Jean Bruce : другие произведения.

Oss 117 À Mexico

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  OSS 117
  
  À MEXICO
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  116, Rue du Bac
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Pilar Tomez-Rojaz arrêta l’aspirateur et se moucha bruyamment. Pilar Tomez-Rojaz était une petite femme dans la trentaine, sèche et sans grâce. Elle remit son mouchoir dans la poche de sa blouse de coton noir et marcha vers la fenêtre dont les persiennes métalliques toujours closes laissaient passer de minces tranches de lumière dorée.
  
  Il était environ quatre heures après-midi et le soleil chauffait encore ce côté-là de l’ambassade. La femme toucha la tôle noire et tiède puis approcha son visage des fentes étroites orientées vers le bas.
  
  Par-dessus le mur d’enceinte surmonté d’un réseau de fil de fer barbelé incliné vers l’intérieur, elle découvrait une partie de l’avenue Tacubaya. Des gosses accroupis sur l’herbe du terre-plein central jouaient silencieusement dans l’ombre des grands arbres, indifférents, isolés comme sur une île au cœur du double trafic des véhicules.
  
  Un peu plus loin à droite, une jeune fille vêtue d’une robe claire, assise sur une valise, guettait le passage d’un taxi libre. Un garçon à bicyclette la siffla joyeusement, sans résultat. Pilar Tomez-Rojaz haussa les épaules. Elle détestait les hommes, sans doute parce qu’ils ne s’intéressaient à elle que lorsqu’ils étaient ivres, suffisamment ivre pour ne plus remarquer sa laideur.
  
  Deux autobus défilèrent très près l’un de l’autre, roulant vers le centre de la ville. La femme se boucha les oreilles avec ses paumes, choquée par le bruit, puis elle souffla, dégoûtée, parce que les vapeurs de gas-oil arrivaient jusqu’à ses narines, des narines pincées, presque transparentes.
  
  Lorsqu’elle se retourna, deux hommes étaient dans la chambre, déposant de grandes feuilles de contreplaqué et un outillage de menuisier contenu dans une caisse surmontée d’une poignée.
  
  Pilar Tomez-Rojaz les connaissait. Il y avait Dimitri, le jardinier-homme à tout faire, et Boris, un chauffeur. Dimitri, qui était un homme jovial et qui parlait assez bien l’espagnol, dit à la femme :
  
  — Laisse-nous, petite mère. Nous avons un travail à faire, tu reviendras plus tard.
  
  Pilar protesta.
  
  — On m’a demandé de faire cette chambre et ce n’est pas vous qui allez m’en empêcher !
  
  Elle cala ses poings sur ses hanches et défia les deux hommes du regard. Boris prit un air dégoûté. Dimitri éclata de rire.
  
  — Sors d’ici avant que je ne te claque les fesses…
  
  — Quelles fesses ? objecta Boris. Elle n’en a pas.
  
  — Tu reviendras plus tard quand nous aurons fini, enchaîna Dimitri.
  
  — Pour nettoyer vos cochonneries ! explosa la femme.
  
  Elle sortit, les insultant à voix basse, puis se dirigea vers l’escalier avec l’intention de descendre pour aller se plaindre auprès d’Anna Kousakova, une forte femme qui avait la haute main sur tout le personnel domestique de l’ambassade.
  
  Anna Kousakova n’était pas dans son bureau. Pilar pensa qu’elle pouvait être à la lingerie. Pour s’y rendre, elle emprunta le couloir qui passait derrière le cabinet de l’ambassadeur. Des éclats de voix attirèrent alors son attention. On se disputait chez Son Excellence.
  
  Une demi-douzaine de Russes était arrivés un quart d’heure plus tôt, amenés de l’aéroport par Boris. Comme l’on était un mercredi, Pilar en avait conclu qu’ils venaient de Cuba. Ceux qui venaient de Moscou débarquaient régulièrement les mardi soir et samedi soir vers minuit et Pilar avait toujours davantage de chambres à faire les lendemains matin.
  
  Elle s’immobilisa un instant dans le couloir, prêtant l’oreille et tremblant de crainte à l’idée d’être surprise en flagrant délit d’indiscrétion. Mais elle ne comprenait pas le russe et ne pouvait rien saisir de ce qui se disait. Elle repartit sur la pointe des pieds, essayant sottement d’étouffer le bruit de ses pas.
  
  Anna Kousakova était dans les cuisines. Pilar commença de lui parler de Dimitri et de Boris, avec une telle volubilité que l’autre, bien qu’elle entendît assez bien l’espagnol, la pria de se modérer. Pilar répéta plus lentement, cherchant néanmoins à faire partager son indignation. Mais Anna Kousakova semblait trouver cela très naturel. Elle lui commanda de faire une autre chambre, puis de reprendre son travail interrompu dès que les deux hommes auraient terminé le leur.
  
  Pilar repartit en rouspétant. Elle pensait que ces Russes qui prétendaient défendre le travailleur étaient bien pareils à tous les autres et que, de toute façon, une malheureuse Mexicaine aurait toujours tort opposée à deux grands Soviétiques tout juste bons à faire des saletés partout. Elle avait vaguement conscience, dans ce cas précis, d’être parfaitement injuste ; mais, cela lui était égal. Ce qui lui importait était d’avoir un bon sujet de récrimination.
  
  Lorsque, vingt minutes plus tard, elle retourna dans la chambre d’où Dimitri et Boris l’avaient expulsée, elle fut surprise par l’obscurité. Elle alluma. Les deux hommes n’étaient plus là et il n’y avait plus de fenêtre ; c’est-à-dire qu’une grande feuille de contreplaqué, coupée aux dimensions, avait été clouée sur l’encadrement de celle-ci, l’obturant complètement. Étonnée, Pilar passa dans la salle de bains et la trouva obscurcie de la même manière et par les mêmes moyens.
  
  — Bizarre, murmura-t-elle. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien manigancer ?
  
  Elle chercha une explication, mais n’en trouva aucune. Puis, craignant de se faire attraper, elle entreprit d’achever le nettoyage des deux pièces.
  
  Elle avait à peine terminé lorsqu’apparut Anna Kousakova.
  
  — C’est fini ? demanda celle-ci.
  
  — Tout de suite, répondit Pilar.
  
  Elle hésita un court instant, puis s’enquit :
  
  — Pourquoi est-ce qu’ils ont bouché ces fenêtres ? Les volets fermés, ça suffisait plus ?
  
  Elle se mordit les lèvres pour avoir trop parlé. En effet toutes les persiennes des fenêtres donnant sur la rue étaient toujours soigneusement closes. Il en était d’ailleurs de même à l’ambassade de Cuba, située tout près de là au coin de la rue Marquez, dont les toits en terrasse s’ornaient même de protections en sacs de sable. Il y avait beaucoup de Cubains anti-castristes à Mexico.
  
  Anna Kousakova n’eut aucune réaction. Elle répondit simplement :
  
  — C’est pour un malade. Il a besoin d’une cure d’obscurité complète.
  
  « Cause toujours ! », se dit Pilar. L’ambassade n’était pas un hôpital.
  
  — Ah ! bon, répliqua-t-elle.
  
  Elles sortirent en fermant la porte. Anna Kousakova conduisit Pilar dans une autre chambre, à l’autre bout du couloir, puis s’en alla. Pilar se sentait excitée par un sentiment de curiosité inquiète. Elle tendait l’oreille au moindre bruit et allait jeter de fréquents coups d’œil dans le couloir.
  
  Elle entendit soudain des voix d’hommes qui semblaient se disputer. Elle poussa la porte, de manière à voir sans être vue. Ils débouchèrent juste en face. Ils étaient quatre. L’ambassadeur marchait en tête, en compagnie d’un inconnu dont le visage était curieusement tuméfié. Derrière venaient un autre inconnu et le premier conseiller.
  
  Ils entrèrent tous dans la chambre aux fenêtres obturées. Ils continuaient de parler, mais plus calmement. Enfin, trois d’entre eux ressortirent. Le premier conseiller ferma la porte à clé et mit celle-ci dans sa poche. Ils s’éloignèrent.
  
  Le prisonnier était l’homme au visage tuméfié.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  M. Smith était enrhumé et les verres épais de ses lunettes de myope faisaient penser à deux hublots sur fond de grotte sous-marine. La sonnerie de l’interphone vibra. M. Smith appuya sur le bouton, se mouchant de l’autre main.
  
  — Qu’est-ce que c’est encore ? s’enquit-il avec mauvaise humeur.
  
  — C’est 117, monsieur. Vous avez demandé à le voir…
  
  — Ah oui, bien sûr. Faites-le entrer…
  
  Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath entra. Bronzé, l’œil clair, la démarche féline, il affichait ce sourire en coin que les femmes aimaient tant.
  
  — Hello ! dit-il. Comment va ?
  
  Cependant qu’il refermait la porte, M. Smith essuya les verres de ses lunettes, puis s’épongea les yeux. Quand tout fut remis en place, le chef du service Action de la « C.I.A. » vit Hubert tout près de lui. Il admira le costume gris léger, admirablement coupé, la chemise nette, la cravate impeccablement nouée.
  
  — Toujours aussi élégant, remarqua-t-il avec une pointe d’envie.
  
  — Chacun ses défauts, monsieur. Mais, on dirait que vous êtes enrhumé ?
  
  — Je le suis, admit M. Smith.
  
  Il devint acerbe.
  
  — Je suppose que cela ne vous arrive jamais ?
  
  — Non, monsieur. Mais, moi, je mène une vie saine. Je me couche toujours de bonne heure…
  
  — Le matin…
  
  — Oui, bien sûr. Je bois juste ce qu’il faut, j’aime les femmes juste ce qu’il faut, je prends de l’exercice…
  
  — Juste ce qu’il faut…
  
  — Exactement. Voyez-vous, monsieur, le secret d’une bonne santé c’est la mesure en tout…
  
  Hubert fit quelques pas de côté, revint, l’œil en coulisse.
  
  — Bien sûr, les mesures diffèrent avec les individus. Par exemple, ce qui me maintien en forme pourrait fort bien vous tuer, c’est possible.
  
  — C’est même certain, éternua M. Smith. Mais, moi, je ne suis pas un agent Action… Je ne suis qu’un modeste joueur d’échecs.
  
  — Avec cette supériorité tout de même sur le joueur d’échecs moyen, c’est que vous jouez avec des pions humains.
  
  M. Smith se moucha.
  
  — Ce qui est nettement plus drôle, acheva Hubert.
  
  — C’est vous qui le dites. Bon, asseyez-vous, nous avons à causer…
  
  Hubert se laissa glisser dans un fauteuil, croisa ses longue jambes et ne bougea plus. Il était capable de rester ainsi parfaitement immobile pendant de très longs moments et cette faculté qui lui était propre fascinait littéralement M. Smith.
  
  — Nous avons reçu un rapport d’une de nos antennes à Mexico, reprit celui-ci en ouvrant un dossier placé devant lui.
  
  — C’est un endroit que je connais mal, objecta Hubert. Vous ne m’y avez jamais encore envoyé.
  
  — Tout arrive… Mais, puisque vous connaissez mal l’endroit, il faut que je vous explique certaines choses. Mexico est actuellement le point de transit aérien obligatoire pour se rendre à Cuba ou pour en sortir…
  
  — Il y a des vols directs La Havane-Moscou.
  
  — Extrêmement rares. La presque totalité du trafic aérien passe par Mexico qui est relié à La Havane par deux vols hebdomadaires de la « Cubana de Aviacion ». Les Soviétiques qui empruntent cette voie prennent ensuite les avions de la compagnie belge SABENA, pour la simple et unique raison que la ligne Bruxelles-Mexico exploitée par cette compagnie n’a pas d’escale sur le territoire des États-Unis.
  
  — Je crois savoir que leur escale est à Montréal ?
  
  — Exactement. Deux fois par semaine, donc, un certain nombre de techniciens ou d’officiers russes transitent à Mexico dans les deux sens. Comme les vols de la Cubana de Aviacion ne correspondent pas toujours avec ceux de la SABENA, ils sont quelquefois obligés de séjourner dans cette ville. Ils logent alors à l’ambassade, jamais à l’hôtel…
  
  — Ce qui n’arrange sûrement pas vos affaires.
  
  — Ce qui ne nous arrange pas, en effet. Surtout maintenant…
  
  M. Smith éternua.
  
  — À vos souhaits, dit poliment Hubert.
  
  M. Smith se moucha, essuya ses lunettes, s’épongea les yeux, remit tout en place.
  
  — Hier, mercredi, il y avait un vol de la Cubana de Aviacion entre La Havane et Mexico. En principe, la correspondance devait être assurée avec l’avion de la SABENA qui décolle à quatorze heures ; mais elle ne l’a pas été. Il y avait à bord cinq citoyens russes qui ont été aussitôt pris en charge par une voiture du corps diplomatique et conduits à l’ambassade…
  
  M. Smith toussota.
  
  — Habituellement, enchaîna-t-il, la police de l’air mexicaine photographie tous les passagers de la compagnie cubaine ; mais les Russes le savent depuis longtemps et ils s’arrangent pour être méconnaissables. En ce qui concerne les identités, les listes de passagers ne nous donnent que des noms certainement fantaisistes. Rien ne les empêche de se balader avec des passeports spécialement établis pour la circonstance… Voyons, où en étais-je ?
  
  M. Smith passa ses doigts épais sur son front pâle où perlaient des gouttes de sueur. Hubert pensa qu’il avait besoin de vacances.
  
  — Vous disiez qu’hier cinq citoyens russes étaient arrivés de Cuba à Mexico, mais qu’ils avaient raté leur correspondance et qu’on les avait conduits à l’ambassade…
  
  — Exact… Nous avons un œil à l’intérieur même de l’ambassade…
  
  — Bravo, fit Hubert.
  
  M. Smith eut un geste empreint de modestie.
  
  — Ce n’est pas terrible. Et j’ai dit un œil parce que justement il n’y a pas d’oreille. Notre observateur ne comprend pas le russe.
  
  — Il faut le lui apprendre, suggéra Hubert.
  
  M. Smith ne répondit pas.
  
  — Il s’est passé hier des choses étranges à l’ambassade de l’U.R.S.S. à Mexico, reprit-il. D’abord, il semble que des disputes assez violentes aient éclaté entre l’ambassadeur et probablement, les voyageurs en transit. Ensuite, des ouvriers ont obturé avec des planches les fenêtres d’une chambre et d’une salle de bains contiguës. Enfin, l’un des nouveaux venus, qui avait le visage tuméfié, a été enfermé à clé dans cette chambre, le premier conseiller de l’ambassade conservant la clé sur lui.
  
  Hubert eut un léger sourire.
  
  — Vous voulez que je me transforme en petite souris et que j’aille demander à ce type pourquoi il a été battu et enfermé ?
  
  — Pas exactement, mais c’est tout de même ce que je veux savoir. En général, tous les Russes qui empruntent la voie aérienne pour aller à Cuba ou en revenir sont des gens importants qui n’ont pas de temps à perdre dans un long voyage en bateau. Si le type dont il s’agit a des difficultés avec ses compatriotes, c’est qu’il n’est plus d’accord avec eux sur un point quelconque. Je pense que nous pouvons exploiter cette situation…
  
  — Dans quel sens ?
  
  — Pour obtenir des renseignements. Nous sommes avides d’informations sur ce qui se passe réellement à Cuba. Malheureusement, tous nos informateurs, ou presque, sont des Cubains anti-castristes. Ajoutez à l’exagération naturelle de ces méridionaux leur intérêt évident à présenter les faits d’une certaine façon, vous comprendrez que nous ne sachions pas toujours très bien ce qu’il faut croire ou non…
  
  — Je vais vous plaindre, dit Hubert.
  
  — Je ne vous demande pas de me plaindre, mais de m’aider. Nous avons jusqu’à dimanche matin pour trouver une idée…
  
  Hubert bougea, étonné.
  
  — Une idée ? Vous avez tous les gens qu’il faut pour ça, non ? Habituellement, j’exploite surtout les idées de la maison.
  
  — À votre façon, grogna M. Smith.
  
  — C’est le résultat qui compte.
  
  — Précisément.
  
  — Mais enfin, reprit Hubert, comment voulez-vous que je puisse avoir une idée sur une situation dont presque tous les éléments me sont inconnus ? Je connais à peine Mexico et pas du tout l’ambassade russe, pas même où elle se trouve…
  
  — Tacubaya, 204, répondit M. Smith.
  
  — Ça me fait une belle jambe.
  
  — Nous avons un dossier très complet, avec plans, agrandissements photographiques, etc. Avec aussi des renseignements sur les habitudes de la maison, le personnel, les horaires…
  
  — De toute façon, objecta Hubert, nous ne pouvons pas envisager de nous introduire dans une ambassade pour y enlever quelqu’un…
  
  Suave, M. Smith s’enquit :
  
  — Vous ne vous êtes jamais introduit dans une ambassade, peut-être ? Vous allez essayer de me faire croire que j’ai rêvé et que cela est parfaitement au-dessus de vos forces ?
  
  Hubert consentit à sourire.
  
  — Cela n’est pas au-dessus de mes forces et cela m’est déjà arrivé, admit-il, mais pas pour y chercher quelqu’un. Pour y photographier des documents, aussitôt remis soigneusement en place, oui… C’est tout de même moins difficile.
  
  Il se leva, mit les mains dans les poches de son pantalon et fit quelques pas.
  
  — En fait, continua-t-il, nous ne savons pas si ce type séquestré consentirait à me suivre ou non. Vous n’ignorez pas plus que moi quelles surprises on peut avoir dans ce genre d’affaires…
  
  M. Smith éternua.
  
  — Il existe certains moyens, hasarda-t-il d’une voix mouillée.
  
  — Bien sûr, riposta Hubert. Mais un type normal ça pèse dans les soixante-dix kilos…
  
  — On vous donnerait un porteur.
  
  Hubert revint vers M. Smith.
  
  — Quelles informations avez-vous sur les protections de l’ambassade ?
  
  — Elles sont exceptionnelles… À cause de la présence à Mexico de nombreux Cubains anti-castristes qui ont la tête plutôt chaude. Un réseau de fils barbelés électrifiés surmonte toutes les clôtures extérieures et il y a des rondes nocturnes régulières dans le jardin autour de la maison…
  
  — Alors, il faut abandonner l’idée d’un enlèvement dans de pareilles conditions. Cela serait un suicide.
  
  M. Smith eut un mouvement d’épaules résigné.
  
  — Eh bien, n’y pensons plus. Si vous ne pouvez pas le faire, personne ne le fera.
  
  — Vous trouverez toujours des fiers-à-bras pour essayer, répliqua Hubert. Mais je suppose que c’est la réussite seule qui vous importe ?
  
  — Naturellement…
  
  Hypocrite, M. Smith poussa le dossier ouvert vers Hubert.
  
  — Vous devriez tout de même y jeter un coup d’œil, ne serait-ce que par curiosité.
  
  Hubert eut un geste de refus, puis se ravisa. Il vint tout près de la table et toucha les rapports et les photographies d’un doigt faussement négligent. Puis il s’empara d’un horaire de la compagnie Sabena.
  
  — Pourquoi avez-vous dit que nous avions jusqu’à dimanche matin pour agir ? questionna-t-il.
  
  M. Smith se moucha, puis répondit :
  
  — Parce que le prochain avion Sabena quitte Mexico dimanche à quatorze heures pour Bruxelles… Il arrive lundi à neuf heures quarante et il y a une correspondance à onze heures quarante-cinq pour Moscou…
  
  Hubert le regarda, ironique :
  
  — Un vrai petit bureau de renseignements, se moqua-t-il.
  
  Puis, de nouveau sérieux :
  
  — Puisqu’il me paraît hors de question d’agir à l’intérieur de l’ambassade, il faut agir au-dehors… Entre l’ambassade et l’aéroport.
  
  — N’y pensez pas, répliqua M. Smith. Le Département d’État ne veut aucun incident avec nos amis mexicains… Toutes ces histoires les mettent dans une situation difficile. Ils disent que les gens de Cuba sont leurs frères de race et de langue, ce qui ne les empêche pas, d’ailleurs, de les mettre en prison, mais ils n’oublient pas qu’ils dépendent beaucoup de nous, économiquement. Par ailleurs, vous n’ignorez pas que les problèmes d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud sont les problèmes numéro un de la Maison Blanche et qu’ils passent, quoi qu’on en dise, bien avant le problème européen…
  
  Hubert ne l’écoutait plus. Il regardait l’horaire.
  
  — Il y a deux services hebdomadaires Bruxelles-Mexico et retour, murmura-t-il. Mardi et mercredi, samedi et dimanche…
  
  — Exactement.
  
  — Y a-t-il des passagers russes à chaque vol ?
  
  — Pas toujours.
  
  — Combien sont-ils en moyenne ?
  
  — Cela peut varier beaucoup.
  
  — Pour le vol de samedi prochain, on peut évidemment savoir avec un peu d’avance combien ils seront au départ de Bruxelles ?
  
  — Évidemment.
  
  — Et, le cas échéant, auriez-vous les moyens d’empêcher l’avion de continuer après l’escale de Montréal ?… À moins que les conditions atmosphériques…
  
  — Jamais un avion de la Sabena n’est resté en carafe à Montréal, nous avons étudié le problème… pour d’autres raisons. Mais, si vous avez une idée vraiment… intéressante, nous pouvons sûrement arranger cela…
  
  — J’aimerais, dit Hubert. J’aimerais vraiment. M. Smith se moucha encore, essuya les verres de ses lunettes, s’épongea les yeux.
  
  — Si vous m’expliquiez votre idée, maintenant ? suggéra-t-il en remettant tout en place.
  
  Hubert retourna dans le fauteuil, croisa ses longues jambes :
  
  — Eh bien, voilà, commença-t-il. Imaginez que…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Pilar Tomez-Rojaz consulta sa montre et découvrit avec plaisir qu’il était l’heure de cesser le travail. Elle venait de faire à fond le ménage de trois chambres qui avaient été occupées pendant deux jours par des techniciens soviétiques repartis le matin même par l’avion de la Cubana de Aviacion à destination de La Havane. Pilar pensait quelquefois que l’ambassade de l’U.R.S.S. à Mexico ressemblait davantage à un hôtel qu’au siège d’une représentation diplomatique.
  
  Elle ramassa son matériel et sortit dans le couloir. Elle devait pour descendre passer devant la chambre où elle avait vu enfermer l’homme au visage tuméfié. Elle s’arrêta près de la porte, l’oreille tendue. Elle n’entendait rien d’autre que le bruit assourdi de la circulation sur l’avenue Tacubaya.
  
  Elle se demanda si le prisonnier était toujours là. Elle n’avait pu, depuis le matin, recueillir aucun signe de sa présence. Elle approcha du battant, regarda de part et d’autre du couloir, craignant d’être surprise, puis se pencha en avant et mit un œil au trou de la serrure.
  
  Les lampes étaient allumées dans la pièce aux fenêtres obturées. Pilar vit deux jambes d’homme qui dépassaient d’un fauteuil ; puis elle eut l’impression d’avoir entendu tourner une page d’un livre. La seconde d’après, elle entendit derrière elle la voix d’Anna Kousakova, l’intendante :
  
  — Eh bien, Pilar ?
  
  Elle se redressa brusquement, pâle comme une morte, le souffle coupé. Son balai lui échappa et le manche cogna contre la porte. Elle bredouilla :
  
  — Eu… Excusez-moi, je…
  
  La gorge nouée, elle ne put en dire davantage. Anna Kousakova, impassible, reprit :
  
  — La curiosité est un vilain défaut, Pilar. Un très vilain défaut…
  
  — Je… Je me demandais s’il fallait faire sa chambre…
  
  — Non… Ce camarade est atteint d’une maladie contagieuse. Il ne faut pas l’approcher.
  
  Pilar ramassa son balai et il lui sembla que l’inconnu marchait juste de l’autre côté du battant. Elle s’éloigna très vite, consciente du regard d’Anna Kousakova qui pesa sur ses épaules jusqu’à ce qu’elle eût tourné le coin du couloir.
  
  Son cœur battait encore à grands coups lorsqu’elle quitta l’ambassade quelques minutes plus tard. Le soleil avait disparu derrière les montagnes qui cernent Mexico et une ombre violette baignait l’avenue Tacubaya.
  
  Les lampadaires s’allumèrent. Un autobus passa sans s’arrêter, plein à craquer. C’était tous les soirs la même chose et il ne fallait pas espérer trouver un taxi à cette heure-là. Les taxis sont très bon marché à Mexico et à la portée de tous ; malheureusement, ils ne sont pas assez nombreux pour tous.
  
  Il passa cinq autobus avant qu’elle pût trouver une place. Elle était tellement préoccupée par l’incident qu’elle se laissa tripoter pendant tout le parcours par un grand moustachu aux yeux fiévreux, auquel elle aurait sûrement arraché sa moustache en d’autres circonstances.
  
  Maria-Grazia était déjà là lorsqu’elle arriva un quart d’heure plus tard dans leur appartement situé dans un immeuble moderne, au dernier étage, à l’angle de Hamburgo et de Los Insurgentes. Maria-Grazia était la sœur de Pilar, aussi belle que celle-ci était laide. Une véritable créature de rêve, avec les formes sculpturales de Sophia Loren, bien que moins grande, et les attitudes lascives, le côté invitation permanente au péché de Marilyn Monroe.
  
  Pilar vouait à Maria-Grazia une étrange adoration, un peu jalouse, un peu équivoque. Tous les besoins de tendresse, de sensualité inavouée, de cette femme laide qui détestait tout le monde s’étaient cristallisés sur sa sœur comblée par la nature.
  
  Elles s’embrassèrent au coin des lèvres. Pilar conserva dans sa main la main de Maria-Grazia.
  
  — Il me faudrait un vélomoteur, dit-elle. Je n’en peux plus d’attendre aussi longtemps tous les soirs une place dans un autobus…
  
  — Bien sûr, répondit Maria-Grazia de sa voix douce. Je te prêterai l’argent, si tu veux…
  
  Elles passèrent dans la salle de séjour et s’assirent sur le canapé, sans se lâcher.
  
  — Raconte, reprit Maria-Grazia. Il est toujours là ?
  
  Pilar comprit aussitôt de qui voulait parler sa sœur.
  
  — Oui, dit-elle. Je l’ai vu par le trou de la serrure…
  
  — Que faisait-il ?
  
  — Il lisait, je crois… La Kousakova m’a surprise.
  
  Maria-Grazia sursauta :
  
  — Pendant que tu regardais ?
  
  — Oui.
  
  — Et alors ? Qu’a-t-elle fait ?
  
  — Rien… Elle m’a dit que la curiosité est un vilain défaut.
  
  Maria-Grazia se détendit un peu.
  
  — Penses-tu qu’elle puisse soupçonner quelque chose ?
  
  — Non, je ne le pense pas.
  
  Il y eut un court silence. Maria-Grazia prit sa sœur dans ses bras.
  
  — Sois prudente, recommanda-t-elle. Sois très prudente.
  
  Pilar l’embrassa dans le cou, lui caressa l’épaule. Maria-Grazia se dégagea doucement.
  
  — Il faut que je téléphone, expliqua-t-elle en se levant.
  
  Elle alla décrocher l’appareil à l’autre bout de la pièce et forma un numéro de six chiffres. Une voix d’homme lui répondit bientôt.
  
  — Bonsoir, dit-elle sans se nommer. Je viens d’avoir des nouvelles de Simon. Il est toujours obligé de garder la chambre…
  
  
  *
  
  * *
  
  Celui auquel l’antenne « C.I.A. » de Mexico avait donné le nom de code de « Simon » et qui, s’il fallait en croire son passeport soviétique, s’appelait en réalité Victor Tarkovski consulta le cadran de sa montre-bracelet. L’heure était venue. Il ferma le livre qu’il avait presque terminé : « Les Aubes de Moscou », de Léon Nikouline, et le posa sur la table. Puis, il se leva et marcha sans bruit jusqu’à la porte.
  
  Tout était silencieux dans le couloir. C’était l’heure du dîner et tous étaient en bas dans la grande salle à manger. Il regarda de nouveau sa montre. Son visage tuméfié, qui prenait d’étranges colorations à la faible lumière de la seule lampe allumée, eut une contraction de contrariété. Victor Tarkovski se mit à faire les cent pas à travers la chambre. De temps à autre, il marchait inconsciemment vers les rideaux tirés devant la fenêtre, ébauchait un geste aussitôt interrompu, comme s’il se rappelait chaque fois que l’ouverture était solidement obturée.
  
  Enfin, quelqu’un approcha, puis frappa. Victor Tarkovski se dirigea vers la salle de bains et cria « Entrez » avant de disparaître dans celle-ci.
  
  Enfermé, il entendit déposer le plateau de son repas sur la table, puis le commissionnaire repartir. Il revint alors dans la chambre, alla coller son oreille à la porte sur le couloir…
  
  En trois enjambées, il fut devant la penderie, l’ouvrit, en sortit une valise en duralumin qui portait encore une étiquette de la Cubana de Aviacion et qu’il emporta dans la salle de bains.
  
  La valise était munie d’un double fond, qu’il fit adroitement pivoter. Une demi-douzaine d’objets divers s’y trouvaient dissimulés, bien calés dans des alvéoles pratiquées à leur mesure dans un matelas de mousse plastique blanche. Victor Tarkovski prit deux minuscules walkie-talkie à transistors, pas plus grands que des paquets de cigarettes et une non moins minuscule caméra automatique.
  
  Il accrocha l’un des émetteurs-récepteurs radio à l’intérieur de sa veste, mit l’autre dans sa poche droite, la caméra dans la gauche. Il prit encore dans le compartiment secret de sa valise un solide passe-partout, pareil à ceux qu’emploient les serruriers et les cambrioleurs pour forcer les serrures ordinaires.
  
  Il referma la valise et la remit à sa place dans la penderie. Sans perdre une seconde, il entreprit ensuite d’ouvrir la porte sur le couloir, ce qui ne lui demanda guère plus de dix secondes. Le couloir était désert et silencieux. Victor Tarkovski sortit et referma la porte derrière lui. Il hésita visiblement à redonner un tour de fausse clé, mais n’en fit rien. Il s’éloigna silencieusement sur la moquette et marcha jusqu’au sommet de l’escalier qui desservait l’étage.
  
  Là, il reprit le walkie-talkie qu’il avait mis dans sa poche extérieure droite, tourna le bouton de mise en route jusqu’à la moitié de sa course, poussa le commutateur sur l’émission et dissimula le petit appareil dans l’un des énormes plantes vertes qui encadraient le sommet de l’escalier.
  
  Il fit également fonctionner l’autre walkie-talkie, mais comme récepteur et repartit dans le couloir. Sans hésiter, il gagna la porte de la chambre de l’ambassadeur, tourna doucement la poignée. Le battant céda sans difficulté. Victor Tarkovski entra.
  
  La pièce était grande et assez luxueusement meublée dans le style Napoléon III. Les volets n’avaient pas été fermés et la lumière des lampadaires qui éclairaient le parc pénétrait suffisamment à l’intérieur pour rendre toutes choses distinctes.
  
  À gauche, deux portes étaient entrouvertes : l’une sur une lingerie-penderie, l’autre sur une salle de bains. Victor Tarkovski alla y jeter un coup d’œil. Puis, ayant fait le tour de l’appartement, il s’arrêta près d’une lourde commode, s’agenouilla et s’aplatit jusqu’à toucher le sol de sa tête. Il regarda pendant quelques secondes la partie de la chambre située entre le lit et la salle de bains et cet examen parut le satisfaire. Il se redressa légèrement, prit dans sa poche gauche la caméra automatique et chercha un moyen de la fixer sous le meuble…
  
  À cet instant précis, des bruits confus jaillirent du petit récepteur fixé à l’intérieur de sa veste. Il se figea, écarta son revers pour mieux entendre… Aucun doute : transmis par l’émetteur caché dans la plante verte, c’étaient bien des bruits de pas, de plus en plus proches… Quelqu’un montait l’escalier.
  
  Vivement, Victor Tarkovski se remit debout. Il courut jusqu’à la porte, la franchit, la referma, courut de nouveau jusqu’à sa chambre…
  
  Là, le souffle court, il s’adossa au battant, prêta de nouveau l’oreille à son récepteur… Silence. Il attendit, tourna le bouton moleté pour obtenir le maximum de puissance. Deux minutes passèrent, puis des pas résonnèrent pour la seconde fois dans le minuscule haut-parleur… Des pas réguliers, qui s’interrompirent un court instant, puis s’éloignèrent sur un rythme changé. L’homme qui était monté redescendait l’escalier.
  
  Victor Tarkovski essuya délicatement avec son mouchoir la sueur qui perlait à son front déformé par de hideuses turgescences. Puis, silencieusement, il ressortit et retourna vers la chambre de l’ambassadeur.
  
  Cette fois, il put mener à bien son entreprise sans être dérangé. La caméra convenablement orientée et fixée sous la commode, Victor Tarkovski en poussa le contact. Elle était équipée d’un moteur miniaturisé à transistors et d’un œil électronique qui en assurait la mise en route lorsque certaines conditions se trouvaient réunies, l’arrêtant lorsque ces conditions n’existaient plus.
  
  Victor Tarkovski repartit sans bruit, alla récupérer le walkie-talkie dans la plante verte au sommet de l’escalier et regagna sa chambre. Il donna un tour de fausse clé à la serrure puis remit tous ses appareils dans le double fond de sa valise. Après quoi, il s’installa pour dîner. La nourriture insipide qui lui était habituellement servie ne s’était pas améliorée en refroidissant. Il prit quelques comprimés d’aspirine pour calmer les démangeaisons de son visage et s’efforça de manger…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le dîner terminé, ils étaient tous passés dans le grand salon. Anna Kousakova toucha l’épaule de Piotr Pogossian qui venait d’allumer un cigare et lui dit :
  
  — Je voudrais te parler, peux-tu me consacrer deux minutes ?
  
  — Certainement, Anna.
  
  Ils s’écartèrent des autres pour aller s’asseoir dans un coin retiré. Piotr Pogossian était un homme dans la quarantaine, grand, brun, très mince, qui portait des lunettes à fine monture dorée. Il avait le grade de premier conseiller, mais il était en fait le représentant du « M.G.B. » au sein de l’ambassade, responsable de la sécurité. Tous le savaient et il en résultait que Piotr Pogossian n’avait pas d’amis, chacun se méfiant de lui et conservant prudemment ses distances. L’ambassadeur lui-même lui battait plus ou moins froid, jaloux de certaines prérogatives qui lui semblaient porter atteinte à sa propre autorité. Seule, Anna Kousakova entretenait de bonnes relations avec Pogossian. Certains prétendaient qu’elle était sa maîtresse, ce qui était plus ou moins vrai ; la vérité, c’était que la Kousakova appartenait elle aussi au personnel du « M.G.B. ».
  
  — Ce soir, commença-t-elle sans autre préambule, j’ai surpris Pilar Tomez-Rojaz en train de regarder par le trou de la serrure de la chambre de Victor Tarkovski… Il ne s’agit peut-être que d’un mouvement de curiosité bien féminin, mais je préfère tout de même t’en parler.
  
  — Tiens ! Tiens ! fit Pogossian. Cette affreuse petite bonne femme… Sait-elle que tu l’as vue ?
  
  — Oui.
  
  — Quelles réactions ?
  
  — Apparemment normales… Celles d’une femme surprise en flagrant délit d’indiscrétion.
  
  — Il faut que je revoie son dossier.
  
  — L’enquête a été favorable, évidemment ; sinon, nous ne l’aurions pas engagée. Elle militait, je crois, dans quelques organisations pro-communistes.
  
  — Elle est ici depuis combien de temps ?
  
  — Elle travaille ici depuis un an et demi.
  
  — Elle a pu changer…
  
  — Bien sûr.
  
  Piotr Pogossian tira pensivement quelques bouffées de son cigare. Anna Kousakova arrangea son chignon, puis le décolleté de sa robe qui bâillait légèrement sur son opulente poitrine.
  
  — Le meilleur moyen d’être fixé, reprit Pogossian, c’est de lui tendre un piège. Je vais y réfléchir… Penses-y de ton côté…
  
  Il la regarda. L’expression de son visage changea.
  
  — Tu es très belle, dit-il.
  
  Anna eut un léger sourire.
  
  — Merci, murmura-t-elle.
  
  — J’aimerais te le répéter en privé, continua-t-il.
  
  Elle l’observa un instant, son sourire s’accentua.
  
  — Je ne pousserai pas mon verrou ce soir, répondit-elle doucement. Mais sois prudent. Les autres ne nous aiment guère…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Pilar Tomez-Rojaz était dans l’appartement de l’ambassadeur. C’était la première fois qu’elle y pénétrait. Vers quatre heures, Anna Kousakova était venue la trouver pour lui dire que, le valet de chambre de Son Excellence étant malade, elle aurait à le remplacer. L’intendante lui avait fait mille recommandations, notamment au sujet des poussières sous les meubles.
  
  Pilar avait commencé par la salle de bains. Puis, elle avait fait le lit. Maintenant, elle passait l’aspirateur. Lorsqu’elle en vint à déplacer la table de chevet habituellement utilisée par l’ambassadeur, quelques feuillets agrafés qui avaient dû se trouver coincés entre le meuble et le mur glissèrent sur le sol. Pilar les ramassa. Les feuillets étaient dactylographiés et Pilar les regarda de près. Il s’agissait d’un rapport, rédigé en espagnol, sur « Les Activités des Émigrés cubains anti-castristes réfugiés au Mexique ».
  
  Le premier réflexe de Pilar fut de remettre le rapport où il se trouvait auparavant. Puis, elle se ravisa et entreprit de le lire. Mais elle était trop inquiète, son attention était trop attirée par ce qui pouvait arriver par le couloir. Elle renonça. Puis, comme sous l’effet d’une brusque impulsion, elle alla pousser le dossier entre le mur et la grosse commode, du côté opposé de la chambre, entre la porte d’entrée et celle de la penderie.
  
  Elle se remit ensuite au travail, mais le cœur n’y était plus et ses gestes trahissaient sa nervosité. Elle termina néanmoins le ménage et s’aperçut alors qu’elle aurait dû être partie depuis dix bonnes minutes. Elle descendit son matériel, ôta sa blouse et se lava les mains dans le vestiaire du personnel. Elle était prête à franchir la porte de service lorsque Piotr Pogossian se trouva soudain devant elle.
  
  — Faites demi-tour, ordonna-t-il, et retournez au vestiaire.
  
  — Mais, pourquoi ? s’étonna-t-elle.
  
  — Vous le savez très bien. Ne faites pas de difficultés si vous voulez que tout se passe aussi bien que possible…
  
  — Je ne comprends pas…
  
  Il la saisit par un bras, l’obligea sans brutalité à pivoter sur place, puis la poussa devant lui jusqu’au vestiaire. Anna Kousakova était là, l’air sévère.
  
  — Fouillez-la, lui dit Pogossian. Je reste derrière la porte. Si elle fait sa mauvaise tête, tant pis pour elle. Appelez-moi.
  
  Il recula dans le couloir, tirant le battant sur lui. Pilar, effrayée, regarda la Kousakova :
  
  — Qu’est-ce qu’il se passe ? protesta-t-elle. Pourquoi me traite-t-il de cette façon ?
  
  — Vous le savez très bien, répliqua la Kousakova. Donnez-moi le dossier.
  
  Pilar devint très pâle.
  
  — Quel dossier ? bégaya-t-elle.
  
  — Ne faites pas l’idiote, donnez-moi ce dossier.
  
  — Mais, je n’ai pas de dossier. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
  
  — Alors, tant pis. Déshabillez-vous.
  
  — Non, je ne me déshabillerai pas. Il n’y a aucune raison.
  
  Froidement, Anna Kousakova la gifla.
  
  — Vous allez vous déshabiller tout de suite. Sinon, j’appelle le camarade Pogossian pour qu’il m’aide à le faire. Choisissez.
  
  Pilar eut un geste de refus. La simple idée qu’un homme pût porter la main sur elle et lui ôter ses vêtements l’emplissait de panique. Elle obéit, avec une hâte servile, n’hésitant que pour faire glisser l’ultime protection de sa pudeur. Anna Kousakova l’examina d’un air dégoûté : elle était maigre, difforme, avec des seins vides et pendants, des hanches saillantes, des cuisses en parenthèses.
  
  — Où l’as-tu caché ? questionna la Kousakova en palpant les vêtements.
  
  — Je ne comprends rien à ce que vous dites, protesta la femme de ménage. Je n’ai rien caché.
  
  — Il n’était pas très gros, enchaîna l’intendante. Convenablement plié et roulé, il pourrait tenir là où je pense…
  
  Elle approcha. Pilar hurla et voulut échapper. Anna Kousakova la rattrapa et la plaqua contre le mur.
  
  — Si tu ne me laisses pas faire, menaça-t-elle, j’appelle le camarade Pogossian et c’est lui qui le fera. Imagine-toi que tu passes la douane…
  
  Vaincue, Pilar ferma les yeux. Anna Kousakova opéra très vite, d’une main sûre. Puis, elle éclata de rire.
  
  — Évidemment, constata-t-elle, tu ne pourrais pas y cacher grand-chose !
  
  Puis, elle redevint sérieuse, même soucieuse.
  
  — Rhabille-toi.
  
  Des larmes coulant sur ses joues brûlantes, Pilar remit ses vêtements. Lorsqu’elle eut terminé, Anna Kousakova rouvrit la porte. Piotr Pogossian entra :
  
  — Alors ? s’enquit-il.
  
  — Rien. Absolument rien.
  
  — As-tu pensé à certaine cachette naturelle ?
  
  — Elle est vierge, répliqua crûment l’intendante.
  
  Un sourire moqueur retroussa les lèvres de Pogossian.
  
  — Avec une pareille dégaine, remarqua-t-il en russe, il n’y a pas de quoi s’étonner.
  
  — Qu’est-ce que l’on fait ? demanda l’intendante employant aussi leur langue natale afin que la Mexicaine ne pût les comprendre.
  
  Pilar, le visage fermé, les yeux baissés, restait silencieuse. Ses mains osseuses continuaient de trembler.
  
  — Les papiers ont pourtant bien disparu, reprit Pogossian, et je ne crois pas aux miracles. Elle a dû les cacher quelque part, dans la crainte d’un piège et elle essaiera de les reprendre plus tard…
  
  — Alors, il faut la laisser filer.
  
  — De toute façon, nous ne pouvons pas la garder ici. Les Mexicains feraient une révolution…
  
  Il regarda de nouveau la femme de chambre et lui dit en espagnol :
  
  — Un dossier a disparu de la chambre de l’ambassadeur et nous avons cru que vous l’aviez pris. Nous nous sommes trompés et nous vous demandons de nous en excuser. Nous espérons que vous ne nous en tiendrez pas rigueur. Bonsoir, camarade, vous pouvez rentrer chez vous…
  
  Pilar haussa ses maigres épaules et sortit sans répondre. Les deux Russes restèrent silencieux pendant quelques secondes, puis Piotr Pogossian annonça en quittant le vestiaire :
  
  — Je vais la faire filer. Rejoins-moi là-haut. Il faut absolument retrouver ces papiers…
  
  — Elle les a peut-être cachés dans son matériel, suggéra l’intendante. Je vais voir…
  
  Elle alla dans la resserre où étaient rangés tous les ustensiles et produits ménagers. Elle fouilla consciencieusement partout, mais ne trouva rien. Piotr Pogossian revint et l’aida, sans plus de résultat. Ils montèrent à l’étage et se rendirent dans la chambre de l’ambassadeur qu’ils entreprirent de visiter méthodiquement.
  
  Ce fut Pogossian qui découvrit les feuillets derrière la commode. Il écarta celle-ci du mur pour les faire tomber et, lorsqu’il se mit à plat ventre pour les attraper, il découvrit également la caméra fixée sous le meuble…
  
  
  *
  
  * *
  
  À peine entrée dans l’appartement, Pilar se jeta dans les bras de la très jolie Maria-Grazia. Elle tremblait convulsivement.
  
  — Maria, cria-t-elle, jamais plus je ne retournerai à l’ambassade. J’ai eu trop peur.
  
  Maria-Grazia lui mit une main sur la bouche.
  
  — Veux-tu parler moins fort !
  
  Elle l’entraîna vers le divan, la serra contre elle, la caressa pour la calmer.
  
  — Raconte, doucement.
  
  Pilar se mit à raconter.
  
  — J’ai d’abord eu envie de mettre ce rapport sous ma jupe et de te l’apporter, mais j’ai eu peur que l’ambassadeur ne s’aperçoive de sa disparition avant que je ne sois sortie… Alors, je me suis souvenue d’un article que j’avais lu dans un journal et qui expliquait comment certaines voleuses qui se font embaucher comme femmes de chambres déplacent des bijoux ou de l’argent pendant plusieurs jours et ne s’en emparent que si leur patronne ne s’est aperçue de rien… J’ai caché le rapport derrière la commode… Je pensais que l’ambassadeur ne se rappellerait plus où il l’avait posé pour la dernière fois et que s’il le retrouvait là il ne s’en étonnerait pas… J’aurais regardé demain et je l’aurais transporté ailleurs, en dehors de la chambre…
  
  — C’était une bonne idée, approuva Maria-Grazia. Mais, que s’est-il passé ?
  
  — La Kousakova m’attendait à la sortie. Elle m’a accusée d’avoir pris le rapport et elle m’a obligée à me déshabiller… complètement… Et même, elle m’a… Oh ! si tu savais ce qu’elle a osé me faire !… J’étais malade de honte. Je ne veux plus y retourner, Maria. Je t’en supplie, ne m’oblige pas à y retourner.
  
  — Calme-toi. Nous allons en parler avec Ernest… J’ai bien peur qu’ils ne t’aient tendu un piège et, alors, la situation est grave.
  
  Elle embrassa tendrement sa sœur et se leva pour aller téléphoner.
  
  — Allô, dit-elle dès que la communication fut établie, il faut que je vous voie le plus vite possible…
  
  Elle écouta un instant.
  
  — D’accord, acheva-t-elle. À tout à l’heure.
  
  Elle raccrocha et resta immobile près de l’appareil, regardant sa sœur qui, les mains jointes et serrées entre ses genoux anguleux, paraissait attendre un verdict.
  
  — Je vais voir Ernest, annonça-t-elle. Attends-moi bien sagement ici…
  
  — Emmène-moi, supplia Pilar. J’ai peur de rester toute seule.
  
  — Tu sais bien que cela n’est pas possible.
  
  Elle se rendit dans la chambre, prit son sac à main et revint.
  
  — Regarde la télévision, proposa-t-elle, cela te distraira.
  
  Pilar se leva. Elles s’embrassèrent, avec plus de chaleur encore que d’habitude. Maria-Grazia sortit sans ajouter un mot.
  
  
  *
  
  * *
  
  Dans le laboratoire photographique de l’ambassade, Anna Kousakova et Piotr Pogossian observaient sur le verre dépoli d’une visionneuse le déroulement du film de 8 mm trouvé dans la caméra et rapidement développé. Muets d’étonnement, ils voyaient l’ambassadeur debout près de son lit vider ses poches dans une coupe posée sur la table de chevet, puis se déshabiller. Anna Kousakova, qui regardait ce strip-tease inattendu avec un louable détachement, ne put s’empêcher de penser à la fin que Son Excellence se tenait encore fort bien pour son âge et de regretter qu’Elle ne fût pas davantage portée sur la bagatelle.
  
  Piotr Pogossian arrêta la visionneuse.
  
  — Du diable si je comprends quelque chose à cette histoire, bougonna-t-il. Je m’attendais à voir des photocopies de documents mais sûrement pas ça… Pourquoi filmer l’ambassadeur en train de se déshabiller ?
  
  — C’est en effet une étrange idée, admit l’intendante. Peut-être cette fille est-elle amoureuse de lui ?
  
  Ni l’un ni l’autre n’était encore en mesure d’imaginer que la caméra pouvait avoir été mise en place par une personne autre que Pilar Tomez-Rojaz.
  
  — Je pense plutôt qu’elle espérait surprendre quelque aventure galante qui aurait pu être ensuite utilisée pour un éventuel chantage… Je ne vois pas d’autre explication. On regarde encore une fois ?
  
  Il rembobina le film, le fit repasser. Mais, pas plus qu’à la première projection, aucun détail ne retint particulièrement leur attention.
  
  — C’est un bel homme, tout de même, ne put s’empêcher de remarquer l’intendante. Dommage qu’il soit célibataire.
  
  Piotr Pogossian fit comme s’il n’avait pas entendu. Il prit la caméra miniature et l’ouvrit.
  
  — C’est du matériel de chez nous, constata-t-il. Une petite merveille, avec un véritable cerveau électronique qui la met en route seulement lorsque certaines conditions de lumière et même de mouvement sont réunis…
  
  — Mais, s’inquiéta la Kousakova, si cette caméra est de fabrication soviétique, comment a-t-elle pu arriver entre les mains de cette fille ?
  
  — Je suppose que nos agents opérant à l’étranger ont dû en perdre un certain nombre. Nous possédons nous aussi un certain stock de matériel semblable fabriqué par les Américains… Mais, je vois que quelque chose t’échappe.
  
  — Quoi ?
  
  — Cette caméra n’a pas été mise en place ce soir mais hier soir.
  
  Anna Kousakova soupira.
  
  — Suis-je bête ! Bien sûr… L’ambassadeur n’est pas allé se déshabiller dans sa chambre pendant que je fouillais cette fille… L’affaire se complique.
  
  — Pas tellement. Nous ne pouvons soupçonner personne parmi nos compatriotes présents ici… La chambre de l’ambassadeur n’est jamais fermée à clé et il est facile à cette fille de s’y introduire dans la journée sans que personne s’en aperçoive…
  
  Ils restèrent silencieux un instant.
  
  — Qu’est-ce que l’on fait ? s’enquit Anna Kousakova. Nous avons eu tort de la laisser partir.
  
  — Non, répliqua Pogossian. Elle fait partie du personnel de l’ambassade et nous ne pourrions rien contre elle sans prendre de gros risques. La consigne est d’éviter autant que possible tout incident avec les autorités mexicaines… Nous allons tout bonnement lui appliquer le système de la longue corde (1). Pour commencer, je vais recharger cette caméra avec un film vierge, la mettre en panne en créant un mauvais contact avec la pile, puis la replacer où nous l’avons prise. Et nous n’aurons plus qu’à attendre…
  
  
  *
  
  * *
  
  On frappait à la porte. Victor Tarkovski cria d’entrer, puis s’enferma dans la salle de bains. Il entendit quelqu’un pénétrer dans sa chambre, poser le plateau du dîner sur la table, repartir. Il regarda sa montre et revint dans la chambre. Il ouvrit la penderie, tendit la main vers sa valise à double fond, puis interrompit son geste et dit à mi-voix pour lui-même :
  
  — Pas la peine de me couvrir pour une affaire de dix secondes…
  
  Il saisit quand même la valise, mais ne prit dans le compartiment secret que le passe-partout. Il remit la valise en place et alla ouvrir la porte sur le couloir, sans bruit.
  
  Il écouta pendant quelques secondes. Tout était tranquille. C’était l’heure du dîner et tout le monde devait être en bas, dans la grande salle à manger. Il sortit, tira le battant derrière lui, s’éloigna silencieusement sur la moquette.
  
  La nuit était tombée et toutes les lampes n’étaient pas allumées dans le couloir. Des ombres jouaient sur le visage tuméfié de Victor Tarkovski, qui le rendaient encore plus effrayant.
  
  Il contourna prudemment l’angle du mur et arriva sans encombre à la chambre de l’ambassadeur. Comme la veille, la porte n’était pas verrouillée. Il entra, le cœur battant un peu plus vite, se dirigea sans hésiter vers la commode, s’agenouilla, passa la main sous le meuble.
  
  Surprise. Il tâta de nouveau, élargissant le mouvement. Puis, il se mit à plat ventre… Plus de caméra. Il en eut le souffle coupé, puis aspira de l’air avec force et sortit de sa poche une boîte d’allumettes. Il éclaira l’endroit où il avait placé l’appareil, mais ne vit que les traces de la fixation.
  
  Il souffla l’allumette, la mit dans sa poche de poitrine. Il se redressait lorsqu’il entendit quelqu’un tousser dans le couloir.
  
  Il bondit dans la lingerie et s’y enferma. Il était temps. Quelqu’un entra dans la chambre et alluma les lampes. Collé au mur, derrière la porte, Victor Tarkovski retenait son souffle. Puis, il pivota lentement dans l’obscurité, fit un pas, se pencha et colla un œil au trou de la serrure.
  
  Il découvrit Piotr Pogossian à genoux près de la commode, la caméra dans ses mains. Puis, il le vit s’allonger et refixer la caméra sous le meuble. Ce fut vite fait. Pogossian se releva, épousseta ses vêtements au moyen de quelques claques, puis repartit en éteignant la lumière.
  
  Victor Tarkovski se redressa et il resta sans bouger pendant au moins une minute. Enfin, il quitta la lingerie et revint dans la chambre, faiblement éclairée par les lumières extérieures. Il craqua une allumette et s’assura que la caméra était bien revenue là où il l’avait placée la veille ; mais il se garda bien d’y toucher.
  
  Quelques instants plus tard, il regagna le couloir, puis sa chambre, sans faire aucune mauvaise rencontre. Il allait encore manger froid.
  
  
  *
  
  * *
  
  Anna Kousakova achevait de se déshabiller. Elle avait un corps plein, opulent, mais d’une fermeté de marbre. Elle accrochait sa robe sur un cintre dans la penderie lorsqu’un bruit insolite attira soudain son attention.
  
  Quelqu’un tournait la poignée de la porte, dont elle n’avait pas poussé le verrou. Elle se figea, puis couvrit sa nudité, côté face, avec sa robe. La porte s’ouvrit doucement. Piotr Pogossian entra.
  
  Anna Kousakova se détendit. À peine la porte refermée, elle protesta :
  
  — Tu ne pourrais pas frapper, non ?
  
  Il mit un doigt sur ses lèvres et approcha.
  
  — Il y a quelqu’un à côté, murmura-t-il. Et il fallait que je te voie…
  
  Sans façon, elle éloigna la robe de son corps et la mit en place dans la penderie. Piotr alla s’asseoir au bord du lit et elle fut secrètement vexée de son manque d’intérêt.
  
  — Je viens d’obtenir un rapport sur Pilar Tomez-Rojaz, annonça-t-il. C’est assez intéressant.
  
  Elle alla dans la salle de bains chercher une chemise de nuit en nylon rouge transparent et vint s’asseoir près de Pogossian.
  
  — Tu sais qu’elle habite avec sa sœur, une certaine Maria-Grazia, très jolie fille… Ce soir, quelques minutes après le retour de Pilar, la sœur est ressortie… Elle a pris sa voiture… Après beaucoup de détours, elle s’est rendue dans le bois de Chapultepec… Elle y a retrouvé un homme… Ils ont parlé un moment, puis se sont séparés… L’homme est rentré chez lui, Monte Tauro, dans le quartier de Lomas… Il s’appelle Paul Tappe, c’est un Américain, qui dirige une affaire d’import-export dont les bureaux sont Paseo de la Reforma… Maria-Grazia Tomez-Rojaz est la secrétaire de ce Paul Tappe… Qu’avait-elle de si important à lui dire qui ne pouvait attendre à demain matin…
  
  — Elle est peut-être sa maîtresse et il est peut-être marié…
  
  Piotr Pogossian se tourna vers Anna Kousakova. Elle était placée entre lui et la lampe de chevet allumée et les formes de ses seins volumineux et durs se découpaient avec netteté dans la chemise transparente. Il déglutit et reprit, sans détacher son regard du fascinant spectacle :
  
  — Il est marié et il a deux enfants, mais elle n’est pas sa maîtresse. Alors qu’ils ne se savaient pas observés, ils se sont comportés comme des gens qui se connaissent, mais sans plus.
  
  — Alors, elle a été lui faire un rapport sur ce qui est arrivé ici ce soir à Pilar…
  
  — C’est mon opinion, approuva Pogossian. D’ailleurs, nous avons une fiche au nom de Paul Tappe, avec la mention : pourrait être un agent américain. C’est mon prédécesseur qui avait établi cette fiche et il ne m’est pas possible d’en savoir plus pour l’instant… De toute façon, je sens que nous tenons une piste.
  
  — Je peux me tromper, dit Anna Kousakova, mais je n’ai pas l’impression qu’elle reviendra demain…
  
  Ils restèrent silencieux. La main de Pogossian monta dans le dos de la femme qui frissonna et se mit à lui masser la nuque. Il se rapprocha et l’embrassa, puis la caressa sous la chemise légère.
  
  — Tu restes ? s’enquit-elle d’une voix changée.
  
  — Je reste, murmura-t-il.
  
  Il la renversa sur le lit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath regarda Enrique Sagarra.
  
  — Qu’est-ce qui vous fascine comme ça ? s’enquit-il.
  
  Sans bouger, Enrique répondit :
  
  — C’est la neige. Rarement vu une tempête pareille… Ça me rappelle mes lectures de jeunesse… Les aventures dans le Grand Nord… Croc-Blanc… La Compagnie de la Baie d’Hudson…
  
  Hubert se tourna vers les grandes vitres qui constituaient le mur extérieur de l’aérogare. La neige tombait en épais flocons, soufflée presque à l’horizontale par le vent. Les voyageurs qui arrivaient en voiture se hâtaient de franchir les portes pour se mettre à l’abri, laissant aux porteurs le soin de se débrouiller avec leurs bagages.
  
  — Ne vous faites pas de mauvais sang, répondit Hubert. À moins d’imprévu, nous serons demain à Mexico… Il y fera sûrement meilleur.
  
  — Je l’espère, grogna Enrique.
  
  Ils étaient assis l’un près de l’autre sur l’une des banquettes placées dans le grand hall. Enrique bougea, puis enchaîna :
  
  — J’ai fait une mission à Mexico, l’an dernier… Deux ou trois gars d’en face qui s’occupaient un petit peu trop d’un de nos résidents, là-bas, un certain Paul Tappe…
  
  Hubert dressa l’oreille.
  
  — Paul Tappe ?… C’est avec lui que nous aurons affaire là-bas… Ce sera notre point de chute. Comment est-il ?
  
  Enrique parut réfléchir quelques secondes.
  
  — Sympathique, dit-il enfin. Mais, sa principale qualité, c’est sa secrétaire…
  
  La façon dont il avait prononcé ce dernier mot éveilla l’attention d’Hubert.
  
  — Ah ! Oui ? fit celui-ci. Racontez un peu.
  
  — Il n’y a rien à raconter, malheureusement. Mais beaucoup à décrire… Une fille extraordinaire… Belle comme ça ne devrait pas être permis… C’est quelque chose, je vous prie de me croire. Un vrai danger public. Quand on regarde cette fille, on ne peut plus faire attention à autre chose. On se laisserait fusiller avec le sourire…
  
  Hubert jeta un coup d’œil intrigué vers Enrique qui souriait béatement.
  
  — Eh bien, assura-t-il, je vais m’arranger pour que vous ne puissiez pas la revoir.
  
  Enrique soupira.
  
  — Je crois que cela sera plus sage, admit-il. Au moins jusqu’à ce que nous ayons terminé le travail…
  
  Les haut-parleurs se mirent à crachoter. Puis, une voix féminine annonça en français que le vol Sabena numéro 555 en provenance de Bruxelles venait d’atterrir. Elle répéta la même chose en anglais, puis en espagnol. Hubert consulta sa montre :
  
  — Dix-sept heures quarante, constata-t-il. Exactitude militaire…
  
  Enrique sortit de sa poche son billet valable pour le trajet Montréal-Mexico, départ prévu à dix-huit heures quarante.
  
  — Si l’avion continue, demanda-t-il, qu’est-ce qu’on fait ?
  
  — Nous partons, répondit Hubert. Mais, ne vous cassez pas la tête, il ne repartira pas. Tout de même, dans une demi-heure, nous nous rendrons au départ. Il faut agir exactement comme si nous ne savions rien…
  
  Il ouvrit son porte-documents et en tira une photographie qui représentait deux hommes descendant l’un derrière l’autre d’un avion par un escalier mobile. Cette photographie avait été prise la veille sur l’aéroport de Bruxelles, à quatorze heures dix, heure locale, à l’arrivée de la Caravelle en provenance de Moscou, vol SN 780, et transmise par belino. Hubert observa les visages des deux hommes qui s’appelaient respectivement Andrei Smirnov et Constantin Dikhitchenko et qui voyageaient avec des passeports de service. Enrique, qui regardait aussi, remarqua :
  
  — Smirnov, c’est un gars qui doit aimer la vodka.
  
  — Il y a un bon millier de Smirnov dans l’annuaire téléphonique de Moscou, répliqua Hubert.
  
  Il remit la photographie dans son porte-documents.
  
  — Nous avons de la chance, reprit-il. Ils ont à peu près la même silhouette que nos gars.
  
  Il se leva. Enrique en fit autant. Ils avaient l’air de deux paisibles hommes d’affaires attendant le départ d’un avion pour rentrer chez eux.
  
  
  *
  
  * *
  
  Dans le salon d’attente des passagers en transit, Andrei Smirnov et Constantin Dikhitchenko, assis à l’écart de leurs compagnons de voyage, occupaient leur temps à lire des revues techniques occidentales achetées à Bruxelles.
  
  Ils étaient tous deux de grande taille et portaient les mêmes pantalons larges, les mêmes gabardines et les mêmes chapeaux gris. Leurs vêtements trahissaient leur nationalité mieux que n’aurait pu le faire une étiquette.
  
  L’horloge électrique indiquait dix-huit heures trente-deux lorsque des hôtesses de la compagnie belge pénétrèrent dans la salle. Elles annoncèrent, avec l’air consterné qui convenait, qu’un incident technique empêchait l’avion de poursuivre son vol le soir même en direction de Mexico et que le départ était remis au lendemain matin. Bien entendu, la nourriture et le logement des passagers, dans le meilleur hôtel de la ville, était à la charge de la compagnie. Les bagages allaient être déchargés, un autobus mis à la disposition de tous pour le transport en ville.
  
  Il y eut ce que l’on peut appeler des mouvements divers. Certains protestèrent, d’autres acceptèrent le fait sans rien dire, quelques-uns exprimèrent tout leur soulagement en raison du mauvais temps qu’ils espéraient voir s’améliorer pendant la nuit.
  
  Andrei Smirnov et Constantin Dikhitchenko avaient replié leurs journaux.
  
  — Qu’est-ce que l’on fait ? s’enquit ce dernier.
  
  — En pareil cas, la consigne est de prendre immédiatement contact par téléphone avec notre représentation diplomatique dans la ville.
  
  Il y avait un appareil avec des annuaires dans un coin de la salle. Dikhitchenko demanda quelques pièces de monnaie canadienne à une hôtesse, cependant que Smirnov feuilletait l’annuaire.
  
  Les autres passagers évacuaient déjà la salle, lorsque Dikhitchenko mit une pièce dans l’appareil, puis composa lentement le numéro que lui dictait Smirnov… Il entendit la sonnerie, puis une voix dire allô.
  
  — Est-ce bien le consulat soviétique ? demanda-t-il en russe.
  
  — Oui, que désirez-vous ? répondit la voix dans la même langue.
  
  — Je voudrais parler au consul.
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Nous sommes deux passagers de la Sabena en provenance de Moscou, en route pour Mexico et Cuba. Notre avion ne peut pas repartir avant demain matin. La compagnie s’occupe de loger tout le monde, que devons-nous faire ?
  
  — Je vous passe le premier secrétaire. Le consul n’est pas ici pour l’instant.
  
  Quelques déclics, quelques secondes, une autre voix fut en ligne. Dikhitchenko recommença son histoire.
  
  — Ne suivez pas les autres, répondit le premier secrétaire. Nous allons vous chercher à l’aéroport. Nous y serons dans trois quarts d’heure. Sortez vos bagages et attendez-nous au bar du premier étage derrière le grand hall de départ. Compris ?
  
  — Compris.
  
  Il raccrocha, mit Smirnov au courant. Puis, ils se hâtèrent pour rejoindre l’hôtesse qui les attendait près de la sortie, tous les autres étant déjà partis.
  
  
  *
  
  * *
  
  À la lumière de la lampe torche que tenait Kolia Kholine, Nicolas Popov démontait la « bretelle » qu’il avait lui-même branchée sur la ligne téléphonique du consulat soviétique et rétablissait celle-ci dans son état normal.
  
  Il rangea soigneusement tout le matériel dans une petite valise et prit la lampe des mains de Popov afin de s’assurer qu’aucune trace de l’opération ne restait visible. Satisfait, il rendit la lampe à son compagnon, saisit la valise et dit :
  
  — Allons-y.
  
  Nicolas Popov ouvrant la marche, ils retournèrent jusqu’à l’échelle métallique verticale qui leur avait donné accès. Le trou d’homme, au-dessus de leurs têtes, formait une tache ronde et claire. Popov éteignit sa lampe, la fourra dans une poche de son manteau et monta le premier.
  
  Une camionnette à traction avant, munie d’une trappe dans le plancher, était arrêtée juste au-dessus du trou. Popov s’immobilisa lorsque son regard émergea au-dessus du sol enneigé. Il examina soigneusement les environs, ne vit que des pieds qui se hâtaient sur le trottoir, des voitures en stationnement, d’autres qui roulaient prudemment sur la chaussée. Il se baissa, la main droite tendue vers le bas, prit la valise que lui tendait Kholine et la souleva au-dessus de sa tête pour la pousser à l’intérieur de la camionnette, à travers la trappe.
  
  Il suivit le même chemin et aida son compagnon à prendre pied à l’intérieur du véhicule. Après quoi, il se mit à plat ventre et sortit les bras pour attraper la plaque de fonte obturant le trou d’homme et la remettre en place. De la main, il éparpilla un peu de neige par-dessus, puis se redressa et referma la trappe dans le plancher de la camionnette.
  
  Ils passèrent devant. Kholine s’installa au volant, lança le moteur, le laissa chauffer quelques instants. La neige tombait dru, balayée par un vent violent. Les projecteurs des lampadaires formaient des cônes de lumière jaune qui arrivaient péniblement jusqu’au sol. Il y avait bien vingt centimètres de neige sur les trottoirs.
  
  La camionnette démarra lentement, dérapa, se remit dans le bon chemin. Kholine passa la seconde vitesse et la conserva.
  
  — Il va bien nous falloir trois quarts d’heure jusqu’à l’aéroport, remarqua-t-il.
  
  Popov ne répondit pas. Il regardait droit devant, l’air rêveur. Tous deux se ressemblaient un peu, mêmes visages anguleux, mêmes yeux clairs.
  
  Ils empruntèrent la première rue à droite, continuèrent tout droit sur la longueur de trois blocs, tournèrent à gauche. Kholine rangea la camionnette derrière une Chevrolet noire.
  
  Ils prirent des chapeaux accrochés derrière eux et s’en coiffèrent. C’était des chapeaux de forme typiquement russe, achetés d’ailleurs à Moscou, de même que les gabardines portées par les deux hommes.
  
  Le conducteur de la Chevrolet descendit et vint prendre la place de Kholine. Celui-ci et Popov passèrent dans la Chevrolet dont le moteur tournait et démarrèrent aussitôt. Ils n’avaient pas échangé un mot avec celui qui conduisait maintenant la camionnette.
  
  Ils prirent la route de l’aéroport où la circulation était relativement importante. Nicolas Popov jeta un coup d’œil sur le compteur de vitesse.
  
  — Tu vas trop vite, remarqua-t-il. Les instructions nous interdisent de dépasser cinquante kilomètre-heure.
  
  Il s’était exprimé en russe. Kolia Kholine répliqua dans la même langue.
  
  — Je préfère prendre un peu d’avance. Quand nous serons sortis de la ville, la route sera certainement plus mauvaise…
  
  Popov ne dit plus rien. Pendant quelques minutes, ils n’entendirent que le ronflement léger du moteur et les grincements lancinants des essuie-glaces qui peinaient à balayer la neige sur le pare-brise. Puis, Popov alluma le poste de radio.
  
  L’accident se produisit à la hauteur de l’Avenue Cavendish sur la route supérieure La Chine.
  
  Kholine essayait de doubler une vieille Pontiac qui ne tenait pas sa droite. Une autre voiture survint. Effrayé, le conducteur de la Pontiac eut un réflexe malheureux qui fit déraper son véhicule vers la gauche. Kholine vit venir le carambolage et freina. La Pontiac passa sans dommages, mais la Chevrolet partit en glissade et Kholine ne put la rattraper. Ils se retrouvèrent dans le fossé, la voiture fortement inclinée sur le côté.
  
  Popov, cramponné au tableau de bord, remarqua tranquillement :
  
  — Je t’avais bien dit que tu allais trop vite.
  
  Kholine ne répondit pas. Par simple acquit de conscience, il essaya de faire sortir la Chevrolet, par ses propres moyens, de cette fâcheuse situation. Mais il n’y avait plus rien à faire.
  
  Les deux hommes descendirent. La neige était profonde et, malgré les caoutchoucs qui protégeaient leurs chaussures, ils eurent tout de suite les pieds mouillés. La Pontiac avait disparu.
  
  — Il ne nous reste plus qu’à faire du stop, dit Popov. Mais, j’ai vaguement l’impression que nous allons nous faire engueuler.
  
  Une voiture arrivait, se dirigeant vers l’aéroport. Ils lui firent des signes. Le conducteur arrêta.
  
  — Pourriez-vous nous conduire jusqu’à la prochaine cabine téléphonique ? demanda poliment Kholine en anglais.
  
  L’homme était un Canadien français, mais bilingue comme ils le sont presque tous. Il accepta, bien que les vêtements des accidentés parussent lui inspirer de la méfiance. Il s’enquit d’ailleurs en repartant :
  
  — Vous êtes d’où ?
  
  — Nous sommes Russes, répondit Kholine.
  
  — Ah ! Ah ! fit l’homme. Je l’avais pensé. Vous êtes de passage ?
  
  — Non, répondit Kholine. Nous sommes au Consulat, à Montréal…
  
  — Menteur ! murmura Popov en russe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Le bar du premier étage de l’aéroport de Montréal est si parcimonieusement éclairé que l’on peut à peine y lire un journal. La lumière est dispensée par de minuscules lampes de couleurs différentes encastrées dans le double plafond et censées représenter les étoiles.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath et Enrique Sagarra, installés dans le fond en compagnie de deux scotches, surveillaient discrètement Andrei Smirnov et Constantin Dikhitchenko assis près de la grande baie. Hubert consulta son chronomètre.
  
  — Ils devraient être arrivés, dit-il doucement.
  
  Enrique regarda dehors. Le temps était toujours aussi mauvais.
  
  — Ça doit sûrement très mal rouler, fit-il remarquer.
  
  Ils burent quelques gorgées. Puis un employé traversa le bar en criant que l’on demandait monsieur Herbert Latapie au téléphone. Le nom d’Herbert Latapie était un des éléments de la fausse identité qui avait été fournie à Hubert pour cette affaire. Il réagit instantanément et se leva.
  
  — C’est moi, dit-il.
  
  — C’est sûrement une catastrophe, grogna Enrique.
  
  Hubert marcha rapidement jusqu’au téléphone, saisit l’appareil.
  
  — Herbert Latapie, annonça-t-il. J’écoute…
  
  — Ici Kolia… Nous avons eu un accident…
  
  Il attendit la réaction d’Hubert, mais celui-ci demeurait impassible.
  
  — Cela serait trop long maintenant de sortir la voiture du fossé… Et encore faudrait-il trouver une dépanneuse…
  
  — Où êtes-vous ?
  
  — À mi-chemin.
  
  — Bon, voilà ce que vous allez faire. Il faut éviter que nos zèbres ne s’impatientent. S’ils « rappelaient » le consulat, ça serait le coup dur. Aussitôt que nous aurons terminé, vous les demanderez, ils sont ici, bien sages. Vous leur direz que vous serez un peu en retard, inventez un pneu crevé, n’importe quoi, et dites-leur de vous attendre. Ensuite, appelez un taxi et venez…
  
  — Un taxi ? s’étonna Kholine. Mais l’affaire devient impossible.
  
  — Ne vous cassez pas la tête. Je vous attendrai en bas dans le hall pour vous donner de nouvelles instructions…
  
  Il raccrocha, très mécontent au fond de lui-même mais ne le montrant pas. Nicolas Popov et Kolia Kholine, ex-officiers de l’armée rouge, avaient été faits prisonniers par les Allemands pendant la dernière guerre mondiale. Libérés par les troupes américaines, ils avaient accepté de travailler pour l’O.S.S., d’abord, puis pour la « C.I.A. ». Hubert n’aimait pas ce genre d’hommes. Il conservait toujours une méfiance instinctive pour les transfuges. Qui a trahi trahira, pensait-il.
  
  Il revint vers Enrique et le mit au courant. Enrique questionna :
  
  — On ne pourrait pas utiliser notre voiture ?
  
  — Non, nous l’avons louée régulièrement. Il ne faut pas qu’en cas d’incident la police canadienne puisse retrouver nos traces. Au lieu de les embarquer immédiatement, nous allons procéder d’une autre façon. J’espère que tout ira bien…
  
  Il vida son verre. À ce moment, le même employé qui l’avait appelé trois minutes plus tôt réclamait monsieur Smirnov ou monsieur Dikhitchenko. Ce fut ce dernier qui se leva pour aller répondre au téléphone.
  
  Hubert attendit qu’il revînt.
  
  — Je vais descendre pour attendre nos zèbres en bas, décida-t-il. Restez ici pour surveiller ceux-là. S’il leur prenait la fantaisie de descendre, précédez-les pour me prévenir.
  
  Il se leva. Il avait payé les consommations aussitôt servies comme il avait accoutumé de le faire afin d’être toujours prêt à partir en cas de nécessité. Il gagna la sortie, descendît l’escalier roulant, déboucha dans le hall… Il était peu probable que les deux retardataires pussent être là avant un quart d’heure ou vingt minutes, mais il ne voulait prendre aucun risque.
  
  Il tourna tout de suite à gauche et entra dans l’une des cabines téléphoniques. Il chercha sur l’annuaire le numéro de l’hôtel Sheraton-Mount Royal et le composa sur le cadran après avoir mis une pièce dans l’appareil. Il demanda la réception et retint deux chambres pour le soir même aux noms de Constantin Dikhitchenko et André Smirnov, aussi près que possible l’une de l’autre. Il savait que les passagers de l’avion Sabena en panne étaient logés au « Reine Elisabeth ». Il ne fallait pas leur laisser la possibilité de revoir les deux Soviétiques. Cela serait déjà bien assez difficile d’abuser le personnel de l’avion.
  
  Il quitta la cabine, acheta au passage un journal au drugstore et gagna le grand hall. La neige tombait moins fort et le vent s’était un peu calmé. Il s’installa sur une banquette et fit semblant de lire, alors qu’il ne cessait en réalité de surveiller l’arrivée des taxis.
  
  Il était là depuis vingt bonnes minutes lorsque Kholine et Popov franchirent les portes vitrées. Hubert fut frappé par la similitude de leurs silhouettes avec celles des Soviétiques qui attendaient en haut. Il s’assura d’un rapide regard à droite que tout allait bien de ce côté-là, puis marcha au-devant des nouveaux venus.
  
  — On s’excuse, commença Kholine, mais ça n’est pas notre faute.
  
  — Ça n’est sûrement pas la mienne non plus, répliqua sèchement Hubert. De toute façon, je ne vous demande rien. Voici maintenant ce que vous devez faire…
  
  Il les entraîna dans le hall et commença de le leur expliquer…
  
  
  *
  
  * *
  
  Il allait être vingt heures lorsque Kholine et Popov entrèrent dans le bar du premier étage. Ils s’arrêtèrent sur le seuil et allongèrent inconsciemment le cou pour regarder les clients, surpris par la demi-obscurité. Puis, ayant facilement repéré leurs compatriotes, ils les joignirent aussitôt.
  
  Kholine se présenta, puis introduisit Popov.
  
  — Nous vous avons retenu des chambres dans un grand hôtel de la ville, annonça Kholine. Nous regrettons de ne pouvoir vous loger au consulat… Le consul nous a chargés de nous occuper de vous. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous pouvons partir maintenant. Avez-vous payé ?
  
  — Oui, répondit Dikhitchenko. On nous avait donné quelques dollars américains.
  
  Ils se levèrent. Les autres voyageurs, à l’intérieur du bar, considéraient avec curiosité ces quatre hommes auxquels la coupe de leurs vêtements tenait lieu de certificat de nationalité. Ils les regardèrent sortir, puis les conversations reprirent.
  
  Kholine essayait de faire parler les deux Soviétiques en leur posant des questions, tout d’abord parfaitement anodines. Il pensait que, plus ils parleraient, moins Popov et lui-même auraient à le faire.
  
  Selon le plan initial, Smirnov et Dikhitchenko devaient être neutralisés quelques minutes seulement après avoir quitté l’aéroport dans la voiture spécialement volée dans cette intention et qui gisait maintenant sur le flanc dans un fossé. Les nouvelles instructions, établies en fonction des circonstances, prévoyaient que Kholine et Popov auraient à passer toute la soirée avec leurs victimes désignées ; et Kholine craignait qu’un entretien trop prolongé ne permît aux deux Soviétiques de découvrir la supercherie.
  
  Popov, habité par le même souci, lança à son acolyte un regard lourd de tristesse et de réprobation. Le bouleversement du plan primitivement établi entamait sa placidité naturelle. Kholine lui répondit par un geste d’impuissance voulant signifier : ce n’est pas moi qui ai mis du verglas sur la route et si la Chevrolet s’est couchée comme une fille de joie qu’y puis-je ?
  
  Constantin Dikhitchenko et Andrei Smirnov, descendant précautionneusement l’escalier aussi peu éclairé que le bar, n’accordaient aucune attention à leurs arrières.
  
  Popov manqua une marche et atterrit sur le dos de l’un de ses invités. Il s’excusa. Utilisant, et c’était logique, la langue russe, il se trouva amené à des excès d’humilité qui lui firent maudire tous ceux qui l’avaient engendré depuis quatre générations. Sortant de son visage de clown triste, c’était convaincant.
  
  Kholine le laissa épuiser son vocabulaire de contrition. On gagne du temps comme on peut. Puis, comme les quatre hommes allaient entrer dans le hall voué à la sortie, il se jeta à l’eau :
  
  — Le consul m’a chargé personnellement de vous faire passer une soirée « occidentale ». Ce sont des choses qu’il convient de connaître.
  
  — Comme de futures pièces de musée, glissa Popov, poux se rendre utile.
  
  Kholine jugea que son acolyte forçait un peu et il ramena la conversation sur les impératifs matériels. Afin que les voyageurs pussent faire un brin de toilette, il convenait de passer à l’hôtel avant d’aller dîner.
  
  — Bien entendu, précisa-t-il, vous êtes nos invités. Je vais vous emmener « Chez Bourgetel ». C’est un « French bistro », comme disent les Canadiens.
  
  Il n’ajouta pas qu’à l’étage supérieur du même immeuble « La boîte d’en haut » fournirait le cadre rêvé pour mettre les deux techniciens soviétiques dans l’état de « réceptivité » souhaité par celui qu’il connaissait sous le nom de Herbert Latapie. Il tut ses pensées car elles appartenaient à l’avenir et, dans une affaire aussi délicate, l’avenir ressemble bien à des points de suspension…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert Bonisseur de la Bath ferma posément le journal derrière lequel il avait dissimulé son visage. Un visage qu’il était difficile d’oublier avec ses yeux bleu de glace, son menton volontaire, ses traits burinés par une vie d’aventures.
  
  Il déplia son mètre quatre-vingt-cinq et marcha jusqu’aux immenses portes vitrées que les quatre Soviétiques venaient de franchir. Un coup d’œil lui suffit pour s’assurer de la bonne marche des événements. Hommes et bagages s’entassaient dans un taxi.
  
  — Faut-il que je vous aime pour être descendu, bougonna Enrique qui s’était immobilisé près d’Hubert. Il y avait au bar une hôtesse… de quoi transformer en Garde du Vatican, un ancien des Brigades Internationales.
  
  Enrique Sagarra savait de quoi il parlait ; au moins en ce qui concernait les Brigades Internationales qui avaient eu « l’honneur » de le compter dans leurs rangs avant que l’O.S.S. puis la C.I.A. l’inscrivent sur leurs bordereaux comme « agent spécial », doux euphémisme sous lequel tous les S.R. désignent leurs tueurs.
  
  Dehors le taxi démarra et disparut dans les rafales de neige.
  
  — Je vous tiendrai compte de cet effort, fit Hubert sans rire. Dès ce soir. Je vous emmène au spectacle.
  
  — Vacances ? interrogea Enrique, faussement étonné.
  
  — Changement de programme, rectifia Hubert. Puisque ces deux imbéciles ne savent même pas tenir un volant, nous ferons des heures supplémentaires.
  
  Enrique fit une moue dégoûtée.
  
  — Ces Russes blancs me déplaisent profondément.
  
  — Des goûts et des couleurs…, glissa Hubert, ironique.
  
  Enrique continuait de bougonner.
  
  — Comment voulez-vous avoir confiance dans des gars qui ont abandonné leur mère patrie ?
  
  — J’avais entendu dire que vous étiez Espagnol… dans le temps… coupa Hubert.
  
  L’accent circonflexe qui virilisait la lèvre supérieure d’Enrique Sagarra s’accentua vers le bas.
  
  — Vous n’allez pas pleurer, je plaisantais. Je vais même vous avouer qu’ils ne m’inspirent pas une sympathie débordante.
  
  Hubert était sincère. Il ne croyait pas à la conviction définitive des transfuges, quels qu’ils fussent, mais il avait été bien obligé d’accepter la collaboration de Popov et de Kholine. Par quoi remplacer deux Soviétiques sinon par deux Russes.
  
  — Partons d’ici, décida Hubert.
  
  Il se sentit retenu par la manche. Enrique poussa un gémissement étouffé. Hubert pivota sur lui-même, et vit son second en extase, bouche ouverte, l’œil rond. Il regarda dans la même direction et découvrit un assemblage de muscles fessiers et dorsaux propres à retenir l’attention.
  
  — Un peu grasse, diagnostiqua-t-il.
  
  Mais la remarque ne découragea pas l’Espagnol qui avait un faible marqué pour les femmes dodues. Il résista à la pression d’Hubert qui désirait le pousser vers la sortie. La femme se dirigeait vers le bureau de renseignements sur la droite. Enrique attendait qu’elle se retournât, persuadé que le recto vaudrait le verso et Hubert patienta. C’était l’affaire d’un instant et le spectacle n’avait rien de déplaisant. Elle se retourna enfin, le nez en l’air pour déchiffrer les panneaux indiquant l’attribution des divers guichets.
  
  Hubert jura entre ses dents. Il revoyait très bien Howard ouvrant devant lui un dossier sur lequel une écriture soignée de bureaucrate avait tracé : « Canada – Montréal – Consulat – U.R.S.S. – Personnel – permanent ». À l’intérieur de la chemise, des feuillets dactylographiés contenaient tous les renseignements connus de la C.I.A. sur le personnel diplomatique du consulat soviétique. Howard pensait qu’un agent action n’en sait jamais trop sur les gens qu’il risque de croiser en mission. Partageant ce point de vue, Hubert avait consciencieusement gravé dans sa mémoire ces mille et un détails apparemment inutiles. Parmi eux, figuraient des photos, dont celle d’une blonde, aux pommettes hautes, un peu fade, un peu petite, un peu grasse mais qui méritait qu’on lui accordât quelque attention car elle tapait, traduisait et photocopiait les documents secrets du Consulat soviétique de Montréal.
  
  — Je vois avec plaisir que vous commencez à partager mes goûts, susurra Enrique.
  
  — En échange, répliqua Hubert, j’aimerais vous faire partager mon inquiétude. L’objet de votre convoitise appartient au M.G.B. ; j’ai eu sa photo sous les yeux il y a vingt-quatre heures.
  
  — Vous voulez que j’aille la faire parler ? proposa Enrique incurablement optimiste.
  
  Pour toute réponse, Hubert lui empoigna le bras droit et l’entraîna dehors. Une fille du M.G.B. dans l’aéroport, cela prouvait que le Consulat avait appris l’immobilisation du Boeing. Qui de droit devait se demander où étaient les deux passagers soviétiques.
  
  — Il va falloir accélérer le mouvement, prévint Hubert.
  
  Enrique, se retournant une dernière fois avant de franchir le seuil, jeta un ultime regard, lourd de convoitise, sur les rondeurs de la secrétaire soviétique.
  
  — Je n’aurais pas été contre ! avoua-t-il.
  
  Gourmand.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Victor Tarkovski consulta le cadran de sa montre-bracelet : dix-neuf heures cinquante-cinq. L’heure approchait.
  
  Victor Tarkovski avait mal. Mal au visage dont la peau craquelée, tendue, suintante, se faisait l’écho de chaque battement de son cœur. Mal à l’âme… Il marcha jusqu’à la table de chevet sur laquelle il avait posé son portefeuille puis s’immobilisa sous le cône bleuté du lampadaire… Elle n’était pas vraiment jolie mais il l’aimait… Peut-être simplement parce qu’elle était sa femme.
  
  La reverrait-il jamais ?
  
  On frappait. Victor enfouit le portefeuille porteur des précieuses photos avec la précipitation d’un gamin pris en faute, puis se cacha dans la salle de bains. Nul ne devait l’approcher, c’était la consigne.
  
  — Entrez ! hurla-t-il.
  
  Et il repoussa l’huis aux trois quarts seulement. Qui lui apportait son plateau ? Le genre de détail qu’il convient de connaître, lorsque l’on est dans une situation délicate, ce qui était le cas.
  
  Il vit la femme entrer et refermer la porte. Il fut étonné une fraction de seconde. À la réflexion, il convint qu’il avait imaginé sans raison aucune son serveur comme appartenant au sexe masculin. Piotr Pogossian prêtait la clef de la chambre à une femme ; une femme avait sa confiance.
  
  Victor laissa ses yeux faire le tour des deux globes somptueux ornant le thorax de la « serveuse ». Pogossian avait évidemment des excuses.
  
  Quand la femme pivota pour regagner la sortie, un reflet de lumière accrocha son chignon. Une jolie torsade blonde. Victor serra les poings. Redénouerait-il jamais les merveilleux cheveux de son épouse ?
  
  La porte se referma sans bruit et la clef tourna dans la serrure. Victor attendit quelques instants avant de revenir dans la chambre et d’aller coller son oreille à la porte donnant sur le couloir.
  
  Il entendit un gloussement étouffé et prêta l’oreille.
  
  — Fais attention, suppliait la femme. Apparemment ravie que le contraire se fût produit.
  
  — Ils sont tous en bas, dit un homme, la voix un peu rauque.
  
  — Raison de plus pour ne pas nous attarder.
  
  Un silence très long, puis encore :
  
  — Embrasse-moi, Piotr.
  
  Victor sourit, autant que le lui permettaient ses lèvres tuméfiées.
  
  — Rends-moi la clef.
  
  — Tu n’as pas confiance ? ironisa la femme.
  
  — Idiote !
  
  Sans méchanceté. Les voix s’éloignèrent et Victor ne saisit qu’une bribe de phrase : « Pilar est encore ici ; je l’ai fait rester plus tard pour voir si… »
  
  En trois enjambées il fut devant la penderie dont il sortit la valise en duralumin à double fond. Son premier mouvement fut d’en extraire sur-le-champ les objets dont il avait besoin. Il se ravisa, se souvenant à temps d’avoir frôlé la catastrophe la veille à la même heure dans la chambre de l’ambassadeur alors qu’il avait négligé de disposer ses walkie-talkie en couverture. L’image de sa femme s’inscrivit en surimpression. Il n’avait pas le droit de prendre le moindre risque hors de ceux que son devoir lui commandait d’assumer. Il se réfugia dans la salle de bains.
  
  Des alvéoles pratiquées dans le matelas de mousse plastique blanche, une était vide. Celle qui avait contenu la caméra miniaturisée maintenant irrécupérable. Victor Tarkovski prit l’un de ses deux walkie-talkie à transistors et l’enfouit dans la poche droite de son veston. Sa main gauche s’était dans le même laps de temps emparée du passe-partout source de liberté provisoire.
  
  Il entrouvrit la porte, risqua une oreille et se décida.
  
  Au lieu de tourner à droite comme il l’avait fait deux soirs de suite, il choisit la partie gauche du couloir. Se fiant à des souvenirs vieux de dix ans, il pensait que la chambre du premier conseiller devait se trouver à l’extrémité de l’aile opposée à celle qui abritait l’appartement de Son Excellence.
  
  Il gagna l’endroit sans faire de rencontre inopportune, mais n’en fut pas rassuré pour autant. Encore fallait-il forcer la porte et demeurer dans la pièce les quelques minutes nécessaires. Après un coup d’œil à droite, un autre à gauche qui ne lui apportèrent rien d’autre qu’une confirmation de quiétude, il fit jouer le pêne qui obéit à la sollicitation du passe-partout. Victor se coula à l’intérieur en se demandant pourquoi les compagnies d’assurance accordent encore quelque crédit à la présence des clefs, verrous et autres ouvrages dont la seule utilité semble être de faire vivre les serruriers.
  
  La pièce était assez grande, meublée dans le style Directoire. Un lampadaire du parc, placé juste devant la fenêtre, dispensait une lumière encore suffisante malgré les volets clos. Victor ne perdit pas de temps en vaines investigations. Il tira le grand lit afin de l’éloigner du mur. Quelques centimètres suffisaient. Il souleva le fond de lit drapé de cachemire blanc et au moyen de ventouses, fixa le walkie-talkie qu’il venait d’extraire de sa poche. Il poussa le commutateur sur l’émission, s’arc-bouta pour remettre le lit en place.
  
  Après avoir vérifié que rien ne trahirait son passage, il ressortit, referma la porte à clef et allait regagner sa chambre quand il vit deux pieds entrer dans son champ visuel. Deux pieds de femme.
  
  Son cœur manqua un battement et Victor se demanda s’il oserait relever les yeux sur l’intruse. Une bouffée de rage lui fit monter le sang au visage.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert Bonisseur de la Bath pensait avec raison que ses affaires marchaient au mieux. Pour l’instant. Assis devant un « Bourbon » au bar du Sheraton, il suivait d’un œil apparemment distrait l’embarquement des deux techniciens soviétiques. Kholine et Popov ne s’en sortaient pas trop mal.
  
  Grâce au code très simple dont les trois hommes étaient convenus, Hubert pouvait mesurer la progression des événements.
  
  Kholine se moucha. Les voyageurs venaient donc de remplir de leurs blanches mains les fiches de police présentées par le réceptionniste du Sheraton…
  
  Popov se baissa pour renouer un lacet qui ne demandait rien à personne. Il était donc parvenu à persuader les deux voyageurs qu’il valait mieux « oublier » de rendre les clefs des chambres afin d’assurer une totale discrétion à leur virée nocturne.
  
  Hubert vida son verre, esquissa un geste pour faire renouveler sa consommation et demanda le téléphone. Le barman poussa l’appareil à côté de la chope. Hubert composa un numéro de deux lettres et cinq chiffres, se présenta comme le frère de Jo. Le correspondant répliqua que ce salaud de Jo ne lui avait toujours pas rendu les dix dollars pariés à Pearl Harbor.
  
  — Vous en aurez vingt dans deux heures si vous me donnez l’adresse d’une personne jolie de préférence et qui a peur de rester seule dans le noir.
  
  Un silence. Le Canadien, prévenu par Howard d’avoir à se tenir à la disposition de OSS 117, devait démarquer les phrases qu’il avait reconnues comme appartenant au code prévu. Hubert crut prudent de meubler le temps mort en racontant la dernière aventure de Tante Sally… Tante Sally était sur le point de se faire violenter, quand le Canadien coupa la tirade :
  
  — Rendez-vous chez Marie Lafleur, 26, rue Duployé. C’est une petite rue qui borde le Parc Fontaine. Elle donne dans Sherbrooke Street. Mademoiselle Lafleur sera prévenue par mes soins. Ajoutez quelques dollars à titre de cadeau personnel. Cette jeune femme est rousse et…
  
  Hubert répéta mentalement l’adresse de la call-girl, remercia son correspondant et raccrocha doucement. Un sourire ironique découvrait ses dents de jeune loup. Il avait toujours eu un faible marqué pour les rousses…
  
  
  *
  
  * *
  
  — Je n’y comprends rien, avoua-t-elle. Les camarades voyageurs n’étaient plus à l’aérodrome. Je suis allée à l’hôtel Elisabeth où la Sabena a logé tous les passagers du Boeing. Ils n’y étaient pas davantage.
  
  L’homme auquel elle parlait retira sa casquette pour se gratter le crâne. Perplexe. Il répondait au prénom de Nikita. Il n’occupait pas pour autant un poste prestigieux au sein du consulat soviétique à Montréal. Il en était pourtant le personnage omnipotent, responsable de la Sécurité.
  
  — Tu as interrogé l’hôtesse ?
  
  — Discrètement, bien sûr. Nos compatriotes voyageaient sous les noms d’Andrei Smirnov et Constantin Dikhitchenko. Ils ont retiré leurs bagages et déclaré qu’ils passeraient la nuit au consulat.
  
  Nikita remit sa casquette.
  
  — Ils se sont peut-être égarés en ville ?
  
  Mais lui-même n’y croyait qu’à moitié. Il n’osait pas émettre l’autre hypothèse qui lui trottait dans la tête : ils sont allés s’amuser. C’était pourtant la seule explication plausible au fait qu’ils n’aient pas même téléphoné au consulat comme les consignes leur enjoignaient de le faire. Nikita ne pouvait évidemment pas deviner que l’appel de ses compatriotes avait abouti à l’égout.
  
  La jeune Soviétique laissa son chef réfléchir puis, comme à regret, dit très bas :
  
  — Les camarades voyageurs ont demandé des pièces de monnaie canadienne à une hôtesse et consulté un annuaire. Ensuite, ils ont téléphoné. L’hôtesse de la Sabena se rappelait ce détail, car elle attendait précisément les deux retardataires.
  
  Nikita devint pâle. Il arracha plus qu’il n’enleva sa casquette.
  
  — Je crains alors que ce ne soit grave, diagnostiqua-t-il, la voix blanche.
  
  Il venait de penser à l’affaire Gouzenko, ce jeune chiffreur soviétique qui, au soir du 5 septembre 1945, s’était livré au Service de Sécurité canadien à Ottawa avec une serviette bourrée de documents sur le réseau russe implanté dans le pays.
  
  — Il faut que j’avertisse Moscou.
  
  Elle approuva, bien convaincue elle aussi d’un danger planant sur leurs têtes.
  
  — On va nous rendre responsables ? demanda-t-elle craintive.
  
  Nikita remarqua les lèvres de la femme qui tremblaient. Ces lèvres dont il aimait tant le goût. Il se pencha sur elles :
  
  — Je ne veux pas être séparé de toi. Il faut remuer ciel et terre pour retrouver ces hommes. Traîtres ou égarés il faut les retrouver.
  
  — Je ferai ce que tu voudras, dit-elle dans un souffle.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert coupa le contact et éteignit les lanternes de la Plymouth de location qu’il avait récupérée au parking de l’aérodrome. La neige continuait de tomber en gros flocons serrés. Il tendit le bras en arrière et attrapa le manteau de fourrure dont il venait de faire l’achat sous l’œil étonné d’Enrique. C’était un très beau manteau de renard blanc avec un immense col que l’on pouvait relever en capuchon.
  
  Hubert manœuvra le levier commandant la glace avant droite. Il tourna doucement. La glace s’abaissa. La neige accumulée glissa, crissa, tomba. Hubert referma.
  
  — Quelle nouvelle ? s’enquit Enrique frileusement recroquevillé à ses côtés.
  
  — « Le petit chat est mort » dit Hubert qui n’oubliait pas ses origines françaises et n’aurait renié Molière sous aucun prétexte, pas même celui d’avoir vu le jour en Louisiane.
  
  Enrique Sagarra, conscient de son infériorité littéraire, répliqua, les lèvres serrées non par la mauvaise humeur mais par le froid :
  
  — Qu’est-ce qu’ils glandent ?
  
  — Patientez ! conseilla Hubert souriant et détendu. La fille aussi attend.
  
  Les fenêtres de Marie Lafleur, la rousse annoncée, étaient en effet illuminées.
  
  — Ce serait plus drôle si nous attendions ensemble, avança Enrique. Plus drôle et plus réchauffant…
  
  — Enfilez donc ce manteau si vous êtes gelé, commanda Hubert.
  
  Enrique eut une moue dégoûtée :
  
  — C’est un truc de femme.
  
  — Justement, renchérit Hubert. Nous aurons l’air de faire du « parking ». Et si quelqu’un vient nous regarder de trop près nous pousserons les effusions jusqu’au « necking »(2).
  
  Devant l’air effaré de son second, Hubert crut bon de s’excuser.
  
  — À cause de la moustache, mon vieux.
  
  Enrique s’encapuchonna sans mot dire.
  
  — Quel métier, grogna-t-il en refermant les pans du manteau.
  
  La main droite d’Hubert s’abattit sur son poignet, coupant net ses revendications.
  
  — Un taxi !
  
  La voiture arrivait au ralenti. Hubert et Enrique plongèrent l’un vers l’autre avec un bel ensemble avant que le faisceau des phares ne balayât l’intérieur de leur Plymouth.
  
  Débrayage. Point mort… Un grand temps… Deux portières qui claquent… « Drive »…
  
  Hubert se releva précautionneusement, amena ses yeux à la limite de la glace, dut se hausser de quelques centimètres encore afin de dépasser la bande opaque de la neige qui s’était accumulée.
  
  Kholine, poussant un Dikhitchenko droit comme un fil à plomb, et Popov, soutenant un Smirnov visiblement imbibé, s’engouffraient dans la maison de Marie Lafleur.
  
  — Une fille pour quatre ? s’étonna Enrique qui avait déplié son mètre soixante pour voir.
  
  Il y avait dans sa voix, une trace d’envie.
  
  — Du calme, intima Hubert.
  
  Enrique soupira :
  
  — La veinarde ! Elle va avoir chaud ! Elle !
  
  
  *
  
  * *
  
  Dikhitchenko s’immobilisa sur le seuil. Le living était vaste, douillet, accueillant, avec des lumières tamisées et quelques peaux d’ours judicieusement disposées aux points de chute probables des clients éventuels : devant la cheminée, devant le bar roulant et la table basse correspondant au long canapé…
  
  — Il n’y a qu’une fille ? Et nous sommes quatre !
  
  Kholine eut un gros rire.
  
  — On vous expliquera. Tout le plaisir est là, justement !
  
  Dikhitchenko haussa lentement les sourcils. Il n’était pas d’accord.
  
  Popov installa Smirnov dans un fauteuil et posa sur la table la bouteille de vodka qu’il avait apportée.
  
  — Un gorgeton pour se mettre en route ? proposa-t-il.
  
  Ce disant, il déboucha la bouteille et emplit les cinq verres.
  
  Il profiterait d’un moment d’inattention pour verser dans la vodka le puissant somnifère que lui avait remis Hubert. À partir de cet instant ni lui ni Popov ne boiraient plus.
  
  Marie Lafleur, une femme blonde, un peu fanée par des années de service actif, considérait la scène avec un parfait détachement. Quatre hommes ! On l’avait prévenue et payée en conséquence. Elle n’était pas à ça près. Elle se posait une seule question : lesquels resteraient debout ? Ils étaient aussi grands et bien bâtis les uns que les autres… vêtus, de la même manière. Elle dut s’avouer qu’elle préférait tout de même…
  
  — Je m’appelle Constantin, dit Dikhitchenko en saisissant la bouteille de vodka. Kostia pour les amis.
  
  Marie lui sourit. C’était lui qu’elle préférait. La petite lueur trouble et sauvage qui dansait dans ses yeux lui plaisait.
  
  Dikhitchenko lut sa chance dans les jeux de la fille. C’eût été trop bête de la partager avec les trois autres. Il chercha le moyen d’arriver à ses fins solitaire. Ayant exclus la violence, inadmissible entre compatriotes, il pensa soudain à la panoplie qu’il transportait pour raison professionnelle.
  
  Constantin Dikhitchenko, officier du 3e Bureau du G.R.U. chargé d’assurer la sécurité de Andrei Smirnov, technicien éminent, avait dans ses poches diverses drogues dont un puissant somnifère capable de lui assurer l’exclusivité des bons soins de Marie Lafleur.
  
  Il attira la bouteille de vodka devant lui.
  
  Bien décidé à ne pas la lâcher…
  
  Jusqu’à ce qu’un moment d’inattention lui permît d’y verser de quoi endormir jusqu’au lendemain les trois gêneurs qui l’entouraient.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  La tête d’Enrique tomba sur l’épaule d’Hubert. Celui-ci consulta le cadran de sa montre-bracelet qui avouait quatre heures après minuit. Il s’était donc écoulé exactement 90 minutes depuis que les Russes étaient entrés chez Marie Lafleur.
  
  Hubert remua brusquement l’épaule droite. Enrique gémit puis ouvrit les yeux en se redressant.
  
  — Ça y est ? s’enquit-il.
  
  — Pas encore et je commence à m’inquiéter sérieusement.
  
  — La drogue devait agir vite ?
  
  — Cinq minutes, pas davantage, le renseigna Hubert. La seule difficulté pour Kholine est d’introduire la pastille dans la bouteille sans se faire remarquer.
  
  
  *
  
  * *
  
  Constantin Dikhitchenko sentit le découragement le gagner. Kholine ne l’avait pas quitté des yeux et il lui avait été impossible de glisser le cachet blanc dans le goulot de la bouteille. Son désir de posséder Marie Lafleur sortait grandi et exacerbé de l’épreuve.
  
  Kholine sentit à son tour le découragement le gagner. Dikhtichenko n’avait pas lâché, ne fût-ce qu’un instant, la bouteille sur laquelle il prenait appui, tantôt d’une main, tantôt de l’autre. Toutes ses tentatives de récupération s’étaient soldées par un échec et il lui avait été impossible de glisser dans le goulot de la bouteille la pastille de somnifère que lui avait remise Hubert.
  
  Marie Lafleur jacassait, moitié en français, moitié en anglais. En s’unissant, les quatre Russes parvenaient à comprendre et à répondre.
  
  — J’ai soif, dit Kholine après avoir discrètement interrogé sa montre.
  
  Il tendit la main… Dikhitchenko, toujours agrippé à sa bouteille, le servit.
  
  Kholine but cul sec et se leva. La plaisanterie avait assez duré.
  
  — Marie, j’ai envie de champagne.
  
  Il glissa ostensiblement quelques grosses coupures sous un des coussins du canapé.
  
  — Je vais le chercher au frigo, annonça la fille.
  
  Kholine bondit, soudain :
  
  — J’y vais, indiquez-moi le chemin.
  
  Il disparut dans la direction de la cuisine.
  
  Constantin Dikhitchenko eut une pieuse pensée de reconnaissance pour les saintes icônes de ses aïeux. Il tenait enfin sa chance.
  
  Popov et Smirnov somnolaient vaguement. Kholine venait de repousser la porte de la cuisine.
  
  La main droite de Dikhitchenko remonta jusqu’au goulot, s’immobilisa puis redescendit. Dikhitchenko compta mentalement jusqu’à vingt.
  
  Le cachet de somnifère était dissous dans la vodka.
  
  Kholine avait fermé la porte de la cuisine, ouvert le réfrigérateur et découvert le champagne couché dans le freezer. Il la déboucha, en but une longue rasade avant d’y laisser tomber la pastille de somnifère qui disparut très vite.
  
  Quand il revint dans le living, il brandissait la bouteille avec un air triomphant.
  
  — Ça ne vaut pas nos vins de Géorgie, mais ça rend gai. Marie, des verres !
  
  Elle rampa sur le ventre jusqu’à une étagère où s’alignaient des chopes propres.
  
  Dikhitchenko sentit ses yeux lui sortir de la tête. Cette fille avait la croupe la plus sensationnelle qu’il eût jamais contemplée.
  
  — On finit la vodka d’abord, décida-t-il.
  
  Et sans attendre la réponse, il emplit les gorgetons. Sauf celui de Marie Lafleur, évidemment. Dikhitchenko était un jouisseur, non un violeur de fille endormie.
  
  Kholine disposa les chopes et les remplit généreusement.
  
  — À notre patrie !
  
  — À la paix !
  
  Cul sec général.
  
  Dikhitchenko avait avalé le verre de champagne et regardait Kholine… qui venait de vider le gorgeton de vodka…
  
  Marie Lafleur vida d’abord le gorgeton puis la chope. Elle allait passer une bonne nuit…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert Bonisseur de la Bath n’en crut pas ses yeux. Sa montre indiquait quatre heures quarante-cinq. C’était franchement inquiétant. Il secoua Enrique.
  
  — Il faut y aller voir. L’avion décolle à neuf heures et nous n’avons pas fini notre journée.
  
  — Si on peut dire ! Bâilla Enrique sans enthousiasme.
  
  Il ouvrit la boîte à gants et y prit une trousse en plastique noire destinée à recueillir les outils de la voiture. Il fit glisser la fermeture et, à tâtons, repéra les objets utiles sur l’instant : deux matraques, un « rossignol » et sa chère, sa dévouée, son indispensable « corde à piano ».
  
  — Enlevez ce manteau de femme, conseilla Hubert. Sinon vous allez vous établir une réputation détestable dans le quartier.
  
  Enrique bougonna qu’il avait froid mais finit par céder après qu’Hubert lui eût fait remarquer qu’en cas de bagarre tous ces poils risquaient de gêner les mouvements indispensables à leur survie commune.
  
  La rue était déserte et recouverte d’un épais tapis immaculé.
  
  — Comme quoi, certaines paires de « claques »(3) ne sont pas à dédaigner, plaisanta Hubert après avoir vu disparaître ses deux pieds dans une congère traîtresse.
  
  La lumière brillait toujours dans le rez-de-chaussée de Marie Lafleur mais les doubles rideaux étaient tirés et il était inutile d’interroger les fenêtres.
  
  La porte de l’immeuble céda facilement et sans bruit. Hubert, suivi d’Enrique, se glissa dans le couloir et s’approcha à pas de loup de la porte de l’appartement. Il colla l’oreille au battant. Un silence de nécropole semblait régner à l’intérieur.
  
  — J’entre. Restez derrière en couverture, ordonna Hubert.
  
  Enrique recula jusqu’à l’escalier dont il gravit deux marches. Il tenait les poignées de sa « corde à piano » bien assujetties dans ses mains.
  
  Hubert pesa doucement sur le passe et poussa l’huis jusqu’à glisser un coup d’œil à l’intérieur.
  
  Il demeura ahuri devant le spectacle : les quatre hommes allongés par terre, qui sur le dos, qui en chien de fusil, qui à plat ventre. Marie Lafleur renversée, la tête en bas, les pieds sur l’accoudoir du canapé, son opulente chevelure rousse frôlant le tapis, vêtue seulement d’une paire de bottes blanches.
  
  Hubert fit claquer son pouce contre son index, repoussa complètement le battant de la porte et entra, Enrique sur les talons.
  
  Le petit Espagnol fléchit les genoux pour voir sous le bras tendu d’Hubert. Il jura.
  
  — Ils sont morts ?
  
  Sans répondre, Hubert referma la porte et s’approcha des corps.
  
  — Tous drogués ! Du diable si j’y comprends quelque chose.
  
  Constantin Dikhitchenko tenait encore dans sa main droite une paire de ciseaux dont Hubert devina à quoi elle avait servi en examinant la nudité de Marie Lafleur. On n’avait pas dévêtu la call-girl, on avait découpé son collant et son pull-over.
  
  — Si on était entrés plus tôt comme je vous le demandais… bougonnait Enrique…
  
  — Tout se serait passé comme prévu et nous aurions expédié à Mexico deux imbéciles qui n’y auraient sans doute fait que du gâchis, coupa Hubert.
  
  Sèchement.
  
  — Hubert, ne me dites pas qu’on va partir à leur place !
  
  — Allez-vous regarder dans une glace ! Vous pourriez, à la rigueur, et pour peu que vous vous laissiez pousser la barbe, passer pour un Cubain, mais comme technicien soviétique vous n’abuseriez personne.
  
  L’Espagnol demanda, incrédule :
  
  — On laisse tomber ?
  
  — Sans savoir pourquoi un homme venant de Cuba a été intercepté, battu, mis au secret dans une ambassade soviétique ? Vous me connaissez mal !
  
  Enrique se laissa glisser dans un fauteuil :
  
  — Nos deux imbéciles sont bien incapables de tenir leur rôle. Qui sait même s’ils seront réveillés au moment où l’avion va décoller. Alors, je ne vois pas…
  
  Le visage buriné d’Hubert s’éclaira :
  
  — Moi, je commence à voir, dit-il, sibyllin.
  
  
  *
  
  * *
  
  Nikita, le chauffeur du Consulat, reposa doucement le combiné.
  
  — Ils ne sont pas descendus au Skylive Hôtel, indiqua-t-il, la voix lasse.
  
  La femme lui adressa un sourire un peu éteint par la fatigue. De larges cernes bleus soulignaient ses yeux pâles.
  
  — Appelle toujours le suivant.
  
  Elle consulta sa liste.
  
  — … AV 7-7.316. C’est le Sheraton Mount Royal.
  
  Dès qu’il eut son correspondant en ligne, Nikita s’adressa à lui en anglais, demandant à parler à Monsieur Dikhitchenko.
  
  Le veilleur de l’hôtel le pria d’attendre un instant. Il devait consulter son registre. Nikita patienta… et fut presque étonné de s’entendre dire :
  
  — Sa clef n’est pas au tableau. Monsieur Dikhitchenko est donc dans son appartement. Dois-je l’éveiller ou seulement lui transmettre un message ? Vu l’heure tardive, il me semble que…
  
  Nikita coupa la communication et exhala un profond soupir de soulagement.
  
  — Ça y est ? s’enquit la femme tout excitée.
  
  Nikita hocha la tête.
  
  — C’est un point d’acquis, mais je ne sais pas encore ce qu’il convient de faire.
  
  — De toute manière il faut faire quelque chose. C’est notre devoir.
  
  Nikita approuva encore.
  
  — Réfléchissons, murmura-t-il.
  
  Sa main se mit à caresser le cou blanc de la femme. De petites mèches s’étaient échappées du chignon. Des mèches douces comme des cheveux d’enfant…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert Bonisseur de la Bath borda Marie Lafleur. Elle allait certainement passer une des nuits les plus longues et les plus calmes de sa carrière. Elle se mit à ronfler bruyamment. Hubert la retourna sur le côté. Il n’avait jamais pu supporter qu’une femme, surtout une jolie rousse, émît en dormant ces disgracieuses sonorités.
  
  — Vous avez fini l’inventaire des poches ?
  
  Les mains gantées d’Enrique Sagarra désignèrent la table basse.
  
  — Tout est là. J’ai vaguement feuilleté les papiers pendant que vous jouiez à la poupée.
  
  Hubert ignora le sous-entendu qui traînait dans la voix de son second.
  
  — Alors ?
  
  — C’est écrit en russe, fit remarquer Enrique piteux.
  
  Il avait appris l’espagnol au biberon, le français chez les F.T.P. et l’américain à l’O.S.S. Ses connaissances s’arrêtaient là, encore qu’un redoutable accent déformât les deux dernières langues.
  
  Hubert examina les papiers. Andrei Smirnov était biologiste de son métier. Le passeport de Constantin Dikhitchenko le donnait comme « secrétaire ». Entre la couverture et son enveloppe de faux cuir Hubert fit la découverte la plus intéressante de la nuit : les réservations pour le voyage de retour Cuba-Moscou.
  
  Dikhitchenko devait donc être un « convoyeur »… et de là à penser qu’il appartenait au 3e Bureau du G.R.U. chargé d’organiser les missions à l’étranger il n’y avait qu’un pas que Hubert franchit avec une secrète jubilation. Il consulta sa montre. Quatre heures cinquante-cinq. L’agent de la C.I.A. que le dossier instructions avait indiqué comme « contact » à Montréal devait trouver le temps long.
  
  — Dépêchons-nous, décida Hubert.
  
  — Je ne suis pas contre, répliqua Enrique en bâillant. Si vous m’annonciez le programme ?
  
  Hubert se baissa sur le corps endormi de Smirnov.
  
  — Vous les pieds, moi les épaules. Tout le monde en voiture.
  
  — Les quatre ! s’alarma Enrique.
  
  Hubert grogna. L’Espagnol compta mentalement : 80 kg de moyenne… multiplié par 4… 320 kg. Il était cinq heures du matin, et le chiffre lui parut énorme. Le désespoir sembla lui tomber dessus.
  
  — Laissez-moi au moins leur couper la tête. Avec ma corde à piano j’en ai pour dix secondes. Ils seront moins lourds.
  
  Hubert lui renvoya un regard glacial.
  
  — Je me vois mal arrivant au Sheraton avec un gars décapité dans les bras. J’aurai beau soutenir au veilleur de nuit que nous autres Soviétiques perdons la tête dans les fastes des boîtes de nuit occidentales, il ne me…
  
  Enrique qui avait commencé à soulever les pieds de Smirnov lâcha tout.
  
  — Nous autres Soviétiques ? répéta-t-il en écho. Dois-je comprendre, Hubert, que vous allez…
  
  — Prendre la place de Dikhitchenko et me faire accompagner par Kholine qui jouera le rôle de Smirnov. Nous passerons le peu de nuit qui nous reste au Sheraton et nous prendrons l’avion demain matin. Si un employé du Consulat soviétique nous attend à l’aérodrome je lui raconterai une salade : consignes spéciales, secret absolu. Bref, je le convaincrai facilement que nous devions coucher au Sheraton.
  
  — Vous pensez que Kholine aura repris ses esprits d’ici là ?
  
  — Je m’y emploierai, faites-moi confiance. Si je promenais un simili Smirnov manifestement drogué, le consulat de Montréal me suspecterait à juste titre.
  
  Enrique se baissa pour ramasser les deux pieds dont on l’avait chargé.
  
  — Moi, je veux bien. Mais je crois qu’il faudrait une sacrée drogue pour le réveiller.
  
  Hubert attrapa les épaules de Smirnov.
  
  — Notre « contact » a sûrement ce qu’il faut. J’embarquerai Kholine jusqu’au Sheraton. Je le ferai passer pour ivre mort et, dans la chambre, je le remettrai sur pied… Et grouillez-vous ! On a assez jacassé !
  
  
  *
  
  * *
  
  Nikita remit sa casquette de chauffeur et se leva pesamment. Ces soucis, cette nuit blanche, les caresses que lui avait prodiguées sa compagne (pour l’aider à réfléchir !) l’avaient fatigué. Il souriait pourtant.
  
  Il souriait parce qu’il était tout compte fait un homme heureux : il pensait avoir découvert où était son devoir et sa main gauche se tenait encore sur la tête de la femme qui le comblait physiquement.
  
  — Va te reposer, lui conseilla-t-il. Moi je vais au Sheraton. Il faut que je voie nos deux compatriotes et que je leur parle.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert embraya doucement afin que les quatre endormis qu’il avait tassés à l’arrière de la Plymouth ne basculassent pas. Il neigeait encore… toujours… interminablement.
  
  Hubert pensa que Howard et Monsieur Smith devaient être douillettement étendus dans leurs lits respectifs, bien au chaud. Sans envie. Rien, pas même le risque et la mort qui l’escortaient à chacune de ses missions ne lui aurait fait préférer une existence douillette à la merveilleuse aventure qu’il vivait depuis qu’il avait choisi…
  
  Enrique, assis en biais sur une fesse, tenait la main gauche prête à repousser toute velléité de chute à l’arrière…
  
  — Nous y voilà, annonça Hubert en pesant progressivement sur le frein.
  
  Il rentra la voiture dans le parc dont les grilles étaient restées ouvertes. Au rez-de-chaussée du bungalow, une fenêtre brillait. Le « contact » les avait attendus. Tout allait bien.
  
  Apparemment…
  
  
  *
  
  * *
  
  Nikita avait dû vaincre les scrupules du gardien de nuit du Sheraton avant d’obtenir la permission de monter jusqu’aux chambres occupées par Andrei Smirnov et Constantin Dikhitchenko. Puisque leurs clefs n’étaient pas au tableau, les clients devaient être dans leurs appartements, et puisque la sonnerie du téléphone ne les avait pas réveillés, il convenait de s’assurer qu’ils n’étaient pas malades.
  
  Ils n’étaient pas malades mais absents comme en témoignaient les deux lits inoccupés.
  
  — Je vais attendre leur retour, décida Nikita.
  
  Il se demanda ce qu’il conviendrait de faire si ses compatriotes ne rentraient pas et il eut très peur soudain de ne pas découvrir la bonne solution. Sa blonde amie n’était pas là pour l’aider à penser…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Félix Desjardin appuya sur un bouton luminescent et la grande porte coulissante du garage glissa sur ses rails. Hubert coupa les phares et alluma le plafonnier de la Plymouth.
  
  — Je commençais à m’inquiéter sérieusement, dit Félix Desjardin en se penchant vers Hubert. Un pépin ?
  
  — Deux, précisa Hubert. J’ai dû chambouler tout ce que le brain-trust de Monsieur Smith avait élaboré.
  
  Enrique Sagarra avait ouvert les portières arrière :
  
  — On décharge ? interrogea-t-il.
  
  Félix Desjardin eut un haut-le-corps :
  
  — On m’avait annoncé deux clients seulement.
  
  — Rentrons-les, éluda Hubert, je vais vous expliquer.
  
  Par un escalier en béton dont, par habitude Hubert compta les marches, ils descendirent jusqu’à un sous-sol bien aménagé et complètement isolé de l’intérieur.
  
  Les quatre endormis furent allongés sur les couchettes installées le long des murs.
  
  — Cigarette ? proposa Desjardin.
  
  — Merci, je ne fume pas, déclina Hubert.
  
  Il ouvrit son porte-documents, en tira la photo représentant Dikhitchenko et Smirnov prise la veille à l’aéroport de Bruxelles, les quatre passeports soviétiques ainsi que divers papiers dont il avait délesté les poches des endormis. Il posa le tout sur la table et ajouta le contenu de ses propres poches puis, posément, sous l’œil ahuri d’Enrique et de Desjardin, il commença à se dévêtir tout en donnant ses instructions.
  
  — Prenez, dans mon portefeuille, une des photos d’identité qui s’y trouvent. Mettez-la sur le passeport de Dikhitchenko. Howard m’a signalé que vous étiez outillé pour les cachets ?
  
  Desjardin sourit.
  
  — Entrées clandestines, évacuations discrètes, disparitions, substitutions. Le C.I.A. me paie pour ça. N’ayez donc aucune crainte. Le Canada est la terre de transit de prédilection entre l’espionnage de l’Est et les U.S.A… L’inverse étant tout aussi valable, mes dons de faussaire n’ont pas eu le temps de se rouiller.
  
  Hubert en était au slip. Il s’arrêta pour s’adresser à Enrique.
  
  — Déshabillez Popov, c’est encore lui qui a la carrure la plus proche de la mienne.
  
  Puis ses yeux revinrent sur le Canadien.
  
  — Vous pouvez truquer une photo ? Truquage indécelable, j’entends ?
  
  — J’ai un spécialiste, opina Desjardin.
  
  — Appelez-le tout de suite. Je voudrais que ma gueule remplace celle de Dikhitchenko sur ce cliché… Vous couperez la photo en deux afin d’en éliminer Smirnov.
  
  D’un doigt il avait désigné la photo prise à Bruxelles et transmise par belino.
  
  — … Procurez-moi aussi un remède de cheval pour réveiller celui-là.
  
  Un coup de menton situa Kholine qui ronflait comme un méridional en plein effort.
  
  — C’est tout ? demanda simplement Desjardin que rien ne parvenait à faire sortir de sa placidité naturelle.
  
  Hubert grogna un acquiescement en achevant son strip-tease.
  
  Il ne lui plut qu’à moitié d’avoir à enfiler les chaussettes et le caleçon enlevés à Popov mais puisque aussi bien il lui eût été difficile d’expliquer par quel miracle il pouvait, venant de Moscou via Bruxelles et Montréal, porter du linge et un costume achetés dans la Cinquième Avenue à New York, il se vit obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le pantalon était un peu large ce qui camouflait heureusement les hanches très minces, très « hollywoodiennes » de l’agent action de la C.I.A. La veste ne tombait pas plus mal que n’importe laquelle de ses consœurs moscovites. Hubert fit jouer ses bras afin de s’assurer qu’il conservait l’aisance de ses mouvements. Les difficultés commencèrent avec les chaussures. Celles de Popov étaient nettement trop petites. Enrique déchaussa les trois autres et posa son butin aux pieds d’Hubert.
  
  — Ce sont des soldes, Monsieur, et à ce prix-là, nous avons peu de choix ! ironisa-t-il.
  
  Finalement ce fut Dikhitchenko qui fournit sans le savoir de quoi chausser celui qui prenait sa succession.
  
  
  *
  
  * *
  
  Nikita interrogea pour la centième fois son bracelet-montre : six heures vingt-deux. Les deux voyageurs n’étaient toujours pas rentrés au Sheraton. C’était plus que suspect. Franchement inquiétant.
  
  Nikita décida qu’il attendrait jusqu’à la dernière minute puis qu’il irait à l’aérodrome.
  
  — Je veux téléphoner, demanda-t-il au veilleur qui somnolait sur un bouquin.
  
  — Quel numéro ?
  
  — L’aérodrome. Les renseignements.
  
  Il voulait savoir quand décollait le vol de la Sabena.
  
  — À propos, dit-il soudain, pour quelle heure Monsieur Dikhitchenko avait-il demandé les petits déjeuners ?
  
  Le veilleur de nuit consulta le carnet ouvert devant lui.
  
  — Allô l’aérodrome ? Les renseignements, je vous prie…
  
  Il posa la paume sur le micro.
  
  — … Ces messieurs n’ont pas demandé à être réveillés.
  
  Nikita remercia, déçu. Ce détail, dont il avait, un instant, espéré qu’il le renseignerait sur les intentions des deux voyageurs, ne prouvait rien à la réflexion. Ne pas demander les petits déjeuners peut prouver qu’on est sûr de rentrer et que l’on réglera le problème à ce moment-là… ou bien que l’on sait que l’on ne rentrera pas…
  
  Nikita prit le combiné.
  
  — Le vol de la Sabena à destination de Mexico part à quelle heure ce matin ? Neuf heures zéro deux. Merci.
  
  Nikita raccrocha et se réinstalla dans un fauteuil. Il attendrait…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert serra la main de Félix Desjardin.
  
  — Merci, c’est du beau travail. Vous veillez à ce qu’aucun de vos trois pensionnaires ne joue la fille de l’air. Nous réglerons leur sort à mon retour.
  
  Puis il envoya une claque amicale au fidèle Enrique.
  
  — Rendez-vous à Mexico. Vous avez enregistré mes consignes ?
  
  Ce n’était pas vraiment une question. Hubert avait accompli et réussi trop de missions en collaboration avec Enrique pour mettre en doute son sérieux et son efficacité.
  
  Kholine commençait à grogner. Les stimulants qu’on lui avait administrés gagnaient du terrain sur le somnifère.
  
  — Il fait plus drogué que saoul, apprécia Hubert, vaguement inquiet, mais le veilleur de nuit du Sheraton ne doit plus bien avoir les yeux en face des trous à pareille heure.
  
  Sa montre indiquait sept heures ; un obscur instinct, ce sixième sens que développe une vie dangereuse, l’avertit. Il convenait de vérifier le degré de fatigue du veilleur.
  
  Il demanda le téléphone, composa le numéro du « Sheraton » que sa mémoire avait enregistré à l’aérodrome.
  
  — Bonjour, Monsieur. Êtes-vous veilleur de nuit ou bien est-ce vous qui nous avez reçus hier soir ? Je suis arrivé à 20 heures… Je suis Monsieur Dikhitchenko et j’ai oublié…
  
  Hubert raccrocha doucement et jura entre ses dents.
  
  — Ça n’est plus le veilleur ? s'enquit Enrique, inquiet.
  
  — Si, répliqua Hubert. Et il était assez ensommeillé pour ne même pas nous voir passer. Malheureusement… Nous avons de la visite. Et le visiteur doit avoir la puce à l’oreille et l’œil ouvert. Rien ne va plus.
  
  Enrique se laissa choir sur une chaise.
  
  — Mais qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? soupira-t-il.
  
  Hubert haussa les épaules. Enrique, résolument athée, prenait toujours le ciel à témoin quand les catastrophes fondaient sur lui.
  
  — Si vous vous sentez touché par la grâce, priez, mais en silence, intima-t-il sans douceur.
  
  Félix Desjardin quitta la pièce sur la pointe des pieds…
  
  Quand il revint dix minutes plus tard, il tenait une cafetière fumante.
  
  — Bonne chose ! s’exclama joyeusement Hubert.
  
  Son naturel optimiste venait de reprendre le dessus grâce à l’idée qu’il venait d’avoir. Une idée extravagante, très audacieuse et parfaitement téméraire. Une bonne idée donc ; une de ces idées qui permettent aux agents d’élite de battre l’adversaire en le surprenant. Et puis… Hubert comptait beaucoup sur la chance… Sa chance.
  
  Il avala deux tasses de café très noir et très chaud.
  
  — Maintenant au boulot, annonça-t-il. Redescendez Kholine dans la cave. Je pars seul. Dites-moi, où est votre réchaud à gaz ?
  
  — Je n’ai qu’une cuisinière électrique, dit Desjardin, penaud.
  
  — Peu importe, admit Hubert. Laissez-moi cinq minutes en tête à tête avec elle et donnez-moi des cigarettes.
  
  Enrique écarta les bras, résigné.
  
  — Il doit avoir son idée, soupira-t-il.
  
  Il l’avait en effet.
  
  Dix minutes plus tard Hubert réapparaissait, livide, le visage baigné de sueur… au bord de la syncope.
  
  — Vous n’auriez pas une goutte de bourbon ? demanda-t-il.
  
  Enrique et Desjardin comprirent quand Hubert dit :
  
  — Approchez le verre de mes lèvres, je ne peux pas le prendre.
  
  Il montra les paumes de ses mains. Brûlées.
  
  — Le « Centre » connaît mes empreintes digitales, s’excusa Hubert, compte tenu de mon nouveau plan, il faut que je triche (4).
  
  Enrique prit le verre et l’approcha des lèvres d’Hubert qui but une gorgée.
  
  — Merci, amigo !
  
  Enrique finit le verre. Pour se remettre de ses émotions.
  
  — Jamais eu un patron comme celui-là ! bougonna-t-il. Même dans les Brigades Internationales.
  
  — Maintenant que j’ai récupéré, coupa Hubert, je vais vous demander un service ; oubliez qui je suis et tombez-moi dessus. Collez-moi une dégelée, déchirez mes vêtements, faites-moi une « grosse tête ». Évitez seulement de me taper sur la poitrine. J’y ai écrasé quelques cigarettes allumées.
  
  Enrique Sagarra lança un regard affolé à Félix Desjardin dont l’expression disait clairement : « ce type est devenu fou ».
  
  — C’est un ordre, martela Hubert, glacial.
  
  
  *
  
  * *
  
  Mon Dieu ! s’exclama l’hôtesse chargée de veiller sur les passagers du vol interrompu, que vous est-il arrivé, Monsieur Dikhitchenko ?
  
  Hubert sourit. En dedans seulement. D’abord parce qu’il devait jouer l’homme traqué, ensuite parce que son visage tuméfié et enflé ne lui aurait pas permis d’extérioriser ses sentiments.
  
  Il était arrivé au « Reine Elisabeth » cinq minutes plus tôt, avait montré son passeport et son billet d’avion et avait demandé à parler à l’une des hôtesses belges restées avec les voyageurs.
  
  — Excusez-moi, haleta-t-il en jetant dans le hall des regards affolés, excusez-moi de vous demander ça, mais pourrions-nous monter dans votre chambre ?
  
  L’hôtesse hésita une fraction de seconde. Après avoir, une fois encore, examiné le visage de son malheureux passager, elle dut penser que sa vertu ne courait pas grand danger.
  
  — Montons, je vais vous soigner.
  
  Hubert la suivit en boitillant.
  
  Il dut accepter l’application de divers baumes et onguents malodorants après avoir juré sur les saintes icônes qu’il n’avait rien de cassé… La jeune femme referma sa trousse à croix rouge et soupira :
  
  — Je ne vous aurais pas reconnu si vous n’aviez pas porté les mêmes vêtements qu’hier.
  
  « Voilà déjà un problème réglé, apprécia mentalement Hubert. »
  
  Pressé de questions, il fit un récit aussi mensonger que pathétique de la nuit qu’il avait vécue. Comment deux hommes l’avaient assommé, enlevé, séquestré. Comment il s’était échappé après s’être battu avec son geôlier.
  
  — Je n’y comprends rien, conclut-il. Je suis un paisible citoyen. Je ne fais pas de politique. On a dû vouloir, Dieu seul sait pourquoi, nous empêcher, mon camarade et moi, d’arriver à Cuba.
  
  Il fouilla dans la poche intérieure de son veston, en tira son portefeuille qu’il ouvrit pour en sortir des dollars américains. Ses gestes étaient rendus maladroits par les pansements dont l’hôtesse avait enveloppé chacun de ses doigts. Il fit glisser les billets sur la table.
  
  — Pouvez-vous me procurer une paire de lunettes pour dissimuler mon visage et une gabardine neuve ? Mêlé aux autres voyageurs mes agresseurs ne me reconnaîtront pas.
  
  — Et votre ami, Monsieur Smirnov ? s’inquiéta l’hôtesse.
  
  Hubert poussa un soupir à fendre l’âme.
  
  — On nous a séparés. J’ignore ce qui lui est arrivé.
  
  L’hôtesse se leva, résolument.
  
  — Restez-là. Et ne craignez rien. Je vais avertir la police.
  
  Elle pivota sur ses hauts talons et marcha vers la porte.
  
  Hubert n’avait pas les paupières enflées au point de ne pas apprécier la joliesse du tableau…
  
  
  *
  
  * *
  
  Dans le salon d’attente des passagers en transit, les « pèlerins » du Jet belge attendaient les ordres qu’un haut-parleur allait leur donner d’un instant à l’autre. L’horloge électrique indiquait huit heures trente-huit.
  
  Hubert vit entrer successivement et dans l’ordre : Enrique Sagarra, un groupe d’hommes qui ne pouvaient être que des policiers en civil, un solitaire inquiet dont la morphologie trahissait les origines slaves.
  
  L’hôtesse, qui avait pris celui qu’elle croyait être Dikhitchenko sous son aile, s’approcha d’Hubert.
  
  — Nous sommes escortés discrètement par la police, vous n’avez plus rien à craindre.
  
  — Puissiez-vous dire vrai, répliqua Hubert.
  
  Sincère.
  
  — Monsieur Dikhitchenko ? murmura un homme qui venait de s’immobiliser devant Hubert.
  
  — Oui.
  
  — Je suis capitaine de la Police Montée. J’ai cru bon d’avertir votre consulat. Le premier secrétaire a délégué un représentant.
  
  Le capitaine s’effaça, fit un geste vers l’homme au visage slave qu’Hubert avait repéré. L’homme s’approcha et sans se présenter dit en russe :
  
  — Vous n’avez pas obéi aux consignes. Vous deviez téléphoner au consulat.
  
  Hubert prit son meilleur air mauvais et répliqua :
  
  — Je l’ai fait. Cela n’est pas ma faute si votre ligne est si peu surveillée qu’on puisse y installer une « bretelle » en toute quiétude.
  
  Le Russe (c’était Nikita le chauffeur responsable de la Sécurité) marqua le coup puis demanda des explications. Hubert lui en fournit. Elles étaient fausses évidemment mais basées sur la réalité :
  
  — … deux hommes nous ont accompagnés à l’hôtel… ils prétendaient appartenir à notre mission diplomatique… Dîner « chez Bourgetel »… soirée à « La Boîte d’en haut »… des boissons droguées… enlèvement… une bagarre et j’ai pu m’échapper… Non, je n’ai pas repéré les lieux-de mon incarcération ; je ne pensais qu’à prendre le large.
  
  Une hôtesse tapota le bras du capitaine de la Police Montée. Elle était très pâle. Elle parla très vite en anglais.
  
  — Il me manque un second passager. Herbert Latapie, un Américain.
  
  Le policier canadien s’excusa et, conduit par l’hôtesse, marcha jusqu’à Enrique Sagarra qui jouait parfaitement son rôle. Hubert ne pouvait pas entendre mais il pouvait reconstituer.
  
  — Je suis Argentin, devait être en train de dire Enrique. Hier, j’ai sympathisé avec un citoyen des États-Unis qui devait prendre le même avion que moi, que nous tous. Nous étions descendus au même hôtel. Quand on nous a annoncé que le départ était retardé nous avons décidé de retourner à l’hôtel que nous venions de quitter… Monsieur Latapie disposait d’une voiture louée. Il m’a fort aimablement conduit jusqu’au centre de la ville puis s’en est allé de son côté… Ce matin, j’ai frappé chez lui. Il n’était pas rentré. Je suis inquiet.
  
  Hubert vit le policier canadien prodiguer à Enrique quelque apaisement : « Ne vous inquiétez pas, disaient ses mains, et merci. »
  
  L’officier de la Police Montée se dirigea vers le coin de la salle où il savait trouver un appareil téléphonique.
  
  Hubert aurait volontiers parié un mois de sa solde de colonel que le Canadien demandait une enquête immédiate sur la disparition du sieur Latapie.
  
  Enrique Sagarra ouvrit d’un geste qui pouvait paraître très naturel le porte-documents qu’il tenait à bout de bras. Les yeux d’Hubert sourirent derrière les lunettes noires. Enrique indiquait ainsi qu’il avait pu, comme prévu, glisser dans la chambre du sieur Latapie la photo truquée.
  
  Deux hôtesses belges pénétrèrent dans la salle et annoncèrent avec un air consterné puissance deux, qu’un incident empêchait l’avion de décoller à l’heure prévue. Elles invitèrent les malchanceux « pèlerins » à se diriger vers le bar aux fins de consolation.
  
  
  *
  
  * *
  
  Une demi-heure plus tard, l’officier de la Police Montée canadienne s’arrêtait à côté d’Hubert occupé à dévorer un substantiel breakfast.
  
  — Nous pensons avoir situé l’un de vos agresseurs.
  
  — Je suis reconnaissant à votre pays du zèle qu’il déploie pour défendre ses hôtes, articula Hubert, sans rire.
  
  Le Canadien présentait une photographie qu’Hubert feignit de ne pas reconnaître et qui le représentait descendant d’un avion par un escalier mobile. Au premier plan, Dikhitchenko le faux, c’est-à-dire le visage de Hubert adroitement monté sur le corps du Soviétique. Dans le fond, les bâtiments de l’aéroport de Bruxelles.
  
  — Vous connaissez cette photographie ? demanda le Canadien.
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Je me reconnais, bien sûr, mais du diable si je sais où ce cliché a été pris.
  
  — À l’escale de Bruxelles, nota le policier.
  
  Hubert exhala une exclamation de surprise très convaincante.
  
  — Vous étiez repérés, cette photo le prouve, trancha le policier. Je crois qu’il est de mon devoir de vous prévenir : le vol a été interrompu hier soir à cause d’un coup de téléphone anonyme nous prévenant qu’une bombe avait été déposée à bord de l’avion. Nous avons passé la nuit à fouiller la carlingue et les soutes. En vain. Si vous voulez mon avis, quelqu’un a volontairement immobilisé votre avion. Nous finirons bien par savoir quel est l’auteur de cette… « Plaisanterie ».
  
  « Compte dessus et bois de l’eau fraîche », pensa Hubert qui savait avec quels soins Monsieur Smith préparait ses coups fourrés. Le Canadien s’enquit :
  
  — Vous désirez toujours continuer votre voyage ?
  
  — Plus que jamais, affirma Hubert.
  
  Sincère.
  
  Son vis-à-vis s’inclina, apparemment rassuré par la simplicité de la situation.
  
  — À votre gré. Je vous souhaite bonne chance. Je mettrais votre consul au courant.
  
  — J’y compte bien, renchérit Hubert qui ne demandait que ça.
  
  Les haut-parleurs se mirent à crachoter quelques instants plus tard.
  
  — Les passagers du vol Sabena numéro 555 à destination de Mexico sont priés de se rendre sur l’aire d’envol…
  
  L’appel fut répété en espagnol.
  
  — … À destination de Mexico…
  
  Enfin !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Pilar Tomez-Rojaz arrêta l’aspirateur et renifla sans élégance. Elle avait oublié son mouchoir. Depuis la veille au soir, depuis qu’elle s’était trouvée dans le couloir nez à nez avec le prisonnier au visage tuméfié, elle oubliait tout. Elle avait eu trop peur. Sa sœur, Maria-Grazia lui avait dit : « On t’a tendu un piège, sûrement, avec l’histoire du document traînant dans la chambre de l’ambassadeur ; ce prisonnier en balade dans les couloirs en est un autre, peut-être. Sois prudente. »
  
  Prudente, elle l’était jusqu’à la nausée. Il n’était que onze heures et le soleil ne chauffait pas encore ce côté-là de l’ambassade. Pourtant elle s’approcha des persiennes toujours closes. Au travers des fentes, elle vit, une fois de plus, les fils de fer barbelés inclinés vers l’intérieur qui surmontaient le mur d’enceinte. Elle frissonna. Des fils électrifiés, des portes qu’un bouton enfoncé par un garde suffisait à clore électriquement. Une vraie prison.
  
  — Eh bien, Pilar ?
  
  La voix d’Anna Kousakova glaça la malheureuse Pilar qui eut bien de la peine à ne pas sursauter en se retournant.
  
  — Il y a de la poussière sur les persiennes, inventa-t-elle, et je me demandais…
  
  — Moi, je vous demande de ramasser vos balais et vos chiffons. Le camarade voyageur que nous attendons va devoir s’installer.
  
  Pilar s’empressa d’obéir et d’évacuer sous le regard glacé d’Anna Kousakova. Un voyageur arrivait le dimanche matin, voilà qui était insolite. Elle se promit de laisser traîner ses yeux et ses oreilles. Elle descendit son matériel, s’aperçut qu’elle avait oublié dans le couloir la boîte d’encaustique et remonta sans se presser. Heureuse d’avoir une bonne raison pour retarder de quelques minutes son départ. Le dimanche, son service se terminait à midi.
  
  Sur le palier, elle se cogna littéralement dans un groupe de trois hommes : l’ambassadeur, le premier conseiller et un inconnu dont le visage était de trois quarts dissimulé par les bords d’un chapeau enfoncé très bas. L’inconnu était très grand, russe si l’on en croyait la coupe de ses vêtements. En passant devant la femme de ménage, il fit un léger signe de tête.
  
  Pilar resta pétrifiée : le visage de l’inconnu était curieusement tuméfié.
  
  « Encore un contagieux, » pensa-t-elle.
  
  Et elle révisa le jugement qu’elle avait porté sur l’ambassade : au train où allaient les choses, ce n’était plus un hôtel mais un hôpital !
  
  Les trois hommes entrèrent dans une chambre. Deux d’entre eux en ressortirent. Le premier conseiller ferma la porte à clef et mit celle-ci dans sa poche. Ils s’éloignèrent.
  
  Le prisonnier était l’homme au visage tuméfié.
  
  Pilar quitta précipitamment l’ambassade, se rua dans le premier autobus et courut jusqu’à l’angle de Hamburgo et de Los Insurgentes.
  
  L’ascenseur était en panne. Pilar attaqua vaillamment l’escalier en béton. Elle arriva au dernier étage à bout de souffle.
  
  Maria-Grazia se détendait sur le canapé dans une pose que n’eût pas reniée une star internationale « surprise » par un reporter-photographe.
  
  Pilar se laissa glisser par terre, emprisonnant les genoux de sa sœur dans ses bras. Elle resta silencieuse un long moment, le front posé sur les cuisses de Maria. Les battements de son cœur s’apaisaient par étape. Maria sentait bon… un parfum poivré, sûrement coûteux… qui devait venir de Paris. Pilar prit plaisir à prolonger leur immobilité… Enfin, elle se détacha, comme à regret, de ce corps si parfait qu’elle adorait comme une sculpture.
  
  — Alors ? questionna Maria-Grazia de sa voix douce.
  
  — Il est toujours là. Je n’ai pas dit que je l’avais vu dans le couloir et personne ne m’a rien demandé.
  
  — C’est rassurant, affirma Maria-Grazia en caressant les cheveux de Pilar.
  
  De pauvres cheveux ternes, plats, rares. Pilar ferma les yeux… et attendit que la caresse s’arrêtât pour poursuivre :
  
  — Ce matin, un voyageur est arrivé. On l’a enfermé, lui aussi et, lui aussi, avait un visage tuméfié…
  
  Maria-Grazia ramena ses jambes jusqu’au sol dans un mouvement gracieux.
  
  — Il faut que je téléphone, dit-elle à mi-voix.
  
  Pilar se leva d’un bond.
  
  — Non ! Tu vas encore partir, me laisser seule ! Je ne t’apporterai plus d’informations. C’est chaque fois la même chose. Je ne te dirai plus ce que je vois à l’ambassade… Je ne retournerai plus à l’ambassade.
  
  Maria-Grazia prit le visage ingrat de Pilar entre ses mains.
  
  — Rappelle-toi nos promesses. Dès que nous posséderons assez d’argent, nous partirons toutes les deux, toutes seules… ! Il y a, à New York, des maisons qui nous rendront belles. Ils savent là-bas maquiller, habiller, transformer les femmes… Et nous ne nous quitterons plus… Sage ?
  
  Pilar baissa la tête, vaincue une fois de plus.
  
  — À tout à l’heure, dit Maria-Grazia en sortant.
  
  Pilar rongeait nerveusement l’ongle de son pouce. Maria allait rencontrer Ernest. Elle ne connaissait pas le visage de cet homme mais il suffisait qu’il fût homme pour qu’elle le détestât d’instinct. L’homme apporte le malheur aux femmes.
  
  Pilar ne se trompait qu’à moitié.
  
  
  *
  
  * *
  
  Piotr Pogossian fit un signe de tête discret à Anna Kousakova comme celle-ci passait dans le couloir. Elle accepta l’invitation. Entrer dans la chambre d’un homme au milieu de l’après-midi est moins humiliant que de faire le même geste en pleine nuit.
  
  Piotr Pogossian connaissait Anna Kousakova depuis assez longtemps pour l’avoir percée à jour. Habituée à commander, elle n’admettait pas de concessions et si elle acceptait que le premier attaché vînt dans sa chambre, elle n’aurait jamais voulu se déranger pour aller le rejoindre dans la sienne. Il éprouva une secrète jubilation en regardant sa maîtresse passer le seuil.
  
  — Assieds-toi, dit-il, en lui désignant le lit de repos qui occupait le mur du fond.
  
  Elle prit place sur le bord, Piotr s’installa à distance respectueuse… Pour ne pas l’effaroucher.
  
  — Aucun doute sur la culpabilité de cette Pilar Tomez-Rojaz, commença Piotr Pogossian, à voix basse…
  
  
  
  Victor Tarkovski, tourna le bouton moleté de son walkie-talkie pour obtenir le maximum de puissance. On parlait à voix basse dans la chambre du premier conseiller. Deux voix, une femme et un homme. En alternance.
  
  — Peu après le retour de cet avorton de Pilar, sa sœur est sortie et a retrouvé Paul Tappe.
  
  — Le même scénario que la dernière fois.
  
  — Exactement. C’est plus que suspect. Dès qu’il se passe quelque chose ici, Monsieur Paul Tappe semble devoir en être informé.
  
  — Tu as reçu les renseignements sur lui ?
  
  — Non. Je n’ai que le dossier local. Parmi ceux qui l’ont filé l’année dernière, un a été retrouvé décapité. Comme si un boucher lui avait détaché la tête avec une lame bien aiguisée.
  
  — Aucun n’avait été interrogé ? Torturé ?
  
  — Un autre portait les traces d’une intervention… comment dire ?… Enfin on l’avait tourmenté.
  
  — Quel genre de torture ?
  
  — Celle qui est à la mode depuis la dernière guerre. La torture sexuelle.
  
  — Raconte.
  
  La voix de la femme était devenue rauque… Victor Tarkovski frissonna… Le premier conseiller détaillait avec complaisance… Les voix changèrent de sonorité… comme si elles s’étaient rapprochées du micro dissimulé sous la tenture murale.
  
  — Ce que je ne comprends pas, c’est que cette Pilar n’ait pas tenté de récupérer la caméra dans la chambre de l’ambassadeur, disait Pogossian.
  
  — Laisse Pilar. Raconte-moi… Qu’est-ce qu’ils ont fait à l’homme pour le faire parler ?
  
  — Je ne comprends pas pourquoi elle n’a pas tenté de récupérer le film, continua Pogossian, buté.
  
  — Elle a peut-être déjoué ta surveillance. Elle sera rentrée dans la chambre de Son Excellence, elle aura vu que la caméra était en panne et…
  
  — Mais le film ?
  
  — Elle ne pouvait pas deviner que tu l’as rangé ici. En plus, ta chambre est fermée à clef. Attendons, pour comprendre. Raconte-moi ce qu’on a fait subir à cet homme…
  
  Victor Tarkovski poussa le bouton moleté d’un geste impatient. Le sadisme de cette fille l’écœurait. Il souriait pourtant : il savait ce qu’il voulait savoir.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert Bonisseur de la Bath remercia Piotr Pogossian qui venait de poser sur la table le plateau du déjeuner.
  
  — Puis-je vous poser une question ? demanda-t-il.
  
  Pogossian approuva de la tête. Hubert précisa sa pensée :
  
  — Quand serai-je autorisé à continuer mon voyage jusqu’à Cuba ?
  
  — Quand l’enquête sera terminée. Nous pensons qu’un certain Herbert Latapie fait partie de vos agresseurs. Nous en saurons davantage quand nous l’aurons retrouvé.
  
  — Je patienterai donc jusque-là, assura Hubert, amusé.
  
  Il connaissait l’extrême centralisation de l’espionnage et du contre-espionnage soviétiques. Aucune initiative n’y est laissée aux agents. Qu’ils appartiennent au M.V.D., au M.G.B., au K.R.U. ou au « Centre ». Tout, jusqu’au moindre détail, est décidé à Moscou. Il imaginait sans peine le lent processus : Pogossian envoyant un rapport à Moscou par la valise diplomatique. Moscou demandant à son « directeur résident » de Montréal de vérifier l’histoire d’enlèvement qu’il avait racontée. Le « résident » de Montréal expédiant à Moscou une note disant en substance : « Les camarades Smirnov et Dikhitchenko ont téléphoné en ville, sont descendus au Sheraton – ci joint photocopie de leurs fiches manuscrites – ont rencontrés deux citoyens soviétiques non identifiés… » etc.
  
  — Il y en aura pour une bonne semaine, estima Hubert.
  
  — Je suis désolé, convint Pogossian, mais les consignes de sécurité doivent être respectées.
  
  — Croyez-moi ou pas, mais je suis ravi de rencontrer un homme qui raisonne comme vous.
  
  Hubert était sincère.
  
  Il avait donc huit jours devant lui pour réussir le tour de force que Monsieur Smith lui avait demandé : enlever l’homme au secret dans la chambre noire. Il regarda sa montre :
  
  — Vous avez l’heure locale ? Avec tous ces événements je suis resté à l’heure de Moscou.
  
  — Il est midi, le renseigna Pogossian en retournant son poignet afin que son vis-à-vis pût lire directement sur le cadran. Hubert ne cilla pas. Pourtant il aurait juré que Pogossian venait de le photographier avec un appareil miniaturisé inclus dans sa montre-bracelet.
  
  
  *
  
  * *
  
  Midi cinq. L’avion Mexico-Bruxelles décollait dans un peu moins de deux heures. Hubert sentit un désagréable picotement le long de ses vertèbres : si l’inconnu au visage tuméfié partait pour Moscou, il se serait fourré dans le pire des guêpiers pour rien.
  
  Pogossian avait déjà tourné les talons. Hubert le rappela.
  
  — À propos de sécurité, je me permets de vous donner un conseil : annulez donc les voyages entre Cuba et Moscou. Si les Américains ont mis sur pied une opération de kidnapping des techniciens en transit, mieux vaudrait nous abstenir de prendre l’avion.
  
  Pogossian arqua les sourcils, soupçonneux. Hubert sortit son meilleur sourire dans la mesure où ses lèvres enflées acceptaient de se prêter à l’opération.
  
  — Je dis ça par solidarité… Si un autre « technicien » se faisait enlever à Montréal, on ne vous pardonnerait pas votre légèreté.
  
  — Merci, admit Pogossian qui savait, lui aussi, que les erreurs sont impitoyablement sanctionnées en haut lieu.
  
  Hubert poussa un grand soupir intérieur et laissa le premier attaché arriver à la porte.
  
  — Eh ! lança-t-il brusquement.
  
  L’autre se retourna un peu irrité.
  
  — Quoi encore ?
  
  Hubert montra ses deux mains bandées.
  
  — Comment vais-je manger ? Je n’ose vous demander de jouer les nourrices mais vous pourriez peut-être me trouver une femme de ménage qui accepterait de me donner le biberon.
  
  Pogossian examina le visage de Hubert qu’une lampe éclairait en lumière rasante, rendant plus effrayantes les boursouflures qui le déformaient.
  
  — Entendu, je vous envoie quelqu’un.
  
  Il sortit et referma la porte à clef.
  
  Hubert éteignit le lampadaire qui dispensait une lumière trop crue et alluma les deux lampes de chevet plus douces. Puis il s’enferma dans la salle de bains et baigna longuement son visage tout en réfléchissant.
  
  Pilar, « l’œil de la C.I.A. », avait déjà dû quitter son service à midi. Il y avait une chance qu’on lui déléguât cette Anna Kousakova que Howard pensait être la maîtresse de Pogossian et le jupon M.V.D de la mission diplomatique.
  
  Hubert aimait bien qu’il y eût des jupons chez l’adversaire. Cette conjoncture lui ayant été maintes fois favorable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Il était treize heures lorsqu’Hubert entendit s’ouvrir puis se refermer la porte de sa chambre. Clac ! clac ! Deux tours de clef.
  
  — Bonjour, camarade Dikhitchenko, dit une voix féminine.
  
  Une belle voix grave, un peu cassée, chaude. Une voix qui devait rendre troublants les râles d’amour.
  
  Hubert abandonna la contemplation de l’avenue Tacubaya dont il ne découvrait d’ailleurs qu’une succession de tranches parallèles correspondant aux minces fentes des persiennes métalliques. Un taxi rouge passa en trombe, klaxon bloqué.
  
  — En quoi puis-je vous aider, camarade ?
  
  Hubert montra ses mains enveloppées.
  
  — Mes brûlures me font mal. À part la soupe, à condition qu’on me la serve avec une paille, je suis bien incapable de me nourrir seul.
  
  Le visage de la femme s’éclaira d’un bon sourire.
  
  — Je m’appelle Anna Ivanovna Kousakova et je vais vous aider.
  
  — Merci, Anna Ivanovna. Moi je m’appelle Constantin Nikolaïevitch.
  
  L’intendante battit des cils sous le regard appuyé dont Hubert la gratifia. Elle se détourna et se mit en devoir de disposer le contenu du plateau sur la table. Hubert fit la grimace : la viande et les pommes de terre exhalaient un pauvre fumet d’aliments bouillis. Comme si elle avait deviné sa pensée Anna expliqua :
  
  — Le cuisinier est Mexicain et, à part le chile, il ne connaît aucun assaisonnement.
  
  Elle parut chercher quelque chose qu’elle ne trouva pas.
  
  — Il ne vous a pas mis de chile, c’est ridicule. Vous n’êtes pas malade, vous. Je vais aller vous en chercher.
  
  « Vous n’êtes pas malade, vous » répéta mentalement Hubert. Et il se demanda si le prisonnier au visage tuméfié l’était vraiment comme l’avait déjà dit l’Intendante à Pilar Tomez-Rojaz. Si cela était, la bombe de Monsieur Smith ressemblerait à un pétard mouillé…
  
  Anna revint très vite avec un bocal rempli d’une sauce dont la chaude coloration laissait supposer qu’elle devait être explosive. Elle servit généreusement Hubert, l’invita à s’installer sur une chaise, lui noua la serviette autour du cou et lui tendit la première bouchée… « Une cuillerée pour papa, une cuillerée pour maman… une pour Khrouchtchev et une pour Castro », plaisanta mentalement Hubert, qui sentait la sueur perler sur ses tempes… Quand il eut sagement vidé son assiette, son visage était ton sur ton avec ce qui restait de sauce dans le bocal. Anna s’en aperçut et crut bon de le consoler.
  
  — Le chile est un puissant énergétique. Les portefaix mexicains en font une énorme consommation et vous n’imaginez pas le poids qu’ils arrivent à transporter sur leurs épaules.
  
  Hubert se vit aussitôt transformé en Samson et secouant les colonnes de l’ambassade soviétique pour délivrer l’énigmatique personnage enfermé deux chambres plus loin.
  
  — Un peu de tequila ? proposa Anna.
  
  Hubert souleva ses larges épaules.
  
  — Faute de vodka, soupira-t-il avec une conviction parfaitement jouée.
  
  Il aurait préféré un bon bourbon mais la requête eût été pour le moins déplacée. Il coinça le verre entre son pouce et son index et, avant de le porter à ses lèvres, le tendit à Anna.
  
  — La goutte de l’amitié, proposa-t-il.
  
  Elle rit et vida le verre d’un trait.
  
  Rassuré Hubert réclama sa part…
  
  À deux, ils vidèrent la bouteille en devisant. Il était un peu plus de quatorze heures quand Hubert consulta sa montre.
  
  — Je vous ai fait perdre du temps ! s’exclama-t-il.
  
  — C’est dimanche aujourd’hui !
  
  « Et il faut bien essayer de me tirer les vers du nez », compléta Hubert, amusé à l’idée qu’il cherchait lui aussi un biais capable d’amener l’intendante à laisser échapper quelques confidences. Le petit jeu risquait de durer longtemps. Hubert avait connu trop d’agentes soviétiques pour se faire des illusions. Ces femmes étaient très fortes, parfaitement maîtresses d’elles-mêmes. Jusqu’au moment où on découvrait le défaut de la cuirasse… Ses yeux revinrent se poser sur le beau visage d’Anna. La jeune femme appartenait au type Junon… celui des dominatrices maternelles. Hubert sortit sa mine la plus innocente.
  
  — Savez-vous que j’ai très mal. Ils m’ont salement travaillé à Montréal… Vous n’auriez pas un calmant quelconque ?
  
  Il vit une lueur danser dans les prunelles de la Soviétique et s’empressa d’enchaîner.
  
  — Quand il y a un malade à l’ambassade vous appelez bien un médecin de confiance ?
  
  Anna réfléchit, sincère.
  
  — Je suis ici depuis un an, le fait ne s’est jamais produit.
  
  Une onde de joie parcourut Hubert.
  
  — J’ai tout de même besoin de soigner mes brûlures…
  
  Obstiné.
  
  — … Vous sauriez ?
  
  Suppliant.
  
  — … Si oui j’aimerais que ce soit tout de suite…
  
  Plein d’espoir.
  
  — Merci, Anna.
  
  La réalité devait dépasser ses prévisions. Non seulement Anna était allée chercher une trousse d’urgence, mais elle s’était passionnée pour ce nouveau travail, inspectant une à une les boursouflures violacées qui ornaient le torse et les paumes de celui qu’elle croyait être Constantin Dikhitchenko.
  
  La fibre maternelle avait vibré et Hubert s’était laissé dorloter avec d’autant plus de facilité que la jeune femme était somme toute appétissante. Un peu forte, peut-être, mais saine, fraîche et dotée de mains d’une extrême douceur dont elle se servait avec une habileté consommée.
  
  Anna Kousakova fixa la dernière bande adhésive sur le dernier carré de gaze.
  
  — Ma poitrine ressemble à une vitrine de philatéliste, ironisa Hubert.
  
  Les deux mains d’Anna s’étaient immobilisées sur la taille d’Hubert.
  
  — On ne vous a pas tourmenté… ailleurs ? interrogea-t-elle la voix un peu étranglée.
  
  Pris au dépourvu, Hubert répondit par une autre question. Truc classique pour gagner du temps.
  
  — Comment ça ?
  
  Les mains d’Anna tremblaient légèrement. Ses lèvres aussi.
  
  — Depuis Clara Knecht, continua-t-elle, ce genre de torture est couramment pratiqué (5).
  
  Elle posa sur le visage d’Hubert un regard trouble.
  
  — S’ils vous ont tapé sur les parties comme sur le visage, ce ne doit pas être beau à regarder.
  
  Le ton démentait les paroles. Hubert sentit un picotement désagréable descendre le long de ses vertèbres… Les paumes de la femme descendaient aussi, insensiblement.
  
  — Vous avez crié quand ils vous ont écrasé leurs cigarettes sur la poitrine, questionna-t-elle, le souffle court.
  
  — Oui, mentit Hubert. Il paraît que j’ai une belle voix de baryton.
  
  — Vos bourreaux étaient des hommes ou des femmes ?
  
  — Des pédérastes comme beaucoup de Yankees, dit Hubert, méprisant.
  
  Un silence de plomb s’abattit. Les mains d’Anna glissèrent encore de quelques centimètres.
  
  — J’ai été à Bykovo (6) prévint Hubert d’une voix unie.
  
  Anna releva vivement la tête. Hubert dut reconnaître que le désir rendait fort beaux les yeux de la femme.
  
  — J’en suis ravie, avoua-t-elle, sincère.
  
  Hubert la crut. Elle agissait sûrement sur ordre, bien que les Soviétiques eussent officiellement aboli l’usage des « Mozhnos »(7) après la mort de Staline. Mais il y avait dans l’attitude de cette femme un accent de vérité qui ne trompait pas : elle essayerait peut-être de faire parler son partenaire mais elle ne serait pas totalement étrangère au débat. Et cela seul importait.
  
  — Ils m’avaient attaché les mains et ils ont approché deux fers à repasser très chaud, détailla lentement Hubert, conscient d’avoir découvert le point faible d’Anna.
  
  — Continue, souffla-t-elle. Ses mains glissèrent encore…
  
  
  *
  
  * *
  
  Victor Tarkovski ferma d’un geste sec le livre de Léon Wikouline sur lequel il n’était pas parvenu à fixer son attention. « Les aubes de Moscou » lui rappelaient trop de souvenirs… C’était en 1954. Il vivait à Moscou depuis quelques mois, attendant ce poste de biologiste qu’on lui avait promis et auquel son brillant passé médical lui donnait droit. Il rêvait à l’avenir extraordinaire qui allait s’ouvrir devant lui avec les portes de l’Institut Burdenko (8) quand il la vit apparaître au détour d’une allée enneigée du Parc Sokolniki. Il était tombé amoureux tout de suite… Le mariage puis la naissance d’un enfant n’avaient rien gâté, au contraire, et Victor avait cru pouvoir s’endormir dans ce bonheur paisible, oublier les ordres qu’il avait reçus, fermer les yeux sur ce qu’il voyait dans les laboratoires. Il avait sincèrement cru pouvoir devenir un vrai citoyen soviétique. La vie était douce là-bas entre Valia et les heures de recherches à l’Institut Burdenko dont il était devenu l’un des « V.I.P. » comme on dit au « Mainland »(9).
  
  Elle l’eût encore été sans ce maudit voyage à Cuba ; sans cette horrible découverte qu’il avait faite malgré lui et qui avait transformé ses rêves en cauchemars, ses veilles en débats cornéliens, ses jours en longues heures d’angoisse.
  
  L’amour ou le devoir ? Le dilemme est vieux comme la terre mais chaque homme le découvre à l’état neuf. Victor Tarkovski en faisant la douloureuse expérience. Il avait longtemps cherché la solution afin de respecter l’un et l’autre… Un jour, le hasard ou plutôt l’effet conjugué d’une projection de produit chimique sur le visage et du soleil cubain lui avait fourni la planche de salut : un eczéma facial pas joli à regarder mais très facile à guérir pourvu que le patient fût soustrait à la lumière du jour (10). Une première cure d’obscurité à La Havane avait apporté une amélioration suffisante pour que les autorités envisageassent le transfert du professeur Tarkovski à Moscou via Mexico.
  
  Le mal avait brusquement empiré dans l’avion de la Cubana de Aviacion.
  
  — Je me suis exposé trop tôt à la lumière du jour, avait expliqué le processeur Tarkovski.
  
  Nul n’avait discuté et Victor Tarkovski s’était laissé claustrer à l’ambassade avec une bonne volonté d’autant plus sincère qu’il n’en demandait pas plus.
  
  Victor Tarkovski consulta le cadran de sa montre-bracelet. Le plateau du dîner était en retard.
  
  Il quitta son fauteuil et se dirigea vers la salle de bains.
  
  La glace lui renvoya l’image effrayante d’un visage boursouflé, violacé, tuméfié, gonflé par l’œdème. Victor Tarkovski palpa lentement sa peau malade et fit une grimace de contrariété. La cure d’obscurité commençait à porter ses fruits ; le mal reculait.
  
  Trop tôt.
  
  Victor Tarkovski déboucha un tube de pommade antihistaminique et s’en barbouilla généreusement. Il eut l’impression de s’être jeté le visage dans des braises. La douleur devint vite intolérable et il avala trois comprimés d’aspirine. En attendant qu’ils fissent leur effet, il concentra sa pensée sur les tresses blondes de Valia et de la petite fille qu’elle lui avait donnée.
  
  Quelles souffrances n’aurait-il pas volontairement acceptées pour les revoir.
  
  On frappa. Victor cria d’entrer. Suivit la succession de bruits accompagnant l’arrivée du plateau repas et le départ de la commissionnaire.
  
  Les démangeaisons s’étaient un peu calmées. Victor consulta sa montre une fois de plus. Tous les membres de la mission diplomatique devaient être en bas dans la grande salle à manger où l’on servait le dîner.
  
  Victor extirpa de sa valise en duralumin le walkie-talkie qui restait en sa possession et le solide passe-partout, clef d’une liberté toute provisoire…
  
  Il parvint jusqu’à la chambre du premier conseiller sans rencontrer âme qui vive, et après avoir dissimulé le walkie-talkie dans l’une des plantes vertes qui donnaient au sommet de l’escalier un air de gala permanent.
  
  Comme il refermait la porte il pensa à l’incident de la veille : cette femme de chambre qui l’avait surpris. Une sourde angoisse lui noua les nerfs et il se précipita vers la tenture sous laquelle il avait accroché le second talkie-walkie.
  
  L’objet était là. Il le récupéra, poussa le commutateur sur la réception, l’accrocha à l’intérieur de sa veste et écouta, tendu. Le silence le rassura. Il marcha vivement jusqu’à la porte et donna un tour de clef.
  
  Debout au milieu de la chambre il se demanda où il aurait mis le film s’il avait été le premier conseiller… Le dessous du matelas et les piles de linge étant des cachettes depuis longtemps éventées, la salle de bains, avec son bric à brac de produits, lui apparut comme la cachette rêvée. Il y alla… Fouilla… Fureta… Et finit par découvrir une pellicule roulée dans un étui de brosse à dents. Il gratta une allumette et à sa lueur tremblotante vérifia la première image.
  
  Son Excellence se dévêtait…
  
  Victor Tarkovski eut un sourire heureux en enfouissant le film dans la poche de ses pantalons. Il possédait exactement ce qu’il avait désiré.
  
  À cet instant précis, des bruits confus jaillirent du petit récepteur fixé à l’intérieur de sa veste. Il se figea, écarta son revers pour mieux entendre… Des pas de plus en plus proches… montant l’escalier… une femme essoufflée à côté des plantes vertes… des pas encore… Un doigt qui heurte une porte… Une clef dans une serrure. Une toux de femme nerveuse.
  
  Victor Tarkovski avait le corps baigné de sueur. La femme ne pouvait avoir frappé qu’à la porte de sa chambre. Comme l’on était un dimanche soir, Victor Tarkovski savait qu’aucun voyageur ne séjournait à l’étage. Ceux qui venaient de Moscou à destination de Cuba comme ceux qui arrivant de La Havane se rendaient en U.R.S.S. avaient attrapé la correspondance aérienne. Vraiment, la femme ne pouvait qu’avoir frappé à la porte de sa chambre… qu’elle avait trouvée ouverte… Une catastrophe de première grandeur… L’anéantissement de tous ses espoirs.
  
  Et surtout les représailles sur Valia et l’enfant, femme et fille de traître.
  
  Victor eut brusquement envie de pleurer. C’était trop bête, vraiment ! Pourquoi cette femme était-elle remontée après avoir apporté le dîner ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
  
  Victor s’aperçut qu’il avait crié. Il se figea. Le récepteur du walkie-talkie ne lui transmettait que le silence. Un silence lourd de menace. Insoutenable.
  
  Victor Tarkovski se dit que cette situation ne pouvait pas s’éterniser, que la seule solution était de sortir, de tenter de regagner la chambre avant de succomber à l’envie de hurler qui s’insinuait sournoisement le long de chacun de ses nerfs.
  
  Il respira profondément et, sur la pointe des pieds, gagna la porte.
  
  Il fut étonné de découvrir le chambranle vide de présence hostile… étonné de voir le couloir désert… ahuri d’arriver jusque devant sa porte sans avoir rencontré personne…
  
  Le danger devait l’attendre à l’intérieur.
  
  Il pesa doucement sur la poignée, repoussa l’huis devant lui…
  
  La pièce était vide. Vide la salle de bains. Sans chercher à comprendre, Victor Tarkovski revint donner un tour de fausse clef à la serrure et jura. Il avait laissé l’émetteur dans les plantes vertes.
  
  Il n’eut pas le courage de ressortir et s’abattit sur son lit, les nerfs brisés…
  
  Il ne comprit pas immédiatement ce qui l’avait réveillé et interrogea sa montre : vingt-deux heures.
  
  Qui parlait si près ?
  
  Quelques secondes lui suffirent pour se souvenir des walkies-talkies, il entrouvrit le revers de son veston de la main gauche tandis que sa dextre tournait le bouton moleté pour obtenir un maximum de puissance.
  
  — Pourquoi n’es-tu pas descendu dîner ? interrogeait une voix d’homme.
  
  — C’est l’amant ou le chef qui pose la question ? renvoya une voix féminine.
  
  — Réponds ou tu vas recevoir deux gifles, une de l’amant et une du chef.
  
  — Ne soyez pas ridicule… tous les deux. D’abord le camarade Dikhitchenko ne peut pas manger seul à cause de ses blessures, ensuite… eh bien, je prolonge le bavardage dans l’espoir de le faire parler. Tu m’as dit toi-même : rien ne prouve qu’il soit vraiment Dikhitchenko et nous devons enquêter avant de le laisser poursuivre son voyage jusqu’à Cuba. Imagine que l’aventure qu’il nous a contée soit fausse et qu’il soit un espion.
  
  Victor Tarkovski ferma les yeux. Deux larmes glissèrent sous ses paupières brûlantes.
  
  Des larmes de joie.
  
  Celui qu’il espérait était donc arrivé.
  
  Enfin…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Enrique Sagarra déboucha dans la Monte Tauro. Il désirait voir Paul Tappe au plus tôt. Tous les sens aux aguets, l’œil baladeur et l’oreille allongée, il avançait d’un bon pas sur la cadence qu’aurait adoptée un noctambule pressé de se coucher et vaguement éméché. Subtil dosage que l’Espagnol avait trop souvent utilisé pour n’en pas connaître les moindres nuances.
  
  Enrique Sagarra était inquiet. Il n’aimait pas la manière dont Hubert s’était jeté dans la gueule… de l’Ours en se privant volontairement de son assistance. Enrique était vraiment inquiet car ce tueur, qui avait depuis longtemps renoncé à compter les cadavres dont il était responsable, portait à Hubert Bonisseur de la Bath un amour démesuré fait d’admiration, de protectionnisme et d’un zeste de tendresse inconsciente ; Enrique n’avait jamais aimé une femme que le temps du plaisir qu’elle lui avait procuré, il avait haï tous les hommes au point de s’enrôler partout où il avait fallu en tuer. Son cœur n’avait vibré qu’une fois : en présence d’un grand fauve immatriculé OSS 117 qui l’avait sauvé de la mort et à qui il avait rendu le même service. Nul observateur n’eût pu dire lequel des deux était sous la protection de l’autre… Parce qu’il ne mesurait qu’un mètre soixante et que les plus belles filles n’étaient pas pour lui, Enrique aimait à imaginer que sa vigilance et sa corde à piano constituaient pour Hubert la meilleure des assurances-vie.
  
  Il faillit sursauter quand une onde tiède lui effleura le visage. Il avait été surpris. Il fit mine de consulter sa montre-bracelet en approchant le poignet gauche de son visage dans un geste très naturel.
  
  En fait, sa montre était placée à l’intérieur de son poignet. Le cadran reposant à l’extérieur, constitué d’une capsule luminescente, recevait les rayons infra-rouges, ceux que tout comité de surveillance utilise pour voir dans les ténèbres l’arrivée d’éventuels visiteurs.
  
  La capsule avait viré à l’orange indiquant qu’elle traversait une zone irradiée de rayons infra-rouges. Enrique ne ralentit pas. Quand la capsule perdit sa coloration, il sut qu’il était sorti de la zone surveillée.
  
  Il marcha jusqu’au premier carrefour, sans ralentir ; tourna le coin, parcourut encore quelques mètres, pivota sur lui-même… La rue déserte le rassura, il revint sur ses pas jusqu’au coin où il s’immobilisa.
  
  Persuadé que pendant des heures il aurait juste le droit de respirer à condition de le faire sans bruit.
  
  Il était zéro heure trois.
  
  
  *
  
  * *
  
  Victor Tarkovski tendit le bras pour allumer la lampe de chevet.
  
  Zéro heure quatre, lut-il sur le cadran de sa montre-bracelet.
  
  Il quitta précautionneusement le lit sur lequel il s’était étendu tout habillé. Car l’heure semblait venue d’agir.
  
  Un silence de nécropole régnait dans l’ambassade depuis une bonne heure. Si, comme il le supposait, un étranger s’était introduit dans ces lieux bénéficiant de l’exterritorialité, il convenait de ne pas le laisser quitter Mexico sans le butin que Victor lui destinait.
  
  Victor introduisit le passe dans la serrure après avoir accroché le walkie-talkie à l’intérieur de son veston.
  
  Le couloir était faiblement éclairé par des veilleuses munies de lampes rouges. Victor ramena doucement le panneau dans son chambranle mais ne le ferma pas à clef, obéissant ainsi à un vieux principe appris à l’école d’espionnage qu’il avait jadis fréquentée : ne jamais verrouiller une porte que l’on peut avoir à franchir en cas de fuite.
  
  Pieds nus, Victor Tarkovski commença sa progression silencieuse. Visiblement, il savait où il allait.
  
  Les paupières mi-closes afin de conserver l’accoutumance que ses yeux avaient acquise depuis qu’il vivait dans l’obscurité, la respiration lente et profonde afin de maîtriser la peur qui nouait chacun de ses muscles, il arriva devant la chambre de l’ambassadeur, tourna doucement la poignée. Le battant céda. Son Excellence, jaloux des prérogatives occultes du premier attaché, avait l’habitude de dire : « Puisqu’on juge bon de mettre la mission diplomatique sous la garde du M.G.B., il est bien inutile que je ferme ma porte ». Victor Tarkovski avait entendu cette réflexion dix ans plus tôt lors de son premier séjour à Mexico.
  
  Habitués à la pénombre, les yeux de Victor distinguèrent sans peine les contours estompés des meubles Napoléon III.
  
  Il se colla contre le mur après avoir refermé la porte. Son Excellence ronflait. Victor fit trois pas sur le côté, son épaule droite toucha l’angle ; deux pas encore, droit devant cette fois. Son pied gauche s’arrêta contre le pied de la table de chevet.
  
  Là, Victor Tarkovski avança les mains… doucement. Pas assez sans doute puisque l’une d’elles accrocha le verre posé sur la table… Lequel chut avec un bruit que Victor Tarkovski jugea capable de réveiller le quartier.
  
  La panique le figea.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert Bonisseur de la Bath tendit le bras pour allumer la lampe de chevet.
  
  Zéro heure cinq, lut-il sur le cadran de sa montre-bracelet.
  
  Il quitta précautionneusement le lit sur lequel il s’était étendu tout habillé et passa dans la salle de bains. Il fit couler un peu d’eau tiède dans le lavabo, y trempa ses mains jusqu’à ce que la gaze des pansements eût absorbé assez d’humidité pour assouplir sa peau craquelée par les brûlures.
  
  Dans la poche droite de son veston il récupéra un petit passe-partout qui se dissimulait sous des dehors inoffensifs de canif multi-lames genre outil de scoutisme. À l’aide de ses incisives, il dégagea une lame crantée. Il éteignit la lumière et marcha jusqu’à la porte.
  
  Apparemment tout le monde dormait.
  
  Hubert mit le passe dans la serrure… Gêné par ses pansements, il dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de dégager le pêne… Il passa dans le couloir, hésita à redonner un tour de fausse clef… opta finalement pour le verrouillage. Mieux valait qu’on le crût endormi qu’en promenade !
  
  Il prit la partie gauche du couloir. D’après les renseignements du « résident » C.I.A., Pilar Tomez-Rojaz avait vu le prisonnier enfermé dans la dernière chambre avant le palier. Hubert s’était longuement penché sur les plans de l’ambassade et il connaissait l’immeuble comme s’il l’avait construit.
  
  Il s’arrêta un instant devant la porte, but de sa sortie. Silence total. Celui auquel l’antenne C.I.A. de Mexico avait donné le nom de code de Simon devait dormir.
  
  Hubert glissa son passe dans le trou de la serrure et tourna doucement vers la gauche… une fois… deux fois… Sans résultat… La serrure n’était pourtant pas montée à l’envers. Par acquit de conscience, il pesa doucement sur la droite. Et comprit.
  
  La porte était déjà ouverte. Curieux ! Inquiétant ! À creuser ! Hubert dégagea le passe, tourna le bouton et entra.
  
  Résolument.
  
  
  *
  
  * *
  
  Anna Kousakova se retourna sur le ventre et tendit le bras vers la pendulette posée sur la table de chevet.
  
  Zéro heure sept. Cette nuit n’en finirait donc jamais.
  
  Anna Kouskova s’enfouit le visage dans l’oreiller… Ce Constantin Dikhitchenko était un expert… le genre d’expert que toute femme normalement constituée souhaite de rencontrer. Une peur soudaine fit frissonner le corps de l’intendante : Pogossian s’était montré mécontent, presque jaloux. Il allait sûrement surveiller les « repas » de Dikhitchenko, peut-être même faire irruption dans la chambre.
  
  Anna se retrouva assise sur son lit, les pieds dans ses chaussons, la main gauche sur sa robe de chambre, la dextre serrant le trousseau de clefs que ses fonctions d’intendante et d’agent M.V.D. l’autorisaient doublement à détenir.
  
  Que Pogossian se mît en colère, qu’il décidât de se venger de son infidèle maîtresse, qu’il se plaignit de son assistante et celle-ci risquait de se retrouver dans quelque kholkoze sibérien. Son cas n’eût pas été le premier… Anna n’eut aucune peine à se convaincre de la précarité de la vie et de l’impérieuse nécessité de profiter des moments agréables qu’elle offre de temps en temps.
  
  Elle se glissa dans le couloir, redonna un tour de clef (mieux valait qu’on la crût endormie qu’en promenade) descendit à pas de loup l’étage qui séparait sa chambre de celles des personnalités diplomatiques ou de passage. Le couloir à peine éclairé était calme. En trois bonds souples, Anna fut devant la porte d’Hubert.
  
  Elle ouvrit sans faire de bruit, se coula dans la pièce obscure, referma l’huis à clef. Elle n’entendait que sa propre respiration un peu haletante. Elle laissa son peignoir choir mollement sur la moquette et avança vers le lit qu’elle devinait à peine. Elle souriait en imaginant la surprise de celui qu’elle appelait Constantin.
  
  
  *
  
  * *
  
  Piotr Pogossian interrogea le cadran fluorescent de son réveille-matin. Zéro heure huit. Il était couché depuis plus d’une heure et cherchait en vain le sommeil. Trop de choses le tracassaient : ce Constantin Dikhitchenko, en admettant qu’il fût bien celui qu’il prétendait, cet attentat dont lui et son compagnon Smirnov avaient été victimes à Montréal… la maladie de Victor Tarkovski et la responsabilité de garder un aussi éminent professeur dans ce pays bourré d’anti-castristes… Cette vilaine petite Pilar Tomez-Rojaz… Aima Kousakova, la belle et opulente Anna que Pietr aimait tant à caresser.
  
  Il se demanda brusquement pourquoi il n’avait pas été la rejoindre dans son lit comme les soirs précédents. Avec elle, il aurait pu discuter de ses soucis.
  
  Ce fut du moins la raison qu’il se donna pour quitter sa chambre et grimper quatre à quatre l’étage qui le séparait de l’intendante. Il avait auparavant visité le réfrigérateur dans la cuisine afin d’y prélever une bouteille. Faire l’amour lui donnait soif.
  
  Il tenta d’ouvrir et jura sourdement. Anna avait dû tirer son verrou. Il gratta doucement son ongle contre le bois. En vain. Il s’impatienta. Piotr Pogossian détestait la résistance des objets. Il tourna le bouton de la main droite tandis que la gauche pesait sur le battant à hauteur du verrou. C’est si fragile un verrou intérieur, et Piotr savait qu’Anna ne tournait jamais sa clef lorsqu’elle était dans sa chambre.
  
  La porte résista, mais seulement à hauteur de la serrure.
  
  Piotr devint très pâle : Anna n’était donc pas couchée dans son lit.
  
  Plus vite encore qu’il n’était monté, Piotr Pogossian redescendit dans sa chambre, y prit son trousseau de clefs.
  
  Bien décidé à découvrir où Anna passait sa nuit, dût-il fouiller chaque pièce de l’ambassade.
  
  
  *
  
  * *
  
  Victor Tarkovski s’était figé au milieu de son geste. Incapable de fuir, incapable d’achever la tâche qu’il s’était fixée. La respiration de l’ambassadeur était devenue plus lourde, comme oppressée…
  
  Terrorisé, l’esprit en déroute, Victor Tarkovski aurait juré que le diplomate avait ouvert les yeux, que d’un instant à l’autre il allait crier, appeler au secours.
  
  « Si cela arrive, avait-il décidé, je cours jusqu’à ma chambre et j’avale le cyanure ».
  
  L’image de sa femme et de l’enfant passa devant ses yeux, estompée, comme appartenant déjà à un autre monde. Et Victor Tarkovski eut envie de pleurer…
  
  Après un temps très long, Son Excellence bougea enfin et se retourna en grognant.
  
  Croyant à peine à sa chance Victor retrouva brusquement sa mobilité. Il avança la main au-dessus du vide-poches. Il revoyait nettement le film qu’il avait examiné à la loupe : l’ambassadeur près de son lit vidant ses poches dans la coupe posée sur la table de chevet. Toutes ses poches, y compris le gousset contenant la clef d’une armoire blindée à laquelle Son Excellence confiait la « valise diplomatique » en préparation.
  
  Sans bruit, ses doigts effleurèrent des pièces de monnaie, un briquet, une montre et se refermèrent sur une clef plate accrochée à une chaînette d’acier.
  
  La clef.
  
  Victor recula jusqu’à la porte qu’il entreprit d’entrouvrir.
  
  Il avait volontairement omis de brancher son walkie-talkie de peur que les bruits transmis par le récepteur n’éveillassent l’ambassadeur. Aussi manqua-t-il se jeter dans les bras de Piotr Pogossian. Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière et de repousser l’huis.
  
  Ses nerfs étaient tendus à craquer et il transpirait abondamment. Ce n’était pourtant pas le moment de flancher si près du but.
  
  Il parvint à dominer le tremblement qui agitait ses mains, referma la porte et se réfugia dans la lingerie où, enfoui dans les costumes de son Excellence, il put sans risque pousser le bouton moleté de son récepteur miniature.
  
  Il entendit une clef tourner dans une serrure.
  
  
  
  Piotr Pogossian resta sur le seuil. La lumière du couloir, pour faible qu’elle eût été, dispensait une clarté suffisante. Les yeux de Pogossian se posèrent immédiatement sur le lit déserté par Hubert quelques minutes plus tôt.
  
  Il fut presque déçu de n’y distinguer qu’un seul corps roulé dans les couvertures, la tête enfoncée sous le revers du drap remonté.
  
  — Camarade Dikhitchenko, vous dormiez ? chuchota-t-il.
  
  Pas de réponse.
  
  Pogossian se retira…
  
  Tandis que, sous le drap, Anna Kousakova se mordait les lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier. Elle venait d’éprouver une des plus belles frayeurs de son existence en reconnaissant la voix du premier conseiller.
  
  Celui-ci, immobile au milieu du couloir, se grattait pensivement la nuque. Anna n’était pas avec Dikhitchenko. Alors, où était-elle ?
  
  Chez l’ambassadeur ?… Elle avait semblé apprécier le curieux strip-tease du diplomate…
  
  Piotr Pogossian eût volontiers été faire un tour de ce côté-là. Il fit même trois pas puis se ravisa et décida de procéder par élimination.
  
  Il introduisit la clef dans la serrure de la chambre de Victor Tarkovski… dans laquelle Hubert, continuant une perquisition en règle, en était à la trousse de toilette.
  
  Hubert sentit le danger en entendant le bruit de la clef que le locataire attitré n’avait aucune raison d’utiliser pour ouvrir une porte qu’il avait laissée ouverte.
  
  Il s’enferma dans la salle de bains et attendit, conscient que le sort de sa mission se jouait en ces instants-ci.
  
  À trois mètres de là, Piotr Pogossian examinait le lit. Il dut reconnaître qu’il n’avait rien du champ de bataille caractéristique. Il renifla, flaira, à la recherche du parfum d’Anna qu’il était bien placé pour connaître.
  
  Rien.
  
  Piotr Pogossian, un peu honteux, éprouva le besoin de s’excuser, de son incursion nocturne et marcha vers la salle de bains.
  
  — Comment va votre eczéma ? s’enquit-il au travers de la porte.
  
  — Comme ça, bougonna Hubert entre ses dents.
  
  Pogossian toussota, gêné d’avoir importuné un personnage de l’importance du professeur Victor Tarkovski. Il cherchait une sortie et, faute de mieux, prit congé avec quelques mots de réconfort :
  
  — Cette cure d’obscurité va vous guérir rapidement. D’ailleurs vous le savez mieux que moi puisque vous êtes médecin. Bonne nuit, camarade professeur.
  
  Hubert attendit qu’il fût parti pour revenir se pencher sur la trousse de toilette, laquelle contenait trois tubes d’une pommade antihistaminique. Deux neufs et un presque vide.
  
  Hubert déboucha le tube entamé avec ses incisives, pressa légèrement. La crème d’un blanc nacré apparut, souple. On avait utilisé ce produit récemment, très récemment, sinon la pâte eût été légèrement desséchée en surface.
  
  Un sourire heureux retroussa les lèvres sensuelles d’Hubert.
  
  Il avait compris beaucoup de choses en quelques secondes et il commençait à croire que Monsieur Smith n’avait pas manqué de flair en l’expédiant à Mexico…
  
  En trois bonds souples et silencieux, il fut devant la porte. Il donna un tour de clef. Dans le sens de l’ouverture. Puis, il éteignit les lumières.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Victor Tarkovski, toujours enfui dans les vestons de Son Excellence, sursauta. Une main touchait les plantes parmi lesquelles l’émetteur miniature était dissimulé. Une fois de plus, son corps se retrouva couvert de sueur et son visage tuméfié s’embrasa.
  
  Puis des pas lui indiquèrent que le danger n’avait fait que passer et montait à l’étage supérieur. Des pas qui ne pouvaient qu’appartenir à Pogossian montant chez la Kousakova.
  
  Victor décida de profiter de l’aubaine pour aller d’abord remettre le film dans la chambre de Pogossian, là où il l’avait trouvé. Ensuite il aurait le restant de la nuit pour s’occuper de l’armoire blindée.
  
  Du moins, le croyait-il.
  
  
  *
  
  * *
  
  Piotr Pogossian essayait la dernière des clefs pendues à son trousseau. La serrure d’Anna céda enfin.
  
  La chambre était vide de toute présence. Vide la salle de bains.
  
  Piotr s’obligea à rire. Après tout, Anna était peut-être en train de l’attendre chez lui. Il y avait deux escaliers et il était facile de se manquer dans cette grande bâtisse. Il décida de remonter.
  
  
  *
  
  * *
  
  Victor Tarkovski arrivait à l’angle des deux couloirs. La chambre de Pogossian n’était plus qu’à quinze mètres.
  
  Il crut que son récepteur éclatait et se figea.
  
  Une voix d’homme jura sourdement. Très près du micro.
  
  
  *
  
  * *
  
  Piotr Pogossian ramassait les plus gros morceaux de la bouteille qu’il venait bien maladroitement de cogner contre une des jardinières du palier. Il les dissimula sous les feuilles géantes d’un philodendron qui montait à l’assaut du plafond.
  
  Irait-il se ravitailler ? Regagnerait-il directement sa chambre ? Continuerait-il son inspection.
  
  Il hésita.
  
  Quelques secondes.
  
  
  *
  
  * *
  
  Que Victor employa pour se replier précipitamment vers la porte de sa chambre qu’il ouvrit, tira derrière lui. Il mit la main dans la poche de sa veste, à la recherche du passe-partout. Ses doigts rencontrèrent d’abord l’étui contenant le film. Il irait le remettre en place le lendemain à l’heure du dîner. Il trouva enfin le passe et se baissa pour clore sa porte. De sa main libre, il écarta le revers de son veston. Pogossian finirait bien par aller se coucher. Il souhaitait que ce fût bientôt car il lui restait encore à visiter l’armoire blindée et à remettre dans la coupe la clef empruntée à l’ambassadeur.
  
  Une nuit agitée en perspective.
  
  Il dégageait le passe quand une voix mâle, dangereusement calme, surgie de l’obscurité de la chambre, remarqua :
  
  — Finie, la balade ? Il y a plus de va et vient dans cette ambassade que dans une maison de passe !
  
  Victor Tarkovski pivota sur lui-même et leva les mains, dans un réflexe de défense. Le passe lui échappa. La lumière jaillit.
  
  — Bonjour, sourit Hubert, très détendu.
  
  — Bonjour, articula Victor, la voix blanche.
  
  Il était fasciné par son vis-à-vis. Un homme dangereux sans aucun doute, une sorte de grand fauve dont la nonchalance feinte était démentie par l’éclat de deux yeux clairs d’une insoutenable dureté.
  
  — Cette cure d’obscurité ne semble pas avoir été très efficace, remarqua Hubert. Pour un médecin, vous vous défendez mal.
  
  — Je ne suis pas vraiment médecin, commença Victor Tarkovski…
  
  Il se tut. Son visage s’était décomposé. Hubert sourit encore. L’homme avait les nerfs fatigués et les réflexes ralentis : il venait seulement de réaliser que la conversation s’était engagée en américain.
  
  — Votre accent est impeccable, remarqua Hubert, impitoyable.
  
  Il ignorait encore quel combat intérieur déchirait l’homme adossé contre le mur, mais ce combat existait. Hubert se raidit. Vaincre ne serait pas aisé.
  
  
  *
  
  * *
  
  Piotr Pogossian laissa tomber ses vêtements sur la moquette, ce qui ne lui ressemblait guère car il possédait un caractère précis et méticuleux. Cette dérogation à ses habitudes avait une excuse : Piotr Pogossian était inquiet. Très. La brusque disparition d’Anna lui remettait en mémoire divers incidents fort désagréables : les affaires Petrov, Grouchenko, Krachenko, et tuti quantov ! Anna Kouzakova ne serait pas le premier transfuge parti d’une ambassade soviétique. Lui, Piotr Pogossian, responsable de la Sécurité, aurait quelques comptes à rendre…
  
  Car il était certain que l’intendante avait quitté l’ambassade : il avait visité toutes les chambres. Toutes, excepté deux, étaient vides. Aucun voyageur en transit ne séjournait ce dimanche-là à l’ambassade ; Boris et Dimitri, respectivement homme de peine et chauffeur, surveillaient Paul Tappe et les sœurs Rojaz, les autres membres de la légation étaient tous mariés entre eux et couchaient en ville… restait Son Excellence mais on chuchotait qu’il avait oublié le mode d’emploi des jolies femmes…
  
  Pourquoi cette brusque fugue ? Anna n’avait accès à aucun secret. Ses clefs, attribut obligatoire de sa qualité d’intendante, n’ouvraient pas l’armoire blindée de la « valise diplomatique » non plus que la salle du « chiffre ».
  
  Le pantalon à mi-cuisses, Piotr s’immobilisa.
  
  Le film !
  
  Lui-même en avait parlé à Anna. Il courut vérifier.
  
  La cachette était vide.
  
  Son opinion était faite.
  
  Il remonta ses pantalons, renoua sa cravate…
  
  « La garce, bougonna-t-il, elle m’a aiguillé sur cette pauvre Pilar pour avoir le champ libre. »
  
  Il venait de penser que Dimitri et Boris, commis par ses soins à la surveillance de Paul Tappe et des sœurs Rojaz avaient dû abandonner les rondes qu’ils effectuaient nuitamment dans les jardins de l’ambassade.
  
  Piotr Pogossian finit de s’habiller et alla se poster dans le couloir du premier étage en un point d’où il pouvait surveiller les deux escaliers. Si Anna rentrait, il serait là pour l’accueillir.
  
  
  *
  
  * *
  
  Au même moment, Enrique, ayant épuisé ses réserves de patience, se décidait à abandonner Monte Touro et à tenter sa chance, du côté des sœurs Rojaz. Il savait qu’elles habitaient un immeuble moderne entouré de buildings à terrasses.
  
  Le rêve pour une arrivée clandestine.
  
  
  *
  
  * *
  
  — Qu’est-ce qui vous empêche de parler franchement ? aboya sourdement Hubert.
  
  Victor Tarkovski secoua la tête de gauche à droite. Il doutait de tout brusquement.
  
  — Nous ne savons rien l’un de l’autre. Je n’ai aucune raison de vous parler.
  
  — Erreur, rectifia Hubert, moi je sais beaucoup de choses sur vous.
  
  D’une voix calme, il énuméra :
  
  — Vous possédez une valise de fabrication soviétique, une valise truquée dont le double fond a été aménagé pour contenir une caméra et deux walkie-talkie, un passe, des flacons de révélateurs, un cigare contenant une capsule de cyanure, un « Narcisse » avec ses chargeurs (11). Vous souffrez d’un eczéma facial dont on essaye de vous débarrasser en vous faisant faire une cure d’obscurité. Votre trousse de toilette contient trois tubes de crème antihistaminique. Votre valise porte deux étiquettes de la Cubana de Aviacion. Vous êtes arrivé mardi avec trois autres Soviétiques et il y a eu d’entrée une discussion orageuse avec l’ambassadeur. Vos compagnons de voyage sont repartis mercredi pour Moscou via Bruxelles. Vous êtes médecin et même professeur. Vous avez vécu aux États-Unis.
  
  Victor Tarkovski s’était tassé sur lui-même ; l’œil hostile.
  
  — Tout ça, prouve quoi ?
  
  Hubert bâilla.
  
  — Tout ! Laissa-t-il tomber d’un air souverainement détaché. Je ne voudrais pas jouer les Sherlock Holmes mais je peux reprendre chaque point et en tirer les conclusions devant vous. Je vous autorise à m’interrompre quand je dirai une bêtise.
  
  Victor Tarkovski se laissa tomber sur une chaise, la tête entre les mains.
  
  — Autant que ce soit vous qui décidiez. Moi, je n’en peux plus.
  
  C’était sûrement vrai. Hubert continua donc.
  
  — Le jour de votre arrivée et l’étiquette de votre valise indiquent que vous veniez de Cuba. Le truquage de cette même valise prouve que vous n’avez pas été fouillé, donc que vous n’êtes pas suspect, bien au contraire. Pourtant, vous êtes bouclé et cela m’amène à supposer que vous êtes considéré comme un personnage important, peut-être même détenteur de secrets, qu’il convient de ne pas laisser approcher par n’importe qui. Enfin, bien que médecin, vous continuez à barbouiller votre eczéma d’une crème dont vous ne pouvez pas ignorer qu’elle entretient votre mal. Vous vouliez donc rester dans cette maison ? Pourquoi faire ?
  
  Hubert s’était déplié, dominant Victor Tarkovski qui avait relevé la tête. Une lueur de panique dansait dans les yeux du Soviétique. Hubert reprit doucement.
  
  — Avec une caméra, un appareil photo miniaturisé et des révélateurs, je crois deviner que vous désiriez photographier quelque chose. Vous allez me dire quoi très exactement et me donner les pellicules.
  
  — Je n’ai rien photographié. Qui que vous soyez, vous savez bien que tout est sous clef dans les ambassades, surtout dans les nôtres.
  
  Les nôtres ! Hubert eut un sourire désabusé.
  
  — Vous me prenez pour un agent provocateur, ma parole ?
  
  — Pourquoi pas ? s’insurgea Tarkovski d’une voix rude. Vous qui savez tout semblez oublier que je suis un transfuge. A-t-on entière confiance dans un transfuge même après dix ans de bons et loyaux services ?
  
  Le cœur d’Hubert partit à l’accéléré. Un transfuge ! Monsieur Smith avait eu du flair.
  
  Victor Tarkovski monologuait.
  
  — J’étais biologiste à Edgewood, cette base militaire où les Américains étudient les gaz de combat. Un jour, j’ai vu des chiens mourir en cinq minutes, asphyxiés par le fameux G-gaz. Ça m’a dégoûté. Quinze jours après je partais en vacances. J’ai semé les gars du F.B.I. qui veillaient sur moi comme c’est l’usage, j’ai pris un aller simple pour Mexico et je suis venu ici même à l’ambassade. Après un détour à La Havane je suis parti en vol direct pour Moscou (12). Maintenant je n’étudie plus les gaz de combat mais leurs antidotes et je suis heureux.
  
  La dernière phrase avait sonné faux comme un boniment d’arracheur de dents. Hubert décida de prendre un risque. Énorme.
  
  — Moi aussi, il m’est arrivé une aventure en 1953. C’était à la base soviétique de Lekarstov. J’avais pour mission de voler un Mig 17. Là-bas j’avais rencontré un transfuge. Cet imbécile m’a caché son appartenance à la C.I.A. alors qu’il savait que j’y étais colonel. Quand il s’est décidé à parler, c’était trop tard, je l’avais déjà poignardé. Ma seule consolation, fut que le Mig 17, entre-temps, était arrivé au Japon (13).
  
  Hubert se baissa pour ramasser le passe.
  
  — Je vais me coucher, annonça-t-il, très détendu…
  
  En apparence.
  
  — … Si tu es le consciencieux citoyen soviétique que tu prétends, tu peux aller me dénoncer. Je te signale que le responsable de la Sécurité est le camarade Piotr Pogossian, celui qui t’a enfermé. Si tu es ce que tu dis tu n’as rien à craindre même si je signale la panoplie du parfait petit espion que tu transportes.
  
  Hubert introduisit le passe dans la serrure, entrouvrit la porte, écouta le silence rassurant. Il pivota d’un demi-tour et ajouta avec un sourire, trop gentil pour être honnête.
  
  — J’ai confisqué ton cigare au cyanure. Je confisque également ton passe-partout.
  
  Victor Tarkovski bondit sur ses pieds.
  
  — Pourquoi le passe ? s’enquit-il.
  
  Au bord de la panique.
  
  Hubert mit son index devant ses lèvres puis dit à voix basse.
  
  — Tu as l’esprit à la balade cette nuit. Je ne tiens pas à ce que tu cavales chez le camarade Pogossian sitôt que j’aurai franchi ta porte. Si je dois être arrêté, que ce soit demain matin après une bonne nuit.
  
  Il allait sortir quand Victor Tarkovski se rua littéralement sur lui, agrippant son veston comme l’aurait fait un noyé.
  
  Trop habitué à vivre dangereusement pour se laisser surprendre, Hubert agit avant même d’avoir réfléchi. Son talon gauche poussa la porte qui se referma. Tarkovski ayant saisi la manche gauche derrière le coude de son adversaire pivotait sur la pointe du pied tandis que sa dextre agrippait la manche droite du veston. Il fléchit les genoux. Hubert bascula par-dessus sa hanche et arriva sur le sol sans douceur. Sonné. Il n’avait pas pu amortir sa chute avec ses avant-bras que le Tarkovski s’était bien gardé de lâcher. Celui-ci, poussant son avantage, se baissa, enserra le cou de l’Américain dans son bras droit, glissa, assis sur le sol, les deux jambes bien écartées. Son aisselle gauche immobilisait le bras droit d’Hubert (14). Le visage des deux hommes étaient proches à se toucher. Celui de Tarkovski violacé, boursouflé, déformé par l’eczéma ressemblait à un cauchemar.
  
  Hubert connaissait la parade, il lui suffisait de saisir la ceinture de son adversaire, de se libérer en le soulevant, de se glisser sous lui et de le basculer sur la gauche. Il la connaissait mais était bien incapable de l’appliquer avec ses mains raidies par les brûlures et enveloppées de pansements.
  
  Par bonheur, Tarkovski rendait à Hubert quelques kilos. Celui-ci prit une profonde inspiration et d’un coup de reins désespéré parvint à faire basculer son antagoniste. Il n’était pas encore relevé qu’il sentit un bras lui enserrer le cou par derrière. Il était bon pour l’étranglement en règle. Il se propulsa en arrière mais l’autre ne se laissa pas surprendre pour autant. Hubert rencontra le vide.
  
  Les deux hommes se retrouvèrent face à face en position pour continuer le combat. Étrangement silencieux, les muscles décontractés, la respiration calme, l’attention soutenue. Le temps semblait s’être figé.
  
  Une lueur mauvaise éclairait le regard de Tarkovski. Il savait bien qu’un adversaire privé de ses possibilités de préhension manuelle est incapable d’appliquer la moindre prise de judo.
  
  Hubert savait cela aussi et il cherchait l’issue. La bonne.
  
  Vivement il porta sa main droite à sa poche. Comme prévu, l’autre crut qu’il allait sortir un revolver et plongea aux jambes. Abandonnant le judo au profit du dangereux Karaté Do, Hubert effaça son corps à la manière d’un toréador, cueillit la poitrine de son attaquant sur la cuisse qu’il avait promptement relevée et le gratifia d’un Hijiaté en plein dos (15).
  
  Victor Tarkovski s’écroula la face contre le tapis. Hubert s’assura qu’il n’était ni mort ni blessé. Tout allait bien de ce côté-là. Il avait dosé son coup. Il passa dans la salle de bains, et humecta à nouveau ses doigts emmaillotés jusqu’à ce qu’il pût les plier. Après quoi, il vint s’agenouiller auprès de Tarkovski et entreprit de le fouiller.
  
  Il trouva successivement et dans l’ordre : le minuscule talkie-walkie, le bouton arrêté à sa position « récepteur », la clef plate attachée à sa chaînette, l’appareil photo miniature dont le compteur était à zéro, le film représentant l’ambassadeur en train de se déshabiller.
  
  Hubert siffla doucement entre ses dents. Perplexe. Ces objets devaient avoir un rapport entre eux et l’un au moins un rapport avec le passe-partout que Tarkovski semblait avoir voulu récupérer à tout prix.
  
  Victor Tarkovski grogna, remua et finit par ouvrir les yeux. Il vit aussitôt le butin rassemblé par Hubert.
  
  — O.K., soupira-t-il. Vous finirez par comprendre de toute manière et pour peu qu’on vous en laisse le temps… Je vais prendre le risque de vous considérer comme un collègue… Pas par conviction mais parce que je suis pressé. Cette clef…
  
  Il désignait la clef plate accrochée à la chaînette d’acier.
  
  — … cette clef doit revenir dans le vide-poches de Son Excellence avant que son Excellence se réveille.
  
  Hubert consulta le cadran de son bracelet-montre. Il était trois heures après minuit et l’ambassadeur avait l’habitude de commencer son petit déjeuner à sept heures et demie. Il n’y avait pas une minute à perdre.
  
  — Auparavant, remarqua Hubert, il conviendrait d’utiliser cette clef comme vous aviez l’intention de le faire.
  
  Victor Tarkovski se redressa sur son séant, inspira puis expira lentement pour récupérer.
  
  — D’accord, admit-il, je vais tout vous dire. Il y va peut-être de la vie de millions et de millions d’hommes… Une façon de donner la mort… diabolique… On n’a pas le droit. Éviter cela vaut de prendre un risque… Je m’appelais Billy John et j’appartenais au S.R. de la Navy. Il y a dix ans, j’ai reçu l’ordre de jouer les transfuges, de m’installer au mieux en U.R.S.S… Mes qualités de biologiste devaient m’aider. Je suis devenu Victor Tarkovski et je suis resté en sommeil, selon les instructions. Je ne devais me manifester auprès d’un « contact » yankee que lorsque j’aurais découvert un renseignement de première grandeur. Malheureusement je n’ai mesuré l’importance de la chose que sur place, à Cuba… et mon « contact » vit à Moscou.
  
  — D’où l’eczéma entretenu pour vous faire boucler ici et attirer l’attention, compléta Hubert.
  
  — Je me doutais bien qu’un S.R. américain avait des intelligences à l’Ambassade et que deux fenêtres hermétiquement bouchées…
  
  — Déplaceraient du monde. C’est fait. Assez pour l’historique, enchaînez sur les nécessités du moment. Je suis là pour vous aider et même pour vous ramener au « Main Land ».
  
  Victor Tarkovski ferma les yeux comme si cette évocation du pays lui faisait mal.
  
  — Bien sûr, admit-il.
  
  Sans conviction.
  
  Hubert fut immédiatement sur ses gardes et se raidit.
  
  — Vite, ordonna-t-il. Qu’est-ce qu’il y a à photographier et où ? Je m’en charge, mais grouillez-vous si vous voulez que l’ambassadeur trouve la clef en place à son réveil. En récompense, je vous promets de vous faire sortir d’ici rapidement.
  
  Victor Tarkovski eut un geste las.
  
  — C’est une autre question, éluda-t-il en dérobant ses yeux rougis.
  
  — Allez ! Bon Dieu, l’exhorta Hubert.
  
  Le pseudo-soviétique réfléchit une fraction de seconde et commença à voix basse.
  
  — Dans le cabinet de l’Ambassadeur… une armoire métallique… le contenu de la valise diplomatique… de quoi réduire tous les États-Unis en esclavage… C’est moi qui ai apporté le dossier. Moi, qui ai exigé après, oh combien d’engueulades, de le confier à la « valise ». Il fallait bien que je me couvre. Le dossier s’appelle « Pétrification »… De quoi réduire les U.S.A. en esclavage… de quoi tuer des innocents par centaines et sans traces…
  
  Victor Tarkovski lança à Hubert un regard pathétique. Celui-ci trancha.
  
  — O.K. je me charge de tout.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath s’épongea le front avec le bas de la manche de son veston. Il avait presque terminé de photographier le dossier « Pétrification » qu’il avait découvert sans peine grâce aux indications de Victor Tarkovski. Le premier chargeur du « Narcisse » était épuisé, Hubert décida de s’accorder quelques secondes de récréation. Il éteignit la lampe flood et sortit à reculons du dessous du bureau. C’était un bureau métallique gainé fermé sur trois côtés. La seule cachette qu’il ait trouvée dans le cabinet de l’Ambassadeur.
  
  Il écarta le revers de son veston et inclina la tête vers le récepteur obligeamment prêté par Tarkovski.
  
  Bien organisé le bonhomme. Presque trop bien. Hubert eut un geste d’impatience. Il réglerait la question plus tard. Il fit quelques mouvements de décontraction puis se remit au travail avec une hâte presque fébrile. Son sixième sens – celui que tout agent de renseignement se doit de posséder pour que sa première mission ne soit pas aussi la dernière – l’avertissait qu’il allait se passer quelque chose.
  
  Quoi ?
  
  Hubert prit la dernière photo, referma le dossier, le remit exactement là où il l’avait trouvé. Il s’épongea le front encore une fois.
  
  Cette scène lui en rappelait une autre, vieille de deux ans. Une scène semblable. En pleine nuit, au beau milieu de l’Ukraine, il photocopiait un tas de fiches… et il s’en était fallu d’un cheveu qu’il ne se fît manœuvrer comme un débutant (16).
  
  Il hésita avant de fermer l’armoire métallique à clef. Sa montre indiquait quatre heures après minuit. La tentation était forte de jeter un coup d’œil sur les autres documents entreposés… Il n’eut pas le temps de choisir.
  
  Une succession de bruits confus éclata dans le haut-parleur. Hubert donna vivement un tour de clef à l’armoire, bondit dévisser la lampe flood, empocha la ventouse-support. En trois enjambées il était à la porte qu’il referma derrière lui à l’aide du passe. Trois bonds encore. Hubert plongea dans la lingerie située à quelques mètres dans le couloir derrière le cabinet de l’ambassadeur. Il eut une pensée émue à l’adresse de Howard : son plan de l’ambassade était vraiment très complet. Coté même.
  
  
  
  Hubert tourna le bouton moleté du walkie-talkie afin d’augmenter la puissance.
  
  Il reconnut la voix d’Anna Kousakova.
  
  
  *
  
  * *
  
  Anna Kouzakova avait violemment sursauté quand Piotr Pogossian s’était dressé devant elle au moment où, sortant de la chambre d’Hubert, elle avait atteint le palier garni de plantes vertes.
  
  — Piotr, qu’est-ce que tu fais debout à cette heure ?
  
  Il ricana.
  
  — Voilà exactement la question que j’allais te poser.
  
  Anna parvint à sourire.
  
  — Je suis allée respirer dans le parc.
  
  Il la gifla. Brutalement.
  
  — Sale menteuse ! J’en viens, figure-toi !
  
  Elle recula. Son dos heurta l’une des énormes jarres qui encadraient l’escalier.
  
  — Tu n’as pas le droit de me faire une scène sous prétexte que…
  
  — Qui te parle de ça ? grinça Pogossian. Ce n’est pas ton amant qui demande des comptes mais le capitaine Piotr Sergueivitch Pogossian. À ce titre, j’ai le droit de savoir ce que le lieutenant Kouzakova fait hors de sa chambre alors qu’elle n’a reçu aucun ordre dans ce sens. Je vous écoute.
  
  La Kouzakova pâlit. Les choses se gâtaient. Son esprit affolé tenta un ultime effort pour rompre les mâchoires du piège.
  
  « Tant pis, pensa-t-elle, je vais avouer avoir voulu coucher avec le camarade Dikhitchenko. C’est une imprudence mais pas un crime. On ne m’enverra pas en Sibérie pour ça… Je peux même dire à Piotr que je le cherchais pour lui signaler que Dikhitchenko n’est pas dans sa chambre ».
  
  Anna n’était pas loin de penser qu’elle finirait par recevoir des félicitations quand elle ouvrit la bouche pour commencer.
  
  — Il y a… cinq minutes pas plus, j’ai quitté ma chambre.
  
  Les deux grandes mains de Pogossian se posèrent sur les épaules de la femme.
  
  — Cinq minutes ? insista-t-il, la voix douce.
  
  — Sept ou huit, si tu veux, convint Anna, mise en confiance.
  
  Les pouces de Pogossian se réunirent sur sa gorge et appuyèrent… à la limite.
  
  — Tu mens encore ! Tu n’es plus dans ta chambre depuis zéro heure neuf, exactement.
  
  Dans un éclair, Anna imagina la cascade de conséquences. Pogossian hurlant : « Tu sais donc depuis des heures que Dikhitchenko s’est enfui et tu n’as rien dit. Tu es un traître, peut-être même l’as-tu aidé à sortir. Après tout, tu possèdes les clefs de toutes les portes ! »
  
  Le visage de son amant était à quelques centimètres du sien. Lentement la jeune femme glissa son bras droit en arrière… à tâtons, elle repéra le bord de la jarre… remonta de quelques centimètres.
  
  — Piotr, tu me fais mal, dit-elle d’une voix suppliante.
  
  L’homme desserra légèrement son étreinte.
  
  Anna laissa aller son buste en arrière. Juste ce qu’il fallait pour que sa main déposât en silence le trousseau de clefs au milieu du feuillage.
  
  Elle se sentit plus légère brusquement et ramena ses deux mains sur celles de Pogossian.
  
  — Lâche mon cou.
  
  Elle ne comprit pas pourquoi le visage de Pogossian virait au gris sale.
  
  — Qu’est-ce que tu viens de cacher dans cette potiche ?
  
  — Je n’ai rien…
  
  — Alors, explique-moi comment tu as pu te couper les mains avec les débris de bouteille que j’y ai moi-même jetés il y a un moment.
  
  Pogossian agrippa le poignet de la femme et lui barbouilla le visage du sang qui en coulait.
  
  — Et ça ?
  
  Il la repoussa avec violence sans toutefois la lâcher. Il se mit à fouiller les plantes de la main gauche.
  
  
  *
  
  * *
  
  Par le couloir réservé au service domestique, Hubert avait atteint le second étage de l’ambassade. Silencieux comme un fauve en chasse, il était revenu vers l’escalier principal dont il avait descendu les premières marches. Après avoir arrêté le walkie-talkie dangereux et inutile puisque aussi bien il voyait et entendait tout depuis une bonne minute.
  
  Piotr Pogossian jura sourdement.
  
  Il venait de découvrir le walkie-talkie mis en place par Victor Tarkovski.
  
  Le cœur d’Hubert rata un battement. Quelle déveine !
  
  Fou de rage, le Soviétique se retourna vers sa compatriote.
  
  — Salope ! La caméra, le film, et ça maintenant ! Tu m’as bien eu, Garce !
  
  Sa main gauche partit dans l’intention de distribuer une des gifles dont elle semblait avoir le monopole…
  
  Malheureusement elle tenait le minuscule émetteur.
  
  L’angle du boîtier atteignit Anna Kouzakova à la tempe. La jeune femme se replia sur elle-même…
  
  Hubert comprit qu’elle était morte quand Pogossian après lui avoir pris le pouls se releva en égrenant un chapelet de jurons assourdis.
  
  Déveine puissance deux ! L’incident risquait de créer un remue-ménage peu propice à la bonne fin de la mission que Monsieur Smith avait cru bon de confier à OSS 117.
  
  Cependant, Pogossian avait apparemment pris une décision : il chargeait le corps d’Anna Kousakova sur son épaule. Pesamment, il commença de gravir l’escalier. Hubert battit en retraite sans perdre une seconde.
  
  Il le vit entrer dans la chambre de la femme, refermer la porte… L’oreille collée au battant, il entendit le bruit d’une fenêtre qu’on ouvre puis le grincement des persiennes métalliques.
  
  C’était éloquent.
  
  Il entra à son tour.
  
  Piotr Pogossian eut un haut-le-corps et lâcha Anna qu’il tirait vers la fenêtre.
  
  — Il est inutile de camoufler l’exécution de cette fille en accident. J’ai tout tu et je vous couvrirai, affirma Hubert avec un maximum d’autorité. Je puis même vous assurer que les événements de cette nuit vous tirent d’un mauvais pas. Cette fille était suspecte et l’on se demandait au K.R.U. si vous n’étiez pas son complice.
  
  Piotr Pogossian déglutit avec peine. Le K.R.U. contre-espionnage du M.G.B., était la hantise de tous les agents appartenant au M.V.D.(17). Il crût bon de se montrer consciencieux.
  
  — Vous êtes venu pour cette affaire ?
  
  — Exactement.
  
  — Je veux bien vous croire…
  
  — Trop aimable !
  
  — … mais, je suppose que vous ne refuserez pas de me montrer votre ordre de mission ou tout autre papier vous accréditant auprès de moi, responsable de la Sécurité ?
  
  Hubert évita le piège.
  
  — Vous étiez suspect, je n’ai donc rien pour vous.
  
  — D’accord, convint Pogossian, mais dans ce cas vous avez sûrement un papier pour l’ambassadeur ?
  
  — Évidemment !
  
  Pogossian fit un pas en avant.
  
  — Allons le trouver immédiatement puisque aussi bien je dois le mettre au courant des événements.
  
  — Je parlerai de votre conscience, affirma Hubert sans rire.
  
  Pogossian fit encore trois pas. C’était un de trop. Hubert le cueillit par surprise. Un « shuto » sur la carotide (18).
  
  Peu soucieux d’aller s’expliquer avec Son Excellence.
  
  
  *
  
  * *
  
  Enrique Sagarra utilisant une échelle d’incendie avait gagné la terrasse d’un immeuble moderne situé dans Los Insurgentes. Puisque Paul Tappe était surveillé, les sœurs Rojaz devaient elles aussi avoir droit à une garde d’honneur et l’Espagnol tenait à passer inaperçu.
  
  Enrique Sagarra se faufila à quatre pattes jusqu’à l’angle de la terrasse, risqua un œil au-dessus du parapet, et prit ses repères. En trois sauts, il atteindrait l’immeuble des sœurs Rojaz. Des cheminées et des conduits d’aération masqueraient sa progression. Il poussa un soupir de soulagement et pensa à Hubert.
  
  — Le veinard, grogna-t-il, il dort, lui, pendant que je joue aux funambules.
  
  Il se trompait bien…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert retrouva Victor Tarkovski tournant et virant comme un fauve en cage.
  
  — Ma parole, vous avez été faire la foire au « Tenampa »(19).
  
  Hubert le coupa d’un geste et lui résuma les diverses péripéties de son expédition.
  
  — J’ai fait une petite mise en scène pas très appétissante avec les deux cadavres. On conclura au crime passionnel.
  
  — Vous avez remis la clef de l’ambassadeur en place ? s’inquiéta Tarkovski.
  
  — Son Excellence prend des somnifères mais j’ai craint que son sommeil n’ait été troublé par tout ce remue-ménage. De plus, il est presque cinq heures trente au soleil ; c’est l’heure où les mauvais dormeurs ouvrent un œil.
  
  — Et vous avez gardé la clef !
  
  Cela n’était pas une question.
  
  Hubert se méprit sur les causes de la consternation de son interlocuteur. Il crut bon de le rassurer.
  
  — Tout ce que je transportais de compromettant : « Narcisse », chargeurs walkie-talkie, votre gros passe-partout, le strip-tease de Son Excellence et cette clef sont cachés dans la chambre mortuaire. Un couple de traîtres n’a rien d’exceptionnel ; ce ne sera même pas le premier…
  
  — Vous avez pensé à leurs familles, à leurs amis ? Les uns seront exécutés, les autres déportés !
  
  Le visage d’Hubert se durcit.
  
  — Une nuit, à côté d’un pont écroulé dans le Rhône, un officier du Génie, un résistant français et moi-même, nous sommes heurtés à un Allemand égaré. Je l’ai descendu à bout portant.
  
  C’était la première fois que je tuais face à face. J’ai pensé à sa mère. J’ignore s’il avait songé qu’à nous trois nous avions trois mères, mais il avait la main sur le manche d’une grenade offensive qu’il n’aurait pas hésité à nous balancer en pleine figure. C’est ça la guerre. Je ne dis pas que c’est joli, mais c’est ça.
  
  Victor Tarkovski avait baissé la tête. Vaincu. Hubert en profita pour distribuer ses ordres.
  
  — Vous allez démantibuler le double fond de votre valise, vider vos fioles de révélateur, brûler la mousse de nylon. Si on vous demande la raison d’être de cette cachette, parlez des documents importants que votre métier vous oblige à transporter quelquefois.
  
  — Vous croyez qu’ils vont fouiller nos chambres ?
  
  — Un crime rend les gens curieux. Et puis, vous oubliez un détail : l’enquêteur trouvera la caméra sous la commode de l’ambassadeur. À sa place, je passerai la maison au peigne fin pour voir s’il n’y en a pas d’autres.
  
  Victor Tarkovski se mit à gratter frénétiquement les turgescences de son front.
  
  — C’est effrayant… ils finiront donc par trouver les photocopies du dossier « Pétrification »…
  
  Hubert se frotta l’estomac.
  
  — Les deux boîtiers n’ont chacun que 15 mm de diamètre et 22 mm d’épaisseur. La grosseur d’un cachet. Je mangerai du riz et je me purgerai dès que nous aurons quitté cette baraque.
  
  — Nous ? répéta Tarkovski, incrédule.
  
  — Évidemment, renchérit Hubert. J’avais ordre de vous ramener à Washington.
  
  — Mais moi, je n’ai pas reçu l’ordre de rentrer, s’insurgea Tarkovski.
  
  Hubert trancha.
  
  — La C.I.A. a eu assez d’em… avec la Maison Blanche à propos de Cuba. Depuis des années, des agents risquent leur vie pour ces fichus champs de canne à sucre. Et après des années la Défense ne nous croit pas, ne veut pas nous entendre quand nous tirons la sonnette d’alarme. Je vous jure que moi, je n’ai pas l’habitude de me déranger pour rien et qu’il faudra bien qu’on m’écoute.
  
  — Vous avez le dossier, objecta Tarkovski, buté.
  
  — On risque bien de me dire que j’ai donné tête baissée dans un panneau d’intoxication (20), et quand on s’apercevra que j’avais raison il sera trop tard, les États-Unis seront une colonie soviétique.
  
  Hubert mit la main sur l’épaule de Victor Tarkovski et dit, martelant chaque mot.
  
  — Votre présence à Washington prouvera que vous n’êtes pas un agent provocateur, elle aidera à accréditer ce dossier. Il faudra me suivre, mon vieux. De gré… ou de force.
  
  Victor Tarkovski baissa les yeux. Deux larmes roulèrent sur ses joues.
  
  — Je suis marié avec une Soviétique. J’ai un enfant. Ils les tueront si je m’enfuis. J’ai fait mon devoir d’Américain en vous signalant l’effrayant projet des Soviétiques. Laissez-moi faire mon devoir d’homme en protégeant ma femme et ma petite fille.
  
  Hubert tapa amicalement le dos de son malheureux collègue.
  
  Le plus dur de la mission restait à faire…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Enrique Sagarra heurta l’huis selon le rythme convenu. L’attente lui parut longue. Enfin une voix de femme derrière la porte.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  En espagnol.
  
  Enrique répliqua dans la même langue.
  
  — La mama est malade. Elle veut du « Pulquee ». Vous en avez ?
  
  — Seulement de la Tequila.
  
  — Je prends.
  
  Phrases de reconnaissance exactes. Enrique entendit trois verrous s’ouvrir et vit la porte pivoter lentement.
  
  Maria-Grazia Rojaz, la belle, la merveilleuse, la divine Maria-Grazia était là devant lui… la tête hérissée de bigoudis. Enveloppée dans un peignoir ravissant mais… pas transparent du tout.
  
  Déception !
  
  Enrique entra quand même. Après tout il n’était pas là pour batifoler et Hubert avait besoin de lui pour quitter l’ambassade. Le jour pointait.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert Bonisseur de la Bath vit les premières lueurs de l’aube se faufiler dans les interstices des persiennes. Il ne dormait pas.
  
  Hubert était inquiet et vaguement mal à l’aise. Au début de sa carrière, il avait dû, contraint par les événements, accepter de mettre un collègue en péril. Celui-ci avait laissé sa main droite dans l’aventure et Hubert n’avait jamais pu oublier le regard de la femme qui l’aimait. Quel serait le regard de Victor Tarkovski si, contrairement aux promesses d’Hubert, son épouse et sa petite fille ne pouvaient être mises à l’abri à l’ambassade U.S. de Moscou dans les plus brefs délais ?
  
  Car Hubert avait dû jurer de tenir cette gageure pour obtenir de Tarkovski la promesse qu’il le suivrait.
  
  Un type bien au fond, ce Tarkovski…
  
  La tête d’Hubert roula sur l’oreiller. Vaincu par la fatigue.
  
  
  *
  
  * *
  
  Dimitri, le jardinier-homme à tout faire, et Boris, le chauffeur, arrivèrent à l’ambassade à neuf heures. Ils avaient passé la nuit, l’un à surveiller Paul Tappe, l’autre les sœurs Rojaz. Étonnés de ne pas voir arriver la relève, ils avaient patienté puis ils s’étaient inquiétés enfin, ils s’étaient décidés à se rabattre sur leur chef, Piotr Pogossian.
  
  — Vous vouliez parler au camarade Pogossian ? s’enquit le second secrétaire. Pourquoi ?
  
  Dimitri et Boris échangèrent un coup d’œil furtif. Le goût du mystère est ancestral chez les Russes et les Soviétiques ont acquis avec les purges un réflexe qui ne fait que renforcer leur atavisme.
  
  — Pour les fleurs, inventa Dimitri.
  
  — Je dois le conduire en ville, enchaîna Boris. Le second secrétaire les informa sans détail que le camarade Pogossian était mort dans la nuit. Crise cardiaque.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait pour Paul Tappe ?
  
  — Qu’est-ce qu’on fait pour sa secrétaire ? Les deux hommes tombèrent d’accord dans les cuisines. Ils attendraient des ordres.
  
  Hubert ne saurait jamais quel service il s’était rendu en estourbissant Piotr Pogossian…
  
  
  *
  
  * *
  
  Pilar Tomez-Rojaz prit son service avec dix minutes de retard. Elle avait dû laisser passer deux autobus bondés. Elle n’en gardait aucune rancœur et c’était bien la première fois. Elle savait maintenant qu’elle serait bientôt aux États-Unis. Là-bas tout le monde a sa voiture. Elle en était du moins persuadée.
  
  Pilar Tomez-Rojaz alla au bureau de l’intendante pour y prendre les ordres. On lui dît que l’intendante était malade. Pilar en conçut une joie malsaine. Bien fait !
  
  Elle sortait l’aspirateur de son placard quand le secrétaire l’aborda. Il parlait en russe :
  
  — Pilar, vous êtes une espionne et je vais vous faire torturer.
  
  Pilar introduisit l’index droit dans son oreille en souriant.
  
  — En espagnol, s’il vous plaît !
  
  Le second secrétaire hocha la tête, satisfait, et reprit en espagnol cette fois :
  
  — Pilar, vous allez porter les plateaux dans les chambres de nos camarades voyageurs. Ne tentez pas de leur tenir des discours : ils sont Soviétiques et n’entendent pas l’espagnol.
  
  Pilar assura qu’elle avait compris et trottina jusqu’aux cuisines.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert s’était réveillé vers sept heures. La tête sous l’eau froide, les mains dans l’eau tiède et il avait d’un coup recouvré sa lucidité et la mobilité partielle de ses doigts.
  
  Et pendant une bonne heure il avait patiemment rédigé un message destiné à Sagarra. Sur papier pelure. Un feuillet roulé autour de la cartouche de son stylo. À l’encre sympathique.
  
  Quand il vit entrer Pilar – il avait vu sa photo chez Howard et la reconnut sur-le-champ – il sut que sa chance ne l’abandonnait pas.
  
  Il roula en boule le papier pelure apparemment vierge et le glissa dans la poche de Pilar.
  
  — Paul Tappe, murmura-t-il entre ses dents.
  
  Pilar battit des cils. Compris.
  
  Et sortit rejoindre le second secrétaire qui lui avait ouvert la porte et l’attendait dans le couloir.
  
  Il ne restait plus à Hubert qu’à attendre la nuit.
  
  
  *
  
  * *
  
  À vingt heures, Pilar, qui avait accepté de faire des heures supplémentaires, disposait le plateau du dîner sur la table d’Hubert.
  
  Dans un souffle, elle murmura avec application :
  
  — O.K. Medianoche (21). Poum !
  
  Hubert lui caressa la joue en signe de remerciement.
  
  Sincère.
  
  
  *
  
  * *
  
  Un quart d’heure avant minuit, Hubert ouvrit sa porte puis celle de Victor Tarkovski.
  
  — Vous me jurez que je reverrai ma femme et ma fille ? interrogea ce dernier.
  
  Hubert hésita une fraction de seconde puis opta pour la franchise :
  
  — Je vous jure que l’antenne C.I.A. de Moscou fera tout ce qui est en son pouvoir pour les rapatrier aux États-Unis. Le N.S.T. les aidera et c’est un atout majeur… De là à vous jurer honnêtement qu’ils réussiront… Je puis en tout cas vous assurer que j’ai mis toutes les chances de notre côté en prévenant mon adjoint dès ce matin.
  
  — Allons-y, décida Victor Tarkovski. Silencieux, les deux hommes descendirent par l’escalier de service. Au rez-de-chaussée, ils marquèrent une pause de sécurité.
  
  — Il y a de la vodka dans le frigidaire, murmura Tarkovski. J’aurais bien besoin…
  
  — … De vous réhabituer au whisky, coupa Hubert volontairement impitoyable.
  
  
  *
  
  * *
  
  À trente mètres de là Maria-Grazia Rojaz arrêtait la voiture. Enrique était assis à côté d’elle éperdu de reconnaissance envers la nature qui avait doté Maria d’aussi belles jambes.
  
  Maria se baissa, ramassa la mitraillette qui reposait sur le tapis de sol et consulta sa montre :
  
  — Moins cinq, annonça-t-elle avec un calme de vieux baroudeur.
  
  Enrique ouvrit la boîte à gants et en sortit une petite voiture téléguidée. Un jouet.
  
  — Bonne chance, murmura-t-il.
  
  — Bonne chance, dit-elle en écho.
  
  Sagarra se glissa hors de la voiture, laissant la portière entrouverte. Il passa du terre-plein herbeux au trottoir dans l’ombre des troncs de palmiers. Un vent léger agitait les palmes. Juste assez pour couvrir un bruit léger. Enrique Sagarra se dit que le ciel était avec Hubert. Il n’osait pas penser qu’il en était de même en ce qui le concernait.
  
  Il n’était plus qu’à vingt mètres de la grille en fer forgé de l’ambassade soviétique. Il consulta le cadran de sa montre.
  
  Moins trois.
  
  Sa main tourna un levier placé à l’arrière du jouet téléguidé.
  
  L’amorça.
  
  Il reposa la voiture sur ses roues, avec précaution, attendit encore vingt secondes puis passa à l’action, manœuvrant un minuscule levier pivotant sur un petit boîtier de bakélite jaune. Le jouet commença d’avancer. La main gauche assurant le contrôle du levier, la droite s’empara du volant miniature… L’engin s’approcha lentement du mur d’enceinte.
  
  Les yeux d’Enrique Sagarra accoutumés à la pénombre suivaient la progression, ses mains corrigeant la direction et la vitesse.
  
  Sournoisement, à ras de sol, la minuscule voiture se glissait, sous la grille en fer forgé. Un espace si petit qu’une grenade n’eût pu y passer.
  
  Ce premier obstacle franchi, le jouet, obéissant docilement aux ordres, obliqua vers la droite jusqu’au mur du poste de garde qui faisait corps avec l’enceinte. Il le longea pour s’arrêter devant la porte.
  
  Enrique consulta son bracelet-montre.
  
  Minuit pile.
  
  Il enclencha la manette située sous le boîtier en bakélite et rentra la tête dans les épaules.
  
  Le poste de garde explosa.
  
  Enrique bondit jusqu’à la grille.
  
  Elle s’ouvrit.
  
  Miracle !
  
  Pas vraiment. Les commandes électriques situées dans la maison de garde avaient dû, comme prévu, être pulvérisées. Court-circuit. Panne de courant. À nous la liberté !
  
  Hubert tenait Victor Tarkovski par la main ; ils passèrent en courant.
  
  Tout le monde se retrouva dans la voiture que Maria fit démarrer sur les chapeaux de roues.
  
  — Si vos hanches sont aussi rondes que votre coup de volant, remarqua Hubert, je sens que je vais vous trouver un job au Pentagone.
  
  — J’y compte bien, répliqua Maria. D’ailleurs votre ami s’en occupe.
  
  Hubert gratifia Enrique d’un coup de coude dans les côtes.
  
  — Saboteur ! Faux frère !
  
  — Eh ! fit Enrique avec un demi-sourire… il fallait bien vous sortir de là.
  
  — À propos, coupa Hubert, sérieux, vous avez fait le nécessaire pour Madame Tarkovski ?
  
  — Notre ambassade a prévenu « Primo » immédiatement. À l’heure qu’il est tout doit être arrangé… S’il n’y a pas eu de pépin…
  
  — Je le souhaite… pour vous ! prévint Tarkovski.
  
  La menace était à peine voilée…
  
  Maria tourna à droite dans l’avenue Chapultepec. À gauche Los Insurgentes. Tout droit jusqu’au monument Cuauhtemoc. À droite El Paseo de la Reforma. À gauche toute…
  
  Les grilles ouvertes de l’ambassade américaine étaient franchies.
  
  Ouf !
  
  Il ne restait plus qu’à sortir du Mexique, vivants de préférence.
  
  
  *
  
  * *
  
  Enrique Sagarra crut vraiment que son ami Hubert était devenu fou lorsque, le lendemain matin de bonne heure, celui-ci entra dans sa chambre accompagné d’un médecin.
  
  — Je suis en parfaite santé, clama-t-il.
  
  — Nous avons besoin de test, le renseigna Hubert en l’entraînant…
  
  Quelques heures plus tard le médecin annonçait triomphant.
  
  — Il est allergique au groupe de la para.
  
  — Je ne connais pas ce Monsieur, nota Sagarra mi-figue mi-raisin.
  
  — Allez-y, ordonna Hubert.
  
  Le médecin barbouilla le visage d’Enrique avec une pommade, puis il le fit s’allonger et après lui avoir posé sur le nez une paire de lunettes solaires, il alluma une lampe à ultraviolets.
  
  — Ne bougez pas, conseilla-t-il.
  
  — C’est un ordre, compléta Hubert.
  
  Le soir-même, Enrique Sagarra se sentit malade à mourir et quand il se regarda dans une glace il crut mourir pour de bon.
  
  Son visage avait doublé, déformé par d’affreuses turgescences.
  
  — Parfait ! apprécia Hubert.
  
  — C’est du sabotage, se lamenta Enrique, vous êtes jaloux de la place que j’ai prise dans le cœur de Maria Rojaz.
  
  — Que non, affirma Hubert. Des deux, c’est Pilar que je préfère… J’aime jouer aux osselets.
  
  Enrique n’en crut pas un mot.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain à dix-sept heures, il arrivait à l’aérodrome. L’avion via Montréal décollait à dix-sept heures trente-huit. Il était escorté par deux secrétaires de l’ambassade U.S.
  
  — On va au bar ? proposa Enrique.
  
  — D’accord, firent les autres en écho.
  
  Les trois hommes avaient reçu les instructions de Hubert et s’y conformaient…
  
  Et ce qui était prévu arriva. Dimitri et Boris, abusés par le visage eczémateux de Enrique Sagarra le prirent pour le fugitif Victor Tarkovski. Ils l’embarquèrent sous la menace d’un Tokarev et malgré les protestations (molles) des deux secrétaires américains.
  
  Lesquels foncèrent à l’ambassade U.S. prévenir que le chemin était libre.
  
  Hubert, Tarkovski, Maria et Pilar, revêtus d’uniformes militaires, embarquèrent dans un avion de l’U.S. Air Force arrivé la veille. Hubert, se doutant que l’aérodrome devait être encore surveillé par Dimitri et Boris à la recherche du second disparu, Dikhitchenko, n’avait voulu prendre aucun risque.
  
  Victor Tarkovski s’était laissé faire, docile. Il est vrai qu’Hubert lui avait donné un gage :
  
  — Si ça tourne mal, vous aurez un recours, le suicide. Vous prouverez ainsi qu’on vous a enlevé et vous sauverez votre famille.
  
  Et Hubert avait tendu à Victor Tarkovski un cigare portant une bague marquée d’un point rouge.
  
  — Merci, avait dit Tarkovski en empochant l’objet qu’il savait porteur de mort foudroyante. Je n’hésiterai pas si ma femme ne peut être rapatriée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  16
  
  
  Le rhume de monsieur Smith n’avait pas eu le temps de s’estomper. Cinq jours à peine s’étaient écoulés depuis le moment où Hubert Bonisseur de la Bath avait pénétré dans le bureau du chef du service-action de la C.I.A.
  
  OSS 117 n’avait jamais accompli une mission en un temps aussi court.
  
  Monsieur Smith éternua et dit :
  
  — Asseyez-vous.
  
  Hubert se laissa glisser dans un fauteuil et d’un geste encouragea Victor Tarkovski à l’imiter.
  
  Monsieur Smith essuya les verres de ses lunettes, s’épongea les yeux puis le nez.
  
  — L’air de Washington est empoisonné, maugréa-t-il.
  
  — À en juger par nos figures, nota Hubert, l’air de Mexico n’est guère meilleur.
  
  Monsieur Smith posa sur ses interlocuteurs son regard de grenouille fatiguée.
  
  — À propos, enchaîna Hubert, comment va ce pauvre Enrique ?
  
  — Il est parvenu à convaincre les Soviétiques qu’il n’était qu’un honnête joueur de guitare argentin invité à l’ambassade U.S.
  
  — Et ça a marché ? S’étonna Hubert.
  
  — Vous vous êtes bien fait prendre pour Dikhitchenko, répliqua Monsieur Smith, acerbe.
  
  Cette passe d’armes achevée, Monsieur Smith remit ses lunettes et ouvrit de ses doigts gras de prélat le dossier posé devant lui.
  
  — J’ai lu, annonça-t-il. C’est passionnant.
  
  Il tourna la tête vers Victor Tarkovski.
  
  — … ainsi, les Soviétiques auraient perfectionné ce gaz que nous avons découvert en 1960 et appelé « le gaz de la peur » ?
  
  — Perfectionné à un point tel qu’aucun antidote n’existe actuellement. Ils en ont stocké des quantités considérables dans les grottes cubaines (22).
  
  Un silence pensant s’abattit sur le bureau. Les trois hommes imaginaient les conséquences. Diffusé dans le système de ventilation du Pentagone de la Maison Blanche, il paralyserait les défenses du pays… Quelques bombardiers largueraient alors des bombes à gaz sur les grandes villes. En une heure la foule frappée de stupeur, comme droguée, errerait dans les rues incapables de comprendre un ordre, encore moins de l’exécuter. Le moindre bruit déclencherait une irrépressible panique. Personne n’en mourrait. Tout un peuple d’esclaves attendrait passif, ses nouveaux maîtres (23).
  
  — Tout de même, objecta Hubert, une telle offensive n’est concevable que dans le cas d’une guerre totale. Le danger ne paraît pas imminent au moment où l’on parle de plus en plus du « téléphone rouge » reliant les deux « K ».
  
  Victor Tarkovski épongea son front suintant.
  
  — Croyez bien que je n’aurais pas pris autant de risques s’il n’y avait eu que cette menace. Moi non plus, je ne crois pas à la guerre totale ; en fait IL Y A PIRE.
  
  Monsieur Smith enleva ses lunettes. Hubert déplia ses longues jambes et porta son buste en avant. Attentif.
  
  — Pire ?
  
  — Pire encore ?
  
  Victor Tarkovski rangea son mouchoir, puis la tête baissée, l’œil fixé sur un point imaginaire, il commença de parler.
  
  — En tant que médecin j’ai longuement étudié les réactions d’un homme en vase clos auquel on ferait respirer ce gaz. J’ai dû déterminer le rythme exact de diffusion du gaz pour obtenir d’abord un abrutissement immédiat, ensuite une prolongation des effets sur plusieurs heures. En dernier lieu, on m’a demandé de déterminer avec précision les quantités respirables afin qu’aucune trace ne subsiste dans l’organisme au cas où l’homme pourrait être récupéré. C’est clair, non ?
  
  Ça l’était en effet.
  
  Victor Tarkovski continuait :
  
  — Je connais deux sortes de « vase clos » ; les capsules spatiales et les sous-marins. Déclencher un réflexe de peur et une inhibition de la volonté chez un cosmonaute ou dans l’équipage d’un sous-marin en plongée (24) et…
  
  Il n’acheva pas sa phrase.
  
  — Est-ce à dire que nous devrions arrêter nos recherches dans ces domaines sous peine d’enregistrer de retentissants échecs ? demanda Monsieur Smith d’une voix douce.
  
  — Je n’ai jamais rien dit de pareil, répliqua Tarkovski.
  
  — Reste à savoir si tout cela est vrai, murmura le chef du service-action de la CI.A.
  
  Il enfonça une touche de l’interphone.
  
  — Howard ? A-t-on des nouvelles de la femme et de la petite fille ?
  
  — Le service du Chiffre m’apporte à l’instant un message, nasilla Howard.
  
  — Venez, dit Monsieur Smith.
  
  Trente secondes plus tard, Howard posait devant son chef le message en clair.
  
  
  
  ORIGINE : OSS 712 MOSCOU.
  
  DESTINATAIRE : PRIMO WASHINGTON.
  
  TEXTE : Femme et fille Tarkovski ont été enlevées avant d’atteindre l’ambassade U.S. à Moscou. Les supposons en prison. Désolé.
  
  
  
  Monsieur Smith tendit le texte à Tarkovski. Celui-ci lut lentement comme s’il ne parvenait pas à comprendre. Puis, brusquement, il se leva.
  
  — Vous m’avez trompé. Odieusement trompé. Vous n’avez rien fait pour les sauver. D’ailleurs, est-ce que ça compte la vie de deux femmes russes pour vous autres grands Yankees ?
  
  Hubert s’était levé lui aussi. Il suivait les gestes de Tarkovski avec une vigilance tendue. Il le vit sortir le cigare à bague marquée de rouge, le porter à ses lèvres. D’un coup de dent, Tarkovski, coupa le bout le plus arrondi et se mit à le mâcher frénétiquement. Le verre de la capsule crissa. Victor se rua vers la baie vitrée.
  
  Hubert bondit, le ceintura. Tarkovski hurlait.
  
  — Vous m’avez laissé m’empoisonner, laissez-moi me jeter par la fenêtre. Je veux que l’on sache que je me suis suicidé. Je veux qu’on croie que j’ai été enlevé de force. Si je suis une victime, on libérera ma femme.
  
  Hubert était parvenu à lui appliquer une clef au bras. Il le tira en arrière, et l’envoya dinguer de l’autre côté de la pièce. Howard reçut Tarkovski dans les bras et recula jusqu’à la porte. Hubert, bras et jambes écartées, barrait le chemin du suicide. Un grand silence s’établit et brusquement Victor Tarkovski comprit qu’il aurait déjà dû être mort.
  
  — Vous avez changé le cigare !
  
  — Oui, expliqua Hubert, pendant la nuit que nous avons passée à l’ambassade U.S. de Mexico.
  
  Tarkovski baissa les bras.
  
  — Soyez maudit, dit-il avec la ferveur qu’il aurait mise dans une prière.
  
  Monsieur Smith passa une main replète sur son crâne.
  
  — Le test paraît concluant, admit-il avec un sourire ravi. Cet homme a dit la vérité.
  
  Il referma le dossier et le tendit à Howard.
  
  — Préparez une mission pour Cuba.
  
  Howard sortit, laissant la porte entrouverte.
  
  — Soyez maudits, répétait Tarkovski, comme une litanie.
  
  Il y eut une galopade dans le couloir. Puis, une gamine de huit ans pénétra dans le bureau en courant.
  
  — Papa !
  
  Tarkovski pivota sur lui-même.
  
  — Doucia ! Où est Maman ?
  
  Il avait hurlé.
  
  — Je suis là, répondit la jeune femme qui venait de s’immobiliser sur le pas de la porte.
  
  Victor Tarkovski se tourna vers Hubert :
  
  — Excusez-moi, vieux garçon.
  
  — Je n’y suis pour rien, avoua Hubert, c’est l’équipe de Moscou qui a très bien fait son travail. Votre femme était dans l’avion avant même que nous ayons quitté l’ambassade soviétique de Mexico.
  
  — On m’a fait croire que tu étais à Odessa, malade, et que tu nous demandais. Là on m’a dit la vérité. Je n’en ai rien cru, alors on m’a menacée et j’ai eu peur pour l’enfant. Finalement, j’ai accepté de nouveaux vêtements et un faux passeport, j’ai embarqué, comme une touriste, sur le « Cuirassé Potemkine »…
  
  Hubert sourit, amusé. Le « Cuirassé Potemkine » lui rappelait de plaisants souvenirs. Il l’avait emprunté, lui aussi, pour s’échapper de Russie, trois années plus tôt.
  
  Madame Tarkovski continuait :
  
  — Après seulement, j’ai réalisé que tu subirais les pires représailles si l’on croyait que je m’étais enfuie volontairement.
  
  — Elle aussi a tenté de se jeter par la fenêtre, compléta Hubert. Vous étiez faits pour vous entendre !
  
  — Faites-les reconduire, Howard, ordonna Monsieur Smith en tirant son mouchoir.
  
  Hubert attendit qu’ils fussent sortis pour s’enquérir :
  
  — Je pars quand pour Cuba ?
  
  Monsieur Smith se moucha bruyamment sans répondre. Puis il tendit à Hubert un feuillet dactylographié. C’était une lettre :
  
  
  
  Cher ami.
  
  Félicitations ? Votre astuce pour camoufler vos empreintes digitales était digne de votre réputation et je n’aurais sans doute jamais eu la joie de vous exprimer mon admiration si une photo prise par le camarade Piotr Pogossian ne m’était tombée sous les yeux au cours de l’enquête que le Centre fait à Moscou au sujet des derniers événements dont Mexico et Montréal ont été le cadre. Ayant eu l’honneur d’être votre adversaire par trois fois en dix ans, je vous ai reconnu sans trop de peine.
  
  Vous avez donc gagné une fois de plus et je n’ai pas résisté à l’envie de rendre hommage à votre talent en vous consacrant une centaine de pages dans notre brochure « Pris en flagrant délit » que vous trouverez ci-joint (25).
  
  Ne me remerciez pas. Votre carrière méritait cette consécration.
  
  Bien amicalement.
  
  GREGORY.
  
  
  
  — La vache ! grinça Hubert, j’aurais dû le descendre à Londres, la dernière fois que je l’ai rencontré (26).
  
  Monsieur Smith éternua puis il dit doucement :
  
  — Je vous mets en congé, vieux garçon. Vous commencez à être vraiment trop connu, trop célèbre… Pourquoi n’iriez-vous pas vous reposer sur vos terres ? Vous avez bien gagné quelque repos… Et si vraiment vous vous ennuyez trop, eh bien, au lieu de raconter vos aventures à d’autres… écrivez-les vous-même ! ! !
  
  
  *
  
  * *
  
  — Hello ! lança Hubert dans le combiné. Comment allez-vous ?
  
  Maria-Grazia Rojaz le rassura : tout allait bien depuis son arrivée à Washington. Elle parlait lentement, peu familiarisée avec le maniement oral de l’américain.
  
  — J’aurais besoin d’une secrétaire pour quelques semaines, dit Hubert. Nous irions travailler en Louisiane, dans ma propriété…
  
  — Je serais ravie de vous être utile, susurra Maria-Grazia, malheureusement, je ne suis pas bilingue.
  
  — Une seule langue me suffira, assura Hubert.
  
  Sans rire…
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Méthode qui consiste à laisser un suspect agir, mais sans le perdre de vue jusqu’à ce qu’il soit pris sur le fait.
  
  2 Les couples canadiens se content volontiers fleurette dans les voitures. C’est le « parking ». Le « necking » vient plus tard, toujours en voiture. Il est dominé par le souci d’éviter l’irréparable.
  
  3 Couvre-chaussure en caoutchouc.
  
  4 Appellation familière du R.U. (rassledovatchnsëe Upravlenie) Service Cenral de Renseignements Soviètiques.
  
  5 Lieutenant de la Gestapo, Clara Knecht se rendit tristement célèbre par les variétés de tourments sexuels qu’elle avait imaginés.
  
  6 Camp d’entraînement du G.R.U. situé à 65 kilomètres de Moscou. Les cours de séduction y jurent longtemps donnés par un professeur qui se faisait appeler « Raspoutine » par ses élèves…
  
  7 « Femmes autorisées », dressées à déclencher les confidences sur l’oreiller.
  
  8 Institut neurochirurgical soviétique.
  
  9 « Le grand pays ». C’est ainsi que les ressortissants des USA vivant à l’étranger appellent leur mère patrie.
  
  10 Les dermites allergiques du visage par causes externes par Edwtn Sidi. (Edit. Expansion.)
  
  11 Appareil photo miniature de fabrication soviétique pesant 340 grammes et utilisant le micro format 14 x 21.
  
  12 En juin 1960 les Américains Mitchell et Martin empruntèrent le même itinéraire pour passer à l’Est.
  
  13 O.S.S. 117 Top Secret.
  
  14 Cette immobilisation appelée Kessa Katamé est très difficile à contrer.
  
  15 Coup de coude.
  
  16 O.S.S. 117 à l'école (Presses de la cité).
  
  17 Le M.V.D. est en effet sous le contrôle du M.G.B. (Ministère de la Sécurité) dont dépend le K.R.U. son service de contre-espionnage.
  
  18 Ce coup est ‘un atémi connu sous le nom de pneumogastrique. Il coupe le souffle et provoque l’évanouissement, voire la mort.
  
  19 Cabaret le plus réputé de Mexico.
  
  20 Renseignement faux qu’on fait parvenir volontairement à l'adversaire.
  
  21 Minuit.
  
  22 Cuba est une île montagneuse criblée de grottes et de cavernes. Vingt-trois dont deux ont été doublées de plomb et transformées en arsenal.
  
  23 Ce gaz existe réellement. Il ne présente aucun caractère toxique mais annihile la volonté chez tout être vivant, en paralysant les centres de l’hypothalamus
  
  24 Note de l’éditeur : Il est troublant de noter que ce livre fut écrit en mars 1963 et qu’en avril de la même année le Thresher disparaissait sans qu’on ait jusqu’ici expliqué les causes de l’accident…
  
  25 Bulletin d’information des services de renseignement soviétiques.
  
  26 Lire « OSS 117 préfère les Rousses », (Presses de la Cité).
  
  
  
  
  
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