Paisiblement, la caravane avançait sur le chemin surplombant la rivière. Un vent violent ridait la surface noire de l’eau. Monté sur un cheval nerveux, un homme, qui devait être un seigneur, maintenait à grand-peine sur ses jambes sa longue robe de soie luisante qui se gonflait avec obstination.
Derrière lui, à quelques longueurs, suivaient d’autres cavaliers vêtus du costume traditionnel de peaux de chèvre retournées et coiffés de bonnets de fourrure. Les uns portaient une carabine en bandoulière, d’autres, plus simplement, un arc et des flèches.
Enfin, terminant l’étrange convoi, des serviteurs en guenilles marchaient péniblement, ployant sous de lourdes charges ou tirant quelques ânes récalcitrants.
La vallée paraissait étroite, profondément encaissée dans un cadre montagnard aride et désolé. De rares arbustes, rabougris et sans feuilles, accrochés comme de maigres araignées aux roches grisâtres, constituaient la seule végétation visible.
Tranquillement, évoluant à son aise dans ce décor irréel fait à sa mesure, la caravane avançait toujours.
Puis, venant d’on ne savait où, voix de quelque Dieu maléfique en courroux, un ordre guttural creva le silence impressionnant.
Le seigneur vêtu de soie luisante n’avait pas sursauté. Il paraissait perdu dans une méditation fabuleuse, dans un monde de rêveries anachroniques, tel qu’il l’était lui-même dans son équipage médiéval.
Mais ce fut aussitôt le spectacle dantesque, effroyable, d’une sorte de cataclysme incompréhensible, et d’autant plus terrifiant qu’il se déroulait dans un silence absolu, un silence inhumain, un silence comme il n’en peut exister que par-delà la mort.
Le seigneur vêtu de soie s’était brusquement dressé comme sous l’effet d’une brûlure, son visage d’Asiatique exprimant un étonnement et une douleur extrêmes. Dans le même temps, sa monture se cabra, battant l’air de ses pattes dressées, dans un ultime et ridicule essai de défense.
Puis, l’un et l’autre roulèrent au sol, ensemble, et demeurèrent inertes.
La même scène d’épouvante se continuait, semblable à quelque hallucinante désintégration en chaîne, dont chaque maillon aurait été un homme ou un animal…
En quelques secondes, il ne restait plus sur la piste que les corps sans vie, sur lesquels s’acharnait en vain le vent rageur et incompréhensif.
— Stop ! Lumière !
Cette voix… La voix qui avait donné l’ordre de mort…
Une clarté violente inonda la vaste pièce bétonnée. Toute image disparut de l’écran. Déjà debout près de la porte, l’ingénieur en chef Konstantin Kirov promenait son regard brillant d’excitation sur les quelques spectateurs qui paraissaient soudain pétrifiés dans les fauteuils surélevés, semblables à des sièges de dentiste.
— Alors ? railla Kirov. Cela vous fait tant d’effet de voir détruire une bande de sauvages ? Le bar nous attend !
Il y eut quelques raclements de gorge. Le premier, Ivan Dantchenko, le directeur du Centre, se mit debout et rejoignit Kirov. Le regard de Dantchenko était étrangement fixe et pâle ; ses mains tremblaient et son visage dur était secoué de tics nerveux. Kirov, l’examinant froidement, demanda :
— Comment trouvez-vous cela, Camarade Directeur ?
Dantchenko se secoua, puis répondit d’une voix curieusement enrouée :
— Trop rapide, mon cher. Beaucoup trop rapide…
— Moi, je trouve cela terrifiant… Quand je pense qu’un ordre de Kirov peut déclencher quelque chose d’aussi horrible…
Ethel Wuergler frémit et ne termina pas sa phrase. Dantchenko se retourna vers elle et sourit ; il parut en même temps se détendre et offrit son bras à la jeune femme :
— Ma chère Ethel venez donc prendre un cordial.
Ethel ne se fit pas prier. Seule femme du groupe, elle en était évidemment le centre d’attraction. Tous les regards convergeaient vers elle ; sauf, peut-être, celui de Kirov, qui affectait une dédaigneuse indifférence à son égard.
Nicolaï Kantsel, l’ingénieur-adjoint, arriva à son tour, bourrant une pipe recourbée, sans cesser de donner la réplique à Hermann Wuergler, le mari d’Ethel, homme d’apparence insignifiante, mal soigné, dont les lunettes cerclées de fer dissimulaient les yeux vifs et ardents d’intellectuel illuminé, Walter Kellog, un grand garçon, jeune et blond, les dépassa et alla rejoindre au bar le groupe formé de Dantchenko, Kirov et Ethel Wuergler. Le visage de Walter était pâle et une légère sueur le couvrait d’une rosée scintillante.
— Vous ne paraissez pas à votre aise, Kellog ! Ce qui vient de se passer est-il contraire à vos principes humanitaires, ou bien regrettez-vous que votre bien-aimé Führer n’ait pu disposer d’une arme semblable avant que l’Allemagne ne fut à genoux.
La voix de Dantchenko était sèche, cruelle. Derrière lui, Hermann Wuergler tressaillit et ses mâchoires se serrèrent un instant avec force, Kellog s’était redressé et ce fut presque avec défi qu’il répliqua :
— Il n’est pas en votre pouvoir de m’interdire de tels regrets !
Dantchenko eut un rictus féroce et reprit plus doucement :
— Non, mon pouvoir ne va pas jusque-là, c’est juste ; mais mon pouvoir me permet de frapper les traîtres et les ennemis du peuple !
Un silence inquiet s’était établi aussitôt. La voix de Dantchenko était mielleuse, et cela ne signifiait jamais rien de bon. Puis d’un ton mal assuré, Walter Kellog repartit :
— Le peuple ! Quelle rigolade !
Ethel Wuergler n’eut que le temps de se glisser devant Dantchenko. Avec un remarquable sang-froid, elle trouva une diversion immédiate :
— Mais… je ne vois pas Mansfeld… Se serait-il endormi dans son fauteuil ?
Kirov ricana et Kantsel posa son verre pour retourner vers la salle de projections.
— Je vais voir, fit-il Ce serait vraiment trop drôle !
Ethel partit d’un rire un peu forcé. Kellog en profita pour battre en retraite et se diriger vers Wuergler sous l’œil féroce de Dantchenko. Mais la femme attrapa celui-ci par le bras et lui murmura quelques mots à voix basse…
— Camarades !
Le ton de Kantsel était grave et impérieux, et tous se retournèrent d’une pièce vers la porte dans laquelle il venait de s’encadrer de nouveau.
— Mansfeld est mort.
Il y eut un instant de stupeur totale. Puis, Ethel laissa échapper son verre qui se brisa sur les dalles de ciment, dans un éclatement sec. Dantchenko réagit le premier. Égrenant d’effroyables jurons dans sa langue natale, il bondit vers la salle de projections, suivi immédiatement des ingénieurs et de la femme.
Arthur Mansfeld se trouvait encore sur le fauteuil qu’il avait occupé dès le début de la séance. Il n’était plus en position assise, mais son corps, tendu et rigide, semblait avoir été pétrifié dans une dernière attitude d’insupportable douleur. Sa tête était renversée, formant un angle droit avec le dos, et son visage livide demeurait crispé ; les mâchoires, violemment contractées, paraissaient être soudées. Les yeux grands ouverts, dilatés à l’extrême, fixaient le plafond bétonné.
Kantsel, qui doublait sa qualité d’ingénieur de celle de docteur en médecine, se livra à un rapide examen puis laissa tomber son verdict :
— Empoisonnement. Strychnine ou thallium…
Se retournant vers Dantchenko, il interrogea :
— Suicide ?
Kirov haussa les épaules avec mépris.
— Bien entendu ! Cet imbécile est allé rejoindre son Führer !
Wuergler pâlit de nouveau et son regard brilla d’une brève et féroce lueur.
Lentement, comme un acteur calculant ses effets, Dantchenko pivota sur ses talons et lança à l’adresse de Kellog :
— Qu’en pensez-vous, « monsieur » Kellog ?
L’interpellé sursauta, comme pris en faute et bredouilla quelque chose d’inintelligible. Son attention paraissait attirée par toute autre chose. Par réflexe, les yeux de Dantchenko suivirent la direction du regard de Kellog. Celui-ci bondit au même instant, s’empara d’une feuille arrachée à un carnet de note fixé sur le bras du fauteuil qui se trouvait chiffonnée dans la main crispée du cadavre.
Gêné par Ethel qui se trouvait près de lui, Dantchenko ne put intervenir à temps. Déjà, Walter Kellog avait porté le papier à sa bouche et tentait de l’avaler.
Ce fut Kirov qui fit ce qui s’imposait. D’une droite foudroyante, il abattit Kellog qui s’écroula lourdement sur le ciment qui formait le sol.
Ethel Wuergler avait poussé un cri. De ses deux mains, elle comprimait ses tempes, cependant que son regard dilaté paraissait rivé sur le visage de Kellog. Hermann, son mari, eut un mouvement instinctif pour se porter vers elle, mais il se reprit et demeura immobile, pâle et frémissant.
Appelés par Kantsel, des hommes en uniforme apparurent et soulevèrent Kellog.
— Emmenez-le dans mon bureau, ordonna Dantchenko.
Les soldats obéirent. Le chef du centre fit un signe à ses compagnons qui le suivirent pour revenir dans le bar. Le verre brisé accrochait la lumière, en mille éclats, au centre d’une large flaque liquide.
Kirov arborait une mine inquiète.
— Que signifie tout cela, Camarade Directeur ?
Dantchenko se redressa : une lueur féroce brillait dans son regard cruel.
— Walter Kellog n’était pas Walter Kellog, répondit-il doucement. Mansfeld, en ayant conçu le soupçon, m’en avait fait part. Il est probable que le pseudo Kellog avait découvert le danger qui le menaçait et cru pouvoir y mettre fin en assassinant Mansfeld…
Ethel remarqua soudain que Dantchenko parlait déjà de Kellog au passé. Elle eut froid, tout d’un coup, et alla s’appuyer au bar. Comme dans un rêve, elle entendit Hermann Wuergler, son mari, déclarer d’un ton glacial :
— Je veux bien croire que Kellog n’était pas Kellog, puisque monsieur Dantchenko…
— Le Camarade Directeur !
Wuergler toussota et reprit docilement :
— Puisque le « Camarade Directeur » l’assure. Mais ce que je puis vous assurer, moi, dans la mesure où cela vous intéresse, c’est que Mansfeld n’était certainement pas Mansfeld !
Kirov et Kantsel sursautèrent et leurs regards convergèrent vers le chef du Centre. Celui-ci souriait d’un sourire rusé et sarcastique. Finalement, il répliqua, d’un ton extrêmement doucereux :
— Le camarade ingénieur me paraît vraiment très perspicace… Beaucoup trop perspicace !
Hermann Wuergler parut soudain mesurer son audace et se troubla. Il ajouta en bredouillant :
— Enfin, il n’était certainement pas le Mansfeld qu’il prétendait être, et que j’ai fort bien connu…
Dantchenko avait abandonné son sourire. D’un ton coupant, il commanda :
— Taisez-vous ! Vous viendrez dans une heure vous expliquer dans mon bureau.
Il tourna les talons et quitta le bar, croisant une équipe de soldats aux visages asiatiques, qui apportaient une civière pour enlever le cadavre.
Ethel fit un pas vers son vieux mari. Ses lèvres sensuelles tremblaient de colère. Sa gorge opulente se soulevait avec force au rythme de sa respiration. Elle ne prononça qu’un mot, un seul :
— Imbécile !
Kirov et Kantsel sortirent à leur tour, ricanant ostensiblement. Ethel les suivit. Seul, le vieux savant allemand demeura longtemps immobile au centre de la pièce. Son regard fatigué, que tout éclat semblait avoir brusquement abandonné, regardait sans les voir des morceaux de verre épars dans une tache liquide…
CHAPITRE II
M. Smith cessa soudain de parler et stoppa le magnétophone. Un feu blanc s’était allumé sur un tableau encastré dans le bureau et clignotait régulièrement. D’un geste machinal, M. Smith avança son pied sous le meuble et pressa un bouton sous sa semelle.
Quelques secondes s’écoulèrent, puis une porte capitonnée s’ouvrit doucement, livrant passage à un homme portant l’uniforme de capitaine de l’armée des U.S.A.
— Je m’excuse de vous déranger, monsieur, fit-il. Nous avons reçu des nouvelles de « Mustard » et j’ai pensé que vous aimeriez les connaître tout de suite. Le déchiffrement vient d’être terminé. Voici le « poulet ».
M. Smith tendit sa main grasse et soignée pour prendre les feuilles que lui tendait l’officier.
— Merci, fit-il. Vous pouvez disposer…
Le capitaine salua et sortit. La porte capitonnée se referma. Un feu jaune s’alluma un instant sur le tableau, puis s’éteignit.
M. Smith posa le rapport devant lui et enleva ses binocles qu’il entreprit de nettoyer au moyen d’une minuscule peau de chamois tirée d’une poche de son gilet. Lorsque ce fut fini, il passa sa main de prélat sur son regard fatigué de myope et replaça soigneusement ses verres.
Puis, il reprit les feuilles dactylographiées et lut :
PENTAGONE.
ULTRA SECRET
rapport d’agent.
source : S.B. 63.34.
destinataire : C.I.A., Section Z.
(suivant accord W.O.)
Déchiffreur : 1.71.5.
ex : 1 (S).
TEXTE : L’agent américain O.S.S. 432 qui s’était introduit à Mustard sous l’identité de l’ingénieur allemand Walter Kellog a été démasqué. Avons pu avoir les restes du cadavre affreusement mutilé. Ignorons si 432 a cédé aux tortures. Nous félicitons avoir retardé prise contact. Insistons sur le fait que C.I.A. doit envoyer homme premier plan ou renoncer. STOP. Renseignements concordants sur progression extrêmement rapide travaux en cours. Essais fréquents, efficacité rayon mortel. Nomades ont découvert carcasse B 36 disparu. Corps intacts. Assurance que mort équipage antérieure à écrasement. Impossibilité personnelle me procurer plan réseau mortel protégeant Mustard. En cas nécessité absolue, vulnérabilité paraît assurée à engin type V2. STOP. Lancement fusée gigogne effectué ce matin. Avons pu prendre photographies que vous faisons parvenir selon voie habituelle. Sommes toujours sans nouvelles S.B. 61-97. STOP. Avons eu connaissance travaux gigantesques effectués dans flanc montagneux retenant eaux du lac. But probable destruction Mustard. Conclusion à votre choix. STOP. Nécessité action rapide. STOP. Situation personnelle sans changement. STOP. Avons pu établir liste suivante personnel directeur :
1. Dantchenko Yvan, 40 ans, Commissaire politique, Directeur du Centre.
2. Kirov Konstantin, 52 ans, Ingénieur en chef, ancien Président Académie des Sciences de Géorgie.
3. Kantsel Nicolaï, 56 ans, Ingénieur en chef-adjoint, ancien Président de l’Académie des Sciences d’Arménie.
4. Wuergler Hermann, 62 ans, Ingénieur d’origine allemande. Ex-directeur adjoint des études à Peenemunde(1).
A noter que Wuergler a obtenu que sa femme, Ethel, soit admise à vivre auprès de lui à Mustard. Peu de temps après son arrivée, Ethel Wuergler est devenue la maîtresse de Dantchenko.
TERMINÉ.
D’un geste mesuré, M. Smith reposa le document sur son bureau. Son front était devenu soucieux et son regard rêveur fixait un point imaginaire, au-delà des murs du Pentagone(2)… Mustard…, ce terme, purement conventionnel, représentait depuis quelques mois le sujet essentiel des préoccupations de l’État-major U.S.A.
Le rapport que venait de lire M. Smith ouvrait des horizons nouveaux. Kirov et Kantsel, qui s’y trouvaient cités, n’étaient pas inconnus du C.I.A. Smith savait qu’ils avaient été chargés, à un certain moment, de découvrir les moyens d’application pratique du rayon de la mort, dont le principe avait été établi par eux. Un laboratoire avait été mis à leur disposition en plein cœur du Caucase, à quelque soixante miles au nord-est de Batoum.
Des spécialistes allemands leur avaient été adjoints, qui leur avait probablement apporté une aide précieuse. Rapidement, les recherches avaient dépassé le plan théorique pour entrer dans le domaine expérimental. Plusieurs agents, aussi bien britanniques qu’américains, avaient réussi à s’introduire dans le centre de recherches et à s’y maintenir un certain temps. Puis, presque dans le même temps, tous s’étaient trouvés éliminés. Les renseignements avaient cessé d’arriver durant de longs mois. Lorsqu’il avait été possible de rétablir le contact, cela avait été pour apprendre que Kirov et Kantsel avaient disparu, ainsi que la plupart des techniciens qui les secondaient. Toutes les tentatives faites pour retrouver la trace des deux savants étaient demeurées sans résultat. Le rapport que venait de recevoir Smith dissipait le mystère : et cela n’avait rien de rassurant…
Smith se frottant doucement les mains, pressa le bouton qui se trouvait sous sa semelle. La porte capitonnée s’ouvrit et l’officier qui avait apporté le rapport pénétra dans la pièce.
— Dites-moi, Howard, connaissez-vous la situation actuelle de l’agent 117 ?
Howard eut un léger sourire.
— L’agent 117 est actuellement au repos à Miami, monsieur. J’ai pensé que vous pourriez avoir besoin de lui et ai déjà préparé son rappel…
M. Smith demeura impassible. Il paraissait très las, incapable d’une quelconque réaction.