Pilar Tomez-Rojaz arrêta l’aspirateur et se moucha bruyamment. Pilar Tomez-Rojaz était une petite femme dans la trentaine, sèche et sans grâce. Elle remit son mouchoir dans la poche de sa blouse de coton noir et marcha vers la fenêtre dont les persiennes métalliques toujours closes laissaient passer de minces tranches de lumière dorée.
Il était environ quatre heures après-midi et le soleil chauffait encore ce côté-là de l’ambassade. La femme toucha la tôle noire et tiède puis approcha son visage des fentes étroites orientées vers le bas.
Par-dessus le mur d’enceinte surmonté d’un réseau de fil de fer barbelé incliné vers l’intérieur, elle découvrait une partie de l’avenue Tacubaya. Des gosses accroupis sur l’herbe du terre-plein central jouaient silencieusement dans l’ombre des grands arbres, indifférents, isolés comme sur une île au cœur du double trafic des véhicules.
Un peu plus loin à droite, une jeune fille vêtue d’une robe claire, assise sur une valise, guettait le passage d’un taxi libre. Un garçon à bicyclette la siffla joyeusement, sans résultat. Pilar Tomez-Rojaz haussa les épaules. Elle détestait les hommes, sans doute parce qu’ils ne s’intéressaient à elle que lorsqu’ils étaient ivres, suffisamment ivre pour ne plus remarquer sa laideur.
Deux autobus défilèrent très près l’un de l’autre, roulant vers le centre de la ville. La femme se boucha les oreilles avec ses paumes, choquée par le bruit, puis elle souffla, dégoûtée, parce que les vapeurs de gas-oil arrivaient jusqu’à ses narines, des narines pincées, presque transparentes.
Lorsqu’elle se retourna, deux hommes étaient dans la chambre, déposant de grandes feuilles de contreplaqué et un outillage de menuisier contenu dans une caisse surmontée d’une poignée.
Pilar Tomez-Rojaz les connaissait. Il y avait Dimitri, le jardinier-homme à tout faire, et Boris, un chauffeur. Dimitri, qui était un homme jovial et qui parlait assez bien l’espagnol, dit à la femme :
— Laisse-nous, petite mère. Nous avons un travail à faire, tu reviendras plus tard.
Pilar protesta.
— On m’a demandé de faire cette chambre et ce n’est pas vous qui allez m’en empêcher !
Elle cala ses poings sur ses hanches et défia les deux hommes du regard. Boris prit un air dégoûté. Dimitri éclata de rire.
— Sors d’ici avant que je ne te claque les fesses…
— Quelles fesses ? objecta Boris. Elle n’en a pas.
— Tu reviendras plus tard quand nous aurons fini, enchaîna Dimitri.
— Pour nettoyer vos cochonneries ! explosa la femme.
Elle sortit, les insultant à voix basse, puis se dirigea vers l’escalier avec l’intention de descendre pour aller se plaindre auprès d’Anna Kousakova, une forte femme qui avait la haute main sur tout le personnel domestique de l’ambassade.
Anna Kousakova n’était pas dans son bureau. Pilar pensa qu’elle pouvait être à la lingerie. Pour s’y rendre, elle emprunta le couloir qui passait derrière le cabinet de l’ambassadeur. Des éclats de voix attirèrent alors son attention. On se disputait chez Son Excellence.
Une demi-douzaine de Russes était arrivés un quart d’heure plus tôt, amenés de l’aéroport par Boris. Comme l’on était un mercredi, Pilar en avait conclu qu’ils venaient de Cuba. Ceux qui venaient de Moscou débarquaient régulièrement les mardi soir et samedi soir vers minuit et Pilar avait toujours davantage de chambres à faire les lendemains matin.
Elle s’immobilisa un instant dans le couloir, prêtant l’oreille et tremblant de crainte à l’idée d’être surprise en flagrant délit d’indiscrétion. Mais elle ne comprenait pas le russe et ne pouvait rien saisir de ce qui se disait. Elle repartit sur la pointe des pieds, essayant sottement d’étouffer le bruit de ses pas.
Anna Kousakova était dans les cuisines. Pilar commença de lui parler de Dimitri et de Boris, avec une telle volubilité que l’autre, bien qu’elle entendît assez bien l’espagnol, la pria de se modérer. Pilar répéta plus lentement, cherchant néanmoins à faire partager son indignation. Mais Anna Kousakova semblait trouver cela très naturel. Elle lui commanda de faire une autre chambre, puis de reprendre son travail interrompu dès que les deux hommes auraient terminé le leur.
Pilar repartit en rouspétant. Elle pensait que ces Russes qui prétendaient défendre le travailleur étaient bien pareils à tous les autres et que, de toute façon, une malheureuse Mexicaine aurait toujours tort opposée à deux grands Soviétiques tout juste bons à faire des saletés partout. Elle avait vaguement conscience, dans ce cas précis, d’être parfaitement injuste ; mais, cela lui était égal. Ce qui lui importait était d’avoir un bon sujet de récrimination.
Lorsque, vingt minutes plus tard, elle retourna dans la chambre d’où Dimitri et Boris l’avaient expulsée, elle fut surprise par l’obscurité. Elle alluma. Les deux hommes n’étaient plus là et il n’y avait plus de fenêtre ; c’est-à-dire qu’une grande feuille de contreplaqué, coupée aux dimensions, avait été clouée sur l’encadrement de celle-ci, l’obturant complètement. Étonnée, Pilar passa dans la salle de bains et la trouva obscurcie de la même manière et par les mêmes moyens.
— Bizarre, murmura-t-elle. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien manigancer ?
Elle chercha une explication, mais n’en trouva aucune. Puis, craignant de se faire attraper, elle entreprit d’achever le nettoyage des deux pièces.
Elle avait à peine terminé lorsqu’apparut Anna Kousakova.
— C’est fini ? demanda celle-ci.
— Tout de suite, répondit Pilar.
Elle hésita un court instant, puis s’enquit :
— Pourquoi est-ce qu’ils ont bouché ces fenêtres ? Les volets fermés, ça suffisait plus ?
Elle se mordit les lèvres pour avoir trop parlé. En effet toutes les persiennes des fenêtres donnant sur la rue étaient toujours soigneusement closes. Il en était d’ailleurs de même à l’ambassade de Cuba, située tout près de là au coin de la rue Marquez, dont les toits en terrasse s’ornaient même de protections en sacs de sable. Il y avait beaucoup de Cubains anti-castristes à Mexico.
Anna Kousakova n’eut aucune réaction. Elle répondit simplement :
— C’est pour un malade. Il a besoin d’une cure d’obscurité complète.
« Cause toujours ! », se dit Pilar. L’ambassade n’était pas un hôpital.
— Ah ! bon, répliqua-t-elle.
Elles sortirent en fermant la porte. Anna Kousakova conduisit Pilar dans une autre chambre, à l’autre bout du couloir, puis s’en alla. Pilar se sentait excitée par un sentiment de curiosité inquiète. Elle tendait l’oreille au moindre bruit et allait jeter de fréquents coups d’œil dans le couloir.
Elle entendit soudain des voix d’hommes qui semblaient se disputer. Elle poussa la porte, de manière à voir sans être vue. Ils débouchèrent juste en face. Ils étaient quatre. L’ambassadeur marchait en tête, en compagnie d’un inconnu dont le visage était curieusement tuméfié. Derrière venaient un autre inconnu et le premier conseiller.
Ils entrèrent tous dans la chambre aux fenêtres obturées. Ils continuaient de parler, mais plus calmement. Enfin, trois d’entre eux ressortirent. Le premier conseiller ferma la porte à clé et mit celle-ci dans sa poche. Ils s’éloignèrent.
Le prisonnier était l’homme au visage tuméfié.
CHAPITRE
2
M. Smith était enrhumé et les verres épais de ses lunettes de myope faisaient penser à deux hublots sur fond de grotte sous-marine. La sonnerie de l’interphone vibra. M. Smith appuya sur le bouton, se mouchant de l’autre main.
— Qu’est-ce que c’est encore ? s’enquit-il avec mauvaise humeur.
— C’est 117, monsieur. Vous avez demandé à le voir…
— Ah oui, bien sûr. Faites-le entrer…
Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit.
Hubert Bonisseur de la Bath entra. Bronzé, l’œil clair, la démarche féline, il affichait ce sourire en coin que les femmes aimaient tant.
— Hello ! dit-il. Comment va ?
Cependant qu’il refermait la porte, M. Smith essuya les verres de ses lunettes, puis s’épongea les yeux. Quand tout fut remis en place, le chef du service Action de la « C.I.A. » vit Hubert tout près de lui. Il admira le costume gris léger, admirablement coupé, la chemise nette, la cravate impeccablement nouée.
— Toujours aussi élégant, remarqua-t-il avec une pointe d’envie.
— Chacun ses défauts, monsieur. Mais, on dirait que vous êtes enrhumé ?
— Je le suis, admit M. Smith.
Il devint acerbe.
— Je suppose que cela ne vous arrive jamais ?
— Non, monsieur. Mais, moi, je mène une vie saine. Je me couche toujours de bonne heure…
— Le matin…
— Oui, bien sûr. Je bois juste ce qu’il faut, j’aime les femmes juste ce qu’il faut, je prends de l’exercice…
— Juste ce qu’il faut…
— Exactement. Voyez-vous, monsieur, le secret d’une bonne santé c’est la mesure en tout…
Hubert fit quelques pas de côté, revint, l’œil en coulisse.
— Bien sûr, les mesures diffèrent avec les individus. Par exemple, ce qui me maintien en forme pourrait fort bien vous tuer, c’est possible.
— C’est même certain, éternua M. Smith. Mais, moi, je ne suis pas un agent Action… Je ne suis qu’un modeste joueur d’échecs.
— Avec cette supériorité tout de même sur le joueur d’échecs moyen, c’est que vous jouez avec des pions humains.
M. Smith se moucha.
— Ce qui est nettement plus drôle, acheva Hubert.
— C’est vous qui le dites. Bon, asseyez-vous, nous avons à causer…
Hubert se laissa glisser dans un fauteuil, croisa ses longue jambes et ne bougea plus. Il était capable de rester ainsi parfaitement immobile pendant de très longs moments et cette faculté qui lui était propre fascinait littéralement M. Smith.
— Nous avons reçu un rapport d’une de nos antennes à Mexico, reprit celui-ci en ouvrant un dossier placé devant lui.
— C’est un endroit que je connais mal, objecta Hubert. Vous ne m’y avez jamais encore envoyé.
— Tout arrive… Mais, puisque vous connaissez mal l’endroit, il faut que je vous explique certaines choses. Mexico est actuellement le point de transit aérien obligatoire pour se rendre à Cuba ou pour en sortir…
— Il y a des vols directs La Havane-Moscou.
— Extrêmement rares. La presque totalité du trafic aérien passe par Mexico qui est relié à La Havane par deux vols hebdomadaires de la « Cubana de Aviacion ». Les Soviétiques qui empruntent cette voie prennent ensuite les avions de la compagnie belge SABENA, pour la simple et unique raison que la ligne Bruxelles-Mexico exploitée par cette compagnie n’a pas d’escale sur le territoire des États-Unis.
— Je crois savoir que leur escale est à Montréal ?
— Exactement. Deux fois par semaine, donc, un certain nombre de techniciens ou d’officiers russes transitent à Mexico dans les deux sens. Comme les vols de la Cubana de Aviacion ne correspondent pas toujours avec ceux de la SABENA, ils sont quelquefois obligés de séjourner dans cette ville. Ils logent alors à l’ambassade, jamais à l’hôtel…
— Ce qui n’arrange sûrement pas vos affaires.
— Ce qui ne nous arrange pas, en effet. Surtout maintenant…
M. Smith éternua.
— À vos souhaits, dit poliment Hubert.
M. Smith se moucha, essuya ses lunettes, s’épongea les yeux, remit tout en place.
— Hier, mercredi, il y avait un vol de la Cubana de Aviacion entre La Havane et Mexico. En principe, la correspondance devait être assurée avec l’avion de la SABENA qui décolle à quatorze heures ; mais elle ne l’a pas été. Il y avait à bord cinq citoyens russes qui ont été aussitôt pris en charge par une voiture du corps diplomatique et conduits à l’ambassade…
M. Smith toussota.
— Habituellement, enchaîna-t-il, la police de l’air mexicaine photographie tous les passagers de la compagnie cubaine ; mais les Russes le savent depuis longtemps et ils s’arrangent pour être méconnaissables. En ce qui concerne les identités, les listes de passagers ne nous donnent que des noms certainement fantaisistes. Rien ne les empêche de se balader avec des passeports spécialement établis pour la circonstance… Voyons, où en étais-je ?
M. Smith passa ses doigts épais sur son front pâle où perlaient des gouttes de sueur. Hubert pensa qu’il avait besoin de vacances.
— Vous disiez qu’hier cinq citoyens russes étaient arrivés de Cuba à Mexico, mais qu’ils avaient raté leur correspondance et qu’on les avait conduits à l’ambassade…
— Exact… Nous avons un œil à l’intérieur même de l’ambassade…
— Bravo, fit Hubert.
M. Smith eut un geste empreint de modestie.
— Ce n’est pas terrible. Et j’ai dit un œil parce que justement il n’y a pas d’oreille. Notre observateur ne comprend pas le russe.
— Il faut le lui apprendre, suggéra Hubert.
M. Smith ne répondit pas.
— Il s’est passé hier des choses étranges à l’ambassade de l’U.R.S.S. à Mexico, reprit-il. D’abord, il semble que des disputes assez violentes aient éclaté entre l’ambassadeur et probablement, les voyageurs en transit. Ensuite, des ouvriers ont obturé avec des planches les fenêtres d’une chambre et d’une salle de bains contiguës. Enfin, l’un des nouveaux venus, qui avait le visage tuméfié, a été enfermé à clé dans cette chambre, le premier conseiller de l’ambassade conservant la clé sur lui.
Hubert eut un léger sourire.
— Vous voulez que je me transforme en petite souris et que j’aille demander à ce type pourquoi il a été battu et enfermé ?
— Pas exactement, mais c’est tout de même ce que je veux savoir. En général, tous les Russes qui empruntent la voie aérienne pour aller à Cuba ou en revenir sont des gens importants qui n’ont pas de temps à perdre dans un long voyage en bateau. Si le type dont il s’agit a des difficultés avec ses compatriotes, c’est qu’il n’est plus d’accord avec eux sur un point quelconque. Je pense que nous pouvons exploiter cette situation…
— Dans quel sens ?
— Pour obtenir des renseignements. Nous sommes avides d’informations sur ce qui se passe réellement à Cuba. Malheureusement, tous nos informateurs, ou presque, sont des Cubains anti-castristes. Ajoutez à l’exagération naturelle de ces méridionaux leur intérêt évident à présenter les faits d’une certaine façon, vous comprendrez que nous ne sachions pas toujours très bien ce qu’il faut croire ou non…
— Je vais vous plaindre, dit Hubert.
— Je ne vous demande pas de me plaindre, mais de m’aider. Nous avons jusqu’à dimanche matin pour trouver une idée…
Hubert bougea, étonné.
— Une idée ? Vous avez tous les gens qu’il faut pour ça, non ? Habituellement, j’exploite surtout les idées de la maison.
— À votre façon, grogna M. Smith.
— C’est le résultat qui compte.
— Précisément.
— Mais enfin, reprit Hubert, comment voulez-vous que je puisse avoir une idée sur une situation dont presque tous les éléments me sont inconnus ? Je connais à peine Mexico et pas du tout l’ambassade russe, pas même où elle se trouve…
— Tacubaya, 204, répondit M. Smith.
— Ça me fait une belle jambe.
— Nous avons un dossier très complet, avec plans, agrandissements photographiques, etc. Avec aussi des renseignements sur les habitudes de la maison, le personnel, les horaires…
— De toute façon, objecta Hubert, nous ne pouvons pas envisager de nous introduire dans une ambassade pour y enlever quelqu’un…