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The Solar Menace

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  Titre original américain :
  
  
  
  THE SOLAR MENACE
  
  
  
  ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No Condé Nast Publications, Inc. 1981.
  
  No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  
  
  ISBN : 0-441-74413-X
  
  ISBN : 2-258-01264-3
  
  
  
  
  
  PROLOGUE
  
  
  Une bise implacable balayait le désert de Gobi. Harcelés par ses morsures cruelles, les yeux des soldats s’emplissaient de larmes. Le colonel Chun Li braqua ses jumelles vers l’ouest. Un soleil pâlot commençait à pointer dans son dos.
  
  La Mongolie-Extérieure… Devenue République populaire de Mongolie, et satellite de l’URSS… C’était une réalité que Chun Li ne parvenait pas à admettre. Selon lui, les Mongols ne pouvaient accepter de bon cœur la domination de leurs maîtres révisionnistes. À la première occasion, ils les laisseraient choir pour se tourner vers la Chine, berceau de la seule doctrine socialiste authentique.
  
  Mais cela, c’était la politique. Or ce qui, pour l’instant, préoccupait Chun Li relevait de la stratégie. Dans le courant de la nuit, une division entière avait abandonné ses postes pour regagner les casernes bien chauffées d’Oulan-Bator. Comment expliquer cette mystérieuse retraite ? Que mijotaient les Soviétiques ? À cette époque de l’année, l’essentiel de leurs activités consistait en principe à exciter les gardes-frontière chinois pour tenter de provoquer l’incident. Parfois avec succès. Les jeunes soldats, surtout, se laissaient aller à tirer. Aussitôt, c’était la riposte et quelques hommes se faisaient tuer. Quelle importance ? La Chine avait en réserve des millions, des centaines de millions d’hommes.
  
  L’aide de camp du colonel s’approcha.
  
  — Les troupes soviétiques délaissent la totalité de la zone désertique, annonça-t-il. Si nous entamions une avancée rapide maintenant, on pourrait penser qu’ils battent en retraite face à notre poussée.
  
  Chun Li avait l’air songeur.
  
  — Envahir la Mongolie…, fit-il. Bien sûr, bien sûr… Ce serait tentant. Mais non, impossible. Il s’agit d’une décision trop importante. Il faudrait un ordre de l’état-major. Je trouve toutefois une idée à exploiter dans ce que vous dites. Appelez les blindés et ordonnez-leur d’avancer de quarante kilomètres vers l’ouest. Faisons tout simplement comme si leur repli était causé par notre mouvement. Mais attention ! interdiction formelle à toutes les unités d’ouvrir le feu ou même de leur donner la chasse.
  
  — À vos ordres ! jappa le petit homme au faciès aplati.
  
  Puis il pirouetta sur les talons et s’éloigna rapidement vers la tente des transmissions. Chun Li reprit ses puissantes jumelles pour observer le déroulement des opérations. Le soleil s’élevait dans le ciel, sans apporter un soupçon de chaleur. Le vent glacial transperçait l’épaisse capote comme un poignard mais Chun Li s’en rendait à peine compte. Tout son être vibrait de fierté. Certes, ses hommes n’étaient pas rompus au combat mais pour la manœuvre, ils étaient remarquablement rodés. Ils l’exécutaient avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie.
  
  Déjà, les premiers blindés arrivaient. Un commandant de char ouvrit sa tourelle et sortit la tête pour mieux voir.
  
  — Ils se sauvent ! hurla-t-il en laissant échapper un gros éclat de rire.
  
  La satisfaction rayonnait sur le visage de Chun Li. Une rafale de vent lui arracha sa toque fourrée et son sourire s’effaça. Il avait l’impression que quelqu’un venait d’ouvrir la porte d’un gigantesque fourneau. La seconde rafale arriva avec un grondement semblable à un coup de tonnerre. Une rafale torride, cuisante comme un feu grégeois.
  
  Brusquement, ce fut la fournaise. En plein hiver, au beau milieu du désert de Gobi.
  
  Chun Li lâcha ses jumelles surchauffées et plaça ses mains en visière pour regarder ses troupes. Les soldats s’éparpillaient en hurlant et se roulaient sur le sol pour essayer d’éteindre leurs vêtements en feu.
  
  Il y eut un nouveau souffle de chaleur, puis un autre, et un autre encore. Le colonel frappait sur les flammèches qui grimpaient le long de sa capote. Il aboyait des ordres que personne n’entendait. Le rugissement du vent couvrait sa voix. Il étouffait. La terrible vague de chaleur le vidait de son énergie. Il tomba à genoux. Il eut encore le temps de voir ses hommes décimés par les flammes, les canons de ses chars qui fondaient et se recourbaient mollement. Puis c’était le blindé tout entier qui explosait ou s’étalait en une flaque visqueuse. Un observateur cynique aurait pu comparer la scène à une toile de Dali.
  
  Le colonel Chun Li avait compris.
  
  — Un piège… Les Soviétiques…, murmura-t-il d’une voix rauque chargée de haine. Les chiens ! Les sales chiens…
  
  Puis il se tut. Il était incapable de parler. De grosses pustules se formaient sur son visage et sur ses mains puis éclataient rapidement. Des lambeaux de chair se détachaient. Chun Li n’avait plus la force de lutter contre les flammes qui ravageaient ses vêtements. Il s’effondra en avant. Sa joue toucha le sol et brûla avec un grésillement affreux.
  
  Le colonel ne vit pas la dernière vague, la plus puissante et la plus destructrice. Il ne restait plus de lui qu’un petit tas de débris calcinés.
  
  *
  
  * *
  
  — Ici Goldstone Four, ici Goldstone Four, annonça la voix fonctionnelle du radio. Cible sur satellite 704. Je répète, 704. Sept, zéro, quatre…
  
  L’homme s’interrompit au milieu de sa phrase. Il n’avait plus de contact. Brusquement, tous ses instruments semblaient déconnectés. Il tritura nerveusement une série de boutons et de manettes, lança quelques jurons puis se retourna en faisant pivoter son siège à vis. La voix fonctionnelle devint une voix furieuse.
  
  — Dis donc, Fred ! Qu’est-ce que tu as encore fait comme connerie ? Mon matos a l’air entièrement bousillé.
  
  — Rien du tout, répliqua vivement le nommé Fred. C’est la même chose chez moi. Je viens de perdre mon hyperfréquence au-dessus de la sierra Madré. Bon Dieu ! mais qu’est-ce qui peut bien se passer ?
  
  Le chef de poste se leva et vint regarder par-dessus l’épaule de son subordonné. Ses yeux s’écarquillèrent. Les deux pupitres étaient hors de service.
  
  C’était ahurissant. Le matériel coûteux était non seulement d’une extrême fiabilité mais la plus petite avarie donnait immédiatement lieu à un signal. Et vingt-trois signaux différents devaient se déclencher avant la panne complète.
  
  — Hé, Fred, tu ne trouves pas qu’il fait un peu chaud dans la casba ? questionna le chef de poste. Je vais jeter un coup d’œil à la climatisation.
  
  — Vas-y si ça te chante, Bobby. Mais je me demande si ça servira à grand-chose. Pour moi, tout est naze là-dedans…
  
  Au milieu de l’hiver, les températures nocturnes étaient froides dans le désert Mohave mais, le jour, elles s’élevaient à plus de 20®. Bobby ouvrit la porte. Une bourrasque brûlante le cueillit. Ses vêtements prirent instantanément feu et il tomba en avant, mort avant même d’avoir touché le sol.
  
  — Nom de Dieu ! s’écria Fred, regardant à l’extérieur par un petit sabord d’observation. L’antenne est en train de fondre et tout le bazar aussi !
  
  Il n’eut pas le temps d’en dire plus. L’abri mobile explosa dans une gerbe semblable à une gigantesque éruption volcanique. Pendant quinze minutes, une pluie de débris en fusion retomba sur le sol du désert.
  
  *
  
  * *
  
  Le grand homme aux cheveux blancs rugit dans son micro :
  
  — Ici le général Denton. Je veux voir sur-le-champ cet imbécile de McLeod !
  
  Enfoui sous la masse rocheuse de Cheyenne Mountain, le quartier général de la NORAD était garanti contre toute agression atomique, même la plus massive. Mais il n’en allait pas de même pour les postes de surveillance qui lui transmettaient leurs observations. Or, depuis un peu plus d’une heure, les stations mobiles d’espionnage électronique se taisaient l’une après l’autre. Privée de ses renseignements sur les mouvements des Soviétiques, la force de frappe US risquait fort de réagir par une attaque préventive. Cependant, avant de prendre la décision irréversible de lancer les missiles Minutemen et Trident, il fallait rassembler des informations supplémentaires. Le facteur temps jouait un rôle capital.
  
  — Commandant McLeod, à vos ordres mon Général !
  
  Visiblement, le jeune homme blond au regard bleu savait ce que le général attendait. Il était encore plus pâle que d’habitude.
  
  — Alors, McLeod, annoncez ! Combien de postes ont été détruits ?
  
  — Quatorze sur le territoire des États-Unis, mon Général, plus…
  
  — Plus combien, McLeod ? Combien ? Dites-le ! Dépêchez-vous, bon Dieu !
  
  — Plus soixante-treize à l’étranger, mon Général.
  
  Le général Denton ne répondit pas. Il n’avait plus envie de hurler. L’air accablé, il s’assit sur le bord de son bureau. Quatre-vingt-sept postes d’espionnage électronique détruits… Cela signifiait que les États-Unis avaient perdu plus des trois quarts de leur potentiel d’écoute. Les Soviétiques n’avaient pas besoin de se fatiguer pour lancer une attaque surprise. Si l’envie leur en prenait, ils pouvaient tout aussi bien faire passer un char à bœufs à travers le réseau d’alerte avancée. Personne ne pourrait le détecter.
  
  — C’est… c’est effarant, mon Général, bredouilla le jeune commandant. Nous avons parachuté des hommes au-dessus des postes sinistrés pour savoir ce qui était arrivé. D’après les premiers renseignements, il semble que les abris et toutes les installations aient fondu. Fondu, mon Général ! Comme des crèmes glacées abandonnées au soleil…
  
  Le général Denton ne répondait toujours pas, laissant McLeod se débrouiller seul avec ses angoisses. Il tendit la main vers le téléphone rouge posé au bout de son bureau et décrocha d’une main tremblante. Il prit une profonde inspiration et s’éclaircit la gorge avant de parler dans le combiné.
  
  — Ici, NORAD, général Denton. Alerte rouge, je répète, alerte rouge. Je demande une liaison immédiate avec le Président.
  
  Puis il tourna vers McLeod ses prunelles gris ardoise. Elles étaient d’un froid polaire.
  
  — Ordonnez une alerte de type II, lui dit-il. L’ensemble du dispositif doit être en mesure de passer à l’action sur ordre du Président.
  
  — Très bien, mon Général ! lança McLeod en démarrant comme un pur-sang à l’ouverture des starting-gates.
  
  Depuis le début de sa carrière militaire, il avait été conditionné pour réagir comme il le faisait à cet instant. Quelques minutes plus tard, l’appareil militaire présidentiel décollait de la base d’Andrews, en Californie, et le QG de la NORAD était prêt à ordonner le lancement des missiles nucléaires pointés sur les lointains objectifs soviétiques.
  
  *
  
  * *
  
  — Mission de contrôle à navette spatiale, comment me recevez-vous ?
  
  — Cinq sur cinq, répondit le pilote de Columbia.
  
  Il parcourut du regard les alignements de cadrans qui clignotaient devant lui. Tout était paré pour le lancement. Malgré l’entraînement intensif qu’il suivait depuis trois ans, l’homme sentit la tension monter en lui. Il tourna les yeux sur les chiffres du chronomètre qui descendaient inexorablement vers le zéro.
  
  — Mise à feu dans dix secondes, annonça la voix du radio. Bonne chance. Sept, six, cinq…
  
  Rapidement, l’astronaute, vérifia à deux reprises tous ses instruments de bord. Son copilote se tourna légèrement sur son siège moulant et lui fit un signe de la main, le pouce levé.
  
  Tous les hommes retenaient leur souffle.
  
  Lentement, majestueusement, la navette s’éleva au-dessus de la base 38 de Cap Canaveral. Puis ce fut la catastrophe. Le pilote vit les lampes rouges s’allumer. Il essaya de bouger la main mais n’y parvint pas à cause de la pression de l’accélération. Sans en connaître la raison, il savait que les fusées porteuses avaient trop chauffé. Il était prisonnier dans l’ogive d’une énorme bombe. Finalement, l’instinct de survie lui donna la force d’actionner la commande d’éjection. Mais il était trop tard.
  
  Au sol, le système d’intervention d’urgence était déjà déclenché. L’astronaute sentit une accélération encore plus puissante au moment où la navette se détacha des fusées. Puis il y eut un choc titanesque.
  
  Les fusées avaient explosé, à quelques mètres au-dessous de Columbia.
  
  Le pilote ne sentit pas l’ouverture des parachutes de secours ni le plongeon dans les flots tourmentés de l’Atlantique. Il n’avait plus sa connaissance.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Je ne sais pas comment ça se passe pour les autres agents. Est-ce qu’ils ont le trac au moment de passer à l’action ? Moi, en tout cas, quand les choses tournent rond, je suis peinard comme un nourrisson après la tétée. L’habitude. Je dois être blasé, sûrement, depuis le temps que je turbine dans ce business dément.
  
  Je fais lentement pivoter la lunette de mon fusil et je l’arrête sur l’image d’un vieux bonhomme fatigué vêtu d’un costard gris tire-bouchonné. Les seuls points de son anatomie qui semblent bien nourris sont les énormes valoches qu’il porte sous les yeux. Il a la tête du type qui roupille depuis un mois dans sa bagnole, se coiffe avec un pétard et se rase tous les matins à la pierre ponce.
  
  En fait, il a la tête du type qui sait que Nick Carter, tueur d’élite au service de l’AXE, a reçu l’ordre de l’abattre. J’avale une goulée d’air, je bloque ma respiration et je presse la détente. Pas besoin de coup de grâce. Je sais qu’il a son compte. Le corps s’écroule en un tas gris sur le perron de la villa.
  
  Tranquillement, je démonte mon fusil et je le range dans sa mallette. Je suis content que ce soit fini. Je n’aime pas trop ce genre de missions. Elles me donnent l’impression de faire un carton facile dans une foire. En principe, je m’arrange pour les décliner poliment quand le boss me les propose. Mais, ce coup-ci, ça n’était pas la même paire de manches. Le vieux bonhomme que je viens d’occire avait derrière lui une carrière à rendre jaloux Amin Dada. Il s’était installé dans un grand pays d’Afrique. Non content de piller les richesses du coin et de commettre des centaines de milliers de meurtres, il avait fait l’erreur fatale. Après avoir mis en place son réseau d’espionnage, il avait communiqué aux Russes des informations leur permettant d’éliminer dix-huit agents de l’AXE en service en Union soviétique.
  
  Et, dans les dix-huit, il y avait Barbara. Pour moi, elle était, disons… un peu plus qu’une collègue.
  
  Je balance ma mallette dans le coffre de ma Ford de location et je rentre à la plage. Malgré le père soleil qui cogne comme une bête là-haut, je ne me sens pas vraiment radieux. Miami en hiver peut devenir une véritable poêle à frire. Ma serviette enroulée autour du cou pour ne pas faire griller mes belles épaules, je me demande si j’ai vraiment envie d’aller faire un petit plouf.
  
  Je me tâte…
  
  — Alors, Nick ? Tu me laisses tomber, mon chou !
  
  Ce reproche, pas vraiment convaincu, me donne à penser que mon programme va peut-être prendre une autre tournure.
  
  J’ai rencontré Michelle il y a deux jours juste à cet endroit de la plage. Fatiguée de la cavalcade new-yorkaise et de la tension perpétuelle que lui impose son boulot de mannequin, elle avait envie de faire un break. Elle m’a expliqué que, quitte à perdre ses cinq mille dollars de revenus hebdomadaires, elle avait préféré venir se faire bronzer une semaine sur les plages de Floride. Cinq mille dollars, ça va, ça vient, pas vrai ? Je lui ai dit qu’elle avait bien raison. Je lui ai dit des tas d’autres choses aussi, mais ça, c’est mes petits secrets.
  
  Je tourne la tête vers le point de départ de la remarque et je m’enquiers :
  
  — C’est toi, sous ce chapiteau géant ?
  
  Un doigt mince et allongé soulève le bord du vaste sombrero et deux yeux pers se braquent sur moi. Superbes. On jurerait que l’océan y a fait des petits.
  
  — Viens ici, je me sens toute seule sur cette plage, fait la pauvre petite fille riche en m’indiquant une place près de son drap de bain.
  
  — Menteuse. Tu te planques sous cette soucoupe volante pour ne pas être perpétuellement encerclée par un rempart de gardes du corps.
  
  — C’est vrai, ça arrive, admet la belle Brésilienne avec une candeur magnifique. Mais tous ces types m’ennuient. Manque total d’imagination. Ils ne savent rien faire d’autre que rouler les mécaniques.
  
  Je réponds d’un haussement d’épaules sibyllin. Je pense à la mission que je viens d’exécuter et je me demande comment elle réagirait si je lui disais que je viens de descendre un type moyennant rétribution. Elle me prendrait sûrement pour un de ces jobards qui racontent n’importe quoi pour se faire mousser auprès des nanas.
  
  — Toi, par exemple, reprend Michelle, tu m’as tout de suite plu. J’ai vu que tu n’étais pas le genre à baratiner. Tu t’es juste assis là et ça a suffi.
  
  Elle tend la main et passe un doigt caressant sur une estafilade qui me barre la poitrine. Ça, c’est un souvenir de Tripoli, un Libyen qui a tenté une intervention chirurgicale sur ma personne. Il s’en est très mal remis.
  
  — C’est toutes tes cicatrices que je trouve sexy, roucoule Michelle ma belle. Qu’est-ce que tu fais comme travail, Nick ? Mais pour de vrai !
  
  — Je te l’ai déjà dit. Je suis plongeur de haute mer. Scuba, comme vous dites. Je me fais souvent griffer par des bouts de tôles ou des planches disjointes quand je vais me balader dans les épaves.
  
  Elle fait une petite grimace sceptique. J’ajoute des détails pour essayer de la convaincre.
  
  — Il y a aussi les récifs de corail. Je me suis blessé des dizaines de fois en les approchant de trop près. Ça fait très mal dans l’eau salée et ça laisse de vilaines marques.
  
  — Mais c’est tellement beau, murmure Michelle en me mangeant de ses ensorcelantes prunelles.
  
  Est-ce qu’elle parle des coraux ou de mes coutures ? Moi, les cicatrices, ça aurait plutôt tendance à me rappeler les sales coups où j’ai failli laisser ma peau. Mais bon, elles plaisent à ces dames… Dans le fond, mon dur gagne-pain me doit bien cette petite compensation.
  
  Mais revenons-en au présent. Mes balafres plaisent à Michelle ? Eh bien, parfait. Que demande le peuple ?
  
  — Dis donc, lance-t-elle avec un petit frémissement délicieux, tu ne trouves pas qu’il commence à faire frisquet ? Si on allait prendre un verre dans mon bungalow pour se réchauffer ?
  
  Froid ? Ben voyons… D’après mon pifomètre, le mercure doit hésiter entre 27 et 28®. Enfin, comme je suis d’accord pour le drink, et surtout pour le bungalow, je ne relève pas. J’approuve d’un hochement de tête.
  
  D’un geste vif, elle ramasse sa serviette et démarre comme un obus en me criant :
  
  — Le premier arrivé a gagné !
  
  Je me lève et je la suis sans trop forcer. Autant lui laisser le plaisir de la victoire. Moi, je me réserve celui de la regarder courir, les yeux rivés sur son valseur qui s’acquitte merveilleusement de sa tâche et valse avec une grâce proche du sublime. C’est éblouissant. Je réalise sans peine pourquoi cette grande blonde élancée arrive à prendre autant de pognon à la haute couture et aux photographes de New York.
  
  — Battu ! fait-elle, radieuse, en refermant la grande porte du patio. Allez, viens boire ce verre pour te remonter.
  
  Elle fait vivement demi-tour et continue en petite foulée vers le bungalow. Elle n’a pas atteint la porte que le haut de son bikini est déjà dégrafé. Arrivée dans l’entrée, elle se retourne vers moi. Le mouvement fait joliment balancer ses seins et j’ai l’impression que leurs petites pointes dressées tracent dans les airs deux points d’interrogation très coquins. Michelle passe le bout de la langue sur le pourtour de ses lèvres et, d’un ton presque belliqueux, demande :
  
  — Monsieur désire ?
  
  — La même chose que Mademoiselle, fais-je en posant ma serviette et en m’installant dans une chaise longue.
  
  — Très bien, répond Michelle. Ce sera deux punchs.
  
  Puis elle pirouette sur place, passe les pouces dans la culotte de son maillot et se penche en avant pour s’en débarrasser. J’ai l’honneur d’admirer deux sœurs jumelles d’une superbe couleur chocolat clair. Michelle, est une adepte du bronzage intégral. Elle balance la culotte dans la pièce et disparaît par la porte de la kitchenette.
  
  Deux minutes plus tard, elle revient, un verre dans chaque main. Cette fois, j’ai l’avantage d’admirer le côté face. Je connais déjà, c’est vrai… Mais je crois qu’il me faudra un certain temps pour m’en lasser.
  
  C’est prodigieux, elle se comporte en tenue d’Ève avec le même naturel que si elle était habillée. Sans se dissimuler faussement et sans poser non plus. L’habitude, sans doute. Dans son boulot, ça doit lui arriver plutôt deux fois qu’une de se décarpiller devant tout le monde. À moins que ce ne soit pour mieux m’émoustiller. En tout cas, si c’est ça qu’elle cherche, elle a gagné. Heureusement, je tape toujours dans la qualité quand j’achète mes frusques. Pour l’instant, le tissu de mon maillot de bain résiste vaillamment à la forte pression intérieure qui lui est imposée. Pendant que Michelle me tend mon punch, ses yeux pers me soumettent à une revue de détail.
  
  — Tu n’as pas l’air à ton aise, mon pauvre chou, observe la gracieuse psylle en se renversant face à moi dans une autre chaise longue.
  
  Elle avale une petite gorgée de punch, fait claquer sa langue puis coince le verre entre ses cuisses. Elle me regarde fixement. Moi, je suis littéralement hypnotisé par les mouvements du liquide orangé qui oscille au milieu de la touffe couleur sable.
  
  Brusquement, je suis pris d’une soif à boire la mer avec tous ses poissons.
  
  Je descends mon glass cul-sec et je le pose sur une petite table. Je me sens de plus en plus à l’étroit dans mon slip.
  
  — Si tu permets, dis-je, je me mets à l’aise.
  
  Et je me lève pour ce faire.
  
  — Attends, intervient Michelle d’une voix empressée. Je viens t’aider !
  
  En une demi-seconde, elle pose son verre et, telle une flèche d’airain, bondit vers moi. Hop ! le slip est sur mes chevilles. Je n’ai pas eu le temps de dire ouf. Sentant le moment crucial arrivé, je commence tout doucement à faire reculer la belle vers sa chaise longue.
  
  Mais elle a d’autres projets. Elle place une jambe derrière les miennes et, posant les deux mains sur ma poitrine, me repousse en arrière. Elle m’a eu par surprise. Du coup, c’est moi qui plonge dans ma chaise, comme un sous-marin au périscope dressé vers le ciel. Déjà, les fines menottes de la douce Brésilienne commencent à s’intéresser au maniement de l’instrument. Elle y va lentement, lentement, avec l’air de ne pas y toucher, si j’ose dire. Elle aime faire durer le plaisir, la chipie ! Ça devient vite intenable. Je sens le désir cogner dans mes veines et contre mes tempes. Ça fait presque mal. Je crispe les mâchoires.
  
  Ma respiration est de plus en plus saccadée. J’ouvre les paupières pour essayer de faire le point. Deux mamelons roses se balancent devant mes yeux.
  
  J’en attrape un et je tire presque durement pour obliger Michelle à se pencher sur moi. Ma main s’emplit d’un globe onctueux. Jaloux, son sosie vient aussitôt prendre place dans mon autre main. Juste la bonne taille, ni trop, ni trop peu. Ils tiennent dedans comme s’ils avaient été faits sur mesure pour ça. Je ne tarde pas à m’apercevoir qu’autre chose chez Michelle semble avoir été fait sur mesure aussi.
  
  En se tordant comme un serpent qui s’enroule à un arbre, elle s’agenouille souplement au-dessus de moi puis écarte largement les jambes, s’empare délicatement de mon petit frère et le guide avec art vers le tabernacle que j’ai aperçu tout à l’heure derrière son verre de punch.
  
  Michelle abaisse les hanches et on laisse tous les deux échapper un gémissement plaintif. Puis elle entame de lents mouvements tournants du bassin et je me sens gonfler, gonfler dans la tiédeur accueillante de son saint des saints. Ça prouve simplement que c’était encore possible. Elle va me rendre dingue, cette fille. Je lui masse doucement les seins. Elle se laisse complètement aller, rejette la tête en arrière, ferme les yeux et lance d’une voix rauque :
  
  — Nick ! Oh, Nick… Je te sens si dur, si fort, tout au fond de moi… C’est bon… c’est… Aaaahm !
  
  Elle cesse son mouvement tournant et se met à onduler en poussant un râle à chaque coup de hanche. Je m’offre furtivement un petit complément d’érotisme en observant entre mes jambes ses voluptueuses activités. Elle est éclatante dans son abandon, la mère Michelle. Si celle de la chanson lui avait ressemblé, sûr que le père Lustucru n’aurait pas refusé de lui rendre son chat contre un baiser. Qui sait si ça n’aurait pas pu coller entre eux et finir en idylle. Moi, je vois très bien la chanson se terminer comme ça, avec le père Lustucru tout guilleret fredonnant avant l’heure « J’ai fait l’amour avec la Mère ».
  
  Ma Michelle à moi est en train de s’en donner à cœur joie. Elle me plante ses ongles dans la poitrine et, si ça continue, elle va réussir à m’y faire quelques traces supplémentaires. Elle me besogne avec un acharnement animal. Ce n’est plus un serpent qui ondule. Elle donne de véritables coups de boutoir, ponctués de « houmpf ! » gutturaux. Elle monte, elle monte, elle s’envole. Je lui pétris fiévreusement les seins. Soudain, elle ouvre la bouche, comme si elle suffoquait. Puis son corps se tend et vibre comme la corde d’un arc. Elle lâche un long cri suraigu et ses griffes me labourent la poitrine. Une fraction de seconde plus tard, j’explose en elle comme un bouquet final de feu d’artifice.
  
  Elle vibre une deuxième fois puis soupire et se laisse retomber lourdement sur mon corps. Elle se retire doucement et pose la joue sur mon épaule. Ses doigts se promènent nonchalamment sur mes cicatrices. Elle se tait. Mais elle n’a pas besoin de parler. Ses caresses me disent qu’elle serait tout à fait partante pour un autre décollage sur l’air du tralalala. Ses mains glissent vers mes quartiers de noblesse pour voir s’ils sont à même de lui offrir une seconde apothéose du même acabit.
  
  Je me sens d’attaque, ma foi. Mais il faudra quand même qu’elle attende deux minutes. Histoire de la faire patienter et de l’aider à se remettre en condition, je me lance dans les civilités.
  
  — Michelle, dis-je en caressant ses longs cheveux dorés, tu es l’une des plus belles filles que j’aie connues.
  
  Elle se tortille en émettant quelques gloussements puis, tout à coup, me mord cruellement le lobe de l’oreille.
  
  — Hé ! Mais tu m’as fait mal, espèce de brute !
  
  — Ça t’apprendra à me dire que je suis l’une des plus belles et pas la plus belle.
  
  — T’en fais pas. De toutes celles que j’ai connues, tu es la plus belle sur disons… un petit million…
  
  — Tel que je t’imagine, ça veut quand même dire que tu en trouves au moins deux ou trois d’aussi bien que moi, si ce n’est pas mieux.
  
  — Ah ! on m’y reprendra à essayer de faire des compliments ! dis-je en lui appliquant une petite claque sur les fesses.
  
  Elle rouspète pour la forme puis me balance d’un ton de défi :
  
  — Attends un peu, tu vas voir. Je ne suis peut-être pas la plus belle mais je vais te prouver sans discussion que je suis la meilleure.
  
  Aussi sec, elle se met au boulot entre mes cuisses de décathlonien. Il ne lui faut pas beaucoup de temps pour obtenir l’épanouissement recherché.
  
  Je me retourne vers elle et je commence à lui picorer les lèvres. Un instant plus tard, nos bouches sont soudées l’une à l’autre et nos langues jouent à chat perché. Je sens la tension monter en elle à mesure que je la titille. Je fais celui qui ne s’en rend pas compte et je continue d’un air absent pour pousser l’excitation à son paroxysme.
  
  — Oouuch ! Nick…, murmure-t-elle, le souffle court. Prends-moi ! Vite ! Maintenant !
  
  Boum ! Boum ! Boum ! Un martèlement sourd me fait vibrer les tympans. D’abord, je pense que c’est les cognements de mon cœur. Puis je réalise qu’on est en train de frapper avec un bel enthousiasme à la porte du patio. Premier réflexe : ne pas donner suite. Mais une série d’engrenages se met à cliqueter sous mon dôme effervescent. Quelque chose – allez savoir quoi – me dit que ce n’est ni un marchand de savonnettes ni un témoin de Jéhovah.
  
  Je commence à me lever.
  
  — N’y va pas, proteste Michelle, les yeux mi-clos et embrumés de désir. Je te veux, tout de suite, Nick. Qu’ils aillent tous se faire foutre !
  
  — Attends, ma biche. Ça va me prendre une toute petite seconde.
  
  Je me laisse tomber au bas de la chaise longue et je noue ma serviette autour de ma taille. C’est nettement insuffisant pour me rendre présentable. J’essaie de trouver quelque chose pour faire disparaître cette proéminence encombrante qui me nargue avec une insolente autonomie. Mais quoi ? Surtout, surtout, ne pas regarder Michelle ! Ça y est, je crois que j’ai trouvé. Je pense à ma feuille d’impôts. En principe, il n’y a rien de tel pour me coller le bourdon. Peau de balle. Que faire ? La feuille d’impôts me donne une autre idée. Je ferme les yeux et je visionne intérieurement la tronche de mon percepteur. Avec tous les détails : petites binocles rondes, tifs gras collés sur le caillou, points noirs, vieux costard grisâtre et flagada. C’est radical. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, plus la moindre trace des libidineuses activités dans lesquelles j’étais plongé corps et âme.
  
  Ça tambourine de plus belle. Je fonce ouvrir.
  
  — Ah ! monsieur Carter ! s’exclame un minet aux cheveux jaunasse. Je viens vous annoncer que le match est terminé et que vous avez gagné.
  
  Ben v’là aut’ chose ! Non seulement le type connaît mon blaze, mais il m’a identifié au premier coup d’œil.
  
  Je m’informe :
  
  — Gros ?
  
  — Humm, N3, répond le gusse à voix basse.
  
  N3, pour les ignares, c’est mon numéro de code à l’AXE.
  
  Pour les éventuelles oreilles indiscrètes, l’inconnu juge bon de brouiller les pistes en enchaînant :
  
  — C’est cela, quatre-vingt-trois dollars. Plus quelques poussières. Vous avez eu du flair en misant sur les Patriotes plutôt que sur les Rouges. Par contre, le rendement est nettement moins bon en ce qui concerne la partie des Hawk.
  
  Hawk, pour les ignares, c’est mon boss, le directeur de l’AXE.
  
  Je défrime rapidement le paroissien qui se tient devant moi, un demi-sourire sur les lèvres. Bon Dieu ! Je me demande où ils vont chercher leurs recrues depuis quelque temps ! À peine plus de vingt berges. Il renifle le Chanel à plein nez et me reluque en papillotant des paupières. Ma parole, je parie qu’il porte des faux cils ! Il se dandine d’un pied sur l’autre en tortillant du prose dans un jean pou-trap[1].
  
  Ça, c’est le genre de loulou à prendre son fade avec des poupées gonflables, voire peut-être à me faire des avances. Mais… il y a un mais. Et c’est dans son regard délavé que je le trouve. Si ce n’est pas celui d’un repasseur, alors moi, je me fais sacristain à l’église Saint-Gingle of the Danglers. Et la petite bosse que j’aperçois sous son blouson de toile me fait plus penser à la forme d’un P. 38 qu’à celle d’un portefeuille de marchand de chevaux. Voilà soudain que je me sens tout con devant ce freluquet, avec juste ma serviette pour me protéger.
  
  Il savait où me trouver… Il connaît mon nom et mon code… De deux choses l’une : soit il vient me faire ma fête – et ça, on va le savoir très vite –, soit c’est réellement un homme à Hawk, comme dirait Fiston Buté, le rejeton du chef sioux. Je penche quand même très fort pour la deuxième formule. Sinon, comment aurait-il pu connaître l’identité du vieux ?
  
  Bon ben… c’est pas de gaité de cœur mais va falloir prendre congé de la belle blonde.
  
  — Je reviens tout de suite, dis-je au minet.
  
  Il m’indique une Land Rover garée un peu plus loin dans le sable et fait :
  
  — Dépêchez-vous, sinon vous allez être en retard pour la remise des gains. Je vous attends dans ma voiture.
  
  Je hoche la tête et je rentre dans le bungalow expliquer à Michelle que je dois absolument aller encaisser ce que j’ai gagné en pariant sur une équipe de foot.
  
  Elle ne fait pas d’esclandre. Ses grands yeux verts deviennent simplement jaunes comme ceux d’un chat. Elle laisse tomber d’une voix sans timbre :
  
  — Salut, Nick. Et merci pour tout.
  
  J’ai pigé. Même si je n’en ai que pour un quart d’heure avec le boss, pas la peine de me repointer ici en pensant trouver la porte ouverte.
  
  Les bons moments passent rapidement dans la boîte à souvenir quand on est agent secret.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Je cavale à mon bungalow. J’enfile une Iiquette, je saute dans un falzar et, moins d’une minute plus tard, je suis sur la banquette de la Land Rover à côté du jeune Aztèque parfumé.
  
  J’en ai encore gros sur la patate d’avoir été si sauvagement arraché aux délices promis par ma somptueuse Brésilienne. Mais, comme je ne suis pas mauvais bougre, je m’efforce de briser la glace. Je demande :
  
  — Tu es gradé ?
  
  Le gars ne répond pas. Il se tourne légèrement vers moi. Les muscles de sa mâchoire se crispent et son sourire d’angelot se transforme en rictus polaire. Pas besoin de me faire un dessin. Ce type est un extra spécialisé dans les boulots de liquidation.
  
  On roule un petit moment en silence puis on bifurque à droite et on s’arrête sur le parking d’un motel en bordure de la A1A.
  
  — Chambre 17, fait mon chauffeur sans fioritures inutiles.
  
  Je mets pied à terre. Aussitôt, la Land Rover repart sur les chapeaux de roues.
  
  À peine entré dans le hall, j’ai l’assurance qu’il ne s’agit pas d’une machination. L’odeur, semblable aux effluves de poubelles d’une poissonnerie industrielle, me fait savoir que Hawk est entré dans l’établissement et qu’il y a fumé l’un de ses infâmes cigares. Le Président en personne a essayé d’en faire interdire la vente tant il en avait assez d’en sentir les relents dans son bureau. Mais, même les meilleurs limiers du FBI, n’ont jamais pu savoir où le Vieux se les procure. Quelques agents bien informés de l’AXE prétendent qu’il a organisé une crapulos connection pour assurer son approvisionnement personnel. D’autres, plus mauvaises langues, racontent que ce sont des cigares normaux mais qu’il les laisse mariner plusieurs mois dans une saumure de harengs avant de les faire sécher sur son balcon. Moi, je renonce à élucider ce mystère. Et puis, grâce à mon entraînement particulièrement poussé, j’arrive à tenir le coup sans masque à gaz dans les locaux où Hawk fume.
  
  Plus j’approche de la chambre 17, plus ça pue. Sûr, c’est de là que ça vient. Je frappe discrètement à la porte.
  
  — ’trez !
  
  J’entre. Le boss est assis sur le lit. Un mégot éteint circule d’un coin à l’autre de sa bouche. À part cette légère marque de nervosité, il ne bronche pas d’un cil.
  
  — Bonjour, Sir. Je viens de terminer une mission et je…
  
  — Écoutez, N3, vous avez fait un excellent travail et je vous en félicite. Maintenant, si vous avez des difficultés pour prendre vos congés, fondez un syndicat et soumettez-lui la question. Ce n’est pas de cela que je suis venu vous entretenir.
  
  Bon, OK. Il doit y avoir de la casse quelque part. J’ai comme l’impression qu’il vaut mieux la boucler et attendre de voir ce qu’il a à me dire. Moralité, je la boucle et j’attends.
  
  Hawk a l’air de rassembler ses idées. Il mâchonne un instant son mégot puis se lève et va le cracher dans le lavabo. Ça, c’est une aubaine pour la maison. S’il y a un problème d’écoulement quelque part, ça va leur déboucher toutes les canalisations en deux coups de cuiller à pot. Je me crispe un peu en regardant le boss fouiller dans les poches de sa veste. Aïe ! Oui, c’est bien ce que je craignais. Il en tire un autre cigare tout neuf, croque le bout et le crache dans le lavabo itou. Ensuite, il ouvre le robinet pour faire circuler le tout. Là, il y a peut-être été un peu fort. Il risque d’y avoir des fuites dans les tuyaux. Malgré moi, je laisse presque échapper un ouf de soulagement en voyant qu’il se colle le cigare entre les lèvres et commence à le chiquer sans l’allumer.
  
  Pendant ce court intermède, une image de la délicieuse Michelle se promène devant mes yeux. Elle est nue sur la toile de sa chaise longue. Mon regard se pose sur ses pieds aux ongles d’un bel incarnat, remonte le long de ses jambes cuivrées, s’attarde un instant sur sa toison semblable à un petit bouquet de chaume. Puis il repart caresser sa superbe poitrine. Un vrai supplice de Tantale. Mon regard embrasse le visage de Michelle. Elle me fait un clin d’œil mutin qui m’invite à des ébats particulièrement épicés. Non, c’est trop cruel. Je préfère tirer les rideaux. Je repense à mon percepteur.
  
  Hawk ouvre la bouche, mettant fin à cette nouvelle forme de supplice.
  
  — Hmmm, avant d’entrer dans le vif du sujet, fait-il d’un ton un peu pincé, sachez que le jeune homme qui vous a conduit ici est l’une de nos toutes dernières recrues. Il nous a été gracieusement légué par la Company. Il travaillait pour eux en Europe mais il avait un peu trop tendance à…
  
  Je le coupe :
  
  — À tirer d’abord et à discuter après ? Je m’en doutais. Il n’est pas question que je travaille avec ce type.
  
  — Ce n’est pas ce qu’on vous demande, N3 ! lance le vieux d’un ton sec. L’affaire que j’entends vous confier est beaucoup trop importante pour y mêler un zigoto pareil !
  
  Houla ! Il n’a vraiment pas l’air d’être à prendre avec des pincettes. Il sort une petite boîte de sa poche. C’est une commande à distance pour la télé. Quand même, j’espère qu’il ne m’a pas fait venir ici pour regarder les variétés avec lui. Pourtant, le voilà qui braque son bidule vers le poste et qui presse le bouton.
  
  — Regardez, dit-il.
  
  Je regarde. Une souris archi-fardée apparaît sur l’écran et s’efforce de nous faire connaître le bulletin météo. Visiblement, elle a un mal fou à régurgiter le baratin qu’elle vient d’apprendre par cœur. Je commente :
  
  — Vous avez vu, Sir ! Ils ne vont pas avoir froid en Géorgie. Ni en Alabama, d’ailleurs. Je me demande quel genre de temps elle va nous annoncer pour ici…
  
  Mais mes efforts héroïques pour détendre l’atmosphère tombent complètement à plat.
  
  — Vous n’avez pas besoin de le savoir, N3, réplique Hawk d’un ton grinçant. Cela ne vous concerne plus.
  
  Pour tout dire, je m’en doutais un peu. D’un doigt agacé, mon vénérable chef se remet à triturer son bastringue. Un truc très flou, comme pris dans le brouillard, se forme sur l’écran. Je me rapproche pour mieux voir.
  
  — Il s’agit d’une phase du lancement de la navette spatiale, explique Hawk. Ce film a été tourné en début d’après-midi à Cap Canaveral. Regardez très attentivement.
  
  Sous la base de la fusée, le béton a l’air d’onduler comme un étang par temps de brise. C’est le mirage dû à la forte chaleur qui sort des réacteurs.
  
  — Attention, reprend le boss. Je vais vous arrêter l’image. Voici.
  
  La navette stoppe et reste suspendue entre ciel et terre, comme un gros insecte emprisonné dans un médaillon de plastique. Un petit trou est nettement visible sur l’un des côtés. De l’oxygène liquide s’en échappe, formant un long panache givré.
  
  — Le réservoir a été contrôlé à la lunette pyrométrique, poursuit Hawk. Il était à une température normale. Puis il y a eu un échauffement très intense et le trou s’est formé. Il s’agit, à l’évidence, d’un acte de sabotage. La température est montée à près de 1000®. Une bombe avait été placée sur le réservoir de cette fusée.
  
  — Et la navette ?
  
  Hawk ne répond pas. Il me passe la suite de la bande vidéo. Je vois les moteurs de secours de la navette se mettre en action et la partie habitée se séparer de la fusée quelques secondes avant l’explosion.
  
  — Impressionnant, n’est-ce pas ? demanda Hawk. Il y a eu des blessures parmi l’équipage. Deux jambes brisées, une commotion cérébrale. Rien d’irrémédiable, heureusement. Seulement, Columbia a six mois de retard sur les prévisions du programme. Mais revenons-en à la formation de ce trou dans le réservoir de la fumée.
  
  Hawk me repasse la bande à l’envers. Si c’était de la science-fiction, ça me ferait presque marrer. Ça a toujours un petit côté rigolo de voir un film se dérouler dans le sens inverse de la réalité. Columbia redescend, ses moteurs se mettent en marche. Puis la fusée explosée se reconstitue, la navette vient s’y recoller et l’image s’arrête à nouveau. En examinant le bord déchiqueté du trou, je comprends tout de suite qu’il a été causé par une bombe puissante, placée très précisément au point où elle pourrait provoquer les plus gros dégâts. Je questionne :
  
  — Vous pensez que quelqu’un a pu placer de la thermite sur l’engin et a eu le temps de l’allumer pendant la phase de pré-décollage ?
  
  — C’est le plus probable. La fusée est constituée d’un alliage de titane, avec certaines pièces d’aluminium dans les moteurs. Les meilleurs physiciens et chimistes se penchent actuellement sur la question. Mais leurs conclusions ne nous apporteront certainement rien de plus que ces images.
  
  — C’est ce que disent nos experts ?
  
  Hawk hoche la tête.
  
  Je me pose sur l’une des chaises inconfortables qui garnissent la chambre. Pas la peine de se creuser inutilement le cigare. Quand les experts de l’AXE affirment quelque chose, il y a cent pour cent de chances que ce soit la réalité.
  
  — D’après eux, explose Hawk, le sabotage a été conçu par un scientifique. Un trou dans le réservoir, surtout au moment du décollage, n’est naturellement pas une bonne nouvelle mais il ne suffit pas à provoquer la catastrophe.
  
  — Mais alors ?
  
  — Alors il fallait que la bombe ait un effet secondaire. Cet effet, c’est la chaleur en provenance de l’extérieur. Elle a induit des courants de Foucault dans les masses métalliques de la fusée et du réservoir. Ces courants ont provoqué une instabilité thermique qui a littéralement pulvérisé l’engin.
  
  — Très fort, très, très fort. Et savez-vous quand et comment la bombe a pu être posée ?
  
  — Hélas non, N3. Nous n’avons pas pu le déterminer. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’un saboteur compétent et décidé se cache sur la base de Cap Canaveral et, plus précisément, à l’intérieur du complexe Kennedy.
  
  — Apparemment, dis-je, la technique employée n’est pas celle qui a été mise en œuvre pour faire fondre les postes d’espionnage électroniques.
  
  — Nous n’en sommes pas certains. En revanche, nous savons qu’un espion s’est introduit à Cap Canaveral. Est-ce le saboteur ou une autre personne ? Mystère. Nous le savons parce que des informations ont filtré à l’extérieur. Des informations très précises que nous avions introduites à dessein. Malheureusement, nous ignorons par quelle filière elles sortent des États-Unis. Les services de sécurité de la base n’ont absolument rien trouvé. L’homme doit être un crack.
  
  — Il me semble que la destruction des postes d’espionnage électroniques est plus grave que celle de la fusée porteuse de Columbia. D’après ce que je crois savoir, la NORAD a été jusqu’à appareiller l’avion militaire présidentiel et à le faire décoller de la base d’Andrews pour mettre le chef de l’État en sécurité dans les airs…
  
  Plissant les paupières, Hawk me regarde à travers des fentes.
  
  — En principe, N3, je devrais vous demander comment vous avez pu obtenir des informations à caractère aussi confidentiel. Mais, passons… Je ne peux tout de même pas vous reprocher de vous tenir au courant.
  
  Je souris. Je sais qu’au fond de lui-même il est satisfait de constater une fois de plus que je ne laisse rien au hasard.
  
  — Nous reconstituons le réseau d’écoute le plus rapidement possible, m’informe-t-il. C’est un coup très sérieux. Mais nous pouvons presque nous estimer heureux à côté de la Chine communiste. Savez-vous ce qui est arrivé ?
  
  — Cette fois, je dois vous avouer que non, Sir.
  
  — D’après des renseignements venant d’outre-Atlantique, un bataillon entier aurait été décimé près de la frontière mongole.
  
  — Des vagues de chaleur ou une bombe comme celle-ci ? fais-je en indiquant le récepteur de télévision.
  
  — Il est difficile d’avoir des précisions, mais il semble bien que ce soit une vague de chaleur.
  
  — Vous ne pensez pas qu’il puisse s’agir d’un rayon laser ?
  
  Le haussement d’épaules qu’il me renvoie en guise de réponse me fait comprendre que j’ai dû dire quelque chose de pas très pertinent. Je n’insiste pas.
  
  Hawk tient ses renseignements d’experts parmi les plus costauds du monde. Pas moi.
  
  — Vous allez me rechercher cet espion, N3. Il faut absolument que nous obtenions au plus vite des résultats positifs.
  
  — Si je puis me permettre, Sir, interviens-je avec la déférence due à mon supérieur. Je ne comprends pas pourquoi vous laissez de côté la question des postes d’espionnage pour donner la priorité au programme spatial. Surtout depuis que le Congrès a pratiquement fermé le robinet à dollars à la NASA. Nous avons eu de jolies photos de Saturne et je crois qu’il va falloir se contenter de ça pendant une dizaine d’années maintenant. Pourquoi se précipiter ainsi sur une chose qui, après tout, n’est peut-être qu’un accident alors que des postes de surveillance ont été carbonisés dans le monde entier ?
  
  — Si vous me laissiez le temps de vous expliquer, je le ferais, N3, réplique le boss, visiblement tout prêt à se remettre en boule. Primo, ce n’est pas un accident. Secundo, la navette spatiale prend une importance de plus en plus grande pour notre sécurité nationale. L’existence d’un saboteur à Cap Canaveral devrait en être une preuve suffisante à vos yeux. Bien sûr, il ne faut pas ignorer les missions scientifiques, mais le rôle de la navette prend un caractère de plus en plus militaire.
  
  — Pour la mise en place de satellites-espions ?
  
  — Certes. Mais c’est encore l’une de ses fonctions accessoires aux yeux du ministère de la Défense. En fait, la soute de chargement de la navette a été conçue pour transporter pas moins de douze ogives nucléaires.
  
  J’en reste baba.
  
  — Mais, c’est une violation du Traité de l’Espace signé en 1962 !
  
  — Les temps ont changé, N3, que voulez-vous… Ce traité a été signé à la sauvette lorsque nous avons fait exploser une bombe H sur orbite. L’explosion avait secoué la zone des radiations de Van Allen et l’ionosphère. De nombreux gouvernants se sont émus, craignant une perturbation grave des communications terrestres par voie hertzienne, voire la destruction de la vie sur la planète, les rayonnements solaires n’ayant plus à franchir le bouclier naturel des radiations de Van Allen.
  
  — Et la théorie ne tient plus ?
  
  — Nous avons beaucoup appris depuis. Les Russes aussi ont mené de nombreuses recherches, à caractère militaire pour la plupart, grâce à leur station spatiale Salyout 6. Salyout 7 sera bientôt mis sur orbite, suivi de très près par un Salyout 8 encore plus important. Pour compenser les énormes efforts qu’ils déploient, nous avons besoin d’une navette spatiale capable de placer sur orbite des engins nucléaires puis de regagner la terre une fois sa mission accomplie. On envisage même très sérieusement de mettre ces engins sur orbites polaires.
  
  — Afin de tenir en permanence une épée de Damoclès au-dessus de la tête des Soviétiques ?
  
  — Exactement, approuve Hawk. Une bombe en orbite peut atteindre son objectif en moins de dix minutes. C’est beaucoup plus rapide que même les missiles Trident lancés à partir de sous-marins. Seulement une bombe mise sur orbite est vulnérable parce qu’il est possible de calculer sa trajectoire. D’où la nécessité d’une navette spatiale pour modifier périodiquement la disposition des engins. Il faut que notre navette fonctionne, Nick. Trouvez-moi ce saboteur et empêchez-le à tout jamais de recommencer.
  
  Hawk m’indique le téléviseur d’un mouvement de menton puis il fait repartir la projection. La fusée explose, emplissant un instant l’écran d’une immense flamme orangée. Je cligne des yeux. Il ne devait pas faire froid sur la plate-forme quand ça a pété. Pourtant, ça me fait l’effet inverse, ici, dans cette chambre de motel. J’en ai des frissons dans le dos.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  À part ma mission express, depuis que je suis en Floride, j’ai passé mon temps à me goinfrer de soleil et de bons moments. J’arrive presque au bout des trente-sept bornes qui séparent Miami de Cape Canaveral et je m’aperçois que la Floride, ce n’est pas seulement Palm Beach et Disney World. Je longe l’Indian River puis je m’engage sur le pont de six kilomètres et demi qui conduit au Centre spatial Kennedy. Je ne peux m’empêcher de me marrer en douce pendant que je répète le petit boniment qui doit me servir de couverture. C’est l’une des plus savoureuses que j’aie jamais eues. Avant de ralentir devant la guérite du garde, je chausse de grosses lunettes à monture de corne et je me regarde rapidement dans le rétro pour vérifier que ma raie au milieu n’a pas souffert pendant le trajet.
  
  — Vos papiers, s’il vous plaît, demande l’homme avec autorité.
  
  J’ouvre mon portefeuille et le lui passe. Une expression d’ahurissement intégral se dessine sur son visage. Il s’approche pour comparer ma bobine et la photo de ma carte officielle puis annonce :
  
  — Il faut que je passe un coup de fil, monsieur Crâne. Ce n’est pas de mon ressort.
  
  — Comment cela, ce n’est pas de votre ressort ? Je suis inspecteur assermenté de l’OSHA. Je suis officiellement mandaté pour enquêter sur l’incident de la navette spatiale et pour déterminer si de nouveaux essais ne risquent pas de mettre en danger la vie des équipages. Je suis également habilité à interdire tout lancement tant que les questions de sécurité n’auront pas été réglées à ma satisfaction !
  
  J’essaie de prendre le ton pète-sec du bureaucrate outré. Ça a l’air de porter ses fruits. Le type me rend vivement mon portefeuille et disparaît sous sa guérite. Moins d’une minute plus tard, il en ressort et me fait signe de passer. J’attends d’être suffisamment loin puis j’éclate de rire au volant de ma bagnole. L’OSHA, ou Occupational Safety and Health Administration, c’est l’Agence pour la Sécurité et l’Hygiène des Conditions de Travail. Il y a quelques mois, ses inspecteurs ont fait une descente au siège de l’AXE, à Washington. D’abord, Hawk a essayé de les virer en invoquant le secret pour raisons de sécurité nationale. Ça n’a pas marché. Plus collants que des sangsues, ces loustics. Alors je vous prie de me croire que ça a usiné dans la boutique. Tous les faussaires de la maison ont fait des heures supplémentaires. Ils leur ont fabriqué un sacré nombre de pièces et de dossiers à se mettre sous la dent. Je ne sais pas combien ça a coûté, cette petite histoire, mais ça a dû faire chaud. On s’en fout, ce sont les contribuables qui paient.
  
  Enfin, passons… Toujours est-il qu’en repartant, les gars de l’OSHA étaient persuadés dur comme fer que l’AXE était une organisation à classer entre la troupe de boy-scouts et l’amicale des anciens élèves d’école paroissiale. Naturellement, les maquilleurs de la maison en ont profité pour photographier les lettres de noblesse de tous ces messieurs et c’est ce qui me permet aujourd’hui d’avoir dans ma poche une carte bidon de l’OSHA si bien imitée que même un membre de l’Agence s’y tromperait.
  
  Un coup de fil du boss à qui de droit, et il aurait pu obtenir les pièces par voie officielle. Et c’est bien là que je reconnais son sens de l’humour. Il a préféré faire son coup sans rien dire à personne. D’ailleurs, c’est la meilleure façon de travailler quand on dirige l’organisation d’espionnage la plus secrète du monde.
  
  Je me trouve une place juste devant le bâtiment administratif principal et je me gare. Je sors de voiture et j’entre dans la boutique, la main tendue et le sourire aux lèvres.
  
  — Martin Crâne, inspecteur de l’OSHA. Je suis ici pour enquêter sur le problème de lancement que vous avez eu la semaine dernière. Et vous êtes… (Je me baisse un peu et, à travers les gros verres de mes fausses binocles, je reluque la plaque patronymique du premier type qui se présente à moi.) Le professeur Samuelson, c’est bien cela ?
  
  — Euh…, oui. Arnold Samuelson. Et voici mon assistant, le professeur Paul Gretain.
  
  Un troisième larron est présent dans le hall, mais Samuelson ne juge pas utile de me le présenter. Je m’épargne la peine de le questionner. Je connais ce costaud pour avoir épluché son dossier. Il faut dire que le pédigrée de Ross Jacobs ne manque pas d’intérêt. Il a fait le Vietnam dans les Bérets Verts et y a récolté deux Silver Stars plus une douzaine d’autres médailles pour actes de bravoure. À sa démobilisation, il avait le grade de capitaine et s’est immédiatement fait embaucher par la NASA en tant que directeur-adjoint de la sécurité du Centre spatial Johnson à Houston. Depuis, il a sacrément fait son chemin. Il y a juste quatre mois qu’il a été nommé directeur de la sécurité de Cap Canaveral.
  
  C’est Paul Gretain qui relance la conversation.
  
  — Qu’est-ce qui vous amène chez nous, monsieur Crâne ? interroge-t-il. C’est la première fois qu’un membre de l’OSHA vient visiter notre base…
  
  Je feuillette mon petit calepin noir et je le coupe d’une voix très boulot-boulot :
  
  — Erreur, monsieur Gretain. Des inspecteurs de l’OSHA ont supervisé toute la construction de cet ensemble.
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprend Gretain, l’air passablement horripilé. La construction des bâtiments c’est… la construction des bâtiments, voilà tout. Non, ce qui m’intéresse, c’est de savoir pourquoi vous venez vous mêler de ce qui concerne les lancements.
  
  — Me mêler ! Me mêler ! fais-je d’un ton à la fois stupéfait et offusqué. Sachez, Môssieur, que mon administration est mandatée par le Congrès des États-Unis pour assurer la sécurité des conditions de travail dans tout le pays. Si j’estime que votre navette spatiale constitue un danger pour les équipages humains, j’ai le pouvoir de faire fermer toutes les installations jusqu’à ce que le programme soit, ou abandonné, ou modifié de sorte à présenter des conditions de sécurité satisfaisantes !
  
  Je fais un effort surhumain pour débiter tout ça sans me fendre la pipe. Je sais que, si Gretain s’écoutait, il me prendrait par les épaules, me ferait pivoter sur place et me sortirait à coups de botte dans le train. Je le sais parce que je le comprends : j’aurais exactement la même réaction à sa place. L’ennui c’est que mon rôle m’empêche de le lui dire. Alors, autant en profiter pour me payer un quart d’heure de rigolade.
  
  — Quoi ! intervient Samuelson, complètement ahuri.
  
  — C’est la stricte réalité, monsieur Samuelson. Sachez que je puis même faire bloquer les fonds budgétaires qui vous sont alloués.
  
  Gretain se tourne vers Ross Jacobs.
  
  — Faites visiter la base à ce monsieur, grogne-t-il. Mais, attention, ne l’emmenez à aucun endroit où il risque de se faire mal. Je n’ai pas envie d’avoir encore un accident sur les bras !
  
  — Voyons, Gretain, calmez-vous, fait son supérieur, je sais bien que nous sommes tous très tendus depuis l’incident de l’autre jour, mais ce n’est pas une raison pour en faire supporter les désagréments à M. Crâne. Après tout, il ne fait que son travail, comme chacun de nous.
  
  Samuelson sent qu’il a le cul sur un baril de poudre et c’est pour ça qu’il préfère prendre des gants.
  
  Un coup d’œil dans ceux de Jacobs me fait piger qu’il n’a qu’un désir : celui de pouvoir se défouler sur moi à coups de nerf de bœuf ou, le cas échéant, de clef anglaise.
  
  — Venez, Gretain, poursuit Samuelson, je tiens à réexaminer toutes les données du lancement dès maintenant.
  
  À la manière dont il le dit, j’ai l’impression que c’est devenu une routine depuis la catastrophe de la semaine passée.
  
  — Alors, Crâne ! aboie Jacobs avec la voix d’un grœnendael qui n’a pas eu sa pâtée depuis deux jours, qu’est-ce que vous voulez voir ?
  
  À l’évidence, il estime que la sécurité ici, c’est lui, pas moi. Et il n’est pas content content de me voir empiéter sur son terrain.
  
  Je me tourne vers lui, un sourire d’une oreille à l’autre, et je rectifie :
  
  — Monsieur Crâne.
  
  Il fait volte-face sans me répondre et sort sur le parking. Tout en lui emboîtant le pas, je vérifie le fonctionnement de Hugo, mon stylet à détente automatique, fixé à mon bras droit dans un petit étui de chamois. C’est OK, il est prêt à sauter dans ma main à la première torsion de poignet. Cela fait, je palpe mon holster, histoire de sentir le contact réconfortant de Wilhelmina, mon Lüger 9 mm. Ma chouchoute a été entièrement démontée et astiquée ce matin et je sais qu’elle est en mesure de m’apporter un concours rapide en cas de besoin. Le seul qui manque à l’appel, c’est Pierre, mon petit œuf en plastique chargé de gaz mortel, que je planque habituellement auprès de mes bijoux de famille. Je l’ai jugé plus encombrant qu’utile pour une expédition de ce genre.
  
  Serein après ce rapide contrôle de mes fidèles compagnons, je relève les yeux vers Jacobs. Ses épaules massives se dandinent au rythme de sa marche à quelques pas devant moi. Un peu plus loin, j’aperçois deux gros cylindres métalliques près d’un bâtiment. Je demande :
  
  — Ce sont les réservoirs de carburant ?
  
  Le chef de la sécurité s’arrête et se retourne, un rictus à la JR sur les lèvres.
  
  — Ça, là-bas ? questionne-t-il d’un ton narquois. C’est la station d’épuration des eaux d’égout. Je me demande comment vous comptez contrôler les conditions de sécurité si vous ne connaissez rien à rien du fonctionnement de la base…
  
  Il pointe le doigt vers un ensemble de structures métalliques emmaillotées dans un imbroglio de tubards de toutes les tailles et de toutes les couleurs.
  
  — Ce sont les tours de refroidissement, enchaîne-t-il. Ce sont elles qui produisent l’oxygène liquide. Le kérosène est entreposé à distance pour éviter tout accident. Si de l’oxygène liquide s’échappe et entre en contact avec du combustible, c’est l’explosion. Si c’est un individu qui se trouve sur son chemin, il est instantanément changé en statue de glace.
  
  Je hoche la tête. En fait je me pose une question : pourquoi ne m’ont-ils pas tout simplement fait accompagner par un membre de l’équipe technique ? La réponse ne fait aucun doute. Un technicien passionné par son travail aurait, dans le feu de l’action, répondu à toutes mes demandes, sans doute, même, avec une profusion de détails. En me collant Ross Jacobs sur le dos, ils sont sûrs que je verrai seulement ce qu’ils veulent bien que je voie.
  
  — J’aimerais rencontrer des membres de l’équipe chargée de la production d’oxygène liquide.
  
  Ross Jacobs lâche un « ouais » semblable à un éternuement et m’indique deux silhouettes qui paraissent directement sorties d’un film de science-fiction.
  
  — C’est Koval et Campbell, m’informe-t-il. C’était eux qui avaient fait le plein d’oxygène liquide le jour où il y a eu le pépin. Ils vérifient le nouveau réservoir et ça leur fait un sacré boulot. Ne les asticotez pas trop, Crâne.
  
  — Monsieur Crâne.
  
  Ross Jacobs lève le nez vers la passerelle de ferraille où travaillent les deux individus emmitouflés dans d’épaisses combinaisons isolantes et coiffés de gros casques de plastique.
  
  — Hé ! crie-t-il. Descendez ! Ce type voudrait vous dire quelque chose !
  
  Pour le « monsieur », je crois que l’inspecteur Martin Crâne pourra aller se rhabiller.
  
  Les deux formes enscaphandrées ont l’air d’échanger un regard à travers leurs visières de plexiglass puis elles ferment une série de vannes et descendent l’échelle pour venir nous rejoindre. Avec leurs combinaisons couvertes d’un revêtement gris argenté et leurs gros casques blancs, elles m’annonceraient qu’elles s’appellent Zoltrane et Grabud et qu’elles viennent de débarquer de Pluton, je les croirais sans hésiter. La première met pied à terre, retire ses énormes gants et me tend une main minuscule qui doit être celle d’un gosse de seize ans à tout casser. La deuxième paire de gants se déchausse et, cette fois, la paluche qui apparaît correspond plus à ce que je pouvais attendre : épaisse, velue et brise-phalanges.
  
  Puis ce sont les casques qui tombent et je comprends le pourquoi de la petite main. Koval est une femme. Avec ses traits fins, ses yeux bleus translucides et ses bouclettes d’un délicieux blond vénitien, elle pourrait faire de la concurrence à Michelle si elle décidait de poser pour les photographes de New York. Mais, apparemment, elle a choisi une autre voie. Campbell, lui, avec ses pommettes saillantes et ses sourcils en encorbellement au-dessus de ses yeux enfoncés, me fait penser à un Neandertal.
  
  — Qu’est-ce qui se passe, Ross ? demande Koval. J’espère que tu ne nous déranges pas pour rien. On a un boulot monstre.
  
  Jacobs me montre d’un geste du menton.
  
  — C’est Crâne, de l’OSHA. Il veut s’assurer que le prochain lancement ne finira pas comme l’autre.
  
  — L’OSHA ? Encore ! fait la jeune femme, visiblement pas ravie. J’ai déjà eu un de vos collègues sur le dos pendant toute l’installation des compresseurs. Je veux bien vous montrer ce que vous désirez voir mais, par pitié, ne m’empêchez pas de faire mon travail !
  
  — Le montage des compresseurs ? dis-je, un peu étonné.
  
  — Oui. Je suis le professeur Harriet Kovalchovski, directrice de la division des combustibles de Cap Canaveral. C’est moi qui ai supervisé l’étude et la réalisation des installations que vous voyez. Et voici Max Campbell, mon assistant.
  
  — Enchanté de faire votre connaissance et… mes félicitations. Je ne me représente pas, monsieur Jacobs s’en est chargé.
  
  — Que voulez-vous savoir au juste ? demande la belle Koval. Comment les réservoirs de la fusée sont soudés ? Je puis vous assurer qu’en termes de fiabilité, notre procédé de soudure n’a aucun rival dans le monde.
  
  — Je n’en doute pas mais cela n’a pas empêché les soudures de céder en cours de vol. Si par hasard certaines phases de l’assemblage posaient des problèmes de sécurité pour des soudeurs…
  
  — Vous ne trouvez pas que vous y allez un peu fort, Crâne ? grogne Jacobs d’un ton excédé. Ce sont des travailleurs hautement qualifiés, formés sur place, pas des intérimaires payés à l’heure !
  
  — Du calme, Ross, intervient Koval d’une voix apaisante. Voyez-vous, monsieur Crâne, le dernier lancement a raté et tout le monde sait que c’est à cause d’un problème au niveau des réservoirs d’oxygène liquide. Inconsciemment, on nous en fait porter la responsabilité, même si nous n’y sommes pour rien. Ce n’est pas facile, croyez-le bien. Nous sommes très tendus. Et maintenant, voilà que vous arrivez et que vous prétendez fourrer votre nez dans…
  
  Koval se tait brusquement. Elle redevient Harriet Kovalchovski et pique un fard de toute beauté.
  
  Je me tourne vers Campbell. Son expression n’a pas changé d’un poil. D’ailleurs, je me demande si cette tronche d’anthropoïde est capable de refléter une quelconque expression. N’empêche qu’il y a une sacrée tension dans l’air et je sens nettement que ça vient de lui. Tout à coup, une lueur fugace traverse ses prunelles grisâtres, comme si deux minuscules ampoules s’y étaient allumées puis éteintes aussitôt. Je m’aperçois qu’involontairement, ma main a glissé dans ma veste à la recherche de Wilhelmina.
  
  « Ross Jacobs, je répète, Ross Jacobs est demandé au centre administratif, brame l’un des haut-parleurs accrochés à l’échafaudage. »
  
  — Il faut que je vous laisse, dit l’intéressé, l’air grincheux. Je vous le confie, vous deux. Faites attention à ce qu’il n’aille pas fouiner n’importe où.
  
  Ça veut bien dire ce que ça veut dire… Je me demande simplement ce qu’il entend par « n’importe où ».
  
  — Monsieur Jacobs, fais-je d’un ton aussi scandalisé que possible, je suis désagréablement surpris par votre attitude à mon égard. Si vous persistez dans cette voie, je serai contraint de le mentionner dans mon rapport !
  
  Jacobs grommelle un truc à mi-chemin entre le juron et le grognement puis tourne les talons et décampe sans dire au revoir.
  
  — Suivez-moi, Crâne, lance Koval avec mauvaise grâce. Je vais vous faire faire le tour du compresseur et des réservoirs de stockage d’oxygène liquide.
  
  Mes deux guides enfilent leurs gants et leurs casques puis commencent à grimper l’échelle qui mène au compresseur. Je m’engage derrière eux en demandant :
  
  — Il ne me faudrait pas un costume comme le vôtre ?
  
  — Pour une visite, c’est inutile, répond Koval sans se retourner. Si vous étiez appelé à travailler ici, en revanche, nous l’exigerions.
  
  — Très bien, dis-je sagement.
  
  Et je lui emboîte le pas le long de la passerelle métallique.
  
  — Voilà le compresseur, poursuit-elle. Il aspire l’oxygène et l’azote de l’atmosphère. Ensuite, nous les liquéfions et nous les séparons. C’est un simple processus de distillation. Nous gardons l’oxygène liquide. L’azote est utilisé pour un certain nombre de recherches. Nous l’acheminons vers l’autre extrémité de la base au moyen de ces grosses citernes que vous voyez là-bas.
  
  Zyeutant la pellicule de givre qui couvre les tuyaux du compresseur, je m’enquiers :
  
  — Et c’est froid ?
  
  — Très froid, répond ma jolie prof. L’oxygène liquide entre en ébullition vers moins 183® et l’azote autour de moins 196®. C’est cette différence dans les températures que nous utilisons pour réaliser le fractionnement. D’abord, nous portons l’oxygène liquide à sa température d’ébullition, puis nous faisons remonter l’azote dans la tubulure en spirale qui entoure cette grosse conduite. Ensuite, l’oxygène passe dans la conduite qui fait office de bain de refroidissement. Ainsi, dans la même opération, nous séparons l’oxygène de l’azote et nous refroidissons à nouveau notre oxygène liquide. Vous voyez, c’est enfantin.
  
  Enfantin, comme elle dit. Je l’écoute, fasciné. Elle me fait penser à mademoiselle Smithson, une chouette blondinette qui enseignait la physique au collège et qui nous donnait des tas d’idées à mes copains et à moi. Faut dire que, côté physique justement, elle se posait un peu là. Le gros truc, c’était de matraquer le bec Bunsen. Quand tout était bien déréglé, on levait le doigt et on appelait mademoiselle Smithson. Elle venait, se penchait sur le bec Bunsen et s’absorbait dans la réparation des dégâts. Pendant ce temps-là, les copains d’à côté se regroupaient autour d’elle, faisant mine d’être passionnés par le déroulement des opérations. En fait, ce qui les passionnait, c’était le décolleté de la prof qui nous dévoilait sans vergogne une généreuse poitrine. Chaque fois qu’un élève réussissait son coup, ceux qui avaient profité du spectacle se cotisaient pour lui payer un sachet de pop-corn. La grande technique consistait à bien détraquer le bec Bunsen parce que, plus la prof restait penchée longtemps, plus le spectacle durait et plus le sachet de pop-corn était gros. Ah ! mademoiselle Smithson… Je crois que je ne suis pas près de l’oublier ! C’était le bon temps, ça…
  
  Mais je m’égare. Qu’est-ce qui me prend tout à coup. Je relève le nez vers Harriet Smithson… euh, vers Harriet Kovalchovski. Derrière l’écran de son hygiaphone, j’entrevois ses yeux clairs rivés sur moi. J’ai l’impression que ça fait déjà plusieurs secondes qu’elle était en train de me fixer. Elle a l’air de se demander s’il m’est arrivé quelque chose ou si je suis naturellement débile.
  
  — Vous me suivez ? interroge-t-elle, dès qu’elle constate que je suis revenu à la réalité.
  
  — Mais je ne fais que ça, réponds-je d’une voix légèrement balbutiante.
  
  Je me retourne. Campbell est derrière moi. Ses énormes pognes gantées pendouillent au bout de ses bras ballants. Décidément, il n’a pas que la tronche du quadrumane, il en a aussi le maintien.
  
  J’essaie de manifester mon intérêt en posant une question. Je cherche. Je trouve.
  
  — À quoi sert l’oxygène liquide ?
  
  Ce coup-ci, elle me regarde carrément comme si j’étais le dernier des crétins. Et elle me répond sur un ton approprié :
  
  — C’est le comburant.
  
  Voyant à mon œil glauque que je ne pige toujours pas, elle précise :
  
  — L’oxygène est nécessaire à la combustion du kérosène. Or il n’y en a pas sorti de l’atmosphère terrestre. Donc les fusées emportent leurs provisions avec elles. Vous saisissez ?
  
  Je hoche la tête sans mot dire mais en me maudissant de ne pas avoir écouté les leçons de mademoiselle Smithson. Histoire de me donner une contenance, je sors mon petit calepin et, d’un air inspiré, j’y étale quelques graffiti sans queue ni tête. J’en profite pour gamberger un tantinet et je conclus que n’importe quel membre de l’équipe à Koval peut avoir placé une bombe sur la fusée. Le problème est de savoir qui.
  
  C’est alors que je me rappelle ce que Hawk m’a dit sur les informations filtrant hors de Cap Canaveral. Je tire mes lunettes jusqu’au bout de mon nez, je lève les yeux par-dessus leur rempart de corne et je lorgne la savante mademoiselle Kovalchovski.
  
  — Quelle proportion de votre temps de travail consacrez-vous au terrain ? Je veux dire par rapport à vos heures de bureau ?
  
  — Je passe pratiquement tout mon temps de travail ici, me fait-elle savoir. J’aime mettre la main à la pâte avec mes hommes. Et puis c’est très instructif. La théorie, c’est pour mes heures de loisir. Quant à la paperasse, Max a la gentillesse de m’en décharger au maximum.
  
  Ah ! Il a des gentillesses l’homme-singe… ? Ça m’étonne, ça. Quoique… ils jouent peut-être à La Belle et la Bête tous les deux. Ça existe en vrai, ces trucs-là. Parole. Moi qui voyage beaucoup, j’en ai vu des tas et des tas de couples dans leur genre. Vous ne me croyez pas ? Alors, sortez un peu plus au lieu de passer votre temps les pieds dans vos pantoufles à bouquiner des polars ou à reluquer les photos de Play Boy en attendant que le ragoût ait fini de mijoter.
  
  Je me tourne vers l’hominien et, de ma belle voix de rond de cuir, je questionne :
  
  — Et vous, monsieur Campbell, quelles sont vos fonctions exactes ?
  
  Il hausse les épaules, ce qui confère un balancement flasque à ses membres antérieurs relâchés.
  
  — Oh moi, fait-il, je suis au service de mademoiselle Kovalchovski. J’exécute les tâches qu’elle me confie. Cette semaine, par exemple, j’ai eu énormément de travail mais, le mois dernier, j’étais fessi-fessa.
  
  — Fessi-fessa ?
  
  — Oh ! Pardon ! C’est le nom qu’on donne aux grouillots ici. Parce que tout le monde leur dit : « fais-ci, fais-ça ».
  
  — Ah ! je vois…
  
  — Donc, le mois dernier, j’ai passé mon temps à me promener entre le Batneuf et le Centrad, principalement pour porter des papiers.
  
  Je fais la moue circonspecte qui s’impose et je demande :
  
  — Qu’est-ce que le Batneuf et le Centrad ?
  
  — Oh ! Pardon ! répète le rescapé du paléolithique. J’oubliais que vous n’étiez pas de la maison. Le Batneuf, c’est le bâtiment 9, celui où nous sommes en ce moment. Et le Centrad…
  
  — … c’est le centre administratif, si j’ai bien compris.
  
  — Exactement, confirme Fessi-fessa.
  
  Je ne saurais pas bien dire pourquoi, mais il ne me semble pas aussi ramolli des neurones qu’il voudrait bien le faire croire. Ce lascar-là ne m’inspire aucune confiance et je requiers un complément d’information :
  
  — Et avez-vous un rôle en ce qui concerne les questions de sécurité ?
  
  — Non, aucun. Moi, je fixe les conduites flexibles et m’zelle Kovalchovski contrôle tout avant de donner le feu vert.
  
  — Vous voulez dire que c’est vous qui tirez les tuyaux jusqu’à la fusée porteuse et que vous vous couchez dessous pour les assujettir ? fais-je avec dans le ton quelque chose du genre « chapeau, mon pote ».
  
  — Ben ouais, c’est moi, acquiesce platement l’hypertrophié des arcades. Faut bien que quelqu’un le fasse, non ?
  
  — Bien sûr, bien sûr…
  
  Je me tourne vers Koval pour lui poser la question subsidiaire quand le haut-parleur se met à crachoter puis éructe un nouvel appel :
  
  — Le personnel de la division des combustibles, le personnel de la division des combustibles, réunion au BAF. Je répète : réunion générale au BAF pour le personnel de la division des combustibles.
  
  Une fois de plus, je dois demander des éclaircissements :
  
  — Le BAF ?
  
  — C’est le bâtiment d’assemblage des fusées, m’informe la gracieuse Koval. Ils viennent de commencer des travaux sur un nouveau propulseur. Excusez-nous, il faut que nous y allions. Mais, faites comme chez vous, monsieur Crâne. Regardez tout ce que vous voulez. Je n’ai qu’une recommandation à vous faire : ne touchez à rien et, surtout, pas à des substances ou à des conduites qui ont l’air de laisser échapper une fumée. Vous auriez les doigts instantanément gelés.
  
  Puis elle se tourne vers l’anthropopithèque et ajoute :
  
  — Allez, Max, suivez-moi. Dépêchez-vous.
  
  Vêtus de leurs combinaisons argentées, les deux êtres étranges venus d’ailleurs redescendent l’escalier métallique. Je jette un coup d’œil vers le bas, en direction des compresseurs. D’autres monstres du même genre sont en train de quitter le bâtiment et se dirigent vers le BAF. Dans le fond, ça n’est pas pour me déplaire. Je vais pouvoir m’offrir une petite visite pépère sans être obligé de jouer les fonctionnaires emmerdeurs.
  
  Et je commence ma balade. J’aperçois, un peu plus loin, un tube qui sert à l’alimentation des fusées. Je m’approche, pour voir un peu comment c’est fait. Accroché comme une chaussette au troisième étage de l’échafaudage, le machin pend au-dessus d’une cuve à l’air libre où de l’oxygène liquide bouillonne à tire-larigot. Je suppose que c’est comme ça qu’ils font égoutter leurs tuyaux.
  
  Brrr ! Il commence à faire frisquet par ici. Même à cette hauteur, la rambarde de la passerelle est gelée. Je regrette de ne pas avoir emprunté de gants. Je commence aussi à avoir froid aux arpions. Rapidement, j’examine l’embout de fixation du tubard. Apparemment, tout est normal.
  
  La méthode la plus directe est souvent la meilleure. Dans le fond, le saboteur n’avait qu’à trimballer une bombe à la thermite jusqu’à la fusée et à la fixer sur le réservoir avec une ventouse, ou mieux, avec un système magnétique. Même pas besoin de se cacher. Si c’était quelqu’un de connu, n’importe qui le voyant faire a dû penser que ça faisait partie du processus de remplissage des réservoirs.
  
  Je m’accoude à la rambarde et je me mets à cogiter comme moi seul sais le faire. Tout à coup, au milieu des « bloup ! bloup ! sprotchl ! » de l’oxygène en ébullition, j’entends dans mon dos le claquement métallique d’un objet métallique sur la passerelle métallique. En un mot comme en cent, ça fait quelque chose comme « clink ».
  
  Je me retourne et je vois, avançant vers moi, un être vêtu d’une combinaison gris métallique. J’aperçois la lueur meurtrière d’un regard métallique derrière la visière du casque métal… Euh, non, erreur, il est en plastoche. Excusez-moi, c’est l’émotion…
  
  Celui qui se planque là-dessous n’a aucun mal à préserver son anonymat. Le don de double vue ne figure pas parmi mes innombrables talents. Hélas. Je ne connaîtrai jamais le nom ni le visage de mon assassin.
  
  Deux puissantes mains gantées me saisissent littéralement par la peau des fesses et me font basculer vers la cuve d’oxygène à moins 183®.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  On pourrait croire que tout s’arrête dans des moments comme ça. Que, puisque vous allez cesser de vivre dans quelques instants, le monde pourrait disparaître dans le néant que vous vous en foutriez comme de votre première sucette en caoutchouc. Eh bien, non.
  
  En tournoyant comme un plongeur de haut vol vers le liquide glacial qui va m’engloutir, je me demande inconsciemment si je vais geler instantanément et me briser en mille morceaux ou bien si la différence de température va provoquer une explosion qui me désintégrera. Si j’aurais su, j’aurais posé la question à Koval. Elle doit savoir, elle.
  
  Inconsciemment aussi, je tends les mains pour essayer de me raccrocher à quelque chose. Ça, c’est le bon réflexe. Je sens un contact horriblement froid sous mes pauvres doigts. Le tuyau ! Je l’empoigne. Une douleur dingue me lacère les mains. C’est encore complètement gelé. Ça fait très mal mais j’ai dans l’idée que c’est préférable au plouf qui m’attend si je lâche. Soudain, une bouffée de trouille énorme me secoue et me donne la force d’enlacer ce gros serpent annelé et froid. Je commence à grimper.
  
  Balançant mes pieds vers le haut, comme un sauteur à la perche, j’arrive à enlacer entre mes jambes l’étage inférieur de la passerelle métallique. Ouf ! C’était moins une. Mes mains engourdies allaient lâcher le tubard. À travers les jours de la passerelle, j’aperçois une combinaison argentée qui descend les marches de l’escalier. Quel qu’il soit, celui qui a voulu me balancer dans cette cuve pense avoir réussi son coup et décampe sans demander son reste.
  
  Ça y est, mes mains lâchent. Je tombe, dans la position du cochon pendu, la tête à quelques centimètres de l’oxygène liquide. En une fraction de seconde, mes cheveux se dressent sur mon crâne comme les piquants d’un hérisson et se couvrent d’une pellicule de givre.
  
  Sous mes bras, la transpiration coule et de petites perles de glace se forment sur mon cou et mon visage. Je sens les courants froids qui tourbillonnent autour de moi et qui me gèlent les poumons. Je suis à un doigt de la panique. Mais je sais que la panique, c’est la mort.
  
  Je me calme au prix d’un gros effort. De petits points douloureux me piquent les doigts comme des aiguilles. C’est bon signe. La circulation est en train de se rétablir. Le problème est de savoir combien de temps mes jambes vont pouvoir me soutenir. La crampe risque de venir vite avec cette température polaire. Je coince mes mains sous mes aisselles et je serre de toutes mes forces pour les réchauffer.
  
  Mes jambes se fatiguent vite. Je commence à sentir des douleurs intenables dans les mollets et dans les cuisses. Heureusement, le coup de reins, ça a toujours été mon rayon. Je me concentre quelques secondes et, hop, je réalise sans doute le plus beau saut de ma carrière. Ça y est, mes doigts encore pas très gaillards trouvent une prise sur le bord de la passerelle. C’est drôle comme le froid et le chaud, ces deux ennemis de toujours, sont finalement si proches. J’ai l’impression de poser les mains sur un poêle à charbon. À nouveau un solide coup de reins et je suis sur la passerelle. Sauvé ! Je me laisse tomber à plat ventre et je reste là, quelques minutes, le temps de récupérer.
  
  Dès que j’en ai la force, je quitte l’atmosphère glacée qui règne au-dessus de la cuve et je gagne l’arrière du compresseur. Là, je me réchauffe rapidement en me collant contre les grilles de ventilation.
  
  Vous avez déjà remarqué comment les clochards se couchent l’hiver sur les grilles d’aération du métro ? Eh bien, croyez-moi, ils devraient faire breveter leur système. Vachement efficace. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je sens mon corps revenir à une température normale. Je suis même en nage. Je me palpe. Non, rien d’abîmé. Je crois quand même qu’il n’aurait pas fallu que je séjourne beaucoup plus longtemps près de cette saloperie de cuve.
  
  Je m’époussette. Le pli de mon pantalon n’a pas l’air d’avoir trop souffert. Par contre, il faut que je me refasse une beauté. Ma tiffure fait franchement pas fraîche et mes vêtements sont humides. Mais avec le soleil, ça devrait être sec dans pas trop longtemps.
  
  *
  
  * *
  
  — Monsieur Samuelson, permettez-moi de parler à Tom Queensbury.
  
  — D’accord, mais brièvement. D’abord, il a encore du travail avant le lancement. Ensuite, sa tranquillité d’esprit me paraît essentielle. Il doit se sentir totalement en confiance, sinon…
  
  Il fait un geste vers la remorque climatisée dans laquelle les astronautes attendent d’être conduits à l’aire de lancement. Je gravis quelques marches et j’entre dans une sorte de sas. On me donne des bottes de tissu épais à enfiler par-dessus mes souliers puis on m’enveloppe dans une blouse stérile et on me coiffe d’un bonnet blanc, exactement comme un chirurgien prêt à entrer en salle d’opération.
  
  Quand je suis convenablement harnaché, je sors du sas et je pousse la porte donnant accès au corps de la remorque. Une légère brise me caresse le visage. Sans doute la surpression qu’ils maintiennent là-dedans pour aider à évacuer les poussières de l’air.
  
  Les trois astronautes, attendent, déjà vêtus de leurs combinaisons. Les plaques patronymiques de ces messieurs me permettent d’identifier Tom Queensbury, George Wyatt et Rob Edwards. Queensbury est le plus ancien à Cap Canaveral, c’est lui le commandant de la navette. Les deux autres sont des bleus, c’est leur premier vrai vol qu’ils s’apprêtent à faire. En fait, un seul partira avec Queensbury. L’autre lui servira de remplaçant en cas de défaillance, comme au foot.
  
  — Alors, il paraît que l’OSHA vient fouiner jusqu’ici, lance Queensbury avec un grand sourire rigolard.
  
  — Vous savez ce qui est arrivé à Columbia, dis-je. On m’a envoyé de Washington pour m’assurer que cela ne se reproduirait pas cette fois-ci.
  
  — Je suis persuadé que non, assure le commandant avec conviction.
  
  — Vous me paraissez sûr de vous mais ce n’est pas suffisant à mes yeux. Il y a plusieurs points problématiques, notamment en ce qui concerne les moteurs.
  
  Queensbury prend un air pensif.
  
  — Évidemment, fait-il, le moteur de la navette est d’une conception toute nouvelle. Mais je…
  
  Je le coupe :
  
  — Ce n’est pas du moteur de la navette que je veux parler mais de celui de la fusée porteuse. Je pense à l’explosion lors du dernier lancement.
  
  Il semble perplexe.
  
  — Non, dit-il enfin. La fusée est OK. Ça, naturellement, on ne peut jamais être sûr à cent pour cent qu’il ne se passera rien. Erreur humaine, fatalité, appelez ça comme vous voudrez. Mais avec tous les essais qu’ils ont subi, les propulseurs des fusées ont amplement fait leurs preuves.
  
  D’un ton accusateur, je balance :
  
  — L’oxygène liquide doit être considéré comme un produit dangereux.
  
  — Naturellement. Tout ce qui peut provoquer une explosion est potentiellement dangereux. Mais j’ai une confiance totale en Koval. Si je n’étais pas sûr d’elle, de qui pourrais-je être sûr ? C’est la meilleure du monde dans sa partie.
  
  — Je ne doute pas des compétences professionnelles de mademoiselle Kovalchovski. Mais elles ne suffisent pas à éliminer toute forme de risque. Êtes-vous vraiment sûr d’elle au point de lui confier votre vie ?
  
  Le grand loustic, taillé en athlète, me regarde longuement. Je vois dans ses yeux qu’il a une violente envie de se marrer.
  
  — Enfin ! répond-il, dès qu’il arrive à retrouver son sérieux. Je confie ma vie à un bon million de personnes beaucoup moins compétentes qu’elle, depuis ceux qui fabriquent les matériaux jusqu’à ceux qui les montent et les assemblent, métallos, boulonneurs, soudeurs, riveteurs, j’en passe et des meilleurs. Ma vie dépend aussi de chaque appareil, chaque relais, chaque fil électrique équipant la navette et sa fusée porteuse…
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire.
  
  — Pour moi, c’est de ça qu’il s’agit. Et de tous ceux qui participent à cette longue chaîne, pas un n’arrive à la cheville de Koval.
  
  — Et, en dehors de Koval, comme vous dites, qui rencontrez-vous parmi le personnel chargé de faire le plein des réservoirs ? Euh… je vous pose cette question par curiosité personnelle. C’est la première fois que je mets les pieds sur une base de lancement d’engins spatiaux.
  
  Queensbury laisse échapper un petit rire puis se tourne vers son copilote avec l’air de faire : « Tu vois bien ce que je t’avais dit. » Le troisième homme, le remplaçant, se lève, va s’accouder près de la fenêtre et bigle sur la piste de lancement avec des yeux morts d’amour. Ça y est, j’ai quitté ma peau de fonctionnaire brise-menu. Je suis devenu un admirateur comme les autres.
  
  — Je fais en sorte de rencontrer le plus de monde possible, m’explique Queensbury. Premièrement, ça me met en confiance en flattant mon narcissisme. Deuxièmement, ça donne à chacun le sentiment de faire partie de l’équipe. C’est important. Presque tout le personnel au sol rêverait de pouvoir m’accompagner. Ils m’admirent, c’est vrai, mais ils me jalousent aussi, parfois même, ils me haïssent un peu. Je suis la vedette et c’est un rôle qui comporte plusieurs facettes.
  
  Tiens, tiens… Mais c’est vrai, ça ! comme dirait une autre vedette. Pas si bête, le gusse ! Je n’avais pas pensé à cet aspect de la question. Et ça pourrait peut-être apporter de l’eau à mon moulin.
  
  Queensbury s’est tu. Il croise les jambes et fait passer par-dessus son genou le tuyau qui alimente sa combinaison en air conditionné. Il a un petit air songeur. Je l’asticote un peu :
  
  — Oui ?
  
  — Maintenant que vous me posez cette question, dit-il, c’est drôle mais je me rappelle avoir déjà vu quelque part un des membres de l’équipe de Koval. Ça ne m’avait jamais frappé et pourtant, maintenant, j’en suis sûr. Je l’ai déjà rencontré plusieurs fois. Je ne saurais pas dire où, je me promène tellement à droite et à gauche… Une chose est certaine, c’est que ce n’était pas dans un endroit banal.
  
  — Où ?
  
  — Je ne me souviens pas.
  
  — Qui est-ce, alors ?
  
  — Un maousse. Pas très grand mais mastoc. Il ressemble à un gorille. Je n’irais pas jusqu’à dire que ses doigts traînent par terre quand il marche, mais pas loin.
  
  Max Campbell, peut-être. En tout cas, la description lui conviendrait bien. Et puis c’était un peu à ça que je m’attendais.
  
  — Pourtant, les agents techniques ne suivent pas la réalisation du projet de A jusqu’à Z. Vous l’avez peut-être croisé dans l’une des usines où sont montés les moteurs.
  
  — Impossible, je n’y suis jamais allé. C’est idiot, mais j’ai l’impression de l’avoir rencontré à des conférences scientifiques. Non, non, je dois me tromper. À part Koval, personne n’y assiste.
  
  « Plus que deux heures avant le lancement, crachouille l’ubiquiste haut-parleur. »
  
  Quelques secondes plus tard, les murs se mettent à trembler. Les moteurs diesel viennent de partir, prêts à acheminer la grande remorque vers l’aire de lancement.
  
  — Il faudrait peut-être mieux que je vous quitte, dis-je.
  
  — Je sors avec vous, fait Edwards en se branchant sur un climatiseur portatif.
  
  — Ah bon, pourquoi ?
  
  — Je suis le remplaçant. En cas de défaillance. Mais regardez-les-moi. Ils pètent la santé que c’en est presque une honte ! Mais vous ne perdez rien pour attendre, les gars. Bientôt, c’est moi qui vous ferai des pieds de nez de là-haut !
  
  — Mais oui, Rob, mais oui, ton tour viendra, rigole Queensbury en assenant maladroitement une grosse pogne gantée sur l’épaule de son jeune collègue. Mais, d’ici là, George et moi, on aura le temps de t’envoyer une carte postale.
  
  — Arrête ta mise en boîte, Tom. Tu commences à me plaire ! Et, si ça continue, je vais vraiment te remplacer. Pour cause de fracture de l’os du pif.
  
  Les deux astronautes éclatent de rire pendant que je sors avec le malheureux Edwards sous le soleil bien terrestre de Cap Canaveral. Côte à côte, on regarde la remorque s’éloigner vers la gigantesque fusée porteuse auréolée de circonvolutions brumeuses : les fumées blanches d’oxygène liquide qui se sont échappées au moment du branchement. Je me demande comment ce vol va se terminer en espérant qu’au bout du compte, Edwards ne remerciera pas sa bonne étoile de l’avoir fait rester sur le plancher des vaches.
  
  *
  
  * *
  
  J’ouvre mon attaché-case et je manipule les boutons du centre de communication miniature planqué dans le double fond.
  
  — Allô, l’AXE. Ici, N3. Passez-moi Hawk en priorité. J’ai besoin de renseignements urgents.
  
  Quelques instants plus tard, la voix rocailleuse du boss se fait entendre :
  
  — Hawk, j’écoute.
  
  — Bonjour, Sir. J’aimerais connaître tout ce que vous avez sur les nommés Max Campbell et Harriet Kovalchovski.
  
  — Ce sont eux ?
  
  — Probablement l’un des deux. Je soupçonne plus particulièrement Campbell. Mais je voudrais tout de même savoir quelles sont les conférences scientifiques auxquelles Kovalchovski a assisté récemment et auxquelles se trouvait aussi l’astronaute Tom Queensbury.
  
  La réponse tombe quelques secondes plus tard.
  
  — Aucune.
  
  J’ai toujours été sidéré par la masse et la nature des informations stockées dans les ordinateurs de l’AXE. Je demande :
  
  — Idem en ce qui concerne Max Campbell ?
  
  La réponse est encore plus rapide.
  
  — Zéro, N3. Max Campbell n’assiste pas aux conférences scientifiques, ce n’est pas son rayon. Il a suivi plusieurs séminaires sur les combustibles, c’est tout.
  
  — Très bien. Je voudrais un topo complet sur lui.
  
  — J’ai regardé, répond Hawk. Ce n’est pas bien passionnant, vous savez. Vous avez mis le thermocopieur en marche ?
  
  — C’est fait.
  
  Je referme le couvercle de mon attaché-case. De l’intérieur, s’élève un bourdonnement que n’importe qui pourrait entendre. Mais j’ai soigneusement choisi mon endroit.
  
  Dès que le bruit cesse, je rouvre le couvercle et j’en tire une copie encore humide du dossier Campbell. Je l’épluche et, comme l’avait prévu le boss, je n’y trouve rien d’intéressant. Mais ça ne change rien à mon sentiment. Je suis sûr que ce paroissien-là n’est pas catholique. Vous me direz que cette religion-là n’était pas très en vogue vers 12000 ou 13000 avant Jésus-Christ. Je vous répondrai que ça ne change rien. Il ne m’inspire pas confiance, na !
  
  Un peu déçu, je relis son curriculum et un détail me frappe. Remarquable. Là-dedans, il n’y a rien, mais absolument rien de remarquable dans la vie de ce bonhomme. Ça, pour moi, ça n’existe pas. Ça pue le fabriqué à plein nez.
  
  Je retriture les commandes du bigophone à scrabulateur diabolométrique et je demande au Vieux :
  
  — Maintenant, je voudrais la liste de toutes les conférences auxquelles a assisté Tom Queensbury, et notamment celles où il y avait des délégués soviétiques.
  
  De nouveau, le ronron se met en route. Ça dure, ça dure. La liste va être longue. Il a dû s’en taper un max de conférences, le père Queensbury.
  
  Pour me faire passer le temps, Hawk m’informe :
  
  — Pratiquement toutes les conférences sur l’astronautique auxquelles Queensbury a participé depuis trois ans étaient truffées de Soviétiques.
  
  Ça y est, la liste a l’air d’être complète. Je la sors, je la secoue un peu pour la faire sécher et je la parcours presto. Au premier coup d’œil, je ne trouve rien de bizarre. Rien, en tout cas, me permettant d’établir que le chimpanzé rencontré par Queensbury est bien Max Campbell.
  
  Pour l’instant, le coup des conférences semble bien être un cul-de-sac.
  
  Comme je ne suis pas très poli quand je suis en colère, je laisse échapper quelques jurons salés.
  
  — Pardon ? fait Hawk.
  
  Je l’avais déjà oublié.
  
  — Euh… rien. Au revoir, Sir. Je vous contacte dès que j’ai du nouveau.
  
  — Très bien, N3, j’attends de vos nouvelles…
  
  Je jette un coup d’œil vers l’échafaudage. Les silhouettes argentées se préparent à descendre vers l’aire de lancement pour donner une dernière goulée d’oxygène liquide aux réservoirs des fusées.
  
  Presto, j’enfouille mes papiers, je referme la mallette sur les civilités du boss, je la pose et je fonce les rejoindre. En m’entendant appeler, l’une d’elles se retourne. À sa taille, je sais que c’est Koval. Elle n’a pas l’air enchanté de me voir débarquer.
  
  Dès que je suis près d’elle, elle me fait :
  
  — Qu’est-ce que vous voulez, Crâne ?
  
  Sa voix est étouffée par son attirail et par le moteur du camion qui vient de démarrer.
  
  — Je veux observer de près les dernières opérations de remplissage des réservoirs.
  
  Je l’entends grommeler un truc pas poli qui m’étonne de sa part puis elle me débite :
  
  — Écoutez, monsieur Crâne, je ne veux pas jouer au chat et à la souris avec vous. Sachez donc que, si je vous accepte au sein de mon équipe, c’est parce que j’y suis forcée.
  
  Ce que je peux être bébête, des fois… Je ne peux pas m’empêcher de penser en me marrant que l’OSHA c’est moi et que si, ma foi, elle acceptait de faire la souris…
  
  — Max ! crie Koval. Donnez un équipement à ce casse-pieds. Je n’ai pas envie, par-dessus le marché, d’entendre les récriminations de son agence s’il lui arrive un accident idiot.
  
  Je saute à bord du camion et, en cinq secs, j’enfile le complet-veston. Certes les vêtements moulants sont plus appropriés pour faire ressortir les impressionnants reliefs et nodosités de mon anatomie mais, pour ce qui m’amène, j’aime autant me déguiser en bibendum. Ma séance de cochon pendu au-dessus de la cuve d’oxygène liquide m’a suffisamment échaudé. Façon de parler, bien sûr.
  
  Je suis prêt.
  
  — Je suis prêt, dis-je.
  
  — Pourquoi vous venez ? demande Campbell d’un ton grincheux.
  
  — Simplement pour observer, dis-je.
  
  Et je l’observe à travers ma visière de plastique. Plus ça va et moins il m’inspire confiance. Pendant toute l’opération de ravitaillement, je m’arrange pour rester près de lui. Deux fois, il essaie de me pousser de côté pendant qu’il monte le raccord du tuyau sur la tubulure d’alimentation en oxygène liquide. Deux fois, je me contente de m’écarter de son chemin sans le quitter des yeux. Je suis en train de miser tout mon paquet sur lui, je m’en rends bien compte. Si c’est Koval la saboteuse, elle peut tout bousiller en ce moment sans que je m’en aperçoive. Mais je ne peux pas avoir les yeux partout et les quelques indices que je possède accusent plutôt Campbell.
  
  À mesure que le travail avance, il devient de plus en plus nerveux, presque maladroit dans ses gestes. La tension monte, à la limite du supportable. Elle est près d’exploser au moment où Koval crie :
  
  — Terminé ! Tout le monde au camion ! Terminé !
  
  Campbell dévisse son tuyau, referme la vanne sur la paroi latérale de la fusée et commence à redescendre l’escalier de la tour de montage. Je le suis d’un pas gauche, handicapé par mes énormes fringues.
  
  Quand on remonte dans le camion, j’entends, à l’intérieur de la fusée, les puissantes pompes qui commencent à remplir leurs fastidieuses fonctions. L’engin est prêt pour le décollage, dans moins d’une heure.
  
  J’ai le sentiment d’avoir tout fait pour empêcher Max Campbell de poser une autre bombe à la thermite. Encore faut-il que ce soit bien lui le saboteur.
  
  Et si ce n’était pas lui ? Brrr ! J’en frissonne dans ma combinaison. Ça ferait une seconde navette kaput.
  
  
  Koval enlève son casque.
  
  — Alors, Crâne, ricane-t-elle, vous êtes content ? Vous trouvez que vous en avez suffisamment vu ?
  
  — Ça me va. Et je dois admettre que votre équipe mérite une médaille. Vous respectez les consignes de sécurité au pied de la lettre.
  
  — Ah ! Quand même ! fait-elle d’un ton sarcastique. Première bonne nouvelle de la journée.
  
  Je fais un tour d’horizon de l’équipe de ravitaillement. Tout le monde a enlevé son habit. Mais… mais… Campbell a disparu !
  
  — Où est passé Campbell ?
  
  Occupée à s’extraire de sa combinaison, Koval hausse les épaules pour m’indiquer d’abord, qu’elle l’ignore, ensuite, qu’elle s’en fout.
  
  — Mais enfin ! Où peut-il être ?
  
  Intriguée par mon insistance, Koval lève la tête. Ses grands yeux translucides se plissent légèrement. Elle me regarde d’un drôle d’air. Dans le feu de l’action, j’ai oublié mon rôle d’inspecteur de l’OSHA. J’ai posé ma question d’un ton qui ferait plutôt penser à celui d’un adjudant de carrière. Et j’ai l’impression que ma couverture est en train de griller à l’allure grand V, comme dirait mon beau-père. Lequel ? me demanderez-vous. Mais dites donc, ça ne vous regarde pas !
  
  De toute manière, il y a urgence. Et puis, grillé pour grillé, je réitère ma demande d’un ton encore plus sec.
  
  — Mais je ne sais pas, monsieur Crâne, répond la jeune femme d’une petite voix crispée.
  
  — Réfléchissez, bon Dieu ! C’est important.
  
  Sous mon crâne, ça turbine à 6500 tours/minute et ça va bientôt entrer dans la zone rouge. Si j’ai vu juste en ce qui concerne l’homme-singe, je dois l’arrêter tout de suite. Je n’ai aucune idée de l’endroit où il peut être et je ne pourrai pas le deviner tout seul. Moralité, il va falloir que j’expose mon cas à Ross Jacobs. Il ne va sûrement pas être content de savoir que l’AXE essaie de lui piquer son nonosse mais je n’ai pas le choix. En dehors de la bombe, il y a encore un moyen simple d’endommager la fusée.
  
  — Alors ? Vous avez une idée ?
  
  — Je…, bredouille Koval, il m’a déjà dit qu’il aimait aller s’installer sur une colline près d’ici pour regarder les lancements à la jumelle. J’ai toujours trouvé ça un peu ridicule puisque nous sommes autorisés à entrer dans l’abri de contrôle. Avec la haute définition des images de télé, on a l’impression de se trouver à deux pas. Mais Max préfère observer à l’air libre…
  
  — Où est cette colline ?
  
  — Mais qui êtes-vous ? demande-t-elle brusquement. Sûrement pas un inspecteur de la sécurité !
  
  — Je vous demande où est cette colline !
  
  Ça n’a pas l’air de lui plaire, mais elle doit voir dans mes yeux que je suis prêt à tout pour obtenir mes renseignements. Elle finit par capituler, visiblement terrorisée.
  
  — Papa… par-là, bégaie-t-elle en tendant un doigt tremblant. A… à huit kiki… à huit kilomètres, environ.
  
  — Huit kilomètres…, fais-je perplexe.
  
  Ça fait trop loin, même pour un bon tireur et pour n’importe quel fusil. J’insiste :
  
  — Vous ne savez pas où il aurait pu aller, mais plus près d’ici ? Disons à un kilomètre, un kilomètre et demi.
  
  — Ça fait très près. Personne n’a le droit de se tenir à cette distance en dehors d’un abri de béton. C’est trop dangereux. À moins que, peut-être…
  
  — Oui ? Où ça ?
  
  — Scrubby Knoll, dit-elle finalement. Mais qu’est-ce qui se passe, enfin ? S’il arrive quoi que ce soit à la fusée, cette petite colline sera sérieusement balayée par le souffle. Vous pensez que Max peut être là ? Je ne voudrais pas qu’il soit blessé ou brûlé. C’est un de mes meilleurs éléments.
  
  Pour les confidences, on verra ça une autre fois. J’ai déjà pris mes jambes à mon cou. Après tout, Max Campbell ne sera peut-être pas là-bas… Mais je serais prêt à parier le contraire.
  
  Puisque ma surveillance l’a empêché de placer sa bombe, il va tenter autre chose et le meilleur moyen, c’est un puissant fusil à lunette. Évidemment, un kilomètre et demi, ça fait loin. Mais, si c’est un bon tireur, il peut le faire. Et puis, rien ne l’oblige à faire preuve de précision. Un trou n’importe où suffira. La fuite se chargera du reste.
  
  Je saute dans une camionnette et je démarre sous les yeux ahuris de Koval et de toute son équipe. Combien de temps va-t-il leur falloir pour appeler Jacobs et lui signaler ça ? Pas beaucoup, j’imagine.
  
  Avant de partir, j’ai consulté la carte de toute la zone du Cap Canaveral et j’ai fiché le maximum de détails dans mon ordinateur incorporé. Si mes souvenirs sont exacts, le Scrubby Knoll dont a parlé Koval doit se trouver sur ma droite, au bout d’une petite route non goudronnée. J’écrase le champignon en espérant qu’il n’y a pas gourance, ni sur le suspect ni sur la direction. Toute la région est couverte de dunes de sable et de petites collines. La végétation se compose principalement de tamaris et de quelques cyprès étiques. Je sais qu’il y a aussi des parties marécageuses à droite comme à gauche et je fais attention à bien rester au milieu de l’étroite route.
  
  Toutes ces petites bosses se ressemblent tellement que ça frise le plagiat. Quant à moi, je frise la crise de déprime. C’est pire que de chercher une aiguille dans une botte de foin. Ma parole, le Grand Barbu, là-haut, il devait être en manque d’inspiration le jour où il a créé un paysage pareil !
  
  Et paf ! mea culpa, mea maxima culpa. C’est promis juré, plus jamais je ne dirai de méchantes choses sur lui. Juste au moment où je suis en train de le maudire, le voilà qui me donne un sacré coup de pouce. Un éclair lumineux m’oblige à cligner des yeux. Le reflet du soleil sur un bouton argenté. Ou… sur un fusil de chasse.
  
  D’abord, c’est la jubilation et, presque tout de suite, la panique. Le décollage va avoir lieu dans quelques minutes, maintenant. Et Campbell, si c’est lui, a largement eu le temps de prendre la fusée dans sa ligne de mire.
  
  J’écrase le frein. La camionnette fait presque un tête-à-queue. À peine s’est-elle arrêtée que je sors en claquant la portière.
  
  Avec les vibrations de l’air surchauffé, je n’ai qu’une vision flottante de la scène mais c’est suffisamment clair pour que je pige le danger.
  
  Ce n’est pas un vulgaire fusil de chasse mais un hyperpuissant, une Marlin 444 parfaitement capable de perforer le réservoir, même à cette distance. Pour plus de sécurité et de précision, il a été calé sur un muret de sacs de sable.
  
  Le type qui est en train de viser avec application ne m’entend même pas arriver. J’arme Wilhelmina. Un pruneau de 9 mm saute en claquant dans la culasse.
  
  Hé ! Hé ! Qui c’est le meilleur, hein ! C’est Nick Carter, le tueur d’élite N3.
  
  Je gueule :
  
  — Les mains en l’air, mon mignon !
  
  Baoum ! Le coup de feu claque au-dessus des terres marécageuses. Sous l’impact du recul, le canon du fusil saute en l’air puis retombe entre les sacs de sable.
  
  Vacherie ! J’ai jubilé un tout petit peu trop tôt. Et tiré un tout petit peu trop tard. À un millième de seconde près, je suis sûr que j’étais bon. Il y a de quoi hurler.
  
  Le saboteur a roulé de côté, juste à temps pour éviter ma première balle. Mon deuxième projectile fait voler le sable. Le type a déjà filé au bas de la pente. Je ne le vois plus.
  
  J’hésite un instant. Finalement, je décide d’aller aux renseignements de visu. Je grimpe sur le toit de la camionnette et je sors mes jumelles. Comme ça, au premier coup d’œil, il m’est impossible de dire si le gros projectile a endommagé le réservoir. Je vois mal à cause des émanations normales d’oxygène liquide qui enveloppent la fumée d’épaisses volutes givrées. Comme un dingue, je passe les propulseurs en revue, centimètre par centimètre. Il n’y a apparemment pas de casse. Mais, honnêtement, je ne pourrais jurer de rien.
  
  Seconde phase des opérations : rattraper le saboteur.
  
  Je lâche mes jumelles et je saute à terre. Naturellement, mon gusse a filé en loucedé. Il ne reste plus de lui que quelques très vagues traces sur le sable.
  
  Wilhelmina au poing, les yeux rivés sur le sol, je commence à suivre sa piste.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Silencieux comme un chat, je me lance dans le méli-mélo de broussailles qui borde la route. Il faut dire que là-bas, sur la plate-forme de décollage, les moteurs ont été mis à feu. Leur grondement couvre tous les petits bruits que je pourrais éventuellement faire. Dans cinq minutes environ, quand ils vont mettre la gomme pour le lancement, ça va devenir carrément assourdissant.
  
  Il faut que je retrouve Campbell avant. Le bruit joue aussi en sa faveur. Non seulement le lancement va faire un vacarme pas possible, mais je risque ensuite de ne plus rien entendre pendant un bon bout de temps.
  
  Tout à coup, le sixième sens auquel je dois mon grisant succès professionnel m’avertit qu’il se passe quelque chose. Vite, je plonge. Heureuse initiative. Un bang énorme me fait vibrer les tympans comme la peau d’une grosse caisse et un pruneau fait pour transpercer un éléphant passe à un cheveu des miens.
  
  Bon Dieu ! Ça me fait tout drôle. J’ai l’impression d’avoir senti le déplacement d’air. Et, avec des pralines comme ça, pas besoin de viser avec précision. Le choc de l’impact pratiquement n’importe où sur votre corps suffit pour vous envoyer ad patres.
  
  J’ai eu un sacré coup de pot, et j’en suis bien conscient. Sûr que la prochaine fois, le pithécanthrope s’arrangera pour ne pas rater son coup. D’ailleurs, je vais faire en sorte de ne pas lui en donner l’occasion. Impossible de deviner comment il va réagir. Moralité, j’y vais à l’impro en utilisant une technique qui m’a déjà réussi par le passé. Au lieu de continuer vers l’avant, je fais demi-tour et je m’en retourne par où je suis venu. Normalement, il doit m’attendre à l’autre bout de la dune. Lentement, très lentement, je reviens sur mes pas en essayant de repérer la position du faux Fessi-fessa.
  
  Là-bas, sur la piste, les moteurs grondent. La phase de prédécollage doit toucher à sa fin.
  
  Soudain, un vrombissement me fait sursauter. Le moteur de la camionnette. L’enfoiré. Pendant que j’étais en train de ramper ici en dégustant à belles dents le succulent sable de Cap Canaveral, il a fait le tour par l’autre côté. Et, en plus, il m’a carotté ma camionnette !
  
  Je fonce pleins gaz au sommet de la colline. Je vois le bahut en train de faire demi-tour. Aussi sec, je suis sur le ventre, je prends Wilhelmina à deux mains et j’ajuste soigneusement mon point de mire. Je laisse parler ma biche une fois, deux fois, trois fois.
  
  Hourrah ! L’un de mes projectiles lui a crevé un boudin. Je tire un quatrième pruneau dans le réservoir d’essence et woosssh, le véhicule disparaît dans une colonne de flammes. Mais c’est un rapide, le grand singe, il a vu le coup venir. Il plonge sur la banquette, ouvre la portière et roule au sol avant que j’aie le temps de changer de position pour le cueillir à la sortie. Je tire encore trois coups. Pour des prunes. En deux temps trois mouvements, j’extirpe le chargeur vide de Wilhelmina et je lui en colle un tout frais dans le gésier.
  
  Ce coup-ci, c’est à moi de jouer à cache-cache. Profitant du rempart que la camionnette en feu m’offre contre ce flingue d’une puissance démentielle, j’avance discrètement vers un point élevé d’où, je pense, je vais pouvoir apercevoir mon gibier.
  
  Gagné.
  
  Le type rampe le long de la dune, tenant fermement à deux mains son fusil devant lui. À tous les coups, il attend que je répète la ruse que je viens d’utiliser. Tu peux attendre, mon mignon. C’est moi qui t’ai pris à revers. Soigneusement, j’aligne le cran et la mire de Wilhelmina sur le dos de Campbell et je presse la détente.
  
  Clic. Grippé.
  
  C’est ce qu’on appelle bêtement le coup du grain de sable dans l’engrenage. Ah, on peut dire qu’il tombe à pic, celui-là. Il n’aurait pas pu choisir un autre moment pour venir visiter le délicat mécanisme de mon Lüger.
  
  Je sais qu’il ne me faudrait pas plus de quelques secondes pour nettoyer. Seulement, ces quelques secondes, je ne les ai pas.
  
  Juste comme le troisième projectile de Campbell passe au-dessus de ma tête, je plonge en avant. Sans même avoir pris le temps d’y réfléchir, par pur réflexe, j’ai fourré Wilhelmina dans ma poche et d’un petit coup de poignet, j’ai fait sauter Hugo au creux de ma main droite.
  
  Je tombe lourdement sur le poil de mon adversaire. Déviant d’un coup sec le canon du fusil, je lui plonge mon stylet dans les côtes. Un machin résistant dévie la lame effilée. Il a tout prévu, le coyote. Il porte un gilet pare-balles sous son bleu de travail.
  
  Je n’ai pas le temps de viser la gorge. Une main de gorille se resserre sur mon poignet et tord violemment. Encore mal rééquilibré, après mon plongeon, je roule au sol. Hugo effectue quelques pirouettes dans les airs, puis, comme à la pichenette, se plante jusqu’à la garde dans le sable mou.
  
  Je me relève rapidos.
  
  — Alors, Campbell, fais-je. Ta couverture est grillée. Tu ferais peut-être mieux de laisser tomber tout de suite.
  
  — Campbell ? réplique l’autre en se mettant en garde avec la perfection d’un expert en close-combat. Je suis tout aussi Campbell que vous êtes Crâne, mon cher Carter…
  
  Là, il m’en bouche un coin. Tout en tournant en même temps que lui, prêt à répondre à la première attaque, je l’observe minutieusement. De petites cicatrices autour des yeux et des oreilles me font comprendre que celui-là s’est offert une chirurgie faciale. Même quand le boulot est soigné au petit poil, les cicatrices ne disparaissent jamais complètement. J’en sais quelque chose. Moi aussi je me suis fait rafistoler pas mal de fois.
  
  Mais au-dessous, il y a les os qui ne changent pas, la tronche d’orang-outang, l’étincelle sournoise au fond des yeux gris. Ça y est, je l’ai reconnu.
  
  — Bien joué, colonel Misanoff !
  
  — Ah ! Tout de même ! s’exclame le Soviétique. Le grand N3 me reconnaît enfin !
  
  — Hé oui, enfin, colonel Gregor Misanoff, cosmonaute et chef de bureau du KGB dans les Balkans. Il faut dire à ma décharge que je ne m’attendais pas à vous retrouver ici sur le terrain. Ce genre de mission est généralement réservé à des hommes plus jeunes.
  
  — Cela montre simplement l’importance que nous attachons à votre navette spatiale.
  
  Il parle un américain plat mais sans accent. C’est fort. Mais son talent ne se limite pas à ça. Pour un type de ce gabarit, il a une mobilité étonnante. Il se déplace comme un serpent prêt à frapper. Mais je ne me laisse pas hypnotiser par ses paroles et ses mouvements. Je fixe un point au centre de son sternum. Les meilleurs sont capables de feinter par de petits coups d’œil dans la mauvaise direction au moment de porter leurs coups. Le corps, lui, ne peut pas mentir dans ses mouvements. Les yeux de Misanoff ne m’intéressent pas. Mon regard reste braqué légèrement au-dessus de son plexus solaire et ma vision périphérique englobe toute la masse de son corps, mains et jambes comprises.
  
  Misanoff se déplace d’un infime quart de poil. C’est l’instant. Il se déséquilibre très légèrement. Je lui attrape le bras, je tire et, en même temps, je le fauche d’un croche-patte magistral. Cette fois, je ne suis pas disposé à le laisser filer. Dès qu’il est à terre, je lui colle ma main gauche derrière la nuque pendant que de la droite, j’empoigne mon avant-bras gauche. Vous visualisez bien le truc ? Oh, pardon, j’oubliais un détail qui a son importance : entre mes avant-bras, il y a le cou de Misanoff, coincé comme dans un étau.
  
  Je serre. Je sens la pomme d’Adam s’enfoncer. Je serre un peu plus fort. Misanoff laisse échapper un « gargle » qui, s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, me fendrait le cœur. Mais, comme il s’agit de lui, c’est plutôt ma pipe qui a tendance à se fendre. Je serre encore. Son corps de gorille s’agite puis commence à se ramollir. Ça ne va pas tarder à être la fin pour le saboteur-espion de Cap Canaveral.
  
  Et alors… Et alors…
  
  Et alors, baoum ! Un coup énorme me soulève dans les airs. J’ai l’impression qu’on vient de me tataner le fondement avec une botte de sept lieues. Une bourrasque brûlante balaie Scrubby Knoll. L’horizon s’embrase. Des débris de métal en fusion pleuvent de partout. L’enfoiré ! Il a réussi son coup ! Avec un seul de ses énormes projectiles, il est parvenu à perforer le réservoir de la fusée.
  
  Quelques secondes plus tard, du carburant en feu arrose la colline. Mes vêtements s’enflamment. Je me roule dans le sable. Un peu plus loin, j’aperçois un petit marécage. Je fonce, tête baissée, comme un dingue, et je plonge dedans.
  
  Ça grésille encore un instant et je finis par m’éteindre. Ouf ! Je me relève, j’escalade rapidement la butte et je regarde. Je n’ai pas besoin de regarder longtemps pour comprendre. L’engin n’a pas dû s’élever à plus de deux cents mètres avant d’exploser. La navette est retombée sur le nez et s’est écrasée. En voyant les tourbillons de flammes qui font rage sur le terrain, je sais que Queensbury et Wyatt sont morts carbonisés. Ils ne peuvent pas avoir échappé à un pareil brasier.
  
  Et Misanoff a filé sans demander son reste. Pour moi, il a récupéré la voiture avec laquelle il était venu ici. Ça, c’est la pilule, mais la pilule complète.
  
  J’ai envie de gueuler, de donner des coups de pied partout. Puis c’est l’abattement. Je ramasse Hugo, je l’époussette et je le range dans son étui. Ensuite, je nettoie soigneusement Wilhelmina. La culasse se débloque rapidement et je rengaine.
  
  Maintenant, il va falloir que j’aille faire un rapport complet à Ross Jacobs.
  
  Et à David Hawk.
  
  *
  
  * *
  
  Je branche l’adaptateur télévisuel inventé par les grosses têtes du laboratoire de l’AXE. Le mouvement me fait grincer des dents. Sur le coup, je ne m’en suis pas trop rendu compte, mais j’ai tout le corps couvert de cloques et de brûlures. Ça me fait mal de m’asseoir mais, de toute façon, ça me fait aussi mal de rester allongé dans le lit. En principe, le toubib ne devrait pas tarder mais, d’abord, il faut contacter Hawk de toute urgence.
  
  Et, vu ce que je vais lui annoncer, je ne m’attends pas à recevoir des félicitations.
  
  Je prends la commande à distance et j’allume le poste. J’ai le plaisir de tomber sur un feuilleton à l’eau de rose réservé pour les programmes de l’après-midi puis le brouilleur se met en marche et recherche le canal du satellite de l’AXE.
  
  À la rapidité de la réponse, je comprends que Hawk attendait mon appel. Son vieux visage impassible apparaît sur l’écran. Un mégot de cigare soigneusement mâché circule d’un coin à l’autre de sa bouche. C’est chouette, le bigophone-télé. On voit tout comme si on y était. Et avec les odeurs en moins, siouplaît.
  
  — Alors, N3, que s’est-il passé ? J’ai reçu les rapports…
  
  Le boss m’indique une grosse pile de papiers sur son bureau. Je sais que je n’ai plus rien à lui raconter sur les faits. Il est déjà au courant. La rapidité de l’AXE pour rassembler les informations est un truc qui me laissera toujours baba. Le temps que je regagne la chambre de motel et Hawk est déjà au parfum de tout. Étonnant, non ?
  
  — C’est la pure réalité, Sir. Le colonel Gregor Misanoff s’est fait faire une chirurgie esthétique et a utilisé de faux papiers pour se faire embaucher à Cap Canaveral sous le nom de Max Campbell.
  
  — Misanoff…, fait Hawk, l’air pensif. Et avez-vous réussi à le mettre hors circuit ?
  
  — Non, Sir. Il a utilisé un fusil très puissant pour perforer à distance le réservoir de la fusée porteuse.
  
  Derrière son gros bureau de chêne égratigné, Hawk se cale entre les accoudoirs de son fauteuil tournant. Ses yeux regardent dans le vague. Ses traits se durcissent. Inutile de lui raconter que j’étais à deux doigts d’occire Misanoff. Il s’en fout. Ce qui compte pour lui, c’est que j’ai échoué. De plus, je crois qu’il vaut mieux éviter de le déranger pendant qu’il cogite.
  
  Au bout d’une éternité, il sort de son épais silence.
  
  — Il faut renverser cette situation à notre avantage. Vous êtes déjà au courant de la destruction de nos postes d’écoute électroniques. Ce sont les Soviétiques.
  
  — Comment ?
  
  — J’y viendrai dans un moment. Ils ont considérablement accru leurs activités dans le domaine de l’espace. Ils possèdent dorénavant une navette à ailes en delta prête à entrer en service à temps plein. Leur Soyouz-T3 est, en effet, nettement insuffisant pour ravitailler la station spatiale Salyout 8.
  
  — Mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec la destruction de nos postes d’écoute ?
  
  — Ils ont tout simplement construit un miroir réfléchissant à proximité du Salyout. En orientant ce miroir sur un point précis du globe, ils peuvent y provoquer un accroissement de chaleur considérable.
  
  — Comme un laser ?
  
  — Pas tout à fait. Ce n’est ni aussi chaud ni aussi concentré mais beaucoup plus facile à réaliser et presque aussi efficace. La construction d’un grand miroir concave leur a posé nettement moins de problèmes techniques. Ils l’ont tout simplement emmené en orbite morceau par morceau.
  
  — Je vois. Et cela doit faire près de deux ans qu’ils y travaillent avec leurs Salyout 6 et Salyout 7.
  
  — Plus de trois ans, N3, rectifie Hawk d’un ton affirmatif.
  
  J’évite, une fois de plus, de la ramener. Je sais que les experts de l’AXE lui ont pondu un topo complet sur la question.
  
  — Imaginez, poursuit le boss, qu’ils diminuent la puissance de leurs rayons et qu’ils en étendent la portée, mettons sur le Midwest…
  
  — La zone céréalière du pays ?
  
  — Exactement. Ce serait la sécheresse puis la famine pour une population énorme. N’oubliez pas que nous approvisionnons près d’un tiers du monde en denrées alimentaires. Ils peuvent également braquer leur miroir sur le Gulf Stream, en modifier la trajectoire et faire fondre la calotte glaciaire arctique. Au bout d’une dizaine d’années, nous serions noyés…
  
  Hawk s’interrompit un instant pour regarder un visu situé en dehors du champ.
  
  — Mauvaises nouvelles, enchaîne-t-il en plissant le front. D’après ce qu’on m’annonce, Misanoff aurait été récupéré par un sous-marin atomique au large de Cap Canaveral. Il semble qu’il ait ensuite été acheminé sur Cuba d’où il aurait décollé pour Moscou à bord d’un bombardier à réaction.
  
  Le boss se tait un instant puis lève les yeux vers moi. À la lueur qui traverse ses prunelles, je sais déjà quelle sera ma prochaine mission.
  
  — Il faudra que cela ait l’air d’un accident, commence-t-il.
  
  — Vous voulez que je neutralise Salyout 8 ?
  
  — Salyout 8 et, surtout, le réflecteur solaire. Mais, comme je vous l’ai dit, cela devra être un accident. Après tout, si les Soviétiques remplacent accidentellement leurs réserves d’oxygène par du protoxyde d’azote, par exemple, qu’y pouvons-nous ? À moins qu’ils n’acheminent vers la station de la nourriture infestée de bacilles du botulisme, je ne sais pas, moi… Ils peuvent également avoir des problèmes similaires à ceux que nous avons récemment connus à Cap Canaveral. L’explosion du moteur d’un Soyouz arrimé dans l’espace peut causer de sérieux dégâts à la station. Enfin, je vous laisse le choix…
  
  Je commence déjà à gamberger. Tuer l’équipage, c’est bien beau, mais ça ne veut rien dire tant que le miroir reste en place et qu’ils peuvent envoyer d’autres hommes pour l’orienter sur les cibles choisies… Non, ça me paraît insuffisant. Le coup que je vais faire doit avoir des conséquences durables.
  
  Je regarde Hawk pour lui exposer mon point de vue, mais il est déjà en train de lire un autre message sur un écran que je ne vois pas. Avec tous ces câbles et ces fils qui l’entourent, il me fait penser à une araignée au milieu de sa toile. Qu’un fil bouge et hop, il saute sur la proie. Ce que j’ignore, c’est combien de fils convergent directement sur son bureau. Par contre, il y a une chose que je n’ignore pas, c’est qu’il demande des résultats.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  — Nous sommes prêts ! lance le commandant turc d’une voix gutturale.
  
  Je sais qu’il considère cette mission comme un travail sous-traité par l’OTAN et que, pour lui, je ne suis rien d’autre qu’un excédent de charges. Que je meure ou que je m’en sorte, c’est, en toute vraisemblance, le cadet de ses soucis.
  
  — Allons-y, Commandant, fais-je en enfilant mon sac sur mes épaules.
  
  Une seconde plus tard, j’emboîte le pas au petit officier basané. Petit, sans doute, mais quelque chose me dit dans sa façon de crapahuter et dans son maintien que c’est le genre de monsieur à qui il vaut mieux éviter de marcher sur les pieds, même sans le faire exprès.
  
  Le DC 3 a dû être rafistolé un nombre incalculable de fois. Visiblement, il a connu des jours meilleurs il y a une quarantaine d’années. Mais les Turcs considèrent cet appareil comme idéal pour atteindre les régions montagneuses difficilement accessibles par la route.
  
  Des rivets ont sauté un peu partout. Il y a des trous dans la carlingue et ça fait de sacrés courants d’air. Mais les moteurs ont l’air de turbiner correctement. Apparemment, pour les Turcs, ce qui compte, c’est le moulin, pas la carrosserie. Le zinc est peut-être vieux mais en bon état de marche. En tout cas, il a décollé les doigts dans le nez, si j’ose dire.
  
  Avec le boucan, je suis obligé de hurler pour me faire entendre.
  
  — Pourquoi n’utilisez-vous pas les hélicoptères ?
  
  L’officier se marre. Les bras croisés, il s’adosse aux tôles gondolées de l’appareil.
  
  — Dans le désert ? Avec les tempêtes de sable ? Ah ! ces Américains…
  
  Je m’adosse aussi contre les tôles et je m’écrase. Je vois que ce n’est pas la peine d’engager la conversation, alors je pense à ma mission.
  
  Mon sac à dos contient un peu plus que des vêtements de rechange et de faux papiers. Il constitue par lui-même un instrument de communication particulièrement sioux. Les circuits intégrés miniatures sont planqués dans les sangles et les boucles font office d’antennes directionnelles. En dehors de ça, je n’ai que Wilhelmina, Hugo et Pierre, et, bien sûr, mon immense talent.
  
  Pour commencer, quand les Turcs m’auront parachuté à la frontière, il faudra que je me propulse jusqu’à Baïkonour. Quelque chose comme mille kilomètres. Si je ne trouve pas de moyen de transport, je risque d’arriver là-bas avec des ampoules aux nougats.
  
  Et quand je serai arrivé, qu’est-ce que je vais faire ? Des tas d’images de belles explosions dansent devant mes yeux. Seulement, il faudra que je trouve mon matériel sur place. Enfin, sur une base de lancement d’engins spatiaux, ce ne devrait pas être le plus duraille de l’affaire.
  
  Parce que j’ai bien réfléchi à la question. Le seul moyen de torpiller le programme spatial un peu spécial des Ruscoffs, c’est de leur bousiller Baïkonour.
  
  J’ai eu beau me creuser le système par tous les bouts, je n’ai rien trouvé pour arriver à saboter Salyout 8 là-haut, sur son orbite. Conclusion, il faut qu’on les empêche de décoller jusqu’à ce que la navette spatiale ait rattrapé son retard et qu’on puisse aller regarder d’un peu plus près ce qu’ils magouillent dans le firmament avec leur grand projo.
  
  Misanoff nous a cassé nos joujoux. On va casser ceux des Tovaritchs. Après ça, retour à la case départ. Chacun n’aura plus qu’à réparer de son côté.
  
  Le commandant turc me secoue l’épaule et me tire de ma rêverie.
  
  — Préparez-vous à sauter, dit-il. Nous survolons la frontière soviétique.
  
  Je hoche la tête pour éviter de me bousiller les cordes vocales et je me lève en enfilant le sac de mon parachute. Brusquement, sans avertir, le pilote vire sur l’aile. Déséquilibré, je traverse toute la largeur de la carlingue et paf, une belle bosse de plus pour le front de N3. Jetant un coup d’œil par un trou, je vois les plans de gauchissement trembler comme les ailes d’un albatros blessé. Moins d’une seconde plus tard, l’avion vire sur l’autre aile. Je traverse la carlingue en sens inverse. Comme l’heure des adieux a sonné, je ne cherche pas à me retenir et je plonge tête baissée par la porte ouverte.
  
  Quelques minutes plus tard, j’atterris durement sur le sol de la steppe. Genoux pliés, tête dans les bras, je me laisse rouler sans résistance. Quand je m’arrête, je commence par me dégager des suspentes de mon parachute puis je m’allonge sur le dos le temps de respirer un copieux bol d’air.
  
  Pour autant que je puisse en juger, je n’ai pas été repéré. Première chose à faire, rouler mon parachute et l’enterrer. Quand c’est fini, je jette un coup d’œil circulaire sur le paysage.
  
  Ça n’est ni véritablement accueillant ni véritablement rébarbatif. C’est de la steppe, quoi. Derrière moi, la mer Noire et la petite montagne qu’on vient de franchir. Devant, la steppe, la steppe, la steppe, sur des kilomètres.
  
  Je sors ma boussole, je repère la direction de Baïkonour et, comme il n’y a pas de route pour faire du stop, je démarre a pedibus.
  
  *
  
  * *
  
  Le ciel vire au rose sur l’horizon. L’aube semble me promettre un temps froid mais beau. Depuis que j’ai mis le pied sur le sol soviétique, je n’ai pas vu un chat et, par conséquent, pas une voiture. Ma forme olympique me permet quand même de grignoter une soixantaine de kilomètres par jour. Ce n’est pas rapide rapide mais ça avance. En fait il n’y a que deux ombres au tableau. D’abord les avions de reconnaissance qui passent sans arrêt au-dessus de ma tête, ensuite, la croûte. Pour les avions, jusqu’à présent, j’ai réussi à me planquer à temps. Et puis je suppose qu’ils s’intéressent plus aux frontières turque et iranienne qu’à leurs steppes désertes. Quant à la croûte, il y a les plantes sauvages que je fais bouillir dans de la neige fondue et les lapins que je croise sur ma route. C’est bon le lapin, vous me direz. D’accord. Mais tous les jours, tous les jours, on finit par s’en lasser. À ce régime-là, je vais attraper la myxomatose, moi.
  
  Une lointaine trépidation me fait lever la tête. Je ne vois rien. Je colle mon oreille sur le sol à demi gelé. Certes je n’ai pas l’ouïe aussi développée que les anciens locataires de ma terre natale mais je sais quand même faire la différence entre les vibrations causées par le cheval de fer et celles que produit le cheval-cheval. Le clipiti-clop que j’entends est celui d’un cheval-cheval. Ou plutôt d’une troupe de chevaux-chevaux.
  
  Quelques mottes de terre froide me permettent d’éteindre le petit feu de crottin séché sur lequel je me chauffais les doigts. Rapidement, je vérifie Wilhelmina, Hugo et Pierre. Chacun est à son poste.
  
  Dans le lointain, de petits points gris apparaissent en découpe sur le soleil levant. Je sais par où le danger arrive. Théoriquement, en traçant plein nord, je devrais éviter les cavaliers.
  
  Le milieu de la matinée arrive et je réalise que je me suis trompé. Une chose est sûre : ils ne font pas beaucoup d’efforts pour me rattraper. Mais, chaque fois que je change de direction, ils modifient aussi leur itinéraire de façon à ce que nos chemins finissent par se rencontrer.
  
  En début d’après-midi, je commence à en avoir ma claque de ce petit jeu et, surtout, je commence à être crevé. Tant pis, je me pose les fesses sur la terre gelée et j’attends. On verra bien. Quelque chose me dit que ce ne sont pas des soldats soviétiques. Cette approche bizarroïde est tout ce qu’on veut sauf une stratégie militaire.
  
  Ils prennent tout leur temps. Ils n’ont vraiment pas l’air pressés. Finalement, ils amorcent un long mouvement tournant et se rapprochent en m’encerclant comme si j’avais des ailes et que je risquais de m’envoler.
  
  Ils arrivent, chevauchant avec arrogance leurs superbes montures. Je n’en crois pas mes yeux. À ma connaissance, les seuls citoyens autorisés à se promener avec des armes sont les chasseurs de loups de Sibérie. Or ces vingt et quelques cavaliers portent tous des fusils de chasse. D’une voix rauque, le plus balèze et le plus velu du groupe me demande qui je suis.
  
  — Je me suis perdu et…
  
  Immédiatement, celui qui semble être le bras droit du costaud lève la main pour me faire taire. Visiblement, ces messieurs n’ont cure de mes problèmes.
  
  — Qui es-tu pour marcher sur la steppe sans autorisation ? questionne le chef.
  
  Ah ! Si ce n’est que ça… Je choisis l’air le plus apeuré de ma panoplie et je bredouille :
  
  — Mais j’ai une autorisation !
  
  Je glisse rapidement la main dans la poche de ma veste, effleurant au passage la crosse de Wilhelmina. Non, ce n’est pas la solution. Ils sont trop nombreux. Même en me montrant très rapide, j’aurais tout juste le temps d’en descendre trois ou quatre avant de me faire transformer en chair à pâtée. Au lieu de ça, je sors mes faux papiers et je les brandis.
  
  — Des papiers ! Qu’est-ce qu’on en a à faire de tes papiers ? C’est bon pour les moujiks, ça. Nous, on est des Cosaques !
  
  Ma pomme d’Adam doit faire au moins quatre aller-et-retour avant que j’arrive à déglutir. Des Cosaques ! Après le coup du général Vlassov, je croyais que Staline les avait tous fait liquider. Pour moi, la race des Cosaques était aussi éteinte que le dernier pharaon d’Égypte. Eh bien, je me trompais. À preuve, les quelque vingt spécimens que j’ai sous les yeux.
  
  Je demande :
  
  — Que voulez-vous ? Je n’ai pas d’argent.
  
  — De l’argent ! On s’en moque de ton argent. C’est du papier, même pas bon pour allumer le feu.
  
  — Alors, qu’est-ce que vous voulez, bon Dieu ?
  
  Je sens tout de suite que j’ai fait une erreur. Ce sont des guerriers fiers, orgueilleux. La plus petite manifestation de mauvaise humeur est un défi.
  
  L’homme le plus proche cabre son cheval et je dois rouler à terre pour éviter un coup de sabot. Je me relève, la main sur mon Lüger. Mauvais réflexe. Je me réfrène une nouvelle fois, sachant que je n’ai aucune chance. Et surtout, je suis venu ici pour neutraliser le miroir solaire, pas pour me faire bêtement refroidir par une bande de barbares. Je reprends la tactique du pauvre bougre terrifié. D’une voix sanglotante, je supplie :
  
  — S’il vous plaît, ne me faites pas de mal !
  
  — Regardez le ver de terre ! fait le chef en descendant de cheval. Il pleure. Mais les vers de terre, ça ne pleure pas, ça rampe. Allez, vas-y, rampe devant Dimitri Petrakovitch !
  
  Quand il dit ver de terre, c’est à peu près l’effet que je dois faire à côté de lui. À cheval, il m’avait paru grand, c’est vrai. Mais maintenant qu’il a mis pied à terre je m’en rends encore mieux compte. Il doit mesurer deux mètres et peser dans les cent cinquante kilos sans un bout de gras.
  
  — Pourquoi me tourmentez-vous ? dis-je. Je ne suis qu’un pauvre paysan qui va chercher du travail dans les stations balnéaires de la mer Noire.
  
  — Les stations balnéaires pour les chiens qui dirigent ce pays ?
  
  Je hoche la tête.
  
  — Et qu’est-ce que tu fais pour gagner ta vie ? demande le nommé Petrakovitch. Tu embrasses le cul des communistes ?
  
  — Je… Je suis serveur. Je sais aussi faire un peu la cuisine. Quand je ne trouve rien d’autre, je fais le porteur dans les hôtels.
  
  Le Cosaque géant s’avance vers moi. À mesure qu’il approche, je prends successivement dans les naseaux une vaste bouffée de lait caillé, des effluves de makhorka puis quelques relents de hareng fumé. Vient ensuite un bouquet d’odeurs aussi diverses que difficiles à identifier. Le moins qu’on puisse en dire, en tout cas, c’est que c’est capiteux. Dimitri Petrakovitch et le savon, ça ne doit pas faire bon ménage.
  
  — Tu parles avec un accent bizarre, lance-t-il d’un ton accusateur.
  
  — Je suis lituanien. C’est un Anglais qui m’a appris le russe.
  
  — Lituanien, hein ? Et tu laisses les chiens communistes occuper ton pays ! Comme les Polonais, comme les Tchèques. Ça ne vaut pas mieux. Pouah !
  
  L’air dégoûté, il crache sur le sol juste devant mes pieds. Je recule d’un pas et, de toutes mes forces, je lui expédie un crochet à la mâchoire. Une douleur atroce me remonte jusqu’à l’épaule. J’ai l’impression que toutes mes articulations sont déboîtées.
  
  Ça, c’était la bonne réaction. Je sais qu’ils m’auraient liquidé sur place si je les avais laissé insulter mon pays sans réagir. Même s’ils ne peuvent pas sentir le gouvernement communiste, les Cosaques aiment farouchement leur pays et ils méprisent quiconque n’est pas comme eux.
  
  — Ha ! Ha ! Ha ! s’esclaffe Petrakovitch en passant la main sur sa joue.
  
  J’ai l’impression de m’être complètement déglingué le bras et les phalanges, mais je l’ai bien marqué. La peau a éclaté et un filet de sang lui dégouline le long du cou.
  
  — Alors comme ça, fait-il narquois, le vermisseau a envie de se battre…
  
  D’une voix aussi furieuse que possible, je réplique :
  
  — Appelle-moi vermisseau si tu veux mais n’insulte jamais mon pays !
  
  — Très bien, vermisseau. Pour ce que j’ai dit sur la Lituanie, je m’excuse…
  
  Là, je suis baba. Par contre, ce qui suit ne me surprend pas du tout.
  
  — … et, pour le reste, j’accepte ton défi. Je suis d’accord pour t’affronter. À mort, naturellement.
  
  — Bien sûr, fais-je d’un ton acerbe et, quand j’aurai gagné, tes hommes me tailleront en pièces.
  
  — Tu insultes mon honneur. Ça m’étonnerait beaucoup, ha ! ha ! ha ! mais, si tu gagnes, mes hommes te laisseront partir servir les pourceaux communistes.
  
  Petrakovitch commence à retirer son gros manteau de fourrure. Quand sa chemise de lainage apparaît à l’air libre, il se dégage au-dessus de la steppe un fumet à faire vomir un rat d’égout. La grosse chemise va rejoindre le manteau sur le sol. Le colosse se campe fièrement devant moi en faisant fonctionner tous ses muscles. C’est de l’excellente qualité ou je ne m’y connais pas. J’en ai un frisson le long de l’épine dorsale.
  
  Ensuite, il balance la tête en arrière et, pendant une seconde, je crois qu’il va se marteler la poitrine de coups de poing en poussant le cri de Tarzan. Mais non. Il éclate d’un rire énorme qui roule sur la steppe comme un grondement de tonnerre. Ce n’est plus un frisson que ça me fait. Je suis à la limite de la crise de panique.
  
  À mon tour de me désaper. J’enlève ma veste fourrée et je la plie soigneusement pour cacher Wilhelmina. Petrakovitch me regarde faire d’un œil rigolard. Quand je tombe ma liquette de paysan, il change complètement de tête. Je dirais même qu’il tique un peu. Il me prenait sûrement pour une mauviette dont il n’allait faire qu’une bouchée. Mais il vient de voir :
  
  1) Hugo sanglé à mon avant-bras, et une arme de cette qualité, ça en dit long sur son proprio,
  
  2) mes biscotos qui, sans être du même gabarit que les siens ne sont pas pourris du tout,
  
  3) mes cicatrices.
  
  C’est ce qui a l’air de lui faire le plus gros effet. Un type qui a le corps couvert de cicatrices est un type qui a connu de nombreux combats. Et qui en est toujours sorti vivant.
  
  Il reprend vite sa contenance et annonce :
  
  — On va se battre à la manière traditionnelle.
  
  Attrape le bout de ce foulard et coince-le entre tes dents. Si tu le lâches, tu meurs.
  
  Je le regarde faire et, comme lui, je noue l’extrémité du chiffon crasseux puis je me colle le nœud dans la bouche. C’est déloyal comme procédé. Rien que le goût a de quoi me faire tomber raide. Mais la lame de vingt-cinq centimètres que Petrakovitch tire de sa botte me réveille instantanément. Je fais sauter Hugo dans ma paume et je me mets en garde pour le combat au couteau.
  
  Un bout du foulard est entre mes dents, l’autre entre les mâchicoulis jaunâtres de Petrakovitch. De ce côté-là, j’ai l’avantage. S’il tire un peu trop fort sur le chiffon, c’est ses quenottes qui ne tiendront pas le coup. Sans descendre de cheval, les autres Cosaques forment cercle autour de nous, le doigt sur la détente, prêts à abattre le premier qui commettra une irrégularité ou lâchera le foulard. À les regarder, je comprends que, si Petrakovitch déconne, ils l’abattront sans plus hésiter que si c’est moi. L’honneur l’exige et l’honneur est une chose sacrée chez ces féroces combattants.
  
  Et la fête commence. On tourne doucement en se jaugeant du regard et en essayant quelques feintes. Tout de suite, je vois que Petrakovitch est un vieux renard à ce genre d’exercice. Je me défends aussi au couteau mais une chose me chagrine : le manque de marge de manœuvre, à cause du foulard. Surtout avec un costaud pareil, j’aimerais bien pouvoir user de mon avantage, la mobilité. Danser autour de lui, me déplacer, feinter, le taquiner jusqu’à ce qu’il commette une erreur. Là, je n’ai pas le choix. Il faut frapper de face, ou presque.
  
  Après une série de fausses attaques, j’en lance une, directement au cœur. Et ça marche presque. Petrakovitch esquive au dernier moment en m’entraînant avec lui par l’intermédiaire du foulard. Mais la pointe aiguisée de Hugo lui a quand même taillé une petite boutonnière sur le flanc gauche. Une fraction de seconde plus tard, c’est la riposte. La lame part dans un mouvement tournant et je recule la tête juste à temps pour ne pas avoir la gorge tranchée.
  
  Le Cosaque lâche un grognement animal et grince entre ses dents :
  
  — Tu te bats bien… pour un vermisseau qui lèche le cul des communistes.
  
  J’essaie une autre feinte. Faisant passer Hugo d’une main dans l’autre, j’attaque brusquement par la gauche. Pendant que Petrakovitch pare, je lui décoche un solide coup de tatane dans le genou droit. Il gueule sans lâcher le chiffon et perd l’équilibre en arrière. C’est l’occasion ou jamais de l’achever. Je vise la gorge exposée. Mais il est trop puissant. Mettant dans sa réplique toute la force de sa masse de viande musculeuse, il me balance un coup de boule au milieu de la poitrine. Je sens mes pieds décoller du sol et ma nuque craquer au moment où le long foulard arrête ma course.
  
  Un méchant coup de reins me permet de ne pas retomber sur la pointe de son coupe-lard. Malgré cela, une nouvelle estafilade vient s’ajouter aux coutures qui ont fait craquer Michelle. Involontairement, je me prends à espérer vivre assez longtemps pour pouvoir l’exhiber un jour sur les plages de Floride.
  
  Je suis à genoux. La lame de Petrakovitch plonge, toute prête à m’empêcher de faire des projets d’avenir. Dans un geste désespéré, j’attrape le poignet épais comme une branche de platane et j’essaie de le retenir. Avec une force de taureau, l’énorme cosaque pousse vers le bas, vers mon ventre.
  
  L’après-midi touche à sa fin. Déjà le soleil décline. La longue promenade que je me suis offerte depuis le petit jour a passablement usé mes forces. Je sens que je vais flancher.
  
  N3 le valeureux, le meilleur, la coqueluche de ces dames, l’homme des situations désespérées, va finir empalé sur le sol gelé de la steppe. Comme un papillon piqué sur un bouchon par un gamin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  — Dimitri ! hurle une voix féminine puissante, autoritaire. Arrête ! Je te l’ordonne !
  
  — Là, tu vas un peu loin, Martina, grogne Petrakovitch en lâchant son bout de foulard pour pouvoir répondre.
  
  Mais la pression sur mon bras mollit et le grand surin s’éloigne de mon abdomen.
  
  Le Cosaque a complètement ouvert sa garde. Un instant, l’idée m’effleure de lui enfoncer Hugo dans le bas-ventre. Mais je ne le fais pas. Ce serait un coup de traître. Et je sais qu’une seconde plus tard, je serais criblé de balles et plus mort que le coq au vin que vous avez dégusté dimanche dernier.
  
  — Vas-y, Dimitri, tue-le et c’est avec moi que tu te battras !
  
  — Je ne me bats pas contre les femmes, fait Petrakovitch, l’air complètement dompté.
  
  Lentement, il se relève et recule hors de portée de Hugo. Je baisse les bras en expulsant un profond soupir puis je lâche le bout de chiffon noué dans ma bouche et je crache pour essayer d’en faire disparaître le goût dégueulasse. Peau de balle. Je suis sûr que je vais me trimballer pendant une bonne semaine avec une haleine à occire les mouches en plein vol.
  
  Je me sens vidé. Claqué par la fatigue de la marche et le stress du combat, je reprends tout doucement mon souffle.
  
  Je le reperds aussitôt, lorsque mon regard se lève sur ma bienfaitrice. C’est une petite femme nerveuse et altière, montée sur une jument alezane qui n’a apparemment rien à lui envier. Moi, en tout cas, si j’étais cheval russe et qu’elle me proposait la botte, je crois que je lui répondrais tout de suite « da ! da ! ». La cavalière est coiffée d’une toque rouge qui met en relief la couleur aile de corbeau de ses longs cheveux lustrés. Le soleil a sérieusement baissé dans le ciel et je me demande comment elle fait pour ne pas geler car sa veste fourrée est ouverte sur une fine tunique de soie rouge. Le vent des steppes colle le vêtement sur deux proéminences naturelles qui mériteraient de figurer dans le guide Michelin. Pour finir, un pantalon de cuir fauve, enfilé dans des bottes, moulent deux longues jambes finement musclées. Elle pointe sa nagaïka vers moi et hurle :
  
  — Alors, Dimitri ! Tu ne l’as pas reconnu ? Que tu peux être bête !
  
  Le Goliath commence à se rhabiller en grommelant un truc incompréhensible entre ses chicots. J’en tire un enseignement édifiant : si le Cosaque a sa fierté, il sait aussi s’écraser quand il trouve son maître. Sa maîtresse, en l’occurrence.
  
  — Il aurait pu t’égorger comme de rien ! reprend la jeune fille. Vraiment ? Tu ne sais pas à qui tu as affaire ?
  
  Là, je me demande si elle n’y va pas un petit peu fort. Je n’ai aucune envie que l’énorme prenne la mouche et essaie de lui prouver le contraire. Mais non. Il fait simplement une tête d’affreux jojo surpris à chiper des confitures sur le haut de l’armoire. Tout à coup, comme pour se donner une contenance face à ses hommes, il brame d’une voix tonitruante :
  
  — Mais qui c’est, enfin ?
  
  — Il t’a dit qu’il était lituanien, pas vrai ?
  
  Tiens… Où a-t-elle été chercher ça ? Elle n’était pas là quand j’ai raconté ce bobard. Je l’observe plus attentivement et, honnêtement, ce n’est pas un supplice.
  
  — Le numéro de son permis d’entrée est 1376-N3. Il habite Klaïpeda, au N3 place de Memel, enchaîne la belle créature. C’est l’homme que je t’avais demandé de rechercher, espèce de grand idiot ! Et tu ne trouves rien de mieux à faire que de te battre avec lui !
  
  À la double mention de N3, je comprends qui est la prénommée Martina. L’AXE place des pions un peu partout sur le territoire de l’URSS. Ce sont en quelque sorte des agents passifs. Ils n’envoient pas de rapports. Ils ne font rien et essaient de rester le plus anonymes possible jusqu’au jour où le boss les contacte pour participer à une mission importante. Une fois leur mission accomplie, s’ils sont encore en vie, ils sont considérés comme grillés et on les rapatrie aux States.
  
  Le moment n’est pas venu d’abattre mes cartes. La prudence exige encore quelques précisions. Mais ça ne m’empêche pas d’être poli.
  
  — Merci, Martina, dis-je.
  
  Elle sourit, montrant de petites quenottes de porcelaine qui font un contraste étonnant avec les crocs pourris de Petrakovitch.
  
  — Vous avez remarquablement combattu, affirme-t-elle.
  
  — Vous savez, fais-je avec modestie, quand il s’agit de sa vie, tout le monde se bat bien.
  
  — Ce n’est pas vrai. J’en ai vu beaucoup se laisser assassiner sans réagir, pétrifiés par la peur.
  
  Ensuite, elle se tourne vers Petrakovitch, le reluque d’un œil perfide et me dit :
  
  — Merci de ne pas l’avoir trop abîmé. C’est une brute épaisse, mais il essaie de bien faire.
  
  Dans mon dos, je sens le regard du colosse, perçant comme un rayon laser. Il faut absolument que je trouve quelque chose pour lui éviter de perdre la face.
  
  — Allons, allons, dis-je. Il m’avait terrassé. J’étais vaincu, ça ne fait aucun doute. Sans votre intervention, je serais mort à l’heure qu’il est.
  
  Badaboum ! J’ai l’impression qu’un rocher de quatre tonnes et demie s’abat entre mes épaules. Je sens mes vertèbres craquer. Mes dents s’entrechoquent. Ma vue se brouille. Je me retourne et, dans un nuage, je vois la gueule hilare de Petrakovitch. Je comprends. Il vient simplement de m’assener une claque amicale dans le dos.
  
  Il laisse échapper un long rire de lycanthrope en rut et déclare :
  
  — Sacré toi ! Tu me plais bien, va ! Tu te bats comme un chef et tu sais vachtement bien mentir !
  
  — Allez, intervient la brune Amazone. Pour les effusions, vous verrez ça plus tard. Leurs patrouilles se dirigent par ici. J’ai aperçu un hélicoptère qui quadrillait la région en volant vers le nord. D’ici une heure au plus, il devrait être au-dessus de cette zone. Vous savez monter à cheval ? me demande-t-elle.
  
  Je réponds d’un hochement de tête.
  
  — Alors, hop ! En croupe !
  
  Ça, c’est le genre d’invitation à laquelle je suis incapable de résister de la part d’une demoiselle bien balancée. Je ne me le fais pas dire deux fois. Je saute, et me voilà en croupe.
  
  — Yahou ! En avant, Cosaques !
  
  C’est une sérieuse, la petite Martina. Faut voir comment elle drive sa bestiole, avec fermeté et avec grâce en même temps. Solidement accroché à sa taille, j’admire le paysage par-dessus son épaule.
  
  *
  
  * *
  
  Un vent glacial fouette le petit camp des Cosaques. Le feu qui pétille devant nous a l’air d’être là pour faire illusion. Il promet de la chaleur et n’en donne pas une miette.
  
  — Eh bien, N3, on peut dire que vous avez eu de la chance. Je suis arrivée juste au bon moment. Avant que Dimitri ne vous fasse la peau.
  
  — Vous pouvez le dire… C’est une force de la nature.
  
  — Vous n’êtes pas mal, non plus. Vous avez réussi à déjouer leur approche pendant plus de quatre heures. À ma connaissance, ça n’était encore jamais arrivé.
  
  Je n’ose pas lui répondre qu’ils s’y prenaient comme des manches et que je me suis laissé rejoindre exprès. Ça risquerait de vexer.
  
  — Quelles sont les activités de Dimitri ?
  
  — Il joue à cache-cache avec les forces soviétiques, dit Martina en me lorgnant d’un petit coup d’œil oblique. Au début, je participais à son jeu mais nos routes ont divergé. J’ai compris que les actions isolées dans cette région désertique ne menaient à rien qu’à un peu de satisfaction personnelle. Il faut frapper plus fort et plus haut. Poursuivre un objectif global.
  
  Il fait un froid à décorner les bœufs, comme dirait mon beau-père. Lequel ? Mais enfin, est-ce que je vous pose des questions, moi ? Martina frissonne et se rapproche de moi. Sa cuisse contre la mienne me paraît brûlante à travers son pantalon de cuir. Ça m’envoie de bonnes ondes tout partout et je crois que le petit feu peut crever si ça lui plaît, je n’ai plus besoin de ses services.
  
  — Vous avez tout de même un drôle d’ascendant sur Dimitri. Quel rôle jouez-vous par rapport à lui ?
  
  Elle répond sans ambiguïté.
  
  — Nous sommes amis. Et un peu plus de temps à autre. Mais seulement de temps à autre. Je le connais depuis très longtemps. Nous sommes tous les deux nés ici.
  
  Ce n’était pas du tout ce que je lui demandais, mais bon, je suis au courant, maintenant.
  
  — Et vous savez pourquoi je suis ici ?
  
  — Oui. Vous allez à Baïkonour. Hawk m’a informée quand il m’a demandé d’entrer en action.
  
  — Hawk ?
  
  — Bien sûr, David Hawk, de l’AXE, votre chef.
  
  OK. C’est bien ce que je pensais. Je vois que, maintenant, je n’ai plus grand-chose à lui cacher.
  
  — Et je suis encore loin de Baïkonour ?
  
  — Trois ou quatre jours à cheval. Vous avez parcouru une belle distance par vos propres moyens. Et avec une discrétion exemplaire. C’est pourquoi j’ai eu autant de mal à vous retrouver quand Hawk m’a contactée pour me demander de vous prêter main forte.
  
  N’en jetez plus, mademoiselle, ma modestie n’y résisterait pas. Histoire de changer de sujet, je questionne :
  
  — Il y a longtemps que vous avez été recrutée ?
  
  Martina semble réfléchir un instant et en profite pour se serrer un peu plus contre moi.
  
  — Voyons… Cela fait neuf ans.
  
  — Neuf ans ! Mais vous deviez être bien jeune.
  
  — J’avais seize ans, répond-elle. Je vivais à Gorki, chez mon oncle. Mon père était instituteur tout près d’ici. À la suite d’une dénonciation, il a été fiché par le KGB puis déporté en Sibérie. Il est mort peu de temps après. Ma pauvre mère ne s’en est jamais remise. Elle ne lui a survécu que trois mois. C’est à la suite de ces meurtres – car pour moi ce sont des meurtres – que j’ai décidé de consacrer ma vie à lutter contre le régime qui opprime mon peuple.
  
  Elle pose la tête sur mon épaule et fond en sanglots. Je tire mon mouchoir de ma poche et j’essuie les grosses larmes qui roulent de ses yeux bleus cobalt.
  
  — Je veux les venger, Nick ! assure Martina en se blotissant contre ma poitrine. Je suis prête à tout pour vous aider à infliger une défaite cuisante à cette vermine de Misanoff !
  
  Comme je lui murmure à l’oreille quelques paroles apaisantes, je m’aperçois que, machinalement, je me suis mis à caresser ses longs cheveux noirs.
  
  Martina passe une main derrière ma nuque et m’attire à elle. Sans me laisser le temps de réagir, ses lèvres se collent aux miennes. Sa petite langue pleine de fougue est l’une des plus savoureuses que j’aie jamais goûtées. Dès que nos bouches se séparent, elle me propose d’une voix haletante :
  
  — Viens, Nick, allons sous ma tente.
  
  — Mais… et Dimitri ?
  
  — Dimitri ? Je t’ai déjà dit que c’était de temps en temps seulement. Et quand bien même… Je suis une grande personne. Je n’appartiens à personne. J’ai le droit de faire ce que je veux !
  
  Bon, très bien. Je crois que j’aurais mauvaise grâce à discutailler. Je la suis vers sa tente.
  
  La minuscule tente de peau coincée entre deux buttes de terre ne semble vraiment pas faite pour accueillir deux mammifères primates de l’espèce homo sapiens ayant achevé leur croissance. En revanche, j’ai l’agréable surprise d’y découvrir un gros sac de couchage moelleux, visiblement fait avec du vrai duvet. Les cosaques mènent peut-être une vie rude et primitive sur le dos de leurs chevaux mais ils connaissent la valeur d’une bonne nuit de sommeil. Ou d’autre chose…
  
  — Ça a l’air douillet mais c’est petit, dis-je en rampant pour me glisser près de Martina.
  
  — Si monsieur Carter préfère le confort des Holiday Inn, qu’il parte en chercher un, je lui souhaite bien du plaisir, raille Martina en se débarrassant de sa tunique rouge.
  
  Du plaisir ? J’ai comme dans l’idée que ça ne va pas me manquer. La lumière pâle qui filtre par la porte me permet de voir deux seins ronds comme des melons, dont les petites pointes tendues paraissent faites pour recevoir mes câlins. Après presque une semaine de solitude dans la steppe, je me sens parfaitement d’attaque à leur donner satisfaction. D’autant que j’ai bouffé du lapin tous les jours. Et chacun connaît les étonnantes possibilités de ce petit animal…
  
  Je réponds :
  
  — Merci, mais je crois que ça ira très bien ici.
  
  — On va voir ça, fait Martina en pliant soigneusement sa tunique à la tête du duvet.
  
  Quand elle a terminé, elle s’assied en tailleur et enlève ses bottes. Puis elle s’allonge sur le dos, déboucle son ceinturon et déboutonne son pantalon.
  
  — Aide-moi, demande-t-elle en soulevant les hanches.
  
  Je ne le lui fais pas dire deux fois. Serviable comme je suis, je m’en voudrais beaucoup de lui infliger cette peine. Saisissant le vêtement au niveau des chevilles, je tire dessus. Le pantalon de cuir glisse doucement, laissant apparaître de longues jambes satinées. J’ai l’impression de voir un serpent en train de quitter sa peau. Délicieuse surprise, Martina ne porte rien dessous.
  
  Maintenant, une intuition me dit que c’est à mon tour de me défrusquer. J’avais raison, c’est ce qu’il fallait faire. Dès que je suis en Jésus, les yeux bleus de Martina caressent avec une lueur gourmande ma sculpturale anatomie.
  
  Ce n’est pas pour dire, mais il fait sacrément frisquet dans cette tenue. Le vent de la steppe fait claquer la peau qui sert de porte et s’engouffre sans vergogne dans la tente.
  
  Je me retourne, cherche le lacet faisant office de fermeture, je le passe dans les anneaux prévus à cet effet et nous voilà dans le noir.
  
  — Ah ! commente Martina, tu es comme la plupart des Américains. Il te faut l’obscurité pour faire l’amour.
  
  — Pas du tout, dis-je. Mais il fait un peu frais pour mon goût. Ne t’inquiète surtout pas. Je sais très bien trouver mon chemin, même sans lumière.
  
  Sans plus de préambule, je me coule près d’elle dans le duvet et je lui en fais la preuve par neuf.
  
  Elle pousse un gémissement plaintif quand je m’introduis dans la moiteur tiède de son petit cocon. Hummm ! C’est doux, c’est accueillant. Quel réconfort après cette rude journée ! Tout doucement, je commence à bouger. Ses jambes fines s’écartent largement et se referment sur moi en se nouant derrière mes genoux. Puis elle se met à onduler, comme portée par une houle légère.
  
  Je me penche en avant et ma bouche trouve la pointe délicieuse d’un sein durci par le désir. Je tète comme un gros poupon béat. La respiration de Martina se bloque, puis elle laisse échapper un râle de plaisir.
  
  S’il fallait passer un message au boss, je lui dirais que le contact s’est établi au quart de poil.
  
  D’un commun accord, on accélère progressivement le rythme. Côté mise au diapason, elle a un talent indiscutable, la petite Cosaque-woman. Son souffle est de plus en plus saccadé. Elle halète. Elle ne dit rien mais, à la tension de son corps, je sens qu’elle est au bord de l’extase. Soudain, d’un ton presque agressif, elle demande :
  
  — Plus vite, Nick. Plus fort ! Prends-moi durement !
  
  Fouette cocher ! Je m’empresse d’accéder à ses instances, mais l’étroitesse du sac de couchage constitue un gros handicap. Elle ne me donne pas la liberté de mouvement que je voudrais avoir. D’un autre côté, elle favorise le rapprochement. Moi, je trouve que ça a un autre charme. À l’étage au-dessous, Martina pousse de petits cris plaintifs. Je plonge et je replonge en me pressant en elle avec toute la vigueur dont je suis capable. C’est ça, l’amour à la cosaque, mes gaillards ! Quand on est agent secret, il faut savoir s’adapter aux coutumes des pays qu’on visite. Honnêtement, je n’éprouve pas de trop grosses difficultés pour m’adapter à Martina.
  
  Ses hanches se hissent vers moi et cognent contre les miennes, presque brutalement. Elle est à bout, je le sens. Je sens aussi ses ongles qui se plantent dans mes reins et qui deviennent acérés et cruels comme des serres. Je redouble d’ardeur et ça devient vite intenable. Il va falloir que notre entrevue aboutisse rapidement à une conclusion sinon, je ne réponds plus de rien. À cette cadence, je ne vais pas tenir le coup longtemps.
  
  Brusquement, la tigresse des steppes cambre les reins et me soulève avec une force stupéfiante. Elle pousse un cri féroce et tout son corps tremble comme les Appalaches au moment du plissement hercynien. Son spasme interminable me happe, me relâche puis m’aspire à nouveau et j’explose en elle dans un paroxysme de plaisir.
  
  Waouh ! Je ne vous en dis pas plus, ça finirait par vous donner des idées. Ça a été dur-dur, mais tellement bon… que c’en était presque un péché.
  
  Non, franchement, rien que pour ça, je ne regrette pas d’avoir fait le déplacement.
  
  Après une pareille apothéose, on se détend tout doucement. Je me laisse rouler sur le côté pour rester face à Martina puis je glisse les mains le long de ses reins et je m’empare de ses petites fesses à la fois tendres et dures.
  
  Enfouis jusqu’au cou dans la chaleur du sac de couchage, on se laisse délicieusement envelopper par la sérénité qui suit les affrontements violents.
  
  — On n’est pas mauvais, tous les deux, observa Martina, l’air toute contente de son coup. J’ai l’impression qu’on va faire une bonne équipe.
  
  — Ouais. Dommage qu’on se rencontre dans ces circonstances. Quand je serai entré dans la base de Baïkonour, il y a peu de chances qu’on se revoie.
  
  Semblant réaliser à quel point ce que je dis est vrai, Martina lâche un gros soupir.
  
  — Quel sale métier, finalement, dit-elle. Être obligés de se séparer après un aussi beau début, c’est une honte.
  
  — Quand je pense que je ne connais même pas ton nom…
  
  — Mais si, je m’appelle Martina.
  
  — Martina tout court ? Ah bon !
  
  Elle émet un petit gloussement moqueur et réplique :
  
  — Toi ! Le super-espion ? Tu entres dans ma tente, tu me fais l’amour et tu ne sais même pas comment je m’appelle ?
  
  — Hé non.
  
  — Je me présente : Martina Ludunova Gatounine, prête à tout, même à passer entre vos bras, pour que mon pays connaisse bientôt des jours meilleurs.
  
  — Arrête tes bêtises et dis-moi plutôt comment tu te débrouilles pour vivre ici.
  
  — Je fais la putain.
  
  — Hein ? Qu’est-ce que tu dis ? La putain ? Tu rigoles ! Je ne te vois pas du tout en train de racoler le client au coin d’une rue.
  
  — Décidément, vous ignorez beaucoup de choses, monsieur Carter. Ici, il n’y a plus de putains au coin des rues. C’est interdit par la loi et très sévèrement réprimé. Mais ça existe sous une autre forme.
  
  — Mais qu’est-ce que tu fais exactement ? Tu te vends ? Pour du fric ?
  
  — Pas vraiment. Je suis la maîtresse du commissaire local. Ça revient au même. Je me prostitue pour avoir accès aux informations qui passent par lui. Bien sûr, je ne fais rien sortir du pays. Je m’en sers simplement pour aider les gens comme Dimitri.
  
  Ça, si je le câblais à Hawk, sûr qu’il ne serait pas ravi ravi. C’est un jeu dangereux qu’elle joue, la petite demoiselle Gatounine. Normalement, les agents d’infiltration « dormants » doivent mener une vie aussi discrète et peinarde que possible. Dans son désir d’aider Petrakovitch, ou autres, Martina pourrait très bien faire un faux pas qui risque de compromettre son utilité pour l’AXE.
  
  Malgré le noir, je sens qu’elle se mord les lèvres et regrette de m’en avoir trop dit. Je m’abstiens de commentaire. De toute manière, c’est fait, c’est fait. Je ne vois pas ce que ça changerait de la chapitrer. Je me contente de demander quelques précisions sur les activités de Petrakovitch et de ses soudards qui, apparemment, ne vivent que de rapines.
  
  — Oh, répond Martina, ils commettent de petits sabotages pour bloquer les mouvements de troupes. Quand ils peuvent isoler quelques soldats, ils les liquident. Ça donne un peu de fil à retordre aux militaires et, comme ça, ils pensent à autre chose qu’à tracasser la population du coin.
  
  Tout en me faisant ces confidences, Martina coule une main vers mon grand pavois. Elle le caresse tendrement, comme un petit animal auquel elle semble déjà très attachée.
  
  — Je vois, dis-je. Ton Dimitri, c’est un peu le Robin des Bois de la steppe.
  
  — Oui, répond Martina. C’est comme ça qu’il se considère. Dans l’ensemble, il est plutôt bien accepté par les paysans. Mais, dis donc, remarque-t-elle avec un gloussement polisson, je sens une grosse bébête qui monte, qui monte.
  
  — Ça, c’est de ta faute et tu vas réussir à lui faire attraper froid en lui faisant sortir le bout du nez comme ça. Je crois qu’elle va bientôt avoir besoin d’aller se réchauffer dans son terrier.
  
  — Le terrier est bien chaud et prêt à l’accueillir.
  
  — OK. La bébête vient voir ça tout de suite.
  
  Aussitôt dit aussitôt fait. Et c’est reparti pour un tour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Le lendemain de cette chevauchée fantastique, je m’éveille l’œil légèrement chassieux. Non, je ne suis pas dyslexique, comme pourrait le penser certains esprits mal tournés. J’ai bien dit chassieux.
  
  Martina, fraîche comme une églantine, est déjà dehors, en train d’astiquer sa jument. Dimitri et ses hommes sont là aussi, frais comme des sardines à l’huile. Je trace droit sur la belle et sa bête – décidément, je n’en sors plus de ce conte-là –, et je demande si c’est la forme.
  
  — Sublime, me répond Martina. Et toi ?
  
  — Ça ira mieux après une petite croûte.
  
  Elle me sourit et, d’un clin d’œil complice, m’indique de rester discret devant Dimitri. OK. Je serai sage. Pas la peine de laisser un mauvais souvenir pour le peu de temps que j’ai à passer ici.
  
  Je me réchauffe les boyaux avec un grand bol de thé noir à la bergamote puis un type avec une barbe à la Tolstoï me passe une épaisse galette bistre. D’après ce que je crois comprendre, il m’invite à goûter rapidement pendant que c’est chaud.
  
  Je goûte. Pas mauvais ma foi. Je lève les yeux vers l’aimable cuistot pour lui communiquer mon appréciation favorable et c’est là que mon regard se pose sur ses paluches.
  
  Maman ! Elle sont de la même couleur que la galette, et je peux vous garantir que ce n’est pas du bronzage.
  
  — Je… hmmm, c’est… succulent, dis-je en répriment un haut-le-cœur.
  
  — Alors vite manger parce que bientôt froid, me conseille Tolstoï avec un vaste sourire.
  
  Que faire ? Je mange, persuadé d’attraper avant peu un chancre sur le palais ou sur le bout de la langue. De fil en aiguille, je repense à l’odeur de Dimitri. Mais au fait, et Martina ! Même si ce n’est que de temps en temps, elle s’envoie en l’air avec lui. J’espère qu’elle lui impose une douche et une revue de détail avant de se laisser culbuter… De toute façon, me dis-je avec morosité, si le Cosaque est laziloffe, je suis bon comme la romaine, moi.
  
  Enfin, chassons ces mauvaises pensées. Au reste, si j’y laisse ma peau, plombé ou pas, qu’est-ce que ça y changera ? Et, si je m’en sors, je compte sur les toubibs de l’AXE. Pas pour me trouver des antibiotiques. Ça, pas de problème je sais qu’ils ont tout ce qu’il faut. Non, pour respecter scrupuleusement le secret professionnel. Je n’ai pas envie d’entendre ricaner dans mon dos chaque fois que je passerai dans les couloirs du QG de Dupont Circle.
  
  Mais revenons à des considérations plus pragmatiques, et plus actuelles. Petrakovitch et la môme Gatounine sont en pleine discussion, là-bas, près des pieux où sont attachés les chevaux. Je me lève et je crie :
  
  — On part bientôt ?
  
  — Dès que tu auras fini de te restaurer, me répond Martina. On est en train de te choisir un cheval.
  
  — Ça y est. Je suis prêt.
  
  — Alors en selle.
  
  Je les rejoins et je saute sur le dos d’un superbe bourrin noir que Dimitri tient par la bride. Houla ! Nerveux, le canasson. Ma façon de monter doit être plus légère que celle des Cosaques et il a l’air de vouloir en profiter pour faire des siennes.
  
  — Ça ira ? demande le colosse, un demi-sourire sur les lèvres.
  
  — Très bien, merci.
  
  Il me regarde d’un air goguenard. Mais il ne me faut guère plus de trente secondes pour faire comprendre à ma monture que c’est moi le patron. Visiblement déçu, le grand cosaque s’éloigne et va enfourcher sa propre bête.
  
  On chevauche comme ça jusqu’à midi passée puis Dimitri ordonne un arrêt miam-miam. On fait boire les chevaux, on se cale solidement les joues et on repart aussi sec.
  
  Visiblement en pleine forme, Martina est bavarde comme une pie. Elle me berce délicieusement de propos anodins. Et je me laisse bercer, heureux de pouvoir me détendre avant le coup fumant que je vais faire à Baïkonour. Quand même, il y a un petit détail sur lequel j’aimerais bien être informé et, profitant d’un des rares trous dans la conversation, je demande :
  
  — Quelle est la première étape ?
  
  — Nuvosirk, répond Martina. C’est un tout petit bourg très isolé et ils ne possèdent que le minimum indispensable en matière de communication avec l’extérieur. Dimitri et les autres vont aller harceler la petite garnison. Pendant qu’ils détourneront l’attention des soldats, on fauchera une jeep, et en route pour Baïkonour.
  
  — Bien vu. Ce sera beaucoup plus rapide qu’à cheval.
  
  — Oui. Une fois là-bas, je prendrai la jeep pour rentrer et tu resteras seul pour la fin de ta mission, complète Martina avec un brin de vague à l’âme dans le ton.
  
  *
  
  * *
  
  Tout marche comme sur des roulettes. Les Cosaques font un boulot magnifique. Voler la jeep puis de l’essence le long de la route s’avère beaucoup plus facile que je ne l’aurais cru. À la tombée de la nuit, Martina m’annonce qu’on est en vue de Baïkonour. Il était temps. Tout s’est parfaitement bien passé, sauf pour mes dents. En fait, j’ai l’impression qu’elles n’ont pas cessé de s’entrechoquer depuis qu’on a quitté les faubourgs d’Astrakhan. Quelques kilomètres de plus sur la steppe cabossée et elles étaient réduites au même état que celles de Dimitri Petrakovitch.
  
  J’avoue que je suis un peu déçu. Je m’attendais à trouver quelque chose dans le genre du Centre spatial Kennedy de Cap Canaveral. Je n’avais oublié qu’un petit détail : on est en URSS. Et, ici, ils n’ont pas l’habitude de faire dans la fioriture.
  
  Dépouillé. Je ne vois pas d’autre mot pour qualifier l’endroit. Ils ont tout simplement rasé la végétation de la steppe et déployé une double clôture de barbelés autour des installations.
  
  Je m’arrête à distance, j’allume une NC et j’observe attentivement la topographie des lieux. Pas un chat autour de l’enceinte. Pas de miradors. Connaissant les Ruscoffs, je m’attendais à plus de précautions. Rien, ou presque. Il n’y a que des postes de garde autour des accès. Une chose est déjà sûre, ce n’est pas par-là que j’ai l’intention de m’introduire dans la base.
  
  Très loin, sous les feux des projecteurs, j’aperçois une plate-forme de lancement et un engin que l’on prépare pour le décollage. D’après mes informations, c’est une capsule Soyouz, prête à aller ravitailler la station Salyout 8.
  
  Je me tourne vers Martina et je lui dis :
  
  — Il y a peu de chances que je puisse arriver là-bas assez tôt pour empêcher le lancement. Mais je te garantis que ce sera la dernière bombonne d’oxygène et le dernier envoi de boustifaille que les cosmonautes recevront avant longtemps.
  
  Elle ne répond pas. Des larmes brillent au coin de ses yeux bleu cobalt. L’heure des adieux est arrivée, elle le sait. Dans quelques minutes, elle va prendre le volant de la jeep pour aller retrouver Dimitri, les Cosaques et aussi son commissaire. Pour être franc, ça me fait un petit pincement, mais je le neutralise rapidement. J’ai l’habitude de ce genre de situation. Elle, non.
  
  Je n’ai rien à dire pour la réconforter, alors je ne dis rien. J’écrase mon mégot dans le cendrier de la jeep et, histoire de dérouiller mes jambes raides, je sors examiner la première clôture.
  
  Mauvaise surprise. Je m’attendais bien à trouver un système d’alarme mais quelque chose de pas compliqué. Manque de pot, le dispositif qu’ils ont installé ici est l’un des plus élaborés du monde. J’en sais quelque chose, il vient de chez nous. Comique, non ? Être coincé au-dehors de Baïkonour à cause d’un système de sécurité que les Russes ont acheté à une boîte américaine, c’est à vous dégoûter de vivre dans le pays le plus industrialisé du globe.
  
  Je suis en train de reluquer ce bazar d’un œil cafardeux quand je sens un mouvement à mes côtés.
  
  — Compliqué, hein ? fait la voix de Martina.
  
  — Ça, tu l’as dit, je ne sais pas comment je vais m’en tirer.
  
  — Je sais, moi, affirme-t-elle en passant un doigt à quelques centimètres au-dessus du capteur.
  
  — Hé ! Fais attention !
  
  — Je connais ce système, reprend Martina. Il y avait le même près de Moscou autour d’un entrepôt céréalier.
  
  — Et tu as réussi à le franchir ?
  
  — Exactement. Je suis entrée dans l’entrepôt avec Dimitri et on a saboté les silos à blé et les buses d’aspiration.
  
  — Et tu pourrais le refaire ici ?
  
  — Les doigts dans le nez.
  
  Je me demande si elle n’est pas en train de se vanter ou de chercher un stratagème pour rester un peu plus longtemps avec moi. D’un ton méfiant, je fais observer :
  
  — Mais, si tu coupes ces fils, ou même si tu les touches, ça déclenche aussitôt une sonnerie d’alarme. Et puis je ne sais même pas ce qu’il y a dedans, à l’intérieur de la deuxième haie de barbelés, peut-être un truc encore plus dur à franchir…
  
  — Non, assure-t-elle d’un ton tellement convaincu que je commence à la croire. Il y a un dispositif de sécurité ici. Une fois que tu l’auras franchi, tu peux être tranquille. L’autre haie de barbelé, c’est du barbelé et rien d’autre. C’est comme ça que ça marche chez nous. J’ai l’habitude, crois-moi. J’en ai fait des sabotages à l’époque où je travaillais avec Dimitri.
  
  Dans le fond, pourquoi ne pas la laisser essayer ? Je n’ai aucun moyen d’entrer. Je ne vais quand même pas passer par la grande porte. Alors ? Si ça sonne, ça sonne. Tant pis, on improvisera.
  
  Je dis :
  
  — OK. Montre-moi comment on passe ce genre de système.
  
  Tranquillement, elle retourne à la jeep et en sort la trousse à outils. Elle y déniche aussi une torche électrique, revient et promène la lumière le long de la clôture.
  
  Elle finit par trouver ce qu’elle cherche : un petit boîtier noir, remarquablement planqué au milieu d’un rouleau de fil de fer.
  
  Telle une professionnelle, sûre d’elle-même, elle s’installe, ouvre la trousse à outils et étale sur le sol une série de tournevis, de poinçons et de clefs.
  
  — Zut ! grommelle-t-elle. Les poinçons sont tous trop gros.
  
  — Pour quoi faire ?
  
  — Quand on a fini de déconnecter les fils, il faut encore enfoncer un minuscule bouton poussoir caché dans la boîte au fond d’un trou à peine plus gros qu’une tête d’épingle. Sinon ça sonne quand même.
  
  — Aïe ! C’est la tuile !
  
  — Peut-être pas, répond Martina. J’ai une idée. Le bouton s’enfonce tout seul. L’instrument n’a pas besoin d’être très solide. Essaie de me dégotter une brindille et taille-la le plus fin possible pendant que je commence à ouvrir ce fourbi.
  
  — Une allumette, ça ira ?
  
  — Au poil.
  
  L’avouerais-je ? Mais oui, pourquoi pas ? Sincèrement, moi, le super-agent N3, le grand crack de l’AXE, je me sens un peu grand couillon à tailler un cure-dent pour la môme Martina pendant qu’elle bricole le boîtier électronique made in USA.
  
  Elle travaille pendant une bonne quarantaine de minutes sur ce bastringue minuscule puis, finalement, se tourne vers moi et demande :
  
  — L’allumette est prête ?
  
  — Oui. Voilà.
  
  Je me sens pris de tremblements en la regardant saisir le petit bout de bois entre le pouce et l’index puis l’introduire dans l’étroit orifice et l’enfoncer sans l’ombre d’une hésitation.
  
  Martina laisse échapper un long soupir. Elle s’assied sur les talons, l’air satisfait, et annonce :
  
  — Ça y est. Terminé.
  
  — Tu es sûre ?
  
  — Comme deux et deux font quatre. Tu peux sortir ta pince et couper ces machins. Ce n’est plus que du fil de fer tout bête.
  
  Je sors ma pince, je serre les dents et, clac, je coupe le premier fil. Puis j’écoute. À tout instant, je m’attends à entendre des hurlements de sirènes, des aboiements de chiens et des coups de feu. Plus de dix secondes s’écoulent et toujours rien. Je me remets à couper avec une ardeur démentielle. Incroyable ! Ça marche ! Et c’est grâce à cette gamine des steppes que j’aurai réussi à entrer dans la base de lancement de Baïkonour. Avec la super pince coupante conçue par les génies de l’AXE, tailler dans leur camelote de barbelés me paraît presque de la rigolade. En quelque minutes, on traverse à plat ventre les trois cents mètres de terrain plat qui séparent les deux clôtures et rebelote. Martina avait raison. Il n’y a ni pièges ni autre système d’alarme au niveau de la seconde haie. J’en suis presque bleu. Aller dépenser un pognon fou pour installer un dispositif de sécurité ultra-sensible à l’extérieur de l’enceinte et ne rien prévoir à l’intérieur ! C’est bien la logique des Ruscoffs, ça. Moi, je me frotte les mains et je renonce à comprendre.
  
  Plus rien ne nous sépare de la plate-forme de lancement où attend l’énorme engin spatial. Enfin, quand je dis plus rien, je vais un peu vite. À vue de nez, on en est encore à une dizaine de kilomètres.
  
  Je range ma pince dans mon sac à malices et je démarre en petites foulées.
  
  Au bout d’environ deux kilomètres, je passe au pas de marche pour souffler un peu et je me retourne pour vérifier si Martina a suivi la cadence. Martina ! Bon Dieu ! Mais elle devait repartir ! Qu’est-ce qui a bien pu me prendre ? La confusion à cause de ce foutu système d’alarme. J’ai oublié de la renvoyer. Elle est là, maintenant, et bien là. Je ne peux quand même pas lui dire de repartir alors qu’on est à l’intérieur de la base.
  
  Parole de moi, il y a des jours où je me collerais des baffes à tour de bras.
  
  Elle me rejoint.
  
  — Il faut que je me repose, Nick. Je n’en peux plus. Tu vas trop vite pour moi.
  
  Ça, pour le repos, tu attendras, ma biche. Pas question de s’arrêter ici en plein terrain découvert.
  
  — Tu dois tenir le coup, dis-je. Il faut au moins qu’on atteigne ce corps de bâtiments que tu vois là-bas.
  
  Au bout d’une dizaine de minutes on atteint enfin les bâtiments en question. Martina souffle comme une locomotive. Je suis crevé, moi aussi, mais pas au bord de la syncope comme ça a l’air d’être le cas pour elle. Je sais qu’après un court moment de répit, la mécanique repartira au quart de tour.
  
  La première construction est un grand hangar avec une porte coulissante. Je tire, ça coulisse. Même pas fermée à clef. À moitié asphyxiée, ma brunette aux yeux bleus se laisse tomber dans un tas de couvertures près de l’entrée. Je la laisse souffler un instant et j’en profite pour visiter. Des couvertures partout. Quelques boîtes de conserve sur des rayonnages de bois brut. Rien d’intéressant. Il y a deux autres hangars semblables à proximité. Je n’ai pas besoin d’aller y faire un tour pour savoir qu’ils contiennent vraisemblablement le même genre de marchandise.
  
  Ce que je cherche, c’est un bâtiment isolé, le plus à l’écart possible des autres constructions pour éviter les dégâts en cas d’incendie ou d’explosion.
  
  Je prends Martina par le bras, je l’aide à se lever et on ressort. Ça y est, je crois que j’ai repéré la bâtisse qui m’intéresse. Il y a un grand écriteau au-dessus de la porte.
  
  Je parle le russe sans trop de problèmes mais, pour le lire, c’est une autre paire de manches. Il faut que je déchiffre phonétiquement, en prononçant tout haut, et ça me prend un sacré temps.
  
  — Qu’est-ce que ça veut dire ? fais-je en pointant le doigt vers la grande inscription.
  
  — C’est loin. Je ne vois pas très bien. Mais ça a l’air de dire qu’il y a des trucs dangereux dedans.
  
  — Parfait, c’est ce qu’il me faut. On y va !
  
  Presque complètement retapé, je repars à belle allure. Martina a l’air de trouver que le répit a eu un goût de trop peu mais elle repart quand même. Elle ne manque pas de cran, la bougresse.
  
  Ah, la porte est fermée. Ça, c’est bon signe. Je sors le rossignol de ma mini-trousse de bricolage et, en un tournemain, la serrure et les deux verrous se rangent à mes arguments.
  
  On entre. Il y a une autre grande pancarte, en blanc sur fond rouge. Je redemande à Martina ce que ça veut dire.
  
  — Produits chimiques explosifs, répond-elle entre deux halètements.
  
  Je m’en doutais. Les senteurs familières m’avaient déjà averti. Avec l’aide de ma traductrice fidèle, je passe en revue les caisses, fûts et diverses boîtes. Je sélectionne soigneusement un assortiment de produits et je dis :
  
  — Va faire le guet. Je prépare des cocktails.
  
  Les émanations me ravagent un peu les poumons pendant que je fais ma cuisine. Mais je suis prêt à payer ce prix pour le plaisir d’un beau feu d’artifice. Un moment plus tard, j’ai fabriqué six bombes artisanales de petite taille mais capables de faire de sérieux dégâts. Craignos, les poteaux ! À côté de ce que je vous réserve, la petite bombe posée par Misanoff sur la fusée Columbia va ressembler à un pétard sur lequel un chien a levé la patte.
  
  Je range les six boum-boum dans mon sac et je sors en faisant signe à Martina de m’emboîter le pas.
  
  Dès qu’on s’est un peu éloignés, je lui dis :
  
  — J’ai fabriqué des bombes. Je vais les placer là où ça risque de faire le plus de casse, à commencer par les réserves de carburant. J’y vais seul, pas de discussion ! Mais tu ne peux pas rester à m’attendre ici, à cause de la porte. S’ils s’aperçoivent qu’elle est ouverte, ils vont fouiller le secteur. Tu vas aller te promener par là-bas. Fais bien attention aux patrouilles et rendez-vous dans une heure devant la porte de ce baraquement.
  
  Elle ne discute pas pour m’accompagner. Je comprends qu’elle n’est pas en état de cavaler avant un bon moment.
  
  — Salut, Nick, bonne chance, fait-elle simplement.
  
  Et elle m’embrasse avec une passion un peu inattendue.
  
  Je lui caresse la joue, puis je fais demi-tour et je m’éloigne vers les ombres des imposantes installations.
  
  Je cherche d’abord ce que je connais le mieux, les cuves d’oxygène liquide, et je ne tarde pas à repérer, un peu plus loin, les panaches argentés qui scintillent sous la lumière artificielle des lampadaires.
  
  À une queue de vache près, l’installation est la sœur jumelle de celle que j’ai visitée à Cap Canaveral. J’escalade discrètement la passerelle métallique et je trouve la base de l’énorme compresseur. Je place deux bombes sous les conduites d’oxygène à un endroit soigneusement choisi pour que le jet de flammes provoqué par l’explosion arrose copieusement les installations électriques.
  
  Hé ! Hé ! Hé ! Je casse la capsule de verre en haut de chaque bombe et l’acide commence à bouffer la lamelle de cuivre des détonateurs.
  
  Normalement, l’hydrazine que les Soviétiques utilisent comme carburant doit être stockée à distance respectable. Je fais un tour d’horizon et j’aperçois, beaucoup plus loin, un alignement de réservoirs. Je m’approche. C’est ça. Je pose deux autres bombes sur les tubulures, juste avant les vannes de sûreté, naturellement.
  
  Je me tourne ensuite vers l’aire de lancement. Et si j’arrivais à coller une bombe sur la fusée porteuse du Soyouz… Non, il ne faut pas rêver. Vu l’imminence du départ, je n’aurais jamais le temps de faire mon coup et de filer avant que ça pète.
  
  J’obtiens quand même un petit lot de consolation. Il y a un gros semi-remorque avec une citerne pleine d’essence. Je contrôle le manomètre. Elle est pleine à ras bord. Parfait. Pour lui, une seule bombe judicieusement placée suffira.
  
  À mon avis, ils devraient en avoir pour au moins quatre mois à réparer les dégâts. C’est plus qu’il n’en faut pour que les cosmonautes, là-haut, crèvent, sinon de faim, du moins de manque d’oxygène. Hawk ma expliqué que, faute d’un réglage constant, le miroir allait se mettre à dériver dans l’espace, poussé par le vent solaire. Même en admettant qu’ils arrivent à le récupérer au bout de quatre mois, l’avertissement aura été clair. « N’utilisez pas le réflecteur solaire. »
  
  Ça va bientôt faire une heure que je me suis éclipsé. Au pas de course, je regagne le point convenu avec Martina. Elle est là. Mais, à son expression décomposée, je comprends tout de suite que quelque chose ne tourne pas rond.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ?
  
  Je vois déjà ce qui se passe. Ils ont trouvé le trou dans les clôtures, puis les outils qui ont servi à bricoler le boîtier, puis la jeep. J’imagine déjà les chiens lâchés et les patrouilles en train de sillonner le secteur.
  
  En plus, ils risquent de trouver mes bombes à temps et de les désamorcer.
  
  Voilà, en gros, ce que je pense en un quart de seconde. Mais non, c’est beaucoup plus bête que ça. Et, dans un sens, c’est pire.
  
  — Tu t’es fatigué pour rien, annonce Martina encore légèrement essouflée.
  
  — Comment ça pour rien ?
  
  — Le colonel Misanoff est ici…
  
  Je la coupe :
  
  — Ça, je m’en doutais un peu. Mais je m’en fous. Au contraire même, s’il pète avec les installations, ce sera une épine de moins dans ma chair.
  
  — Ça ne changera rien, reprend Martina. Tes bombes ne les empêcheront pas de se servir du miroir.
  
  — Quoi !
  
  — J’ai été me promener, comme tu me l’avais dit. Je suis entrée en douce dans ce bâtiment gris. J’ai regardé. J’ai vu Misanoff et je l’ai entendu donner les dernières instructions aux cosmonautes qui doivent grimper dans cette fusée.
  
  — Et alors ?
  
  — Alors, ils ont installé un nouveau système de recyclage de l’air à bord de la station Salyout. Ils sont pratiquement autonomes en ce qui concerne l’oxygène. Quant à la boisson et la nourriture, ils ont de quoi soutenir un siège.
  
  La tuile. Et la grosse.
  
  D’ici une vingtaine de minutes, mes bombes doivent faire explosion, transformant Baïkonour en brasier. Seulement, ça ne servira à rien. Les occupants de la station spatiale pourront impunément continuer à faire fonctionner leur miroir géant. Et, sans être extralucide, je peux déjà prédire qu’ils ne s’en priveront pas. Les représailles risquent d’être cuisantes, si j’ose me permettre cette image douteuse.
  
  Une vision d’horreur défile devant mes yeux. Les postes stratégiques de mon pays fondus comme vos poignées d’amour après six mois de sauna. Les champs de blé et de maïs du Midwest rendus aussi fertiles que le cuir chevelu de Yul Brynner. Et pourquoi pas quelques petits feux de joie, dans les grandes villes, de préférence. S’ils choisissent judicieusement leur point d’impact et, là-dessus, je leur fais confiance, personne ne pourra prétendre que les incendies ne sont pas accidentels.
  
  J’expose tout ça à Martina. C’est plus fort que moi, il faut que ça sorte. Un échec à Cap Canaveral, passe encore. Mais un deuxième échec ici, non, je n’arrive pas à le digérer.
  
  Elle me regarde. À la lueur blafarde des lampadaires, je vois ses jolies mirettes tout humides. Elle a l’air encore plus abattu que moi. Je la comprends et ça me fait une grosse boule entre l’estomac et le duodénum. Ça doit être dur de voir que son gros coup a raté, qu’elle est en train de passer à côté de l’objectif sur lequel toute sa vie était axée.
  
  « Mais, dis donc, Carter, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Tu te liquéfies, mon petit bonhomme. Moi qui te connais bien, je peux te dire une chose : ça ne te ressemble pas. Tu admets le fiasco, comme ça, sans discuter. Non, mon pote ça ne va pas. »
  
  Elle a raison, ma petite voix intérieure. Elle a toujours raison. Il faut que je trouve une solution. Mais quoi ? Vous pouvez me le dire, vous ? Non, bien entendu. Merci, je n’en attendais pas moins de vous.
  
  Je me gratte le dôme. Ça usine furieusement là-dessous. J’ai l’impression que des fumées s’échappent par mes orifices auriculaires. Et puis, pouf ! ça vient. Juste avant que mes circuits intégrés ne crament pour cause de surchauffe, l’éclair jaillit. Il y a une solution. Dingue, risquée, probablement irréalisable. Mais je ne vois que ça. Tant pis si Martina me prend pour un fêlé, je lui fais part de mon idée :
  
  — Écoute-moi bien, Martina, parce qu’on n’aura probablement ni le temps ni la possibilité de s’offrir une répétition générale. Où se trouvent les cosmonautes en ce moment ?
  
  Elle pointe le doigt en direction d’un bâtiment bas.
  
  — Là-dedans. Il y a une première pièce à l’entrée puis un couloir et une salle dans le fond. C’est là que je les ais vus avec le colonel Misanoff.
  
  — Bon. Tu vas me montrer comment tu es entrée. Je vais me dégotter une combinaison. Ensuite, quand ils sortiront pour s’habiller, je prendrai la place de l’un d’eux.
  
  Je tapote Hugo pour lui indiquer comment je compte faire, et j’enchaîne :
  
  — Ensuite, je suivrai l’autre à l’intérieur de la capsule. Une fois en orbite, j’essaierai de profiter de l’effet de surprise pour neutraliser les occupants de la station et…
  
  — Et tu ne décolleras jamais d’ici, coupe Martina avec un balancement de tête sceptique.
  
  À son ton, je sais qu’elle ne joue pas les fausses sceptiques.
  
  — Pourquoi ? fais-je.
  
  — Parce qu’il y a deux cosmonautes. En admettant même que tu arrives à faire ce que tu dis, ta pointe d’accent te trahira. En plus, tu ne peux éliminer n’importe lequel parce que l’un d’eux est une femme.
  
  — Aïe !
  
  — Comme tu dis. Moralité, je t’accompagne. On les élimine tous les deux et on prend leur place. Ça nous donne beaucoup plus de chances de s’en sortir.
  
  La crispation de ses mâchoires me fait comprendre qu’elle ne dit pas ça en l’air. Ça me pose quand même des problèmes de l’entraîner dans une équipée où je sais que les chances de réussite sont de l’ordre de 0,000001 %. Mais je sais aussi qu’elle a raison. Et puis, en faisant un calcul simple, une vie humaine, même celle de Martina, compte pour du beurre à côté de l’importance de ce qui est en jeu dans cette mission. J’hésite encore trois secondes à trois secondes et demie puis je laisse tomber platement :
  
  — OK. On y va. Montre-moi le chemin.
  
  Quelques instants plus tard on entre dans la première pièce. Il s’agit en fait d’un vestiaire adjacent à la salle d’instruction. De l’autre côté de la cloison, j’entends la voix du chimpanzé qui est en train de bourrer le mou au cosmonaute et à la cosmonautesse. Rapidos, je visite la penderie où sont alignés les scaphandres, essayant de trouver quelque chose à ma taille. J’ai du mal. D’après les échantillons qui me sont proposés, je peux conclure que le gabarit du cosmonaute soviétique moyen doit être courtaud et massif. Je m’enfile dans le plus grand que je trouve. Je m’y sens un peu à l’étroit mais l’heure n’est pas aux chichis. L’essentiel est que je parvienne à tout fermer. Martina a plus de chance. Elle trouve un costume qui semble avoir été coupé sur mesure pour elle.
  
  — Aide-moi à mettre le casque, dis-je. Ça ne veut pas rentrer.
  
  — Je vois bien. Tu débordes de partout. Tu n’as rien vu de plus grand ?
  
  — Non. Il n’y a pas beaucoup de choix.
  
  Martina me sourit et m’aide à boucler la fermeture à baïonnette du casque.
  
  — Cosmonautes au Soyouz ! beugle le haut-parleur. Décollage dans quinze minutes !
  
  Oh, la vache ! Ça fait long ! J’essaie de calculer la marge de temps entre le décollage et la détonation de mes bombes artisanales. Difficile à dire avec un bricolage de ce genre. À mon avis, le feu d’artifice peut débuter dans un laps de temps compris entre cinq et vingt minutes. Je vais essayer d’envoyer un message au boss.
  
  J’attrape mon petit sac et je mets deux boucles en contact. Tchak ! Une étincelle atteste qu’il y a du jus. Rapidement je compose un petit truc en morse. J’ignore totalement si cette fréquence est surveillée. De toute manière, au moment où les Russes la localiseront – s’ils la localisent –, je serai soit carbonisé ici, soit en train de me promener en orbite autour de la Terre.
  
  — Ça y est, dis-je en glissant les boucles et les lanières dans une poche à fermeture Éclair de mon habit de cosmonaute. J’espère que Hawk comprendra.
  
  Puis je planque le reste du sac qui ne m’intéresse plus. Tout à coup, je me ravise. Je le ressors et je récupère la dernière de mes bombes incendiaires qui va rejoindre dans la poche ma petite radio. Elle pourra peut-être s’avérer utile là-haut, si on atteint la station. Je colle Wilhelmina par-dessus et je referme la poche.
  
  — Ils arrivent ! murmure Martina en tendant le doigt vers la porte. Fais vite !
  
  Il ne me faut pas longtemps pour comprendre que mon plan est irréalisable. Les cosmonautes ne sont pas seuls. Derrière la porte vitrée, j’aperçois à leurs côtés la silhouette simiesque du colonel Misanoff et une demi-douzaine de soldats qui les encadrent, le pistolet-mitrailleur à la hanche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  — Nick ! On est coincés ! s’écrie Martina au bord de la panique.
  
  — Chut ! On peut encore s’en tirer. Faisons semblant d’être des scaphandres accrochés dans la penderie. Ne fais aucun bruit. Respire le moins possible pour ne pas faire de buée sur le devant de ton casque et…
  
  Je me tais. Impossible de lui donner des instructions supplémentaires. Misanoff vient de pousser la porte, et entre, encadré par les cosmonautes et les soldats.
  
  Personne ne nous remarque. Ça a l’air de marcher. J’ai baissé la visière de mon casque et ma figure est pratiquement invisible. Le seul ennui, c’est que j’entends très mal à travers l’épaisseur du plastique.
  
  Mais j’ai l’habitude. Il m’est arrivé de faire des écoutes à travers des murs de motels beaucoup mieux isolés. Au bout de quelques secondes, en me concentrant convenablement sur mes portugaises, j’arrive de nouveau à capter les sons.
  
  — Camarades, pontifie Misanoff, c’est un grand honneur que l’État vous fait. Vous serez décorés à votre retour.
  
  Le cosmonaute a déjà commencé à se déshabiller pour enfiler son scaphandre. Il enlève son caleçon long, frissonne puis se mouche bruyamment.
  
  La femme se tourne vers lui et ricane. L’homme est petit et râblé. Elle est plus grande que lui et taillée comme une lanceuse de poids. À la manière dont elle se comporte avec Misanoff, j’ai l’impression qu’il n’y a pas beaucoup d’atomes crochus entre eux.
  
  — Oui, camarades, poursuit le colonel du KGB, ce travail que vous allez réaliser à bord de Salyout a une importance vitale pour l’avenir de notre pays. Gardez le secret et soyez sûrs que votre avancement sera assuré…
  
  — L’ordinateur de guidage est à bord de la capsule ? interroge l’imposante femelle.
  
  — Naturellement, répond Misanoff en levant les yeux pour la regarder.
  
  — J’espère qu’il a été convenablement emballé et qu’il ne recevra pas de chocs comme la dernière fois. Que le système optique soit bousillé, c’est le cadet de mes soucis. Mais, si l’ordinateur ne fonctionne pas, nous ne pourrons pas procéder au lancement la semaine prochaine comme prévu.
  
  — Le missile est d’ores et déjà prêt pour le lancement, décrète sèchement Misanoff. Nos chalutiers sont sur place dans le Pacifique Sud, près du point d’impact. Dès que nous serons parés à photographier sa rentrée dans l’atmosphère, nous tirerons !
  
  — Pas de bousculade, réplique la femme. Tout doit être parfaitement en ordre à la station.
  
  — Camarade Zolotov, il faut que tout soit en ordre le plus vite possible. Doublez les équipes de travail si nécessaire.
  
  — Écoutez, camarade Misanoff, la scientifique, ici, c’est moi. Vous, vous êtes un… un militaire, rien de plus.
  
  — Dites donc, intervient le cosmonaute homme, vous croyez que nous avons le temps de nous raconter notre vie ? On nous en a déjà fait suffisamment perdre en nous faisant redescendre de la capsule après la phase de pré-décollage et de vérifications. Je vous signale que le compte à rebours tourne et que Soyouz ne va pas nous attendre… Maintenant si quelqu’un voulait bien avoir l’amabilité de m’aider à boucler mon casque…
  
  À cet instant, un petit claquement sec retentit dans la pièce, semblable à l’explosion d’une amorce pour pistolets d’enfants. D’abord, je me demande ce que ça peut être puis, sans changer de position, je tourne les yeux vers le scaphandre de Martina. Il bouge encore. Et je comprends. Elle vient d’éternuer.
  
  — Tiens, qu’est-ce qui se passe ? demande Misanoff en regardant les gardes.
  
  Le plus proche répond d’un haussement d’épaules ignorant.
  
  — Peu importe ce que c’est, lâche le camarade Zolotov avec le ton aimable d’une postière à qui vous demandez l’Arabie Saoudite en PCV. Mais… mais…, fait-elle brusquement, intriguée. Qu’est-ce que c’est que ça ? Ce n’est pas à nous !
  
  Elle se baisse et ramasse les deux vestes qu’on a été obligés d’enlever pour entrer dans nos habits de cosmonautes. Ça, c’est le grain de sable dans l’engrenage. L’oubli idiot. Et on est tous les deux aussi responsables l’un que l’autre.
  
  Il faut réagir rapidement. Profiter de l’effet de surprise. Je saute hors de la penderie en criant :
  
  — C’est à moi !
  
  Misanoff est le plus rapide. Il se retourne en premier.
  
  — Chto eta takoï [2] ? fait-il interloqué.
  
  J’achève de l’interloquer d’un direct au foie. Il s’écroule. Sans les gros gants de mon habit, je crois que j’aurais réussi à le refroidir définitivement avec un coup pareil.
  
  Sidérés, les gardes sont restés figés sur place. Je profite de la confusion pour sortir Wilhelmina de ma poche. Deux soldats tombent. Les autres se replient dans le couloir et ouvrent le feu, tuant Zolotov.
  
  Leur chef aboie un ordre. Ils cessent de tirer. Ils ne veulent pas risquer d’atteindre l’autre cosmonaute.
  
  Je saisis l’un des deux pistolets-mitrailleurs qui gisent près des cadavres, je le coince sous mon bras. Je prends l’autre et je le lance à Martina en criant :
  
  — Suis-moi ! On file !
  
  Bêtement, le cosmonaute essaie de s’interposer. Il s’avance vers moi d’une démarche lourde dans son étrange habit. Je le fais reculer d’une rafale dans la cage thoracique.
  
  — Où on va ? hurle Martina d’une voix hystérique.
  
  — Par là ! fais-je en plongeant tête baissée vers la fenêtre.
  
  Le casque est solide. La fenêtre beaucoup moins.
  
  Ça pète si facilement que j’effectue un double saut périlleux plombé suivi d’un quadruple roulé-boulé avant. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me relève. Martina s’étale lourdement à côté de moi.
  
  — Aïe ! gémit-elle.
  
  Je me demande de quoi elle se plaint, avec les amortisseurs qu’elle a. Enfin, passons. Je sais qu’il faut faire vite. Ils ne vont pas mettre longtemps à déclencher l’alerte.
  
  C’est Martina qui repère un moyen de locomotion adapté à nos besoins.
  
  — Regarde, dit-elle, un half-track. Tu sais comment ça marche ?
  
  — Évidemment. C’est aussi simple qu’une auto tamponneuse.
  
  On fonce, on saute dans le bahut et j’appuie sur le démarreur. Pout ! Pout ! Pout ! Et puis plus rien.
  
  — Merde ! Qu’est-ce qui se passe ? Il est naze ce machin ou quoi ? Reprends le PM, Martina, et arrose tout ce qui se pointe par ici !
  
  — Tu crois que tu vas réussir à le faire démarrer ?
  
  — Je cherche, je cherche…
  
  Ça y est, je vois. Je trouve l’étouffeur, près de mon pied gauche. Il est resté enfoncé. Je le débloque d’un coup de ma grosse botte et, cette fois, ça part aussitôt que j’actionne le démarreur.
  
  — Ouf ! dis-je en passant le crabot. Je me demande comment les cosmonautes arrivent à faire quoi que ce soit avec cet attirail sur le dos. Je crève là-dedans et je suis trempé de sueur.
  
  — Moi aussi, si ça peut te consoler, répond Martina en fauchant trois ouvriers qui rappliquent vers nous.
  
  — Je comprends pourquoi les astronautes de chez nous sont en permanence branchés sur l’air conditionné.
  
  Tout en proférant ces pertinentes considérations, j’oriente le lourd véhicule droit sur la petite barricade qui nous sépare du Soyouz T3.
  
  Je viens de passer la cinquième, on doit être autour de quarante à l’heure quand les roues avant percutent l’obstacle. Ça fait un gros bang qui nous secoue de la tête aux pieds mais ça passe. Le nez du half-track se dresse comme une figure de proue au sommet d’une lame. Pendant trois ou quatre secondes, qui me paraissent une éternité, je ne vois plus qu’une portion de firmament découpée dans ma meurtrière. Je sens que les chenilles accrochent puis ça retombe sans prévenir. J’ai l’impression de recevoir un coup de pied au cul d’une tonne.
  
  Je débloque le crabot et je mets toute la gomme. Martina s’est couchée à l’arrière. J’entends son arme cracher des rafales sporadiques qui empêchent les soldats de s’approcher.
  
  — Plus de munitions ! crie-t-elle soudain.
  
  Ça n’a plus d’importance. Les autres sont encore loin derrière nous et on est presque arrivés au pied de la fusée. J’espère simplement que ça se passe comme chez nous et qu’après la go-no-go, il n’est plus possible d’intervenir pour empêcher le lancement. La go-no-go, c’est le point de non-retour dans le compte à rebours. Si quelque chose paraît pas catholique avant, on peut encore tout arrêter. Après, on ne peut plus et l’engin décolle quoi qu’il advienne.
  
  — Qu’est-ce qui arrive…, commence le technicien qui se tient au pied de la fusée.
  
  Un coup de botte dans la poire l’empêche de requérir plus amples informations. Il s’étale sur le dos en crachant quatre quenottes, dont une en métal argenté.
  
  Le handicap du scaphandre m’empêche de me retourner pour regarder ce qui arrive derrière nous. J’attrape Martina par la main et je l’entraîne vers une cage métallique, au bas de la tour de montage. C’est l’ascenseur conduisant à la capsule, perchée au sommet de ses trois étages de fusée porteuse.
  
  Une épaisse porte métallique ferme l’accès à la cage. Je l’ouvre. Un type en bleu de travail se tient devant la cabine de l’ascenseur.
  
  — Qui êtes-vous ? questionne-t-il.
  
  — C’est tes oignons ?
  
  Je n’ai pas dû me faire comprendre dans ce langage, qui ne m’est, finalement, pas très familier car il écarte les bras pour tenter de nous empêcher d’entrer. Malgré mon naturel peu vindicatif, je me sens contraint de l’agripper par ses bretelles et de le virer au-dehors avec un coup de pied dans le fondement pour accélérer l’évacuation des lieux.
  
  — Mais… mais…, bredouille-t-il pendant les quelques secondes qu’il me faut pour ce faire. Le décollage a lieu dans moins de dix minutes. Ne faites pas le…
  
  Et si. Je le fais quand même.
  
  Dès que j’ai retrouvé mon intimité avec Martina, j’abaisse les grosses barres qui servent à verrouiller la porte.
  
  — Ouvre la porte de l’ascenseur, Martina ! Grouille !
  
  — Mais la cabine n’est pas là !
  
  — Appelle-la ! Vite !
  
  Elle appuie sur un gros bouton rouge. Je prie le ciel pour que ce soit ça. D’abord, il ne se passe rien et je me mets à transpirer de plus belle. Puis j’entends, tout là-haut, le ronronnement d’un moteur électrique qui se met en route.
  
  Je commence à me faire un sacré mouron en ce qui concerne l’emploi du temps. Moins de dix minutes. Est-ce que ça va suffire pour atteindre la capsule ? Est-ce que mes petites bombes vont avoir la patience d’attendre jusque-là avant de faire boum ?
  
  Je cesse vite de me tourmenter pour le temps et les bombes, car j’ai une cause d’inquiétude plus immédiate. La porte de ferraille commence à plier sous les coups de boutoir qu’on lui balance de l’extérieur.
  
  Enfin ! Je vois le plancher de l’ascenseur qui se pointe. C’est à moment-là que je trouve une bonne farce à proposer aux copains tovaritchs qui semblent tellement envieux de monter là-haut avec nous.
  
  Je tire la dernière bombe de ma poche, je vire rapidement la lamelle de cuivre et je casse l’ampoule d’acide. La fumée qui se dégage me fait comprendre que j’ai quelques secondes seulement avant l’explosion. Vite, je balance l’engin au pied de la porte et je cours rejoindre Martina dans l’ascenseur.
  
  Par chance, elle semble être bien remise de sa panique de tout à l’heure. J’ai à peine posé le pied dans la cabine qu’elle appuie sur le bouton montée.
  
  Il était temps. La porte cède et la bombe pète au même moment. Mais on s’est déjà élevés de plusieurs mètres et on ne reçoit que quelques éclats de métal, bouts de viande et détritus difficilement identifiables.
  
  Je regarde en bas. Je compte une bonne douzaine de soldats étendus. Sans parler de ceux dont il ne reste rien.
  
  Ça provoque une sacrée confusion et, pendant un bon moment, les autres restent indécis, se demandant ce qui va encore pouvoir leur tomber dessus.
  
  Tout à coup, un sous-off lève le nez vers nous et gueule quelque chose que je ne comprends pas. Presque aussitôt, les balles crépitent et ricochent dans la cage d’ascenseur avec des « tink » mats et des « pzouiiong » retentissants.
  
  Je me rappelle le coup de Columbia et je demande à ma bonne fée qu’aucun de ces projectiles n’aille percer les réservoirs de carburant.
  
  Ça dure, ça dure, cette ascension. Je commence à en avoir marre du voyage. Finalement, au bout de je ne sais combien de temps, l’ascenseur finit par s’arrêter avec un à-coup et un gros « clonk ». La porte met encore trois plombes à s’ouvrir. Mon poing ganté, lui, met moins d’un quart de seconde à partir. Le technicien s’étale sur la plate-forme et je traîne son corps à l’intérieur de la cabine. Je crie :
  
  — Il y a encore du monde là-dedans ?
  
  — Personne, répond Martina qui vient de faire rapidement le tour de la capsule.
  
  Le panneau du Soyouz-T3 s’ouvre comme la gueule d’un lion affamé. Je jette un coup d’œil à l’intérieur. Je devine plus que je ne vois les lampes qui clignotent au tableau de bord, placé face, en bas, au-dessus des couchettes d’accélération.
  
  Je suis comme figé. Martina me pousse pour entrer. Ça me fait réagir. Je la suis. Qu’est-ce qui m’a pris ? Est-ce que j’ai eu les foies ? Peut-être simplement un instant d’hésitation avant de transgresser quelque chose qui, inconsciemment, me paraissait tabou.
  
  J’entre. Le panneau se referme. Je vais m’installer dans le siège du pilote. Il a l’air d’être fait sur mesure pour moi. C’est plutôt confortable. On est maintenus de partout. On a les jambes repliées comme si on était en position assise, à cette différence près qu’on est allongés sur le dos.
  
  Maintenant, je vois parfaitement bien le tableau de bord qui est placé juste au-dessus de ma poitrine.
  
  C’est marrant comment on réagit devant le fait accompli. C’est moi qui ai pensé à m’emparer du Soyouz pour aller neutraliser l’arme solaire des Soviétiques. C’est moi qui me suis battu comme un chien pour arriver jusqu’ici. Et maintenant que je suis là, enfermé dans la capsule Soyouz, prêt à me faire propulser sur orbite, pour aller détruire la station spatiale, ça me paraît complètement utopique, infaisable.
  
  — Qu’est-ce qu’il faut faire, Nick ? demande Martina d’une voix tremblante.
  
  — Je suis en train d’y réfléchir.
  
  Malgré l’épaisseur de nos visières de plastique, je vois son minois s’assombrir. J’aurais dû répondre autre chose, n’importe quel mensonge. Ça aurait fait l’affaire pour la rassurer.
  
  Mais, dans cet instant, je ne me sens pas disposé à la prendre par la main. La survie d’abord.
  
  Et puis, brusquement, je réalise ce qu’il faut faire.
  
  — L’air ! Cherche le tuyau qui se raccorde à ton scaphandre.
  
  Elle le trouve et le branche. Je fais la même chose. Pendant une fraction de seconde, je me demande si les Russes peuvent contrôler l’arrivée d’air depuis le sol. Et puis je me dis que non, ils n’ont quand même pas l’esprit assez mal tourné pour envisager de faire ce genre de sale blague à leurs cosmonautes.
  
  Le mélange d’hélium et d’oxygène qui pénètre dans nos scaphandres nous rafraîchit et me redonne confiance pour la suite des événements. Comme quoi, il faut parfois bien peu de choses. Martina se relaxe visiblement en sentant la caresse bienfaisante sur son corps.
  
  — Et maintenant ? questionna-t-elle, beaucoup plus sereine.
  
  — Maintenant, on cherche les lampes rouges sur le tableau de bord.
  
  Le tableau de un mètre cinquante sur quatre-vingt centimètres est relativement simple. Mais tout est écrit, premièrement en cyrillique, deuxièmement avec des abréviations et des signes cabalistiques. Les indications ne sont là que pour servir de point de repère aux cosmonautes qui ont effectué un nombre incalculable d’exercices de simulation et connaissent la manœuvre par cœur. Pour moi, c’est du chinois.
  
  Il y a un voyant rouge. J’espère que c’est bien comme chez nous et que ça veut dire « pas bon ». Je croise les doigts et, en serrant les dents, j’abaisse le petit levier qui se trouve dessous. D’abord, il ne se passe rien, puis le voyant se met à clignoter, s’éteint et un autre voyant vert s’allume juste à côté. Ça me redonne une sacrée frite. Devant mes yeux, le cadran du compte à rebours indique une minute et quatre secondes avant le décollage. Je tourne légèrement la tête vers Martina.
  
  — Attache-toi. D’abord les deux sangles spéciales de tenue des genoux, puis la sangle de tenue du corps.
  
  Je m’attache aussi. Plus que cinquante-huit secondes.
  
  — Ici le colonel Misanoff, crachote soudain la radio. Je m’adresse aux espions qui se sont barricadés à l’intérieur de la capsule Soyouz. Rendez-vous avant qu’il ne soit trop tard. Si vous ne sortez pas immédiatement, vous mourrez !
  
  — Nick ! crie Martina.
  
  — Calme-toi. Passé un certain point du compte à rebours, ces engins sont placés en commande automatique. Ils ne peuvent plus rien faire pour nous empêcher de décoller. Trop tard. C’est en sortant qu’on risque de mourir. Tu imagines le travail si on ouvrait le panneau au moment du départ de la fusée ?
  
  J’ouvre le micro de mon casque et je réponds :
  
  — Tu peux te fouiller, Misanoff.
  
  — Ca… Caca… Carter ? bégaie la voix graillonnante du colonel soviétique. C’est… c’est vous, Nini… Nick Carter ?
  
  — En persone, mon cher Gregor. Souhaite-moi vite bonne chance. D’après ma tocante, tu n’as plus que… trente… vingt-neuf secondes.
  
  — Tu ne t’en tireras pas, Carter ! C’est moi qui te le dis. Tu ferais mieux de te rendre.
  
  — Compte là-dessus et bois de l’eau, cher collègue. D’ici une petite heure, je compte bien être arrimé à la station spatiale. J’espère que vous avez prévu le papier et le crayon dans la boîte à gants. Il n’est pas question de je redescende sans avoir eu mes autographes de vos héros. Maintenant, un petit conseil : ordonne à tes hommes de dégager l’aire de lancement parce que, s’ils y sont encore d’ici une vingtaine de secondes, ils risquent fort de se faire roussir les moustaches !
  
  — Carter ! Tu ne…
  
  — Cause toujours, mon pote.
  
  Je coupe le contact avec le père Gregor. Il commence à me fatiguer et je tiens à être en pleine possession de mes moyens pour le départ. C’est tout de même une grande première que je vais m’offrir avec la môme Martina.
  
  Je ramène mes regards vers la pendule du bord. Chaque clignotement du cadran à affichage numérique marque une seconde de moins avant le décollage.
  
  — Cinq secondes, murmure Martina d’une voix étouffée.
  
  Un cliquetis se fait entendre dans le ventre de la fusée. Depuis une minute, les pompes étaient en train d’injecter de l’hydrazine et de l’oxygène liquide dans les propulseurs. Leur ronronnement s’arrête. Presque aussitôt, c’est la mise à feu des moteurs. D’ici, on n’entend presque rien. On ressent juste une vague vibration. Je suis carrément sidéré. Connaissant le boucan que ça fait en bas, je pensais que ça allait être l’enfer à l’intérieur de la capsule.
  
  Au moment où la pendule passe au zéro, la mise en puissance des moteurs se fait automatiquement. Je ne me rends pas compte qu’on décolle. C’est au bout de cinq secondes environ que ça se produit. Là, j’ai l’impression que mon estomac va me ressortir par les trous de nez. Je sais que l’accélération est de l’ordre de 4 g à 4 g 1/2, la différence n’est pas considérable avec celle des avions de chasse à réaction. Quand même, ça me fait tout drôle de sentir mon poids augmenter brusquement de quelque chose comme trois cents kilos.
  
  Je constate, un peu étonné, que je ne supporte pas trop mal le choc. Sur l’autre siège, Martina, elle, a l’air complètement dans les vapes.
  
  Bientôt, on se retrouve presque en état d’apesanteur. J’ai l’impression que je vais m’envoler comme une feuille dans la cabine de la capsule. Heureusement, il y a les sangles, fermement bouclées, qui me maintiennent à ma couche. Puis l’écrasement recommence. Les boulons explosifs viennent de péter. Le premier étage s’est détaché et le second entre en phase de propulsion. C’est beaucoup moins impressionnant qu’au décollage. Et puis j’ai déjà dû m’habituer.
  
  Quand le deuxième étage est largué et que le troisième met la gomme, j’ai presque le sentiment d’avoir connu ça toute ma vie. La routine, déjà ?
  
  Dès que la poussée cesse, Martina ouvre ses jolis calots et bredouille :
  
  — Aïe ! J’ai mal partout. Je… je crois que je suis tombée dans les pommes. Je suis désolée. C’est la première fois de ma vie que ça m’arrive.
  
  Je rigole.
  
  — C’est sans doute la première fois aussi que tu montes plus haut que le septième ciel, que veux-tu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  — Nick ! Le radar ! Regarde !
  
  Je regarde. Il y a un petit point. Chaque fois que la ligne verte qui balaie l’écran passe dessus, il émet un bip. De seconde en seconde, le point grossit et l’intensité du bip augmente.
  
  — Ça, dis-je, c’est la station. Il n’y a aucun doute possible.
  
  Je me désangle et, aussitôt je m’élève comme une bulle de savon à l’intérieur de la cabine. C’est grisant. Je monte, les pieds en l’air. Une poignée passe à ma portée. Je l’attrape. Comme mon corps semble n’avoir plus de poids, je pense pouvoir me redresser facilement d’un coup sec. Grossière erreur. La douleur est intenable. Je me suis à moitié disloqué le bras. Je crois qu’il va falloir prendre un peu d’exercice avant d’être au point pour les manipulations en apesanteur.
  
  Peu à peu, je comprends qu’il faut soigneusement repérer les points d’appui et de traction et, surtout, accepter la lenteur : y aller mollo.
  
  Je jette un coup d’œil par un hublot pour essayer de faire un repérage visuel. Peau de balle. La station est encore beaucoup trop loin. Alors je profite du temps qui nous reste pour faire quelques expériences. C’est fantastique. Il n’y a plus de haut ni de bas. Je peux me propulser en donnant de petits coups de semelles au plafond, sur les côtés ou sur le sol. C’est exactement la même chose. Quand j’ai à peu près maîtrisé ça, je passe à plus compliqué. J’essaie de me mouvoir sans appui. Je réalise rapidement quelques prouesses, tout ça au ralenti, bien entendu. Saut de biche, rocker et contre-rocker, triple-saut périlleux en arrière, j’en passe et des meilleurs. Au bout d’un bon moment, quand je me sens bien en main, je nage – je ne trouve pas d’autre mot – vers Martina. Elle me regarde arriver, le sourire aux lèvres derrière sa visière de plastique. Je n’ai pas le temps de l’attraper, nos casques se heurtent et le rebond m’envoie lentement dinguer au plafond. Ça commence à bien faire. Au début, c’est amusant, mais on s’en lasse vite. Je cherche la « verticale » par rapport à ma couchette et je me repousse tout doucement. Dès que je la sens sous moi, j’attrape les sangles avant de rebondir à nouveau et je me ficelle.
  
  — Bravo ! s’extasie Martina. Quel spectacle !
  
  — Hein ! Tu as vu ça ? La classe !
  
  — Vraiment.
  
  Elle éclate de rire. Elle a l’air d’avoir oublié dans quelle situation on est. Moi pas. Je sais qu’on ne va pas tarder à débarquer sur une station spatiale et que cette station est habitée par des cosmonautes hostiles et, probablement, par des soldats. Tout à coup, Martina s’exclame :
  
  — Nick ! On est presque arrivés !
  
  Bon Dieu, mais c’est vrai ! Avec mes singeries, je n’y avais pas fait attention ! Je regarde par un hublot. Le gros trou que je vois, à l’extrémité de la station, semble conçu pour recevoir l’avant de la cocote-minute[3].
  
  C’est là que les Athéniens s’atteignirent. Dans quelques instants, on va être soit dans le Salyout 8, soit morts. Soit les deux. Je regrette vachement d’avoir tiré mes dernières cartouches à Baïkonour avant le départ.
  
  — Regarde, Nick, les commandes fonctionnent toutes seules.
  
  Effectivement, sans que j’aie rien fait, les voyants s’allument, s’éteignent, clignotent d’eux-mêmes sur le tableau de bord. Visiblement, la manœuvre est, soit pré-programmée, soit contrôlée à partir de la station. De toute façon, puisqu’ils ont l’air décidés à nous faire entrer, je les laisse prendre l’affaire en main. Ils s’y connaissent mieux que moi.
  
  Ça y est, on s’amarre. J’entends le système de verrouillage cliqueter. On ne bouge plus.
  
  J’attends quelques instants puis j’ouvre le panneau de sortie. On entre dans un premier sas.
  
  — Je me demande s’il faut y aller, dit Martina d’une voix angoissée. Tu sais ce qu’il y a dedans !
  
  — Évidemment que je sais. Mais, si on reste dans la capsule, c’est là qu’on est cuits. On ne tiendra pas longtemps sans oxygène.
  
  Lentement, comme des automates un peu gauches, on se propulse vers la porte d’un deuxième sas. Elle s’ouvre. On entre et elle se referme immédiatement après notre passage. Un sifflement provenant de valves invisibles m’avertit qu’ils envoient l’air. Je respire, c’est le cas de le dire. Une croûte de givre se forme sur la visière de mon casque et je la gratte juste à temps pour voir trois hommes débarquer dans le sas et nous encercler.
  
  Pas besoin d’interprète. Aux gestes qu’ils font avec leurs armes, on comprend tout de suite ce qu’ils veulent. Obéissant, on sort du sas et on enlève nos scaphandres. Quelques minutes plus tard, on se retrouve dans les fringues qu’on portait sur terre.
  
  — On devrait les tuer ! déclare méchamment le plus trapu des trois.
  
  Il est manifestement d’origine orientale. Probablement l’un des cosmonautes mongols formés par les Soviétiques.
  
  — Tchan ! fait l’un de ses deux copains.
  
  — À vos souhaits, dis-je, soucieux de faire bonne impression.
  
  — Qu’est-ce qui vous prend ? jappe le type. C’est au camarade Tchan que je m’adresse, pas à vous !
  
  — Excusez-moi…
  
  — Tu connais les ordres, Tchan. Et tu connais aussi Misanoff, reprend le cosmonaute. Tu sais comment il est quand on ne lui obéit pas au pied de la lettre.
  
  — Misanoff est sur terre, réplique le visiblement Mongol. On peut les faire sortir du sas sans leurs scaphandres et raconter qu’ils ont fait une fausse manœuvre en quittant le Soyouz. Personne n’en saura jamais rien…
  
  — Misanoff sait toujours tout. On ne peut rien lui cacher.
  
  Pendant que le trio délibère de notre sort, je décide de jeter un œil à l’intérieur de la station. Tchan, le plus musculeux est aussi le plus petit. C’est le moins gradé et il s’écrase rapidement devant ce que disent les deux autres. Je reluque rapidement les plaques patronymiques qu’ils portent sur leurs vestes d’uniformes et j’apprends qu’ils s’appellent respectivement Petrov et Mendenovitch. Petrov a une allure simiesque qui me rappelle fortement celle de Misanoff. Mendenovitch, le commandant, est également le plus grand. Ça ne l’empêche pas d’être aussi vilain que ses deux subordonnés. Je les dévisage. Ils sont tous les trois aussi affreux les uns que les autres. Objectivement, c’est un trio laid.
  
  Salyout, vu du dedans, est beaucoup plus grand que je ne l’aurais imaginé. Le télescope que j’aperçois, braqué en direction de la Terre, m’a l’air sacrément perfectionné. Et les petits ordinateurs disposés le long des murs me paraissent parfaitement capables de guider des missiles à long rayon d’action. Le reste des appareils est trop compliqué pour moi. J’ignore si je saurai un jour à quoi ils servent.
  
  Mendenovitch a l’air franchement embarrassé par notre présence. J’avoue que je le comprends. Ça ne doit pas lui arriver tous les jours de découvrir des squatters dans ses appartements.
  
  De nouveau, je regrette d’avoir bêtement vidé mon dernier chargeur à Baïkonour. Un seul projectile bien placé dans la paroi de la station doit provoquer une superbe décompression et tuer tout le monde.
  
  Tout doucement, l’idée fait son chemin. Ce sont des pistolets qu’ils ont tous les trois. S’ils tirent, l’effet sera le même. Je fais un essai. D’un petit coup de pied, je m’expédie « en l’air ». Tchan est le plus vif à réagir. Il se propulse jusqu’à moi. La lenteur de l’attaque me permet largement de lui saisir le poignet. Pas si facile que je ne l’aurais cru. Je suis encore un bleu en état d’apesanteur. Lui possède une solide expérience. Une rapide rotation lui permet de s’accrocher à une poignée, pendant que je dérive comme une feuille morte entre le sol et le plafond.
  
  — Espèce d’ordure capitaliste ! crache-t-il en pressant rageusement la détente de son arme.
  
  Le cliché veut qu’au moment de mourir, toute votre vie défile devant vos yeux. Je voudrais bien m’offrir cette petite nostalgie. Ça doit aider à accepter. Apporter un peu de sérénité d’âme à l’heure des adieux. Mais mon instinct de survie est trop coriace. Je cherche frénétiquement un moyen d’échapper à la mort. Il n’y en a pas. C’est avec amertume que je quitterai le monde des vivants. Et avec les tripes nouées par le sentiment de mon échec. Je sais bien que Hawk me décernera sûrement une médaille posthume, mais ça ne me met aucun baume au cœur.
  
  Le projectile me frappe en plein milieu de la poitrine. La douleur est abominable. J’expulse tout l’air artificiel emmagasiné dans mes poumons et je me mets à tourner comme une toupie. Je cogne violemment contre la porte du sas, puis je rebondis jusqu’au milieu de la station. Mendenovitch me happe au passage pour m’empêcher de rebondir indéfiniment d’un mur à l’autre.
  
  — Ce sont des balles de caoutchouc, m’explique-t-il avec un sourire charmant. Elles ne peuvent pas percer les parois de Salyout. Mais vous noterez qu’elles sont tout de même très efficaces.
  
  Je note. Mais je ne réponds pas. J’ai encore trop de mal à respirer. Je n’ai pas besoin de regarder ma poitrine pour savoir qu’une grosse ecchymose est en train de s’y former à l’endroit de l’impact.
  
  Je sais qu’ils ont de vraies balles quelque part. Ce n’est pas le genre des Soviétiques d’amener des armes avec seulement des projectiles de caoutchouc. J’aimerais bien pouvoir demander à Mendenovitch où il les planque mais il ne m’en laisse pas le temps.
  
  — Petrov, allez me boucler ces deux oiseaux dans la réserve ! ordonne-t-il. Là-dedans, ils ne pourront pas faire de mal. Nous serons tranquilles.
  
  Je suffoque encore comme un poisson hors de l’eau. Petrov me prend par une main et m’entraîne. On dirait un ballon gonflé à l’hélium. Je vois qu’il tire aussi Martina de l’autre main. On doit avoir bonne mine tous les deux. Il nous expédie dans la réserve, comme deux grosses baudruches, et la porte claque.
  
  — Tu crois qu’ils vont nous asphyxier ? demande Martina.
  
  Elle est blanche comme un linge et visiblement persuadée qu’on ne sortira jamais vivants de cette espèce de soute.
  
  — Arrête de t’angoisser comme ça ! Tu vois bien qu’il y a de l’oxygène en veux-tu, en voilà…
  
  — Et s’ils coupent l’arrivée. J’ai bien vu qu’il y avait des vannes partout dans leur fourbi.
  
  — On n’aura qu’à ouvrir celle-là, dis-je en tendant le doigt vers une vanne de secours, tout fier d’avoir réussi à déchiffrer le mot « oxygène » en cyrillique.
  
  — Il fait tellement sombre, là-dedans, Nick. J’ai peur.
  
  Je nage jusqu’à elle dans la pénombre de la soute.
  
  Malgré mon bobo à la poitrine, je trouve que je me débrouille de mieux en mieux.
  
  — Allons, dis-je d’un ton rassurant. Tu vois bien qu’on est encore là. S’ils ne nous ont pas tués tout de suite, c’est qu’ils ont une raison de nous garder vivants.
  
  — Je sais. Ils nous gardent pour nous livrer à Misanoff.
  
  J’aurais du mal à lui affirmer le contraire, même pour la réconforter. Alors j’essaie un autre système. Je l’embrasse.
  
  Au début, elle esquisse un mouvement de recul.
  
  — Allons, calme-toi, Martina.
  
  Bien que pas encore très au point, ma pratique de l’apesanteur est nettement supérieure à la sienne et je n’ai aucun mal à la rattraper et à la ramener contre moi. Il en faut un peu plus que ça pour faire capituler le beau Nick.
  
  De nouveau, je viens me rafraîchir à la source de ses lèvres. Ça m’emplit d’un bien-être profond. Et l’effet se communique à Martina. Elle se détend, se laisse aller peu à peu.
  
  Un instant plus tard, elle a totalement surmonté sa trouille. Elle plonge à corps perdu dans notre baiser. Lâchant la poutrelle métallique à laquelle elle s’était accrochée, elle m’enlace et on flotte tous les deux au milieu de la pièce entre sol et plafond. Martina se tient en s’agrippant à ma chemise. Je lui empoigne les fesses et je la colle tout contre moi. Ses seins se pressent contre ma poitrine meurtrie. Mais je me fous de la douleur. Une bouffée de désir incoercible déferle en moi comme une lame de fond. Faire l’amour en état d’apesanteur… C’est un rêve érotique qui m’a toujours fasciné. Je veux cette fille. Je la veux !
  
  Prudemment, je glisse une main sous sa tunique. Je caresse un moment la peau satinée de son ventre puis je remonte lentement pour m’emparer d’un sein arrondi.
  
  — Ici ? Maintenant ? Tu crois que c’est raisonnable, Nick ?
  
  — Raisonnable… raisonnable… Ce qui compte, c’est que ce soit agréable. Je suis sûr que ça va être fantastique. Si tu savais à quel point ça m’allume.
  
  — Moi aussi. Mais… s’ils arrivent à l’improviste ?
  
  Marrant, je n’y avais même pas pensé. Je visualise leurs bobines ahuries, leurs yeux ronds, et ça m’émoustille encore plus. Je ne saurais pas bien expliquer quoi mais quelque chose m’empêche de le dire à Martina. Je réponds simplement :
  
  — On s’en fout. Qu’est-ce que tu veux qu’ils nous fassent de plus ? Ça leur donnera peut-être une petite pensée nostalgique pour la camarade Zolotov. Parce que, coincés dans une station spatiale, ça ne m’étonnerait pas que… Oh, et puis non. Je préfère ne pas y penser. Ça me coupe mes effets. Un vrai remède à l’amour, cette dondon !
  
  — On ne dit pas du mal des morts ! sermonne Martina l’œil sévère.
  
  Bon, je crois qu’il est grand temps de changer de sujet parce qu’elle commence à me rappeler mon beau-père.
  
  Comment ? Quoi ? Ah ça, non ! N’y comptez pas !
  
  Avec des gestes mesurés, je fais pivoter Martina sur elle-même et j’attrape le bas de sa tunique. Elle lève les bras pour m’aider à la déshabiller. Le faible élan que je lui imprime suffit pour que le vêtement s’envole au-dessus de nos têtes.
  
  Je plaque mes deux mains sur les seins de Martina et je masse délicatement les pointes dures tout en lui embrassant la nuque, le cou et le creux des oreilles. En poussant de petits soupirs, elle commence à frotter voluptueusement ses fesses sur le bas de mon ventre. Mon corps devient brûlant et, très vite, en demande plus. Je laisse mes mains glisser vers sa ceinture, que je déboucle rapidement, puis je m’affaire sur les boutons de son pantalon. Dans un mouvement gyroscopique élaboré, je me propulse vers ses pieds. Je tire doucement sur le vêtement qui part bientôt flotter dans la pièce comme un tapis volant.
  
  Allongée sur le dos, les bras croisés derrière la nuque, Martina observe mon déshabillage d’un œil intéressé. Mes mouvements m’ont fait dériver légèrement à l’écart. Je nage en sens inverse et je la saisis par les chevilles. Du bout des lèvres, je lui picore les pieds. Lentement, je tire sur ses jambes en laissant mes lèvres lui caresser la peau. Je ne saurais dire si c’est elle qui vient à moi ou moi qui viens à elle.
  
  Je l’entends pousser plusieurs soupirs saccadés au moment où ma bouche atteint le confluent de ses cuisses. Cruellement, en prenant tout mon temps, je commence par contourner la toison noire chatoyante. Avec un petit cri plaintif, elle lance le bassin en avant au moment où ma langue s’insinue dans la brèche humide.
  
  — Viens, Nick. Viens, supplie-t-elle d’une voix haletante. J’ai besoin de te sentir en moi.
  
  Répondant à sa demande, je la prends par les hanches et je l’attire à mon niveau. Je sens ses mains glisser sur mon ventre et me guider en elle avec avidité. À cet instant, son coup de reins exacerbé nous fait décrire une vaste spirale qui nous envoie heurter le plafond. D’une main, j’empoigne une poutrelle pour nous stopper tandis que j’applique l’autre sur les fesses de Martina pour nous éviter les désagréments d’une séparation prématurée.
  
  — Attention, dis-je. On n’est pas sur Terre. Ici, il faut tout faire en douceur.
  
  Je relâche ma poutrelle et on commence à onduler imperceptiblement comme une chevelure fine dans une brise légère. L’expérience est prodigieuse. On vogue à la dérive, presque immobiles. Un mouvement à peine esquissé nous emplit de mille sensations incomparables avec ce que l’on peut connaître sous les lois de la gravité terrestre. L’effleurement, la caresse ont un impact total. C’est grandiose. Faire l’amour pratiquement sans bouger, comme ça, ça a quelque chose d’irréel. J’ai l’impression d’être Zeus aimant Léda dans les hauteurs immatérielles de l’Olympe. C’est infini, éternel.
  
  Mais la condition humaine finit par reprendre ses droits. Au bout d’un laps de temps que je ne saurais calculer, nos systèmes nerveux ivres, gavés de voluptés inconnues, atteignent leur point de saturation. C’est Martina qui craque la première. Je sens sous mes mains ses fesses qui s’animent de plus en plus. Elle halète, ses hanches se pressent contre les miennes. Ses muscles qui, tantôt m’aspirent, tantôt se serrent autour de moi comme un étau me procurent un plaisir démesuré.
  
  — Oh, Nick, gémit-elle. Je te sens fort, fort… C’est tellement profond…
  
  Je comprends ce qu’elle veut dire. Moi aussi je suis en train d’atteindre des sommets volcaniques. Répondant à ses sollicitations, je plonge le plus loin possible dans son havre de délices.
  
  Yeux fermés, bouche ouverte, elle presse brusquement ses deux mains dans le creux de mes reins et vibre comme une branche de diapason en laissant échapper un long soupir presque agonisant. Une seconde plus tard, dans une secousse d’une violence inouïe, j’expulse ma semence en elle.
  
  Harrassés, comblés de bien-être, on se laisse flotter un long moment la main dans la main.
  
  Quand, finalement, j’ouvre les yeux, je m’aperçois avec étonnement que de petites gouttes de sueur nous parsèment la peau. Ce ne sont pas réellement des gouttes, mais des perles, presque des boules, et elles ne coulent pas. Il n’y a pas de pesanteur. Tout ce qui flotte dans l’espace de la pièce reste strictement immobile jusqu’à ce qu’un courant d’air vienne le déplacer. C’est la même chose pour nous. Maintenant qu’on ne bouge plus, on reste côte à côte et je m’aperçois qu’on décrit un long mouvement tournant.
  
  Mais ma boîte à idées semble vouloir se polariser sur les gouttes de sueur. Mon petit doigt me dit qu’il y a quelque chose à exploiter dans cette absence de poids de toute chose. Ça bouillonne sous ma calotte crânienne mais, non, ça ne veut pas sortir. Bon, je sais que quand ça commence comme ça, mieux vaut ne pas insister. Laissons faire, ça finira bien par venir au moment opportun.
  
  Je m’amuse à faire rouler quelques gouttes de sueur sur mon ventre et à les rassembler en une boule plus grosse. Ça me rappelle un truc qui m’est arrivé quand j’étais môme. J’avais cassé le thermomètre. Je me revis en train de faire rouler les boules de mercure sur le lino. J’avais trouvé ça fascinant de les rassembler puis de les fractionner à ma guise. C’est exactement pareil avec mes gouttes de sueur.
  
  Ça me fait aussi penser à un truc de fiction, une bande dessinée, je crois. Un type essaie de se taper du whisky en apesanteur et pouf ! le contenu de son verre se fout en boule. Je visualise encore l’image, le type, un barbu, furieux, en train d’engueuler son whisky. Mais, décidément, j’ai la mémoire qui flanche, je n’arrive pas à me souvenir où j’ai pu lire ça. Si je retourne sur terre, il faudra que je pense à consulter les documentations ad hoc.
  
  D’un petit coup de poignet, je fais sauter Hugo dans ma main. Les cosmonautes m’ont piqué Wilhelmina mais ils n’ont même pas pensé à me fouiller. Il me reste encore mon brave vieux stylet pour leur jouer un tour si l’occasion se présente. Du bout de la lame, je soulève la boule de sueur et couic, je la coupe. Elle se fractionne en plusieurs boules plus petites. Je rengaine Hugo et j’essaie avec les doigts. Je forme une boule plus grosse et je balance une pichenette dedans. Elle se pulvérise en millions de gouttelettes. Ça fait un genre de petit nuage brumeux qui dérive lentement dans le courant d’air puis va se coller au mur, comme une condensation luisante.
  
  Je suis sûr et certain qu’il y a quelque chose à exploiter dans ce phénomène mais je n’arrive pas à voir quoi. Je décide de laisser tomber. L’idée finira par venir mais, apparemment, pas maintenant.
  
  Une autre idée vient à sa place. On est bouclés dans une réserve et j’ai repéré tout à l’heure une arrivée d’oxygène.
  
  Je secoue Martina qui est encore plongée dans une léthargie béate et je lui demande :
  
  — Ces bouteilles de gaz, là-bas, va regarder ce qu’elles contiennent, s’il te plaît.
  
  Elle a du mal à assimiler les lois de l’apesanteur et elle se déplace en s’accrochant aux poutrelles avec des contorsions fascinantes. Comme elle est encore toute nue, ça me donne l’occasion d’admirer un spectacle qui ferait sans doute fureur au Lido.
  
  Elle parcourt l’alignement de bouteilles, se tourne vers moi et annonce :
  
  — C’est du gaz carbonique. Il y a marqué : « Pour utilisation en extérieur. »
  
  — OK. Ils utilisent les bouteilles de gaz carbonique pour se propulser quand ils travaillent au-dehors de Salyout.
  
  Je rejoins Martina, je prends une bouteille de gaz et je la ramène jusqu’à l’arrivée d’oxygène.
  
  — Qu’est-ce que tu vas faire, Nick ?
  
  — Rhabille-toi vite. J’ai trouvé un moyen pour sortir d’ici.
  
  J’adapte rapidement l’embout de la bouteille à l’arrivée d’oxygène puis j’ouvre le robinet. Le gaz carbonique s’échappe en sifflant à l’intérieur de la tubulure. Pendant que la bouteille se vide, je me sape et je dégaine Hugo.
  
  — Je ne comprends pas, dit Martina. Ce n’est pas avec ça que tu vas réussir à les asphyxier.
  
  — Un tout petit peu de patience et tu verras.
  
  Ça ne traîne pas.
  
  Je viens à peine de remonter la fermeture de ma braguette qu’une sonnerie d’alarme retentit dans toute la station. La porte de la réserve s’ouvre. Tchan est le premier à passer la tête à l’intérieur. Et c’est le premier à mourir. Avec toute la vitesse permise par le phénomène de flottement, je lance le bras en avant. La lame de Hugo traverse sans effort la gorge du Mongol. Le sang s’étire dans l’atmosphère, dessinant un motif biscornu autour de sa tête. J’ai l’impression de revoir un ralenti de La Horde sauvage. Puis l’espèce de grand chewing-gum rouge éclate pour former plusieurs boules qui restent suspendues en l’air comme un arbre de Noël. Le corps de Tchan rebondit contre la porte. D’un coup de pied, je l’expédie dans la réserve.
  
  — Tchan, qu’est-ce qui… ?
  
  Mendenovitch n’achève pas sa question. Il nous a vu sortir de notre réserve. Une fine brume écarlate enveloppe encore la lame de Hugo. La réaction du cosmonaute-chef est beaucoup plus vive que je ne l’aurais cru. Il dégaine et vise.
  
  Mais il a eu un réflexe terrien. C’est son erreur. Il tire en oubliant de s’ancrer à un point fixe. Le recul le fait pirouetter cul par-dessus tête. Sa balle de caoutchouc percute un caisson d’acier à côté de moi, pénètre dans la réserve et se met à ricocher follement entre les murs, comme un météore miniature.
  
  Mendenovitch provisoirement neutralisé, je pars à la recherche de Petrov. Je l’aperçois un peu plus loin, agrippé à un poteau, dégainant son arme.
  
  J’attaque très simplement, en me propulsant d’une poussée des pieds. Les deux bras tendus en avant, prolongés par Hugo, je traverse comme l’étrave d’un brise-glace le grand compartiment. Petrov panique. Il tire trop tôt. Son arme lui échappe des mains et va faire un tour dans le fond du poste principal. J’arrive sur lui. J’avais visé la gorge mais, soit je me suis trompé, soit ma trajectoire s’est modifiée. La pointe de mon stylet érafle le poteau métallique. Comme je commence à sérieusement progresser, j’arrive quand même à faire presque demi-tour en collant un méchant coup de semelle dans les reins de Petrov. Il pousse un cri d’hippopotame amoureux, devient vert jaunâtre et tombe dans les pommes.
  
  — Nick ! hurle Martina.
  
  Je me retourne. Elle est en train de jeter tout ce qui lui tombe sous la main en direction de Mendenovitch. Mais, comme elle n’a pas encore compris la manœuvre, chaque fois qu’elle exerce une poussée sur un objet, l’objet part en avant et elle en arrière. Le jet d’un gros bouquin la réexpédie presque à l’entrée de la réserve.
  
  Mendenovitch se relève. Il est face à moi, au centre de la salle. Le petit sourire qui lui déforme la bouche est parfaitement clair. Il pense qu’il va me vaincre. Il a beaucoup plus d’expérience que moi en apesanteur. Mais, pour ce qui est de m’avoir, je ne suis pas d’accord du tout. Premièrement parce que j’ai horreur de perdre. Deuxièmement, parce que sa vilaine tronche ne me plaît pas.
  
  Un stylo flotte devant mon nez. Je le saisis et je le lance comme une fléchette. Mendenovitch s’accroupit pour éviter de se faire crever l’œil gauche. Sa tête heurte une console et il valdingue à mi-chemin entre le sol et le plafond. Je n’en demandais pas plus. Coup de talon, et je m’élance, les jambes en avant. Je coince le cou du commandant entre mes genoux et je lui cogne le crâne contre le mur de Salyout.
  
  Kaput.
  
  — Je viens t’aider, Nick ! crie vaillamment Martina en se débattant comme une diablesse contre l’environnement de gravité zéro.
  
  — Va porter celui-là dans la réserve pendant que je m’occupe de l’autre.
  
  Petrov pousse des râles déchirants mais, à son teint d’adolescente, je vois qu’il est en train de revenir à lui. Je l’aide à revenir à moi en lui attrapant le col de la main gauche et, de la droite, je lui décoche un coup de poing à occire un bison de taille moyenne. Mais pas de pot, sans cette foutue pesanteur qui vous fait les jambes lourdes le soir après votre demi-heure de métro, le coup manque d’impact. Le contrecoup, en revanche me donne entière satisfaction. La nuque de Petrov percute le bureau fixé au mur.
  
  Je souffle un grand coup en me laissant flotter au centre du poste. Salyout 8 est à moi. Maintenant, il est temps de penser à ma mission et d’aller détruire le réflecteur.
  
  *
  
  * *
  
  — Je veux venir avec toi, Nick, déclare Martina quand je lui fais part de mon projet.
  
  — Ce sera dangereux.
  
  — Tout est dangereux ici. Je suis sûre de pouvoir t’être utile.
  
  — D’accord. Mets ton scaphandre. J’aurai sans doute besoin d’une deuxième paire de bras pour ce que j’ai l’intention de faire.
  
  — Qu’est-ce que tu vas faire ?
  
  — Les bouteilles de gaz carbonique qu’ils utilisent comme réacteurs pour se mouvoir dans l’espace, je vais m’en servir pour envoyer leur réflecteur à perpète.
  
  — Tu crois que ça va marcher ?
  
  — J’espère.
  
  Dès qu’on est costumés, on se case dans le sas. Grâce à la traduction de Martina, je manipule les commandes comme un chef et l’air s’évacue vers l’intérieur de la station. Quand je juge que la pression est assez basse, j’ouvre la porte extérieure.
  
  Badaboum ! La sensation d’être le maître de l’Univers me dégringole dessus d’un seul coup et me donnerait la grosse tête si je ne l’avais pas déjà. Tant qu’il y avait la ferraille de la station autour de moi, je n’avais pas cette fantastique impression d’immensité. Au-dessous de moi, la terre ressemble à un gros ballon bleu entouré d’une épaisse couche de nuages cotonneux. Et partout, en haut, en bas, devant, derrière, des étoiles. Des étoiles fixes. Le scintillement produit par l’atmosphère terrestre n’existe plus et elles brillent d’une clarté vive, presque dure.
  
  J’accroche une corde de sécurité à un anneau et je sors. Deuxième découverte : le réflecteur solaire. Presque aussi grandiose que les étoiles ! C’est une gigantesque mosaïque, qui doit mesurer quelque chose comme cinq kilomètres de diamètre. Il se compose en fait d’une multitude de petits miroirs reliés entre eux par un réseau de fils métalliques semblable à une étoile d’araignée. Je comprends tout de suite qu’ils ont dû acheminer les miroirs par lots successifs et les assembler sur place. Un travail de Romains. Ils sont fous, ces Soviets ! Tout ça pour déverser leurs rayons exterminateurs sur notre pauvre planète.
  
  Le réseau de fils est conçu pour former un énorme miroir concave. Je ne peux m’empêcher de m’émerveiller devant un ouvrage d’art aussi colossal. Ça me paraît presque honteux de le détruire. Pourtant, c’est ce que je vais faire.
  
  Et tout de suite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  C’est un besoin idiot, mais je ne peux pas m’empêcher de prendre des repères. Ça m’évite de me sentir complètement largué dans cette immensité. J’appelle « en bas » ce qui est situé en direction de la terre et « en haut » ce qui se trouve de l’autre côté de Salyout par rapport à la terre.
  
  — Nick, mais comment penses-tu pouvoir détruire ça ?
  
  Elle a raison, la petite Martina. Maintenant que je vois la bête, je dois admettre que mon petit plan me paraît légèrement douteux.
  
  — Remarque, reprend Martina, si j’ai bien compris, il ne pèse rien. Tu dois peut-être pouvoir le pousser.
  
  Elle commence à m’énerver à toujours avoir raison. C’est vrai ce qu’elle dit. Ce réflecteur mis en orbite ne pèse rien.
  
  — Je vais essayer. Passe-moi le propulseur.
  
  Martina me passe une bouteille de gaz carbonique équipée de deux trous de sortie. Le principe est simple : il y a deux poignées, une à droite, une à gauche. Pour tourner à droite, on actionne le réacteur de gauche, et vice-versa.
  
  Il faut simplement un petit moment pour apprendre à s’en servir. Le coup d’essai me fait faire une cabriole digne d’un acrobate de cirque. Quand j’arrive au bout de la corde de nylon, il y a un choc, je m’arrête et je repars vers la station. Je secoue la tête pour me remettre les idées en place et je recommence à tripoter les deux manettes.
  
  Cette fois, j’y vais beaucoup plus doucement. Apparemment, le secret c’est, encore une fois, d’accepter la lenteur, de ne pas vouloir mettre toute la gomme. Un seul petit coup de gaz suffit à vous propulser. Après, on continue « sur l’élan » et on ne manipule les manettes que pour rectifier sa trajectoire. Après un bon moment d’exercice, ma radio se met à crachoter.
  
  — Bravo ! dit Martina. Le numéro de haute voltige est superbe !
  
  — N’est-ce pas ? Mais cette bouteille est déjà presque vide. Tu as été chercher des provisions ?
  
  — J’ai rapporté tout ce que j’ai trouvé dans la réserve.
  
  — Très bien, je reviens.
  
  Lorsque j’arrive à la station, une savante manœuvre me permet de ne pas rebondir dans l’espace.
  
  — Tu te débrouilles comme un chef, apprécie Martina. Mes félicitations.
  
  — Merci. Je me sens d’attaque pour tenter le coup sur le réflecteur.
  
  — Tu es sûr, Nick ? C’est loin. Il va falloir que tu y ailles sans corde de sécurité. Une petite erreur et tu t’en iras flotter dans l’espace à tout jamais.
  
  — Mais non. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Je ne peux pas prendre suffisamment de vitesse pour quitter cette orbite.
  
  Je ne juge pas utile de lui préciser que ça ne m’empêche pas de me transformer en satellite et de crever asphyxié ou gelé. Ou encore de retomber vers la Terre et de réintégrer l’atmosphère sous forme d’étoile filante. De toute façon, je n’ai pas l’intention de commettre d’erreur.
  
  — Bon. Puisque tu le dis, fait Martina, visiblement pas convaincue.
  
  J’accroche les bouteilles de gaz autour de ma combinaison et je dis :
  
  — Tu couperas la corde quand je te le dirai, pas avant. Je vais aller jusqu’au bout de sa longueur et rectifier le tir pour m’orienter direct sur le réflecteur. Compris ?
  
  — Compris, Nick. Tu sais, ça me fait un peu peur.
  
  Moi aussi, j’ai peur. Mais ça, il faut que j’essaie de l’oublier.
  
  Un petit jet de gaz carbonique m’amène à l’extrémité de la corde. Un second me permet d’empêcher le rebond vers Salyout. À petits coups de jets, je finis par me positionner, la corde tendue traçant une ligne droite entre la station et le réflecteur.
  
  — Vas-y, Martina. Largue-moi.
  
  — Sois prudent, Nick !
  
  Ça fait un petit à-coup au moment où la corde se détache. Je sollicite simultanément les deux manettes et je pars dans un mouvement aérien en direction de mon objectif. Ça me paraît facile, le réflecteur est tellement grand.
  
  Dès que je pense avoir acquis une vitesse suffisante dans la bonne direction, je coupe les gaz. Mais, au bout de cinq minutes de voyage, je commence à sentir des sueurs froides me ruisseler sur le corps. Le réflecteur n’a pas l’air de vouloir se rapprocher alors que, quand je regarde dans mon dos, la taille de la station diminue à une vitesse affolante.
  
  Mais je suis parti. Pas question de retourner.
  
  Doucement, beaucoup trop doucement, les dimensions du réflecteur augmentent. Maintenant, la station spatiale n’est plus qu’un minuscule point brillant très loin derrière moi. Je ne sais pas quel trajet j’ai parcouru, ni à quelle vitesse. Sans points de repère, le temps et la distance ne veulent plus rien dire.
  
  Je renverse les réacteurs de ma bouteille et j’actionne les deux manettes. J’ai l’impression qu’une main vient de se poser sur ma poitrine et me ralentit en douceur. Naturellement, j’approche beaucoup plus lentement de l’immense réflecteur. Mais je n’ai aucune envie de m’aventurer trop loin. Même si la théorie de Martina me semble sans fondement, l’idée de dériver vers Canopus ne m’amuse pas du tout. Dans l’espace, les rayons du soleil sont invisibles. Mais je sais qu’ils existent, puisqu’ils ont fait fondre nos postes d’écoute et les tanks de l’armée chinoise.
  
  Seulement, il y a une chose que je ne sais pas. Où ont-ils fixé le point de convergence des rayons réfléchis par ce gigantesque puzzle à facettes ?
  
  Le foyer peut se trouver très loin, en train de faire des ravages sur notre pauvre vieille terre. Ou bien tout près. Le seul moyen de vérifier, c’est d’aller voir. Mais je préfère rester dans l’ignorance. Je n’ai aucune envie de finir carbonisé comme un T-bone oublié sur un barbecue.
  
  Conclusion, je dévie ma course et je mets le cap vers l’extérieur du réflecteur. Un coup de manette et la manœuvre s’accomplit. Mais ça m’a fait reprendre de la vitesse et je bouffe tout ce qu’il reste de gaz dans ma bouteille pour me ralentir à nouveau.
  
  — Allô ! Nick ! grésille la voix de Martina dans mon récepteur radio. Est-ce que tout va bien ? Réponds. Je ne te vois plus.
  
  J’évite de lui raconter que j’ai failli avoir très chaud.
  
  — Ça boume. Rentre donc dans le Soyouz. Tu pourras me suivre au radar.
  
  — D’accord, avec la corde de sécurité, ce sera facile. Je vais repasser par la station puisque la capsule est toujours arrimée.
  
  — Au fait, tu sais te servir du radar ?
  
  — Oui, oui. Pas de problème.
  
  — Mais où as-tu appris ?
  
  — Avec… euh, mon commissaire. Il m’a emmenée voir des manœuvres de l’armée de l’air et il m’a expliqué tout le fonctionnement. Je connais ça par cœur.
  
  — Très bien, dis-je. Moi, je vais disposer les bouteilles de gaz sur le pourtour du réflecteur.
  
  — N’oublie pas d’en garder au moins deux pour le retour.
  
  — T’inquiète, fais-je.
  
  Puis, pendant quelques minutes, je n’entends plus Martina. Elle est en train de réintégrer la capsule.
  
  — Allô ! Nick ! Allô !
  
  — Oui, Je t’entends. Ton signal est plus faible maintenant que tu es dans le Soyouz.
  
  — Je te vois sur mon écran. Tu es adorable sous forme de petit pois vert. Qu’est-ce que tu fais ?
  
  J’ai disposé les quatre bouteilles de rabe à six ou sept mètres de distance sur la périphérie du miroir. Maintenant que c’est fait, elles me paraissent ridicules en comparaison de ce cercle de seize kilomètres de circonférence. Mais de toute façon, c’est le seul système que j’ai trouvé. Je réponds :
  
  — Je m’apprête à attaquer la dernière phase du plan.
  
  Me déplaçant prudemment d’une bouteille à l’autre, j’ouvre les quatre vannes en grand. Le gaz glacé jaillit à l’extérieur, tordant le bord du réflecteur.
  
  — Ça y est, dis-je à Martina. J’espère que ça va marcher.
  
  — Pour l’instant je ne vois aucune modification dans la position du réflecteur.
  
  Pourtant, les propulseurs sont en train de cracher tout ce qu’ils peuvent. Et puis, je pige. Ça ne peut pas marcher comme ça. Les bouteilles de gaz carbonique entraînent bien les petits miroirs les plus proches mais elles ne peuvent déplacer la structure complète du réflecteur géant, à cause de la flexibilité du fil genre corde à piano qui sert à assembler les facettes. Quelques miroirs bougent et le fil s’entortille sur lui-même, c’est tout.
  
  Déjà les bouteilles crachotent puis cessent d’expulser leur gaz. Elles sont vides. Dans cet espace sans air, sans vent, le réflecteur peut rester en position pendant très très longtemps. La seule chose susceptible de le déplacer, c’est les petites particules du soleil : le vent solaire. Mais, pour ça, il peut mettre des mois, voire des années.
  
  Et voilà. Fiasco intégral. J’appelle Martina.
  
  — Oui. J’écoute. Je ne vois toujours rien.
  
  — Ça a foiré. Et les bouteilles sont vides.
  
  — Qu’est-ce que tu vas faire ?
  
  — Qu’est-ce que je vais faire… Qu’est-ce que je vais faire… Tu es marrante, toi ! Je n’en sais rien. Si, peut-être couper les câbles. Je ne sais pas si ça changera quelque chose. Sans doute que non. Mais une fois que je les aurai coupés, je trouverai peut-être un système pour éparpiller tous les petits miroirs.
  
  Un coup de gaz et je me rapproche du réflecteur. Je sors la pince coupante de la trousse à outils fixée à la ceinture de mon scaphandre et je m’attaque au premier miroir. Aucun problème pour sectionner le câble. Mais les miroirs ne bougent pas. Encore une fois, je réalise que mon esprit refuse de fonctionner selon la logique de l’espace. Sans gravité et sans vent, les miroirs resteront où ils sont. L’inertie joue contre moi. Je vérifie ma démonstration en poussant sur le miroir détaché. Il s’éloigne, et moi, je m’éloigne dans la direction opposée.
  
  Le recul me permet à nouveau d’examiner la superficie démentielle de l’appareil. Les miroirs du pourtour mesurent environ un mètre dans leur plus grande dimension. En négligeant l’espace qui les sépare, ça nous donne seize mille miroirs rien que pour la circonférence. J’évalue l’espace entre chaque miroir, leur largeur et un rapide calcul mental – en arrondissant en ma faveur – me donne environ trois millions de miroirs à virer.
  
  Les Soviétiques ont bossé sur ce réflecteur pendant trois ans. Même si je ne les porte pas dans mon cœur, je leur reconnais au moins une qualité, celle d’être bosseurs. De quoi j’ai l’air à vouloir démolir cette Babylone avec une paire de pinces coupantes ?
  
  Je reste un long moment immobile, paumé devant l’énormité de ce réseau de ferraille et de glace. Mais, bon Dieu, il doit bien y avoir un moyen de bousiller ça ! Il faut qu’il y en ait un !
  
  — Allô ! Nick ? Tu es là ? Réponds. Vite !
  
  — Qu’est-ce qui se passe, Martina ?
  
  — Je capte un blip. Ça vient d’apparaître de derrière la courbe de la Terre. Je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre qu’un engin spatial.
  
  Un nœud coulant se resserre autour de mes boyaux. Pas besoin d’être devin pour savoir qui vient nous rendre visite.
  
  Mon copain Misanoff devait s’ennuyer sans moi à Baïkonour.
  
  *
  
  * *
  
  — Vite, Nick ! Dépêche-toi de rentrer ! hurle Martina, morte de terreur.
  
  J’essaie bien de faire le plus vite possible mais je sais que je pars perdant. La capsule Soyouz est déjà visible à l’œil nu. Puis elle prend la taille d’une pièce de monnaie. Puis je distingue la grosse étoile rouge et les lettres CCCP sur le côté.
  
  Et moi, j’ai l’impression de me traîner comme une limace dans l’espace. Je n’ai gardé qu’une bouteille pour le retour et je dois faire des économies de gaz.
  
  Martina se tait. Elle a raison. Pas la peine de leur donner des indications supplémentaires sur nos mouvements. Naturellement, je suppose qu’elle est restée barricadée dans le Soyouz. En se cachant dedans, on aura peut-être quelque chance de prendre Misanoff par surprise.
  
  Psssshhht ! Plus de gaz carbonique dans ma bouteille. Mais l’expérience que j’ai acquise se révèle payante. Juste avant la panne complète, je fais une correction de trajectoire qui m’oriente droit sur la capsule.
  
  Je me pose doucement près du panneau d’accès. Je fléchis les genoux pour absorber le choc au maximum mais, catastrophe, je rebondis quand même. Heureusement, Martina avait prévu le coup. Elle me jette une corde que j’attrape et que je me noue autour de la taille. J’arrive en bout de course. Ça cogne très légèrement. Puis elle me tire vers l’intérieur.
  
  J’ai à peine refermé le panneau que je la vois manipuler sa radio pour me raconter ce qui s’est passé. Vivement, je lui fais signe de ne pas y toucher. Au lieu de ça, je m’approche d’elle et je colle mon casque contre le sien. En criant un peu, les ondes sonores arrivent à traverser l’épaisse couche de plastique. Ça nous permet de communiquer sans se faire trahir par la radio. Je demande :
  
  — Misanoff est entré dans la station ?
  
  — Oui. Il y avait deux autres hommes avec lui. Et tu penses bien qu’ils vont délivrer Petrovitch et Mendeleïev.
  
  La panique l’égare, la pauvre biche.
  
  — Tu veux dire Petrov et Mendenovitch…
  
  — Peu importe, réplique Martina, les yeux écarquillés de peur. Ça fait cinq contre deux.
  
  Si ça n’était que ça… Non, ce qui m’inquiète, c’est que Misanoff a l’avantage de la position sur nous. Il a tout ce qu’il faut à bord de Salyout et nous, on n’a aucune réserve. Pas de boisson, pas de nourriture et, surtout, pas d’oxygène. Je contrôle mon niveau. Il me reste environ une demi-heure d’autonomie. Je jette un coup d’œil à l’intérieur du casque de Martina et je vérifie son cadran indicateur. Elle a environ deux fois plus d’oxygène que moi. C’est normal. J’ai eu ma dose d’exercice avec la promenade autour du réflecteur solaire.
  
  Le hurlement de Misanoff dans mon écouteur me fait sursauter. Il beugle de fureur :
  
  — Carter ! Je sais que tu es par-là avec cette petite putain ! Si tu te rends tout de suite, je te promets un jugement légal quand on sera rentrés sur terre.
  
  — Si c’est le genre de procès que tu offres aux dissidents, tu peux le garder. Merci quand même de l’intention. Ça me touche au plus profond du cœur.
  
  — Où es-tu, Carter ? Je sais que tu ne peux pas avoir été bien loin. Nous avons détecté des mouvements du côté du réflecteur. Mais nos appareils de contrôle montrent que les dégâts sont insignifiants. Sur un réflecteur de cette taille, c’est moins grave qu’une chiure de mouche sur la glace de ta salle de bains. Ha ! Ha ! Ha ! Le grand N3 a loupé son coup. C’est la pilule ! Reconnais-le et rends-toi !
  
  — Compte là-dessus et bois de l’eau, mon petit bouboule poilu.
  
  — Qu’est-ce que tu penses faire ? me demande Martina sans utiliser sa radio.
  
  — Bousiller leur saloperie de réflecteur. Foutu pour foutu, autant que ça serve à quelque chose. De toute façon, Misanoff ne nous laissera jamais remettre les pieds sur terre. Je ne sais pas ce qui s’est passé à Baïkonour avec mes bombes. En tout cas, ça n’a visiblement pas suffi pour les empêcher de lancer une autre capsule. Mais je suis sûr qu’il y a quand même eu de gros bobos, là-bas. Ces messieurs ne doivent pas être dans de très bonnes dispositions à notre égard. Ajoute à ça le vol du Soyouz et le piratage de la station spatiale…
  
  L’air complètement défait, Martina s’écarte de moi et va s’installer sur sa couchette. Moi, vous me connaissez ? Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Je gamberge.
  
  Les deux étages de fusée porteuse ont fourni l’essentiel de l’énergie nécessaire pour la mise en orbite de notre Soyouz. Donc, les réservoirs de la capsule sont pratiquement pleins. On n’en a utilisé qu’une quantité infime pour s’arrimer à la station Salyout.
  
  Oxygène liquide + hydrazine = boum !
  
  Et un boum suffisant pour esquinter un gros morceau de leur réflecteur.
  
  Sans prendre le temps d’expliquer mon idée à Martina, je cherche les tubulures d’alimentation en combustible. Je les trouve. Elles sont en cuivre. C’est plus que je n’osais espérer. En démontant un hublot, j’arrive à en faire sortir une bonne portion à l’extérieur de la capsule. Le cuivre se tord assez facilement à la pince multiprise. Le tout c’est d’y aller mollo pour éviter de crever les tuyaux.
  
  — Carter, rends-toi. Mendenovitch est avec moi. Il a fait l’inventaire de la réserve. Vous n’avez pris que du gaz carbonique. Combien vous reste-t-il d’oxygène à présent ? Dix minutes ? Cinq ? Peut-être que vous commencez déjà à suffoquer, à sentir l’élévation thermique dans votre scaphandre, à transpirer… Ce sont les signes précurseurs d’une asphyxie imminente !
  
  — Ta gueule, grand singe !
  
  J’ai voulu crier, mais le son n’est sorti que très faiblement.
  
  Il doit me rester environ cinq minutes d’oxygène et je commence à m’affaiblir. Surtout avec le sport qu’a encore été le désaucissonnage des tubulures.
  
  Martina rapproche son casque du mien et s’enquiert :
  
  — Ça va, Nick ?
  
  — Mais oui, mais oui. Ça va.
  
  — Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
  
  — Tu vas voir ça dans très peu de temps. Viens m’aider à désarrimer la cocotte-minute.
  
  Le déverrouillage se passe sans problème. Apparemment, Misanoff n’a pas pensé qu’on tenterait de partir avec le Soyouz et il a négligé de bloquer les commandes manuelles. Je pousse comme un bœuf mais impossible de bouger la grosse capsule. Elle y met une sacrée mauvaise volonté. Toujours le même problème de masse et d’inertie.
  
  Il va falloir faire partir le moteur. Pendant que je bricolais les tubards de carburant, j’ai fait une visite complète du tableau de bord. C’est fou comme la motivation active la comprenette. Moi qui trouvais ça complètement abscons au départ de Baïkonour, j’ai brusquement tout pigé en moins de dix minutes.
  
  Une demi-seconde de mise en puissance suffit à écarter le Soyouz de son point d’ancrage sur la station. Re-une demi-seconde en manœuvrant et je l’ai alignée droit sur le centre du réflecteur. Pas mal pour un débutant.
  
  — Carter !
  
  C’est la voix de Misanoff. Il a complètement changé de ton. Il ne ricane plus du tout. J’en conclus que, d’une manière ou d’une autre, un signal l’a informé du manège de la capsule.
  
  — Essaie de regagner la terre si tu veux ! rugit le colonel du KGB. Ils reprendront le contrôle du Soyouz et le feront s’écraser au sol. Tu ferais mieux de te rendre et plus vite que ça !
  
  — Cause toujours, Tarzan. C’est sur ta glace de salle de bains que je mets le cap et tu n’as aucun moyen de m’arrêter.
  
  — Ne fais pas l’imbécile, Carter ! C’est du suicide, tu le sais. On est collègues, je connais la musique. Pas d’héroïsme inutile dans notre profession. Ne va pas…
  
  — Tu me pompes, Misanoff. J’ai décidé d’aller balancer le Soyouz dans votre réflecteur et j’y vais. Pas la peine de te fatiguer, ça ne sert à rien. Garde ta salive pour rouler tes cigarettes, ça vaudra mieux.
  
  Tout en lui sortant mon petit laïus, j’ai progressivement baissé le volume de mon micro pour lui donner une impression d’éloignement. Martina est déjà dehors en train de flotter, solidement arrimée à la station par une corde de nylon. Je refais partir les moteurs. La grosse capsule s’ébranle lentement et je saute en marche. Ma corde de sécurité se tend brutalement mais tient bon. La tête légèrement douloureuse du choc et du manque d’oxygène, je rejoins Martina près du sas de Salyout et on regarde le Soyouz s’éloigner vers le réflecteur.
  
  — Carter ! Arrête ! rugit Misanoff.
  
  Je baisse encore un peu le volume et je réponds :
  
  — Trop tard, mon cher Colonel !
  
  Enfin ! Le vent a l’air de vouloir tourner en ma faveur. La capsule pénètre dans la portion d’espace où les rayons solaires concentrés produisent une intense chaleur. D’abord, il ne se passe rien. Le revêtement extérieur est prévu pour supporter réchauffement considérable dû à la rentrée dans l’atmosphère terrestre. Mais les tuyaux de cuivre que j’ai fait passer à l’extérieur n’apprécient pas du tout le traitement. Ils fondent, aspergeant les alentours du réflecteur d’hydrazine et d’oxygène liquide.
  
  Un gigantesque éclair blanc m’aveugle au moment où les réservoirs font explosion.
  
  — Carter ! braille Misanoff.
  
  Qu’il braille. Ça doit lui faire du bien. Le spectacle est féerique. En pétant, les réservoirs ont pratiquement pulvérisé le réflecteur et des millions de petits fragments de glace se dispersent dans l’espace en une gerbe chatoyante.
  
  — Carter ! beugle Misanoff. Tu files droit vers l’espace intersidéral !
  
  Dès que mes yeux sont à nouveau capables de me communiquer des messages visuels en bonne et due forme, je les tourne vers le Soyouz inoccupé. L’explosion a sérieusement endommagé la capsule qui a adopté une trajectoire en crabe. Elle est en train de traverser l’emplacement du réflecteur, achevant d’éparpiller les quelques bouts encore intacts. C’est du fignolage ou je ne m’y connais pas. Mais Misanoff se goure, c’est vers le Soleil qu’elle trace. Je me demande si elle a acquis une vitesse suffisante pour échapper à son orbite terrestre. Si oui, elle finira sa carrière en tournant autour de l’Astre du Jour. Une groupie de plus pour ce gros veinard de Phébus.
  
  Malgré le manque d’air qui se fait de plus en plus durement sentir, je ne résiste pas à l’envie de passer un coup de ronfleur à mon ami Zanoff. Pardon, à mon ami Misanoff. Je tourne le bouton du son au minimum et je jubile :
  
  — Alors, Gregor, tu n’admires pas le boulot. Surclassé, hein, cher collègue. À côté de ça, ton coup de Columbia me fait penser à un pet dans une tempête de neige.
  
  — Rigole, Carter ! Tu n’en as plus pour longtemps ! aboie la voix furibarde de l’officier soviétique. (Je l’imagine dans le poste central, l’écume aux lèvres en train de postillonner sur son micro.) Et tu vas mourir pour rien. Pour rien, tu m’entends ! Il nous faudra très peu de temps pour mettre un nouveau réflecteur en place. Nous savons comment procéder, maintenant. Chacune de nos capsules peut en apporter des portions entières jusqu’ici !
  
  Martina s’approche de moi. On se colle le plus possible à la station spatiale pour éviter de se faire repérer. Notre Soyouz a disparu. Je me demande s’ils peuvent encore le voir de l’intérieur avec leur puissant télescope.
  
  — Et maintenant, Nick ? s’enquiert Martina.
  
  — Maintenant, on attend.
  
  — Quoi ?
  
  — Une occasion.
  
  Et, en ce qui me concerne, il faudrait qu’elle se dépêche d’arriver. La baisse d’oxygène dans mon système circulatoire commence à se faire sérieusement sentir. Accroché à ma corde, je me sens faiblir de seconde en seconde. Chaque bouffée d’air vicié qui passe dans mes bronches me fait l’effet d’un coup de papier de verre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Moins d’une minute plus tard, je me rends compte que ma bouteille d’oxygène est complètement à sec. Malgré le sang qui cogne dans mes tempes comme les moteurs d’un Liberty Ship lancé à pleine vitesse, je capte des vibrations par les semelles de mes bottes.
  
  Espoir. La porte du sas est en train de s’ouvrir. Les deux cosmonautes qui sont arrivés avec Misanoff passent la tête par le panneau et examinent de visu les dommages causés à leur précieux réflecteur solaire. Ils n’ont pas grand-chose à examiner. Du réflecteur, il ne reste pratiquement plus que quelques bouts de ferraille.
  
  Impossible d’agir pour l’instant. Ils ont encore le corps dans le sas et il leur faudrait moins d’une seconde pour rentrer et refermer le panneau.
  
  Attendre. Je dois encore attendre. Mon souffle est plus rauque que celui d’un asthmatique. Je ne respire plus que de l’air vicié par mes propres rejets de gaz carbonique. Une sueur chaude et salée me coule sur le visage, dans les yeux, le nez, la bouche.
  
  À travers un brouillard, je vois Martina bouger. Je lève une main pour l’arrêter. C’est encore trop tôt.
  
  Maintenant, tout va dépendre de ma capacité à tenir le coup en apnée.
  
  Ma patience s’avère payante. Le premier cosmonaute s’éjecte d’un coup de pied et s’immobilise, en suspens, à moins de deux mètres. Je fais une boucle avec ma corde de nylon et je l’attrape comme au lasso. Au moment où il réalise que je suis en train de l’attirer à moi, il est trop tard.
  
  Du plus vite que je peux, je décroche sa bouteille d’oxygène. Un peu de gaz s’échappe et se change aussitôt en glace mais j’arrive à pincer le tuyau pour empêcher la bouteille de se transformer en réacteur. Le cosmonaute se rend compte qu’il n’a plus d’air. Il se retourne vers moi. D’une ruade, je l’envoie valdinguer plus loin.
  
  Au moment où il s’arrête à l’extrémité de sa corde, j’ai fixé sa bouteille à mon scaphandre. L’homme écarte les bras et les jambes pour tenter de récupérer le contrôle de ses mouvements. Moi, j’ai la consigne vide à la main et je me demande ce que je vais en faire. Je trouve vite. Je vise la tête du cosmonaute et je la lance. L’impact de la grosse bouteille brise la visière du casque. Je vois s’échapper le petit panache d’air qui restait encore à l’intérieur du scaphandre.
  
  Le trou dans le casque a dépressurisé le scaphandre et tout ce qui se trouve à l’intérieur est vigoureusement aspiré vers le vide du dehors. Le corps du cosmonaute éclate comme une saucisse de Francfort dont on a oublié de percer la peau. Ce n’est vraiment pas décoratif. L’élan le ramène vers moi et je vois le sang s’échapper de son nez, de sa bouche et de ses oreilles tandis que ses yeux sortent de leurs orbites pour aller voir si c’est mieux sur une autre.
  
  Toute la scène s’est déroulée dans un silence intégral, comme la mort d’un poisson dans un aquarium.
  
  De nouveau, je capte des vibrations sous mes semelles. Je me retourne. L’autre Soviet s’attaque à Martina. Plus rusé que son copain, il tape à l’endroit vulnérable. Il est en train d’essayer d’arracher le tuyau d’arrivée d’air.
  
  Mais j’ai toujours la corde à la main, mon cousin ! Je la fais tournoyer comme un fouet vers la tête de l’homme. Dans le mille, du premier coup, je lui pète son antenne radio. Il ne peut plus communiquer avec Misanoff. C’est déjà un bon point de gagné. Ça ne suffit pas, bien sûr. Si je n’interviens pas rapidement, Martina va bientôt manquer d’air.
  
  Je relance ma corde et j’arrive à enlacer les jambes du cosmonaute. Je tire de toutes mes forces. Ça l’éloigne. Martina se défend comme une lionne. D’abord, elle détache la corde de sécurité de son agresseur puis le déleste de sa bouteille de gaz carbonique qu’elle expédie dans ma direction. Je la cueille comme un ballon de rugby. Puis je me cale le dos contre la station Salyout, je dirige le jet vers le type et j’ouvre les manettes en grand. Le gaz le frappe de plein fouet et il s’éloigne dans l’espace en effectuant une série de pirouettes insensées. Je suppose que sa bouteille d’oxygène a été chargée à bloc avant la sortie de la station. Ça lui laisse environ deux heures à vivre avant de se transformer en glaçon satellisé.
  
  L’homme connaît bien l’espace et ses dangers. Il a été formé pour ça. Il connaît sa destinée. Au lieu d’agoniser pendant deux heures, il préfère en finir tout de suite. D’un geste rapide, il ouvre le devant de son casque. Un champignon de brume argentée l’enveloppe instantanément : l’hélium et l’oxygène de sa bouteille. Le nuage réfracte les rayons solaires, produisant un arc-en-ciel fugace. Puis l’échappement des gaz propulse le Soviétique comme une fusée et il disparaît dans le néant obscur.
  
  La voix claquante de Misanoff résonne brusquement dans nos écouteurs :
  
  — Alors, dehors ! Ça vient ce rapport ? Dans quel état est le réflecteur ?
  
  Je m’efforce de prendre une voix anonyme.
  
  — Endommagé, mon Colonel. Très endommagé.
  
  — Ça, je m’en doute, imbécile ! C’est un compte rendu détaillé que je te demande. Est-ce que tout est fichu ? Est-ce qu’il reste quelque chose ? Je ne sais pas si tu en es conscient mais ça a coûté des millions de roubles de mettre ces miroirs en orbite. Je veux une estimation précise des dégâts, sinon ça te coûtera encore plus cher !
  
  Je fais signe à Martina d’entrer dans le sas et je réponds :
  
  — C’est très sérieux, mon Colonel.
  
  — Parle plus distinctement, Piotr. Et augmente le volume de ta radio. Je t’entends mal. Comme si tu étais très loin.
  
  Je lui bonnis le premier truc plausible qui me passe par la tête :
  
  — Je suis de l’autre côté de la station, mon Colonel.
  
  Puis je lui fais un résumé rapide de ce qui est arrivé à son réflecteur solaire.
  
  Quand j’ai fini, je rejoins Martina dans le sas. Je détache nos cordes de sécurité et je referme l’épaisse porte extérieure. Je sais très bien que les ondes sonores ne se propagent pas dans le vide d’air mais, machinalement, j’attends quand même le « clong » au moment de la fermeture.
  
  Appliquant mon casque à celui de Martina, je dis :
  
  — Un signal lumineux va certainement les avertir de la fermeture de la porte. Il faut qu’on fasse vite et qu’on frappe fort. Tu es prête ?
  
  — Prête, Nick. On y va !
  
  Il faut une éternité pour que la pression dans le sas soit identique à celle de la station. Je me débarrasse de mon casque et des gros gants qui me handicapent. J’aimerais pouvoir enlever mon habit aussi mais je n’en ai pas le temps. Je sais que Misanoff attend en se demandant pourquoi ses hommes sont rentrés de mission si précipitamment.
  
  La porte intérieure s’entrouve. Dès qu’il a la place de passer, mon poing part en avant et entre en contact avec la mâchoire du commandant Mendenovitch qui fait un saut périlleux en arrière et perd connaissance.
  
  C’est absolument tout ce que je peux faire. Comme je le craignais, la méfiance de Misanoff était en éveil. Il me tient en respect avec un gros revolver. Un coup d’œil au barillet m’apprend tout de suite qu’il n’est pas garni de pruneaux bidon.
  
  La voix calme et froide de l’officier soviétique me paraît beaucoup plus menaçante que tout à l’heure quand il glapissait.
  
  — Pas un geste, N3. Et ne comptez pas sur une hésitation de ma part. Un trou dans la paroi de Salyout n’aurait pas du tout les conséquences fatales que vous pourriez imaginer. Nous avons prévu ce genre de risque.
  
  Ses prunelles gris sale se lèvent vers des ballons qui dérivent dans le courant d’air provoqué par le système de circulation.
  
  — Vous voyez ces ballons ? enchaîne-t-il. Ils contiennent un produit de colmatage. En cas de dépression, l’aspiration d’air les applique automatiquement vers le trou qui se trouve bouché. Bien sûr, ils ne peuvent servir à boucher définitivement une avarie importante mais, à titre provisoire, ils permettent d’attendre la réparation. En ce qui vous concerne, je suis hésitant. Je ne sais si je dois vous tuer tout de suite ou vous renvoyer sur terre. Mes supérieurs n’ont pas encore décidé.
  
  Je jette un rapide coup d’œil vers Martina, espérant qu’elle pourra balancer quelque chose à la tête de Misanoff ou, faute de mieux, détourner son attention une seconde. De ce côté-là, c’est raté. Elle flotte, inerte, dans les airs. Sa tête forme un angle bizarre et inquiétant avec son corps.
  
  Misanoff suit la direction de mon regard.
  
  — On jurerait qu’elle a le cou brisé, n’est-ce pas ? fait-il. Mais non. Elle n’est pas morte. Le camarade Petrov s’est contenté de l’endormir. Cette étrange impression est simplement due à l’apesanteur.
  
  Je réplique :
  
  — Mais elle ne perd rien pour attendre, c’est bien ça ? Vous comptez achever l’œuvre de votre ami ?
  
  Mon cerveau a beau turbiner à toute vapeur, je ne trouve aucun moyen de désarmer Misanoff. Il est solidement agrippé à une poutrelle et je sais que, même s’il tire, il ne lâchera pas prise. En plus, il se comporte avec beaucoup plus d’aisance que moi en l’absence de pesanteur. Il a déjà vécu des mois dans ces conditions. C’est presque un état naturel pour lui.
  
  Loupé pour loupé, je tente quelque chose. En me propulsant imperceptiblement du bout des doigts de pied, je m’élance en ligne droite sur lui. Je vois un sourire mauvais se dessiner sur sa gueule simiesque. Son index rattrape le jeu de la détente. Mais ça, je m’y attendais. Brusquement, je m’accroche à une poignée. L’arrêt brutal m’envoie une douleur atroce dans les épaules. Mais je ne suis plus la cible mouvante facile que Misanoff venait d’ajuster. Il rectifie trop précipitamment son tir. Le gros projectile ricoche à l’intérieur de Salyout.
  
  Je ne m’occupe même pas de savoir si la balle transperce ou non la paroi. Je suis déjà occupé à ramasser mes jambes sous moi. Je les détends violemment et, cette fois, je plonge directement sur mon adversaire. Je le cueille en plein dans l’estomac et je l’entends souffler l’air qu’il avait dans les poumons. Il valse en arrière contre le mur.
  
  Une fois encore, c’est mon manque d’expérience de l’apesanteur qui me trahit. Un coup à la gorge, au nez, à la tempe, n’importe où et c’était la victoire facile sur Misanoff. Au lieu de ça me voilà en train de gigoter maladroitement à la recherche d’une prise.
  
  Pendant que je suis en train de m’embourber comme un poisson dans la vase, Misanoff reprend son souffle. Au moment où je m’arrête de patauger, la gueule menaçante du revolver est pointée sur moi.
  
  Il ne tire pas.
  
  — J’ai décidé, dit soudainement Misanoff. Vous retournez dans la réserve. Mais, cette fois, ne tentez pas de vous échapper. Ce n’est plus au commandant Mendenovitch que vous avez affaire, mais à un officier du KGB !
  
  Je n’ai pas le choix. Je finis d’enlever mon scaphandre et je me laisse conduire à la réserve. Une seconde plus tard le corps apparemment désarticulé de Martina entre derrière moi et la porte se boucle.
  
  Et c’est là que l’éclair se fait dans ma lumineuse cervelle. Cette solution qui me turlupinait sans vouloir sortir la dernière fois que j’ai été enfermé ici. Cette solution, je viens de la trouver.
  
  La seule chose dont je vais avoir besoin, c’est un petit peu de temps. Et ça, j’ai dans l’idée que Misanoff va me l’accorder.
  
  *
  
  * *
  
  — Qu’est-ce qui m’est arrivé, Nick ?
  
  Martina tourne la tête à droite et à gauche, ce qui me rassure sur l’état de ses vertèbres. Ses longs cheveux noirs flottent autour d’elle comme un halo entourant sa frimousse toute pâle.
  
  — C’est Petrov qui t’a assommée.
  
  — Mais où sommes-nous ? demande-t-elle.
  
  — Regarde. Tu ne reconnais pas.
  
  — Oh non ! Ce n’est pas vrai ! Dis-moi que c’est un mauvais rêve !
  
  — Je voudrais bien. Malheureusement… Mais, ce coup-ci, ne t’en fais pas. J’ai un plan pour nous tirer de là. On va pouvoir sortir d’ici au moment qu’on choisira et détruire la station.
  
  Martina me regarde comme si j’étais un véritable cinglé.
  
  — Quoi ! Mais comment ?
  
  — Permets-moi simplement de te faire une petite démonstration de physique.
  
  Je fouille dans mes poches et j’y pêche une pochette d’allumettes. J’espère qu’elles n’ont pas été trop mouillées par la sueur que j’ai perdue dans mon scaphandre ces dernières heures. Je reprends :
  
  — À ton avis, qu’est-ce qui va se passer si je frotte l’allumette sur le grattoir.
  
  — Ben, elle va brûler, répond Martina en me zyeutant d’un air de plus en plus intrigué.
  
  Je gratte mon allumette. Le bout rouge s’enflamme puis le carton prend feu et me brûle les doigts. Je la souffle précipitamment.
  
  — Tu as vu ?
  
  — Oui. Et alors ?
  
  — Et alors, j’avais placé cette allumette juste devant l’arrivée d’air. Le système de circulation de l’air dans la station assure un courant permanent. Maintenant regarde bien.
  
  Je craque une autre allumette en me collant le dos contre la bouche d’arrivée d’air. Le bout rouge prend feu puis s’éteint.
  
  — Tu as coupé l’arrivée de l’oxygène dans les tuyaux d’air, demande Martina, à la fois incrédule et affolée.
  
  — Mais non. J’ai tout simplement empêché le courant d’air d’évacuer les gaz de combustion. Sur terre, ces gaz sont plus légers que l’air et ils s’envolent. Ici, ils ont le même poids que tout le reste. Zéro. Rien du tout. Si je ne bouge pas l’allumette les gaz stagnent autour de la flamme, empêchent l’arrivée de l’oxygène et ça s’éteint.
  
  Je suis tout fier de moi et de ma trouvaille.
  
  Apparemment, il n’en va pas de même pour Martina.
  
  — Et tu as l’intention d’arracher des applaudissements à Misanoff avec ton petit tour d’illusionniste ? demande-t-elle platement.
  
  — Oh femme de peu de foi. Allez, je renonce à t’expliquer. Aide-moi plutôt à limer cette plaque d’aluminium.
  
  Je prends une lime et je m’attaque à la plaque de métal en question. C’est un sacré boulot. Je n’ai aucune expérience du travail en apesanteur. Je suis obligé de nouer les jambes autour d’un pilier pour éviter de flotter dans la pièce.
  
  — Pourquoi veux-tu que je fasse ça ? questionne Martina.
  
  — Parce que c’est grâce à cette limaille qu’on va sortir d’ici. En fait, tu peux limer tout ce que tu veux. L’important, c’est que tu me fasses une poudre aussi fine que de la farine.
  
  Martina fronce les sourcils. Mais, obéissante, elle s’attaque à des caisses de bois qui traînent dans la réserve.
  
  En travaillant d’arrache-pied pendant plusieurs heures, j’obtiens un paquet de limaille considérable. Le tas de sciure de Martina est encore plus impressionnant. Je fais rentrer le tout dans un gros fût vide qui semble avoir été mis exprès pour ça près de la porte. Je vérifie que ma boîte d’allumettes ne s’est pas envolée de ma poche et je dis :
  
  — Et maintenant, on attend.
  
  — Attendre, j’ai l’impression que je ne fais que ça.
  
  — Tiens-toi prête, en tout cas. Il va falloir foncer vers le sas et mettre les scaphandres à toute vitesse.
  
  — Pourquoi ? Où veux-tu aller ? Tu oublies que notre Soyouz est en train de se promener dans l’espace comme un chien sans collier.
  
  — Et toi, tu oublies qu’un autre Soyouz nous attend au-dehors. Celui de notre cher ami le colonel Gregor Misanoff. Il ne doit pas marcher plus mal que celui qu’on a emprunté à Baïkonour.
  
  On se serre l’un contre l’autre et on se fait des mamours, tant pour passer le temps que pour se réconforter. Et on attend. On attend. On attend. J’ai l’impression que ça dure encore des heures.
  
  — Nick, chuchote soudain Martina en s’accrochant à mon bras. Ils arrivent.
  
  Je la lâche et je la pousse pour l’envoyer vers le fond de la réserve. L’énorme fût contenant notre poussière d’aluminium et de bois ne pèse rien. Je le prends dans mes bras et j’attends. Lorsque j’entends le Russe déverrouiller la porte de l’autre côté, je déverse mon fût de particules en les chassant vers la sortie. Aidées par le déplacement d’air, elles s’y précipitent en flot continu. Je vois très nettement les courants se former aux endroits où le flot passe devant les bouches d’aération. Ça produit des mouvements intérieurs dans le nuage et ça favorise la dispersion des poussières.
  
  Au moment où la porte s’ouvre, le nuage a pris des proportions considérables. Derrière, j’aperçois la forme d’un Russe, comme dans un brouillard londonien.
  
  — Ah ! Ouille ! hurle le type.
  
  Il doit en avoir plein la bouche et les trous de nez. Tout ce que je vois, c’est une silhouette qui s’éloigne en faisant des moulinets de bras et de jambes.
  
  Si Misanoff s’attendait à une tentative d’évasion, sûr qu’il ne s’y attendait pas sous cette forme.
  
  Je sors de la réserve, avançant à l’abri du rempart de poussière et je fais signe à Martina de me suivre. L’épais nuage est aspiré par le système de circulation d’air. C’est tout ce que je demandais. Il se disperse rapidement dans la partie principale de Salyout.
  
  Je rigole dans ma barbe. D’abord parce que ça marche, ensuite parce que je viens de trouver la console que je cherchais. Les transfos de haut voltage m’indiquent où se trouvent les appareils de communication. Je nage jusqu’à eux et j’introduis ma pochette d’allumettes entre les contacts du relais électrique. Soyez tranquilles, je compte bien en demander une autre la prochaine fois que je m’arrêterai dans un motel. Quand le jus passera dans le relais, les allumettes prendront feu.
  
  J’espère simplement que le tovaritch Misanoff ne va pas recevoir de message avant un moment. Parce que ça risque d’être la sacrée tuile pour moi.
  
  Tout l’intérieur de la station est obscurci par te nuage de poussière. Je me tourne dans la direction approximative de Martina, et je lui souffle discrètement :
  
  — Suis ce mur. Tu arriveras au sas. Allez ! Vas-y vite. Quand tu y seras, grouille-toi d’enfiler un scaphandre.
  
  — Quoi ! Ne me dis pas que tu vas courir après Misanoff.
  
  — Si. Il faut que je le trouve. Je le connais, le loustic. Ce n’est pas le genre à nous regarder filer sans rien faire.
  
  J’appelle :
  
  — Misanoff ! Vous êtes là ?
  
  La réponse est sans équivoque. Un claquement de culasse. Celui de Wilhelmina, qui plus est. Misanoff est en train de me chercher dans le nuage. Avant de commencer à jouer avec lui, je vérifie que toute la poussière est bien entrée dans les conduites d’air conditionné. Ça va permettre au nuage de persister pendant plusieurs heures quel que soit le degré d’efficacité de leur système de filtrage.
  
  — Tu me cherches, Carter ? fait la voix de Misanoff de l’autre côté du nuage de poussière. Je suis là et je viens t’abattre avec ta propre arme !
  
  Je commence à avancer dans la direction opposée à celle que Martina vient de prendre. C’est de là que provient la voix du colonel. En chemin, mon pied rencontre une masse gesticulante.
  
  Petrov.
  
  Je lui enfonce mon talon dans l’estomac, presque jusqu’à la cheville. Il se retourne et s’accroche à ma jambe. J’essaie de le secouer mais il tient bon. Tant pis pour lui. Je fais sauter Hugo dans ma main et chlatch, la lame de mon fidèle compagnon lui tranche la gorge aussi facilement qu’une courgette. La spirale de sang qui s’élève dans la pièce m’inquiète un peu. Je ne voudrais pas qu’elle agglutine les particules d’alu et de bois. J’ai besoin de ce nuage, et pour me cacher, et pour mener à bien la suite de mon plan.
  
  — Nick ! appelle Martina. Je suis prête !
  
  Parfait. Elle a préparé un scaphandre pour moi.
  
  Comme ça, je n’aurai plus qu’à sauter dedans dès que j’arriverai au sas. Car à ce moment-là, chaque seconde comptera. Mais, pour l’instant, mon ami Gregor.
  
  J’entends Mendenovitch pousser des cris et Misanoff lui ordonner de se taire. Trop tard. J’ai eu le temps de repérer la direction de leurs voix. Je n’hésite pas plus d’une seconde. D’une poussée du pied, je m’élance en avant comme un bélier en tenant Hugo au bout de mes bras tendus.
  
  Je trouve de la viande au bout de mon stylet.
  
  Je balance un coup furieux dans le nuage. Wilhelmina échappe aux mains du colonel du KGB. Au lieu de rester sur Misanoff et de le finir, je suis la trajectoire de mon Lüger. Je le happe au vol, je retourne et de deux coups de feu rapides, j’occupe un peu Misanoff et Mendenovitch. Profitant du répit, je me dirige le plus vite possible vers le sas. J’entends la voix de Mendenovitch demander :
  
  — Que peut-on faire pour extraire cette poussière de l’air, mon Colonel ? Les filtres sont bouchés.
  
  — Arrêtez le système et prenez un aimant, répond Misanoff. Ça vous permettra de récupérer les particules métalliques.
  
  Je souris. S’il compte ramasser de l’alu avec un aimant, j’aimerais bien qu’il me donne sa recette.
  
  — Alors, Nick ! Tu te dépêches ?
  
  — J’arrive ma biche !
  
  Je ne peux pas m’empêcher de me marrer en douce en pensant à Misanoff. S’il a commencé à essayer d’attraper mon aluminium avec un aimant, il doit avoir la tête aussi rouge que son bras blessé.
  
  J’entre dans le sas. Martina commence à m’enfiler les pieds dans le scaphandre pendant que j’actionne le volant de fermeture. Je compte sur elle pour m’emmailloter entièrement avant que l’air n’ait fini de filer hors du local.
  
  La pression tombe. Je commence à avoir un goût de sang dans la bouche. Martina me coiffe de mon casque juste au moment où le panneau extérieur s’ouvre.
  
  — À la capsule spatiale de Misanoff. Et en vitesse ! dis-je. Il faut qu’on y soit avant qu’il n’envoie un message radio à la terre.
  
  — Je vois, fait Martina. Il ne faut pas qu’il ait le temps de demander à Baïkonour de nous prendre en main.
  
  — Non. Il ne faut pas qu’il ait le temps de passer un seul message radio. J’ai mis ma pochette d’allumettes dans le relais de son émetteur.
  
  — Mais…
  
  Je n’ai pas le temps de donner d’autres explications à Martina. De toute façon, elle va bientôt savoir pourquoi il faut qu’on quitte la station au plus vite. Très bientôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  — Non, Nick, non ! Je ne peux pas y aller.
  
  En arrivant à la station avec notre Soyouz, on a occupé le point d’amarrage principal. Celui de Misanoff est amarré à un dispositif auxiliaire qui ne communique pas avec le sas. Donc il faut sauter dans l’espace.
  
  — Mais enfin, tu l’as déjà fait !
  
  — J’avais une corde qui me rattachait à la station.
  
  — Allons, Martina, reprends-toi ? Courage !
  
  Je me retourne vers le panneau de communication intérieur, m’attendant à voir apparaître le colonel Gregor Misanoff.
  
  Mais c’est absurde, bien sûr. Tant que le panneau extérieur est ouvert, il ne peut pas entrer dans le sas. L’idée de ce qui va se produire si Misanoff utilise son puissant appareil radio me donne la chair de poule.
  
  — Écoute, Martina. On n’a pas une seconde à perdre. La station est minée. Elle va sauter.
  
  Elle se retourne vers moi et demande :
  
  — Minée ? Tu n’avais pas d’explosifs.
  
  Je ne tiens pas à me lancer dans une démonstration interminable sur mon sabotage. Il faut filer. Si elle ne veut rien entendre, tant pis pour elle. Je l’agrippe par le fond de son pantalon et je l’éjecte dans l’espace.
  
  Son hurlement me déchire les tympans par l’intermédiaire de la radio. D’un coup de pied, je me propulse sur ses traces. Façon de parler, bien sûr, parce qu’elle n’en laisse pas en petite fille propre qu’elle est.
  
  Mon cœur fait un saut de carpe dans ma poitrine. Bon Dieu ! J’ai mal calculé mon élan. Dans la précipitation, j’ai sauté en me donnant une impulsion trop forte. Je rattrape Martina juste au moment où elle dépasse irrémédiablement le Soyouz et je la saisis par la taille pour qu’on reste au moins ensemble.
  
  — Martina. Je me suis trompé.
  
  — Quoi ? Ta bombe à retardement ne va pas marcher ? Tant pis, filons quand même !
  
  — Ce n’est pas ça ! J’ai mal évalué le saut. On a loupé le Soyouz de Misanoff. À deux mètres près.
  
  Martina se retourne entre mes bras et regarde l’engin spatial qui s’éloigne lentement mais sûrement de nous. Je la vois blanchir derrière sa visière. Elle sait qu’on en a pour deux heures maxi et qu’après, on crèvera asphyxiés. On est foutus. On va tourner éternellement en orbite, transformés en bouts de viande congelés.
  
  À moins qu’on n’abrège, comme le cosmonaute soviétique, en ouvrant la visière de nos casques. C’est une option qui se défend…
  
  — Alors on est morts, commente Martina.
  
  Sa voix est cristalline, comme celle d’une petite fille. Elle a dépassé sa panique de tout à l’heure. Elle vient de dire ça d’un ton incroyablement calme. Sans la moindre note de reproche. Devant la mort inéluctable, elle a retrouvé sa sérénité.
  
  Elle est superbe. Je l’admire. Mais je ne partage pas sa façon de réagir.
  
  — Moi, dis-je. Je ne serai mort que quand j’aurai rendu mon dernier soupir.
  
  — Je ne vois pas ce que tu peux faire, observe Martina toujours aussi placide. Il nous faudrait un propulseur.
  
  Par acquit de conscience, elle regarde à sa ceinture pour voir si une bouteille de gaz carbonique n’y serait pas restée accrochée.
  
  — Qu’est-ce que tu as dit ?
  
  — Il nous faudrait un propulseur. Seulement, on n’en a pas.
  
  — Mais, bon Dieu, tu as raison ! Des fois, je me demande comment je peux être aussi bête… Un propulseur, on en a un et je n’y avais même pas pensé.
  
  J’ouvre ma poche à fermeture Éclair et je sors Wilhelmina. Seulement, il ne faut pas se gourer de direction pour rentrer. Comme j’ai oublié ma carte routière, je vise une étoile vers laquelle on a l’air de se diriger en ligne droite. Ce n’est pas pour lui faire du mal, la pauvre. Non, mais comme notre trajectoire a été rectiligne, je cherche un point de repère pour nous réorienter sur cette même trajectoire, mais en sens inverse.
  
  Je presse la détente. Le coup part. L’étoile reste accrochée. Je respire. Franchement, je m’en serais voulu.
  
  On dirait qu’il ne se passe rien. Je tire encore un coup puis un autre. Je tire comme ça cinq coups de suite, ce qui n’est quand même pas mal pour mon âge.
  
  — Ça ne marche pas, Nick.
  
  Je sens le bras de Martina se serrer plus fort autour de ma taille. Mais elle se trompe. Wilhelmina a fait son travail. Je repère une autre étoile à la limite de la brume causée par l’atmosphère terrestre. Elle a l’air de reculer. C’est qu’on retourne vers la station.
  
  J’espère simplement qu’on va arriver à temps. Avant le grand feu d’artifice. Ça dure je ne sais combien de minutes. Et c’est dur que ça dure. Mais la capsule a l’air de glisser lentement vers nous. Je réalise à temps que, si on suit la même trajectoire qu’à l’aller, on va se retrouver dans le sas de la station. Je me retourne, je repère bien soigneusement le Soyouz et je tire encore un coup de feu pour nous dévier.
  
  La prise de contact avec la capsule se fait moins en douceur que prévu. Mais je laisse plier mes genoux pour éviter le rebond et je fais plonger Martina par le panneau ouvert.
  
  Ce Soyouz est beaucoup plus grand que le nôtre. Il y a trois couchettes et également une vaste soute sous le compartiment habité. Je suppose que c’est un modèle plus récent et qu’il est conçu pour transporter autre chose que des hommes vers la station orbitale.
  
  Je respire en constatant que les commandes sont identiques à celles de l’autre. Je mets les moteurs à feu et je manœuvre de sorte qu’ils nous propulsent vers la terre.
  
  Mais il y a un hic. Le bras d’amarrage nous maintient fermement verrouillés à la station. Et ce truc-là, je ne sais pas du tout comment on le commande. Je ne peux quand même pas tripoter toutes les manettes et boutons du tableau de bord pour voir si ça se débloque. En plus, ça peut très bien ne servir à rien si le contrôle du bras ne peut se faire qu’à partir de la station. Je ne suis pas rancunier, moi. Je demanderais bien un petit coup de main à Gregor. Mais est-ce qu’il acceptera ?
  
  Mais, au fait, il y a peut-être moyen de lui demander un coup de main d’une autre façon…
  
  — Allô ! Colonel Misanoff ! Comment allez-vous ? J’espère que votre bras ne vous fait pas trop souffrir.
  
  — Où es-tu, Carter ?
  
  La voix du grand singe me paraît faible, presque éteinte.
  
  — À l’intérieur de votre capsule.
  
  — Je suis en scaphandre et prêt à sortir. Vous ne pourrez pas vous échapper.
  
  Merde ! Il utilise la radio de son scaphandre et moi je veux qu’il utilise celle du bord.
  
  — Pas la peine de vous fatiguer, Misanoff. On est déjà en route pour la terre.
  
  — Vous ne pourrez pas faire atterrir le Soyouz. Le contrôle au sol est total.
  
  — Oui, mais comme personne ne sait qu’on arrive, Misanoff, on ne risque pas de nous prendre en charge.
  
  Le piège est gros mais il tombe dedans à pieds joints. Il essaie de passer un message radio à Baïkonour, il allume sa radio et boum. Non, d’ailleurs, pas boum. Ça explore avec une très belle gerbe mais dans un silence total. Imposant.
  
  Le bras d’amarrage est encore fixé à notre cap-suie. On a l’impression de tomber. Évidemment, il se peut qu’un éclat de ferraille vienne endommager notre capsule, mais c’est un risque à prendre.
  
  Martina regarde, l’œil halluciné, ce geyser de destruction et de mort qui continue à se déployer silencieusement dans l’espace.
  
  — Mais, Nick, qu’est-ce qui a explosé ?
  
  — La limaille d’aluminium et la sciure de bois.
  
  — Non ?
  
  — Si. Regarde, sur terre par exemple, il y a fréquemment des explosions dans les silos à blé. Pourquoi ? Parce que la poussière de blé suspendue dans l’air s’enflamme quand on allume une lampe, une cigarette, que sais-je encore… Le grain de blé ne brûle pas, la poussière si.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que c’est comme ça. Tu peux faire brûler n’importe quoi pour peu que tu le réduises en particules suffisamment fines et qu’il y ait assez d’oxygène pour alimenter la combustion. Avec mes allumettes dans le relais, le premier coup de jus devait provoquer l’incendie. Toutes les réserves d’oxygène de Salyout étaient là pour alimenter la combustion. Mais ça a fait une combustion plus rapide. Rapide comme une explosion.
  
  De la station, il ne reste que quelques miettes de ferraille. Tout ça entièrement détruit à cause d’un nuage de poussière… Ça me paraît incroyable, maintenant. Et pourtant, c’est vrai.
  
  — Nick ! s’écrie Martina. J’ai mal au cœur !
  
  Je lève les yeux vers le hublot et je comprends tout de suite ce qui la rend malade. Quand le Soyouz a été éjecté par le souffle de l’explosion, il s’est mis à tournoyer dans tous les sens. La terre, les étoiles défilent par le hublot d’une façon tellement dingue que je dois fermer les paupières pour arriver à retrouver un semblant de structures.
  
  — On a un problème, Martina. Mais ça, je crois que l’AXE peut en venir à bout.
  
  Je fouille ma poche et j’en tire mon petit sac-appareil de radio. Je vais appeler le satellite de l’AXE. C’est la première fois que j’aurai l’occasion de voir ce petit gadget fonctionner dans l’espace. C’est aussi la première fois que je rentre d’une mission avec le sac que j’avais au départ.
  
  — Niiiick ! Je ne me sens vraiment pas bien : je crois que je vais…
  
  — Non. Surtout pas dans ton casque. Ça risquerait de t’étouffer. Attends, je vais pressuriser la cabine. Tu pourras l’enlever.
  
  Je la regarde. Hésitante, elle ouvre son casque et y laisse pénétrer l’air de la capsule Soyouz. Voyant qu’elle va s’en remettre, je monte mon appareil et je code une demande de communication urgente avec Hawk.
  
  Pas de réponse.
  
  J’essaie un autre code. Il y a un craquement dans les haut-parleurs de la capsule. Ça, c’est la réponse. Mon message a été reçu.
  
  — Changez de fréquence. Passez au mode 23, demande un technicien radio de chez nous.
  
  Rapidement, j’exécute la modification indiquée. Quelques secondes plus tard, la voix du boss retentit dans l’habitacle.
  
  — Excellent travail, N3. Toutes mes félicitations. Nos rapports radar signalent que le réflecteur et la station spatiale ont été détruits.
  
  — Ils ne vous signalent pas la destruction de Misanoff, Sir. Mais j’espère que ma parole vous suffira.
  
  — Certainement, N3. Voilà une bonne nouvelle. Maintenant, en ce qui concerne votre problème immédiat, nous avons récemment obtenu les plans du nouveau Soyouz dans lequel vous voyagez. Nos techniciens travaillent actuellement à un procédé de détournement qui empêchera les signaux soviétiques de vous atteindre.
  
  Puis le vieux prend son ton rigolard des grands jours et ajoute :
  
  — Ce modèle, tout nouveau, a été conçu en tant que navette assurant le transport des personnes et également des marchandises. Profitez bien de l’espace supplémentaire pendant que nous travaillons.
  
  Pour achever de rassurer Martina, je demande :
  
  — Donc, vous pouvez nous faire atterrir sans problème.
  
  — Nos experts s’en chargent. Autre chose, Nick ?
  
  Et j’ai droit au « Nick », en plus. C’est vraiment un grand jour.
  
  — Oui. J’aimerais savoir ce qui s’est passé à Baïkonour. Je n’ai rien appris de la bouche de Misanoff, mis à part qu’il avait réussi à décoller.
  
  — Ce sont surtout les installations de carburant qui ont été touchées. L’incendie du camion-citerne aurait pu causer d’importants dommages aux aires de lancement, mais ils l’ont immédiatement maîtrisé. Tout le dispositif de sécurité déployé au moment du décollage était encore sur place. Quant au compresseur d’oxygène liquide, c’est presque un appareil de consommation courante de nos jours. Il ne leur a fallu que quelques heures pour en installer un neuf. Mais j’ai des photos des dégâts, je vous les montrerai si vous voulez.
  
  — Avec plaisir, Sir. En ce qui concerne notre situation, est-il possible de faire quelque chose nous-mêmes ? Les acrobaties de la capsule nous font remonter l’estomac au bord des lèvres.
  
  — Je vous passe Gobie, dit Hawk. Il va vous indiquer la marche à suivre.
  
  — Allô ! Carter ? Vous êtes là ? Encore en un seul morceau ? interroge l’éminent scientifique.
  
  Avec toutes les peaux d’ânes, distinctions, etc., que possède le père Gobie, je suis sûr qu’on pourrait tapisser un mur reliant Washington à Philadelphie.
  
  — Pour l’instant, oui. Puisque je n’ai pas encore mis mon sort entre vos mains…
  
  — Ça va, Carter ! Prière de rester courtois ! Sinon je vais vous concocter un échantillon de turbulences au moment de la rentrée dans l’atmosphère que vous m’en direz des nouvelles.
  
  — Vous feriez ça, sachant que je suis en compagnie d’une délicieuse jeune personne ?
  
  — Ah non, je m’en voudrais. Mais je l’ignorais, Carter.
  
  Martina émet un petit gloussement de collégienne chatouillée.
  
  — Mais, enchaîne Gobie, ça soulève un autre problème. Avez-vous les mains libres pour effectuer quelques bricolages ?
  
  — Oh ! souffle Martina en piquant un fard.
  
  — On se fera une raison pour un petit moment, Gobie.
  
  — Bon, soyons sérieux. Sous la partie gauche du tableau de bord, vous allez trouver un faisceau de câbles entouré d’un plastique blanc et rouge. Coupez le câble bleu et raccordez-le à…
  
  Gobie me guide comme pendant une dizaine de minutes. J’exécute ses instructions à la lettre. Puis je passe tout en revue et on récapitule ensemble pour plus de sécurité.
  
  — Tout a l’air impec, conclut Gobie. Profitez bien de votre promenade. Je vous repasse Hawk. Il a encore une bonne nouvelle à vous annoncer. Salut, Carter !
  
  — Ciao, Gobie !
  
  Le boss prend le relais.
  
  — Vous m’entendez, N3 ? Ici, Hawk. Il va falloir que vous restiez en orbite pendant une bonne heure. Nous ne pouvons pas vous faire rentrer avant. Raisons techniques.
  
  — Ça va me paraître long, Sir. Et nous n’avons absolument plus rien à faire ici pour vous aider ?
  
  — Rien de rien. Gobie prend les choses en main. Mais je suis sûr que vous allez bien trouver quelque chose pour tuer le temps à bord de cette capsule…
  
  Hawk lâche son petit rire nasillard et coupe la communication. Je me retourne sur ma couchette et ça me propulse en l’air. Gobie a déjà arrêté les moteurs. Me revoilà en orbite et en apesanteur. Avec Martina. Avec une bonne heure à griller.
  
  Évidemment, ça me donne une idée. Une idée si subtilement suggérée par Gobie, et même par Hawk.
  
  J’ai bien envie de m’offrir encore une fois une expérience que je n’aurai probablement pas l’occasion de renouveler de sitôt. Je me tourne vers Martina et je vois que ce ne sera même pas la peine de demander.
  
  Elle est déjà sortie de son scaphandre et s’occupe à se défaire de sa tunique. Dès qu’ils sont libérés, ses petits seins en forme de melons se laissent délicieusement bercer par l’absence de gravité.
  
  Pas de doute, elle est OK pour se mettre en orbite avec moi.
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en novembre 1983
  
  sur les presses de l’Imprimerie Bussière
  
  à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
  N® d’édition : 4798 – N® d’impression : 1932
  
  Dépôt légal : novembre 1983.
  
  
  
  Imprimé en France
  
  
  
  
  
  Notes
  
  
  [1] Chez les marchands de fringues, ça veut dire « poutre apparente » si vous me suivez…
  
  [2] Qu’est-ce que c’est que ça ?
  
  [3] Surnom donné à la capsule Soyouz en raison de sa forme.
  
  
  
  
  
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