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Maléfique Jamaïque pour Coplan

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  No 1995. Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Lassé, Coplan reposa ses jumelles et alluma une des Gitanes qu’il avait emportées de Paris. Un dernier regard à la maison d’University Road et il alla prendre une bouteille de bière glacée dans le réfrigérateur qu’il décapsula avant de retourner à la fenêtre.
  
  Une femme en longyi (Équivalent birman du sarong) sortit dans le jardin mais ce n’était ni Saphire Field-Farqhart ni Nouri U Whang. Les soldats tournèrent la tête dans sa direction mais ne lui adressèrent pas la parole. Elle était trop âgée pour susciter leur envie. Elle s’affaira à extirper les mauvaises herbes d’un parterre d’orchidées.
  
  Tranquillement, Coplan but sa bière et fuma sa Gitane. Dans University Road, circulaient les pousse-pousse, les bus surchargés de passagers, les voitures officielles des pontes du régime, précédées par les motards et les deux-roues qui slalomaient entre les nids-de-poule. Sur les trottoirs défoncés par les pluies de la mousson, une foule bigarrée se pressait au coude à coude, se croisait, se décroisait. Presque tous, hommes et femmes, portaient le longyi.
  
  Coplan reprit ses jumelles quand il eut terminé sa bière et sa cigarette.
  
  Il était arrivé à Rangoon, capitale de l'Union de Myanmar (Nouveau nom de la Birmanie depuis le 25 mai 1989), trois jours auparavant et avait loué ce modeste deux-pièces meublé dans University Road. juste en face de la demeure où Nouri U Whang était assignée à résidence par la junte militaire qui tenait le pays sous sa coupe. Pour lui interdire toute fuite, une vingtaine de soldats montaient une garde vigilante autour de la maison qui se logeait en retrait de l’artère passante.
  
  Qu’avait donc fait cette belle et jeune femme de 34 ans pour mériter une telle mesure ?
  
  Nouri U Whang était un écrivain talentueux qui avait écrit, en langue anglaise, un monumental pamphlet contre le régime en place à Rangoon. Elle avait tiré à boulets rouges sur les dirigeants, contre leur mépris des libertés individuelles, contre leurs atteintes aux droits de l’homme. Ce véritable pavé dans la mare avait enthousiasmé les membres du jury du prix Nobel de littérature qui, à l’unanimité, avaient décerné à Nouri U Whang leur prestigieuse récompense en 1989.
  
  Leur geste lui avait sans doute sauvé la vie car, au lieu d’être enfermée dans une cage dorée, elle aurait sans doute été discrètement liquidée dans quelque coin reculé de la jungle. Maintenant qu’elle avait reçu le prix Nobel de littérature et qu’elle était mondialement connue, elle était intouchable. Néanmoins, pour se venger, la dictature lui avait refusé le droit de quitter son pays natal et d’accepter les invitations à émigrer à l’étranger que lui lançaient ses nombreux admirateurs.
  
  La haine à son égard était accrue par le fait qu’elle appartenait à l’ethnie Karen et qu’elle était chrétienne dans ce pays majoritairement bouddhiste. Les Karen qui vivaient dans le sud-est, près de la frontière thaïlandaise, étaient en révolte ouverte contre Rangoon, ce qui exaspérait la junte.
  
  Pour l’ensemble de ces raisons, Nouri U Whang était l’objet du courroux du Premier Secrétaire (Chef du gouvernement) et celle qui, dans son ouvrage, regrettait que la dictature ait transformé en enfer « le pays merveilleux que des esprits favorables avaient créé (Pays merveilleux est la traduction de Myanmar) », demeurait prisonnière dans son confortable logis d’University Road.
  
  Mais ce n’était pas l’écrivain qui intéressait Coplan. Sa véritable cible était Saphire Field-Farqhart. La Birmane lui avait-elle offert le vivre et le couvert ? Il savait que, chez cette dernière, s’était réfugiée une Européenne. Était-ce Saphire ?
  
  Cette Européenne ne se montrait pas. Elle n’accompagnait même pas la maîtresse des lieux ni dans le jardin ni même à la piscine, malgré la grosse chaleur humide qui régnait ici quand ne tombaient pas les pluies de la mousson.
  
  Coplan ne disposait donc que de ses paires de jumelles, l’une normale, l’autre à amplificateur de lumière pour la vision nocturne, afin de capter un visage au coin d’une fenêtre et découvrir s’il s’agissait de Saphire ou de quelqu’un d’autre.
  
  Certes, s’il n’avait été à Rangoon en mission ultra-secrète, il aurait pu tenter d’obtenir des autorités des précisions à cet égard. Après tout, à son entrée dans le pays, celle à qui Nouri U Whang offrait l'hospitalité avait passé les contrôles d’immigration birmans, parmi les plus sévères de la planète, et son identité était connue. Tout bien réfléchi, d’ailleurs, cette identité n’eût pas constitué un critère incontestable, car rien ne prouvait que Saphire ne circulait pas dans le monde sous la couverture d’un faux passeport. Rien de plus facile pour elle.
  
  Hélas, depuis trois jours qu’il était là, il avait eu beau observer la prison dorée d’University Road, il n’avait pu apercevoir les traits de la femme.
  
  Ce jour-là encore, comme précédemment, il en fut pour ses frais. Après sa sieste, à 16 heures 30, Nouri U Whang piqua une tête dans la piscine. C’était une jolie femme petite et mince, aux formes bien dessinées, à la longue chevelure, et à la peau pain d’épice. Très attirante. Fidèle aux traditions de son pays, elle portait le longyi qui moulait étroitement ses hanches.
  
  À 18 heures, elle réintégra la maison pour ne plus en sortir. À 19 heures, elle ferma les volets et Coplan grimaça. Rien à espérer, conclut-il. Il ne savait même pas dans quelle partie de la maison se tenait celle qu’il cherchait à identifier si toutefois il s’agissait bien de Saphire. Et la présence des soldats lui interdisait de s’approcher pour s’en assurer. Il avait bien tenté de jeter un coup d’œil sur l’autre versant de la maison, mais la rue étaient en contrebas et la vue était bouchée par un rideau de jacarandas.
  
  Il se confectionna un repas léger, riz bouilli, poisson séché et mangues, arrosé de bière.
  
  Quand il colla les jumelles de vision nocturne à ses yeux, il vit qu’il était inutile d’insister. Un peu de lumière filtrait à travers les fentes des volets, et c’était tout.
  
  Il alla se coucher.
  
  
  
  Aux premières lueurs de l’aube, il reprit sa faction. Il espérait que la femme profiterait de l’aurore pour prendre l’air sans grand risque d’être reconnue. Il se trompait. Elle n’en fit rien. En tout cas, il lui décerna un satisfecit dans le cas où elle serait Saphire. Chercher refuge à Rangoon, dans un État policier, au fond d’une maison gardée par les soldats, constituait une démarche astucieuse. Qui irait la chercher ici ?
  
  À 8 heures, Nouri U Whang piqua une tête dans la piscine. À la demie, elle rentra prendre son breakfast. Dans la rue, Coplan repéra le vendeur de journaux. C’était un garçonnet vif et éveillé, qui s’appelait Aung. Il le héla et lui acheta le seul quotidien en langue anglaise publié dans la capitale. Généreusement, il lui abandonna une coupure de 50 kyats (1 kyat = 0, 80 FF). Le gamin remercia avec effusion.
  
  À 10 heures, un déluge de pluie torrentielle noya la ville sous une légère brume et University Road se vida de ses passants. Le niveau de l’eau montait sur la chaussée et les véhicules chassaient sur les trottoirs de grosses rafales d’eau.
  
  À l’intérieur de la maison, une femme ferma les volets. Ce n’était pas Nouri U Whang, Coplan en était sûr, mais, à cause de la brume, il ne put distinguer réellement ses traits et dire si cette femme était Saphire. Peu après, il pensa au tueur qui lui aussi remontait la piste pour éliminer Saphire.
  
  Avait-il pensé à Rangoon ? Et si Saphire n’était pas à Rangoon, le tueur ne précédait-il pas Coplan à l’endroit où elle se cachait ?
  
  Sous l’eau qui tombait, les bâtiments prenaient des couleurs sépia qui les faisaient ressembler à ces vieilles cartes postales datant du temps de l’Empire britannique, de ses Rudyard Kipling, de ses Lord Mountbatten et de ses luttes contre l’envahisseur nippon. Même les flamboyants, abondants à Rangoon, changeaient de couleur. Coplan rectifia de lui-même. À présent, on devait dire Yangon et non plus Rangoon. Depuis 1988 Rangoon avait changé de nom, tout comme la Birmanie. Il ne parvenait pas à s’y habituer.
  
  Il n’était jusqu’à l’or de la pagode de Shwedagon qui ne perdît son éclat sous les trombes. Derrière la brume, elle semblait frileuse malgré ses cent dix mètres de haut, ses tonnes d’or, ses milliers de diamants et d’émeraudes incrustés dans ses arabesques.
  
  Comme les précédentes, la journée se déroula selon le rituel auquel, avec agacement, Coplan était accoutumé.
  
  Vers une heure du matin, il fut réveillé par des détonations et des rafales de fusils d’assaut. Il bondit à la fenêtre, ses jumelles de vision nocturne à la main. Des hommes masqués ou encagoulés sautaient à bas de deux hélicoptères et mitraillaient les soldats qui tombaient les uns après les autres, tandis que les projecteurs des deux appareils balayaient les alentours.
  
  Bientôt, il n’y eut plus un seul coup de feu. C’est alors que de la maison sortirent les deux femmes, encapuchonnées, protégées contre la pluie par un imperméable en plastique, une valise dans chaque main. L’instant d’après, elles grimpaient dans le premier hélicoptère qui décolla, imité par son jumeau.
  
  Dix minutes plus tard, des Jeep et des 6 x 6 arrivèrent et débarquèrent des soldats et des agents de la Police Militaire, bientôt suivis par des camions chargés d’un supplément d’hommes de troupe, et par un convoi d’ambulances roulant en trombe.
  
  Sous les faisceaux des projecteurs, on s’affaira à relever les morts et les blessés. Coplan se demandait comment s’en sortaient les deux hélicoptères. Le coup de main était d’une rare audace, mais contrariait sa mission.
  
  N’ayant aucune confiance dans les lignes téléphoniques de l’Union de Myanmar, il s’habilla et sortit en évitant policiers et soldats pour se rendre à pied à l’autre bout d’University Road où demeurait l’attaché militaire. Il dut sonner longuement à la porte pour le réveiller. À l’aide de phrases-code, parfaitement sibyllines et incompréhensibles pour le profane, il lui dicta un texte à adresser au Vieux.
  
  L’attaché militaire ne s’étonna pas de l’heure tardive ni des précautions dont s’entourait Coplan. Un temps, il avait œuvré pour la D.G.S.E. et en conservait une certaine nostalgie, si bien qu’il était flatté que l’on ait recours à lui, même s’il restait à l’écart de la mission.
  
  - Compte tenu du décalage horaire, il l’aura quand il prendra son café et ses croissants, promit-il.
  
  - Il s’est lassé des croissants, répliqua Coplan. À présent, il se régale de brioches.
  
  - Je m’en souviendrai.
  
  Coplan repartit. Quand il s’approcha de la maison qu’avait occupée Nouri U Whang, il rasa les murs et se faufila jusqu’à son deux-pièces. Il ne tenait pas à être remarqué par les soldats et les policiers militaires.
  
  À trois heures du matin, la scène fut dégagée et il ne resta sur place qu’une escouade de parachutistes armés jusqu’aux dents. Coplan se demanda pourquoi. Il était peu probable que les hélicoptères fussent de retour.
  
  Il prit quelque repos et à six heures était débout. Rasé et douché, il se confectionna du café et des œufs sur le plat, puis boucla ses bagages. Il avait comme un pressentiment qu’il n’avait plus rien à faire à Yangon. S’il s’agissait bien de Saphire, elle lui avait échappé et il avait froid dans le dos en pensant que cette fuite procurait peut-être au tueur une chance supplémentaire d’abattre la jeune femme avant que Coplan ne puisse lui sauver la vie.
  
  La pluie cessa brusquement, juste au moment où il jetait ses coquilles d’œuf dans la poubelle.
  
  À 8 heures, il repéra Aung et le héla. Le gamin courut et lui apporta le quotidien. Coplan jeta un coup d’œil à la première page et aux suivantes. Rien sur les événements de la nuit. Trop tard sans doute pour que l’article soit mis sous presse. De toute façon, préalablement, il devait être soumis à la censure et les bureaucrates n’œuvraient pas la nuit. Il désigna la maison de l’autre côté de l’artère et questionna le gamin :
  
  - Tu sais ce qui s’est passé la nuit dernière ?
  
  - Toute la ville en parle, répondit Aung dans son anglais truffé de barbarismes.
  
  - Que dit-on ?
  
  - On dit que les Karen ont eu raison de délivrer Nouri. Il était honteux de la retenir prisonnière, une femme comme elle, célèbre dans le monde entier, quelle honte pour notre pays !
  
  - Parle-t-on de la femme qui accompagnait Nouri ?
  
  - Personne ne sait qui elle est.
  
  - Et les hélicoptères ?
  
  - L’un a été abattu à la sortie de la ville. Tous ses occupants sont morts.
  
  Coplan frémit.
  
  - Nouri était parmi les victimes ?
  
  - Non.
  
  - Donc, l’autre hélicoptère s’est enfui ?
  
  - C’est ce que disent les gens et la radio.
  
  Coplan regretta de ne pas comprendre le birman, sinon il aurait écouté les nouvelles à la radio. Il récompensa généreusement Aung et le laissa partir.
  
  Il lui fallait absolument connaître le sort des deux femmes et ce n’était pas dans la capitale qu’il aurait une certitude à cet égard.
  
  Ici, pas de taxi individuel, uniquement de vieilles voitures japonaises transformées en taxis collectifs. Aussi quitta-t-il le deux-pièces et se posta-t-il sur le trottoir, encadré par ses bagages. De l’autre côté de la rue, les parachutistes observèrent avec intérêt le kala-pyu (Étranger) qu’il était et dont l’espèce était si rare à Yangon. Un taxi collectif, une antique Toyota, s’arrêta devant lui. Le chauffeur était d’un âge canonique et parlait un bon anglais.
  
  - Où allez-vous, sahib ?
  
  - À l’aéroport.
  
  Le Birman désigna ses trois passagers.
  
  - Je vous y emmène mais, d’abord, il faut les indemniser pour qu’ils prennent un autre taxi collectif.
  
  Coplan distribua des poignées de kyats. Les deux hommes et la femme comptèrent soigneusement les coupures avant de se résoudre à abandonner leur moyen de transport. Le chauffeur chargea les bagages. Durant le trajet, il raconta sa vie au service de Sa Majesté britannique pendant la Seconde Guerre mondiale et ses combats contre les troupes japonaises. Son imagination était fertile et il n’était pas avare d’exploits. Dans sa bouche d’enjoliveur, des bataillons entiers tombaient sous le feu de sa mitrailleuse, des dépôts de munitions explosaient, des convois de troupes du Soleil Levant étaient précipités dans des ravins aux pentes vertigineuses.
  
  Coplan écoutait d’une oreille distraite.
  
  La route cahotait. Torse nu, des soldats bouchaient les ornières avec des cailloux que concassaient leurs camarades sur les bermes. Coplan pensait à Saphire et s’inquiétait à son sujet si elle était bien la femme qui accompagnait Nouri U Whang.
  
  L’aéroport ne payait pas de mine. Des toits de tôle ondulée. Beaucoup d’avions à hélices sur le tarmac à l’asphalte disjoint. À l’intérieur, des murs lézardés à la peinture écaillée. Le premier vol en partance pour Bangkok était celui des Myanmar Airways. Coplan n’éprouvait nulle confiance en cette compagnie aérienne. Il regarda autour de lui. Sur les banquettes d’osier, cernés par des monceaux de ballots, des hommes et des femmes en longyi attendaient patiemment, silencieux et hiératiques. L’atmosphère était sinistre. Le vol de la Thaï décollait six heures plus tard. Il grimaça. Trop long. Il tendit son billet de retour à l’hôtesse.
  
  - Côté hublot et smoking.
  
  Elle eut un sourire charmant.
  
  - Le modernisme ne nous a pas encore atteints. À Myanmar, nous sommes restés vieux jeu. Chez nous, la liberté est totale pour les fumeurs.
  
  Coplan lui tendit une Gitane.
  
  - Goûtez celle-ci, elle est française.
  
  Elle accepta et glissa la cigarette dans sa poche de poitrine, sur ses seins menus.
  
  - Je la fumerai plus tard.
  
  D’un ton faussement négligent, il questionna :
  
  - Qu’annonce la radio au sujet de Nouri U Whang ?
  
  Elle parut gênée, baissa son regard sombre, mais ne se défila pas :
  
  - Elle se cacherait chez les rebelles karen.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  À Bangkok, les quotidiens du soir avaient sorti des manchettes gigantesques : Nouri U Whang délivrée. Le prix Nobel trouve refuge dans son pays natal. Gloire aux Karen qui l’ont arrachée aux griffes de la junte.
  
  À l’aéroport de Don Muang, Coplan ne se donna pas la peine de louer une voiture car il ne comptait pas rester longtemps dans la capitale thaïlandaise. Il se contenta d’un taxi qui le mena à l’hôtel Oriental dans la Charoen Krung, d’où l’établissement offrait une vue sublime sur la Chao Phraya, la rivière qui sinuait dans la ville. En outre, l’ambassade de France était à deux pas.
  
  Dès son arrivée dans sa chambre, il passa un coup de fil à Than Avilasakul qui l’invita à dîner au Ruen Phae, un restaurant renommé de Charan Sanit Wong Road, où la cuisine thaïe était célébrée comme un culte aussi respectueux que celui auquel on aurait sacrifié devant Bouddha.
  
  Than Avilasakul détenait le grade de général et appartenait aux Services spéciaux. C’était un homme grand et sec, au visage d’ivoire et aux yeux pétillants.
  
  Sa bouche recelait une fine délicatesse féminine, un vivant paradoxe quand on connaissait ses méthodes brutales. Le bakchich régnant en maître absolu en Thaïlande, il avait, quelques années plus tôt, énoncé sans vergogne son prix à une grande firme aéronautique française, en échange de l’élimination de la concurrence britannique et américaine pour la vente de chasseurs à réaction dernier cri. Les avionneurs avaient accepté à condition qu’un super-agent de la D.G.S.E. supervise l’opération. Le Vieux avait désigné Coplan. Les deux hommes avaient collaboré la main dans la main, à leur satisfaction mutuelle. Le général avait tenu sa part du marché et Américains et Britanniques étaient repartis, piteux, qui à Washington, qui à Londres.
  
  Ils commandèrent des tkotman kung (Boulettes de crevettes), un kai ho bai toei (Poulet frit et enveloppé dans des feuilles de bananier) et du thé à la mangue. Se conformant au rituel thaï, Coplan parla à bâtons rompus de choses et d’autres et attendit l’arrivée du khanomchan (Gelée de noix de coco) pour aborder la question à l’origine de leur rencontre :
  
  - Je voudrais savoir où se trouve exactement Nouri U Whang chez les Karen. C’est bien vous qui financez leur rébellion ?
  
  Le Thaïlandais eut un geste plein de componction.
  
  - Nous utilisons une franchise (Sous-traitance).
  
  - Qui ?
  
  - Le général Sang Sieng Li.
  
  Coplan hocha la tête et attaqua son dessert qui était délicieux. Il était au fait des intrigues qui se nouaient et se dénouaient dans cette partie du monde. Depuis la nuit des temps, les souverains thaïlandais visaient à l’annexion de la partie birmane occupant l’ouest de l’isthme de Kra qui unissait la presqu’île de Malacca au sud à la Thaïlande au nord. La langue de terre appartenant aux Birmans s’étalait en largeur sur tout juste 80 kilomètres et cette invasion de leurs terres se transformait depuis des siècles en une écharde dans le cœur des Thaïlandais. Comme cette région était peuplée par les Karen en opposition ouverte avec le pouvoir central, Bangkok soutenait leur révolte. Quant à la franchise, elle était représentée par le général Sang Sieng Li, héritier des seigneurs de la guerre chinois, réfugiés dans le Triangle d’or à la fin du conflit mondial. Ce forban, trafiquant de drogue, opérait avec ses troupes à partir de la chaîne de montagnes délimitant la frontière à l’ouest de Bangkok.
  
  - Lui sait où elle se trouve, ajouta Avilasakul. Si vous voulez, je mets après-demain à votre disposition un avion qui vous emmènera à son quartier général.
  
  - Avec plaisir, accepta Coplan.
  
  - Pourquoi vous intéressez-vous à elle ?
  
  - Vous connaissez l’intérêt des Français pour la littérature. Dans ce domaine, nous sommes le phare du monde. Un prix Nobel ne peut donc que nous fasciner et la liberté qu’elle a retrouvée nous fait chaud au cœur.
  
  Le général ne le crut pas mais, trop féru de politesse asiatique, il n’en laissa rien transparaître et n’insista pas sur le sujet.
  
  
  
  Le surlendemain matin, Coplan décolla à bord d’un Twin Otter. Muet comme une carpe, le pilote se concentrait sur la navigation. Sous les ailes de l’appareil, se succédaient des rizières tracées au cordeau, des villages paisibles adossées à des rivières sillonnées par des pirogues, des routes étroites sur lesquelles se traînaient des chars à buffles.
  
  La piste était découpée dans une vallée profonde, enserrée entre des montagnes aux sommets enneigés. Armés jusqu’aux dents, les soldats arboraient des mines patibulaires. Néanmoins, leurs uniformes étaient impeccables. On devinait qu’une discipline de fer régnait ici.
  
  Dans une villa somptueusement décorée dans le style mandarin, le général Sang Sieng Li attendait Coplan, confortablement installé dans un fauteuil en rotin garni d’une tapisserie aux dessins alambiqués. Une bouteille de gin trônait sur une table basse en compagnie d’un verre à demi plein. Avilasakul avait prévenu le Chinois par radio de la venue de son visiteur. C’était un homme petit, sec et noueux, à la fine moustache grise soigneusement taillée à la manière des séducteurs d’avant-guerre. D’ailleurs, sa chevelure abondante, grise naturellement mais teinte en noir, était peignée vers l’arrière et soigneusement gominée comme celle d’un gigolo d’opérette.
  
  - Gin ? proposa-t-il.
  
  - Plutôt une boisson chaude. Il fait frais ici.
  
  - Effectivement. Cette vallée est quand même située à deux mille mètres d’altitude.
  
  Le général frappa deux fois dans ses mains et son ordonnance apparut dans l’encadrement de la porte.
  
  - Du thé chaud. Et des bananes flambées, commanda-t-il en chinois mandarin.
  
  Dès que le soldats se fut esquivé, il tourna vers Coplan son regard faussement assoupi.
  
  - Quelle est la raison de votre visite dans mon sanctuaire ?
  
  Son anglais coulait bien, sans hésitation. Un peu rocailleux tout de même.
  
  - Je voudrais savoir si Nouri U Whang est saine et sauve.
  
  - Elle l’est.
  
  - Chez les Karen ?
  
  - En effet. Elle ne risque rien chez ses compatriotes et, dans cette région, ils sont presque tous chrétiens comme elle.
  
  - Et l’Européenne qui l’accompagnait ?
  
  Le Chinois eut un sourire rusé.
  
  - C’est elle qui vous intéresse, pas Nouri.
  
  - Juste, acquiesça Coplan qui, s’il voulait progresser, ne pouvait se permettre le luxe de fabuler.
  
  Sang Seing Li leva les yeux au plafond.
  
  - Elle avait peur et craignait une contre-attaque des troupes de Yangon au cours de laquelle elle aurait perdu la vie. Elle voulait partir sur-le-champ, d’autant que sa tendre amie Nouri, dans l’hélicoptère salvateur, s’était amourachée d’une des femmes-soldats.
  
  L’ordonnance apportait le thé chaud et les bananes flambées. Coplan profita de cette diversion pour digérer l’information. Tendre amie ? Nouri s’était amourachée d’une des femmes-soldats. Elle était donc lesbienne ?
  
  Et l’autre femme ? Probablement aussi. Mais était-elle Saphire ?
  
  L’ordonnance repartit et Coplan questionna :
  
  - Que lui est-il arrivé ?
  
  - Goûtez donc à votre thé et à ces succulentes bananes.
  
  Coplan réprima son impatience. Il savait qu’avec les Orientaux la vérité ne parvenait à éclore qu’après de lents détours. Le thé était brûlant et les bananes effectivement succulentes. Il félicita son hôte pour leur qualité. Ce fut ce dernier qui reprit la conversation :
  
  - Elle était si impatiente de fuir que je l’ai mise sur une vedette à moteur à destination de la Malaisie. Naturellement, elle a embarqué sur la côte thaïlandaise, pas sur la côte birmane.
  
  - C’était avant-hier.
  
  - Elle a dû arriver en Malaisie hier soir.
  
  - Vous l’avez vue ?
  
  - Naturellement, puisque c’est moi qui ai organisé l’opération de délivrance.
  
  - Quel est son nom ?
  
  - Joanna Swift.
  
  Coplan tira de la poche intérieure de sa veste un jeu de photographies de femmes de type européen offrant des visages les plus divers.
  
  - Figure-t-elle sur ces clichés ?
  
  Sang Sieng Li les prit et les examina attentivement en plissant les yeux.
  
  - Celle-ci, fit-il, catégorique.
  
  Coplan respira un grand coup. C’était Saphire. Qu’elle utilisât une fausse identité ne l’étonnait pas. Elle était bien placée pour recourir à ce stratagème. En revanche, qu’elle fût lesbienne le déconcertait. Par quel miracle Pierre Lagrange n’en avait-il pas parlé ? Coplan se souvenait avec acuité de cette rencontre où tout s’était décidé. Ils étaient trois. Le Vieux, Pierre Lagrange et lui. Lagrange avait livré les renseignements en sa possession sans, cependant, mentionner que Saphire témoignait de tendances saphiques. Il réprima un bref sourire. Saphire, saphique. Un nom prédestiné ? Mais, après tout, ce n’était pas parce que Nouri était lesbienne que Saphire l’était aussi. Sa présence dans la maison d’University Road s’expliquait peut-être pour d’autres raisons.
  
  - Joanna Swift est un faux nom, n’est-ce pas ? glissa le Chinois en saisissant délicatement une banane flambée.
  
  Coplan avala une gorgée de son thé qui avait tiédi.
  
  - Vous avez deviné juste.
  
  - Pourtant, son passeport britannique paraissait parfaitement authentique, je m’en suis assuré.
  
  Coplan se garda bien de lui dire que Saphire avait toute latitude pour présenter un passeport authentique mais comportant une fausse identité.
  
  - À quel endroit de la côte malaise est-elle censée avoir débarqué ?
  
  - À quelques kilomètres au sud de Kuantan. Ensuite, elle m’a certifié qu’elle se débrouillerait, répondit Sang Sieng Li.
  
  Il poussa un soupir.
  
  - Une femme qui possède sa beauté et son allure n’a pas besoin de me certifier qu’elle se débrouillera, non seulement en Malaisie, mais partout dans le monde.
  
  Coplan en était sûr lui aussi.
  
  - C’est votre femme ou votre maîtresse ? questionna le général, l’œil vicieux.
  
  - Ni l’une ni l’autre. En fait, je ne l’ai rencontrée qu’une seule fois, voici des années.
  
  
  
  
  
  Le taxi stoppa devant le poste-frontière de Johore Baru. Légalement, il ne pouvait aller plus loin puisqu’il était à la démarcation entre la Fédération malaise et l’État de Singapour. Sa licence malaise lui interdisait de transporter des passagers au-delà de la frontière. Il déchargea les bagages de Saphire Field-Farqhart et celle-ci, d’un pas vif et assuré, alla présenter son passeport au nom de Joanna Swift. En tant que citoyenne britannique, elle eut droit à un visa touriste valable trois mois avec multiples entrées et sorties.
  
  Elle fit signe au premier taxi qui attendait dans la file côté Singapour et le chauffeur vint récupérer ses bagages, sauf un sac de voyage qu’elle emporta dans les toilettes attenantes au bureau de l’immigration. Dans une cabine, elle se changea en optant pour une jupe en gabardine bleue, une chemisette blanche et une veste en tissu tropicalisé bleu comme la jupe.
  
  Quand le chauffeur s’enquit de sa destination, elle indiqua l’aéroport de Changi à 20 kilomètres de la cité de Singapour et ne prononça plus une parole malgré les efforts du Chinois visiblement séduit par sa beauté et le fait qu’elle soit européenne.
  
  À Changi, elle arriva à temps pour sauter dans le vol Garuda à destination de Jakarta où elle débarqua une heure et demie plus tard. À l’aéroport Soekarno-Hatta, elle obtint un visa touriste valable un mois. À l’heure de son arrivée, les banques étaient fermées. Aussi passa-t-elle la nuit à l’hôtel Aryaduta Hyatt dans la Jalan Prapatan.
  
  Le lendemain matin, elle flâna à pied jusqu’à l’immeuble de la Bank Dagang Negara dans la Jalan Thamrin et sortit de son compte une grosse somme en dollars américains, à la fois en liquide et en chèques de voyage. Sur ces derniers, elle signa Joanna Swift.
  
  Dans le même immeuble, elle entra dans les bureaux de la Qantas et organisa un voyage à destination d’Acapulco au Mexique, via Sydney, Papeete, Honolulu, qu’elle régla avec des chèques de voyage.
  
  Cette formalité accomplie, elle retourna à son hôtel. De façon à libérer une valise, elle empila dans un sac-poubelle récupéré auprès des femmes de ménage de l’étage les vêtements qu’elle considérait inutiles. En les gratifiant d’un généreux pourboire, elle leur demanda de la débarrasser du sac.
  
  Ceci fait, elle ressortit et prit un taxi et se fit conduire dans le quartier de Kebayoran Baru dans la Jalan Sriwijaya 5. La maison était cossue, bâtie dans le style qu’avaient affectionné les occupants néerlandais à l’époque coloniale.
  
  Saanem lui ouvrit. C’était une superbe Sumatranaise, originaire de Palembang. La porte refermée, elle se colla tout contre Saphire et l’embrassa à pleine bouche. Le baiser fut long et incendiaire. En même temps, Saphire lui dénoua son sarong et ses doigts la caressèrent intimement. Saanem haletait.
  
  - Viens, fit-elle d’une voix rauque.
  
  Elle firent l’amour sur le lit en rotin. Leurs langues brûlantes fouillaient leurs replis les plus secrets et leurs nerfs étaient en proie aux délices les plus exaltants. Bientôt, elles furent ravagées par un orgasme dévastateur qui les laissa rompues et pantelantes.
  
  Plus tard, Saphire s’en alla chercher la première de ses deux précieuses valises, fabriquées par un artisan de Pimlico à Londres, et prit congé de Saanem qui, dans l’intervalle, lui avait appelé un taxi.
  
  - Comme je te l’ai recommandé, prends bien soin de la seconde valise.
  
  - Ne crains rien. Quand reviens-tu ?
  
  - Pas avant six semaines.
  
  - Tu me manqueras, s’attrista la belle Sumatranaise.
  
  - Console-toi, Jakarta est remplie de jolies filles qui ne rechigneront pas à te rejoindre dans ton lit.
  
  Saphire repartit pour l’hôtel Aryaduta Hyatt. Elle déverrouilla dans sa chambre les huit serrures de la valise spéciale et vérifia que tout était resté dans l’ordre. Satisfaite, elle descendit dans les communs pour se débarrasser de la valise qu’elle avait vidée de ses vêtements le matin même.
  
  Sans plus attendre, elle quitta l’hôtel et se fit conduire à l’aéroport Soekarno-Hatta en se félicitant d’avoir, au cours de son bref séjour dans la capitale indonésienne, joint l’utile à l’agréable.
  
  Elle se fit enregistrer au comptoir de la compagnie aérienne australienne et gagna la salle d’attente en attirant dans son sillage des regards dont elle se serait bien passée.
  
  En feuilletant les revues dont elle avait acheté une poignée, elle attendit impatiemment le départ du vol Qantas à destination de Sydney.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  De retour à Bangkok, Coplan alla remercier chaleureusement le général Than Avilasakul de son aide efficace, puis prit un taxi pour se rendre à l’aéroport de Don Muang.
  
  Dans la Rama IV Road, un scooter déboîta avec une folle imprudence et le chauffeur écrasa ses freins mais ne put éviter la collision. Le scootériste retomba lourdement sur le capot du taxi, spectacle fréquent dans la capitale thaïlandaise où la circulation était la plus anarchique du monde et où, dès qu’ils étaient sur une chaussée, les gens semblaient jongler avec leur vie.
  
  Coplan s’apprêtait, en compagnie du chauffeur, à porter secours à l’adolescent qui avait piloté le scooter lorsqu’il sursauta. Sur le trottoir, il venait de capter le visage de Joseph Cazelbat, le tueur chargé de supprimer Saphire.
  
  Au bras d’une jolie fille, il sortait d’une maison réputée à Bangkok pour accueillir les hommes solitaires à la recherche d’un moment de détente entre les cuisses d’une belle plante peu farouche.
  
  Cazelbat poussa sa compagne à l’intérieur d’un taxi qui attendait le long du trottoir, dans le sens inverse, à la droite de Coplan (En Thaïlande, on roule à gauche).
  
  Coplan tordit le cou, regarda à travers la vitre arrière et nota mentalement le numéro de la plaque minéralogique. Rapidement, il s’empara de ses bagages, abandonna sur la banquette une grosse poignée de bahts et slaloma à travers la chaussée pour héler un taxi allant dans l’autre sens. Il piaffa d’impatience avant de voir ses efforts couronnés de succès.
  
  Malgré le gros pourboire promis, le chauffeur ne put retrouver la trace du collègue qui avait chargé Joseph Cazelbat et la fille.
  
  Dépité, Coplan retourna au bureau de Than Avilasakul à qui il exposa sa requête.
  
  - C’est un radio-taxi ? voulut savoir le général.
  
  - Non.
  
  - Alors, il faudra attendre qu’il rentre sa voiture au garage pour l’interroger. Où serez-vous ?
  
  - J’avais l’intention de quitter Bangkok, mais je remets mon voyage. Je descendrai à l’Oriental...
  
  Coplan réfléchit et se reprit :
  
  - Non. Laissez-moi vos messages à l'Oriental. Moi je surveillerai l’aéroport à Don Muang, au cas où cet homme quitterait la Thaïlande.
  
  Avilasakul fronça les sourcils.
  
  - Vous n’envisagez pas un coup tordu sur notre territoire, au moins ? Vous savez que nous sommes attachés à notre respectabilité internationale. Une mauvaise presse et la manne touristique diminuerait.
  
  - Je n’accomplirai aucune action qui vous porterait préjudice.
  
  - J’ai confiance en vous, monsieur Cayle, fit le général avec solennité.
  
  Francis Cayle était l’I.F. sous laquelle il avait connu Coplan et ce dernier l’avait reprise à l’occasion de la présente mission en tablant sur le fait qu’elle n’était pas grillée.
  
  Dans un premier temps, il prit une chambre à l’hôtel Oriental où il déposa ses bagages. Dans un deuxième temps, un taxi l’emmena à l’aéroport Don Muang où il s’embusqua pour surveiller les arrivées.
  
  Un demi-siècle plus tôt, Joseph Cazelbat avait été connu dans le milieu français sous le sobriquet de Jo-la-Carlingue, non pas parce qu’il était passionné d’aviation, mais parce que, à l’âge de vingt ans, il avait appartenu à la Gestapo française de la rue Lauriston où ses talents de tueur et son sang-froid avaient été appréciés à leur juste valeur (Carlingue : surnom donné à la bande Bonny-Lafont qui exerçait à cette adresse). Après la Libération, il avait rejoint les desperados de la bande de Pierrot le Fou qui étaient presque tous des anciens de la Carlingue. Miraculeusement rescapé des embuscades, des fusillades, des mitraillades, il avait embrassé la carrière de tueur à gages au service de la Mafia sicilienne, de la Camorra napolitaine et de la Ndanghreta calabraise, sans pour autant rechigner sur les extras pour le compte des Services spéciaux occidentaux. La France avait utilisé son savoir-faire dans le cadre de la lutte contre les terroristes de tout poil qui avaient ensanglanté l’Hexagone dans les années 80. De Beyrouth à Téhéran, et du Caire à Tripoli, Joseph Cazelbat avait exécuté sans bavures les cibles à lui désignées.
  
  Dans sa partie, il était en Europe le numéro un des tueurs indépendants. Opérant toujours seul, il était acquis qu’il possédait une haute technicité et un sang-froid étonnant que l’âge n’avait pas entamés. D’ailleurs, très vert, il paraissait vingt ans de moins, et son goût pour les prostituées était connu. Il en faisait une abondante consommation. Avec elles, il conservait l’anonymat auquel il tenait ardemment.
  
  Pendant qu’il surveillait l’aéroport, Coplan se dit que, dans cette affaire, et si l’on exceptait Saphire, on ne butait que sur de vieux papys :
  
  Pierre Lagrange : 77 ans ;
  
  Joseph Cazelbat : 72 ans ;
  
  William Field-Farqhart : 78 ans.
  
  À intervalles réguliers, il téléphonait à l'Oriental. À chaque fois, il était déçu. Avilasakul n’avait laissé aucun message. À 22 heures 30, le dernier vol de la Thaï à destination de Singapour venait de décoller lorsqu’il s’infiltra à nouveau dans la bulle téléphonique. Il était sûr que Cazelbat n’avait pas gagné l’aéroport dans la journée ni la soirée. Cette fois, la chance lui sourit. Avilasakul avait laissé un message bref et concis : Homme et femme déposés par taxi devant salon beauté Indra dans Rajprarob Road.
  
  Coplan attendit le dernier vol en partance puis reparcourut en sens inverse les vingt kilomètres qui séparaient l’aéroport de la capitale.
  
  À cette heure tardive, le salon de beauté était naturellement fermé. Le lendemain matin, il était à pied d’œuvre et s’engouffrait dans l’établissement dès l’ouverture.
  
  La patronne portait le costume traditionnel thaïlandais qui moulait étroitement ses formes généreuses.
  
  - Je me souviens parfaitement de ce couple, minauda-t-elle devant la coupure de cinq cents bahts que Coplan avait glissée comme par inadvertance sous le socle du téléphone. C’est même le seul client masculin que j’aie jamais reçu depuis que je tiens mon salon. Les autres sont exclusivement des femmes.
  
  Coplan haussa un sourcil étonné.
  
  - C’était lui le client, pas la femme ?
  
  - Non. Lui. Il a exigé la panoplie complète. Bain de vapeur aux herbes suivi d’un bain au lait, traitement de la peau, massage facial et massage corporel à la cire.
  
  - Rien de sexuel ?
  
  Elle parut offusquée.
  
  - Pas chez moi.
  
  Coplan refréna son envie de rire. Cazelbat se refusait à paraître vieux. Il en tenait, comme d’autres avant lui, pour l’éternelle jeunesse, hélas impitoyablement fuyante.
  
  - Et la femme, rien ?
  
  - Non. Avec ma permission, et en me réglant ses communications, elle téléphonait pour louer une vedette rapide qui les emmènerait en Malaisie ou à Singapour.
  
  - Elle a réussi ?
  
  - Je crois que oui. Si j’ai bien compris, ils devaient embarquer hier en fin d’après-midi.
  
  - Où téléphonait-elle ?
  
  - En dehors de Bangkok. À Chonburi, ou à Songkhla ou à Pattani. Elle m’a payé un forfait généreux pour ses appels.
  
  
  
  De retour dans sa chambre de l'Oriental, Coplan s’affaira devant son bar et se confectionna un Tequila-Perdido, un mélange de tequila, de curaçao rouge, de Grand-Marnier et d’angustura, sans oublier de givrer son verre dans le sel.
  
  À petites gorgées gourmandes, il savoura le cocktail tout en fumant une Gitane. Son cerveau s’activait à faire le point. Comme Saphire, Cazelbat tentait de gagner la côte malaise à bord d’une vedette. Possédait-il des renseignements qui étaient refusés à Coplan ? Imitant la jeune Britannique, essayait-il en ce faisant de sauter une étape par avion afin de brouiller les pistes ? Saphire envisageait-elle d’emprunter la voie aérienne pour gagner une autre destination ? Laquelle ? Celle suggérée par Pierre Lagrange ?
  
  Coplan appela le domicile privé du Vieux. À cause du décalage horaire, il le réveilla et, comme d’habitude, admira ses facultés d’adaptation instantanées qui lui permettaient d’être frais comme un gardon au sortir d’un sommeil qu’il avait particulièrement léger. Il lui rendit compte et formula sa requête :
  
  - Il me faut savoir si, de Kuala Lumpur ou de Singapour, Saphire Field-Farqhart, sous sa véritable identité ou sous l'I.F. de Joanna Swift, s’est envolée pour une autre destination. De même pour Cazelbat.
  
  - Il doit circuler sous une I.F., objecta le Vieux. C’est ainsi qu’il opère.
  
  - Essayons quand même.
  
  Coplan raccrocha et but une gorgée de son cocktail. Il revoyait Pierre Lagrange dans le salon du manoir XVIIIème siècle, qui appartenait à la D.G.S.E. et servait de refuge pour les rendez-vous secrets que donnait le patron des Services spéciaux français.
  
  Pierre Lagrange taillait ses rosiers dans les jardins de son château des Highlands que lui avait laissé son épouse écossaise, morte quelques années plus tôt. Tout comme Joseph Cazelbat, il avait miraculeusement survécu à ses années aventureuses et à ses activités de quintuple espion. Talentueux funambule, génial équilibriste, acrobate sans pareil, il parvenait avec une facilité déconcertante à se sortir des guêpiers les plus invraisemblables et le Vieux s’émerveillait toujours qu’une balle assassine ne l’ait pas cueilli à froid au coin d’une rue de Londres, de Moscou ou d’Istanbul. Escamotant ses trahisons les plus flagrantes, embrouillant les intrigues avec un art consommé, jouant en virtuose sur les cordes de son violon les subtilités de la tromperie, il retournait en sa faveur les situations les plus périlleuses. À l’issue du dernier conflit mondial, un général de la France Libre l’avait accusé d’avoir successivement et sans vergogne trahi Churchill, De Gaulle, Pétain, Roosevelt et Staline. Un tribunal militaire après la Libération l’avait exonéré de cette accusation. Sans détours, il avait repris ses tours de passe-passe jusqu’à son mariage avec l’aristocrate écossaise.
  
  Au physique, il semblait, par un effet de mimétisme, s’être transformé en Britannique, sauf qu’il parlait avec les mains. Des mains potelées, d’une agilité de papillon, qu’il frottait l’une contre l’autre, à la verticale, comme des cymbales. Pour le reste, il portait des costumes stricts et désuets, comme on n’en voyait plus depuis l’abdication du roi Edouard VIII.
  
  Pendant que Coplan se remémorait cette rencontre avec Pierre Lagrange, les hommes de la Division Recherches de la D.G.S.E. s’activaient. Consulter les listes de passagers des compagnies aériennes desservant Kuala Lumpur et Singapour s’avérait une tâche facile. Depuis des lustres, le Secteur Asie entretenait d’honorables correspondants qui la plupart du temps n’avaient rien à faire. Pour une fois, ils devaient mouiller le maillot, sinon la manne ne descendrait plus du ciel !
  
  Par fax, dans la matinée parisienne, les renseignements affluèrent. Pas de Joseph Cazelbat. En revanche, une Joanna Swift, passagère du vol Garuda GA 177 à destination de Jakarta d’où elle s’était envolée le lendemain sur le vol Qantas QF 412 à destination d’Acapulco au Mexique, via Sydney, Papeete et Honolulu, en empruntant entre cette ville et Acapulco le vol Aeromexico AM 498.
  
  Coplan en fut informé et il se demanda si Saphire, en se rendant en Amérique, ne rejoignait pas le second refuge que Pierre Lagrange avait suggéré. Dans cette éventualité, il convenait de tenter de la prendre de vitesse sans chercher à la suivre en adoptant l’itinéraire qu’elle suivait.
  
  Il boucla ses bagages, à peine défaits d’ailleurs.
  
  Ceci achevé, il appela la Japan Airlines, communiqua le numéro de sa carte de crédit et organisa son voyage via Tokyo à destination de Los Angeles.
  
  Il quitta l’hôtel, se fit conduire à l’aéroport de Don Muang et, en attendant le départ de son vol, attaqua la lecture du seul roman que Saphire avait écrit, sous le pseudonyme de Linda Carroll, à l’âge de 18 ans, et dont Pierre Lagrange lui avait remis un exemplaire à Paris. Le titre en était Le lierre de Sungbirth. À l’aide d’un style vif et alerte, dans des phrases claires et nullement emberlificotées, elle racontait sa nostalgie d’un paradis tropical des Caraïbes, ainsi que les premiers émois d’adolescents blancs et noirs. Des bouffées de lyrisme traversaient la trame construite avec rigueur dans des pages aérées. Coplan y chercha des tendances saphiques qu’il trouva, bien qu’elles fussent aériennes et astucieusement noyées dans des considérations antiracistes.
  
  On appela son vol et il referma l’ouvrage.
  
  En partance pour Tokyo, confortablement installé dans son siège de 1ère classe, il sortit de son attaché-case les photographies montrant Saphire et les contempla longuement.
  
  C’était une brune superbe aux yeux bleus, grande et svelte, le teint mat à cause de son léger métissage négro-caraïbe
  
  « - Ses yeux sont pleins de cette éloquence flatteuse qui est un piège auquel les hommes se laissent prendre avec plaisir », avait dit Pierre Lagrange.
  
  Il avait aussi ajouté :
  
  « - Elle est d’une nervosité extrême, souvent déconcertante, et est capable de passer des sanglots longs aux rires les plus fous. À ce moment-là, elle multiplie les trouvailles verbales, les rapprochements saugrenus et tient son public comme une actrice chevronnée. Mais d’autres fois, elle plonge dans une mélancolie morbide. Elle constitue un étonnant et détonant mélange de neige et de feu, comme si elle était slave, mais elle ne l’est pas. »
  
  Pierre Lagrange avait toujours été un peu amoureux d’elle.
  
  « - Sauvez-la ! » avait-il imploré après avoir achevé son récit, ce qui avait stupéfié le Vieux et Coplan. En réalité, le Vieux se moquait éperdument que Saphire vive ou meure. Il s’intéressait uniquement à ce qu’elle détenait.
  
  Coplan s’attardait sur le beau visage. Il imaginait le front troué par les balles de Cazelbat. Il ressentit un frisson. Ou pire ? Quels ordres avait reçus Cazelbat ? Le sicaire obéissait scrupuleusement aux désirs de son employeur. Torturer, faire souffrir, si telles étaient les instructions, il ne rechignait pas à la besogne. Son passé de gestapiste était là pour l’attester. Et Pierre Lagrange savait de quoi il était capable. Curieuse, cette réaction sur le tard de la part de l’ex-quintuple espion. La sénilité ? L’approche de la mort ? À son procès à la Libération, le général de la France Libre avait déclaré : « En réalité, il n’a jamais servi que lui-même car il est le démon personnifié et, évidemment, ne s’est jamais trahi, servi et protégé en permanence par sa nature diabolique ».
  
  Pierre Lagrange avait bien changé.
  
  Coplan rangea les photographies et reprit la lecture du Lierre de Sungbirth, qu’il interrompit pour déguster le dîner.
  
  À Tokyo, il changea d’avion pour le vol non-stop à destination de Los Angeles où il attendit deux heures le vol US Air qui le mena à Miami. De Floride, il repartit à San Juan de Porto Rico sur un jet des Delta Airlines. Dans la capitale de l’île, il loua un Mystère 20 de la compagnie de charters Interocean Flight Service et atterrit sur la petite île de Montserrat où Saphire avait passé une partie de son enfance et qui avait peut-être inspiré le sujet du Lierre de Sungbirth.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Elle était arrivée en bateau, en provenance de la Guadeloupe, sous l’identité de Joanna Swift, dans la partie française de l’île de Saint-Martin que la France se partageait avec les Pays-Bas.
  
  À Marigot, Saphire loua un taxi et se fit transporter dans la partie néerlandaise. À Philipsburg, dans sa chambre d’hôtel, elle détruisit son passeport au nom de Joanna Swift et adopta celui qui portait l’identité de Constance Doyle. D’une poche secrète de l’une des valises, elle sortit un tampon humide et un dateur. Les deux accessoires lui permirent de se fabriquer un visa d’entrée daté sur son nouveau passeport.
  
  Elle s’autorisa un sourire. Vraiment, elle connaissait toutes les astuces, se réjouit-elle. Bien malin celui qui la piégerait.
  
  
  
  
  
  Sur une mappemonde, l’île de Montserrat n’occupait guère de place. Ses cent kilomètres carrés aux deux tiers montagneux, coincés dans l’archipel Sous-le-Vent, et ses douze mille habitants avaient conservé le statut, vieux de deux siècles, de colonie britannique et la reine d’Angleterre demeurait leur souveraine.
  
  Le lendemain de son arrivée, Coplan rendit visite au directeur du seul quotidien local, le Montserrat News Chronicle. Il approchait de la cinquantaine et se nommait Richard Paxton. Cheveux blonds clairsemés, lunettes à monture d’écaille, joues couperosées, il ne se rasait qu’une fois par semaine, le dimanche matin, pour se rendre à l’office de l’église méthodiste. Il ne croyait pas en Dieu mais, en bon Anglais, respectait les traditions. Quel que soit le temps, il s’habillait d’un costume tête-de-nègre fatigué, aux coudes lustrés, en repoussant sur l’arrière de son crâne un chapeau de pluie défoncé, sage précaution sur une île qui, de décembre à février, comptait 3 870 mm de pluies.
  
  Avec une aisance nourrie de ses nombreuses missions, Coplan lui raconta qu’il était producteur de cinéma et fort intéressé à l’achat des droits d’adaptation cinématographique d’un ouvrage littéraire écrit par une certaine Linda Carroll. Ce n’était là qu’un nom de plume derrière lequel se dissimulait une jeune femme du nom de Saphire Sakalis. Il avait tenté de la joindre à Londres où on lui avait appris qu’elle s’était réfugiée à Montserrat, île où elle était née et sur laquelle elle était retournée pour y retrouver l’isolement et l’environnement nécessaires à l’écriture d’un deuxième roman. À l’appui de ses dires, il posa sur le bureau, encombré de paperasses et de faxes, le Lierre de Sungbirth et la photographie de Saphire.
  
  - Où habitait-elle quand elle était enfant ? conclut-il.
  
  C’est probablement là qu’elle s’est isolée.
  
  Richard Paxton resta pétrifié.
  
  - Saphire Sakalis ? répéta-t-il en bégayant.
  
  Intrigué par cette réaction, Coplan questionna :
  
  - Vous l’avez vue récemment ?
  
  D’un bond, l’Anglais fut sur ses pieds, le visage décomposé, et se planta devant Coplan. Visiblement, il était gagné par la colère.
  
  - Monsieur Cayle, vous moquez-vous de moi ? hurla-t-il d’une voix si forte que sa secrétaire ouvrit la porte et passa une tête effrayée.
  
  - Quelque chose ne va pas, monsieur Paxton ?
  
  - Non, non, grogna-t-il, tout va bien, laissez-nous, Gladys.
  
  Le visage de Coplan exprimait une intense surprise.
  
  - Ai-je ouvert le placard aux fantômes ? fit-il d’une voix extrêmement calme et en allumant une Gitane.
  
  - C’est tout à fait de cela qu’il s’agit, monsieur Cayle, répondit l’Anglais, cette fois d’un ton glacé. Des fantômes. Ou, plutôt, des cadavres. C’est pourquoi je ne crois pas à la fable que vous m’avez contée. Saphire Sakalis ne reviendrait jamais ici.
  
  Coplan repéra la bouteille de scotch plantée sur un plateau métallique et cernée de verres propres. Il se leva et, avec culot, remplit deux verres à mi-hauteur. Il en tendit un à Paxton qui suffoqua d’indignation :
  
  - Vous ne manquez pas d’aplomb ! Vous servir sans mon autorisation.
  
  - Pardonnez-moi. Dans le cinéma, les mœurs sont au sans-gêne. Si vous m’en disiez plus au sujet de Saphire Sakalis ?
  
  Field-Farqhart était le nom actuel de Saphire, mais Paxton devait l’ignorer, supputait-il, et se référer à Sakalis, son nom de jeune fille, semblait préférable.
  
  Tranquillement, il se rassit et l’Anglais le contempla, interloqué. Finalement, sans doute impressionné par le flegme et le détachement de son visiteur, il secoua la tête, comme s’il était confronté à une énigme, et retourna s’asseoir après avoir d’un trait vidé la généreuse rasade de scotch que lui avait versée Coplan. Pendant ce qui sembla à ce dernier une éternité, il demeura silencieux puis, à nouveau, secoua la tête en fixant son interlocuteur d’un œil curieux.
  
  - Saphire Sakalis est une triple meurtrière, lâcha-t-il enfin en terminant sa phrase par un long soupir.
  
  Coplan resta impassible.
  
  - À l’âge de dix ans, elle a tué trois de ses condisciples, poursuivit Paxton en pianotant sur une pile de fax.
  
  - Des garçons ou des filles ? questionna Coplan en se souvenant des accusations de saphisme lancées par le général Sang Sieng Li.
  
  - Trois garçons. Le premier a été noyé dans un étang. Au préalable, il avait été assommé à l’aide d’un gros bâton. Le deuxième a eu la nuque écrasée par une grosse pierre et le troisième a reçu un coup de couteau sous l’omoplate gauche. Il est mort sur le coup. Saphire a été démasquée après ce troisième crime. Elle était déjà soupçonnée. Ses deux succès antérieurs ont dû lui tourner la tête. La preuve : elle avait oublié d’effacer ses empreintes digitales sur le manche du couteau.
  
  - Pourquoi les a-t-elle assassinés ?
  
  - Elle n’en savait rien et ne se souvenait même plus de ces meurtres, ou du moins c’est ce qu’elle a affirmé.
  
  - Qu’est-il arrivé ensuite ?
  
  - On ne pouvait pas la mettre en prison, elle avait dix ans. On a conseillé à ses parents de quitter l’île, ce qu’ils ont fait après avoir indemnisé les familles des victimes qui étaient noires. Grâce à la diplomatie du gouverneur, une révolte a été évitée avec les gens de couleur. Ses parents ont emmené Saphire à la Jamaïque.
  
  Paxton inspira un grand coup.
  
  - Pour être franc avec vous, je ne crois pas à la responsabilité de cette gosse.
  
  Coplan le regarda dans le blanc des yeux.
  
  - Pourquoi ? Après tout, elle a tué, apparemment de sang-froid, trois gamins innocents ! se récria-t-il.
  
  - C’est vrai, mais il y a un autre élément.
  
  - Lequel ?
  
  - Voyez-vous, j’ai à Londres un cousin versé en criminologie. Il en tient pour les thèses de Lombroso, de Mendel et d’autres sur l’irresponsabilité du criminel qui est surtout un malade, sur l’hérédité et les caractères physiognomoniques du criminel.
  
  - Dans la science moderne, ces thèses sont battues en brèche, fit remarquer Coplan, lui aussi un expert en criminologie.
  
  - Eh bien la science moderne a tort. J’avais été vraiment marqué par ces trois assassinats commis par une gosse de dix ans. J’en ai parlé à mon cousin qui m’a demandé des détails sur les origines familiales de Saphire Sakalis. Je les ai rassemblés et les lui ai transmis. De son côté, il a procédé à des recherches. Et savez-vous ce qu’il a trouvé ? Attendez !
  
  Paxton se releva, contourna son bureau et ouvrit le tiroir du bas d’un classeur métallique pour en extraire une épaisse chemise cartonnée dont il sortit une feuille de papier dactylographiée qu’il tendit à Coplan.
  
  - Lisez.
  
  Coplan se pencha sur le document.
  
  
  
  Année de naissance Identité Crimes
  
  1635 Cynthia Robertson Vendeuse d’oranges.Maîtresse du roi Charles II d’Angleterre. Tue un de ses autres amants qui lui volait les somptueux cadeaux offerts par le souverain. Pendue.
  
  1670 Dorothy Robertson Sa fille. Aucun crime.
  
  1700 Jane Brigham Sa fille. Aucun crime.
  
  1742 Charlotte Haynes Sa fille. A fui l’Angleterre après avoir assassiné un châtelain pour le dépouiller de son argent.Se réfugie en France durant la Révolution. Devient le chef d’une bande de pillards et d’assassins. Guillotinée en 1793.
  
  1765 Deborah Haynes Sa fille. Aucun crime.
  
  1785 Sylvia McCall Sa fille. Aucun crime.
  
  1810 Joanna Swangood Sa fille. Gouvernante de la famille du duc de Choiseul-Praslin à Paris, aide ce dernier à assassiner son épouse. Parvient à retourner en Angleterre. Non châtiée.
  
  1830 Charlotte Brown Sa fille. Aucun crime.
  
  1852 Elizabeth O’Hara Sa fille. Aucun crime.
  
  1884 Claire O’Hara Sa fille. Assassine sa cousine, maîtresse de son amant. Pendue. Sa famille émigre à Montserrat.
  
  1905 Kathryne Lofding Sa fille. Aucun crime.
  
  1936 Mary Sakalis Sa fille. Aucun crime.
  
  1964 Saphire Sakalis Sa fille.
  
  
  
  Coplan restitua la feuille à Paxton.
  
  - Impressionnant, en effet. En trois siècles et demi, l’hérédité criminelle saute deux générations à quatre reprises.
  
  - Mon cousin n’a pu remonter antérieurement à 1635, sinon il aurait certainement découvert des preuves allant dans le même sens.
  
  Néanmoins, analysait Coplan, Saphire n’avait pas commis l’erreur de perpétrer l’assassinat qui s’imposait logiquement en de telles circonstances, mais qui aurait déclenché une traque beaucoup plus sévère que celle à laquelle se livrait Joseph Cazelbat. Trop astucieuse, Saphire ! Elle était allée à bonne école depuis l’époque où elle avait écrit le Lierre de Sungbirth !
  
  - Où habitait-elle sur l’île ?
  
  - À Buccaneer’s Cove. Mais il ne subsiste que des vestiges de la demeure. Peu après le départ de la famille pour la Jamaïque, les indigènes l’ont incendiée. Par vengeance.
  
  - À quel endroit de la Jamaïque ont-ils émigré ?
  
  - Je l’ignore. C’étaient des planteurs de café. Ils ont prospéré en Jamaïque, c’est tout ce que je sais.
  
  Coplan en savait assez. Il remercia Paxton et prit congé.
  
  À Buccaneer’s Cove, il contempla les ruines qu’avait envahies la végétation tropicale environnant l’anse.
  
  À aucun moment, Pierre Lagrange n’avait fait allusion à ces trois assassinats commis par Saphire durant son enfance, pas plus qu’il n’avait mentionné le séjour à la Jamaïque. D’ailleurs, si l’on se référait aux descriptions qui émaillaient Le lierre de Sungbirth, il était flagrant que Saphire s’était inspirée bien plus du décor de la Jamaïque que de celui de Montserrat.
  
  Avait-elle gommé de sa mémoire ces tragiques épisodes ? Probablement, bien que ce ne fût pas sûr. Qui connaissait les rouages du cerveau d’une femme héréditairement criminelle, comme elle semblait l’être ?
  
  Sans s’en apercevoir, il piétina sous les herbes géantes une poupée épargnée par l’incendie et dont la carcasse avait résisté aux pluies et aux ouragans déversés sur l’île au cours des vingt dernières années.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  À la barre de son Hatteras, Saphire contourna la vasière où, dans une chaleur infernale, des milliers d’oiseaux harponnaient les poissons ou filtraient les animalcules. Hérons et flamants, bécasseaux et barges, pélicans et cormorans prospéraient dans l’eau fangeuse, véritable O.N.U. ornithologique au coude à coude, respectueuse des droits et des goûts de chacun, d’aucuns préférant les graminées marines, d’autres cherchant dans les zostères les mollusques et les crustacés.
  
  Le vacarme des cris et des piaillements était aussi insupportable que la chaleur.
  
  Enfin loin de la boue, Saphire obliqua vers la maison isolée où Robert Kelwood avait élu domicile en se retranchant, sur ordre, du monde extérieur.
  
  L’intéressé vit venir de loin le Hatteras. Il en était fort intrigué. Quelqu’un qui s’égarait dans ces parages peu fréquentés. Lui-même possédait un Hatteras et en était fier. Deux moteurs GMC. Parfaite électronique, radar, Sat-Nav et SSB, 2 VHF et Loudhailer. Datamarine complet, auto-pilote hydraulique, alarme, synchroniseur, 2 générateurs, 2 Zodiac avec moteur, et un téléviseur grâce auquel on captait des émissions qui permettaient un divertissement en mer.
  
  Voilà que l'arrivant se dirigeait droit vers le débarcadère. Un profane, se dit-il, ignorant qui résidait en ce lieu. Bientôt, il vit qu’il s’agissait d’une femme, et il sentit son sexe frémir dans son short. Il n’avait pas touché une femme depuis les deux heures passées en compagnie de la pute de Runaway Bay un mois plus tôt. Il s’était montré généreux avec elle et, ainsi mise en condition, elle avait superbement déployé ses talents sans rechigner à la besogne, ce qui constituait un exploit, les putes du coin étant plutôt lymphatiques.
  
  Quand le Hatteras effleura le bois du débarcadère, Saphire sortit du cockpit et lui lança l’amarre qu’il attacha au corps-mort servant de bitte d’amarrage, puis elle sauta à terre.
  
  - Mon nom est Constance Doyle. Je vous dérange ?
  
  - Une jolie femme ne me dérange jamais, flatta-t-il, l’œil concupiscent devant la belle silhouette qu’il avait devant lui et dont il regrettait qu’elle porte de grosses lunettes noires qui masquaient ses yeux.
  
  En tout cas, la voix était agréable, le ton châtié, teinté de très légères intonations des Caraïbes.
  
  - Vous vous y connaissez en radio ?
  
  - Je suis un expert.
  
  - Je n’arrive pas à obtenir la capitainerie. Vous pouvez jeter un coup d’œil.
  
  - Avec plaisir.
  
  Il sauta à bord.
  
  Elle n’avait pas de temps à perdre. Le 22 Long Rifle avait été acheté dans la partie néerlandaise de Saint-Martin à des contrebandiers qui ne posaient pas de questions à partir du moment où l’on acceptait le prix demandé, généralement exorbitant, quand on était une jolie femme et qu’on était soupçonnée de vouloir tuer son mari, son amant ou sa rivale. En outre, à Philipsburg il n’existait pas à l’aéroport de contrôle d’objets dangereux au départ des vols, pour ne pas indisposer les touristes et à cause d’une certaine nonchalance tropicale.
  
  Avant que Kelwood ne pose le pied dans le cockpit, elle lui logea deux balles dans la nuque.
  
  Cette sinistre besogne achevée, elle détacha l’amarre et la réenroula autour de son tambour avant de relancer les moteurs. Elle retourna à la limite de la vasière et balança le cadavre dans la boue. Dès qu’elle se fut à nouveau éloignée, des milliers d’oiseaux convergèrent vers la proie qui leur était si charitablement et complaisamment offerte.
  
  
  
  
  
  À l’aéroport de Kingston, Coplan déchiffra l’inscription sur l’écusson placé en dessous du drapeau : Plusieurs peuples en un seul. Il était vrai qu’ici en Jamaïque, qui tirait son nom de l’ancienne appellation arawak, Xamaïca, “Terre des bois et des eaux”, Africains, Européens, Chinois et Arabes avaient pris pied pour former un peuple harmonieusement uni.
  
  Il passa les contrôles de douane et d’immigration et alla au comptoir Avis louer une Chrysler Vision, au volant de laquelle il prit la direction d’Ocho Rios où il avait réservé une chambre au Plantation Inn, un hôtel d’un charme fou, construit dans le style des demeures de planteurs et situé directement en bord de mer, au milieu des cocotiers, des bougainvillées, des jasmins et des hibiscus, à portée de vague d’une mer ensorceleuse. L’ambiance était très british, smoking et robe longue pour le dîner. Tout juste si, avant d’attaquer ses reggae, ses merengues, ses calypsos et ses biguines, l’orchestre ne jouait pas le God Save The Queen.
  
  Le lendemain, Coplan se rendit à Chukka Cove où se logeait le Centre d’archives administratives. L’employée était une grosse Noire indolente qui lui fit payer les vingt dollars de taxes et lui indiqua gravement la rangée dans laquelle il trouverait ce qu’il cherchait.
  
  Coplan avait contacté le Vieux afin qu’il interroge Pierre Lagrange. De son château écossais, l’intéressé avait répondu qu’il ignorait que Saphire eût commis ces meurtres durant son enfance. Par ailleurs, il estimait que c’était une bonne idée de prospecter la Jamaïque à la recherche de la fugitive. Effectivement, elle avait pu chercher refuge sur la Terre des bois et des eaux. Par ailleurs, il n’avait jamais soupçonné que Saphire fût lesbienne.
  
  Coplan fouilla dans les actes notariés celui qui avait trait à l’achat d’une plantation de café dans les années 74 et 75. Le premier jour, il fit chou blanc car les archives à dépouiller étaient nombreuses et ne concernaient pas uniquement les cessions de biens immobiliers, le champ d’activité des notaires jamaïquains s’étendant aux prêts aux particuliers et à des domaines fort larges.
  
  Le deuxième jour, il en fut de même. Le troisième jour, la chance tourna. Edgar et Mary Sakalis avaient acheté aux époux Barrington une plantation de café à Colimbo Creek le 3 octobre 1975.
  
  Coplan ressortit, acheta une carte de la région et localisa Colimbo Creek. Immédiatement, il prit la route au volant de la Chrysler Vision. L’asphalte était bordé de frangipaniers, de jasmins et d’orchidées sauvages. Au pied de la chaîne de montagnes qui traversait l’île d’ouest en est, des falaises plongeaient à pic dans la mer, échancrées par des anses de sable blond ou coupées de cascades à la chevelure argentée par le soleil, véritables deltas de rivières nonchalantes.
  
  Coplan arriva enfin à Colimbo Creek où pullulaient les flamboyants. Il fut déçu. Un panneau aux inscriptions et au bois délavés par les intempéries annonçait Sakalis Plantation. Ce n’était qu’un fouillis d’herbes folles, de végétation tropicale. Pas un caféier en vue. Quant à la maison, elle était en ruine et menaçait de crouler définitivement au prochain cyclone.
  
  Il entendit un bruit de moteur dans son dos et se retourna. Un coupé Firebird blanc venait de s’arrêter et une superbe créature émergeait de derrière le volant. C’était une Noire, vêtue d’une robe blanche très simple, serrée à la taille par une ceinture en peau d’anguille. Sa chevelure était tressée en dreadlocks et ses longues jambes fuselées avancèrent sur l’étroit chemin avec une souplesse féline.
  
  - Vous en tenez pour les monuments historiques ? lança-t-elle d’une voix railleuse.
  
  - Vous connaissiez les gens qui habitaient ici ?
  
  - Les Sakalis ? Bien sûr. Je suis née dans le coin.
  
  - Que sont-ils devenus ?
  
  - Vous les trouverez au cimetière. Le cyclone Cindy qui a frappé l’île en 1986. Plusieurs centaines de morts et d’innombrables dégâts. Tous les quatre circulaient sur la route, de retour de Port-Antonio. L’ouragan les a précipités dans la rivière où ils se sont noyés. Terrible tragédie.
  
  - Tous les quatre ?
  
  - Le père, la mère, le fils, la fille.
  
  - Et personne n’a relevé le flambeau de la plantation ?
  
  - L’héritière était une autre fille qui vivait en Angleterre et qui se prénommait Saphire. Elle n’a jamais été retrouvée par le notaire, si bien que, peu à peu, la plantation est tombée dans l’état où vous la voyez aujourd’hui. Les caféiers ont été volés et replantés ailleurs, le climat tropical, l’abandon ont fait le reste.
  
  Coplan fut étreint par le pessimisme. Saphire avait fui vers l’Angleterre et coupé les liens familiaux. Pourquoi serait-elle revenue ici pour se cacher ? À moins que la tragédie lui soit restée inconnue et qu’elle ait décidé de renouer ces liens qu’elle avait rompus ? L’ennui était qu’en découvrant ces ruines, elle était sûrement repartie sur-le-champ.
  
  - Vous la connaissiez, cette héritière négligente ?
  
  - Saphire ? Oui. Une fille étrange. À la fois sympathique et antipathique. Je ne sais ce qu’elle est devenue. Peut-être morte, ce qui expliquerait que le notaire ne l’ait pas retrouvée.
  
  Coplan la rassura sur ce plan :
  
  - Elle est bien vivante et je la cherche.
  
  Elle haussa un sourcil étonné.
  
  - Ici ? À mon avis, vous faites fausse route. Saphire appartient au passé. Au fait, permettez-moi de me présenter. Chelcy Magyar. J’élève des chats.
  
  - Francis Cayle. Je recherche les personnes disparues.
  
  - Si vous êtes persuadé que Saphire est sur l’île, je peux vous aider à confirmer ou à infirmer cette hypothèse.
  
  - Comment ?
  
  - Laissez-moi vous faire la surprise. J’habite à Ocho Rios. Vous venez prendre un verre ?
  
  - Avec plaisir.
  
  Au volant de la Chrysler il suivit la Firebird.
  
  Quand il entra dans la maison de Chelcy il reçut un grand coup au cœur. Les chats étaient d’une laideur épouvantable. Des sphinx blancs aux yeux bleus qui tenaient à la fois du cochon, du rat de laboratoire et du chien, des sphinx gris, sans poils, la peau plissée comme une fesse d’éléphant, des oreilles comme des ailes de chauves-souris, des yeux d’extraterrestres, des rex devon et des rex comish à la tête inquiétante comme celle d’un gnome halluciné dans un film d’horreur.
  
  Chelcy vit la grimace qu’il réprimait.
  
  - Ils sont laids, je vous l’accorde, mais ils sont plus affectueux que les chats classiques. En outre, ils valent de 8 à 10.000 dollars US pièce. J’en ai une douzaine et ce que je crains, c’est qu’on me les vole. Venez de l’autre côté de la maison où l’odeur est moins forte.
  
  La jolie Jamaïcaine servit des daiquiri-banane et questionna :
  
  - Si vous cherchez Saphire Sakalis, vous devez avoir une photo d’elle ?
  
  Il la sortit de la poche intérieure de sa veste, ôta l’étui de cellophane qui la protégeait et la lui tendit. Elle l’examina avec soin et hocha la tête.
  
  - Effectivement, c’est bien elle. Un peu plus âgée, certes, mais toujours avec cette morgue hautaine sur les lèvres.
  
  - Que proposez-vous ?
  
  Elle lui restitua le cliché.
  
  - Une sorcière. Ici, nous sommes très attachés à nos origines africaines.
  
  Il resta impassible. Depuis sa dernière mission (Handicap au Cap pour Coplan), il ne s’autorisait plus aucune moquerie sur des rites qu’auparavant il considérait comme médiévaux. S’il avait écouté la sorcière d’Afrique du Sud, devait-il s’avouer, il aurait évité les trois tentatives de meurtre auxquelles il avait échappé par miracle et qu’elle lui avait prédites. Depuis, quand il entendait évoquer la sorcellerie, il observait un silence prudent, voire religieux. Cette attitude récente réjouissait le Vieux qui ne se privait d’aucune raillerie bien que Coplan restât de marbre. Après tout, l’agent de terrain c’était lui et non le patron des Services spéciaux. Néanmoins, il ne perdait pas pour autant son scepticisme devant des croyances d’un autre âge. Elle consulta sa montre-bracelet.
  
  - Il est tout juste quatorze heures. Je suggère que nous grignotions un morceau. Ensuite nous prendrons la route.
  
  En fait de casse-croûte, Chelcy cuisina un excellent poisson agrémenté d’une sauce au rhum et d’une purée de noix de cajou fortement épicée.
  
  À 15 heures 30, ils levèrent l’ancre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  La route traversait des villages pittoresques, longeait des grottes béantes à l’intérieur desquelles on devinait un dédale de mystères, des distilleries où l’on dégustait un rhum exceptionnel. Sur la pente montagneuse chutaient les cascades de la rivière Dunn. Ici la fougère était reine. On en comptait une centaine d’espèces différentes. Dans les jardins, on notait une profusion d’orchidées et de fleurs tropicales.
  
  Chelcy demeurait silencieuse, comme perdue dans ses pensées. Peut-être, intérieurement, rassemblait-elle ses forces pour affronter la sorcière ? se demanda Coplan.
  
  La route prenait de l’altitude et l’air était plus frais.
  
  - Nous voici dans les pays des Maroons, déclara soudain Chelcy. Nous appelons Maroons les esclaves qui brisaient leurs chaînes et se réfugiaient dans la montagne pour échapper à leurs maîtres. Nous éprouvons tant d’admiration pour ces Africains indomptables que leurs descendants ont conservé le droit de gouverner eux-mêmes leurs territoires. Leurs assemblées sont présidées par un des leurs qu’ils appellent Colonel et qui est élu à vie.
  
  Un peu après Moore Town, Chelcy obliqua dans un chemin étroit mais impeccablement goudronné qui conduisait à une grande maison en bois, peinte en bleu et en rouge. Une femme en sortit. Chez elle se remarquaient la grâce des traits et la délicatesse de la peau. Sur ses cheveux crêpés était noué un foulard bariolé et, autour du cou, pendaient des breloques extravagantes, destinées peut-être à asseoir son statut de descendante de Maroons perpétuant les traditions ancestrales, tout comme les bijoux torsadés ornant ses bras ou les grosses bagues chargées de pierreries cerclant ses doigts.
  
  - Savimba, présenta Chelcy. Et voici Francis.
  
  Savimba posa sur Coplan un regard gourmand dans lequel scintillaient mille étoiles. Chelcy le surprit et un sourire indulgent effleura ses lèvres. Elle-même trouvait Coplan séduisant en diable et, depuis leur rencontre, son ventre s’était embrasé à plusieurs reprises.
  
  - Entrez, invita Savimba.
  
  La pièce était vaste et meublée avec avarice. En revanche, on y trouvait des coussins, des nattes et des tapis aux couleurs gaies. Savimba servit un café fort et brûlant qui exhalait un parfum étrange que Coplan ne parvint pas à identifier.
  
  - Montre-lui la photographie, suggéra Chelcy avant d’expliquer ce que cherchait Coplan. Savimba écoutait attentivement.
  
  - Boonoonoonoos (Tout va bien), fit-elle quand Chelcy eut terminé.
  
  L’anglais parlé à la Jamaïque était assaisonné de termes de patois, à la fois africains et espagnols en souvenir de l’époque où les Ibériques occupaient l’île.
  
  - Il faut procéder à un bakumandi (Sacrifice), déclara Savimba avec force.
  
  Elle entraîna ses hôtes dans une arrière-cour où elle s’affaira alors que le crépuscule tombait. D’abord, elle se déshabilla intégralement sans se soucier de l’air qui fraîchissait de plus en plus et Coplan fut ému à la vue de ses jolies formes. Ensuite, elle se passa sur le visage un fond d’ocre et se coiffa d’un casque fait de plumes de cacatoès, avant de creuser dans la terre un trou de quelques centimètres de profondeur.
  
  Chelcy se rapprocha de Coplan et lui souffla à l’oreille quelques explications :
  
  - Les Maroons, il y a deux siècles, se sont mélangés aux survivants des Arawaks massacrés par les Espagnols parce qu’ils refusaient de se soumettre à l’esclavage qu’on tentait de leur imposer. Et, parce qu’ils rejetaient le christianisme, synonyme pour eux d’oppression, les Maroons ont adopté les croyances de leurs frères de misère, ainsi que leurs dieux, Hunab, créateur du monde, Chaak, dieu de la pluie, Yumtaax, dieu du maïs, Kukulcan, dieu du vent, Ah Puch, dieu de la mort, et bien d’autres. Pour les Arawaks, avant que la Terre n’émerge des ténèbres, elle n’était qu’un disque plat, gris et sans vie. C’est Hunab qui lui a donné vie et l’a transformée. Ce trou que Savimba vient de creuser est situé à l’emplacement exact où Hunab a posé le pied pour opérer cette métamorphose. Par ce trou elle a accès directement au Créateur du Monde.
  
  Plongé dans un profond scepticisme, Coplan hocha la tête comme s’il approuvait, et cela pour faire plaisir à sa belle compagne.
  
  Savimba, avec des gestes onctueux, alluma une cigarette de ganja (Terme local désignant la marijuana) sur laquelle elle tira goulûment. Sous une pierre, elle cala la photographie de Saphire, revint pour planter dans le trou une tige en bois haute d’un mètre. À son sommet était pratiquée une entaille circulaire à laquelle était nouée une ficelle terminée par un nœud coulant. Savimba enfila alors un gant épais, entra dans un cagibi et en ressortit avec un gros rat. Elle lui passa le nœud coulant autour du cou et le rongeur se débattit violemment. Elle prit un couteau et l’éviscéra. Le rat ne bougea plus. Elle découpa l’estomac, délivra l’animal de son nœud coulant et le remplaça par l’estomac. Se transformant en orante, elle lança vers le ciel des incantations dans un dialecte que Coplan ne comprit pas.
  
  - Elle implore Hunab de l’éclairer, souffla Chelcy à son oreille. Cette ficelle est sacrée. Elle est le cordon ombilical qui relie les êtres humains à Hunab. Un estomac de rat est comme une courroie de transmission qui permet au cordon ombilical de bouger et de transmettre le message de l’humain à Hunab.
  
  Soudain, la tige en bois trembla, la ficelle décrivit des cercles à une vitesse fulgurante pour se rompre en définitive et projeter l’estomac sur la photographie.
  
  - La femme que vous cherchez est ici sur cette île, triompha Savimba.
  
  Chelcy applaudit. Coplan l’imita. En réalité, son scepticisme demeurait. Il ne croyait pas à la destinée. Pour lui, le monde fonctionnait en termes de causes et d’effets. Aucun acte n’était inévitable et aucun événement n’était déterminé et inscrit dans le livre de l’avenir, aucune mort n’était programmée à l’avance et la race humaine ne bénéficiait d’aucun avertissement relatif à son futur, en provenance d’une puissance surnaturelle.
  
  En homme habitué à passer sous une échelle, à casser du verre, à écarter les diseuses de bonne aventure, il se disait qu’il était bien idiot d’avoir accepté de rencontrer Savimba. Et, pourtant, au tréfonds de lui-même, une petite voix murmurait que, peut-être, elle avait raison, et lui rappelait l’épisode sud-africain pour l’amener à se montrer plus indulgent à l’égard des choses que de coutume il rejetait.
  
  Savimba abandonna son casque, son gant, le rat, l’estomac, la ficelle et la tige pour aller nettoyer la photographie du sang qui la souillait et la restitua à Coplan après l’avoir longtemps contemplée.
  
  - Rentrons, invita-t-elle, j’ai d’autres choses à révéler.
  
  À nouveau, elle servit un café fort et brûlant, à l’étrange parfum inconnu. Elle l’accompagna d’une assiette de baies sauvages qu’elle saupoudra généreusement de sucre.
  
  - Comme la Sorcière Blanche de Rose Hall, cette femme a tué trois êtres humains, annonça-t-elle avec toujours sur son visage la même expression triomphante.
  
  Coplan tressaillit. Comment le savait-elle ? Il était peu probable que les Sakalis aient répandu la nouvelle à la Jamaïque. Ils avaient dû tenir secrets les méfaits de leur fille. Comment Savimba était-elle au courant ? Était-il possible que les antiques croyances arawaks et africaines soient fondées ?
  
  - Qui est la Sorcière Blanche ? questionna-t-il
  
  - Elle a assassiné ses trois maris successifs, répondit Chelcy. Son fantôme hante son ancienne demeure de Rose Hall.
  
  Savimba, qui ne s’était pas rhabillée, caressait ses seins et son entrecuisse.
  
  - Il faut aller à Rose Hall, conseilla-t-elle à Coplan. Vous êtes beau et la Sorcière Blanche aime les beaux hommes. Je suis sûre qu’elle vous apparaîtra et vous en dira plus sur la femme que vous recherchez.
  
  Était-ce le café ? Les baies sauvages outrancièrement sucrées ? L’atmosphère semblait pesante à Coplan et il se sentait oppressé comme si un bloc de béton comprimait sa poitrine. Un vertige s’empara de lui et il défaillit. Insensiblement, il glissa sur le canapé. Chelcy se pencha sur lui.
  
  - Quelque chose ne va pas ?
  
  Savimba produisit un flacon qu’elle déboucha et le plaça sous les narines de Coplan qui respira un parfum étrange, pareil à celui du café. Cette fois, il eut l’impression de plonger dans un abîme sans fond, peuplé de sirènes aux formes envoûtantes couvertes d’écailles qui se révélaient être des pierres précieuses aux couleurs chatoyantes. Elles les détachaient de leur chair et les lui tendaient, diamants, rubis, émeraudes, topazes, dont il se vêtait pour se transformer lui-même en sirène mâle, objet soudain de convoitise pour les belles silhouettes qui le pourchassaient.
  
  Quand il ouvrit les yeux, il vit qu’il était nu et allongé sur une natte.
  
  Son cerveau était engourdi et comme prisonnier d’un étau qu’on aurait serré autour de sa tête calée par des coussins à l’étoffe douce à sa nuque. Il tenta de bouger, de remuer bras et jambes, mais son corps ne répondit pas.
  
  Nues devant lui, Chelcy et Savimba caressaient une troisième jolie fille qu’elles appelaient Antonia, une métisse aux yeux clairs et aux formes parfaites, qu’elles déshabillèrent avec des gestes lascifs, mêlés d’une onction quasi ecclésiastique.
  
  Coplan voulut parler mais sa gorge n’émit que des borborygmes qui évoquaient les derniers soupirs d’un corbeau.
  
  Antonia pétrissait ses seins qu’elle avait lourds et voluptueux. Avec leur langue, Chelcy et Savimba s’affairèrent en choisissant chacune un mamelon, pendant que leurs doigts s’activaient dans l’entre-cuisse de la belle métisse dont le visage était tatoué d’arabesques ésotériques. Elle haletait. Très doucement, Chelcy et Savimba poussèrent leur captive vers Coplan qui s’aperçut alors que son propre sexe était dressé et tendu comme un obélisque.
  
  Soutenue par ses deux compagnes, Antonia s’empala sur le pieu et, comme transcendée par le contact, se déchaîna en de lancinants mouvements de va-et-vient.
  
  - Oh, je suis irie (En patois jamaïcain : je suis aux anges) ! s’exclama-t-elle d’une voix extasiée.
  
  Lucidement, le cerveau de Coplan analysait les différents stades de l’accouplement. Antonia déclinait, dans la gamme amoureuse, des notes qui, en apparence seulement, étaient discordantes, passant de la lenteur calculée à la violence la plus frénétique.
  
  Le plus étrange, s’étonnait Coplan, était que sa chair ne réagissait pas à la succion exercée sur son membre viril qui restait de marbre. Que se passait-il ?
  
  Antonia poussa un cri poignant quand la jouissance la fit trembler de tout son corps. Elle roula sur le flanc, loin de la natte, et, à l’intense stupéfaction de Coplan, Savimba la remplaça sur la hampe raidie que la séance précédente n’avait pas réussi à faire frémir.
  
  Vivement intéressée, Chelcy avait allumé une cigarette de ganja et l’insistante odeur de la marijuana envahissait la pièce. Coplan toussota péniblement. Il avait l’impression que ses poumons étaient irrésistiblement bloqués.
  
  Savimba le chevaucha. Son front en sueur accrochait la lumière tamisée, malgré le fond d’ocre opaque qu’elle s’était passé sur le visage, et les plumes de cacatoès du casque qu’elle s’était replacé sur la tête oscillaient au gré des ondes brûlantes qui incendiaient son ventre au contact de la chair durcie dont elle avait pris possession.
  
  Savimba n’était pas du genre à s’embarrasser de fioritures inutiles. Elle mena son affaire comme un Cosaque qui traverse la toundra. À peine s’était-t-elle juchée sur Coplan qu’elle parut s’envoler vers le plafond, tant le plaisir qu’elle avait ressenti la transportait dans une félicité céleste.
  
  Dans le cerveau de Coplan, les questions s’entrechoquaient. Pourquoi son corps n’éprouvait-il aucune sensation en demeurant aussi insensible, comme chloroformé ?
  
  Comme il s’y attendait inconsciemment, ce fut Chelcy qui prit le relais. À la différence de celles qui l’avaient précédée, la belle jeune femme souda ses lèvres à celles de Coplan. Son baiser était imprégné de relents de ganja. Sa langue força le passage et s’activa avec une ardeur digne d’un meilleur sort, car le corps de Coplan demeura parfaitement dédaigneux devant ces tentatives. Chelcy ne s’en vexa pas et s’embrocha sur le pieu que deux précédentes étreintes n’avaient pas ébranlé.
  
  Elle eut beau danser sur l’objet de ses désirs, celui-ci resta sur ses positions sans tirer une salve d’accompagnement. Durant cette troisième étreinte, Coplan comprit qu’il avait été drogué et que l’indifférence de sa chair provenait du souhait des trois femmes de le soumettre à leur folle libido sans qu’il ne puisse lâcher prise, au milieu de la sarabande, par perte de ses forces vives.
  
  Il ne se trompait pas. Sans vergogne, Chelcy libéra ses instincts les plus lubriques et s’abandonna à son plaisir. Quand elle se remit debout, il crut que la séance à trois était terminée. Cette fois, il se trompait car Antonia revint à la charge. Ensuite, ce fut au tour de Savimba, puis de Chelcy. Et, toujours, les fibres de leur esclave sexuel restaient sans réaction malgré les efforts prodigieux que les sens exacerbés des trois femmes déployaient.
  
  Quand l’une était sur lui, les deux autres buvaient et fumaient de la ganja en s’esclaffant. Ce faisant, elles ne se moquaient nullement de lui, mais semblaient plutôt l’ignorer.
  
  Après le deuxième round, la ronde infernale reprit. Antonia, Savimba, Chelcy. Puis, sans qu’il puisse esquiver un mouvement de protestation, Savimba lui lia les poignets et les chevilles à l’aide d’une cordelette en nylon blanc. Entre-temps, Chelcy sortit de son sac à main un sachet noir, attira à elle un miroir et, avec l’ongle pointu de son index gauche, ouvrit le sachet dont elle déversa le contenu sur le miroir. Les grains d’un blanc immaculé paraissaient grumeleux. Elle les pulvérisa avec soin et paracheva l’ouvrage en se servant d’une lame de rasoir. Chelcy utilisa celle-ci pour délimiter deux rails en accomplissant ces préparatifs avec une minutie qui révélait une longue pratique. Quand elle fut satisfaite, elle tendit la main et Antonia lui plaça dans la paume une paille dont elle décortiqua l’enveloppe en papier.
  
  Savimba caressa la joue de Coplan.
  
  - Tu vas être irie, roucoula-t-elle de sa voix rauque et sensuelle.
  
  Chelcy aspira à travers la paille un des rails de cocaïne, s’approcha de Coplan, s’agenouilla et, dans une narine, lui insuffla la première dose avant de revenir emprisonner dans la paille le second rail et procéder à la même opération. Désespérément, Coplan tentait de se dérober à la manœuvre mais ses muscles ne répondaient pas.
  
  Antonia éclata de rire.
  
  - Pourquoi tu refuses la chichaye (Cocaïne) ? C’est bon, tu verras, tu seras irie !
  
  - Il faudrait peut-être renouveler la dose ? suggéra Savimba.
  
  Chelcy secoua la tête avec véhémence :
  
  - Non, ne le tuons pas.
  
  Coplan était épouvanté. Lui qui n’avait jamais touché à la drogue, voilà qu’il était victime de ces trois démons. Il se reprochait de s’être fourré dans ce guêpier que son expérience aurait dû lui éviter. Sa grossière erreur avait été de ressentir encore les effets de la sorcière sud-africaine et de l’exactitude de ses prédictions. Ces femmes étaient dérangées. Esclaves de leur corps, de leur libido échevelée, elles sacrifiaient sans honte aux coutumes ancestrales héritées de l’Afrique. Sans honte et sans égards pour celui qu’elles avaient choisi en victime expiatoire.
  
  Loin de prêter attention aux résultats de leur initiative, elles s’étaient rassemblées autour de la table pour boire et fumer de la ganja. Elles n’étaient pas éméchées car elles ne buvaient pas d’alcool mais se cantonnaient dans des jus de fruits à l’étrange couleur évoluant entre l’absinthe et le soufre.
  
  Bientôt, Coplan sentit ses membres se délier et ses muscles reprendre leur élasticité. Son sexe n’en demeurait pas moins rigide, comme s’il marquait son indépendance par rapport au reste du corps.
  
  Savimba distribua des cartes à jouer ornées de signes cabalistiques.
  
  Au bout d’un quart d’heure, ce fut Chelcy qui lança triomphalement ses cartes au plafond.
  
  - J’ai gagné, j’aurai la primeur !
  
  Savimba et Antonia paraissaient jalouses de son succès. De son côté, Coplan connaissait une étrange euphorie. Ce n’étaient plus des naïades enchanteresses qui peuplaient son univers mais des oiseaux blancs ou roses, aux ailes d’une envergure égale à celle des aigles, qui l’escortaient alors qu’il voyageait dans le ciel, allongé sur un tapis doux et odorant qui rappelait le fameux tapis volant des Mille et Une Nuits. Du sommet d’une montagne, Ali Baba et les quarante voleurs agitaient leurs turbans dorés pour le saluer comme s’il était le calife de Bagdad.
  
  Il ne manquait que la sultane Schéhérazade.
  
  Celle-ci se présenta sous les traits de Chelcy. Comme si la température le requérait, elle avait noué autour du cou une écharpe nacarat qui rehaussait d’autant le sombre de sa peau. Elle encadra la tête de Coplan de chandeliers à la lumière douce et rouge, puis s’enfonça sur le sexe haut dressé. Fascinées, Savimba et Antonia la regardaient faire en se caressant mutuellement.
  
  Pour la première fois depuis que la soirée avait commencé, le corps de Coplan s’émut quand la belle Noire débuta sa fête chamelle. D’abord, elle se fit câline, comme lors des épisodes précédents, puis reprise par sa nature nympho-maniaque, elle se livra totalement aux chaleurs de l’indécence. À présent, d’une acuité extraordinaire qu’ils n’avaient jamais connue auparavant, les yeux de Coplan dessinèrent les contours et les lignes du corps magnifique qui l’enfourchait. En lui, il sentait grandir le plaisir. Chelcy connut un passage à vide qui ne dura pas car le retour de flamme fut fulgurant.
  
  Bientôt Coplan monta aux nues et, longtemps retenu, le trop-plein de son énergie inonda Chelcy qui hurla de joie.
  
  - Il est irie ! s’écrièrent Savimba et Antonia en un bel ensemble.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Agent dormant, Robert Kelwood avait été doté par ses supérieurs d’un matériel époustouflant, constata Saphire avec admiration. Rien que du dernier cri. Tout juste si, avec cet équipement, il n’aurait pas été capable de communiquer avec la Lune ou Mars. C’est pourquoi il avait choisi de résider dans cet endroit écarté où la vie pour lui ne devait pas être drôle. Cependant, l’intéressé se conformait aux ordres qu’il avait reçus. Discrétion la plus totale. Il ne fallait pas compter sur lui pour désobéir. Rompu à la discipline en vigueur dans les Services spéciaux, il n’aurait pas dévié d’un pouce de la ligne qui lui avait été tracée.
  
  Elle examina le télécopieur. Il était trafiqué comme elle s’y attendait. Par conséquent, impossible de localiser l’origine. Satisfaite, elle faxa le message à l’ambassade russe à La Havane. Le texte était ainsi libellé :
  
  Attention S.V.R. (Initiales de Sloujba Vnechnoï Razyedki. Services spéciaux russes qui ont remplacé le K.G.B.).
  
  Je suis Saphire Field-Farqhart. Je dispose de documents de très haute valeur et suis prête à les vendre un bon prix. Si êtes intéressés, passez une annonce dans le Miami News, rubrique « Ventes-Achats », en indiquant que vous recherchez un couple mâle-femelle de chinchillas de l’Orénoque couleur jaune. Précisez nom, contact et numéro téléphone hors Cuba. J’insiste hors Cuba. Délai que je vous accorde : trois jours.
  
  Cette tâche terminée, elle alluma une Lucky Strike et ses pensées s’envolèrent vers Nouri et sa Birmane aux yeux d’or, et vers Saanem, la belle Sumatranaise qui à Jakarta lui avait gardé son précieux bagage. Un instant, elle rêva à ses étreintes dans leurs bras puis chassa ces pensées qui la mettaient en transe.
  
  
  
  
  
  Coplan sursauta et, précipitamment, se réfugia derrière l’une des colonnades du hall de la banque d’où il venait de retirer de l’argent. Dans le mouvement, il remarqua que ses jambes flageolaient quelque peu encore. Pas étonnant après la nuit débridée que les trois furies, affamées de plaisirs sexuels, lui avaient fait vivre. Peut-être aussi cette faiblesse était-elle due aux effets de cette saloperie de cocaïne que cette gourgandine de Chelcy lui avait soufflée dans les narines.
  
  D’un pas nonchalant, Joseph Cazelbat se dirigea vers la sortie. Tout de blanc habillé, costume strict, panama, chaussures deux tons, cravate bariolée, il faisait cossu et les deux gardes s’inclinèrent respectueusement quand il passa devant eux. Coplan lui laissa prendre de l’avance et le suivit. Il eut droit aux mêmes égards de la part des gardiens.
  
  Le port était à deux pas. Cazelbat marcha dans cette direction. Sur les trottoirs, la foule était bigarrée. Plaie endémique de la Jamaïque, les mendiants sollicitaient agressivement les passants surtout lorsqu’ils étaient blancs. Cazelbat les ignorait superbement, tout comme Coplan, insensible à leurs injures devant sa noble indifférence.
  
  Arrivé sur le port, Cazelbat sauta sur le pont d’une vedette à moteur, tendit au pilote une liasse de dollars jamaïcains et l’embarcation largua ses amarres. Coplan chercha des yeux un loueur mais il semblait que ce jour-là fût une bénédiction pour ces derniers car les emplacements étaient vides.
  
  Dépité, il vit la vedette s’éloigner vers le large. Il avait eu le temps, malgré tout, de mémoriser son nom : Sea Jungle.
  
  Il s’embusqua à l’intérieur d’un bar à la fraîche atmosphère climatisée, en choisissant une place stratégique le long de la fenêtre.
  
  La Sea Jungle revint trois heures plus tard. Dans l’intervalle, Coplan avait avalé un plat de riz et de crevettes fortement relevé au piment rouge, et bu du thé chaud à la menthe. Il avait incroyablement faim. Les séquelles de sa nuit démentielle ?
  
  Le pilote était seul à bord. Un paquet de billets à la main, Coplan alla l’interviewer.
  
  - Ce type, je l’ai débarqué à Mo’Bay...
  
  C’était là l’abréviation utilisée par les autochtones pour désigner Montego Bay, un haut lieu du tourisme local.
  
  - ...et il est monté dans un taxi, expliqua le Jamaïquain, l’œil brillant de convoitise devant les coupures qu’exhibait son interlocuteur.
  
  - Sa destination ?
  
  - Rose Hall.
  
  Coplan tressaillit. C’était là où avait vécu la Sorcière Blanche qui avait assassiné ses trois maris successifs, comme Saphire avait tué trois innocents. Les paroles de Savimba lui revenaient en mémoire. Malgré ses excès sexuels, ses révélations étaient troublantes. Comment avait-elle pu savoir, sur la vue d’une simple photographie, que Saphire s’était débarrassée de trois enfants ? Sa précision relative à la présence de la fugitive n’était pas probante. Elle avait pu l’inventer. De quoi était capable une sorcière ?
  
  Il tendit les coupures au pilote et redescendit sur le quai. À bord de la Chrysler Vision il alla chez Chelcy qui fut surprise de le voir.
  
  - Je croyais que nous étions fâchés à cause de la nuit dernière ? s’étonna-t-elle.
  
  - Une de mes qualités, c’est le manque de rancune. Je voudrais que nous fassions ensemble un tour à Rose Hall.
  
  Elle battit des mains.
  
  - Ainsi, tu n’es pas un de ces idiots d’Européens qui refusent la sorcellerie africaine. Tu t’es aperçu que Savimba avait raison !
  
  - Peut-être.
  
  - Mes chats ont faim. Je leur donne à manger et je te rejoins.
  
  Coplan attendit sous les magnolias et reçut un choc au cœur quand Chelcy apparut. Elle s’était habillée de telle façon qu’un cerveau mâle ne puisse nourrir que des pensées salaces en captant sa sublime silhouette. Jupe en cuir rouge, courte et serrée, bustier affriolant en coton jonquille, largement échancré sur ses seins éblouissants, escarpins de même couleur que la jupe. Le tout mettait en relief une féminité lubrique comme Coplan s’en était aperçu la nuit précédente.
  
  Sans gêne aucune, elle s’installa sur le siège passager.
  
  - J’ai des excuses à présenter, commença-t-elle. Je n’aurais pas dû te refiler la chichaye. C’était te prendre en traître. À l’avenir, je ne le ferai plus. Car il y aura un futur, n’est-ce pas ?
  
  - Je n’en sais rien encore, répondit Coplan, méfiant.
  
  - C’était mal de ma part, je le reconnais. Ma seule satisfaction, c’est que tu aies été irie. Après tout, ce n’est pas tous les jours que trois femmes, successivement, te font jouir. Je suis sûre que tu te souviendras des maléfices de la Jamaïque.
  
  - Je m’en souviendrai.
  
  À Rose Hall, il admira le somptueux tombeau dans lequel reposaient les restes de la Sorcière Blanche. Il était situé à une vingtaine de mètres de la magnifique demeure XVIIIème siècle dans laquelle les trois imprudents qui avaient convolé en justes noces avec la défunte avaient trouvé une mort horrible.
  
  « Qu’est-ce que Cazelbat était venu chercher ici ? » s’interrogeait Coplan.
  
  Il décida de visiter la demeure.
  
  - Elle est hantée par le fantôme de la Sorcière Blanche, prévint Chelcy, un brin effrayée.
  
  - Une rencontre avec ce fantôme ne me dérangerait pas.
  
  Elle le suivit avec un peu d’hésitation.
  
  Les visiteurs étaient peu nombreux. Aux maisons hantées, aux chambres où avait rôdé la mort, aux reliques de la Belle Époque, les touristes préféraient le sable blond des plages, la douceur de la température à l’ombre des flamboyants et le corps des jolies filles émergeant de l’eau turquoise.
  
  - Dans cette chambre, récita la guide d’une voix blasée, la Sorcière Blanche a empoisonné son mari à l’arsenic, comme Mme Lafarge.
  
  - Qui est Mme Lafarge ? souffla Chelcy à l’oreille de Coplan.
  
  - Une célèbre empoisonneuse française du XIXème siècle.
  
  La visite se poursuivit par l’inspection des deux autres chambres où les successeurs du premier époux avaient succombé aux maléfices de la tueuse redoutable. Somme toute, résuma Coplan pour lui-même, plutôt décevant, ce voyage sur les lieux de trois crimes.
  
  Ils étaient au premier étage et dominaient le hall six mètres plus bas. Dans le groupe, un Levantin gras et huileux, qui s’était déjà signalé par ses manières de butor, ses commentaires oiseux et sa propension à s’ériger en critique des propos tenus par la guide, bouscula violemment Coplan pour se propulser au premier rang. Coplan recula et ses reins heurtèrent la balustrade qui céda dans un craquement sinistre. Il chuta dans le vide mais réussit un saut de carpe qui lui permit d’atterrir souplement sur la pointe des pieds avant de procéder à un roulé-boulé impeccable que les moniteurs du camp de Cercottes auraient salué comme un exploit.
  
  - C’est la Sorcière Blanche ! hurla hystériquement Chelcy. C’est elle qui a brisé la balustrade ! Elle veut se venger ! Nous sommes tous en danger de mort !
  
  Immédiatement, ce fut la panique. Le Levantin prit la tête du mouvement et dévala les marches. Au passage, Coplan le cueillit d’une droite foudroyante qui l’expédia contre le mur. Sonné, il resta là quelques secondes avant de s’enfuir sur ses jambes courtaudes.
  
  La guide morigénait Chelcy.
  
  - Ces superstitions n’ont plus cours ! fulminait-elle.
  
  Chelcy haussa les épaules, prit Coplan par le bras et l’entraîna.
  
  - Bravo pour le coup de poing ! félicita-t-elle. Il a remis les pendules à l’heure chez ce salopard ! Mais, en fait, il n’a été qu’un instrument. L’instigatrice est la Sorcière Blanche !
  
  Coplan se garda de tout commentaire. Dans la Chrysler, elle alluma une cigarette de ganja et tous deux restèrent silencieux durant le voyage retour.
  
  Le lendemain, Coplan se mit en chasse en essayant de localiser Joseph Cazelbat car il était persuadé que celui-ci détenait sur Saphire des renseignements qu’ignorait celui qui l’avait dénoncée, c’est-à-dire Pierre Lagrange.
  
  Durant ses pérégrinations, il se remémora le mariage, sept ans plus tôt, auquel le Vieux l’avait délégué pour porter le cadeau, en l’occurrence une toile surréaliste de René Magritte, sur laquelle des rochers lévitaient sur des paysages de pavillons banlieusards et où des montagnes se transformaient en oiseaux. Le tableau n’avait rien coûté à la D.G.S.E. C’était là une des astuces du Vieux. Le Magritte avait été volé pendant la dernière guerre par les hommes de main du Reichsmarschall Hermann Goering, grand collectionneur d’œuvres d’art. Mais personne ne savait à qui il avait appartenu au préalable. Par hasard, il avait été récupéré dans un bunker abandonné entre Strasbourg et Colmar par des agents du Vieux. Il voisinait avec deux Juan Gris et quatre Paul Delvaux dont l’origine aussi était inconnue. Impossible, par conséquent, de les vendre sur le marché de l’art. Le Vieux avait préféré les garder en secret.
  
  L’église était charmante, blottie au pied des collines, dans le fin fond du Sussex où William Field-Farqhart possédait une belle maison de campagne. Ce lieu du culte sacrifiait au rite anglican, que les Américains appelaient épiscopalien.
  
  Un chien bondit sur la chaussée et Coplan l’évita de justesse, tandis qu’une grosse femme tendait un poing vengeur dans sa direction parce que son pare-chocs avant avait effleuré la queue de l’animal.
  
  Il tourna le coin de la rue, se gara dans l’étroit emplacement entre une prise d’eau à incendie et une station d’autobus, et alla acheter des sapotilles, des goyaves et des mangues, tant il demeurait affamé depuis sa terrible séance avec Chelcy, Savimba et Antonia.
  
  Il retourna s’installer derrière le volant et mangea ses fruits tout en se replongeant dans ses souvenirs de 1987.
  
  William Field-Farqhart s’était extasié devant le Magritte et avait chaleureusement remercié, sans poser sur son origine de questions incongrues. Trop gentleman pour le faire.
  
  À chaque fois qu’il assistait à un mariage, Coplan éprouvait un sentiment d’appréhension ou de regret. L’un et l’autre dépendaient évidemment du côté où il se trouvait. Selon le cas, il émettait de sérieuses réserves sur la personnalité du marié ou de la mariée. Et, parfois, sur celle des deux. L’appréhension venait quand il se rappelait les années qui avaient suivi d’autres cérémonies identiques. Querelles, incompréhension, divorces avaient sonné le glas de tant d’espérances forgées devant l’autel. Si la mariée était très belle, il ressentait la terrible impression que le marié lui volait un bien qu’il aurait pu conquérir et s’admonestait en conséquence pour nourrir des pensées aussi égoïstes.
  
  Il se souvenait à présent, en mâchant la mangue, d’avoir éprouvé ce peu noble sentiment quand il avait vu Saphire Sakalis au bras de William Field-Farqhart. Elle resplendissait dans sa robe blanche, ornée d’une ribambelle de rubans comme celle d’une princesse d’Ancien Régime. Une robe immaculée qui rehaussait son teint de brune à la peau mate. Sous le diadème, son visage était d’une beauté superlative et ses yeux clairs, posés sur son compagnon, révélaient une admiration sans bornes. Une admiration mais peut-être pas de l’amour ? s’interrogeait Coplan.
  
  L’heureux bénéficiaire de ce regard éloquent offrait une corpulence de bon aloi. Teint fleuri, légèrement couperosé autour des narines, crâne chauve ceinturé d’une couronne de cheveux blancs, il transpirait abondamment dans son habit à queue et son pantalon rayé, si bien que son crâne luisant réfléchissait la lumière qui de la voûte tombait sur le chœur. D’ailleurs, à Washington, on avait surnommé l’intéressé la Fontaine, tellement sa peau suintait, ce qui ne semblait déranger aucunement l’épousée.
  
  Pendant la cérémonie, Coplan s’était aussi souvenu de l’article qu’il avait lu le matin même dans le Daily Mail. L’entrefilet émanait d’un journaliste à la fois cruel et épris de chanson française puisqu’il citait, à propos de William Field-Farqhart, un texte de Georges Brassens.
  
  
  
  On avait emmené les belles du quartier
  
  Car l’Ancêtre courait la gueuse volontiers.
  
  De sa main toujours leste, et digne cependant,
  
  Il troussait les jupons par n’importe quel temps...
  
  
  
  À vrai dire, on ne pouvait assimiler Saphire Sakalis à une gueuse. À dix-huit ans, elle avait écrit Le lierre de Sungbirth, et ce pied posé dans la littérature lui avait sans doute ouvert plus tard la porte et le lit de Nouri U Whang. Changeant d’identité, elle avait été actrice, sans grand succès, sous le nom de guerre d’Olivia Wilde et avait écrit pour le cinéma, et sous celui d’Audrey Christie, un scénario, pourtant bien structuré, qui n’avait pas recueilli les faveurs d’un producteur. En revanche, il lui avait fourni l’occasion de rencontrer William Field-Farqhart qui ne lui avait pas mis le pied à l’étrier mais la bague au doigt.
  
  Et voilà maintenant qu’il allait trousser ce jupon juvénile, s’il ne l’avait déjà fait. D’où le brin de jalousie ressenti par Coplan.
  
  À la fin de la cérémonie, après les félicitations d’usage, Coplan avait entendu, à l’écart sur le parvis, des commentaires peu flatteurs sur l’union qui venait d’être bénie. William Field-Farqhart avait 71 ans et Saphire 23. Une différence de 48 ans. Était-ce raisonnable ? susurraient hypocritement les ladies. Quelle autre raison que l’argent avait pu inciter cette belle et jeune personne à épouser ce baron ?
  
  Mais William Field-Farqhart n’était pas riche, avait juré le Vieux à Coplan. À l’aise financièrement, c’était tout.
  
  Et lui pourquoi se ridiculisait-il à ce point devant ses pairs ? Car tout le monde souriait ironiquement, Coplan l’avait bien vu. Même si Saphire paraissait radieuse. Ne pas oublier qu’elle avait été actrice durant trois ans. Certes, elle n’avait pas été une talentueuse comédienne, mais là, sur le parvis, ne jouait-elle pas la comédie ?
  
  Et avait-elle avoué à son mari son passé criminel ? Peu probable, car cette confession aurait immédiatement mis fin à tout projet de mariage.
  
  Coplan s’arrêta net de mâcher la chair de la sapotille qu’il venait de prendre dans le sac. Il se trompait, réalisa-t-il. William Field-Farqhart était forcément au courant du passé criminel de son épouse, sinon il n’aurait pas été l’homme qu’il était.
  
  Mais elle ? Si elle sacrifiait à Lesbos, pourquoi s’encombrait-elle de chaînes matrimoniales ? Où se situait son intérêt ? Cela, Pierre Lagrange ne l’avait pas révélé. Le savait-il, d’ailleurs ?
  
  En descendant du parvis, elle avait trébuché sur une marche. Mauvais présage. William Field-Farqhart aurait dû se méfier. À sa place, un Romain des temps anciens se fût dérobé devant la catastrophe qui s’annonçait ainsi inéluctablement. Une lady, d’ailleurs, l’avait noté, sans doute parce qu’elle était familiarisée avec les hantises de la Rome antique.
  
  « - Leur mariage commence sous des augures néfastes », avait-elle soupiré dans l’oreille de sa fille.
  
  Ce jour-là, Coplan ne découvrit pas Joseph Cazelbat. Pas plus que le jour suivant.
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Saphire entra dans la boîte dont l’enseigne annonçait franchement la couleur : Our Queen Sapho. Dans son dos, la lourde porte blindée au judas clos se referma dans un glissement de métal et une grande Noire hommasse la guida vers une table libre.
  
  - Qu’est-ce que ce sera, mon chou ?
  
  - Un Blue Hawaï.
  
  - Tout de suite, ma belle.
  
  La salle subissait l’assaut de séquences rock et l’assistance était plutôt jeune. Personne au-dessus de trente-cinq ans. Des autochtones et des touristes, jugea Saphire d’un œil exercé. La Noire déposa la consommation sur le plateau de la table et Saphire but une gorgée du mélange de curaçao bleu, de rhum et de jus d’ananas.
  
  Électrisée par la musique, l’ambiance était chaude. Sur l’écran qui occupait le fond de la salle passaient des scènes d’un érotisme pervers dont l’intensité faisait monter d’un cran les passions qui se débridaient sans pudeur. Les genres qui se déchaînaient ici étaient parfois aux antipodes des uns des autres. Des punks aux peintures de guerre côtoyaient des furies sorties tout droit des coulisses de Mad Max.
  
  Saphire repéra une jolie blonde qui portait un loup sur les yeux. Le tissu était assorti au rouge de ses lèvres, alors que le reste du visage était maquillé très pâle au point d’être rendu lunaire. Le corps était voilé par un filet de pêche aux mailles très fines et ondulait voluptueusement près d’une colonnade en forme de phallus qui montait jusqu’au plafond reproduisant un firmament étoilé. Saphire admira le galbe des cuisses bronzées et se leva pour se diriger vers la jeune femme.
  
  - Tu me plais.
  
  Pas de longs discours. Ils étaient inutiles dans ce genre d’endroit. L’autre tendit une main chargée de bagues extravagantes.
  
  - Mon nom est Susan Zuyter.
  
  - Moi c’est Constance Doyle. Je t’offre un verre ?
  
  Susan accepta et suivit Saphire. Une serveuse se manifesta. De minuscules bouts de tissu disposés de façon hasardeuse constellaient sa chair brune. Ses cheveux étaient colorés en vert et striés de zébrures jaune citron. D’autorité, Saphire commanda deux Blue Hawaï car elle avait vidé le premier.
  
  Elles engagèrent une conversation à bâtons rompus mais très vite Saphire en arriva à son véritable mobile :
  
  - Je te plais ?
  
  - Tu me fais bander.
  
  - Alors, on pourrait se mélanger, toi et moi ?
  
  - D’accord, mais j’ai des obligations. Je vis avec un type qui ne me touche pas puisqu’il a les couilles coupées. Seulement, il est voyeur. Si je fais l’amour avec une femme, il veut assister. C’est une de nos conventions et je la respecte toujours, d’autant que je ne travaille pas et que c’est lui qui m’entretient.
  
  Saphire haussa les épaules.
  
  - Je vais te dire une bonne chose, Susan, ça ne me dérange pas du tout !
  
  Au contraire, pensa-t-elle, ce serait un élément de plaisir supplémentaire de se savoir observée par un homme.
  
  
  
  
  
  La nuit rechargeait les batteries des Jamaïcains. Coplan s’en rendait compte en cheminant dans les rues des bas quartiers de Kingston, la capitale. Le long des murs fissurés et sous les balcons branlants des vieilles demeures transformées en taudis, la foule baguenaudait. Des groupes étaient agglutinés devant des étals de médecines mystérieuses. Des trottoirs défoncés, des façades lézardées, des toits effrités semblaient sourdre des sortilèges qui insufflaient à la foule une énergie tellement différente de la paresseuse indolence que l’on notait sous le soleil.
  
  Coplan poussa la porte du bar à l’enseigne du Red Barracuda. L’atmosphère était enfumée et le jukebox jouait un succès de Bob Marley, le pape des Rastas. La clientèle paraissait déjà ivre à cause des nombreuses rasades de rhum et les rires retentissaient, sonores. Coplan fit signe au barman.
  
  - El Zorzal ?
  
  - Je ne connais pas.
  
  - Legio patria nostra (La Légion est notre patrie).
  
  Le Jamaïcain cligna des yeux en signe d’approbation et appuya sur un bouton logé à gauche de la machine à café. Cinq minutes plus tard, un homme vint chercher Coplan et le guida, à travers un dédale de couloirs et d’escaliers, jusqu’à une cave immense, flanquée d’un bureau ultra-moderne.
  
  El Zorzal se leva à l’arrivée de Coplan. En espagnol, son nom signifiait le Rusé. Né en République Dominicaine, c’était un homme lourd, aux muscles noueux, à la tête de reître, aux traits anguleux et aux yeux vifs et matois. Il avait passé sept ans à la Légion étrangère pour terminer sa période d’engagement en Guyane au 3ème régiment étranger d’infanterie. À l’égard de la Légion il conservait une fascination certaine et gardait la nostalgie des années passées en son sein. Pour cette raison, il répondait aux sollicitations que la D.G.S.E. lui adressait périodiquement bien que, dans l’intervalle, il fût devenu un trafiquant d’armes à part entière. Mais, comme disait le Vieux, on ne fait pas de l’espionnage avec des grenouilles de bénitier. Sa spécialité était l’arraisonnement des cargaisons d’armes expédiées clandestinement par les Cubains à destination des indépendantistes martiniquais ou guadeloupéens. Naturellement, il s’appropriait ses prises. C’était là son bénéfice dans les marchés conclus avec la D.G.S.E.
  
  - Quel bon vent vous amène, señor Cordier ?
  
  Il ne connaissait Coplan que sous cette I.F. Par ailleurs, bien qu’il résidât à la Jamaïque depuis quatre ans, il préférait sa langue natale à l’anglais.
  
  - Comme la dernière fois, je cherche des automatiques.
  
  El Zorzal le précéda dans l’antre de la cave. Sur une table il disposa un SIG-SAUER 228, un Glock 19, un Beretta 92 F, un CZ 75, un SIG-SAUER 226 et un Smith & Wesson MiniGun M-469. Tous calibrés en 9mm. Coplan connaissait par cœur les qualités et les défauts de chacun d’eux qui, malgré tout, dans leur domaine, demeuraient les meilleurs automatiques du monde en 9mm. Présentement, son critère restant la légèreté et non la capacité du chargeur, il choisit le Glock 19 et le SIG-SAUER 228, offrant respectivement une capacité de chargeur de 13 et 12 cartouches, et non 15 comme la plupart des autres. Il les vérifia soigneusement. Ils étaient parfaits. El Zarzal lui apporta des chargeurs vides et des boîtes de munitions.
  
  C’est alors que Coplan avisa sur une étagère la boîte en carton renfermant une lunette à amplificateur de lumière. Captant la lumière résiduelle, son système adaptable sur n’importe quelle arme, permettait de cibler une silhouette même dans ce qu’il était convenu d’appeler une nuit totale. En raison de sa haute technicité, son prix était élevé.
  
  - Belle pièce, admira Coplan.
  
  - J’en ai vendu un exemplaire hier.
  
  Coplan dressa l’oreille.
  
  - À qui ?
  
  - J’ignore son nom. Un viejito que j’ai vu deux fois en quatre ans.
  
  Un viejito, un petit vieux. Coplan avait tressailli.
  
  - À quoi il ressemblait ?
  
  El Zorzal se lança dans une description qui était le portrait tout craché de Joseph Cazelbat.
  
  - Il m’a pris la lunette, un fusil SIG-SAUER 510-4, un suppresseur de son de marque Diskret et vingt cartouches de 375 H & H Magnum.
  
  - Donnez-moi la même chose, décida Coplan, soudain angoissé.
  
  Cazelbat avait-il logé Saphire ? Avait-il déjà tué la fugitive ? Dans la négative, comment le retrouver et l’empêcher de passer à l’action ?
  
  Il repartit, son paquet sous le bras. C’est dans la rue qu’il se rappela Bangkok. Dans la Rama IV Road, Cazelbat était sorti, au bras d’une jolie fille, d’une maison réputée chère mais accueillante aux âmes solitaires masculines. Le tueur était connu pour pratiquer les étreintes tarifées qui présentaient l’avantage de ne pas compliquer la vie dangereuse qu’il menait. Malgré ses 72 ans, il avait conservé une verdeur qui ne lui interdisait pas de se livrer à une consommation effrénée de chairs vénales. Fidèle à ces habitudes, il s’était probablement offert quelques gâteries de ce genre après son arrivée à la Jamaïque.
  
  Coplan réfléchit tout en marchant. Il n’avait aucun moyen de retrouver Saphire si elle était bien sur l’île, car elle ne résidait sûrement pas dans un hôtel. Cette erreur n’aurait pas été digne de l’enseignement qu’elle avait reçu. Ayant habité ici, elle bénéficiait certainement d’une hospitalité dont Pierre Lagrange n’avait pas connaissance. Il en allait tout autrement de Cazelbat. Le commanditaire lui avait probablement indiqué quelques points de chute qu’ignorait Coplan. Plutôt que Saphire, c’était lui qu’il fallait traquer. Ensuite, le tueur le mènerait à Saphire si, du moins, celle-ci n’était pas déjà morte.
  
  Se montrer optimiste, se recommanda-t-il.
  
  Il en revint aux prostituées. Dans un premier temps, circonscrire ses recherches aux deux seuls périmètres où il avait repéré Cazelbat : Ocho Rios et Montego Bay. Dans un deuxième temps, éliminer les radeuses des rues et les chandelles de coins de trottoir. Le tueur ne s’offrait que la marchandise de luxe, la plus jeune possible, un élixir de jouvence pour compenser ses soixante-douze automnes. Le bas étage ne l’intéressait pas.
  
  Par ailleurs, un autre souvenir amusa Coplan. Il serait aidé par un détail physique que n’aurait pas manqué de remarquer une femme. Séquelle de son unique séjour en prison, un tatouage marquait indélébilement la chair du tueur. Une erreur de jeunesse que l’intéressé devait amèrement regretter. La queue du serpent prenait naissance dans le nombril et sa gueule se terminait sur la pointe du sexe tandis que le corps s’enroulait en écailles bleuâtres autour des hanches et du pubis. Difficile de le faire disparaître sur des endroits aussi sensibles. C’est pourquoi, probablement, Cazelbat l’avait conservé. À moins que ce ne fût par nostalgie de ses jeunes années ?
  
  Coplan se renfrogna. Oui mais comment une prostituée saurait-elle où logeait le tueur, même si elle avait passé un moment ou une nuit avec lui ? Avait-il emmené chez lui une de ces femmes galantes pour une séance de débauche, comme cela avait été le cas à Bangkok ? Préférait-il l’intimité de son logis à l’ambiance populeuse d’un lupanar ?
  
  Il fallait tenter le coup.
  
  Peut-être aussi avait-il eu recours à la même partenaire s’il en avait été satisfait. Un dicton prévalait dans les Caraïbes. Lorsqu’on passait deux nuits consécutives avec une Jamaïcaine, celle-ci se transformait en sparadrap et il était difficile de s’arracher à son emprise.
  
  Coplan arriva à l’endroit où il avait garé la Chrysler et enferma son paquet dans le coffre.
  
  Saphire pouvait être n’importe où sur l’île si elle l’avait choisie comme refuge, un refuge qui comptait 11 000 kilomètres carrés de superficie. Oui, décidément, mieux valait tenter de passer par Cazelbat.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Sur le plan sexuel, Luciano Buscetta ne vivait plus que par l’imagination et la vision oculaire. Ces facultés s’augmentaient du poids de la mémoire et des souvenirs ravivés par les regrets des joies perdues.
  
  Ce soir-là, de tous ses yeux, il observait les ébats auxquels se livraient sa compagne Susan et la belle et jolie femme qu’elle avait draguée et qui se nommait Constance Doyle.
  
  L’effroyable mésaventure lui était arrivée en Sicile. À Palerme, plus précisément. Don Vito, un des parrains locaux, avait donné une fête somptueuse pour célébrer le mariage de son fils cadet. Profitant de la cohue, Angelina, une enfant de huit ans, petite-fille du parrain, s’était échappée des jupons de sa mère et avait filé à l’anglaise pour une escapade dans la propriété voisine. Dans le chemin de traverse, un sadique sexuel l’avait kidnappée. Luciano avait vu la scène et était intervenu courageusement au péril de sa vie car le malade mental tenait un couteau de boucher à la main, sans oublier qu’il était grand et costaud alors que Luciano était plutôt malingre. Dans la lutte qui s’ensuivit, Angelina avait réussi à s’arracher à l’emprise du monstre et à fuir pour donner l’alerte. La brute avait décoché un violent coup de couteau dans le bas-ventre de Luciano. La lame avait irréversiblement tranché les testicules.
  
  Le parrain avait été parfait. Il avait dépensé sans compter pour lui offrir les meilleurs chirurgiens. Malheureusement, la greffe n’avait pas réussi. Désolé, le parrain lui payait une grosse rente mensuelle. Quant au responsable de la boucherie, la police n’en entendit pas parler. Les hommes du parrain avaient veillé à ce qu’il ne puisse plus jamais s’attaquer à une petite fille. Cependant, le versement de la rente n’avait pas duré plus d’un an, parce que le parrain et sa famille avaient été assassinés par un clan rival.
  
  Et désargenté, Luciano avait repris son ancien métier.
  
  Il alluma une Lucky Strike et avala une longue gorgée de grappa. Il appréciait le spectacle qui lui était offert. Deux splendides corps féminins qui s’aimaient.
  
  Saphire était secouée de frissons délicieux. Sur ses cuisses, ses fesses, couraient les doigts enfiévrés de Susan Zuyter. Elle eut un sursaut au contact impérieux des lèvres de son amante pressant son ventre, visitant son nombril. La caresse se déplaça vers ses cuisses et son plaisir devint insupportable quand la langue brûlante se darda vers ses replis les plus intimes. Chacun de ses nerfs était en proie aux délices d’un autre univers. Bientôt, l’orgasme la foudroya et la laissa repue, rompue et moulue. Susan la rejoignit dans l’extase et elles demeurèrent longuement enlacées. Luciano Buscetta avait la bave aux lèvres. Vraiment, sa soirée était bien remplie.
  
  Quand Saphire passa dans la salle de bains, elle contempla son visage dans le miroir. Les cernes bleuâtres sous ses yeux attestaient de l’intense plaisir qu’elle avait reçu.
  
  Elle se félicitait du choix de Susan. Une artiste. C’était sa troisième soirée en sa compagnie sous le regard de Luciano dont la présence excitait Saphire au plus point.
  
  Sous la douche, ses pensées revinrent à William Field-Farqhart. Au début, il était encore opérationnel sur le plan sexuel, puis l’âge avait exercé ses ravages et il s’était vite éteint. Il ne voulait plus alors qu’une femme jeune pour éclairer et égayer ses vieux jours et lui procurer l’illusion de repousser l’échéance fatale. L’échéance ou la déchéance ? Heureusement, elle était parvenue clandestinement à avoir des compensations avec des femmes, dont Nouri U Whang.
  
  Elle se sécha et se rhabilla.
  
  - Je m’en vais, lança-t-elle à la cantonade en ressortant.
  
  - Reste encore, implora Luciano.
  
  - Couche ici, invita Susan en caressant ses seins enjôleurs.
  
  - Non, refusa Saphire. L’amour est une affaire de paresseux et moi j’ai du travail.
  
  - Porca miseria ! s’exclama Luciano. Il est minuit. Quel genre de travail t’attend à cette heure ?
  
  Saphire arbora un de ces sourires énigmatiques qui, depuis que Susan la lui avait amenée, mettait le Sicilien mal à l’aise.
  
  - Comme l’amour, railla-t-elle, des horaires stricts que l’on respecte sont parfois aussi affaire de paresseux. Je me situe dans l’autre camp.
  
  - Quel camp, Constance chérie ? minauda Susan.
  
  - Peut-être à demain, éluda-t-elle en s’esquivant.
  
  Le Hatteras la ramena à sa planque où elle téléphona au numéro que les Russes lui avaient communiqué. L’échange fut long mais productif.
  
  
  
  
  
  S’il lui avait fallu écrire un traité sur les hauts-lieux de la prostitution jamaïcaine à Ocho Rios ou à Montego Bay, Coplan aurait épuisé le sujet de manière exhaustive, tant ses prospections n’avaient négligé aucun lupanar.
  
  Les quartiers chauds étaient truffés de temples du kitsch et du tape-à-l’œil qui dressaient dans la nuit tiède et complice leurs tours aux néons multicolores où le sexe se vendait à l’encan, pour la plus grande joie des touristes venus de Kansas City ou d’Ottawa.
  
  Pendant que sur l’estrade minuscule s’effeuillaient les strip-teaseuses, devant le bar guettaient les racoleuses aux yeux scrutateurs et au sourire commercial, à l’affût du pigeon au portefeuille bourré de dollars. Pour attirer le chaland, au Showboat, on privilégiait les ébats collectifs dans de larges baignoires à l’eau mousseuse, tandis qu’au Latin Atrium on préférait le sadomasochisme. Ainsi y voyait-on deux jolies filles se flageller sur l’estrade avec de fines branches de frangipanier sans que pour autant ne coule une seule goutte de sang.
  
  De l’aube au crépuscule, pour apaiser les cerveaux fantasmants des pèlerins venus de bourgades assoupies du Texas ou de l’Idaho, les gogo-danseuses aguichaient le touriste accoudé au bar devant un Thunderbolt (Littéralement : coup de tonnerre. Mélange explosif à base de Coca-Cola, de rhum, de gin et de vodka). Violemment fardées, minijupe fluo à ras de l’entrecuisse, les hétaïres mâchouillaient un chewing-gum framboise en se trémoussant sur leurs fesses proéminentes qui témoignaient de leur ascendance africaine.
  
  Coplan avait dépensé une petite fortune en interrogeant ces belles de nuit. Cet investissement se révéla payant quand il entra au Pizzasex. Ici, on s’amusait à organiser des concours du plus long sexe en érection. Pour mesurer le degré de la turgescence, on empilait des pizzas sur le membre des candidats.
  
  Celles-ci étaient fines et plates et mesuraient environ 12 centimètres de diamètre. Le pénis qui acceptait le plus de pizzas gagnait le droit pour son propriétaire de s’allonger gratuitement sur le plus joli spécimen de l’établissement, une métisse splendide qui attendait langoureusement l’heureux bénéficiaire, allongée sur un grand lit au fond de l’estrade.
  
  À sa troisième tentative, Coplan tomba sur Vanity, une jeune et jolie Noire. Son chemisier transparent ne laissait rien ignorer de ses seins voluptueux, pas plus que sa jupette ne dissimulait ses cuisses engageantes, serrées par le porte-jarretelles enrubanné de froufrous autour des bas à couture. Elle était attablée devant un jus de goyave et elle écouta avec attention l’exposé de Coplan. Peu à peu ses pupilles se rétrécirent.
  
  - Je le connais, ton type, acquiesça-t-elle d’une voix enrouée.
  
  Coplan déposa une coupure près du jus de goyave.
  
  - Tu montes dans ma chambre, on parlera plus à l’aise, proposa-t-elle en ramassant l’argent et en dardant une langue prometteuse entre ses lèvres.
  
  - Non, refusa-t-il. Ici me convient très bien. Que sais-tu de lui ?
  
  - C’est un dingue des serpents.
  
  - Je sais. Je t’ai décrit celui qu’il s’est fait tatouer.
  
  Elle secoua la tête.
  
  - Pas seulement ça. Il me paie un maxi pour faire l’amour avec lui sur une petite plage infestée de serpents que personne ne fréquente, justement à cause de ça.
  
  - Tu as accepté ?
  
  - Deux fois. La troisième, j’ai refusé. J’ai trop peur. À quoi sert l’argent si l’on est mort ?
  
  - C’est une réflexion pleine de sagesse. Quand était-ce, la troisième fois ?
  
  - Ce soir.
  
  Coplan respira un grand coup. Il approchait du but. De sa poche, il sortit plusieurs grosses coupures.
  
  - Je t’emmène. Tu n’auras qu’à me montrer où se trouve cette plage.
  
  Elle hésita, rafla les coupures et se leva.
  
  - D’accord. C’est à une dizaine de kilomètres d’ici.
  
  Durant le trajet, il lui demanda si elle connaissait les raisons qui poussaient son client à choisir un tel lieu.
  
  - Parce qu’il est vieux et que c’est un malade sexuel. Alors, il voudrait mourir de façon pittoresque, mais en faisant l’amour.
  
  - Vanity, change de métier et convertis-toi en psychanalyste, plaisanta Coplan.
  
  Dix minutes plus tard, la jeune femme lui dit de stopper.
  
  - Je reste ici. Pas question que je me fasse mordre. Toi, tu prends le chemin à gauche, tu marches deux cents, trois cents mètres, et tu tombes sur cette foutue plage.
  
  Par précaution, Coplan emporta les clés de la Vision. On ne savait jamais. Sous sa veste, il tâta machinalement la crosse du Glock 19 acheté à El Zorzal, puis arma l’automatique. D’abord, il ignorait si la Jezebel du trottoir disait la vérité et, dans ce cas, rien n’autorisait l’optimisme. Une bande de détrousseurs de touristes pouvait très bien attendre l’imprudent qui suivrait une jolie fille dans ce lieu désert. Dans l’esprit de Coplan, le scénario était précis. La racoleuse soulignait pour l’édification de son client le romantisme d’une séance d’amour sur le sable et sous la lune. Le gogo acceptait. Une fois sur la plage qui, naturellement, était vide de tout serpent, les naufrageurs intervenaient et pirataient le jobard. S’il portait plainte, les policiers, complices grâce à un généreux bakchich, lui répliquaient par le fameux proverbe fort en honneur sur l’île : si tu as du chagrin, couvre-le d’un sourire.
  
  D’un autre côté, Vanity avait pu être sincère. Dans cette éventualité, Joseph Cazelbat, aidé par ses énormes moyens financiers et palliant la défection de Vanity, se serait réfugié sur cette plage en compagnie d’une prête à braver la morsure d’un serpent. En quel cas, il existait une chance pour qu’il fut encore présent sur les lieux. Sa vivacité pour faire usage de son arme étant connue, il convenait d’être en mesure de le contrer.
  
  
  
  
  
  À pas précautionneux, sans faire de bruit, il atteignit la plage. Elle était déserte. Sans Cazelbat et sans détrousseurs de touristes. Ce n’était qu’un ruban de sable, cerné par les cocotiers et d’épais buissons. La lune argentait l’eau paresseuse qui venait mourir à sa lisière. Des rochers délimitaient son périmètre : 50 mètres de long sur 10 mètres de profondeur. Coplan aperçut le cercle qu’avait évoqué Vanity dans la Chrysler :
  
  « - Ce dingue s’y connaît en serpents. Il sait que pour les tenir éloignés, il suffit de tracer autour de soi un cercle en saupoudrant le sable de sel. Les serpents n’aiment pas le sel et ne s’en approchent pas. C’est ce qu’on dit. Moi je ne crois pas à cette légende. Un serpent est tellement assassin que, sel ou pas sel, il vient te bouffer les fesses ! »
  
  Le cercle, formé d’un circulaire sillon de sel, était bien là. Ainsi que les préservatifs encore humides. Selon toutes probabilités, Cazelbat avait ce soir encore hanté ces lieux.
  
  Coplan faisait demi-tour lorsque la lune éclaira la tête corail du serpent dressée à mi-hauteur. Il recula et brandit le Glock 19. Sa balle décapita le reptile.
  
  En tout cas, constata Coplan, Vanity n’avait pas menti. Le coin était bien peuplé de serpents.
  
  Quand il rejoignit la Chrysler, la jeune femme était dans tous ses états :
  
  - Que s’est-il passé ?
  
  - Rien qu’un serpent qui me barrait la route.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le crépuscule tombait. Le disque solaire s’enfonçait dans l’eau en incendiant de reflets rouges les voiliers et les yachts rejoignant le port dans la baie qui s’allumait de mille lueurs en prévision de la nuit chaude qui l’attendait.
  
  Coplan gara la Chrysler entre les frangipaniers et en sortit. Il marcha jusqu’à la route et jaugea la situation. La voiture était parfaitement dissimulée aux regards. Il fit demi-tour, dépassa les frangipaniers, gagna la zone des cocotiers et aborda la plage. Là, il contempla les alentours et choisit une position stratégique entre les buissons dont l’épaisseur le protégerait de tout regard indiscret.
  
  Dans la journée, il avait acheté des bottes de saut de parachutiste au cuir dense. En ressortant de la boutique, il avait eu une idée de génie. Il était midi et un camion ramenait pour le déjeuner une cohorte de figurants d’une production cinématographique. Les hommes portaient des tenues de flibustiers du XVIème siècle. Sous les cottes de mailles et les cuirasses, ils suaient sang et eau entre les ridelles car le soleil de midi tapait fort.
  
  Le camion s’était arrêté un peu plus loin devant un modeste restaurant à la salle louée par la production. Se mêlant aux figurants, Coplan avait appris que l’on tournait un remake de la Taverne de la Jamaïque, un film d’avant-guerre dont le grand acteur Charles Laughton avait été la vedette. Sans peine, il s’était fait communiquer l’adresse de la production. Une des productrices exécutives l’avait reçue, un sandwich au fromage dans une main et un gobelet en carton plein de Pepsi-Cola dans l’autre. Fraîche et avenante, c’était une jeune femme brune aux grands yeux noisette, à la peau bronzée, au visage et au corps ensorceleurs, simplement vêtue d’un short ultra-court en toile rouge, qui mettait en valeur des cuisses magnifiques, et d’une chemise en toile blanche. Elle se nommait Lou-Ann Bechnadzik et était californienne.
  
  « - Que puis-je faire pour vous ? » avait-elle questionné en posant sur le visiteur un regard appréciateur.
  
  « -Je voudrais vous racheter des cottes de mailles. »
  
  Elle s’était arrêtée de mâchouiller son sandwich.
  
  « - Pour quoi faire ? »
  
  Il avait arboré un sourire faussement penaud.
  
  « - Je suis victime d’un fantasme. Faire l’amour sur une plage infestée de serpents. Naturellement, je dois me protéger et aussi celle qui acceptera de se joindre à moi. D’où les cottes de mailles. Après tout, aux temps médiévaux, les chevaliers, entre deux chevauchées, entre deux embuscades, n’ôtaient pas leur armure pour se livrer à des ébats érotiques. Comme vous, en quelque sorte, je vais faire un remake. »
  
  Ahurie, elle en avait lâché son gobelet en carton. Cependant, elle avait vite repris ses esprits :
  
  « - Une plage infestée de serpents est le seul endroit où vous faites habituellement l’amour ? »
  
  « - Non. Il y a le lit aussi. Simplement, je n’ai pas encore essayé la plage aux serpents et je fantasme terriblement sur cette expérience inédite. »
  
  « - Et l’heureuse élue si, du moins, ce terme n’est pas trop emphatique ? »
  
  « - Elle est folle de joie à cette idée. »
  
  Lou-Ann Bechnadzik avait hoqueté bruyamment. Visiblement, elle ne se proposerait jamais pour pallier une éventuelle défaillance de l’heureuse élue. Après avoir haussé les épaules, elle avait entraîné Coplan dans le magasin aux accessoires.
  
  « - Choisissez. C’est gratuit. Je ne fais pas payer les fous. Souvenez-vous du dicton : Seuls les fous vont où les anges n’oseraient poser le pied. Où résidez-vous ? »
  
  « - Au Plantation Inn. »
  
  « - Je téléphonerai pour savoir si vous êtes toujours en vie. »
  
  « -Mon nom est Francis Cayle. »
  
  
  
  À présent, comme les figurants sous le soleil de midi, il transpirait tant et plus sous les cottes de mailles qu’il avait ajustées durant trois heures. Elles lui couvraient les jambes, les cuisses et le tronc. Seuls les bras et la tête demeuraient vulnérables. Néanmoins, bien malin serait le serpent qui parviendrait à le mordre, d’autant qu’il restait debout, son Glock 19 à la main, caché par les hauts buissons et adossé au tronc d’un cocotier.
  
  La nuit tomba et il attendit patiemment. Vers vingt-deux heures, son initiative fut couronnée de succès. Cazelbat apparut, portant une fille dans ses bras puissants. Il la planta sur le sable et entreprit, à l’aide d’un gros sachet, de dessiner son cercle de sel en distribuant généreusement la poudre. Puis, d’une musette, il sortit quatre gros cierges dont il alluma la mèche. La veille, se souvint Coplan, Vanity avait évoqué ce rite. C’était même grâce à la lueur des flammes qu’elle avait distingué le serpent tatoué au départ du nombril.
  
  La fille se déshabilla rapidement. De façon flagrante, elle ne tenait pas à s’éterniser dans ce lieu hautement dangereux. Le tueur l’imita. Coplan baissa la tête pour mieux voir. Le serpent tatoué était bien là.
  
  Cazelbat sacrifia à sa passion entre les cuisses de la fille qui simulait le plaisir en poussant des cris déchirants. Coplan surveillait le sable. Pas un serpent en vue. Le sel était-il vraiment efficace ?
  
  Ses appétits apaisés, Cazelbat se rhabilla. La fille fut encore plus prompte que lui. Il éteignit les cierges et les plaça dans un sac en plastique. En catimini, Coplan rejoignit l’endroit où il avait parqué la Chrysler Vision et se débarrassa des cottes de mailles. Quand la Ford du tueur démarra, il la suivit. Cazelbat déposa sa partenaire sur le trottoir en face du Last Exit, une boîte à tapineuses, et poursuivit sa route jusqu’au Plantation Inn.
  
  Coplan ne crut pas à sa chance. Ainsi, sa cible avait emménagé dans son propre hôtel, sans savoir qu’il se jetait dans la gueule du loup. Coplan repéra la chambre qu’il occupait et fonça dans la sienne. Il fouilla sa trousse à outillage et en sortit un appareil ultra-léger qui consistait en un fil extra-fin et invisible relié à deux émetteurs miniaturisés à l’armature magnétique. Si ce fil était brisé, les émetteurs alertaient un récepteur à signal sonore que Coplan conserva dans sa chambre. Au contraire, il emporta le fil et les émetteurs et fixa ces derniers au chambranle métallique encadrant la porte du tueur, à environ sept centimètres au-dessus du sol. Les émetteurs n’étaient pas plus volumineux que des boutons de bottine. À travers le panneau en bois, Coplan perçut son souffle un peu sibilant.
  
  Rassuré, il regagna sa propre chambre et se coucha, le récepteur à portée d’oreille. Si Cazelbat quittait sa chambre pour une virée nocturne, il en serait immédiatement averti.
  
  Au fond de lui-même, il témoignait d’un certain optimisme. La présence du tueur dans l’hôtel signifiait qu’il n’avait pas exécuté son contrat et que Saphire était encore en vie. Sinon, Cazelbat aurait déguerpi et quitté la Jamaïque dans les plus brefs délais. Il n’était pas connu pour s’éterniser dans un lieu où il avait commis un assassinat. Son haut professionnalisme lui interdisait de prendre un tel risque.
  
  Coplan dormit d’un sommeil léger, prêt à toute éventualité. Il se leva tôt, passa dans la salle de bains et, quand il ressortit, enfila des vêtements légers qu’imposait la température, puis il commanda son breakfast. Il avalait la dernière goutte de jus d’orange quand le signal sonore l’alerta.
  
  Cazelbat préférait prendre son breakfast dans la salle à manger de l’hôtel. Dès qu’il eut fini, il partit au volant de sa Ford. De loin, Coplan le suivit à bord de la Chrysler. La filature le mena à Montego Bay. Cazelbat s’installa à l’extrémité de la terrasse du Half Moon Hotel et n’en bougea plus de toute la journée. Intrigué, blotti dans la Vision, Coplan l’observait à travers ses jumelles, en se demandant quel était le but de ce long séjour à l’abri des magnolias. Le tueur ne parlait à personne et personne ne s’approchait de la table, sauf le serveur qui renouvelait les consommations, en l’occurrence des jus d’ananas, et qui vidait le cendrier, tant son client fumait des Lucky Strike à la chaîne.
  
  À 18 heures, il leva le camp et Coplan redémarra dans son sillage. Cazelbat retourna à Ocho Rios.
  
  Conformément à l’atmosphère très british du Plantation Inn, il était impératif d’être en tenue correcte pour le dîner. Cazelbat se plia à la coutume. Malgré son âge, il avait de l’allure, dut reconnaître Coplan dans son for intérieur. De l’allure et de la classe. Veste chinée, cravate de soie, chemise deux tons, escarpins Via Veneto. Pourtant, Coplan discerna une certaine fatigue sur son visage aux joues creuses, accentuée par les gros cernes sous les yeux. Ses galipettes au milieu des serpents diminuaient-elles ses forces ou bien était-ce la lassitude de ne pas mettre la main sur Saphire qui plissait ses traits ?
  
  Il était seul à sa table et, visiblement, il n’attendait personne. Aussi Coplan en profita-t-il pour visiter sa chambre.
  
  Il fouilla rapidement. Aucun indice. Trop professionnel, Cazelbat, pour laisser traîner des traces compromettantes.
  
  En ressortant, il récupéra le fil brisé et les émetteurs.
  
  Ce soir-là, comme la veille, Cazelbat se baguenauda dans les ruelles chaudes à la recherche d’une partenaire suffisamment cupide pour accepter une étreinte sur la plage aux serpents. Coplan le suivait dans le moindre de ses déplacements. Quand Cazelbat retourna au Plantation Inn, Coplan remplaça le fil brisé et alla reposer les émetteurs. À travers le bois du panneau, la respiration de l’occupant de la chambre sifflait comme si les poumons se gargarisaient de glaires.
  
  Coplan se demanda si le sicaire ne présumait pas de ses forces. Au bal des folles gambades avec les belles hétaïres, les violons risquaient de se désaccorder.
  
  Saphire serait-elle sauvée par arrêt de l’arbitre ou, plutôt, par arrêt du cœur ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  - Dis-moi, Constance, tu ne nous as jamais dit où tu vis sur cette île ? questionna Susan Zuyter.
  
  - Nulle part. À moi toute seule, je suis une île sur une île.
  
  - Nul n’est une île, remarqua Luciano Buscetta qui, cette fois encore, avait passé une soirée délicieuse à contempler les ébats des deux jeunes femmes.
  
  Saphire, qui était férue de littérature, observa d’un ton sentencieux :
  
  - Dans ses Satires, John Donner a déjà écrit cela. Plus loin, il a ajouté : Ne demande jamais pour qui sonne le glas car il sonne pour toi. Ernest Hemingway s’est inspiré de cette phrase pour le titre de l’un de ses ouvrages.
  
  - Pour qui sonne le glas ? C’est sinistre, ce que tu viens de dire, frissonna Susan.
  
  - Le glas et la mort ne sont pas sinistres, répliqua vivement Saphire, piquée au vif. Ils sont simplement compagnons, et la mort est un phénomène normal, qu’elle soit naturelle ou violente.
  
  - Nous venons de faire l’amour, nous avons été heureuses, pourquoi diable parler de mort ? se rebella Susan.
  
  Saphire lui décocha un sourire radieux.
  
  - Pardonne-moi, c’est dans ma nature.
  
  - Eh, les filles, changez de sujet ! cria Luciano, exaspéré.
  
  
  
  
  
  La situation de la veille se répétait. Joseph Cazelbat avait pris place sur la terrasse de l’hôtel Half Moon et commandé un jus d’ananas. Il portait un costume léger en gabardine beige et était coiffé d’un panama blanc. Il croisait les jambes et fumait un cigare, tout à fait dans l’attitude du planteur colonial qui surveille d’un œil attentif la cueillette du coton ou des feuilles de tabac.
  
  Blotti dans la Chrysler, Coplan ajustait ses jumelles. L’atmosphère était paisible et le soleil amorçait son ascension dans le ciel. Leur sac de plage à la main, les touristes descendaient vers le bord de mer. Les peaux étaient encore rouges des coups de soleil de la veille.
  
  Une femme âgée, aux lèvres peintes et tombantes, aux mimiques frisant le vulgaire, aux cheveux décolorés et aux yeux masqués par de gigantesques lunettes noires, s’installa à l’autre extrémité de la terrasse.
  
  Cazelbat, mine de rien, fit pivoter sa chaise d’un quart de tour.
  
  Elle commanda un jus de mangue et alluma une cigarette. Ses ongles étaient peints en rouge vif. Elle était habillée de façon voyante, un peu ridicule, comme ces riches New-Yorkaises qui descendent passer l’hiver à Miami Beach.
  
  Une heure plus tard, deux hommes la rejoignirent. Vêtu d’un costume tropical beige comme la gabardine de Cazelbat, le premier offrait un visage de chouette, des yeux visqueux, des cheveux blondasses et des sourcils qui broussaillaient sous un front obtus. Le second présentait un visage effilé et un regard brûlant qui lui donnaient l’air d’un Torquemada médiéval. On l’aurait facilement imaginé brandissant un tison enflammé pour forcer la confession d’un hérétique ou d’un relaps.
  
  Malgré l’heure matinale, ils optèrent pour un punch plutôt que pour un jus de fruits. Cazelbat, derrière ses lunettes noires, semblait leur témoigner un grand intérêt. À travers ses jumelles, Coplan le voyait tendre le cou et l’oreille.
  
  Coplan alluma une Gitane. Il était réellement intrigué. L’entretien entre la femme âgée et les deux hommes dura une bonne heure, puis ils se levèrent et réglèrent les consommations. Cazelbat leur consentit quelques minutes d’avance et les imita. Coplan suivit dans le sillage. Le cortège de voitures arriva à l’aéroport.
  
  Le trio resta quelques moments à discuter sous le soleil, ce qui procura à Coplan l’occasion de les photographier abondamment à l’aide de son Minolta.
  
  Un Gates Learjet 36 A attendait la femme et les deux hommes sur l’aire réservée aux avions privés. Ils montèrent à bord. Dépité, Coplan vit Cazelbat se faufiler jusqu’à un Citation 500 Cessna et prendre place à côté du pilote. Le Learjet décolla, bientôt suivi par le Cessna. Tous les deux disparurent dans le ciel.
  
  Coplan fonça. À la Jamaïque, le bakchich était roi. Sans peine, il obtint le plan de vol des deux appareils. Cuba pour le Learjet. Saint-Domingue pour le Cessna.
  
  Il réfléchit et déduisit de la situation que le plan de vol pour Saint-Domingue était probablement faux. Cazelbat l’avait fait enregistrer à l’avance afin de parer à toute éventualité et être en mesure de décoller à l’improviste. En réalité, il se réservait la possibilité de modifier ce plan de vol au cours de la filature qu’il envisageait d’exercer sur le trio, sans savoir que celui-ci partait pour Cuba, si, du moins, cette destination était la bonne.
  
  Mais qui étaient cette femme et ces hommes pour qu’il leur témoigne un tel intérêt ?
  
  Coplan retourna au Plantation Inn et s’introduisit dans la chambre du tueur après avoir récupéré ses émetteurs. Rien n’avait bougé. Le SIG-SAUER était là, comme le reste des affaires et des bagages.
  
  Il fut persuadé que Cazelbat reviendrait. Seul ennui : dans l’intervalle aurait-il tué Saphire par un moyen autre que le fusil ?
  
  Il venait à peine de regagner sa chambre quand on frappa impérieusement sur le panneau. Il ouvrit la porte et découvrit le visage souriant de Lou-Ann Bechnadzik, la productrice exécutive du remake de la Taverne de la Jamaïque. Avec un bel aplomb, elle repoussa Coplan, entra et alla s’asseoir près de la fenêtre.
  
  - Je voulais savoir si vous étiez toujours vivant.
  
  - Constatez de visu.
  
  - Votre partenaire a été satisfaite ?
  
  - D’autant plus que les serpents ne se sont pas montrés.
  
  - Cuirassés comme vous l’étiez tous les deux, la partie n’a pas dû être formidable. En amour, je considère que le contact des épidermes est essentiel. Certains assurent même que c’est le moteur unique qui transcende les sens.
  
  - La sensation du danger le remplaçait efficacement. Nous avions bâti notre scénario et...
  
  Lou-Ann se leva d’un bond.
  
  - Ne prononcez pas ce terme devant moi. Il est tabou comme le mot corde (Par superstition, le mot corde est prohibé dans le monde du théâtre et du cinéma). À Hollywood, je reçois 20 000 scénarios par an, triés par mes collaborateurs. Pour le reste, j’en lis cinq par jour. D’où ma lassitude.
  
  - Et combien en retenez-vous ? questionna Coplan avec curiosité.
  
  - Quinze par an, en fonction des ingrédients absolument indispensables, c’est-à-dire action, sentiments, sexe, originalité, suspense, séquences montrant des enfants, un ou deux personnages de Noirs pour éviter les critiques de discrimination raciale et, pour finir, un happy-end.
  
  - Et, sur ces critères, combien sont tournés ?
  
  - Cinq, pas plus.
  
  Elle ne se rassit pas.
  
  - Changeons de sujet de conversation. Pour être franche, vous avez suscité mon intérêt. À Hollywood, nous sommes blasés. Pour combler notre désenchantement, il faut de l’insolite.
  
  - Si je comprends bien, je suis l’insolite.
  
  - Les gens de cinéma aiment les fantasmes et le vôtre, sur la plage infestée de serpents, est admirable, fantastique, époustouflant...
  
  - Arrêtez les superlatifs.
  
  - Pour tout vous dire, j’aimerais que vous veniez à une réception que je donne ce soir.
  
  Elle lui tendit une carte de visite.
  
  - Voici l’adresse.
  
  - J’essaierai mais je ne promets rien.
  
  - De tout cœur, je souhaite que vous veniez. Si vous m’accordez ce plaisir, sachez qu’il n’est pas indispensable que vous ameniez votre partenaire. Laissez-la se reposer de ses émotions.
  
  Dès que la productrice fut partie, Coplan délogea le film de son appareil et ressortit pour l’expédier au Vieux après lui avoir rendu compte par téléphone.
  
  Au cours de sa visite de la chambre de Cazelbat, il avait remarqué que l’une des chambres contiguës était inoccupée. Aussi s’embusqua-t-il sur la terrasse voisine pour surveiller le retour du tueur.
  
  Il en fut pour ses frais. Les heures passèrent sans que sa cible ne réapparaisse. Un peu après minuit, pour se délasser, il décida de se rendre à la soirée à laquelle Lou-Ann Bechnadzik l’avait invité.
  
  Son hôtesse avait opté pour une symphonie de bleus. Ses fines épaules moulées dans une veste bleu de Prusse, col chemisier relevé comme un défi, mini-jupe bleu électrique, ongles peints en bleu nuit, elle jouait, à travers ce camaïeu, la carte du classicisme et de la provocation quand on posait le regard sur ses cuisses somptueuses gainées de bleu ciel.
  
  À cette symphonie de bleus, les paupières n’échappaient pas, voilées de bleu nuit et assorties aux escarpins et aux ongles.
  
  Les nombreuses libations qu’elle s’était offertes procuraient à sa voix des accents rauques et sensuels, comme un blues qui s’achève aux premières lueurs de l’aube.
  
  - Je ne vous attendais plus, Francis.
  
  Elle présenta l’homme avec qui elle parlait lorsque Coplan était entré.
  
  - Luciano Buscetta, un de nos spécialistes en maquillages et effets spéciaux. Luciano, voici Francis Cayle, un homme qui n’a pas froid aux yeux et ne craint pas les serpents.
  
  - Il n’a pas froid aux yeux, mais moi, les serpents, ça me donne froid dans le dos, répondit l’Italien avant de serrer la main de Coplan et de s’esquiver poliment.
  
  Lou-Ann entraîna Coplan vers le buffet où il dévora des sandwiches. Guetter le retour de Cazelbat l’avait empêché de dîner. Puis il dansa avec Lou-Ann. Chelcy était là, elle aussi. À pleine bouche, elle embrassait un des seconds rôles de la production, un beau brun aux yeux bleus qui cultivait sa ressemblance avec Mel Gibson. Quand elle repéra Coplan, elle lui adressa un sourire confus et un geste de connivence.
  
  Vers trois heures du matin, Lou-Ann guida Coplan jusqu’à sa chambre. Aux quatre coins de la pièce s’envola alors la symphonie de bleus, à l’exception des paupières et des ongles. En aparté, Coplan se dit que ces bleus s’alliaient admirablement au jaune de Chine du tissu mural, auquel étaient accrochées des toiles qui laissèrent sans voix le grand amateur d’art qu’était Coplan. Ici, pas de visions de Vénus stéréotypées pour pages de magazines ou concours de beauté. Les femmes dénudées sur les tableaux se référaient à quelque mythologie antique et païenne dont les dieux les auraient délivrées des rigueurs de la pesanteur, tant elles semblaient aérées et aériennes. Leur perfection corporelle rehaussait l’univers dynamité qui les entourait. Les décors d’abîmes, de gouffres, de roches éclatées à l’image de planètes perdues, transcendaient leurs silhouettes dont la chair révélait ses molécules secrètes et ses frissons les plus pathétiques.
  
  Plus tard, quand, sous son étreinte, Lou-Ann se transforma en bête lubrique, Coplan se demanda si ces créatures peintes, à l’anatomie hiératique, conjuguant la glace et le feu, à la peau de marbre et à la séduction obsédante, n’exhaussaient pas la sensualité exacerbée du volcan en éruption qu’il tenait entre ses bras.
  
  Quand ils se désunirent, l’Américaine soupira :
  
  - C’était fantastique, mais je m’interroge. Comment cela aurait-il été sur une plage infestée de serpents ?
  
  Coplan sursauta. Il avait compris où elle souhaitait en venir.
  
  - Tu sais, mon fantasme a disparu puisque je l’ai concrétisé.
  
  Loin d’être convaincue par cet argument dont la faiblesse ne lui échappait pas, Lou-Ann insista :
  
  - Mais tu as fait naître un fantasme identique en moi. Tu en es responsable. Alors, la moindre des choses, c’est que tu m’accompagnes dans sa réalisation. Demain soir, nous tenterons l’expérience, conclut-elle d’un ton définitif destiné à clore le débat.
  
  Soudain, elle bondit hors du lit, fonça vers la fenêtre et sortit sur la terrasse. L’instant d’après, elle ramenait dans la chambre un Luciano Buscetta à la mine piteuse contre lequel elle pesta sans que toutefois l’explication fût orageuse, nota Coplan, comme si, au fond d’elle-même, elle témoignait d’une certaine indulgence à son égard.
  
  - Tu n’es qu’un sale voyeur ! fustigea-t-elle.
  
  L’Italien se contentait de baisser la tête sans répondre. Lou-Ann le repoussa vers la terrasse.
  
  - Fiche le camp ! vociféra-t-elle.
  
  Il disparut sans demander son reste, l’air aussi penaud que lorsqu’il était entré.
  
  - Il a les couilles coupées, expliqua-t-elle pour l’édification de Coplan. Alors il se transforme en voyeur. Comme tu vois, chacun a ses fantasmes.
  
  Coplan ne s’éternisa pas dans les lieux, bien que la soirée fût loin d’être terminée. Les invités étaient nombreux à être restés malgré l’heure tardive.
  
  Au Plantation Inn, Joseph Cazelbat n’était pas rentré de son expédition aérienne. Coplan posa le fil et les émetteurs devant la porte, puis réintégra sa chambre.
  
  Une question le taraudait et l’empêchait de s’endormir rapidement.
  
  Saphire était-elle encore vivante ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Vassili Ribkine emprunta l’escalier menant au premier étage et longea le corridor immense, couvert d’une moquette verdâtre qu’il avait toujours trouvée hideuse. Il passait devant des bureaux aux portes closes derrière lesquelles frémissait une intense activité. Ensuite, il traversa ce que l’on appelait le Musée, c’est-à-dire une rotonde aux murs couverts de toiles de maître saisies par le N.K.V.D. (Narodny Kommissariat Vnoutrennikh Diel = Commissariat du Peuple aux Affaires Intérieures : Ancêtre du K.G.B.) dans les musées d’Allemagne de l’Est après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Leur valeur était inestimable. Deux emplacements, pourtant, étaient vides et le blanc de la peinture sur le mur était plus crémeux sur les rectangles que les tableaux avaient occupés. Vassili Ribkine savait qu’il s’agissait d’une toile de Manet et d’une autre de Mirô. Successeur du K.G.B., le S.V.R., qui avait vu ses crédits coupés lors de l’éclatement de l’Union soviétique, s’était trouvé dans l’obligation de les vendre à des collectionneurs privés japonais pour maintenir son niveau d’activité.
  
  Vassili Ribkine poursuivit sa marche et pénétra dans le second couloir. À son extrémité, le garde en faction était celui-là même qui était de service lors de sa dernière visite. Comme à l’accoutumée, il fit le salut militaire à l’ancienne mode, celle d’avant la glasnost et la perestroïka, et adressa à l’arrivant la formule traditionnelle :
  
  - Zdorovia jelaiou, tovaritch Ribkine (Bonne santé, camarade Ribkine).
  
  Il ajouta que le général l’attendait et fît demi-tour pour ouvrir la porte.
  
  Grand, massif, le teint couperosé par l’abus de la vodka, le général de division Nikolaï Vatmirov, chef du S.V.R., était souvent taxé de suffisance et d’arrogance, défauts dont il ne témoignait jamais en présence de Vassili Ribkine pour qui il éprouvait une certaine affection, due sans doute, pensait Ribkine, à leur communauté de pensée et à leur répulsion devant la démocratisation que le président de la République tentait d’imposer à leur pays. Leur haine à son encontre était incoercible, bien que Vatmirov, un expert en dissimulation, accréditât le contraire dans les cercles gouvernementaux.
  
  Les deux hommes s’étreignirent comme deux frères qui se retrouvent après une longue absence.
  
  - Goloubtchik (Petit pigeon. Terme affectueux fréquemment utilisé par les Russes), quelles nouvelles m’apportes-tu ? questionna le général en se rasseyant pendant que son subordonné prenait place dans le fauteuil en face de lui.
  
  - Cette femme dit la vérité.
  
  Vatmirov arbora un large sourire.
  
  - Elle a fourni des preuves ?
  
  Sans un mot, Ribkine tendit le dossier qu’il tenait sur ses genoux.
  
  - Naturellement, ce sont des photocopies.
  
  Avidement, Vatmirov se pencha sur les feuillets.
  
  Quand il eut terminé sa lecture, Ribkine vit qu’il était satisfait.
  
  - Belle cueillette, goloubtchik. Combien veut-elle ?
  
  - Vingt millions de dollars.
  
  - Fichtre, c’est le prix du Manet que j’ai vendu au Japon.
  
  - À mon avis, ça les vaut.
  
  Vatmirov alluma un des havanes que Fidel Castro lui envoyait personnellement et périodiquement. Il n’en offrit pas à son subordonné car il savait qu’il n’était pas fumeur.
  
  - Il faudra qu’elle patiente un peu, j’ai une affaire en train.
  
  Ribkine resta silencieux. Au sein du K.G.B., il avait appris à ne jamais faire montre d’une curiosité malsaine. Le supérieur hiérarchique avait envie de se confier ou n’en avait pas envie. Il était de mauvais goût et dangereux de le pousser dans ses retranchements. Cette fois, il vit que le général avait besoin de parler. Même aux plus hauts échelons, le secret parfois était dur à porter.
  
  - Le musée de Caen en France, révéla Vatmirov, ravi d’avoir un auditeur. Ce musée est très mal protégé, comme tous les musées français, d’ailleurs. Il contient une superbe collection de peintres flamands. À Tokyo, j’ai déjà un acheteur pour l'Intérieur d’office de Frans Snyders et pour le Buste d’homme de Jordaens Jacob. J’ai envoyé sur place une équipe de spécialistes. Le cambriolage aura lieu demain.
  
  - Bravo, félicita Ribkine, enthousiasmé. Donc, on pourra la payer ?
  
  - Peut-être oui, peut-être non, finassa Vatmirov.
  
  Ribkine savait que son supérieur, par sa mère, avait du sang géorgien dans les veines et cette hérédité interdisait de donner une franche réponse. Ceux qui avaient connu Staline le blâmaient déjà pour ce travers.
  
  - Une affaire mouillée (Dans le langage du S.V.R., terme désignant un assassinat) serait-elle envisageable ? reprit Vatmirov en tirant longuement sur son cigare.
  
  Ribkine lui expliqua pourquoi cette solution lui paraissait difficilement réalisable.
  
  - En outre, termina-t-il, cette femme est une diablesse. Sir William Field-Farqhart ignore quelle sorte de vipère il a nourrie dans son sein. Mais le plus grave n’est pas là, elle risque de vendre à quelqu’un d’autre.
  
  Cette précision doucha le chef du S.V.R.
  
  - Non, il nous faut ces documents. Ces imbéciles d’Occidentaux, parce que notre pays a éclaté, s’imaginent que nous sommes incapables de maintenir la pression d’antan. Quand ils ont découvert notre agent au sein de la C.I.A. voici quelques mois, ils se sont brusquement aperçus qu’ils se fourraient le doigt dans l’œil. K.G.B. ou S.V.R., nous sommes aussi actifs qu’avant, qu’ils se le disent ! Avec les documents que nous fournira cette femme, nous allons leur foutre un grand coup dans la gueule !
  
  Il s’énervait et frappait du poing sur le bois de son bureau. Ribkine conservait son calme. En son for intérieur, il partageait la détestation qu’affichait son supérieur à l’égard des Occidentaux, mais sa prudence lui interdisait de la manifester.
  
  Vatmirov chassa la cendre de cigare qui était tombée sur sa veste, tant la colère l’avait agité.
  
  - Nous allons semer le bordel chez eux, acheva-t-il d’un ton plus calme.
  
  Ce fut le point final de sa tirade.
  
  - Où se cache-t-elle ? reprit-il.
  
  - Dans une des îles des Caraïbes. Peut-être la Jamaïque. Pour être franc, je suis sûr que c’est la Jamaïque. Cette femme est forte, mais ce n’est pas une professionnelle et, à mon avis, je ne me trompe pas. C’est la Jamaïque.
  
  - Elle opère seule ?
  
  - Je n’ai pu le découvrir.
  
  Vatmirov réfléchissait.
  
  - Goloubtchik, essaie quand même de découvrir sa planque. J’aimerais assez le schéma suivant. Nous lui payons les vingt millions de dollars. Naturellement, après le cambriolage du musée de Caen et la vente des toiles aux Japonais. Ensuite, nous lançons sur elle une affaire mouillée et récupérons notre argent. Ni vu ni connu.
  
  Ribkine hocha la tête :
  
  - Je m’en occupe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan alluma une Gitane et avala une gorgée de bière. À travers la fenêtre, il voyait Joseph Cazelbat allongé sur une chaise longue à l’ombre des casuarinas, à l’extrémité sud de la piscine. Vêtu d’un short et d’une chemisette, il ne se baignait pas, sans doute à cause du tatouage. Il lisait un gros pavé. Une histoire historico-sentimentale qui arrachait des larmes dans les chaumières et il était amusant de constater avec quelle ferveur ce tueur implacable dévorait ces pages imprégnées de fadaises et de sensiblerie. L’ouvrage comprenait trois tomes et quinze cents pages. La fascination de Cazelbat devant cette intrigue à l’eau de rose durait depuis trois jours. À son retour de son expédition à bord du Citation 500 Cessna, il avait pris l’habitude de camper sur les bords de la piscine et de n’en plus bouger de la journée, complètement absorbé par sa lecture. À midi, il se faisait apporter de la bière et des sandwiches et, le crépuscule tombé, dînait et se couchait tôt.
  
  Coplan enrageait et éprouvait la pénible impression de tourner en rond, en étant dans l’incapacité d’enregistrer quelque progrès pour retrouver Saphire qui, il en était sûr, était bien vivante, sinon Cazelbat se serait empressé de quitter l’île au plus vite s’il s’était débarrassé d’elle.
  
  Qu’attendait donc le tueur qui semblait calme, voire indolent, et se contentait de cette vie paisible, routinière, et d’une existence monacale, lui qui était un farouche aficionado du sexe ? La plage aux serpents ne l’attirait même plus, comme s’il était blasé. Avait-il la certitude que Saphire, à un moment donné, allait se montrer et qu’il aurait alors l’occasion de la supprimer ?
  
  À cause de son impuissance à trouver un moyen pour débusquer la fugitive, Coplan ne décolérait pas.
  
  À Paris, les experts de la D.G.S.E. avaient identifié les deux hommes sur les clichés qu’il avait envoyés au Vieux. Le premier était Pavel Maisky et le second Vassili Ribkine. Deux officiers supérieurs du S.V.R. Mais qui était la femme qui tenait compagnie à ces Russes ? À La Havane se logeait le quartier général des agents russes opérant sur le continent américain. Avec la glasnost et la perestroïka, ils avaient mis la pédale douce mais n’en poursuivaient pas moins leurs activités d’espionnage, surtout dans le domaine industriel, afin de remettre sur pied l’économie dynamitée de leur pays.
  
  On frappa à la porte et il alla ouvrir. Devant lui, il vit le visage souriant de Chelcy.
  
  - Je peux entrer ? Tu ne m’en veux pas ?
  
  - T’en vouloir? Pour quelles raisons, grands dieux? s’étonna Coplan.
  
  - L’autre soir, chez Lou-Ann Bechnadzik. J’étais complètement envoûtée par Rob Lawrence. Il ressemble tellement à Mel Gibson et celui-ci est mon acteur favori ! Je n’ai pu résister. Il est si beau ! Et toi, je t’ai négligé ! Pas une danse avec toi et je ne t’ai même pas adressé la parole !
  
  Coplan réprima un sourire. Il avait échappé de justesse à la séance en compagnie de Lou-Ann sur la plage infestée de serpents. En effet, la productrice avait été convoquée à Hollywood devant le comité directeur. Le tournage de la Taverne de la Jamaïque prenait du retard, la firme perdait de l’argent et le conseil d’administration n’était pas content.
  
  Il déposa un baiser léger sur la joue de la jeune femme.
  
  - Toi et moi ne sommes liés par aucune obligation à l’égard de l’autre, fit-il remarquer.
  
  - Tu as couché avec Lou-Ann, n’est-ce pas ? Comment c’était ?
  
  Les yeux de la belle Jamaïcaine brillaient d’une intense curiosité. Coplan n’eut pas le temps de répondre. Brusquement, elle se jeta à son cou et ses lèvres brûlantes se soudèrent aux siennes. Puis ses bras basculèrent et elle entreprit de dévêtir Coplan. Quand il fut nu, elle se déshabilla à son tour avec une rapidité qui dénotait une longue habitude. Enfin, elle se jeta dans le lit et implora :
  
  - Viens vite, j’ai envie de toi, ne me fais pas languir !
  
  Coplan jeta un coup d’œil à travers la vitre.
  
  Cazelbat n’avait pas bougé. Son front se plissait à la lecture de son histoire sirupeuse. Il détourna la tête et sourit à la serveuse qui lui apportait ses sandwiches et ses bouteilles de bière. Il signa l’addition et son regard s’attarda sur les fesses rebondies qui repartaient vers l’office.
  
  Coplan fit demi-tour. Chelcy ne suppliait plus qu’il vînt lui faire l’amour. Il s’arrêta net dans son mouvement. Les yeux de la jeune femme étaient révulsés et son beau visage noir virait au grisâtre tandis que ses lèvres se violaçaient et qu’un peu de bave moussait à leur commissure.
  
  Coplan se raidit. Que se passait-il ?
  
  - Chelcy ? appela-t-il malgré tout, bien qu’il sût qu’elle ne répondrait pas.
  
  Horrifié, il vit une langue roide et violette forcer le passage entre les lèvres et darder une pointe sanguinolente au-dessus du menton, en restant là, immobile, rigide et un peu obscène.
  
  Il s’approcha et tâta le bras qui pendait à toucher la moquette. La chair était dure et chaude, sans réaction. C’est alors que ses yeux enregistrèrent le mouvement sous le drap. Il fit un bond en arrière et courut jusqu’à la penderie d’où il tira le sac contenant le SIG-SAUER 510-4 acheté à El Zorzal. En un tournemain, il sortit le fusil en le tenant par le canon et revint vers le lit pour, de sa main libre, rabattre le drap.
  
  Le crotale se délogea d’entre les cuisses de Chelcy et sa tête hideuse se propulsa vers le ventre de Coplan qui, grâce à ses réflexes fulgurants, se déroba à l’attaque pour brandir le fusil. De toutes ses forces, il frappa. La crosse fendit l’air et fracassa la tête du reptile qui sifflait rageusement. Décapité, il fut agité de soubresauts et oscilla encore longtemps autour de ses anneaux postérieurs lovés entre les jambes de Chelcy.
  
  Coplan avait reconnu l’espèce, que l’on ne pouvait confondre avec une autre, en raison de ses écailles bleu nuit mélangées à quelques constellations de teinte corail. À la Jamaïque, on lui gardait son ancien nom caraïbe, chospa. Dans le sud des États-Unis, on l’appelait le Texas Blue Snake.
  
  Il posa le SIG-SAUER et inspecta Chelcy. Il n’y avait rien à faire. Elle était morte. L’horrible blessure était visible sous le mollet gauche. Au Texas, on assurait que la morsure de ce crotale était mortelle dans les dix secondes, tant son venin était foudroyant. Navré, il abaissa les paupières sur les pupilles révulsées.
  
  Qui était responsable ? Cazelbat ? L’utilisation d’un serpent plaidait en faveur de cette thèse, mais était-ce sûr ?
  
  Il revécut les étapes de sa journée depuis le moment où il avait abandonné son lit. À sept heures, on lui avait monté son petit déjeuner. À sept heures quarante, les émetteurs lui avaient signalé la sortie de Cazelbat. D’un pas nonchalant, le tueur s’était accordé une promenade jusqu’à la plage qu’il avait longée durant une heure et demie, son gros bouquin sous le bras. Auparavant, il avait pris son breakfast sur la terrasse du restaurant. Sur la plage, il avait abordé une nymphette matinale qui souhaitait soigner son bronzage. Elle s’était enfuie quand il lui avait tendu une poignée de coupures, sans doute en lui exprimant ses désirs lubriques en échange de l’argent. À pas comptés, il était revenu s’installer sur sa chaise longue habituelle à l’ombre des casuarinas. Coplan avait réintégré sa chambre qui, entre-temps, avait été faite par la femme de ménage. Son absence avait duré deux heures et dix minutes.
  
  Dans l’intervalle, quelqu’un avait placé le chospa entre les draps, en lui ménageant plusieurs passages d’air et, probablement, en le droguant afin qu’il reste en place.
  
  Ce ne pouvait être Cazelbat puisque Coplan ne l’avait pas perdu de vue. Alors, un complice ? Quelqu’un d’autre ? Dans le cas d’un complice, comment Coplan avait-il été repéré alors qu’il prenait des précautions extraordinaires au cours de ses filatures du tueur ?
  
  Il se rhabilla et remonta le drap avant de laver la crosse du fusil et de replacer celui-ci dans son étui qu’il réenfouma dans la penderie. Puis il reprit sa faction, assailli par un tumulte de questions auxquelles il ne découvrait aucune réponse.
  
  Quand le crépuscule tomba, Cazelbat abandonna la chaise longue, corna sans vergogne la page de son gros pavé littéraire et se dirigea vers la salle à manger. Coplan sortit de sa chambre et plaça sur le bouton la pancarte « Ne pas déranger ». Il se posta dans le bar, d’où il pouvait surveiller la salle à manger, et commanda un Margarita. Cette fois encore, il en fut pour ses frais. Cazelbat dîna en épiant en catimini les superbes épaules d’une métisse assise à la table voisine et, son repas achevé, gagna sa chambre.
  
  Le fil remplacé, Coplan posa les émetteurs de chaque côté du chambranle. Il redescendit, se fit servir des bières et des sandwiches et remonta lui-même le plateau dans sa chambre. Il mangea et but avec appétit et, en fumant Gitane sur Gitane, attendit patiemment trois heures du matin. À ce moment-là, il enveloppa le cadavre de Chelcy, ses vêtements, son sac à main et les restes du chospa dans les draps et entrebâilla la porte. Comme il s’y attendait, le couloir était désert. Il se faufila jusqu’à l’escalier de service et bloqua la porte battante. Ensuite il chargea le fardeau sur ses épaules, referma et dévala les marches.
  
  Dehors, la température s’était rafraîchie sous la brise marine. Il fonça jusqu’au parking, déverrouilla le coffre de la Chrysler et déposa le lourd paquet.
  
  Sans courir le risque d’être stoppé pour excès de vitesse, il prit la direction de la plage infestée de serpents, témoins des ébats lubriques de Joseph Cazelbat, et couvrit la distance en vingt minutes. Parvenu à destination, il allongea le cadavre de Chelcy sur le sable, lui déposa un baiser attendri sur le front, dispersa les vêtements et le sac à main aux alentours et repartit en trombe, peu soucieux de se faire mordre par un serpent dans cet endroit hautement dangereux.
  
  À dix kilomètres de là, il jeta le cadavre du serpent dans la mer. Encore quinze kilomètres et il balança les deux draps dans l’eau après les avoir découpés en lambeaux et s’être assuré que la marque commerciale de l’hôtel n’était pas brodée sur le tissu.
  
  Satisfait, il retourna à l’hôtel en imaginant la réaction de la police en découvrant sa mise en scène. Il eut aussi une pensée pour les chats de Chelcy mais se consola vite en se souvenant qu’ils possédaient une telle valeur qu’ils ne resteraient pas longtemps sans mère nourricière.
  
  À l’aide de son couteau, il débloqua la porte de la réserve de linge et s’empara d’une paire de draps. Il remit la porte battante en place et réintégra sa chambre. Le récepteur n’avait enregistré aucun signal. Rassuré, il refit son lit et se coucha.
  
  Le récepteur le réveilla par son signal sonore. Il bondit hors des draps et s’habilla rapidement avant de s’emparer du Glock 19.
  
  Cazelbat fonçait vers sa Ford en tenant sous le bras un paquet oblong. Coplan devina qu’il s’agissait du SIG-SAUER 510-4 acheté à El Zorzal. À distance prudente, il suivit le tueur qui se dirigea vers le port où il monta à bord d’un ketch dont il lança les moteurs.
  
  Impuissant, Coplan vit la poupe décoller du quai. L’aube se levait à peine mais, dans la lumière encore blafarde, il put lire l’inscription, Silver Arrow. À la sortie du port, Cazelbat obliqua vers l’est.
  
  Ce ne fût que deux heures plus tard que Coplan fut en mesure de rencontrer le propriétaire du ketch, un loueur de bateaux aux yeux cupides.
  
  - Il l’a loué pour trois jours, renseigna-t-il.
  
  - Pour aller où ?
  
  - Je l’ignore, mais j’ai ma petite idée sur la question.
  
  Coplan comprit le sens caché et exhiba une liasse de coupures.
  
  - J’adore les gens qui ont des idées.
  
  Prestement, l’autre rafla les billets.
  
  - Quand il a payé la location, il m’a réclamé des cartes de la côte sud et posé des questions sur la zone marécageuse en amont de la rivière Martha Brae qui se jette dans la mer à l’ouest de Falmouth sur la côte nord.
  
  - Dans ce cas, objecta Coplan, à quoi serviraient les cartes de la côte sud ?
  
  - Il veut peut-être explorer toute l’île ? Bien sûr, chez nous, la côte nord est bien plus jolie que l’autre qui est moins fréquentée. Néanmoins, vous avez quand même des touristes qui recherchent le calme de la côte sud. Et puis, ce n’est pas à moi de critiquer le choix des clients. Ils vont où ils veulent.
  
  - Vous avez d’autres bateaux à louer ?
  
  - J’ai un ketch tout pareil au Silver Arrow. De la même année. Quasiment neuf. Je vous fais un bon prix si vous le prenez.
  
  - Allons le visiter.
  
  - Il s’appelle Sea Serpentine. C’est à l’autre bout du quai.
  
  Coplan grimaça. Phonétiquement, le nom lui rappelait désagréablement la mort horrible et inique de Chelcy. Certes, la serpentine n’avait rien à voir avec un serpent. Seule sa belle couleur vert sombre valait à ce silicate de magnésium hydraté d’être adopté en décoration.
  
  Le Sea Serpentine, découvrit-il, était un ketch de quatorze mètres, pourvu d’un carré salle à manger-salon, d’une cuisine convenable, de deux cabines et d’une salle de bains.
  
  Coplan vérifia soigneusement l’équipement. Satisfait, il régla la location pour quatre jours et retourna à l’hôtel où il boucla une valise légère. Il se doucha, se rasa et changea de vêtements avant de se faire monter son breakfast. Il déjeuna rapidement, puis alla visiter la chambre de Cazelbat. Les bagages étaient là mais le fusil SIG-SAUER 510-4 ainsi que la lunette de visée avaient disparu, comme le subodorait Coplan.
  
  Saphire était en danger.
  
  Il ôta le fil brisé et les émetteurs et retourna à sa chambre où il prit sa valise et ses armes.
  
  De retour au port, il tomba nez à nez avec le loueur de bateaux.
  
  - Comme convenu, précisa ce dernier, j’ai alimenté le congélateur et le réfrigérateur selon vos désirs. Vous avez de la nourriture pour plus de quatre jours. Goûtez donc aux crabes farcis, au boudin créole et au blaff d’oursins, vous m’en direz des nouvelles.
  
  - Les cartes géographiques ? s’impatienta Coplan.
  
  - Dans le cockpit, à côté de la barre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan quitta le port au moteur, un Renault Couach de 106 CV qui tournait comme une horloge. Au large, il se dirigea vers l’est, poussé par un vent favorable. Il prit le cap et régla les voiles. L’aiguille du loch oscillait entre 8 et 10 nœuds et le ketch filait, laissant un sillage harmonieux.
  
  Au loin, sur le rivage, défilaient des images paisibles, les inévitables cocotiers, des baraques de pêcheurs, des filets séchant au grand soleil, quelques animaux en liberté, surtout des porcs et des ânes, et l’eau de la mer qui passait du turquoise au bleu profond.
  
  Torse nu, en short, chaussé de sandales, Coplan respirait à pleins poumons l’air vivifiant. Il n’avait pas perdu la main depuis son voyage dans le Pacifique (Voir Coplan aux trousses de la fugitive). Sans coup férir, il avait hissé la grand-voile, l’artimon et le genais. Servi par une bonne gîte, propulsé par un vent de trois quarts arrière, le ketch était bien appuyé à la mer.
  
  Au bout de quelques heures, il arriva à la perpendiculaire de la zone marécageuse dont avait parlé le loueur de bateaux et qui se logeait près de l’embouchure de la rivière Martha Brae. Les voiles affalées, il revint au moteur.
  
  Un bras de la rivière s’en allait flirter avec la prairie de nénuphars qui couvrait l’eau brune et épaisse que traversa prudemment Coplan, progressant à vitesse réduite. Il obliqua vers l’eau claire en demeurant pourtant dans le no man’s land qui séparait celle-ci du marécage.
  
  Deux troncs gris et luisants glissèrent côte à côte, sans rider la surface, à quelques mètres de la coque. Coplan repéra les étincelles dorées dans les yeux et reconnut dans ces compères à l’allure paisible et paresseuse, des alligators à l’affût d’une proie facile.
  
  Il poussa le moteur et remonta à contre-courant, en luttant contre le flot, qui se déversait dans la mer et se nourrissait des précipitations torrentielles dont les montagnes étaient victimes. De juillet à octobre, des orages violents éclataient sur les pentes, qui prenaient vite des allures de déluge.
  
  En slalomant, il évita les racines aériennes des grands cyprès chauves aux troncs cannelés auxquels les nénuphars se collaient comme des pieuvres. Espérant quelque festin providentiel et inhabituel, les deux alligators avaient viré de bord et le suivaient comme son ombre, leurs écailles rugueuses égratignant au passage les oripeaux fantomatiques de mousses verdâtres. À leur approche, les rongeurs fuyaient, conscients du danger que représentaient ces prédateurs.
  
  Brusquement, le paysage changea et se transforma en un décor composé de figuiers maudits, de ficus monumentaux, de crotons géants et de bougainvillées. Coplan apprécia cette vision apaisante. Le marécage engendrait une touffeur insupportable qui avait arraché à sa peau des rigoles de sueur.
  
  Une demi-heure plus tard, le marécage reprit ses droits.
  
  À travers les gigantesques toiles d’araignée que tissait la mousse espagnole entre les frondaisons des arbres, on entendait les trilles des oiseaux. À nouveau régnait une chaleur d’étuve. Cependant, grâce à la rivière qui renouvelait l’eau, la masse liquide n’était ni putride ni empoisonnée par les débris, les feuilles putréfiées, les épaves végétales qu’elle charriait. Pourtant, accolés à la berge, des bancs de boue tourbeuse constituaient des pièges mortels pour qui s’y serait aventuré, même si les jacinthes et les iris, rangés à leur lisière comme des écoliers sages, étaient attirants par leur beauté.
  
  Les deux alligators avaient abandonné la poursuite, lassés de ne voir rien venir. Coplan poursuivit sa remontée de la rivière. Quand il passa devant un massif de sarracenias, ces plantes carnivores, appelées aussi cobras, dont les hautes tiges incurvées à grosses têtes affleuraient presque les maîtresses branches des jeunes cyprès chauves, ses pensées le ramenèrent aux deux Russes qui accompagnaient la vieille femme aux cheveux gris et que les services du Vieux avaient identifiés.
  
  Vassili Ribkine et Pavel Maisky. Coplan ne les avait jamais rencontrés, sinon il les aurait reconnus sur-le-champ. Néanmoins, il avait eu communication de leurs fiches et se souvenait que le premier avait été surnommé Cobra en raison de sa terrifiante efficacité. Au sein du K.G.B., et à présent du S.V.R., il détenait le grade de colonel, tandis que son comparse n’était que major.
  
  Coplan, tout en maintenant le cap, s’autorisa un sourire. Il se rappelait une anecdote amusante au sujet de Pavel Maisky. Alors qu’il n’était encore que capitaine, il avait à Moscou tenté de piéger un diplomate français. Celui-ci, marié à la fille d’un sénateur du Sud-Ouest, avait commis l’erreur de succomber aux charmes d’une belle Slave, en réalité agent du K.G.B., qui l’avait entraîné dans son appartement du boulevard Kalinine. Dans la position de ce diplomate et au fait des habitudes soviétiques, n’importe quel être sensé aurait deviné qu’il s’agissait d’un traquenard et que l’appartement était truffé de photographes camouflés derrière les murs et les tentures. Pas ce diplomate-là. Haletant de désir, il s’était précipité sur la chair offerte et avait mené les débats avec une conviction, une ardeur et une technique qui avaient enchanté les photographes appointés par le K.G.B. Pavel Maisky jubilait. Pour lui, l’affaire était dans le sac. Quelques jours plus tard, il présentait les clichés au diplomate et lui mettait le marché en main :
  
  « - Vous passez à notre service ou bien nous communiquons ces photographies à votre épouse, à votre belle-famille et à la presse parisienne. »
  
  Quelle n’avait pas été la surprise du Russe quand le Français d’apparence si naïve, comme s’il n’avait pas entendu la proposition, s’était exclamé, ravi :
  
  « - Vraiment, je ne me croyais pas capable de tous ces exploits au lit ! Pourriez-vous me céder quelques-unes de ces photographies pour ma collection personnelle ? »
  
  Interloqué, Maisky lui avait remis une partie des clichés et avait réitéré ses menaces. À ce moment-là, le diplomate s’était levé, drapé dans une dignité offensée, pour lancer avec mépris :
  
  « - Envoyez-les donc à qui vous voudrez, ces clichés ! À ma femme, à ma belle-fille, à la presse parisienne et, s’il en reste, laissez-moi vous conseiller de vous les placer dans un endroit intime que par bienséance je ne saurais désigner ! »
  
  À cause de cet échec, Pavel Maisky avait été rétrogradé lieutenant.
  
  À ce souvenir, Coplan éclata de rire. Comme le disait avec philosophie Anatoly Golitsine (Transfuge soviétique dont les révélations permirent à l'Ouest de démasquer les taupes du K.G.B. infiltrées dans ses services) : l’espionnage n’est finalement qu’un damier avec ses cases blanches et noires. Les premières renferment les succès, les secondes, les échecs.
  
  Sous les voûtes sombres de la forêt tropicale, le décor se métamorphosait à nouveau. Des fougères arborescentes combattaient les bambous géants qui leur disputaient la lumière. Coplan contourna une langue de terre qui s’avançait dans la rivière. Il se félicitait que le ketch, grâce à son faible tirant d’eau, puisse aussi facilement remonter le courant.
  
  Il retrouva les bambous et les fougères et c’est après le détour de la rivière qu’il vit à cent mètres la poupe du Silver Arrow qui était échoué le long d’un banc de terre boueuse, couverte de feuilles putréfiées et de branchages moisis.
  
  Il ralentit son moteur et s’approcha, tout prêt à jouer, pour l’édification de Cazelbat, le rôle du navigateur dévoué, conscient de la solidarité dont il doit témoigner envers un compagnon d’infortune.
  
  Il n’était plus qu’à un mètre lorsqu’il vit le corps étalé sur le pont. Le visage était atrocement défiguré et la chemisette largement tachée de sang. Sur le cou, sur la poitrine, les rigoles de sang coagulé avaient séché et des mouches brunâtres se régalaient devant cette occasion inespérée. D’affreuses morsures semblables constellaient les jambes nues en dessous du short et dévalaient jusqu’aux chevilles à la limite des espadrilles.
  
  Coplan s’apprêtait à lancer l’amarre pour coller son ketch au Silver Arrow quand il vit l’escadron de chauves-souris foncer vers lui après avoir franchi le rideau de bambous et de fougères.
  
  Instantanément, il comprit de quelle horrible manière était mort Cazelbat.
  
  D’un bond, il se rua sur ses armes et s’empara du fusil 510-4. Précipitamment, il se retourna et fit feu sur l’ouragan qui approchait.
  
  Durant les longues journées pendant lesquelles il avait surveillé Cazelbat allongé à l’ombre des casuarinas, il avait eu l’occasion de lire les journaux que l’hôtel fournissait à ses clients. Entre autres choses, un article décrivait l’épizootie de rage dont étaient frappées les chauves-souris jamaïcaines. Des experts de l’Organisation Mondiale de la Santé s’étaient aussitôt précipités à Kingston en convoyant des tonnes de vaccin. L’un d’eux avait expliqué aux journalistes :
  
  « - Les chauves-souris atteintes de la rage souffrent d’une encéphalite et, de ce fait, leur comportement est anormal. Elles qui à l’accoutumée privilégient la nuit, volent de jour, attaquent, se mordent entre elles, ce qui propage la diffusion de la maladie. Au cours de cette période, elles sont extrêmement dangereuses pour l’homme, non pas tant parce qu’elles lui inoculent la rage, contre laquelle il pourrait lutter grâce au vaccin, mais parce que, devenues furieuses et attaquant en rangs serrés, elles lui déchiquettent les chairs et lui sucent le sang, comme les vampires qu’elles sont en réalité dans ces régions des Caraïbes. »
  
  Coplan vida deux chargeurs successifs, brûlant ainsi trente cartouches. Son feu nourri creusa des coupes claires dans les rangs compacts qui descendaient du ciel. Ses deux automatiques enfoncés dans sa ceinture, il attendait l’assaut final en tenant le SIG-SAUER par le canon, bien décidé à ne pas subir le sort funeste que les chéiroptères avaient réservé à Cazelbat.
  
  Sa crosse tourbillonna sur le pont et sabra dans l’escadrille de survivantes. Quelques-unes s’accrochèrent à ses épaules en visant son cou. D’une main il saisit son Glock 19 et les exécuta, puis se tourna vers celles qui avaient échappé au feu et à la crosse du SIG-SAUER. La dernière tomba à l’eau et il vit un alligator foncer vers la proie aussi généreusement offerte.
  
  Il inspecta le rideau de fougères et de bambous mais ne repéra pas un deuxième escadron d’assaillantes. Alors, il rechargea le fusil et l’automatique en prévision d’une mésaventure similaire. Durant l’attaque des chauves-souris, le ketch avait avancé. Il fit marche arrière et le ramena à hauteur du Silver Arrow pour lancer l’amarre et souder les deux bateaux l’un à l’autre. Ensuite, il descendit dans la cuisine et enfila des gants en caoutchouc. Ses mains ainsi protégées, il débarrassa le pont des cadavres de chéiroptères en les jetant en pâture à l’alligator et en se demandant si celui-ci succomberait à la rage.
  
  Ceci accompli, il sauta sur le pont du Silver Arrow en conservant ses gants et en emportant ses armes. Sans peine, il découvrit le SIG-SAUER 510-4 et la lunette de visée. Il renifla l’embouchure du canon. L’arme n’avait pas servi depuis une éternité. Il demeurait donc une bonne chance pour que Cazelbat n’ait pas tué Saphire avec le fusil, s’il l’avait dénichée durant l’avance qu’il avait prise sur Coplan. Ce dernier tomba aussi sur un pistolet Beretta 92 F niché près du loch.
  
  L’automatique non plus n’avait pas servi depuis une longue période.
  
  Selon toutes apparences, Saphire était encore vivante. Mais où diable était-elle ?
  
  Il rafla les cartes géographiques réclamées par Cazelbat au loueur de bateaux et les étudia attentivement, à la recherche d’un point, d’un trait, d’une croix, signalant la destination du tueur. Il n’en vit pas.
  
  Il ressortait du cockpit pour aller fouiller le cadavre de Cazelbat quand il aperçut un deuxième vol de chauves-souris passer au-dessus du barrage de fougères et de bambous. Le 510-4 et le Beretta de Cazelbat étaient chargés. Coplan se servit des deux fusils pour contrer l’attaque qui s’annonçait. Ses balles causèrent des ravages chez les monstres assoiffés de sang qui fondaient sur lui. Leurs rangs étaient si serrés que chaque projectile faisait mouche à tout coup, et l’alligator ne savait plus où donner de la queue pour se propulser aux points de chute.
  
  Ses chargeurs épuisés, il lâcha les SIG-SAUER et prit un automatique dans chaque main pour fusiller celles qui avaient échappé au carnage et qui tourbillonnaient autour de lui en cherchant l’angle d’attaque propice.
  
  Quand la dernière disparut dans la gueule de l’alligator, il estima qu’il en avait abattu une quarantaine, sans compter celles du premier assaut. Il rechargea ses armes.
  
  Après avoir débarrassé le pont des cadavres de chéiroptères, il se pencha sur le corps de Cazelbat pour le fouiller mais s’aperçut tout de suite qu’il n’avait rien dans les poches. En fait, il n’était vêtu que de son short et de sa chemisette. Coplan repartit et visita les cabines. Les vêtements de ville que portait le tueur à son départ de l’hôtel étaient là.
  
  Coplan les fouilla.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Saphire, suffoquée, relut l’avis de crédit au compte qu’elle avait ouvert sous le nom de Cynthia Dickens à la Whittaker & Eastman Trust & Savings Bank à Cockbum Town, la capitale de la Grand Turk, à l’est des îles Turks et Caïcos, le paradis fiscal le moins connu de la Terre.
  
  Cent mille dollars ! Les Russes se moquaient d’elle ou quoi ? Pensaient-ils l’amadouer avec une somme aussi ridicule alors qu’elle avait exigé vingt millions de dollars ?
  
  Rageusement, elle frappa du poing sur la table, faisant trembler le verre contenant son cocktail de jus de fruits.
  
  Les salauds ! Parce qu’ils étaient des professionnels, ils pensaient qu’ils auraient tout loisir de la doubler, elle qui, selon eux, n’atteignait pas leur niveau. Pourtant, ils ignoraient que, grâce à ses archives, elle avait identifié les deux agents que Moscou lui avait dépêchés. Colonel Vassili Ribkine et major Pavel Maisky. Salut, tovaritch, tu vois bien que je suis aussi forte que vous tous réunis !
  
  Elle vida son verre et se laissa emporter par la colère, pour bientôt se calmer quand elle se remémora la phrase de Shakespeare qu’elle avait citée dans son premier roman, Le lierre de Sungbirth : La colère est pareille à un cheval fougueux ; si on lui lâche la bride, son trop d’ardeur l’a bien vite épuisé.
  
  Elle se força à rire. Il fallait contrer les Russes, leur montrer de quel bois elle se chauffait. Ils la testaient, c’était sûr. Si elle commettait un faux pas, ils l’attendaient au tournant, fidèles à leurs méthodes qui avaient prouvé leur valeur et leur efficacité. Une erreur et ils prenaient l’avantage. Ensuite, intervenait l’élimination brutale. Le tout était de le savoir et d’user de ruse.
  
  Elle repensa aux îles Turks et Caïcos. Ne serait-ce pas une bonne idée de se réfugier dans cette colonie britannique ? Elle fit la moue en ressuscitant dans sa mémoire la Grand Turk qui ne comptait aucun arbre et était couverte de broussailles jusqu’à ses falaises de calcaire. En dehors des services bancaires ultra-modernes et des nouvelles constructions, l’endroit ne présentait aucun intérêt.
  
  Elle secoua la tête. Non, décidément pas ces îles-là.
  
  Et puis, il y avait Susan Zuyter et Luciano Buscetta, son compagnon aux testicules envolés. Étrange, comme elle s’était éprise de ces deux êtres. L’une était son amante et l’autre était attendrissant avec sa soif de tout voir sans jamais atteindre au plaisir suprême.
  
  Non, en définitive, mieux valait rester ici et tenter de trouver un moyen imparable de damer le pion aux Russes et de réduire à néant leur impudence.
  
  
  
  
  
  Coplan cala son dos contre les oreillers et l’accorte soubrette déposa sur ses cuisses le plateau du breakfast. Elle s’attarda, les mains sur les hanches. Coplan avait eu l’occasion de le vérifier. Les servantes de l’hôtel ne dédaignaient pas s’offrir des suppléments en procurant un plaisir rapide au client seul dans son lit. Il coupa court à cette velléité :
  
  - Ce sera tout, merci.
  
  - Je ne vous plais pas ? s’offusqua-t-elle.
  
  - Si, beaucoup. Mais j’appartiens à une race en voie de perdition : je suis fidèle à mon épouse, inventa-t-il pour s’en débarrasser sans être méprisant.
  
  Elle s’en fut, apparemment vexée.
  
  Il déplia les deux journaux. Le gros titre lui sauta à la figure. Epidémie de rage à la Jamaïque. Tout simplement, on avait découvert le cadavre de Joseph Cazelbat sur le ketch Silver Arrow. Les autorités souhaitaient recouvrir l’affaire d’un voile pudique afin d’éviter la panique mais le quotidien, à l’affût de sensationnalisme, avait décidé d’alerter ses lecteurs, sans se soucier si l’annonce allait faire fuir les touristes vers des rivages moins dangereux.
  
  Pour les rédactions, la journée était bonne et une autre pâture était jetée à sa clientèle : la mort de Chelcy sur une plage déserte. Le cadavre nu, les vêtements dispersés aux quatre vents, les morsures de serpents, suscitaient bien des interrogations et des supputations. Accident ou meurtre ? Les hypothèses allaient bon train. Le premier journal optait pour l’accident au cours d’une célébration orgiaque faite de débordements sexuels et de recours à la zoophilie pour pimenter les ébats. Hélas, les serpents invités avaient dépassé une décente limite. Quant au second quotidien, il en tenait pour la thèse de l’assassinat, un crime machiavéliquement camouflé en accident. Qui avait tué Chelcy Magyar par le biais d’un serpent ? L’énigme était posée. Prévenus par de mystérieux canaux, des acheteurs débarquaient du vol American Airlines en provenance de Miami en vue d’acquérir à bon prix les chats laissés par Chelcy.
  
  Coplan beurrait et confiturait son dernier toast quand le Vieux appela.
  
  - Mauvaise nouvelle, annonça-t-il. William Field-Farqhart est mort. Accident automobile en Ecosse. Un camion a percuté sa vieille Hillman. Tué sur le coup.
  
  L’esprit soupçonneux de Coplan se mit en mouvement :
  
  - Un coup tordu camouflé en accident ?
  
  - Je ne crois pas. Le camionneur est clair. Par ailleurs, il lui était impossible de savoir que Field-Farqhart se trimbalerait sur cette route. Un pur hasard. Cet homme, d’ailleurs, a été tellement bouleversé d’avoir tué un de ses semblables qu’il est en traitement psychiatrique à l’hôpital.
  
  - En tout cas, l’ouragan va se déchaîner quand on va apprendre que Saphire a disparu.
  
  - Je le crains. C’est pourquoi il faut faire vite pour la retrouver.
  
  - Je fais des pieds et des mains, mais ce n’est pas facile. Cette garce est rusée, elle a été à bonne école, et prend des précautions inimaginables pour pratiquer derrière elle la politique de la terre brûlée.
  
  - Je compte sur vous pour la contrer dans ce domaine. Après tout, vous êtes un spécialiste.
  
  Coplan raccrocha. Il croqua dans son toast, finit le café noir et fuma une Gitane en réfléchissant. Enfin, il se leva, s’engouffra dans la salle de bains et, quand il en ressortit, il passa des vêtements légers avant de se pencher sur le carnet récupéré dans les vêtements de Joseph Cazelbat.
  
  Il s’agissait de quelques notes jetées par le tueur sur le papier. Une sorte de mémo, comme si, à cause de l’âge, il se méfiait de sa mémoire, susceptible de le trahir à un moment crucial. Cazelbat avait été lucide et avait su que, passé soixante-dix ans, la mémoire accusait des défaillances, même si, dans le bas-ventre, les pulsions sexuelles conservaient des éclairs plus que satisfaisants qui le conduisaient à coïter sur des plages infestées de serpents.
  
  Pseudonyme utilisé en Birmanie, en Malaisie et en Indonésie : Joanne Swift. Ensuite, j’ignore sous quel nom elle se cache. Je sais cependant qu’elle se fait virer de l’argent sous celui de Cynthia Dickens dans une banque de Cockburn Town à la Grand Turk (îles Turks et Caïcos). Le nom de la banque, je ne le connais pas.
  
  Coplan eut l’impression d’être illuminé par un flash. Joanne Swift, Cynthia Dickens... Comment ne l’avait-il pas remarqué plus tôt ?
  
  Saphire affectionnait les pseudonymes sans pour autant les choisir au hasard. Successivement, elle avait adopté Linda Carroll pour signer sa première œuvre littéraire, Le lierre de Sungbirth, puis Olivia Wilde quand elle s’était transformée en actrice et, enfin, Audrey Christie, un nom de guerre qui lui avait servi pour présenter son premier scénario.
  
  Plus tard, elle était allée en Birmanie se jeter dans les bras de Nouri U Whang sous l’identité de Joanne Swift et, à présent, se faisait virer de l’argent dans une banque des îles Turks et Caïcos sous celle de Cynthia Dickens.
  
  Sur une feuille de papier, il dressa la liste :
  
  Linda Carroll,
  
  Olivia Wilde,
  
  Audrey Christie,
  
  Joanne Swift,
  
  Cynthia Dickens.
  
  C’était flagrant. Sa fascination pour les écrivains avait conduit Saphire à prendre à son compte les patronymes de littérateurs célèbres. En revanche, elle avait changé les prénoms mais en conservant les initiales. Ainsi s’était-elle glissée dans la peau de Lewis Carroll, le père d’Alice au pays des merveilles, dans celle d’Oscar Wilde, l’homosexuel persécuté (se sentait-elle des affinités avec lui?) puis dans celle d’Agatha Christie. Pour fuir Londres vers la Birmanie, elle s’était souvenue de Jonathan Swift, le talentueux inventeur des Voyages de Gulliver et, pour finir, elle avait rameuté Charles Dickens pour ouvrir un compte bancaire. Une certaine ironie présidait à ce choix quand on se rappelait que pour se faire virer de l’argent, Saphire faisait appel au patronyme d’un écrivain qui, dans Oliver Twist et David Copperfield, avait fustigé l’hypocrisie et défendu les déshérités.
  
  Coplan relut la phrase de Cazelbat J’ignore sous quel nom elle se cache...
  
  Coplan fut convaincu que, si elle n’utilisait plus le pseudonyme de Joanne Swift, elle en avait choisi un qui se référait à un grand nom de la littérature britannique, Somerset Maugham, Graham Greene ou les sœurs Brontë. Il doutait cependant qu’elle se rabatte sur William Shakespeare. Un peu trop voyant quand même.
  
  Il téléphona au Vieux :
  
  - J’ai besoin de Séverine Dejean.
  
  - Pour quoi faire ?
  
  Coplan lui exposa sa découverte et détailla son idée.
  
  - Pas bête, concéda le patron des Services spéciaux français.
  
  - Elle aura besoin de quelques accessoires. Vous pouvez prendre note ?
  
  - Je vous écoute.
  
  Là-bas à Paris, dans son bureau du boulevard Mortier, le Vieux avait attiré à lui un bloc de papier et inscrivait fiévreusement les données que lui indiquait Coplan.
  
  - C’est tout ?
  
  - Oui.
  
  - Il faudra un peu de temps aux services techniques pour vous satisfaire.
  
  - C’est vous qui avez dit qu’il convenait de faire vite pour retrouver Saphire.
  
  - Vous avez raison. J’active les choses.
  
  Coplan raccrocha et quitta sa chambre après avoir rangé soigneusement le carnet récupéré dans les poches de Cazelbat. En ville, il se rendit à l’université d’Ocho Rios et chercha la bibliothèque de la faculté de lettres. Assis entre deux étudiantes au visage fermé et à l’attitude studieuse, il compulsa le dictionnaire de la littérature britannique depuis ses origines au XVème siècle. Sur une feuille de papier, il coucha les noms des hommes et des femmes de lettres auxquels il n’avait pas songé, sans se soucier des inconnus car Saphire se cantonnait dans les célébrités.
  
  Sa liste allait de Jerome K. Jerome à Aldous Huxley en passant par James Joyce, George Bernard Shaw, John Le Carré et une vingtaine d’autres écrivains.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Pour la première fois depuis son départ de Londres, Saphire éprouvait quelque tourment. Son mari, William Field-Farqhart, était mort et la tornade risquait de se déchaîner. Ces forces-là étaient difficilement contrôlables. Donc, il fallait que les négociations s’accélèrent.
  
  Elle alluma une Lucky Strike et but une gorgée de son jus de fruits. Salauds de Russes ! Ils avaient décidé de la faire lanterner. Que mijotaient-ils ?
  
  Impulsivement, elle décrocha le combiné du téléphone et pianota les chiffres qu’elle connaissait par cœur.
  
  Vassili Ribkine décrocha. Quand il identifia la voix de Saphire, il adopta un ton doucereux :
  
  - Goloubtchika, ne vous impatientez pas. Certes, tout se passe dans l’ombre, mais les événements évoluent favorablement. L’argent sera bientôt disponible. Les délais pour le recueillir s’amenuisent. Je sais que vous croyez que l’on se moque de vous parce que le premier versement ne s’est élevé qu’à cent mille dollars, mais vous vous trompez.
  
  Il cligna de l’œil en direction de Maisky.
  
  - Goloubtchika, donnez-nous encore une semaine et l’affaire sera arrangée à notre satisfaction mutuelle.
  
  Sans un mot, tant elle était en colère, Saphire raccrocha brutalement. Lentement, Ribkine reposa le combiné. Maisky souriait.
  
  - C’est la mort de son mari qui fait bouillir ses nerfs, analysa-t-il.
  
  - Indubitablement. Tu te souviens de ce vieux proverbe turkmène que citait souvent Youri Andropov quand il était à la tête du K.G.B. ? Quand une femelle a ses fièvres, c’est qu’elle va mettre bas.
  
  - En clair, elle va commettre une faute.
  
  - Tout juste. Et nous en profiterons.
  
  
  
  
  
  Dans son refuge, Saphire raisonnait froidement. Elle avait eu tort de fonder de grandes espérances sur les Russes. Ces gens-là connaissaient une économie dynamitée et, plus que probablement, manquaient de finances. Sur ce plan, le S.V.R. n’était plus le grand K.G.B. Révolue sans doute, l’ère des immenses sacrifices en faveur de l’espionnage. À présent, c’était le temps des vaches maigres. Le président de la République de Russie avait les mains liées par sa déroute économique et le S.V.R. devenait le parent pauvre du budget.
  
  Et si elle essayait ailleurs ? Après tout, elle détenait d’autres cartes. Par exemple, l’Irak se débattait désespérément pour secouer le joug de l’O.N.U. et se délivrer de l’embargo qui affamait sa population et privait le pays de ses revenus pétroliers. Sans compter que le niveau de vie avait chuté de la moitié et que l’inflation avait grimpé à 250% .
  
  Avec ce qu’elle était prête à lui fournir, l’Irak exercerait un habile chantage qui lui permettrait de regagner sa position d’avant la guerre du Golfe et de l’opération « Tempête du Désert ».
  
  Elle se détendit. Oui, c’était la bonne solution. Les Irakiens, eux, se débrouilleraient pour trouver l’argent. Avant le tonnerre déclenché par leur mainmise sur le Koweït, ils avaient pris la précaution de placer des fonds énormes à l’abri dans des paradis fiscaux.
  
  Elle redécrocha le combiné du téléphone.
  
  
  
  
  
  Coplan, à l’aéroport de Montego Bay, guettait l’arrivée du vol des Continental Airlines en provenance de Miami. Il atterrit enfin et les passagers débarquèrent. En majorité, ils étaient composés de touristes aux bermudas flamboyants, aux socquettes ridicules et aux fessiers imposants. Nulle part il ne vit Séverine Dejean avec laquelle il avait partagé plusieurs missions (Coplan aux trousses de la fugitive et Coplan en otage à Managua). Agent Alpha (Agent clandestin, isolé et livré à lui-même, qui parcourt le monde en mission sous une ou plusieurs couvertures de circonstance), elle détenait le grade de lieutenant à la D.G.S.E.
  
  Autour de lui, les commentaires des arrivants allaient bon train, ponctués d’exclamations piaillardes et de lieux communs hérités des pâturages du Midwest. Sans vergogne, les camescopes lui barraient le passage. Mais toujours pas de Séverine Dejean. Le Vieux s’était-il trompé sur les horaires ?
  
  Soudain, une femme se planta devant lui. Elle portait l’uniforme austère de l’Armée du Salut, chapeau, tunique sombre à col officier, dorures et lisérés rouges. De grosses lunettes masquaient ses yeux. Dans une main elle tenait une bible à la couverture parcheminée et usée, dans l’autre une sébille en étain.
  
  - Donnez, donnez, je vous en prie, qui donne aux pauvres prête à Dieu.
  
  L’œil de Coplan se fit sévère, bien qu’en réalité il eût envie d’éclater de rire.
  
  - C’est ce que tu appelles débarquer incognito ?
  
  - Aurais-tu perdu ton sens de l’humour, Francis ? répliqua-t-elle avec sa gouaille habituelle. D’abord, incognito au féminin devrait faire incognita et tant pis si les puristes de la sémantique ne sont pas d’accord avec moi.
  
  Coutumière du fait, Séverine Dejean lui avait joué le même tour à deux reprises dans le passé. À Manzanillo au Mexique, elle était apparue en Gitane diseuse de bonne aventure, éprise de castagnettes et de flamenco, virevoltante dans une robe bariolée et massacrant le castillan comme une Andalouse pur sang. Une autre fois, à l’aéroport Kennedy à New York, elle avait préféré se présenter en routarde adipeuse, hirsute, mal fagotée et affligée d’une épouvantable accent cockney.
  
  Connue pour posséder une science du maquillage et du déguisement véritablement stupéfiante, elle offrait pour le reste une taille moyenne, un joli visage à la peau claire comme ses yeux, et des hanches minces. Cependant, sa silhouette, ses traits, son allure générale étaient trompeurs puisque, avec art, elle savait se métamorphoser en blonde incendiaire, en femme fatale, en égérie pour loubards vicieux, en businesswoman raide et frigide ou en prostituée de bas étage, sans jamais être démasquée.
  
  Coplan l’emmena au Cibony où il lui avait réservé un bungalow. Par mesure de sécurité, il ne tenait pas à ce qu’elle loge dans son hôtel.
  
  Quand elle se fut douchée, elle revint, drapée dans une serviette de bain.
  
  - Le Vieux a dit de faire vite. Tu veux me voir tout de suite en Saphire ?
  
  - D’accord, je t’attends.
  
  Elle emporta un de ses bagages et retourna dans la salle de bains. Coplan patienta en se confectionnant un Tequila-Perdido (Cocktail inventé par Coplan) au bar dont était équipé le bungalow. Il le dégusta tout en fumant ses Gitanes.
  
  Au bout de deux heures, la porte de la salle de bains se rouvrit et Séverine réapparut. Coplan hocha la tête avec admiration. L’agent Alpha avait accompli un travail fantastique.
  
  - Qu’en penses-tu ? questionna-t-elle en pivotant sur ses talons.
  
  - Beau boulot.
  
  - Pas de défauts ?
  
  - Hélas, si. Bien sûr, en ce qui concerne la ressemblance, on ne pouvait s’attendre à ce qu’elle soit parfaite. Néanmoins, grâce à tes lentilles, tu es parvenue à rendre le bleu profond de ses yeux. En revanche, ce qui cloche, c’est la peau. La tienne est trop claire, même si tu l’as brunie. Saphire a le teint très mat à cause de ses origines.
  
  - Je sais, mais je ne réussis pas à faire mieux.
  
  Coplan consulta sa montre-bracelet.
  
  - Allons déjeuner, on va réfléchir.
  
  Il l’invita au Parkway, un restaurant fréquenté uniquement par une clientèle jamaïcaine. On y mangeait du boucan de porc, de la soupe de poivrons, du gâteau de manioc et autres plats typiques.
  
  Séverine choisit de la morue à l’ackee (Fruit africain dont l'aspect et le goût évoquent les œufs brouillés) et un pâté de bœuf relevé à la sauce pickapeppa.
  
  - On pourrait se passer du teint ultra-mat ? suggéra-t-elle.
  
  - Non, il faut mettre toutes les chances de notre côté. Tu as bien le passeport au nom de Cynthia Dickens ?
  
  - Oui. Et la photographie reflète ce que tu vois en ce moment sur mon visage.
  
  - Je te préfère au naturel, flatta-t-il.
  
  - Francis Coplan amorcerait-il sa manœuvre de drague habituelle ? plaisanta-t-elle.
  
  - Pas du tout, puisque je sais que tu es réfractaire à mes avances. La signature ?
  
  - C’est le point faible. Nous ignorons la sienne.
  
  - Il faudra bluffer. Je compte sur toi, sur ton entregent, sur ton audace et sur ton bagou.
  
  - Je ferai mon possible.
  
  Ce fut au dessert, alors qu’il dégustait sa salade de christophines, de corossols et de dattes de tamarinier, largement arrosée de rhum blanc, que Coplan découvrit la solution.
  
  
  
  
  
  Lou-Ann Bechnadzik ne tenait pas en place et débordait de joie.
  
  - À Hollywood, j’ai reçu une promotion ! exulta-t-elle. Je supervise deux productions, la Taverne de la Jamaïque, bien entendu, et Seraphus, une œuvre en préparation.
  
  - Seraphus ? releva Coplan.
  
  - Une histoire fantastique que l’on va tourner. C’est moi qui ai sélectionné le scénario. En l’an 3024, la Terre est peuplée de métis, non seulement de Blancs, de Noirs, de Jaunes, mais d’extraterrestres en provenance de la planète Seraphus. Les Terriens, par conséquent, n’ont plus la forme humaine que nous connaissons actuellement, d’où l’importance du maquillage et des effets spéciaux pour nos techniciens. Je t’explique l’intrigue. Un Terrien, en consultant des archives universitaires, découvre sur des cartes géographiques anciennes des zones qui ne figurent pas sur les cartes officielles. Intrigué, il part les explorer et tombe sur les descendants de la race humaine actuelle qui vivotent à l’écart. Il s’éprend d’une de leurs femmes et leur redonne foi et courage, si bien qu’ils réussissent à reconquérir la Terre. Si Hollywood m’écoute, on aura Tom Cruise et Sharon Stone.
  
  - Sharon Stone était somptueuse dans Basic Instinct. Quant à Tom Cruise en métis de Blanc, de Noir, de Jaune et d’extraterrestre, je demande à voir.
  
  - Tu oublies les merveilles que peuvent accomplir le maquillage et les effets spéciaux ! protesta Lou-Ann.
  
  Elle lui avait ouvert la voie. Coplan s’y engouffra.
  
  - Au contraire, enchaîna-t-il, je suis même venu te demander un service à ce sujet. Comment s’appelle déjà ce voyeur aux testicules disparus ? Luciano Buscetta, c’est ça ?
  
  - Tout à fait. Dans le domaine des maquillages et des effets spéciaux, il a de l’or dans les doigts.
  
  - Pourrait-il s’arranger pour qu’une Blanche ait l’aspect d’une métisse à la peau brune ?
  
  - Tout lui est possible. C’est un orfèvre.
  
  Lou-Ann fronça les sourcils.
  
  - Mais pourquoi une Blanche voudrait-elle avoir l’aspect d’une métisse ?
  
  - Pour tromper les détectives privés payés par son mari pour la surveiller.
  
  Cette fois, Lou-Ann éclata de rire.
  
  - Ne serait-ce pas cette partenaire qui a accepté de t’accompagner sur la plage infestée de serpents afin que tu puisses assouvir ton fantasme?
  
  Coplan se força à prendre un air confus :
  
  - Comment as-tu deviné ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - D’accord. Viens demain au studio.
  
  Le jour suivant, Coplan se présenta en compagnie de Séverine qui avait repris son aspect naturel.
  
  Lou-Ann était absente mais Luciano Buscetta avait été prévenu. Aussi accueillit-il ses visiteurs avec courtoisie avant de leur faire les honneurs de son domaine, pendant que ses assistants s’affairaient aux alentours.
  
  Les essais se pratiquaient sur des mannequins en cire aux charmes rigides et frigides puisés sous les sunlights. Créatures fantômes, doublures des comédiennes, ces poupées arboraient une moue boudeuse ou un sourire à peine esquissé. Avec leur perruques et leurs pupilles peintes, leur fard artificiel écaillé par la pointe d’un ciseau, elles attendaient patiemment un raccord de maquillage avant que le photographe de plateau ne vienne prendre un cliché dont le tirage atterrirait sur le bureau du réalisateur. En passant, Buscetta dompta une mèche rebelle sur des cheveux factices et redressa un voile vaporeux que perçait la pointe d’un téton sensuel sous le tissu diaphane. On devinait le soin scrupuleux du maître qui veille au moindre détail. D’ailleurs, il était si fier de son métier qu’il ne put s’empêcher, tel un professeur du haut de sa chaire dans l’amphithéâtre, de se lancer dans un historique :
  
  - Au début du cinéma, le maquillage consistait à ajouter un grain de beauté, une cicatrice, à vieillir le visage. Aujourd’hui, on prend un comédien et on le transforme en créature d’un autre monde. Le virage a commencé dans les années trente avec Frankenstein. Imaginez que pour maquiller Boris Karloff en monstre, il fallait quatre heures. Karloff préférait rentrer chez lui maquillé plutôt que de subir cette épreuve le lendemain. Il ne se démaquillait que pour le week-end, et le reste de la semaine dormait la tête coincée entre deux piles de bouquins pour ne pas altérer le crâne qu’on lui avait fabriqué. De nos jours, d'Eléphant Man à Alien en passant par la Nuit des Morts-vivants, tous les héros des films fantastiques sont nés dans les studios de maquillage.
  
  Autour de lui, Coplan voyait les assistants prendre des empreintes à l’aide d’alginate ou confectionner des moulages à base d’ultracal, un plâtre très dur, que l'on renforçait avec des fibres de sisal.
  
  Buscetta fit déshabiller Séverine et lui pinça la peau du bras gauche qu’il examina de près, puis il appuya sur une touche de sa télécommande. Un panneau coulissa sur le mur et démasqua un tableau, violemment éclairé, sur lequel s’alignaient des visages de femmes plus ou moins métissées.
  
  - Faites votre choix, invita-t-il. Vous avez ici les teintes les plus variées.
  
  Ce fut Coplan qui désigna le modèle :
  
  - Celle-ci.
  
  Buscetta eut un rire léger.
  
  - Vous avez bon goût. Stella Cambridge, une New-Yorkaise. Elle est présentement mannequin à Paris, chez Christian Lacroix, il me semble.
  
  L’Italien cessa ses bavardages et s’activa avec une diligence et un soin chatouilleux qui firent l’admiration de Coplan dont l’attention restait soutenue, afin que nulle faute ne vienne handicaper l’opération qu’il mettait sur pied.
  
  Il fallut quatre heures au maître pour s’estimer satisfait de son travail.
  
  - Quatre heures, comme pour Boris Karloff ! s’exclama-t-il. À la différence que vous, vous n’êtes pas un monstre, madame !
  
  Coplan plissait les yeux. Incontestablement, Buscetta avait ressuscité la teinte de la peau de Saphire. L’œuvre était grandiose.
  
  - Combien de temps ce maquillage tiendra-t-il ? s’inquiéta Séverine.
  
  - Quarante-huit heures, pas plus. Si vous voulez le prolonger, revenez me voir. Les amis de Lou-Ann sont les miens.
  
  Buscetta cligna de l’œil à l’intention de Coplan. Visiblement, il n’avait pas oublié la séance érotique à laquelle il avait subrepticement assisté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Séverine Dejean contempla la peinture naïve dédiée au souvenir du couple de pirates féminins qui avaient écumé les Turks et les Caïcos au XVIIème siècle. On les avait surnommées les Bloody Sisters et elles avaient noms Anne Bonney et May Reid. Séverine estima curieux qu’une banque célèbre la mémoire de flibustières dont le vol et le pillage constituaient l’unique but dans leur vie agitée.
  
  Quand son tour vint, elle présenta le passeport au nom de Cynthia Dickens qu’avaient fabriqué les services techniques de la D.G.S.E.
  
  - Pourrais-je consulter mon compte ?
  
  L’employée pianota sur son clavier, releva la tête et contempla l’agent Alpha d’un œil étonné.
  
  - Je regrette. Vous ne figurez pas dans la liste de nos clients.
  
  À la perfection, Sandrine mima la confusion :
  
  - Où ai-je la tête ? Mais, bien sûr, que je suis bête, je me suis trompée de banque.
  
  Vite, elle se retrouva sur le trottoir, dans l’artère principale de Cockburn Town, le long de laquelle s’alignaient les banques qui profitaient de cet eldorado fiscal. Ici, quel que soit le revenu, rien n’était imposé et les taxes étaient inconnues. Avec le dollar US comme monnaie officielle, l’activité bancaire y était des plus florissantes.
  
  Elle avança entre les constructions, faites de pierre calcaire extraites du sol. En passant, elle esquissa un signe de tête négatif en direction de Coplan, en chouffe (Terme d’origine arabe en usage à la D.G.S.E. ou dans la police et désignant une surveillance), comme on disait à la Piscine, dans la Ford de location.
  
  Pour Séverine, c’était le septième échec, un échec qui se renouvela à la Barclays et au Banco di Roma. Quand elle entra dans le hall luxueux de la Whittaker & Eastman Trust & Savings Bank, elle commençait à désespérer. Dans l’établissement, pas de publicité tapageuse pour des pirates masculins ou féminins dont s’enorgueilliraient les Caraïbes, mais une activité fébrile et une ambiance de bon ton. Pas de guichet non plus et pas de caisse. La clientèle privilégiait les virements à destination d’autres paradis fiscaux et ne venait pas ici pour réapprovisionner en coupures son portefeuille.
  
  Le fondé de pouvoir qui la reçut était un Chinois qui parlait anglais avec l’accent de Hong Kong. Impassible, il l’écouta débiter son boniment.
  
  - Votre numéro de compte ? questionna-t-il en feuilletant les pages du passeport et en s’attardant sur la photographie et la signature.
  
  - Très franchement, je l’ai oublié. J’avoue être plutôt tête de linotte.
  
  Sans un mot, le passeport en main, il changea de place et alla s’attabler devant un ordinateur dont Séverine ne pouvait voir l’écran. Il fixa celui-ci, l’air ennuyé, et revint s’asseoir à la première place.
  
  - La signature ne correspond pas, fit-il platement.
  
  Séverine ne se démonta pas. Elle avait déjà vécu des aventures semblables. Elle retroussa légèrement sa jupe et croisa ses jambes qu’elle avait magnifiques.
  
  - Je vais vous faire un aveu, commença-t-elle d’une voix hésitante. Cynthia Dickens n’est pas mon vrai nom. C’est un pseudonyme littéraire, inspiré du nom du célèbre Charles Dickens. D’ailleurs, quelle est la folle qui utiliserait sa véritable identité dans un paradis fiscal ? Ceci pour dire que je n’ai pas de signature pour ce nom d’emprunt. Je signe n’importe quoi et n’importe comment.
  
  Le Chinois demeurait insensible à la beauté de ses cuisses. Elle avait déjà eu ce problème avec les Asiatiques. Les Européennes les laissaient froids. Ou, du moins, elle les laissait froids. À dire vrai, ils n’avaient pas la réputation d’être portés sur les femmes et, à ce qu’on racontait, ils exhibaient un membre viril plutôt freluquet. Malgré tout, c’était vexant, d’autant plus qu’elle voyait fleurir sur les lèvres de ce salaud un mince sourire goguenard.
  
  - C’est votre pseudonyme d’écrivain ? hasarda-t-il.
  
  À dessein, elle se rengorgea avec fatuité.
  
  - Mes lecteurs adorent ce que j’écris sous ce nom.
  
  - Vous n’avez quand même pas oublié votre numéro de code secret ?
  
  - Je vous l’ai dit, je suis tête de linotte, sauf pour la littérature.
  
  - Vous souvenez-vous du dernier virement que vous nous avez demandé d’effectuer pour votre compte?
  
  - Il y en a tellement que...
  
  - Il n’y en a eu aucun depuis que vous avez ouvert ce compte, triompha-t-il, heureux de l’avoir piégée. Puisque vous affectionnez les noms d’emprunt, veuillez me rappeler, je vous prie, celui sous lequel vous nous avez demandé de vous envoyer votre courrier, ainsi que l’adresse que nous nous avez fournie ?
  
  Elle se savait coincée mais se refusait à perdre son mordant.
  
  - C’est la raison pour laquelle je vous rends visite. Cela aussi, je l’ai oublié. Je suis consciente que mon histoire doit vous paraître insensée, mais je suis une artiste et les contingences de la vie matérielle me sont parfaitement étrangères. Je vous prie de me croire, d’autant que je ne viens pas ici pour sortir de l’argent de mon compte, mais simplement me remémorer le nom et l’adresse que je vous ai donnés.
  
  Cet argument ébranla son interlocuteur. Aux clients qui sortent des fonds, les banques du monde entier préfèrent ceux qui en déposent. Parfaitement formé à cette mentalité, le fondé de pouvoir se rasséréna. Il n’avait pas affaire à un escroc en jupons.
  
  - Je vais voir ce que je peux faire, promit-il en se levant.
  
  Dès qu’il eut disparu derrière la porte capitonnée, Séverine décroisa les jambes et bondit. Sur le clavier de l’ordinateur, elle pianota Cynthia Dickens. Le nom s’inscrivit sur l’écran, suivi d’une formule qui la fit enrager : Opérateur, fournissez votre code d’accès personnel.
  
  Furieuse, elle retourna s’asseoir.
  
  L’Asiatique revint bientôt, accompagné de son supérieur hiérarchique, un autre Chinois, pourvu d'un accent de Hong Kong aussi prononcé que celui de son subordonné.
  
  - Désolé, madame. Notre règlement est très strict et ne souffre aucune dérogation. Il nous est impossible de satisfaire à votre demande. La qualité de nos services et la sécurité de notre clientèle exigent que soient respectées les règles qui gouvernent notre établissement.
  
  Avec acharnement, Séverine plaida sa cause mais en voyant bien qu’elle avait perdu la partie. En définitive, elle fut obligée de quitter la banque sans avoir obtenu ce qu’elle cherchait.
  
  - Tu as quand même marqué des points, consola Coplan quand elle l’eut rejoint dans la Ford. Nous connaissons l’identité de sa banque, la Whittaker & Eastman Trust & Savings Bank.
  
  - Où ce renseignement nous mène-t-il ? Ce que nous voulions, c’est l’adresse où elle se cache.
  
  
  
  
  
  Vassili Ribkine sursauta quand Pavel Maisky entra en trombe dans la pièce, brisant net sa rêverie au cours de laquelle il imaginait les plaisirs auxquels il s’adonnerait s’il était lesté d’un confortable compte en banque dans ce paradis fiscal de la Grand Turk.
  
  - Saphire est en ville, annonça l’arrivant, tout excité. Mikhaïl l’a repérée entrant et sortant de sa banque. Elle est accompagnée par un type qui restait en planque dans sa Ford.
  
  - Où logent-ils ?
  
  - On l’ignore encore. Mikhaïl les a pris en filature.
  
  Ribkine alluma une Lucky Strike. Depuis longtemps, en fait depuis que le K.G.B. l’avait pour la première fois envoyé en mission à l’étranger, il avait abandonné les cigarettes russes à bout de carton et leur infâme odeur de bouse de vache, pour adopter la Lucky Strike, la meilleure des cigarettes américaines. Il en tira une longue bouffée voluptueuse.
  
  - Goloubtchik, les choses bougent favorablement.
  
  
  
  
  
  De fin août à début septembre se déroulait dans les Turks et les Caïcos, le carnaval, fête fort prisée des insulaires et qui n’était dépassée en affluence que par la Régate du Commonwealth le dernier week-end de mai et par les festivités accompagnant l’anniversaire de la reine Elisabeth II en juin. En réalité, ce carnaval n’était qu’une pâle imitation du Goombay aux Bahamas, du Mardi gras à La Nouvelle-Orléans et du carnaval de Rio.
  
  Ce soir-là, Séverine avait insisté pour y assister. Coplan, qui cherchait désespérément un moyen pour mettre la main sur Saphire, avait finalement accédé à sa requête.
  
  Des orchestres s’étaient répandus dans Cockbum Town et scandaient les rythmes qui faisaient fureur dans les Caraïbes, du merengue au reggae et du calypso à la salsa. La foule était costumée dans le vain souci de reprendre à son compte les extravagantes paillettes des Cariocas. Chez les femmes, des échafaudages de coiffures bravaient le vent qui soufflait en provenance des Caïcos. Les touristes étaient les plus déchaînés. Leurs masques, confectionnés à New York et consciencieusement emballés dans leur valise pour leur séjour à Cockbum Town, offraient la plupart du temps des traits hideux, contorsionnés, souvent ridicules « grotesques, qui choquaient la population locale.
  
  Sur la place où se dressait l’immeuble de la Whittaker & Eastman Trust & Savings Bank, un feu crépitait joyeusement, fait de toutes les épaves récupérées sur les plages et séchées au soleil. Des hourras saluaient les performances des danseurs qui encerclaient les flammes. Impassibles, les musiciens ressemblaient à des automates. Mécaniquement, ils frappaient ou grattaient leur instrument ou secouaient leurs maracas. Les steel-bands, ces tronçons de tonneaux, sciés électriquement, prolongeaient dans la nuit étoilée les sons lancinants de leur tempo frénétique, accentué avec fureur à l’africaine.
  
  Une femme se détacha soudain de la foule et vint danser près du feu, en solo, en se déhanchant à la limite de ses possibilités, et en ondulant outrageusement de la croupe.
  
  L’exhibition dura une dizaine de minutes, chaleureusement applaudie par la foule, puis la femme s’arrêta et courut se planter devant Coplan.
  
  - Viens danser avec moi, lança-t-elle en lui prenant énergiquement la main.
  
  Elle était jeune et belle, malgré les flots de sueur ruisselant sur son visage. De ses aisselles montaient des effluves musqués. Sur sa peau noire, collaient le T-shirt et la minijupe en déformant les emblèmes des îles brodés sur le tissu, la langouste, la conque et le cactus. Tressés en dreadlocks, les cheveux caressaient les joues humides pendant que la bouche rouge et pulpeuse arborait un sourire aguicheur.
  
  - Viens donc, bel étranger, insista-t-elle en tirant.
  
  Coplan rechignait. Pourtant, il savait qu’un refus constituerait l’insulte suprême. Pendant la semaine du carnaval, aucun homme, s’il était sollicité par une femme, ne pouvait, conformément à la tradition locale, lui refuser de danser avec elle. Sinon, par sa dérobade, il l’injuriait et serait pris à partie par la foule. Si on voulait éviter le lynchage, mieux valait sacrifier à la coutume. Mais Coplan, à vrai dire, ne s’en ressentait nullement de s’exhiber en face de ce démon de la danse.
  
  Ce fut Séverine, avec son goût coutumier pour le burlesque, les clowneries et les arlequinades, qui débloqua la situation. D’une violente poussée entre les omoplates, elle projeta Coplan entre les bras de la fille.
  
  - Va donc danser, Francis, que je me paie une pinte de bon sang !
  
  Coplan, lui, riait jaune, même si la foule l’encourageait avec bonne humeur. En aucun cas, il ne pouvait rivaliser avec sa partenaire et il se sentait gauche et maladroit, malgré les sourires enjôleurs qu’elle lui prodiguait. Néanmoins, il tentait de se maintenir au diapason de celle à qui il servait surtout de faire-valoir et qui était le diable en personne, tant elle se dépensait sans compter, ovationnée par les spectateurs. C’était véritablement un one-woman-show.
  
  Bien que plébiscitée par ces derniers, elle commençait quand même à marquer une certaine fatigue et ses mouvements se ralentissaient, ce qui réjouit Coplan. Il se donna encore cinq minutes et, après avoir ainsi sacrifié aux rites locaux, il rejoindrait Séverine.
  
  Justement, quand il tourna la tête dans sa direction, il reconnut les deux hommes qui l’encadraient. Vassili Ribkine et Pavel Maisky. Il repoussa la fille et voulut courir au secours de Séverine. À ce moment, la fille lui fit un croc-en-jambe et il s’étala de tout son long sur le terre-plein pendant que montaient vers le ciel étoilé les rires moqueurs de la foule.
  
  La fille lui sauta sur le dos.
  
  - On ne m’abandonne pas ! cria-t-elle. C’est moi qui congédie mon partenaire, pas l’inverse !
  
  Il exécuta un saut de carpe et elle se retrouva sur le ventre. Pour ne pas indisposer la foule, il fit mine de l’embrasser. En réalité, il amorça un mouvement d’étranglement et lui murmura à l’oreille :
  
  - Laisse tomber, sinon, je te le promets, tu ne verras pas la fin du carnaval !
  
  Épouvantée, elle se le tint pour dit et ne protesta pas quand il fonça vers l’endroit où s’était trouvée Séverine, mais d’où elle avait disparu. Hélas pour lui, les spectateurs, lui pardonnant sa performance médiocre, dressaient devant lui une dense barrière. Sans ménagement, il se dégagea.
  
  - Laissez-nous passer ! criaient Ribkine et Maisky à cent mètres de là. Ma femme est malade, il nous faut un médecin.
  
  Tous les deux portaient dans leurs bras Séverine inanimée après la piqûre dont ils l’avaient gratifiée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Coplan éprouvait une peine infinie à écarter la foule qui semblait vouloir le retenir prisonnier dans ses tentacules. Il écrasait des pieds, donnait des coups de poing pour se dégager, les gens protestaient, l’insultaient. Il dut assommer un grand Noir qui lui agrippait le col de la veste et le secouait comme un cocotier.
  
  La Honda démarra sous son nez. De toutes ses forces, il courut vers l’emplacement où Séverine avait garé la Ford de location.
  
  En réalité, il ne désespérait pas de repiquer sur la Honda. La superficie de la Grand Turk ne dépassait pas vingt kilomètres carrés et sa population s’élevait à six mille habitants. Les kidnappeurs de Séverine n’auraient guère la possibilité de se dissimuler avec efficacité. Existait bien sûr le risque que le rapt ait été soigneusement planifié et que soit prévue une exfiltration par bateau ou par avion. Ribkine et Maisky étaient de vrais professionnels plus que roublards qui montaient une opération avec minutie, eux les spécialistes des mokrie diela (Littéralement : affaires mouillées). D’ailleurs, ne s’étaient-ils pas assurés les services et la complicité de la danseuse pour qu’elle entraîne Coplan dans ses tourbillons échevelés en le séparant ainsi de leur cible ? Mais pourquoi l’avaient-ils enlevée ? L’avaient-ils prise pour Saphire ?
  
  Il s’arrêta à quelques centaines de mètres de son point de départ, émergea de la Ford et examina les alentours. Au loin, on entendait les échos affaiblis des rythmes joués pour le carnaval. La lune éclairait une grosse bâtisse, construite à l’aide de pierre calcaire, comme il était de coutume sur l’île. Sur son flanc gauche, une citerne recueillait les faibles pluies. Sur son flanc droit s’élevait une église au toit rouge et aux murs blanchis à la chaux, tandis que les vestiges d’un poste colonial à la décrépitude avancée menaçaient de crouler.
  
  Prudemment, il progressa en regrettant, à cause des contrôles dans les aéroports, de n’avoir pu emporter les armes achetées à El Zorzal.
  
  Il était à peine à dix mètres de la Honda lorsque la fléchette expédiée par Mikhaïl s’enfonça sous sa clavicule gauche. Il ressentit une vive douleur, suivie par une nausée dévastatrice qui le jeta sur les genoux, en même temps qu’il vomissait la bière, ses beignets de lambi et sa salade de papayes.
  
  L’instant d’après, un éclair lui traversa le cerveau et le trottoir lui remonta en pleine figure.
  
  
  
  Quand il se réveilla, des heures plus tard, Séverine lui frictionnait le visage à l’aide d’un mouchoir trempé dans l’eau.
  
  - Dieu merci, te voilà ! se réjouit-elle. J’ai bien cru que tu ne remonterais jamais à la surface. Au fait, ces salauds de Russkoffs croient que je suis Saphire. Ils veulent les documents qu’elle a piqués. Qu’est-ce que je fais ? Dis-moi, toi le grand chef qui trouves toujours une solution à tout.
  
  Coplan se massa l’épaule gauche, là où la fléchette avait frappé et où la chair était endolorie, tout en regardant autour de lui. Il était couché sur une mauvaise paillasse qui exhalait une forte odeur de fruits pourris. Dans la cave, d’un tuyau certainement relié à la citerne, tombaient des gouttes d’eau. Une autre paillasse était étalée de l’autre côté du réduit, sur laquelle, probablement, on avait couché Séverine après son enlèvement.
  
  Il se frotta les yeux. La lucidité revenait en lui et la terrible machine de son cerveau se remettait en place avec ses rouages bien huilés. Il n’eut guère le temps d’épiloguer sur la situation à laquelle il était confronté car la porte s’ouvrit et Mikhaïl apparat, tenant en main une Micro Uzi qui imposa le respect à Coplan et à Séverine. Ils savaient qu’ils détenaient peu de chances de désarmer leur geôlier, car ce pistolet-mitrailleur au métal estampé tirait de 1100 à 1400 coups minute. Un geste malencontreux et on était haché en menus morceaux.
  
  - Venez tous les deux, invita le Russe d’un ton calme et dans un anglais imbibé de chuintantes slaves.
  
  Ils obéirent.
  
  Ribkine et Maisky étaient assis dans le salon. Ils observaient les arrivants avec des regards faussement assoupis. Pour ces derniers, il fut clair dès leurs premières paroles que pour eux Saphire était Séverine et que celui qui l’accompagnait était son amant et son complice.
  
  Séverine répéta sa première version :
  
  - Je ne sais de quoi vous voulez parler. Je suis une actrice grimée pour les besoins du film que je vais tourner. Il s’appelle Seraphus et je suis sous contrat à la Transcontinental Film Corporation. Vérifiez donc auprès de Lou-Ann Bechnadzik à Ocho Rios à la Jamaïque, bluffa-t-elle avec son aplomb habituel. On m’a bruni la peau. Laissez-moi me démaquiller, attendez encore vingt-quatre heures et vous verrez que cette teinte foncée sur ma peau aura disparu et que je ne ressemble plus du tout à la femme que je suis actuellement.
  
  Ribkine riait, amusé, comme s’il assistait à un spectacle de clowns. Il prit un des trois passeports posés sur la table.
  
  - Vous vous appeliez bien Cynthia Dickens ?
  
  - Non.
  
  - Non ?
  
  - Je m’appelle Valérie Lacour. C’est le nom qui figure sur l’autre passeport que vous détenez.
  
  Maisky feuilleta le second passeport.
  
  - Valérie Lacour, d’accord. À la rubrique profession, ce passeport indique forfaitiste. Or, vous nous dites que vous êtes actrice ?
  
  Séverine avait réponse à tout, même si ses réponses étaient tirées par les cheveux.
  
  - Quand le mot actrice est inscrit sur mon passeport, les gens aux contrôles de douanes et d’immigration ont tendance à me réclamer des autographes. Pour éviter ces pertes de temps, j’ai fait porter forfaitiste à la Préfecture de Police de Paris.
  
  - J’ai toujours entendu dire que les comédiens étaient contents qu’on leur réclame des autographes, persifla Maisky. Cette attention les rassure sur leur notoriété.
  
  Séverine fit mine de s’emporter :
  
  - Pas moi !
  
  Coplan restait silencieux. Il avait l’impression de faire bande à part. Visiblement, il était un personnage sans consistance aux yeux des Russes. Leur centre d’intérêt était Séverine. Pour eux, il n’était qu’un comparse ou un gigolo attaché aux basques de Saphire pour lui soutirer son argent. Il coula un regard en direction du troisième Russe et fut désappointé. Il se tenait à bonne distance et avait adopté une position telle que seuls Séverine et Coplan se trouvaient dans son champ de tir.
  
  - Trêve de plaisanteries, reprit Ribkine. Vous êtes Saphire Field-Farqhart et, sous le nom de Cynthia Dickens, vous détenez un compte bancaire.
  
  Coplan fut impressionné. Ainsi les Russes avaient aussi recueilli ce renseignement. Décidément, durant tout ce temps, il avait accumulé des retards sur Cazelbat et le S.V.R.
  
  - C’est vous-même qui nous l’avez dit. Vous vous souvenez de notre première rencontre, quand vous étiez déguisée en vieille femme aux cheveux gris ?
  
  Coplan reçut un coup à l’estomac. Vieillissait-il ? Comment, il avait eu Saphire à quelques dizaines de mètres de lui et il ne l’avait pas démasquée ? Certes, le maquillage était parfait. Cependant, Cazelbat était au courant, sinon il ne l’aurait pas épiée, alors que lui n’avait pas réagi.
  
  Séverine restait sans voix.
  
  - Nous devions vous envoyer l’argent au nom de Cynthia Dickens à la Whittaker & Eastman Trust & Savings Bank à Cockbum Town, insista Ribkine d’une voix railleuse.
  
  Il y eut comme un coup de tonnerre et la porte s’ouvrit avec fracas en même temps qu’explosaient des grenades lacrymogènes. Mikhaïl lâcha plusieurs rafales de son Uzi en visant la porte sans, apparemment, toucher les intrus qui demeuraient invisibles, même si les grenades se succédaient en cascades. Celles-ci étaient à effet paralysant et, bientôt, les trois Russes, Séverine et Coplan furent réduits à l’impuissance, hoquetant et toussant, leurs joues ruisselant de larmes. Mikhaïl avait eu beau vider son chargeur, ses cartouches s’étaient inexorablement perdues dans le mur du couloir sans provoquer une égratignure.
  
  Ils avaient fait vite, pensa Coplan. William Field-Farqhart était à peine mort qu’ils étaient déjà sur le sentier de la guerre. Comment s’étaient-ils débrouillés pour arriver jusque-là aussi rapidement ? Sans doute possédaient-ils des renseignements découverts dans le coffre du défunt, quoique ce fût improbable. Saphire aurait-elle laissé derrière elle des preuves aussi incriminatoires ? À moins que ce ne fût le nom de Dickens, trop flagrant, compte tenu des habitudes pseudonymiques de la fugitive ?
  
  Deux hommes entrèrent et Coplan sut qu’il ne s’était pas trompé. Tout en noir, chaussés de bottes de saut, ils portaient une tunique collante, une cagoule et un ceinturon en cuir fauve lesté de grenades et d’étuis à chargeurs pour leurs pistolets-mitrailleurs Heckler & Koch. Le premier alla ramasser l’Uzi de Mikhaïl avant de fouiller les cinq occupants de la pièce. Quand il arriva devant Séverine, il releva son masque à gaz et la salua ironiquement dans un anglais fortement teinté d’accent londonien, pendant que trois autres hommes pénétraient dans les lieux.
  
  - Ce fut un long voyage, madame Field-Farqhart, mais vous atteignez le bout du chemin. Et puis, ne vous faut-il pas vous résoudre à déposer quelques fleurs sur la tombe de votre époux au cimetière de Brighton ? De toute façon, soyez soulagée, nous vous débarrassons des Russes.
  
  Séverine décocha à Coplan un regard navré et mouillé de larmes par les lacrymogènes. Voilà que l’équivoque se perpétuait.
  
  Comme lui, elle savait qu’ils avaient affaire aux hommes d’élite composant le Squadron G du S.A.S., le Spécial Air Service britannique dont l’I.R.A. avait changé le nom en Spécial Assassination Service à cause des centaines de militants catholiques que ce régiment avait éliminés en Ulster et à l’étranger. L’unité était divisée en quatre Squadrons, A, B, D et G. Le C, qui avait opéré en Rhodésie, avait été dissous après que ce pays fût devenu le Zimbabwe. Le G était spécialisé dans les opérations montées dans les pays membres du Commonwealth, tandis que le D était réservé aux autres pays étrangers et que le A et le B se cantonnaient au Royaume-Uni. Leur mobilité faisait l’admiration de tous, grâce à leur dotation en hélicoptères Lynx et Puma. De même que leur efficacité, dopée par leur devise, Who dares wins (Qui ose gagne). Quant à leurs effectifs, c’était un secret d’État, jalousement gardé par les autorités londoniennes.
  
  Ribkine, Maisky et Mikhaïl n’étaient pas en reste. Pour eux, il était clair que les S.A.S. les avait débusqués. Mais comment étaient-ils arrivés jusqu’à lui ? s’interrogeait désespérément le premier. Il ignorait qu’à la Dom Dva (Littéralement, maison numéro 2. Immeuble qui abrite les Services spéciaux russes au numéro 2 de la rue Loubianka à Moscou. Il donne sur la place Dzerjinski rebaptisée Loubianka après le putsch avorté contre Gorbatchev en 1991.
  
  Dzerjinski était le fondateur des premiers services de sécurité soviétiques en 1917) un traître renseignait le Secret Intelligence Service dont dépendaient les S.A.S., sa branche Action.
  
  Les trois Russes furent ligotés et abandonnés sur place pendant que Séverine et Coplan étaient entraînés au dehors par les cinq S.A.S. après que leurs passeports leur furent restitués.
  
  De la part des Britanniques, Coplan bénéficiait d’une indifférence identique à celle que lui avaient témoignée les sbires du S.V.R. On le prenait pour l’amant de Saphire, son gigolo, c’est-à-dire un être sans intérêt et sans consistance. D’ailleurs pour accréditer cette thèse, il avait adopté une attitude terrorisée et était même parvenu à offrir un teint blême et blafard qui convenait parfaitement au personnage de pleutre qu’on lui collait sur le dos. Il gémissait, implorait, sanglotait et tremblait de tous ses membres, ce qui lui attira les sarcasmes de l’un des S.A.S. :
  
  - T’en fais pas, on va pas te faire de mal, lopette !
  
  Le port était à deux pas. On poussa Séverine et Coplan vers une vedette à moteur qui cingla aussitôt à travers le Passage des îles Turks, un chenal large de 35 kilomètres et profond de 2000 mètres, qui séparait les îles Turks des îles Caïcos.
  
  À un moment, le pilote expédia un signal lumineux et on lui répondit à bord d’un yacht chichement éclairé qui se profilait à quelques milles marins, à la perpendiculaire de la South Caïcos.
  
  La réponse était à peine parvenue au pilote que ce dernier coupa brutalement ses moteurs.
  
  - Merde, des baleines ! s’exclama-t-il.
  
  Coplan sourit dans sa barbe. Il ne prenait jamais la direction d’un pays sans, au préalable, connaître à fond les us et coutumes locaux, sans recueillir un maximum de renseignements sur la faune, la flore, la topographie, l’histoire et la politique des lieux qu’il allait visiter. Il semblait que les S.A.S. ne possédaient pas le même souci du détail, sinon ils auraient su que le Passage des îles Turks était fréquenté la nuit par des bancs de baleines à bosse naviguant en direction de leur zone de reproduction, cernée par le récif corallien de Silver Banks.
  
  Il n’épilogua pas sur le sujet. Profitant du brutal arrêt des moteurs et du laxisme qui régnait à son égard, il bondit sur le seul S.A.S. qui brandissait un pistolet-mitrailleur. Il lui arracha son arme, en même temps que son genou lui emboutissait le bas-ventre. L’homme s’écroula en hurlant et le Heckler & Koch lâcha une courte rafale en direction de la mer.
  
  - Tous à l’eau et emportez votre camarade ! cria Coplan. Séverine, tu prendras les commandes.
  
  Les quatre S.A.S. indemnes le regardaient, estomaqués. La deuxième rafale leur rasa le haut de la cagoule.
  
  - Obéissez ou bien, la troisième fois, je tire plus bas !
  
  À l’appui de cette menace, Séverine, qui était une ceinture noire expérimentée, choisit le S.A.S. le plus près d’elle et, en un tour de main, l’expédia pardessus la lisse.
  
  - On s’est trompés, enragea celui qui paraissait le chef. Ce ne peut être Saphire. Eh, lança-t-il à Coplan, on pourrait peut-être s’expliquer ? La diplomatie vaut mieux que les armes !
  
  - Trop tard, refusa Coplan. Chaque erreur se paie. Vous êtes des nageurs hors pair. Vous n’aurez aucun mal à rejoindre le yacht qui vous attend. Avec un peu de chance, les baleines vous laisseront peut-être voyager sur leurs bosses. Allez, tous à la flotte.
  
  Il ponctua son ordre d’une troisième rafale en veillant néanmoins à ne pas gaspiller ses munitions. Séverine qui songeait aussi à cette éventualité, avait arraché au ceinturon du S.A.S. désarmé deux chargeurs de rechange.
  
  Cette fois, les S.A.S. obtempérèrent et emportèrent leur camarade dolent. Séverine prit les commandes et fit demi-tour pendant que Coplan surveillait les cinq hommes qui nageaient vigoureusement en direction du yacht en suivant une route parallèle à celle des baleines. Soulagé, Coplan alluma une Gitane et la savoura avec délices.
  
  - On l’a échappé belle ! lança Séverine. D’abord, les Russkoffs, ensuite les Britiches ! Que penses-tu de ma science du maquillage et du talent de Buscetta? J’ai abusé les uns et les autres ! Pour eux, j’étais vraiment Saphire !
  
  - À l’exception de ta prise de judo. Là, tu en as fait de trop. Les S.A.S. ont compris que tu n’étais pas Saphire.
  
  De retour au port, ils coururent à l’endroit où Coplan avait garé la Ford de location. Ils s’y engouffrèrent et gagnèrent l’aéroport en procédant à un large détour pour éviter les débordements du carnaval qui, d’ailleurs, jetait ses derniers feux avant l’aube.
  
  Arrivé à destination, Coplan réveilla le pilote du Twin Otter qui les avait amenés de la Jamaïque.
  
  - Vite, debout, nous retournons à Ocho Rios. Allez déposer votre plan de vol.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  - Je vous avais bien dit que votre teint nouveau ne durerait pas plus de quarante-huit heures ! s’exclama Luciano Buscetta. Vous voulez le prolonger ?
  
  - Non, répondit Séverine.
  
  - En fait, intervint Coplan, notre intérêt se porte sur une autre personne, celle que vous avez maquillée en vieille femme, avec des cheveux gris, voici une dizaine de jours.
  
  La fierté inonda le visage de l’artiste.
  
  - Constance ?
  
  - Constance, c’est ça. Constance comment, déjà ?
  
  - Constance Doyle.
  
  Séverine et Coplan se regardèrent. Cette fois, Saphire avait opté pour Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes. Son goût pour la littérature et son identification aux écrivains avaient prévalu dans le choix de sa fausse identité.
  
  - Constance Doyle, c’est bien celle que nous cherchons, fit Coplan d’un ton bienveillant.
  
  L’Italien se rengorgea :
  
  - Son maquillage, seul un maître comme moi aurait pu le réaliser. La tâche était ardue.
  
  - En effet, c’est ce que j’ai pensé, déclara Coplan, une vraie lueur d’admiration dans le regard. Seule, livrée à elle-même et à son amateurisme, elle n’aurait pu obtenir une telle œuvre d’art. Nous aimerions la rencontrer. Où est-elle ?
  
  Buscetta, intérieurement, grinça des dents. Mal à l’aise, il se rappela l’affreuse querelle. Certes, la faute en incombait en premier lieu à Susan. Pour elle, Constance n’était qu’une partenaire de plus, alors que Constance semblait réellement amoureuse. Susan avait commis l’erreur de ramener à la maison une jolie Noire draguée dans son antre favori, Our Queen Sapho. À l’improviste, Constance était arrivée au beau milieu de leurs ébats. Folle de rage, elle avait brisé sur la tête de celle qui l’avait trahie une lampe à huile qui datait du temps des flibustiers. Le verre avait profondément tailladée la joue de Susan et le corps médical estimait qu’elle en garderait une cicatrice indélébile. Furieux, Luciano avait poursuivi Constance qui s’était enfuie à bord de son Hatteras. Lui-même possédait un bateau identique. Seulement, arrivée à destination et voyant qu’il l’avait suivie à la trace, Constance avait ouvert le feu sur lui et, promptement, il avait fait demi-tour sans insister. Après tout, il n’allait pas mourir à cause de l’accès de jalousie d’une lesbienne ! À présent, devant l’insistance de ce couple aussi énigmatique que l’était Constance qui paraissait vivre dans un monde dangereux, fait de violence et de mystère, il n’avait aucune raison de la protéger, elle qui avait voulu le tuer et avait défiguré Susan.
  
  - Elle se terre dans une maison isolée à Birdland Cove.
  
  Coplan et Séverine se retirèrent. Ils se rendirent chez le loueur de bateaux.
  
  - Vous avez été satisfait du Sea Serpentine ? questionna ce dernier. Eh bien, j’ai une bonne nouvelle pour vous, il est libre si vous le voulez. Seulement, attention, faites gaffe, évitez les zones marécageuses et l’intérieur des terres. Ces putains de chauves-souris nous ont apporté la rage. Vous avez vu ce qui est arrivé au client du Silver Arrow ? Celui à qui vous vous intéressiez ?
  
  - Nous nous tiendrons loin des côtes, assura Coplan.
  
  Quand ils arrivèrent à Birdland Cove, Séverine et lui furent suffoqués devant le spectacle qui s’offrait à eux. Dans l’eau fangeuse s’ébattaient des milliers d’oiseaux aux plumages multicolores qui produisaient un vacarme épouvantable. Dans une confraternité respectueuse des coutumes de chacun, ils picoraient les graminées marines ou avalaient mollusques et crustacés. Parfois, leurs vols denses et épais comme des rideaux opaques masquaient les rayons du soleil et alors l’eau se voilait des reflets de leurs plumages.
  
  - Je vois le Hatteras, renseigna Séverine.
  
  - En réalité, il y en a deux, rectifia Coplan. L’autre est ancré à l’opposé du débarcadère.
  
  Saphire vit arriver le ketch et se méfia. Des voyageurs égarés ? Personne ne venait jamais à cet endroit à cause de la vasière. C’est pourquoi Robert Kelwood, celui qu’elle avait tué, l’avait choisi. Les Russes, alors? Pas impossible. Ces gens-là étaient rusés.
  
  Elle courut chercher ses jumelles, courbée en deux afin de ne pas être aperçue à travers la large baie vitrée. À plat ventre sur le carrelage, elle les braqua en direction du bateau qui approchait. Le visage de l’homme lui était familier. Où l’avait-elle vu ? Grâce à Dieu, elle était physionomiste et n’oubliait jamais un visage. Celui-ci, voyons... où était-ce ? Il avait un peu vieilli, bien sûr, tout le monde vieillissait. Mais celui-ci avait peu vieilli. Quelques années. Où était-ce... ? Il n’appartenait pas au monde de la littérature ou du cinéma. De cela elle était sûre. Non, c’était plus récent. Plus récent ?
  
  La fille lui était inconnue, elle en était certaine. D’ailleurs, ce n’était pas son type de femme. Mais l’homme ?
  
  Soudain, elle reçut un coup au cœur. Le mariage, bon sang ! L’envoyé de la D.G.S.E. qui avait apporté le très beau Magritte en cadeau de mariage, cette toile qu’affectionnait William et dont il était si fier ! Comment s’appelait-il déjà ? Francis quelque chose. Si elle était physionomiste, en revanche elle n’avait guère la mémoire des noms.
  
  Les salauds. Ils l’avaient retrouvée.
  
  Elle rampa et alla chercher le 22 Long Rifle acheté à Saint-Martin avec lequel elle avait tué Robert Kelwood, ainsi que le Beretta 92 F que ce dernier gardait dans un tiroir du buffet en palissandre et qu’elle avait découvert.
  
  Patiemment, elle attendit que le ketch s’amarre aux bittes du débarcadère. Elle allait faire subir à ces salauds le sort qu’elle avait réservé à l’agent dormant du Secret Intelligence Service.
  
  - Tu restes là et tu me couvres, ordonna Coplan à Séverine à qui il avait remis le fusil SIG-SAUER 510-4 en conservant ses deux automatiques enfoncés dans sa ceinture et dissimulés par les pans du blouson en toile légère.
  
  Il sauta sur les planches en bois et s’avança à pas prudents vers la maison.
  
  Saphire réprima son envie de faire feu. Elle les voulait tous les deux en même temps. Oui mais si la fille ne bougeait pas du ketch et que ce Francis quelque chose entre dans la maison ?
  
  Imperceptiblement, elle fit coulisser le panneau de la baie vitrée. Juste quelques centimètres et y inséra le canon du 22 Long Rifle et celui du Beretta, tout en planifiant ses prochains mouvements. Abattre ce salaud, puis écarter complètement le panneau et courir vers le débarcadère afin de surprendre la fille avant qu’elle ait eu le temps de lâcher les amarres. Là elle la criblerait de balles. Pour terminer, elle donnerait les deux cadavres à manger aux oiseaux. Elle se souvenait combien les bécasseaux et les barges étaient friands de chair fraîche. Sans oublier les crabes.
  
  Sa première balle loupa sa cible car sa main gauche manquait de fermeté. L’autre frappa la crosse du Glock 19 et Coplan crut, sous le choc, avoir été touché au foie. Il se jeta à plat ventre et se tâta en grimaçant douloureusement. Saphire n’eut pas l’occasion de renouveler son tir sous la rafale de balles que Séverine expédia dans la baie vitrée, fracassée par les impacts.
  
  Rassuré sur son état, Coplan prit sa chance quand Séverine remplaça le chargeur vide. Ses automatiques à la main, il se releva et fonça, égratigné au passage par les échardes de verre. En trombe, l’œil aux aguets, il franchit le rail de la baie vitrée.
  
  Saphire courait à travers le patio. Coplan comprit qu’elle prenait la direction opposée à celle du débarcadère afin de rejoindre le second Hatteras. Il se coucha sur le sol et visa soigneusement. Saphire portait des chaussures rouges à hauts talons, un peu incongrues dans cet environnement sauvage. Sans doute s’était-elle résolue à un brin de coquetterie et de toilette. On ne pouvait pas toujours se présenter sous les traits d’une femme âgée aux cheveux gris et au visage morne. D’ailleurs, sa tenue bleu électrique était élégante.
  
  Ses deux balles partirent avec une parfaite synchronisation. Cisaillés, les talons volèrent en éclats, tandis que, déséquilibrée, la jeune femme s’étalait de tout son long en laissant échapper ses armes. Coplan se releva et se rua vers l’endroit où elle était tombée. Saphire planta dans le sien un regard haineux. Il sourit ironiquement.
  
  - Si ma mémoire est fidèle, madame Field-Farqhart, et si votre mari n’était pas mort récemment, vous fêteriez aujourd’hui vos noces de laine ou, plutôt, de sucre, puisque ce dernier terme est en usage au Royaume-Uni. Je me trompe ? Sept ans déjà ! Je me demande ce que va devenir le Magritte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  Surnommé Oncle Bill et Mister Double WF, William Field-Farqhart avait régné plus d’un demi-siècle sur l’Intelligence Service. Personnage décrié, ou idolâtré, il recueillait les avis les plus divers sur sa personnalité. Kim Philby, le maître-espion passé au service du K.G.B. disait de lui : C'est un emmerdeur colérique qui crache son venin à distance. Un ancien ministre des Affaires étrangères assurait au contraire : C’est le seul vrai professionnel que nous ayons jamais eu à la Firme (Surnom donné aux Services spéciaux britanniques). Un talentueux agent du MI-6 le voyait comme la dernière des merdes, totalement corrompu et incompétent, rusé et fourbe. Winston Churchill le comparait à un prélat romain efficace qui préférait les voies tortueuses au droit chemin et qui s’était révélé un des artisans de la victoire.
  
  Au début de la Seconde Guerre mondiale, et seulement âgé de 23 ans, il était déjà un espion chevronné qui, en 3 ans, avait fourni des preuves éclatantes de ses talents, ce qui l’avait hissé en haut de la hiérarchie. Le conflit lui avait permis de donner la plénitude de ses moyens exceptionnels. Sans discontinuer, pendant six ans, il avait damé le pion aux nazis.
  
  Devenu C (C = initiale de Control, terme qui désigne le patron des Services spéciaux britanniques), il avait lutté de toutes ses forces contre les Soviétiques et avait impitoyablement purgé ses services des taupes introduites par Moscou. Les traîtres qui n’avaient pas réussi à fuir à temps pour la capitale soviétique avaient discrètement été noyés dans la Tamise, éliminés par un partenaire homosexuel, poignardés au coin d’une rue chaude, révolvérisés au volant de leur Austin, trucidés à la sarbacane ou suicidés au cyanure de potassium dans leur salle de bains.
  
  Oncle Bill détestait traduire ces traîtres en justice.
  
  Quand les crédits lui avaient manqué, il avait sans vergogne monté une compagnie aérienne, Burma Commercial Air, que les initiés baptisaient ironiquement Air Opium. Ses immenses bénéfices lui avaient permis d’accroître les moyens de son combat contre le K.G.B.
  
  Finalement, on l’avait obligé à prendre sa retraite et c’est un an plus tard qu’il avait épousé Saphire. Mais il n’avait pas lavé dans ses veines le virus de l’espionnage. Cette drogue lui était nécessaire pour continuer à vivre et, avant de quitter son poste, il avait mis en place avec des agents de confiance, un réseau parallèle, bénévole, qui le tenait informé et lui constituait des dossiers.
  
  Pourquoi avait-il épousé cette jeune femme au passé trouble, de 48 ans plus jeune que lui ? Les raisons n’en étaient pas d’ordre sexuel, Mister Double WF n’étant guère porté sur la chose et puis, un vieux routier de l’espionnage comme lui connaissait forcément les goûts saphiques de l’épousée.
  
  Peu lui importaient les voyages à Lesbos. Ce qui l’attirait chez Saphire, c’était son passé qui garantissait une amoralité et une perversité convenant parfaitement à une future espionne. Bafoué dans ses espérances de diriger jusqu’à sa mort le Secret Intelligence Service, celui qu’à Washington on surnommait la Fontaine, avait formé le projet insensé de modeler un élève à son image afin que ses connaissances et son talent se perpétuent. Un homme aurait été préférable, mais Oncle Bill désirait avoir cet élève en permanence auprès de lui et, comme il n’était pas homosexuel, il avait abandonné cette solution et recouru au mariage, bien qu’il n’en tienne guère pour ce sacrement. Sa première expérience, à l’âge de trente ans, s’était soldée par un échec et un rejeton qui, à présent, élevait des chevaux dans le Devonshire.
  
  Et Saphire avait été l’élue.
  
  - Mais elle, pourquoi l’a-t-elle épousé ? questionna Séverine qui, sans l’interrompre, avait écouté Coplan lui développer cet historique.
  
  - Le manque d’argent. Finalement, elle végétait dans la littérature et le cinéma. Au service de Sa Majesté, il n’avait pas fait fortune mais était à l’aise. Il représentait la sécurité. Et puis, en raison de son passé, elle lui vouait une certaine admiration. Pour finir, il la laissait libre de vivre en cachette ses amours homosexuelles.
  
  - Pourquoi a-t-elle fauché les documents ? Elle n’avait qu’à attendre patiemment qu’il meure, ce qu’il a fait, d’ailleurs, peu de temps après sa fuite.
  
  - Cette fuite a provoqué sa mort. Quel coup pour son orgueil quand il a découvert que son élève, profitant au maximum de ses leçons, de son enseignement et de ses renseignements, l’avait roulé dans la farine.
  
  Séverine donna un coup sec à la barre pour se rapprocher de la côte.
  
  - Et elle voulait de l’argent. Elle ne pouvait hériter puisqu’Oncle Bill avait un fils.
  
  - Tout juste.
  
  À sa femme, Mister Double WF avait fourni une formation de sept années, un délai fantastique dont n’aurait bénéficié aucun agent au monde. Sans lui ménager les renseignements que son réseau parallèle lui apportait. Il était fier d’elle. À sa mort, se réjouissait-il, il laisserait derrière lui une Tante Bill.
  
  Elle l’avait trahi en emportant ses documents ultra-secrets, les bijoux qu’il lui avait offerts ainsi qu’une somme de 47 800 livres sterling.
  
  Une gifle cruelle au visage du maître-espion.
  
  Séverine tira longuement sur la Gitane que Coplan lui avait allumée.
  
  - Que fait-elle, à présent ?
  
  - Elle dort, assommée par la dose que je lui ai injectée.
  
  Coplan évita d’évoquer devant Séverine les documents que Saphire souhaitait vendre aux Russes. De la dynamite. De toute façon, Séverine ne posait pas de questions. Pour elle, si Coplan se taisait sur ce point, c’est qu’il avait ses raisons qu’elle ne tenait pas à connaître.
  
  La manne de secrets recueillie par Oncle Bill concernait surtout le Royaume-Uni. La France, cependant, était également touchée. Suivait l’Italie. Certains proches du nouveau gouvernement de Rome entretenaient des liens étroits avec l’Association des Nazis d’Amérique du Sud dont l’un des chefs avait été Klaus Barbie. Quant aux nostalgiques de la monarchie, grands admirateurs des princesses, du Gotha et des familles royales, ils auraient été stupéfaits d’apprendre les turpitudes de certains familiers de Buckingham Palace et des relations que, parfois, ils maintenaient avec le S.V.R. à Moscou.
  
  Mister Double WF détenait aussi une liste d’espions russes, iraniens, irakiens, infiltrés dans les Services spéciaux britanniques et français, qu’il s’était bien gardé de dénoncer et de démasquer. Puisqu’on l’avait mis à la retraite, que ses successeurs se débrouillent ! Lui il tirait les ficelles de son Secret Intelligence Service personnel, entièrement à sa dévotion.
  
  Coplan ne doutait pas que le Vieux, au vu de ce qu’il apportait, ne nettoie les écuries d’Augias !
  
  Particulièrement en ce qui concernait un des adjoints du ministre de l’Intérieur. Il était investi de la mission consistant à superviser les activités de terrorisme en provenance du Moyen-Orient. Bien que marié et père de quatre enfants, il était tombé follement amoureux d’une musulmane chiite de nationalité iranienne dont l’époux, miraculeusement, séjournait en permanence à Chypre, ce qui favorisait hautement les amours du couple adultère. Rouée et intelligente à l’image d’une Saphire, la native de Téhéran avait tellement subjugué son amant qu’il lui communiquait les dossiers les plus secrets sur la lutte que conduisait la France pour éradiquer les menées subversives organisées par les ayatollahs en liaison avec les extrémistes algériens.
  
  Nul doute qu’après les renseignements arrachés à Saphire, la chiite ne fût réexpédiée illico presto sur les rivages de la mer Caspienne et que l’adjoint du ministre ne fût relégué dans quelque obscure sous-préfecture campagnarde jusqu’à l’âge de la retraite.
  
  
  
  Saphire se réveilla, la bouche pâteuse, mais piquée au vif quand elle se remémora les événements. La tête lui tournait et elle faillit vomir. Elle tira sur les sangles de la couchette. Rien à faire. Salaud de Français ! Elle referma les yeux et, soudain, se rasséréna. Francis quelque chose lui avait pris sa valise, certes, mais il restait l’autre, celle qu’elle avait confiée à la garde de Saanem à Jakarta.
  
  Allons, elle avait encore de beaux jours devant elle ! Quel pseudonyme choisirait-elle dans sa nouvelle vie ? Elle réfléchit. Pourquoi pas Joan Le Carré, puisque l’espionnage était son domaine ?
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en décembre 1994 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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