de ces deux individus l’obligeait à réviser son pian initial. Ils faisaient le guet, et ils ne s’en iraient pas avant d’avoir accompli leur criminelle mission. Attendre leur client ne les découragerait sûrement pas.
  
  Tout à coup, il y eut un bruit de voix et de musique du côté du restaurant. Cinq ou six personnes quittaient l’établissement, s’interpellaient, se saluaient bruyamment avant de se séparer.
  
  Sans perdre un quart de seconde, Francis profita de cette diversion pour agir. Comme sa passivité ne servirait à rien, il estimait préférable de risquer une contre-offensive. Et, dans le fond, il en brûlait d’envie. Usant de toutes les ressources de son expérience, il se coula silencieusement à travers buissons et fougères en s’éloignant de la route, en s’éloignant aussi des deux types qui étaient à l’affût dans l’ombre. Chacun de ses gestes était précédé d’un rapide examen du sol et de la végétation, car le moindre froissement de branche pouvait alerter la vigilance des deux inconnus.
  
  Avec une patience infinie - Coplan savait dominer ses nerfs - il couvrit la distance qui le séparait de la cour arrière du restaurant isolé. La façade postérieure du bâtiment se prolongeait par un appentis dont le toit incliné touchait les premiers buissons feuillus de l’orée du bois.
  
  Arrivé en lieu sûr, il longea le mur de l’appentis. Il déboucha de l’autre côté de la bâtisse, dans un espace dégagé qui servait de parking. Des portières claquaient, des moteurs ronflaient. Les personnes qui venaient de quitter l’ASTAKOS finissaient de s’embarquer.
  
  Deux voitures sortirent du parking, prirent la direction de la Nationale.
  
  Le silence retomba.
  
  Quelques instants plus tard, Coplan traversa le parking. Et, en faisant comme s’il avait bavardé avec les gens qui venaient de partir en voiture, il s’avança carrément sur la route, se dirigea vers sa Sunbeam.
  
  Faisant bien sonner ses semelles sur le ruban goudronné, il rejoignit sa voiture, sa petite valise de voyage à la main.
  
  Un voyageur non prévenu ne se serait pas douté que deux tueurs se trouvaient à proximité, dissimulés. Coplan ouvrit sa portière, s’installa à son volant, referma d’un coup sec la portière. Mais avant d’allumer ses phares, il allongea le bras, ouvrit doucement la portière opposée, plaça sa valise tout au bout de la banquette. Ensuite, allumant ses grands feux de route, il introduisit sa clé de contact, boutonna son veston, aspira une profonde bouffée d’air.
  
  Brusquement, il actionna la clé de contact, lança le moteur de la Sunbeam. se propulsa à plat ventre hors de la voiture et dégringola dans le fossé qui bordait la route. Serrant sa valise contre sa poitrine, il rampa prestement dans les arbustes, s’aplatit derrière le tronc d’un cèdre, se mit en boule, face contre terre.
  
  Une détonation sourde ébranla violemment l’air nocturne, des éclats de vitre et de métal volèrent avec force dans les feuillages et sur la route, des flammes grésillantes jaillirent sous le capot de ia Sunbeam.
  
  Coplan se redressa d’une torsion du buste, se mit à genou derrière le cèdre.
  
  Les deux tueurs, rassurés quant au bon fonctionnement de l’engin explosif, se faufilèrent hors des taillis pour remonter dans leur Opel.
  
  Coplan, à la vitesse de l’éclair, fonça sur eux en diagonale. A cause des craquements que produisait ia Sunbeam embrasée, ils ne l’entendirent pas venir. C’est le petit type en veston sport qui, le premier, encaissa. Un terrible coup de crosse sur la tête. Il s'étala dans les fougères. L’autre, le costaud, plus éloigne que son acolyte, ouvrait déjà la portière de l’Opel. Plus moyen de le rejoindre. Une balle lui fracassa l’occiput. Il tomba lourdement au sol.
  
  Coplan se jeta sur sa première victime. Le gars, étourdi mais conscient, se relevait. Coplan lui arracha des mains le pistolet qu'il avait réussi à saisir sous son aisselle, lui assena en plein front un coup de crosse à tuer un bœuf. Puis, soulevant le bonhomme, il l’emmena d’une seule main comme un mannequin de loques, le balança dans l’Opel, jeta sa valise sur la banquette.
  
  Deux hommes et une femme se tenaient à présent devant l’entrée du restaurant. Sans s’occuper de ces gens qui criaient, Francis repoussa le cadavre du malabar en blouson brun, sauta au volant de l’Opel, alluma les phares pour éblouir les témoins. Par chance, les tueurs avaient tout préparé pour leur fuite instantanée. La clé de contact était au tableau de bord. Le moteur ronfla.
  
  Après un demi-tour ultra-rapide, Coplan dévala la pente vers la Nationale. Au premier carrefour qu’il rencontra, il braqua sur la droite. Moins de dix minutes plus tard, il retombait sur la route de Delphes. Et, une heure plus tard encore, après un crochet par Megara. il entrait à Athènes.
  
  La montre-bracelet de Francis marquait onze heures et quelques minutes quand il arriva chez Vassi Molanis, dans la rue de Bouboulina.
  
  Le Grec, assez mécontent, ronchonna :
  
  - On ne peut pas dire que vous soyez très ponctuel. J’ai des tas de choses à faire et je perds deux heures à vous attendre ici. Je commençais à me...
  
  - Écouté, mon vieux, coupa sèchement Coplan. j’ai failli me faire assassiner et je vous jure que ce n’est pas le moment de récriminer. J’ai besoin de vous, tout de suite, et pour plusieurs besognes urgentes.
  
  - Vous..
  
  - Je vous expliquerai, mais ne m’interrompez pas ! Je viens de ramener une Opel que j’ai remisée derrière les docks de Larissa. Dans cette voiture, un de mes agresseurs fait la sieste, couché entre les sièges.
  
  - Mort ? fit Molanis en pâlissant.
  
  - J’espère que non. Je voulais à tout prix avoir un otage, mais il se peut que j’aie frappé un peu fort. J’étais énervé. Disposez-vous d’un local où nous pourrions interroger cet individu et le séquestrer un certain temps sans attirer l’attention des voisins ?
  
  - Oui, un de mes agents occupe une maisonnette isolée sur la route de Keratzini.
  
  - Eh bien, allons-y tout de suite. Je vous raconterai plus tard ce qui m’est arrivé.
  
  - Où se trouve-t-elle exactement, cette Opel ?
  
  - Inutile, j’irai la chercher moi-même. Au point où j’en suis, je ne peux guère me compromettre davantage. Dites-moi plutôt comment je dois m’orienter pour rejoindre la maison de votre agent.
  
  Molanis, soucieux, prit du papier, un stylo-bille, et traça un croquis topographique. Coplan grava le plan dans sa mémoire et murmura :
  
  - Bon, ça ne tombe pas trop mal. Je pourrai me diriger directement vers ce lieu sans devoir retraverser une agglomération. Je sors le premier, vous arriverez de toute manière avant moi. Quel est le job de votre agent en question ?
  
  - Rien de particulier. C’est un ancien commandant de la marine marchande, à la retraite depuis deux ans. Il sert de boîte aux lettres auxiliaire et il assure des liaisons quand c’est nécessaire. Mais, en fait, c’est surtout sa bicoque qui nous rend des services; une partie de mon matériel et de mon arsenal est planquée dans sa cave.
  
  - O.K. A tout à l’heure.
  
  Par la place Hippodamos et la triste rue pouilleuse qui longe l’arrière-bassin du grand port, Coplan refit en sens inverse le chemin qui l’avait conduit chez Molanis.
  
  L’Opel était toujours là, en stationnement derrière deux poids lourds en bordure des vastes entrepôts d’une société maritime. Après une rapide inspection des abords, Francis alla d’un pas très naturel vers la grosse voiture noire, ouvrit la portière au moyen de l’une des clés du petit trousseau qu’il avait trouvé au tableau de bord, grimpa dans la voiture.
  
  Le petit mec en veste sport était toujours là, lui aussi. Recroquevillé entre les sièges, sous le vieux tapis de caoutchouc, il n’avait pas bonne mine. Et Coplan jugea qu’il était grand temps de le faire sortir de son coma.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  L'agent de Molanis était un énorme gaillard âgé d’une bonne soixantaine d’années au faciès boucané, aux tempes blanches, aux sourcils broussailleux, aux traits placides mais aux yeux vifs.
  
  Il se nommait Alcibiade Andros, parlait couramment le français, n’avait pas l’air très émotif. L’arrivée tardive de Vassi Molanis et de Coplan n’avait pas le moins du monde altéré sa sérénité. Sa petite maison grise était effectivement propice aux rencontres clandestines. Située à l’écart de la route, derrière une colline, elle était en outre entourée d’un rideau de sapins rabougris oui ne payaient pas de mine mais qui constituaient le meilleur des camouflages naturels. Pas la moindre habitation dans un rayon de cinq kilomètres.
  
  Andros, vêtu d’un antique pantalon de velours (retenu autour de son gros ventre par une ceinture de cuir) et d’une vieille chemise kaki dont le devant laissait passer les touffes de poils gris de son large poitrail, tint à transporter lui-même jusque dans sa cave le prisonnier évanoui. Il le souleva comme une plume.
  
  - Il s'en sortira avec une bonne migraine, diagnostiqua-t-il après avoir examiné le petit tueur inconscient... L’est pas gros, mais il a une solide constitution... M’en vais vous le réveiller en un tournemain...
  
  Il alla puiser un seau d’eau glacée dans son jardinet, amena de vieux chiffons, un flacon de brandy, des cordes. Il commença par ficeler les bras et les jambes de son patient, lui vida posément les poches, le déplaça pour le caler en position demi-assise contre un des murs.
  
  On eût dit que le vieux loup de mer n’avait fait que cela toute sa vie.
  
  Le souffle un peu court, il s’agenouilla près du malade. Puis, plongeant un chiffon dans le seau d’eau, il l'appliqua tout dégoulinant sur le front du petit type. Après une demi-douzaine de compresses de ce genre, il versa une lampée d’alcool entre les lèvres du gars, lui massa la nuque, lui capota les joues, lui souleva une paupière.
  
  - Y revient, marmonna-t-il.
  
  Une minute plus tard, le malade remuait la bouche, ouvrait faiblement les yeux en geignant.
  
  - Dans un petit quart d'heure, vous pourrez lui causer, annonça Andros. Faut qu’y se remette de la secousse. Il a une sacrée bosse, vous savez.
  
  Coplan et les deux Grecs remontèrent au rez-de-chaussée, s’attablèrent dans la cuisine de la maisonnette.
  
  Coplan demanda :
  
  - L’Opel ne risque pas d’attirer les regards ?
  
  - Non, répondit Molanis, je l’ai amenée dans le verger.
  
  Francis entreprit alors de narrer dans l’ordre chronologique tout ce qui lui était advenu depuis le moment où il avait quitté Vassi Molanis.
  
  Ce dernier grommela :
  
  - C’était fatal. Jenfield vous avait d’ailleurs mis en garde. A force de fouiner partout, vous deviez attirer l’attention.
  
  - J’ai fait tout ce qu’il fallait pour, glissa Coplan.
  
  - A mon avis, reprit Molanis, c’est la poule du Tragos qui était chargée de vous diriger sur Levadhia. Vous êtes tombé dans le panneau à pieds joints.
  
  - Oui, ça m’en a tout l’air, admit Francis.
  
  Mais le plus cocasse, c’est que ce ne sont pas réellement les paroles de la belle Evana qui m'ont incité à faire ce voyage. C’est le costume que Rena Vassaka porte sur une affiche dessinée par Bruno Chassal.
  
  - Vous n'avez pas repéré l’instant précis où la filature a commencé ? insista Molanis.
  
  - Non, mais je ne vois que trois possibilités : mon hôtel, le garage où je mettais la Sunbeam, le Tragos.
  
  - Le pire, maugréa Molanis, c’est que le loueur de la Sunbeam va fournir votre piste à la police : signalement, nom, adresse à Athènes. Vous êtes complètement grillé.
  
  - Vous savez, riposta Coplan, ça ne fait jamais qu’une couverture démolie. J’aime mieux la mort du soi-disant Pierre Lambert que la mienne ! Pour le reste, je vais me transformer une fois de plus. Vous me fournirez le matériel et les accessoires.
  
  - Vous continuez ? s’exclama Molanis, inquiet.
  
  - Je commence, rectifia Coplan. Maintenant, j’ai un bout de la chaîne.
  
  - Mais pourquoi tenez-vous tellement à jouer avec le feu ? se récria Molanis. Je suis en train de pousser à fond la piste des deux surveillants de prison. Mes hommes ont déjà détecté sept maillons. Nous avons aussi un bout de la chaîne et nous..
  
  - D’accord! coupa Francis. Mais nous avons à présent un autre bout, et celui-là part de moi. Quand nous aurons bouclé la boucle, nous saurons à quoi nous en tenir. Nous allons poser quelques questions à notre prison nier...
  
  Andros intervint :
  
  - Examinons d’abord ses affaires, suggéra-t-il.
  
  il descendit, revint avec les objets trouvés dans les poches du petit mec. Rien de révélateur, malheureusement. Aucun papier d’identité, aucune note manuscrite. De l’argent, un couteau de poche, des lacets de cuir, un morceau de peigne aux dents crasseuses, des cigarettes, un briquet, etc...
  
  - Évidemment, grinça Molanis. Les tueurs n’ont pas pour habitude d’emporter leur carte de visite quand ils vont au travail.
  
  - Dans un sens, ça m’arrange, fit observer Coplan. La police va forcément patauger pendant quelques jours au sujet du cadavre qui est resté là-bas, et ça doit nous donner la marge qu’il nous faut.
  
  Molanis, les poings sur les hanches, dévisagea Francis.
  
  - En somme, murmura-t-il, personne ne vous a vu ? Pourquoi n’iriez-vous pas déposer une plainte pour le vol de la Sunbeam ?
  
  Coplan ne put retenir un sourire un peu aigre.
  
  - Ah ça, plus jamais ! Je me suis présenté à la police de mon plein gré, au cours d’un voyage au Maroc, et je me suis fait coffrer. On ne m’y reprendra plus !... Venez, allons bavarder au sous-sol. Vous ferez l’interprète.
  
  Encore abruti, le prisonnier essayait de bouger le moins possible pour calmer les élancements douloureux qui lui traversaient la tête. Coplan dit à Molanis :
  
  - Exposez-lui clairement la situation, et faites-lui bien comprendre que nous ne lui en voulons pas personnellement, qu’il ne nous intéresse pas, lui, et que sa vie est entre ses mains. Évitez de l’acculer au silence du désespoir. Ce que nous désirons savoir, c’est le nom de son patron.
  
  Molanis jeta une courte phrase à l’intention de son agent et le gros Andros remonta au rez-de-chaussée pour revenir avec une lampe de bureau. Il la brancha, orienta la lumière vers la figure du prisonnier.
  
  - Dites donc, marmonna Molanis en se tournant vers Coplan. Je l’ai dans ma collection, cet olibrius!...
  
  Il tira son portefeuille de sa poche, y puisa , quelques photos, passa l’une d’elles à Coplan en lui décochant un lourd clin d’œil. Coplan opina, retourna la photo. Une mention écrite au crayon indiquait : Léo Sapariou, 18, rue Tholou.
  
  Les sourcils froncés, Coplan fit signe à Molanis de remonter avec lui au rez-de-chaussée avant de commencer l'interrogatoire.
  
  - D’où vient ce portrait, Molanis ?
  
  - C’est un des trois nouveaux suspects repérés par mes agents. Et je crois que ce n’est pas fini !.. Tous mes hommes sont en piste, comme vous l’avez demandé.
  
  - Bon, mais où se situe exactement notre prisonnier dans votre schéma ?
  
  - Ce matin, vers onze heures, le surveillant de prison Kossos a passé vingt minutes dans un magasin de la rue du Stade où, manifestement, il ne devait pas avoir beaucoup de choses à acheter puisqu’il est ressorti les mains vides. Mon collaborateur, qui était aux trousses de Kossos, n'aurait pas attaché une signification particulière à cette démarche si Kossos n’était pas sorti du magasin en compagnie d’un jeune individu qu’il avait reçu la veille chez lui. Or, il s’agit précisément de ce Léo Sapariou que vous avez failli démolir d’un coup de crosse et qui est en bas.
  
  - Et qui a failli me réduire en miettes dans ma Sunbeam, interrompit Coplan. Mais ceci confirme d’une manière irréfutable que ce sont bien les assassins de Chassal qui ont, voulu me supprimer. Autrement dit, nous sommes dans la bonne voie, Molanis. Et je crois que la meilleure façon de questionner notre petit tueur, c’est de le traiter comme une vieille connaissance...
  
  - Laissez-moi faire, opina le Grec.
  
  Ils redescendirent et Molanis entama un dialogue avec le prisonnier.
  
  Le jeu serré des questions et des réponses - auquel Francis ne comprit évidemment rien - se prolongea durant une bonne demi-heure. Quand ce fut fini, Coplan et ses deux compagnons regagnèrent derechef la cuisine du rez-de-chaussée pour faire le bilan.
  
  - Alors, où en sommes nous ? s’enquit Francis, assez impatient.
  
  - Il a mangé le morceau presque sans le savoir, fit Molanis. Et mon hypothèse était fondée : c’est bien le commerçant de la rue du Stade qui dirige le groupe de choc dont font partie vos deux tueurs et les assassins de Chassal. Ce commerçant se nomme Odys Bassan.
  
  - C’est lui qui a donné l’ordre de placer une bombe sous l’arrière de ma voiture ?
  
  - Oui.
  
  - Comment se nomme l’autre tueur, celui qui est resté sur le carreau ?
  
  - Stefan Kolandros. Il était ouvrier charpentier au port.
  
  Coplan médita un instant, puis, regardant Molanis, murmura :
  
  - Vous ne trouvez pas ça louche, vous, que ce type vous fasse des confidences pareilles presque spontanément ? On n’a même pas eu le temps de lui flanquer la frousse !... Les hommes qui travaillent pour un apparat communiste sont généralement plus coriaces que ça.
  
  - C’est vrai, mais je lui ai donné l’impression qu’il n’avait plus rien à m'apprendre. Je lui ai montré sa photo, comme vous avez pu le voir, et je lui ai demandé pourquoi il avait rencontré Evangelos Kossos dans ce magasin de la rue du Stade. Il a cru que mes questions ne devaient servir qu’à recouper des choses que nous savions.
  
  - Et ce surveillant de prison, que faisait-il dans ce magasin ?
  
  - Il avait de l’argent a toucher, paraît-il.
  
  Coplan prit derechef un temps de réflexion.
  
  - Tout cela est évidemment plausible, admit-il finalement. Mais il faudra néanmoins dire à vos agents de se méfier. Il y aurait un barrage dans le circuit que cela ne m’étonnerait pas outre mesure. Dans tous les cas, laissez tomber le gardien de prison. Quand on aura besoin de lui, on saura où le récupérer.
  
  - Oui, vous avez raison, acquiesça Molanis... Quels sont vos projets maintenant ?
  
  - Vous avez des choses à faire à Athènes, m’avez-vous dit ?
  
  - Oui
  
  Coplan consulta sa montre, puis :
  
  - Pouvons-nous laisser l’Opel et le prisonnier ici, à la garde d’Alcibiade Andros ?
  
  - Certainement.
  
  - Je rentre avec vous à Athènes. Vous me déposerez près de la cathédrale.
  
  
  
  
  
  Tandis qu’ils roulaient vers la ville, à bord de la Morris, Coplan demanda à Molanis :
  
  - Pouvez-vous m’offrir l’hospitalité jusqu’à nouvel ordre ? Soit chez vous, soit ailleurs. Je sais que c’est en contradiction avec vos consignes, mais je n’ai pas le choix. Du reste, je ne pense pas que ce soit pour longtemps.
  
  - Il y a une planque chez la vieille de la rue de Bouboulina, marmonna le Grec avec une pointe de réticence.
  
  - Ce n’est pas votre domicile ?
  
  - Non. La vieille est une amie d’enfance de ma mère. Je me sers de sa maison comme lieu de rencontres parce qu’elle est bien située. J’ai toujours été partisan du système des adresses de rechange. Je vais vous donner la clé, j’en ai d’autres exemplaires chez moi.
  
  Tout en tenant son volant d’une seule main, il fouilla dans sa poche pour prendre la clé en question. Il la remit à Coplan et ajouta :
  
  - A votre place, je ficherais le camp dès demain matin... La police va mettre vingt-quatre heures au maximum pour identifier le client qui a loué la Sunbeam. Après, on se demandera où vous êtes passé et on vous cherchera dans tout le pays.
  
  - Il me faut encore trois ou quatre jours. Si je n’ai pas terminé victorieusement ma mission d’ici là, j’aviserai. Mais j’ai la sensation que les carottes sont en train de cuire à feu vif.
  
  - Je vous conduis directement chez la vieille ?
  
  - Non, j’ai une visite de courtoisie à faire avant la fin de la nuit.
  
  Molanis jeta un regard de biais vers son passager.
  
  - Je n'ai pas de conseils à vous donner, Coplan, mais... il chercha les mots les moins brutaux pour exprimer sa pensée, prononça d'un ton revêche :
  
  - A force de prendre des risques, vous allez suivre le même chemin que Chassal.
  
  - Si cela doit m’arriver, murmura tranquillement Francis, vous continuerez le boulot. Le commerçant de la rue du Stade doit vous permettre de remonter la filière jusqu’au véritable cerveau des réseaux soviétiques en Grèce. Mais moi, de mon côté, je tiens à vérifier un point très important.
  
  - Quel point ?
  
  - Je vous le dirai demain. Je ne veux pas vous induire en erreur par des indications qui ne seraient pas valables.
  
  La Morris s’arrêta en bordure du Zappéion. Avant de débarquer, Coplan fit à Molanis ses ultimes recommandations :
  
  - Ne parlez de moi à personne. Même à nos meilleurs amis, et même si on vous interroge à mon sujet. Je compte sur vous.
  
  - Bien.
  
  - Je vous attendrai chez la vieille. Adieu, Molanis.
  
  Cinq minutes plus tard, Francis arpentait la rue Petraki, dans la vieille ville. Sa montre marquait deux heures du matin. Quelques noctambules erraient encore dans le quartier, et notamment des officiers américains qui discutaient à haute voix les mérites comparés des night-clubs d’Athènes et d’Ankara.
  
  Arrivé au numéro 45, Coplan traversa la rue et leva la tête pour voir s’il y avait de la lumière aux deux fenêtres du quatrième étage. Effectivement, une des deux fenêtres était éclairée... Ayant remarqué la nuit précédente qu’il suffisait de tourner le gros bouton de cuivre pour ouvrir la porte particulière, il tenta un essai. Le vantail s’ouvrit.
  
  Coplan entra dans la maison, referma. Puis, en grimpant silencieusement l’escalier, il sortit son pistolet.
  
  Au palier du quatrième, un rai de lumière filtrait sous la porte. Une musique ténue, à peine audible, flottait dans le silence de l’immeuble assoupi. Coplan demeura pendant quatre ou cinq minutes immobile, l’oreille contre le vantail. Nul bruit de conversation ne lui parvint, aucune rumeur d’un autre genre non plus.
  
  Il fourra sa main armée dans la poche latérale de son veston, écouta encore un moment, puis, de la main droite, il pianota doucement contre le panneau de la porte.
  
  Il y eut comme un glissement de pantoufles à l’intérieur, et le battant s’entrouvrit.
  
  - Hello. Evana, chuchota Coplan avec un bon sourire.
  
  - Oh, hello, Pierre !..,
  
  Malgré la pénombre, Coplan, qui surveillait le visage de la belle Gréco-Libanaise, le vit brusquement s’illuminer de plaisir. Elle ouvrit plus largement la porte, lui jeta :
  
  - Entre! C’est chic d’être venu.
  
  - Seule ?
  
  - Oui.
  
  Il entra, s’avança dans le minuscule appartement. Le lit était ouvert.
  
  - Je lisais dit Evana J’adore lire au lit... Je ne m’endors jamais avant quatre heures du matin
  
  Des romans illustrés jonchaient la carpette près du lit. Evana, en chemise de nuit, se refaufila sous la couverture.
  
  - Je t’ai attendu au Tragos jusqu’à une heure, dit-elle en souriant. J’avoue que je commençais à perdre espoir.
  
  Coplan était un peu ébranlé.
  
  - As-tu le téléphone ? demanda-t-il en promenant un regard dans la chambre.
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Je devrais téléphoner.. J’ai eu des ennuis. Ma voiture est restée en panne sur la route de Levadhia. Je suis venu parce que je voulais m’excuser...
  
  - Tu ne restes pas? fit-elle, étonnée, déçue.
  
  - Non, c’est absolument impossible, Avec cette voiture abandonnée là-bas, tu comprends...
  
  - Demain soir alors ?
  
  - Oui, si mes affaires ont pu s’arranger, Je viendrai ici vers minuit, d’accord ?
  
  - Bien, je t’attendrai.. C’est quand même gentil d’être passé ce soir... On s’embrasse ?
  
  Il dut se dégager presque de force, tant elle mettait de fougue dans ce baiser. Elle avait noué ses bras autour du cou de Francis et elle s’accrochait à lui pour prolonger cette brève étreinte II sentait contre son torse la chaleur et le relief de cette chair déjà gonflée d’ardeur.
  
  - Demain, Pierre, haleta-t-elle, c’est promis ?
  
  - Yes, darling, murmura-t-il.
  
  Il se hâta de filer pour ne pas succomber à la tentation. Dehors, il se livra à un véritable slalom dans les ruelles voisines pour contrôler ses arrières. Ensuite, il revint dans la rue Petraki.
  
  Mais personne ne surveillait la maison, et la belle Evana ne sortit pas pour aller signaler à ses amis que Pierre Lambert était revenu bien vivant de sa promenade à Levadhia.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Quand Vassi Molanis arriva rue de Bouhoulina, le lendemain soir, il paraissait visiblement surexcité.
  
  - Pas fâché de vous savoir en lieu sûr, bougonna-t-il en gratifiant Coplan d’un regard où perçait une ombre de rancune. La police métropolitaine et la Sûreté sont à votre recherche.
  
  - On parle de moi dans les journaux ?
  
  - Non, c’est mon agent de la Sûreté qui m’a fait passer la nouvelle. Il a lu le bulletin qui vous concerne. Les commissariats ont été avisés à dix-sept heures. L’avis ne stipule aucune accusation mais ordonne de communiquer les renseignements à la Direction de la rue Phidias.
  
  - C’est quoi, ce bureau ?
  
  - Direction générale de la police des villes... Ils ont l’air de croire qu’il s’agit d’un règlement de compte ou d’un kidnapping. Et comme cette histoire leur semble louche, ils ont décrété le black-out vis-à-vis de la presse. Votre victime n’est pas encore identifiée.
  
  - Comment me trouvez-vous ? s’enquit Francis (qui avait consacré une partie de l’après-midi à changer de visage).
  
  - Aucun rapport avec Lambert, reconnut Molanis. Du côté des flics, vous ne risquez pas d’être épinglé. Mais ce n’est pas tout : Davil me fait savoir qu'il désire vous contacter de toute urgence. Il y a des instructions qui sont arrivées de Paris pour vous : vous êtes prié de stopper toute activité, un émissaire se met en route avec des éléments décisifs.
  
  - Bon Dieu! sursauta Coplan. Vous avez révélé à Davil que je suis ici ?
  
  - Non, naturellement, puisque vous m’avez demandé de ne pas le faire. J’ai promis de transmettre l’ordre du Vieux si j’avais l’occasion de vous rencontrer.
  
  - Ah, très bien, soupira Coplan, rassuré.
  
  - Vous vous méfiez également de Davil maintenant ? grommela le Grec.
  
  - De tout le monde, sans distinction.
  
  - Y compris moi, dans ce cas ?
  
  - Non, pas vous, dit Francis en riant. Aussi longtemps que je serai vivant, cela voudra dire que vous êtes régulier. Mais ma confiance s’arrête là. Avez-vous d’autres nouvelles de notre commerçant de la rue du Stade ?
  
  - Oui, et qui vont vous faire plaisir.
  
  Il exhiba son portefeuille, en retira une fois de plus des photos.
  
  - C’est la récolte du jour, expliqua-t-il. Et ce cliché-ci m’a rappelé votre phrase de l’autre jour au sujet du gros poisson. Regardez ce monsieur...
  
  Coplan prit la photo que Molanis lui tendait, l’examina. On y voyait un homme d’environ quarante ans, au visage austère et rude, à l’expression sévère. L'instantané montrait le personnage au moment où il sortait d’un magasin. Pour une photo clandestine, c’était de premier ordre.
  
  - Je ne le connais pas. Qui est-ce ?
  
  - Yvan Krilev. Un correspondant de l’agence Tass en Grèce.
  
  Une lueur de satisfaction brilla dans les yeux de Coplan.
  
  - Vous voyez que j’avais raison, Molanis, dit-il. Maille par maille, le filet se resserre. Le magasin du sieur Odys Bassan est fort probablement la principale plaque tournante des réseaux de l’U.R.S.S. à Athènes.
  
  - Ce Bassan est originaire de Konista, un village de la frontière d’Albanie. J’ai fait faire des sondages à son propos. Je considère que c'est ma meilleure prise depuis que j’ai commencé mes activités dans la profession. Du train où ça va. nous allons avoir la collection complète des agents à la solde de Moscou dans mon pays.
  
  - Puisque vous parlez de sondages. quelle est la réponse concernant Rena Vassaka ?
  
  - Rien... L’état-civil d’Athènes n’a reçu aucun changement de domicile et Lavadhia non plus... Cette femme n’a pas régularisé sa situation vis-à-vis de l’administration.
  
  - Donc, si elle n’est pas morte, elle se cache volontairement.
  
  Coplan. les deux mains dans les poches de son pantalon, déambula dans la pièce en silence.
  
  Il s’était débarrassé de sa moustache, avait complètement modifié sa coiffure. Ses cheveux. devenus très noirs, étaient séparés par une raie sur le côté droit Un fond de teint assombrissait sa figure. Les nouveaux vêtements qu’il portait achevaient de le faire ressembler à un de ces Grecs nonchalants oui traînent à longueur de journée dans les ruelles pleines de soleil et de poussière, au pied de l’Acropole.
  
  Interrompant son va-et-vient, il s’arrêta devant Molanis.
  
  - Comment avez-vous organisé la surveillance autour du magasin de Bassan ?
  
  - Par un roulement de quatre. Le travail est heureusement facilité par la situation même de la boutique.
  
  - Donnez-moi le maximum de détails, ça m’intéresse. Et pour commencer, que vend-on dans ce magasin ?
  
  - En ordre principal, des machines à écrire, des machines à calculer, des ronéotypes, etc. Accessoirement, comme c’est l’usage, la maison vend des articles de bureau : papiers, carbones, stencils. Elle se charge également de travaux de copie, de traductions, d’entretien de machines.
  
  - Je vois le genre,.. Ce Bassan est donc forcément en rapport avec une officine de traducteurs, ce qui est bien commode. Et ses ouvriers vont nettoyer des machines à écrire dans divers bureaux de la ville sans que cela puisse paraître suspect. On dira ce que l’on voudra, mais les spécialistes du Kremlin sont champions quand il s’agit d’implanter un réseau en territoire étranger.
  
  - Ils ont la partie belle, ricana Moianis. Avec deux millions de sympathisants comme tremplin.
  
  - Revenons à notre suspect numéro un. Pourquoi la surveillance du magasin de Bassan est-elle relativement aisée ?
  
  Molanis prit une feuille de bloc-notes et un crayon.
  
  - Voici la rue du Stade. Elle fait la jonction entre les deux centres vitaux de la ville : Omonia, d’une part, et la place de la Constitution d’autre part. La boutique de Bassan se trouve ici, dans le dernier tronçon, entre Omonia et la rue d’Eole. Juste à côté, il y a un passage qui débouche dans la rue d’Athènes. Le magasin comprend deux vitrines dans la rue principale et une dans le passage. La porte particulière est également dans le passage.
  
  - Cela rappelle l’immeuble où Chassal habitait, fit remarquer Coplan.
  
  - Oui, c’est une disposition architecturale très répandue à Athènes... Pour nous, c’est épatant, car ça permet un contrôle double : par la rue et par la galerie. Mais le hasard veut qu’il y ait en ce moment un building en construction au coin d’Omonia, presque en face du magasin Bassan. Le soir, après le départ des contremaîtres, un de mes agents prend position sur ce chantier, derrière les palissades. L’éclairage public est suffisant pour la photo.
  
  - Je vois, acquiesça Francis en arrachant le feuillet du bloc et en le glissant dans sa poche.
  
  - Vous avez l’intention de vous occuper de Bassan ?
  
  - Oui. Mais pas tout de suite. Mon plan n’est pas encore tout à fait au point. Avant d’organiser la manœuvre à laquelle j’ai réfléchi toute la journée, je voudrais terminer mon expérience du côté d’Evana. Pourriez-vous déplacer deux de vos hommes pour surveiller la maison de cette fille, rue Petraki ? J’ai promis de lui rendre visite vers minuit. Si elle est dans le coup, les tueurs d’Odys Bassan vont profiter de l’aubaine pour me cueillir.
  
  - C’est faisable. En arrêtant les opérations de la rue Pandrossou, je récupère mes deux collaborateurs qui connaissent parfaitement le quartier. Je vais m’en occuper.
  
  - Autre chose, enchaîna Coplan. Avez-vous vérifié l’immatriculation de l’Opel ?
  
  - Oui. Les déclarations de notre prisonnier sont exactes. Cette voiture appartient effectivement à la firme Polidiss, marchands de tissus en gros. Elle est mise à la disposition de Sapariou qui démarche en province pour Polidiss.
  
  Coplan opina d’un air satisfait, puis, regardant Molanis, il lui demanda d’un ton enjoué :
  
  - Vous ne croyez pas que ce serait le moment d’installer une jarretière chez Bassan ? (Installation clandestine qui permet de capter les communications téléphoniques).
  
  - Euh... J’y ai songé, bien sûr, fit le Grec en se grattant la nuque avec embarras, et je suis allé jeter un coup d’œil sur la ligne. Mais c’est assez compliqué sur le plan technique.
  
  - Pourquoi ? Nous n’avons pas besoin d’une écoute permanente avec enregistreur. Une boîte d’amplification réglée avec un Vixor de poche suffirait amplement. Tout ce que je voudrais, c’est de pouvoir intercepter les communications de Bassan pendant une dizaine d’heures... Entre huit heures du soir et quatre heures du matin, par exemple. Il a son domicile privé dans l'immeuble ?
  
  - Oui, au premier étage. Juste au-dessus de la boutique... Mais un dispositif provisoire ne sera guère rentable.
  
  - Détrompez-vous, mon vieux ! Si mes prévisions se réalisent, dans quarante-huit heures toute l’affaire Chassal sera élucidée et nous pourrons déclencher la rafle.
  
  - Dans quarante-huit heures ? répéta Molanis, incrédule.
  
  - Oui. Je suis en train de leur préparer un petit tour de cochon. Et si cela réussit, comme je l’espère, vous m’en direz des nouvelles.
  
  - Mais si cela ne réussit pas ? rétorqua le Grec.
  
  - Ne vous faites pas de bile, vous ne serez pas compromis.
  
  - Bon, je vais voir ce que je peux faire. Mais, avant tout, je vais régler la question de la rue Petraki. Si c’est Evana qui était chargée de vous envoyer à Levadhia pour vous éliminer, cette fille doit nous procurer, elle aussi, quelques maillons intéressants de la chaîne Bassan. A choisir, j’aime mieux la méthode de la grille que celle des coups de force.
  
  - Je vous comprends. Seulement, quand le fruit est mûr, il faut le cueillir. Sinon, il pourrit.
  
  - Je reviendrai demain soir, vers six heures, après mon service, et je vous dirai où nous en sommes.
  
  - Avez-vous besoin de votre Morris ?
  
  - Pourquoi ? Vous comptez sortir ?
  
  - Oui. Et en voiture, si c’était possible.
  
  - Entendu. Je vous l’amène. Je me débrouillerai de mon côté. Si vous avez des ennuis, tant pis pour vous.
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, Coplan roulait en direction de Vouliagmeni. Il fit un détour pour atteindre l’avenue de Vari par le nord plutôt que de remonter directement la voie en venant du bord de mer.
  
  Il se rangea derechef dans la file des voitures en stationnement à proximité de la villa de Dave Jenfield, mais il ne débarqua pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  C'est avec une mine visiblement déconfite que Vassi Molanis se ramena rue de Bouboulina, le lendemain, un peu avant sept heures du soir.
  
  Coplan, affalé dans un vieux fauteuil, méditait en somnolant. Le cendrier ébréché qu’il avait à la portée de sa main était bourré de mégots.
  
  - Vous dormiez ? grommela Moianis.
  
  - Je suis rentré à l’aube, figurez-vous, dit Coplan. Et comme je prévois encore une nuit blanche, je récupère d’avance les heures de sommeil que je vais perdre. Mais pourquoi faites-vous une tête pareille ?
  
  - Nous avons travaillé toute la nuit pour les prunes, laissa tomber Molanis. Du côté d’Evana, vous avez dû vous gourrer. La fille n’est pas sortie, elle n’a reçu personne, aucune souricière n’a été tendue autour de sa maison pour vous accueillir.
  
  Coplan se leva, se frotta les mains, lança d’une voix réjouie :
  
  - Si vous saviez comme vous me faites plaisir en m’annonçant ça !
  
  Molanis, dont le visage tiré trahissait la fatigue, maugréa :
  
  - Vraiment ? Mais attendez, la suite vous enchantera beaucoup moins. Mes observateurs de la rue du Stade sont rentrés complètement bredouilles, eux aussi. Ce qui signifie, à mon avis, que Bassan a mis son organisation en veilleuse. En clair, cela veut dire qu’il se doute de quelque chose
  
  - Parfait ! s’exclama Francis, de plus en plus optimiste. Pour une fois, j’ai l’impression que les circonstances jouent dans mes cartes. Est-ce que vous avez pu vous occuper du téléphone de Bassan ?
  
  - Oui, le bidule est en place... Tenez, voici votre instrument. La mise au point est faite et les essais ont été excellents. Mais il n’est pas question de capter autre chose que les conversations téléphoniques, ça ne donne pas.
  
  Il extirpa de sa poche un boîtier d’aluminium qui avait les dimensions d’une boîte de cartes à jouer, le tendit à Francis en demandant :
  
  - Vous savez comment cela fonctionne ?
  
  - Oui, je m’en suis servi en Suisse, il y a quelques mois. Mais ceci est un Vixor d’origine, alors que le mien était une imitation maison. D’où le tenez-vous ? (Il s’agit ici d’un appareil mis au point aux États-Unis et qui permet d’entendre soit une conversation privée, soit un entretien téléphonique, dans une direction déterminée et à une distance d’environ mille mètres).
  
  - De Paris.
  
  - Tiens, tiens! Le Service se modernise...
  
  Coplan empocha le petit appareil, consulta sa montre, fit un bref calcul mental et déclara :
  
  - Je me mets en route dans trois quarts d’heure. Quel est le roulement prévu pour la soirée et la nuit chez notre marchand de machines à écrire ?
  
  Molanis expliqua les dispositions qu’il avait prises. Coplan réfléchit une seconde, puis :
  
  - Si vous êtes d’accord, je me joindrai à votre groupe à vingt-et-une heures.
  
  - Comme vous voudrez.
  
  - Je compte sur vous pour avertir vos collaborateurs intéressés. J’espère que l’un ou l’autre d’entre eux parle le français ?
  
  - Oui, naturellement, fit Molanis. Theodoros, mon chef d’équipe, a passé toute sa jeunesse à Lyon.
  
  Il ajouta, un peu intrigué :
  
  - Vous avez l’air en pleine forme. Est-ce le résultat de vos investigations de cette nuit ?
  
  - Non. Cette nuit, j’ai simplement procédé à quelques vérifications. Ma satisfaction ne vient pas de là. Comme je viens de vous le dire, ce sont vos propos qui me font plaisir.
  
  - J’aurais plutôt cru le contraire.
  
  - Vous n'y êtes pas du tout. Mais vous allez me comprendre. Voici mon raisonnement...
  
  Il se réinstalla dans le fauteuil qu’il venait de quitter, alluma une cigarette. Son regard et ses gestes trahissaient une légère surtension nerveuse.
  
  - D’une part, commença-t-il, l’absence de contacts chez Odys Bassan indique, comme vous l’avez deviné, une mise en veilleuse. Faut-il s’en étonner ? Sûrement pas ! Notre bonhomme est inquiet, et pour cause. Les deux tueurs qu'il a lancés à mes trousses pour me supprimer ont disparu; l’Opel n’est pas rentrée de son expédition; moi aussi j’ai disparu, et la presse ne parle de rien. Mettez-vous à sa place ! En l’absence de toute nouvelle, il est forcé de rester dans l'expectative. Or, à mon sens, cela doit renforcer l’efficacité de ma combine.
  
  - Mais quelle combine ?
  
  - Celle que je vais mettre en œuvre dès ce soir... D'autre part, il y a Evana. Puisque vos agents n'ont pas détecté dans ce secteur les traces d’un éventuel guet-apens, on peut en déduire que cette femme n’est pas l’élément provocateur que nous avons supposé. C’est très important, car cela ramène tous mes soupçons à leur place initiale : Dave Jenfield.
  
  - C’est une idée préconçue que vous aviez en arrivant, rappela Molanis. Je n’ai jamais très bien compris les motifs réels de cette suspicion.
  
  - Je sais, admit Francis. Et les objections que vous m’avez fait valoir à plusieurs reprises étaient pertinentes. Mais je peux maintenant vous donner quelques informations que j’étais obligé de taire quand j’ai commencé ma mission.
  
  Il tira quelques bouffées fébriles de sa cigarette, continua d’une voix plus sourde ;
  
  - Pour avoir une vue correcte de l’affaire Chassal, il faut revenir un peu en arrière... Il y a environ un an, les chefs de l’OTAN avaient décidé en commun de réviser toute la structure militaire du secteur grec. La France, comme les autres pays de l’Alliance, a été consultée. Ses suggestions n’ont pas été prises en considération. On peu plus tard, lorsqu’il a été question des bases allemandes à établir sur les rives de la mer Égée, la thèse française a été littéralement escamotée !... Un peu plus tard encore, lors du vote de l’O.N.U. sur le problème algérien, le gouvernement grec - à la surprise générale - n’a pas soutenu notre cause. En janvier, après un essai de fusées tactiques organisé à la frontière gréco-bulgare, notre état-major n’a pas bénéficié des résultats de cette expérience militaire. Enfin, quelques semaines plus tard, Paris avait exprime via l'OTAN un avis défavorable au sujet de l’éventuelle visite de Nasser à Athènes, la note est arrivée trop lard, et le dictateur égyptien est venu en Grèce... Bref, il y a la tout un ensemble de petits faits politiques et diplomatiques qui ont fini par nous mettre la, puce a l’oreille. De toute évidence, et bien que liés a la Grèce par des traités, nous nous trouvions en perte de vitesse vis-à-vis des dirigeants grecs. Pourquoi ? Parce que nos rapports avec Athènes au sein de l’OTAN avaient été sabotés !
  
  Molanis, le visage creuse par l’attention, murmura :
  
  - Diable, c'est une grave accusation que vous portez là. Il y a toujours eu des flottements politiques à l’OTAN, c'est un secret de polichinelle. Est-ce que vous ne confondez pas deux choses bien distinctes ; le désordre administratif et le sabotage délibéré ?
  
  - Pendant plusieurs mois, nous avons pensé comme vous. Jusqu’au jour où nous avons eu l’impression qu’il y avait réellement autre chose. Quoi ? Une opération de filtrage sciemment dirigée contre nous. C’est une forme très particulière de sabotage ; elle est subtile, discrète, difficile a déceler. Mais son efficacité est indéniable. Comment se traduit-elle dans les faits ? De mille manières : nos arguments tombent à faux, nos dossiers sont enterrés, nos avis arrivent trop tard, on commet des erreurs de traduction - des erreurs volontaires, bien entendu - et, en définitive, notre influence se désagrège sans qu’on sache pourquoi, sans qu’on s’en avise à temps. Mais vous voyez où cela nous mène !... Toujours est-il que Bruno Chassal a été chargé de faire des sondages discrets, et vous connaissez la suite.
  
  Molanis opina, puis, rêveur :
  
  - Si Jenfield est dans le coup, cela explique pourquoi il n’a pas fait pression sur la Sûreté nationale d’Athènes.
  
  - Vous savez comment cela se passe à l’OTAN. En réalité, il n’y a pas de S.R. officiel au sein de l’Alliance; les accords internationaux n’ont prévu qu’une Commission de contrôle et de surveillance. Jenfield ayant jugé imprudent d’intervenir - et nous savons pourquoi - la justice grecque a suivi son cours.
  
  - Mais comment espérez-vous découvrir la culpabilité de Jenfield ?
  
  - En lui passant un coup de fil. Ce soir même, dit Coplan.
  
  Il se leva, examina sa montre, acheva :
  
  - Dans dix minutes exactement.
  
  
  
  
  
  C’est d’un téléphone public que Coplan appela l’attaché culturel américain.
  
  - Jenfield ? Lambert à l’appareil.
  
  - Ah. encore vous! grogna le diplomate d'une voix rogue. Où êtes-vous ? Et d’où sortez-vous ?
  
  - Pour l’instant, je me promène au Pirée. C’est une belle soirée de printemps, j’en profite.
  
  - C’est pour m’annoncer cela que vous me téléphonez ?
  
  - Non. naturellement. Je voudrais vous demander si vous avez des nouvelles de la petite amie de Chassal ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Je suis sur le point d’en avoir, moi.
  
  - Vous parlez sérieusement ?
  
  - Et comment !
  
  - Faites un saut jusqu’ici, cela m’intéresse. Je ferai signe à votre compatriote Davil. Aujourd’hui même, il m’a demandé de vos nouvelles avec insistance
  
  - Désolé, Jenfield, murmura Francis, ce soir, ce n’est vraiment pas possible, j’ai trop de choses à faire.
  
  - Grands dieux! maugréa l’Américain, irrité. Vous n’êtes tout de même pas occupé à ce point-là ! Je ne vous retiendrai pas longtemps, et je peux venir vous chercher en voiture. Cette affaire me concerne en priorité, ne l’oubliez pas.
  
  - Mille regrets, pas ce soir, dit Coplan sans relever l’allusion. Mais demain soir, si cela vous va, je m’arrangerai pour être libre.
  
  - Passez à mon bureau dans la matinée, insista encore Jenfield.
  
  - Je ne serai pas rentré à Athènes avant la fin de l’après-midi.
  
  - Mais où serez-vous ?
  
  - Vous m’en demandez trop, Jenfield. Je n’ai pas l’habitude de vendre la peau de l'ours avant de ravoir tué. Mais rassurez-vous, demain soir je serai en mesure de vous donner des tuyaux précis.
  
  Il y eut un bref silence, et Coplan eut l’impression que le ton affirmatif de ses paroles ébranlaient l’Américain. Celui-ci grogna :
  
  - Eh bien, bon, je vous attendrai chez moi à partir de six heures.
  
  - D’accord !
  
  - Néanmoins, si vous changez d’avis et si vous avez l’occasion de passer ce soir, ne vous gênez pas, je n’ai pas l’intention de sortir.
  
  - C’est peu probable. Bonne nuit, Jenfield.
  
  Il raccrocha.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Confiant dans les changements qu’il avait apportés à son aspect et à sa tenue, Coplan traversa tranquillement le carrefour d’Omonia. Le plus habile des flics n’aurait pas pu faire un rapprochement entre le citoyen qui se baladait là, d’un pas nonchalant, les deux mains dans les poches, et le journaliste belge Pierre Lambert, recherché par la Direction générale de la police des villes.
  
  Après s’être engagé dans la rue Athinas, Francis tourna immédiatement à gauche pour emprunter la galerie qui communiquait avec la rue du Stade. Des magasins bordaient le passage au milieu duquel un minuscule snack-bar accueillait une clientèle composée surtout de jeunes gens et de jeunes filles. Sous l’enseigne du snack, un vieux bonhomme vendait des billets de loterie. De temps en temps, le marchand arpentait la galerie pour aller au-devant d’un promeneur et le tenter en lui promettant la fortune.
  
  Ce vieux bonhomme était l’un des guetteurs de Molanis. Il était porteur d’un émetteur de poche qui lui permettait de signaler à ses camarades les gens qui entraient ou sortaient par la porte particulière de l’immeuble où demeurait Odys Bassan, le suspect numéro un.
  
  Les personnes en question, dûment signalées, étaient ensuite photographiées quand elles débouchaient du passage. Soit par le collègue qui se trouvait de garde dans la rue Athinas, soit par celui qui se tenait derrière la palissade du building en construction dans la rue du Stade.
  
  Coplan n’accorda qu’un regard machinal aux deux vitrines de la boutique de Bassan. Bien que le magasin fût fermé, les étalages étaient éclairés. On y voyait des machines à écrire de marque américaine, allemande et italienne, des machines à calculer, des articles de bureau.
  
  Poursuivant son chemin, Francis arriva à hauteur de la rue Benaki. Un agent de police réglait la circulation à l’intersection de deux voies très animées. Coplan traversa, redescendit vers Omonia.
  
  Quelques instants plus tard, il se glissait discrètement derrière la palissade.
  
  Theodoros, l’agent principal de l’équipe de Molanis, s’était installé derrière un petit baraquement de planches. C’était un gars d’une trentaine d’années, de taille moyenne, au visage rond et placide. Il était vêtu d’un costume gris de coupe médiocre et passablement fatigué, coiffé d’une casquette à visière portant l’emblème de la compagnie des téléphones.
  
  Il serra la main de Coplan, le gratifia d’un vague sourire en murmurant :
  
  - Paraît que vous attendez des visiteurs de marque ce soir ?
  
  - En principe, oui. J’ai préparé l’ambiance nécessaire...
  
  Il désigna la caméra de poche que Thedoros serrait dans sa main gauche et questionna :
  
  - Avez-vous déjà récolté quelque chose ce soir ?
  
  - Non. C’est aussi calme qu'hier, malheureusement. Nous connaissons maintenant les locataires de l’immeuble et seuls les inconnus nous intéressent. Mais, comme je le disais à Vassi, j’ai l’impression que Bassan a décommandé ses contacts...
  
  - C’est fort probable, approuva Francis, Du moins, en ce qui concerne la routine de ses activités, car la disparition de deux de ses hommes de choc l’incite à la prudence. Mais j’ai injecté dans le circuit une information qui, elle, sort de la routine.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Pour échafauder mon piège, je me suis mis dans l’état d’esprit de Bassan... A mesure que les heures passent, il doit être de plus en plus inquiet. Non seulement ses deux tueurs ont disparu, mais l’homme qu’ils devaient éliminer s’est littéralement évaporé ! Rien dans les journaux, rien à mon hôtel, rien nulle part. Or, ce soir, j’ai brusquement annoncé à Jenfield que j’étais bien vivant et que je me baladais dans les parages. Nous allons bien voir si, comme je le pense, Jenfield ne va pas en aviser son chef de Centrale, Odys Bassan. C’est pour cela que je suis ici.
  
  - Ce que nous avons rassemblé jusqu’ici ne vous paraît pas convaincant ?
  
  - Si, sans aucun doute, répondit Coplan. Ce magasin constitue dès à présent une prise de choix. Mais il me faut une preuve d’un autre genre. La filière d’arrivage de la marchandise, pour parler plus clairement.
  
  - Oui, opina le Grec. Logiquement, ce correspondant de l’agence Tass, Yvan Krilev, c’est la filière d’évacuation des renseignements...
  
  Coplan sortit de sa poche le boîtier Vixor, le remit au Grec.
  
  - Il est préférable que vous l’utilisiez vous-même et que vous me traduisiez ensuite les communications éventuelles.
  
  - Cela m’étonnerait qu’ils se servent du téléphone, vous savez, fit remarquer Theodoros.
  
  - Moi aussi. Et c’est pour cette raison que je tenais à venir ici. Je compte sur une visite, mais sait-on jamais ?
  
  Il consulta sa montre. Les aiguilles phosphorescentes indiquaient dix heures et sept minutes.
  
  - Je vous préviens que l’attente risque d’être longue, dit-il au Grec.
  
  - C’est, sans importance, je suis très patient de nature. Et, du reste, j’aime assez ce boulot, figurez-vous. Les filatures et le repérage, ça me plaît.
  
  Il porta sa petite caméra noire à la hauteur de son œil droit, régla son téléobjectif, examina - à travers une fente de la clôture faite de planches brutes - la sortie de la galerie d’en face et les abords de la devanture du magasin Bassan.
  
  - Dans ce pays, c’est l’idéal, murmura-t-il. Il ne pleut jamais. Ce n’est pas comme à Lyon !
  
  - Vous y avez vécu longtemps, d’après ce que Vassi m’a dit.
  
  - De ma cinquième à ma vingtième année. Je suis orphelin, et je vivais chez un cousin. On parlait le grec en famille, mais je parlais le français à l’école... Après, j’ai fait cinq ans à la Légion avant de revenir dans mon pays natal.
  
  - Excellente préparation, dit Coplan, sans plus.
  
  Il était peu désireux d’encourager un bavardage qui se serait sans doute prolongé jusqu’à l’aube. Theodoros s’en rendit compte et mit un terme à ses confidences.
  
  Il y avait environ trois quarts d’heure qu’ils étaient là, côte à côte, debout derrière la palissade du chantier, lorsque le Vixor se mit à grésiller. Theodoros, qui avait suspendu le boîtier à l’un des boutons de sa veste, se saisit de l’appareil pour le porter près de son oreille. Coplan se pencha également vers l’intercepteur.
  
  Deux voix se mirent à dialoguer. Les sons qui émanaient du Vixor avaient une intensité extrêmement faible, néanmoins les paroles étaient parfaitement audibles. Coplan, les sourcils froncés, essaya en vain de comprendre. A l’exception du nom de Bassan qu’il put distinguer trois fois, il ne pigea rien. La conversation interceptée par le Vixor était certes audible, mais elle avait lieu dans une langue incompréhensible, aux consonances rudes et bizarres. Sûrement pas du grec,
  
  Theodoros, la bouche entrouverte, écoutait d’un air visiblement perplexe.
  
  Quand un déclic annonça la fin de la communication, le Grec chuchota :
  
  - C’est le comble, je n’ai absolument rien compris.
  
  - C’est de l’albanais, vraisemblablement ?
  
  - Non, je crois que c’est du bulgare.
  
  - Me voilà dans de beaux draps, grinça Francis, furieux et dépité. C’est vraiment la tuile, ce coup-Ià. Si ça se trouve, toute ma combine est par terre.
  
  Il se mit à ruminer des jurons entre ses dents serrées.
  
  Theodoros articula :
  
  - Je n’ai pas entendu citer le nom de Lambert,
  
  - Une simple allusion en langage convenu leur suffisait.
  
  Theodoros haussa les épaules en esquissant une grimace, comme pour dire qu’il n'était pour rien dans ce ratage.
  
  Coplan, l’œil fixe, réfléchissait. En fait, toute la question était de savoir si Jenfield parlait le bulgare ou non. L’identification des voix était irréalisable dans le Vixor.
  
  Mais une autre idée traversa l’esprit de Francis. Jenfield, qui s’était vanté de sa prudence, aurait-il eu le culot de transmettre des informations téléphoniques en bulgare ? Et de chez lui ? Alors que la ligne d’un diplomate étranger est si souvent branchée sur une table d’écoute ?
  
  Or, il avait bien dit qu’il ne sortait pas de la soirée...
  
  Ces réflexions rassurèrent quelque peu Coplan, atténuèrent la sensation de désastre qu'il avait éprouvée. Après tout, l’écroulement de son plan n’était pas encore une chose certaine.
  
  L'attente se poursuivit donc, mais moins optimiste.
  
  
  
  
  
  Un peu après minuit, Theodoros murmura de son ton égal :
  
  - C’est la sortie des cinémas... Le Kotopouli donne un film allemand, un film de guerre. Sensationnel. Je suis allé le voir..
  
  - Ah oui, grommela Coplan, maussade, vous aimez ça ?
  
  - J’ai toujours...
  
  Il fut interrompu par un appel qui vibrait dans le diffuseur de son émetteur-récepteur placé dans la pochette de sa veste.
  
  - Théo, répondit-il promptement devant la pastille-micro.
  
  Cette fois, c’était un camarade qui signalait. En grec. Et Theodoros opinait silencieusement, en hochant la tête et en lançant des regards à Coplan.
  
  - Une femme vient d’entrer chez Bassan, annonça Theodoros après la fin de l’émission. Elle est jeune, elle porte un fichu autour de la tête, elle est en pantalon et blouson de daim, elle porte des lunettes et des souliers à talons plats. Une Américaine, pense mon copain. Je vais me préparer à la filmer à sa sortie si elle vient de notre côté.
  
  Déjà, dans le cerveau de Coplan, des hypothèses surgissaient en foule. Jenfield pouvait fort bien utiliser une de ses compatriotes pour faire la liaison avec Odys Bassan. Ce ne sont pas les Américaines qui manquent en Grèce ! Et, dans un sens, cette formule était plus plausible qu’une démarche personnelle de l’attaché d’ambassade au domicile d’un agent soviétique.
  
  Le cœur battant, Coplan prit ses jumelles et se posta de manière à pouvoir, lui aussi, observer à travers une fente de la palissade, l’arrivée éventuelle de la jeune femme au blouson de daim.
  
  Il y avait déjà douze minutes qu’ils épiaient la galerie quand une voix prévint Theodoros dans le talky. Theodoros mit son doigt sur le bouton déclencheur de sa caméra en chuchotant à Francis :
  
  - Elle est pour nous.
  
  En effet, à cet instant précis, la jeune femme signalée précédemment débouchait dans la rue du Stade. Le plus naturellement du monde, elle regarda à droite, puis à gauche, hésita un moment, opta pour la direction d’Omonia.
  
  Theodoros filmait à jet continu.
  
  Coplan, les yeux rivés à ses jumelles, était comme assommé par l’incroyable découverte qu’il venait de faire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Quand l’Américaine fut complètement sortie de leur champ de vision, Thedoros laissa retomber les bras, se tourna vers Coplan.
  
  - On peut évidemment se demander pourquoi cette souris est entrée dans l’immeuble, soupira-t-il, mais ça m’étonnerait qu’il y ait un rapport quelconque entre elle et notre suspect.
  
  Francis, qui avait retrouvé son calme et son impassibilité, s’enquit :
  
  - Pourquoi serait-ce étonnant ?
  
  - C’est sûrement une touriste. Des filles de cet acabit, il en pleut sur l’Acropole. Et les avions de la Panamerican en déversent ces troupeaux entiers, trois fois par jour, à l'aéroport. Elles ont des talons plats, elles portent culotte, elles parlent du nez et elles veulent tout connaître, tout voir, tout savoir.
  
  - A partir de quand peut-on avoir les tirages de votre film ?
  
  - Je les fais en rentrant et je les passe à Vassi avant midi.
  
  - Bien.
  
  - Cette souris vous intéresse ?
  
  - Ce sera intéressant de l’identifier en tout cas.
  
  - Pour ça, faudra que vous attendiez... Sofia a dû prendre la fille en chasse pour l’accompagner un bout de chemin, mais les résultats immédiats sont toujours aléatoires quand il s’agit d’étrangers.
  
  Deux petites rides verticales se creusèrent entre les arcades sourcilières de Coplan.
  
  - Qui est Sofia ? fit-il, inquiet.
  
  - Le numéro quatre de mon équipe, une petite boulotte de quarante-huit ans. Vous êtes sûrement passé près d’elle sans la remarquer quand vous êtes venu me rejoindre. Elle croise dans les parages avec son émetteur-récepteur logé dans son vieux sac à main. C’est rigolo, personne ne la voit jamais, Sofia. Elle est rusée comme une chatte.
  
  - Si j’avais su que votre surveillance comportait des filatures, maugréa Francis, j’aurais demandé de suspendre.
  
  - Mais... comment diable pourrions-nous identifier les relations de Bassan ?
  
  - C’est exact, oui. Mais, dans les circonstances actuelles, cela me paraît trop dangereux.
  
  - Si Sofia se fait repérer, je veux bien qu’on me coupe une oreille. C’est typiquement la petite bonne femme popote qui se confond avec les pierres des façades.
  
  - Je vous laisse continuer seul, décida brusquement Coplan.
  
  - Vous en avez marre ?
  
  - Je dois rentrer au Pirée. Quand vous verrez Vassi, dites-lui de me joindre le plus rapidement possible. J’ai des informations importantes à lui communiquer, et j’ai besoin de lui.
  
  - Je n’y manquerai pas.
  
  
  
  
  
  Revenu chez la vieille de la rue de Bouboulina, Coplan se déshabilla et se coucha. Mais il resta encore longtemps éveillé, fumant cigarette sur cigarette, et contemplant les volutes de fumée qui planaient dans la chambre et qui formaient dans la pénombre d’étranges dessins fantomatiques.
  
  Quelques heures plus tard, alors que le jour se levait à peine, il fut tiré de son sommeil par Vassi Molanis.
  
  - Alors ? fit le Grec. Et votre piège ?
  
  - Il a parfaitement fonctionné, articula Coplan. Avez-vous les photos de la nuit ?
  
  - Pas encore. Je ne les aurai que vers midi.
  
  - Nous en reparlerons à ce moment-là.
  
  - Vous avez l’air déçu.
  
  - Bon Dieu, non! s’exclama Francis. Je suis soucieux, mais je ne suis pas déçu. Bien au contraire !
  
  Il regarda son camarade et prononça :
  
  - Aujourd’hui, Molanis, c’est le grand jour. Le jour J... Il s’agit de nettoyer l’abcès.
  
  - Jenfield ?
  
  - Oui !
  
  - Vous tenez une preuve ?
  
  - Quand vous m’aurez remis les images filmées cette nuit, vous en saurez autant que moi. Seulement, d’ici là, nous devons organiser la rafle générale. Et je vous jure que ce ne sera pas commode !
  
  Il prit un temps de réflexion, puis :
  
  - Je ne vois qu’une méthode. Nous allons recourir à l’artifice classique du camouflage légal. Il faut m’amener de toute urgence André Davil. Par son canal, notre ambassade pourra mobiliser les services grecs et américains, sur la foi d’un faisceau de renseignements recueillis par des observateurs diplomatiques. De cette manière, vous restez dans l’ombre, ce qui est indispensable, et ma mission est automatiquement couverte par les représentants officiels de la France en Grèce
  
  - Bon, acquiesça Molanis. Je peux dire à Davil que c’est vous qui réclamez son intervention ?
  
  - Ne lui dites rien. Amenez-le par ordre du Vieux. Je prends ça sur moi.
  
  
  
  Vers onze heures, lorsque Davil retrouva Coplan dans la maisonnette du Pirée, l’attaché d’ambassade commença par rouspéter,
  
  - C’est trop fort ! maugréait-il, les poings sur les hanches. Le Vieux m’engueule de Paris parce que je suis incapable de lui donner de tes nouvelles ! La police grecque te recherche, Jenfield me harcèle pour savoir où tu es... Et te voilà, tranquillement en train d’écrire ! Pourquoi ces mystères ? Pourquoi ce silence surtout ?
  
  - Ne t’emballe pas, répliqua Francis, assez sec. Mes silences ont une raison d’être, tu peux me croire sur parole. Mais ce n’est pas le moment de discutailler. Assieds-toi, ouvre tes oreilles. Nous allons mettre au point une opération de grande envergure destinée à coffrer un réseau soviétique dont l’une des spécialités consistait à torpiller la France dans le cadre de l'OTAN.
  
  - Quoi ? sursauta Davil, effaré.
  
  - Je vais t’expliquer la situation et les remèdes qui s’imposent. Prière de ne pas m’interrompre. Je t’ai d’ailleurs mis par écrit des instructions précises...
  
  
  
  
  
  Ce même jour, à l’heure où le soleil déclinait à l’horizon, Coplan débarquait de la Morris de Vassi Molanis à quelques pas de la villa de Dave Jenfield, à Vouliagmeni.
  
  L’air était doux, le crépuscule mettait des ombres mauves autour des jardins luxueux du quartier des millionnaires.
  
  Coplan, l’allure dégagée, franchit la grille et pénétra dans le jardin. Près du perron, l’éphèbe blond assurait de nouveau sa surveillance nonchalante. Vêtu de flanelle gris-perle, un sécateur à la main, l’élégant jeune homme examinait les buissons fleuris des massifs qui ornaient l’entrée.
  
  - Hello ! lui lança Francis. Est-ce que Mr Jenfield est là ?
  
  - Une seconde, je vais aller voir, minauda le blond. Mister... Lambert, si j’ai bonne mémoire ?
  
  - Vous avez bonne mémoire, confirma Coplan. Tenez, remettez-lui cette lettre et demandez-lui s’il peut me recevoir tout de suite.
  
  L’éphèbe allongea le bras pour saisir la lettre. A cet instant précis, Coplan lui décocha du gauche un uppercut foudroyant qui le toucha à la pointe du menton. Le blond fit un petit saut en arrière, lâcha son sécateur et s’écroula comme un sac.
  
  Coplan se baissa promptement, ficela les bras et les jambes de sa victime au moyen de cordelettes de nylon, la souleva et grimpa prestement les marches du perron.
  
  Avec son colis sur l’épaule, il traversa le hall en trombe, sortit son Browning, ouvrit d’un coup de pied la porte du salon Louis XV.
  
  Dave Jenfield, assis à sa table de travail, classait des documents. Il sursauta, se leva d’un bond en écarquillant les yeux.
  
  - Ne bougez pas, surtout ! gronda Francis en braquant son arme d’une manière éloquente. Un seul geste et vous avez du plomb dans la panse.
  
  Il laissa choir l’éphèbe sur le tapis moelleux.
  
  Des pas résonnèrent dans le hall, et quatre hommes firent irruption dans la pièce. Il y avait là un inspecteur du contre-espionnage grec, un attaché militaire de l'ambassade de France à Athènes et un colonel de l’A.I.D.(Army Intelligence Division. Deuxième Bureau des U.S.A.) en civil. Ce dernier, un géant aux cheveux châtains coiffés en brosse, marcha délibérément vers Jenfield.
  
  - Pas d’histoire, please, dit-il à son compatriote.
  
  Et Jenfield eut les deux poignets emprisonnés dans des bracelets d’acier avant d’avoir compris ce qui lui advenait.
  
  Coplan, prenant la parole, demanda d’un ton abrupt à l’attaché culturel en désignant le blond évanoui :
  
  - C’est votre petit ami ?
  
  Jenfield, qui était devenu pâle comme un mort, ne put s’empêcher de rougir jusque derrière les oreilles.
  
  - C’est... c’est mon secrétaire privé, en quelque sorte, balbutia-t-il.
  
  - Ayez au moins la franchise de vos opinions, mon vieux, maugréa Francis. II a une chambre dans votre villa ?
  
  - Euh... oui, au premier. La chambre rose...
  
  - J’aurais dû m’en douter.
  
  L’inspecteur grec quitta rapidement le salon. Jenfield articula :
  
  - Que se passe-t-il ? J’ai le droit de savoir, grands dieux ! C’est incroyable...
  
  Il se tourna vers le colonel américain.
  
  - Donley ! Vous, au moins, expliquez-moi... Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous faites! Je suis couvert par l’immunité diplomatique.
  
  - Du calme, Jenfield, prononça le géant. Si vraiment vous ne comprenez pas ce qui vous arrive, on vous donnera toutes les informations utiles...
  
  L’inspecteur grec revint dans la pièce, suivi de six hommes.
  
  - Montrez-nous le chemin de la chambre rose, ordonna le Grec à Jenfield.
  
  Coplan tint à accompagner le groupe au premier étage. En moins de cinq minutes, les spécialistes avaient découvert le pot-au-roses : une mallette de cuir, posée dans le fond d’un placard, contenait le magnétophone et l’enregistreur. Coplan, de son côté, mit la main sur une jolie valise de voyage qui contenait quelques vêtements féminins : une jupe, un pantalon, un chemisier, un blouson de daim, etc...
  
  Coplan, sortant une photo de sa poche, la montra à Jenfield :
  
  - Votre secrétaire est presque aussi mignon en femme qu’en homme, hein?... Cela ne vous surprend sans doute pas, mais j’avoue que j’en suis resté comme deux ronds de flan, quand j’ai vu sortir cette ravissante créature de chez Odys Bassan, chef du réseau russo-bulgare d’Athènes.
  
  - Quoi ? Qu’est-ce vous racontez ? éructa Jenfield d’une voix étranglée. Vous êtes fou ?
  
  - Ne faite pas l’innocent, Jenfield. Cette fois, les carottes sont cuites pour vous. Et bien cuites, croyez-moi.
  
  - Mais c’est une erreur ! Une monstrueuse erreur !
  
  Il arracha littéralement des mains de Coplan la photo qui représentait, déguisé en femme. l’éphèbe blond. On eût dit que cette image le fascinait et le remplissait de stupeur tout à la fois.
  
  - Il était en rapport avec un espion communiste ? articula-t-il d’une voix blanche.
  
  - Et non des moindres, précisa Coplan. Puisque je vous signale qu’il s’agit d’un chef de centrale !
  
  - Ce n’est pas possible, haleta l'Américain.
  
  - Oseriez-vous affirmer que Kristina Papadikou n’est jamais venue ici ?
  
  - Euh... oui, elle est venue ici, une fois. Il y a environ un an. C’est à la demande de Wallace Dunbar que je l’avais invitée à venir faire un bridge. Je ne pouvais pas savoir qu’elle faisait partie d’une organisation soviétique. Elle s’occupait d’affaires immobilières et je cherchais des villas pour des compatriotes.
  
  - Et votre secrétaire privé ? persifla Coplan. Où l’avez-vous déniché, celui-là ?
  
  - Eh bien... par Wallace également. Il connaît de longue date la famille de Georges.
  
  - Georges ?
  
  - Georges Kayatzis. C’est le nom de ce jeune homme Sa famille est honorablement connue à Athènes, je vous le jure.
  
  Coplan eut soudain l’impression qu’il s’était trompé. Jenfield n’était pas le coupable, c’était une victime. Et Bruno Chassal avait probablement commis la même erreur !
  
  
  
  
  
  Pendant ce temps, plusieurs dizaines de voitures - équipées de radios - sillonnaient Athènes. Les agents du contre-espionnage arrêtèrent quarante-deux suspects, parmi lesquels Odys Bassan. Yvan Krilev, et un certain Simon Vathos, employé à l’aéroport, chez qui on trouva un émetteur-récepteur ultra-moderne.
  
  Le Britannique Wallace Dunbar, cueilli à son domicile à l’instant où il s’apprêtait à sortir, essaya de s’échapper. Mais sa tentative ne fut pas couronnée de succès.
  
  Les archives du réseau Bassan furent découvertes à deux heures du matin, après sondages, chez un des ouvriers du marchand de machines à écrire.
  
  A cinq heures du matin, dans un des bureaux de la Sûreté, Wallace Dunbar, après une dramatique confrontation avec Jenfield, le jeune blond et Odys Bassan, entra dans la voie des aveux. Il fit une confession très complète. C’était lui qui, ayant compris les penchants sexuels de Jenfield, lui avait glissé dans les pattes le jeune Georges Kayatzis.
  
  - A l’origine, expliqua l’Anglais, mon rôle consistait simplement à influencer l’orientation politique de ce secteur de l’OTAN. La position dominante de Jenfield me permettait d’agir par son intermédiaire, sans qu’il s’en aperçoive. Mais on m’a imposé d’aller plus loin, ce qui était stupide. Comme un grand nombre de secrets militaires transitaient forcément par Jenfield, Moscou m’a obligé à faire du travail positif, en liaison avec Bassan... Je me doutais bien que cela finirait ainsi. Quand l’affaire des consignes secrètes de la Base de Kalamaki a été dévoilée, Bruno Chassal a flairé quelque chose. Il a pensé que la fuite pouvait provenir de Jenfield, et sa lettre à Kristina était un piège pour coincer Jenfield. L’intervention brutale de la Sûreté s’est produite à ce moment-là...
  
  Coplan questionna :
  
  - C’est vous qui avez donné l’ordre de supprimer Chassal ?
  
  - Non. Je suis ennemi de ces méthodes. Je n'ai pas de sang sur les mains.
  
  - Mais c’est vous qui avez envoyé les tueurs de Bassan à mes trousses ?
  
  - Même pas. Vous vous êtes signalé vous-même à l’attention de Bassan lorsque vous êtes venu chez Jenfield... Les micros ont enregistré votre prise de bec avec Dave. Et Georges est allé porter l’enregistrement chez Bassan, comme il le faisait régulièrement,
  
  Coplan n’insista pas. Pour lui, c’était terminé. Les enquêteurs grecs et américains s’occuperaient du reste. Ils avaient du pain sur la planche.
  
  
  
  
  
  Avec l’aide des autorités d’Athènes, la situation de Coplan fut promptement réglée. Le dossier de Pierre Lambert fut classé sans suite; Francis put récupérer ses affaires personnelles à son hôtel; le loueur de voitures fut indemnisé pour la perte de la Sunbeam.
  
  Un seul point n’avait pas été élucidé : Rena Vassaka.
  
  Or, ce problème-là, Chassal l’avait en quelque sorte résolu à titre posthume.
  
  En effet, deux jours plus tard, quand Coplan se retrouva dans le bureau de son chef, à Paris, celui-ci, après les inévitables grognements au sujet de l’indiscipline de certains agents qui n’en font qu’à leur guise, grommela :
  
  - J’avais besoin de vous parce que je venais de recevoir une lettre qui concernait votre mission. Tenez, la voici... Elle m’a été adressée par l’intermédiaire de la société SEDOC.
  
  Coplan prit le pli que le Vieux lui tendait, jeta un coup d’œil sur l’enveloppe, haussa les sourcils. L’adresse était libellée comme suit :
  
  Monsieur Louis Pelletier Directeur-adjoint de la Société SEDOC 123, ter, rue du Sentier Paris 2ème
  
  L’envoi portait un timbre grec de cinq drachmes, oblitéré par un cachet postal d’Athènes, avec la date de départ du 1er mars.
  
  Monsieur,
  
  Agissant pour le compte de ma cliente, Mlle Rena Vassaka, précédemment domiciliée à Athènes, j’ai l’honneur de vous faire savoir que cette dernière m’a chargé de vous remettre, soit à vous personnellement, soit à l’un de vos agents commerciaux qui serait muni de la présente, un certain nombre de documents ayant un caractère confidentiel.
  
  Je vous prie de bien vouloir me faire connaître les dispositions que vous comptez prendre concernant cette affaire.
  
  Dans l’attente de cette réponse...
  
  L’en-tête du feuillet indiquait :
  
  Paulus Kedrovokis Notaire 312, rue Sophocle
  
  Athènes
  
  - Je suppose que vous avez envoyé quelqu’un chez ce notaire ? demanda Coplan.
  
  - Oui, Henry Vallard. Et j’ai reçu de ses nouvelles par téléphone. Rena Vassaka est retrouvée. Elle se cachait dans un petit bled de l’île Naxos, chez une vieille cousine. Avec les archives de Chassal... Quand elle a appris la mort de Chassal, elle a écrit à ce notaire, conformément aux instructions que Chassal lui avait données quelques semaines avant son arrestation.
  
  - C’est bien ce que j’avais deviné, murmura Francis.
  
  - J’ai ordonné à Vallard de s’occuper de cette femme, marmonna le Vieux. Elle a un enfant de quatre mois... Après tout, comme Chassal possédait des biens en France mais pas d’héritier, il n’est que juste que la femme et le gosse en profitent.
  
  Il haussa ses lourdes épaules et soupira :
  
  - Le ciel nous délivre de l'amour, bon sang de bon sang... Sacré Chassal, hein ? A son âge, faire un enfant à une serveuse de taverne ! Et je suis obligé de consigner cela noir sur blanc dans mon rapport...
  
  - Il aura du moins connu cette joie-là dans sa vie, émit Coplan. Et n’oubliez pas que c’est son histoire d’amour avec Rena qui, en fait, lui a permis de sauver le réseau de Vassi Molanis.
  
  - Oui, je reconnais que nous l’avons échappé belle. Si la police grecque était tombée sur les archives de Chassal, tout notre réseau d’Athènes se faisait coincer... Je suis bien curieux de prendre connaissance des papiers de Chassal et de voir si nous pourrons reconstituer les événements qui ont provoqué sa perte.
  
  - Je crois que je peux déjà vous le dire, avança Coplan... Au fond, Chassal a utilisé un procédé cher aux spéléologues. Vous savez comment cela se passe quand on cherche à déceler le parcours souterrain d’une rivière : on jette des colorants chimiques et on observe la sortie des eaux teintées par les colorants. Sa lettre à Kristina Papadikou, c’était cela. Il comptait là-dessus pour repérer à coup sûr le lien invisible qui reliait Jenfield au réseau communiste... Malheureusement, l’affaire Karadis a éclaté et la Sûreté est intervenue avant la fin de l’expérience. Chassal a non seulement été victime de sa propre ruse, mais aussi d’avoir commis la même erreur que moi : la trahison partait bien de chez Jenfield, mais c’était Dunbar le traître. Et je suis presque sûr que c’est Wallace Dunbar qui a suggéré à Chassal de se compromettre avec cette Kristina. Du coup, il tenait Chassal à sa merci.
  
  Le Vieux resta pensif un long moment.
  
  - Dites-moi, Coplan, reprit-il finalement, à votre avis, pourquoi Chassal n’a-t-il rien signalé dans ses rapports quand il a commencé à suspecter Jenfield ?
  
  - Pour deux raisons, j’imagine. La première, en souvenir de Korpik. Des révélations sans preuves sont dangereuses pour celui qui les fait... (Histoire célèbre dans les annales du Renseignement. - Korpik. communiste allemand, abandonna son unité pour rejoindre l’armée russe et annoncer l’imminence de l’attaque de l'U.R.S.S. par les forces de la Wehrmacht. Considéré comme agent provocateur, Korpik fut fusillé par ordre de Staline). La seconde, c’est que la moindre allusion de ce genre pouvait compromettre toute son enquête. Car la transmission automatique des informations entre nous et les services de l’OTAN aurait alerté le principal intéressé, Dave Jenfield lui-même.
  
  - Oui, évidemment, admit le Vieux. Ah, ce Jenfield, quelle sombre andouille ! A-t-on idée d’une histoire pareille ! Jouer au bilboquet avec un petit communiste truffé de microphones... Joli tableau, non ? Digne de figurer sur les fresques de l’antiquité grecque.
  
  - Le plus marrant, souligna Francis, c’est qu’il en faisait tout un plat, de sa prudence, de sa perspicacité, de sa méfiance. On a raison de dire qu’on n’est jamais si bien trompé que par ceux qu’on aime le plus.
  
  Le Vieux, tout en bourrant sa pipe d’un pouce énergique, reprit :
  
  - Je me suis toujours demandé pourquoi on rencontre tant d’invertis dans notre corporation.
  
  - Les psychologues professionnels ont répondu à votre question, assura Coplan en riant. Certains d’entre eux ont même appelé ce phénomène le « complexe de Samson ». Ce serait la peur secrète d’être trahis par la Femme qui pousserait ces types vers l’Homme... Wallace Dunbar a diaboliquement tiré parti des goûts particuliers de Jenfield. Je suis curieux de savoir ce que le tribunal réserve à Dunbar.
  
  - Rien du tout, marmonna le Vieux. Downing Street va intervenir et Dunbar sera retiré du circuit. Le procès ne portera que sur le réseau bulgaro-soviétique de Bassan. Les Britanniques ont déjà eu le coup une fois avec un de leurs diplomates, rappelez-vous. Leur prestige en a souffert. Ils feront tout pour sauver la face cette fois-ci. Et je les approuve.
  
  Il fouilla ses poches pour retrouver sa boîte d’allumettes, poursuivit sur le même ton détaché :
  
  - Au demeurant, retenez ce que je vous dis : il y aura peu de condamnés. Une dizaine tout au plus. La plupart des autres vont s’en tirer, faute de preuves irréfutables. Le fait de figurer sur une liste compromettante n’est pas un témoignage concluant, vous le savez. Il faut un flagrant-délit, une preuve concrète... Les avocats vont démolir l’acte d’accusation à coups de textes juridiques. Sans compter que les complices de Bassan ont dû prévoir des alibis, vous pensez !... Ces gens sont forts, Coplan, très forts,
  
  Coplan resta muet. Le Vieux le regarda :
  
  - Vous ne dites rien. Vous n’êtes pas d’accord ?
  
  - Si, mais mon séjour à Athènes m’a démontré, une fois de plus, qu’on gagne toujours à se taire.
  
  Le Vieux alluma sa bouffarde d’un air amusé :
  
  - Les silences de Coplan, grommela-t-il.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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