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O.S.S. 117 À L’École

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  À L’ÉCOLE
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  116, Rue du Bac
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Kurt Hegendörfer sortit tranquillement de l’immeuble et s’arrêta sur le trottoir pour allumer une cigarette. Bien qu’il fût à peine six heures, la nuit était tombée et de brusques rafales de vent balayaient la pluie qui noyait la ville depuis le matin. Kurt Hegendörfer ajusta son chapeau sur son crâne, releva le col de son imperméable puis redressa la tête en soufflant une volute de fumée.
  
  Les feux passèrent au rouge au coin de Lexington Avenue et de la 51e. Un torrent humain sortit du métro, se rua sur le passage clouté. Aussi loin que l’on pouvait voir, de part et d’autre, les lumières des voitures agglutinées sur l’avenue scintillaient sous la pluie. Kurt Hegendörfer leva les yeux vers l’imposante masse du Waldorf Astoria aux mille fenêtres illuminées. Puis il remonta jusqu’à la 53e…
  
  Thadéus Kérensky attendait au volant d’une Chevrolet rangée à l’entrée du parking. Il vit arriver Hegendörfer. D’un geste machinal, il éteignit la radio. Hegendörfer ouvrit la portière et se glissa sur la banquette. Il referma doucement et dit :
  
  — Quel temps de cochon !
  
  Kérensky l’observait. Kérensky pensait que Hegendörfer était un excellent agent, mais se montrait parfois trop désinvolte.
  
  — C’est fait ? questionna-t-il.
  
  — Bien sûr ! répliqua Hegendörfer.
  
  Il se souleva sur une fesse, fouilla dans la poche de son imperméable et en sortit un trousseau de clés, puis une enveloppe blanche curieusement gonflée. Kérensky prit d’abord les clés et les empocha, puis il saisit l’enveloppe et l’ouvrit pour en examiner le contenu.
  
  — Avez-vous pensé à regarder dans le canon ? demanda-t-il.
  
  — Bien sûr !
  
  Kérensky vida le contenu de l’enveloppe dans le creux de sa main gauche et compta dix balles de calibre 22.
  
  — C’était bien un colt Woodsman Target 22 LR, précisa Hegendörfer. Tout neuf. Je crois bien qu’il n’a jamais servi.
  
  Kérensky remit les balles dans l’enveloppe.
  
  — Eh bien, dit-il, ce sera un baptême. Le baptême du feu.
  
  Hegendörfer ôta la cigarette de ses lèvres et la secoua au-dessus du cendrier du tableau de bord.
  
  — Vous savez, George, cette histoire m’amuse beaucoup. J’ai toujours rêvé de faire du cinéma et ça, c’est du cinéma.
  
  — Je suis content que ça vous plaise, Jack, mais je vous recommande tout de même de prendre ça très au sérieux. Aucune erreur ne vous sera permise…
  
  Hegendörfer ignorait que son voisin s’appelait Thadéus Kérensky. Il le connaissait seulement sous le nom de code de George. De son côté, Kérensky appelait toujours Hegendörfer de son pseudonyme : Jack ; mais Kérensky, lui, savait le vrai nom de Kurt Hegendörfer. Dans l’organisation, Kérensky était placé au-dessus de Hegendörfer.
  
  — Je ne ferai pas d’erreur, assura celui-ci.
  
  
  - : -
  
  Le taxi s’arrêta devant le 573 Lexington Avenue. Le chauffeur annonça le prix, puis l’inscrivit sur sa feuille de route. Véra Tamvakis paya, puis descendit, tirant derrière elle une lourde valise en peau de porc bourrée à craquer.
  
  Elle bouscula des passants sur le trottoir, pénétra dans le hall et se dandina jusqu’à la porte de l’ascenseur, tenant son lourd bagage à deux mains devant elle.
  
  Véra Tamvakis était une petite femme brune de vingt-huit ans, avec un joli corps et de magnifiques yeux clairs qui faisaient les trois quarts de son charme. Elle se regarda en montant dans le miroir de l’ascenseur, essuyant avec son doigt les gouttes de pluie restées sur son mince visage. Puis elle consulta sa montre : six heures cinq, et pensa que Rocky ne serait pas là avant une bonne demi-heure. Elle aurait le temps de prendre un bain et de se refaire une beauté pour l’accueillir. Elle attendait beaucoup de cette reprise de contact après une absence de quinze jours. Rocky ne lui avait écrit que deux lettres assez froides et personne n’avait répondu au téléphone les quatre matins où elle avait appelé, de bonne heure.
  
  Elle sortit péniblement au cinquième étage et jura parce qu’elle avait égratigné sa valise sur la porte métallique. Le cœur battant, essoufflée, elle parcourut le couloir, atteignit l’appartement, posa la valise et chercha ses clés dans son sac.
  
  Vingt secondes plus tard, elle était à l’intérieur, heureuse d’être revenue. Elle alluma partout et passa dans toutes les pièces, comme pour reprendre possession de ce cadre qu’elle considérait comme le sien. Tout était propre et net, trop propre et trop net, peut-être…
  
  Véra revint dans l’entrée chercher sa valise et gagna sa chambre. Elle se débarrassa de son chapeau, de son manteau, puis de ses souliers qui lui faisaient mal aux pieds. Elle se répétait qu’elle ne devrait faire aucun reproche à Rocky. Elle était décidée à se montrer, au contraire, très, très gentille.
  
  La jeune femme aperçut le téléphone sur la table de chevet et eut envie d’appeler Helen Haigh, sa meilleure amie. Elle s’assit au bord du lit, composa le numéro. La sonnerie vibra longuement et Véra s’apprêtait à raccrocher lorsqu’Helen Haigh répondit enfin :
  
  — Allô, j’écoute.
  
  D’un ton excédé.
  
  — Allô, chérie ! C’est moi, Véra !
  
  Un silence. Véra eut l’impression que son amie n’avait pas entendue et répéta :
  
  — C’est moi, Véra !… Véra !… Tu es sourde ?
  
  — Je ne suis pas sourde, répondit lentement Helen Haigh. D’où appelles-tu ?
  
  — Mais… de l’appartement… De Lexington… Je viens de rentrer. À l’instant.
  
  — Tu viens de rentrer. Mais… Rocky n’en sait rien.
  
  — J’ai essayé de l’appeler ce matin, il n’a pas répondu. Comme ça, il aura la surprise…
  
  — Et…
  
  Silence.
  
  — Quoi ? demanda Véra, brusquement reprise par l’angoisse.
  
  — Rien. Il sera sûrement très heureux de te revoir.
  
  — L’as-tu rencontré, ces temps-ci ?
  
  — On se téléphonait de temps en temps.
  
  — Il ne t’a pas semblé… bizarre ?
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — Mais qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas comme d’habitude, tu n’as pas l’air heureuse de me savoir là… Helen, tu me caches quelque chose. Rocky était si froid dans ses lettres… Il a une autre femme et tu le sais.
  
  Helen Haigh se mit à rire, mais son rire sonnait faux.
  
  — Rocky a beaucoup de femmes, tu le sais.
  
  — Je ne parle pas de ça.
  
  — Écoute, il faut que je parte. Un rendez-vous important. Je te rappellerai après le dîner et si je peux je passerai te voir. Okay ?
  
  — Okay.
  
  Helen Haigh avait raccroché. Véra Tamvakis en fit autant, d’un geste las. Le démon du doute et de la jalousie l’avait reprise. Helen savait quelque chose et il faudrait bien qu’elle parle.
  
  Véra eut envie d’appeler le bar de Broadway où Rocky avait ses habitudes à l’heure de l’apéritif. Puis elle se ravisa. Elle décida d’éteindre toutes les lumières et de se cacher lorsqu’il arriverait, afin de le surprendre. Elle pensait que ses réactions sous l’effet du choc pourraient lui apprendre beaucoup. Il n’aurait pas le temps de se composer un masque…
  
  
  - : -
  
  Au volant de sa Corvette blanche, Rocky Raymaker pénétra lentement dans le parking de la 53e Rue. Il adressa un signe de la main au gardien noir et passa tout près de la Chevrolet dans laquelle attendaient Kérensky et Hegendörfer ; mais il ne les vit pas.
  
  Il mit son chapeau, releva le col de son imperméable, descendit de la voiture et marcha vers la sortie. Il avait un arrangement au mois avec le gardien qui ne lui donnait jamais de ticket. Les mains dans les poches, il tourna le coin de Lexington.
  
  Il était préoccupé. Quelqu’un lui avait téléphoné le matin même pour lui demander un rendez-vous de la part de Tony, de San Francisco. Rocky n’avait pas vu Tony depuis sept ou huit ans, mais ce n’était pas ça qui l’inquiétait. L’homme, un certain Jack, l’avait appelé chez Helen Haigh, alors que personne ne devait encore savoir…
  
  Quelqu’un lui toucha le bras.
  
  — Hello, Rocky ?… Je suis Jack.
  
  Rocky Raymaker s’immobilisa et regarda le visage souriant de son interlocuteur. Il n’avait jamais vu ce grand type blond aux yeux pâles, aux lèvres minces, au nez long et pointu.
  
  — Comment me connaissez-vous ? demanda-t-il en dégageant son bras.
  
  L’autre accentua son sourire. Ils se remirent à marcher, car ils bouchaient le passage et les gens les bousculaient.
  
  — Je suis à New York depuis huit jours, expliqua Hegendörfer. Tony vous a perdu de vue depuis longtemps et il m’avait recommandé de prendre certaines précautions, enfin… de me renseigner un peu avant de vous approcher.
  
  Il se mit à rire, comme s’il venait de raconter une blague. Raymaker le regarda, étonné.
  
  — Qu’est-ce qu’il craignait, Tony ? questionna-t-il. Que je sois devenu flic ?
  
  Hegendörfer haussa les épaules.
  
  — Je n’en sais rien et je m’en fous. Moi, je fais ce qu’on me dit.
  
  Ils atteignirent la 52e Rue. Hegendörfer balança le buste en demi-rotation pour éviter une baleine de parapluie qui avait un instant menacé son œil. Raymaker se dit que cet homme-là devait être d’une souplesse exceptionnelle et qu’il avait sûrement pratiqué la danse, ou le judo.
  
  — Qu’est-ce qu’il me veut, Tony ? demanda-t-il.
  
  Les feux changèrent. La file de voitures s’immobilisa devant eux et ils furent entraînés par la foule sur le passage clouté. Sur l’autre trottoir, Raymaker constata qu’il n’avait pas obtenu de réponse. Un gros homme à lunettes, aveuglé par la pluie, le bouscula. Raymaker l’insulta. Hegendörfer se remit à rire.
  
  — Bravo ! dit-il. Tony m’avait dit que vous étiez champion du monde d’argot et j’étais un peu étonné de vous entendre parler si correctement…
  
  Raymaker fit rouler ses épaules et le col relevé de son imperméable repoussa le bord de son chapeau.
  
  — J’ai connu un champion du monde de course à pied, répliqua-t-il. Eh bien, excepté sur les stades, je l’ai toujours vu marcher comme tout le monde.
  
  Ils étaient arrivés.
  
  — C’est ici, indiqua Raymaker.
  
  Il s’aperçut que son interlocuteur s’était arrêté avant lui. Ils entrèrent dans l’immeuble. Une jolie blonde, grande et mince, l’allure d’un mannequin, attendait l’ascenseur. Elle sourit à Raymaker.
  
  — Hi ! Rocky…
  
  — Hi ! Debbie…
  
  Elle regarda Hegendörfer, mais Raymaker ne fit pas les présentations. Ils montèrent ensemble dans l’ascenseur. La jeune femme sortit au quatrième étage.
  
  — Qui est-ce ? demanda Hegendörfer. Elle fait partie de la troupe ?
  
  Raymaker prit un air candide.
  
  — Quelle troupe ?
  
  — Ne faites pas l’idiot, Rocky, nous sommes du même bord.
  
  Raymaker hésita brièvement.
  
  — C’est une cover-girl, répondit-il. Elle habite au-dessous de chez moi. On se rencontre de temps en temps. Bonjour, bonsoir, rien de plus.
  
  L’ascenseur s’arrêta de nouveau. Hegendörfer était ennuyé que la locataire du dessous fût maintenant chez elle, mais il se rassura en pensant que l’immeuble était bien insonorisé et que de toute façon cela avait été prévu et jugé sans grande importance.
  
  Raymaker ouvrit la porte de l’appartement, retira la clé, fit passer Hegendörfer, alluma, referma la porte. Il renifla, avec l’impression de sentir le parfum de Véra. Mais ce n’était pas possible. Véra était chez sa mère malade à Chicago et elle ne serait pas rentrée sans prévenir. Et, si elle avait été là, il y aurait eu de la lumière.
  
  — Par ici…
  
  Il conduisit Hegendörfer dans le salon, alluma, puis tira les doubles rideaux devant les fenêtres.
  
  — Quelque chose à boire ? proposa-t-il.
  
  — Non, merci, répondit Hegendörfer en allumant une cigarette.
  
  Raymaker parut surpris, mais n’insista pas. Il était resté devant la fenêtre, près de son bureau placé en angle, face à la porte. Les mains dans les poches, Hegendörfer fit quelques pas vers le centre de la pièce, regardant le tapis de haute laine.
  
  — Vous m’avez demandé tout à l’heure ce que Tony vous voulait… Je vais vous le dire.
  
  Un silence. Raymaker s’approcha du bureau, prit un Burns dans un pot d’opaline, saisit un briquet…
  
  — Vous le savez, je me suis renseigné, continuait Hegendörfer. Vous avez monté à New York le meilleur réseau de call-girls de toute l’Amérique du Nord. C’est vrai ?
  
  Raymaker alluma son cigare, reposa le briquet, regarda Hegendörfer et ne répondit pas. Les deux hommes s’observèrent un instant. La sirène d’une voiture de police domina soudain le grondement de la ville qui leur parvenait assourdi. Comme tous ceux qui vivent en marge des lois, ils étaient habitués à certains bruits et ils tendirent l’oreille, retenant leur souffle, avec un parfait ensemble. La sirène se tut, puis reprit deux secondes plus tard, avec une intensité moindre. Ils comprirent qu’elle s’éloignait et se détendirent. Hegendörfer sourit, sortit une main de sa poche pour ôter sa cigarette de sa bouche et enchaîna :
  
  — Tony estime que les choses se sont bien goupillées pour vous, Rocky, mais que vous n’avez pas les reins assez solides pour tenir longtemps une affaire pareille…
  
  La tension était revenue, accrue, sur le visage de Raymaker.
  
  — Je n’ai rien à foutre des estimations de Tony, répliqua-t-il durement. Qu’il s’occupe de ses oignons.
  
  Hegendörfer souriait toujours. Il retourna la cigarette dans ses doigts, feignant de l’examiner avec intérêt.
  
  — Tony n’est pas un homme que l’on peut envoyer faire foutre comme ça, fit-il remarquer avec une soudaine douceur.
  
  — Je ne suis pas allé le chercher.
  
  — Que ce soit vous qui le cherchiez ou que ce soit lui qui vous cherche ne change rien au problème. Tony a décidé de vous aider à conduire votre affaire et une pareille chance ne se refuse pas.
  
  Raymaker écrasa son cigare dans un cendrier de cristal. Ses doigts tremblaient légèrement et une boule d’angoisse lui pesait sur l’estomac. Il avait longtemps redouté quelque chose comme ça ; mais, à mesure que sa puissance augmentait, cette crainte l’avait quitté.
  
  — À New York, répliqua-t-il, on m’appelle Haymaker (1). Tony n’aurait pas dû l’oublier.
  
  — Tony n’oublie jamais rien. Il sait simplement que l’habit ne fait pas le moine, pas plus qu’un surnom ne fait l’homme. Tony veut prendre une part dans votre affaire et je vous conseille de lui donner ce qu’il veut, de bon gré. Personne ne peut souhaiter faire la guerre à Tony.
  
  — Tony est à Frisco. Ce n’est pas la porte à côté.
  
  — Il enverra du monde.
  
  — Retournez là-bas et dites-lui que je l’emmerde.
  
  Hegendörfer tira une bouffée de sa cigarette et fit deux pas en direction de Raymaker.
  
  — Je ne lui dirai pas ça, Rocky. Ça ne lui plairait pas.
  
  — C’est le cadet de mes soucis.
  
  — Ça deviendrait le majeur.
  
  — Foutez-moi le camp, je vous ai assez vu.
  
  — Okay !…
  
  Hegendörfer, toujours souriant, marcha vers Raymaker, la main tendue. Hegendörfer semblait parfaitement décontracté et inoffensif. Raymaker prit la main tendue sans aucune méfiance, comme pour sceller un accord. L’instant d’après, il se trouva déséquilibré, reçut sous la rotule droite un coup de pied qui le fit hurler, tomba sur les mains…
  
  Hegendörfer avait rompu. À deux mètres, il attendait, goguenard, très sûr de soi. Il ôta la cigarette de ses lèvres et la laissa tomber sur le tapis.
  
  — Tony m’a dit que je ne pouvais pas rentrer sans vous avoir convaincu, reprit-il d’un ton léger. Je le regrette pour vous.
  
  Raymaker se relevait. Son genou droit lui faisait atrocement mal. Il saisit brusquement le lourd cendrier de cristal qui se trouvait derrière lui, sur le bureau, un cendrier de forme triangulaire avec des arêtes vives.
  
  — Je vais vous casser la tête, annonça-t-il.
  
  Il marcha en boitillant sur son adversaire. Son cœur battait à se rompre et la rage lui ôtait toute prudence. Il balança le bras. Hegendörfer para du poing et lança son pied gauche dans le bas-ventre de Raymaker. Sans trop appuyer, car il ne devait pas le mettre hors de combat. Raymaker hurla de nouveau. Le cendrier lui échappa et tomba sur le tapis, que la cigarette de Hegendörfer était en train de brûler.
  
  Plié en deux, Raymaker recula jusqu’au bureau sur lequel il s’appuya. Hegendörfer le rejoignit, le saisit par les cheveux et le gifla.
  
  — Pauvre couillon, dit-il.
  
  Et il se mit à le frapper, à coups de poing démon (2), de coude et de genou, aux endroits les plus sensibles, sans jamais appuyer. Affolé, Raymaker ne cherchait même plus à riposter. Il essayait seulement de parer les coups, mais sans aucun succès. Finalement, Hegendörfer le coinça plié en deux sur le bureau et le déculotta. Il voulait l’humilier autant que cela était possible, le pousser à bout, jusqu’au désir incoercible de tuer. Il lui expliqua longuement ce qu’il allait lui faire, avec un grand luxe de détails, et lui annonça qu’il le tuerait ensuite. Ainsi, le grand Raymaker – pardon, Haymaker – aurait l’honneur des premières pages qui annonceraient sa mort, une mort particulièrement ignominieuse et déshonorante…
  
  — À moins que vous ne préfériez, mon cher Rocky, accepter de bon cœur Tony comme associé.
  
  — J’accepte, bredouilla Raymaker.
  
  — Okay. Je suis content de vous voir si raisonnable. D’ailleurs, j’ai oublié de vous dire que les exigences de Tony sont parfaitement correctes. Il demande seulement quatre-vingt-dix pour cent de l’affaire, avec une caution de vingt mille dollars à verser tout de suite… par vous, évidemment.
  
  Il l’aida à contourner le bureau et le posa dans le fauteuil.
  
  — Vous allez me signer maintenant un petit papier. Mais, auparavant, je vais vous donner un peu de remontant. J’ai l’impression que vous en avez besoin… Vous avez du whisky quelque part ?
  
  Raymaker ne répondit pas tout de suite. Il semblait hébété, mais Hegendörfer aurait parié qu’il n’en était rien. Raymaker savait depuis un instant qu’il n’avait plus rien à perdre et il devait donc normalement jouer le quitte ou double à la première occasion. Hegendörfer allait répéter la question lorsque Raymaker montra enfin d’un signe de tête un meuble chinois, à gauche de la porte.
  
  Hegendörfer pivota souplement et marcha jusqu’au meuble, tournant le dos à son adversaire. Les muscles contractés, il entendit un tiroir qui glissait doucement… Il ouvrit les portes du meuble, trouva une bouteille de whisky et la saisit sans se presser.
  
  Il entendit le clic-clac du 22 LR armé par Raymaker. Il retint sa respiration, mais rien ne se produisait. Il prit un verre et se retourna lentement. Il ne pouvait attendre davantage sans éveiller les soupçons de l’autre…
  
  Raymaker était tassé dans le fauteuil, le souffle court et rapide, les yeux à demi fermés. Son bras gauche pendait librement, le droit avait une inclinaison différente. Hegendörfer pensa que Raymaker ne se sentait pas suffisamment assuré pour tirer à cinq mètres et qu’il préférait le faire à bout portant…
  
  Hegendörfer aurait préféré à cinq mètres ; mais, puisqu’il n’y avait aucun moyen de faire autrement, il y alla, le cœur serré d’appréhension, mais conservant néanmoins une apparente désinvolture. Il atteignit le bureau, posa le verre, déboucha la bouteille…
  
  Raymaker leva son bras droit et ouvrit le feu alors que l’alcool commençait de couler dans le verre. Hegendörfer accusa violemment le premier coup et lâcha la bouteille pour porter ses mains à sa poitrine. Les autres coups le secouèrent avec moins de force. La bouche ouverte, les yeux révulsés, il s’écroula lentement sur place et se répandit sur le tapis…
  
  Raymaker ne le voyait plus. Sa main armée tomba sur le bureau. Puis il remit le pistolet encore fumant dans le tiroir qu’il referma. Il tremblait. Il venait de tuer un homme, pour la première fois de sa vie, et il devinait obscurément que ce meurtre allait avoir de profondes et graves répercussions sur son avenir. Il se pencha et le mouvement lui fit découvrir un bras de sa victime, main ouverte, paume en l’air. Une main inerte, qui ne bougerait jamais plus.
  
  Il attrapa le verre et but le peu d’alcool qui s’y trouvait. Puis il essaya de se lever ; mais ses jambes lui refusèrent tout service.
  
  Il ferma les yeux, vida ses poumons, les remplit lentement, recommença. Lorsqu’il rouvrit les yeux, un homme qu’il ne connaissait pas se tenait immobile dans l’encadrement de la porte…
  
  C’était un homme dans la force de l’âge, grand, solide, vêtu d’un imperméable beige à manches raglan et coiffé d’un chapeau de même couleur.
  
  Il ôta ce chapeau tout dégoulinant d’eau, découvrant des cheveux poivre et sel coupés très court et des oreilles passablement décollées.
  
  — Excusez-moi, dit-il poliment. J’ai l’impression de tomber comme mars en carême…
  
  Raymaker le considérait avec stupéfaction, mais sans réagir.
  
  — Vous êtes Rocky Raymaker, enchaîna Thadéus Kérensky, je vous reconnais. Je suis Jack… Et c’est Tony qui m’envoie.
  
  Il fit quelques pas en avant.
  
  — Qui est-ce ? demanda-t-il avec un mouvement de tête vers le corps allongé sur le tapis. Un de vos amis ?
  
  Raymaker déglutit péniblement et retrouva enfin l’usage de la parole.
  
  — Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ici ?
  
  — Je vous l’ai dit. Mon nom est Jack et je viens de la part de Tony. C’est moi qui vous ai téléphoné ce matin chez miss Helen Haigh…
  
  Raymaker secoua la tête comme un boxeur sonné.
  
  — Ce type aussi s’appelait Jack et il venait aussi de la part de Tony… C’est du moins ce qu’il prétendait.
  
  — Oh ! fit Kérensky.
  
  Il avança encore, sortit une paire de gants de la poche de son imperméable et mit un genou à terre auprès du corps qu’il entreprit de fouiller.
  
  Raymaker ne voyait plus, par-dessus le bureau, que la tête et les épaules du nouveau venu. Il essaya encore de se lever et il y parvint. Appuyé d’une main sur le bureau, il le contourna en boitillant.
  
  Kérensky tenait entre ses doigts gantés une plaque du FBI.
  
  — Eh bien, dit-il doucement, j’ai l’impression que vous avez gagné le gros lot. Descendre un G. man (3), ce n’est pas à la portée de tout le monde. Cela dit, et le coup de chapeau tiré, je n’aimerais pas être dans votre peau… Vous sentez le grillé, mon vieux, c’est moi qui vous le dis.
  
  Accroché au bureau comme à une bouée de sauvetage, Raymaker en oubliait ses douleurs physiques.
  
  — Un G. man ? répéta-t-il.
  
  Sur un ton de totale incrédulité.
  
  — Aucun doute là-dessus, mon vieux.
  
  — Et… il est mort ?
  
  — Aucun doute là-dessus, mon vieux.
  
  — Seigneur ! gémit Raymaker.
  
  — Le Seigneur n’y peut plus rien, répliqua Kérensky. Mais moi, je peux sans doute vous aider.
  
  Il remit la plaque dans la poche de Hegendörfer, puis se redressa.
  
  — Faites-moi confiance, suggéra-t-il. J’ai arrangé pas mal de coups dans le même genre depuis que j’ai quitté l’école… La première chose à faire est de sortir ce gars-là d’ici. Et vite. Avant que ses copains ne s’inquiètent…
  
  Avec une grande autorité, Kérensky roula Hegendörfer dans le tapis, puis chargea le colis ainsi formé sur son épaule.
  
  — Qu’est-ce que vous allez faire ? s’inquiéta Raymaker. Vous n’avez pas l’intention de le descendre maintenant ? À cette heure-ci ?
  
  — J’ai cette intention, monsieur Raymaker. Et je vous garantis qu’il est beaucoup moins dangereux de descendre ce paquet-là maintenant que plus tard dans la nuit… Ma voiture est garée tout à côté. Je fourre ça dans le coffre et je reviens. Attendez-moi…
  
  Il marcha vers la porte.
  
  — Prenez donc trois ou quatre comprimés d’aspirine… Ça ne peut pas vous faire de mal. Oh ! J’allais oublier… Donnez-moi l’arme du crime. Je la jetterai dans l’Hudson, avec le corps…
  
  Il fit demi-tour, gêné par son fardeau. Raymaker se déplaça péniblement, prit le 22 LR dans le tiroir et le remit à Kérensky qui le glissa dans une poche. Appuyé sur le bureau, Raymaker regarda son étrange visiteur emporter sa victime. Il se sentait complètement dépassé par les événements et ne cherchait même plus à comprendre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  Véra Tamvakis entendit claquer la porte du palier. Elle était glacée et incapable de remuer, même un cil. Elle ne pensait même plus.
  
  Raymaker bougea dans le living. Elle l’entendit décrocher le téléphone, former lentement un numéro, puis le son de sa voix, décomposée, méconnaissable :
  
  — Allô, Helen… Allô… Helen ?… C’est moi, Rocky… Allô !… Vous êtes bien Helen Haigh ?… Rocky !… Oui, excuse-moi, ma chérie… Il m’arrive… Il m’arrive une chose épouvantable… J’ai tué quelqu’un… Mais non ! Pas… Véra… C’est pire. Je t’expliquerai… Écoute, il faut que je te voie. J’ai besoin de toi… Moi aussi, je t’aime… Oui… Oui… Mais chez moi, Lexington… Véra ?… Non, je ne l’ai pas vue… Elle t’a téléphoné ?… D’ici ?… À quelle heure ? Elle a dû repartir… Peut-être a-t-elle cru que j’étais au Stash, comme tous les soirs… Écoute… Dans une heure, au Saint-Anthony, d’accord ?… Non, je préfère pas, je t’expliquerai… À tout à l’heure, ma chérie… Je t’aime.
  
  
  
  Clac !
  
  Dans l’obscurité de la chambre, Véra craignait que son cœur ne s’arrêtât définitivement de battre. Ainsi, c’était ça… Helen, sa meilleure amie… Que l’histoire fût classique ne lui était d’aucun soulagement. Elle entendit Rocky se déplacer de nouveau. Les pas se rapprochaient… Elle sortit du fauteuil qui la soutenait et alla se placer derrière la porte. Elle respirait difficilement, son cœur lui faisait mal et un gong sonnait à la volée dans son crâne.
  
  Le battant s’ouvrit, se rabattit sur elle. Sans refermer, Raymaker alluma le plafonnier. Il fit deux pas et s’immobilisa. Sans doute venait-il d’apercevoir la lourde valise au pied du lit. Il appela, sans grande conviction :
  
  — Véra !… Véra ?
  
  L’eût-elle voulu, elle était bien incapable de répondre. Il repartit, claudiquant, vers la salle de bains. Sans doute était-il persuadé maintenant qu’elle était sortie pour le chercher au Stash, sur Broadway.
  
  Il fouillait dans la pharmacie, probablement à la recherche d’un tube d’aspirine. Véra, cédant à une impulsion irraisonnée, sortit de derrière la porte et passa dans le couloir.
  
  En d’autres circonstances, elle eût presque sûrement bondi sur Rocky pour lui arracher les yeux. Mais il y avait eu ce drame inexplicable. Et Véra ne voulait pas être mêlée en quoi que ce fût au meurtre d’un G. man. Elle n’avait plus qu’une envie : fuir, fuir le plus loin possible.
  
  Elle se tenait près de la porte palière lorsqu’elle s’avisa qu’elle était en robe et sans chaussures. Elle avait rangé son manteau et ses escarpins dans la penderie de la chambre, dès son arrivée, et elle ne pouvait retourner les chercher sans attirer l’attention de Rocky.
  
  Il y avait près de l’entrée, jouxtant le salon, une autre chambre où n’entrait guère que la femme de ménage. Véra y avait dormi trois fois en deux ans, à la suite de disputes plus ou moins violentes avec Rocky. Autrement, Véra n’utilisait cette chambre que comme débarras, pour y ranger les affaires qu’elle ne mettait plus.
  
  Elle entra, repoussa la porte. Les volets n’étaient pas fermés et les lumières de la ville pénétraient dans la pièce, donnant une clarté suffisante pour distinguer les objets…
  
  
  - : -
  
  Le tapis plié en huit sous son bras, Hegendörfer marchait près de Kérensky. Ils étaient dans Lexington, au coin de la 52e. Hegendörfer se tenait un peu penché en avant et son visage était contracté.
  
  — Vous souffrez vraiment ? demanda pour la seconde fois Kérensky.
  
  — Je pensais bien qu’à moins d’un mètre j’allais encaisser… Mais tout de même pas à ce point-là. Quel est l’imbécile qui a fabriqué ça ?
  
  — Il fallait qu’elles pètent comme des vraies, mais les balles étaient bien en carton bouilli, je vous le garantis.
  
  — Alors, il aurait fallu les faire bouillir une heure de plus.
  
  Ils étaient bousculés sans arrêt par la foule et Hegendörfer éprouvait des difficultés à conserver le tapis sous son bras.
  
  — Il faut que je remonte, dit Kérensky. Débarrassez-vous de ça comme prévu et rentrez chez vous. À bientôt.
  
  — Amusez-vous bien, répliqua Hegendörfer. Kérensky fit demi-tour. Quelques secondes plus tard, les feux passèrent au rouge sur la 52e et Hegendörfer traversa.
  
  
  - : -
  
  Véra était chaussée. Elle enfila un manteau à col de fourrure, non sans penser qu’il était de coupe démodée et qu’elle serait ridicule. Elle n’osa pas chercher un chapeau.
  
  Elle rouvrait doucement la porte lorsqu’elle entendit Raymaker qui revenait en traînant la jambe. Elle referma et s’adossa à la porte, le cœur battant la chamade. Cet homme qu’elle avait tant aimé et qui l’avait sûrement aimée aussi était soudain devenu son ennemi, comme par un coup de baguette magique. Elle était encore trop choquée pour réfléchir à cette situation étonnante. Elle ne savait qu’une chose : elle voulait se sauver et elle ne reverrait plus jamais Rocky.
  
  Elle restait là, paralysée, incapable de se décider à rouvrir la porte. Elle n’entendait plus rien et ce silence l’effrayait plus que tout.
  
  L’ascenseur montait. Il s’arrêta sur le palier. La porte claqua doucement… Une clé tourna dans la serrure. Quelqu’un entra dans l’appartement. Le souffle coupé, Véra l’entendit passer dans le couloir, de l’autre côté du battant auquel elle était appuyée. Elle allait entendre aussi tout ce qui allait suivre…
  
  
  - : -
  
  Kérensky entra dans le salon et regarda Raymaker effondré sur un canapé. Kérensky avait un visage grave. Il ôta son chapeau, puis son imperméable, et les posa sur un fauteuil. Raymaker fut choqué de ce sans-gêne, car les vêtements étaient mouillés, mais il ne dit rien.
  
  — C’est fait, annonça Kérensky. J’ai tout mis dans le coffre. Je m’en débarrasserai cette nuit…
  
  Il alla ramasser la bouteille de whisky qui était tombée des mains de Hegendörfer et qui s’était aux trois quarts vidée sous le bureau. Raymaker nota qu’il avait conservé ses gants.
  
  — Maintenant, enchaîna Kérensky, vous allez me raconter ce qui s’est passé avec ce G. man. En deux mots, hein.
  
  Raymaker raconta. Planté devant lui, très attentif, Kérensky écoutait. Lorsque ce fut terminé, il alluma tranquillement une cigarette et dit :
  
  — Si vous voulez mon avis, ce type-là essayait simplement de vous faire reconnaître que vous dirigez un réseau de call-girls. C’était un provocateur.
  
  Reste à savoir pourquoi il s’est recommandé de Tony…
  
  Il parut réfléchir un instant, puis renoncer à trouver une réponse satisfaisante. Il haussa les épaules et reprit :
  
  — Nous nous poserons des questions plus tard. Ce qui compte pour l’instant, c’est de vous tirer de là… Le FBI vous a envoyé un de ses hommes et cet homme ne reviendra pas. Voilà le problème essentiel. Le FBI enverra d’autres hommes. Pas de cadavre, pas de crime. Ils ne vous arrêteront pas tout de suite, mais ils finiront tout de même par avoir votre peau, d’une manière ou d’une autre.
  
  Il fit quelques pas, ramassa le cendrier de cristal sur le parquet, le posa sur le bureau, fit tomber dedans la cendre de sa cigarette.
  
  — Deux solutions, enchaîna-t-il. Vous ne bougez pas, vous jouez les ignorants, vous jurez que vous n’avez jamais vu ce type… Et vous arriverez ainsi à retarder l’échéance, de quinze jours, d’un mois, de deux mois, peut-être. Vous serez traqué, harcelé, et vous chuterez immanquablement… Ou bien vous fichez le camp.
  
  Raymaker, accablé, demanda d’une voix lasse :
  
  — Où ?
  
  Kérensky ne répondit pas immédiatement. Raymaker ajouta :
  
  — Si je fiche le camp, je serai aussi traqué et ils finiront par m’avoir tout aussi bien.
  
  — Non, assura Kérensky. J’ai quelque chose à vous proposer. Vous avez entendu parler de Martin et Mitchell ?
  
  Étonné, Raymaker observa Kérensky avec plus d’attention encore.
  
  — Ces matheux de la NASA qui ont filé en Russie ?
  
  — Oui.
  
  — Et alors ?
  
  — Vous pouvez suivre le même chemin, si vous le voulez.
  
  Raymaker resta un moment abasourdi.
  
  — Le même chemin ?… Je ne comprends pas.
  
  — Je vous offre une situation là-bas. Vous vous referez une vie…
  
  — Je n’ai pas envie d’aller vivre en Russie.
  
  — Ce n’est pas aussi mauvais que le prétend la propagande anticommuniste.
  
  — Je le suppose, je ne suis pas idiot. Mais ça ne me plairait pas quand même…
  
  — Patriotisme ?
  
  Un faible sourire retroussa les lèvres de Raymaker.
  
  — J’aime le mode de vie à l’américaine.
  
  Kérensky sourit aussi.
  
  — Je crains que vous n’ayez pas très bien compris… Il s’agit simplement pour vous de savoir ce que vous préférez mourir à l’américaine, ou vivre à la russe. Ce n’est pas plus compliqué que ça.
  
  Raymaker était devenu blême. Ses mains tremblaient de nouveau.
  
  — Je peux aller ailleurs, dans un autre pays…
  
  — Si vous allez dans un pays non communiste, Interpol vous retrouvera et vous serez ramené ici.
  
  Raymaker prit la pochette de sa veste pour essuyer les paumes moites de ses mains.
  
  — Je ne sais rien faire, dit-il. Je ne veux pas travailler en usine…
  
  — Vous vous sous-estimez. Il y a quelque chose que vous connaissez très bien, c’est l’argot.
  
  Raymaker fut secoué d’un rire très bref.
  
  — Vous pensez que j’aurais des clients à Moscou pour prendre des leçons d’argot américain ? Vous rigolez.
  
  — Je ne rigole pas. C’est très sérieux. Il y a un poste à pourvoir dans une école de commerce…
  
  Raymaker bougea ses jambes, changea de position.
  
  — Mais que vient faire Tony dans cette histoire ?
  
  — Rien. Je le connais comme ça, une relation… Je lui ai demandé s’il n’avait pas dans ses connaissances un expert de slang et il m’a parlé de vous. Voilà.
  
  Raymaker regardait Kérensky. Il avait vaguement l’impression d’être la victime d’un coup fourré. Mais ce n’était qu’une impression, rien de plus. Et il était trop sonné par tout ce qui venait de lui arriver pour y comprendre quelque chose.
  
  — De toute façon, admit-il, je n’ai rien à perdre et tout à gagner.
  
  — C’est l’évidence même, appuya Kérensky.
  
  — Que faut-il faire ?
  
  — Vous allez quitter cet appartement dès maintenant et vous installer au Gramercy Park sous le nom de Harry Robert Joss…
  
  — Harry Robert Joss ?
  
  — C’est ça. Là, vous attendrez que l’on prenne contact avec vous.
  
  — Qui, « on » ?
  
  — Un autre que moi. Après ce soir, vous ne me verrez jamais plus.
  
  — Comment saurai-je que j’ai bien affaire à un homme envoyé par vous ?
  
  — Il se présentera sous le nom de Daniel Grant et il vous demandera si vous avez eu récemment des nouvelles de miss Bushkin. Répétez.
  
  Docilement, Raymaker répéta.
  
  — Et après ? s’inquiéta-t-il.
  
  — Ce Daniel Grant vous indiquera la marche à suivre.
  
  Raymaker s’agita de nouveau sur le canapé.
  
  — Je veux bien partir, dit-il, mais pas seul.
  
  — Vous partirez seul ou vous ne partirez pas.
  
  — Je veux emmener miss Helen Haigh. Nous avions décidé de nous marier et…
  
  — Elle vous rejoindra plus tard. Je vous promets de faire le nécessaire.
  
  — Je ne partirai pas sans elle.
  
  Kérensky sourit.
  
  — Eh bien, restez. Elle ira sûrement vous assister quand vous passerez sur la chaise. Ça vous sera d’un grand secours.
  
  Il y eut un silence. Raymaker torturait son mouchoir entre ses doigts tremblants.
  
  — Vous me promettez qu’elle me rejoindra ?
  
  — Je vous le promets.
  
  Raymaker s’essuya le front avec son mouchoir.
  
  — Vous êtes un agent russe ? questionna-t-il. Kérensky sourit.
  
  — Qu’est-ce que vous en pensez ? répliqua-t-il ironique.
  
  
  - : -
  
  Ils étaient sortis. Kérensky avait aidé Raymaker à emplir une valise, puis à porter cette valise. Véra Tamvakis écouta descendre l’ascenseur. Elle était bouleversée, en proie à des sentiments divers qui allaient de la fureur jalouse à la peur animale.
  
  Elle resta longtemps adossée à la porte dans l’obscurité. Puis elle alluma et passa dans le couloir. Progressivement, la peur la quittait, cédant à la jalousie. Elle ne pensait plus qu’à cela : Rocky avait lâchement profité de son absence pour la tromper avec sa meilleure amie. Il aimait Helen et voulait l’emmener avec lui à l’étranger. Eh bien, Véra ne le permettrait pas.
  
  Elle éclaira le living-room et marcha jusqu’au bureau, contournant avec une instinctive répugnance la place vide laissée par le tapis qui avait servi à envelopper la victime de Rocky. Elle décrocha le téléphone et forma le numéro du FBI.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath reposa son verre sans la quitter des yeux. Elle était brune, avec des cheveux courts, merveilleusement jolie. Pendant le dîner, il n’avait pas cessé de la regarder. Un peu agacée tout d’abord par son insistance, elle s’était visiblement appliquée à l’ignorer. Puis elle s’était mise à l’observer par instants, très brefs pour commencer, puis de plus en plus longs. Maintenant, elle ne résistait plus. Et, lorsqu’il arrivait que l’attention d’Hubert fût quelques secondes requise ailleurs, il retrouvait toujours, dès qu’il le recherchait, le regard de la jeune femme braqué sur lui.
  
  Elle quitta brusquement le groupe de femmes qui la retenait jusqu’alors et se dirigea vers le hall. Hubert toucha le bras d’un attaché militaire qui lui racontait depuis cinq minutes une histoire embrouillée à laquelle il ne comprenait rien.
  
  — Excusez-moi, dit-il, je reviens.
  
  Il traversa le salon, suivi par maints regards de femmes qui admiraient son élégance racée et sa démarche souple de grand félin. Dans le hall, deux vieux messieurs décorés discutaient sous une plante verte, noyés dans la fumée de leurs cigares. Un léger toussotement fit lever la tête à Hubert, juste à temps pour apercevoir le bas d’une jupe de dentelle noire et deux jambes ravissantes qui disparurent aussitôt.
  
  Il prit la piste dans l’escalier. À l’étage, un large couloir désert, recouvert d’un épais tapis, desservait les chambres. Une seule porte était entrouverte. Il s’en approcha, regarda par l’entrebâillement, découvrit une pièce luxueuse avec des meubles d’époque et des bleus de Chine anciens, qu’une veilleuse éclairait à peine…
  
  Il poussa la porte, fit un pas en avant. Une autre porte à gauche était entrouverte sur une salle de bains. Il entra dans la chambre, referma derrière lui, marcha sans bruit…
  
  La jeune femme était là. Jupes troussées, elle tirait sur ses bas. Délicieux spectacle, qui fit sourire Hubert. Elle rabattit ses jupes et entreprit de se refaire une beauté devant un miroir.
  
  Il recula et alla s’installer dans une bergère, près des fenêtres que masquaient de lourds rideaux de velours bleu. Il n’attendit pas très longtemps. La jeune femme ressortit, éteignant dans la salle de bains. Elle marchait vers la porte et Hubert comprit qu’elle ne l’avait pas vu et qu’elle ne le verrait pas. Il lança doucement, sur un ton de reproche :
  
  — Vous partez déjà ?
  
  Elle laissa échapper un cri de surprise et se retourna vivement. Il se leva, très à l’aise.
  
  — Je suis navré de vous avoir fait peur.
  
  Il la rejoignit. Elle semblait pétrifiée.
  
  — Mon nom est Hubert Bonisseur de la Bath. Comment vous appelez-vous ?
  
  — Margarita, répondit-elle machinalement, Margarita Lucca (4).
  
  Il lui saisit la main, la retourna et la baisa dans le creux de la paume, tendrement, voluptueusement. Elle frissonna, retira sa main.
  
  — Que faites-vous ici ?
  
  — Je vous ai suivie. J’avais trop envie de vous connaître…
  
  Il marqua un léger temps d’arrêt.
  
  — Vous êtes très belle, dit-il.
  
  Elle battit des cils.
  
  — Vous êtes gentil.
  
  Quelqu’un ouvrit la porte, les aperçut.
  
  — Oh ! Pardon…
  
  Et referma. Elle avait détourné la tête, mais sans émotion apparente.
  
  — Je vous ai compromise, dit-il. Je suis désolé.
  
  Elle semblait de nouveau fascinée.
  
  — Eh bien, il ne vous reste plus qu’à réparer, répliqua-t-elle.
  
  Elle avait une voix chaude et sensuelle. Il lui reprit la main.
  
  — Que dois-je faire ?
  
  — M’emmener loin d’ici. Vous ne trouvez pas que ces gens-là sont terriblement ennuyeux ?
  
  — Quelles gens ?… Je n’ai vu que vous.
  
  Elle rit.
  
  — Vous m’avez beaucoup regardée, en effet. Je me demandais si je n’avais pas un bouton sur le nez.
  
  — Menteuse.
  
  Il posa de nouveau ses lèvres dans le creux de la petite main tout en se disant que ses affaires étaient en bonne voie. Elle frissonna violemment et se rapprocha de lui jusqu’à le toucher.
  
  — Ne m’embrassez pas comme ça, supplia-t-elle. Ce n’est pas loyal.
  
  — Comment dois-je vous embrasser ?
  
  Il la prit aux épaules et l’attira. Elle l’embrassa sur la bouche, très brièvement, puis le repoussa et ouvrit la porte.
  
  — Vous avez une voiture ? s’enquit-elle d’un ton léger.
  
  — Oui.
  
  — Je suis venue en taxi, indiqua-t-elle.
  
  — Eh bien, c’est parfait…
  
  Ils descendirent, prirent leur vestiaire. Il l’aida à mettre son manteau de vison pastel, une jolie pièce, et la prit sous le bras pour sortir.
  
  Un brouillard glacé noyait Pennsylvania Avenue. La chaussée déserte luisait d’humidité, les globes des réverbères ressemblaient à des boules de coton phosphorescent. La jeune femme frissonna, mais pas pour la même raison que précédemment.
  
  — On dirait une ville morte, remarqua-t-elle.
  
  — C’est Washington la nuit.
  
  — Où est votre voiture ?
  
  — À deux pas d’ici.
  
  Il l’entraîna en direction de la Maison-Blanche. Elle se remit à parler de l’ennui qu’elle avait éprouvé durant toute la réception.
  
  — Ces soirées diplomatiques sont toutes les mêmes. Pas une pour racheter l’autre. Quelle heure est-il ?
  
  — À peine minuit.
  
  — Il est encore bien tôt. Qu’est-ce que l’on pourrait faire ? Vous avez une idée ?
  
  — Oui. Je vous emmène chez moi.
  
  — Pour quoi faire ?
  
  — L’amour.
  
  Elle rit.
  
  — Vous êtes rapide.
  
  — Par un temps pareil, c’est la seule chose intelligente à faire, non ?
  
  Elle ne répondit pas. Il aperçut sa voiture, une Jaguar 3 L 4 bleu acier. Il pensait que cette Margarita était une femme comme il les aimait. Ils coucheraient ensemble et ils en tireraient du plaisir. Il ne lui poserait aucune question et lorsqu’ils se quitteraient au matin, il ne saurait d’elle que son nom et les formes et l’odeur de son corps et sa façon de faire l’amour. Rien de plus.
  
  Ils n’étaient plus qu’à cinq mètres de la Jaguar lorsqu’il vit quelque chose bouger à l’intérieur. Quelque chose ou quelqu’un. Ses réflexes conditionnés jouèrent instantanément. Il poussa la jeune femme contre le tronc d’un platane.
  
  — Ne bougez plus, ordonna-t-il.
  
  Il n’était pas armé et commençait à le regretter. La portière de la voiture s’ouvrit. Une voix qu’il connaissait lança :
  
  — Hi ! Vieux garçon… Ce n’est que moi.
  
  Hubert se sentit à la fois soulagé et profondément contrarié. Si Howard était venu l’attendre là, ce n’était sûrement pas pour lui donner les résultats du dernier match de base-ball. Hubert sut qu’il ne coucherait pas avec Margarita et il le regretta, car elle lui plaisait vraiment.
  
  Il fit un pas de côté pour se montrer et regarda Howard prendre pied sur le trottoir.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ?
  
  — Il est arrivé quelque chose à votre mère, vieux garçon. Rien de grave, mais il faut venir tout de suite.
  
  C’était la formule convenue pour une convocation d’urgence en présence d’étrangers.
  
  — Vous êtes venu comment ? demanda Hubert.
  
  — Avec ma voiture.
  
  Il fit un geste de la main, pouce dressé, par-dessus son épaule. Hubert aperçut la Corvair noire derrière la Jaguar.
  
  — Eh bien, dit-il, vous allez reconduire Mme Lucca chez elle ou à tout autre endroit qu’elle vous indiquera.
  
  — Avec plaisir.
  
  Hubert se retourna vers la jeune femme et lui prit les mains.
  
  — Excusez-moi, chérie, j’espère que nous serons plus heureux la prochaine fois.
  
  — Appelez-moi demain pour me donner des nouvelles de votre mère, répliqua-t-elle. Je suis dans l’annuaire.
  
  Elle retira ses mains, les joignit sur la nuque d’Hubert et se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la bouche.
  
  — À bientôt, murmura-t-elle. À très bientôt.
  
  Elle suivit Howard, qui la fit monter dans la Corvair. Howard revint vers Hubert.
  
  — Le Big Boss vous attend à son bureau. J’ai l’impression que ça chauffe…
  
  — Okay.
  
  Hubert prit le volant de sa Jaguar, lança le moteur et démarra. Il ne pensait déjà plus à Margarita.
  
  
  - : -
  
  Un homme trapu, vêtu de gris, les yeux bleus, les cheveux coupés en brosse, était assis dans le bureau de M. Smith lorsque celui-ci accueillit Hubert.
  
  — Lieutenant Johnson, du FBI, présenta M. Smith. Colonel Hubert Bonisseur de la Bath…
  
  Ils se saluèrent. La porte refermée, M. Smith regagna sa place derrière sa table de travail en forme de haricot.
  
  — Hubert, dit-il, je voudrais que vous écoutiez avec beaucoup d’attention l’histoire que va répéter le lieutenant Johnson… Allez-y, lieutenant.
  
  Hubert se laissa glisser dans un fauteuil proche de celui du G. man, croisa ses longues jambes et se fit tout ouïe. Le lieutenant Johnson, qui appartenait au bureau principal de New York, expliqua qu’il s’était rendu dans la soirée, vers sept heures, au 573 Lexington Avenue, pour répondre à un appel téléphonique provenant d’une certaine Véra Tamvakis. Il répéta ce qu’il avait entendu de la bouche de la jeune femme. Lorsqu’il eut terminé, Hubert demanda :
  
  — Je suppose que vous avez cherché aussitôt si l’un de vos collègues manquait à l’appel ?
  
  — Bien sûr, aucun ne manquait et il n’y avait aucun dossier ouvert nulle part correspondant à ces noms.
  
  — Il s’agit donc d’une mise en scène pour compromettre irrémédiablement Raymaker et le mettre dans une situation telle qu’il ne puisse plus refuser de filer, même en Russie.
  
  — C’est évident.
  
  — Qu’avez-vous fait de la fille ?
  
  — Je lui ai demandé de rester dans l’appartement et de continuer à vivre comme si rien ne s’était passé.
  
  — Je pense qu’elle est en danger, dit Hubert. Normalement, les gens qui ont monté cette affaire doivent neutraliser les deux personnes qui peuvent signaler très rapidement la disparition de Raymaker à la police.
  
  — Je peux la faire protéger.
  
  — Nous verrons cela, intervint M. Smith.
  
  Hubert le regarda.
  
  — Que voulez-vous tirer de ça ?
  
  — Raymaker est bien descendu au Gramercy Park, répliqua-t-il. Le lieutenant a vérifié discrètement.
  
  — Le détective de l’hôtel est un ancien de chez nous, retraité, indiqua le G. man. J’ai pensé que cette affaire pouvait avoir des prolongements susceptibles de vous intéresser. Le patron de New York étant d’accord, nous avons avisé M. Smith et je suis venu en hélicoptère.
  
  — Il est probable que les deux zèbres qui ont joué le premier acte ne se montreront plus, à moins qu’ils ne s’occupent eux-mêmes des femmes… Mais quelqu’un doit joindre Raymaker au Gramercy Park et ça, ça nous intéresse.
  
  Il ôta ses lunettes de myope pour en nettoyer les verres, les remit en place et regarda Hubert.
  
  — Vous allez partir maintenant pour New York avec le lieutenant Johnson, vieux garçon. Le travail consiste à retirer Raymaker de la circulation et à prendre sa place de manière à identifier le contact et à découvrir la filière d’évasion. Je vous laisse carte blanche, comme d’habitude. Vous avez à votre disposition tout le FBI de New York et, ici, une permanence de jour et de nuit que je vais installer dès maintenant. Je pense que nous tenons quelque chose de gros, messieurs.
  
  — C’est aussi mon avis, dit Hubert. Je ne crois pas que ce professeur d’argot soit destiné à une école commerciale de Moscou.
  
  Ils se regardèrent.
  
  — Moi non plus, assura M. Smith. Et je suis sûr que nous avons la même idée.
  
  Hubert se leva. Johnson en fit autant.
  
  — Allons-y, décida Hubert. Le temps travaille contre nous.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath consulta sa montre alors que la voiture tournait le coin de la 23e Rue pour s’engager dans Lexington. Il allait être quatre heures. Hubert regarda Johnson qui conduisait.
  
  — J’espère que votre copain détective sera là, dit-il. Car nous n’avons guère de temps à perdre. Ce genre d’affaire traîne rarement et ils vont sûrement reprendre le contact avec Raymaker dans la matinée.
  
  — Il couche à l’hôtel, répondit le G. man, et je lui ai fait comprendre qu’il ne devait pas en bouger avant que je ne lui ait donné le feu vert.
  
  Johnson avisa une place libre le long du trottoir et y rangea la Chevrolet du service. Le Gramercy Park était devant eux. Ils descendirent, refermèrent doucement les portières. Johnson rejoignit Hubert sur le trottoir luisant d’humidité. Une brume légère estompait les cimes des arbres, qui avaient déjà perdu une partie de leurs feuilles.
  
  — C’est un des endroits de New York les plus romantiques que je connaisse, dit Hubert.
  
  
  
  Ils marchaient de concert, les mains enfoncées dans les poches de leurs imperméables.
  
  — Une fois, continua Hubert, je me suis laissé entraîner à un dîner en l’honneur du trois cent quarantième anniversaire de la mort de Shakespeare. Cela se passait dans un très vieil hôtel particulier, de l’autre côté du parc, au sud. C’était d’un provincialisme absolument étonnant…
  
  — Oui, dit Johnson, on trouve encore des trucs comme ça à New York.
  
  Ils étaient arrivés. Johnson s’arrêta.
  
  — Comment voulez-vous que je vous présente ? demanda-t-il.
  
  — Aucune importance. Max, si vous voulez. Dites simplement que je suis du bâtiment. Pas besoin de préciser.
  
  — Okay, Max.
  
  Ils entrèrent dans le hall de l’hôtel, désert et faiblement éclairé. Le concierge de nuit leur indiqua le chemin à suivre pour gagner l’appartement du détective. C’était au rez-de-chaussée, tout au bout d’un très long couloir. Le concierge avait dû téléphoner car la porte s’ouvrit avant qu’ils n’aient eu le temps de frapper.
  
  Un vieil homme, haut et large, un peu bedonnant, vêtu d’une robe de chambre grenat à brandebourgs, les accueillit. Il avait une belle tête couronnée de cheveux blancs, avec d’étranges yeux verts, le teint coloré et quelques taches de rousseur sur les pommettes. Il sentait le tabac.
  
  — Hi ! Ronnie, lança-t-il. On fait des heures supplémentaires ?
  
  Ronald Johnson poussa Hubert devant lui.
  
  — Je vous présente Max, un gars du bâtiment, lui aussi… C’est Joe MacDougal, Max… Un ancien.
  
  Le détective de l’hôtel referma la porte et les conduisit dans son bureau, attenant à sa chambre. Une table, des fauteuils et des classeurs métalliques constituaient tout l’ameublement, avec un distributeur d’eau fraîche qui n’avait pas servi, visiblement, depuis bien longtemps. Aux murs les plans des différents étages de l’hôtel.
  
  — Asseyez-vous, dit MacDougal. Quelque chose à boire ?
  
  Il sortit d’un classeur une bouteille de bourbon et des verres. Ils trinquèrent. Johnson s’enquit :
  
  — Notre oiseau est toujours là ?
  
  — Je le suppose, dit MacDougal. Il doit dormir bien sagement.
  
  — Il faut que nous lui parlions, enchaîna le G. man, mais nous n’aimerions pas que les voisins puissent entendre. Nous avons pensé que nous pourrions le sortir discrètement de la chambre sans qu’il s’en aperçoive.
  
  Johnson avait dit cela d’un ton détaché, comme quelque chose de parfaitement naturel. Le détective se figea et parut très occupé pendant quelques instants à examiner le fond de son verre qu’il venait de vider d’un trait. Puis il toussa, et se servit une nouvelle rasade qu’il lampa d’une gorgée.
  
  — Précisez, dit-il. J’ai peur de comprendre.
  
  Johnson lui donna les précisions demandées et termina par cette petite phrase destinée à lever les derniers scrupules du détective :
  
  — C’est une affaire qui concerne la sécurité du pays, Joe.
  
  — Je veux bien vous croire, mais je risque ma place.
  
  — Le service vous en trouverait une autre.
  
  — De toute façon, reprit MacDougal, après ce que vous venez de me dire, Ronnie, je ne peux plus refuser.
  
  Il ouvrit un tiroir de sa table, en tira une liste à jour des clients de l’hôtel et alla se planter devant le plan du troisième étage.
  
  — C’est dommage, murmura-t-il. Il est au 324, le 325 est vide, mais il y a une femme au 323…
  
  Johnson s’était levé. Il toucha l’épaule du vieux détective.
  
  — Il faut y aller, Joe, dit-il doucement. Nous avons le feu aux fesses.
  
  Hubert se leva, lui aussi, reposa le verre sur le bureau. Il trouvait ça terriblement long, mais il comprenait qu’une brusquerie exagérée aurait pu faire se cabrer MacDougal.
  
  — Eh bien, allons-y, fit celui-ci.
  
  Sans le moindre enthousiasme. Ils quittèrent le bureau. MacDougal ferma la porte et les entraîna vers un ascenseur de service.
  
  — Vous avez un passe ? questionna Johnson.
  
  — Oui. Dans ma poche.
  
  Hubert ne disait rien. Il pensait que moins le vieux MacDougal ferait attention à lui, moins il aurait de souvenirs et que cela vaudrait mieux pour tout le monde.
  
  Au troisième étage, ils quittèrent la cabine et marchèrent en silence sur l’épais tapis du couloir. Devant la porte du 324, Joe MacDougal remit le passe à Johnson et murmura qu’il préférait rester à l’écart. Le G. man ouvrit lentement la porte et entra dans le vestibule, suivi d’Hubert. Un rai de lumière filtrait sous la seconde porte. Ils écoutèrent… Aucun bruit. Ils pensèrent que Raymaker s’était endormi en oubliant d’éteindre. Johnson sortit son colt Government de calibre 45 et ouvrit la seconde porte en redoublant de précautions…
  
  Le lit, préparé pour la nuit, était vide. Personne ne s’était couché dedans.
  
  
  - : -
  
  Helen Haigh ne dormait pas. Elle était allée au Saint-Anthony, comme le lui avait demandé Rocky. Elle avait attendu au bar jusqu’à huit heures et demie, puis elle était passée au Grill pour dîner. À dix heures, Rocky n’était pas venu et il n’avait pas téléphoné. Helen était rentrée chez elle, au 32 ouest 84e Rue, à deux pas de Central Park.
  
  Elle alluma la lampe de chevet et regarda la pendulette : quatre heures cinq. Elle eut envie de prendre un comprimé de somnifère. Helen avait une séance de photos dans la journée pour un magazine féminin et, si elle ne dormait pas, elle serait affreuse. Elle se leva. Elle était grande et mince et portait un pyjama court qui s’arrêtait au-dessous des genoux. Elle chercha ses chaussons puis se rendit dans la salle de bains. Là, elle pensa que si elle prenait une pilule, le téléphone pourrait sonner sans qu’elle l’entende. Rocky pouvait avoir besoin d’elle. Quoi qu’il eût fait, elle ne pouvait pas le laisser tomber. Elle regardait dans un miroir son mince visage luisant de crème lorsque le téléphone sonna.
  
  Son cœur fit un bond. Elle courut décrocher et dit :
  
  — Allô ? C’est toi, chéri ?
  
  — Oui, répliqua une voix lointaine, étouffée, qu’elle ne reconnut pas.
  
  — Où es-tu ?
  
  Pas de réponse.
  
  — Tu ne peux pas me le dire ?
  
  — Non.
  
  — Tu veux venir chez moi ?
  
  — Non.
  
  — Tu ne peux pas parler ? Il y a quelqu’un près de toi ?
  
  — C’est ça.
  
  — Tu veux que je te pose des questions ?
  
  — Oui.
  
  — Tu as besoin de me voir ?
  
  — Oui.
  
  — Maintenant ?
  
  — Oui.
  
  — Tu veux que je te rejoigne quelque part ?
  
  — Oui.
  
  — Où ?
  
  — Chez moi.
  
  — Lexington ?
  
  — Oui.
  
  — Mais Véra doit y être ?
  
  — … Non.
  
  — Elle est repartie ?
  
  — Oui.
  
  — Bon. Je viens. Le temps de m’habiller… Dans un quart d’heure, vingt minutes.
  
  — Okay.
  
  Elle raccrocha et fit aussitôt passer sa veste du pyjama par-dessus sa tête, découvrant ses seins ronds et durs, en forme de demi-citrons…
  
  Assez loin de là, dans une cabine publique, Thadéus Kérensky raccrocha lui aussi, un sourire ironique éclairant ses yeux gris. Il remit dans sa poche le mouchoir qui lui avait servi à tamiser sa voix et ressortit à l’air libre en pensant qu’il était difficile de trouver plus bête, plus imprudent, plus facile à berner qu’une femme amoureuse.
  
  Il rejoignit sa Chevrolet et prit la direction du 573 Lexington Avenue. Il voulait arriver avant Helen Haigh et il était un peu tracassé par cette allusion à Véra Tamvakis, qu’il croyait encore à Boston.
  
  
  - : -
  
  Hubert et Johnson regardaient le lit vide avec un sentiment de grande déception. Puis Hubert alla jeter un coup d’œil dans la salle de bains. Elle était également vide. Il revint dans la chambre. Johnson finissait d’inspecter les armoires.
  
  — Pas la moindre trace de son passage, fit-il remarquer. Pas de valise, rien. Et dans la salle de bains ?
  
  — Pas la moindre brosse à dents.
  
  Johnson retourna dans le couloir et fit signe à MacDougal de venir les rejoindre. Le détective confirma que le client qui s’était fait inscrire sous le nom de Harry Robert Joss et qui correspondait au signalement de Rocky Raymaker avait bien été installé dans cette chambre 324 et qu’il possédait une valise. Johnson suggéra à l’intention d’Hubert :
  
  — Il a pris peur et il a filé sans attendre que les autres le joignent. Peut-être est-il allé chez cette fille, Helen Chose ? J’ai bien l’impression que cette affaire-là est cuite, mon vieux.
  
  Hubert n’était pas convaincu.
  
  — Vous avez bien dit que le 325 était vide ? demanda-t-il au détective de l’hôtel.
  
  — Oui.
  
  — On va y jeter un coup d’œil.
  
  Il marcha vers la porte de communication. Le verrou n’était pas poussé de ce côté-là. Hubert tourna la poignée et poussa le battant, qui pivota sans bruit, distribuant à mesure la lumière dans la pièce voisine.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? cria une voix enrouée.
  
  Hubert vit l’homme sauter à bas du lit et il sut que c’était Raymaker.
  
  — Ne criez pas, conseilla-t-il doucement. Ne criez surtout pas, nous serions obligés de vous faire taire.
  
  Johnson arrivait, le colt en main. Hubert alluma la lampe de chevet, sans cesser de surveiller étroitement Raymaker qui se tenait debout à moins d’un mètre, à demi mort de peur. Johnson approcha et montra sa plaque du FBI.
  
  — Habillez-vous, dit-il, et suivez-nous de bon gré.
  
  Raymaker regarda la plaque et il parut soudain soulagé d’un grand poids.
  
  — Vous avez fait vite, bredouilla-t-il. Mais je crois que c’est mieux comme ça…
  
  — Sûrement, dit Johnson d’un ton conciliant.
  
  — Je ne voulais pas le tuer, reprit Raymaker. Il m’a frappé, il m’a poussé à bout…
  
  — Nous parlerons de ça plus tard. Habillez-vous…
  
  Raymaker obéit.
  
  
  - : -
  
  Thadéus Kérensky laissa la voiture dans la 51e Rue et revint à pied jusqu’à Lexington. Les mains bien enfoncées dans les poches de son imperméable beige au col relevé, son chapeau incliné sur le front, il sifflotait.
  
  Aussi loin que pouvait porter le regard, Lexington Avenue était déserte. La chaussée luisante brasillait sous les reflets des feux qui clignotaient inlassablement.
  
  Kérensky se sentait bien. Il aimait se promener la nuit dans les villes. Il en retirait un sentiment de puissance qu’il ne pouvait expliquer.
  
  Un chat fouillait dans une poubelle. Une voiture de police passa beaucoup plus haut, sur la 55e, ou la 56e, à grande vitesse. Kérensky ne vit guère que les éclairs bleus lancés par le gyrophare.
  
  Il entra dans l’immeuble et prit l’escalier, craignant que le fonctionnement de l’ascenseur ne réveillât quelqu’un. Il pensa que Hegendörfer lui en voudrait de ne pas lui avoir confié ce travail, mais c’était sans importance. Kérensky, bien qu’il fût directeur de réseau, aimait de temps en temps mettre lui-même la main à la pâte.
  
  Il atteignit le cinquième et sortit les clés de sa poche. Raymaker lui avait demandé comment il était entré, mais la question étant restée sans réponse il n’avait pas insisté. Il était si bouleversé qu’il avait oublié.
  
  Kérensky sourit et tourna la clé dans la serrure. La porte refusa de s’ouvrir.
  
  Il resta un moment immobile, essayant de se rappeler… La minuterie s’éteignit et il fut dans l’obscurité, ce qui le laissa indifférent. Raymaker était sorti le premier, avec sa valise, et c’était lui-même, Kérensky, qui avait tiré la porte. Simplement tiré…
  
  Or le verrou du haut était maintenant engagé.
  
  Kérensky avait aussi un double de la clé du haut. Il pouvait donc entrer, mais il se demandait maintenant ce qu’il allait trouver de l’autre côté.
  
  Véra Tamvakis ? De toute façon, celle-là était aussi à supprimer, car elle pourrait signaler prématurément la disparition de Raymaker.
  
  Kérensky se remit à respirer normalement, un sourire cruel retroussant les coins de sa bouche. Il tenait peut-être l’occasion de faire d’une pierre deux coups…
  
  Il ouvrit et entra sans bruit. Puis il referma de même. Helen Haigh serait sûrement là dans les cinq minutes à venir et il lui fallait donc agir très vite.
  
  Il écouta. Tout était parfaitement silencieux. Il remit les clés dans sa poche et sortit une lampe-briquet qu’il alluma brièvement. Rien n’avait changé. Il fit un pas en avant, puis un autre, se guidant de la main gauche contre le mur. Il avait la disposition des lieux bien en tête et il atteignit ainsi sans difficulté la porte de la chambre.
  
  Il fit passer la lampe dans sa main gauche et saisit la poignée de la droite, plus sûre et plus habile. Il entrouvrit le battant, écouta… perçut le bruit léger d’une respiration.
  
  Il demeura dans cette position un certain temps, éprouvant un plaisir presque sensuel à l’idée qu’il était en train de pénétrer dans la chambre d’une jeune femme endormie et sans défense. Et qu’il fût là pour la tuer et non pas pour la posséder ne changeait rien à son plaisir.
  
  Il franchit le seuil, laissa la porte ouverte, ralluma sa lampe en tamisant la lumière avec ses doigts gantés, juste le temps de situer la position du lit, d’apercevoir une tête brune sur un oreiller blanc, des épaules nues émergeant des draps.
  
  Elle lui tournait le dos, c’était très bien ainsi. Il marcha vers le lit, oppressé, troublé dans sa chair. Des idées salaces jaillissaient et tourbillonnaient dans son esprit. Tout un plan s’échafaudait… Il était le plus fort et si elle criait il pourrait toujours la faire taire d’un atemi bien placé, pas trop appuyé… Il ne la tuerait qu’après.
  
  Helen Haigh !… Il l’avait oubliée. Mais le désir qui s’était emparé de lui était maintenant trop puissant. Il décida qu’il avait le temps, avant que l’autre jeune femme n’arrivât.
  
  Il retira ses gants, sans lâcher sa lampe-briquet, alluma celle-ci et la posa sur la table de chevet, avec les gants.
  
  Le souffle court, il saisit le drap, le souleva et le repoussa lentement vers le pied du lit. Véra Tamvakis était nue, couchée en chien de fusil, dans une position qui accentuait la finesse de sa taille et la richesse de sa hanche. Kérensky tendit les mains. Elle se réveilla, se mit brusquement sur le dos, tournant la tête vers la source de lumière. Elle aperçut Kérensky au-dessus d’elle et cria. Plutôt que de la frapper, il voulut la saisir à la gorge. Mais le mouvement qu’il fit en avant déplaça son centre de gravité. Sous la poussée, la carpette qui était sous ses pieds glissa sur le parquet ciré et il fut obligé de changer la destination de ses mains pour se rattraper. Véra Tamvakis roula de l’autre côté, se redressa aussitôt et fila comme un météore vers la salle de bains.
  
  Elle claquait le verrou lorsque Kérensky parvint à se remettre debout. L’instant d’après, il l’entendit ouvrir la fenêtre et appeler au secours. Pris de panique, il se sauva, oubliant sa lampe-briquet et ses gants…
  
  Arrivé en bas, il se trompa de direction et descendit vers la 50e Rue. Il s’en aperçut au carrefour et décida de faire le tour du bloc pour rejoindre sa voiture laissée dans la 51e. Son cœur battait à se rompre et l’air sifflait dans sa gorge desséchée. Il ne se souvenait pas d’avoir été aussi bouleversé.
  
  Il s’arrêta dans la Troisième Avenue et s’adossa contre un mur. Il était furieux contre lui-même, essayant de comprendre ce qui s’était passé et n’y parvenant pas. Il avait été si fier, jusqu’alors, de sa maîtrise de soi…
  
  Il repartit. C’était la première fois que pareille chose lui arrivait. Il s’était affolé, il avait été saisi de panique. Pourquoi ? Il voulait savoir. Il refusait que cela pût se reproduire. Il admit enfin que s’il ne s’était pas trouvé dans cet état second de désir charnel, le fait que la jeune femme lui eût échappé ne l’aurait pas commotionné de cette façon. D’ailleurs, eût-il été lucide, en possession de tous ses moyens, elle n’aurait pu se sauver.
  
  Il se promit de ne plus jamais se laisser entraîner à semblable erreur. Il y allait de sa liberté, peut-être de sa vie. Le plaisir était une chose et le travail en était une autre. À ne pas mélanger.
  
  Alors qu’il tournait le coin de la 51e, il vit une voiture qui descendait Lexington. Il ne pensa pas que cela pouvait être Helen Haigh.
  
  Et pourtant, c’était elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Ils étaient dans le bureau de Joe MacDougal, auquel Johnson avait demandé de rester dans la chambre 324 afin de parer à toute éventualité, mais en réalité parce que Joe MacDougal ne pouvait être informé de la genèse de l’histoire.
  
  Effondré dans un fauteuil, Rocky Raymaker avait piètre mine. Hubert Bonisseur de la Bath fit un signe à Johnson. Le G. man répondit d’un clin d’œil, alluma tranquillement une cigarette, puis attaqua :
  
  — Raymaker, je suis navré de vous dire ça, mais vous êtes la dernière des andouilles.
  
  Raymaker n’eut aucune réaction. Il baissa simplement la tête pour échapper au regard de Johnson.
  
  — Vous croyez avoir tué ce soir un G. man, hein ? enchaîna Johnson.
  
  Le « croyez » fit froncer les sourcils à Raymaker. Il releva lentement la tête, retenant son souffle, et son regard retrouva celui de Johnson.
  
  — Vous avez été la victime d’un des plus beaux coups fourrés dont j’aie jamais entendu parler, continua le lieutenant du FBI. Vraiment.
  
  Impatienté par ce préambule qu’il jugeait inutile, Hubert fit comprendre d’un signe à Johnson qu’il devait presser le mouvement. Johnson obéit.
  
  — On a essayé de vous faire croire que vous aviez tué un homme du FBI, reprit-il. Je peux vous rassurer : aucun homme du FBI ne manque à l’appel. On a simplement voulu vous mettre dans une situation telle que vous ne puissiez refuser la planche de salut qui vous était offerte.
  
  — Comment savez-vous ça ? s’étonna Raymaker.
  
  Complètement ahuri.
  
  — Nous avions une oreille chez vous ce soir. Je voudrais simplement que vous nous racontiez ce qui s’est passé avant. Nous voulons aussi le signalement précis des deux hommes. Allez-y, mon vieux, nous vous écoutons.
  
  Johnson mit en marche le magnétophone de Joe MacDougal et Raymaker parla. De temps à autre, Johnson ou Hubert demandaient une précision. Ce ne fut pas très long. Hubert intervint :
  
  — Raymaker, on vous a mis le nez dans une vilaine histoire. Nous avons de bonnes raisons de croire que si vous partez en Russie, vous serez employé là-bas à enseigner l’argot et les expressions populaires de notre pays à de futurs agents de renseignement destinés à venir travailler sur le territoire des États-Unis. Raymaker… vous sentez-vous de taille à partir quand même et à vous charger d’une mission qui consisterait par exemple à rapporter, ou à nous faire parvenir les photographies ou les empreintes digitales de tous les élèves qui vous seraient confiés ?
  
  Rocky Raymaker changea de couleur. Il se toucha la poitrine.
  
  — Moi ?
  
  Puis il secoua négativement la tête, avec une force éloquente.
  
  — Je ne crois pas non plus que vous en seriez capable, dit Hubert. Mais, comme nous ne pouvons pas laisser filer une pareille occasion, quelqu’un partira à votre place.
  
  — Qui ? demanda Raymaker.
  
  — Moi, répondit simplement Hubert.
  
  Il passa dans la pièce voisine, appela la permanence mise à sa disposition par M. Smith et demanda qu’un certain Dr Carter lui soit envoyé de toute urgence au Gramercy Park avec un nécessaire de remodelage. Il revint ensuite dans le bureau et dit à Raymaker :
  
  — Maintenant, vous allez me raconter votre vie. Je veux tout savoir de vous, vos manies, vos goûts, vos dégoûts, vos expressions favorites, etc.
  
  
  - : -
  
  Helen Haigh sortit de l’ascenseur au cinquième étage du 573 Lexington Avenue. Elle vit aussitôt la porte entrouverte sur l’appartement obscur et l’angoisse la saisit. Elle resta un moment sur le palier, à regarder ce trou noir qui lui faisait peur, et la lumière s’éteignit.
  
  Elle sursauta violemment et aspira de l’air avec un bruit de soufflet de forge. Puis, fébrilement, au bord de la panique, elle chercha le bouton de la minuterie…
  
  La lumière revenue la rassura. Le cœur battant encore très fort, elle marcha vers la porte, alluma dans le vestibule et appela :
  
  — Rocky !… Rocky !…
  
  Pas de réponse. La jeune femme pensa qu’il était descendu pour une raison quelconque et qu’il avait laissé la porte ouverte afin de lui permettre d’entrer. Helen referma derrière elle et avança… Elle éclairait les pièces l’une après l’autre. Elle était souvent venue dans cet appartement lorsqu’elle n’était encore que la meilleure amie de Véra ; mais c’était la première fois qu’elle y remettait les pieds depuis qu’elle avait pris la place de Véra auprès de Rocky. Et cela lui procurait un étrange sentiment de malaise. Elle avait honte.
  
  Helen atteignit la porte de la chambre, restée grande ouverte, et fut intriguée par une faible lumière qui partait de la table de chevet pour éclairer le lit défait.
  
  La jeune femme alluma le plafonnier et traversa la pièce pour aller voir. Elle vit la lampe-briquet et les gants de peau fine abandonnés par Kérensky… Elle allait prendre la lampe pour l’éteindre lorsque son attention fut attirée par un bruit étrange.
  
  Helen se déplaça, l’oreille tendue, et arriva devant la salle de bains. Elle essaya d’ouvrir, mais le battant résista. Elle écouta encore, crut identifier une respiration haletante, rauque, entrecoupée de claquements de dents. Cela lui rappelait certaine crise de nerfs dont une de ses amies avait été la proie après une séance trop longue de pose pour un photographe.
  
  « Ce n’est pas Rocky, pensa-t-elle. Cela ne peut pas être lui… »
  
  La sonnerie de la porte d’entrée se déclencha juste à cet instant. Elle tressaillit, demeura figée un court instant, puis se dit que cette fois cela devait être Rocky. Elle courut vers le vestibule et demanda :
  
  — C’est toi, Rocky ?
  
  — Sûr ! répondit une voix étouffée.
  
  Elle ouvrit la porte et se trouva nez à nez avec deux colts Government de calibre 45 qui précédaient de peu deux flics en uniforme.
  
  — C’est vous qui avez appelé au secours ? demanda le plus petit.
  
  — Non, bégaya la jeune femme. Vous devez faire erreur…
  
  — Nous allons bien voir, dit le plus grand. Laissez-nous donc jeter un coup d’œil…
  
  Ils l’obligèrent à reculer et entrèrent.
  
  
  - : -
  
  Hubert Bonisseur de la Bath et Rocky Raymaker étaient assis l’un près de l’autre dans le bureau de MacDougal. Debout devant eux, le Dr Carter, spécialiste de chirurgie esthétique et appointé par la CIA, comparait leurs visages. Assis derrière la table de travail, le lieutenant Johnson faisait repasser sur le magnétophone, à l’intention d’Hubert, les confidences de Raymaker.
  
  — Ma mère était une femme très pieuse et très puritaine, disait la voix de Raymaker. Elle s’est évanouie un jour parce qu’elle avait trouvé, dans une bible dont elle m’avait fait cadeau, une photo de femme nue que j’avais découpée dans For Men Only…
  
  Le Dr Carter fit deux pas vers Hubert.
  
  — Ne bougez pas, conseilla-t-il.
  
  Et il se mit à tracer des lignes au crayon gras sur le visage immobile.
  
  — Il n’y aura pas de difficultés, reprit-il. Vous avez la même figure allongée, les oreilles n’ont pas de différences marquées, les yeux ont sensiblement la même forme. On ne pourra pas vous prendre ensuite pour des jumeaux, mais vous pourrez passer n’importe quel contrôle avec les papiers et la photo de l’autre.
  
  — C’est tout ce qu’il me faut, dit Hubert.
  
  — Ne bougez pas…
  
  Il continuait de dessiner et l’on aurait pu croire qu’il maquillait un chef indien pour quelque fête rituelle.
  
  — J’ai fait la guerre de Corée dans l’intendance, répétait le magnétophone. C’est là que j’ai commencé à fournir de jolies filles à des gars pleins de dollars qui s’ennuyaient…
  
  Hubert écoutait le récit de cette vie qu’il devrait connaître par cœur. Le Dr Carter avait reposé le crayon gras et emplissait une grosse seringue avec une substance gélatineuse.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? demanda Hubert. De la paraffine ?
  
  — Non. C’est une nouvelle préparation qui présente l’avantage de ne se résorber que sur commande. Avant, la paraffine se dissolvait lentement et il n’en restait plus aucune trace après un délai variable, parfois quinze jours, parfois deux ou trois mois. Cette précarité limitait forcément la durée des missions. Maintenant, le travail dure autant que l’on veut. Quand vous voudrez reprendre votre apparence normale, vous reviendrez me voir et je vous donnerai des pilules, de simples pilules à prendre matin et soir. En huit jours, vous aurez retrouvé votre belle gueule de prince pirate…
  
  Il avança, la seringue à la main. Hubert respira profondément et relâcha tous ses muscles.
  
  — Vous vous relaxez, c’est très bien, constata le Dr Carter.
  
  — Je me lève habituellement vers midi, disait la voix de Raymaker. Je descends bouffer vers une heure au snack du coin. L’après-midi, je vais voir mes… employées. On fait les comptes. À six heures, je suis au Stash, sur Broadway, jusqu’à huit…
  
  Le téléphone sonna. Le lieutenant Johnson décrocha.
  
  — Allô ?
  
  La voix d’un standardiste résonna dans l’écouteur.
  
  — Allô ?… Ici le bureau central du FBI à New York. Le lieutenant Johnson nous a donné votre numéro comme point de chute…
  
  — Je suis le lieutenant Johnson, accouchez, mon vieux.
  
  — Ne quittez pas…
  
  Johnson allongea le bras pour réduire la puissance du magnétophone. Une autre voix lui frappa le tympan :
  
  — Johnson Keeley… Écoute ça, frère…
  
  Johnson écouta. À aucun moment l’expression de son visage ne se modifia. Finalement, il remercia, dit qu’il informerait le service dès qu’il changerait de secteur et raccrocha. Il redonna de l’intensité au magnétophone et regarda le Dr Carter qui insufflait lentement sa bouillie dans le visage d’Hubert. La voix de Raymaker s’échappait, de nouveau intelligible :
  
  — Je ne bois jamais de bière, ni de cocktails, seulement du bourbon, et je le bois avec de la glace et un peu d’eau gazeuse… Je ne suis pas difficile pour la nourriture, je mange n’importe quoi, à condition que ce soit de la cuisine américaine…
  
  
  - : -
  
  Le Dr Carter était parti. Hubert et Johnson étaient passés dans la chambre de MacDougal après avoir bouclé Raymaker dans le bureau du détective. Hubert se regardait dans un miroir.
  
  — Vous ne pouvez pas vous imaginer combien je me sens mal, dit-il en promenant des doigts prudents sur son visage modifié.
  
  Johnson fit une grimace.
  
  — Je n’aimerais pas être à votre place, mais il faut reconnaître que la ressemblance est frappante. Ce type est un as…
  
  Ils restèrent silencieux pendant quelques secondes, puis Johnson enchaîna :
  
  — On m’a téléphoné du bureau, tout à l’heure. Il s’est passé quelque chose chez Raymaker… C’est pourquoi je ne pouvais pas parler devant lui…
  
  — Je vous avais prévenu, répliqua Hubert. Ils l’ont tuée ?
  
  — Non. Mais ils ont dû essayer… Police-secours a été alerté par des voisins qui avaient entendu une femme hurler. Quand les flics sont arrivés, une femme leur a ouvert, mais c’était Helen Haigh… Véra Tamvakis était enfermée à double tour dans la salle de bains, claquant des dents de terreur. Elle s’était brusquement réveillée dans la nuit et avait vu un homme penché sur elle…
  
  — Un cauchemar ?
  
  — Un cauchemar ne laisse pas ses gants ni sa lampe-briquet sur la table de nuit. La lampe est au labo, il y a des empreintes dessus.
  
  — Et l’autre fille, qu’est-ce qu’elle fichait là ?
  
  — Elle dit que Raymaker lui avait téléphoné pour lui demander de venir le rejoindre à Lexington Avenue… À l’heure qu’elle indique, Raymaker était avec nous.
  
  — Ils ont voulu réunir les deux femmes et les tuer dans l’appartement de Raymaker. Ils auraient fait une mise en scène pour faire croire à un drame de la jalousie.
  
  — C’est ce que tout le monde pense.
  
  — Tout le monde ?
  
  — Au bureau. Ils se sont dépêchés de se faire passer l’affaire par la police municipale. Les deux femmes vont être relâchées, mais elles vont être surveillées discrètement…
  
  — En ce qui concerne Raymaker, reprit Hubert, il faut absolument le retirer de la circulation et le tenir au secret aussi longtemps que je ne serai pas rentré…
  
  — Le FBI ne peut pas s’en charger, objecta Johnson. Nous travaillons dans la légalité et nous ne pouvons pas garder un citoyen contre son gré sans le remettre à la justice avec une inculpation en règle.
  
  — Je le sais bien, dit Hubert. Nous allons téléphoner à la permanence de Washington. Mon service a cette supériorité sur le vôtre qu’il travaille constamment dans l’illégalité. Smith enverra quelqu’un le prendre et ils le mettront au frais… Il ne vous restera plus qu’à oublier l’incident.
  
  — L’intérêt supérieur du pays peut me faire oublier ce qui s’est passé cette nuit…
  
  Johnson souriait.
  
  — Ce qui me chiffonne, reprit Hubert, c’est de penser que Véra Tamvakis est au courant du départ de l’affaire.
  
  — Elle ne parlera pas. Je l’ai entendue moi-même et je lui ai fichu une trouille verte. Elle la bouclera, soyez tranquille. De toute façon, elle ne saura jamais que vous êtes parti à la place de Rocky…
  
  Hubert eut un sourire un peu crispé.
  
  — Je ne suis pas encore parti… Si le type qui doit m’approcher connaît déjà le vrai Raymaker de vue, il ne s’y trompera pas…
  
  — Une chance sur deux ?
  
  — C’est à peu près ce que je pense, en étant très pessimiste, car en raison du compartimentage étroit qui règne dans ce genre d’organisation, il y a en fait peu de chances que le contact à venir connaisse Raymaker autrement que par photo.
  
  Johnson se gratta pensivement la nuque.
  
  — Je ne sais pas ce que je dois vous souhaiter, dit-il. Votre mission me paraît être une sorte de suicide… Je vous admire beaucoup.
  
  Hubert eut un sourire féroce.
  
  — N’achetez pas encore les couronnes. J’ai au moins une bonne raison de revenir vivant : ça ne me plairait pas, mais alors pas du tout, d’être enterré avec cette gueule de maquereau…
  
  — Raymaker est peut-être un maquereau, mais il n’est tout de même pas si moche que ça… Il est même plutôt beau gosse.
  
  — N’insistez pas, trancha Hubert.
  
  Il se tourna vers Johnson.
  
  — Maintenant, il faut que Raymaker me passe tout ce qu’il a dans ses poches, excepté le fric, et puis j’irai m’installer dans sa chambre…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Le téléphone sonna. Hubert ressentit un léger choc au cœur. Il regarda sa montre en allongeant le bras pour décrocher l’appareil. Huit heures dix.
  
  — Allô, dit-il, j’écoute…
  
  — Monsieur Harry Joss ? questionna la standardiste. Ne quittez pas, on vous parle…
  
  — J’écoute, répéta Hubert.
  
  — Allô, reprit une autre voix. Êtes-vous Harry Robert Joss ?
  
  — Oui, répondit Hubert. Je suis Harry Robert Joss.
  
  — Mon nom est Daniel Grant, vous vous souvenez de moi ?
  
  C’était bien ça. Hubert respira profondément.
  
  — Oui, parfaitement.
  
  — Je voulais simplement vous demander si vous aviez eu récemment des nouvelles de miss Bushkin.
  
  — Récemment, non…
  
  Hubert ne savait trop que répondre. S’il fallait en croire Véra Tamvakis et Raymaker, aucune phrase précise de reconnaissance n’avait été prévue et cela lui semblait bizarre. Il savait avec quelle minutie les services de renseignement soviétiques préparaient les rencontres clandestines…
  
  — J’aimerais vous en parler… Pouvez-vous venir me voir à mon bureau ?
  
  — Où ?
  
  — 573 Lexington Avenue, au cinquième étage.
  
  — Quand ?
  
  — Maintenant. Je vous attends. Prenez l’autobus, c’est direct.
  
  — Okay !
  
  L’autre avait déjà raccroché. Hubert en fit autant et il se rendit compte alors seulement que l’adresse indiquée par le pseudo Grant était celle de Raymaker. Il n’en fut que très brièvement troublé. L’invitation à emprunter l’autobus n’était sûrement pas gratuite. On allait le prendre en filature dès la sortie de l’hôtel, s’assurer que personne ne le suivait et l’aborder enfin discrètement en cours de route. Méthode classique.
  
  Hubert alla regarder par la fenêtre. Le temps était maussade. Il enfila l’imperméable de Raymaker et quitta la chambre.
  
  En bas, il déposa la clé sur le bureau du concierge qui, ayant lu le numéro, le rappela alors qu’il marchait déjà vers la porte.
  
  — Monsieur Joss !
  
  Hubert tourna la tête et revint sur ses pas. Le concierge lui remit une enveloppe de papier fort, de couleur brune, qui semblait pleine à craquer.
  
  — Pour vous, monsieur Joss.
  
  Le nom et l’adresse avaient été tapés à la machine, mais le paquet n’était pas venu par la poste.
  
  — Comment est-ce arrivé ? demanda Hubert.
  
  — Un garçon l’a apporté.
  
  — Un garçon ?
  
  — Un jeune garçon, une dizaine d’années.
  
  — Quand ?
  
  — Il y a un quart d’heure…
  
  — Merci.
  
  Hubert s’éloigna et passa dans le salon, vide à cette heure matinale. Il ouvrit l’enveloppe avec la lame d’un canif. Méthode classique, toujours… Le pseudo-Grant, ou quelqu’un d’autre, avait remis le paquet à un enfant dans la rue en lui donnant une pièce, et l’enfant avait déposé le paquet.
  
  Hubert s’assit à une table de correspondance et vida devant lui le contenu de l’enveloppe. Il remarqua tout d’abord un passeport US au nom de Richard Anthony Lamberton, né le 28 mars 1925 à Chicago, directeur commercial, domicilié à New York, 443 Septième Avenue ; un permis de conduire au même nom, une carte de crédit, divers papiers d’affaires… Les trois premiers documents étaient munis d’une photo d’identité représentant la tête de Raymaker.
  
  Hubert trouva encore vingt billets de vingt dollars, un ticket d’avion New York-Miami, une réservation d’une agence de voyage pour une chambre à l’hôtel Belmar à Miami. Il chercha les dates : les deux réservations étaient pour le jour même et l’avion partait à onze heures.
  
  Enfin, une feuille de papier avec un texte dactylographié :
  
  Mettez vos vieux papiers dans votre valise et quittez l’hôtel. Portez votre valise à la consigne automatique de Grand Central et jetez la clé dans un égout. Achetez du linge neuf, pour trois jours, et une valise légère pour le transporter. Prenez l’avion. Un ami vous abordera dès que possible au Belmar. Brûlez ce papier, écrasez les cendres et faites-les passer dans un lavabo.
  
  Hubert remit le tout dans l’enveloppe et fourra celle-ci dans une poche de l’imperméable. Puis il retourna prendre la clé de la chambre et demanda qu’on veuille bien lui préparer sa note immédiatement…
  
  Il était bien décidé à suivre scrupuleusement les indications qui venaient de lui être données. Il avait d’ailleurs exigé de n’être l’objet d’aucune surveillance, d’aucune protection. Il devait jouer le jeu exactement comme l’aurait joué Raymaker…
  
  
  - : -
  
  Vautré dans un fauteuil, l’air accablé, Rocky Raymaker venait d’allumer une cigarette. Il regarda autour de lui le décor vieillot du salon. C’était un appartement au troisième étage d’une vieille maison en brique rouge de la pointe de Manhattan. Raymaker n’avait pu lire le nom de la rue, mais ils étaient passés près de l’Hôtel de Ville de New York et n’avaient pas franchi Fulton Street.
  
  Johnson entra dans le salon. Il paraissait fatigué et ennuyé.
  
  — Qu’est-ce qu’on attend ? grogna Raymaker.
  
  — Quelqu’un des services spéciaux va venir vous prendre en charge. Il restera avec vous, ici, jusqu’à ce soir. Vous partirez probablement au milieu de la nuit pour une destination inconnue. Vous serez gardé au secret, c’est obligatoire.
  
  — Pendant combien de temps ?
  
  — Je ne sais pas. Personne n’en sait rien. Deux mois, six mois, un an peut-être…
  
  — Et si je refuse ?
  
  Johnson se planta devant Raymaker, alluma tranquillement une cigarette et dit sans regarder son interlocuteur :
  
  — Vous ne pouvez pas refuser.
  
  Raymaker s’agita dans le fauteuil et murmura en distillant du fiel :
  
  — Vous êtes une belle bande de salauds.
  
  Johnson sourit. Il remit son briquet dans sa poche et fixa Raymaker, droit dans les yeux.
  
  — Lorsque la sécurité d’un pays comme le nôtre est en jeu, répliqua-t-il très doucement, la vie d’un petit maquereau de votre espèce ne compte pas, ne peut pas compter. Essayez de comprendre que nous sommes très gentils avec vous. La solution la plus simple, la moins coûteuse et la moins dangereuse serait de vous supprimer et de faire disparaître votre cadavre. Pour une organisation aussi puissante que la CIA, cela ne poserait vraiment aucun problème.
  
  Au lieu de ça, ils vont vous offrir des vacances aux frais de la princesse… De quoi vous plaignez-vous ?
  
  Raymaker soupira, puis se leva brusquement, incapable de contenir sa nervosité.
  
  — J’étais fiancé, dit-il, je devais me marier. Si Helen vient avec moi, je veux bien aller n’importe où. Mais pas sans elle.
  
  Johnson haussa les épaules.
  
  — Je crains que cela ne soit impossible. On ne peut pas mettre une femme dans une histoire pareille. Soyez raisonnable. Si elle vous aime, elle vous attendra…
  
  Le visage de Raymaker se crispa et Johnson, qui l’observait, pensa que tout ne serait peut-être pas si facile et que l’existence de cette Helen Haigh allait sûrement poser des problèmes aux gens de la CIA.
  
  La sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre. Trois longs, deux courts, un long. Johnson laissa échapper un soupir de soulagement et quitta le salon pour gagner l’entrée. Un système optique permettait de voir le palier sans ouvrir. Johnson regarda et vit un homme de taille moyenne, d’aspect quelconque, coiffé d’un feutre gris et vêtu d’un imperméable de même couleur.
  
  — Qui est là ?
  
  L’homme approcha son visage du battant et Johnson le vit se déformer de façon grotesque.
  
  — C’est Frankie, le cousin de Suzan.
  
  Johnson ouvrit, le laissa entrer, referma soigneusement.
  
  — Je me demandais si vous alliez arriver, dit-il avec une nuance de reproche.
  
  L’autre répondit avec mauvaise humeur :
  
  — Je fais ce qu’on me dit de faire et je ne peux pas le faire avant qu’on me l’ait dit.
  
  — Okay, Frankie ! répliqua Johnson. Votre client est dans le salon. Vous l’emmenez maintenant ?
  
  — Non, la nuit prochaine.
  
  — C’est bien ce que je supposais. Écoutez…
  
  Johnson baissa la voix.
  
  — Ce type à une fille dans la peau et ça le travaille. Alors, ouvrez l’œil et le bon, hein ?… Pas besoin de vous faire un dessin.
  
  L’homme de la CIA haussa les épaules.
  
  — Pas du tout l’intention de me compliquer la vie, répliqua-t-il. S’il me casse les pieds, je lui colle quelques gouttes de somnifère dans un whisky et il me foutra la paix…
  
  Johnson jeta un regard vers la porte du salon et il crut voir une ombre se déplacer.
  
  — Parlez plus bas, murmura-t-il d’un ton fâché.
  
  L’autre haussa de nouveau les épaules.
  
  — Qu’est-ce que ça peut bien foutre ? riposta-t-il.
  
  Agressif.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Six heures trente. Helen Haigh relisait pour la troisième fois le télégramme qu’elle venait de trouver sous sa porte en rentrant :
  
  
  
  OBLIGÉ M’ABSENTER QUELQUES JOURS NE T’INQUIÈTE PAS TENDREMENT. ROCKY.
  
  
  
  Elle posa le papier sur le meuble bas d’inspiration chinoise qui garnissait le vestibule et se défit de son imperméable et de son chapeau qu’elle rangea dans la penderie. Elle était mal à l’aise et glacée jusqu’aux os.
  
  La jeune femme se rendit dans la cuisine et avala quelques pilules de vitamine avec de l’eau fraîche. Puis elle décida de prendre un bain très chaud et alla dans sa chambre.
  
  Helen alluma machinalement la télévision, puis passa dans la salle de bains. Elle ouvrit les robinets de la baignoire, régla la température de l’eau, puis revint dans la chambre tout en faisant glisser la fermeture Éclair dans le dos de sa robe…
  
  Elle se sentait affreusement mal. Elle n’avait pas cessé de réfléchir, toute la journée, aux événements de la nuit précédente. Il y avait eu l’appel téléphonique de Véra, puis celui de Rocky, qui prétendait avoir tué un homme, le rendez-vous manqué, puis le second appel de Rocky lui demandant de venir le rejoindre dans l’appartement de Lexington Avenue…
  
  Et cette histoire de fous, là-bas. Véra enfermée dans la salle de bains et à demi morte de peur, les flics, l’enquête de police. On l’avait relâchée au petit jour en lui conseillant curieusement d’oublier cette affaire. Pourquoi oublier ?
  
  Ce qui ne laissait pas de l’intriguer, c’était que personne parmi les policiers ne lui avait parlé de Rocky. Elle-même n’avait signalé que le second appel de son amant, afin de donner une raison à sa venue à Lexington Avenue…
  
  Elle mit sa robe sur un cintre et l’accrocha dans la penderie de la chambre. Puis elle ôta son soutien-gorge et caressa longuement ses seins ronds et durs.
  
  Elle pensait que Véra pouvait savoir quelque chose, mais celle-ci lui avait clairement fait comprendre qu’elle était au courant de ce qui s’était passé avec Rocky pendant son absence et Helen n’osait pas l’appeler pour lui parler.
  
  Elle fit valser ses chaussures sur le tapis et s’assit sur le bord du lit pour retirer ses bas. Elle commençait à se rendre compte que si vraiment Rocky avait tué quelqu’un, tout était fini, de toute façon, entre elle et lui. Ou bien il avait choisi de prendre la fuite et elle n’accepterait jamais de le rejoindre à l’étranger et de partager une vie de proscrit, ou bien il serait arrêté, jugé et condamné à de longues années de prison.
  
  Elle se releva, fit glisser sa culotte jusqu’à terre, la remonta du bout du pied pour la saisir et la lança sur un siège. Puis elle se débarrassa de son porte-jarretelles, se frotta vigoureusement les hanches, que l’élastique avait marquées, et retourna dans la salle de bains.
  
  Un long instant, elle admira dans un miroir les formes de son corps mince et svelte, de ce corps que Rocky ne toucherait vraisemblablement jamais plus. Elle soupira. Elle aimait bien faire l’amour avec Rocky. Ils l’avaient fait pour la première fois quinze jours plus tôt, presque par accident. Ils étaient invités à une party, chez de vagues relations. Ils avaient beaucoup bu. Rocky l’avait ramenée chez elle. Il était monté « pour parler de Véra ». Fatiguée, elle s’était déshabillée dans la salle de bains pendant qu’il lui parlait de la chambre. Il avait mis un disque. Quand elle était revenue, simplement vêtue d’une chemise de nuit extrêmement légère, il l’avait enlacée pour danser. Elle n’avait pas refusé et l’émoi fort sensible de Rocky l’avait troublée. Elle était fatiguée, elle avait trop bu. Elle avait envie d’être câlinée. Il l’avait embrassée, basculée sur le lit, et elle ne s’était pas défendue, au contraire…
  
  Jamais, auparavant, un homme n’avait réussi à l’amener jusqu’au plaisir. Et parce que Rocky avait été le premier, elle avait voulu le garder.
  
  Malgré Véra.
  
  Elle serra fortement ses cuisses l’une contre l’autre, plia les genoux et frissonna, les yeux clos. Une bouffée de chaleur lui monta au visage. Elle tourna le dos au miroir et entra dans la baignoire…
  
  
  - : -
  
  Hubert Bonisseur de la Bath sortit de la baignoire et commença de s’essuyer. Les muscles longs de son corps nu et bronzé jouaient avec la lumière. Il se mit à siffloter une rengaine à la mode.
  
  Il était au Belmar, à Miami, depuis moins d’une demi-heure. Il s’était inscrit sous le nom de Richard Anthony Lamberton et il attendait.
  
  Il se lava les dents, se rasa et s’habilla. Il ne savait trop que faire, ignorant à quel moment on essaierait de prendre contact avec lui. Il pensait que cela ne tarderait pas. Dans une affaire de ce genre, l’intérêt de l’adversaire était d’agir vite, le plus vite possible.
  
  Il prit deux calmants parce que son visage remodelé lui faisait mal. Puis il ouvrit le passeport qu’il avait reçu au Gramercy Park et se mit devant un miroir pour comparer la photographie de la tête de Raymaker avec la sienne… Il n’y avait rien à dire. À moins d’un examen poussé, avec des moyens scientifiques, personne ne pourrait soupçonner la substitution…
  
  Sa montre indiquait huit heures et quelques minutes. Il décida de descendre. En bas, il prévint la réception qu’il allait au bar, puis à la salle à manger, afin qu’on sût où le trouver si quelqu’un le demandait.
  
  À dix heures et demie, en regagnant sa chambre, il trouva sous sa porte une enveloppe fermée, sans aucune indication. Il l’ouvrit et en sortit une feuille dactylographiée :
  
  Chevrolet plaque Floride 258-207 angle Miller Drive et Ludlum Road, papiers et clé sous le tapis. Prendre nationale 1 jusqu’à Hamestead, ensuite la 27, rouler doucement à 30 miles-heure, suivre une voiture qui vous dépassera en utilisant son avertisseur : trois courts, deux longs. Partez maintenant, sans bagage, sans prévenir personne. Brûlez ce papier.
  
  Hubert brûla consciencieusement le papier et fit disparaître les cendres dans le lavabo. Puis il enfila son imperméable et quitta l’hôtel. Aucune instruction ne lui ayant été donnée sur le moyen de locomotion, il prit un taxi et donna l’adresse au chauffeur.
  
  — C’est une longue course, fit remarquer celui-ci, et ça va vous coûter cher.
  
  — Au diable l’avarice, répliqua joyeusement Hubert.
  
  Le chauffeur démarra.
  
  — J’espère pour vous qu’ELLE vaut le déplacement, souhaita-t-il.
  
  
  - : -
  
  M. Smith finit de nettoyer ses lunettes, les remit en place et regarda les représentants du FBI et du Conseil national de sécurité assis en face de lui. L’homme du FBI parlait :
  
  — Nous voudrions savoir pourquoi on nous a empêchés de faire ce qu’il fallait pour identifier tous les maillons de la filière…
  
  M. Smith rangea dans son gousset la petite peau de chamois dont il s’était servi pour nettoyer les verres de ses lunettes.
  
  — Il fallait choisir, répliqua-t-il. Ou bien s’attaquer au réseau adverse sur notre territoire et courir le risque de perdre cette occasion formidable d’envoyer un de nos agents là-bas… Ou bien ne rien faire qui pût compromettre les chances de notre agent d’y arriver.
  
  — Je comprends, dit l’homme du FBI, mais personne chez vous ne veut croire que votre agent, même s’il arrive là-bas, ait la moindre chance d’en revenir.
  
  M. Smith hocha doucement la tête, avec l’air d’une vieille grenouille désabusée.
  
  — L’homme que nous avons mis sur l’affaire a déjà réussi quatre missions en territoire soviétique. Si quelqu’un peut revenir d’une pareille aventure, c’est bien lui, n’en doutez pas.
  
  L’homme du Conseil national de sécurité eut un léger sourire.
  
  — OSS 117, murmura-t-il.
  
  Le représentant du FBI le regarda.
  
  — Un superman, je suppose ?
  
  — Ne croyez pas cela, répliqua M. Smith. C’est un homme très doué aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Il a une très grande expérience du renseignement actif, une intelligence pratique au-dessus de la moyenne et l’instinct de conservation très développé. Ajoutez à cela une grande faculté d’adaptation à n’importe quel milieu, à n’importe quelle situation, une parfaite maîtrise de soi, des réflexes et des muscles entraînés par une longue pratique des arts martiaux… Une bonne dose d’humour, un grand charme personnel… OSS 117 n’est pas un superman, mais c’est tout de même un homme hors-série.
  
  — Et qui bénéficie d’une chance insolente, en plus ? suggéra le représentant du FBI.
  
  M. Smith eut un mouvement d’épaules.
  
  — Il y a des gens comme ça, admit-il. Des gens à qui tout réussit. Alors que d’autres ne peuvent sortir dans la rue sans recevoir des pots de fleurs sur la tête…
  
  L’homme du FBI sortit un papier de sa poche et le consulta.
  
  — Vous savez, dit-il, que nous avons relevé des empreintes sur la lampe-briquet découverte cette nuit chez Raymaker. Ces empreintes appartiennent à un certain Thadéus Kérensky qui se trouvait en Allemagne, dans un camp de prisonniers russes libérés par nos troupes. Kérensky avait refusé de retourner en URSS et demandé asile aux États-Unis. Il a été longtemps employé comme traducteur de russe dans une agence de presse. Depuis quatre ans, il s’occupe d’une feuille hebdomadaire destinée aux réfugiés d’Europe centrale victimes de l’expansion soviétique. Notre service a reçu l’année dernière une lettre anonyme le concernant, qui l’accusait d’être un agent du GRU. Nous l’avons mis sous surveillance pendant un certain temps, mais cela n’a rien donné. Il habite New York, Charles Street, dans Greenwich Village…
  
  Il se tut, replia lentement le papier, puis ajouta :
  
  — Normalement, nous devrions aller le cueillir chez lui au saut du lit et lui demander ce qu’il est allé faire la nuit dernière chez Raymaker… Cela pourrait nous réserver des surprises.
  
  Le représentant du Conseil national de sécurité leva une main en signe de protestation.
  
  — Il n’en est pas question. Laissez-le tranquille jusqu’à ce que nous vous donnions le feu vert. N’y touchez surtout pas sans notre accord formel, vous m’avez bien compris ?
  
  — Je vous ai parfaitement compris, répliqua l’homme du FBI.
  
  Maussade.
  
  
  - : -
  
  Thadéus Kérensky, qui avait pris l’IRT West Side (5) à Christopher Street-7e Avenue, en ressortit à onze heures à Colombus Circle. Il entra dans une cabine téléphonique et appela Helen Haigh. La jeune femme répondit presque aussitôt.
  
  — Excusez-moi de vous déranger, dit Kérensky en déguisant sa voix. Je suis un enquêteur de CBS et je voudrais connaître votre opinion sur le programme que nous vous avons donné ce soir…
  
  Il entendit un soupir excédé. Puis la voix d’Helen Haigh, furieuse.
  
  — Je n’ai pas regardé la télévision ce soir et j’estime que ce n’est pas une heure convenable pour appeler les gens chez eux.
  
  Clac ! Elle avait raccroché. Kérensky en fit autant. Il savait ce qu’il voulait savoir : Helen Haigh était chez elle. Il quitta la station et remonta Central Park noyé de brume, jusqu’à la 84e Rue…
  
  Il avait dans sa poche, bien à l’abri dans une boîte métallique, une seringue hypodermique contenant du curare. Il avait l’intention de s’introduire chez Helen Haigh, de la piquer, puis de faire une mise en scène pour accréditer l’hypothèse d’une mort par électrocution. Et il était bien décidé, cette fois, à conserver le contrôle de ses sens…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Rocky Raymaker regardait l’homme de la CIA compter les points. Ils venaient de terminer une partie de poker et Raymaker s’était arrangé pour perdre. Il mit de la glace et reversa du bourbon dans les deux verres. Puis il rassembla les cartes et en fit un paquet bien uni qu’il posa sur le tapis.
  
  — Vous m’avez drôlement eu, Frankie, dit-il.
  
  Celui-ci le regarda en riant.
  
  — Vous me devez 127 dollars, mon vieux. Je vous fais cadeau des 45 cents qui restent.
  
  Raymaker se souleva sur une fesse et plongea la main dans la poche arrière de son pantalon, où se trouvait son argent. Il compta la somme et poussa les billets vers son adversaire.
  
  — J’espère que vous n’êtes pas marié ? demanda-t-il avec une grimace comique.
  
  — Non, Rocky, non…
  
  Il vida son verre d’un trait, le reposa un peu brutalement, puis appuya ses avant-bras sur la table et regarda Raymaker avec beaucoup d’attention.
  
  — Dans mon métier, on a l’habitude de ne pas poser de questions. Mais on ne m’a pas dit grand-chose sur vous… Pourquoi veut-on vous escamoter, Rocky ?… Vous pouvez me le dire ?
  
  Rocky eut un sourire bon enfant, avec un geste qui signifiait que tout cela n’avait pas grande importance.
  
  — Je me suis trouvé malgré moi dans une histoire où je n’avais rien à foutre, répondit-il, et ces messieurs-vos-patrons ont décidé de m’offrir un mois ou deux de vacances aux frais de la princesse. Après tout, je suis plutôt veinard, hein ?
  
  Frankie rota, alluma une cigarette.
  
  — Vous êtes marié ?
  
  — Je me marie souvent, Frankie. Si souvent que j’ai renoncé depuis longtemps aux cérémonies…
  
  Frankie éclata d’un gros rire.
  
  — Sacré farceur, va ! On m’avait dit que vous aviez une fille dans la peau et que vous en étiez dingue.
  
  Rocky se mit à rire, lui aussi, et se frappa sur les cuisses.
  
  — Celle-là, c’est la meilleure. J’aime les femmes, Frankie, toutes les femmes, mais j’ai horreur des histoires. Quand j’en vois une se mettre à me regarder un peu trop tendrement, je me sauve à toute vitesse…
  
  — Vous avez bien raison, admit Frankie.
  
  Il ôta sa cigarette de sa bouche et ajouta :
  
  — Vous me plaisez, mon vieux. On m’avait dit que j’aurais du mal à vous tenir et j’avais même apporté une ampoule de somnifère pour vous endormir au cas où vous m’auriez un peu trop cassé les pieds… Marrant, hein ?
  
  — Grands dieux ! s’exclama Raymaker. Je ne suis pas dingue, non ?
  
  Frankie repoussa sa chaise et se leva. Ses mouvements n’étaient plus très assurés. Il avait bu beaucoup, sans paraître se rendre compte que Raymaker remplissait son verre plus souvent qu’à son tour.
  
  — Je vais pisser, annonça-t-il.
  
  Le cœur battant, Raymaker le regarda quitter la pièce, puis examina la veste, restée sur le dossier de la chaise. Frankie n’avait sûrement pas mis l’ampoule dans une poche de son pantalon. Elle devait être dans la veste, à la rigueur dans l’imperméable…
  
  Raymaker entendit se refermer la porte des toilettes. Il se leva vivement, sans bruit, contourna la table, fouilla le vêtement… L’ampoule était dans la poche de poitrine, engagée verticalement dans le mouchoir. Raymaker la prit, brisa une extrémité avec le briquet de Frankie, boucha le trou avec son pouce, brisa l’autre extrémité et vida le contenu dans le verre de Frankie.
  
  Il remit l’ampoule vide dans la pochette, exactement dans la même position, balaya de la main les minuscules débris de verre qui scintillaient sur la table et regagna sa place.
  
  Il respira plusieurs fois à fond pour essayer de calmer les battements désordonnés de son cœur. Le bruit de la chasse d’eau le fit sursauter. Frankie reparut en se reboutonnant.
  
  — Ça fait du bien, dit-il avec satisfaction.
  
  Raymaker saisit la bouteille de bourbon d’un geste aussi naturel que possible. Sa main tremblait un peu. Il fit couler l’alcool dans le verre de Frankie.
  
  — Doucement, fit celui-ci. J’ai assez bu comme ça…
  
  Raymaker en mit autant dans son propre verre. Frankie revint s’asseoir, lourdement.
  
  — À quelle heure doit-on partir ? questionna Raymaker.
  
  — À trois heures, mon vieux.
  
  Raymaker consulta sa montre : onze heures et demie.
  
  — Si ça ne vous fait rien, dit-il, je vais me reposer un peu. Je n’ai pas pu fermer l’œil la nuit dernière et je tombe de sommeil… Ciao !
  
  Il cogna son verre contre celui de Frankie et but. L’autre en fit autant. Le somnifère devait être sans saveur, car l’homme de la CIA ne s’aperçut de rien.
  
  Raymaker se leva et alla s’étendre sur un canapé, au fond du salon.
  
  — Je compte sur vous pour me réveiller, lança-t-il.
  
  Frankie se mit à rire et ne répondit pas. Il posa sa cigarette dans le cendrier et reprit les cartes pour faire une réussite…
  
  Raymaker, qui faisait semblant de dormir, le surveillait du coin de l’œil. Deux ou trois minutes s’écoulèrent, puis Frankie se mit à bâiller et à dodeliner de la tête. Il but encore un peu d’alcool, se frictionna les pommettes. Mais le sommeil le gagnait irrésistiblement. Il appela d’une voix pâteuse :
  
  — Eh, Rocky !
  
  Raymaker ne répondit pas.
  
  — Tu dors ? reprit l’employé de la CIA. Eh bien, dors !
  
  L’instant d’après, un soupçon dut assaillir son esprit et il tâta sa poche de poitrine avec ses doigts. Il sentit la protubérance de l’ampoule et cela suffit à le rassurer. Il résista encore un moment, puis sa tête tomba lourdement sur ses avant-bras repliés sur la table.
  
  Raymaker s’astreignit à compter jusqu’à cent. Puis il se leva doucement, sans bruit, et revint vers la table. Frankie dormait profondément, la bouche ouverte. Raymaker prit le crayon posé à côté du bloc-notes et écrivit :
  
  
  
  Je vais faire un tour, mais je vous promets d’être là avant trois heures. Parole d’homme.
  
  Rocky
  
  
  
  Il remit sa veste, enfila son imperméable et quitta discrètement l’appartement en laissant la porte palière entrebâillée. Il avait l’intention de marcher jusqu’à City Hall Park afin de prendre le métro, mais il rencontra un taxi en maraude avant d’y arriver et l’arrêta.
  
  — 32 ouest 84e Rue, dit-il au chauffeur.
  
  — C’est une longue course, répliqua le chauffeur. Ça va vous coûter cher.
  
  — Make it snappy ! répliqua simplement Raymaker (6).
  
  
  - : -
  
  Hubert voyait encore dans le rétroviseur les lumières de Hamestead. Il conduisait lentement, sans dépasser les trente miles-heure qui lui avaient été recommandés. La nuit était belle et la lune éclairait la végétation luxuriante des marais qui bordaient de part et d’autre la route étroite mais en bon état.
  
  Il roula encore un quart d’heure, pendant lequel il ne rencontra qu’une seule voiture remontant vers Miami. Puis, brusquement, des phares s’allumèrent derrière lui, à faible distance.
  
  Il sut immédiatement de quoi il s’agissait. Le conducteur de cette voiture avait dû guetter son passage, arrêté tous feux éteints dans quelque chemin perpendiculaire à la route. Maintenant, il allait se rapprocher suffisamment pour lire le numéro minéralogique de la Chevrolet et…
  
  La distance diminua rapidement, mais au lieu de déboîter pour le dépasser, l’autre voiture se tint derrière lui. Hubert n’eut aucune réaction. Il attendait… L’autre le laissa reprendre un peu d’avance, puis le rattrapa et actionna son avertisseur : trois courts, deux longs. C’était bien ça.
  
  Hubert mit ses phares en code et accéléra pour suivre la voiture qui avait pris la tête. C’était un station-wagon de couleur rouge et il n’y avait qu’une seule personne à bord, un homme coiffé d’un chapeau sombre. Hubert pensa que c’était le premier membre du réseau qu’il apercevait.
  
  Ils roulèrent encore une dizaine de miles, puis l’inconnu fit fonctionner le clignotant de droite et ralentit. Le station-wagon s’engagea sur un chemin en mauvais état. Hubert suivit. C’était plein d’ornières, de fondrières, des trous avaient été bouchés avec de grosses pierres, des passages difficiles renforcés avec des plaques de tôle perforée provenant certainement des surplus de l’Air Force.
  
  Après un quart d’heure de cette gymnastique épuisante, le terrain s’éleva légèrement et devint plus sec. Puis, au détour d’un bosquet d’arbustes que surmontaient çà et là les têtes échevelées de rares cocotiers, une maison apparut.
  
  C’était une bâtisse longue, en bois, peinte en blanc, de style colonial, assez belle de proportions. Elle était obscure et paraissait abandonnée depuis longtemps. Le station-wagon la contourna. Hubert suivit le mouvement et ils arrivèrent sur l’autre façade bordée sur toute la longueur par une véranda.
  
  Le conducteur du station-wagon arrêta son véhicule, éteignit les phares et mit pied à terre. Hubert en fit autant. Ils marchèrent l’un vers l’autre. L’homme était de taille moyenne, large d’épaules, avec la démarche lourde d’un paysan.
  
  — Soyez le bienvenu, dit-il, et appelez-moi Joe.
  
  — Okay, Joe, répliqua Hubert.
  
  — Suivez-moi, reprit Joe. Nous sommes en retard, je vous attendais plus tôt.
  
  Il tourna les talons et partit à pied en s’éloignant de la maison. Ils marchèrent quelques minutes dans un sentier bordé de hautes herbes, puis arrivèrent en vue d’un grand bâtiment dont la toiture avait disparu, sans doute enlevée par quelque tornade. De l’autre côté de ce bâtiment, un avion de tourisme brillait sous le clair de lune.
  
  C’était un appareil à aile haute, monomoteur, à train tricycle, probablement un Lockheed-Azcarate Lasa 60, ce qui étonna Hubert car il s’agissait d’un modèle tout récemment commercialisé.
  
  La portière s’ouvrit, poussée de l’intérieur par un homme que l’obscurité réduisait à une silhouette.
  
  — Voilà votre client, Fred, lança le dénommé Joe. Tout arrive.
  
  Fred grommela quelques mots inintelligibles, puis tendit la main à Hubert pour l’aider à monter.
  
  — Bon voyage ! dit Joe.
  
  Hubert s’installa à la place que lui désignait Fred, lequel referma la portière puis vint prendre les commandes. Hubert vit Joe s’éloigner, puis attendre un peu en retrait. Une grande plaine s’étendait devant l’appareil. Fred lança le moteur, régla le régime au compte-tours et le laissa chauffer…
  
  
  - : -
  
  La dernière lumière qui gênait encore Kérensky s’éteignit. Il attendit une minute, puis quitta l’angle obscur de la cour où il s’était tenu tapi pendant plus d’une heure. Il marcha jusque sous la plate-forme de l’échelle de secours, reconnut soigneusement les lieux, prit ses distances, puis revint en arrière.
  
  Exercice de respiration-décontraction. Il sauta pendant un moment d’un pied sur l’autre pour s’échauffer. Puis il prit son élan et bondit, les bras tendus à la verticale. Suspendu au barreau inférieur, il fit une légère pause, suivie d’une traction et d’un rétablissement impeccable. Sans bruit sur ses semelles de caoutchouc, il se mit à monter, attentif, prêt à s’aplatir si une fenêtre venait à s’éclairer…
  
  Il arriva tout en haut de l’immeuble sans le moindre ennui et prit pied sur la terrasse du studio d’Helen Haigh. Les volets roulants étaient baissés. Il y avait une grande fenêtre à la française, probablement celle de la chambre, et à gauche une autre plus petite et rectangulaire, qu’il supposa être celle d’une salle de bains ou d’une cuisine. Il marcha silencieusement vers cette dernière et sortit de la poche de son imperméable une pince-monseigneur d’acier trempé…
  
  
  - : -
  
  Trop nerveuse, Helen Haigh ne dormait pas. Elle avait en vain essayé toutes les méthodes connues de relaxation. Un claquement sec la fit soudain sursauter. Le souffle coupé, le cœur battant la chamade, elle écouta… Il lui semblait que le bruit s’était produit dans la salle de bains, mais elle n’en était pas sûre.
  
  Ensuite, elle entendit un autre bruit, caractéristique celui-là : la porte palière qui s’ouvrait et se refermait. Glacée de terreur, elle pensa que sa dernière heure était venue. Des pas approchaient dans le living-room, la porte de la chambre s’ouvrit, la lumière jaillit.
  
  Helen Haigh cria, puis reconnut Raymaker. Tout son être tendu se relâcha d’un seul coup.
  
  — Oh ! Rocky…
  
  Il était rouge et semblait en proie à une grande excitation. Il lança son imperméable sur un fauteuil et vint s’asseoir au bord du lit.
  
  — Tu m’as fait peur, reprocha-t-elle.
  
  Il se pencha et la prit dans ses bras pour l’embrasser et cette étreinte d’homme était exactement ce qu’il fallait à Helen. Les mains de Rocky repoussaient les couvertures, descendaient le long de son corps, remontaient sous la chemise de nuit ; et elle trouvait ça merveilleux. Très vite, elle prit une part plus active au débat, aida Rocky à se déshabiller. Il la rejoignit dans le lit et la prit avec une violence presque désespérée, comme s’il avait été convaincu que ce serait la dernière fois…
  
  
  - : -
  
  Sur la terrasse, Kérensky écoutait. Il avait été surpris par la lumière filtrant à travers les lames du volet de la chambre. Puis les bruits qu’il avait entendus l’avaient à la fois rassuré et stupéfié…
  
  Il ne pensa pas un seul instant que l’homme capable d’émouvoir Helen Haigh au point de la faire crier à gorge déployée pouvait être Rocky Raymaker. Il crut que la jeune femme avait un autre amant et il se demanda s’il était encore nécessaire de la supprimer. Il balança un moment et décida qu’il valait mieux, de toute façon.
  
  Le silence était revenu. La lumière s’alluma dans la salle de bains, filtrant par l’intervalle haut de trois doigts que Kérensky avait dégagé en faisant sauter la fermeture du volet. Il se déplaça le long du mur et risqua un œil. Helen Haigh était là, le visage rouge et luisant de sueur, les cheveux collés. Il ne voyait que son buste, mais les mouvements de ses bras indiquaient clairement ce qu’elle était en train de faire.
  
  Lorsqu’elle eut terminé, elle se passa de l’eau sur le visage, s’essuya, puis se brossa les cheveux. Après quoi, elle cria par-dessus son épaule :
  
  — Tu peux venir !
  
  Attentif, Kérensky retenait son souffle. Cinq ou six secondes s’écoulèrent, puis l’amant fit son apparition, aussi rouge, aussi trempé, aussi échevelé qu’elle. Kérensky le reconnut néanmoins et ce fut une des plus grandes surprises de son existence pourtant fertile en incidents de toutes sortes…
  
  Il lui fallut un bon moment pour récupérer. Puis il regarda encore pour se convaincre qu’il n’y avait pas d’erreur. Raymaker avait achevé sa toilette. Il tenait sa maîtresse étroitement enlacée et ils s’embrassaient éperdument. Ensuite Raymaker dit, et Kérensky l’entendit :
  
  — Il faut que je reparte à deux heures un quart, dernier délai. Je vais t’expliquer…
  
  Ils repassèrent dans la chambre. Kérensky glissa le long du mur et tendit l’oreille, mais il ne percevait plus qu’un murmure indistinct. Il battit en retraite, rejoignit l’échelle d’incendie et descendit.
  
  Dans la rue, il consulta sa montre : une heure. Raymaker ne repartirait sûrement pas avant l’heure qu’il avait indiquée. Kérensky avait donc le temps. Il marcha vers le parc, essayant de faire le point…
  
  Il savait peu de choses de la filière que devait suivre Raymaker. Il ignorait par exemple qui devait rencontrer celui-ci au Gramercy Park et quelle devait être la prochaine étape. Mais il était assez informé des méthodes de l’organisation pour avoir la certitude que Raymaker aurait dû se trouver à ce moment le plus loin possible de New York. La réussite de l’opération exigeait que Raymaker n’ait pas le temps de se ressaisir et qu’il soit éloigné très rapidement de son milieu habituel. La venue de Raymaker chez Helen Haigh, plus de trente heures après sa prise en main, était donc anormale.
  
  Deux choses à faire : suivre Raymaker quand il ressortirait afin de savoir où il se rendrait, puis avertir Max, le directeur-résident…
  
  Kérensky trouva la cabine téléphonique qu’il cherchait, glissa une dime dans la fente et composa un numéro. La sonnerie vibra dix fois. Kérensky coupa, remit une dime et recommença. Il entendit décrocher et reconnut la voix de Max.
  
  — Allô ? Qui demandez-vous ?
  
  — M. Humber, de la part de George…
  
  — Je suis M. Humber. Pourquoi me réveillez-vous à une heure pareille ?
  
  — Excusez-moi, mais je viens seulement de rentrer chez moi et j’ai trouvé votre lettre…
  
  — Alors ?
  
  — Je vous demande de prendre patience, monsieur Humber. Mon frère rentre dans trois jours et…
  
  — Allez au diable ! Je n’attendrai pas davantage.
  
  Raccroché. Kérensky en fit autant. Max savait maintenant qu’il était arrivé quelque chose d’important et que Kérensky demandait un rendez-vous trois heures après la communication, c’est-à-dire à quatre heures dix, à l’endroit prévu pour une pareille éventualité.
  
  Kérensky sortit de la cabine et chercha une voiture non fermée qu’il pourrait « emprunter » pour le reste de la nuit. Il pensait à Helen Haigh : cela devait être une chose extraordinaire de faire l’amour avec elle et de réussir à la faire bramer, comme y parvenait Raymaker…
  
  
  - : -
  
  Raymaker se rhabillait. Il avait tout raconté à la jeune femme qui en restait stupéfaite.
  
  — Et voilà, conclut-il en fermant la ceinture de son pantalon. Je ne sais pas où ils vont m’emmener.
  
  — C’est incroyable, murmura Helen Haigh qui était nue sur le lit, appuyée sur un coude. Absolument incroyable ! Je croyais que des histoires comme ça n’existaient que dans les romans.
  
  — Alors, c’est que tu ne lis pas les journaux.
  
  — Je ne lis pas les journaux, reconnut-elle.
  
  Il mit sa cravate, enfila sa veste et vint s’asseoir au bord du lit. Sa main caressa la hanche arrondie de sa maîtresse.
  
  — Tu m’aimes ? demanda-t-il.
  
  — Je t’aime.
  
  — Tu m’attendras ?
  
  — Je t’attendrai.
  
  Il se pencha sur elle et l’embrassa fougueusement. Il s’enflammait de nouveau lorsqu’elle le repoussa :
  
  — Excuse-moi, mon chéri. Mais il est deux heures un quart.
  
  Il se redressa, à contrecœur, la mine boudeuse. Elle se leva, enfila un déshabillé et poussa Raymaker vers la sortie.
  
  — Je pense qu’il faut que j’aie du courage pour deux, dit-elle.
  
  Elle lui donna sa bouche une dernière fois sur le palier, puis rentra chez elle en refermant la porte. Il resta un moment sans bouger, mal à l’aise, ne sachant plus quoi faire. Enfin il appela l’ascenseur et descendit.
  
  Il dut marcher jusqu’au Plazza pour trouver un taxi et il promit un bon pourboire au chauffeur en lui demandant de rouler aussi vite que possible.
  
  Il arriva quelques minutes avant trois heures. Frankie dormait toujours. Raymaker brûla le mot qu’il avait laissé, puis entreprit de réveiller son gardien à grand renfort d’eau froide et de claques sur la figure. Lorsque l’employé de la CIA eut recouvré assez de lucidité, Raymaker lui expliqua qu’il lui avait versé le contenu de l’ampoule, pour lui faire une blague, mais il se garda bien de parler de son escapade. Frankie ne parut à aucun moment trouver la plaisanterie drôle, mais Raymaker devina qu’il n’en dirait rien à personne. Il en fut tout à fait certain lorsque Frankie le menaça des pires représailles si jamais il racontait ça à qui que ce soit, terminant par ces mots significatifs :
  
  — Ce serait un coup à me faire sacquer.
  
  Il était trois heures un quart lorsque la sonnerie de la porte d’entrée vint à propos détendre l’atmosphère.
  
  — On y va, dit Frankie en se glissant dans son imperméable.
  
  Ils y allèrent.
  
  
  - : -
  
  Kérensky reconnut la voiture de Max et vint ranger la sienne immédiatement derrière. Il descendit et rejoignit son chef. La portière refermée, il commença aussitôt son rapport :
  
  — Notre homme a trouvé un taxi au Plazza. Je l’ai suivi. Le taxi l’a déposé au 42 Beekman Street…
  
  — Où est-ce ?
  
  — Dans la ville basse, entre l’Hôtel de Ville et Fulton Street… Il est entré dans la maison. Je n’ai pas pu savoir à quel étage il est allé. Il n’y avait aucune lumière sur la façade. J’ai patienté dix minutes, puis je suis reparti… Voulez-vous que je fasse une enquête discrète dans la matinée ?
  
  — Non, répondit Max. Il est arrivé un pépin et il ne faut plus que tu t’occupes de ça. Laisse tout tomber.
  
  — Et les filles ?
  
  — Je t’ai dit de laisser TOUT tomber.
  
  — C’est vous le patron.
  
  — Sûr, et tâche de ne jamais l’oublier. File, maintenant, et n’essaie plus de reprendre contact avec moi avant que je ne te redonne signe de vie. Sous aucun prétexte. Compris ?
  
  — Compris. Vous croyez que c’est si grave que ça ?
  
  — Oui… Tu vas mener maintenant une vie exemplaire, comme un bon citoyen des États-Unis que tu es. Cesse également de voir Hegendörfer. J’espère qu’il ne sait pas où te joindre ?
  
  — Il ne l’a jamais su.
  
  — Parfait. File, et bonne chance.
  
  La gorge serrée, Kérensky quitta la voiture de Max et partit à pied. Il pouvait maintenant abandonner la voiture volée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  DEUX JOURS APRÈS
  
  Youri Bolchov se leva en bourrant sa pipe et marcha jusqu’à la fenêtre. Il regarda un moment les premiers flocons de neige qui tombaient sur Moscou et une ombre de mélancolie passa sur son visage allongé, aux yeux bruns, aux lèvres minces. Il prit sa pipe entre ses dents, lissa ses cheveux coupés très courts et presque duveteux avec les paumes de ses mains, puis revint jusqu’à son bureau chercher une boîte d’allumettes.
  
  La porte de communication avec le secrétariat s’ouvrit. Un employé entra et vint poser une chemise de carton jaune sur la table.
  
  — C’est important et urgent, indiqua-t-il.
  
  Youri Bolchov le regarda sortir et finit d’allumer sa pipe. Tranquillement, il reprit sa place et ouvrit la chemise. Celle-ci contenait un rapport d’agent qui arrivait tout droit de la section de déchiffrage. Youri Bolchov lut avec beaucoup d’attention :
  
  
  
  ORIGINE : Max, New York.
  
  DESTINATAIRE : Directeur 3e bureau GRU Moscou.
  
  TEXTE : Opération Slang. Rocky Raymaker était encore à New York mercredi deux heures trente A. M. E. S. T. Crois bon de vous signaler ce fait qui me semble anormal. Terminé.
  
  
  
  Youri Bolchov fronça les sourcils. Il appuya sur un des boutons de l’interphone placé à sa droite et se pencha sur l’appareil pour demander :
  
  — Apportez-moi le dossier de l’opération Slang, s’il vous plaît.
  
  Le même employé reparut presque aussitôt avec le dossier qu’il posa devant son chef.
  
  — Je pensais que vous en auriez besoin, expliqua-t-il.
  
  — Merci…
  
  Youri Bolchov ouvrit le dossier et lut les derniers rapports arrivés des États-Unis :
  
  
  
  ORIGINE : Léon, New York.
  
  DESTINATAIRE : Directeur 3e bureau GRU Moscou.
  
  TEXTE : Harry Joss quitté New York ce jour mardi onze heures A. M. E. S. T. destination Miami.
  
  
  
  Et :
  
  
  
  ORIGINE : Joe, Miami.
  
  DESTINATAIRE : Directeur 3e bureau GRU Moscou.
  
  TEXTE : Richard Lamberton quitté Miami ce jour mercredi zéro heure dix minutes E. S. T. destination Cuba.
  
  
  
  Le rapport de Cuba n’était pas encore là, mais c’était sans importance. L’important était que Rocky Raymaker n’avait pu se trouver en même temps à Miami et à New York. Il y avait bien quelque chose d’anormal, Max avait raison.
  
  Youri Bolchov décrocha un téléphone et forma un numéro de deux chiffres pour appeler Oleg Chakhline, le directeur du 2e bureau, chargé de l’instruction des agents et de l’administration des écoles d’entraînement.
  
  — Oleg ?… Youri… Dis donc, tu es au courant de l’opération Slang ?
  
  — Bien sûr. Tu peux même classer ton dossier. Raymaker est arrivé à Vinnitsa depuis une demi-heure. Je viens d’en être informé par téléphone…
  
  — Hum ! fit Bolchov. J’ai bien peur que le dossier ne soit pas classé de sitôt…
  
  Un silence.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Mon type de New York qui s’est occupé de l’affaire me signale que Raymaker était encore là-bas dans la nuit de mercredi à jeudi alors que mon type de Miami m’affirmait qu’il venait de s’envoler à destination de Cuba.
  
  — C’est une histoire de sosies, ou une erreur de date.
  
  — Tu sais, Oleg, mes gars ne sont pas des farfelus… Je pense que nous ferions bien de nous retrouver le plus vite possible chez Makarenko.
  
  — Comme tu voudras, Youri…
  
  
  - : -
  
  Valéri Makarenko était, à cinquante-trois ans, le tout-puissant chef du KRU, c’est-à-dire de la direction du contre-espionnage au MGB, ministère d’État de la Sécurité. C’était un homme très gros, au crâne rasé, qui cultivait avec soin une certaine ressemblance avec M. Khrouchtchev. Il regarda entrer ses deux collègues du GRU, tous deux élégants et racés, très différents de lui. Il les fit asseoir.
  
  — J’espère que vous ne venez pas me faire perdre un temps précieux, grogna-t-il.
  
  Oleg Chakhline, de petite taille, svelte et plutôt beau gosse, expliqua les grandes lignes de l’opération Slang dont le but était de fournir un professeur d’argot américain à l’école d’espionnage de Vinnitsa, qui dépendait de sa direction.
  
  — Notre ami Bolchov a été chargé de l’opération en territoire étranger, puisque c’était de sa compétence, et il vient de recevoir de New York un rapport assez inquiétant.
  
  Bolchov se leva, sortit le dossier de sa serviette et montra les rapports d’exécution à Makarenko.
  
  — On m’a signalé voici une heure que Raymaker était arrivé à Vinnitsa, indiqua Chakhline pour terminer.
  
  Makarenko alluma une cigarette.
  
  — Il ne faut pas s’énerver, dit-il. Quel moyen a-t-on de savoir s’il y a eu substitution de personne ?
  
  — Raymaker a reçu à l’hôtel Gramercy Park de New York de faux papiers établis par nos soins sur lesquels figurent ses véritables empreintes digitales prélevées à son insu, selon les méthodes habituelles, et des photographies d’identité le représentant, que nous avions commandées à son photographe par correspondance. Il me semble que cela doit suffire.
  
  — Parfait, approuva Makarenko. Je vais appeler tout de suite mon représentant à Vinnitsa et lui demander ces deux vérifications…
  
  
  - : -
  
  Hubert Bonisseur de la Bath sortit de la salle de bains et se rhabilla. Il se trouvait à Vinnitsa depuis moins de trois heures, et il se sentait encore abasourdi.
  
  Il retourna dans la salle de bains pour se donner un coup de peigne. Il n’était pas encore habitué à son nouveau visage et cela lui causait un choc chaque fois qu’il l’apercevait dans un miroir…
  
  On frappait à la porte. Hubert alla ouvrir. Un petit homme aux cheveux gris hirsutes, portant lunettes, vêtu d’un costume sombre de coupe américaine, se tenait sur le seuil.
  
  — Bonsoir, dit-il en anglais. Mon nom est Bill, je crois que nous sommes compatriotes… Je suis né à Tucson et j’étais professeur de littérature. Comment allez-vous ?
  
  — Enchanté, répondit Hubert. Mon nom est Richard Lamberton. Comment allez-vous ?
  
  Il s’effaça pour le laisser entrer.
  
  — J’habite aussi dans ce motel, continua le petit homme. Cabine 23. Vous êtes parti depuis longtemps ?
  
  — Avant-hier, via Cuba, Moscou et un aérodrome militaire à une demi-heure d’ici.
  
  — Comment vous a-t-on recruté ?
  
  — J’avais descendu un G. man. Quand on m’a proposé de disparaître, je n’ai pas refusé…
  
  — Oh… Oh !… Comment trouvez-vous le patelin ?
  
  — Pas mal. On se croirait en Alabama…
  
  — Oui… C’est la réplique exacte d’une petite ville américaine type… Tout y est, rien n’y manque (7) Les voitures, les maisons, les motels, les drugstores, les snack-bars, les postes de télévision ou de radio, les juke-boxes, les films, etc., tout est américain. Vous ne serez pas dépaysé.
  
  Hubert se devait de faire l’ignorant.
  
  — Mais pour quelle raison, tout ça ? C’est un parc d’attractions ?
  
  Le petit homme éclata de rire et se plia en deux. Lorsqu’il reprit son sérieux, des larmes coulaient sur ses joues. Il les essuya d’un revers de main.
  
  — Un parc d’attractions ! répéta-t-il. C’est la meilleure de l’année… Écoutez, mon vieux, vous êtes d’une naïveté rare. Vinnitsa est une ville-école pour les diplomates soviétiques destinés à servir aux USA (8). Ils apprennent là tout ce qu’il est possible d’apprendre sur notre pays. On essaie d’en faire de vrais Américains, si bien qu’en arrivant là-bas ils se sentent chez eux et qu’ils trouvent immédiatement le contact avec la population…
  
  Hubert fronça les sourcils, décidé à jouer les idiots jusqu’au bout.
  
  — Oh ! fit-il. Mais on ne m’avait pas dit ça. Je ne veux rien faire qui puisse causer du tort à mon pays.
  
  Le petit homme haussa les épaules.
  
  — Ce n’est pas pour causer du tort, mais seulement pour jeter les bases d’une meilleure compréhension entre nos deux peuples, dans un but pacifique.
  
  — Ah bon !… Excusez-moi, mais j’ai mal entendu votre nom.
  
  — Bill Bunner.
  
  Il eut un sourire rusé.
  
  — On m’appelle Bill, tout simplement.
  
  — Okay, dit Hubert.
  
  Le téléphone sonna. Hubert décrocha. Une voix de femme se fit entendre, s’exprimant en anglais.
  
  — Monsieur Lamberton ?
  
  — Oui…
  
  — Ici, Polina Choubina, chef du secrétariat administratif. Je voudrais vous voir maintenant, monsieur Lamberton, voulez-vous venir à mon bureau ?
  
  — Volontiers, répliqua Hubert. Dites-moi où et comment.
  
  — Au City Hall. Il y a une station de taxis à cent yards de votre motel, à droite sur l’avenue.
  
  — Okay, j’arrive…
  
  Hubert raccrocha et regarda son compatriote.
  
  — C’est une certaine Polina Choubina, expliqua-t-il. Elle veut me voir tout de suite, au City Hall.
  
  Les yeux gris du petit homme brillèrent derrière les verres de ses lunettes.
  
  — Polina… Une sacrée belle femme, mon vieux, si vous voulez me croire. Mais à éviter comme la peste…
  
  — Je suis vacciné, répliqua Hubert en riant.
  
  Ils sortirent. Hubert traversa la cour du motel, en forme de U, et gagna l’avenue. Des maisons de bois blanches, avec des toits de tuiles noires, s’alignaient à perte de vue, plantées sur des parcelles de gazon bien entretenu. Avec les poteaux des lignes téléphoniques et les boîtes aux lettres en bordure des trottoirs, les Chevrolet et les Pontiac rangées devant les compteurs de stationnement, l’illusion était parfaite. Hubert devait faire un effort pour se persuader qu’il était bien en Ukraine, et non dans une petite ville du Tennessee ou de l’Iowa.
  
  Il trouva un taxi à la station, un taxi américain avec un conducteur qui avait toutes les apparences et même le langage d’un chauffeur de taxi américain.
  
  L’avenue s’appelait Park Avenue. Le taxi tourna à gauche au premier carrefour, sous l’œil méfiant d’un flic plus vrai que nature. Ils étaient dans Broadway. Un demi-mile plus loin, ils arrivèrent sur la grande place plantée d’arbres qui entourait l’Hôtel de Ville.
  
  Hubert paya le chauffeur en dollars et lui donna un pourboire. Il pénétra dans le bâtiment administratif et dit au planton qu’il avait rendez-vous avec Polina Choubina. Un autre planton le conduisit au premier étage et le fit entrer dans un vaste bureau dont les fenêtres ouvraient sur la place. Mobilier américain, calendrier américain, distributeur d’eau fraîche, poste portatif de télévision. Hubert entendit la porte se refermer. Il était seul. Sur le bureau, une plaque de cuivre indiquait :
  
  « Polina Choubina – Admn. Manag. »
  
  Hubert aurait volontiers parié cent dollars contre un rouble qu’il était observé. Il se conduisit donc comme le vrai Raymaker se serait conduit, avec curiosité, mais sans indiscrétion. Il fit le tour de la pièce en observant tout, regarda par la fenêtre, tripota les boutons du poste de télévision, alluma une cigarette, puis s’empara d’un journal abandonné sur le bureau et s’installa dans un fauteuil…
  
  Le journal était le New York Herald Tribune de la veille. Comme l’aurait fait Raymaker, Hubert ouvrit le journal et chercha dans le News Index si quelque article le concernait. Raymaker devait s’attendre que la disparition d’un G. man fasse du bruit dans New York.
  
  La porte s’ouvrit derrière lui. Une voix basse et prenante, qu’il reconnut, demanda :
  
  — Les nouvelles sont bonnes, monsieur Lamberton ?
  
  Il replia vivement le journal et se leva pour faire face. Une grande et belle femme, aux formes opulentes, refermait la porte. Elle était blonde, avec un chignon sur la nuque, et vêtue d’une jupe droite et d’un sweater couleur maïs qui semblaient arriver en ligne directe de la Cinquième Avenue, de même que les chaussures de cuir miel à talons aiguilles.
  
  Elle vint vers Hubert, souriante.
  
  — Mon nom est Polina Choubina, dit-elle. Comment allez-vous ?
  
  — Comment allez-vous ? répliqua Hubert.
  
  Il la regardait avec une admiration un peu forcée, quoiqu’il fût réellement impressionné par l’ampleur d’une poitrine à la Jayne Mansfield et par d’autres volumes et courbes admirablement équilibrés.
  
  Elle éclata de rire et se moqua de lui :
  
  — Eh bien ! Monsieur Lamberton, pourquoi me regardez-vous comme ça ?
  
  Il déglutit ostensiblement et se gratta légèrement le lobe de l’oreille avec le médius.
  
  — Excusez-moi, bredouilla-t-il, mais…
  
  — Mais ?
  
  — On nous répète tellement aux États que les femmes en Russie sont laides, mal foutues et mal fagotées… que… que je suis très surpris.
  
  Elle pivota devant lui, avec l’aisance d’un mannequin.
  
  — Si je comprends bien, vous ne me trouvez ni laide, ni mal foutue, ni mal fagotée ?
  
  — Vous êtes très belle, assura-t-il, vraiment très belle. J’aime les femmes comme vous, bien en chair… Seigneur ! Je crois que je vais me plaire ici. Sûr !
  
  Elle redevint brusquement sérieuse et alla s’asseoir derrière sa table de travail.
  
  — Donnez-moi votre passeport, monsieur Lamberton.
  
  Hubert sortit le document et le tendit à la jeune femme.
  
  — C’est un faux, crut-il bon de déclarer. Je ne m’appelle pas Lamberton, mais…
  
  — Je ne vous demande pas d’explications. Asseyez-vous.
  
  Il obéit. Elle feuilleta le passeport, compara la photographie avec le visage d’Hubert.
  
  — Donnez-moi tous vos autres papiers, reprit-elle. Ici, vous n’en aurez pas besoin. Je vais vous remettre un laissez-passer qui vous suffira…
  
  Hubert lui tendit tous les documents qu’il avait reçus avant son départ du Gramercy Park, permis de conduire, carte de crédit, etc. Polina Choubina les examina avec une grande attention, puis enfouit le tout dans un tiroir. Elle ouvrit un autre tiroir, en sortit une fiche signalétique et un tampon encreur, poussa le tout vers Hubert :
  
  — Mettez vos empreintes digitales là-dessus, demanda-t-elle. Je me chargerai du reste.
  
  Hubert éprouva un petit pincement au cœur. S’ils comparaient ses empreintes avec celles de Raymaker… Mais il n’y avait aucune raison, du moins il l’espérait. Et, de toute façon, il ne pouvait pas refuser. Il encra ses doigts l’un après l’autre sur le tampon et les imprima sur le carton. Polina Choubina lui donna un papier spécial pour s’essuyer, un papier de fabrication américaine. Elle reprit le carton, inscrivit un numéro dessus et le jeta négligemment dans une corbeille qui contenait déjà du courrier à classer. Hubert se sentit un peu rassuré. Il venait aussi de penser que les chances étaient minces que les Russes aient les empreintes du vrai Raymaker. Ce en quoi il se trompait.
  
  De nouveau, Polina Choubina souriait.
  
  — Je vous aime mieux comme ça, assura Hubert. Vous devriez toujours sourire…
  
  Elle ne devait pas être habituée à recevoir des compliments de ce genre. Un peu sur la défensive, elle s’étonna :
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que vous êtes mille fois plus belle.
  
  Elle battit des paupières et le sang lui monta aux joues. Hubert prit note qu’elle n’était pas invulnérable.
  
  — Êtes-vous mariée ? reprit-il.
  
  Elle perdit son sourire.
  
  — En quoi cela vous intéresse-t-il ?
  
  — À partir de maintenant, tout ce qui vous concerne m’intéresse.
  
  Il avait dit cela tranquillement, avec une grande conviction, et l’expression de son regard ne cessait pas d’être tendre et admirative. Elle balança un instant de façon visible sur la conduite à tenir et il crut qu’elle allait le congédier, mais elle répondit finalement :
  
  — J’ai été mariée. Mon mari a été tué en 1945, devant Berlin, quelques jours avant la reddition.
  
  — Je suis navré, assura Hubert.
  
  Il resta silencieux deux ou trois secondes, puis :
  
  — Vous deviez être très jeune ?
  
  — J’avais vingt ans.
  
  Elle eut un geste de la main qui balayait tous ces mauvais souvenirs et enchaîna sur un autre ton, tout professionnel :
  
  — Vous donnerez votre premier cours demain après-midi à trois heures. Vous viendrez ici à deux heures et demie et j’irai vous présenter moi-même à vos élèves. Jusque-là, vous avez quartier libre. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites le 0 sur le cadran du téléphone ; la personne que vous obtiendrez se mettra en quatre pour vous donner satisfaction.
  
  Elle se leva, belle et fière comme une figure de proue.
  
  — À demain, deux heures et demie, conclut-elle.
  
  — J’essaierai de tenir jusque-là, dit-il d’un ton peu convaincu.
  
  Elle fit semblant de ne pas comprendre et le reconduisit à la porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Valéri Makarenko, le tout-puissant directeur des services de contre-espionnage du MGB, regarda sa montre et vit que l’heure de sortie des bureaux approchait. Le sang circula soudain plus vite dans ses veines. Il avait décidé de faire ce soir-là ce qu’il appelait une inspection et il avait déjà choisi sa victime.
  
  Il se leva, appuya sur le bouton de l’interphone et prévint son secrétaire qu’il s’absentait pour un moment. Puis il quitta son bureau, fermant à clé derrière lui la porte du couloir. Il respirait mal et une hâte fébrile s’était emparée de lui. Il gagna l’étage supérieur par l’escalier, car il soupçonnait le garçon d’ascenseur d’être un agent du MVD (9).
  
  À l’extrémité d’un long couloir, il s’arrêta devant une porte marquée « bureau d’ordre ». Il entendait des voix et des rires. Le sang battait à ses tempes, il était essoufflé.
  
  Il ouvrit la porte, et les voix et les rires cessèrent instantanément. Il regarda les employés de tous âges qui avaient déjà leurs manteaux et leurs foulards noués sur la tête.
  
  — Vous pouvez partir, dit-il d’une voix légèrement enrouée. Excepté la camarade Boudiélova…
  
  Les femmes jetèrent un coup d’œil furtif vers celle qui venait d’être désignée. Elle avait pâli, mais ne disait rien. C’était une jeune fille blonde, éclatante de santé, un beau fruit dans lequel on avait envie de mordre. Comme une volée de moineaux, les autres quittèrent la pièce.
  
  Valéri Makarenko ferma lui-même la porte à clé. Son regard se promena un instant sur les petites tables individuelles, sur les classeurs métalliques, s’attarda sur les portraits de Lénine et de Khrouchtchev qui dominaient le tout, puis revint lentement se fixer sur la camarade Boudiélova.
  
  — Va tirer les rideaux, ordonna-t-il.
  
  Elle obéit en tremblant. Il se demanda si elle était informée de ce qui allait suivre. En principe, les précédentes victimes de ses « inspections » auraient dû garder le secret. Mais il suffisait qu’une seule ait parlé…
  
  L’idée que le personnel du 3e bureau fût au courant l’ennuyait, mais il ne croyait pas que cela pût avoir la moindre conséquence en ce qui le concernait.
  
  La jeune fille restait près de la fenêtre.
  
  — Approche… Mets-toi sous la lampe.
  
  Elle approcha.
  
  — Quel âge as-tu ?
  
  — Dix-huit ans, camarade directeur.
  
  — Quelqu’un t’a dénoncée, Eliana Boudiélova. Donne-moi les documents que tu as sur toi.
  
  Abasourdie, la jeune fille répéta :
  
  — Les documents ?
  
  — Tu as bien entendu.
  
  — Mais je n’ai pas de documents. Je ne comprends pas…
  
  Makarenko sentit que ses mains commençaient à trembler.
  
  — Déshabille-toi, ordonna-t-il. Je veux fouiller tes vêtements.
  
  Elle devint très pâle.
  
  — Mais, protesta-t-elle, vous n’avez pas le droit.
  
  Il respira profondément.
  
  — Pas le droit ?… Je suis le chef du contre-espionnage dans ce pays et j’ai tous les droits pour démasquer les espions.
  
  — Mais je ne suis pas une espionne.
  
  — Prouve-le. On m’a dit que tu devais sortir ce soir des documents secrets pour les remettre à un agent étranger. Mon informateur a pu se tromper, je ne demande qu’à te croire car tu m’es sympathique. Si je ne trouve rien sur toi, je considère qu’il s’agit d’une erreur et je te laisse aller. Mais il faut que tu sois compréhensive… Allons, déshabille-toi.
  
  Effrayée, la jeune fille croisa ses bras sur sa poitrine, comme pour se protéger.
  
  — Faites-moi fouiller par une femme. Je ne veux pas me déshabiller devant un homme, ni devant vous, ni devant un autre.
  
  Il marcha vers elle, furieux.
  
  — Tu ne comprends donc pas, petite sotte, que tout ceci peut encore rester entre nous et que si j’alerte quelqu’un d’autre tu ne pourras plus t’en sortir ?… Je te fais mettre en prison et tu y resteras des années. Comprends-tu ?… Donne-moi ton manteau.
  
  Il déboutonna lui-même le vêtement et le lui ôta, sans qu’elle opposât de résistance. Elle portait dessous un chandail de grosse laine blanche qui moulait les formes agressives de sa jeune poitrine et une jupe d’épais lainage gris. Makarenko fit semblant de fouiller les poches du manteau, puis de tâter les coutures. Il tremblait d’énervement.
  
  — Continue… Déshabille-toi.
  
  Elle fit non de la tête. Alors il la gifla. Brutalement. Elle se mit à pleurer. Il déboutonna le chandail dans le dos et le lui fit passer par-dessus la tête. Il recula, pour jouir du spectacle.
  
  — Ne m’oblige pas à t’enlever le reste. Fais-le toute seule.
  
  Vaincue, elle lui donna enfin satisfaction. Blême, le regard fixe, le geste mécanique, elle fit glisser sa jupe, ôta son soutien-gorge. Il dut la menacer encore pour l’obliger à poursuivre. Finalement, elle se trouva nue devant lui, essayant de dissimuler avec ses mains les parties les plus intimes de son corps.
  
  — Tu es très belle, murmura-t-il. Tu ressembles à La Source, d’Ingres.
  
  Il marcha vers la table et se mit à tripoter les sous-vêtements de la jeune fille.
  
  — Peut-être m’a-t-on menti, reprit-il doucement. Mais une femme possède des cachettes naturelles et…
  
  Elle voulut s’échapper, mais il la saisit par un bras, la fit tournoyer et la renversa dans le même mouvement sur la table. Elle cria. Il lui ferma la bouche avec sa main gauche, et, pesant sur elle de tout son poids…
  
  
  - : -
  
  Youri Bolchov tendit à Oleg Chakhline le message que Makarenko venait de lui remettre. Ce message, signé du représentant du KRU à Vinnitsa, était bref :
  
  PHYSIQUE LAMBERTON COLLE AVEC PHOTO EN NOTRE POSSESSION – EMPREINTES DIGITALES DIFFÉRENTES.
  
  — Eh bien, dit Chakhline après avoir lu, nous voici fixés. Nos collègues ont réussi à court-circuiter notre opération Slang et à nous envoyer un de leurs agents à la place du truand que nous attendions.
  
  — Chapeau ! Apprécia Bolchov.
  
  Makarenko ricana. Il était ennuyé. Eliana Boudiélova était encore vierge lorsqu’il l’avait prise. Il l’avait laissée à demi évanouie et il regrettait maintenant de ne l’avoir pas aidée à se rhabiller, de n’être pas resté un moment près d’elle afin de la calmer et de la rassurer. Il craignait qu’elle ne fît quelque bêtise, qu’elle n’allât tout raconter au premier venu…
  
  — Si vous appelez ça une réussite, répliqua-t-il, moi je veux bien. Mais, avant une heure, le salopard qu’ils nous ont envoyé saura bien, lui, que c’est un échec complet.
  
  Youri Bolchov eut une petite moue de mépris et regarda fixement le fourneau de sa pipe en parlant.
  
  — Mon cher Valéri, vous traitez les agents étrangers de salopards parce que vous ignorez la somme de qualités et de courage qu’il faut à un agent spécial pour exécuter une mission en pays hostile. Moi qui passe mon temps à organiser de telles missions et à envoyer nos agents partout dans le monde, je le sais. C’est pourquoi je respecte les autres…
  
  Makarenko avait rougi. Il ouvrit la bouche, mais Bolchov l’arrêta d’un geste de la main.
  
  — Je sais ce que vous allez me dire… Si Moi, je donne un coup à l’adversaire, je suis un héros parce que je suis Moi et que le Droit est forcément de mon côté. Si l’adversaire me dorme un coup, c’est un salopard, toujours parce que je suis Moi… etc. Mon cher Valéri, de tels raisonnements sont nécessaires pour la propagande et pour la bonne éducation du peuple. Mais je vous crois assez intelligent pour comprendre que les Américains pensent exactement la même chose, et avec la même bonne foi. C’est évident.
  
  Le visage boursouflé de Makarenko s’était figé.
  
  — Je me demande, articula-t-il lentement, comment avec de pareilles idées dans la tête vous avez pu accéder au poste que vous occupez…
  
  Bolchov éclata de rire.
  
  — Mon cher Valéri, vous n’y comprenez rien… J’aime mon pays et je travaille pour sa plus grande gloire. Mais mon travail consiste à envoyer des agents en pays étrangers, souvent hostiles. Comment pourrais-je assurer la sécurité de mes agents si je n’avais pas une certaine compréhension de la mentalité de nos adversaires…
  
  Oleg Chakhline, craignant que la discussion ne tournât à l’aigre, intervint :
  
  — Si nous revenions à nos moutons ? Valéri a l’air de penser qu’il faut arrêter l’imposteur sans plus tarder… Moi, je ne suis pas d’accord.
  
  Makarenko fronça les sourcils. Ces deux-là commençaient à l’agacer.
  
  — Pas d’accord ? répéta-t-il avec une totale incrédulité. Comment ça ?
  
  Chakhline alluma une cigarette cartonnée.
  
  — Vous voyez ça en homme du contre-espionnage et c’est normal, enchaîna-t-il. Mais Bolchov et moi considérons ça d’un œil différent… Nous nous sommes demandé ce qu’un agent américain pourrait bien venir chercher à Vinnitsa… La réponse est évidente : les moyens d’identification des élèves afin de pouvoir les détecter lorsque, leur stage terminé, nous les enverrons aux USA sous une couverture quelconque. Ce type va donc chercher à photocopier le fichier des élèves…
  
  — Sûrement, approuva Bolchov.
  
  — Si nous l’arrêtons, la CIA essaiera automatiquement d’envoyer un autre agent. Cela pourra demander longtemps ou non, peu importe. Ce qui compte, c’est que le prochain nous passera peut-être sous le nez sans que nous nous en apercevions.
  
  Makarenko haussa les épaules.
  
  — Mes services sont efficaces.
  
  Chakhline eut un léger sourire.
  
  — Nous n’en doutons pas. Mais nous savons tous qu’un certain nombre d’agents américains opèrent en ce moment même en URSS à votre insu.
  
  — Où voulez-vous en venir ? grogna Makarenko.
  
  — À ceci : qu’il vaut mieux utiliser ce type qui nous tombe du ciel pour intoxiquer nos adversaires. Fournissons-lui de faux renseignements et aidons-le discrètement à rentrer chez lui avec son butin. Le temps qu’ils s’aperçoivent du coup fourré, il aura coulé de l’eau sous les ponts…
  
  Youri Bolchov terminait de bourrer sa pipe. Il donna le dernier coup de pouce et approuva :
  
  — Oleg a raison et je suis entièrement d’accord avec lui. Je pense que cette façon de faire assurerait la sécurité de mes agents destinés aux USA pendant un bon moment. Et c’est ça qui m’intéresse…
  
  Makarenko se leva brusquement.
  
  — Pour moi, dit-il avec violence, un espion doit être pris et jugé. Je suis là pour ça.
  
  Oleg Chakhline eut une moue de réprobation.
  
  — Mon cher Valéri, vous parlez comme un profane. Cet homme n’est un espion que s’il est notre compatriote, ce que je ne pense pas. Un espion est un homme qui trahit son propre pays au profit d’un gouvernement étranger. Celui qui va chercher des informations secrètes chez un adversaire éventuel afin d’assurer la sécurité de ses compatriotes est un agent de renseignement. La différence est importante.
  
  — Foutez-moi la paix avec toutes vos subtilités, riposta le chef du KRU. Je ne marcherai pas avec vous sans être couvert par le Kremlin…
  
  — Eh bien… commença Chakhline.
  
  Des coups frappés à la porte l’interrompirent. Makarenko, qui était resté debout, alla ouvrir. Un milicien du corps de garde apparut.
  
  — Le camarade directeur Makarenko ? demanda-t-il.
  
  — C’est moi ! cria celui-ci, saisi d’un brusque pressentiment. Qu’est-ce que tu veux ?
  
  Imperturbable, le milicien répondit :
  
  — Camarade directeur, on vient de ramasser le corps d’une jeune fille dans une cour intérieure. Elle s’est jetée par une fenêtre, toute nue…
  
  Makarenko sentit un grand froid l’envahir.
  
  — Qu’est-ce que tu dis ? bredouilla-t-il.
  
  — Un planton l’a identifiée, camarade directeur. Elle s’appelait Eliana Boudiélova. Elle était employée au bureau d’ordre de la deuxième division de votre direction, camarade directeur… Le chef de poste demande ce qu’il doit faire.
  
  Blême, accablé, Makarenko décida :
  
  — J’y vais.
  
  Bolchov le rappela :
  
  — Alors ? Et notre affaire ?
  
  Makarenko se retourna, et les deux autres furent surpris de constater qu’il était effrayé.
  
  — Faites ce que vous voulez, répliqua-t-il d’une voix méconnaissable. Je m’en lave les mains…
  
  Il répéta en suivant le milicien :
  
  — Je m’en lave les mains…
  
  Oleg Chakhline se leva et alla refermer la porte. Youri Bolchov allumait tranquillement sa pipe.
  
  — Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ? demanda-il. Je ne le savais pas si sensible…
  
  Chakhline répliqua doucement :
  
  — Ça devait finir comme ça… Il aurait dû s’en tenir aux filles faciles, mais celles-là ne lui suffisaient plus. Il lui fallait de la résistance…
  
  Bolchov exhala longuement sa fumée puis regarda Chakhline, un sourcil haut levé.
  
  — Ah bon !… C’était donc ça ?
  
  — C’était ça, mon vieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  — Aux États-Unis, disait Hubert, on remplace très souvent la préposition by par at… Exemple : Are you frightened at Russkies, au lieu de : Are you frightened by Russkies (10)…
  
  Un élève, grand brun d’une trentaine d’années, leva le doigt :
  
  — S’il vous plaît, que signifie Russkies ?
  
  Hubert sourit.
  
  — En argot américain, Russky signifie Russe.
  
  Un grand éclat de rire secoua l’amphithéâtre.
  
  Hubert regarda ses quatre-vingt-trois auditeurs s’esclaffant. Il allait continuer lorsque la sonnerie de fin de cours se déclencha. Il consulta sa montre : quatre heures. La sonnerie cessa. Hubert écarta les bras.
  
  — Eh bien, messieurs, je vous remercie de votre attention. Nous reprendrons demain à la même heure… Bonsoir.
  
  D’un seul mouvement tout le monde se leva. Hubert sortit par la porte derrière l’estrade et suivit le couloir qui conduisait au grand hall d’entrée du collège.
  
  Dehors, il faisait beau. Deux équipes de base-ball s’affrontaient sur le campus. Hubert les observa pendant quelques minutes. Ils jouaient bien, on aurait dit de vrais Américains. Depuis trois jours qu’il était à Vinnitsa, Hubert avait cessé de s’étonner. Il avait l’impression d’être un vrai professeur dans une vraie petite ville des États-Unis, et il n’aimait pas cela. Car cette impression d’être chez lui, dans son pays, amenait obligatoirement un relâchement de ses défenses personnelles et de sa combativité. Il n’était plus sur ses gardes, il n’était plus aux aguets et cela pouvait devenir grave.
  
  Il décida de rentrer à pied, plutôt que de prendre l’autobus. Il en profiterait pour faire quelques courses dans Broadway et pour essayer de lier de nouvelles connaissances. Puis, brusquement, il pensa à Polina Choubina qu’il n’avait pas revue depuis deux jours. Et pourtant, elle dirigeait le secrétariat administratif et il pouvait s’en servir pour atteindre le fichier des élèves…
  
  Cinq minutes plus tard, il entra chez un fleuriste et envoya un énorme bouquet de fleurs rouges à Polina, avec ces mots :
  
  
  
  I’m browned off. I’m bound to come and see you… I think I’m carrying a torch for you (11).
  
  Richard
  
  
  
  Un professeur d’argot pouvait-il s’exprimer autrement ?
  
  
  - : -
  
  Polina Choubina, un peu intimidée, regarda les deux hommes qui venaient d’entrer dans son bureau. L’un, le plus grand, était Youri Bolchov, directeur du 3e bureau du GRU ; l’autre, plus jeune, était Oleg Chakhline, le directeur du 2e bureau du même GRU, le grand patron de toutes les écoles d’espionnage soviétiques, donc le grand patron de Vinnitsa, et celui de Polina Choubina. Ils arrivaient de Moscou, et venaient de s’entretenir en secret pendant une heure avec le directeur de Vinnitsa.
  
  Polina les fit asseoir, puis regagna sa place. Oleg Chakhline souriait en l’observant. Il attaqua sans préambule :
  
  — Vous avez accueilli voici trois jours un professeur d’argot américain, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, répondit la jeune femme.
  
  — Quelle impression vous a-t-il faite ?
  
  Elle leva légèrement les épaules et détourna la tête.
  
  — C’est un bel homme, qui semble très sûr de lui… Assez entreprenant… D’après les premiers rapports sur son travail, il semble que ce soit un bon professeur…
  
  Youri Bolchov sourit à son tour.
  
  — En somme, une bonne recrue ? demanda-t-il.
  
  Polina Choubina répliqua avec une moue dubitative :
  
  — On ne peut pas juger quelqu’un en aussi peu de temps.
  
  Chakhline approuva d’un hochement de tête.
  
  — Bien sûr, camarade Choubina, bien sûr…
  
  — Si vous appreniez maintenant que cet homme est un agent des services secrets américains, quelle serait votre réaction ?
  
  Polina Choubina se mit à rire. Franchement.
  
  — Ce n’est pas possible, rétorqua-t-elle. Personne ne pourrait duper ainsi nos services de sécurité…
  
  Chakhline et Bolchov se regardèrent. Bolchov grimaça.
  
  — C’est beau, la confiance, apprécia-t-il. Merci tout de même.
  
  La jeune femme avait cessé de rire. Son beau visage s’assombrit.
  
  — Voulez-vous dire que… vous êtes sérieux ?
  
  — Hélas, oui…
  
  Brusquement indignée, Polina Choubina explosa :
  
  — Mais c’est abominable ! Il faut l’arrêter, il faut le juger, il faut le fusiller !
  
  Chakhline fit un geste apaisant de la main.
  
  — Doucement, camarade Choubina. Ne vous emballez pas… Nous n’allons pas arrêter cet homme, nous n’allons pas le juger, ni le fusiller. Nous allons au contraire l’utiliser pour intoxiquer son service, et nous avons besoin de vous pour mener à bien cette entreprise délicate…
  
  Stupéfaite, Polina Choubina regardait tour à tour les deux hommes avec encore un faible espoir que tout cela ne fût qu’une plaisanterie ; mais elle comprit bientôt que les deux hauts fonctionnaires n’étaient pas venus spécialement de Moscou pour s’amuser à ses dépens. Elle déglutit avec peine et dit, par réflexe :
  
  — Je suis à vos ordres, camarades directeurs…
  
  Quelqu’un frappait à la porte.
  
  — Entrez ! lança Polina.
  
  Une femme entre deux âges apparut, portant une corbeille de roses rouges.
  
  — On vient de livrer ça pour la camarade Choubina, annonça-t-elle.
  
  Surprise, Polina se leva, prit la corbeille et la posa sur un coin de son bureau. La femme repartie, Chakhline dit avec un sourire :
  
  — Un admirateur ?
  
  Sans répondre, Polina ouvrit l’enveloppe épinglée au papier et lut ce qui était écrit sur la carte. Elle resta un moment sans réaction, puis son visage devint écarlate.
  
  — Je crois que c’est de lui, murmura-t-elle, de cet homme dont vous venez de parler… Mais je ne comprends pas très bien. Je crois que c’est de l’argot.
  
  Bolchov se leva. Depuis longtemps, le slang n’avait plus de secrets pour lui. Il fit la traduction, amusé. Chakhline regarda Polina qui paraissait très ennuyée et se frotta les mains.
  
  — Eh bien, dit-il, voilà qui va bien nous faciliter les choses…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Polina Choubina avait trop bu et cela se voyait. Elle avait les joues rouges, les yeux étincelants, elle parlait beaucoup, de n’importe quoi, et riait à propos de rien. Ils étaient au Steak House, dans la 3e Rue, et avaient dîné de broiled filet mignon, topped with mushroom caps, and served with baked Idaho potatoes, mixed green salad, rolls and butter.
  
  — Est-ce la même chose qu’à New York ? demanda Polina.
  
  — Exactement la même chose, affirma Hubert.
  
  Sincère.
  
  — J’aimerais beaucoup connaître New York, reprit Polina.
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Ne comptez pas sur moi pour vous y emmener…
  
  Elle s’étonna :
  
  — Pourquoi ?
  
  Et comprit :
  
  — Oh ! Pardon… Excusez-moi. Je ne devrais pas vous parler tout le temps de votre pays, cela vous fait de la peine.
  
  Elle lui serra gentiment la main sous la table. Il retourna la sienne et fit s’imbriquer leurs doigts.
  
  — Vous êtes une femme merveilleuse, Polina… Je vous adore.
  
  Elle se rembrunit, baissa le nez sur son assiette et dit brusquement :
  
  — Partons. J’ai envie de marcher…
  
  Il prit la bouteille de bourbon et voulut en verser dans le verre de sa compagne. Mais elle posa sa main libre sur le verre et refusa :
  
  — Non, merci… Je me demande comment les Américains peuvent boire autant.
  
  Il lui avait dit avant le repas qu’il avait l’habitude de boire du bourbon en mangeant. Il sourit.
  
  — Beaucoup boivent simplement de l’eau glacée, rectifia-t-il.
  
  — Vous avez voulu m’enivrer, reprocha-t-elle.
  
  — Non, Polina. Vous réchauffer un peu, tout au plus. Vous êtes si froide, au naturel…
  
  Il appela l’employé, lui réclama la note et paya les dix-sept dollars réclamés. Ils se levèrent. Polina enfila son manteau d’astrakan ; Hubert, son imperméable. Ils sortirent. La nuit était claire et froide. Polina mit son bras sous celui d’Hubert et se serra frileusement contre lui. Chakhline avait dit : Conduisez-vous avec lui comme une femme amoureuse. Faites-lui croire qu’il vous a séduite…
  
  — À Moscou, tout est déjà recouvert de neige…
  
  Elle se demanda pourquoi elle avait dit cela. La tête lui tournait un peu et elle avait les jambes molles. Elle ne savait pas si elle avait eu raison de boire ou non. Elle avait pourtant bu volontairement, car elle s’estimait incapable de jouer à froid le rôle qui lui avait été dévolu, sachant que l’homme à qui cette comédie sentimentale était destinée était un agent des services de renseignement américains, donc un adversaire, sinon un ennemi.
  
  Pour la convaincre, Chakhline avait dû longuement lui expliquer que la propagande était une chose et la réalité une autre, que la mission de cet homme, tout bien considéré, n’était pas de voler des secrets concernant la défense soviétique, mais d’empêcher des agents soviétiques d’aller voler des secrets concernant la défense US, et que le courage de cet homme, au moins, était digne d’estime. Chakhline avait dû en venir là après que Polina lui eut déclaré tout net qu’elle ne pourrait jamais se laisser approcher par un espion étranger sans éprouver une profonde, une incoercible répulsion.
  
  Chakhline l’avait tout d’abord convaincue qu’en raison de ses fonctions à Vinnitsa elle était la seule à qui on puisse confier cette mission délicate. Puis il lui avait fait admettre que cette mission n’était après tout qu’une sorte de performance artistique et sportive. L’agent américain jouait un rôle, elle en jouerait un autre, et Chakhline ne doutait pas qu’elle jouât mieux que l’autre… Son amour-propre ainsi mis en cause, Polina Choubina avait tout accepté.
  
  Maintenant, l’alcool aidant, tout lui paraissait facile et elle n’éprouvait plus la moindre répulsion pour son partenaire. Au contraire, elle se sentait attendrie par ce pauvre garçon qui allait se trouver si magistralement berné par l’irrésistible Polina Choubina, et elle éprouvait un grand désir d’être gentille avec lui, très gentille, comme un moyen de se faire pardonner.
  
  — Il faut que je passe à mon bureau prendre un dossier, dit-elle. Vous m’accompagnez ?
  
  — Vous pouvez m’emmener n’importe où, Polina. Je ne vous quitte plus…
  
  — Il faudra pourtant bien se quitter tout à l’heure pour aller dormir.
  
  — Nous pouvons dormir ensemble.
  
  — Nous ne sommes pas mariés.
  
  Il pouffa.
  
  — La belle affaire ! Depuis quand faut-il être mariés pour dormir ensemble ?
  
  Elle s’éloigna un peu de lui.
  
  — Vous dites dormir, mais vous pensez « coucher ».
  
  — Écoutez, ma chérie, vous êtes majeure et moi aussi, non ? Alors, le seul problème est de savoir si nous en avons envie tous les deux. Moi, j’en ai envie. Si vous aussi… Eh bien, faisons-le, et faisons-le dans la joie.
  
  — Je n’en ai pas envie, répliqua-t-elle. Et je vous trouve amoral, très amoral.
  
  — Très bien, dit-il en négligeant la dernière appréciation, j’attendrai que l’envie vous en prenne.
  
  — C’est ça, murmura-t-elle en riant, attendez…
  
  Et elle revint tout contre lui. Ils arrivèrent bientôt en vue de l’Hôtel de Ville. Le hall d’entrée, que fermaient de grandes portes de verre, était éclairé.
  
  — Nous allons passer par-derrière, dit Polina.
  
  Il suivit le mouvement, sans demander d’explications. Il était un peu étonné de toute cette facilité. Il avait cru que Polina Choubina se défendrait mieux, qu’il aurait besoin d’insister longtemps pour lui faire accepter une invitation à dîner. Il n’était aux yeux des Russes que Rocky Raymaker, un maquereau sans envergure, qui avait donné tête baissée dans le premier panneau tendu à son intention, ce qui équivalait à un individu plutôt méprisable et pas même intelligent.
  
  Polina Choubina avait accepté immédiatement. Bien sûr, elle semblait ignorer les antécédents de Rocky Raymaker et croire que le nouveau professeur d’argot de Vinnitsa avait quitté l’enfer capitaliste pour rejoindre le paradis socialiste uniquement poussé par ses convictions politiques. Tout de même, Hubert restait sur ses gardes. Ses innombrables succès auprès des femmes ne lui avaient jamais tourné la tête et il ne se croyait pas irrésistible. Un bon chasseur, ce n’est pas seulement un bon fusil, c’est aussi un homme qui connaît ses limites et qui a suffisamment de contrôle de soi pour ne pas tirer sur le gibier qu’il pourrait rater…
  
  La jeune femme sortit une clé de son sac et ouvrit une porte métallique.
  
  — Vous montez avec moi ? demanda-t-elle en allumant.
  
  — Si vous voulez…
  
  Il affectait de s’en désintéresser, sans toutefois exagérer. Il entra dans le couloir. Polina referma la porte à clé. Puis elle entraîna Hubert dans une suite de couloirs qui les amenèrent au pied d’un escalier.
  
  Ils montèrent sans rien dire. Polina avait repris le bras d’Hubert.
  
  — J’ai trop bu, soupira-t-elle. Je n’ai plus de jambes…
  
  Ils atteignirent son bureau. Elle ouvrit avec une clé, fit la lumière. Les volets étaient fermés. Elle alla s’asseoir à sa place habituelle, fouilla dans les tiroirs, jura sourdement en russe.
  
  — Vous avez perdu quelque chose ? questionna-t-il.
  
  Elle referma tous les tiroirs avant de répondre.
  
  — On ne perd jamais rien, ici. Je retrouverai ça demain…
  
  Elle se leva et enchaîna, sans lui laisser le temps de poser une question sur la signification de « ça » :
  
  — Ça vous amuse de faire le tour du propriétaire ?
  
  — Pourquoi pas ?
  
  Elle lui expliqua le fonctionnement des services administratifs qui se trouvaient sous ses ordres, puis elle le conduisit dans le bureau voisin où était le fichier du personnel. Elle ouvrit avec une clé de son trousseau le classeur métallique qui contenait les fiches et lui montra celle de Lamberton Richard. Cette fiche était celle sur laquelle Hubert avait apposé ses empreintes le jour de son arrivée, mais elle portait maintenant en plus une photographie de Raymaker.
  
  — Je vous ai déjà dit que Lamberton n’était pas mon vrai nom, dit Hubert en lui rendant la fiche.
  
  — C’est sans importance. Ils ont votre vrai nom à Moscou, cela suffit. La chose importante, ce sont vos empreintes…
  
  Elle s’interrompit un peu brusquement et se mordit la lèvre inférieure, comme si elle venait d’en dire trop. Il le remarqua, mais se garda bien de le montrer et demanda d’un ton enjoué :
  
  — Votre fiche est là aussi ?
  
  — Bien sûr.
  
  Elle la chercha et la lui sortit.
  
  — Cette photo n’est pas très bonne, apprécia-t-il. Vous êtes beaucoup mieux en réalité…
  
  — Merci.
  
  Elle remit la fiche en place. Il avait noté son âge : trente-six ans, et qu’elle était née à Minsk. Elle referma le classeur et emmena Hubert dans la pièce suivante, qui ne différait en rien de la précédente.
  
  — Ici est le fichier des élèves…
  
  Hubert sentit que le sang circulait plus vite dans ses veines.
  
  — … des élèves actuellement présents et de tous ceux qui sont passés à Vinnitsa.
  
  Elle ouvrit le classeur avec une des clés de son trousseau.
  
  — Sur ces fiches, il n’y a pas de nom, expliqua-t-elle, simplement un numéro, la photo et les empreintes digitales. Les noms sont à Moscou.
  
  Elle lui en montra une pour illustrer, mais sans lui permettre de la toucher. Il feignait un intérêt poli, bien que ce fichier fût le but même de sa mission et la raison de tous les risques qu’il avait déjà pris et qui lui restaient à prendre.
  
  — Ça n’a pas l’air de vous passionner ? remarqua-t-elle.
  
  Il fit une moue, avec un mouvement d’épaules.
  
  — Je ne vois pas ce qu’un fichier peut avoir de fascinant, dit-il.
  
  — Bon ! Bon ! fit-elle en refermant. Vous préférez peut-être que je vous montre le service photographique ?
  
  Hubert la regarda. Le service photographique l’intéressait au plus haut point, car il n’avait pas apporté d’appareil et il devait s’en procurer un. Mais il pensait soudain que ce qui lui arrivait depuis quelques minutes tenait un peu trop du miracle. Cherchait-on à lui tendre un piège afin de le prendre la main dans le sac ? L’avait-on démasqué, ou bien ce genre d’épreuve était-il imposé à tous les nouveaux venus à Vinnitsa ?
  
  — La photographie m’intéresse davantage, reconnut-il.
  
  Elle voulut auparavant lui montrer la vue qu’ils avaient de la fenêtre et fit l’obscurité. L’étrange cité étalait ses lumières multicolores autour de l’Hôtel de Ville qui en occupait à peu près le centre.
  
  — J’habite juste en face, indiqua Polina en désignant un immeuble de l’autre côté du terre-plein. De chez moi, je vois mon bureau et vice versa.
  
  Il la saisit aux épaules et voulut l’embrasser. Elle déroba sa bouche au dernier moment, mais lui abandonna un court instant le creux de sa nuque. Puis elle le repoussa.
  
  — Vous n’êtes pas sérieux, reprocha-t-elle.
  
  Elle sortit et le conduisit à ce qu’elle appelait le service photographique et qui n’était en fait qu’un magasin où se trouvait entreposée sur des rayonnages une quantité impressionnante d’appareils et de caméras divers, de projecteurs, de réducteurs pour microfilms, d’agrandisseurs de films, d’objectifs, etc.
  
  Il y avait là tous les derniers-nés des techniques russe, américaine, japonaise, allemande et suédoise. Hubert nota que le rayon « Minox » était bien garni ; c’était celui-là qui l’intéressait.
  
  Il aurait pu en voler un immédiatement, sans grande difficulté, mais il ne savait pas quand il pourrait l’utiliser et il ne voulait prendre aucun risque inutile. De toute façon, lorsque l’heure serait venue, il aurait besoin du trousseau de clés de Polina Choubina et la clé du service photographique était dans ce trousseau.
  
  Ils ressortirent cinq minutes plus tard par la petite porte de derrière et contournèrent le grand bâtiment pour rejoindre la place, devant. Il était près de minuit et les rues étaient désertes. Polina avait repris le bras d’Hubert. Ils ne parlaient plus.
  
  Arrivés devant la porte, Polina s’immobilisa. Hubert pivota sur place et se trouva tout contre elle. Il la prit aux épaules.
  
  — Où sommes-nous ? questionna-t-il. En Russie ou aux États-Unis ?
  
  Elle détourna la tête pour regarder les maisons et le City Hall.
  
  — S’il faut en croire le décor, nous sommes aux États-Unis.
  
  — Dans mon pays, reprit Hubert, lorsqu’un garçon reconduit une fille le soir, la fille embrasse le garçon…
  
  Il joignit sans plus attendre le geste à la parole. La bouche fraîche et humide de Polina s’ouvrit. Il la sentit frissonner, puis s’abandonner contre lui. Il savait l’importance d’un premier baiser en pareille circonstance et il se donna vraiment beaucoup de mal pour que ce fût une réussite…
  
  Ce fut elle qui rompit le contact. Accrochée à lui, elle respirait avec peine.
  
  — Jamais personne ne m’a embrassée comme ça, murmura-t-elle.
  
  — Je l’espère bien…
  
  Puis, suivant le principe qu’il faut battre le fer pendant qu’il est encore chaud, il dit d’un ton neutre :
  
  — Donnez-moi votre clé.
  
  Polina constatait de nouveau qu’elle avait un peu trop bu. Était-ce le froid, ou bien ce bouleversement intérieur provoqué par le baiser qu’elle venait de recevoir ? La tête lui tournait ; elle se sentait faible, sans défense, avec un grand désir d’être protégée. Et puis Chakhline ne lui avait-il pas ordonné de faire tout ce qu’il fallait pour séduire ce Lamberton ?
  
  Elle lui tendit les clés. Il ouvrit la porte de l’immeuble, la referma derrière eux.
  
  — C’est au troisième étage, indiqua-t-elle.
  
  Ils prirent l’ascenseur. Hubert en profita pour embrasser encore Polina, qui semblait décidément aimer ça. Ils ressortirent au troisième étage. Il y avait deux portes. D’un geste, Polina montra celle de droite…
  
  Le studio qu’elle occupait était composé d’une salle de séjour assez grande, d’une petite cuisine et d’une salle de bains. Des rideaux à rayures verticales brunes sur fond blanc masquaient la fenêtre. Devant cette fenêtre : un canapé rouge, confortable. Entre ce canapé et la fenêtre, une longue-vue de cuivre montée sur pied. Ce furent les trois choses qui frappèrent Hubert dès l’entrée : le rideau, le canapé et la longue-vue.
  
  Polina poussa les verrous de la porte, ce qu’Hubert pouvait interpréter comme un signe favorable. Il l’aida à se défaire de son manteau et ôta lui-même son imperméable. Elle posa les vêtements sur un fauteuil, bredouilla de vagues excuses et alla s’enfermer dans la salle de bains.
  
  Très décontracté, Hubert commença de faire l’inventaire des lieux. Il repéra le bar, trouva de la glace dans le réfrigérateur de la cuisine. Il prépara deux Tom Collins et alla jeter un coup d’œil dans la longue-vue.
  
  Il observait une dame entre deux âges, occupée à se mettre des bigoudis dans un appartement situé de l’autre côté de la place, lorsque Polina ressortit de la salle de bains.
  
  Il se retourna. Elle s’était déshabillée et avait enfilé une robe de chambre en soie gris perle qui moulait étroitement ses formes opulentes.
  
  — Il faut que vous partiez, dit-elle. Ce n’est pas sérieux…
  
  Il referma le rideau et sourit.
  
  — À quoi peut bien servir cette longue-vue ? demanda-t-il.
  
  — J’adore regarder les gens vivre chez eux à leur insu, répondit-elle. Je trouve ça extraordinaire… Quand ils sont seuls et qu’ils se croient à l’abri des regards, les gens font des choses étonnantes.
  
  Il contourna le canapé, prit les verres sur la table.
  
  — Quoi, par exemple ?… Ce sont des Tom Collins. Ça nous fera du bien…
  
  Elle prit le verre.
  
  — Je vous raconterai ça, peut-être…
  
  Elle but quelques gorgées, reposa le verre et alla mettre un disque sur l’électrophone. C’était de la musique de danse. Hubert vint près d’elle.
  
  — C’est un slow… Dansons.
  
  Ils dansèrent, corps à corps, joue à joue, presque sans bouger. Elle ne pouvait plus ignorer qu’il avait envie d’elle, qu’il avait TRÈS envie d’elle. Il chercha sa bouche et la trouva.
  
  Elle s’arrêta soudain, le repoussa, vida son verre et dit sans regarder Hubert :
  
  — Vous êtes mal logé, je crois. Si cela vous fait plaisir de prendre un bain ici, ne vous gênez pas. Vous partirez après…
  
  Il se demanda si elle ignorait vraiment qu’il disposait de tout le confort au motel, mais c’était sans grande importance. Si elle voulait jouer ça, il lui donnerait la réplique.
  
  — Cela me ferait un grand plaisir, en effet, répliqua-t-il.
  
  Il but quelques gorgées et passa sans plus attendre dans la salle de bains. Il connaissait ce genre de femmes qui vivent pour un idéal ou pour un métier et qui restent toute leur vie en amour de vraies gamines, avec des pudeurs enfantines devant certains mots ou certains gestes…
  
  Lorsqu’il revint, cinq minutes plus tard, avec pour seul vêtement une sortie de bain en tissu-éponge blanc, l’éclairage de la pièce avait été réduit. Une petite lampe sur un meuble éclairait faiblement Polina allongée sur le canapé. La jeune femme avait retiré sa robe de chambre. Son corps plein et ferme n’était plus voilé, à peine, que par le mince tissu d’une nuisette extrêmement courte. Elle regardait vers la fenêtre et ne bougea pas, même lorsque l’ombre d’Hubert s’étendit sur elle…
  
  Ce qui n’était qu’un début.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Vladimir Kroutov décrocha le téléphone qui venait de sonner.
  
  La voix du planton annonça :
  
  — Bill Bunner est là, monsieur. Il voudrait vous voir.
  
  — Faites-le monter.
  
  Vladimir Kroutov raccrocha. Il était depuis peu de temps à Vinnitsa et il n’était pas encore habitué à cette façon de vivre à l’américaine. Pas habitué à ce qu’on l’appelât « monsieur ». Vladimir Kroutov était, à Vinnitsa, le représentant du KRU et se trouvait directement sous les ordres de Valéri Makarenko.
  
  Il se leva et alla chercher dans le fichier des informateurs le dossier de Bill Bunner. Ce dernier touchait cinquante dollars par mois pour espionner les rares étrangers travaillant comme lui à Vinnitsa. Il n’avait jusqu’alors jamais donné d’information intéressante, mais cela ne voulait pas dire qu’il fût un mauvais informateur…
  
  
  
  Bill Buriner entra. Petit, nerveux, le cheveu gris en bataille, l’œil insaisissable derrière les verres de ses lunettes, il avait l’air d’un singe survolté. Il referma la porte, vint s’appuyer des deux mains sur le bureau et se pencha vers Kroutov.
  
  — J’ai une nouvelle importante, assura-t-il.
  
  Kroutov, frappé par sa mauvaise haleine, recula son siège.
  
  — Le nouveau, continuait le petit homme, mon compatriote, ce Richard Lamberton… Il n’a pas dormi chez lui cette nuit et il n’est pas encore rentré à l’heure qu’il est.
  
  Kroutov resta impassible. C’était l’ABC du métier de ne jamais manifester aucun sentiment en écoutant parler un informateur. Un informateur n’a pas besoin de savoir si tel ou tel renseignement est plus ou moins important qu’un autre.
  
  — Eh bien, dit Kroutov, s’il n’a pas couché chez lui, c’est qu’il a couché ailleurs… Où ?
  
  Bill Bunner se redressa, écarta les bras pour exprimer son ignorance.
  
  — Je n’en sais rien.
  
  L’indifférence apparente de Kroutov l’agaçait. Il était déçu. Après un temps de silence, il ajouta :
  
  — Je ne pense pas tout de même qu’il ait déjà levé une fille. Ça ne fait pas si longtemps qu’il est ici et je ne connais pas de filles dans le secteur…
  
  Il y avait de l’amertume et du regret dans le ton de sa voix et Kroutov ne put retenir un léger sourire.
  
  — Continuez à le surveiller, dit celui-ci, mais discrètement, hein ?
  
  Bill Bunner s’appuya de nouveau sur le bureau.
  
  — Écoutez-moi, monsieur… Je vous dis que ce type-là n’est pas propre, si vous comprenez ce que je veux dire… Il n’a pas la tête d’un type venu ici par plaisir. Je connais mes compatriotes mieux que vous…
  
  Kroutov se souvenait des instructions qu’il avait reçues de Makarenko, quelques jours plus tôt, concernant ce Lamberton. Il n’avait pas eu de nouvelles depuis, mais il n’en restait pas moins que les empreintes de Lamberton, relevées par Polina Choubina, ne correspondaient pas avec celles figurant sur les documents établis par le 3e bureau du GRU. Kroutov ne pouvait en tirer personnellement aucune conclusion et le fait que la direction de Moscou n’ait pas réagi après cette information tendait à prouver qu’il n’y avait rien d’anormal. Mais…
  
  — Si vous étiez d’accord, reprenait Bill Bunner, on pourrait lui tendre un piège…
  
  Monter une provocation ? traduisit Kroutov. Pourquoi pas ? Si ce Lamberton était pur, il s’en sortirait avec les honneurs de la guerre. S’il ne l’était pas…
  
  — Je n’y vois pas d’inconvénient… Avez-vous une idée ?
  
  — J’ai fouillé ses bagages et sa chambre, répliqua le petit homme, et je n’ai rien trouvé… Mais il est bien évident que s’il est venu avec de mauvaises intentions, il ne pouvait pas prendre le risque d’apporter du matériel… D’après ce que j’ai appris ici, un espion peut avoir besoin d’armes, d’appareils photo, etc. Si je me faisais passer pour un kleptomane, hein ? Et que je lui montre un butin… Un butin dans lequel il pourrait trouver ce qui l’intéresse ?
  
  — Ce qui pourrait l’intéresser si… rectifia Kroutov.
  
  Ils restèrent silencieux un moment. Kroutov se demandait si Bill Bunner n’avait pas une idée derrière la tête en formulant cette proposition, si lui-même ne cherchait pas à obtenir certains objets dans une certaine intention. C’était peu vraisemblable. Kroutov acquiesça.
  
  — D’accord. Nous allons faire comme ça…
  
  
  - : -
  
  L’œil collé au petit bout de la lorgnette, Hubert regardait Polina qui évoluait dans son bureau de l’Hôtel de Ville, à cent mètres de là. Le rideau et la fenêtre à guillotine juste entrebâillés ce qu’il fallait pour dégager le champ visuel de la longue-vue, Hubert ne risquait pas d’être aperçu par quelque passant.
  
  Il réfléchissait, et plus il réfléchissait, plus il s’étonnait de sa bonne fortune. Il connaissait assez bien la Russie et les Russes pour savoir que les femmes soviétiques ne sont pas en général des femmes faciles et que cette retenue devient rapidement de l’austérité chez celles du Parti, pour lesquelles une certaine liberté de mœurs peut toujours entraîner la terrible sanction de la radiation. Il craignait donc que la raison qui avait poussé Polina à se donner à lui ne fût pas une raison de cœur, ni de sens, mais une raison d’État. Et qu’il lui eût révélé, au cours d’une nuit agitée, à quelle intensité pouvaient atteindre les plaisirs de la chair ne le rassurait pas…
  
  Avant de partir pour se rendre au bureau, elle lui avait donné une clé de l’appartement en lui demandant comme une grâce de revenir à midi déjeuner avec elle. Il s’était étonné en suggérant que son assiduité auprès d’elle pouvait lui porter préjudice. N’était-elle pas un fonctionnaire important, alors que lui… Elle s’était troublée, puis avait répondu avec une fausse désinvolture que chacun et chacune étaient libres de mener leur vie à leur guise…
  
  Il cessa soudain de réfléchir. Quelqu’un venait d’entrer dans le bureau de Polina : un homme jeune et mince, de taille moyenne, qui portait un lourd paquet…
  
  
  - : -
  
  — Bonjour, dit Polina. Comment allez-vous ? Oleg Chakhline posa son paquet sur le bureau et regarda la jeune femme refermer la porte.
  
  — Ça va, répliqua-t-il, et vous ?
  
  Elle ne put s’empêcher de rougir et de baisser les yeux.
  
  — Bien, assura-t-elle, très bien. Chakhline souriait avec malice.
  
  — Et vos amours ?
  
  Polina lui lança un regard agacé.
  
  — Ne vous moquez pas de moi. Chakhline redevint sérieux.
  
  — Excusez-moi… Je sais que Lamberton n’a pas dormi chez lui cette nuit.
  
  Polina marcha jusqu’à la fenêtre et regarda celle de son appartement, de l’autre côté de la place. Elle se demandait si Hubert était encore chez elle ou non.
  
  — Vous trouvez que j’ai trop bien joué mon rôle ? s’enquit-elle.
  
  Avec une pointe d’agressivité dans la voix.
  
  — Non, certainement pas… Ne vous avais-je pas fait comprendre que votre devoir serait d’en venir là s’il n’y avait aucun moyen de faire autrement ?
  
  Elle riposta brutalement :
  
  — J’aurais pu faire autrement.
  
  Chakhline fut surpris par cette violence soudaine. Elle se retourna, vit l’effet produit par ce qu’elle venait de dire et ajouta en bredouillant :
  
  — Enfin… je ne sais pas. J’ai cru bien faire.
  
  Chakhline l’observait avec une acuité nouvelle.
  
  Il constata qu’elle avait le visage d’une femme comblée et pensa qu’il devait faire très attention et surveiller avec beaucoup de soin son comportement dans l’avenir immédiat. Heureusement, tout devait aller très vite.
  
  — N’en parlons plus, dit-il d’un ton magnanime. De toute façon, vous savez bien que je vous fais confiance…
  
  Elle respira profondément, puis montra d’un signe de tête le paquet qu’il avait apporté.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Les fausses fiches du personnel, pour remplacer les vraies…
  
  
  - : -
  
  Hubert les vit quitter le bureau, avec le paquet. Il bougea lentement la longue-vue et les retrouva dix secondes plus tard deux fenêtres plus à gauche, c’est-à-dire dans la pièce où se trouvait le fichier des élèves.
  
  Il vit Chakhline déballer sur une table les casiers remplis de fiches. Il vit Polina ouvrir le classeur métallique et en retirer un par un les casiers, que Chakhline remplaçait aussitôt par un de ceux qu’il avait apportés.
  
  Il vit Chakhline et Polina repartir avec les casiers enlevés et revenir dans le bureau de Polina. Il les vit ranger les casiers dans le bas d’un placard, les recouvrir, puis fermer à clé les portes du placard.
  
  Quelques minutes plus tard, Chakhline prit congé de Polina et s’en alla.
  
  Hubert resta un long moment assis sur le canapé. Ce qu’il venait de surprendre était suffisamment clair et point n’était besoin qu’on lui fît un dessin. Il avait suffisamment d’expérience en ce domaine pour comprendre qu’il était démasqué mais que l’on avait décidé de l’utiliser pour une manœuvre d’intoxication. Les empreintes qui devaient se trouver sur les nouvelles fiches appartenaient sans doute à de braves travailleurs de la région, que les services de l’immigration aux États-Unis risquaient d’attendre longtemps… Et, tout le temps que les services de sécurité américains mettraient à comprendre qu’ils s’étaient laissé berner, tout un bataillon d’agents de renseignement soviétiques aurait franchi la frontière sans attirer l’attention…
  
  Hubert soupira, puis un large sourire éclaira son visage. Si les gens du MVD tenaient à lui faire emporter les photocopies des fausses fiches qu’ils s’étaient donné la peine de fabriquer, ils devraient évidemment lui fournir le moyen de quitter le territoire de l’URSS pour regagner les États-Unis. Il n’avait donc plus de souci à se faire en ce qui concernait ce délicat problème du retour…
  
  Il se redressa et décida de rentrer chez lui. Il quitta l’appartement de Polina, puis l’immeuble. Dehors, la température était fraîche mais le temps restait beau. Hubert partit à pied. Il y avait peu de monde sur les trottoirs et la circulation des automobiles était faible.
  
  Une certaine exaltation commençait à s’emparer d’Hubert. Il entrevoyait une fin de mission grandement facilitée et sans réel danger s’il parvenait à ne pas montrer qu’il avait percé le jeu de l’adversaire…
  
  Il était si occupé par ses pensées qu’il faillit dépasser le Holly Motel sans s’en apercevoir. Il traversa la cour et entra dans son bungalow.
  
  Quelqu’un était venu pendant son absence et avait fouillé. Il s’en aperçut tout de suite, car le travail n’avait pas été fait avec un soin extrême, mais il ne s’en inquiéta nullement. Il passa dans la salle de bains et entreprit de se raser, ce qu’il n’avait pu faire chez Polina, celle-ci ne possédant pas de rasoir.
  
  Il avait fini et venait de s’allonger sur le lit, avec l’intention de se reposer une heure avant de retourner chez Polina, lorsque quelqu’un monta dehors les marches de bois puis frappa à la porte.
  
  Hubert jura entre ses dents, puis se leva pour aller ouvrir. C’était Bill Bunner, son voisin.
  
  — Excusez-moi de vous déranger, dit le petit homme. Je suis déjà passé ce matin et vous n’étiez pas là.
  
  — Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? grogna Hubert.
  
  — À moi, rien, répondit le petit homme. Mais cela m’embêterait que vous ayez des ennuis. Entre compatriotes.
  
  Hubert, comprenant qu’il ne s’en débarrasserait pas facilement, le laissa entrer.
  
  — Videz votre sac, mon vieux. Je vous écoute…
  
  Bill Bunner le regardait par en dessous.
  
  — Dites-moi… ne vous choquez pas, mais… êtes-vous pédéraste ?
  
  Hubert ne put s’empêcher de rire.
  
  — Non, répliqua-t-il.
  
  — Donc, continua Bunner, si vous découchez, c’est à cause d’une femme.
  
  — Si je découchais, ce serait à cause d’une femme, sûrement.
  
  — Il n’y a que des femmes russes, à Vinnitsa, et c’est pourquoi je veux vous mettre en garde… Qui est-ce ? Je peux sûrement vous être utile.
  
  — Je n’en sais rien. Je l’ai rencontrée hier soir. Elle m’a dit : je m’ennuie, allons faire ça.
  
  Bill Bunner secoua négativement la tête.
  
  — Vous me prenez pour un dingue, mon vieux.
  
  — Je vous prends surtout pour quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.
  
  Le petit homme sursauta.
  
  — Vous avez tort de réagir comme ça, affirma-t-il. Qui n’est pas avec Bill est contre Bill…
  
  — Eh bien, dit tranquillement Hubert, soyons contre Bill.
  
  Bill Bunner le dévisageait avec un grand étonnement.
  
  — Vous êtes fou, ou quoi ?
  
  — Je vais très bien, merci. Mais j’irais encore mieux si vous retourniez chez vous. Soyez gentil, foutez le camp…
  
  Il surprit à cet instant le geste rapide de Bunner subtilisant et glissant dans sa poche le Parker 61 qui se trouvait sur la table avec d’autres objets.
  
  — … et laissez-moi mon stylo, compléta-t-il.
  
  Bill Bunner resta figé. Puis, très lentement, il ressortit le stylo de sa poche et le remit sur la table.
  
  — Vous allez me dénoncer ? questionna-t-il.
  
  — Non. Mais, si vous recommencez, je vous flanque une correction.
  
  Le petit homme ôta ses lunettes et se mit à pleurnicher.
  
  — Ce n’est pas ma faute, je suis kleptomane… J’ai vu des tas de psychiatres, aux États… Ils m’ont tous dit que c’était à cause de ma petite taille, que je volais pour me venger des grands et des forts, et que pour guérir il faudrait que je grandisse de vingt centimètres. Or ce n’est pas possible.
  
  — Les gens d’ici le savent ? demanda Hubert.
  
  — Bien sûr, je continue, je ne peux pas m’en empêcher… Mais ce n’est pas pour faire de l’argent. La preuve, je garde tout.
  
  Son visage s’éclaira et il regarda Hubert avec une surprenante expression d’espoir.
  
  — Vous voulez venir voir ?… Je garde tout dans une valise. C’est drôle, vous savez, ce que j’ai pu faucher… même un revolver…
  
  Il gloussa.
  
  — Personne ne s’en est aperçu ? s’étonna Hubert.
  
  Bunner secoua la tête.
  
  — Non. Vous venez ?
  
  Hubert pensa que cela pouvait être amusant. Il enfila sa veste et remit dans ses poches ce qu’il en avait sorti, y compris le stylo. Puis il suivit Bill Bunner, qui occupait le bungalow 23.
  
  Très mystérieux, poussant de temps à autre d’étranges gloussements, Bill Bunner sortit de sous son lit une lourde valise et l’ouvrit…
  
  — Regardez ça, mon vieux…
  
  Hubert regarda. C’était un assez extraordinaire bric-à-brac. Il y avait des stylos, des briquets, des bijoux de pacotille, un paquet de Kleenex, une bouteille de vodka Smirnoff, une caméra-briquet 8 mm de fabrication japonaise, deux Minox dans leur étui, un Smith et Wesson automatique 9 mm flambant neuf des boîtes de vitamines, deux paquets de préservatifs, des brosses à ongles, des couteaux, des ciseaux…
  
  — Vous pourriez presque monter un drugstore, remarqua Hubert.
  
  — N’est-ce pas ?
  
  Bunner était visiblement très fier de son étrange collection. Il fouilla dans le tas, en sortit une boîte de carton sans étiquette qui contenait des ampoules pleines d’un liquide incolore.
  
  — Ça, expliqua-t-il, c’est un puissant somnifère. On leur apprend ici à s’en servir et ils en emportent quand ils partent en mission à l’étranger. Ça endort quelqu’un en deux minutes et une bombe atomique pourrait péter à côté sans le réveiller…
  
  — Amusant, dit Hubert. Et comment s’en sert-on ?
  
  — On le verse dans une boisson quelconque, tout simplement.
  
  Bunner referma vivement la valise et la remit sous le lit.
  
  — Vous n’allez pas me dénoncer, hein ?
  
  — Sûrement pas, répondit Hubert. Vous vous ferez bien prendre tout seul un de ces jours…
  
  Il retourna chez lui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  — J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer, dit soudain Polina. Demain, je t’emmène à Odessa. Nous y passerons le week-end…
  
  Ils étaient à table et finissaient de déjeuner. Hubert reposa doucement le verre d’eau glacée qu’il venait de vider et demanda :
  
  — C’est quel jour, demain ?
  
  — Samedi. Tu n’as pas cours… Je travaille en principe jusqu’à midi ; mais, pour une fois…
  
  — Je suis ravi, reprit Hubert, et d’autant plus ravi que je ne pensais pas avoir le droit de quitter Vinnitsa à moins de circonstances exceptionnelles…
  
  Elle fronça légèrement les sourcils en l’observant, mais il montrait un visage souriant et serein.
  
  — En principe, répondit-elle, tu ne pourrais guère quitter la ville sans être accompagné. Mais si je me porte garante pour toi…
  
  Elle se mit à rire et ajouta :
  
  — De toute façon, c’est moi qui signerai l’autorisation…
  
  
  
  Elle se leva, consulta sa montre et entreprit de débarrasser la table. Elle portait une robe de jersey bleu clair boutonnée devant de haut en bas, avec une ceinture de cuir bleu marine à la taille. Entre deux déplacements à la cuisine, elle continuait de parler d’Odessa.
  
  — Les gens du port travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous nous promènerons la nuit sur le boulevard de mer… Tu verras, c’est extraordinaire…
  
  Puis, un peu plus tard :
  
  — Il y a en ce moment un grand bateau italien qui est venu avec huit cents touristes. Je crois qu’il repart dimanche soir…
  
  Hubert avait dressé l’oreille. Ce bateau italien était-il la perche tendue pour son évasion ? Il se leva et alla s’asseoir sur le canapé, près de la fenêtre. Polina vint tirer les rideaux.
  
  — Je préfère tout de même qu’on ne te voie pas trop ici, expliqua-t-elle.
  
  Mais la petite flamme qui dansait dans ses yeux clairs fit comprendre à Hubert que cette bonne raison n’était pas la seule. Elle fit pivoter la longue-vue qui la gênait et vint s’asseoir contre Hubert.
  
  — À quelle heure travailles-tu ? demanda celui-ci d’un ton parfaitement détaché.
  
  — En principe dans une demi-heure. Mais… toi, tu as tout le temps.
  
  — Tout le temps pour quoi ?
  
  Elle fut secouée par un petit rire nerveux, mit sa tête sur l’épaule d’Hubert et offrit son visage.
  
  — Pour ce que tu voudras, murmura-t-elle.
  
  Il la prit dans ses bras et commença de déboutonner la robe par le haut, découvrant les formes oblongues et lourdes des seins qu’emprisonnaient les bonnets de Nylon blanc d’un soutien-gorge « made in USA ». Elle défit elle-même la ceinture et se laissa lentement glisser en arrière cependant que Hubert finissait de la dénuder…
  
  
  - : -
  
  — Aux États-Unis, disait Hubert, on emploie souvent le verbe to admire dans le sens de to like, ou to wish to. Par exemple : I would admire to bring down the house (12), au lieu de I would be much pleased to…
  
  Un tonnerre d’applaudissements lui apprit aussitôt que ses élèves avaient parfaitement compris. Il enchaîna sur les différentes significations du mot affair. Puis la cloche sonna et il prit congé de ses auditeurs en leur souhaitant un bon week-end.
  
  D’énormes nuages blancs couraient très haut dans le ciel en direction du nord. Hubert craignait qu’il ne plût le lendemain mais pensa aussitôt que cela n’avait pas grande importance. S’il s’agissait vraiment d’un coup monté, et il en était persuadé, Polina ne renoncerait pas au voyage pour une simple question de mauvais temps.
  
  De toute façon, Hubert était maintenant au pied du mur. L’occasion était là et il allait la saisir. Il devait absolument agir la nuit suivante, c’est-à-dire s’emparer des clés de Polina, s’introduire dans l’Hôtel de Ville, photocopier les vraies fiches d’élèves, dissimuler les films, remettre tout en ordre et revenir près de Polina…
  
  S’il s’agissait vraiment d’un coup monté, l’exécution de ce programme ne rencontrerait sans doute aucune difficulté. À ce détail près : les fiches que voulait photographier Hubert étaient dans le bureau de Polina et non dans la pièce où elles auraient dû se trouver, à deux fenêtres de là. Hubert était donc obligé d’administrer à Polina un somnifère puissant. Il ne pouvait prendre le risque qu’elle fît semblant de dormir afin de l’observer au moyen de sa longue-vue.
  
  Un somnifère puissant… Hubert se souvint aussitôt des ampoules qu’il avait vues dans la valise-bazar de Bill Bunner.
  
  
  - : -
  
  Bill Bunner était très excité. Il regarda sa montre, puis le milicien en civil que lui avait envoyé Kroutov.
  
  — Il ne va plus tarder maintenant, assura-t-il.
  
  Le milicien haussa les épaules.
  
  — Rien ne prouve qu’il va venir, surtout en plein jour.
  
  — Il sait que la nuit, je suis là. Il faut se cacher maintenant. Allez…
  
  Le milicien passa dans la salle de bains et se dissimula derrière la porte. Bill Bunner entra dans le placard et ramena le panneau coulissant, ne laissant qu’une faible ouverture. Dans la salle de bains, le milicien enfonça dans son oreille gauche le minuscule écouteur de l’émetteur-récepteur qu’il portait sur lui, dans la poche intérieure de sa veste, le micro étant accroché au revers de celle-ci. Cet appareil d’une portée de deux cent cinquante mètres était en liaison avec un relais installé dans une voiture arrêtée à une bonne portée du motel. Ce relais mobile gardait lui-même le contact avec le bureau de Kroutov.
  
  Le milicien baissa la tête vers le micro et prononça doucement :
  
  — Valentine appelle Vaquero… Valentine appelle Vaquero… Vaquero, m’entendez-vous ?
  
  Une voix nasillarde résonna dans l’oreille gauche du milicien.
  
  — Ici Vaquero… Je vous reçois quatre sur cinq, Valentine. Allez-y.
  
  — Nous sommes en place. Prévenez-nous quand vous le verrez arriver. Je garde l’écoute…
  
  — Okay, Valentine.
  
  
  - : -
  
  Oleg Chakhline entra dans le bureau de Vladimir Kroutov. Un quart d’heure plus tôt, Oleg Chakhline s’était rappelé que le KRU entretenait un représentant à Vinnitsa et que ce représentant, alerté par la demande de renseignements reçue la semaine précédente de Moscou et concernant Richard Lamberton, pouvait fort bien s’intéresser d’un peu trop près à ce même Richard Lamberton et, par ignorance de ce qui se tramait, faire échouer toute la combinaison. Chakhline en avait encore froid dans le dos.
  
  — Bonsoir, dit-il, j’aurais dû venir vous voir plus tôt, mais je n’en ai pas eu le temps…
  
  — Je savais que vous étiez là, camarade directeur. Mais il me semble que votre inspection se prolonge. Y aurait-il quelque chose qui cloche à Vinnitsa ?
  
  — Je ne suis pas ici en inspection… Vous vous rappelez cette demande de contrôle que vous avez reçue la semaine dernière de votre direction à Moscou et qui concernait le nouveau professeur d’American slang ?
  
  — Lamberton ?
  
  — Oui…
  
  — Je suis précisément en train de m’occuper de lui, répliqua Kroutov. Il a attiré l’attention d’un de mes informateurs et nous lui avons tendu un piège… On verra bien…
  
  — Aïe ! fit Chakhline. J’espère que je n’arrive pas trop tard…
  
  
  - : -
  
  Hubert traversa la cour du motel et entra chez lui. Il se débarrassa de son manteau et ressortit aussitôt pour se rendre chez Bill Bunner. Il n’avait pas de plan préconçu. Si Bunner était là, il lui demanderait de revoir son butin et s’arrangerait ensuite pour détourner son attention le temps de subtiliser une ampoule de somnifère. Si Bunner n’était pas là, il essaierait d’ouvrir la porte avec sa propre clé. Dans ce genre d’établissement, une même clé ouvre souvent plusieurs portes…
  
  Personne dans la cour. Un camion bâché passa rapidement sur l’avenue. Hubert frappa au numéro 23 et tendit l’oreille. Pas de réponse. Il tourna la poignée et poussa. La porte s’ouvrit.
  
  — Hello ! fit-il en entrant. Je ne vous dérange pas ?
  
  Toujours pas de réponse. Il referma, alla jeter un coup d’œil dans la salle de bains et ne vit personne. Il revint sur ses pas, écarta légèrement le rideau de la fenêtre sur la cour afin de s’assurer que Bunner n’arrivait pas…
  
  Derrière la porte de la salle de bains, le milicien entendit soudain dans son oreille gauche la voix de Vaquero :
  
  — Allô, Valentine ?… Valentine ?
  
  Le milicien ne pouvait répondre. Il souffla doucement sur le micro pour signaler sa présence. Vaquero entendit et reprit très vite :
  
  — Attention ! Ordre formel Viper : laissez le type tranquille, n’intervenez sous aucun prétexte, laissez-le faire ce qu’il veut et repartir. Ne vous montrez pas… Allô, Valentine…
  
  Vaquero répéta en martelant les mots. Le milicien, affolé, sentit brusquement qu’une sueur glacée couvrait son corps. L’homme était là, dans la pièce voisine, et il n’y avait aucun moyen de prévenir Bunner sans se montrer. C’était la catastrophe, sûre et certaine…
  
  À côté, Bunner retenait son souffle. Le poing serré sur la crosse d’un colt Woodsman Target 22 LR que lui avait confié Kroutov et qui aurait dû se trouver dans la valise et non dans sa main, Bunner vit revenir Hubert. Il le vit s’accroupir, tirer la valise de sous le lit, l’ouvrir, fouiller dedans ; mettre quelque chose dans sa poche, refermer la valise, la repousser sous le lit, se redresser…
  
  Bill Bunner fit brusquement coulisser le panneau et jaillit de la penderie, pistolet au poing, comme un diable de sa boîte.
  
  — Les mains en l’air ! hurla-t-il. Je vous tiens !
  
  Hubert était trop entraîné à vivre dangereusement pour réagir à contretemps en pareille circonstance. Ses réflexes conditionnés jouaient toujours à merveille, comme ceux d’un pilote de course lancé à grande vitesse sur un bolide. Bill Bunner, emporté par son élan, commit l’imprudence de trop approcher et il était si assuré que la surprise paralyserait son adversaire qu’il n’était pas lui-même sur la défensive…
  
  La surprise fut pour lui. Son poignet armé se trouva soudain saisi comme dans un étau, puis entraîné vers l’avant par une force irrésistible. En déséquilibre, Bunner ne pouvait contre-attaquer. Il sentit son bras droit se retourner derrière lui, l’articulation de son épaule craquer, l’automatique lui échapper. Puis la main d’Hubert s’abattit en couperet sur sa nuque et ce fut le noir…
  
  Hubert respira lentement et profondément, plusieurs fois, afin de calmer son cœur que l’action brutale avait emballé. Il alla ensuite pousser le verrou de la porte pour être tranquille et se mit à réfléchir…
  
  De quelque côté qu’il l’abordât, la situation lui apparaissait extrêmement désagréable. Ou bien Bill Bunner était un agent provocateur et avait agi sur ordre… Ou bien, en dehors de toute action officielle, il avait cru simplement que son voisin venait le cambrioler.
  
  Si Hubert acceptait la première hypothèse, cela posait un problème apparemment insoluble et l’obligeait à réviser dans sa totalité la certitude qu’il avait acquise d’un coup monté par les services spéciaux soviétiques… La seconde hypothèse était moins déprimante, mais comportait une obligation grave : celle d’empêcher Bill Bunner de parler.
  
  Hubert regarda longuement son compatriote étendu sans connaissance à ses pieds. Il repassait dans son esprit tous les indices que lui avaient fournis le comportement de Polina et le changement des fichiers qu’il avait observé. Il en conclut que Bill Bunner ne pouvait pas être dans le coup et que cet imbécile avait sûrement agi en franc-tireur.
  
  Hubert avait à la fois tort et raison, mais il ne pouvait le savoir et les secondes qui s’écoulaient sans autre incident le renforçaient dans le choix qu’il avait fait.
  
  Il se baissa, souleva sa victime et la déposa sur le lit. Sa décision était prise et il ne pouvait d’ailleurs agir autrement. Bunner allant se plaindre, c’était l’échec de l’entreprise et les frontières des États-Unis ouvertes pour longtemps à la pénétration d’une nouvelle promotion, particulièrement dangereuse, d’agents de renseignement soviétiques.
  
  Bill Bunner avait fait l’imbécile, il devait payer et tant pis pour lui si le prix exigé était démesuré.
  
  D’un côté, la sécurité de centaines de millions d’êtres renforcée pour de longues années, de l’autre l’existence d’un raté, traître à son pays. La balance ne penchait pas du bon côté pour Bill Bunner.
  
  Hubert le déshabilla, puis l’emporta dans la salle de bains. Il le mit sous la douche et le mouilla copieusement, puis il l’allongea sur le carrelage, le saisit par les cheveux et lui cogna l’occiput sur le bord de faïence du bac. Un seul coup, mais avec toute la force nécessaire. L’os craqua sinistrement. Pour plus de sûreté, Hubert enfonça ses pouces dans les artères essentielles du cou afin de priver le cerveau de sang frais.
  
  Lorsqu’il fut assuré de la mort de Bunner, Hubert répandit un peu d’eau savonneuse sur le carrelage et donna ensuite au cadavre une position telle que personne ne pût contester que Bunner avait pu glisser en sortant du bac et se fracasser le crâne au terme de sa chute.
  
  Hubert se redressa. Il avait fait très attention à ne laisser nulle part ses empreintes. Il prit une serviette pour s’essuyer les mains et ce fut en remettant la serviette en place qu’il aperçut dans le miroir au-dessus du lavabo une portion de bras qui bougeait lentement derrière la porte et, beaucoup plus bas, la pointe d’un soulier.
  
  Il eut l’impression qu’un poids de cent kilos lui tombait sur l’estomac. Un homme était là, depuis le début, qui avait obligatoirement tout entendu et probablement vu une certaine partie de ce qui s’était passé. Pourquoi cet homme n’était-il pas intervenu ?
  
  Hubert se retourna lentement. Son visage n’exprimait rien, mais il éprouvait des difficultés à contrôler sa respiration. Devait-il prendre l’initiative et obliger l’inconnu à se montrer ? Dans ce cas, il allait être obligé de le tuer, lui aussi. Et ce meurtre-là, il ne pourrait pas le camoufler en accident…
  
  Il décida de suivre son intuition et son intuition lui commandait de faire comme s’il n’avait rien vu et de s’en aller. Il lui semblait que c’était la carte à jouer…
  
  Il la joua. La gorge sèche, il sortit de la salle de bains, passant à moins de cinquante centimètres de l’autre, immobile derrière la porte. Il prit son mouchoir dans sa main pour ramasser le 22 LR tombé à terre et le mettre dans le tiroir de la table de nuit. Puis il s’assura par la fenêtre que personne n’était dans la cour et s’en alla…
  
  Une sueur abondante inondait son visage et tout son corps et il pensa que, lui aussi, il avait bien besoin d’une douche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Hubert s’immobilisa en sortant de la salle de bains et regarda le corps nu et luisant de sa maîtresse écartelé sur le lit défait. Un instant, il admira la courbe d’une épaule, les formes longues et dures des seins, le ventre vaste et bombé, les hanches pleines, les cuisses généreuses et lisses, comme taillées dans le marbre… Polina ouvrit un œil et demanda :
  
  — Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Tu me trouves laide, n’est-ce pas ? Je suis trop grosse, je le sais…
  
  — Tu es très belle, assura-t-il. Tu as le corps d’une odalisque.
  
  Elle rit doucement et s’enquit :
  
  — Tu en as connu, des odalisques ?
  
  — Non, mais je sais qu’elles sont faites comme toi.
  
  — Tu es idiot, dit-elle tendrement. Tu es idiot, mais tu es un amant merveilleux… Un virtuose.
  
  Il sourit.
  
  — Un virtuose ne peut rien faire de bon sans un instrument à sa mesure.
  
  Elle rit encore, un rire de gorge, chaud et sensuel, qui la secouait toute et faisait haleter son ventre.
  
  — Je suis ton instrument… Suis-je un bon instrument ?
  
  — Admirable, assura-t-il.
  
  Elle se mit sur le côté et il la trouva encore plus désirable dans cette position-là. Mais il regarda la pendulette sur la table et vit qu’il était près d’une heure. « Il faut que j’y aille, pensa-t-il. C’est le bon moment. »
  
  Elle s’étira en grognant, telle une lionne amoureuse.
  
  — Il faut dormir, dit-elle, Demain, nous partons pour Odessa. La journée sera fatigante.
  
  — Veux-tu que je rentre chez moi ? proposa-t-il. Tu te reposeras mieux.
  
  Elle hésita, puis acquiesça :
  
  — Je crois que ce serait plus raisonnable. Si tu restes, je sais bien ce qui va se passer… et nous serons à demi morts de fatigue pour voyager.
  
  — Okay, fit-il, soyons raisonnables. Mais il faut que je boive quelque chose avant de partir…
  
  Elle pivota sur les fesses, se retrouva assise au bord du lit, enfila ses chaussons et se mit debout.
  
  — Prépare-moi quelque chose aussi… Je vais prendre une douche en attendant.
  
  Elle lui laissait le champ libre. Il attendit qu’elle eût refermé la porte, prit l’ampoule de somnifère dans la poche de poitrine de sa veste et la brisa au-dessus de son verre. Il versa du bourbon par-dessus et en fit couler autant dans le verre de Polina. Puis il alla dans la cuisine chercher de la glace et une bouteille d’eau gazeuse.
  
  Il ne conservait plus maintenant le moindre doute quant à la machination ourdie autour de lui. Et le fait qu’il n’eût pas été inquiété bien que le meurtre de Bunner ait eu un témoin lui prouvait assez combien les autorités soviétiques tenaient à la réussite de leur plan.
  
  Mais la présence de ce mystérieux témoin lui avait donné à penser que l’adversaire pouvait savoir, au prix d’un simple inventaire, ce qui manquait dans la valise de Bunner. Normalement, Polina devait être avertie que son amant chercherait à l’endormir et, normalement, elle devait essayer d’y échapper…
  
  Elle revint, drapée dans un peignoir de bain, les yeux lourdement cernés mais le visage clair et détendu. Hubert sourit, lui tendit le verre sans drogue et conserva l’autre.
  
  — À nos amours, dit-il.
  
  Elle allait boire lorsqu’elle s’immobilisa, l’oreille tendue.
  
  — J’ai laissé un robinet ouvert…
  
  Sans reposer le verre, elle retourna dans la salle de bains. Hubert aurait parié son billet de retour contre le soutien-gorge de Polina que celle-ci vidait le contenu de son verre dans le lavabo…
  
  Elle revint, feignant de suçoter les dernières gouttes.
  
  — Quelle soif ! S’exclama-t-elle. J’en boirais bien encore autant.
  
  Il lui tendit gentiment son verre auquel il n’avait pas touché.
  
  — Prends celui-là, je vais m’en préparer un autre…
  
  Elle prit le verre avec la drogue et le vida goulûment. Hubert l’avait débarrassée du premier verre qu’il lui avait donné et il le remplit pour boire dedans. Ainsi tout était parfait.
  
  Polina retourna s’allonger sur le lit. Il entreprit de se rhabiller.
  
  — Demain matin, dit-elle soudain d’une voix alourdie, il faudrait que tu sois là de bonne heure… Je préfère ne pas te prendre au motel… On n’a pas besoin… de savoir…
  
  Elle se tut. Il termina de se rhabiller et constata qu’elle dormait déjà profondément. Le sac de la jeune femme était sur le canapé. Il l’ouvrit et prit dedans le trousseau de clés dont il avait besoin et une petite lampe électrique de forme cylindrique. Il fouilla ensuite dans un placard et prit une paire de gants de cuir très fin qui appartenait à Polina. Les mains d’Hubert, nerveuses et fines, n’étaient qu’à une pointure au-dessus de celles de la jeune femme. Il n’eut pas besoin de forcer beaucoup pour enfiler les gants.
  
  Ainsi équipé, il quitta l’appartement, éteignant les lumières derrière lui.
  
  Dehors, un vent aigre balayait la place déserte et mal éclairée. Vinnitsa dormait. Hubert eut un regard pour la grande porte de verre de l’Hôtel de Ville et il contourna le bâtiment. Ses semelles de caoutchouc ne faisaient aucun bruit sur le sol.
  
  Il arriva très vite devant la petite porte de fer, fit semblant de scruter les environs avec crainte, puis ouvrit avec la clé isolée du trousseau.
  
  Hubert referma derrière lui, puis s’éclaira avec la lampe de poche, tamisant la lumière entre ses doigts. Sa mémoire photographique lui restituait fidèlement l’itinéraire enregistré la veille.
  
  Il atteignit l’étage sans aucun ennui. Il était d’ailleurs bien persuadé qu’il n’aurait pas d’ennuis. Il s’arrêta devant la porte du service photographique, écouta. Tout était silencieux.
  
  Il essaya deux clés avant de trouver la bonne, entra, referma. Les volets étaient baissés, mais Hubert ne laissait filtrer la lumière qu’avec parcimonie, craignant qu’un voisin ou un passant ne pût être alerté par un éclairage trop vif.
  
  Il se rappelait parfaitement les endroits où se trouvaient stockés les différents matériels dont il avait besoin. Il prit deux Minox à cellule incorporée, six chargeurs, un support de lampe orientable monté sur pince caoutchoutée et des lampes flood miroir. Les poches gonflées, il ressortit, refermant avec soin, et gagna le bureau de Polina.
  
  Hubert s’y enferma, après avoir éteint sa lampe. Là, il ne pouvait plus prendre aucun risque. Heureusement, une clarté suffisante pour distinguer les meubles et les objets pénétrait par la fenêtre. Hubert posa son matériel près du placard dans lequel il avait vu Chakhline mettre les boîtes de fiches.
  
  Il fit une petite pause, puis chercha une prise de courant. Lorsqu’il l’eut trouvée, il brancha le support orientable, sans lampe, et s’assura que la longueur de fil était suffisante. Après quoi, il ouvrit le placard, constata qu’il pouvait y entrer et s’y tenir à genoux, assis sur ses talons, vérifia que les fiches étaient bien là et que c’étaient les bonnes.
  
  Il entra dans le placard, avec tout son matériel, et réussit à refermer la porte sans abîmer le fil. Il alluma la lampe de poche, puis vissa une flood miroir sur le support qu’il accrocha sur une traverse de planche.
  
  Hubert sortit un Minox de son étui, mit un chargeur dedans, le compteur à zéro, disposa une fiche devant lui, à plat sur le sol, visa, appuya sur le bouton de la cellule photoélectrique, procéda au réglage, puis à celui de la distance en s’aidant de la chaînette graduée…
  
  Très vite, il parvint à photographier un groupe de quatre fiches toutes les dix secondes. Mais la position était inconfortable et la chaleur dégagée par la lampe s’accumulait dans le réduit. Le premier chargeur épuisé, Hubert éteignit et sortit du placard, afin de respirer et aussi de se dégourdir les jambes que menaçait l’ankylose.
  
  Il en profita pour jeter un coup d’œil par la fenêtre, sur la place… L’appartement de Polina était toujours obscur. Il alla ensuite prêter l’oreille dans le couloir. Tout était silencieux…
  
  Il revint dans le placard, s’y enferma de nouveau, ralluma et recommença de photographier… Il fixa ainsi près de quatre cents fiches sur la pellicule. Lorsqu’il eut fini, il remit le fichier dans l’état où il l’avait trouvé et qu’il avait noté avec soin. Puis il ramassa tout le matériel, s’assura qu’il ne laissait aucune trace de son passage, qu’il n’oubliait rien, et quitta la pièce dans l’obscurité.
  
  Il se rendit aussitôt dans le bureau suivant. Le fichier du personnel directeur et enseignant de Vinnitsa était beaucoup moins important : une trentaine de fiches en tout. Hubert les emporta dans les lavabos, de l’autre côté du couloir, où il put opérer tout à son aise.
  
  Il alla remettre les fiches en place, avec toujours les mêmes précautions. C’était terminé et il avait envie de quitter les lieux sans plus attendre. Mais il devait compter avec une possible surveillance extérieure. Il était probable en effet que les services de sécurité de Vinnitsa, sachant qu’il devait opérer cette nuit-là, aient eu la curiosité de l’observer d’une manière ou d’une autre.
  
  Hubert entra donc dans la pièce où se trouvait habituellement le fichier des élèves et alluma plusieurs fois sa lampe de poche, très brièvement et à intervalles irréguliers. Ensuite, satisfait, il reporta tout le matériel au service photographique, remit tout en place, consciencieusement, ne gardant que les trois chargeurs de film impressionné.
  
  Il s’assura en repartant qu’il avait bien refermé toutes les portes à clé et rejoignit l’escalier. Un bruit insolite le surprit alors : quelqu’un venait d’éternuer à l’étage au-dessous. Hubert éteignit aussitôt sa lampe et resta sans bouger, retenant sa respiration pour mieux écouter…
  
  Des pas se rapprochaient lentement, une clarté naquit en contrebas et monta, déplaçant sur les murs les ombres portées de la rampe. Hubert recula dans l’obscurité du couloir. Il n’était pas encore inquiet. Cent fois, il s’était trouvé dans des situations à peu près semblables ; il avait donc l’habitude. Cela faisait partie des risques du métier.
  
  L’homme se mit à monter. Il ne prenait aucune précaution, mais donnait l’impression de ne pas très bien savoir où aller, ni que faire. Un gardien de nuit qui s’ennuyait, ou bien qui avait peur tout seul dans ce grand bâtiment…
  
  Hubert battit prudemment en retraite et retourna dans le bureau de Polina. Il s’y enferma. De longues minutes s’écoulèrent. Il n’entendait plus rien. Cette situation ne pouvant se prolonger toute la nuit, Hubert rouvrit doucement la porte…
  
  Le couloir était obscur et silencieux. Hubert sortit, referma une fois de plus la porte, et repartit vers l’escalier, à tâtons…
  
  L’homme semblait s’être volatilisé, mais cela ne rassurait aucunement Hubert qui craignait à chaque pas de buter sur lui, ou bien d’être soudain cloué au mur par le faisceau d’une lampe torche brusquement allumée.
  
  Hubert trouva la rampe et se mit à descendre. Il tâtait les marches de la pointe du pied, mais cela n’empêchait pas qu’il trébuchait parfois et provoquait des grincements qui lui semblaient résonner démesurément dans l’immeuble.
  
  Il lui fallut presque dix minutes pour descendre. Arrivé en bas, il s’éclaira, le temps d’une seconde, en rabattant avec sa main la lumière vers le sol. Moins d’une minute après, il se retrouvait à l’air libre…
  
  Il fit un large détour, choisissant les zones d’ombre, pour regagner l’appartement de Polina. La jeune femme dormait avec une conviction rassurante, toujours enveloppée dans son peignoir de bain. Hubert lui couvrit gentiment les pieds, puis remit où il les avait pris les gants, la lampe de poche et le trousseau de clés.
  
  Après quoi, il repartit et rejoignit à pied, par des rues désertes, le Holly Motel. Enfermé chez lui, il coupa en deux les chargeurs doubles, ne conservant que les boîtiers contenant le film (13). Il mit ces boîtiers dans une pochette qu’il enfonça ensuite dans la poche de poitrine de sa veste.
  
  Ce n’était sûrement pas une bonne cachette ; mais en principe il courait peu de risques d’être fouillé et il ne voulait pas se charger du moindre bagage afin de conserver une totale liberté de mouvements…
  
  Enfin, il se coucha et s’endormit aussitôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  16
  
  
  Oleg Chakhline entra et salua joyeusement Kroutov.
  
  — Comment ça va ? demanda-t-il.
  
  Kroutov fit une affreuse grimace.
  
  — Mal, répliqua-t-il. Je crois bien qu’il y a eu un os…
  
  Chakhline redevint sérieux. Il s’assit de biais sur le bras d’un fauteuil et s’inquiéta :
  
  — Un os ? Quel os ?
  
  — Votre type s’est bien introduit dans l’Hôtel de Ville la nuit dernière. Il y est entré à une heure seize minutes exactement et il en est ressorti à une heure cinquante-sept, d’après mes observateurs.
  
  — C’est normal, pour tout ce qu’il avait à faire, et si on l’a empêché de sortir tout de suite comme il était prévu…
  
  — Oui, reprit Kroutov d’un air sombre, c’est normal. Mais ce qui l’est moins, c’est que votre type n’est resté que trente-deux secondes très exactement dans la pièce où se trouve le fichier du personnel, et qu’il n’a pas ouvert le meuble contenant les fiches.
  
  Chakhline retint sa respiration.
  
  — Vous êtes sûr ?
  
  — Absolument. Vous savez que j’avais fait installer un magnétophone pour enregistrer les bruits, et un appareil photographique avec un film ultrasensible pour photographier votre type en flagrant délit. Le déclenchement du magnétophone était commandé par l’ouverture de la porte du bureau, et son arrêt par la fermeture de cette même porte… L’appareil photographique était solidaire, lui, de l’ouverture du classeur. Or le magnétophone a tourné, trente-deux secondes, mais l’appareil photographique n’a pas fonctionné.
  
  — Le mécanisme a pu avoir une défaillance…
  
  — Non. C’était une commande à câble, sous gaine souple. Mon technicien a vérifié ce matin et il est formel : le classeur n’a pas été ouvert.
  
  — C’est étrange, admit Chakhline.
  
  Qui commençait à s’inquiéter.
  
  — C’est le moins qu’on puisse dire.
  
  — A-t-il pris du matériel au service photographique ?
  
  — Il manque trois chargeurs de Minox.
  
  — Trois chargeurs, cela fait cent cinquante. D’après la dimension des fiches, on peut en prendre quatre à la fois à soixante centimètres, c’est-à-dire à bout de chaîne graduée. Cela fait donc un maximum de six cents fiches. On peut considérer qu’il a photographié entre quatre cent une et six cents fiches…
  
  — Oui, reconnut Kroutov.
  
  — Le faux fichier ne contenait que deux cent trente-cinq fiches, reprit Chakhline. Le vrai en contient trois cent quatre-vingt-deux.
  
  — Vous pensez donc qu’il aurait pu photographier le vrai ?
  
  — Quoi d’autre ?
  
  — Le fichier du personnel enseignant ?
  
  — Une trentaine de fiches.
  
  — Mais alors ? Il faudrait admettre qu’il a été prévenu de la substitution et qu’il savait où trouver les vraies fiches ?
  
  — Je crois que nous en sommes là, dit Chakhline.
  
  Accablé.
  
  — Qui a pu le prévenir ?
  
  — Nous étions trois à être informés : Polina Choubina, vous et moi.
  
  Kroutov avait froncé les sourcils.
  
  — Polina Choubina ?… C’est impossible. Elle a toujours été admirablement notée et c’est une grande patriote. Au-dessus de tout soupçon.
  
  Chakhline dodelina de la tête pour exprimer ses doutes, puis avança :
  
  — Elle a couché avec ce type, alors qu’elle n’était pas absolument obligée d’aller jusque-là… Cela ne serait pas grave si ce n’avait été pour elle une révélation…
  
  Kroutov avait du mal à suivre.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
  
  Chakhline eut un geste irrité.
  
  — Vous n’allez tout de même pas me demander de vous faire un dessin, non ? Dans certains pays, on appelle ça le septième ciel. Ce type lui a fait connaître le septième ciel, voilà.
  
  Kroutov jura effroyablement, comme seul un Russe sait le faire.
  
  — Il faut les arrêter immédiatement, gronda-t-il. Je me charge de leur faire connaître le septième enfer, moi !
  
  — Ils sont à Odessa, rappela Chakhline, et le type doit embarquer ce soir… Pouvez-vous envoyer directement des instructions à votre collègue d’Odessa ?
  
  — Non, répondit Kroutov. Il faut que je passe par Moscou. Mais cela ne demandera qu’un quart d’heure de plus.
  
  
  - : -
  
  Accoudés à la barre d’appui de la fenêtre, Polina et Hubert admiraient les effets du soleil couchant sur le port. Devant eux, tout près, le célèbre escalier du Cuirassé Potemkine plongeait vers les docks entre deux murs de feuillage. Plus loin, quelques grues bougeaient lentement leurs longs cous de métal sur le fond rougeoyant des eaux calmes de la mer Noire. Des cargos manœuvraient à grands coups de sirène. Un peu à l’écart, un grand bateau tout blanc s’illumina soudain. C’était le navire italien qui devait rembarquer sa cargaison de touristes le soir même et reprendre la mer vers minuit.
  
  — Tu veux que nous allions au théâtre ? demanda Polina en se serrant contre Hubert. Ce soir, la Philipovna danse le Lac des Cygnes.
  
  — Non, répondit Hubert. Je préfère me promener avec toi sur le port…
  
  Il réfléchissait à ce qu’il lui restait à faire : prendre contact avec des touristes, se renseigner sur les formalités d’accès au bateau… Il savait par expérience (14) que ces formalités étaient pratiquement inexistantes, mais cela pouvait toujours changer d’un jour à l’autre…
  
  — Embrasse-moi, demanda Polina en lui offrant son visage.
  
  Il la prit dans ses bras et posa doucement sa bouche sur celle de la jeune femme…
  
  
  - : -
  
  — Entrez ! hurla Makarenko.
  
  Le planton s’avança.
  
  — Un message urgent, annonça-t-il.
  
  Marakenko prit le téléphone en provenance de Vinnitsa et lut le texte. Il devint pâle et se mit à jurer.
  
  — Les effroyables cons ! cria-t-il alors que le planton refermait la porte en s’en allant.
  
  Il se leva. Encore une fois, il avait eu raison. On n’avait fait que perdre du temps en n’arrêtant pas tout de suite ce salopard. Il allait décrocher un appareil pour donner les ordres qui s’imposaient lorsque se mit à vibrer le timbre de la ligne qui le reliait directement au bureau du ministre.
  
  Il décrocha. La voix du ministre résonna aussitôt, sa voix des mauvais jours.
  
  — C’est vous, Makarenko ?… Montez me voir tout de suite. Je viens de recevoir un rapport d’enquête concernant le suicide d’Eliana Boudiélova. Je voudrais bien avoir quelques explications sur le rôle que vous avez joué dans cette affaire… Je vous attends.
  
  Blême, le visage couvert de sueur, Valéri Makarenko raccrocha. Ce qu’il craignait depuis le drame était arrivé. Les camarades de la fille avaient dû parler ; d’autres aussi, peut-être, auxquelles il avait fait subir des « inspections ». Il se vit révoqué de ses fonctions, nommé commissaire dans quelque coin perdu de Sibérie et oublié là, en disgrâce, pendant de longues années.
  
  Il quitta son bureau, ayant complètement oublié le télégramme de Vinnitsa.
  
  
  - : -
  
  Hubert regardait la passerelle qui reliait le quai au grand bateau blanc qui représentait pour lui l’évasion et la liberté. Un couple de touristes, l’air fatigué, se présenta soudain pour remonter à bord. Le milicien de faction les salua d’un signe de tête, sans rien leur demander.
  
  Hubert se sentit rassuré. C’était bien aussi simple qu’il le pensait. De toute façon, les touristes se différenciaient suffisamment des Russes, surtout par leurs vêtements.
  
  À quelques pas en arrière, Polina admirait le navire illuminé. Une radio invisible diffusait de la musique folklorique. Une vingtaine de touristes étaient agglutinés devant une baraque foraine plantée sur le quai, où l’on vendait des souvenirs.
  
  Hubert prit Polina par le bras et l’entraîna vers la baraque. Ils s’immobilisèrent derrière une jeune et jolie femme qui examinait une poupée ukrainienne dont la chevelure brune était ceinte d’un serre-tête de fleurs rustiques et les pieds chaussés de bottes rouges en similicuir. À côté, un couple âgé venait d’acheter une demi-douzaine de M. Popov et Mme Popova en caoutchouc peint.
  
  — C’est pour vos enfants ? demanda Hubert en anglais.
  
  Les gens âgés se retournèrent. Ils n’avaient pas compris. Hubert aurait pu leur parler italien, mais il ne voulait pas étaler ses connaissances linguistiques devant Polina. La jolie femme qui tenait la poupée ukrainienne le regarda :
  
  — Vous êtes américain ? questionna-t-elle en anglais.
  
  — Oui, dit Hubert.
  
  Elle paraissait étonnée.
  
  — Vous n’êtes pas du bateau ?
  
  — Non.
  
  Il inventa une explication :
  
  — Diplomate. Mon nom est Lamberton… Voici ma femme.
  
  Il montrait Polina.
  
  — Enchantée, dit la femme. Mon nom est Clara Bonacci.
  
  Ils échangèrent quelques propos sans grande importance. Puis Hubert demanda :
  
  — Vous repartez cette nuit ?
  
  — Non, répliqua-t-elle. Le départ a été retardé. Le bateau ne lèvera l’ancre que demain dans l’après-midi…
  
  Hubert se sentit brusquement oppressé. Il avait cru que tout serait fini dans quelques heures et ce retard imprévu remettait tout en question. Polina ne lui avait-elle pas dit qu’ils devraient repartir pour Vinnitsa tout de suite après déjeuner, le lendemain ? Il regarda Polina. Elle affectait de ne s’intéresser qu’aux poupées et aux boîtes peintes, mais un désarroi visible troublait son regard…
  
  — Si cela est possible, dit soudain Hubert, nous aimerions vous inviter à déjeuner demain midi…
  
  La jeune femme le regarda et son visage s’éclaira.
  
  — Avec beaucoup de plaisir, dit-elle. Mais c’est moi qui vous invite à bord… À moins que vous n’aimiez pas la cuisine italienne ?
  
  — Nous l’adorons, affirma Hubert.
  
  Brusquement soulagé d’un grand poids.
  
  — Certainement, approuva Polina. C’est très aimable à vous…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  17
  
  
  MOSCOU
  
  DIMANCHE MATIN, NEUF HEURES
  
  Ivan Krepkine entra dans le bureau qui avait été celui de Valéri Makarenko. Depuis moins de trente minutes, Ivan Krepkine était le nouveau directeur du KRU, Valéri Makarenko ayant été arrêté la veille et mis en prison après son entrevue avec le ministre.
  
  Ivan Krepkine n’avait pas voulu attendre davantage pour prendre possession de ses nouvelles fonctions. Le lendemain, lundi, il convoquerait tous les employés du service pour leur dire quelques mots. En attendant il voulait se familiariser avec les lieux.
  
  Il trouva sur le bureau le télégramme de Vinnitsa oublié la veille par Makarenko. L’affaire lui parut importante et urgente et il appela le fonctionnaire de permanence pour lui demander si le nécessaire avait été fait.
  
  Rien n’ayant été retrouvé au bureau d’ordre, il rédigea lui-même les instructions pour le bureau du KRU à Odessa et les fit immédiatement expédier par radio.
  
  ODESSA, DIX HEURES TRENTE
  
  Polina dormait enfin sur l’épaule d’Hubert. Ils étaient rentrés tard et ils n’avaient guère fermé l’œil. Hubert avait l’impression que Polina, sachant que leur aventure touchait à sa fin, ne voulait plus perdre un seul instant.
  
  Ils avaient rendez-vous à midi à bord du bateau italien, avec Clara Bonacci. Hubert décida de se reposer encore un quart d’heure, puis de sonner le réveil. Il ignorait encore comment Polina allait s’y prendre pour lui laisser sa liberté de manœuvre.
  
  Il avait perdu conscience et rêvait qu’il était en train d’expliquer à ses élèves de Vinnitsa la signification de l’expression to beat the band (15) lorsque des coups impérieux frappés à la porte le réveillèrent.
  
  Il décolla sa tête de l’oreiller pour écouter. On frappa de nouveau. Il repoussa la cuisse de Polina qui pesait sur son ventre, se dégagea doucement et sortit du lit. Il enfila un peignoir de bain et alla ouvrir. Deux hommes étaient à la porte. Deux hommes trapus, aux visages durs et sans expression ; deux hommes dont l’allure et la mise ne pouvaient faire illusion.
  
  — Vous désirez ? demanda Hubert.
  
  — Police. Nous voulons contrôler vos papiers.
  
  Hubert regarda celui qui venait de lui répondre en anglais et sourit. Il n’était pas encore inquiet.
  
  — Entrez, répliqua-t-il. Ne faites pas attention au désordre. Nous sommes rentrés tard… Odessa est si joli la nuit !
  
  Ils entrèrent. Polina s’était réveillée et les regardait avec étonnement.
  
  — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda-t-elle en russe.
  
  Celui qui avait déjà parlé répliqua dans sa langue natale :
  
  — Êtes-vous Polina Choubina ?
  
  — Oui, et alors ?
  
  — Et votre ami est bien Richard Lamberton ?
  
  — Oui…
  
  — Nous avons reçu de Moscou l’ordre de vous arrêter.
  
  Polina avait blêmi. Hubert, bien décidé à faire semblant de ne pas comprendre le russe, éprouva soudain le poids d’une angoisse paralysante.
  
  — Ce n’est pas possible, riposta Polina. Je suis ici en service commandé par le directeur du 2e bureau à Moscou et je vous prie de nous laisser tranquilles. Ma mission est très importante et vous risquez de la faire échouer…
  
  Elle ne soupçonnait pas qu’Hubert comprenait ce qu’elle disait. L’homme reprit :
  
  — Habillez-vous, Polina Choubina, et suivez-nous sans résistance.
  
  — Non. Je vous demande d’appeler tout de suite…
  
  — Assez ! coupa durement l’homme du contre-espionnage. Nous avons reçu des ordres de Moscou. Polina Choubina, vous êtes accusée de complicité avec cet homme qui est un espion, et vous serez jugée pour trahison. Lui s’en tirera peut-être avec quelques années de prison, mais pour vous ce sera sûrement la mort.
  
  Polina Choubina était devenue livide.
  
  — Vous êtes fous !… Ce n’est pas possible !
  
  Hubert, profitant de ce que l’attention des deux hommes était fixée sur la jeune femme, était venu se placer entre eux. Ils ne se méfiaient pas. Ils étaient chez eux, armés, avec toute l’autorité de leur fonction officielle, et ils n’avaient affaire qu’à un homme et à une femme à peine vêtus et mal réveillés.
  
  Hubert se frotta un instant les mains.
  
  — Levez-vous et habillez-vous, Polina Choubina, répéta le même. Ne nous obligez pas à employer la force.
  
  Les mains d’Hubert se tendirent brusquement, ses bras partirent à la volée en s’écartant. À la même seconde, le tranchant de ses mains atteignit les pommes d’Adam des policiers, à gauche et à droite. Avec une force terrifiante.
  
  Les deux hommes s’écroulèrent, tous deux en syncope. La bouche grande ouverte. Les yeux exorbités, Polina cria.
  
  — Chut ! fit Hubert. N’alerte surtout pas l’opinion.
  
  — Mais c’étaient des policiers, protesta la jeune femme. Tu es fou ! Tu veux nous faire fusiller ?
  
  — Excuse-moi, répliqua-t-il, mais je comprends très bien le russe et j’ai entendu qu’il te promettait la mort.
  
  Elle le regardait, épouvantée.
  
  — Tu as compris ? articula-t-elle avec difficulté.
  
  — Oui. Je ne pouvais pas les laisser t’emmener. C’est ignoble, ce qu’ils t’ont fait. Ils se sont servis de toi et puis maintenant ils veulent te liquider. Tu vas venir avec moi. Nous allons nous sauver tous les deux…
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Ce n’est pas possible, protesta-t-elle. Je ne peux pas faire ça… Ce serait trahir mon pays.
  
  — C’est ton pays qui te trahit. Viens avec moi… Je ne peux pas te laisser ici.
  
  Il approcha, se pencha sur elle, la prit dans ses bras.
  
  — Ne réfléchis pas, mon cœur. Tu as envie de venir…
  
  Elle était affolée. Il décida d’employer lui aussi les grands moyens pour la convaincre. Maintenant, il ne pouvait plus se sauver sans l’entraîner avec lui. Il était en état de légitime défense et tous les coups étaient permis.
  
  — Je t’aime, assura-t-il. Viens avec moi…
  
  Elle fondit en larmes et l’embrassa farouchement.
  
  — Oh ! Oui, gémit-elle. Oh ! Oui… Oh ! Oui…
  
  Il la sortit du lit.
  
  — Prépare-toi. Vite. Nous n’avons pas de temps à perdre…
  
  Elle passa dans la salle de bains. Il incombait maintenant à Hubert d’assurer leur sécurité jusqu’au départ du bateau et les deux hommes du KRU devaient obligatoirement en faire les frais. C’était la règle du jeu, dans l’ordre des choses. Il leur prit une arme, un Tokarev réglementaire, fourra les corps dans la penderie, les y enferma et mit la clé dans la poche de sa veste. Après quoi, il rejoignit Polina dans la salle de bains…
  
  À onze heures, ils descendaient l’escalier du Cuirassé Potemkine. Le temps était beau, un vent tiède soufflait de la mer. Le bateau de croisière arborait le pavillon d’appareillage. Hubert regarda Polina. Avec ses vêtements américains, on ne pouvait croire qu’elle fût russe.
  
  Ils débouchèrent sur le bord de mer. À gauche, les énormes grues déployaient une activité fébrile. Ils se hâtèrent. Polina ne disait rien. Dépassée par les événements, l’esprit anesthésié, elle se laissait conduire aveuglément par l’homme qui avait éveillé ses sens.
  
  Ils arrivèrent en vue du bateau. Et ce fut presque aussitôt le choc : un barrage de miliciens fermait l’accès de la passerelle, contrôlant les passeports…
  
  Ils s’étaient arrêtés. La main de Polina serrait convulsivement l’avant-bras d’Hubert.
  
  — Ne nous énervons pas, dit celui-ci.
  
  Il repartit, entraînant la jeune femme. Ils décrivirent une courbe pour arriver à la baraque aux souvenirs, du côté le plus éloigné du bateau.
  
  — Achète des poupées, ordonna Hubert.
  
  Il la laissa faire et se mit à observer comment s’effectuait le contrôle, au pied de la passerelle. C’était moins grave qu’il ne l’avait cru. Les touristes étaient simplement obligés de montrer leurs passeports, que les miliciens se contentaient de regarder sans les ouvrir. Il y aurait, bien entendu, un contrôle plus sérieux à bord juste avant le départ, avec la douane et la police des frontières, pour lequel chaque passager devrait se présenter individuellement dans le grand salon afin que son nom soit coché sur une liste, et un coup de tampon, le visa de sortie, apposé sur son passeport. Mais ce contrôle-là pouvait être évité.
  
  Hubert aperçut soudain les petits vieux qu’ils avaient vus la veille au même endroit et qui revenaient d’un tour en ville. Il saisit Polina par la main et l’entraîna. Ils coupèrent la route du vieux couple qui se dirigeait lentement vers l’échelle de coupée. Cette fois, Hubert leur parla en italien.
  
  — Êtes-vous contents de votre séjour ? demanda-t-il.
  
  — Très, répondit le vieillard. Nous avions tellement envie de connaître ce pays…
  
  La vieille dame regardait Hubert avec attention.
  
  — On ne vous a pas beaucoup vu sur le bateau, dit-elle.
  
  Elle les prenait pour des passagers et il n’y avait rien d’étonnant à cela. Sur un navire qui transporte huit cents passagers, il faut beaucoup de temps pour que tout le monde arrive à se connaître.
  
  — Nous sommes en voyage de noces, répliqua Hubert avec un clin d’œil coquin.
  
  Les petits vieux se mirent à rire.
  
  — Je comprends… Je comprends… dit l’homme.
  
  Hubert questionna :
  
  — Vous avez acheté beaucoup de souvenirs ?
  
  — Oui, assez… Mais nous aurions aimé trouver des icônes et…
  
  — Des icônes ? l’interrompit Hubert. Il y a là-bas un marin qui en vend… À trois minutes.
  
  — Un marin russe ?
  
  — Oui.
  
  — Nous ne parlons pas le russe.
  
  — Nous nous débrouillons assez bien, ma femme et moi. Nous pouvons vous y conduire, si vous le voulez, et vous aider à vous entendre avec ce matelot.
  
  Les petits vieux se confondirent en remerciements. Hubert les emmena, avec Polina qui ne comprenait rien à ce qui se passait.
  
  — Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en anglais.
  
  Il lui répondit dans la même langue, en baissant la voix pour plus de précaution :
  
  — Il nous faut deux passeports pour monter à bord.
  
  Elle comprit alors ce qu’il préparait et s’effraya :
  
  — Qu’est-ce que tu vas leur faire ?
  
  — Rien de méchant.
  
  Il avisa un chantier désert, à gauche d’un vaste entrepôt flanqué d’un train de marchandises en cours de chargement.
  
  — C’est là-bas, affirma-t-il.
  
  Personne ne faisait attention à eux. Ils étaient des touristes se promenant dans un port. Ils arrivèrent près d’une baraque de planches. Hubert marcha jusqu’à la porte ouverte, découvrit des sacs de ciment, une bétonnière, et des pelles, et des pioches. Il fit signe aux petits vieux d’approcher.
  
  — Il est là.
  
  Il les poussa devant lui. Éblouis par le brusque contraste de l’obscurité ambiante avec la lumière du dehors, ils ne virent tout d’abord pas grand-chose. Hubert appela Polina et lui commanda de refermer la porte. Il sortit le Tokarev pris aux gens du KRU et menaça les petits vieux :
  
  — Ne bougez pas et surtout ne criez pas, ordonna-t-il d’une voix menaçante.
  
  Abasourdis, les pauvres vieux levèrent les bras.
  
  — Prends leurs passeports.
  
  Polina obéit. Les deux passeports étaient dans le sac à main de la vieille dame. Hubert les saisit et les empocha. Puis il passa le Tokarev à Polina et utilisa le foulard et la ceinture de la femme, la cravate et la ceinture du mari, pour leur attacher les poignets et les chevilles. Après quoi il les bâillonna avec leurs mouchoirs.
  
  — Restez bien tranquilles, recommanda-t-il, et ne vous en faites pas. Je vais envoyer quelqu’un tout à l’heure vous délivrer… Excusez-moi.
  
  Hubert et Polina ressortirent de la baraque, après s’être assuré d’un coup d’œil que personne ne les observait. Hubert tendit à Polina le passeport de la femme.
  
  — Tu le montres comme ça en passant devant les miliciens, expliqua-t-il.
  
  — Nous passons ensemble ?
  
  — Oui.
  
  Ils retournèrent vers le bateau et attendirent qu’un groupe d’une vingtaine de touristes se présentât pour se mêler à eux. Ils passèrent sans incident. Arrivée au sommet de la passerelle, Polina eut une défaillance et Hubert fut obligé de la soutenir. Une demi-douzaine de femmes s’étant agglutinée autour d’eux, Hubert expliqua pour s’en débarrasser :
  
  — Elle attend un bébé.
  
  Ils purent s’éloigner, portés par une vague de sympathie. Il allait être onze heures et demie et ils avaient rendez-vous à midi au bar des premières avec Clara Bonacci. Ils y allèrent tout de suite, car c’était là qu’ils risquaient le moins d’être remarqués et Polina avait sérieusement besoin d’un remontant.
  
  Il commanda une vodka pour Polina et un bourbon pour lui. Puis il baisa tendrement la main de sa maîtresse et dit :
  
  — Ne bouge pas, je reviens tout de suite.
  
  Il avait remarqué, en traversant le hall précédant le bar, la boutique du photographe, entre celles du coiffeur et du tabac-souvenirs. Il y alla.
  
  — Vous avez beaucoup de travail ? demanda-t-il.
  
  Le petit homme à la chevelure noire exubérante leva les bras au ciel.
  
  — Incroyable ! Ils ont tous pris dix mille photos et ils veulent tous les avoir demain.
  
  — J’ai trois rouleaux de Minox, répliqua Hubert. Mais je ne suis pas tellement pressé. Même si vous ne me les donnez que le dernier jour, ça ira…
  
  — Très bien, approuva le photographe. Vous êtes un homme raisonnable.
  
  — On me l’a toujours dit.
  
  Le petit homme remit à Hubert une enveloppe jaune, sur laquelle celui-ci écrivit le premier nom qui lui vint à l’esprit : F. Baravalle, cab. 21. Il sortit les trois films de sa pochette, les mit dans l’enveloppe qu’il ferma soigneusement. Le photographe prit l’enveloppe et inscrivit une date dans un coin.
  
  — Dans cinq jours, à Athènes, d’accord ?
  
  — D’accord, assura Hubert.
  
  Qui avait bien l’intention de reprendre les précieux films dès que le navire serait en haute mer, hors de portée des gens du MVD.
  
  
  - : -
  
  Polina se hâtait dans les coursives et les gens se retournaient sur son passage. L’alcool l’avait réveillée et elle s’était brusquement rendu compte de ce qu’elle était en train de faire. Une force irrésistible l’avait alors arrachée au tabouret du bar et elle courait maintenant vers la sortie.
  
  Elle bouscula les passagers qui montaient et se retrouva soudain sur le bord de mer, sur le sol russe, chez elle, et elle fut si heureuse que les larmes débordèrent de ses yeux.
  
  Elle s’éloignait, marchant comme une automate, lorsqu’une voiture qui roulait lentement s’arrêta près d’elle.
  
  — Bonjour, Polina…
  
  Elle tourna la tête et reconnut Oleg Chakhline, à côté de Youri Bolchov qui tenait le volant. Elle reçut un coup au cœur et resta un instant pétrifiée. C’était fini. Elle allait être arrêtée, jugée pour trahison et complicité de meurtre. Jamais on ne voudrait la croire…
  
  Oleg Chakhline se retourna pour ouvrir la portière arrière de la Moskva.
  
  — Montez, ordonna-t-il.
  
  Polina obéit. Elle se laissa tomber sur la banquette. La portière se referma. Youri Bolchov enclencha la première et embraya doucement.
  
  — Où est Lamberton ? questionna Chakhline.
  
  — Sur le bateau, répondit-elle.
  
  — Racontez-nous ce qui s’est passé…
  
  Elle raconta. Elle était à bout de nerfs, elle ne pensait plus qu’à se justifier. Quand elle eut fini, Youri Bolchov, le directeur du 3e bureau du GRU chargé de l’organisation des missions à l’étranger, parla :
  
  — Polina Choubina, dit-il, vous allez retourner sur le bateau et rejoindre votre ami américain. Vous lui direz que vous étiez au lavabo, n’importe où, pour expliquer votre absence…
  
  — Je ne peux pas, répliqua-t-elle. C’est impossible…
  
  — À partir de cette minute, Polina Choubina, vous êtes chargée de mission aux États-Unis par le GRU. Premièrement, vous devrez découvrir les trois chargeurs de film impressionné que votre ami doit avoir sur lui, les jeter à la mer et les remplacer par trois autres que nous allons vous donner…
  
  — Je ne peux pas, répéta-t-elle avec obstination.
  
  — Si vous refusez, nous allons vous faire arrêter sous les inculpations de trahison et de complicité d’assassinat. Vous serez condamnée à mort.
  
  — Vous ne pouvez pas refuser de servir votre pays quand votre pays à besoin de vous, intervint Chakhline. Et je crois qu’il faut vous expliquer pourquoi nous vous refaisons confiance.
  
  Il lui raconta comment ils s’étaient aperçus que l’agent avait photographié les vraies fiches, dédaignant les fausses, et qu’ils avaient cru que Polina les avait trahis. Puis, en perquisitionnant chez elle, ils avaient deviné en regardant par la longue-vue.
  
  — Il faut accepter, insista Chakhline. Nous avons besoin de vous. Quand vous serez aux États-Unis, faites tout ce qu’il faut pour capter leur confiance. Essayez de vous faire embaucher dans les services de sécurité, comme spécialiste des questions soviétiques. Quelqu’un prendra contact avec vous le moment venu pour vous expliquer comment vous pourrez transmettre les renseignements…
  
  — Servir votre pays et avoir droit à sa reconnaissance, ou bien être condamnée ignominieusement, résuma Bolchov.
  
  — J’accepte, dit-elle.
  
  
  - : -
  
  Hubert commençait à s’inquiéter lorsqu’il la vit revenir. Elle était pâle et semblait réellement malade. Mais Clara Bonacci arrivait aussi, avec son exubérance italienne, et Hubert remit les questions à plus tard.
  
  — Pouvons-nous aller dans votre cabine ? demanda-t-il soudain. Nous avons besoin de vous parler sérieusement.
  
  Clara Bonacci parut surprise, même un peu ennuyée, mais les emmena tout de même sans poser de questions. Lorsqu’ils furent enfermés dans la cabine, Hubert entreprit de raconter l’histoire qu’il avait préparée :
  
  — Je suis bien américain, commença-t-il, mais Polina est russe. Nous nous sommes connus voilà quelques années quand j’étais attaché d’ambassade à Moscou. Nous nous sommes fiancés, mais les autorités n’ont jamais voulu lui accorder le visa de sortie… Alors, je suis venu l’enlever.
  
  De l’amour, un enlèvement, c’était bien plus qu’il n’en fallait pour provoquer l’enthousiasme d’une Italienne. Hubert comprit qu’il pouvait lui demander n’importe quoi. Il continua, lui expliquant comment ils s’étaient procuré les passeports pour monter à bord… Deux minutes plus tard, Clara Bonacci, les passeports dans sa poche, partait récupérer les malheureux petits vieux, avec la certitude qu’elle saurait les convaincre de ne pas ébruiter l’affaire.
  
  — En attendant, vous restez ici. Et ne craignez rien. Je frapperai avant d’entrer…
  
  Hubert, pour plus de sûreté, poussa le verrou. Puis il revint vers Polina, allongée, les yeux clos, sur le lit. Il s’assit auprès d’elle, l’embrassa, lui prit la tête dans les mains, l’obligeant à le regarder.
  
  — Où es-tu allée ?
  
  Elle rougit et se troubla.
  
  — Je… je te cherchais. Je me suis perdue dans les coursives…
  
  Incapable de soutenir son regard, elle referma les yeux. Il la baisa sur les paupières, tendrement ; mais il était alerté et il décida qu’il devrait se méfier d’elle. Terriblement.
  
  — J’ai eu peur, murmura-t-elle.
  
  Elle le saisit à la nuque et l’attira.
  
  — Embrasse-moi, supplia-t-elle. Embrasse-moi…
  
  
  
  
  
  FIN
  
  Saint-Hubert, Chantilly, 1960.
  
  
  
  
  
  1 Mot d'argot américain pour désigner un coup irrésistible mettant l'adversaire knock-out.
  
  2 Point fermé avec l’articulation du médius formant saillie.
  
  3 Abréviation de Government Man . Agent du FBI.
  
  4 Voir OSS 117 fidèlement vôtre, du même auteur.
  
  5 Un des métros de New York.
  
  6 Grouillez-vous (argot américain).
  
  7 Vinnitsa existe réellement, en Ukraine. Le major suédois Per Lindgren a publié, dans la revue Contact With the Army, un article très documenté sur cette étrange cité.
  
  8 Vinnitsa reçoit des diplomates élèves, mais qui ajoutent à leur qualité de diplomate celle, plus secrète, d’agent de renseignement.
  
  9 En principe, le MVD (ministère de l'Intérieur) est sous le contrôle du MGB (ministère de la Sécurité). Mais ils se surveillent mutuellement pour le compte du gouvernement. L'URSS n'a d'ailleurs pas le monopole de ce procédé, quasi obligatoire lorsque des services d'État détiennent de trop grands pouvoirs.
  
  10 Avez-vous peur des russes ?
  
  11 J'ai le cafard. J'ai besoin de vous voir, absolument. Je pense que je suis amoureux de vous.
  
  12 J'aimerais bien recevoir des applaudissements à tout casser.
  
  13 Ces boîtiers ont un diamètre de 17 mm et une épaisseur de 10 mm.
  
  14 Voir OSS 117 rentre dans la danse, du même auteur.
  
  15 Magnifique, extraordinaire, admirable.
  
  
  
  
  
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