Jean Bruce : другие произведения.

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  Collection "JEAN BRUCE"
  
  
  
  
  
  OSS 117
  
  APPELLE…
  
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSE DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Paisiblement, la caravane avançait sur le chemin surplombant la rivière. Un vent violent ridait la surface noire de l’eau. Monté sur un cheval nerveux, un homme, qui devait être un seigneur, maintenait à grand-peine sur ses jambes sa longue robe de soie luisante qui se gonflait avec obstination.
  
  Derrière lui, à quelques longueurs, suivaient d’autres cavaliers vêtus du costume traditionnel de peaux de chèvre retournées et coiffés de bonnets de fourrure. Les uns portaient une carabine en bandoulière, d’autres, plus simplement, un arc et des flèches.
  
  Enfin, terminant l’étrange convoi, des serviteurs en guenilles marchaient péniblement, ployant sous de lourdes charges ou tirant quelques ânes récalcitrants.
  
  La vallée paraissait étroite, profondément encaissée dans un cadre montagnard aride et désolé. De rares arbustes, rabougris et sans feuilles, accrochés comme de maigres araignées aux roches grisâtres, constituaient la seule végétation visible.
  
  Tranquillement, évoluant à son aise dans ce décor irréel fait à sa mesure, la caravane avançait toujours.
  
  Puis, venant d’on ne savait où, voix de quelque Dieu maléfique en courroux, un ordre guttural creva le silence impressionnant.
  
  Le seigneur vêtu de soie luisante n’avait pas sursauté. Il paraissait perdu dans une méditation fabuleuse, dans un monde de rêveries anachroniques, tel qu’il l’était lui-même dans son équipage médiéval.
  
  Mais ce fut aussitôt le spectacle dantesque, effroyable, d’une sorte de cataclysme incompréhensible, et d’autant plus terrifiant qu’il se déroulait dans un silence absolu, un silence inhumain, un silence comme il n’en peut exister que par-delà la mort.
  
  Le seigneur vêtu de soie s’était brusquement dressé comme sous l’effet d’une brûlure, son visage d’Asiatique exprimant un étonnement et une douleur extrêmes. Dans le même temps, sa monture se cabra, battant l’air de ses pattes dressées, dans un ultime et ridicule essai de défense.
  
  Puis, l’un et l’autre roulèrent au sol, ensemble, et demeurèrent inertes.
  
  La même scène d’épouvante se continuait, semblable à quelque hallucinante désintégration en chaîne, dont chaque maillon aurait été un homme ou un animal…
  
  En quelques secondes, il ne restait plus sur la piste que les corps sans vie, sur lesquels s’acharnait en vain le vent rageur et incompréhensif.
  
  — Stop ! Lumière !
  
  Cette voix… La voix qui avait donné l’ordre de mort…
  
  Une clarté violente inonda la vaste pièce bétonnée. Toute image disparut de l’écran. Déjà debout près de la porte, l’ingénieur en chef Konstantin Kirov promenait son regard brillant d’excitation sur les quelques spectateurs qui paraissaient soudain pétrifiés dans les fauteuils surélevés, semblables à des sièges de dentiste.
  
  — Alors ? railla Kirov. Cela vous fait tant d’effet de voir détruire une bande de sauvages ? Le bar nous attend !
  
  Il y eut quelques raclements de gorge. Le premier, Ivan Dantchenko, le directeur du Centre, se mit debout et rejoignit Kirov. Le regard de Dantchenko était étrangement fixe et pâle ; ses mains tremblaient et son visage dur était secoué de tics nerveux. Kirov, l’examinant froidement, demanda :
  
  — Comment trouvez-vous cela, Camarade Directeur ?
  
  Dantchenko se secoua, puis répondit d’une voix curieusement enrouée :
  
  — Trop rapide, mon cher. Beaucoup trop rapide…
  
  — Moi, je trouve cela terrifiant… Quand je pense qu’un ordre de Kirov peut déclencher quelque chose d’aussi horrible…
  
  Ethel Wuergler frémit et ne termina pas sa phrase. Dantchenko se retourna vers elle et sourit ; il parut en même temps se détendre et offrit son bras à la jeune femme :
  
  — Ma chère Ethel venez donc prendre un cordial.
  
  Ethel ne se fit pas prier. Seule femme du groupe, elle en était évidemment le centre d’attraction. Tous les regards convergeaient vers elle ; sauf, peut-être, celui de Kirov, qui affectait une dédaigneuse indifférence à son égard.
  
  Nicolaï Kantsel, l’ingénieur-adjoint, arriva à son tour, bourrant une pipe recourbée, sans cesser de donner la réplique à Hermann Wuergler, le mari d’Ethel, homme d’apparence insignifiante, mal soigné, dont les lunettes cerclées de fer dissimulaient les yeux vifs et ardents d’intellectuel illuminé, Walter Kellog, un grand garçon, jeune et blond, les dépassa et alla rejoindre au bar le groupe formé de Dantchenko, Kirov et Ethel Wuergler. Le visage de Walter était pâle et une légère sueur le couvrait d’une rosée scintillante.
  
  — Vous ne paraissez pas à votre aise, Kellog ! Ce qui vient de se passer est-il contraire à vos principes humanitaires, ou bien regrettez-vous que votre bien-aimé Führer n’ait pu disposer d’une arme semblable avant que l’Allemagne ne fut à genoux.
  
  La voix de Dantchenko était sèche, cruelle. Derrière lui, Hermann Wuergler tressaillit et ses mâchoires se serrèrent un instant avec force, Kellog s’était redressé et ce fut presque avec défi qu’il répliqua :
  
  — Il n’est pas en votre pouvoir de m’interdire de tels regrets !
  
  Dantchenko eut un rictus féroce et reprit plus doucement :
  
  — Non, mon pouvoir ne va pas jusque-là, c’est juste ; mais mon pouvoir me permet de frapper les traîtres et les ennemis du peuple !
  
  Un silence inquiet s’était établi aussitôt. La voix de Dantchenko était mielleuse, et cela ne signifiait jamais rien de bon. Puis d’un ton mal assuré, Walter Kellog repartit :
  
  — Le peuple ! Quelle rigolade !
  
  Ethel Wuergler n’eut que le temps de se glisser devant Dantchenko. Avec un remarquable sang-froid, elle trouva une diversion immédiate :
  
  — Mais… je ne vois pas Mansfeld… Se serait-il endormi dans son fauteuil ?
  
  Kirov ricana et Kantsel posa son verre pour retourner vers la salle de projections.
  
  — Je vais voir, fit-il Ce serait vraiment trop drôle !
  
  Ethel partit d’un rire un peu forcé. Kellog en profita pour battre en retraite et se diriger vers Wuergler sous l’œil féroce de Dantchenko. Mais la femme attrapa celui-ci par le bras et lui murmura quelques mots à voix basse…
  
  — Camarades !
  
  Le ton de Kantsel était grave et impérieux, et tous se retournèrent d’une pièce vers la porte dans laquelle il venait de s’encadrer de nouveau.
  
  — Mansfeld est mort.
  
  Il y eut un instant de stupeur totale. Puis, Ethel laissa échapper son verre qui se brisa sur les dalles de ciment, dans un éclatement sec. Dantchenko réagit le premier. Égrenant d’effroyables jurons dans sa langue natale, il bondit vers la salle de projections, suivi immédiatement des ingénieurs et de la femme.
  
  Arthur Mansfeld se trouvait encore sur le fauteuil qu’il avait occupé dès le début de la séance. Il n’était plus en position assise, mais son corps, tendu et rigide, semblait avoir été pétrifié dans une dernière attitude d’insupportable douleur. Sa tête était renversée, formant un angle droit avec le dos, et son visage livide demeurait crispé ; les mâchoires, violemment contractées, paraissaient être soudées. Les yeux grands ouverts, dilatés à l’extrême, fixaient le plafond bétonné.
  
  Kantsel, qui doublait sa qualité d’ingénieur de celle de docteur en médecine, se livra à un rapide examen puis laissa tomber son verdict :
  
  — Empoisonnement. Strychnine ou thallium…
  
  Se retournant vers Dantchenko, il interrogea :
  
  — Suicide ?
  
  Kirov haussa les épaules avec mépris.
  
  — Bien entendu ! Cet imbécile est allé rejoindre son Führer !
  
  Wuergler pâlit de nouveau et son regard brilla d’une brève et féroce lueur.
  
  Lentement, comme un acteur calculant ses effets, Dantchenko pivota sur ses talons et lança à l’adresse de Kellog :
  
  — Qu’en pensez-vous, « monsieur » Kellog ?
  
  L’interpellé sursauta, comme pris en faute et bredouilla quelque chose d’inintelligible. Son attention paraissait attirée par toute autre chose. Par réflexe, les yeux de Dantchenko suivirent la direction du regard de Kellog. Celui-ci bondit au même instant, s’empara d’une feuille arrachée à un carnet de note fixé sur le bras du fauteuil qui se trouvait chiffonnée dans la main crispée du cadavre.
  
  Gêné par Ethel qui se trouvait près de lui, Dantchenko ne put intervenir à temps. Déjà, Walter Kellog avait porté le papier à sa bouche et tentait de l’avaler.
  
  Ce fut Kirov qui fit ce qui s’imposait. D’une droite foudroyante, il abattit Kellog qui s’écroula lourdement sur le ciment qui formait le sol.
  
  Ethel Wuergler avait poussé un cri. De ses deux mains, elle comprimait ses tempes, cependant que son regard dilaté paraissait rivé sur le visage de Kellog. Hermann, son mari, eut un mouvement instinctif pour se porter vers elle, mais il se reprit et demeura immobile, pâle et frémissant.
  
  Appelés par Kantsel, des hommes en uniforme apparurent et soulevèrent Kellog.
  
  — Emmenez-le dans mon bureau, ordonna Dantchenko.
  
  Les soldats obéirent. Le chef du centre fit un signe à ses compagnons qui le suivirent pour revenir dans le bar. Le verre brisé accrochait la lumière, en mille éclats, au centre d’une large flaque liquide.
  
  Kirov arborait une mine inquiète.
  
  — Que signifie tout cela, Camarade Directeur ?
  
  Dantchenko se redressa : une lueur féroce brillait dans son regard cruel.
  
  — Walter Kellog n’était pas Walter Kellog, répondit-il doucement. Mansfeld, en ayant conçu le soupçon, m’en avait fait part. Il est probable que le pseudo Kellog avait découvert le danger qui le menaçait et cru pouvoir y mettre fin en assassinant Mansfeld…
  
  Ethel remarqua soudain que Dantchenko parlait déjà de Kellog au passé. Elle eut froid, tout d’un coup, et alla s’appuyer au bar. Comme dans un rêve, elle entendit Hermann Wuergler, son mari, déclarer d’un ton glacial :
  
  — Je veux bien croire que Kellog n’était pas Kellog, puisque monsieur Dantchenko…
  
  — Le Camarade Directeur !
  
  Wuergler toussota et reprit docilement :
  
  — Puisque le « Camarade Directeur » l’assure. Mais ce que je puis vous assurer, moi, dans la mesure où cela vous intéresse, c’est que Mansfeld n’était certainement pas Mansfeld !
  
  Kirov et Kantsel sursautèrent et leurs regards convergèrent vers le chef du Centre. Celui-ci souriait d’un sourire rusé et sarcastique. Finalement, il répliqua, d’un ton extrêmement doucereux :
  
  — Le camarade ingénieur me paraît vraiment très perspicace… Beaucoup trop perspicace !
  
  Hermann Wuergler parut soudain mesurer son audace et se troubla. Il ajouta en bredouillant :
  
  — Enfin, il n’était certainement pas le Mansfeld qu’il prétendait être, et que j’ai fort bien connu…
  
  Dantchenko avait abandonné son sourire. D’un ton coupant, il commanda :
  
  — Taisez-vous ! Vous viendrez dans une heure vous expliquer dans mon bureau.
  
  Il tourna les talons et quitta le bar, croisant une équipe de soldats aux visages asiatiques, qui apportaient une civière pour enlever le cadavre.
  
  Ethel fit un pas vers son vieux mari. Ses lèvres sensuelles tremblaient de colère. Sa gorge opulente se soulevait avec force au rythme de sa respiration. Elle ne prononça qu’un mot, un seul :
  
  — Imbécile !
  
  Kirov et Kantsel sortirent à leur tour, ricanant ostensiblement. Ethel les suivit. Seul, le vieux savant allemand demeura longtemps immobile au centre de la pièce. Son regard fatigué, que tout éclat semblait avoir brusquement abandonné, regardait sans les voir des morceaux de verre épars dans une tache liquide…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  M. Smith cessa soudain de parler et stoppa le magnétophone. Un feu blanc s’était allumé sur un tableau encastré dans le bureau et clignotait régulièrement. D’un geste machinal, M. Smith avança son pied sous le meuble et pressa un bouton sous sa semelle.
  
  Quelques secondes s’écoulèrent, puis une porte capitonnée s’ouvrit doucement, livrant passage à un homme portant l’uniforme de capitaine de l’armée des U.S.A.
  
  — Je m’excuse de vous déranger, monsieur, fit-il. Nous avons reçu des nouvelles de « Mustard » et j’ai pensé que vous aimeriez les connaître tout de suite. Le déchiffrement vient d’être terminé. Voici le « poulet ».
  
  M. Smith tendit sa main grasse et soignée pour prendre les feuilles que lui tendait l’officier.
  
  — Merci, fit-il. Vous pouvez disposer…
  
  Le capitaine salua et sortit. La porte capitonnée se referma. Un feu jaune s’alluma un instant sur le tableau, puis s’éteignit.
  
  M. Smith posa le rapport devant lui et enleva ses binocles qu’il entreprit de nettoyer au moyen d’une minuscule peau de chamois tirée d’une poche de son gilet. Lorsque ce fut fini, il passa sa main de prélat sur son regard fatigué de myope et replaça soigneusement ses verres.
  
  Puis, il reprit les feuilles dactylographiées et lut :
  
  PENTAGONE.
  
  ULTRA SECRET
  
  rapport d’agent.
  
  source : S.B. 63.34.
  
  destinataire : C.I.A., Section Z.
  
  (suivant accord W.O.)
  
  Déchiffreur : 1.71.5.
  
  ex : 1 (S).
  
  TEXTE : L’agent américain O.S.S. 432 qui s’était introduit à Mustard sous l’identité de l’ingénieur allemand Walter Kellog a été démasqué. Avons pu avoir les restes du cadavre affreusement mutilé. Ignorons si 432 a cédé aux tortures. Nous félicitons avoir retardé prise contact. Insistons sur le fait que C.I.A. doit envoyer homme premier plan ou renoncer. STOP. Renseignements concordants sur progression extrêmement rapide travaux en cours. Essais fréquents, efficacité rayon mortel. Nomades ont découvert carcasse B 36 disparu. Corps intacts. Assurance que mort équipage antérieure à écrasement. Impossibilité personnelle me procurer plan réseau mortel protégeant Mustard. En cas nécessité absolue, vulnérabilité paraît assurée à engin type V2. STOP. Lancement fusée gigogne effectué ce matin. Avons pu prendre photographies que vous faisons parvenir selon voie habituelle. Sommes toujours sans nouvelles S.B. 61-97. STOP. Avons eu connaissance travaux gigantesques effectués dans flanc montagneux retenant eaux du lac. But probable destruction Mustard. Conclusion à votre choix. STOP. Nécessité action rapide. STOP. Situation personnelle sans changement. STOP. Avons pu établir liste suivante personnel directeur :
  
  1. Dantchenko Yvan, 40 ans, Commissaire politique, Directeur du Centre.
  
  2. Kirov Konstantin, 52 ans, Ingénieur en chef, ancien Président Académie des Sciences de Géorgie.
  
  3. Kantsel Nicolaï, 56 ans, Ingénieur en chef-adjoint, ancien Président de l’Académie des Sciences d’Arménie.
  
  4. Wuergler Hermann, 62 ans, Ingénieur d’origine allemande. Ex-directeur adjoint des études à Peenemunde(1).
  
  A noter que Wuergler a obtenu que sa femme, Ethel, soit admise à vivre auprès de lui à Mustard. Peu de temps après son arrivée, Ethel Wuergler est devenue la maîtresse de Dantchenko.
  
  TERMINÉ.
  
  
  
  D’un geste mesuré, M. Smith reposa le document sur son bureau. Son front était devenu soucieux et son regard rêveur fixait un point imaginaire, au-delà des murs du Pentagone(2)… Mustard…, ce terme, purement conventionnel, représentait depuis quelques mois le sujet essentiel des préoccupations de l’État-major U.S.A.
  
  Le rapport que venait de lire M. Smith ouvrait des horizons nouveaux. Kirov et Kantsel, qui s’y trouvaient cités, n’étaient pas inconnus du C.I.A. Smith savait qu’ils avaient été chargés, à un certain moment, de découvrir les moyens d’application pratique du rayon de la mort, dont le principe avait été établi par eux. Un laboratoire avait été mis à leur disposition en plein cœur du Caucase, à quelque soixante miles au nord-est de Batoum.
  
  Des spécialistes allemands leur avaient été adjoints, qui leur avait probablement apporté une aide précieuse. Rapidement, les recherches avaient dépassé le plan théorique pour entrer dans le domaine expérimental. Plusieurs agents, aussi bien britanniques qu’américains, avaient réussi à s’introduire dans le centre de recherches et à s’y maintenir un certain temps. Puis, presque dans le même temps, tous s’étaient trouvés éliminés. Les renseignements avaient cessé d’arriver durant de longs mois. Lorsqu’il avait été possible de rétablir le contact, cela avait été pour apprendre que Kirov et Kantsel avaient disparu, ainsi que la plupart des techniciens qui les secondaient. Toutes les tentatives faites pour retrouver la trace des deux savants étaient demeurées sans résultat. Le rapport que venait de recevoir Smith dissipait le mystère : et cela n’avait rien de rassurant…
  
  Smith se frottant doucement les mains, pressa le bouton qui se trouvait sous sa semelle. La porte capitonnée s’ouvrit et l’officier qui avait apporté le rapport pénétra dans la pièce.
  
  — Dites-moi, Howard, connaissez-vous la situation actuelle de l’agent 117 ?
  
  Howard eut un léger sourire.
  
  — L’agent 117 est actuellement au repos à Miami, monsieur. J’ai pensé que vous pourriez avoir besoin de lui et ai déjà préparé son rappel…
  
  M. Smith demeura impassible. Il paraissait très las, incapable d’une quelconque réaction.
  
  — C’est bien, Howard, qu’il vienne me voir demain matin, à onze heures…
  
  — Bien, monsieur…
  
  — Faites aussi le nécessaire auprès des familles des membres de l’équipage du B 36 cité dans ce rapport. La liste se trouve dans le dossier Mustard.
  
  Vous me porterez ce dossier demain matin, avant que je ne reçoive 117. Allez…
  
  — Le nécessaire sera fait, monsieur.
  
  Le capitaine Howard salua son chef et quitta la pièce. Smith posa son lorgnon sur le rapport, passa sa main replète sur son regard fatigué et reprit sa rêverie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Il y avait peu de monde dans le hall de l’Hôtel Oriental. Obstinément, les ventilateurs brassaient l’air chaud de leurs bras démesurés.
  
  Le chasseur, minuscule et net dans sa tunique blanche, tourna son regard sombre vers l’étranger qui descendait posément le monumental escalier. Il saisit un pli dans une case et fit quelques pas à la rencontre de l’homme blond.
  
  — Pour vous, mister Spain…
  
  Harry Spain prit la lettre que lui tendait le groom et chercha dans sa poche quelque monnaie pour le pourboire. Le jeune employé s’empara des pièces blanches avec avidité et s’inclina profondément.
  
  — A votre service, mister Spain.
  
  Harry Spain glissa l’enveloppe dans son veston puis se dirigea vers la sortie. Sur le trottoir, le soleil l’éblouit et il suffoqua un instant sous l’effet de la chaleur torride qui pesait sur Bangkok.
  
  Après avoir préservé ses yeux derrière de larges lunettes noires, il fit signe à un samlor(3) qui paraissait somnoler à quelques pas de là dans les brancards de son véhicule. Le coolie sembla se réveiller brusquement et s’approcha de sa démarche souple.
  
  Harry Spain se hissa dans le fragile pousse-pousse et se carra le plus confortablement qu’il put dans le siège étroit.
  
  — Où allons-nous, mister ?
  
  — Combat de poissons.
  
  — Lequel, mister ?
  
  — Le plus proche.
  
  Le samlor décolla la légère voiture du trottoir et partit au rythme rapide d’une foulée souple et légère.
  
  Harry Spain tira l’enveloppe de la poche où il l’avait enfouie et la déchira sur un des côtés. Elle contenait une simple feuille de papier, visiblement arrachée d’un bloc, sur laquelle étaient inscrits ces simples mots :
  
  « Ce soir, neuf heures, Éléphant Blanc. »
  
  Un mince sourire éclaira une seconde le visage dur de Spain. Il passa un pouce machinal sur la cicatrice bleuâtre qui lui barrait la joue droite, puis entreprit de déchirer minutieusement la feuille qu’il laissa ensuite s’envoler au vent de la course, morceau par morceau. Finalement, il roula l’enveloppe et la jeta dans le caniveau.
  
  Bertie avait donc appris que Harry Spain cherchait à entrer en relations avec lui et il acceptait de le rencontrer. L’« Éléphant Blanc » était une des boîtes de nuit les plus connues de Bangkok. Harry y avait justement passé un moment la veille. Il s’étonnait de ce que le billet ne portât aucune instruction destinée à faciliter la prise de contact. Cela ne laissait pas de l’inquiéter. Bertie le connaissait donc ?
  
  Ils longeaient le Ménam encombré de bateaux. La surface ridée du fleuve brasillait sous la lumière ardente. Au loin, se profilait le trait sombre du pont du Souvenir. Puis le coolie obliqua brusquement dans une ruelle étroite et sale. Le pousse cahotait durement sur le sol défoncé. Enfin, il s’arrêta. Harry Spain descendit et régla le prix de la course.
  
  Un « astrologue » ambulant était installé devant la haute porte, assis sur une pierre. Levant son visage ridé comme une vieille pomme vers l’étranger, il offrit ses services.
  
  Un tical(4) seulement, mister.
  
  Harry Spain eut un mouvement d’hésitation, puis il fit un geste de refus et passa son chemin. Il entendit derrière lui le vieux sorcier déclamer :
  
  — L’homme blanc regrettera de ne pas m’avoir écouté. Un grand danger le menace…
  
  Harry déboucha sur un terrain vague où se pressait une foule dense et agitée. Les Jaunes étaient en majorité, mais quelques Blancs se trouvaient là également. Des Américains, sans doute, peut-être aussi des Français.
  
  Harry se fraya un passage en jouant des coudes dans la cohue. Les vociférations de l’astrologue lui revinrent à l’esprit. Il le savait bien, pardi, qu’un grave danger le menaçait. Et après ? Toute la vie n’était-elle pas composée uniquement de dangers ? Harry ricana. Il était arrivé devant la table sur laquelle étaient alignés les bocaux qui contenaient les combattants : des petits poissons féroces, qui luttaient sauvagement jusqu’à ce que l’un d’eux remontât à la surface, le ventre en l’air.
  
  Ceux-là aussi étaient en danger. Le danger n’était-il pas le premier privilège de tout être vivant ? Certains cherchent à l’éviter, d’autres vont à sa rencontre… Harry Spain appartenait à cette dernière catégorie, incontestablement.
  
  D’une chiquenaude, il repoussa son casque sur sa nuque. La chaleur devenait intenable. Autour de lui les paris fusaient. Il jeta quelques tics sur la table et choisit un favori ; au hasard…
  
  « Ce soir, neuf heures, Éléphant Blanc… »
  
  La phrase dansait encore devant ses yeux. Comment se passerait l’entrevue ? Bertie viendrait-il lui-même ou, ce qui était plus probable, enverrait-il un de ses lieutenants prendre le premier contact, avec mission d’emmener Harry à quelque rendez-vous nocturne et plein de mystère ?
  
  Le poisson sur lequel il avait misé se trouvait en difficulté. Harry oublia ses autres préoccupations pour ne plus suivre que l’agonie du vaillant petit guerrier épuisé.
  
  Lorsque tout fut fini, il trouva soudain ce jeu stupide et décida de repartir. Abandonnant les quelques ticals qu’il venait de perdre, il pivota sur ses talons et recommença à jouer des coudes pour s’extirper de la foule excitée et grouillante.
  
  Il se retrouva rapidement dans la ruelle. Le vieil astrologue était toujours là. Harry sortit une pièce de sa poche et la lui lança.
  
  — Pour ta prédiction, grand-père…
  
  Le petit homme jaune plongea et ramassa le tical d’un geste vif.
  
  — Oublie ce que j’ai dit. Mai ben rai.
  
  Mai ben rai… A tout propos, ces trois mots revenaient dans la conversation des Siamois, exprimant leur fatalisme et leur indifférence. Mai ben rai… Cela n’a pas d’importance…
  
  Harry arrivait au bout de la ruelle. Sa chemise trempée de sueur collait à sa peau. Pourquoi n’était-il pas resté tranquillement allongé dans sa chambre de l’Hôtel Oriental ?
  
  Il aperçut de l’autre côté de la chaussée, au bord du fleuve, un petit coolie, qui le fixait, lever le bras. N’était-ce pas celui qui l’avait amené là quelques instants plus tôt ? Alors qu’il tournait le coin du trottoir, il vit la longue limousine rouge qui fonçait vers lui. Un canon noir et luisant jaillit d’une portière. Une sirène se mit à hurler. Des flammes, brèves, rageuses, sortirent de l’arme automatique…
  
  Réalisant au quart de seconde, Harry Spain avisa sur sa gauche une vitrine fleurie. D’un bond fantastique, il se lança dedans tête première, au moment où les premières balles sifflaient à ses oreilles. Il se retrouva à plat ventre dans la boutique, au centre d’un Niagara de verre brisé. Il perçut le ronflement suraigu du moteur de la limousine poussé à fond. Le danger était passé.
  
  Il se releva sans hâte. Son casque colonial lui avait frayé le passage ; il n’avait pas une égratignure.
  
  Un visage féminin se montra timidement derrière un comptoir. Une Siamoise, jolie et précieuse comme une poupée de jade, s’avança de quelques pas prudents vers l’étranger qui était entré de si curieuse manière. Harry désigna les dégâts de son pouce relevé et sortit son portefeuille.
  
  — Ça fait combien ?
  
  Il était absolument impassible et la jeune femme paraissait stupéfaite de sa désinvolture. N’obtenant aucune réponse, Harry tira une coupure importante et la tendit à la jolie personne.
  
  — Je pense que cela suffira ? Je suis désolé…
  
  Elle prit le billet et un sourire éclaira son visage ravissant.
  
  — Mai ben rai… Je vous remercie.
  
  Très calme, Harry Spain décida qu’il était temps de disparaître. Il salua cérémonieusement, puis se dirigea vers la porte. Il avait à peine posé le pied sur le trottoir brûlant qu’il se trouva entouré par plusieurs policiers en uniforme blanc. Il comprit que toute résistance était inutile. De toute façon, il devait conserver ses chances intactes.
  
  Il monta docilement dans la voiture qui démarra immédiatement.
  
  
  *
  
  * *
  
  Debout au centre du cachot, Harry Spain en terminait posément l’inspection. Il avait connu déjà d’autres geôles au cours de son existence aventureuse, mais jamais rien de comparable à celle où il se trouvait pour l’heure. Surmontant son dégoût, il se dirigea tranquillement vers la porte et heurta violemment le panneau de son poing refermé.
  
  Un garde se montra aussitôt dans l’ouverture carrée du judas. D’un ton très calme, comme s’il avait demandé à un voisin de table de lui faire tenir le sel, Harry s’enquit :
  
  — Ne serait-il pas possible d’obtenir un autre logement ? Je suis disposé à payer plus cher…
  
  La face asiatique du garde demeurait impénétrable dans le cadre rectangulaire de l’étroite lucarne.
  
  — Il y a une autre cellule qui vient d’être refaite à neuf, dit-il finalement d’une voix neutre. Les travaux ont coûté très cher…
  
  Harry Spain eut un geste d’indifférence.
  
  — Combien ?
  
  Sans sourciller, le Siamois répondit :
  
  — Mille tics pour huit jours.
  
  Harry laissa échapper un léger ricanement.
  
  — Vous êtes presque aussi cher que l’Hôtel Oriental, mon vieux… Et si je ne reste pas huit jours ?
  
  Une curieuse lueur traversa le regard sombre de l’homme.
  
  — Soyez tranquille, jamais un prisonnier n’est sorti d’ici en moins de huit jours !
  
  Désinvolte, apparemment très sûr de lui, Harry Spain répliqua :
  
  — Hé bien, ce sera l’exception ! De toute façon, marché conclu. Mais je veux visiter d’abord !
  
  Le garde parut trouver cette exigence tout à fait naturelle et ouvrit la porte. Dans le couloir, relativement bien aéré, Harry Spain respira à grands coups.
  
  La geôle qui lui était proposée était vaste et d’une propreté presque méticuleuse. Le pavage du sol était net et les murs blanchis à la chaux depuis peu. Le prisonnier remit les mille tics demandés et le garde l’enferma dans son nouveau domaine.
  
  Harry Spain enleva alors sa veste de toile blanche et son casque colonial, les posa sur un tabouret et alla s’étendre sur un lit de camp provenant vraisemblablement des surplus alliés. Quelques minutes plus tard, il dormait.
  
  Il se réveilla brusquement au bruit de la porte qui s’ouvrait. Le garde se pencha pour lui lancer un clin d’œil et s’effaça pour laisser entrer deux policiers, impeccables dans leurs uniformes blancs.
  
  — Vous devez venir avec nous, déclara l’un d’eux.
  
  Harry ne demanda aucune explication. Il se leva, se recoiffa sans hâte, enfila sa veste et garda son casque à la main.
  
  — Je vous suis…
  
  Il quitta la prison entre ses deux gardiens qui tenaient ostensiblement leur main droite posée sur la crosse du pistolet automatique pendant à leur ceinture. Une limousine noire, de marque américaine, attendait devant la porte. Harry s’y installa entre les deux policiers et le chauffeur démarra immédiatement.
  
  Harry Spain paraissait complètement indifférent à son sort. Il ne s’intéressait même pas ouvertement au trajet suivi. La voiture se dirigeait vers le centre de la ville. Elle s’immobilisa finalement devant un immeuble moderne et Harry Spain descendit sans manifester la moindre curiosité. Il connaissait cet immeuble et commençait à s’amuser beaucoup intérieurement, car il savait que les Siamois ne pouvaient en aucun cas présenter un danger pour lui.
  
  Ils montèrent dans un ascenseur qui s’éleva rapidement. Ils suivirent un long couloir et Harry fut finalement poussé dans une pièce aux vastes dimensions, où se trouvaient déjà plusieurs personnes.
  
  Les gardes disparurent en refermant la porte.
  
  Un Siamois, jeune et sympathique, se tenait assis derrière un large bureau moderne. Ses yeux pétillaient derrière des lunettes fines. Il était vêtu d’un complet de soie crème, de coupe européenne. Derrière lui, adossés au mur, des officiers de l’armée siamoise fixaient le nouvel arrivant avec beaucoup d’attention.
  
  Harry Spain s’approcha d’un pas nonchalant, passant son pouce sur la cicatrice bleuâtre de sa joue droite, dans un geste qui paraissait lui être familier.
  
  Le civil lui désigna un fauteuil.
  
  — Asseyez-vous, je vous prie.
  
  Harry Spain obéit, croisa ses longues jambes et soutint tranquillement le regard aigu du Siamois. Il y eut un long silence, puis ce dernier prit la parole, en anglais, qu’il parlait sans accent :
  
  — Vous vous trouvez ici dans un bureau du C.I.C(5).
  
  Il attendit un instant avant de poursuivre, guettant les réactions de Spain qui n’en manifesta aucune. D’un ton sec, l’homme jaune reprit :
  
  — Nous avons lu le rapport vous concernant. Vous avez failli être abattu en pleine ville ; peut-être seriez-vous satisfait d’apprendre par qui ?…
  
  Harry Spain demeurait de glace. Son interlocuteur respira profondément et poursuivit d’un ton volontairement neutre :
  
  — Vos agresseurs ont eu un accident peu après vous avoir mitraillé. Ils ont réussi à s’échapper… Les documents que nous avons trouvés, abandonnés dans la voiture, nous ont appris leur identité… et la vôtre !
  
  Harry avait cillé légèrement. Ses mains puissantes se refermèrent sur les accoudoirs du fauteuil. Puis un sourire de commande effleura ses lèvres et il toussota légèrement, comme s’il avait eu l’intention de parler. Mais il se renferma dans son mutisme et le Siamois continua :
  
  — Ces hommes, qui ont essayé de vous abattre, sont des agents des Services de Renseignements des U.S.A.
  
  Une légère rougeur monta aux pommettes de Spain qui passait un pouce machinal sur sa cicatrice. Impatienté, l’homme jaune reprit :
  
  — Cela ne vous intéresse pas ?
  
  Harry Spain sourit, observant attentivement l’extrémité de son pouce.
  
  — Pas le moins du monde, assura-t-il.
  
  Le Siamois se contint. Fixant durement le prisonnier, il demanda :
  
  — Que penseriez-vous si nous vous remettions entre les mains de l’Ambassade des U.S.A., monsieur Frank Reissl ?
  
  Le pseudo Harry Spain avait bondi, comme un diable hors de sa boite.
  
  — Je penserais que vous êtes de fichus salauds ! gronda-t-il.
  
  Le Siamois se carra dans son siège, visiblement satisfait d’avoir enfin réussi à tirer une réaction du prisonnier. D’un ton suave, ses yeux sombres luisant de ruse, il continua :
  
  — Pourtant, vous n’ignorez pas que la politique du Siam est actuellement axée sur celle des U.S.A. Les dollars que nous recevons ne nous sont accordés, vous devez vous en douter, qu’en échange de certaines contreparties que je n’ai pas à énumérer Disons que votre remise à nos alliés entrerait dans le cadre des obligations que nous avons acceptées…
  
  Il se pencha en avant, prit un étui d’or massif posé sur le buvard, alluma une cigarette et reprit :
  
  — Soyez persuadé que si nous sommes obligés de vous remettre entre les mains de nos amis américains, nous ne le ferons pas de gaieté de cœur. Nous pourrions évidemment vous garder quelque temps en prison et vous reconduire ensuite à une frontière de votre choix. Mais l’Ambassade des U.S.A. doit déjà être informée de votre arrestation. Dans quelques heures, votre sort sera réglé…
  
  Frank Reissl passa un pouce hésitant sur sa cicatrice et répliqua d’une voix songeuse :
  
  — En quelques heures, il peut se passer beaucoup de choses…
  
  Un étrange sourire retroussa la lèvre épaisse du Siamois.
  
  — C’est également notre avis, assura-t-il. Si vous vouliez vous montrer compréhensif, si vous acceptiez de répondre à certaines questions que nous désirons vous poser…
  
  Frank Reissl leva ostensiblement son regard jusqu’au plafond.
  
  — Je sais bien peu de choses ;…
  
  — Les fonctions que vous avez occupées à la base américaine de White Sands, avant que vous ne vous en évadiez…
  
  Reissl passa de nouveau son pouce sur sa cicatrice et fixa ensuite avec affectation l’extrémité de son doigt.
  
  — J’étais tenu en réserve…
  
  — Vous étiez intime avec le colonel comte Von Rudman, l’ancien directeur de la base de Peenemunde…
  
  Reissl haussa les épaules.
  
  — Cela ne signifie nullement que j’étais dans le secret des dieux.
  
  Patient, le Siamois sourit et reprit :
  
  — Bien sûr… Toutefois, je pense que s’il dépendait de votre mémoire d’être remis ou non aux Américains, la nécessité d’un effort vous apparaîtrait peut-être ?
  
  Reissl soutint le regard du Siamois et s’enquit avec beaucoup de calme :
  
  — Est-ce le cas ?
  
  Courtois, l’Asiatique s’inclina légèrement.
  
  — Sans aucun doute…
  
  Reissl paraissait réfléchir intensément. Il demanda encore :
  
  — Vous m’excuserez, mais je ne vois pas très bien en quoi les informations que je pourrais posséder sont susceptibles de vous intéresser. Vous n’êtes pas une nation suffisamment industrialisée pour en tirer quelque parti…
  
  Le Siamois hésita un instant, jouant avec un coupe-papier d’or massif, puis rétorqua :
  
  — Des informations de ce genre constituent toujours, à défaut d’autre chose, une monnaie d’échange très appréciée…
  
  Reissl laissa fuser un léger ricanement.
  
  — Je vois… Je vois…
  
  Puis, paraissant prendre une décision soudaine, il enchaîna :
  
  — Pouvez-vous me laisser réfléchir jusqu’à demain ? Dès maintenant, j’accepte le principe de votre proposition, mais vous comprendrez que je ne tienne pas le moins du monde à jouer les dupes. Je vous dirai demain matin comment j’envisage de traiter cette affaire et nous essaierons de nous mettre d’accord…
  
  Le Siamois laissa paraître une vive contrariété.
  
  — Ne pouvez-vous en discuter maintenant ?
  
  — Impossible.
  
  — Bon ! Mais n’oubliez pas que demain matin est le dernier délai. Si un accord n’est pas intervenu, vous serez remis à vos anciens maîtres.
  
  Reissl se leva. Rigide, il inclina légèrement la tête et claqua des talons.
  
  — Nous sommes d’accord, Excellence…
  
  Au titre qu’il venait de prononcer, le Siamois avait sursauté. Puis, un étrange sourire détendit ses traits d’Asiatique.
  
  — Vous êtes très intelligent, monsieur Reissl…
  
  Glacé, ce dernier approuva :
  
  — On le dit.
  
  
  *
  
  * *
  
  Immobile près de l’étroite fenêtre coupée de barreaux, Frank Reissl réfléchissait. D’un geste machinal, il parcourait de son pouce le tracé profond de la cicatrice qui lui barrait la joue. Puis, il pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte qu’il heurta durement de son poing fermé.
  
  Le garde vint très vite et pénétra dans la cellule. Reissl l’invita d’un signe à refermer le battant. Puis, d’un ton sourd et égal, il commença :
  
  — Avez-vous entendu parler de « Monsieur Bertie » ?
  
  Le garde détourna son regard sombre et répondit prudemment :
  
  — C’est possible, monsieur…
  
  Reissl reprit :
  
  — Si vous preniez l’initiative de l’informer de ma présence ici, sous votre surveillance, je crois que des propositions intéressantes pourraient vous être faites.
  
  Le geôlier prit une mine indifférente.
  
  — Je vais y penser, répondit-il.
  
  Reissl n’insista pas. Il savait que l’homme ne perdrait pas de temps.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  La nuit était venue douce et parfumée. Le grondement sourd et intermittent des tramways, qui pénétrait jusque dans la cellule, n’arrivait pas à troubler le sommeil paisible de Harry Spain, alias Franck Reissl.
  
  Il ne s’éveilla même pas lorsque deux hommes vêtus à l’européenne pénétrèrent dans la geôle et ils durent le secouer pour le faire mettre debout. Il pensa immédiatement, jugeant sur leur taille et leur aspect physique, que les nouveaux venus ne devaient pas être des Siamois, mais plutôt des Chinois. Peu lui importait d’ailleurs. Il aurait tout aussi bien accepté des nègres.
  
  Celui qui paraissait être le chef lui déclara dans un anglais à peu près correct qu’il devait les suivre immédiatement. Un haut fonctionnaire du Gouvernement de Sa Majesté le Roi désirait le voir.
  
  Toujours flegmatique, d’une indifférence presque méprisante, Harry Spain enfila son veston blanc, noua sa cravate, tira un coin de la couverture pour faire briller l’extrémité de ses chaussures, chassa quelques poussières sur son pantalon et prit son casque colonial dans sa main gauche.
  
  — A votre disposition, messieurs…
  
  Il passa entre les deux Chinois et les attendit poliment dans le couloir. Son regard s’arrêta alors sur le garde siamois qui était étendu sur le sol, pieds et poings liés. Il n’en manifesta aucune surprise.
  
  — Par ici, mister Spain…
  
  Il était redevenu mister Spain. Il préférait cela. Ils suivirent un couloir, descendirent un escalier étroit, passèrent devant un nouveau garde réduit à l’impuissance et que cela ne semblait nullement affecter. Finalement, ils débouchèrent au grand air dans une ruelle mal pavée. Une voiture était là, tous feux éteints.
  
  L’un des Chinois dépassa Harry Spain, pour aller vraisemblablement ouvrir la portière. Rapide et souple comme un chat, Spain fit un pas de côté et se baissa brusquement. Le Chinois se trouva irrésistiblement soulevé et alla s’assommer durement sur la carrosserie de la voiture. Le second se jetait sur Spain qui esquiva d’une rapide torsion du tronc et bloqua d’une droite terrible au foie. L’homme s’abattit en râlant et Spain lui envoya un coup de pied dans l’estomac, simplement pour le faire taire.
  
  Après quoi, imperturbable, il monta dans la voiture et démarra. A une résistance inattendue, suivie d’un brusque cahot, il comprit qu’il venait de passer sur le corps du premier Chinois. Il n’en éprouva aucune émotion. Un Chinois de plus ou de moins ne pouvait en rien influer sur les destinées du monde…
  
  Il se retrouva très vite dans la rue Nouvelle, la plus ancienne rue de Bangkok. Des tramways circulaient en ferraillant, portant devant eux, comme un bouclier, des réclames de Coca-Cola. « Cette saleté ! », pensa incontinent Harry. Et il eut immédiatement envie d’un whisky double, avec quelques morceaux de glace dedans, pour la fraîcheur et les jeux de lumière.
  
  Il stoppa à quelque distance de l’« Éléphant Blanc » et sortit de la voiture. Il était onze heures. Deux heures de retard au rendez-vous de Bertie…
  
  Harry Spain demeura un instant immobile sur le trottoir. De son pouce droit, il polissait doucement la cicatrice qui lui marquait le visage. Il réfléchissait au danger qu’il y avait à se présenter à l’intérieur du cabaret. Trop de gens connaissaient son physique et il n’avait aucune envie de retourner en prison. Il décida pourtant d’entrer et s’avança de son allure souple et assurée.
  
  Un nuage de fumée emplissait la salle comble. Des couples électrisés s’agitaient sur la piste au rythme d’un « ramwong » que diffusait un excellent orchestre.
  
  Harry Spain se fraya un chemin jusqu’au bar et s’y accouda.
  
  — Un double whisky avec de la glace, commanda-t-il.
  
  Le barman hindou s’affaira. Dans le miroir qui lui faisait face, Harry Spain examinait consciencieusement l’assistance. Celui qu’il devait rencontrer se trouvait-il encore là, ou bien s’était-il lassé d’attendre ? Il y avait aussi l’hypothèse que les deux Chinois malchanceux qui étaient venus le sortir de prison soient des hommes de main de Bertie. Si Harry avait cru bon de les neutraliser ce n’était pas uniquement pour le plaisir. Trop de gens s’intéressaient à Harry Spain, et tous n’étaient pas animés spécialement d’intentions bienveillantes à son égard. Le gouvernement siamois avait très bien pu également décider tout d’un coup que la présence de Spain à Bangkok ne pouvait que lui attirer des ennuis, et avoir pensé qu’une disparition bien organisée, sans espoir de retour, arrangerait bien des choses. De toute façon, Spain n’était nullement décidé à demeurer dans une expectative qui pouvait rapidement devenir des plus dangereuses. Il fallait arriver à joindre Bertie, le plus tôt possible.
  
  Son regard s’arrêta soudain sur une espèce d’affreux colosse de race blanche qui se trouvait isolé à une table, paraissant ivre mort. Rarement, Spain avait vu semblable laideur. Puis, brusquement, un déclic joua dans son cerveau. Le regard de l’inconnu venait d’accrocher le sien dans la glace. Et ce n’était pas un regard d’ivrogne.
  
  Tendu, Harry Spain ne cessait de fixer l’homme qui s’agitait subitement comme s’il avait eu l’intention de partir. Il se leva enfin, non sans renverser son verre et se dirigea en titubant vers le fond de la salle. Il disparut derrière une porte à double battant qui conduisait au téléphone et autres commodités.
  
  Harry vida son verre d’un trait et jeta une coupure à côté. Puis, tranquillement, sans cesser pourtant de se tenir sur ses gardes, il se dirigea lui aussi vers le téléphone. Le colosse sortait d’une cabine alors qu’Harry débouchait. Il prit familièrement celui-ci par le bras et l’entraîna en déclarant de sa voix pâteuse :
  
  — Bertie vous attend, vieille noix. Vous allez vous faire engueuler…
  
  Il s’immobilisa et murmura :
  
  — Sortez, et attendez-moi sur le trottoir.
  
  Harry revint dans la salle. Il alla au bar prendre la monnaie qui lui revenait et partit après avoir adressé un salut désinvolte au barman. Sur le trottoir, il tourna à gauche et s’éloigna un peu, afin de ne pas rester dans l’éclairage violent de l’entrée.
  
  La nuit était douce, chargée de ces senteurs étranges et voluptueuses propres aux villes orientales. Harry Spain respira profondément et enfonça ses mains dans ses poches.
  
  Le géant arriva presque aussitôt. Harry était obligé de lever la tête pour le regarder.
  
  — Qu’est-ce qui vous a pris d’assommer les potes ?
  
  Un léger sourire détendit les traits durcis de Spain.
  
  — Je n’étais pas certain qu’ils travaillaient pour Bertie.
  
  Le colosse grogna.
  
  — Et moi, vous en êtes sûr ?
  
  Très froid, Harry Spain fit un pas en arrière et répliqua :
  
  — Mai ben rai…
  
  L’autre fit une affreuse grimace. Une boule monta et descendit dans sa gorge. Il reprit :
  
  — Écoute, Toto, essaie pas de faire le Jacques avec moi. Ou tu viens, ou tu ne viens pas…
  
  Harry passa son pouce sur sa cicatrice et répliqua froidement.
  
  — Je viens, Hercule. Mais ne te fais pas trop d’idées sur ton charme personnel. J’ai déjà assaisonné des gars plus lourds que toi !
  
  Le géant devint cramoisi – ce qui lui était relativement peu difficile – et ses yeux parurent se rapetisser. Très calme, Spain leva la main dans un geste apaisant et reprit :
  
  — C’est pas une raison pour nous chercher des ennuis. Je vais avec toi. Ne perdons pas de temps.
  
  Le gros se détendit d’un coup.
  
  — Ça va, vieille noix, assura-t-il. Il paraît que t’as la voiture ?
  
  — Ouais.
  
  Ils se dirigèrent vers la limousine qu’avait utilisée Harry pour venir depuis la prison. Le géant s’installa au volant et Spain prit place auprès de lui. La voiture démarra immédiatement.
  
  Ils quittèrent Bangkok par la route de Pétriou. Très vite l’aiguille du compteur atteignit le 130 et s’y maintint. Durant tout le reste du trajet, Harry Spain demeura impassible et muet.
  
  La puissante voiture quitta enfin la grand-route et s’arrêta devant une demeure luxueuse de style oriental, qu’éclairait doucement la lune. D’exotiques senteurs emplissaient l’atmosphère, vibrante d’étranges conciliabules que tenaient entre eux d’invisibles insectes noctambules.
  
  Harry Spain descendit et attendit tranquillement que son compagnon lui indiquât la suite du programme.
  
  Deux hommes s’approchèrent des Chinois. En l’un d’eux, Harry reconnut un de ses « sauveurs ». Il soutint sans sourciller le regard vindicatif que lui adressait sa victime et suivit le colosse vers la villa.
  
  Ils escaladèrent un perron de marbre et pénétrèrent dans un hall immense. Une porte s’ouvrit sur la gauche. Un homme apparut. Immédiatement, Harry Spain sut qu’il se trouvait en face de Bertie.
  
  Il pénétra silencieusement dans le bureau, meublé de façon ultra-moderne, et alla s’installer dans un fauteuil de cuir profond, sans attendre qu’on l’en priât.
  
  M. Bertie était un homme massif et lourd. Sa tête, large et rougeaude, était solidement plantée sur un cou de taureau, énorme et noueux comme un tronc d’arbre. De rares cheveux blonds étaient soigneusement rangés sur un crâne lisse, dont la blancheur contrastait avec les teintes pourpres de la face. Les yeux bleus, petits et pétillants d’intelligence, semblaient être condamnés à une perpétuelle agitation. Il était vêtu avec soin : un gros diamant brillait à son annulaire gauche et ses mains ne pouvaient guère être comparées qu’à des battoirs.
  
  M. Bertie s’appelait en réalité Bert Morrisson. De nationalité anglaise et d’origine modeste, il était parvenu à se tailler une place de premier plan dans le trafic international des armes. Sa fortune était colossale. Durant la dernière guerre, il s’était mis spontanément à la disposition des services secrets américains afin d’échapper à l’ordre de mobilisation que lui avait fait parvenir son pays d’origine. Il avait ainsi été amené à collaborer avec des généraux et des amiraux britanniques qui, en d’autres conjonctures, l’eussent envoyé devant un conseil de guerre avec un immense plaisir. La paix signée, il avait repris ses activités et fourni des armes à qui voulait bien lui en acheter, qu’ils fussent Arabes, Juifs ou Chinois, Le Siam lui offrant d’énormes facilités, moyennant certaines compensations accordées personnellement au premier ministre, il s’y était installé à demeure. Harry Spain n’ignorait rien de tout cela. D’ailleurs, l’activité de Bert Morrisson, dit Bertie, n’était nullement un secret. S’il prenait certaines précautions de sécurité, c’était uniquement par crainte qu’un de ses concurrents – il en avait – n’imaginât de l’éliminer par un de ces moyens « extraordinaires » dont il avait lui-même largement usé pour atteindre la place qu’il occupait. Rien de plus.
  
  Bert Morrisson était resté quelques secondes immobile à scruter attentivement le visage de Spain qui, bien installé dans son siège, frotta doucement sa cicatrice de son pouce et se croisa les mains. Il n’était pas pressé.
  
  — Pourquoi avez-vous maltraité les deux hommes qui vous ont sorti de prison ?
  
  Très froid, Harry Spain répliqua :
  
  — Je ne savais pas qu’ils venaient de votre part. On ne se méfie jamais assez dans un pays comme celui-ci.
  
  Morrisson tira voluptueusement sur son cigare et reprit d’une voix coupante.
  
  — Vous vous croyez un dur, n’est-ce pas ? Pour vous, le jeu consiste uniquement à ne pas tenir compte de la vie des autres.
  
  Un ricanement joyeux sortit de la gorge de Spain qui rétorqua :
  
  — Vous êtes vraiment bien placé pour me reprocher cela !
  
  Les petits yeux de Bertie parurent se rétrécir et devenir noirs.
  
  — Je n’aime pas que l’on me parle sur ce ton, Spain.
  
  — Tant pis pour vous ; je n’ai pas à savoir ce que vous aimez ou non.
  
  La face vultueuse du trafiquant devint cramoisie.
  
  — Un conseil, Spain…
  
  — Je n’ai pas besoin de conseil !
  
  Morrisson se dressa à demi.
  
  — Vous jouez un jeu dangereux !
  
  — Je joue le jeu qui me plaît. A prendre ou à laisser…
  
  Bertie abattit ses poings sur le bureau, comme des massues. Sa respiration était accélérée ; son regard brillait de fureur. D’une voix rauque, il reprit :
  
  — Pourquoi avez-vous désiré cet entretien ?
  
  Très sûr de lui, Harry Spain répondit :
  
  — Je peux vous être utile. Vous avez forcément besoin de types comme moi…
  
  Morrisson se redressa, ricanant avec insolence.
  
  — Discutons sérieusement… La 2e armée chinoise de campagne est massée sur la frontière tibétaine, prête à foncer. J’ai reçu d’importantes commandes du gouvernement de Lhassa. Les livraisons sont effectuées par avion. J’ai besoin là-bas d’un type qui n’ait pas froid aux yeux. Vous partirez à l’aube…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  D’un mouvement sec, l’homme manœuvra le briquet automatique et approcha la flamme de la cigarette longue au bout cartonné qu’il tenait solidement entre ses lèvres minces.
  
  Il aspira quelques bouffées, méthodiquement, puis reposa le briquet sur la plaque de verre qui recouvrait le bureau. Son regard dur tomba alors sur le dossier placé devant lui, sur lequel il était écrit :
  
  « PRESSE ÉTRANGÈRE »
  
  Il tendit sa main nerveuse d’intellectuel et ouvrit la chemise cartonnée. Le premier article proposé à son attention était tiré d’un quotidien américain et annonçait :
  
  
  
  UN SAVANT ALLEMAND SPÉCIALISTE
  
  DES FUSÉES A DISPARU
  
  
  
  « White Sands…, 195.
  
  « Le service d’informations du F.B.I. confirme que le Dr Frank Reissl, âgé de 36 ans et expert en matière de fusées, a mystérieusement disparu depuis environ quatre semaines, sans que l’on puisse émettre la moindre hypothèse sur la destination qu’il aurait prise.
  
  « Le Dr Frank Reissl était arrivé aux U.S.A. en 1945, avec une équipe de techniciens des V.1 et V.2, venant de la base allemande de Peenemunde. Il avait été affecté aussitôt au « Premier Bataillon de Projectiles Téléguidés » stationné à White Sands.
  
  « Le F.B.I. précise que Reissl est activement recherché. Sa fiancée, qui habite Alamogordo, petite ville proche de White Sands, n’a pu donner aucun renseignement susceptible d’orienter l’enquête.
  
  « A White Sands même, des rumeurs persistantes laissent entendre que des agents secrets soviétiques avaient déjà tenté une fois d’enlever le Dr Reissl, sans succès.
  
  « Des spécialistes essaient actuellement de déterminer si Reissl a pu emporter des informations secrètes concernant la nouvelle fusée gigogne « Wac Corporal », dont les essais sont actuellement en cours. Le colonel commandant la base a d’ores et déjà déclaré qu’il lui était permis de répondre affirmativement à cette question. »
  
  
  
  L’homme fronça les sourcils et passa une main attentive sur sa chevelure blonde plaquée. Puis il pressa un bouton en plusieurs mouvements nerveux.
  
  Une porte qui lui faisait face s’ouvrit presque immédiatement et un homme apparut, revêtu de l’uniforme bleu de la N.K.V.D.
  
  — A vos ordres, Camarade Commissaire.
  
  Le Camarade Commissaire commanda :
  
  — Dites à Ivanoff de venir me voir tout de suite.
  
  — Bien, Camarade Commissaire !
  
  Le policier disparut derrière la lourde porte qui se referma seule. Le Camarade Commissaire se replongea dans l’examen de la presse étrangère.
  
  Un klaxon brusquement déclenché lui fit lever la tête. Il pressa un bouton. L’uniforme bleu reparut, maintenant la porte pour laisser entrer un homme massif, bâti en athlète, à la mâchoire terriblement volontaire.
  
  — Bonjour, Alékhonian.
  
  — Bonjour, Ivanoff. Tu as lu ceci ?
  
  Il tendit au nouveau venu la coupure de journal relatant la disparition du Dr Frank Reissl. Ivanoff inclina la tête et répondit :
  
  — Oui. Un message vient de parvenir de notre représentant au Siam. Reissl est arrivé depuis quelques jours à Bangkok, sous le nom de Harry Spain. Dès les premiers jours, il a essayé d’entrer en contact avec Bert Morrisson, que tu connais bien. Puis, les agents américains ont retrouvé sa trace et ont essayé de le descendre. Ils l’ont raté et la police siamoise l’a mis à l’abri. Il a été interrogé par le C.I.C. siamois, mais c’est un garçon qui ne se laisse pas facilement intimider. Il n’a pas repoussé les propositions qui lui étaient faites, mais il a demandé à réfléchir. Remis en prison, il a été libéré dans la nuit par deux Chinois inconnus dont il s’est proprement débarrassé à la sortie. Depuis, on a perdu sa trace.
  
  Alékhonian hocha la tête.
  
  — Un dur à cuire, dit-il. Que savons-nous sur lui ?
  
  Ivanoff souleva ses larges épaules.
  
  — La Presse étrangère exagère ses mérites en tant que technicien. Il a travaillé à Peenemunde sous les ordres de Von Rudman et a suivi celui-ci à White Sands. C’est un bon spécialiste des fusées. Je crois surtout qu’il était tenu en réserve pour assurer le pilotage de la première fusée avec passager. C’est probablement le seul type capable de mener à bien une semblable opération.
  
  — Ivanoff, nous avons besoin de ce type. Il me le faut absolument, vivant, dans les plus courts délais. Alerte tous nos agents en Asie méridionale. Il ne peut nous échapper. Lorsque nous le tiendrons, je te dirai où il faudra le conduire…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le DC-4 s’était envolé le plus naturellement du monde d’un aérodrome auxiliaire situé à quelque dix milles à l’est de Bangkok.
  
  Assis sur le siège du copilote, Harry Spain jeta un coup d’œil vers le pilote, attentif aux commandes. C’était un garçon brun, trapu, aux gestes vifs. Il avait le masque basané et profondément marqué des aventuriers de métier.
  
  Bertie, qui les avait présentés l’un à l’autre avant le départ, avait dit à Harry que Félix Davis avait combattu en Chine, dans cette escadrille de mercenaires que le général Chennault avait mise à la disposition de Tchang Kaï-Chek. Après la défaite des nationalistes, Davis n’avait pu supporter l’inactivité à laquelle il s’était trouvé condamné. Il avait quitté Formose et ses anciens camarades pour venir se mettre à la disposition de Bertie, qui l’avait engagé. Avec son DC-4, il avait livré des armes aux troupes d’Ho Chi-Minh, longtemps un gros client de Bert Morrisson. Depuis que les communistes chinois occupaient la frontière du Tonkin, les affaires avec le Viet-Minh avaient subi un sérieux fléchissement. Maintenant, c’était le Tibet qui avait besoin de mitrailleuses. Que ce soit Pierre ou Paul, Davis s’en foutait. Il était heureux aux commandes de son « zinc ». Il menait une vie de dangers et d’aventures ; la vie qu’il aimait. Tout le reste lui était bien égal.
  
  Harry Spain connaissait la composition du chargement contenu dans les soutes de l’avion. Il en avait le détail dans la poche du blouson de cuir qu’il avait endossé. Des mitrailleuses légères, des mitraillettes et des revolvers ; plus quelques munitions. Les Tibétains n’avaient que faire d’armes lourdes. D’ailleurs, ils n’auraient probablement pas su s’en servir…
  
  Il essaya de lier conversation avec Davis, mais le pilote, peu loquace, ne répondait que par monosyllabes. Derrière Spain, le radio-navigateur était plongé dans des calculs compliqués. N’ayant rien de mieux à faire, Harry Spain décida de dormir. Il en informa Davis, lui demandant de le réveiller s’il désirait lui passer les commandes, et il se laissa aller sur le siège confortable.
  
  Lorsqu’il se réveilla, les monts Himalaya dressaient leur masse gigantesque sur la gauche, étincelant comme des diamants sous l’éclat du soleil. Très loin devant, s’étendait un paysage fantastique de montagnes déchiquetées, de vallées profondes où serpentaient d’étroits cours d’eau.
  
  — Nous survolons le Tibet, annonça Davis. Prenez le « bout de bois », j’ai besoin de me détendre.
  
  Retrouvant des gestes familiers, Harry Spain s’empara des commandes.
  
  — Le cap ? interrogea-t-il.
  
  — 305.
  
  Le ciel était d’un bleu profond, mais un vent violent soufflait secouant parfois durement le lourd appareil. Bientôt, un immense plateau s’étendit devant eux. Puis, la tache d’argent liquidé d’un lac…
  
  — Le lac Yamdok, annonça le navigateur. Prenez 325…
  
  Harry manœuvra doucement les commandes, tenant son regard rivé sur le compas, jusqu’à ce qu’il eût amené au cap indiqué.
  
  Le lac, dont la surface paraissait considérable, défila lentement sous l’aile gauche ; puis, quelques minutes plus tard, l’interminable ruban du Brahmapoutre se déroula comme une barrière symbolique. Une nouvelle chaîne de montagnes, puis, au loin, l’éblouissement des toits d’or du Potata, le gigantesque palais du Dalaï-Lama.
  
  — Nous arrivons, annonça Davis sans marquer le moindre sentiment.
  
  Il reprit les commandes. Harry se pencha vers le pare-brise pour mieux regarder. Ils survolaient une route encombrée de piétons et de cavaliers. Puis la ville apparut, blanche, étalée, au pied du palais. Sur la gauche, une agglomération importante s’abritait dans le repli complaisant d’une haute colline. Harry pensa que ce devait être le célèbre monastère de Drépung.
  
  — Où allons-nous nous poser ? demanda-t-il.
  
  — Sur le terrain de manœuvre de Settam ; c’est le seul endroit possible…
  
  Déjà, le DC-4 perdait de la hauteur. Dans les rues, sur les toits plats des maisons, des Tibétains tendaient le cou pour voir cet extraordinaire oiseau qui survolait leur ville sainte. Harry s’étonnait de l’absence presque complète de verdure.
  
  Le grondement des moteurs cessa brusquement. L’avion glissait lentement vers une plaine vaste et aride, plantée de tentes et peuplée de groupes compacts. Des hommes couraient dans tous les sens, s’écartant de la ligne où ils pensaient voir se poser le lourd appareil.
  
  L’herbe rase et brûlée se rapprochait rapidement. Doucement, Davis tira sur le manche, exécutant un arrondi impeccable. Le sol défila soudain à toute vitesse sous les ailes. Puis, un grondement terrible, les cahots du terrain inégal. L’avion roulait. Prudemment, Davis agissait sur les freins pour réduire la vitesse. Le DC-4 s’immobilisa enfin.
  
  Harry, ayant ouvert une fenêtre du poste de pilotage, se pencha au-dehors. Il vit, au loin, un militaire qui agitait des drapeaux. Déjà, Davis faisait virer l’avion, roue gauche bloquée, moteurs droits accélérés. Le DC-4 pivota presque sur place. Davis le dirigea alors lentement vers une agglomération de tentes, devant lesquelles s’agitait une foule dense d’hommes en uniformes.
  
  Le fracas des moteurs diminua subitement d’intensité. Quelques pétarades, quelques soubresauts obstinés, et ce fut le silence. Harry avait l’impression d’être devenu sourd. Il se pinça le nez et souffla avec force. Quelque chose sembla se déboucher dans ses oreilles. Il entendit Davis qui lui disait :
  
  — N’oubliez pas que nous sommes encore à près de quatre mille mètre d’altitude. Le toit du monde !
  
  Pour la première fois depuis le départ, il se mit à rire. Le radio avait ouvert la porte, déployé l’échelle. Ils descendirent l’un après l’autre. Davis, qui n’en était pas à son premier voyage, saluait déjà les officiers, habillés d’uniformes semblables à ceux portés dans l’armée anglaise.
  
  Harry salua à son tour, observant avec curiosité les visages mongoloïdes. Puis, un Hindou, portant les insignes de colonel, s’approcha et serra la main de Spain.
  
  — Colonel Sarkim, conseiller militaire. Morrisson m’a informé de votre arrivée. Soyez le bienvenu…
  
  Il parlait un anglais correct, après avoir salué Davis et le radio, il s’adressa de nouveau à Spain :
  
  — Vous serez mon hôte. Je vous servirai d’interprète. Il n’y a pas cinq Tibétains à Lhassa qui connaissent l’anglais…
  
  Puis, sans transition, l’air grave soudain, il annonça :
  
  — L’armée chinoise a franchi la frontière et marche sur Tchiamdo. Le Dalaï-Lama a convoqué ses conseillers. Les monastères s’agitent. Les armes que vous pourrez livrer seront les bienvenues, mais je ne pense pas que cela pourra changer la face des choses…
  
  Il avait baissé la voix pour prononcer ces derniers mots. Spain questionna :
  
  — Les défilés des montagnes devraient pourtant être faciles à défendre ?
  
  Le colonel haussa les épaules et rétorqua :
  
  — Oui, pour une armée digne de ce nom. Mais ces gens-là sont tout juste bons pour le brigandage.
  
  Il prit une cigarette dans un étui d’argent et en offrir à Spain qui refusa. Puis, après avoir allumé, il ajouta :
  
  — Si nous déchargions ? Vous avez l’inventaire ?
  
  Spain tira les feuillets pliés qu’il avait simplement glissés dans la poche de son blouson de cuir.
  
  — Le voilà, fit-il. Nous pouvons y aller…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le DC-4 était reparti pour Bangkok avec Davis et le radio. Selon les instructions qui lui avaient été données par Bertie, Spain devait demeurer à Lhassa comme « chargé d’affaires ».
  
  La réception des armes étant terminée, Spain monta dans la jeep du colonel Sarkim et ils descendirent à Lhassa. Un vent violent soufflait, dévalant des hautes montagnes aux cimes neigeuses qui entouraient la ville sainte. Des piétons, vêtus de peaux de chèvre et coiffés de bonnets de fourrure, s’écartaient avec crainte devant la voiture.
  
  — Il n’y a que trois automobiles à Lhassa, trois jeeps, expliqua Sarkim. Ils ne sont pas encore habitués.
  
  Le colonel hindou habitait, près du Chokang(6), une maison spacieuse de forme carrée, et qui se caractérisait par l’absence totale de fenêtres au rez-de-chaussée. Par un portail, la jeep pénétra dans la cour intérieure, ceinturée de balcons.
  
  Sarkim invita Spain à le suivre par une porte étroite et ils grimpèrent à l’étage où se trouvaient les appartements, par un escalier incommode.
  
  Le logement était composé d’une suite de pièces, meublées de façon sommaire et sans le moindre confort. Spain se vit installer dans une chambre dont les murs étaient tapissés d’étoffes aux couleurs criardes. Un grand divan recouvert de peaux de bête constituait le seul ameublement. D’étroites fenêtres en meurtrières s’ouvraient sur la place du marché et sur le Chokang. Sur les toits plats des maisons, d’innombrables banderoles de tissus multicolores claquaient au vent.
  
  — Les Tibétains appellent cela des bannières de prière. Ils croient que le flottement de ces écharpes est agréable à leurs dieux. Je vous laisse ; je reviendrai vous prendre dans une heure pour le dîner. Peut-être y aura-t-il le chargé d’affaires anglais. Il saura sans doute qui vous êtes, mais préférera l’ignorer. De toute façon, personne ne vous posera de questions…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Le capitaine Howard s’approcha silencieusement de M. Smith dont le regard semblait perdu dans quelque rêve fascinant.
  
  — Des nouvelles de Mustard, monsieur.
  
  M. Smith sursauta et tendit sa main de prélat vers les feuillets dactylographiés que le capitaine venait de poser devant lui.
  
  — Voyons cela…
  
  Il ajusta son binocle sur son nez et commença à lire :
  
  
  
  PENTAGONE.
  
  C.I.A.
  
  ultra secret
  
  Rapport d’agent
  
  source : S.B. 63.34.
  
  destinataire : C.I.A., Section Z.
  
  (Suivant accord W.O.)
  
  déchiffreur : 1.71.5.
  
  ex : 1 (S)
  
  
  
  TEXTE : Avons reçu renseignements S.B. 61-97 selon moyen prévu. Position personnelle S.B. 61.97 satisfaisante. Informe expédition quantité importante deutérium faite par Centre Atomique Alma-Ata à destination Mustard. Appareil Kapitza en préparation même objectif. STOP. Nouvelle invasion chinoise a provoqué trouble certain parmi personnel tibétain. Inquiétude discrètement entretenue par nos soins. STOP. Intense activité pont aérien. Couloir d’approche semble orienté exactement nord-nord-est. Impossibilité savoir si passage ouvert permanence ou temps nécessaire franchissement avion reconnu. Matériel important amené chaque jour. STOP. Construction trentième rampe de lancement terminée. Ai pu prendre télé-photo ensemble. Possède également microfilm envoyé par S.B. 61.97 objet Alma-Ata. Impossible transmettre actuellement. STOP. Travaux souterrains semblent terminés. Ouvriers ayant participé ont disparu. STOP. Terminé.
  
  M. Smith reposa doucement le rapport et passa sa main sur son visage crispé.
  
  — Je crois, vieux garçon, dit-il à Howard, que si le sort de Mustard ne se trouve pas réglé rapidement nous n’aurons plus à nous faire de soucis pour nos vieux jours. Faites venir Friedenham, s’il vous plaît…
  
  Howard s’inclina légèrement.
  
  — Bien, monsieur.
  
  Quelques minutes plus tard, un petit homme à l’œil vif pénétrait à la suite du capitaine dans le bureau de M. Smith qui se leva pour le saluer.
  
  — Asseyez-vous, monsieur Friedenham, j’ai quelques questions à vous poser concernant un rapport que nous venons de recevoir…
  
  Le petit homme sourit et remarqua avec malice :
  
  — Les physiciens ont quelquefois leurs utilité…
  
  M. Smith polissait consciencieusement ses lunettes. Il reprit :
  
  — Nous venons d’apprendre que les Russes transportent actuellement d’importantes quantités de deutérium vers un point que nous surveillons, et qu’ils préparent pour la même destination un « appareil Kapitza ». Qu’en concluez-vous ?
  
  Sans hésiter le savant répondit :
  
  — Qu’ils préparent la réalisation d’une explosion atomique légère, au point dont vous parlez. Vous savez qu’il existe deux sortes d’énergie atomique : la lourde et la légère. La lourde est obtenue par la désintégration de l’uranium 235 ; c’est notre bonne vieille bombe atomique. La légère est ce que nous appelons vulgairement la « bombe H » ; elle consiste à obtenir la polymérisation de l’hydrogène lourd ; c’est-à-dire du deutérium ou du tritérium. Les Russes ont, sur ce dernier point, une avance considérable sur nous grâce à Kapitza, leur meilleur physicien, qui a trouvé le moyen d’obtenir les températures fantastiques nécessaires à l’explosion par la simple action d’un électro-aimant de son invention, dont nous ignorons malheureusement le secret. Il est hors de doute que les Russes ont déjà réalisé de semblables explosions. Heureusement pour nous, leur bombe – qui n’en est pas une à proprement parler – n’est pas transportable par avion – l’appareil en est trop lourd et trop encombrant. Elle est, par contre, tout indiquée pour la réalisation de grands travaux, percements de montagnes, détournements de fleuves, etc…
  
  M. Smith écoutait attentivement. Il questionna :
  
  — Mais les radiations consécutives à l’explosion ne risquent-elles pas de rendre le terrain inhabitable pour de longues années ?
  
  — Non, affirma le savant. Ce serait vrai s’il s’agissait d’une explosion à fission d’uranium, mais la polymérisation du deutérium ne produit qu’une radioactivité réduite au seul rayonnement gamma, dangereuse, certes, mais qui se résorbe très rapidement…
  
  M. Smith passa sa main grasse et soignée sur son regard de myope et reprit :
  
  — Une telle énergie peut-elle être utilisée dans un proche avenir pour la propulsion de fusées ?
  
  Friedenham hocha la tête avec conviction.
  
  — Sans aucun doute. Le principe en est déjà établi ; il ne reste à vaincre que des difficultés d’ordre pratique, qui sont d’ailleurs énormes et ne seront pas résolues – tout au moins par nous – avant une bonne dizaine d’années.
  
  Il fixa quelques instants la pointe d’une de ses chaussures et ajouta :
  
  — Je ne sais où en sont les « autres » sur ce point. Après tout, cela ressortit à vos attributions et peut-être le savez-vous ?
  
  M. Smith laissa fuser un rire désabusé.
  
  — Nous donnerions très cher pour le savoir actuellement, monsieur Friedenham… Très cher…
  
  Une lueur traversa le regard mobile du savant.
  
  — Alors, fit-il avec une soudaine excitation, c’est que vous avez de bonnes raisons de craindre qu’« ils » n’y soient arrivés ?
  
  M. Smith rectifia la position de ses lunettes sur son nez et fixa le physicien.
  
  — Oui, monsieur Friedenham, d’excellentes raisons… Mais cela n’est encore rien à côté du reste.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Harry Spain et le colonel Sarkim avaient mangé de bon appétit l’un des repas préparés que leur apportait chaque jour le DC-4 venant de Bangkok.
  
  Sans préjugé, Spain avait goûté la cuisine tibétaine. Il n’avait pas estimé nécessaire de poursuivre une expérience qui ne présentait pour lui aucun intérêt. Sarkim, lui, était moins difficile ; il préférait tout de même les mets plus raffinés que leur envoyait Bertie…
  
  Durant tout le repas, ils n’avaient cessé de discuter de la politique intérieure du Tibet. Pour Sarkim, il ne faisait aucun doute que les armées chinoises ne parviennent rapidement à Lhassa.
  
  Pour le reste, ils n’auraient plus qu’à acheter les lamas cupides, qui se chargeraient de convaincre la population peu évoluée. Harry apprit avec quelque étonnement que les lamas les plus instruits ne croyaient pas eux-mêmes au mythe de la réincarnation du Dalaï-Lama. La meilleure preuve en était que, durant une longue période de l’histoire tibétaine, un seul des Dieux-Empereurs avait réussi à atteindre sa majorité et à régner en fait. Généralement, le régent, choisi parmi les hauts dignitaires du clergé, s’« arrangeait » pour faire disparaître le Dalaï-Lama avant qu’il n’eût atteint ses dix-huit ans. Les oracles désignaient alors l’enfant dans lequel s’était réincarné le souverain défunt et le régent avait encore une longue période de pouvoir en perspective…
  
  Pour finir, Sarkim et Harry avaient proprement vidé un flacon de whisky que leur avait fait parvenir Bertie. Puis, fatigué, Harry s’était retiré dans sa chambre et s’était couché, sans oublier de se couvrir d’une imposante épaisseur de fourrures, afin de se préserver du froid très vif des nuits tibétaines.
  
  Immédiatement, il s’était enfoncé dans un sommeil profond et sans inquiétude.
  
  
  *
  
  * *
  
  Harry Spain rêvait.
  
  Plongé jusqu’au cou dans un bain brûlant, il voyait tout près de lui le jeune et silencieux Phagri, le domestique tibétain de Sarkim. Phagri le considérait avec une expression sarcastique tout à fait inhabituelle. Et, regardant mieux, Harry découvrait avec stupéfaction que le visage sombre du boy s’adornait d’un bouc démoniaque, et que deux cornes diaboliques avaient poussé dans sa chevelure noire. Puis, non sans inquiétude, Harry s’apercevait que les pieds de Phagri étaient devenus fourchus et qu’une longue queue de yack se balançait avec impatience dans son dos.
  
  Phagri un faune ? Harry en demeurait médusé.
  
  Puis, s’animant soudain, Phagri s’approchait de la baignoire. Ses yeux luisaient comme des ampoules électriques. Il tendait vers Harry ses mains sales aux ongles démesurément longs.
  
  — Tu vas mourir, disait-il. Mais rassure-toi, tu ne sentiras rien. Sarkim non plus, n’a rien senti…
  
  Angoissé, Harry essayait de se soulever dans le bain brûlant ; mais il s’apercevait alors avec terreur qu’il était incapable de bouger. Quelle était donc cette puissance mystérieuse qui le paralysait ?
  
  Il se réveilla assis sur sa couche. La sueur ruisselait sur tout son corps. Une obscurité dense l’environnait. Et, angoissante, insupportable, la sensation précise d’une présence proche…
  
  Des bruits confus lui parvenaient de la pièce voisine, celle qu’occupait Sarkim. Il essaya de retrouver son équilibre. Sans doute, son hôte s’était-il levé pour une raison quelconque. Il se racla la gorge et voulut appeler l’Hindou. Mais il ne réussit qu’à former un son indistinct.
  
  Les bruits avaient cessé brusquement. Le silence devenait intolérable. Instinctivement, Harry chercha son Colt sous le coussin qui lui servait d’oreiller.
  
  Le Colt avait disparu…
  
  La certitude d’une présence dans la pièce devenait plus absolue. Harry avait l’impression de se trouver dans une sorte de bain visqueux. L’effort qu’il faisait pour retrouver le contrôle de soi devenait douloureux. La certitude d’un danger immédiat ne parvenait pas à le sortir de son engourdissement.
  
  Il arriva cependant à repousser les fourrures qui le recouvraient. Lentement, au prix d’une dépense physique extraordinaire, il se déplaça vers l’autre extrémité du lit. Ses pieds battirent enfin dans le vide, il pivota légèrement et s’adossa au mur.
  
  Ses yeux, qui le brûlaient, s’habituaient progressivement à l’obscurité. De l’endroit où il se trouvait, il distinguait sur sa droite le rectangle plus clair de la fenêtre étroite.
  
  Sa tête était lourde, comme si quelque magicien y avait coulé du plomb. Lourde et douloureuse…
  
  Un frôlement presque imperceptible troublait le silence. Harry était certain qu’il n’était pas seul dans la pièce. Il respirait profondément, avec méthode, aussi silencieusement que possible. Peu à peu, son cœur cognait moins fort ; il percevait de nouveau le battement régulier de son sang dans ses artères. Néanmoins, ses muscles demeuraient lourds, comme empesés…
  
  Et soudain, il vit une ombre apparaître dans le cadre plus clair de la fenêtre… Une ombre qui progressait avec mille précautions vers la tête du lit.
  
  Harry posa ses pieds sur le sol et essaya de se dresser contre le mur. Il y parvint, sans bruit ; mais l’effort qu’il avait dû faire le laissa épuisé. Pourquoi était-il fatigué ?
  
  L’ombre inquiétante se découpait nettement dans la clarté diffuse de la fenêtre. Cette silhouette était familière à Harry… Phagri ? Probablement…
  
  Le cerveau de Harry ne fonctionnait qu’au ralenti, comme un mécanisme rouillé baignant dans une huile figée. Il sentait la nécessité d’une action immédiate, mais ne pouvait la déclencher. Ses muscles refusaient d’obéir…
  
  L’ombre était sortie de la fenêtre, devait se pencher sur le lit…
  
  Harry avait l’impression d’assister à un spectacle étrange, donné à son intention, mais auquel il serait demeuré étranger.
  
  Puis, la sueur qui couvrait son corps se glaça. Un râle horrible s’était fait entendre, venant de l’autre pièce…
  
  Sarkim… Qu’était-il advenu de Sarkim ?
  
  Un juron le sortit de son inquiétude. Phagri, si c’était lui, venait probablement de découvrir que le lit était vide.
  
  Silencieux, Harry se recula davantage, longeant le mur, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’encoignure. Il essayait de se souvenir de l’endroit où il avait posé son blouson de cuir. Une lampe se trouvait dans une poche ; une lampe et aussi un solide couteau de chasse qui aurait pu constituer une arme redoutable.
  
  Un appel étouffé jaillit de l’angle où se trouvait le lit. Il vit l’ombre reculer dans le cadre clair de la fenêtre. Puis, presque aussitôt, le pinceau lumineux d’une torche électrique se tendit dans la chambre, accrocha la silhouette de Phagri…
  
  Il était inutile d’attendre davantage.
  
  Dans un effort fantastique, Harry se lança vers la lumière. Il heurta durement son invisible adversaire et roula avec lui dans la chambre de Sarkim. Il chercha aussitôt le cou de l’inconnu, crut le trouver, abattit brutalement le tranchant de sa main sur ce qu’il estimait devoir être la carotide. Il comprit aussitôt son erreur. La torche avait roulé à quelques pas. Dans la lumière, le temps d’une seconde, Harry aperçut le corps de Sarkim qui baignait dans son sang, la gorge tranchée…
  
  Le sinistre tableau lui donna un regain de vigueur. Il se mit à cogner comme un sourd sur l’adversaire gluant qui lui filait entre les mains. Dans le même temps, il devina que Phagri passait près d’eux, se dirigeant vers la torche. Il lança son pied dans un effort désespéré, mais ne rencontra que le vide. Un formidable coup de poing faillit lui décrocher la mâchoire. Il se recroquevilla instinctivement et essaya de rouler sur lui-même pour se dégager.
  
  Le faisceau de la lampe l’aveugla. Un choc terrible sur le sommet du crâne lui écrasa la figure sur le sol. Il lui sembla que toute la maison tournait autour de lui. Du néant, le visage démoniaque de Phagri montait vers lui dans un sifflement prodigieux.
  
  Il s’enfonça dans un duvet compact…
  
  
  *
  
  * *
  
  Il fallut à Harry beaucoup de temps pour comprendre dans quelle situation il se trouvait.
  
  Il était revenu à lui très lentement, reprenant conscience, par à-coups, pour ressombrer aussitôt dans le néant. Il avait tout d’abord éprouvé une gêne douloureuse, presque insupportable, à l’estomac. Ensuite, il avait compris que ses poignets et ses chevilles étaient liés, sans être cependant serrés avec excès. Puis, réussissant à ouvrir les yeux au prix d’un pénible effort, il avait constaté qu’il se trouvait dans une obscurité presque totale. Dans le même temps qu’il se trouvait incommodé par une odeur pestilentielle, il s’avisa du mouvement régulier imprimé à son corps.
  
  Il perdit de nouveau connaissance, avant d’avoir pu résoudre le problème ainsi posé.
  
  Lorsqu’il retrouva la notion du monde extérieur, des appels gutturaux se croisaient au-dessus de lui. La langue employée était sans nul doute le tibétain, dont Harry reconnaissait les intonations, sans parvenir pour autant à le comprendre.
  
  Et brusquement, la lumière se fit dans son esprit. Le balancement régulier qui le secouait ne pouvait être produit que par le déhanchement d’un cheval ou d’un poney en marche. Il se trouvait vraisemblablement enfermé dans un sac en peau de yack et placé en travers de la monture, son ventre reposant sur le dos de l’animal, pieds pendants d’un ôté, tête et bras pendants de l’autre…
  
  Il estima que ce n’était déjà pas si mal d’avoir pu deviner tout cela et se laissa doucement glisser pour un nouveau voyage au pays de l’inconscient.
  
  Il se sentit beaucoup mieux lorsqu’il se réveilla ensuite. Des cris et des rires se faisaient entendre, avec comme fond sonore, le bruit agréable d’une eau qui coulait avec violence, sans doute un torrent.
  
  Il pensa alors aux moyens d’améliorer une situation qui ne s’avérait nullement réjouissante. La sensation d’étouffement qu’il éprouvait était bien la plus désagréable. Mais comment y remédier ? L’air devait vraisemblablement pénétrer dans le sac, mais Harry avait déjà pu constater que les Tibétains employaient une méthode très particulière pour tanner les peaux, les laissant simplement sécher. Leur saleté naturelle n’arrangeait rien, car ils estimaient tout nettoyage absolument superflu. De plus, Harry en éprouvait les premières manifestations, la vermine semblait pulluler dans son étrange prison…
  
  Il était, aussi, mal placé sur le dos de l’animal qui ne devait pas être particulièrement gras, à en juger par la saillie de la colonne vertébrale qui lui meurtrissait durement l’estomac.
  
  Cela, au moins, paraissait facile à arranger, Harry estima qu’il n’y avait apparemment aucun inconvénient à signaler son réveil à ceux qui l’escortaient. Il se mit donc à s’agiter, jusqu’à ce qu’il eût trouvé une position plus confortable.
  
  Aucune réaction ne se produisant, il se détendit complètement, s’efforçant de ne plus penser à l’effroyable odeur qui blessait son odorat.
  
  Il constata que sa bouche était pâteuse au-delà de toute expression et en conclut qu’il avait dû être drogué. C’était d’ailleurs plus que vraisemblable.
  
  Il se rappelait fort bien la force du coup qui l’avait assommé dans la chambre de Sarkim et dont, assez curieusement, il n’éprouvait plus la moindre douleur. Un tel coup ne pouvait pas l’avoir endormi pour plus de cinq minutes, et c’était vraisemblablement beaucoup moins qu’il n’en avait fallu à ses agresseurs pour l’apprêter de pareille façon et le sortir de la ville sainte.
  
  Pourquoi ses adversaires ne l’avaient-ils pas tué alors qu’ils avaient si proprement égorgé le colonel Sarkim ? Harry connaissait sa valeur marchande, mais il était également persuadé de n’offrir aucun intérêt pour les Tibétains.
  
  Il ne pouvait y avoir à cela qu’une explication, une seule. Les Tibétains qui l’avaient enlevé agissaient pour le compte d’une tierce personne. Laquelle ? Le choix n’était pas si grand. Ne restait-il plus, en fait, que deux puissances dans le monde ? Orient et Occident ?
  
  Orient ou Occident ? Le balancement de sa monture rythmait l’indécision de Spain. Pourtant, quelque chose dans son subconscient lui soufflait une réponse qui le soulageait et l’inquiétait à la fois…
  
  Beaucoup de gens étaient persuadés que Harry Spain était la réincarnation de Frank Reissl. Et Frank Reissl était un atout important, dans la course aux armements nouveaux, pour celui qui parviendrait à s’assurer ses services.
  
  A s’assurer ses services…
  
  Comme si quelqu’un pouvait être assez fort pour contraindre un technicien récalcitrant à poursuivre des travaux incontrôlables de par leur essence même. De tous les savants allemands qui avaient été amenés de Peenemunde à White Sands, deux avaient refusé obstinément de travailler, et rien, ni promesses, ni menaces, n’avait pu les faire changer d’avis. De guerre lasse, les autorités américaines avaient dû se résoudre à les renvoyer chez eux.
  
  Frank Reissl, lui, avait choisi la solution la plus facile. Il n’avait pas absolument refusé tout travail ; il avait simplement « tiré au flanc ». Cela lui était d’autant plus facile que la plupart de ses collègues étaient beaucoup plus qualifiés que lui pour mener à bien les recherches entreprises. Mais l’Air Force n’ignorait pas que, en Allemagne, Frank Reissl était destiné à piloter la monstrueuse fusée-gigogne « A.9 – A.10 » qui avait été conçue pour atteindre New York par-dessus l’Atlantique, à partir d’une base allemande.
  
  Les Services Secrets de l’armée américaine avaient pu s’emparer de quelques-unes de ces fusées en construction. Ils les avaient fait transporter aux U.S.A. où, avec l’aide de l’équipe de Peenemunde dirigée par le colonel comte von Rudman, la mise au point en avait été poursuivie. Là encore, on avait compté sur Reissl pour piloter le monstrueux engin, capable de grimper à 450 kilomètres d’altitude et de filer 6 000 kilomètres à l’heure.(7)
  
  On avait compté sur lui…
  
  Sa monture s’était immobilisée. Il en profita pour s’agiter avec force. Il en avait assez d’étouffer dans cette peau de bête, puante et pouilleuse.
  
  Il comprit soudain, à une brusque secousse, que quelqu’un s’intéressait enfin à son sort. Une bouffée d’air frais lui arriva, avalée tout aussitôt goulûment. Puis, ce fut l’éblouissement du grand jour, qui l’obligea à fermer les yeux.
  
  Il se sentit glisser sur le sol, retenu par des mains puissantes qui entreprirent ensuite de lui délier bras et jambes. Lorsqu’il parvint à soulever ses paupières, il vit une ombre, qui lui parut démesurée, se dresser devant lui…
  
  Le Tibétain puant qui avait délié les membres de Spain se redressa, sa tâche terminée, et s’éloigna respectueusement de quelques pas. Affectant de ne prêter aucune attention au lama distingué qui restait impassible, Harry essaya de se dégourdir un peu. La circulation du sang avait été arrêtée et il était bien certain qu’il lui aurait été absolument impossible de se lever et, surtout, de se tenir debout. Il y renonça donc et, restant assis au bord du sentier, il jeta un regard plein d’insolence au moine :
  
  — Alors, tête de serin ! gouailla-t-il. Si tu as quelque chose à me dire, c’est le moment !
  
  Il avait parlé en anglais. Le lama semblait ne pas avoir compris. Harry se préparait à récidiver, à seule fin de soulager un peu la rage qui l’habitait, lorsque le moine déclara en allemand :
  
  — Je m’excuse du traitement qui vous a été infligé. J’ai exécuté les ordres qui m’ont été donnés. Je vais vous permettre maintenant de poursuivre le voyage dans des conditions plus normales. Mais si vous tentez de vous sauver, n’oubliez pas que j’ai reçu l’instruction absolument formelle de vous abattre…
  
  Harry fit une grimace. L’homme portait en bandoulière une carabine de précision qui devait se montrer terriblement meurtrière dans les mains d’un garçon qui savait s’en servir. Et, apparemment, rien ne permettait de supposer que le moine-guerrier ne savait pas utiliser son arme. Jetant un regard circulaire aux environs, Harry compta une dizaine de Tibétains farouches, chacun portant un fusil Lee-Enfield long et une cartouchière soigneusement garnie.
  
  Cet inventaire rapide des forces de l’adversaire terminé, Harry s’estima suffisamment informé et répliqua, en allemand également :
  
  — Je serai sage ; promis.
  
  Puis, détaillant son interlocuteur avec une curiosité non dissimulée, il questionna :
  
  — Vous n’êtes pas Tibétain ?
  
  Le moine demeura impassible et répondit sans réticence :
  
  — Je suis originaire du Tibet chinois… Mon nom est Li Tong.
  
  Harry Spain était convaincu que Li Tong était un Chinois authentique, mais cela lui était parfaitement égal qu’il prétendît être Tibétain.
  
  Li Tong fit donner à Spain quelques galettes de tsampa(8) pour lui permettre de se restaurer. Il lui remit également une gourde de tchang. Puis, il donna le signal du départ.
  
  Aidé par deux Tibétains couverts de peaux de bête, Harry remonta sur le cheval noir qui l’avait supporté jusque-là ; mais, cette fois, ce fut dans une position traditionnelle qu’il s’installa sur l’animal. Une peau de chèvre jetée en travers tenait lieu de selle.
  
  La caravane reprit sa route. Le sentier muletier qu’elle suivait était accroché au flanc d’une montagne escarpée. En contrebas, un cours d’eau torrentueux grondait sourdement.
  
  Harry avait suffisamment faim pour ingurgiter les galettes de tsampa, malgré leur saveur écœurante. Il les aidait à passer avec quelques gorgées de tchang. Il eut brusquement l’impression que beaucoup de temps s’écoulerait avant qu’il se trouvât assis devant un « hamburger » convenablement assaisonné.
  
  Li Tong le précédait d’une longueur de cheval ; il fit presser le pas à sa propre monture et vint se placer à hauteur de l’étrange moine.
  
  — Où allons-nous comme ça ? demanda-t-il aimablement.
  
  Li Tong tourna la tête vers lui et répondit avec beaucoup de conviction :
  
  — Les Dieux, seuls, le savent…
  
  Harry demeura quelque peu interloqué par cette réponse inattendue. Puis, non sans irritation, il grommela :
  
  — Qu’est-ce que les Dieux viennent foutre dans une histoire pareille !
  
  Li Tong leva les yeux au ciel.
  
  — Les desseins des Dieux doivent demeurer impénétrables, murmura-t-il.
  
  Spain haussa les épaules et donna son opinion en anglais :
  
  — Il est dingue, le frère !
  
  Sans cesser de fixer le ciel, Li Tong répliqua, employant à son tour la langue de Shakespeare :
  
  — Le « frère » vous dit m… !
  
  Harry demeura quelques secondes sans voix. Il n’avait pas prévu que l’autre parlerait aussi l’anglais. Il reprit enfin en allemand :
  
  — Le frère a trouvé le mot qui convenait…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le crépuscule teintait de pourpre les sommets enneigés des hautes montagnes lorsque la caravane déboucha sur un vaste plateau désertique qui s’étendait à perte de vue.
  
  Li Tong paraissait bien être dans le secret des Dieux pour ce qui concernait la direction à suivre. Il fit quitter la piste à la troupe et ils trottaient encore une bonne heure en direction du sud.
  
  La nuit était tombée lorsqu’il commanda de mettre pied à terre pour établir le camp. Très vite, des hommes allumèrent des feux de djoua(9) cependant que d’autres montaient les tentes de peaux de yack.
  
  Li Tong distribua les provisions et les Tibétains entreprirent aussitôt de préparer une sorte de soupe, faite de thé fortement assaisonné de beurre rance et de sel, auquel ils mélangèrent une bonne quantité de tsampa, jusqu’à ce que le mélange eût pris l’apparence d’une bouillie épaisse.
  
  Au grand étonnement de Harry, Li Tong sortit alors d’un sac de cuir attaché à la selle de son cheval, quelques boîtes de conserves et invita son prisonnier à partager son repas. Les boîtes contenaient une sorte de cassoulet, sans grande saveur, mais bien préférable tout de même, pour le palais délicat d’un Européen, à la bouillie de tsampa à l’écœurant parfum de beurre rance.
  
  Un vent glacé soufflait avec violence et Harry, insuffisamment vêtu, frissonnait. Il accepta avec plaisir la gourde remplie d’arak que lui tendait Li Tong et en but une forte rasade.
  
  Puis, le moine lui désigna la tente où ils passeraient la nuit de concert.
  
  Harry se demandait de quelle façon le moine-guerrier allait le neutraliser pour s’assurer un sommeil tranquille. Le faire surveiller constamment par une sentinelle ? Il comprit brusquement que point ne serait besoin de cela. Une invincible torpeur l’envahissait lentement. Comme c’était simple… Li Tong avait simplement versé un somnifère puissant dans la gourde d’arak. Résigné, Spain s’étendit dans un coin de la tente, éclairée par une lampe tempête.
  
  Avant de sombrer dans le sommeil artificiel qui l’engloutissait, il vit le mystérieux Li Tong tirer un poste émetteur de radio d’une housse de cuir et déployer l’antenne télescopique.
  
  Il s’endormit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Le déclenchement brutal du klaxon tira Alékhonian de la douce torpeur qui l’avait envahi. Il ramassa d’un geste vif le cigare à moitié consumé qui était tombé de ses lèvres sur la plaque de verre recouvrant son bureau, et s’efforça de prendre un maintien digne, en rapport avec les hautes fonctions qu’il détenait par la grâce du Petit Père des peuples.
  
  La porte s’ouvrit. Le gardien, impeccable dans son uniforme de la N.K.V.D., s’effaça pour laisser entrer Ivanoff.
  
  — Quoi de neuf ? questionna Alékhonian d’une voix sèche.
  
  Ivanoff s’approcha et posa sans façon ses mains sur le bureau.
  
  — Reissl est en notre pouvoir, déclara-t-il.
  
  Alékhonian fronça ses sourcils épais, réalisant visiblement un pénible effort de mémoire.
  
  — Reissl ?… répéta-t-il.
  
  — Oui, Reissl ; ce technicien allemand échappé de White Sands, que tu m’as demandé de te livrer vivant, coûte que coûte.
  
  Le visage sombre d’Alékhonian s’éclaira subitement.
  
  — Ah ! oui… Bien sûr… Où est-il ?
  
  Ivanoff prit une cigarette au bout cartonné dans un coffret de bois précieux qui se trouvait ouvert à sa portée.
  
  — Nos agents l’ont retrouvé à Lhassa, expliquât-il. Il y représentait Bert Morrisson et était hébergé par cette ordure de Sarkim, le conseiller militaire hindou. L’enlèvement de Reissl a été exécuté hier soir, selon les instructions données. Nos hommes ont malheureusement été obligés de liquider Sarkim, ce qui va probablement créer quelques complications locales. Li Tong, qui a mené l’opération, sait ce qu’il doit faire.
  
  — As-tu prévenu Dantchenko ?
  
  — Oui. Mais les renseignements transmis sur Reissl ne sont pas absolument rassurants. C’est le type même du dur à cuire, qui n’en fait qu’à sa tête. Il n’est pas certain que nous puissions le convaincre de faire ce que nous attendons de lui…
  
  Un ricanement sarcastique s’échappa des lèvres minces d’Alékhonian.
  
  — Je m’étonne de t’entendre dire cela, fit-il. Tu sais aussi bien que moi qu’il existe mille façons d’amener un individu à la raison, à « notre » raison… Je crois me souvenir que ce Reissl avait une fiancée. Il serait peut-être bon d’examiner cet aspect du problème, dès maintenant. Nous n’avons pas de temps à perdre… Tu comprends ?
  
  Un sourire cruel retroussa la lèvre d’Ivanoff.
  
  — Je comprends très bien, assura-t-il. Je vais m’en occuper tout de suite…
  
  
  *
  
  * *
  
  Harry Spain s’éveillait doucement. Une agréable chaleur le baignait ; il se sentait bien.
  
  Le sifflement aigu du vent qui s’acharnait sur la tente de peau lui rappela soudain sa situation. Prudemment, il souleva une paupière.
  
  La portière de la tente était relevée, laissant pénétrer les premières lueurs du jour. Tournant légèrement la tête, Harry découvrit ensuite la silhouette massive de Li Tong, accroupi près du poste de radio. Le casque d’écoute coiffant son crâne rasé, le moine-guerrier couvrait un carnet de notes rapides. Puis, posant son crayon, il prit en main le manipulateur et transmit la réponse avec une dextérité remarquable.
  
  Harry était de plus en plus intrigué par l’étrange personnalité de Li Tong. Il avait peu à peu acquis la certitude que le moine était un Chinois, et non un Tibétain. Ce devait être, en outre, un Chinois très évolué et, à certains détails, Harry pensait qu’il avait dû faire ses études dans des Universités européennes, probablement à Berlin.
  
  Li Tong transmettait toujours, avec une régularité d’automate. Harry s’étonna alors de n’entendre aucun bruit étranger autour de la tente. Les Tibétains qui formaient le reste de la caravane dormiraient-ils encore ? C’était peu probable. Les gens du pays, principalement les voyageurs, avaient pour habitude de se lever toujours avant l’aurore.
  
  Tranquillement, Harry se dressa à demi sur un coude et considéra Li Tong qui enlevait le casque d’écoute de son crâne luisant, pour le remplacer par un bonnet de fourrure.
  
  Le moine se retourna alors vers son prisonnier et s’enquit avec beaucoup de naturel :
  
  — Avez-vous passé une bonne nuit ?
  
  Harry laissa son visage se détendre en un large sourire.
  
  — Excellente, assura-t-il. Il faudra que vous me donniez le nom de ce somnifère que vous m’avez fait prendre ; en cas d’insomnie…
  
  Le visage de Li Tong demeura impénétrable. Il termina le rangement du poste de campagne dans sa housse de cuir et reprit :
  
  — Nous n’avons plus beaucoup de temps à rester ici.
  
  Harry s’installa dans une position assise, plus confortable, et se gratta la tête.
  
  — Très intéressant… Et, où allons-nous ?
  
  Li Tong leva son regard inspiré vers le ciel, que le toit de la tente lui empêchait de voir, et répliqua :
  
  — Les Dieux, seuls, le savent…
  
  Harry ricana doucement :
  
  — J’ai déjà connu pas mal de fumistes dans ma vie, assura-t-il. Mais jamais un de votre envergure ! Foutez-leur donc la paix, aux Dieux !
  
  Li Tong ne parut nullement affecté par la sortie injurieuse de son prisonnier.
  
  — Malheur à celui qui n’a pas la foi ! poursuivit-il.
  
  Harry commençait à s’énerver sérieusement, il se leva brusquement.
  
  — Oh ! Ça va comme ça ! Hein ? Quand vous aurez fini de faire le pitre, vous préviendrez. C’est drôle cinq minutes, mais faut pas trop charger !
  
  Le moine demeurait impassible. Harry s’approcha de la porte. Le vent glacial le repoussa à l’intérieur. Il se baissa pour prendre une des couvertures de fourrure qui conservaient encore sa chaleur et s’en couvrit les épaules. Se retournant vers Li Tong, il déclara :
  
  — Tu me fais mal au ventre. Je vais prendre l’air…
  
  Il s’attendait que le Chinois intervînt et le priât courtoisement, sous la menace discrète de la carabine posée près de lui, de rester sous l’abri de la tente. Il ne se passa rien de ce genre et Harry se retrouva dehors sans encombre, suffoquant sous la violence du vent qui balayait le plateau.
  
  Il fit quelques pas et aperçut la masse sombre formée par les chevaux couchés et immobiles. Une étrange inquiétude s’empara aussitôt de Spain. Luttant contre le vent, il se dirigea rapidement vers les animaux et un juron lui échappa.
  
  Il ne lui fallut que très peu de temps pour s’assurer que tous les chevaux, sans exception, étaient morts. Leurs pattes étaient déjà raidies par le gel.
  
  Saisi d’un soupçon brutal, Harry Spain s’approcha de la première des tentes qui abritaient le personnel tibétain et souleva la portière de cuir. Les hommes étaient enchevêtrés et raides eux aussi. Leurs visages étaient convulsés, leurs yeux désorbités. Lâchant un nouveau juron, Harry se rendit tout droit à l’autre tente. Il y découvrit le même terrible spectacle.
  
  Ainsi, il demeurait seul avec Li Tong, qui avait détruit jusqu’aux moyens de transport dont il pouvait disposer. Harry ramassa près d’un cadavre un des Lee-Enfields dont étaient armés les Tibétains. Et sa stupéfaction augmenta d’intensité en constatant que l’arme, qui n’était pas chargée, était inutilisable, le percuteur en ayant été retiré. L’examen des cartouchières sur les corps devait lui ménager une nouvelle surprise. Elles ne contenaient que des douilles vides…
  
  Harry pensa un instant à se servir d’un fusil comme d’une massue pour essayer d’assommer cet exaspérant pisse-froid de Li Tong. Mais que ferait-il ensuite, dans ce désert, sans savoir où diriger ses pas, perdu dans un monde hostile où il lui serait même impossible de se faire comprendre ? Et, s’il s’en tirait, par miracle, ne serait-ce pas simplement reculer une échéance fatale ?
  
  En bon judoka, Harry Spain pensait que la meilleure tactique consistait toujours à accompagner le mouvement de l’adversaire pour mieux le surprendre ensuite. Et puis, aussi, l’aventure s’annonçait mystérieuse et passionnante. Qu’y avait-il au bout de la route ? Spain ne laissait pas déjà d’être dévoré par une intense curiosité…
  
  Il revint lentement vers la tente du moine. Comment allaient-ils quitter ce désert ? Une seule solution paraissait possible : l’avion.
  
  Il rentra sous la tente alors que le moine préparait du thé sur un réchaud à alcool solidifié.
  
  — Vous avez fait du joli travail, mon vieux ! Félicitations !
  
  Li Tong leva son visage étrange vers Spain et répliqua doucement :
  
  — Ces pauvres diables étaient condamnés à une existence de misère. Leur mort prématurée leur permettra sans doute de connaître une réincarnation plus favorable…
  
  Un ricanement sardonique accompagna la réponse de Spain :
  
  — J’espère qu’ils vous en seront reconnaissants !
  
  Li Tong versait le thé brûlant dans des bols.
  
  — J’en suis convaincu, fit-il.
  
  Harry s’installa en tailleur sur une peau de chèvre et prit un des récipients que lui tendait l’étrange moine.
  
  — Pourquoi avoir aussi supprimé les chevaux ?
  
  Li Tong but une gorgée de thé et répondit :
  
  — Pour vous enlever toute responsabilité de tenter une évasion ; et aussi par pure charité. Ces bêtes, abandonnées à elles-mêmes dans ce désert, auraient connu une mort atroce…
  
  Harry tendit sa main droite.
  
  — Voulez-vous me passer votre bol, demanda-t-il. Je vous donnerai le mien…
  
  Li Tong ne fit aucune difficulté. L’échange des bols effectué, Harry but avec satisfaction. Puis, fixant le Chinois, il déclara avec beaucoup de conviction :
  
  — J’ai très envie de vous casser la figure, Li Tong…
  
  Le moine laissa doucement glisser sa main sur la crosse de sa carabine. Très calmement, il répliqua :
  
  — L’homme sage est celui qui ne cède pas à ses désirs…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque le ronflement caractéristique d’un avion se fit entendre. Harry sortit le premier de la tente, suivi immédiatement de son singulier compagnon.
  
  Le vent avait diminué de violence, mais il soufflait de l’ouest, heurtant une chaîne de montagnes abruptes auxquelles était adossé le camp. Cet état de choses n’était nullement de nature à faciliter on atterrissage en cet endroit précis.
  
  Li Tong avait passé sa carabine en bandoulière, mais son automatique à canon long était venu orner sa ceinture dans le but évident d’obliger Harry à réfléchir avant de tenter une quelconque action.
  
  Le moine déroula ensuite une sorte de banderole de couleur rouge qui se mit incontinent à claquer durement dans le vent.
  
  L’avion s’approchait rapidement. Dans ce désert, le camp devait être visible de fort loin.
  
  Harry tenait son regard rivé sur l’appareil, qui devenait de plus en plus distinct mais qu’il ne parvenait pas à identifier.
  
  Un virage : l’avion s’écartait vers le sud. Ne les avait-il pas vus ? Mais Harry avait tout de suite compris la manœuvre du pilote. Un nouveau virage, en sens inverse, et il revenait vers eux, filant plein nord, longeant le mur montagneux au plus près, volant « en crabe » pour lutter contre la dérive importante qu’imposait la violence du vent.
  
  Au moment qu’il arrivait à la verticale du camp, le pilote remit les gaz à fond, juste le temps de placer l’avion face au vent. Moteurs réduits, durement secoué, le lourd appareil perdait rapidement de la hauteur. Il prit enfin un contact brutal avec le sol gelé, rebondit comme une balle. Nouveau hurlement rageur des moteurs pour soutenir l’avion et l’empêcher de s’écraser. Roulement impressionnant sur le terrain inégal, et le gros oiseau s’immobilisa enfin.
  
  Li Tong semblait attendre que le pilote fît demi-tour et vînt les chercher. Harry lui cria :
  
  — Il faut y aller. Il ne va certainement pas prendre le risque de revenir vers nous. Le vent l’entraînerait sur la montagne !
  
  Li Tong parut comprendre le bien-fondé des affirmations de Spain. Il s’empara d’un sac de peau dans lequel il avait probablement enfoui tout ce qu’il devait emporter et invita du geste son prisonnier à le suivre.
  
  Ils durent parcourir un bon kilomètre avant d’atteindre l’avion. Les moteurs continuaient de tourner au ralenti. Harry ne pouvait identifier l’appareil qui ne portait aucune marque. C’était un bimoteur de transport moyen, aux lignes classiques.
  
  Une porte était ouverte dans le flanc du fuselage et une échelle métallique avait été descendue. Harry vit soudain un homme venir à leur rencontre, armé d’une mitraillette qu’il tenait en position de tir.
  
  Harry fit une grimace. Comme réception, ce n’était pas brillant. Li Tong se porta au-devant de l’inconnu et prononça quelques mots dans un dialecte oriental intraduisible pour Spain. L’homme parut se détendre et fit comprendre à Harry qu’il devait se hisser le premier dans l’avion. Luttant contre les souffles conjugués du vent et des hélices, Harry escalada l’échelle et pénétra dans la cabine, large et garnie de sièges. Il vit, par une vitre aménagée dans la porte fermant le poste de pilotage, le pilote lui jeter un regard curieux.
  
  Li Tong arrivait à son tour. L’inconnu suivit. La porte étanche soigneusement refermée, les moteurs reprirent aussitôt leur assourdissant concert. L’avion frémit dans toute sa structure, puis s’ébranla lourdement, face au vent. Quelques secondes plus tard, queue haute, il s’arrachait au sol et prenait de la hauteur, non sans être violemment secoué.
  
  Sans attendre que ses compagnons l’y invitassent, Harry Spain avait choisi un siège près d’un hublot et s’y était installé avec sa désinvolture habituelle.
  
  Li Tong avait pris place derrière lui. Quant au membre de l’équipage vêtu d’une chaude combinaison de vol qui les avait « accueillis », il avait regagné le poste de pilotage, à l’avant.
  
  Harry Spain remarqua bientôt que l’avion avait pris la direction du nord-ouest et s’y maintenait. Le nord-ouest, ce pouvait être la Russie, le Sin-Kiang(10), ou, plus simplement, une région nord-occidentale du Tibet.
  
  Pendant-quelque temps, Harry Spain admira le merveilleux panorama des monts Himalaya qui se dressaient au sud, comme une étincelante rivière de diamants. Puis, fatigué du spectacle, refusant de se poser d’inutiles questions quant à son avenir immédiat, il se retourna vers Li Tong et déclara :
  
  — Je vais pousser un roupillon, vieux frère ; tu seras bien gentil de me réveiller au terminus…
  
  Le Chinois ne parut nullement se formaliser de la méprisante familiarité de son prisonnier. Il inclina légèrement la tête et répliqua :
  
  — Le vieux frère n’oubliera pas.
  
  Harry le remercia d’un sourire affecté, qui ressemblait fort à une grimace, et se laissa glisser dans son siège.
  
  
  *
  
  * *
  
  Des coups légers frappés sur son épaule le tirèrent d’un rêve extrêmement agréable. Son premier mouvement fut de protester violemment, en fonction du dommage causé. Mais, son regard étant passé par le hublot, il s’immobilisa et ne pensa plus qu’à observer avidement le spectacle qui s’offrait à lui. Un spectacle fabuleux et tel qu’il n’en avait jamais vu…
  
  Un plateau immense, recouvert de neige, s’étendait jusqu’à une distance considérable, barré dans le lointain par une muraille verticale de glace, aux reflets étranges, que surmontaient quelques pics gigantesques orgueilleusement drapés dans leur blancheur étincelante. Sur la gauche, l’immense plateau s’élevait en pente douce jusqu’à se fondre dans la brume lointaine de la ligne d’horizon. Sur la droite, dans la direction approximativement suivie par l’appareil, le plateau se resserrait, au contraire, pour se glisser entre deux chaînes, comme dans un couloir.
  
  Harry éprouvait un sentiment d’écrasement devant tant de grandeur.
  
  Puis, il s’aperçut soudain que l’avion virait lentement au-dessus de cette immensité scintillante. Le pilote avait-il perdu sa route ?
  
  Harry attendit encore que le mouvement circulaire s’affirmât, continu, pour se retourner vers Li Tong, toujours impénétrable.
  
  — Dites-moi, vieux frère, questionna-t-il, le tour du panorama fait partie du programme ?
  
  Le Chinois se pencha pour se faire entendre et répliqua :
  
  — Le pilote attend l’autorisation de passer !
  
  — De passer où ?
  
  Li Tong leva son regard sombre vers le ciel.
  
  — Dans la voie du Seigneur…
  
  — Crétin !
  
  Exaspéré, Harry revint à son hublot sans s’occuper le moins du monde des réactions du Chinois à l’injure qu’il venait de lancer.
  
  L’avion accentua son virage sur l’aile, puis se redressa, paraissant subitement décidé à suivre une ligne droite.
  
  Harry remarqua qu’il se dirigeait vers l’espèce de large couloir que formaient les deux chaînes basses, entre lesquelles le plateau s’étranglait.
  
  Quelques minutes plus tard, l’appareil volait au milieu du passage naturel ainsi formé et qui paraissait se resserrer progressivement. Visage collé à la vitre, Harry ne perdait rien de la manœuvre.
  
  Et, tout d’un coup, dans une trouée imprévue, le déploiement stupéfiant d’un cirque géant, au fond duquel d’étranges constructions se dressaient…
  
  Un nombre impressionnant d’échafaudages de poutres métalliques s’alignait sur la gauche du cirque. Immédiatement, Harry Spain reconnut des rampes de lancement pour fusées.
  
  L’avion descendait lentement vers une piste d’atterrissage cimentée, qui se terminait à l’autre extrémité du cirque par un hangar d’aviation bâti au pied d’une colossale muraille de rochers enneigés.
  
  Il voulut se lever pour se porter du côté droit de l’avion afin de voir un nouvel aspect du cirque. Mais Li Tong le stoppa de la main et lui commanda de mettre la ceinture de sécurité pour l’atterrissage. Il obéit. Des remous violents secouaient durement l’appareil et une prise de terrain ne devait pas être chose aisée dans un semblable puits, où les tourbillons devaient s’en donner à cœur joie.
  
  Se rapprochant du sol, l’appareil pénétra dans une zone plus calme et ce fut presque sans heurt qu’il prit contact avec le ciment de la piste à quelque 150 kilomètres à l’heure.
  
  Le pilote mena son avion jusque devant le hangar énorme qui abritait déjà plusieurs autres appareils. Li Tong s’était levé avant que Harry n’ait eu le temps de défaire sa ceinture. Après avoir adressé une courte prière au dieu des fous pour appeler sur lui une protection dont il estimait avoir un besoin certain, il suivit le moine. L’homme en combinaison qui les avait reçus à l’embarquement vint leur ouvrir la porte et descendre l’échelle. Un groupe se tenait tout près. Un léger frisson parcourut l’échiné de Spain lorsqu’il reconnut quelques uniformes de la N.K.V.D.
  
  L’un des uniformes se détacha du groupe qui observait Harry comme un animal d’un autre âge.
  
  — Camarade Reissl, soyez le bienvenu. Le Camarade Directeur désire vous voir immédiatement Voulez-vous me suivre ?
  
  Désinvolte, promenant son regard étonné autour de lui, Harry demanda :
  
  — Puis-je refuser ?
  
  Une stupéfaction intense se peignit sur les traits du policier.
  
  — Refuser ? répéta-t-il sottement. Pourquoi ?
  
  Parfaitement à son aise, Spain répliqua :
  
  — Mettons que je préférerais de beaucoup me restaurer d’abord et prendre une douche. Voir votre Camarade Directeur ne m’intéresse nullement, mon vieux. Je n’ai rien à lui dire, moi, à votre Camarade Directeur !
  
  Le policier était devenu violet. Harry commençait à s’amuser sérieusement, lorsque Li Tong intervint :
  
  — L’honorable vieux frère se permet de conseiller au camarade Reissl de se rendre à l’invitation qui lui est faite. Les Dieux n’aiment pas attendre…
  
  Harry se retourna vers le Chinois et le remercia d’un sourire.
  
  — Vous êtes un chic garçon, Li Tong. Dommage que vous soyez si laid !
  
  Puis, s’adressant de nouveau au policier :
  
  — Je vous suis, vieille cloche.
  
  Manifestement déconcerté, le garde se dirigea sans plus insister vers une jeep russe qui stationnait à quelques mètres. Harry vint s’y installer le plus tranquillement du monde et fit un geste d’adieu à Li Tong.
  
  — Fouette cocher !
  
  La voiture démarra en trombe. Ils longèrent une agglomération importante de bâtiments tibétains, facilement identifiables avec leurs toits plats en terrasse et leurs murs blanchis à la chaux. Au centre de cette agglomération, très importante, un temple dressait sa toiture surélevée, en plusieurs étages, que recouvraient des plaques de métal jaune, probablement du cuivre.
  
  Devant eux, exactement dans la direction suivie par la jeep, un vieux château fort, un « dzong », dressait sa silhouette massive et sombre, perché d’une façon précaire sur une terrasse naturelle au flanc de la montagne, à deux cents mètres au-dessus de la vallée.
  
  Sur la droite, dans l’espace compris entre la piste d’atterrissage et le pied de la montagne, d’immenses ateliers aux toits de verre, en dents de scie, s’alignaient impeccablement.
  
  A cinq cents mètres environ sur la droite du « dzong », surplombant les ateliers, une centrale électrique en béton absorbait une chute d’eau disciplinée qui naissait d’un trou percé au cœur même du rocher.
  
  De la formidable muraille rocheuse qui entourait le cirque, au-dessus de laquelle se dressaient des pics fantastiques, coulaient un peu partout des torrents glacés qui tombaient en cascades géantes, dont les eaux congelées accrochaient aux rochers d’étincelantes draperies…
  
  Ce cadre fabuleux, d’une blancheur éblouissante, était soutenu par une ligne sombre et drue de sapins gigantesques, ceinturant la vaste plaine qui formait le fond de ce cirque naturel prodigieux.
  
  La jeep s’était arrêtée devant la porte d’un minuscule bâtiment de béton, situé exactement sous le « dzong » au pied de la muraille glacée.
  
  Harry descendit sur le sol caillouteux. Le garde en uniforme ouvrait déjà le battant de bois plein. Harry, faisant preuve subitement d’une bonne volonté inattendue, passa devant le policier qui s’était effacé. Un ascenseur se trouvait là, ils y entrèrent. Le garde manœuvra des leviers, pressa un bouton, et l’appareil s’éleva rapidement dans un tunnel sombre creusé dans le roc.
  
  Le trajet sembla durer très longtemps à Harry. Enfin, la cage métallique s’immobilisa, des portes à glissières s’ouvrirent automatiquement. Harry sortit le premier, se retrouva dans un couloir nu, violemment éclairé au néon.
  
  — Par ici, camarade…
  
  Sans réticence, Harry suivit son guide. Ils parcoururent un long chemin dans le couloir. Probablement se trouvaient-ils à l’intérieur du « dzong » transformé pour les besoins de la cause.
  
  Ils pénétrèrent finalement dans une pièce ripolinée de blanc où se tenaient des infirmiers vêtus de façon tout à fait traditionnelle. Harry, à tout hasard crut bon de prendre les devants ; s’adressant au policier qui l’avait amené, il assura :
  
  — Tu sais, petite tête de poulet, je ne suis pas malade, hein !
  
  Ce fut l’un des infirmiers qui répliqua par un ordre, toujours prononcé en allemand.
  
  — Déshabillez-vous, camarade…
  
  Harry crut bon de sourire. Du ton le plus désinvolte qu’il put trouver, il protesta :
  
  — Vous êtes bien gentils ; mais à moins que ce ne soit pour prendre un bain chaud, je refuse absolument de me mettre à poil.
  
  L’infirmier, un homme rougeaud aux petits yeux trop rapprochés, hésita une seconde et répondit :
  
  — C’est pour prendre un bain, camarade. En même temps nous passerons vos vêtements à l’étuve. Le règlement sanitaire est très strict et il n’existe pas de dérogation possible. Soyez assuré qu’il ne s’agit en aucune façon d’une brimade…
  
  Tranquillisé, Harry sourit et fit signe qu’il était d’accord. Il se dévêtit rapidement, ce qu’autorisait la chaleur confortable qui régnait dans la salle, et suivit un des infirmiers dans une pièce d’eau aménagée selon la dernière technique. On le fit ensuite passer quelques minutes dans une sorte de bain turc aux vapeurs sulfureuses ; on le badigeonna dans tous les coins d’un liquide désinfectant, et on le pria enfin de pénétrer dans une salle occupée par un appareil de radiographie des plus perfectionnés. Il se prêta plaisamment à l’examen qui porta sur toutes les parties de son corps.
  
  — Vous vous figurez pas que j’ai avalé un bazooka, non ?
  
  Le médecin ne répondit pas. Tous paraissaient avoir pour principe de parler le moins possible.
  
  Toutes ces formalités terminées, on remit à Harry des vêtements qui n’étaient pas les siens.
  
  — Je veux mes fringues, assura-t-il d’un ton paisible mais déterminé.
  
  — Elles ne sont pas sèches, répliqua l’infirmier.
  
  — M’en fous, j’attendrai.
  
  Et, désinvolte à souhait, il s’installa sur une chaise et croisa les jambes avec nonchalance.
  
  Le personnel avait dû recevoir des ordres stricts de n’employer en aucun cas la violence avec le nouveau venu. Celui qui paraissait être le plus élevé dans la hiérarchie, probablement le médecin-chef, s’approcha et commença avec une louable patience.
  
  — Nous regrettons, mais il nous est impossible de vous remettre vos vêtements personnels avant demain matin. Nous n’y pouvons rien. D’autre part, je ne sais si l’on vous a prévenu que le Camarade Directeur du centre vous attend. Je ne vous conseille pas de lui donner le loisir de s’impatienter…
  
  Harry considéra son interlocuteur avec une feinte candeur :
  
  — Dites donc, mon vieux, vous en avez de bonnes, vous ! Ce n’est pas moi qui ai demandé à venir ici ! Faudrait tout de même pas vous foutre du monde !
  
  De nouveau devenu violet, visiblement aux limites de l’apoplexie, le policier en uniforme s’approcha et intervint d’une voix qui tremblait de rage contenue :
  
  — Écoutez-moi ; ça suffit comme ça, hein ! Si vous ne voulez pas venir de votre plein gré, nous allons employer la force ! C’est compris ?
  
  Le visage de Harry Spain était brusquement devenu de plomb. Il se leva lentement sourcil droit dressé, polissant avec application de son pouce gauche, la cicatrice qui barrait sa joue droite. Il fit un pas vers le garde et répliqua d’un ton trop doux :
  
  — Écoute, bébé ! J’aime pas du tout qu’on me parle comme ça ! La force ? Non mais sans blague…
  
  Son poing partit avec la rapidité de l’éclair. La mâchoire du garde craqua sous le coup. Assommé l’homme s’écroula. Alors, superbe dans sa nudité, Harry bomba le torse et se retourna vers le groupe menaçant et indécis des infirmiers.
  
  — Où est-il, ce Camarade Directeur ? Que j’aille lui dire deux mots…
  
  Et, avec des gestes rageurs, il commença à enfiler les vêtements qui lui étaient destinés, et qui, après tout, ne lui allaient pas si mal que cela.
  
  En lui-même, il riait comme un fou.
  
  Des infirmiers avaient emmené le policier dans une pièce voisine. Harry avait à peine terminé de s’habiller qu’un nouveau sbire en uniforme arrivait.
  
  — Le Camarade Directeur vous attend, annonçât-il froidement.
  
  Le visage de Harry se détendit en un large sourire.
  
  — C’est bien aimable à lui d’avoir consenti à me recevoir, répliqua-t-il. Depuis le temps que je brûlais de faire sa connaissance !
  
  Il boutonna son veston et reprit :
  
  — Allons-y, camarade !
  
  Puis, se retournant vers le groupe du corps sanitaire, il s’inclina avec une déférence affectée :
  
  — Messieurs…
  
  Il lui sembla qu’une lueur amusée brillait dans le regard du médecin-chef. Il n’aurait pu cependant l’assurer.
  
  Il suivit son guide dans le dédale des couloirs qui se ressemblaient tous. Ce ne devait pas être chose facile que se diriger dans un semblable labyrinthe. Ils empruntèrent de nouveau les services d’un ascenseur, plus exigu que le premier. Ils se retrouvèrent dans une antichambre où veillaient une bonne dizaine de fonctionnaires de la N.K.V.D., en grand uniforme, armés de mitraillettes entretenues avec soin.
  
  Harry en conclut qu’il ne devait plus être loin du but. Son guide lui fit signe d’attendre et disparut par une porte capitonnée qui se confondait presque avec la surface du mur. Demeuré seul au milieu de la garde armée, Harry tenta aimablement de lier conversation. Parlant allemand, il demanda au plus proche :
  
  — Ça va, oui ? Vous êtes content de votre situation ?
  
  L’homme prit une mine défiante et recula d’un pas.
  
  — Faut pas avoir peur, mon mignon, reprit Harry. Je ne mords pas !
  
  Puis, adoptant un ton de confidence, il questionna :
  
  — Dis donc, entre nous, est-ce qu’il y a de la distraction dans le pays ? Des filles ?…
  
  Il n’eut pas le temps de poursuivre son questionnaire. Son guide revenait et l’invitait à le suivre. Harry s’excusa poliment auprès de son interlocuteur muet et s’avança rapidement vers la porte ouverte. Ils suivirent un nouveau couloir fortement éclairé. Une nouvelle porte s’ouvrit devant eux et Harry se retrouva dans une pièce immense dont la principale caractéristique était l’absence totale de fenêtre.
  
  Le temps de s’apercevoir que son garde du corps avait disparu et il vit devant lui, debout près d’un bureau métallique aux dimensions impressionnantes un homme d’une quarantaine d’années, vêtu avec une recherche inattendue. Grand, sec, il portait ses cheveux bruns plaqués. Une cicatrice ténue barrait verticalement son front large et haut. Toute sa personne était empreinte d’un orgueil profond, et sa bouche mince tombait aux coins dans une permanente expression de mépris.
  
  Harry le dévisageait posément, avec la froide insolence qu’il savait si bien affecter quelquefois. Il allait prendre la parole lorsqu’il aperçut un chien loup gigantesque qui se glissait derrière l’inconnu et venait ensuite vers lui.
  
  Désinvolte, Harry se pencha vers la bête redoutable et lui posa sa main sur la tête. Le chien se crispa, laissa échapper un grognement rageur, puis se détendit et poussa sa tête dans la main de Harry. Celui-ci reporta son regard vers l’inconnu qui était devenu pâle de rage.
  
  — Niet !
  
  La bête fit un bond en arrière et montra aussitôt les crocs. Harry ricana doucement.
  
  — Merveille du dressage, remarqua-t-il. C’est vous le Camarade Directeur dont tout le monde me parle depuis mon arrivée ?
  
  Une lueur cruelle traversa les yeux sombres de l’homme.
  
  — Mon nom est Dantchenko, dit-il. Je suis en effet le Directeur de ce Centre. Dorénavant, vous dépendrez uniquement de moi.
  
  Harry passa doucement son pouce sur sa cicatrice et observa ensuite l’extrémité de son doigt avec attention.
  
  — Cela ne me plaît pas du tout, répliqua-t-il d’un ton parfaitement tranquille.
  
  Il vit l’effort de Dantchenko pour se contenir.
  
  — Que cela vous plaise ou non, il en sera ainsi, Reissl.
  
  Harry montrait un visage fermé.
  
  — Je pourrais, reprit-il, prétendre et soutenir que je ne suis pas Frank Reissl. Cela me ferait gagner du temps, car il vous faudrait me confondre. Là, n’est pas cependant l’intérêt du jeu. Ce qui est important, c’est que je me refuse catégoriquement à faire pour les Russes ce que je n’ai pas voulu faire pour les Américains. C’est tout.
  
  Dantchenko fit un pas vers Harry et reprit :
  
  — L’on m’a prévenu que vous étiez une forte tête, un dur à cuire. J’en ai maté de plus forts et de plus durs que vous, soyez-en certain…
  
  — Je n’ai aucune raison de vous croire sur parole, et ce n’est pas en employant de tels moyens que vous obtiendrez ce que vous désirez…
  
  Dantchenko lui tourna brutalement le dos. Ses mains croisées derrière lui suggérèrent, à Harry, une vague ressemblance avec un Napoléon qu’il avait vu au cinéma, personnifié par il ne savait plus qui, et il pouffa.
  
  Le Camarade Commissaire s’était retourné vivement et lui faisait face de nouveau :
  
  — Pourquoi riez-vous ?
  
  — Je suis un homme libre et j’ai le droit de rire lorsque cela me plaît !
  
  — Que voulez-vous, pour nous servir ?
  
  — J’ai une âme de capitaliste…
  
  — Combien ?
  
  — Un million de dollars à verser immédiatement dans une banque sud-américaine, que je vous indiquerai.
  
  — Vous vous estimez trop cher !
  
  — C’est mon affaire.
  
  Dantchenko parut réfléchir un moment, puis :
  
  — Et si je vous donnais à choisir entre une mort immédiate et votre soumission ?
  
  — Vous plaisantez.
  
  — Non !
  
  — Si. Mort, je ne représente plus rien. Vivant, vous pouvez toujours garder l’espoir de m’amener à composition. Ce n’est que lorsque je vous aurai rendu le service que vous attendez de moi qu’il me faudra me méfier, si je ne suis pas mort en faisant le travail, bien entendu !
  
  Dantchenko haussa les épaules avec irritation.
  
  — Vous avez beaucoup trop d’imagination, assura-t-il.
  
  Harry ricana doucement :
  
  — Et vous pas assez, semble-t-il !
  
  Dantchenko eut un sursaut.
  
  — Je ne tolérerai pas que vous me parliez sur ce ton, Reissl !
  
  Un sourire sarcastique s’imprima sur le visage tendu de Harry.
  
  — Je vous parlerai sur le ton qu’il me plaira. Vous ne m’impressionnez pas du tout ! j’ai connu des types beaucoup plus redoutables que vous. L’un d’eux s’appelait Hitler.
  
  Glacé, Dantchenko rétorqua :
  
  — Vous l’avez servi !
  
  — Non, affirma tranquillement Harry. Je n’ai servi que moi-même. Cela m’amusait d’aller me balader dans l’espace à six mille kilomètres à l’heure.
  
  — Et cela ne vous amuse plus ?
  
  Harry leva ses larges épaules.
  
  — Je n’ai pas dit ça.
  
  — Alors ?
  
  Sans sourire, Harry, répondit :
  
  — C’est devenu une question de gros sous. Je pense à mes vieux jours…
  
  Sardonique, Dantchenko remarqua :
  
  — Vous êtes un optimiste ?
  
  Harry repassa son pouce sur sa cicatrice et répliqua :
  
  — Ouais… Incurable.
  
  Un silence tendu suivit cette profession de foi. Dantchenko semblait se livrer à un pénible examen de conscience. Fixant enfin le regard soumis de son chien qui battait de la queue à ses pieds, il reprit d’un ton délibérément conciliant :
  
  — J’aime les hommes de votre trempe, Reissl. Ne vous y trompez pas. Considérez ce qui a précédé comme nul. J’ai voulu vous éprouver. Nous sommes faits pour nous entendre. Dès maintenant, je vais demander à Moscou le virement de la somme que vous exigez, à la banque que vous m’indiquerez. Je ne pense pas que des difficultés puissent se présenter.
  
  Il fit un pas vers Harry et tendit sa dextre.
  
  — Serrons-nous la main, Reissl, et collaborons sans arrière-pensée.
  
  Harry ne prit pas la main qui lui était tendue. Doucement, il objecta :
  
  — Je ne suis pas venu ici en ami. Vous avez bien voulu placer nos relations sur le plan des affaires. Ça me va. Restons-en là, voulez-vous ?
  
  Le Camarade Directeur était devenu cramoisi. Non sans difficulté, il parvint à répondre :
  
  — Soit. Ce sera comme vous voudrez…
  
  — C’est bien ainsi que je l’entendais, assura Harry.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Le crépuscule avait jeté son voile mauve sur Alamogordo. Eleanor, ayant tiré la chaise-longue sur la terrasse du bungalow, s’y était confortablement installée.
  
  Sous son regard pensif, le jardin étalait le tapis éclatant de ses pétunias encadrés de cactus vigilants. Un doux parfum de sauge flottait dans l’atmosphère vibrant encore des fortes chaleurs de la journée. Eleanor avait pris un livre dans la bibliothèque, mais n’avait aucune envie de l’ouvrir. Toutes ses pensées se concentraient sur Frank… Frank, qui avait disparu depuis des semaines déjà, sans laisser le moindre message.
  
  Le livre glissa de ses mains pâles et tomba sur le ciment de la terrasse. Elle ne fit aucun geste pour le ramasser. De grosses larmes coulaient de ses yeux sombres sur ses joues émaciées.
  
  Frank… Pourquoi avait-il disparu de cette façon ? Ne pouvait-il l’informer de son départ, l’emmener avec lui ? Il savait bien qu’elle était prête à le suivre jusqu’au bout du monde s’il l’avait fallu. Ne lui avait-elle pas déjà tout donné d’elle-même, sans le moindre souci de sa nationalité et de son possible passé nazi ?
  
  Elle l’avait rencontré un jour, dans la grande rue d’Alamogordo, fier et désinvolte. Il l’avait regardée, puis il était venu se présenter. Dès le début, elle avait été subjuguée. Elle avait senti que Frank Reissl n’était pas un homme comme les autres…
  
  Les journaux avaient annoncé sa disparition. Ils laissaient entendre que Frank avait été déjà l’objet d’une tentative d’enlèvement. Eleanor ne croyait pas à ces histoires d’enlèvement. Un homme comme Frank ne se laissait enlever que s’il le voulait bien. Elle n’avait été pour lui qu’un passe-temps sans importance et il n’avait pu résister au premier appel de l’aventure qui s’était présenté. Voilà ce qu’Eleanor croyait…
  
  Souvent, il l’avait emmenée dans sa voiture jusqu’à El-Paso, où ses confrères allemands de White Sands étaient cantonnés au centre de Fort-Bliss. Ensemble, ils avaient franchi le pont international qui relie la ville au Mexique, par-dessus le Rio-Grande. Et souvent, parvenus de l’autre côté, avec la bénédiction de la police fédérale, qui montrait en fermant les yeux la confiance qu’elle accordait aux savants du pays vaincu, souvent, Frank lui avait dit en riant : « Il me suffirait d’aller maintenant me présenter aux autorités mexicaines et d’invoquer le droit d’asile, et je serais tranquille… ». Quelquefois, Eleanor lui avait demandé pourquoi il ne le faisait pas, et il répondait toujours invariablement : » Ce n’est pas encore le moment… »
  
  Eleanor se redressa soudain. Une voiture montait le chemin en cahotant. Qui cela pouvait-il bien être ? Ne lui apportait-on pas des nouvelles de Frank ? Elle n’attendait personne…
  
  La voiture, une puissante limousine, s’arrêta devant le portail à claire-voie qui fermait le jardin. Un homme descendit, cependant que l’autre demeurait au volant. L’inconnu, grand et brun, comme l’étaient tous les garçons du pays, actionna la clochette qui dévida son tintement grêle et irrégulier.
  
  Le cœur battant, Eleanor se leva et se porta vers la barrière.
  
  — Que voulez-vous ? demanda-t-elle.
  
  L’inconnu souleva son chapeau et répliqua doucement :
  
  — Je viens vous chercher pour vous conduire auprès de Frank. Il vous attend…
  
  Quelque chose se brouilla dans l’esprit d’Eleanor. Il ne l’avait pas oubliée… Puis, un mouvement de défiance lui fit s’enquérir :
  
  — Vous a-t-il donné une lettre pour moi ?
  
  L’inconnu eut un sourire entendu.
  
  — Non. Vous pensez bien que c’était trop risqué. Il est au Mexique. Nous allons passer par El-Paso ; on nous attend de l’autre côté du pont…
  
  Convaincue, elle bredouilla :
  
  — Il faut que je prépare ma valise… Attendez-moi un instant.
  
  L’homme la stoppa.
  
  — Inutile, mademoiselle. Nous vous ramènerons aussitôt après que vous l’aurez vu. Il ne peut encore vous garder définitivement avec lui :
  
  Elle hésita une seconde, puis se décida :
  
  — Je vous suis.
  
  Elle alla fermer la porte du bungalow et revint bouclant également le portail du jardin. L’inconnu qui lui avait parlé la pria de monter dans la voiture et s’installa auprès d’elle sur la banquette arrière.
  
  Le chauffeur démarra.
  
  
  *
  
  * *
  
  M. Smith terminait la lecture attentive du rapport d’ensemble « ultra-secret » qui lui était remis chaque matin à onze heures, contenant l’essentiel de ce qui devait intéresser le chef suprême des Services de Renseignements des U.S.A.
  
  La situation internationale était juste un peu plus incohérente qu’elle ne l’était la veille. M. Smith avait l’habitude. Chaque jour, depuis des mois, il en était ainsi. Terriblement soucieux, M. Smith pressa le bouton de sonnerie qui se trouvait sous sa semelle, puis il se pencha vers un microphone encastré dans son bureau et déclara qu’il voulait voir le capitaine Howard.
  
  Il s’écoula seulement quelques secondes avant que l’officier ne se présentât devant son chef.
  
  — Bonjour, monsieur.
  
  — Bonjour, Howard. Avez-vous des nouvelles ?
  
  Un léger sourire éclairait le visage du capitaine.
  
  — Oui, monsieur. Voici ce que nous avons reçu ce matin. Je crois que tout va bien jusqu’à maintenant…
  
  Délaissant l’impassibilité qu’il avait coutume d’observer, M. Smith s’empara des feuilles dactylographiées que lui tendait son subordonné.
  
  Le premier rapport était transmis par le War Office britannique qui l’avait reçu d’un de ses agents à Lhassa. Il donnait les renseignements suivants :
  
  
  
  « … Nous vous avions signalé en son temps l’arrivée à Lhassa d’un certain Harry Spain, représentant accrédité de Bert Morrisson auprès du Gouvernement tibétain pour la livraison d’armes légères. Selon les instructions reçues, nous nous sommes contentés d’exercer un contrôle discret sur ces fournitures, dont nous vous faisons parvenir le détail par ailleurs. Harry Spain était, depuis le début de son séjour à Lhassa, l’hôte du colonel Sarkim, attaché militaire faisant fonction de Conseiller, Représentant du Gouvernement d’Inde avec l’accord de sa très gracieuse Majesté, Notre Roi. Ayant appris par un de nos informateurs, digne de foi, que Harry Spain s’identifiait en réalité : Frank Reissl, technicien allemand échappé de la base américaine de White-Sands, et recherché de ce fait par nos collègues du C.I.A., j’ai cru bon d’en informer Sarkim. Dans la nuit qui a suivi, le colonel Sarkim a été sauvagement égorgé et le pseudo Harry Spain a disparu de façon tout à fait mystérieuse. Aucune indication n’a pu être recueillie jusqu’à maintenant sur le moyen qu’aurait pu employer cet aventurier pour quitter le pays. Il ne semble pas, par ailleurs, qu’il ait pu demeurer à Lhassa. Nos efforts se poursuivent pour tenter de retrouver la trace de ce dangereux individu… »
  
  
  
  M. Smith reposa la feuille sans poursuivre sa lecture. Un rire doux le secouait tout entier et ses petits yeux pétillaient de malice derrière les verres épais de ses lunettes de myope.
  
  — Très bien… Très bien, Howard… Voyons la suite ?
  
  L’officier tendit un rapport dont la présentation lui était familière. Le visage gras de M. Smith redevint immédiatement sérieux. Il lut :
  
  
  
  PENTAGONE.
  
  C.I.A.
  
  ultra secret
  
  Rapport d’agent
  
  Source : S.B. 63.34.
  
  Destinataire : C.I.A., Section Z.
  
  (suivant accord W.O.).
  
  Déchiffreur : 1.75.9.
  
  Ex : 1 (S).
  
  
  
  TEXTE : Avion affecté transport passagers a quitté ce matin Mustard. De retour après absence six heures a ramené passager mystérieux immédiatement conduit auprès chef de centre. Personnalité nouveau venu suffisamment remarquable pour avoir provoqué nombreux commentaires parvenus connaissance personnel tibétain. M’identifie actuellement à Saint Thomas. STOP. Activité pont aérien toujours intense. Cargos ne cessent de débarquer matériel dans lequel avons pu reconnaître avec certitude pièces détachées fusées dimensions inusitées. Avons conviction que nouvelle livraison de deutérium a été faite. Ateliers montage appareillage électrique travaillent depuis deux jours dans secret absolu. Ouvriers enfermés et gardés couchent et mangent sur place. Aucun contact possible avec extérieur. Insistons sur la nécessité action urgente exigée par situation. STOP. Supposons invasion Tibet rapport étroit avec Mustard. STOP. Un bon whisky me ferait plaisir. STOP. Terminé.
  
  
  
  Le visage de M. Smith était devenu rayonnant. Respirant avec force, sous le coup d’une allégresse qu’il ne pensait nullement à dissimuler, il reposa le rapport et murmura pour lui-même…
  
  — 117 est sur place, nous pouvons lui faire confiance… Si ce diable d’homme ne réussit pas dans cette affaire, nous pourrons tirer un trait sur tout ce que nous représentons…
  
  Howard fit claquer ses doigts et répliqua avec chaleur :
  
  — 117 réussira, monsieur. J’ai reçu il y a un instant une communication téléphonique de Alamogordo. La fiancée de Reissl a été enlevée hier soir et emmenée au Mexique. Nos observateurs ont assisté à l’affaire en se gardant d’intervenir. La jeune personne est actuellement séquestrée dans une ville d’Acoponeta, sur la côte du Pacifique, dans l’État de Sinaloa.(11) Ils y sont arrivés voici à peine une heure. La surveillance est déjà organisée…
  
  Smith avait retiré ses lunettes et les frottait avec une excitation soudaine.
  
  — Ils ont marché, fit-il entre ses dents, tête baissée. Mais il n’y avait que ce cher vieux garçon pour jouer et réussir un coup pareil. Dieu fasse qu’il n’y laisse pas sa peau…
  
  Howard reprit un masque impassible.
  
  — 117 a déjà réussi des missions aussi difficiles…
  
  Smith fixa l’officier d’un regard subitement rêveur.
  
  — Vous voulez parler de l’affaire des cerveaux (12) ?
  
  — Oui.
  
  Smith secoua doucement la tête.
  
  — Je ne suis pas de votre avis, Howard. Tout se présentait de façon différente, et j’avais pu alors mettre à sa disposition des moyens puissants qui vont lui manquer cette fois totalement. Je sais qu’il est capable de faire tout sauter, même s’il doit sauter avec…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert Bonisseur de la Bath se sentait bien, étendu nonchalamment sur le lit de camp étroit qui allait être pour un temps sa couche habituelle, il laissait son imagination vagabonder au gré de sa fantaisie.
  
  La chambre qui lui avait été attribuée dans le « dzong » était une pièce carrée de dimensions restreintes. En plus du lit, une armoire métallique, une table et une chaise, constituaient l’essentiel du mobilier. Les murs étaient ripolinés de blanc, ce qui donnait au décor un petit air « infirmerie » pas spécialement agréable. Un tube au néon assurait l’éclairage. L’aération se faisait par une fenêtre en meurtrière qui donnait vue sur l’ensemble du cirque. Un radiateur électrique entretenait en permanence une température douce, automatiquement réglée. Enfin, dans un coin, à droite de la fenêtre, un lavabo était fixé au mur, débitant à volonté eau chaude ou froide. Une salle de bains commune se trouvait au bout du couloir, mais Hubert n’avait pas encore jugé utile d’aller la reconnaître.
  
  Hubert jeta un rapide coup d’œil sur le chronomètre qui lui avait été remis en remplacement du sien resté à Lhassa. Il allait être quatre heures et demie. Encore trente minutes avant de descendre au rendez-vous qui lui avait été fixé dans la grande salle de repos du « dzong », pour être présenté aux personnalités les plus marquantes de l’étrange Cité.
  
  En somme, jusque-là, tout avait bien marché. Hubert se rappelait dans les moindres détails l’instant où il avait reçu, à Miami, l’ordre de rejoindre le Pentagone par les moyens les plus rapides. Ce rappel ne l’avait pas précisément comblé de joie. Il s’amusait ferme à ce moment-là et venait justement de réussir la conquête d’une femme, belle, adorable et tout, qui aurait pu très bien devenir la femme de sa vie s’il avait eu le temps de la connaître mieux. Il était néanmoins parti, sans même laisser un mot d’explication à Patricia – elle se prénommait ainsi – et sans lui accorder plus de regrets qu’il ne convenait.
  
  Dès son arrivée à Washington, il avait vu Smith qui lui avait expliqué ce que l’on attendait de lui. Aux dires du grand patron, un seul agent secret était capable de réussir une semblable mission ; et cet agent secret n’était autre que O.S.S 117, Hubert Bonisseur de la Bath, soi-même…
  
  Dès le lendemain, Hubert s’était retrouvé dans une clinique privée, quelque part dans l’Arizona. Un chirurgien esthétique distingué s’était occupé de lui avec beaucoup d’application. Trois semaines plus tard, Hubert avait été admis à découvrir son nouveau visage…
  
  En contemplant cet étranger dans le miroir que lui tendait le chirurgien, il avait connu incontestablement un moment assez pénible. Ses yeux n’avaient plus le même ovale, son nez s’était élargi ; une cicatrice bleuâtre barrait sa joue droite, et ses oreilles, elles-mêmes, n’étaient plus reconnaissables. Le nouveau visage n’était cependant pas laid ; c’était un visage dur et buriné d’aventurier ; un visage de dur à cuire…
  
  Pendant des heures, Hubert s’était regardé dans le miroir afin de s’habituer à sa nouvelle apparence. Puis, une voiture était venue le chercher et on l’avait emmené dans une villa isolée, entourée de hauts murs.
  
  Introduit dans une pièce du premier étage, il s’était brusquement arrêté devant sa propre image et avait instinctivement reculé. Mais son double n’avait pas suivi le mouvement et Hubert avait constaté avec étonnement qu’il ne se trouvait pas devant un miroir mais devant l’homme dont il était devenu artificiellement le sosie.
  
  On lui avait alors présenté le docteur Frank Reissl…
  
  Durant huit jours, Hubert et le docteur Reissl ne s’étaient pas quittés. Cependant que le technicien allemand racontait sa vie dans les moindres détails, insistant tout particulièrement sur la période passée au centre d’essais de Peenemunde, Hubert l’observait avec une attention constante, s’ingéniant à s’assimiler la personnalité de Reissl, depuis ses plus innocentes manies jusqu’à sa façon de penser. Comme tous les grands ténors de sa dangereuse profession, Hubert était, avant tout, un comédien consommé, et, avant la fin des huit jours qui lui avaient été accordés, il avait réussi à s’identifier presque complètement au personnage proposé.
  
  M. Smith était venu de Washington pour juger du résultat et il n’avait pas ménagé ses félicitations à son collaborateur préféré.
  
  — C’est parfait, vieux garçon, avait-il assuré. Je suis persuadé que l’ange gardien de Reissl, lui-même, ne doit plus savoir lequel suivre…
  
  Ensuite, Smith et Hubert s’étaient longuement isolés dans une pièce soigneusement préservée des oreilles indiscrètes et les moindres détails de l’extraordinaire mission avaient été minutieusement discutés et mis au point. Rien ne devait être négligé pour que pût réussir le bluff destiné à tromper l’adversaire…
  
  Et le bluff avait réussi…
  
  — Pourvu que ça dure ! pensa Hubert en se levant.
  
  Il allait être cinq heures. Et la petite séance des présentations ne laissait pas d’inquiéter quelque peu Hubert. Il lui avait été relativement facile de jouer, jusque-là, le personnage de Frank Reissl se camouflant sous l’identité factice de Harry Spain… Mais, Hubert savait que, parmi les habitants de la mystérieuse cité, deux au moins la connaissaient, ou, plus exactement, connaissaient le véritable Frank Reissl.
  
  Dans quelques minutes, Hubert saurait donc s’il s’était ou non parfaitement identifié à ce casse-cou d’Allemand.
  
  Il revêtit le complet qui lui avait été remis en échange des habits qu’il portait à son arrivée. Il se donna un coup de peigne devant le miroir du lavabo – il avait été obligé d’apprendre à se coiffer comme Reissl – et se fit à lui-même une grimace d’encouragement.
  
  Son estomac était un peu contracté, comme à chaque fois qu’il avait conscience de jouer sa peau, mais il ne s’en faisait pas outre mesure. Il savait que cette appréhension disparaîtrait comme par miracle dès qu’il se trouverait dans le bain, dès que l’action serait engagée…
  
  Un pas résonna soudain dans l’escalier. Des coups heurtèrent sa porte.
  
  — Entrez !
  
  Sa voix était forte et assurée. Le battant s’ouvrit et un garde en uniforme apparut.
  
  — Je viens vous chercher, camarade.
  
  Hubert esquissa un entrechat, au grand ébahissement du policier, et quitta sa chambre.
  
  — Je vous suis, cher ami…
  
  Ils longèrent le couloir, prirent l’ascenseur pour descendre. Un autre couloir les conduisit devant une porte massive à deux battants. Le cœur de Hubert cognait un peu plus fort que d’habitude dans sa robuste poitrine…
  
  La porte s’ouvrit. Il pénétra dans une pièce immense et se trouva devant un groupe de personnes qui l’attendaient visiblement. Au premier coup d’œil, il reconnut les Wuergler, d’après les photographies qu’avait pu lui montrer Reissl et qu’il avait soigneusement étudiées. Son visage s’épanouit aussitôt et il se porta vers eux, dans un mouvement instinctif parfaitement réussi.
  
  — Un instant, camarade…
  
  C’était Dantchenko qui s’interposait. Saisissant Hubert par un bras, il prit la direction des présentations :
  
  — Camarade Konstantin Kirov, Ingénieur en Chef… Camarade Nicolaï Kantsel, Ingénieur en Chef adjoint… Camarade Olaf Opensky, Ingénieur…
  
  Désinvolte, affectant une totale indifférence, Hubert serrait les mains tendues sans mot dire.
  
  — Camarade Ethel Wuergler…
  
  Hubert se pencha, posa ses lèvres dans la paume ouverte de la capiteuse Ethel, dont le visage admirable s’était éclairé d’un sourire équivoque.
  
  — Je suis heureux de vous retrouver, Ethel…
  
  Les lèvres sensuelles de la femme s’ouvrirent et elle murmura d’une voix basse, aux tonalités étudiées :
  
  — Cela m’est également « très » agréable, Frank…
  
  Quelque chose se dénoua dans l’estomac de Hubert qui se redressait déjà.
  
  — Camarade Hermann Wuergler, Ingénieur, Chef de service…
  
  Les deux hommes se serrèrent la main en silence. Des larmes d’émotion perlaient aux yeux du vieux savant allemand bouleversé probablement par les souvenirs que l’apparition de Reissl faisait revivre en lui.
  
  — Le camarade Frank Reissl va boire avec nous le verre de l’amitié…
  
  Kantsel débouchait déjà une bouteille de vodka.
  
  
  *
  
  * *
  
  Ethel Wuergler était incontestablement une femme remarquable. Brune, capiteuse, grande et superbe dans ses formes, elle était de ces créatures privilégiées qu’aucun homme ne peut découvrir sans subir aussitôt une sorte de révolution intérieure aboutissant immanquablement à une modification étonnante de son comportement habituel…
  
  Juive, Ethel n’avait épousé Wuergler, de trente ans plus âgé, que pour échapper aux persécutions nazies. Elle y avait réussi, mais Wuergler avait payé sa faiblesse en se voyant brusquement freiné dans un avancement que ses compétences extraordinaires pouvaient lui laisser espérer foudroyant. Avec une logique bien féminine, Ethel, refusant d’admettre sa responsabilité, n’avait pas tardé à tenir rigueur à Hermann de son piétinement dans des emplois subalternes. Ne s’était-il pas trouvé, à Peenemunde, placé sous les ordres du colonel comte von Rudman, tout juste âgé de trente ans ? Puis, dans la grande débâcle, Hermann Wuergler avait trouvé le moyen de tomber aux mains des Russes, seul de toute son équipe. Pendant longtemps, Ethel était restée sans nouvelles de lui. Elle se croyait déjà libre et se disposait à user de cette liberté lorsque des policiers étaient venus la chercher et l’avaient emmenée sans lui donner la moindre explication. Le voyage s’était terminé dans cette Cité extraordinaire, isolée au cœur d’un monde hostile, où elle avait appris que son vieil époux avait exigé sa présence auprès de lui pour continuer les recherches auxquelles il se livrait. Elle en avait éprouvé une terrible colère. Puis, elle s’était vengée en devenant la maîtresse du puissant Dantchenko, qui lui avait promis de la faire divorcer et de l’épouser ensuite.
  
  Rouée, d’une beauté dangereuse, et terriblement ambitieuse, ainsi était Ethel Wuergler…
  
  Marchant derrière elle, sur l’étroit sentier qui escaladait le flanc de la montagne, au-dessus du hangar d’aviation, Hubert repassait tous ces détails dans son esprit.
  
  La courte cérémonie des présentations terminée, Ethel avait offert à Hubert de l’emmener pour une promenade au-dehors. Il avait accepté avec empressement. La jeune femme lui avait procuré un manteau de cuir doublé de mouton et un bonnet de fourrure. Ils avaient quitté le « dzong » par l’ascenseur qui les avait déposés au fond du cirque. Ensuite, ils avaient contourné rapidement l’ancien monastère, abandonné depuis longtemps, prétendait Ethel.
  
  De l’endroit où ils étaient arrivés, le cirque et ses installations se déployaient en entier sous leurs yeux. Ethel s’arrêta un instant pour souffler. Elle était simplement habillée d’une chaude combinaison de vol fourrée et ses cheveux noirs débordaient d’un bonnet de poil qui lui allait à ravir. Elle s’appuya lourdement sur le bras de son compagnon et assura de sa belle voix bouleversante :
  
  — Je suis vraiment très heureuse de vous voir ici, Frank. Je m’ennuyais tellement…
  
  Hubert lui prit la main et repoussa le gant pour dégager un endroit sur le poignet où poser ses lèvres.
  
  — Ethel, répliqua-t-il, je ne suis pas venu ici de mon plein gré, vous le pensez bien. J’étais fermement décidé à me rendre suffisamment désagréable pour que l’on m’envoie me faire pendre ailleurs… Depuis que je vous ai vue, je n’ai plus aucune envie de repartir…
  
  La jeune femme ne retirait pas sa main.
  
  — Vous êtes gentil, Frank. Mais, dites-moi, il me semble que votre voix a considérablement changé ?
  
  Hubert se redressa, parfaitement maître de lui.
  
  — J’ai subi plusieurs opérations dans la gorge, aux U.S.A., et le timbre de ma voix s’en est effectivement trouvé modifié. C’est depuis ces interventions que j’ai dû cesser de fumer…
  
  Il polissait doucement de son pouce ganté la cicatrice bleutée de sa joue droite. Ethel remarqua avec un sourire :
  
  — Il y a une manie que vous n’avez pas perdue ! Je m’étonne que votre joue ne soit pas encore complètement usée !
  
  Elle rit et décida :
  
  — Nous repartons. Suivez le guide !
  
  Le fond du cirque se voilait d’une brume violette lorsqu’ils atteignirent une sorte de plateau, à l’un des endroits les moins élevés de la gigantesque muraille rocheuse qui ceinturait le cirque.
  
  — C’était le cimetière du monastère. Il est de nouveau utilisé par le personnel tibétain, qui vient y dépecer les morts pour les donner aux vautours.
  
  Hubert découvrit soudain les restes d’un squelette, sur une pierre plate aux larges dimensions. Déjà, Ethel le renseignait.
  
  — Celui-là n’était pas un Tibétain. C’était un agent secret américain qui avait réussi à s’introduire ici sous une identité allemande. Il a été démasqué et… exécuté.
  
  Dantchenko n’a pas voulu lui donner la sépulture réservée aux Blancs ; il a fait remettre le corps aux « ragyabas », les dépeceurs de cadavres…
  
  Les muscles de Hubert s’étaient instinctivement contractés. Mentalement, il rendit hommage à son compagnon d’armes malheureux. Son visage était demeuré impassible.
  
  — Dommage, c’était un garçon sympathique…
  
  La voix d’Ethel trahissait un vague regret.
  
  Hubert laissa échapper un grognement. Il s’était retourné et venait de découvrir le panorama admirable des hauts sommets neigeux qui se teintaient au loin de mauve et de pourpre.
  
  — C’est très beau, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, très beau…
  
  De nouveau, la main de la jeune femme pesait sur son bras et il la sentait tout près de lui. Feignant une colère subite, il gronda, désignant d’un grand geste l’ensemble des installations de la Cité secrète.
  
  — Pourquoi tout cela existe-t-il ? Je voudrais que tout disparaisse, qu’il n’en reste plus rien…
  
  Doucement, Ethel répliqua :
  
  — Cela disparaîtra bientôt, sans doute…
  
  Hubert ne crut pas opportun de relever. Il ne fallait rien brusquer. Pesant davantage sur son bras, la femme demanda :
  
  — Pourquoi voudriez-vous voir disparaître la Cité ?
  
  Il lui fit face et la saisit aux épaules avec force.
  
  — Parce que je pense que le coin serait beaucoup plus agréable si nous y étions seuls, tous les deux…
  
  Il la sentit frémir. Elle railla :
  
  — Tous les deux… Rien que nous deux…
  
  Le visage de Hubert se crispa. Il la serra avec violence et lui fit mal.
  
  — Ne vous moquez pas, gronda-t-il. Je suis sincère !
  
  Elle parut s’abandonner un instant sous son étreinte.
  
  — Je sais, murmura-t-elle.
  
  Hubert vit le visage tendu de la femme, tout près du sien. Devait-il l’embrasser ? Il n’eut pas le temps de prendre une décision ; elle se dégagea d’un mouvement impérieux.
  
  — Partons, décida-t-elle.
  
  Elle le conduisit, pour la descente, par un autre sentier qui les éloignait du « dzong », se dirigeant vers le côté opposé du cirque où se trouvaient alignées les rampes de lancement. Ethel se retourna soudain pour annoncer :
  
  — Je vous emmène voir la curiosité locale. Un Gomtchèn, c’est-à-dire un moine contemplatif, un ermite. Il habite dans une grotte, depuis quinze ans, paraît-il. Les Tibétains lui portent sa nourriture et il leur rend en échange quelques services en appelant sur eux la bénédiction des Dieux et en leur prédisant l’avenir. Il les soigne également, car ils ont plus confiance en lui qu’en nos médecins.
  
  Quelque chose s’était déclenché dans l’esprit de Hubert à cette tirade. Une étrange exaltation le soulevait brusquement, qu’il s’appliquait à dissimuler. Ils demeurèrent silencieux jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus en vue d’une construction étrange, sorte de cabane coupée en deux dans le sens de la longueur et collée au rocher.
  
  Ils trouvèrent le « Gomtchèn » sur le pas de sa porte, assis en tailleur et paraissant plongé dans une profonde rêverie. Ses mains décharnées tenaient le chapelet rituel, que Hubert avait déjà vu porté par des moines de Lhassa, et qu’il savait formé de cent huit rondelles, toutes taillées dans des crânes humains différents.
  
  Ethel s’était approchée sans vergogne à quelques pas de l’ermite, vêtu de peaux de chèvre dégoûtantes qui dégageaient une épouvantable odeur. Sa tête était coiffée d’un étrange bonnet de cuir, pointu au sommet et se prolongeant en deux rabats qui recouvraient les oreilles. Le visage était d’une noirceur remarquable, telle que l’on ne peut en voir qu’au Tibet où, non contents de ne point se laver, les indigènes s’enduisent de graisses et de noir de fumée pour se préserver du froid et du vent.
  
  Visiblement intéressé, Hubert s’approcha à son tour.
  
  — On peut lui parler ? demanda-t-il à Ethel.
  
  La jeune femme secoua la tête.
  
  — Pensez-vous, Frank ? Il ne connaît que le tibétain et il n’y a que Li Tong, ici, qui puisse s’entretenir avec lui. Mais comme ce phénomène refuse généralement de répondre à notre ami, celui-ci ne vient le voir que très rarement.
  
  Hubert sourit.
  
  — Vous êtes sûre qu’il ne comprend pas notre langue ?
  
  Sans attendre une réponse de sa compagne, il s’accroupit pour se trouver à la hauteur du moine ermite, et lança, gouailleur :
  
  — Alors, vieux frère ? Tu discutes le coup avec Bouddha ?
  
  Le gomtchèn parut subitement sortir de sa contemplation. Il fixa Hubert de ses yeux brûlants et répliqua :
  
  — Lha Gyalo(13) !
  
  Hubert se redressa, hilare.
  
  — Ça me paraît concluant ! Qu’en pensez-vous, Ethel…
  
  La jeune femme ne riait pas. Elle protesta :
  
  — Vous êtes fou, Frank. Vous n’auriez pas dû vous moquer de lui. Ces moines sont tous plus ou moins sorciers…
  
  Suivant Ethel qui s’éloignait rapidement. Hubert éclata d’un rire joyeux.
  
  — Vous ne croyez tout de même pas à ces sottises ?
  
  — Li Tong m’a raconté des histoires troublantes… Mais ne parlons plus de cela, voulez-vous ? Hâtons le pas, la nuit tombe vite…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Dantchenko ne leva même pas la tête lorsque Hubert pénétra dans son bureau. Le chien, allongé près du radiateur, ouvrit un œil vers le visiteur, fit deux ou trois mouvements de queue, poussa un grognement sans conviction et retomba dans sa somnolence.
  
  Hubert observa un instant Dantchenko qui ne lui accordait toujours aucune attention, plongé dans un dossier important. Puis, après avoir doucement caressé sa cicatrice, il déclara tranquillement :
  
  — Vous m’avez convoqué, ou non ?
  
  Dantchenko sursauta comme si une mouche l’avait piqué et aboya :
  
  — J’ai à vous parler !
  
  Affectant une mauvaise humeur qu’il ne ressentait nullement, Hubert grommela :
  
  — On le dirait pas ! Enfin… Vous permettez que je m’assoie, oui ?
  
  Sans attendre de réponse, il se laissa glisser dans un profond fauteuil de cuir et croisa ses longues jambes avec désinvolture. Il patienta encore quelques instants, polissant toujours sa cicatrice, puis, levant son regard bleu au plafond, il reprit d’un ton détaché :
  
  — Je ne suis pas pressé, vous savez… Prenez votre temps.
  
  Dantchenko devint cramoisi. Fixant Hubert de son regard féroce, il répliqua, se contenant visiblement :
  
  — Écoutez-moi, Reissl ! Je vous ai dit que j’aimais les types durs, cela ne signifie nullement que je puisse supporter un insolent de votre espèce !
  
  Glacé, Hubert rétorqua :
  
  — Ce n’est pas moi l’insolent. Vous pouvez vous occuper de moi dès mon entrée, ou alors prenez la peine de vous excuser. Je ne suis pas un chien !
  
  Serrant les mâchoires, Dantchenko leva ses larges épaules avec irritation. D’un ton plus calme, il annonça :
  
  — Le virement que vous avez demandé est déjà chose faite. J’aurai le reçu, du moins sa photocopie, dans quelques jours. Mais j’avais également une autre information vous concernant. Je pensais attendre avant de vous mettre au courant, mais votre attitude me décide à le faire maintenant…
  
  Il prit un temps. Hubert affectait soudain un air indifférent. Enfin, Dantchenko reprit :
  
  — Miss Eleanor Rolles, votre fiancée, est tombée en notre pouvoir. Sa vie sera désormais le garant de votre soumission.
  
  Sous le regard implacable de Dantchenko, Hubert accusa le coup. Puis, se redressant, il défia son interlocuteur :
  
  — Eleanor ? Ma fiancée ? Vous vous foutez du monde ! Mettons que ça m’ait amusé de coucher avec une Américaine ; pas plus !
  
  Il ricana péniblement et ajouta, évitant l’œil aigu de Dantchenko :
  
  — Si vous vous êtes figuré pouvoir me faire marcher avec ça, vous vous êtes foutu le doigt dans l’œil, mon vieux, jusqu’à l’épaule ! Vous pouvez en faire ce que vous voulez de la môme Eleanor, si vous saviez ce que je m’en balance ! Apportez-moi le reçu du versement que je vous ai demandé et vous pourrez compter sur moi, « corps et âme » !
  
  Il ricana de nouveau avec cynisme.
  
  — Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour un million de dollars !
  
  Puis, reprenant une mine impassible, il s’enquit :
  
  — C’est tout ce que vous aviez à me dire ?
  
  Le regard de Dantchenko luisait presque sauvagement.
  
  — C’est tout, fit-il laconiquement.
  
  Hubert pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte.
  
  — Alors, salut !
  
  Puis, au moment de sortir, il se retourna et reprit :
  
  — Croyez-moi, Camarade Directeur, laissez tomber la petite, renvoyez-la chez elle. Aucun intérêt…
  
  Sa voix s’était brisée sur la dernière syllabe. Sans attendre de réponse, il sortit rapidement, riant intérieurement comme un petit fou.
  
  Longtemps après qu’il eut disparu. Dantchenko laissa son regard cruel fixé sur la porte refermée, Puis, entre ses dents, il murmura :
  
  — Tous les mêmes ! Des durs, oui… jusqu’à ce qu’ils rencontrent une poupée aux yeux trop tendres… N’est-ce pas, Truman ?
  
  Le chien brusquement tiré de son sommeil, se dressa à l’appel de son nom et bondit joyeusement vers son maître qui reprit sa place dans son fauteuil pour mieux le caresser…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert s’était levé tôt et avait procédé à une rapide toilette. Puis il s’était babillé, bien décidé à visiter le plus vite possible, les installations du cirque afin de prendre des dispositions qui s’imposaient.
  
  Prêt, il ouvrit la porte de sa chambre et se heurta à un garde armé d’une mitraillette.
  
  — Il est interdit de sortir, camarade…
  
  Hubert réprima un mouvement de colère.
  
  — Puis-je en savoir la raison ?
  
  — Des expériences dangereuses sont en cours ce matin. Vous serez libre vers midi…
  
  Il comprit que mieux valait ne pas insister. Il rentra dans la pièce et referma la porte. Puis, il se dirigea vers la fenêtre étroite et l’ouvrit pour regarder au-dehors.
  
  Le panorama de la Cité s’étendait sous ses yeux. A droite, au premier plan, les bâtiments nombreux de l’ancien monastère ; à gauche, les ateliers avec leurs toits de verrières ; en face, au-delà de la piste d’atterrissage, les rampes de lancement qui dressaient leurs échafaudages géants vers le ciel.
  
  Immédiatement, Hubert remarqua qu’un calme étrange régnait dans tout le cirque. Seule, une activité apparaissait au pied des rampes, à environ deux kilomètres du « dzong ». Dévoré par une intense curiosité, Hubert découvrit soudain un long cigare luisant qu’une grue mobile était en train de dresser lentement à la verticale, pour l’amener dans son berceau de ferraille.
  
  Il regretta aussitôt de n’avoir point de jumelles à sa disposition. Il distinguait cependant suffisamment le déroulement de l’opération.
  
  Il s’écoula une bonne demi-heure avant que la fusée ne se trouvât dressée droit vers le ciel, fabuleuse et inquiétante idole autour de laquelle s’agitait un groupe d’hommes minuscules, comme des fourmis.
  
  La fusée fut ensuite amenée sur la rampe de lancement, et ce fut un long travail pour l’y installer. Hubert imaginait aisément les interminables vérifications destinées à s’assurer que le monstrueux engin se trouvait dans une verticale rigoureuse, une simple erreur d’un demi-degré, au moment du départ, pouvant fausser complètement la trajectoire prévue, voire provoquer une catastrophe.
  
  La fusée était sans aucun doute à deux étages ; mais ses dimensions paraissaient démesurées à Hubert qui avait pu voir les fameuses A.9 – A.10, capturées en Allemagne. Smith lui avait dit craindre que les techniciens de Mustard n’aient réussi à appliquer la propulsion atomique aux fusées. Si cela était, le système « gigogne » ne pouvait s’expliquer que par l’utilisation d’un combustible ordinaire pour le départ, afin d’éviter l’effet dangereux des radiations gamma. A une certaine altitude, la fusée abandonnerait sa queue et continuerait son vol grâce à l’énergie atomique…
  
  Tout cela, bien sûr, n’était encore que suppositions, et Hubert brûlait de pouvoir vérifier ses hypothèses.
  
  Il était plus de onze heures lorsque le vide parut se faire autour de l’engin. Un bon quart d’heure s’écoula encore. Hubert devina tous les techniciens groupés dans un blockhaus souterrain, à proximité de la rampe de lancement, et vérifiant les instruments délicats qui leur permettraient de suivre la trajectoire du monstre…
  
  Et, brusquement, la gigantesque fusée frémit, parut s’animer, se soulever légèrement… Crispé, Hubert suivit de son regard dilaté la terrifiante hésitation de cette masse énorme bourrée d’énergie explosive… Lentement, comme avec peine, l’engin s’élevait dans son berceau d’acier… Une fumée épaisse se tassait déjà sur le sol bétonné autour de la rampe de lancement… Puis, brutalement, une formidable gerbe de feu jaillit de la queue du monstre qui s’élança enfin dans l’espace. Un hurlement déchirant parvint alors aux oreilles de Hubert qui ne put s’empêcher de frissonner, un hurlement fantastique, irréel, en ce sens qu’il ne pouvait être comparé à aucun son connu…
  
  Fasciné, Hubert suivit pendant quelques secondes l’ascension vertigineuse d’une flamme éblouissante qui, rapidement, diminuait de grosseur, jusqu’à n’être plus qu’un minuscule point brillant avant de disparaître totalement…
  
  Longtemps, Hubert demeura près de l’étroite fenêtre, plongé dans de profondes cogitations. Des coups nets, frappés à sa porte, le tirèrent de sa rêverie. Il alla ouvrir.
  
  — Vous pouvez descendre déjeuner, camarade…
  
  Le garde s’éloigna aussitôt, sans attendre de réponse. Hubert vérifia sa tenue devant le miroir dans le couloir, se dirigeant vers l’ascenseur.
  
  Ethel, seule, se trouvait dans la salle à manger réservée au haut personnel. Hubert lui baisa tendrement la main qu’elle retourna pour lui permettre de poser ses lèvres dans la paume.
  
  — Nous déjeunerons en tête à tête, mon cher Frank, annonça-t-elle. Les autres sont très occupés et ne viendront pas.
  
  Ils s’installèrent à table, vis-à-vis. Ethel portait une robe ravissante dont le décolleté en pointe laissait apercevoir la naissance d’une poitrine généreuse et fascinante.
  
  Déployant sa serviette, Hubert remarqua :
  
  — J’ai vu lancer la fusée de ma fenêtre. Sont-ils partis récupérer les débris ? Je n’ai pas vu d’avion décoller aussitôt après…
  
  Ethel eut un sourire mystérieux.
  
  — Il n’y aura pas de débris à récupérer avec celle-là, assura-t-elle. Pour la très simple raison que, si tout se passe bien, elle ne doit pas retomber…
  
  Hubert dut faire un effort pour dissimuler l’intérêt passionné que venait de susciter en lui cette déclaration.
  
  — Fusée satellite ? interrogea-t-il avec un feint détachement.
  
  Ethel hocha affirmativement sa jolie tête.
  
  — Oui…
  
  Hubert prit une mine incrédule.
  
  — Ce n’est pas encore possible dans l’état actuel de la recherche atomique, voyons ! J’ai suivi de près les expériences faites par les Américains à White Sands. Vous connaissez vous-même la compétence de Rudman. Personne là-bas, ne pensait pouvoir atteindre un tel résultat avant quelques années…
  
  Ethel souleva ses belles épaules. Une lueur moqueuse brillait dans son regard sombre.
  
  — Il faut croire alors que les savants soviétiques sont plus forts que les autres…
  
  — Et votre mari ?
  
  Elle eut une mine méprisante.
  
  — Je ne pense pas qu’il ait été pour quelque chose dans la mise au point du système propulsif !
  
  Plongeant dans son assiette, Hubert questionna :
  
  — Atomique ?
  
  Ethel but quelques gorgées de vin et reposa son verre :
  
  — Pardon ? fit-elle en essuyant ses lèvres sensuelles.
  
  D’un ton léger, Hubert reprit :
  
  — Propulsion atomique, bien sûr ?
  
  La belle jeune femme gratifia son compagnon d’un délicieux sourire.
  
  — Si vous voulez le savoir, demandez-le à Dantchenko. Il vous renseignera s’il le veut. En ce qui me concerne, je ne veux pas être taxée d’indiscrétion…
  
  Hubert n’insista plus sur ce point précis. Il rit et rétorqua :
  
  — Je m’en voudrais, chère amie, de vous attirer des ennuis de ce genre. Motus, donc, quant à la propulsion… Mais vous me permettrez d’être curieux. Je suis tout de même de la partie ; et je ne sais pas encore très bien à quoi l’on me destine…
  
  Ethel baissa ses lourdes paupières ombrées de bleu luisant et lança un regard équivoque vers son compagnon de table.
  
  — A quoi étiez-vous destiné à Peenemunde ? A quoi étiez-vous encore destiné à White Sands ?
  
  Hubert laissa fuser un léger ricanement.
  
  — Je vois très bien. Inutile de me faire un dessin. Toutefois, je dois préciser que mes chances de piloter une fusée américaine devenaient de plus en plus minces. L’électronique a fait de tels progrès, qu’un vol télécommandé était devenu la meilleure solution…
  
  Ethel répondit doucement :
  
  — Je ne puis rien vous dire à ce sujet…
  
  Hubert mangea quelques instants en silence, puis reprit :
  
  — Dans cette fusée que j’ai vue partir ce matin, il ne me semblait pas avoir d’emplacement prévu pour un pilote…
  
  Doucement, fixant Hubert, Ethel répondit :
  
  — Il y a une fusée formidable en cours de montage, dans les ateliers. Je crois qu’elle sera beaucoup plus importante que celle dont vous avez vu un échantillon ce matin.
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Mhmhmh… mh… Très réjouissant. Moi qui commençais à me plaire ici…
  
  
  *
  
  * *
  
  Ethel Wuergler s’était excusée à la fin du repas et Hubert n’avait rien fait pour la retenir.
  
  Avec une tranquille assurance, il s’était dirigé vers l’ascenseur qui assurait la communication entre le « dzong » et le fond du cirque. Le liftier, vêtu de l’uniforme de la N.K.V.D., ne fit aucune difficulté pour l’admettre dans la cage et le descendre.
  
  Se retrouvant à l’air libre, Hubert respira. Il était tenté d’aller visiter le monastère abandonné, dont les bâtiments servaient à loger la main-d’œuvre tibétaine. Mais il pensa qu’il serait plus intéressant de diriger ses pas vers les ateliers immenses qui s’étendaient sur la gauche et dont les verrières en dents de scie brillaient au soleil.
  
  Il décida de s’y rendre en longeant le pied de la montagne, parmi les herbes sèches et les broussailles squelettiques qui constituaient la seule végétation. Au-dessus, un bois de pins gigantesques, sombre et mystérieux, escaladait le rocher.
  
  Jouant à flâner, pour le cas où un espion invisible se serait avisé de suivre ses mouvements à la jumelle, Hubert mit près d’un quart d’heure pour atteindre la Centrale hydro-électrique encastrée dans le flanc de la montagne, et dont la façade de béton prenait appui sur le fond du cirque.
  
  A cent mètres à droite, les ateliers dressaient leur silhouette imposante et le bourdonnement des machines parvenait à Hubert.
  
  Il décida d’y aller carrément et se dirigea tout droit vers le premier atelier. Il n’avait encore rencontré personne et cela renforçait en lui l’impression déjà ressentie que les oisifs devaient être plutôt rares dans cette Cité mystérieuse que les Services Secrets Américains avaient baptisée de l’étrange sobriquet de « Mustard ».
  
  Il arriva très vite à l’ombre des hauts murs de ciment. Il aperçut une porte métallique de dimensions restreintes, à quelque distance sur la gauche. Décidé à jouer le « curieux innocent », il s’avança.
  
  Le vacarme des machines devenait assourdissant. Sans hésitation, il saisit la poignée et tourna. Le battant de tôle céda aussitôt et s’ouvrit sans la moindre difficulté.
  
  Hubert s’était attendu à pénétrer de plain-pied dans un atelier et il fut surpris et un peu déçu de se trouver dans un couloir nu qui se terminait à quelques mètres au pied d’un escalier métallique.
  
  Il referma la porte et suivit le couloir. Il s’arrêta un instant, prêtant l’oreille, avant d’attaquer la première marche. Mais le bruit de l’atelier devait couvrir tous les autres.
  
  Il commença tranquillement à monter, un peu inquiet tout de même quant aux suites de l’aventure.
  
  Il parvint rapidement sur un palier assez large et très long. Des portes s’alignaient régulièrement de chaque côté, portant de simples numéros. Quelques-unes étaient éclairées de l’intérieur, d’autres non.
  
  Pour ce qu’il était venu faire, Hubert pensa que, seuls, les bureaux non éclairés, donc non occupés, pouvaient offrir un intérêt immédiat.
  
  Au hasard, il choisit la porte la plus rapprochée. Elle résista à sa poussée. Il ne possédait malheureusement rien qui puisse lui permettre d’essayer de forcer la serrure.
  
  Sans insister, il se porta vers une autre porte.
  
  Il entra et referma vivement derrière lui. Son cœur battait un peu fort et il avait besoin de respirer posément pour retrouver son aplomb.
  
  Une lumière parcimonieuse pénétrait dans la pièce par une lucarne étroite aménagée dans le mur opposé.
  
  Le vacarme des machines était plus intense.
  
  Hubert traversa silencieusement la pièce, qui ne semblait contenir aucun mobilier et s’approcha de la lucarne.
  
  Il retint un mouvement de joie.
  
  Sous ses yeux, s’étendait un atelier immense, grouillant d’ouvriers. Et, au centre, comme un énorme requin, une fusée gigantesque était en cours de montage…
  
  Hubert commençait l’examen minutieux de tout ce qu’il voyait devant lui, afin d’en fixer les moindres détails dans son infaillible mémoire, lorsque la lumière jaillit brusquement dans la pièce.
  
  Ses muscles se contractèrent instinctivement dans son dos. Il réussit à se dominer et se retourna lentement pour faire face, de l’air d’un monsieur persuadé d’être dans son bon droit.
  
  C’était Hermann Wuergler.
  
  Absolument parfait de naturel, Hubert sourit amicalement à son « compatriote » et le salua :
  
  — Bonjour, comment allez-vous ?
  
  Wuergler paraissait désemparé ; inquiet aussi, sans aucun doute. Visage tendu, il demanda :
  
  — Comment êtes-vous venu ici ?
  
  Hubert fit un pas vers le vieux savant et répliqua avec bonne humeur :
  
  — Mais, à pied !
  
  Wuergler fit entendre un petit claquement de langue irrité.
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Êtes-vous venu seul, ou accompagné ; de votre propre initiative, ou avec l’autorisation de Dantchenko ?
  
  Hubert reprit son sérieux, comme s’il pensait subitement avoir commis quelque impair.
  
  — Je suis désolé si j’ai mal fait, mais je suis venu seul et de ma propre initiative… Est-ce interdit ?
  
  Paraissant se décider brusquement, Wuergler éteignit l’électricité et reprit d’un ton nerveux :
  
  — Venez avec moi, Reissl. J’ai besoin de vous parler…
  
  Se tenant sur ses gardes, mais parfaitement décontracté, Hubert suivit le vieil homme dans le couloir.
  
  — Sortons d’ici.
  
  Hubert n’y voyait aucun inconvénient pour l’heure. Il redescendit derrière Wuergler, l’escalier métallique qu’il avait emprunté quelques instants plus tôt. Le savant ouvrit la porte de fer et ils se retrouvèrent à l’air libre.
  
  — Personne ne vous a vu entrer ou vous promener là-haut !
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — Je ne pense pas, fit-il, mais à vrai dire, convaincu que je ne faisais rien de répréhensible, je n’y ai prêté aucune attention…
  
  Le vieux savant promenait autour d’eux un regard inquiet.
  
  — Vous avez commis une grosse imprudence, Reissl. Si Dantchenko apprend votre visite, il sera furieux !
  
  Hubert passa lentement son pouce sur sa cicatrice et répliqua d’un ton parfaitement convaincu :
  
  — Alors, ça, je m’en fous ! Ce ne sera pas la première fois qu’il se mettra en boule à cause de moi…
  
  Wuergler paraissait déconcerté.
  
  — Je sais, je sais, Reissl ! Mais, croyez-moi, ce n’est pas la bonne tactique… Venez, marchons un peu et éloignons-nous d’ici, afin de pouvoir bavarder tranquillement.
  
  Ils se dirigèrent parmi les hautes herbes vers le « dzong ».
  
  — Reissl, reprit le vieux savant, je vous connais depuis longtemps et je sais que je peux compter sur vous, d’autant plus que je suis persuadé que vous n’êtes pas venu ici de votre plein gré…
  
  — Certainement pas !
  
  — Oui… Vous devez vous demander ce qui se manigance ici…
  
  — Un peu !
  
  Hermann Wuergler agita ses mains décharnées devant lui.
  
  — C’est effrayant ! Épouvantable ! assura-t-il. Si vous saviez… Ils ont découvert le rayon de la mort, c’est un fait certain. J’ai moi-même assisté à des expériences atroces…
  
  Hubert l’interrompit :
  
  — Rayon cosmique ?
  
  — Je ne sais pas… Vraisemblablement ! Je n’en sais rien…
  
  Le vieil homme semblait tout à fait désemparé. Il s’interrompit un instant, cherchant probablement à retrouver le fil de ses idées. Hubert attendait sans impatience. Enfin, le savant reprit, sur un débit plus lent :
  
  — Vraiment, Reissl, j’ignore la nature exacte de leur rayon de la mort. Ce n’est pas ma partie.
  
  Pourtant, j’ai un doute… Oui, à certains détails, je pense qu’il ne s’agit pas d’un rayon cosmique. Mais laissons cela pour l’instant. Le fait est que ce rayon de la mort existe. Et savez-vous comment ils comptent l’utiliser ?
  
  Hubert laissa échapper un léger rire.
  
  — Pas besoin d’être sorcier ! Les fusées…
  
  — Oui, poursuivit Wuergler. Ils ont trouvé aussi le moyen de contrôler l’énergie produite par la polymérisation du deutérium et de l’appliquer à la propulsion des fusées. Alors ils ont imaginé d’installer un générateur de leur fameux rayon sur un engin et de lancer celui-ci de telle façon qu’il se transforme en satellite de la terre. La course de la fusée étant contrôlée, il sera facile de lui faire expédier son rayon mortel sur un point précis du globe. Je n’ai pas besoin de vous dire lequel.
  
  — Mais, protesta Hubert, excusez-moi, je ne vois pas mon utilité personnelle dans tout cela…
  
  Le savant fit un geste incitant son interlocuteur à la patience.
  
  — Une seconde, vous permettez ? Le plan définitif prévoit le lancement de trente fusées équipées comme je viens de vous l’indiquer. Une fois libérées de l’attraction terrestre, elles tourneront autour du globe, indéfiniment, sur une trajectoire équilibrée, sans aucun besoin d’un apport nouveau d’énergie.
  
  — Je sais cela, coupa Hubert.
  
  Le vieux savant sursauta.
  
  — C’est juste, Frank, excusez-moi. Je vous fais grâce de détails techniques que vous connaissez aussi bien que moi. Vous êtes curieux, je crois, de connaître votre place dans le système. Hé bien, c’est relativement simple. Il est probable que, une fois lancées les trente fusées, ceux qui les contrôleront en informeront leurs adversaires, qui seront déjà au courant, grâce aux moyens de détection qu’ils possèdent et qui leur auront signalé le passage régulier des engins à quelque six mille kilomètres du globe. Ou les adversaires capituleront sans condition devant la menace, ou ils essaieront de résister. Dans ce dernier cas, l’énorme fusée que vous regardiez il y a un instant dans l’atelier de montage serait lancée à son tour. Elle est destinée à recevoir l’appareil électronique qui doit commander le tir des autres fusées. Cette fusée est prévue également pour recevoir un passager : vous. Vous seriez chargé de déclencher l’action mortelle des rayons.
  
  — Mais, objecta Hubert, pourquoi ne pas la déclencher du sol ?
  
  — Tout simplement parce qu’ils craignent que, dans une réaction désespérée, l’adversaire ne parvienne à détruire la station de commande ou à la saboter. Imaginez alors le résultat. Ceux qui auraient lancé les engins de mort seraient aussi exposés que ceux qui étaient visés. Vous parti à bord de la fusée-cerveau, il n’est plus possible d’atteindre le mécanisme. Cette cité serait même alors très probablement détruite pour qu’il n’en reste nulle trace…
  
  Hubert laissa échapper quelques grognements. Malgré son extraordinaire sang-froid, il sentait une vague terreur le serrer à la gorge. Il rétorqua cependant :
  
  — Excusez-moi, Wuergler, mais vous devez savoir que je ne suis pas précisément ce qu’il est convenu d’appeler un enfant de chœur ! En admettant qu’ils puissent m’obliger à prendre le départ sur leur trottinette, je serai tout de même libre de faire ce qu’il me plaira dès que je serai tout seul là-haut !
  
  Le vieux savant hocha doucement sa tête grisonnante :
  
  — Ne croyez pas cela, Frank. Vous serez obligé de faire ce qu’ils voudront. Pour l’excellente raison que si vous n’obéissez pas, vous serez condamné à mort. En effet, il vous sera impossible d’agir vous-même sur la trajectoire de la fusée. Vous ne pourrez revenir sur la terre que si vos employeurs le veulent. Ce sera eux, et eux seuls, qui pourront commander le retour de votre engin. Et ils ne le feront que si vous avez rempli la mission dont ils vous auront chargé…
  
  Hubert, soudain très calme, déclara :
  
  — Et si, là-haut, je préfère le suicide à la responsabilité du massacre de centaines de millions d’hommes ?
  
  Le vieil homme haussa les épaules.
  
  — N’exagérons rien, Frank. Les Américains ont fait capituler les Japonais avec deux bombes et deux cent mille morts. Il est probable qu’il n’en faudra guère plus cette fois-ci. Le monde occidental préférera capituler dès le début et se soumettre à la domination de l’Orient vainqueur. La plupart des gens préfèrent vivre mal, que ne pas vivre du tout. Et il n’est pas tellement certain, après tout, qu’ils vivraient si mal que cela sous un Gouvernement mondial, même si ce Gouvernement ne correspond pas à leur idéal. Une mauvaise Direction vaut mieux que pas de Direction du tout, et un seul Directeur vaut mieux, même s’il est mauvais, que deux Directeurs qui se chamaillent. Ce sont là des principes connus de tout le monde… Et il n’est pas absolument prouvé que le brave Citoyen Moyen, de quelque pays qu’il soit, ait l’envie de se faire tuer pour donner des chances aux survivants de vivre selon leur conception de la liberté ; conception qui, tout le monde le sait, est soumise, comme toutes les autres, aux lois de la relativité.
  
  Essoufflé par cette longue tirade, le vieux savant se tut, respirant avec force. Puis, il ajouta :
  
  — C’est pourquoi, mon cher Reissl, vous auriez bien tort de ne pas marcher si vous étiez obligé. Et soyez certain que si vous vous trouvez ici avec ce destin grandiose en perspective, c’est que, en haut lieu, il a été estimé que, compte tenu de vos antécédents et de votre personnalité, vous marcheriez…
  
  Hubert ricana sans conviction.
  
  — C’est bien possible, avoua-t-il.
  
  Ils s’arrêtèrent un instant pour observer la prise de terrain d’un avion-cargo qui atterrissait. L’appareil posé, Wuergler saisit le bras de celui qu’il prenait pour Reissl et reprit :
  
  — Mon cher Frank, j’ai conçu un projet fantastique. Je dirige l’atelier que vous avez vu il y a un instant, et je suis chargé spécialement de la mise au point des fusées. Kirov et Kantsel s’occupent uniquement de leur fameux rayon. J’ai eu entre les mains les plans de l’appareil électronique de télécommande qui sera placé dans le corps de la grande fusée. Je l’ai étudié, et je suis à peu près certain de pouvoir le modifier sans que personne puisse s’en apercevoir… Le modifier de telle façon que vous pourriez envoyer le rayon mortel sur les endroits qui vous conviendraient… Vous me suivez ? Je pense que Américains et Russes commencent à nous casser singulièrement les pieds ? Les Chinois aussi, d’ailleurs. Pourquoi ne pas les supprimer tous, purement et simplement ? Le peuple allemand redeviendrait alors le plus fort et nous pourrions réaliser le vieux rêve d’hégémonie mondiale auquel avait rêvé notre Führer…
  
  Hubert se sentit soudain très mal à l’aise. Ce type était fou ! D’une voix mal assurée, il objecta :
  
  — Oui, bien sûr, ce serait épatant… Mais qu’est-ce que je deviens après ça, moi ? Je ne peux toujours pas revenir…
  
  Le vieux savant se serra les tempes dans ses poings crispés. Son regard halluciné brillait d’un sauvage éclat. Il reprit :
  
  — Oui, bien sûr… C’est en somme le seul obstacle ! Il faudrait avoir aussi le plan de l’appareil destiné à commander le retour de l’engin… Remarquez que… ayant les plans du premier, le récepteur, situé dans la fusée, il serait certainement possible de construire rapidement un émetteur approprié…
  
  Hubert fit une horrible grimace.
  
  — Possible, oui, mais pas sûr… Moi, je ne pars pas sans un aller et retour ferme !
  
  Le vieil homme se porta devant Hubert, l’obligeant à s’immobiliser :
  
  — Frank Reissl, vous avez été un bon Allemand, un bon nazi, comme je l’ai été moi-même… Dites-moi, vous est-il absolument impossible d’envisager de sacrifier votre vie pour la résurrection de la Grande Allemagne ?
  
  Hubert eut envie de rappeler au vieux fou la théorie qu’il lui avait exposée un instant plus tôt sur la mentalité du Citoyen Moyen. Il se souvint à temps que Frank Reissl ne pouvait en aucun cas être assimilé à un citoyen moyen. Il ne lui parut pas opportun de décourager son interlocuteur :
  
  — Cela demande réflexion, assura-t-il.
  
  Wuergler parut soudain se détendre.
  
  — Nous en reparlerons, Frank. Il est temps de nous quitter. Il vaut mieux que l’on ne nous voie pas trop ensemble… Deux conseils, si vous le permettez. Ne montez pas Dantchenko contre vous et… méfiez-vous d’Ethel comme de la peste !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Le gomtchèn, le moine ermite, n’était pas sur le pas de sa porte.
  
  Une dernière fois, Hubert se retourna pour s’assurer que personne ne le suivait. A quelque trois cents mètres au-dessous de lui, le fond du cirque étalait le contraste de ses diverses installations.
  
  Hubert s’avança et pénétra dans la cabane du Gomtchèn.
  
  — Kalepe a(14) ! vieille tête de noix ! L’orage monte et le ciel est menaçant…
  
  Il avait prononcé cette phrase ambiguë en anglais. L’ermite parut sortir de sa contemplation et se dressa lentement :
  
  — Kalepe a ! Lha Gyalo !
  
  Toujours en anglais, Hubert reprit doucement :
  
  — Big-Ben sonne toujours clair, et le brouillard est toujours épais sur la Tamise…
  
  Hubert vit le regard sombre du Gomtchèn s’éclairer d’une lueur joyeuse. Dans un anglais impeccable, le moine tibétain répliqua :
  
  — Je suis très satisfait de ce que vous venez de m’apprendre. Mon nom est Harry Shorley. Je vous attendais avec impatience. Personne ne vous a suivi ?
  
  — Je ne pense pas.
  
  — Bon. Ne perdons pas de temps. Je vous écoute…
  
  — Je serai bref, dit Hubert. D’abord, un message à transmettre au patron…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert redescendait vers la vallée, marchant d’un bon pas. Il pensait à Harry Shorley, cette espèce de héros inconscient qui menait dans sa grotte une vie impossible pour la plus grande gloire du Gouvernement de sa très gracieuse Majesté la reine d’Angleterre et autres lieux.
  
  Shorley lui avait raconté comment, agent de cette fameuse « Special-Branch » britannique, il avait été expédié six ans plus tôt dans ce coin perdu, à l’extrême nord-ouest du Tibet, à proximité de la frontière du Sin-Kiang, autant que de celle du Kachmir.
  
  Ayant déjà effectué plusieurs séjours au Tibet, dont il connaissait la langue et les mœurs, il était venu s’installer en ermite près de ce monastère de Chorten-Gangri, alors florissant. Des renseignements parvenus aux services secrets anglais signalaient la présence dans cette région de « touristes » qui se livraient à de curieuses prospections. Shorley avait eu tout le temps d’installer confortablement son camp. Il disposait d’un poste émetteur-récepteur de radio installé de façon invisible dans un prolongement de la grotte.
  
  C’est ainsi qu’il avait pu rendre compte de l’arrivée des Russes à « Mustard ». Comme obéissant à un mot d’ordre mystérieux, les moines avaient fui leur monastère et complètement disparu. Lui était resté, bien sûr, jouant à la perfection son rôle d’ermite contemplatif, pour lequel, seule, la vie intérieure possède une importance. Les nouveaux occupants ayant amené de la main-d’œuvre indigène, ils avaient toléré, puis admis la présence du « Gomtchèn », les Tibétains ne pouvant se passer du secours de leur religion. Depuis deux ans, Shorley avait tenu son service au courant du développement de « Mustard ». Alarmé, celui-ci avait informé le C.I.A. américain, qui pouvait seul disposer des moyens de lutte et de neutralisation pouvant devenir nécessaires…
  
  — Alors, beau ténébreux, vous faites bande à part ?
  
  Tiré brutalement de ses pensées, Hubert sursauta légèrement. Ethel Wuergler se tenait devant lui, le fixant de son regard railleur…
  
  L’avait-elle suivi ? Il n’en pouvait rien savoir. Ayant retrouvé la maîtrise parfaite de soi, il rétorqua :
  
  — Et vous-même ?
  
  Elle partit à rire, d’un rire de gorge profond et doux, puis lui tendit la main qu’il baisa au poignet, avec une feinte passion.
  
  — Je vous adore, Ethel, murmura-t-il en se redressant.
  
  Elle frissonna et recula d’un pas. Ses cils s’agitèrent avec art. Elle répliqua très bas :
  
  — Vous êtes fou, Frank !
  
  Le chemin était étroit. Un sapin géant leur dissimulait la Cité. Il s’approcha et la prit aux épaules.
  
  — Bien sûr, reprit-il. On me traite de fou parce que j’ai toujours été épris d’absolu. J’étais fou de vouloir voler à 12 000 kilomètres à l’heure… Je suis encore fou aujourd’hui parce que je vous désire, parce que j’ai envie de vous tenir dans mes bras et de vous embrasser… jusqu’à en perdre le souffle… Ethel, vous avez raison, je suis fou… fou de vous.
  
  Elle avait baissé ses lourdes paupières et ne résistait plus à son étreinte. Son visage magnifique, tout près, ne se dérobait pas. Il se pencha et prit les lèvres pleines et sensuelles qui s’ouvrirent sous son baiser…
  
  Elle se dégagea la première, haletante, d’une voix frémissante, elle supplia :
  
  — Frank, mon ami, il faut que vous me promettiez de ne plus recommencer à m’embrasser. Je… ne peux pas, Frank… Je ne peux pas vous expliquer…
  
  Immobile, respirant vite, Hubert répliqua avec force :
  
  — Vous me demandez l’impossible, Ethel… Ma chérie…
  
  Un long frisson la secoua.
  
  — Rentrons, fit-elle. Ils vont nous attendre…
  
  Elle pivota sur ses talons et repartit dans la descente. La suivant, Hubert riait doucement. Il pensait qu’Ethel était une remarquable comédienne. Et il aimait cela…
  
  
  *
  
  * *
  
  L’obscurité était d’une incroyable densité. Apparemment, tout dormait dans le « dzong ».
  
  Rassuré après une longue écoute, Hubert se décida à allumer sa lampe. Cette lampe, il l’avait prise tout simplement dans la poche du manteau de Wuergler, que celui-ci avait laissé accroché dans le vestibule précédant la salle à manger.
  
  Hubert pressa le bouton ; une seconde. Le couloir étroit s’enfonçait droit devant lui. Dans le noir, il continua à avancer, se guidant du bout des doigts contre le mur.
  
  Il comptait ses pas afin de pouvoir évaluer approximativement la distance parcourue.
  
  A quelques pas seulement, le couloir se terminait en cul-de-sac. Une fenêtre, de dimensions suffisantes pour laisser passer un homme, découpait un rectangle plus clair.
  
  Hubert éteignit sa lampe et marcha vers cette clarté diffuse.
  
  N’ayant plus besoin de s’éclairer, il remit sa lampe dans sa poche pour avoir ses mains libres. Il se sentait bien. Une petite promenade nocturne entrait tout à fait dans le cadre de ses désirs immédiats.
  
  Ses doigts montèrent lentement, des deux côtés de la baie. Il trouva très vite le système de fermeture, très simple, et le manœuvra sans difficulté.
  
  L’air glacé lui fouetta aussitôt le visage et il respira avec plaisir. Déjà, souple comme un chat, il se glissait dans l’ouverture.
  
  En quelques secondes, il se retrouva sur un terrain rocheux et inégal, semé de broussailles. Prudemment, s’appuyant au mur, s’enhardissant à mesure que ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité, il partit sur sa gauche.
  
  Il traversa un bois de pins et se laissa ensuite glisser sur la pente. Si ses calculs étaient justes, il devrait se retrouver, dans la vallée, à peu près à hauteur de l’ancien monastère.
  
  Il savait que, seuls, les ateliers, la centrale électrique et le hangar d’aviation étaient gardés militairement. Aucune ceinture de défense extérieure n’entourait la cité secrète. Mise à part, bien sûr, cette fameuse ceinture de rayon de la mort qui suffisait à elle seule à assurer une sécurité absolument complète, interdisant toute approche non contrôlée, aussi bien par terre que par air.
  
  Le froid était très vif. Au pas accéléré, Hubert contourna l’agglomération du monastère désaffecté en suivant le pied de la montagne. Il prit quelques précautions alors qu’il passait en vue du hangar d’aviation. Sitôt dépassé cet obstacle, il avait la voie libre.
  
  Il eut du mal à trouver la cabane du « Gomtchèn ». Arrivé enfin près de la porte, il frappa du doigt et se mit à siffler très doucement une vieille romance anglaise.
  
  — Kalepe a ! Lha Gyalo !
  
  Hubert pénétra dans l’antre nauséabond du singulier ermite et alluma sa lampe. Shorley était couché sous un amas de fourrures. Hubert s’éclaira le visage, le temps d’une seconde, et disposa ensuite la lampe de façon à ne laisser filtrer dans la cabane qu’une lueur diffuse.
  
  — Je pars demain matin en avion, remplaçant un pilote malade. Destination inconnue…
  
  Il devinait dans la pénombre que Shorley s’était soulevé sur un coude.
  
  — Je sais où vous devez aller, dit l’Anglais. Chercher du matériel. Un agent se trouve là-bas, « Special-Branch »(15), lui aussi. Peut-être vous contactera-t-il. Pour vous signaler à son attention, sifflez sans arrêt Le Beau Danube Bleu, en prenant le plus de liberté possible avec la musique initiale. Que ce soit reconnaissable, tout de même. S’il veut prendre un contact, il vous demandera en allemand si vous aimeriez revoir le Prater, à Vienne. Vous lui répondrez que vous n’y avez pas été depuis bien longtemps et que vous le regrettez. Il vous demandera pourquoi ; vous lui répliquerez que vous y aviez une petite amie bien agréable qui portait une perruque et répondait au doux prénom de Nana. Retenu ?
  
  Hubert se frappa le front.
  
  — Gravé, assura-t-il.
  
  Shorley reprit :
  
  — Quoi de neuf, hors votre départ ?
  
  — J’ai trouvé ce soir, en rentrant, un type qui fouillait ma chambre.
  
  — Qu’avez-vous fait ?
  
  — Je l’ai tué et ai été prévenir Dantchenko. Il a avalé la pilule.
  
  Shorley demeura un instant silencieux, puis :
  
  — Ne jouez pas trop dur, mon vieux. Vous prenez trop de risques. Si les Anglais sont réputés pour être les meilleurs agents secrets du monde, c’est à cause de leur tête froide. Vous autres, Américains, vous considérez une mission de ce genre comme une partie de base-ball. C’est pourquoi vos services de renseignements n’atteignent pas les nôtres à la cheville.
  
  Hubert se permit de sourire dans l’obscurité. Il savait que Shorley avait raison, dans un sens. Mais il était tenté de lui demander pourquoi il avait éprouvé le besoin de réclamer la venue d’un « joueur de base-ball » pour s’occuper de Mustard ». Il s’abstint et écouta l’Anglais qui reprenait :
  
  — Ce soir, j’ai obtenu des renseignements intéressants par un Tibétain qui vient souvent me voir. Vous savez qu’un tunnel a été creusé dans la montagne, exactement derrière le « dzong ». Des machines énormes y ont été introduites et le tunnel a été rebouché. J’ai pu comprendre, d’après les explications de mon informateur, que des électriciens avaient ensuite travaillé au montage d’un câble qui, partant de ce tunnel, pénètre dans le « dzong ». Je suppose que ce dispositif doit servir à la destruction de « Mustard ». En effet, un lac immense se trouve de l’autre côté de la montagne, au nord-ouest, derrière le « dzong », en somme. Ses eaux ont un niveau considérablement plus élevé que le fond du cirque. Si une brèche était pratiquée, assurant la communication, le cirque entier serait noyé. On peut donc raisonnablement conclure que c’est un appareil explosif atomique qui a été installé sous la montagne. Cela, d’ailleurs, cadre parfaitement avec les explications qui vous ont été données par ce vieux cinglé de Wuergler. Il faut que vous trouviez le système qui commande l’explosion. Ce soit être un système à retardement, forcément, pour donner le temps à l’état-major de fuir, car je suppose que tous les autres seront sacrifiés, pour ne pas laisser trop de témoins.
  
  — Je vais m’en occuper, fit Hubert. Si l’envie me prenait d’appuyer sur le bouton, est-ce que vous connaissez un moyen de nous sortir personnellement d’affaire ?
  
  Grave, le faux moine répliqua :
  
  — Oui, du fond de cette grotte part un passage naturel qui s’enfonce sous la montagne et ressort de l’autre côté, au nord-ouest. Je ne l’ai reconnu qu’une fois. Il y a environ six heures de chemin, dans des conditions assez difficiles. J’espère qu’il n’y a pas eu d’éboulement depuis que j’ai fait le parcours…
  
  — Et la ceinture de rayons mortels ?
  
  — Nous passerions dessous.
  
  — Bon, approuva Hubert, mais l’inondation ne risquerait-elle pas d’envahir le passage dont vous parlez et de transformer les spéléologues amateurs que nous serions en macchabées tout juste un petit peu trop humides ?
  
  — J’ai pensé à cela, répliqua Shorley. J’ai ici une petite réserve de plastic, suffisante pour faire sauter l’entrée de la grotte, et provoquer un éboulement qui pourrait retarder, sinon empêcher les infiltrations.
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Une vraie promenade ! Bon, de toute façon, nous avons encore quelques jours devant nous. Nous en reparlerons… Je vais me coucher. Je dois me lever tôt demain matin.
  
  Shorley se mit debout.
  
  — C’est l’heure, pour moi, de transmettre. Ah ! Au fait, dans l’éventualité d’un départ, il serait nécessaire que vous vous procuriez une pile pour alimenter mon poste. Mon installation personnelle de production ne pourrait certainement pas suivre !
  
  — Sans rire ? Vous m’en direz tant… Je vais finir par penser qu’il serait peut-être beaucoup plus simple d’appeler un taxi. Salut, Gomtchèn ! A demain soir. Transmettez mes amitiés à la Direction et demandez-leur de m’envoyer un peu de chewing-gum… à la menthe, surtout pas d’anis !
  
  Il sortit de la cabane, accompagné par le rire doux de l’Anglais. La nuit le reprit.
  
  Il mit plus d’une heure à faire le chemin du retour. Le ciel sans lune était étoilé, mais on entendait le sifflement déchirant du vent sur les hauts sommets, au-dessus du cirque. Il retrouva sans trop de peine la fenêtre qu’il avait utilisée pour sortir. Ce fut un jeu, ensuite, de rentrer dans le « dzong » et de refermer la baie.
  
  Le château était toujours aussi silencieux. S’éclairant par intermittence, le moins possible, Hubert refit le chemin en sens inverse.
  
  Il retrouva l’escalier et commença une silencieuse ascension.
  
  Il arrivait à l’étage des appartements, lorsque la lumière jaillit brusquement. Une porte claqua immédiatement après. Le cœur de Hubert se mit à battre la chamade dans sa robuste poitrine. Allait-il se faire sottement pincer à vingt mètres de sa chambre ? La galerie où il se trouvait courait autour du château, affectant la forme d’un carré. Il ne pouvait savoir de quel côté allait se présenter le danger.
  
  Avec une stupéfiante rapidité, il se défit de son manteau de fourrure. Sans hésiter, il l’enfouit dans un vieux coffre de bois tibétain, vestige probable de l’ancien mobilier du « dzong », et qui avait été laissé là. Puis, dénouant sa cravate, il courut vers la porte des toilettes toute proche. Il posait la main sur la poignée lorsqu’une silhouette apparut à une extrémité du couloir venant de la direction qu’il aurait dû prendre pour rejoindre sa chambre.
  
  Tout de suite, il la reconnut, drapée dans une chaude robe de chambre matelassée. La voluptueuse Ethel paraissait en proie à une agitation insolite. Hubert pensa qu’elle devait être furieuse. Contre qui ? Dantchenko l’avait-il mise à la porte ?
  
  Elle ne le voyait pas. Il se porta à sa rencontre ; elle l’aperçut dès qu’il eut fait un pas.
  
  — Frank !
  
  Elle s’avança vers lui, fronçant ses beaux sourcils.
  
  — Que faites-vous là, à cette heure-ci ?
  
  Il mentit avec son assurance habituelle :
  
  — Je vous cherchais. Si j’avais su où se trouvait exactement votre chambre, j’aurais frappé à votre porte…
  
  — Vous êtes complètement fou, mon pauvre Frank !
  
  Hubert pensa que la belle jeune femme manquait décidément de vocabulaire.
  
  — Fou ou pas fou, répliqua-t-il, je vous ai trouvée et je ne vous lâche plus. Ethel, je vous adore. Depuis cet après-midi, depuis que j’ai senti vos lèvres sur les miennes, je ne pense plus qu’à cela…
  
  Il l’avait prise aux épaules. Elle paraissait sincèrement effrayée par l’état de fièvre qu’il simulait.
  
  — Calmez-vous, Frank. Et rentrez chez vous, nous ne pouvons pas rester ici ; quelqu’un pourrait nous surprendre…
  
  Il l’attira brusquement contre lui, la couvrant de baisers.
  
  — Ethel, emmenez-moi dans votre chambre. Sinon, je vais faire une folie…
  
  Elle s’était raidie. Il devinait qu’elle réfléchissait, prévoyant déjà qu’il allait servir une vengeance féminine.
  
  Elle se décida subitement :
  
  — Venez, Frank. Mais cinq minutes seulement, je veux bien vous écouter…
  
  Cinq minutes… Il riait silencieusement en la suivant…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  A six heures précises, les dix avions-cargos avaient décollé de Mustard, à une minute l’un derrière l’autre.
  
  Hubert avait pris l’air en cinquième position. Il était assisté d’un officier-navigateur, d’un radio et d’un mécanicien. Le regroupement des appareils s’étant effectué selon un processus réglé à l’avance, la formation avait mis le cap au Nord, prenant de l’altitude au maximum afin de pouvoir franchir les chaînes du Kouen-Loun qui se profilaient majestueusement à l’horizon, véritable féerie scintillante sous les rayons obliques du soleil levant.
  
  Le voyage devait durer cinq heures. Après avoir dépassé sans encombre le Kouen-Loun les lourds appareils avaient survolé l’interminable plateau désertique du Siang-Kiang. Puis, laissant à leur droite une ville relativement importante, ils avaient sauté les monts Tchian-Chan, à gauche du pic orgueilleux du Khan-Tengri(16). Enfin, ç’avait été la longue descente vers une plaine verdoyante, avec, au loin, la tache brillante d’un lac immense en forme de croissant.
  
  L’un après l’autre, les dix cargos aériens s’étaient posés sur un vaste aérodrome, situé à proximité d’une formidable cité industrielle.
  
  Ayant laissé son appareil aux mains des mécaniciens et d’ouvriers qui avaient aussitôt entrepris son chargement, Hubert avait suivi les autres pilotes jusqu’à une sorte de centre d’accueil où leur avait été servi un repas substantiel.
  
  Parmi les équipages, se trouvait un pilote allemand, William Kramer, qui était venu spontanément se présenter à Hubert. Le reste du personnel se tenant délibérément à l’écart, Hubert avait accepté la présence de ce compagnon, non sans se tenir sur une réserve prudence.
  
  Après le déjeuner, ils avaient été laissés libres d’aller et venir. Le départ pour le retour était, en principe, prévu pour deux heures après midi, mais il fut tout de suite évident que le chargement ne serait pas terminé en temps voulu. Errant sur le terrain en compagnie de Kramer, au milieu d’une agitation invraisemblable, Hubert sifflait sans arrêt Le Beau Danube Bleu, sans se soucier le moins du monde des supplications du pilote allemand, proprement scandalisé de son interprétation plus que libre de l’air célèbre.
  
  Il remarqua soudain un grand gaillard blond, aux oreilles largement décollées, qui l’observait avec une insistance discrète. Bien mis, l’homme donnait des ordres à une équipe d’ouvriers déchargeant une lourde machine d’un camion plate-forme. Sans doute, un ingénieur…
  
  Hubert se rapprocha, feignant une curiosité subite pour l’appareil. Il sifflait toujours, avec une force accrue…
  
  — Vous connaissez Vienne ?
  
  La question avait été formulée en russe. Hubert s’arrêta de siffler, affectant une mine incompréhensive. Puis, il dit à l’inconnu qu’il était Allemand et ne parlait que sa langue natale et l’anglais. L’homme reprit alors en allemand :
  
  — J’ai été un certain temps à Vienne. N’aimeriez-vous pas revoir le Prater ?
  
  Hubert répliqua, parfaitement désinvolte :
  
  — J’ai connu Vienne, avant 1939. Je regrette de ne pouvoir y retourner…
  
  L’homme sourit avec malice et questionna :
  
  — Pourquoi ?
  
  Hubert frotta doucement sa cicatrice et répondit d’un ton rêveur :
  
  — J’y avais une petite amie qui ne manquait pas de charmes. Elle portait une perruque et s’appelait Nana…
  
  Une brève lueur brilla dans le regard bleu de l’inconnu.
  
  Puis, voyant que Kramer s’intéressait à la machine en cours de déchargement, il lui lança :
  
  — Vous pouvez regarder, camarade. Il n’y a rien de secret là-dedans…
  
  Il attendit que le pilote allemand se fût éloigné de quelques pas pour demander plus bas :
  
  — Le numéro de votre appareil ?
  
  — U. 52-47.
  
  — J’ai un chargement pour vous, je vous verrai avant le départ.
  
  
  *
  
  * *
  
  Les six hélices de l’énorme appareil tournaient dans un vacarme assourdissant. De chaque côté, Hubert voyait les moteurs des autres avions se lancer l’un après l’autre.
  
  L’homme du Prater n’était pas revenu. Avait-il été empêché ? Hubert n’aimait pas les retards de ce genre, par expérience personnelle. Et il lui tardait soudain que l’ordre de prendre la piste lui soit donné.
  
  Un coup d’œil au chrono ; il allait être cinq heures. Le mécanicien vint s’installer à côté de lui, tenant la « check-list »(17) en main. Hubert fit un signe d’assentiment et la fastidieuse énumération commença…
  
  Tout fut enfin paré. Les moteurs tournaient rond, la pression et la température d’huile étaient bonnes. Le premier avion venant de recevoir l’ordre de prendre la piste roulait déjà, ventru et lourd.
  
  Nerveux, Hubert saisit le casque d’écoute afin de s’en coiffer pour attendre les instructions de la tour de contrôle. Qu’y avait-il donc… ? Un éclair se fit dans son esprit. Il jeta un coup d’œil désinvolte derrière lui. Le navigateur était penché sur sa règle à calculs ; le mécanicien regardait ses moteurs au dehors ; le radio vérifiait ses appareils. Tranquillement, Hubert retira le mince cylindre noir qui avait été collé dans l’écouteur gauche, dissimulé dans le trou central. Il le glissa simplement dans une poche de sa combinaison de toile fourrée et ajusta son casque.
  
  Une voix monotone appelait déjà :
  
  — U 52-47 prenez la piste. U 52-47 prenez la piste…
  
  D’un geste mécanique, Hubert assura sa main droite sur le volant et ses pieds sur le plafonnier. Sa main gauche se posa sur le clavier des manettes de gaz et le fracas des moteurs s’enfla soudain démesurément…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le retour s’était effectué sans incident. Lourdement chargés, les appareils volaient plus lentement qu’à l’aller. Il était près de onze heures lorsque le chef de file signala par phonie à ses coéquipiers que l’on approchait du but et donna les ordres nécessaires pour la prise de terrain.
  
  Presque aussitôt, la nuit parut s’embraser et un long couloir lumineux apparut, formé par un extraordinaire balisage.
  
  Un par un, les avions-cargos s’engagèrent dans le passage. Puis, ce fut le tour de Hubert.
  
  Guidé par radio, il n’avait qu’à suivre les instructions précises qui lui étaient données.
  
  — U 52-47, vous êtes trop bas ; remontez de vingt mètres… Bon. Réduisez à 1 500 tours… Laissez-vous glisser… Attention, vous déviez à gauche… Redressez, la piste est en dessous.
  
  Hubert se pencha. Le ciment, éclairé par les projecteurs, défilait à toute vitesse. Il sentait le lourd appareil vibrer, devenir de plus en plus rétif aux commandes. Un choc… Un grondement sourd… Moteurs réduits à fond… Le hangar qui s’approchait à une allure vertigineuse… Doucement, Hubert actionna les freins… Le mastodonte ralentit et s’immobilisa enfin…
  
  — U 52-47 dégagez sur la droite, direction du feu vert…
  
  Hubert remit des gaz et exécuta la manœuvre.
  
  — Ça va, coupez !
  
  Les moteurs stoppés, Hubert descendit, laissant l’avion au mécanicien. Kirov, Kantsel et Wuergler étaient là et vinrent lui demander s’il était satisfait de son voyage. Dantchenko n’apparaissant pas, Hubert s’en inquiéta, avec une courtoisie inhabituelle. Ce fut Kantsel qui le renseigna :
  
  — Dantchenko a été rappelé ce soir à Moscou. Il est parti immédiatement sur son avion personnel. Kirov assure l’intérim de la direction générale du Centre…
  
  En lui-même, Hubert murmura :
  
  — Merci, M. Smith…
  
  
  *
  
  * *
  
  Penché sur un appareil d’optique posé sur la lampe électrique de Hubert, Harry Shorley se redressa et dit à son compagnon :
  
  — S.B 61-97 nous informe que des ordres ont été donnés à Alma-Ata de faire passer en priorité toutes les demandes de matériel provenant de « Kagrad », c’est-à-dire d’ici. Les livraisons doivent être terminées dans un délai de deux semaines…
  
  Hubert soupira, affectant un soulagement qu’il ne ressentait nullement :
  
  — Beaucoup plus qu’il ne nous en faut !
  
  Shorley lui lança un regard sans expression et ne répondit pas. Il remisait soigneusement l’appareil qu’il avait utilisé pour la lecture du micro-film. La lueur diffuse de la lampe projetait sa silhouette en ombre fantastique sur le fond rocheux de la grotte. Il déclara soudain, un peu sèchement :
  
  — Vous feriez bien d’aller vous coucher, mon vieux…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Étendu sur son lit, mains croisées derrière la nuque, Hubert réfléchissait profondément.
  
  Au déjeuner qui les avait tous réunis dans la grande salle à manger du « dzong », Kirov avait révélé d’un ton détaché que Dantchenko était parti pour Moscou parce que sa femme venait de mourir. Disant cela, il avait sournoisement évité de regarder Ethel, mais Hubert n’avait rien perdu des réactions de la jeune femme, se souvenant que celle-ci devait croire Dantchenko célibataire, puisqu’il lui avait promis de l’épouser après l’avoir fait divorcer d’avec Wuergler.
  
  La stupéfaction, puis la fureur, reflétées tour à tour par le magnifique visage d’Ethel, l’avaient confirmé dans son hypothèse.
  
  Et, immédiatement, il avait entrevu le parti à tirer de l’état d’âme créé par cette révélation. Désormais, il en était certain, Ethel allait offrir un terrain propice aux manœuvres qu’il imaginait…
  
  Avant la fin du déjeuner, Ethel s’était retirée, prétextant un malaise. Hubert avait alors saisi la lueur de triomphe qui avait traversé le regard cruel de Kirov…
  
  La jalousie qu’éprouvait Kirov pour Dantchenko était facile à deviner. Kirov ne dissimulait nullement ses sentiments. Savant de grande valeur, orgueilleux et ambitieux, il supportait mal de se trouver sous les ordres d’un Dantchenko, qui n’avait d’autre bagage que sa formation politique…
  
  Au dîner, Ethel ne s’était pas montrée…
  
  Hubert, qui avait flâné tout le jour, était décidé à porter un grand coup au cours de la nuit. Il devait, pour cela, essayer d’utiliser Ethel, dont l’amour propre blessé lui ferait écouter d’une oreille complaisante tout projet de vengeance. Il s’agissait toutefois d’être prudent, car si la jeune femme se refusait à apporter son concours, Hubert devrait tenter la grande aventure par ses seuls moyens…
  
  Il leva son poignet gauche pour regarder son chrono. Il allait être près de minuit…
  
  Tranquillement, il se leva et s’approcha du lavabo pour procéder à une sommaire toilette. Ensuite, il enfila une robe de chambre sur son pyjama puis sortit silencieusement, après avoir éteint l’électricité.
  
  Le couloir était illuminé. Hubert prêta un instant l’oreille. Tout paraissait silencieux. Il s’en fut à pas feutrés…
  
  Parvenu devant la porte de la jeune femme, il gratta doucement pour attirer son attention. N’obtenant aucune réponse, il frappa discrètement sur le bois.
  
  Un frôlement se fit enfin entendre de l’autre côté du panneau. Puis, une voix chuchotée demanda :
  
  — Qui est là ?
  
  Très bas, Hubert répondit :
  
  — C’est moi, Frank Reissl…
  
  Il y eut un instant de silence. Puis, un bruit de verrou repoussé lui parvint. La poignée tourna, le battant s’ouvrit doucement :
  
  — Entrez vite…
  
  Il se glissa dans l’ouverture puis se retourna vers Ethel qui refermait avec soin. La jeune femme était simplement vêtue d’un déshabillé extrêmement suggestif et Hubert ne put retenir le compliment qui lui venait naturellement aux lèvres :
  
  — Vous êtes merveilleusement belle, Ethel !…
  
  Il vit qu’elle se montrait sensible à la flatterie.
  
  D’un mouvement plein de coquetterie, elle resserra le décolleté de son léger vêtement et s’enquit :
  
  — Que venez-vous faire ici, Frank ? A une heure aussi tardive.
  
  — Je ne pouvais plus tenir. Il fallait que je vous voie, Ethel, que je vous entende, que je respire votre parfum…
  
  Elle lui caressa la joue avec indulgence et répliqua :
  
  — Grand fou !
  
  Puis, après une courte hésitation, elle reprit :
  
  — Frank… êtes-vous bien certain de m’aimer réellement ?
  
  Il fut aussitôt près d’elle et l’enlaça avec force.
  
  — Pouvez-vous en douter ? Je suis prêt à faire n’importe quoi, n’importe quelle folie, pour vous conquérir, pour vous avoir à moi seul ; pour toujours… Ethel, sauvons-nous d’ici… Partons, tous les deux…
  
  Elle lui imposa silence de ses doigts fins appuyés sur sa bouche.
  
  — Taisez-vous, Frank. Vous ne savez pas ce que vous dites…
  
  Il poursuivit avec violence :
  
  — Emparons-nous d’un avion et filons. C’est simple…
  
  — Notre avion serait abattu. Il existe une ceinture défensive autour du cirque et rien ne peut passer sans l’assentiment du Directeur du Centre…
  
  Hubert ricana doucement.
  
  — La Flak ! Cela me connaît… Nous arriverons en rase-mottes…
  
  Ethel secoua sa jolie tête.
  
  — Ce n’est pas une Flak ordinaire, Frank. Il s’agit d’un rayon mortel auquel rien ne peut échapper…
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Vous plaisantez, ma chérie…
  
  — Non, Frank ! Je ne plaisante pas…
  
  Elle affichait soudain un visage ferme. Ses beaux yeux sombres luisaient sauvagement. Hubert, qui l’observait intensément, devinait le travail considérable qui se faisait dans son esprit. Il suggéra :
  
  — Si nous pouvions seulement savoir où se trouve le poste de commande de ces fameux rayons…
  
  Spontanément, Ethel répliqua :
  
  — Certainement dans le bureau de Dantchenko !
  
  Hubert fit une affreuse grimace.
  
  — Ouais, mais comment y parvenir ?
  
  Les pommettes rouges d’une excitation qui la soulevait, Ethel fixa Hubert et répondit :
  
  — Si nous nous sauvions d’ici, Frank, savez-vous où aller ?
  
  Hubert haussa les épaules avec désinvolture.
  
  — Ce n’est pas compliqué, assura-t-il. Le Kachmir est tout près… Si nous pouvions seulement emmener un des secrets de cette fameuse Cité, nous serions assurés de la protection des Anglais et de celle des Américains. Vous auriez alors la vie qui vous plairait. Ethel ; celle qui conviendrait à votre beauté… Le luxe, la richesse… J’ai connu tout cela à New York, et je voudrais vous voir évoluer dans ce cadre…
  
  Un éclat féroce dans ses yeux sombres, la belle Ethel reprit, déjà à la poursuite d’un songe qui la fascinait…
  
  — Vous pourriez trouver cela dans le bureau de Dantchenko. Sans aucun doute… Et, si des documents disparaissaient, il serait certainement fusillé… fusillé…
  
  Un rire cruel la secouait toute, Hubert frissonna. Il ne lui sembla pas recommandé de se moquer de l’orgueilleuse Ethel. Sans s’attarder à de vaines considérations, il reprit :
  
  — Cela ne me déplairait pas personnellement de jouer un mauvais tour à cette brute. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux absolument pas le sentir !
  
  Il resta un instant silencieux et poursuivit :
  
  — Ouais… Mais comment pénétrer dans son bureau ? Il est trop bien gardé…
  
  Fixant un point au-delà des murs du « dzong », Ethel murmura lentement :
  
  — Il existe un moyen. De l’appartement de Dantchenko, un escalier intérieur descend directement dans son bureau… J’ai la clé de l’appartement. La seule difficulté à vaincre est la porte donnant accès à l’escalier…
  
  Hubert avait suffisamment ouvert de portes dans sa vie pour ne point se tracasser outre mesure à cette éventualité. Il s’inquiéta cependant :
  
  — Le chien ?
  
  — Il a emmené son chien…
  
  — Alors, allons-y, nous verrons bien sur place si cette porte est ouverte ou non…
  
  Il ne voulait pas lui laisser le temps de réfléchir, de reculer devant le risque. Il fallait la pousser.
  
  — Prenez ces clés, Ethel, et allons-y…
  
  Elle paraissait soudain hésiter. Évitant le regard de son compagnon, elle déclara :
  
  — Je vais vous donner la clé, Frank, et vous y irez seul. S’il vous arrive… un accident, jurez-moi que vous prétendrez avoir trouvé ces clés dans l’escalier, et que jamais vous ne révélerez que c’est moi qui vous les ai remises…
  
  — Je le jure, Ethel… Sur notre amour…
  
  Elle se pressa contre lui et lui donna ses lèvres.
  
  — Allez, mon ami, et revenez victorieux…
  
  Il prit le trousseau qu’elle lui tendait et ressortit dans le couloir, après s’être assuré que personne n’était en vue. Ses yeux riaient dans son visage impassible.
  
  Il regagna d’abord sa chambre. Il se défit de son peignoir et de son pyjama puis revêtit, directement sur la peau, la combinaison de vol qu’il avait utilisée la veille. Il regrettait de n’avoir ni arme ni matériel photographique, mais il pensait pouvoir remédier à cette pénurie lorsqu’il se trouverait dans le bureau de Dantchenko.
  
  Il quitta de nouveau sa chambre, muni simplement de sa lampe électrique, et se dirigea tout droit vers les toilettes. Il savait que les plombs du circuit électrique de l’étage s’y trouvaient. Après avoir allumé sa lampe, il retira un fusible, juste ce qu’il fallait pour interrompre le passage du courant. Puis, ayant éteint sa lampe, il repartit en aveugle dans le couloir, se guidant sur les murs…
  
  Il trouva facilement la porte de l’appartement de Dantchenko. A gauche, habitait Kantsel ; à droite, Kirov. Il s’agissait de faire vite et de ne pas se laisser surprendre…
  
  Usant de gestes précis et mesurés, il introduisit la clé la plus grosse dans la serrure et lui fit faire deux tours sans rencontrer de résistance. Rapidement, ensuite, il s’attaqua au verrou de sûreté, au moyen de la clé plate. La poignée tournée, le battant s’ouvrit sans difficulté.
  
  Il referma rapidement, sans donner de lumière. Puis, il pressa le contact de sa lampe et promena doucement le faisceau blanc autour de lui. Il se trouvait dans une sorte de salon meublé de façon confortable mais d’un goût discutable.
  
  Il vit une porte sur la gauche et traversa la pièce pour aller voir ce qui se trouvait derrière.
  
  C’était la chambre.
  
  Près du lit, du côté droit, une tenture à demi tirée découvrait le battant d’une autre porte. Ce ne pouvait être que celle de l’escalier dont lui avait parlé Ethel.
  
  Il s’approcha et examina la serrure. Elle était d’un modèle courant, mais un verrou du type Yale était monté au-dessus et Hubert fit une terrible grimace à cette découverte. Comment, sans outillage spécial, venir à bout d’un tel système ? Il s’immobilisa un instant pour réfléchir. Si le panneau de bois n’était pas doublé de l’autre côté par une plaque métallique, cela serait relativement facile de le démolir ; mais le bruit risquait d’être entendu par les dangereux voisins, et, en cas d’insuccès, les traces laissées ne permettraient plus à Hubert de maintenir sa situation à la Cité…
  
  Il n’y avait cependant pas à hésiter. Dantchenko avait été éloigné sur sa demande personnelle, transmise au Service par Shorley, et il fallait exploiter au maximum son absence.
  
  Machinalement, Hubert s’était emparé du bouton de cuivre et le tournait. Il allait le laisser revenir à sa position première lorsqu’il sursauta, puis exerça aussitôt une pression mesurée. La porte s’ouvrit le plus naturellement du monde…
  
  Hubert se montra immédiatement méfiant devant cette facilité par trop inattendue. Puis, il pensa qu’il n’était pas impossible que Dantchenko, bouleversé par l’annonce du décès de sa femme, ait oublié certains gestes rituels tel que la fermeture de cette porte de communication qui, après tout, de son optique, n’était pas tellement importante…
  
  Ayant admis la chose comme vraisemblable, Hubert décida de poursuivre son action. Sous le rayon blanc de sa lampe, des marches de pierre s’enfonçaient. Il fit passer la tenture par-dessus la porte, de façon à l’empêcher de se refermer, et se lança prudemment dans l’escalier.
  
  C’était un escalier à direction alternative, dont chaque portion droite devait compter environ une vingtaine de marches. Il était propre, ce qui était le signe évident d’une utilisation courante.
  
  Hubert calculait mentalement sa progression et il arriva sur les dernières marches au moment où il estimait devoir parvenir au but.
  
  Face aux marches, une porte de bois était encastrée devant le mur épais. Théoriquement, cette porte ne devait pas être fermée…
  
  Elle ne l’était pas.
  
  Dans la seconde qui suivit, il se retrouva dans le bureau de Dantchenko.
  
  Pensant que les doubles battants capitonnés de la porte principale et l’absence de fenêtre l’isolaient parfaitement de l’extérieur, il chercha aussitôt les commutateurs électriques et, les ayant découverts, il fit la lumière.
  
  Impressionnant, l’immense bureau métallique recouvert de cuir sombre trônait au centre de la pièce, Hubert s’en approcha. Comme chaque fois qu’il exécutait une tâche dangereuse, ou simplement difficile, il se trouvait selon sa propre expression « en état de réceptivité totale ».
  
  Il s’installa dans le fauteuil directorial et jeta un regard circulaire autour de lui.
  
  En face, la porte. A gauche de cette porte, une bibliothèque s’élevant jusqu’au plafond. A droite, un bar métallique. Sur les murs latéraux, rien. Derrière, à gauche, un coffre-fort rébarbatif.
  
  C’était tout.
  
  Hubert décida de voir d’abord les tiroirs du bureau. Il n’y avait aucune raison pour que Dantchenko les fermât à clé, et, effectivement, ils ne l’étaient pas.
  
  Posément, Hubert commença l’inventaire.
  
  S’il comprenait le russe et le parlait, notre héros le lisait beaucoup plus difficilement. Et tous les documents qu’il examinait étaient rédigés dans cette langue.
  
  Il vit ainsi deux tiroirs sur sa droite, examinant des dossiers qui lui parurent sans grande importance. Puis, dans le tiroir le plus bas, il trouva deux instruments qui le comblèrent de joie : un appareil photographique petit format et un automatique de gros calibre. Après avoir vérifié le chargement de l’un et de l’autre, il se sentit beaucoup plus tranquille…
  
  Dans le premier tiroir de gauche, il trouva les dossiers du personnel supérieur. Il y découvrit le sien, c’est-à-dire celui de Frank Reissl. Il l’ouvrit avec une certaine curiosité, mais il n’y trouva rien qu’il ne connût déjà sur lui-même, sinon l’assurance que ses « employeurs » ne pensaient nullement à effectuer le versement promis d’un million de dollars, comptant uniquement sur la détention de miss Eleanor pour amener Reissl à leurs fins…
  
  Il reposait ce dossier lorsqu’un bruit insolite provenant de la grande porte le fit sursauter. Agissant avec une vélocité absolument remarquable, Hubert se retrouva en deux bonds derrière la porte de l’escalier qu’il avait emprunté pour venir. Il ferma le battant et regretta immédiatement de ne pas avoir eu le temps de prendre l’automatique qu’il avait découvert.
  
  Il entendit très nettement la voix de Kirov qui continuait à parler, probablement aux gardes de service ; puis son exclamation grossière, sans doute provoquée par la découverte de la lumière qui brûlait. Ce fut ensuite le claquement sourd de la lourde porte qui se refermait.
  
  Tendu derrière le mince panneau de bois, Hubert réfléchissait à toute vitesse. Qu’était venu faire Kirov, à une heure aussi tardive ? Puis un éclair traversa son esprit. Assurant l’intérim de Dantchenko, Kirov devait posséder les clés du coffre, et il était évident que tous les dossiers secrets devaient être conservés sous cet abri blindé. Mais, en admettant même que Hubert puisse s’emparer des clés, il ne connaîtrait pas pour autant la combinaison, et la conjoncture ne se prêtait pas particulièrement à de longs et fastidieux tâtonnements.
  
  Hubert sentait une démangeaison terrible à l’extrémité de ses doigts posés sur le bouton de la porte. Car il venait de réaliser que les chances étaient grandes de voir Kirov ouvrir le coffre pour y prendre ou y remettre quelque document important…
  
  Avec une prudence de Sioux, Hubert tourna lentement la poignée. Si Kirov se trouvait devant le coffre ou installé devant le bureau, il ne pouvait voir la porte s’entrouvrir… Si…
  
  Le pêne dégagé, Hubert pesa doucement sur le battant. Son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine oppressée. Il s’attendait à chaque instant à voir arriver une volée de balles en guise de souhaits de bienvenue.
  
  Il put enfin glisser son regard, douloureux à force de tension, dans l’interstice qu’il venait de produire.
  
  KIROV SE TENAIT DEBOUT, IMMOBILE, DEVANT LE COFFRE OUVERT.
  
  Dans le dixième de seconde qui suivit, Hubert avait déjà engagé l’action… Il arriva comme la foudre sur Kirov qui, dans un geste réflexe, tenta d’abord de repousser violemment la porte blindée. Il ne put y parvenir…
  
  Utilisant sa série favorite, Hubert l’avait atteint d’une droite féroce au plexus. Le souffle coupé, Kirov se ploya en deux sous l’effet de la douleur atroce. D’un terrible coup de genou en pleine face, Hubert le « recueillit » à point nommé. Et, lorsque son adversaire se fut redressé, déjà groggy, il le « termina » d’un gauche sans pardon, au foie.
  
  Ayant visiblement son compte, voire un peu plus, Konstantin Kirov se retira du jeu le plus simplement du monde en se laissant tomber sur le tapis épais.
  
  Hubert respira un grand coup et passa une main légèrement tremblante dans sa chevelure défaite. Il pensa immédiatement qu’il se trouvait dans la pénible obligation de tuer Kirov, et de le tuer de telle façon que l’on pût, tout au moins pendant un certain temps, admettre l’hypothèse d’un suicide…
  
  Réfléchissant vite, Hubert imagina rapidement une solution. Puis, temporairement, appliquant une méthode qui lui avait été enseignée par un Japonais de nationalité américaine, il s’assura une demi-heure de tranquillité par un coup, expédié avec art et mesure, sur l’occiput de sa victime.
  
  Alors, posément, il se retourna vers le coffre…
  
  Il trouva très facilement un dossier marqué fort symboliquement d’une tête de mort et d’un éclair nerveux. Un simple coup d’œil à l’intérieur le combla d’allégresse. Il posa le tout sur le bureau, vérifia une nouvelle fois le chargement de l’appareil photographique et commença tranquillement à opérer…
  
  Lorsqu’il eut terminé, il chercha de nouveau dans le coffre. Il ne put réprimer un petit saut joyeux lorsqu’il découvrit un nouveau dossier, intitulé : « De l’application du procédé Kapitza » ; puis un autre contenant : « Le principe du contrôle de l’énergie produite par la polymérisation du Deutérium en vue de son utilisation comme force de propulsion ».
  
  Fou de joie, il pensa un instant à la tête que ferait ce cher M. Smith s’il réussissait à lui ramener tout cela…
  
  S’il réussissait…
  
  Ce fut alors qu’il découvrit que le film contenu dans l’appareil était épuisé. Il fouilla tous les tiroirs sans découvrir la moindre bobine. Il sentait une rage terrible s’enfler en lui. Emporter les dossiers lui apparaissait comme quasi impossible. Tout bien pesé, il n’y avait pourtant pas d’autre solution…
  
  Il examina alors soigneusement tout ce que contenait encore le coffre. Il y découvrit sur la planche inférieure, un dossier enfermant le « Plan d’évacuation de Kagrad ». Il y jeta un coup d’œil rapide, mais ce qu’il y découvrit le surprit tellement qu’il décida de l’emporter également.
  
  Il ne lui restait plus que deux choses à trouver : le système commandant la ceinture de rayons mortels tendue autour de la Cité, et celui destiné à provoqué l’explosion de la charge atomique enfouie sous la montagne.
  
  Il procéda de nouveau à un examen complet de la vaste pièce. Il ne trouva rien.
  
  Il se décida enfin à quitter les lieux. Il enfouit les dossiers qu’il désirait emporter dans sa combinaison, contre sa poitrine, et repoussa la porte du coffre qui se referma seule avec un léger déclic. Il retira le trousseau de clés demeurés engagé dans la serrure et rabattit le disque de métal qui avait été relevé. Puis, il brouilla la combinaison avec désinvolture.
  
  Il remit ensuite tout en ordre, jeta un dernier regard autour de lui pour s’assurer qu’il n’oubliait rien, puis se baissa pour charger sur ses épaules le corps immense de Kirov étalé sur le tapis. Il dut faire un effort violent pour réussir et il chancela un instant sous le poids, qui devait bien dépasser les cent kilos. Puis, s’affermissant sur ses jambes, il reprit sa lampe de sa main libre, l’alluma puis alla éteindre l’électricité de la pièce.
  
  Enfin, il gagna la petite porte, qu’il eut du mal à franchir avec sa charge, referma soigneusement et commença, tous muscles bandés, la pénible ascension…
  
  Il était épuisé lorsqu’il parvint de nouveau dans l’appartement de Dantchenko. Il posa Kirov sur le tapis et lui refit le coup de l’occiput, de façon à éviter toute surprise. Puis, minutieusement, il refit tout le tour de l’appartement, cherchant à découvrir un quelconque système qui aurait pu faire son affaire.
  
  Bredouille, il s’immobilisa un instant au centre du salon, son esprit « travaillant » avec une extraordinaire intensité. Il cherchait à se mettre dans la peau de Dantchenko pour tenter de déterminer où ce dernier avait bien pu dissimuler ce qu’il cherchait. Il n’aboutit à rien, probablement parce que trop d’éléments lui manquaient.
  
  De toute façon, le temps passait, et il convenait de ne point trop s’attarder.
  
  Il s’agenouilla auprès du corps inerte de Kirov et entreprit de fouiller ses poches. Il découvrit sans peine le trousseau de clés, facilement identifiable, qui devait ouvrir l’appartement de l’ingénieur en chef.
  
  Seul, il quitta l’appartement de Dantchenko et alla ouvrir la porte de sa victime. Le couloir était toujours plongé dans l’obscurité.
  
  Laissant la porte entrebâillée, il revint chercher Kirov et le rechargea péniblement sur ses épaules. Il l’emmena directement dans l’appartement qu’il venait d’ouvrir et revint fermer soigneusement la porte de Dantchenko.
  
  Il se retrouva bientôt seul avec Kirov inanimé dans la chambre de celui-ci, il ouvrit la fenêtre et se pencha au-dehors. La nuit était relativement claire et les calculs de Hubert se révélèrent exacts. Quatre-vingts mètres de chute libre pouvaient être offerts à M. l’Ingénieur en Chef avant qu’il ne se déchiquetât sur les rochers…
  
  Alors, posément, Hubert revint auprès du corps inerte et vida consciencieusement les poches de son complet. Ensuite, il le rechargea une fois de plus, la dernière, sur ses épaules robustes et se dirigea vers la fenêtre ouverte…
  
  Il engagea d’abord la tête de Kirov dans l’ouverture et poussa. La fenêtre était étroite et il éprouva quelques difficultés à faire passer le corps énorme de l’ingénieur. Il sentit que le plus gros était fait lorsqu’il dut retenir le patient par les jambes. Il respira un grand coup et murmura :
  
  — Mille excuses, vieille cloche ! Mais je peux pas faire autrement…
  
  Puis, très calme, il lâcha tout.
  
  Un temps s’écoula, qui lui parut très long… Un bruit flasque, suivi d’un roulement de cailloux, lui confirma que Konstantin Kirov, Ingénieur en chef de la Cité secrète de « Mustard », était arrivé au terme de sa carrière…
  
  Il aspira doucement une grande bouffée d’air froid.
  
  Il procéda ensuite à un rapide examen du contenu des poches de Kirov. Il n’y trouva rien de particulièrement intéressant et rangea le tout soigneusement sur la table. Puis il quitta l’appartement.
  
  Il retourna directement aux toilettes et remit les plombs en place pour redonner la lumière dans la galerie. Ensuite, très calme, il alla frapper à la porte de l’appartement de l’ingénieur Hermann Wuergler.
  
  Celui-ci devait dormir profondément et il s’écoula une bonne minute avant qu’il ne se décidât à répondre aux appels discrets qui martelaient le panneau de bois.
  
  Aussitôt entré, Hubert déclara froidement :
  
  — Wuergler, il faut que nous parlions sérieusement…
  
  Le vieux savant, visiblement abruti de sommeil, bredouilla quelque chose d’incompréhensible et désigna un fauteuil à son visiteur. Puis, toussotant pour s’éclaircir la voix, il questionna :
  
  — Que se passe-t-il, Reissl ? Pourquoi venez-vous me réveiller à une heure pareille ?
  
  Durement, Hubert répliqua :
  
  — Wuergler, j’ai beaucoup réfléchi à ce que vous m’avez dit lors de notre dernier entretien. J’ai quelques éclaircissements à vous demander.
  
  — Je vous écoute.
  
  Toujours sur le même ton, Hubert poursuivit :
  
  — Vous m’avez dit de me méfier de votre femme comme de la peste. Pourquoi ?
  
  Le vieil homme parut se tasser et hésita un instant avant de répondre :
  
  — Elle est la maîtresse de Dantchenko.
  
  Hubert resta silencieux le temps qui convenait puis reprit :
  
  — Vous ne semblez pas être d’accord avec le but poursuivi par vos employeurs actuels. Pourquoi, alors, travaillez-vous pour eux avec tant de conscience ?
  
  — Dantchenko m’a menacé de faire disparaître Ethel, si je ne me montrais pas soumis…
  
  Hubert s’étonna :
  
  — Qu’est-ce que cela peut bien vous faire puisqu’elle vous trompe ?
  
  La voix du vieux savant se brisa.
  
  — Je l’aime toujours, Frank. Vous ne pouvez peut-être pas comprendre, mais je suis un vieillard, et elle représente la beauté et la jeunesse. J’ai sacrifié déjà ma carrière en Allemagne pour l’épouser. Je savais que ce n’était pas pour mon charme personnel qu’elle acceptait de devenir ma femme ; que son seul but était d’échapper à la répression raciale. Pourtant, je n’ai pas hésité. Pendant un temps, je l’ai eue à moi, à moi seul, vous comprenez ? Pour ce qu’elle m’a donné alors, au vieil homme que j’étais, je pense pouvoir supporter ce qu’elle m’inflige maintenant. Je la comprends même… J’ai été fou de la faire venir ici, dans ce coin perdu… Elle a besoin de luxe, besoin d’admiration, besoin d’une certaine ambiance… Ce qui m’arrive est de ma faute, et je ne puis lui en vouloir…
  
  Un sanglot sec souleva le pauvre amoureux. Un instant, Hubert eut pitié de lui. Puis, se reprenant, il déclara :
  
  Je me suis introduit il y a une demi-heure, dans le bureau de Dantchenko…
  
  Wuergler fit un bond terrible.
  
  — Hein ? Vous êtes fou !
  
  Très froid, Hubert répliqua :
  
  — Vous devez savoir que lorsque je prends le mors aux dents, ce n’est pas pour rire !
  
  Il tira de sa poitrine les quelques dossiers qu’il avait emportés et tendit à son interlocuteur celui qui contenait le plan d’évacuation de la Cité.
  
  — Voyez cela, poursuivit-il. Vous y lirez que vous ne devez pas survivre à cette aventure. SEUL, le haut personnel russe doit quitter la Cité au moment de sa destruction. Sans que l’on puisse leur donner tort, si l’on se place de leur point de vue qui doit écarter obligatoirement toute vaine sentimentalité, ces messieurs pensent que vous aurez rendu à ce moment-là tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de vous. Lorsqu’un citron pressé a rendu sa dernière goutte, on le jette à la poubelle !
  
  Livide, Hermann Wuergler lisait lui-même son arrêt de mort dans le plan que lui avait remis Hubert. Féroce, celui-ci reprit :
  
  — Vous remarquerez qu’il n’est même pas question de moi là-dedans. Théoriquement, je dois être en train de me balader à ce moment-là dans l’éther. Et je commence à croire que si j’acceptais l’aventure, je n’en reviendrais pas…
  
  Écrasé, Wuergler ne tenta aucune protestation. Durement, Hubert reprit :
  
  — J’ignore si vous avez l’intention de vous laisser faire. Pour moi, il n’en est pas question. Je n’ai rien d’une brebis qui se laisse égorger sans réagir ! J’ai décidé que la plaisanterie avait suffisamment duré. Si vous voulez m’aider, j’accepte votre concours…
  
  Wuergler eut un mouvement d’impuissance.
  
  — Il n’y a rien à faire, Frank. Nous sommes foutus…
  
  Hubert s’approcha du vieil homme et le prit aux épaules.
  
  — Si, répliqua-t-il avec force. Nous pouvons encore espérer nous tirer de ce pétrin. De toute façon nous y laisserons notre peau ; alors que risquons-nous ? Je vous le demande !
  
  Le savant soupira. Ce n’était visiblement pas un homme d’action. Soudain, pesant ses mots, Hubert déclara :
  
  — Voici une heure, alors que je me trouvais dans le bureau de Dantchenko, Kirov est intervenu. J’ai été obligé de le tuer…
  
  De nouveau, le visage ridé de Wuergler s’était vidé de son sang.
  
  — Vous avez tué Kirov ! répéta-t-il comme dans un rêve.
  
  Froidement, Hubert poursuivit :
  
  — Oui, je l’ai ensuite remonté dans sa chambre et je l’ai balancé par la fenêtre. De cette façon, ils ne pourront conclure immédiatement au crime…
  
  — Mais les dossiers que vous avez pris ?
  
  — Ils pourront supposer que Kirov, devenu subitement fou, les a fait disparaître avant de se suicider.
  
  — Vous croyez vraiment qu’ils supposeront cela ?
  
  Désinvolte, Hubert eut un geste d’insouciance.
  
  — Je ne les oblige pas à le croire. L’essentiel, maintenant, est de pouvoir agir suffisamment vite.
  
  Résigné, le savant allemand questionna :
  
  — Que faut-il faire ?
  
  Posément, Hubert répondit :
  
  — Il faut : premièrement, trouver le système commandant la ceinture défensive tendue autour de la Cité ; deuxièmement, trouver le levier ou le bouton qu’il suffira de presser pour faire sauter la montagne et assurer la destruction du cirque. C’est tout. Je me charge du reste.
  
  Wuergler demeura un instant silencieux, puis, très doucement, il reprit :
  
  — Frank, je sais ce qu’il y a entre ma femme et vous. Cela m’est égal ; je dirai même en avoir éprouvé un certain plaisir, à cause de Dantchenko… Je veux que nous emmenions Ethel.
  
  Hubert n’en était plus à une promesse près. Il assura avec beaucoup de conviction :
  
  — Elle sera de la partie… Avez-vous une idée ?
  
  Le vieil homme hocha doucement sa tête branlante :
  
  — Oui. Kantsel sait ce que vous voulez savoir. Il n’y qu’à le lui faire dire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Ethel n’avait pas dissimulé sa surprise en voyant revenir celui qu’elle croyait être Frank Reissl, accompagné de Hermann, son époux.
  
  Rapidement, Hubert avait mis la jeune femme au courant des derniers événements. Il lui avait montré le dossier où se trouvait précisé noir sur blanc que sa délicieuse personne devait être sacrifiée dès qu’aurait été atteint le but infernal poursuivi par ceux qui avaient conçu cette extraordinaire entreprise.
  
  Un moment, Hubert avait craint de voir Ethel se laisser aller à une crise de rage. Mais, très vite, elle s’était ressaisie et avait donné son appui à la tentative désespérée qui allait être faite pour essayer de les tirer de ce mauvais pas.
  
  En femme avisée, elle avait toutefois posé une condition et les deux hommes avaient dû faire le serment solennel de prétendre, en cas d’échec, avoir obligé Ethel à les suivre sous menace de mort.
  
  Hubert lui aurait tout aussi bien promis de l’emmener passer le prochain week-end dans la lune ; ce qui, tout compte fait, n’aurait pas été tellement extravagant, en raison des moyens de transport dont disposait « Mustard ».
  
  Ayant constaté ensuite, qu’il allait être deux heures du matin, Hubert avait décidé que plus une seule minute ne pouvait être perdue. Un plan avait été élaboré en quelques secondes.
  
  Par le moyen du téléphone intérieur dont, par la grâce de Dantchenko, Ethel possédait un poste, la jeune femme avait appelé Kantsel et prié, sans grande explication, de venir la voir dans sa chambre. Kantsel ne partageait nullement les sentiments hostiles de Kirov pour la jeune femme. Il avait accepté avec empressement, convaincu déjà d’une bonne fortune.
  
  Ethel avait raccroché. C’était, dès lors, à Hubert de jouer.
  
  Wuergler se dissimula derrière une armoire. Quant à Ethel, elle s’installa sur son lit, dans une pose suffisamment suggestive pour que le visiteur se trouvât sous le charme dès qu’il aurait entrouvert la porte.
  
  Il ne s’était pas écoulé deux minutes que des pas feutrés se firent entendre. Un grattement griffa tout aussitôt le bois. D’une voix qui ne tremblait pas, Ethel lança :
  
  — Entrez !
  
  Fasciné par le spectacle ensorcelant d’une beauté superbe dans son négligé, Kantsel pénétra dans la pièce sans la moindre méfiance.
  
  Hubert prit tout son temps. Puis, il tomba comme un météore sur le nouveau venu, qui se trouva proprement assommé avant d’avoir pu seulement s’étonner.
  
  Cependant que la jeune femme s’habillait rapidement, Hubert aidé de Wuergler, entreprit de ficeler sa victime. Hubert possédait sans aucun doute de nombreux talents, mais celui qui lui procurait incontestablement le plus de satisfaction, était bien l’art, inné, avec lequel il pouvait transformer en saucisson n’importe quel individu.
  
  Une fois de plus, ce fut un travail bien fait.
  
  Lorsque Kantsel reprit conscience, il ne chercha nullement à dissimuler sa stupeur devant la menace terriblement précise d’un automatique à canon long qui aurait dû, théoriquement, se trouver encore dans le fond d’un tiroir du bureau de Dantchenko…
  
  Hubert ne s’y trompa pas un seul instant. Il y avait de la stupeur dans le regard de Kantsel, mais aucun effroi. Kantsel n’avait pas peur.
  
  Féroce et glacé, Hubert s’adressa à son prisonnier.
  
  — Je vais te faire une proposition… Je veux savoir deux choses : d’abord comment neutraliser la ceinture mortelle tendue autour du cirque ; ensuite le système qui permet de faire sauter la montagne. Si tu me réponds, nous t’emmènerons avec nous. Si tu refuses, je te tue !
  
  Impavide, Kantsel le fixait de son regard brillant d’une haine soudaine. D’une voix sèche, il riposta :
  
  — Vous me prenez pour un imbécile, espèce d’enfant de crapaud bâtard ! De toute façon, je suis condamné maintenant à mourir si mes amis ne viennent pas à mon secours. Je le sais. Pourquoi, dans ces conditions, irais-je trahir mon pays ?
  
  Hubert comprit qu’il n’obtiendrait rien sans employer ce qu’il appelait « les grands moyens ». Et encore, Kantsel pouvait être ce genre de type que la torture ne peut arriver à vaincre. Il fallait tout de même essayer, pour l’excellente raison que c’était la seule solution.
  
  S’adressant à Wuergler, qui ne semblait plus très sûr de soi, Hubert commanda :
  
  — Il faut sortir Kantsel du « dzong ». Nous ne pouvons ici, nous occuper de lui comme il convient. Vite…
  
  Puis, se retournant vers Ethel, il gronda d’une voix menaçante :
  
  — Quant à vous, vous allez nous suivre et n’oubliez pas qu’au moindre geste suspect je vous abats !
  
  Il vit que la jeune femme lui était reconnaissante de cette petite comédie. Il n’avait aucun intérêt, bien au contraire, à s’aliéner son concours.
  
  Il ne restait à l’étage que le camarade ingénieur Olaf Openski et Hubert était bien décidé à l’abattre s’il se mêlait d’entrer dans le jeu. Sans hésiter, Hubert assomma de nouveau Kantsel puis fit comprendre à Wuergler qu’il devait l’aider à le transporter.
  
  Kantsel fut déposé au pied d’une statue de Bouddha qui scintillait de façon fantastique sous l’éclairage des lampes. Aussitôt, Hubert ressortit et alla frapper à la première maison, sur la place qui s’étendait autour de la chapelle. Il réveilla ainsi un Tibétain abruti couché sous des peaux en compagnie de sa femme. Réunissant tout son vocabulaire de la langue indigène, Hubert parvint à faire comprendre à son interlocuteur qu’il devait chercher le « Gomtchèn » dans son ermitage et lui remettre une feuille de papier. L’homme ayant accepté, Hubert griffonna un appel sur une page de carnet qu’il remit au Tibétain. Celui-ci disparut dans la nuit, Hubert revint au temple.
  
  Wuergler et sa femme étaient occupés à s’injurier et Hubert dut leur intimer durement l’ordre de se taire. Cela commençait bien. Un instant, il pensa à se débarrasser immédiatement de ces deux poids morts. Il ne pouvait faire aucun sentiment dans une affaire de cette ampleur. Deux vies humaines ne pouvaient compter lorsque des centaines de milliers, peut-être des millions d’autres étaient en jeu… Il résolut cependant de patienter un peu. Les Wuergler pouvaient encore lui rendre des services dans la partie formidable qu’il avait engagée.
  
  Un jet de lumière sur le visage de Kantsel le convainquit que l’ingénieur avait reprit connaissance. Il n’y avait plus une seconde à perdre.
  
  Hubert demanda à Wuergler de lui passer le couteau, ce que fit immédiatement le vieux savant sans chercher à comprendre. Ethel fut priée de s’asseoir sur les marches de l’autel et de ne plus bouger. Wuergler devait éclairer Hubert avec la lampe-torche.
  
  Alors, animé d’une implacable détermination, Hubert fendit les vêtements de Kantsel dans le sens de la longueur. Il faisait froid et l’ingénieur commençait déjà à grelotter. Féroce, Hubert menaça :
  
  — Tu trembles, pépère ! Patiente un peu, je vais te réchauffer. Lorsque tu estimeras en avoir assez, tu n’auras qu’à lever le petit doigt et répondre à ce que je t’ai demandé. C’est simple, tu vois…
  
  Et, se durcissant pour étouffer en lui tout sentiment humain superflu, il commença à découper la peau de Kantsel en minces lanières…
  
  Au tremblement croissant du faisceau lumineux qui l’éclairait, Hubert comprit que Wuergler allait flancher avant le supplicié. Un rapide regard vers Ethel la lui montra le dos tourné, rigide et immobile. Pas de secours, non plus, à attendre de ce côté-là. Alors que les premiers gémissements s’échappaient des lèvres de Kantsel, crispé dans un effort fantastique de tous ses muscles, Hubert se redressa et prit la lampe des mains agitées de Wuergler pour la poser sur une moulure du piédestal supportant le Bouddha. Hiératique, le dieu oriental conservait son sourire, comme s’il avait été convaincu que lui était destiné l’horrible sacrifice humain qui s’opérait sous son regard globuleux et vide…
  
  Sans faiblir, Hubert se pencha de nouveau sur Kantsel et reprit son effroyable travail.
  
  Brusquement, un long hurlement jaillit de la gorge de l’ingénieur, à bout de résistance physique. Hubert leva son couteau ruisselant de sang. Il vit le regard affolé de sa victime.
  
  — Veux-tu parler ?
  
  — Tue-moi, salaud !
  
  Hubert demeura impassible devant l’injure. Il jouait le jeu, simplement. Un jeu terrible, inhumain, mais dont dépendait tout de même la vie de millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Il n’ignorait pas que, de son action, dépendait la guerre ou la paix. Il gagnait : Mustard détruit, le camp auquel il appartenait en possession des secrets de l’adversaire, l’équilibre serait de nouveau effectif ; et l’équilibre entre les forces, c’était la Paix. Tant que les agents secrets, des deux bords, remportaient des victoires personnelles, le choc des armées mondiales n’était pratiquement pas à craindre. Et la guerre qu’ils se livraient entre eux, aussi impitoyable, aussi inhumaine qu’elle fût, demeurerait toujours moins inhumaine et surtout moins meurtrière que l’autre, la vraie, la sale guerre.
  
  Trempé de sueur, Hubert, derechef, abaissa son couteau et appuya sans trembler.
  
  — Tu vas parler ?
  
  Un hurlement déchirant fut la seule réponse qu’il obtint. Puis, derrière lui, une voix glacée et méprisante laissa tomber dans le silence revenu :
  
  — Boucher !
  
  Une véritable fureur souleva Hubert. Il se retourna vers Shorley qui venait d’entrer sous les regards stupéfaits de Wuergler, encore plus étonné d’entendre le moine tibétain parler anglais. Hubert répliqua avec violence :
  
  — Vous, foutez-moi la paix, hein ! C’est le joueur de base-ball qui a la parole. Si vous connaissez une autre méthode pour faire parler ce type avant cinq minutes, je veux bien essayer. Sinon, fermez-la. Parce que si ce zèbre ne parle pas, nous sommes tous foutus. Compris ?
  
  L’Anglais avait reculé d’un pas devant cette réplique sauvage. Il reprit sèchement :
  
  — C’est bien, vieux garçon. Cela ne me plaît pas, mais c’est vous qui avez les commandes. Je ferai ce que vous voudrez.
  
  Hubert jeta un rapide coup d’œil vers les Wuergler désemparés.
  
  — Êtes-vous armé ? demanda-t-il à Shorley.
  
  Et sur un signe affirmatif de l’Anglais, il poursuivit :
  
  — Alors, surveillez ces deux-là et faites-leur un petit cours d’information.
  
  Il s’essuya le front d’un revers de manche puis se pencha de nouveau sur Kantsel qui râlait…
  
  Il commençait à avoir des nausées et son malaise s’accrut encore lorsqu’il entendit Ethel vomir, à quelques pas…
  
  Soudain très las, il fut persuadé d’avoir entrepris une tâche au-dessus de ses forces, et d’y laisser sa peau en échouant pitoyablement. Des images rapides défilèrent devant lui, Miami, Patricia, ses derniers plaisirs… Puis, un déclic joua dans son cerveau. Non, il ne pouvait pas renoncer. Il devait tout tenter pour réussir. Il devait réussir. Il réussirait ! En quelques secondes, dans un effort fantastique, il retrouva toute son audace, toute sa combativité. Il ne céderait pas. Il gagnerait !
  
  Sous le coup de l’espèce d’ivresse qui le transportait, il appuya plus fort qu’il ne le voulait sur le couteau. Un cri atroce monta dans le temple, vers le Bouddha hiératique.
  
  Puis la voix de Kantsel, tremblante, hachée, arriva aux oreilles de Hubert, comme un message de victoire.
  
  — Je… je vais… vous dire…
  
  Épuisé, Hubert se pencha sur le moribond qui reprit :
  
  — Pour faire… sauter… Il faut… presser… le bouton vingt… et un… tableau… téléphone… bureau Dantch…
  
  Un flot de sang s’échappa de la bouche du malheureux. Hubert regarda le couteau enfoncé dans la poitrine robuste et comprit ce qu’il avait fait. Dans un dernier hoquet, Kantsel éructa :
  
  — Foutus ! Sal…
  
  Un dernier éclair sauvage traversa son regard désorbité. Un frisson le secoua et il se détendit brusquement… C’était fini.
  
  Hubert de redressa. Tremblant légèrement sur ses jambes, il s’approcha de Shorley et se racla péniblement la gorge pour articuler :
  
  — Hé bien, vieille noix, je crois que votre souterrain va nous être bien utile !
  
  Très froid, Shorley rétorqua :
  
  — J’aurais peut-être dû vous dire tout de suite qu’il n’y fallait plus compter. Je l’ai reconnu ce matin ; des éboulements l’obstruent complètement à moins de cent mètres de l’entrée…
  
  Hubert sentit un monde s’écrouler autour de lui.
  
  Il bredouilla :
  
  — Ah ! Alors, le frère vient de me jouer un sacré mauvais tour !
  
  Brusquement, perdant le contrôle de soi, Ethel se rua sur Hubert, toutes griffes dehors.
  
  — Salopard ! Bandit ! Vous allez nous faire tous tuer ! Vous n’avez pas le droit ! Vous n’avez pas…
  
  Elle ne put en dire davantage. D’un coup terrible, Hubert lui avait déboîté la mâchoire, retrouvant dans le même temps toute son agressivité.
  
  — Bon Dieu ! fit-il. Si elle recommence, je la tue !
  
  Cependant que Wuergler, sans un mot, s’agenouillait auprès de sa femme, Hubert reprit à l’intention de Shorley toujours impassible :
  
  — Écoutez-moi, vieille noix. Kantsel m’a donné le moyen de faire sauter la montagne avant de mourir. Et je crois qu’il m’a dit la vérité. Mais il s’est foutu de moi, parce que si nous ne pouvons pas neutraliser le rayon de la mort pour nous enfuir, nous ne pouvons pas faire sauter le bastringue.
  
  Très froid, d’une voix qui ne tremblait pas, Harry Shorley répliqua :
  
  — Je crois, vieux garçon, que vous avez déclenché quelque chose de très… terrific, et que vous vous êtes un peu surestimé. Si vous me permettez une suggestion, je pense que… foutu pour foutu, il serait assez… élégant de partir en beauté, en faisant sauter toute la baraque ! Vous ne pensez pas que ce serait une belle fin pour un si passionnant match de… base-ball ?
  
  Hubert ne put réprimer un sentiment d’admiration pour l’héroïsme tranquille de cet exaspérant pisse-froid d’Anglais. Il trouvait sa « suggestion » très « élégante » ; mais, si Hubert lui-même n’y avait pas encore pensé, c’était tout simplement qu’il ne s’avouait pas encore vaincu. Tant que ce serait possible, il essaierait de sauver sa peau, et celle de ce couillon de Britannique qui n’aimait pas le base-ball…
  
  Et, brutalement, une lueur fulgurante traversa son esprit surexcité. Il poussa un formidable juron et fit un bon ahurissant.
  
  — Bon Dieu, Harry ! Que nous sommes stupides ! Ce fameux rayon de la mort, il faut bien une source d’énergie pour le produire ? Or, quelle est la seule source d’énergie pour le produire ? Quelle est la seule source d’énergie de ce fichu patelin ? La centrale électrique ! LA CENTRALE ÉLECTRIQUE QUI VA SAUTER AVEC LA MONTAGNE SI NOUS POUVONS DÉCLENCHER L’EXPLOSION ET COUPER DU MÊME COUP LE RAYON DE LA MORT !
  
  Il fit un nouveau bond, poussant un véritable hurlement de Sioux. Toujours impassible, l’Anglais leva la main pour le rappeler au calme.
  
  — Ne criez pas ainsi. Vous allez ameuter tout le pays !
  
  Hubert avait déjà retrouvé son sang-froid. Il se retourna vers Wuergler qui aidait Ethel à se redresser après lui avoir remis sa mâchoire en place et demanda :
  
  — Vous avez entendu, grand-père ? Je n’ai pas raison ?
  
  Le vieux savant répliqua :
  
  — Si, tout à fait. Nous aurions dû y penser plus tôt !
  
  En trois secondes, Hubert avait pris sa décision.
  
  Il commanda :
  
  — Shorley, vous allez emmener ces tourtereaux jusqu’à votre ermitage et m’y attendre. Je retourne au château faire une partie de presse-bouton. Comme nous ignorons le délai que doit forcément accorder le système à retardement, il faudra ensuite nous éloigner dare-dare. Je pense, vieille noix, que vous feriez bien en m’attendant d’appeler un taxi avec votre boîte à musique… A tout de suite…
  
  Il glissa son automatique dans une poche et repartit dans la nuit, silencieux comme une ombre…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Ayant passé son Automatique dans sa ceinture, Hubert tira d’une de ses poches le trousseau de clés ouvrant l’appartement de Dantchenko. Il se sentait véritablement « gonflé à bloc », agissant dans une sorte d’euphorie audacieuse qui donnait une extraordinaire facilité au moindre de ses gestes.
  
  Il tournait déjà la clé dans le verrou lorsque le bruit d’une porte qui s’ouvrait, puis se refermait, le figea.
  
  En un dixième de seconde, l’automatique était revenu dans sa main droite, remplaçant les clés. Dans le même temps, il aperçut le jeune ingénieur Olaf Openski qui, sortant de sa chambre, le considérait avec stupeur.
  
  Il n’y avait pas à hésiter. Deux balles firent largement l’affaire. Openski accusa les deux coups et, portant les mains à sa poitrine, s’écroula en pivotant lentement sur lui-même.
  
  En trois bonds, Hubert fut auprès de lui et le souleva par un bras pour le tirer jusqu’à la porte de Dantchenko qu’il ouvrit rapidement. Ensuite, il fit entrer le corps de sa nouvelle victime dans le petit salon et le laissa tomber sur le tapis. Il referma soigneusement, et, sans perdre une seconde, se dirigea vers l’escalier privé qui descendait au bureau directorial.
  
  Il dégringola les marches plutôt qu’il ne les descendit. La rapidité d’action était son principal atout et il ne l’ignorait pas. Pistolet au poing, il pénétra dans le « Saint des Saints » et alla immédiatement allumer l’électricité. Il revint devant le bureau métallique. Plusieurs téléphones s’y trouvaient, mais un seul était monté sur un coffret de matière plastique noire, formant un tableau qui supportait un certain nombre de boutons rouges.
  
  Le 21 était le dernier de la série. Sans hésiter une seule seconde, Hubert y posa son pouce et pressa franchement. Le bouton ne bougea pas d’une ligne, exactement comme s’il avait été fixé dans la masse.
  
  Hubert connut un instant d’étonnement, puis de véritable fureur. Mais, reprenant très vite le contrôle de soi, il essaya de dévisser le bouton. Le petit cylindre tourna sans difficulté. C’était simple. N’était-ce pas normal de prévoir un système de blocage sur un contact d’une telle importance ? Une erreur, un simple geste incontrôlé, et ce pouvait être la catastrophe…
  
  L’ayant dévissé à bloc, Hubert, derechef, appuya sur le bouton qui, cette fois, s’enfonça de façon extrêmement nette, provoquant un léger déclic. Dans le même temps, une surface d’ébonite rouge ronde et saillante et leva brusquement au centre du tableau, découvrant un cadran marqué de 1 à 60, sur lequel une aiguille rouge commença aussitôt à se déplacer lentement, accompagnée d’un léger tic-tac…
  
  Le temps d’une légère vérification au moyen de son chrono et Hubert se trouva fixé. Il lui restait une heure pour vider les lieux…
  
  C’était peut-être suffisant si l’évacuation devait se faire par avions avec neutralisation préalable du réseau mortel ceinturant la Cité. Cela paraissait terriblement court s’il fallait s’éloigner à pied, avec la difficulté supplémentaire d’une ascension pénible…
  
  Une dernière fois, Hubert approcha son oreille du mécanisme afin de contrôler la régularité de marche du mouvement d’horlogerie. Il pensa que, apparemment, rien ne semblait prévu pour stopper la marche infernale de l’aiguille rouge… Pas de retour en arrière possible. Cela lui convenait parfaitement. Il refit l’obscurité et repartit, se guidant sur le faisceau lumineux de sa lampe.
  
  Il dut battre les records de vitesse toutes catégories pour escalader l’escalier de pierre. Légèrement essoufflé, il se retrouva dans la chambre de Dantchenko et referma la porte sur laquelle il laissa retomber la tenture.
  
  Ce fut seulement à cet instant qu’il aperçut le camarade Olaf Openski écroulé près du lit, tenant un appareil téléphonique pressé contre son visage convulsé et figé par la mort. Un bloc de glace se durcit instantanément dans l’estomac de Hubert.
  
  Il était évident que Openski, ayant repris conscience, avait trouvé la force nécessaire pour se traîner jusque-là, venant du salon, et décrocher le téléphone afin de lancer un appel au secours. Qu’il ait pu s’expliquer ou non ne présentait aucun intérêt. De toute façon, le préposé au standard ne pouvait manquer de s’étonner d’un appel provenant de l’appartement de Dantchenko, et le Service de Sécurité du « dzong » devait déjà être alerté…
  
  Une question de secondes…
  
  Son arme bien assurée dans sa main droite, Hubert bondit vers la porte. Il ouvrit d’un geste net et se retrouva dans le couloir. Le bruit d’une galopade lui parvint dans le même temps. Il vit trois hommes en uniforme déboucher à un angle du couloir, sur sa droite.
  
  Sans hésitation, il ouvrit le feu.
  
  Le premier s’écroula comme un lapin avant d’avoir pu comprendre ce qui lui arrivait. Le second braquait sa mitraillette lorsque la deuxième balle expédiée par Hubert lui coupa définitivement son élan. Le troisième tirait déjà lorsque le plomb qui lui était destiné lui enleva tout désir de poursuivre. Une volée de balles siffla au-dessus de Hubert qui se contracta instinctivement.
  
  Rapide comme la foudre, il fonça aussitôt vers ses victimes et s’empara au vol d’une mitraillette. Il n’était plus nécessaire de prendre des précautions. L’alerte générale devait être donnée. Il remisa son automatique dans une poche puis, assurant la mitraillette sous son bras, il se lança de nouveau, pénétra en trombe dans la chambre d’Openski et fonça immédiatement vers la fenêtre qui dominait de trente mètres le rocher. Passant rapidement la bretelle de son arme sur son épaule droite, il se glissa dans le vide, évitant soigneusement de regarder en-dessous de lui…
  
  Il agissait comme un automate, avec une sûreté absolument fantastique, trouvant sans hésitation aucune les interstices de la muraille où il assurait graduellement ses pieds et ses mains.
  
  Il parvint enfin sur le rocher. Ses genoux tremblaient soudain et il dut se faire violence pour ne point s’accorder les quelques secondes de répit que son organisme réclamait impérieusement. Il reprit sa mitraillette sous son bras droit, doigt collé sur la gâchette, prêt à expédier la mort sur tout ce qui se dresserait devant lui.
  
  Il repartit, longeant la haute muraille du « dzong », trébuchant sur le terrain inégal.
  
  Il arriva très vite à l’angle ouest du château et-se lança aussitôt dans l’épaisse pinède qui lui assurait provisoirement un abri excellent.
  
  Puis, le hurlement terrifiant d’une sirène s’éleva brusquement, emplissant aussitôt tout le cirque d’une clameur. Instinctivement, les muscles de Hubert se contractèrent, mais il n’eut pas une seconde de faiblesse. Rien, désormais, ne pouvait plus l’arrêter, que la mort. Et la mort, il l’avait vaincue trop souvent pour la craindre…
  
  La nuit était d’une densité extraordinaire et cela représentait un atout considérable.
  
  Il parvint enfin hors de l’abri des sapins gigantesques. Aussitôt, il se lança avec une folle intrépidité dans la descente. Il était obligé de gagner le fond du cirque pour aller plus vite. Faire le tour par le flanc de la montagne aurait demandé beaucoup trop de temps.
  
  ET, INEXORABLES, LES MINUTES S’ÉCOULAIENT, GRIGNOTANT IMPITOYABLEMENT LE LAPS DE TEMPS DÉJÀ TROP COURT AU TERME DUQUEL SE PRODUIRAIT L’EFFROYABLE CATACLYSME QUI SUBMERGERAIT LE CIRQUE.
  
  Accompagné d’un véritable éboulis de pierres, Hubert parvint à la base du rocher. Il poussa immédiatement un juron. La Cité s’était illuminée d’un coup. Lentement, les projecteurs tendaient leurs bras éblouissants dans la nuit, commençant aussitôt une fouille implacable…
  
  Haletant, Hubert repartit de toute la vitesse de ses jambes pour contourner l’agglomération de l’ancien monastère qui le mettrait relativement à l’abri des recherches lumineuses.
  
  Il fonçait avec une vélocité ahurissante. Très vite, après avoir décrit un quart de cercle et parcouru environ quatre cents mètres à une allure record, il atteignit les derniers bâtiments tibétains.
  
  Il s’arrêta un instant. Le faisceau d’un projecteur se promenait lentement sur le terrain qu’il allait devoir franchir. Une animation fiévreuse entourait le hangar énorme. Les consignes de sécurité prévoyaient sans doute la neutralisation immédiate des appareils en cas d’alerte.
  
  Le cœur de Hubert battait à tout rompre dans sa poitrine durcie. L’effort qu’il avait déjà fourni l’épuisait. Un court moment, son esprit se brouilla Puis, le cadran aux soixante divisions lui apparut nettement ; et dans ses oreilles bourdonnantes, le tic tac régulier et implacable du mécanisme qu’il avait déclenché se fit entendre.
  
  Tic tac… Tic tac… Tic tac…
  
  Il n’en fallut pas davantage pour lui faire retrouver son agressivité. Résolument, il se lança à découvert, de toute sa puissance.
  
  Le faisceau menaçant d’un projecteur hésita un instant au-dessus de lui, sur le rocher. Il se laissa glisser sur le ventre et demeura immobile. Le pinceau impitoyable descendit lentement, l’aveugla…
  
  Il avait l’impression que tous les habitants de la Cité ne voyaient que lui. Mais il savait par expérience que s’il demeurait parfaitement immobile, il y avait peu de chance pour qu’on le découvrît…
  
  Le faisceau était passé. Rien ne se produisait. Hubert attendit encore quelques secondes, puis se redressa et repartit, tous muscles bandés…
  
  Il se trouvait déjà derrière le hangar lorsqu’il faillit se heurter à un groupe d’hommes qui arrivaient, en sens inverse. Il n’y avait plus à lésiner, plus de biais à chercher. Il leva le canon de son arme et pressa sauvagement la détente…
  
  Le tacata rageur de la mitraillette se dévida aussitôt. Des hurlements de douleur, des cris furieux se croisèrent en réponse. Puis une arme automatique entra dans le jeu à son tour et le feu d’artifice hallucinant des balles traçantes entoura brutalement Hubert.
  
  Cessant de tirer, il fit un bond prodigieux de côté et se lança tête baissée vers l’entrée du chemin qui ne devait pas se trouver à plus de vingt mètres…
  
  Vingt mètres… Quelques secondes d’un effort désespéré, avec la menace constante d’une volée de plomb qui mettrait fin à tout.
  
  Désemparés, ses adversaires tiraillaient au jugé, vers l’endroit qu’il venait de quitter. Un projecteur manœuvrait rapidement pour leur apporter son précieux concours…
  
  Comme un forcené, Hubert escaladait déjà l’étroit sentier qui l’élevait au flanc de la montagne…
  
  Il parvint à l’ermitage sans avoir ralenti son allure. La grotte semblait abandonnée. Il lança un appel discret, d’une voix à peine distincte, tant il était à bout de souffle.
  
  — Shorley !
  
  La voix joyeuse de l’Anglais lui répondit aussitôt :
  
  — Par ici, vieux garçon.
  
  Titubant de fatigue, Hubert se dirigea vers une ombre qui venait de lui apparaître.
  
  — Alors ?
  
  Hubert n’arrivait plus à retrouver son souffle. Sa poitrine le brûlait, il lui semblait que ses poumons étaient totalement desséchés. Il jeta un coup d’œil sur son chronomètre et parvint à articuler :
  
  — « H » moins trente…
  
  Shorley comprit immédiatement. Il se retourna vers Wuergler et sa femme qui ne disaient mot et traduisait.
  
  — Nous avons une demi-heure pour passer le sommet de la montagne, au-dessus de nous…
  
  « H » MOINS TRENTE !
  
  Dans trente minutes, le cirque sauterait…
  
  Hubert s’empara d’une gourde que lui tendait son compagnon et but quelques gorgées d’arak. Il lui semblait avaler du feu.
  
  Shorley chargeait un lourd paquet sur ses épaules. Hubert reconnut le poste émetteur-récepteur vieux modèle qu’utilisait l’Anglais. Celui-ci comprit l’interrogation muette de l’Américain.
  
  — J’ai pensé que vous auriez autre chose à faire et je me suis procuré des piles par l’intermédiaire d’un de mes Tibétains.
  
  Il boucla une courroie de cuir et lança :
  
  — En route !
  
  
  *
  
  * *
  
  L’ascension de la montagne abrupte devait demeurer dans l’esprit de Hubert comme l’un de ses plus mauvais souvenirs. Hébété de fatigue après l’effort fantastique qu’il avait précédemment fourni, il avançait comme un automate, soutenu seulement par son extraordinaire volonté.
  
  Plusieurs fois, Shorley avait essayé de le soulager de la mitraillette qu’il tenait toujours sous son bras. Il avait refusé farouchement, presque avec haine et l’Anglais n’avait pas insisté.
  
  De temps en temps et de plus en plus souvent à mesure que l’échéance se rapprochait, l’un et l’autre jetaient de brefs regards sur le cadran de leur montre…
  
  « H » mois vingt-cinq… « H » moins vingt… « H » moins quinze…
  
  Hubert montait toujours, sans faiblir. Il lui semblait n’être plus qu’un muscle animé par une volonté extérieure surhumaine. Il ne pensait plus ; son cerveau était devenu de plomb. Et, avec une intensité sans cesse croissante, le battement inexorable d’un mécanisme qu’il avait enclenché lui martelait les oreilles avec une rigueur hallucinante…
  
  « Tic tac… Tic tac… Tic tac… »
  
  A « H » moins dix, Ethel s’écroula à bout de force. Très simplement, Hermann Wuergler s’arrêta et déclara d’une voix qui ne tremblait pas :
  
  — Je reste. Continuez…
  
  Hubert vit instantanément l’hésitation de Shorley. Il trouva encore la force d’agir pour lui. Passant sa mitraillette sous son bras gauche, il tira l’automatique muni d’un silencieux qu’il avait trouvé dans le bureau de Dantchenko. La première balle atteignit Wuergler en plein front et il s’abattit sur sa femme évanouie. Très vite, Hubert se pencha sur le magnifique visage d’Ethel. La seconde détonation fit un bruit dérisoire. Le corps splendide de la jeune femme n’eut pas un sursaut.
  
  Agité soudain d’un tremblement incoercible, Hubert chancela un instant.
  
  — « H » moins huit.
  
  La voix de Shorley était dure. Hubert réagit comme sous un coup de fouet. Ils repartirent.
  
  A « H » moins trois, ils franchirent le sommet de la montagne. Dans un dernier regard, Shorley avait découvert, très loin au-dessous d’eux, le spectacle extraordinaire du cirque dans lequel se croisaient toujours les feux aveuglants des projecteurs…
  
  Dès les premiers pas dans la descente, Hubert s’était, effondré. Shorley le prit par un bras et le tira à l’abri d’un énorme rocher…
  
  Brusquement, la montagne entière sembla exploser. Sous les deux hommes couchés à plat ventre, la roche tremblait avec violence, les martelant durement. Ils s’étaient instinctivement bouchés les oreilles ; mais lorsque leur parvint le fracas effroyable, ils crurent l’un et l’autre que leur tête allait éclater à son tour. Durant de longues secondes, un tumulte d’apocalypse emplit l’atmosphère, décroissant progressivement… Puis des débris de toutes sortes se mirent à tomber du ciel en pluie drue, qui semblait ne devoir jamais cesser…
  
  Longtemps, alors même que tout semblait terminé, les deux hommes restèrent collés au sol, ivres de fatigue, de bruit, et d’émotion, à bout de résistance nerveuse.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert sortit d’un coup du sommeil pesant dans lequel il avait sombré et se dressa sur son séant. Shorley se tenait auprès de lui, criant pour essayer de dominer le sifflement déchirant du vent.
  
  — Mon correspondant au Népal ne répond plus. Je viens de capter une information en phonie annonçant que le pays est en révolution. Il ne nous reste plus qu’à partir à pied en direction du Kachmir…
  
  Un lent travail s’effectuait dans l’esprit de Hubert. Le Kachmir… Smith ne lui avait-il pas donné la fréquence sur laquelle il pourrait appeler le représentant des U.S.A. à Srinagar ? Il rampa vers le poste de radio dont Shorley avait déployé l’antenne à l’abri du rocher. Posément, il effectua les réglages nécessaires. Puis, en morse, il commença à transmettre :
  
  — O.S.S. 117 APPELLE AD-334… O.S. S. 117 APPELLE AD-334… O.S.S. 117 APPELLE…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  M. Smith souffla doucement sur les verres bombés de son pince-nez et entreprit de les polir avec conscience. Puis, il replaça le binocle et prit quelques rapports qui se trouvaient posés devant lui.
  
  Le premier, marqué d’un large cercle au crayon rouge, était ainsi libellé :
  
  
  
  AIR FORCE.
  
  Rapport
  
  …E Squadron.
  
  
  
  Rapport d’observation aérienne sur demande Département d’État
  
  Un appareil du type B 50, parti de la base D 17 à l’aube de ce jour, a pu survoler sans incident le point désigné figurant sur les cartes d’état-major, sous l’appellation de Cirque de Chorten-Langri.
  
  Les observations réalisées, ainsi que les photographies qui ont pu être prises, montrent une modification sensible du terrain. La chaîne montagneuse qui retenait les eaux du lac au-dessus du cirque s’est effondrée, et le cirque lui-même se trouve maintenant noyé dans sa totalité.
  
  Des radiations « gamma » d’une certaine intensité ont été enregistrées par les appareils de contrôle embarqués.
  
  Pièces jointes :
  
  5 photographies numérotées de 1 à 5.
  
  1 rapport du physicien-expert sur les radiations précitées.
  
  Signé :
  
  Commandant le…E Squadron.
  
  
  
  M. Smith reposa lentement la page dactylographiée. Son visage demeurait étrangement soucieux. Il passait sa main grasse sur son front ridé lorsque un voyant lumineux s’alluma sur le tableau encastré dans le bureau. Immédiatement, M. Smith pressa le bouton sous sa semelle. La porte s’ouvrit et le capitaine Howard pénétra dans la vaste pièce, brandissant un papier.
  
  — Monsieur ! il est sauvé !
  
  Tenant une feuille dans ses mains tremblantes, M. Smith lut rapidement :
  
  MESSAGE – Notre représentant à Srinagar (Kachmir) signale avoir pu faire recueillir par avion personnel, sur les hauts plateaux tibétains, à cent miles environ au nord de Gartok, les agents O.S.S. 117 et SB-63-34. Les deux hommes étaient épuisés. L’agent britannique a été immédiatement conduit chez le consul anglais qui l’a pris en charge. O.S.S. 117 signale être en possession tous documents désirés et demande que le nécessaire soit fait de toute urgence pour assurer son retour.
  
  
  
  Un mince sourire détendit le visage de M. Smith. Il regarda Howard et dit simplement :
  
  — Vous classerez le dossier « Mustard », vieux garçon. Et puis, vous me retiendrez une place dans un cinéma, pour ce soir. Les Marx Brothers, si possible…
  
  
  
  
  
  1 Base allemande où furent expérimentés les VI et V2
  
  2 Bâtiment abritant les services de la Défense à Washington.
  
  3 Conducteur de pousse-pousse, au Siam.
  
  4 Unité monétaire siamoise. Environ douze francs.
  
  5 « Centre d’information de Combat », 2e Bureau de l’armée siamoise.
  
  6 Cathédrale de Lhassa.
  
  7 Le côté technique de cette information est rigoureusement exact. Si la guerre avait duré quelques mois de plus, les Allemands auraient pu bombarder New York au moyen de cet engin. Une fusée A.9-A.10 a été récemment lancée de la base américaine de White Sands. Les résultats de cette expérience sont tenus secrets (Note de l’auteur).
  
  8 Farine d’orge. Base de l’alimentation tibétaine.
  
  9 Bouse de yack, combustible national, le bois étant d’une rareté prohibitive.
  
  10 Le Sin-Kiang, ou Turkestan, est une province « extérieure » de la Chine. Il a une frontière commune avec l’U.R.S.S. et une autre avec le Cachemire (Inde). Bien qu’étant sous la dépendance théorique de la Chine, le sort du Sin-Kiang n’est pas encore réglé. L’on pense généralement qu’il deviendra une « République populaire », satellite de Moscou (Note de l'auteur).
  
  11 Un des 28 États du Mexique.
  
  12 Lire « Romance de la mort », même auteur, même collection.
  
  13 Les Dieux sont vainqueurs est une expression tibétaine commune, lancée par les habitants du pays chaque fois qu’une difficulté quelconque se trouve surmontée.
  
  14 Bonjour.
  
  15 Service britannique, indépendant de I’I.S.
  
  16 7 840 mètres.
  
  17 Liste des nombreuses manœuvres et vérifications devant être nécessairement effectuées avant le départ d’un avion multimoteur. Pour ne rien oublier, un membre de l’équipage lit a haute voix et le pilote répond ≪ paré≫ à chaque énumération.
  
  
  
  
  
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