Kenny Paul : другие произведения.

Perfides pyramides pour Coplan

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  PAUL KENNY
  
  
  
  PERFIDES PYRAMIDES POUR COPLAN
  
  
  
  
  
  FLEUVE NOIR
  
  
  
  
  
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  No 1996, Éditions Fleuve Noir.
  
  ISBN 2-265-05843-2
  
  ISSN 0768-178-X
  
  
  
  
  
  UN PORTRAIT DE PAUL KENNY
  
  
  Le 5 février 1953, les Éditions Fleuve Noir publiaient dans leur célèbre collection « Espionnage » le premier livre d’un auteur inconnu. Il s’agissait de Sans issue par Paul Kenny.
  
  Les lecteurs fidèles de la collection accueillirent le nouveau venu avec un sentiment d’étonnement très vif et une pointe de scepticisme, pour ne pas dire d’incrédulité. Paul Kenny, au lieu de respecter la règle sacro-sainte du nouveau roman d’espionnage à la mode, prenait le risque de violer tous les tabous du genre. Son héros, Francis Coplan, ne travaillait ni pour la C.I.A. des États-Unis, ni pour le M.I.G. de la Grande-Bretagne, mais pour la France, et, comme tel, il risquait sa vie pour la défense des intérêts de son pays.
  
  Pour aggraver son cas, Paul Kenny avait l’audace de camper son personnage, Francis Coplan, sans faire de celui-ci un surhomme possédant toutes les capacités du traditionnel héros invincible. Francis Coplan était tout simplement un être humain d’une dimension un peu au-dessus de la moyenne. Courageux, lucide, doté d’un moral d’acier, il avait reçu la formation d’un homme d’action. Et s’il faisait preuve d’une audace exceptionnelle et d’une résistance à la douleur hors du commun, c’est parce qu’il avait été entraîné dans ce but. En lisant ce premier roman de Paul Kenny, le lecteur découvre un héros qui est tout le contraire d’un « aventurier ». Coplan a un métier (ingénieur électronicien), il a un domicile à Paris, une modeste résidence secondaire dans la Sarthe, il parle quelques langues étrangères et… il aime les femmes.
  
  Coplan a cependant un don plutôt rare : une intuition aussi pénétrante que rapide ; il lit la valeur d’un interlocuteur au premier coup d’œil, il anticipe souvent le comportement d’un adversaire et, dans certains cas, il a la dent dure. Bref, Coplan est un homme de parole, à l’esprit chevaleresque, un vrai « soldat de l’ombre ».
  
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  Aucune réaction ne marquera l’apparition de Paul Kenny et de Coplan dans la série « Espionnage » du Fleuve Noir.
  
  Un mois plus tard, Paul Kenny publiait son deuxième roman ; puis, au rythme régulier d’un volume par mois, parurent une quinzaine de Paul Kenny.
  
  L’auteur et l’éditeur craignaient une sorte de rejet, toujours possible, étant donné la production intensive de Paul Kenny. Certes, les rumeurs qui circulaient en provenance des libraires étaient rassurantes, ce qui était important.
  
  D’une façon générale, les « habitués » du Fleuve Noir étaient séduits par Kenny et appréciaient son style sobre, précis, son écriture soignée, ses décors authentiques et ses intrigues captivantes. L’expression qui revenait le plus souvent : « Si vous ouvrez un Kenny, vous ne le lâcherez pas avant le mot FIN. » Et ce commentaire : « Coplan n’est pas seulement un as, c’est un mec super-sympathique. »
  
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  C’est en janvier 1955, deux ans après le lancement du premier Kenny, que le service commercial du Fleuve Noir annonça qu’il fallait augmenter le tirage car les libraires avaient de plus en plus de commandes. Chose étrange, les lecteurs demandaient des Coplan. Kenny constata qu’il était aussi méconnu que deux ans auparavant. Le héros avait bel et bien dévoré son créateur.
  
  C’est vers cette époque-là que se produisit une espèce de déclic que personne ne parvint jamais à expliquer : chaque mois, les fans de Coplan augmentaient.
  
  Devant ce succès indiscutable, le cinéma ne resta pas indifférent : le 2 février 1956, la société Cinéphonic achète les droits du 19e Coplan : Action immédiate.
  
  En coproduction avec Gaumont et la Société française de cinématographie, François Chavane, le directeur de Cinéphonic, veut produire un film qui soit à la hauteur de sa propre admiration pour le héros de Paul Kenny. Pour le rôle principal, Henri Vidal donne son accord. La mise en scène est confiée à Maurice Labro, l’adaptation à Frédéric Dard, la musique à Georges Van Parys. La distribution sera complétée par Barbara Laage, Jacques Dacqmine, Nicole Maurey, Jes Hahn et Lino Ventura.
  
  Dès que la nouvelle est connue par la presse, les journalistes spécialisés en font un scoop : Henri Vidal, le mari de Michèle Morgan, sera le personnage principal d’un grand film d’action et d’aventures, d’après le roman de Paul Kenny.
  
  Qui est Paul Kenny ? L’attaché de presse de la Gaumont est harcelé ; où peut-on le rencontrer, personne ne l’a jamais vu, il ne s’est jamais montré.
  
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  * *
  
  Qui est Paul Kenny ?
  
  En réalité le pseudonyme de cet auteur cache un romancier bicéphale, un écrivain à deux têtes. Il y a Jean, qui a déjà publié une dizaine de romans sous divers pseudonymes, et il y a Gaston, ancien officier-radio de la Marine Marchande, devenu journaliste spécialisé dans le domaine de la vulgarisation scientifique.
  
  L’histoire de Jean et de Gaston est si surprenante, si troublante, qu’elle mérite peut-être qu’on s’y attarde un instant, car elle fait songer à un conte qui aurait enchanté les astrologues et les devins des temps anciens.
  
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  Bruxelles, septembre 1926, c’est la rentrée scolaire, et l’Athénée communal de Saint-Gilles, une des communes qui constituent la capitale belge, connaît l’habituelle bousculade, de tradition en ces circonstances.
  
  Le nombre d’élèves par classe étant limité à vingt-cinq, c’est l’administration qui se charge de la répartition des jeunes gens qui ont opté pour la 5e année moderne.
  
  Le hasard (?) place côte à côte sur le même banc deux garçons qui ne se connaissent pas, qui ne se sont jamais rencontrés. D’emblée, les deux jeunes élèves sympathisent. Gaston habite à deux pas du lycée ; Jean est le plus jeune de trois enfants, il a une sœur et un frère. Sa famille est très unie.
  
  Très vite, Jean et Gaston découvrent qu’ils ont les mêmes goûts, les mêmes passions pour la lecture et la marche, les mêmes projets d’avenir : « Ils seront globe-trotters et journalistes et ils découvriront tous les pays du monde. » Et comme le font souvent les adolescents, ils fondent une société : le « Footing Club ». Ils en seront les deux seuls membres pendant un long moment ; un troisième membre, René, devenu officier-radio comme Gaston, périra en mer, en 1942, son bateau ayant été coulé par un sous-marin allemand.
  
  Jean, de caractère enjoué a beaucoup d’amis ; Gaston, plus renfermé comme le sont souvent les enfants uniques, n’a pas de copains. Il considère dès lors son ami Jean comme un frère. Chaque week-end, Gaston prend le train et va rejoindre Jean qui a déménagé et qui habite désormais une cité nouvellement bâtie, à la périphérie de Bruxelles, en pleine campagne, à Capelle-aux-Champs.
  
  Les deux jeunes gens sont assez dissemblables sur le plan psychologique : Jean est rieur, enthousiaste, romantique. Il écrit des poèmes. Gaston est cartésien, bûcheur, réaliste. Aux examens semestriels, ils sont toujours classés dans les quatre premiers de la classe. Et ils font une découverte qui les étonne : ils sont nés dans le même pays, dans la même ville, la même année, le même mois, le même décan à quarante heures d’intervalle.
  
  Ce qui fera dire plus tard à Jacques Bergier (coauteur, avec Louis Pauwels, du « Matin des Magiciens ») : Jean et Gaston sont des jumeaux astrologiques. Jean est le magicien, Gaston le logicien.
  
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  * *
  
  Malheureusement, cette rare amitié sera brisée par le destin. Le père de Jean, qui vivait de ses modestes rentes, est ruiné par le drame boursier de Wall-Street et se trouve dans l’obligation de reprendre le collier. Pour commencer, il est engagé comme chef de chantier à Vimy, dans le Pas-de-Calais, où allait être édifié le superbe monument en l’honneur des héros canadiens morts durant la guerre de 1914-18. Ensuite, la famille de Jean s’installa à Château-Thierry.
  
  Ce séjour en France va durer quelques années. Gaston, de son côté, a suivi les cours d’une école qui forme, à Amiens, des ingénieurs-radio.
  
  Par la force des choses, les deux amis se perdirent de vue. Jusqu’au jour où Gaston reconnut le portrait de Jean publié par un journal littéraire bruxellois, lui écrivit et le retrouva. Entre-temps, Jean s’était marié, avait un enfant et entamait la route vers une aimable notoriété. Gaston s’était marié, lui aussi, avait quitté son métier d’officier dans la Marine et gagnait sa vie comme ingénieur du son à la radio belge.
  
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  Le film Action immédiate sortit le 15 mars 1957.
  
  Henri Vidal était un Coplan époustouflant, vrai, sans une fausse note. Le film eut un très grand succès et des milliers de cinéphiles découvrirent Coplan. En l’espace de quelques mois, le tirage mensuel des romans de Kenny augmenta de plus de dix mille exemplaires et chaque nouveau titre de la série était épuisé dès sa sortie.
  
  Jean et Gaston étaient quelque peu éberlués par ce qui leur arrivait, mais ils ne risquaient pas d’attraper la « grosse tête » car Armand de Caro, le génial directeur du Fleuve Noir, leur disait chaque mois : « C’est bien, mais ça pourrait être mieux. » Il conduisait les opérations avec prudence et vigilance. Armand de Caro avait un pied sur l’accélérateur et un pied sur le frein. À l’écoute de ses représentants, il savait interpréter les avis qu’il recueillait. C’est pour ce motif qu’il répétait : « Vos lecteurs veulent de l’action, encore de l’action, toujours de l’action. Méfiez-vous de la dérive, vers la littérature et la psychologie. »
  
  De mois en mois, les tirages montaient régulièrement. Ce n’était pas le raz de marée, c’était une ascension en douceur mais constante. Armand de Caro se méfiait d’un phénomène de saturation toujours possible.
  
  Mais les lecteurs ne manifestaient aucun signe de lassitude, bien au contraire. La sortie du « nouveau Coplan » était attendue avec impatience et, aux dires des libraires, les mordus se faisaient réserver le livre, de crainte de le rater. Les tirages s’épuisaient désormais en trois semaines.
  
  Les mois passaient, Coplan était fidèle au rendez-vous mensuel. Et chaque livre avait la même fraîcheur, la même allégresse, le même tonus que le premier volume signé Kenny.
  
  Quel était le secret de ces deux romanciers ?
  
  *
  
  * *
  
  Quand Jean et Gaston commencèrent l’aventure Kenny, la répartition des tâches se fit tout naturellement. Gaston déclara : « Je ne suis pas romancier et je ne tiens pas à l’être. Je te ferai un résumé de vingt lignes et tu feras le reste. »
  
  Jean trouva que c’était logique et il se mit au travail.
  
  Mais il découvrit bientôt qu’un mois s’était vite passé, qu’il n’avait pas le temps de souffler. Et il avoua : « Je ne tiendrai jamais cette cadence. Ou bien tu écris toi-même le scénario et le livre, ou bien je capitule. »
  
  Gaston rétorqua : « Écrire des romans, c’est pas mon truc. Je suis journaliste, pas romancier. » Jean, paniqué, insista : « Tu construis ton synopsis comme d’habitude, tu le découpes en tranches, chaque tranche devient un chapitre et le tour est joué. »
  
  Le premier essai ne fut pas un coup de maître. Le comité de lecture du Fleuve Noir refusa le manuscrit et Jean dut le rewriter, expliquer ce qui avait cloché ; un roman n’est pas un squelette. Pour le roman suivant, les deux amis se mirent au travail ensemble, chapitre par chapitre.
  
  Pour le style, pas de problème : c’était le non-style. Jean avait donné le ton : simplicité, dépouillement, efficacité. Pas de descriptions inutiles, aucune fioriture, aucun état d’âme, priorité à l’action. Coplan est un être vivant, c’est lui qui donne du sang et de la chair au roman.
  
  Gaston ne fut pas long à comprendre et Kenny put reprendre sa production. Et les tirages continuèrent à grimper.
  
  Quatre années après la naissance, le tirage du Kenny dépassait les 50 000 exemplaires. Il y eut un deuxième film, des traductions en Italie, Espagne et Brésil, Pays-Bas, Allemagne.
  
  Se posa alors, pour Jean et Gaston, le problème des décors. Pour sauvegarder la vérité des lieux où se déroulaient les prouesses de Coplan, il fallut recourir aux grands moyens. Ce qui emballait les lecteurs, c’était la précision du décor : il fallait donc aller sur place et prendre des notes. La moindre erreur risquait de ternir le prestige de l’auteur, car le lecteur se rendait bien compte que ce n’était pas en compulsant le Guide Bleu que Coplan accomplissait ses missions.
  
  C’est l’esprit méthodique de Gaston qui organisa dès lors, avec l’agence Cook, des voyages qui permirent à Coplan de travailler « sur le terrain ». Des expéditions de cinq semaines chaque année conduisirent Jean et Gaston aux États-Unis, en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud. Pour chaque voyage, les deux membres du « Footing-Club », devenus globe-trotters, se partageaient les pays visités, le choix s’opérant selon des affinités mystérieuses. Et, à chaque escale, le travail intensif commençait : photos, notes, plans des villes, repérages. Ces explorations, des Indes aux Philippines, de Punta del Este à Montréal, de Tunis au Bénin, furent si fertiles que, finalement, les deux Kenny firent quatre fois le tour de la planète.
  
  Même les initiés qui scrutaient chaque roman à la loupe étaient incapables de discerner si l’auteur du livre était Jean ou Gaston. Un miraculeux phénomène d’osmose agissait. Les auteurs, eux-mêmes, en relisant leurs notes, découvraient qu’ils avaient utilisé les mêmes mots pour décrire tel ou tel endroit qu’ils avaient pourtant découvert séparément.
  
  Ces voyages furent pour les deux romanciers l’occasion inespérée de découvrir toutes les merveilles du Monde : la baie de Hong Kong, la baie de Rio, les chutes du Niagara, les jardins fleuris de Lima. Même des pays fermés aux visiteurs étrangers furent explorés par les deux amis qui avaient obtenu d’un fonctionnaire complaisant un ordre de mission… économique ! Jean et Gaston purent admirer Rangoon et son merveilleux temple du Sehwedoyon, Bagdad et les murs de Babylone que des archéologues retrouvaient sous deux mètres de terre, Anghor-Vath et sa profusion de monuments.
  
  Au fil du temps, Kenny se constitua ainsi une palette colorée de décors où il n’avait qu’à puiser. Le monde entier était à sa disposition.
  
  L’actualité fournissait à Coplan une source illimitée d’inspiration ; mais, bien souvent, Kenny était en avance sur les événements.
  
  Intuition pure, logique de déduction, cette richesse et la véracité des aventures de Coplan intriguèrent même les professionnels du Renseignement.
  
  Ainsi, l’attaché de presse convia un jour Jean et Gaston à un déjeuner chez Taillevant, déjeuner qui réunit autour d’une table luxueusement ornée, six convives peu ordinaires. Il y avait là, outre les deux Kenny, quatre hauts fonctionnaires fraîchement rentrés de leur poste : l’ex-directeur du S.D.E.C., l’ex-patron de la D.S.T., l’ancien directeur d’Interpol et un ex-officier du Renseignement militaire.
  
  Ces quatre professionnels furent unanimes à reconnaître la crédibilité des aventures de Coplan. Ils étaient d’ailleurs intimement convaincus que Kenny disposait d’un ou plusieurs informateurs secrets, ce qui n’était pas le cas.
  
  Le seul point contesté : Coplan disposait de plus d’argent qu’un agent secret réel. Mais le privilège du romancier n’est-il pas de laisser courir son imagination ?
  
  *
  
  * *
  
  Lorsque parut le 100e volume signé Paul Kenny, Jean et Gaston furent ébahis de constater qu’il y avait quatorze ans qu’ils avaient créé Coplan ! Le cinquième film sortit sur les écrans, plus de vingt millions de volumes avaient été vendus.
  
  Non seulement les tirages continuaient à grimper, mais les libraires exigèrent, pour satisfaire leurs clients, la réimpression des premiers Coplan, introuvables sur le marché.
  
  Cette fois, le succès de Kenny était sur ses rails.
  
  Les critiques les plus coriaces reconnurent que la réussite de ce romancier dont la production ne s’essoufflait pas au fil des années, ni sur le plan de la qualité, ni sur le plan de la régularité, n’était pas le fait du hasard. Coplan avait du génie, tout simplement. On s’en rendra compte plus tard.
  
  
  
  FRANCIS COPLAN FX 18 – FRANCIS COPLAN FX 18 –
  
  
  
  
  
  UNANIMITÉ
  
  Les lecteurs, les libraires, les critiques
  
  sont d’accord :
  
  Paul Kenny est le maître du roman
  
  d’espionnage
  
  
  
  « La publicité peut lancer n’importe qui, mais il n’est pas de réussite durable bâtie sur un bluff. Il suffit de lire le centième succès de Paul Kenny pour se rendre compte du talent exceptionnel qui permet à cet auteur d’unir la qualité à la quantité. »
  
  Maurice-Bernard ENDRÈBE
  
  (L’Aurore)
  
  
  
  « La description d’un aspect peu connu du Renseignement, la progression des rebondissements de l’intrigue, les notations touristiques toujours précises suffisent à notre plaisir. »
  
  Jean-Claude ZYLBERSTEIN
  
  (Nouvel-Observateur)
  
  
  
  
  
  DES CHIFFRES ÉLOQUENTS
  
  10 000 volumes vendus par jour, 365 fois par an
  
  (Éditions Fleuve Noir et Presses Pocket)
  
  Traduit en dix langues. Et six films ont consacré, dans le monde entier, la popularité légendaire de Francis Coplan, l’agent secret français FX-18 (1975).
  
  
  
  Finalement, s’il fallait définir Coplan, on pourrait dire qu’il incarne le chevalier des temps modernes. Et s’il fallait définir d’une seule phrase Paul Kenny, on devrait dire : c’est le rêve de deux adolescents qui s’est réalisé.
  
  Septembre 1995
  
  Jean LIBERT
  
  
  
  
  
  L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Le Vieux avait invité Coplan dans un restaurant qu’il venait de découvrir. Salade d’aile de palombe, grouse d’Écosse rôtie en casserole, mousse de cacao blanc au coulis de framboise, le tout arrosé de tursan blanc : ils s’étaient régalés.
  
  — Vous avez le flair pour dénicher les bonnes adresses, félicita Coplan.
  
  Le patron des Services spéciaux esquissa une moue maussade.
  
  — Pourtant, elles se font de plus en plus rares. Savez-vous ce que me disait récemment le chef d’un trois-étoiles ?
  
  — Quoi donc ?
  
  — Sous peu, on sera obligé d’augmenter les étoiles au Michelin et, à cet effet, la première étoile sera réservée aux établissements qui ne servent ni pizza ni Coca-Cola.
  
  Coplan s’esclaffa. Le Vieux commanda deux vieilles prunes qu’ils savourèrent, l’estomac repu.
  
  — J’ai reçu d’autres informations sur les hologrammes, confia le Vieux à voix basse, après s’être assuré que nulle oreille indiscrète ne se tendait dans les parages.
  
  — Le juge Gavillot sera enchanté.
  
  — Hélas pour lui, je ne suis pas en mesure de les lui communiquer. Pour le moment, ces renseignements demeurent top secret.
  
  — Je me demande comment l’Iran est parvenu à acquérir cette technologie ?
  
  — Les souris.
  
  — Les souris ?
  
  — MICE en anglais. Monnaie, Idéologie, Chantage, Égo. Les mamelles traditionnelles pour fléchir un traître en puissance. Celui que j’ai à l’esprit est américain et, dans son cas particulier, seules la première et la quatrième mamelles ont joué leur rôle. Les Iraniens ont été généreux, comme ils le sont toujours, même si la charia réprouve la trahison. Un paradis fiscal aux Caïmans, un compte en banque bien garni et notre Américain se croyait délivré de tout souci matériel.
  
  — Nos amis de Langley l’ont rattrapé ?
  
  — En effet. Il ne refera jamais surface. Il a disparu dans le ventre d’un barracuda.
  
  — Quelqu’un a écrit : « Il n’est pas de soleil plus éclatant que celui qui illumine le matin où meurent les traîtres. »
  
  — C’est d’Eluard, je crois. Bien, mon cher, je crois que nous sommes les derniers. Je déteste faire la fermeture.
  
  Le Vieux et Coplan se levèrent. Quand il régla l’addition, le premier ne prêta nulle attention au second qui, brusquement se mit à tituber et s’affala de tout son long sur le plancher. Le patron et la dame du vestiaire se précipitèrent, mais Coplan demeurait inerte.
  
  — La vieille prune était peut-être de trop ? suggéra le restaurateur.
  
  Le chef de la D.G.S.E. le regarda avec mépris, sans répondre, et s’agenouilla à côté de son agent favori. Il était inquiet.
  
  — Allez chercher mon chauffeur, commanda-t-il d’un ton sec. La Peugeot garée au coin de la rue !
  
  Déjà, il dénouait la cravate, déboutonnait le col de chemise, tâtait la peau, pressait le pouls, inspectait les pupilles. Les dents serrées, il procédait par gestes précis et méthodiques, comme au temps où, jeune lieutenant, il se penchait sur ses blessés.
  
  L’adjudant Fulbert entra en trombe dans le restaurant. Trois des gardes du corps, des sous-officiers du Service Action, se rassemblaient sur le trottoir, la main droite posée sur la détente de la Micro-Uzi dissimulée sous le blouson.
  
  — Fulbert, au Val-de-Grâce tout de suite, ordonna le Vieux en se remettant debout. Fais-toi aider.
  
  Dans la Peugeot, le patron des Services spéciaux téléphona à l’hôpital militaire pour alerter les urgences, tout en se félicitant d’avoir choisi, pour ses agapes en compagnie de Coplan, un restaurant proche du boulevard Saint-Michel. Son inquiétude ne se dissipait pas. Il avait abandonné à Coplan la banquette arrière et demeurait tourné vers lui. La sueur au front, il avait noté le pouls d’une extrême faiblesse, le souffle régulier mais presque imperceptible, la pâleur du front et des joues et, le cœur étreint, s’était souvenu de ses soldats sur le point de mourir.
  
  Sous le porche du Val-de-Grâce, on l’attendait et l’équipe médicale fut bientôt en place, servie par une efficacité toute militaire. Fulbert, qui adorait Coplan, avait les larmes aux yeux, bien que ce fût un vieux briscard blanchi sous le harnais.
  
  — Vous croyez qu’il va mourir ? hoqueta-t-il.
  
  Avant de prendre la suite du cortège qui s’ébranlait en direction des urgences, le Vieux lui serra affectueusement le bras.
  
  — Coplan ne meurt jamais. Une fois pour toutes, tiens-toi-le pour dit.
  
  — Vous avez sans doute raison, mon général.
  
  Le Vieux détestait les hôpitaux, leurs odeurs, leurs blouses immaculées, leurs murs à la peinture trop fraîche, leurs couloirs qui n’en finissaient pas, les roues caoutchoutées des brancards qui auraient dû être silencieuses mais qui couinaient comme des hordes de souris.
  
  Le brancard bifurqua brutalement et un interne lui barra la route.
  
  — Désolé, veuillez attendre sur une de ces chaises.
  
  Il obéit. Ici, il n’était plus dans son univers, ce qu’il regrettait. De loin, il préférait le monde des espions, des contre-espions et des agents Alpha, duquel il se sentit encore plus proche que d’habitude, même si ceux dont brusquement il convoitait la fraternité finissaient souvent au bout d’un long couloir, celui d’un institut médico-légal avec ses sinistres charcutages, ses autopsies et ses dalles métalliques qui roulaient sur des galets rouillés.
  
  Il s’assit et pensa à toutes les fois où il avait dîné en compagnie de Coplan sans que jamais celui-ci n’éprouvât un malaise quelconque. Assailli par un sombre pressentiment, il éprouvait au cœur une incoercible angoisse. Il fixait la porte fermée et était taraudé par une irrésistible envie de fumer dont le dissuadait le panneau d’interdiction à l’aspect rébarbatif. Pris d’une impulsion subite, il se leva et marcha jusqu’à l’intersection des couloirs où une pièce minuscule était réservée aux fumeurs invétérés. Une infirmière aux yeux cernés était assise à califourchon sur une chaise.
  
  — Bienvenue au club, lança-t-elle d’une voix sucrée. Elle était seule dans la pièce et, visiblement, mourait d’envie d’engager le dialogue. Le Vieux, qui avait une boule nouée dans la gorge, ne ressentait pas le désir d’une conversation à bâtons rompus et ressortit en renonçant au tabac. En retournant sur ses pas, il retrouva son siège et se rassit. Cinq minutes plus tard, l’infirmière déboucha dans le couloir et se planta devant lui.
  
  — C’est mes cuisses qui vous ont effrayé ?
  
  Ahuri d’être ainsi apostrophé, il la regarda et se souvint qu’assise à califourchon, elle dévoilait généreusement la nudité de ses cuisses. Il fronça les sourcils. C’était quoi, le Val-de-Grâce ? Un hôpital militaire ou un bordel ? Sèchement, il renvoya la balle :
  
  — Les infirmières, je ne les aime pas en putes mais en treillis militaires, avec des bottes de para et cinquante kilos de pansements et de médicaments dans leurs sacs !
  
  Elle blêmit sous l’outrage mais ne se démonta pas. Sa riposte fusa, glaciale.
  
  — Les sacs, à la place du dorsal ou du ventral ?
  
  Décontenancé, il préféra rire et elle l’imita avant de poursuivre sa route vers l’extrémité du couloir. Ce rire lui fit du bien, au Vieux, et atténua son angoisse. Il se leva à nouveau et alla fumer une Gitane dans la pièce qu’avait libérée l’infirmière. Des Gitanes, la marque préférée de Coplan. Comment un homme pouvait-il s’effondrer d’un seul coup et perdre connaissance ? Crise cardiaque ? Pas étonnant avec la vie qu’avait menée Coplan. Les femmes. Les nuits blanches. C’était sûr, ça portait sur l’organisme. Tourain de la D.S.T. se moquait souvent de lui amicalement. Vous verrez, il va vous claquer entre les doigts, votre Coplan. Un jour, il lui avait même répété une histoire drôle qu’il avait entendue chez les chansonniers au Caveau de la République. Mon petit frère de sept ans, à son âge, c’est déjà un fou de lectures. Mon père, tous les jours, lui achète une brassée de quotidiens et mon petit frère les lit tous. Mais uniquement la rubrique nécrologique. Ensuite, il prend son stylo et raye les noms dans l’annuaire téléphonique. Puis il relit une seconde fois. Des fois qu’il en aurait oubliés. C’est une tête, mon petit frère. Vous vous rendez compte, à son âge ? Se préoccuper ainsi de la bonne tenue des livres de France Telecom ? Où il allait chercher de pareilles conneries, le flic de la D.S.T. ? Coplan dans la rubrique nécrologique ? Pas avant des décennies !
  
  La porte se rouvrit et une seconde infirmière entra. Comme la première, elle avait les yeux cernés. Ce n’était tout de même pas Coplan qui l’avait sautée ? Décidément, ça folâtrait drôlement dans cet hosto !
  
  Il écrasa sa cigarette dans le cendrier et ressortit, sans dire un mot. En se rongeant les sangs, il dut patienter encore une heure avant que le chef de l’équipe médicale ne ressorte des urgences, le visage fermé, le front soucieux et couvert de sueur. Son regard fuyait. Le Vieux s’était levé. Oubliant l’interdiction, il sortit de sa poche le paquet de Gitanes. Dans ce geste le médecin trouva son préambule :
  
  — Il est interdit de fumer.
  
  — Excusez-moi, fit le Vieux platement. Alors ? Où en êtes-vous ? A-t-il repris connaissance ?
  
  *
  
  * *
  
  Sans flancher, les yeux gris du professeur Michelier fixaient le Vieux.
  
  — Nous avons analysé le sang à la recherche d’une hypoglycémie et d’une hypocalcémie susceptibles d’entraîner la perte de connaissance. Rien. Urines normales. L’électroencéphalogramme n’a rien décelé de suspect, pas plus que la radio du crâne, le scanner ou l’IRM. Pas d’anomalies à la suite de l’électrocardiogramme. Par la technique électrophysiologique, nous avons exploré le faisceau de HIS en vue de mettre le doigt sur d’éventuels troubles de la conduction intracardiaque. Nouvel échec. Rien ne peut expliquer cette perte de connaissance brutale et ce coma qui dure déjà depuis quinze heures.
  
  À travers la fenêtre, le Vieux contempla les toits inondés de soleil. Quinze heures déjà. Il était rentré chez lui grappiller quelques heures de repos, mais n’avait pu trouver le sommeil. Dans la salle de bains, son rasoir électrique était tombé en panne et il l’avait écrasé à coups de pied rageurs avant d’envoyer Fulbert lui en acheter un autre.
  
  — Je suis désolé, déclara Michelier en détournant le regard vers son classeur métallique.
  
  — Qu’allez-vous faire de lui ?
  
  — Le maintenir en observation. La science est encore balbutiante et le mystère enveloppe l’être humain. Certaines de ses réactions nous sont inconnues. Nous poursuivrons nos examens avec acharnement. J’avoue que je suis confondu par cette énigme.
  
  — Vous avez bon espoir de le sortir de ce mauvais pas ?
  
  — Impossible de me prononcer.
  
  — Quels sont les risques ?
  
  — De mourir aussi brutalement qu’il a perdu connaissance.
  
  — Dans quel délai ?
  
  — À n’importe quelle minute. Un accroc dans son système organique et c’est la fin. J’avoue être extrêmement pessimiste. À quoi bon vous le cacher ?
  
  Dans le couloir, le Vieux retrouva Tourain qui se morfondait.
  
  — Alors, s’impatienta l’as de la D.S.T. en bondissant vers lui et en lui agrippant les revers du veston.
  
  Le Vieux lui transmit les mauvaises nouvelles.
  
  — Avec tous ces pays exotiques dans lesquels il a foutu les pieds, grogna Tourain, il a dû attraper une saloperie, un virus quelconque, une vacherie tropicale.
  
  Le Vieux songea à la litanie de ciels exotiques sous lesquels il avait envoyé son agent favori. C’était vrai. Peut-être fallait-il chercher dans ces expéditions lointaines l’origine du mal inconnu.
  
  *
  
  * *
  
  Coplan va mourir.
  
  Dans les cercles secrets des Services spéciaux occidentaux, la phrase s’était chuchotée de bouche à oreille.
  
  Le premier à venir se recueillir devant la couche du presque défunt fut le Commendatore Gianfranco Battestini du SISMI italien. Il était connu pour se vêtir comme un paysan sicilien et sa tenue était si fruste et si rustique que les infirmières lui avaient refusé l’accès à la chambre. Heureusement, son coupe-file, délivré par le Vieux, lui avait ouvert la porte du saint des saints.
  
  Ashley Sandringham, du Secret Intelligence Service, lui emboîta le pas. Armé de sa canne, il s’avança d’une démarche raide. Il n’y avait guère que dix ans qu’il avait échappé à l’attentat qui, à Belfast, avait failli lui coûter la vie. Finalement, il s’en était bien tiré, avec sa jambe gauche arrachée. Les Provos de l’I.R.A. en enrageaient encore, mais n’avaient plus cherché à le tuer. Probablement par superstition, un sentiment bien ancré dans la verte Erin.
  
  Sa jambe artificielle bien calée sous la chaise, il resta là une bonne heure, en se remémorant les exploits accomplis en compagnie de Coplan. Puis, un peu maladroitement, avant de partir, il glissa sous la hanche gauche de Coplan, une bouteille miniature de Glenfraddichnich, un whisky écossais que son frère était seul à fabriquer dans les Highlands. Coplan l’appréciait et Ashley Sandringham espérait que le goût n’en serait pas perdu là où le destin envoyait le Français.
  
  Puis, très triste, il quitta la chambre.
  
  Dieter Schlittmann n’arriva que le lendemain dans sa Mercedes dont la plaque minéralogique, en sus des chiffres, portait les lettres BG pour Bad Godesberg, une banlieue de Bonn où le Bundesnachrichtendienst dissimulait son antenne de recherche des ex-agents de la Stasi, que la nouvelle Allemagne n’était pas encore parvenue à identifier, malgré la collection d’archives qui lui était tombée entre les mains après la réunification.
  
  À sa silhouette courtaude de Rhénan, élevé dans la bonne chère et le vin capiteux, à son teint un peu couperosé, à sa silhouette paisible et à sa mine paterne, les infirmières ne subodorèrent pas qu’elles avaient affaire à un personnage controversé mais légendaire, celui qui bâtissait les Services spéciaux allemands de l’an 2000 en récupérant les dépouilles de l’autre Allemagne qui avait disparu à tout jamais.
  
  Il présenta ses devoirs en claquant des talons à la prussienne, la nuque raide et le cou serré par la cravate à la couleur noire anticipant le deuil prochain dont à Bonn on était certain. Dans une librairie de la capitale allemande, il avait acheté une grande carte postale représentant un tableau de Bruegel d’Enfer. C’était une scène d’incendie dont le caractère tragique et apocalyptique équivalait, pour Dieter Schlittmann, à la brutale disparition de Coplan. Au verso, de son écriture appliquée, il inscrivit le premier vers du Roi des Aulnes de Goethe. Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent ? Il était persuadé que le symbolisme de ce vers n’échapperait à personne.
  
  Il glissa la carte entre les doigts de Coplan et s’en fut.
  
  Dans l’après-midi, Sheldon Shatner de la C.I.A. le remplaça. Il avait choisi avec soin le complet de chez Brooks qu’il portait. Feuille-morte, comme son humeur. Chez Lachaume rue Royale, il avait commandé un superbe bouquet de roses jaunes. Comme celles du Texas dont d’ailleurs il n’était pas originaire. En arrivant au Val-de-Grâce, il avait réalisé toute l’incongruité de son geste. Coplan n’était tout de même pas encore mort et ce n’était pas devant un cadavre qu’il allait s’incliner et déposer ses fleurs !
  
  You’re a stupid sonofabitch ! s’était-il morigéné.
  
  L’infirmière en était restée pantoise quand il lui avait tendu les roses.
  
  — Je n’ai pas de vase, s’était-elle exclamée lamentablement.
  
  Maintenant, devant le corps immobile de Coplan, Sheldon Shatner se recueillait. Il avait rencontré Coplan récemment. Quelques semaines plus tôt, dans le plus grand secret, à l’Hôtel Penta à Genève, lors de la conférence qui réunissait l’internationale des Incorruptibles. À présent, Coplan allait mourir. Incroyable. Vraiment, il n’en revenait pas. Quoique non spécialiste dans le domaine médical, il subodorait néanmoins un coup fourré. C’était dans la droite ligne de sa nature. D’ailleurs, à la C.I.A., ne le surnommait-on pas Monsieur Soupçon ? En tout cas, sa constante méfiance lui avait permis de démasquer les faux transfuges de l’Est et les espions infiltrés dans les rangs de la Centrale de Langley. Et il en éprouvait une légitime fierté.
  
  Dans la solitude de la pièce, mal à l’aise, il se remémora, amusé, les moqueries de Coplan sur son accent.
  
  — Vous parlez avec ce ton nasillard qu’ont les pêcheurs de homards du Maine et les agents de change de Boston.
  
  — Ne me parlez pas des agents de change, avait-il protesté avant qu’ils ne se séparent dans le hall de l’Hôtel Penta à Genève. Ils ont ruiné ma famille avec leurs placements dénués de tout risque.
  
  — Faites comme moi, dépensez tout, n’économisez rien !
  
  Sacré Coplan. Il allait profondément lui manquer.
  
  Au soir de ce même jour, Samy Yariv du Mossad ruminait des pensées identiques quand il arriva au Val-de-Grâce. Yariv était un de ces jeunes loups qui avaient lutté pour que le Mossad se débarrasse de sa mentalité datant de la fondation de l’État hébreu. Il fallait, selon lui, oublier les conflits de 1948, de 1967 et de 1973. L’ennemi d’alors n’était plus héréditaire. Une autre menace pesait sur Tel-Aviv, bien plus périlleuse. Coplan avait aidé à convaincre les hautes instances et Yariv lui en était éternellement reconnaissant.
  
  Devant le corps immobile, il maîtrisait mal son émotion. Il avait éprouvé le même sentiment lorsque son camarade d’enfance, Salomon Mendelzweig, qui avait toujours refusé d’hébraïser son nom et son prénom, était tombé sous les balles de la patrouille palestinienne devant le pont Allenby.
  
  Une autre image lui revint en mémoire. Coplan vengeant en Afrique les morts de l’ambassade d’Israël à Paris après l’effrayante explosion qui avait détruit ses locaux(1). Tel-Aviv ne lui avait décerné aucune médaille. On ne décorait pas les espions, pas plus qu’on ne les remerciait. Les gouvernements étaient ingrats. L’ancien patron du Mossad, le grand Isser Harel, celui qui avait kidnappé Adolf Eichmann en Argentine, avait même, un jour de crise morale, décoché une phrase au vitriol : l’espion est comme un produit détergent. Quand il a dissous la merde, il ne reste plus qu’à faire couler l’eau dans l’évier pour qu’il disparaisse à son tour.
  
  Terriblement pessimiste, Isser Harel.
  
  Il était si triste qu’il essaya de penser à des choses gaies et aux bonnes histoires que lui contait Coplan avec sa mine goguenarde, lors de leurs trop rares rencontres.
  
  Yariv n’en épuisait jamais la saveur. L’une d’elles le réjouissait toujours. L’histoire était authentique, datait de quelques années et se situait dans un club très fermé de Londres que fréquentaient les officiers à la retraite et les espions de Sa Majesté. Ce jour-là, un colonel, cadre supérieur du Secret Intelligence Service, dégustait son xérès à petites gorgées gourmandes tout en lisant le Times, quand un gentleman l’avait abordé de façon très urbaine.
  
  — Excusez-moi, sir, puis-je vous poser une question ?
  
  Le colonel avait baissé son journal, l’air vaguement ennuyé car il détestait les importuns.
  
  — Oui ?
  
  — Ne serviez-vous pas à la Base britannique d’Akrotiri à Chypre en 1981 ?
  
  — En effet.
  
  — Au 24e Régiment de Fusiliers du Yorkshire ?
  
  — C’est exact.
  
  — Vous étiez capitaine à l’époque ?
  
  — C’est vrai.
  
  — Votre nom est Harold Sherwood.
  
  — Juste.
  
  Le colonel était ébahi. À son tour, il s’était livré à un interrogatoire.
  
  — Mais vous-même étiez à Chypre à cette époque ?
  
  — Bien sûr.
  
  — Au 24e du Yorkshire ?
  
  — Je m’en enorgueillis.
  
  — Officier ?
  
  — Capitaine comme vous.
  
  — Impossible, sir !
  
  — Comment ça, impossible, sir ?
  
  — Je connaissais personnellement tous les officiers du régiment. Tous vous m’entendez ? Ils étaient 58 et je puis vous assurer qu’ils…
  
  Le colonel s’était brusquement interrompu et ses yeux s’étaient plissés.
  
  — Homosexuel ?
  
  — Non.
  
  — Ah, je comprends maintenant. Alors, vous êtes le capitaine Drummond.
  
  Cette fois encore, Yariv savoura le sel de cette histoire à l’humour typiquement britannique. Il secoua la tête avec désespoir. On ne remplaçait pas des gens comme Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  C’était étrange.
  
  D’abord, il y avait la concierge, cafarde et bornée, posée sur son paillasson comme une grosse merde de mammouth, la trogne enluminée par les rasades de gros rouge bien râpeux, ensuite la cage de l’escalier au papier déchiré en de grandes plaques sur les murs lépreux, la rampe branlante et les odeurs insistantes de morue à la portugaise. Derrière les portes au bois couturé d’ecchymoses, une humanité anonyme, pétrie de graisse refroidie et de relents d’ammoniaque. Dernier étage. Plaque rouillée. Amalia de Silvera Da Costa. Le bouton tournait sans mal. Largement entamée, la bouteille de porto trônait au milieu de cendriers dont on se demandait pourquoi on ne les vidait pas, tant ils empuantissaient l’atmosphère. Amalia se balançait à l’extrémité d’une grosse corde de chanvre accrochée à une poutre. Elle était pieds nus. Autour de sa cheville gauche, une chaîne en or pour indiquer qu’au cours de sa vie elle avait préféré les étreintes saphiques.
  
  Mais, au fait, que faisait-il dans cette pièce sordide et, finalement, qui était Amalia de Silvera Da Costa ? N’avait-il rien de mieux à faire à Lisbonne que de serrer avec tristesse la peau froide au-dessus de la chaîne en or ?
  
  Les images disparaissaient, remplacées par d’autres, presque aussi fumeuses.
  
  L’homme, il le reconnaissait. Karl-Heinz Zetterling. Athlète au profil impérieux, présence lourde et dominatrice.
  
  Ce temps était révolu. Certes, dans la silhouette on reconstituait les lignes anciennes, mais disloquées et brouillées. La cire avait été remodelée. Dans ce processus s’étaient gravés les stigmates de la peur et de l’angoisse. Épaules voûtées, buste amaigri, sillons cernant la bouche, peau jaunie et séchée, yeux bilieux, mornes et morts.
  
  — Un jour ou l’autre, ils m’abattront. Où que j’aille. Je voulais revoir Venise. Grossière erreur. Rien de plus facile que de tuer quelqu’un à Venise. D’abord, toute cette eau et ces ruelles obscures. Sigmund Ollendorf avait commis l’imprudence de s’embarquer à bord d’une gondole. On n’a jamais retrouvé le gondolier qui lui a brisé la nuque avant de le balancer dans la flotte du côté du Dorsoduro.
  
  — Les saloperies se paient. Combien avez-vous de morts sur la conscience ?
  
  — Pourquoi le pardon n’existerait-il pas pour les espions repentis ?
  
  — Y compris ceux de la Stasi ?
  
  — Pourquoi pas ?
  
  — Qu’en diraient les fusillés, tombés avant que le Mur lui ne tombe ?
  
  — Vous ne pourriez pas intercéder pour moi auprès de Paris ? J’ai pas mal de secrets à vendre.
  
  — Ce n’est pas Paris qui vous traque, c’est Bonn. Nous, nous sommes à la remorque. Comme le franc derrière le mark.
  
  Et Karl-Heinz Zetterling s’évanouissait à son tour, au profit de Safouri Soyadd. Sa vue donnait envie de vomir. Petit, replet, tiré à quatre épingles, botté de daim, costume saumon flirtant avec des reflets corail, lourdement bagué, outrancièrement parfumé, il se vantait d’une étourdissante élégance. Ce qui déparait cette prétention, c’étaient la figure bouffie par la mauvaise graisse, la bouche en rahat-loukoum, le menton gonflé comme un jabot et les joues paraissant sculptées dans une crème Chantilly dont le lait aurait tourné. Les yeux ne valaient guère mieux. S’ils témoignaient d’une rare intelligence, leur teinte à la fois glauque et verdâtre donnait une pesante impression de moisi, comme le varech qui pourrit à la lisière de la grève. Duveté de blond filasse, le haut du front conservait, à l’opposé, une certaine noblesse, malgré les sourcils inexistants de la cicatrice, à la pâleur précieuse et nacrée, qui zigzaguait à la lisière de la tempe gauche, là où la balle du maladroit tueur à gages avait creusé un sillon superficiel, une bonne dizaine d’années plus tôt, sur l’avenue Hamra à Beyrouth.
  
  En le voyant, s’imposait l’impression de se trouver en présence d’un homme louche, d’un affairiste véreux, d’un trafiquant sans scrupules. Safouri Soyadd était cela, sauf qu’il n’était pas dépourvu de scrupules et qu’il n’était pas réellement véreux, sinon des tueurs plus adroits l’auraient vite éliminé.
  
  C’était en partie grâce à lui que le commerce international d’armes de la France connaissait une expansion digne d’éloges. Aucun marché ne lui était étranger. Du Kurdistan irakien au veld sud-africain en passant par la brousse d’Afrique noire et les déserts d’Arabie, ses courtiers sillonnaient les continents en vue de vendre ses exportations clandestines.
  
  — J’ai reçu des plaintes.
  
  — Lesquelles ?
  
  — Les chars étaient sabotés. Le client est fort : mécontent. Il menace de s’adresser ailleurs.
  
  — Quelle livraison ?
  
  — La 2508.
  
  Le chiffre 25 indiquait qu’il s’agissait du Bangladesh c’est-à-dire une terre où les affaires du Libanais étaient particulièrement florissantes. Le chiffre 08 précisait que sept commandes précédentes avaient été acheminées sur Chittagong sans problèmes.
  
  — Ne serait-ce pas un mauvais tour joué par les rebelles, les Bengalis hindouistes ?
  
  — Je l’ignore. En tout cas, ma commission est en jeu. Prévenez Paris. Vous ne tenez pas, j’imagine, à ce que votre pays perde ses clients. Malgré mes conseils, il a fallu que vous emboîtiez le pas aux Américains dans le conflit du Golfe et, depuis, vous avez été privés du marché de Bagdad, ce qui est stupide.
  
  Arrogant, le Libanais. Pour qui se prenait-il ? Quel plaisir cela aurait été de lui botter le train et de lui faire ravaler son impudence. Mais voilà que ses contours se faisaient flous. Il disparaissait derrière les chars d’assaut qui débarquaient à Chittagong. Fondu enchaîné. Zoom sur Bora-Bora et ses îlots coralliens.
  
  Vue enchanteresse de Melody qui nageait dans l’eau turquoise. Il ne se lassait pas d’admirer son corps aux formes troublantes. Il se confectionna un punch en forçant sur le rhum. Il se sentait bien. Melody revint enfin vers la plage. Elle aborda près d’un cocotier au pied duquel une armée de fourmis dévorait goulûment la chair d’une noix fraîchement brisée. Sur la tringle, elle rafla une serviette propre et se frictionna énergiquement. À nouveau, il admira son corps. Quelle vue réjouissante. Et tellement plus vivifiante que le cadavre d’Amalia de Silvera Da Costa, que le visage terrorisé de Karl-Heinz Zetterling et que la crème Chantilly surie et aigre sur les joues de Safouri Soyadd.
  
  Elle s’avança et pressa ses lèvres contre les siennes.
  
  — En nageant, je me suis souvenue d’un très beau passage dans un poème d’Hannah Flagg Gould.
  
  — Lequel ? J’ai toujours été un fan de cette poétesse, encouragea-t-il.
  
  Elle le cita en anglais :
  
  
  
  Alone I walked the ocean strand,
  
  A pearly shell was in my hand.
  
  I stopped and wrote upon the sand,
  
  My name… the year… the day…(2)
  
  
  
  Il se raidit en se rappelant qu’il convenait de rester sur ses gardes quand une femme devenait sentimentale. Ne pas perdre un pouce de terrain, sinon s’écaillait la façade que l’espion s’était construite à grand-peine.
  
  — Très poétique, reconnut-il.
  
  Elle pressa ses seins contre sa poitrine nue.
  
  — J’ai envie de faire l’amour, haleta-t-elle.
  
  
  
  Coplan ouvrit les yeux.
  
  *
  
  * *
  
  — Incroyable, déclara le professeur Michelier. Je le donnais perdu.
  
  Le Vieux se contenta de hocher la tête. Intérieurement il rayonnait. Son agent favori avait repris connaissance.
  
  — Peut-il faire une rechute ? demanda-t-il avec inquiétude.
  
  — Improbable. Il lui faudra, bien sûr, reconstituer ses forces. Vous l’avez vu, il a sérieusement décollé durant cette période. Ce grand gaillard est devenu un rescapé d’Auschwitz. Sa maigreur est effrayante.
  
  Le Vieux soupira.
  
  — J’appréhendais des dommages intellectuels. Heureusement, il n’en est rien. Ses facultés et sa mémoire sont intactes.
  
  — Néanmoins, le mystère reste entier. Finalement, que lui est-il arrivé ? Aucune idée à ce sujet ?
  
  Le professeur Michelier passa ses doigts fins et racés sur son front.
  
  — J’ai pioché la question. Autour de moi, j’ai réuni un aréopage d’experts, les meilleures cervelles de France et de Navarre, le gratin médical auquel se sont associés des savants venus de pays amis. Nous avons travaillé d’arrache-pied. J’allais dire nuit et jour. C’est presque vrai. À l’issue de nos entretiens, nous avons bâti une théorie. Naturellement, elle vaut ce qu’elle vaut. Néanmoins, elle a réuni l’unanimité.
  
  Le Vieux frétilla sur sa chaise.
  
  — Laquelle ?
  
  — On a tenté de tuer Coplan à l’aide d’une méthode que, bien naturellement, nous n’avons pu déterminer.
  
  — Nous avons passé la soirée ensemble, critiqua le Vieux. Je n’ai rien remarqué d’anormal.
  
  — Nous estimons, répliqua le professeur, que cette méthode visait à tuer Coplan lentement, de façon invisible, et que la gestation a pris son départ environ cinq semaines avant la syncope qui a failli lui être fatale.
  
  — Cinq semaines ! s’exclama le Vieux, abasourdi.
  
  — Notre collège d’experts s’est évidemment donné une marge d’erreur, soit cinq semaines maximum avant la perte de connaissance.
  
  — C’est considérable !
  
  — Je ne vous le fais pas dire.
  
  — Cette méthode, que serait-elle ?
  
  — Nous nageons dans le noir. Dans l’univers où vos agents et vous évoluez, mon général, il est probable que nous soyons confrontés à une invention récente, un de ces gadgets que le monde du Renseignement se délecte à inventer pour éliminer ses adversaires, ses rivaux ou ses concurrents qui sont parfois les mêmes.
  
  *
  
  * *
  
  Le capitaine Delaval, mentor de Coplan, rayonnait de bonne santé.
  
  — Vous serez bientôt comme moi, assura-t-il. Vous êtes presque rebecté.
  
  Régime tonifiant, vitamines, viande rouge, vin capiteux, exercices physiques, on ne lésinait sur rien pour qu’il récupère sa grande forme, reconnaissait Coplan.
  
  — Vous serez comme un footballeur qui va disputer la Coupe du Monde. Demain, on se tape une marche de trente bornes. Le souffle, il faut veiller au souffle. Et n’oubliez pas de talquer vos pompes.
  
  Il était doté d’une carrure impressionnante, Delaval. Un dur à cuire, une bête de somme. Increvable, solide comme du chêne. Un rusé, habitué des coups de Trafalgar. Un Himalaya de muscles, qui était la terreur des séances d’entraînement au camp de Cercottes dans le Loiret, une des bases opérationnelles du Service Action.
  
  Durant les semaines qui suivirent, Coplan fut à la peine. Il avait récupéré ses quatre-vingt-quinze kilos mais souffrait le martyre. Marches forcées, chargé comme un mulet, les sangles sciant ses épaules, son treillis imprégné de sueur, ses rangers transformées en boulets de glaise autour des ampoules qui crevaient en inondant ses pieds de sang. Parcours du combattant, entraînement au tir pour se reposer, fusil, pistolet-mitrailleur, pistolet automatique, revolver. Close-combat. Lancer du poignard. Sauts en parachute à ouverture libre ou commandée. Remarches forcées. Question muscles, il durcissait.
  
  — Les chéries auront de la viande à croquer, répétait Delaval, implacable. Allez, encore un effort. Après-demain, on se farcit une marche de cent bornes en une journée et demie, avec sac allégé : quarante kilos, et quatre heures de sommeil pour récupérer. Double ration alimentaire.
  
  Delaval était sorti du rang. Quand il était encore caporal, il s’était fait tatouer sur le dessus de la main gauche deux dragons chinois qui crachaient leur haine. Cependant, son commandant de compagnie n’avait pas apprécié cet intérêt artistique et Delaval, outre ses quinze jours de prison régimentaire, avait dû faire disparaître le double dessin à l’aide d’un bol d’acide, racontait-il.
  
  Ces dures journées épuisaient Coplan et, avant de s’endormir, il n’avait guère le temps de réfléchir. Pourtant, il était habité par la rage. On avait tenté de le tuer. Bon sang, qui avait décidé de l’éliminer au cours de ces cinq semaines que le professeur Michelier assurait cruciales pour son existence ?
  
  La veille de son départ pour le Centre d’Entraînement aux Opérations Maritimes à Quelern en Bretagne, il fut convoqué au Quartier général de la Base. Deux jours plus tôt, le Vieux l’avait avisé qu’il aurait à rencontrer les responsables du Service de Sécurité, un organe ultra-sensible qui assurait la protection de la D.G.S.E., de ses installations, de ses personnels, ainsi que l’étroite surveillance de ces derniers. Ce Service était baptisé, par ceux qui avaient eu à en souffrir, du terme péjoratif de Tchéka ou de Gestape.
  
  Le colonel qui présidait était un gendarme, assisté de ses adjoints et de conseillers scientifiques de la Division Recherche. Ils connaissaient par cœur le dossier de Coplan et témoignaient d’une vive sympathie à son égard.
  
  — Nous sommes ici pour tenter d’élucider le mystère, préambula le colonel. Ce qui vous est arrivé pourrait être le lot d’autres agents, et nous souhaitons prévenir ce danger. Peut-être s’agit-il d’une méthode nouvelle, ultra-sophistiquée ou d’une recette ancienne que la science, chez nos adversaires, aurait améliorée ?
  
  — Chez nos adversaires ou nos alliés, glissa un commandant de gendarmerie. Qui peut être sûr ?
  
  — Nous aimerions tester auprès de vous plusieurs possibilités auxquelles nous avons pensé, reprit le colonel en ouvrant une chemise cartonnée. Je précise bien que nous abordons ici des techniques qui sont connues et qui ont fait leurs preuves. Première hypothèse. Digoxine ou digitoxine, deux dérivés de la digitaline qui se fixent sur le cœur et finissent par provoquer son arrêt, tant ce poison est violent. Aurait-on pu vous l’administrer ?
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  — Je dois y réfléchir. Je ne peux me prononcer de façon aussi abrupte.
  
  — Je le conçois, fit le colonel avec bienveillance. Passons à l’hypothèse numéro deux, la méthode Stachinski.
  
  Coplan hocha la tête. Dans le milieu des Services spéciaux, le cas était connu. En 1957, le capitaine Bogdan Stachinski, du Département 13 du K.G.B., s’était servi pour éliminer Lev Rebet, un opposant au régime soviétique réfugié à Munich, d’une sorte de tuyau de vingt centimètres de long et de calibre de deux centimètres. Le percuteur mettait à feu une charge de poudre qui détruisait une ampoule. Ainsi libéré, son contenu sortait du canon sous forme de gaz dont la formule chimique provoquait un rétrécissement instantané des vaisseaux sanguins. Conséquence : évanouissement puis décès en quelques minutes, à l’issue desquelles les vaisseaux reprenaient leur volume normal. Aucune autopsie au monde ne pouvait réellement déterminer ce qui s’était passé et la mort était mise sur le compte d’une crise cardiaque. Seule la défection de Stachinski avait permis d’élucider une trentaine d’assassinats demeurés mystérieux.
  
  — À mon avis, si la méthode Stachinski avait été utilisée, je serais mort dans les trois ou quatre minutes qui auraient suivi, objecta Coplan.
  
  Du regard, le colonel consulta son assemblée collégiale mais personne n’aventura une critique.
  
  — Hypothèse numéro trois, suggéra l’officier de gendarmerie. L’arséniure de gallium.
  
  Coplan secoua énergiquement la tête.
  
  — Hypothèse peu plausible, refusa-t-il. J’en ai vu les effets en Indonésie, au Liban et en Hongrie. Et, à la réflexion, également en Pologne. À écarter.
  
  — Hypothèse numéro quatre. Le parapluie bulgare.
  
  — Nous fondons de grands espoirs sur cette technique, renchérit un des scientifiques. Vous le savez, cet accessoire projette sur la cible des myriades de parcelles, microscopiques et invisibles, après explosion de la balle qui est empoisonnée. Le poison, naturellement, est indécelable.
  
  — Il l’est, acquiesça Coplan, c’est vrai. Cependant, la texture de mes vêtements a été analysée avec un soin minutieux par vos services. Même impalpables, ces myriades de parcelles auraient été détectées au microscope géant.
  
  — Inattaquable, concéda un autre scientifique.
  
  — Hypothèse numéro cinq, reprit le colonel. Les inhibiteurs de carburant. Je laisse la parole au professeur Guérin.
  
  Il s’agissait du second scientifique qui était intervenu pour abonder dans le sens de Coplan. Ce dernier alluma une Gitane dont il savoura longtemps la fumée. Le scientifique se racla la gorge.
  
  — Cette arme, attaqua-t-il, est constituée par des bactéries capables de dégrader le pétrole en le rendant visqueux et impropre à la carburation. Ces micro-organismes, dont les enzymes dévorent les molécules de pétrole ou de ses dérivés, ont donné naissance, au cours de la dernière décennie, à une génération de nouvelles bactéries, dont une branche, se rebellant contre l’arbre généalogique, aurait fait sécession et serait devenue indécelable et mortelle à moyen terme, si l’on en croit les rapports de la Division Recherche. La Russie aurait le monopole de cette considérable avancée technologique.
  
  Coplan tira sur sa Gitane.
  
  — Je n’ai jamais entendu parler de cette découverte, avoua-t-il.
  
  Le colonel de gendarmerie et son aréopage triomphaient, avec suffisamment de modestie pour ne pas vexer leur interlocuteur.
  
  — Nous retenons cette hypothèse, résuma le colonel. Cependant, nous n’écartons pas non plus celle qui aurait pour cause la conjonction du thallium et du cyanure. Le premier tue lentement, sans traces, dans un délai qui peut s’étaler sur quatre mois.
  
  — J’ai vu cette méthode utilisée, reconnut Coplan. Deux fois, très exactement, et par le biais d’un paquet de cigarettes truqué. À Londres et à Rome. Cependant, si l’on ajoute le cyanure, il faut alors tirer une balle au gaz ou procéder par injection. Or, il ne m’est pas arrivé pareille mésaventure, je suis catégorique.
  
  Le colonel referma sa chemise cartonnée.
  
  — Nous en restons là pour aujourd’hui. De votre côté, essayez de vous souvenir s’il a été possible que vous soyez victime d’une absorption de digoxine ou de digitoxine. Tout renseignement que vous pourriez nous fournir nous sera infiniment précieux.
  
  — Je n’y manquerai pas, assura Coplan.
  
  Le lendemain, il était à Quelern. Ici, dans les brumes et les eaux froides de Bretagne, se logeait l’école de guerre, unique au monde, où l’on formait le carré d’as des nageurs de combat, avant de les transformer en agents Action pour des missions impossibles, qu’accomplissaient sans faux pas ces gladiateurs des temps modernes.
  
  Sous la tutelle de l’impitoyable formateur qu’était Delaval, il récupéra ses réflexes et son redoutable allant. Cagoule sur la tête, masque autour du cou, en combinaison de néoprène, palmes aux pieds, il sauta en mer profonde devant les kayaks parachutés pour le recueillir. Véritable requin de guerre, il procéda à de nombreuses sorties par temps de pluie et de vent : les conditions idéales pour éviter une trop grande luminosité, préjudiciable aux intérêts d’une mission bien comprise.
  
  — Pas question de feignasser ! encourageait Delaval. Faut revenir au top-niveau et fissa ! Ma promotion au grade supérieur en dépend, plaisantait-il. Demain, on attaque avec les charges explosives dans les sangles de transport.
  
  À Quelern, Coplan se concentrait mieux sur ses objectifs. Déjà, il planifiait. On avait voulu le tuer. L’affaire remontait à cinq semaines avant sa perte de conscience. Disons six à cause de la marge d’erreur inhérente à toute aventure humaine. Il convenait de se pencher sur ce passé, de cerner cette période fatidique, de chercher la main assassine qui avait voulu l’éliminer.
  
  Quel tueur, au cours de ce laps de temps qui avait failli lui coûter la vie, était responsable ? Comment dénicher le fil conducteur ? Sa chronologie s’affinait au fur et à mesure qu’il pressait sa mémoire comme un citron. Déjà, dans sa tête, il avait découpé en rondelles les cinq à six semaines précédant sa plongée dans le coma. Chaque rondelle s’insérait dans la chronique du temps qui avait couru. Des semaines et des semaines. Mais rien d’impossible. Pas pour lui. Sa mémoire d’éléphant lui restituait les péripéties. Genève. Marseille en compagnie de Tourain. Marseille et le cadavre de Valeri Sergueïevitch Serotinine, un « illégal » du S.V.R. Après Marseille, l’Eastern & Oriental Express, entre la Malaisie et la Thaïlande, et le rendez-vous avec le capitaine Karine Limeuil, un agent Alpha de la D.G.S.E. Et, enfin, Bora-Bora. Et Melody.
  
  Melody.
  
  Creuser, fouiller, déterrer. Forcément, il parviendrait à extraire la pépite qui recelait la vérité. Tendu vers ce but, il se sentait parfaitement affûté. Il avait récusé la colère et se sentait totalement froid et lucide.
  
  Quelque temps plus tard, en fin de matinée, il se débarrassait de ses Oxygers, de sa tenue, de ses palmes, de son masque, lorsque le commandant du Centre de Quelern, un capitaine de frégate, se dirigea vers lui, accompagné par Delaval et par le médecin-commandant de la Base.
  
  — Votre martyre est terminé, mon cher. On vous a complètement retapé et vos examens médicaux prouvent que vous avez récupéré votre tonus et votre énergie d’antan. Beau succès pour vous-même et pour nous.
  
  — Il ne manque qu’un kilo à votre poids de forme, formula avec un sourire le médecin-commandant. Diététique et médecine comportent quelquefois un hiatus.
  
  — En tout cas, passez à mon bureau, conclut le capitaine de frégate. Je signerai votre remise à la disposition de Mortier.
  
  Quand Coplan eut accompli cette formalité, il ressortit du bureau et vit Delaval qui l’attendait, adossé à l’un des piliers soutenant l’auvent. Il posa sur Coplan un regard vaguement sarcastique.
  
  — Il y a un truc que je me demande depuis le jour où vous êtes arrivé à Cercottes, attaqua-t-il. Votre réputation est bien établie. Vous êtes un homme à femmes. Alors, pourquoi ce ne serait pas une vengeance privée qui se serait exercée contre vous, au lieu d’un coup pourri perpétré par des Services spéciaux ennemis ? Des espionnes qui éprouveraient du ressentiment ou, plutôt, de la haine ? Des femmes que vous auriez bafouées, que vous auriez larguées ? Larguées trop tôt ou trop tard ? Les gens sont ulcérés pendant des années, rongés par la rancœur. Un jour, celle-ci devient trop forte. Elle s’exacerbe à un point tel qu’ils passent à l’action. Et c’est à ce moment-là que tombent les dominos.
  
  — J’en tiendrai compte, assura Coplan.
  
  Delaval lui tendit la main.
  
  — J’ai été heureux de contribuer à votre remise en forme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Coplan leva la tête vers la façade dénuée de toute grâce. Ici, aux 13e, 14e et 15e étages de l’immeuble de la rue Nélaton, se logeait l’indéchiffrable mosaïque des secrets les mieux gardés de Paris. À l’emplacement du Vel d’Hiv’ et de ses souvenirs cyclistes, entrecoupés par les images tragiques des rafles de juillet 1942, la Confrérie(3) avait installé son Quartier général, un inextricable labyrinthe où étaient étudiées les répercussions sur le sol français d’entreprises destinées à miner le pays ou à lui voler ses richesses industrielles.
  
  Le commissaire divisionnaire Tourain l’attendait dans le hall et il lui serra chaleureusement la main.
  
  — Venez.
  
  Le chasseur d’espions l’entraîna vers l’ascenseur dont il détenait la clé spéciale qui le mettait en route. Quand ils prirent pied dans le sanctuaire du secret, Tourain précéda Coplan vers son bureau dont il referma la porte. Vivement ému, il étreignit son visiteur.
  
  — Je croyais bien ne plus vous revoir. À l’Académie française, on compte quarante Immortels. Pourquoi n’ajouterait-on pas votre nom à la liste ?
  
  — Tenter de me tuer, ce n’était pas de la littérature, plaisanta Coplan pour dissimuler l’attendrissement des retrouvailles.
  
  Après avoir sacrifié au rituel d’usage en de telles circonstances, Coplan en vint au but de sa visite.
  
  — Rien de neuf au sujet de Valeri Sergueïevitch Serotinine ?
  
  Tourain secoua la tête.
  
  — Rien. Le mystère complet.
  
  Avant sa mort, avant d’être démasqué, Serotinine avait été l’archétype de l’« illégal », de l’agent implanté dans un pays, mis en sommeil et réactivé quand le besoin s’en faisait sentir.
  
  Marseille. Dans la nuit paresseuse et tiède, au cœur du quartier de La Madrague-de-Montredon, les lumières s’éteignaient dans la pittoresque rue des Arapèdes. L’homme avançait d’un bon pas. Pétarade d’une moto. L’homme accélérait l’allure, se mettait à courir, éveillant l’attention des derniers clients de la pizzeria qui s’attardaient autour de bouteilles de chianti frais, dans une bonne odeur de mozzarella fondue. Six balles à bout portant. Les tueurs à moto s’enfuyaient. À l’Évêché(4), un grand étonnement. La victime était inconnue au fichier central. Identité, Vincent Gherbinis. Pas d’amis ou d’amies. Un solitaire. Vie terne et sans histoires. Apparemment, pas de talent particulier. Vivotait en collant des adresses pré-enregistrées. Les voisins, et ceux qui le connaissaient un peu, juraient qu’il souffrait d’un complexe d’infériorité, d’autres, d’un complexe de supériorité. Les premiers assuraient qu’il était homosexuel et n’avait pas de chance avec les garçons. Les seconds apportaient la contradiction. Il était hétérosexuel et n’avait pas de chance avec les femmes. Une tierce partie se manifestait alors. Il était bi-sexuel et n’avait pas de chance ni avec les garçons ni avec les filles.
  
  Coplan et Tourain avaient percé à jour la véritable personnalité de cet agent de l’ombre. Était-ce la raison pour laquelle on avait voulu tuer Coplan ? Dans cette éventualité, pourquoi Coplan et pas Tourain ?
  
  Coplan ne croyait guère à cette hypothèse.
  
  Sa visite n’étant pas couronnée de succès, il prit congé de Tourain qui renouvela ses félicitations et son plaisir de le savoir vivant et aussi opérationnel qu’auparavant.
  
  Il était déjà dans le couloir quand le policier de la D.S.T. le rappela.
  
  — Le Vieux voudrait vous voir.
  
  Le patron des Services spéciaux dégustait son second petit déjeuner de la matinée car il s’était levé aux aurores.
  
  — Le S.V.R. souhaiterait vous rencontrer, annonça-t-il en beurrant la moitié d’une brioche.
  
  Coplan tressaillit.
  
  — Dans quel but ?
  
  — Je l’ignore. En tout cas, requête très officielle. Donc, pas de risques que l’on réédite la tentative d’assassinat. Rendez-vous en terrain neutre, c’est-à-dire à Budapest. Jeudi à onze heures. Au bastion des Pêcheurs. Moscou a précisé que vous reconnaîtriez votre contact. Une femme. Néanmoins, on ne sait jamais. Contactez Szegelmathy à votre arrivée et récupérez deux automatiques avec suppresseur de son.
  
  — Je me méfierai. À onze heures au bastion des Pêcheurs, il y a beaucoup de monde. C’est d’autant plus dangereux.
  
  — Je ne crois pas que les Russes nous préparent un coup vicieux. Après tout, la Hongrie a été l’un de leurs satellites. Je ne peux envoyer une équipe Action vous protéger. Ce serait un affront pour Moscou. Néanmoins, vous pouvez compter sur Szegelmathy. Il se tiendra en retrait et constituera un élément de soutien plus que valable.
  
  Le lendemain, Coplan débarqua sur les bords du Danube et s’installa à l’Atrium Hyatt, à Pest, à deux pas du fleuve, des rues à shopping et du quartier d’affaires. Au salon de thé Gerbaud, sur la place Vorösmarty, il rencontra Szegelmathy qui lui indiqua où ils devaient se retrouver pour mettre au point leur plan, et ravitailler Coplan en armes à feu équipées de suppresseur de son.
  
  Le soir, Coplan dîna seul au New York Hungaria dans le décor époustouflant de style éclectique fin XIXe, où se déchaînaient Tziganes et violons.
  
  Le jour du rendez-vous, il fut en avance de deux heures et casa(5) les alentours. Rien de suspect. À une vingtaine de mètres, Szegelmathy demeurait en retrait, prêt à parer à toute éventualité. L’air était plutôt frais et un vent soufflait du Danube par courtes bourrasques.
  
  Du haut des remparts médiévaux, la vue sur Pest et le fleuve était superbe. On ne savait vers quelle merveille se tourner. Ou bien les collines et la plongée sur le Danube, ou bien l’imposante structure de l’église Saint-Mathias au toit de tuiles vernissées, qui bordait le bastion des Pêcheurs et qu’admiraient les groupes d’écoliers en sortie culturelle.
  
  Coplan, lui, ne s’intéressait ni à l’une ni à l’autre. Il avait trop présente à l’esprit la mésaventure qui avait failli lui coûter la vie.
  
  Soudain, il la vit arriver. Malgré le séjour en prison, elle était toujours aussi jolie. Brune aux yeux gris romantiques et à la peau hâlée. Il admira sa taille mince et ses seins opulents qui gonflaient la veste élégante. De quand datait leur première rencontre(6) ?
  
  Elle s’approcha, avec cette désinvolture qui faisait son charme, et lui déposa un baiser appuyé sur la joue.
  
  — Contente de te revoir, Francis. On va prendre un verre ? J’ai toujours eu un faible pour le vin hongrois. À Moscou, on dit qu’il est aussi gouleyant qu’un violon tzigane.
  
  Suivis à distance par Szegelmathy, ils dénichèrent un petit bistro sur les bords du Danube et s’installèrent à l’intérieur car, ici, le vent était plus vif, mais ne décourageait pas pour autant les clients assis à la terrasse. Coplan commanda une bouteille de badacsonyi kéknyelü, un blanc sec et fruité. L’établissement était un repaire de joueurs d’échecs et le silence était presque total, si bien qu’Ambre fut obligée de chuchoter.
  
  — Je suis venue te remercier, Francis. Tu aurais pu me tuer(7). Tu m’as épargnée. Je t’en suis infiniment reconnaissante. La peine de prison, finalement, je l’ai accomplie sur une jambe. Une année, c’est vite passé, et on n’en conserve pas de cicatrices, surtout si l’on prend soin de sa personne.
  
  — Tu es toujours aussi belle.
  
  — Merci. Voilà, c’est tout ce que j’avais à te dire. Ma plus sincère gratitude. Je suis endettée à ton égard. Si un jour, dans la mesure de mes possibilités et à condition que je ne serve pas des intérêts contraires à ceux de ma Direction, je peux faire quelque chose pour toi, n’hésite pas.
  
  Coplan ne dit rien puis absorba une gorgée de vin pour mieux réfléchir. Deux tables plus loin, un joueur d’échecs frôlait le mat. Coplan eut envie de lui conseiller de revenir en défense avec son cavalier. Sous le Pont des Chaînes, un train de péniches, qui arboraient le pavillon roumain, avançait paresseusement vers l’amont.
  
  Ambre fronça les sourcils.
  
  — Quelque chose te tracasse ?
  
  Il décida de jouer son va-tout :
  
  — Je soupçonne Moscou d’avoir tenté de me tuer. J’en ai réchappé de justesse.
  
  Il vit bien qu’elle demeurait sceptique.
  
  — Ces temps sont révolus. Tu dates. Je n’ai rien entendu de tel. À sa juste valeur, on a apprécié ton geste. Tu devrais voir ailleurs. Le monde change, le danger d’hier n’est plus celui d’aujourd’hui.
  
  Elle lui prit la main et la caressa doucement.
  
  — Je suis désolée que tu aies failli perdre la vie, mais je suis sérieuse. Ce qui, de nos jours, menace notre existence ne vient plus d’Europe, mais du monde extérieur à l’Europe. Trouve le fils de pute qui t’a fait ça et tu verras que j’ai raison.
  
  À midi tapant, une Volvo s’arrêta devant le bistro. Ambre se leva, embrassa Coplan avec une visible émotion et quitta l’établissement pour monter dans la voiture. Elle en redescendit presque aussitôt, courut jusqu’à Coplan et lui souffla à l’oreille :
  
  — Si j’apprends quelque chose, je te tiens au courant.
  
  Cette fois, elle s’en alla pour de bon. Sous le Pont des Chaînes, le train de péniches n’en finissait pas d’étirer ses chalands. Sur le quai, Szegelmathy adressa à Coplan un discret signe de connivence.
  
  Coplan se rassit pour réfléchir et finir la bouteille. Il méditait lorsque, à sa grande surprise, il vit la Volvo revenir. Pourtant, il avait bien cru que la Russe était partie pour de bon. Elle entra et prit place devant lui. Des regards courroucés se posèrent sur eux. Visiblement, les joueurs d’échecs détestaient ces allées et venues.
  
  — Un remords ? fit-il. Tu crains de ne plus jamais me revoir ?
  
  — Une réminiscence.
  
  — Laquelle ?
  
  — Tu étais en Égypte récemment ?
  
  — Non. Pourquoi ?
  
  — Du côté des pyramides ? insista-t-elle.
  
  — Absolument pas.
  
  — J’ai entendu une vague allusion au fait que tu étais associé aux pyramides. Voilà, c’est tout ce que j’avais à te dire.
  
  La curiosité de Coplan était excitée.
  
  — Rien d’autre ?
  
  — Non. Dans ton dossier, pourtant, que j’ai eu le plaisir de consulter, il est rappelé tes ennuis avec le colonel Souleymane des Services spéciaux égyptiens.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — C’est parfaitement exact, mais Souleymane est hors circuit. Il a commis la faute de rejoindre les intégristes musulmans et les Services spéciaux l’ont abattu à l’ombre des pyramides. À Moscou, vous ne tenez pas à jour vos rubriques nécrologiques ?
  
  Ambre se versa une rasade de vin blanc.
  
  — Je voulais juste t’aider en offrant une piste, rien de plus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Dans le plus grand secret, des magistrats européens de diverses nationalités, le gratin de la lutte antiterroriste, s’étaient réunis dans la salle de conférences du deuxième sous-sol de l’Hôtel Penta, un austère quatre-étoiles loué pour la circonstance, qui était situé près de l’aéroport de Genève.
  
  À cette occasion le Procureur général de la cité rendue célèbre par Calvin avait joué à la fois le maître de maison et de cérémonies. Le but de ce conclave était de court-circuiter les embouteillages administratifs, les lenteurs judiciaires qui font traîner les dossiers, et d’affermir une coopération encore balbutiante au niveau européen.
  
  Un peu sceptique, le Vieux avait envoyé Coplan fournir des munitions à ces juges dont la bonne volonté ne faisait aucun doute.
  
  — Bien naturellement, on ne livre aucun secret, avait-il prévenu. Rien que du réchauffé ou du non compromettant. J’ai pris mes précautions. Voici la liste de vos confidences autorisées. En aucun cas, vous ne vous en écartez.
  
  À Genève, Coplan avait remis au juge français La Cassagnais un dossier contenant le descriptif des camps d’entraînement iraniens pour guérilleros et terroristes. Barandak près de Téhéran, le Camp N® 10 baptisé Route de Jérusalem, celui du parc Aram à Qom, le camp Baechti à Kharg, centre spécial pour l’entraînement des jeunes femmes de dix-sept à vingt-cinq ans. Enfin, celui de Chirez, près de la ville du même nom, spécialisé dans la formation des commandos entraînés aux détournements d’avions.
  
  Au juge britannique Mac Clellan, il avait fourni des détails précis sur l’égérie d’un terroriste iranien. Il lui avait indiqué le lieu où serait découverte la calculatrice (contenant le dispositif de retardement, le détonateur et le système de mise à feu pour la charge principale) qui avait servi à envoyer en fumée un Boeing sur l’aéroport de Heathrow.
  
  — Les mots d’amour ouvrent les coffres les mieux verrouillés, avait-il déclaré au juge allemand Wolfgang Hoff.
  
  Dans la foulée, il avait cité les noms et les occupations d’amants ou de maîtresses en service commandé qui soutiraient sur l’oreiller des secrets d’État dans les milieux spécialisés de Bonn.
  
  Ces concessions accordées, il était reparti pour Paris. En aucun cas, séquestré dans l’Hôtel Penta, il n’avait pu, à cette occasion, être victime d’un attentat déguisé.
  
  Alors ? Où l’attaque s’était-elle produite durant ces semaines fatidiques ? Par quel biais ? Digoxine ou digitoxine, comme l’avait suggéré le colonel de gendarmerie du Service de Sécurité ?
  
  Quelle péripétie était en cause ? Le rendez-vous avec le capitaine Karine Limeuil, l’agent Alpha de la D.G.S.E., en Malaisie et en Thaïlande ?
  
  Étrange histoire.
  
  Karine devait lui remettre un dossier ultra-secret, enfermé dans une enveloppe scellée et cachetée. Même le Vieux n’avait pas dit à Coplan de quoi il s’agissait. Ce n’était pas par manque de confiance mais en raison de la compartimentation qu’il maintenait au sein de ses services.
  
  À Bangkok, rendez-vous était pris avec Karine dans la maison-trésor de Jim Thompson, l’aventurier, l’esthète-espion, disparu aussi mystérieusement qu’il avait vécu(8).
  
  À son arrivée, Coplan s’était tenu à l’écart des touristes qui, pieusement, venaient en pèlerinage dans la maison-culte du roi de la soie, sur les bords du klong(9) Maha Nag. Collectionneur de génie, l’espion de l’O.S.S. et de la C.I.A. avait rassemblé des trésors d’une valeur inestimable, œuvres d’art khmères, birmanes et siamoises. Entre Vichnou et Shiva, dans le décor pourpre de ce musée, du haut du perron en teck verni, on avait l’impression que le créateur de ce lieu enchanteur allait surgir de la jungle, trente ans après sa disparition, dont l’origine était un passé ténébreux et sulfureux dont seule la C.I.A. conservait le dossier.
  
  Adossé à un bouddha qui invitait à la sagesse, Coplan avait patiemment attendu Karine, au cœur d’un îlot de verdure, dans les senteurs sucrées des hibiscus, des frangipaniers et des manguiers, tout au fond du soi(10) où les touk-touk(11) crachaient des effluves nauséabonds.
  
  Elle n’était pas venue.
  
  En coup de vent, elle avait fait irruption dans la chambre de Coplan à l’Hôtel Méridien-Président.
  
  Au début, Coplan ne l’avait pas reconnue. Cette femme vieillie, aux lèvres peintes et tombantes, aux énormes lunettes, aux cheveux décolorés, repoussés en arrière, aux ongles sales, qu’avait-elle à voir avec la superbe Karine Limeuil, cet étonnant mélange de neige et de feu, telle qu’il l’avait rencontrée pour la dernière fois à Calcutta ?
  
  Dans un débit précipité, elle avait lâché :
  
  — Je crois que je suis contaminée. Il vaudrait peut-être mieux que je décambute. Il y a du sang dans le soleil, et je suis sûre de porter une robe à traîne. Le disque est cassé, et le plus sage est de me pommaquer. Ne crois pas que je tourne chicken, tu me connais, mais, pour le moment, je ne me vois pas blue skies.
  
  Dans son langage argotique, typiquement Service Action, et imprégné de réminiscences C.I.A., elle voulait tout simplement dire qu’elle se sentait sous surveillance et se demandait s’il n’était pas préférable de s’enfuir sans que, pour autant, elle ne prenne peur.
  
  — Ta mission ? avait-il rappelé.
  
  — Partie remise.
  
  — Il y a le risque d’un zéro-fax(12) ?
  
  — Je te l’ai dit, il y a du sang dans le soleil.
  
  Elle était repartie aussi vite qu’elle était venue.
  
  Coplan avait alerté le Vieux qui s’était inquiété et avait rappelé Coplan une heure plus tard.
  
  — Les choses sont arrangées, avait-il déclaré d’un ton rassurant. Rendez-vous demain même heure chez Thompson.
  
  Le jour suivant, changement total chez Karine. Elle était arrivée telle qu’il l’avait connue à Calcutta : brune, yeux clairs, visage guilleret, silhouette élégante, en roulant ses hanches voluptueuses, serrées dans le pantalon canari, les Ray-Ban repoussées sur le haut du front.
  
  — Tu as échappé au zéro-fax ? avait-il plaisanté.
  
  Elle avait pointé le doigt vers les frondaisons au-dessus du klong.
  
  — Il y a toujours du sang dans le soleil, et je ne me sens pas vraiment blue skies. Ordre de Paris, demain je décambute sur Singapour. Tu connais ma philosophie : disparais avant que le charpentier n’enfonce le dernier clou dans ton cercueil.
  
  Du coin de l’œil, il avait remarqué les quatre bonzes en robe safran réunis autour d’un frangipanier.
  
  — Que font-ils ?
  
  — Ils aspergent le sol de poudre de santal et répandent de l’eau lustrale. Celui qui a le front ceint de feuilles d’or est le grand-prêtre. Cette maison a été édifiée pendant une année du Rat et, aujourd’hui, en 1996, nous sommes dans une autre année du Rat, d’où cette célébration à l’impromptu.
  
  Karine n’avait pas eu le temps de lui remettre l’enveloppe scellée et cachetée. Les quatre bonzes avaient bondi, le poignard à la main. Coplan avait paré leur attaque.
  
  — Décambute, avait-il lancé à Karine qui n’avait pas eu besoin de se faire répéter l’injonction. Un des faux bonzes avait plongé pour lui trancher le mollet. D’un coup de pied bien ajusté, Coplan lui avait disloqué la mâchoire. Il avait sauté, s’était accroché des deux mains à la branche d’un manguier et la pointe de sa chaussure avait embouti le plexus solaire d’un second agresseur. Puis il s’était propulsé dans l’herbe, en évitant une lame qui visait sa gorge. Knockouté, le Thaïlandais avait viré au verdâtre en lâchant un flot de vomissures. Mais Coplan n’était pas au bout de ses peines. Le quatrième assaillant était vif, agile et insaisissable. Son pied nu avait chopé le tibia de Coplan en remontant vers le genou. Déséquilibré, grimaçant de souffrance, l’agent de la D.G.S.E. était tombé sur la hanche gauche en regrettant que le Vieux lui ait déconseillé le port d’une arme.
  
  Tel un cabri, l’autre avait sauté en l’air, véritable homme-caoutchouc, et était retombé comme une fusée, l’avant-bras bien ferme pour assurer le coup et planter sa lame dans le cœur.
  
  Coplan avait culbuté sur le côté en ramassant une mangue trop mûre gisant dans l’herbe et qui pourrissait, sa chair envahie et rongée par les grosses fourmis noires, que certaines tribus, près de la frontière laotienne, recueillaient pour en faire des pâtés. On les disait succulents, mais Coplan, par dégoût, n’en avait jamais goûtés.
  
  Prestement, il avait écrasé le fruit dans les yeux de son adversaire qui, décontenancé, avait relâché son étreinte sur le poignard. Du tranchant de la main, Coplan lui avait cisaillé la pomme d’Adam et lui avait arraché l’arme.
  
  Il n’était que temps. Les autres revenaient à la charge, ayant récupéré leurs armes. Dans un premier temps, il avait cogné du pied et du poing, servi par sa masse athlétique. Cette manœuvre ne s’était pas révélée suffisante et, par deux fois, il avait dû percer de son poignard le cœur de l’opposant.
  
  C’est alors qu’en sifflant, au moment où il allait mettre en déroute les deux ultimes combattants, les dards d’acier s’étaient enfoncés dans le tronc du manguier. Le premier avait arraché un lambeau de tissu à sa chemise, tandis que le second frôlait sa joue gauche.
  
  Le tir avait fait diversion et les faux bonzes avaient plongé dans l’eau fétide du klong, gênés par leur robe safran, mais protégés de la rive par les tireurs, embusqués sur le canot à moteur, qui avaient pris Coplan pour cible.
  
  Il avait roulé-boulé entre les manguiers et les frangipaniers. D’autres dards avaient écorché l’écorce des arbres dont la sève saignait.
  
  Puis le canot avait disparu. Coplan avait fouillé les cadavres. Naturellement, il n’avait rien découvert d’intéressant, d’autant qu’il n’escomptait pas le contraire.
  
  À l’hôtel, il avait fait son rapport au Vieux qui, une dizaine d’heures plus tard, lui avait transmis d’autres instructions.
  
  — Réservez pour après-demain une cabine supérieure sur l’Eastern & Oriental Express à destination de Singapour. Dans la cabine, vous aurez deux lits. Karine montera à Butterworth et vous rejoindra. Le paquet remis, elle quittera le train à Kuala Lumpur. Vous, vous irez jusqu’à Singapour. Quand vous atteindrez la Cité du Lion, départ immédiat pour Paris. Pas question de traîner avec, en votre possession, un colis à la dynamite.
  
  — Bien compris.
  
  Le surlendemain, il s’était embarqué à bord du train super-luxe sur le quai de la gare de Hualamphong en plein cœur de la capitale thaïlandaise.
  
  Les décorateurs s’étaient relayés pour transformer les voitures en monuments de raffinement et d’élégance. Lourdes étoffes, bois précieux, teck, orme ou acajou, moquettes à dessins orientaux, profusion de maîtres d’hôtel, d’hôtesses, de stewards et de barmen à la disposition d’une clientèle riche et exigeante.
  
  En quittant la Cité des Anges, la voie ferrée avait côtoyé des rizières verdoyantes dans lesquelles s’activaient des milliers de sans-grade indifférents au passage de ces vaisseaux dont le luxe leur serait à jamais étranger.
  
  En fin de soirée, l’Eastern & Oriental Express avait stoppé à Hua-Hin, une jolie station balnéaire dont était friande la famille royale thaïlandaise.
  
  Après un séjour au bar, où il avait dégusté un Sundowner, un cocktail au cognac, au galliano, au cointreau et au jus de citron, il avait regagné sa cabine. Une des hôtesses avait défait l’un des deux lits et arrangeait des orchidées dans un vase.
  
  Grand spécialiste des caractères physionomiques des Extrême-Orientales, Coplan avait su tout de suite qu’elle n’était pas thaïlandaise, mais malaise.
  
  Elle avait souri, un de ces sourires retenus, répudiant la hardiesse du regard, voilant légèrement les paupières bridées.
  
  — Vous êtes seul pour la nuit ?
  
  Elle avait une voix chantante, des épaules graciles, une silhouette mince et troublante. Sa robe thaïlandaise était largement fendue le long des cuisses, en démasquant des échancrures de peau ivoire.
  
  — Seul.
  
  — Chez nous on dit qu’un homme seul la nuit est comme un poisson sans ses nageoires. Je vous sers un drink ?
  
  Sans attendre sa réponse, elle avait abandonné les orchidées et marché jusqu’au bar de la cabine dont elle avait écarté les battants.
  
  — Une préférence ?
  
  — Un Sundowner.
  
  Avec habileté, elle avait mélangé cognac, galliano, cointreau, jus de citron et ajouté deux glaçons avant de tendre le verre à Coplan. En ce faisant, elle lui avait effleuré les doigts en papillotant des paupières.
  
  — Vous êtes Yang.
  
  — Est-ce un irrémédiable défaut ?
  
  — Au contraire. L’Homme Yang est un individualiste porté vers la recherche personnelle, l’évolution, la méditation. Il est intelligent, indépendant, parfois solitaire, ce qui expliquerait que vous soyez cette nuit sans compagnie féminine. Il croit à la liberté et, contrairement à l’homme Yin, cherche son équilibre en lui-même au lieu de le trouver chez autrui.
  
  — C’est mon portrait tout craché.
  
  Il trempa ses lèvres dans son cocktail.
  
  — J’aime beaucoup les hommes Yang.
  
  C’était une invite non déguisée.
  
  — Au fait, mon nom est Kayumanis.
  
  — Joli nom(13).
  
  À nouveau, elle lui avait touché les doigts qui tenaient le verre.
  
  — Vous êtes Feu et je suis Bois. Quelle meilleure alliance pourrions-nous désirer ?
  
  Le ventre de Coplan était embrasé mais son cerveau était resté lucide. À l’aube, Karine Limeuil allait le rejoindre dans le compartiment dès l’arrêt à Butterworth. Certes, une brève étreinte aurait été suffisante. Avant tout, pourtant, il avait pensé à sa mission. Elle était de la plus haute importance et le Vieux avait confiance en lui. Même si Kayumanis paraissait inoffensive, on ne savait jamais, et il avait été bien décidé à ne prendre aucun risque. Trop dangereux.
  
  Malgré le violent désir qui exacerbait son ventre, il l’avait gentiment poussée vers la porte du couloir.
  
  — Merci pour le Sundowner.
  
  Elle s’était contentée de sourire. Il ne fallait pas compter sur une Asiatique pour manifester du dépit, encore moins du mécontentement ou, pire, de la colère.
  
  À Butterworth, Karine s’était engouffrée dans le compartiment.
  
  — Sublime, ton intervention chez Thompson. Sans ce coup d’éclat, on me zéro-faxait. Tu les as annulés tous les quatre ?
  
  — Deux seulement. Le reste a pris la fuite.
  
  Elle avait tendu l’enveloppe scellée et cachetée.
  
  — Prends-en grand soin, c’est de la dynamite. Tu comprends pourquoi on cherche à m’effacer. Crois-moi, ne tire pas ta flemme à Singapour. Décambute au plus vite.
  
  Ni elle ni Coplan n’avaient sacrifié à l’usage qui voulait que les passagers de l’Eastern & Oriental Express gagnent par ferry l’île de Penang pour une excursion de quelques heures dans George Town, la capitale. Ils s’étaient cloîtrés dans la cabine et Coplan avait gagné successivement cinq parties d’échecs.
  
  — Tu as le fion bordé de nouilles ! avait lancé Karine, ulcérée, quand le train avait redémarré.
  
  Tard dans la soirée, l’Eastern & Oriental Express avait atteint Kuala Lumpur, ses palais, ses marchés colorés et ses rues grouillantes.
  
  — Souviens-toi de mes conseils, avait recommandé l’agent Alpha. Casse ta tirelire et passe le grand braquet, sinon, je ne te vois pas bleu skies.
  
  Elle s’était esquivée, puis le train avait quitté Kuala Lumpur. Coplan avait toujours été étonné que le nom de la capitale malaise se traduise par Estuaire Boueux. C’était plutôt péjoratif. Pourquoi ne la rebaptisait-on pas ?
  
  Arrivé à Singapour, il s’était précipité à l’aéroport de Changi d’où, deux heures plus tard, il s’embarquait sur un vol à destination de Paris, flanqué de quatre gardes du corps dépêchés par le Vieux. À Roissy, une Peugeot du Service l’avait transporté en trombe à la caserne Mortier où il avait remis l’enveloppe au Vieux dont l’émotion et le soulagement faisaient plaisir à voir. À aucun moment, cependant, il n’avait révélé le contenu du pli.
  
  Chose étrange, Karine Limeuil n’avait plus jamais donné de ses nouvelles. Disparue corps et biens. Effacée, comme elle avait dit. Sans doute zéro-faxée. Le Vieux n’avait pas répondu aux questions de Coplan.
  
  Et, à présent, Coplan s’interrogeait. La tentative d’assassinat sur sa personne était-elle liée à sa mission auprès de Karine Limeuil ? Cette hypothèse lui paraissait plus plausible que celle qui aurait mis en cause son déplacement à Genève pour rencontrer les juges ou bien le voyage à Marseille en compagnie de Tourain pour se pencher sur le cadavre de Valeri Sergueïevitch Serotinine.
  
  Le Vieux lui-même, sans pour autant dévoiler les tenants et les aboutissants de la mission à Bangkok, avait opiné dans le même sens.
  
  — N’oubliez pas, cependant, Melody, avait-il finement recommandé.
  
  C’était vrai. Il y avait aussi Melody.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Dans un crawl impeccable, elle fendait puissamment l’eau turquoise, splendide dans sa nudité, à la fois blonde et bronzée, ses cheveux relevés en chignon et emprisonnés par le bonnet. Les carangues bleues constellées d’or et les ptéroïs aux plumes de feu s’écartaient précipitamment de sa route.
  
  Elle roula sur le sable de la plage, devant le bungalow cerné par le bouquet de cocotiers et courut se jeter dans les bras de Coplan.
  
  — Je meurs de faim.
  
  — Regarde ce que j’ai pêché.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? Un perroquet ? Une perche de mer ?
  
  — J’ignore ce que c’est, mais on va faire un test.
  
  Il ouvrit le poisson en deux et l’exposa au soleil.
  
  — Millénaire coutume polynésienne, renseigna-t-il. Quand un poisson appartient à une espèce inconnue, et Dieu sait si l’océan Pacifique en regorge, on met sa chair à nu. Si les mouches fondent sur lui, sa chair est comestible. Si elles se tiennent à l’écart, c’est qu’elle est vénéneuse(14).
  
  Elle battit des mains.
  
  — Remercions Taaroa(15) pour sa sagesse. Sans lui, notre déjeuner serait compromis.
  
  Après Genève, Marseille et l’expédition en Thaïlande, Coplan avait pris trois semaines de vacances bien gagnées sur l’île de Bora-Bora, à deux cent soixante-dix kilomètres de Tahiti. Là, au pied des monts Otemanu et Pahia, il passait son temps à nager dans le lagon dont l’eau avait envahi les restes du cratère d’un ancien volcan, vieux de sept millions d’années.
  
  Peu après son arrivée, il avait rencontré Melody Dalmasso, une Américaine qui vivait au Salvador. Elle respirait la santé et la joie de vivre, décidée à mener sa vie et ses amours à un rythme trépidant. Franche, affirmée, hardie, elle semblait vouloir récuser tout doute sur sa personnalité. Côté cour, elle détestait être entravée par des vêtements et nageait nue dans le lagon. Tout juste si, à Vaitape la capitale, elle daignait cintrer sa taille fine dans un mini-short, rétréci à l’extrême, dont la teinte incarnate rehaussait le poivré de sa peau. Quant à ses seins guerriers, elle les logeait dans un ruban de tissu dont l’indécence laissait pantois. Perchée sur ses jambes éloquentes, elle avançait pieds nus sans se soucier de l’incandescence de l’asphalte. Côté jardin, elle était sentimentale sans sensiblerie et, souvent, son humour était ravageur.
  
  Coplan avait été séduit.
  
  Elle avait été mariée deux fois pour un laps de temps très court, avait-elle expliqué un soir, pendant que Coplan rôtissait des brochettes de poisson.
  
  — Le premier était si lymphatique que, dans le Zodiaque, il aurait été Lion ascendant Loir. Quant à sa bêtise, elle aurait fait exploser l’échelle de Richter.
  
  En dehors de sa silhouette flexible et souple comme une liane, elle avait une voix voilée, aux rauques intonations, qui éveillaient dans les entrailles de Coplan un trouble étrange.
  
  — Et le second ?
  
  — Planificateur et scénariste.
  
  — Planificateur ?
  
  — Né dans un milieu pauvre, il avait décidé de fréquenter la bonne société et d’apprendre les usages. Il était doué. Par exemple, il savait qu’une cravate ne doit jamais dépasser le dessous de la ceinture, qu’on ne met pas de glaçons dans son scotch pur malt, qu’il est criminel de boire une bière sans mousse et qu’on allume un cigare avec une allumette et non avec un briquet.
  
  — Il était scénariste ?
  
  — Là aussi il était doué. Quand il racontait une histoire, il mimait tout, les cris des mouettes, le bruit des vagues, les talons des femmes qui martèlent le plancher, les soupirs des amoureux. Fasciné, le producteur signait.
  
  Avec émotion, elle racontait ce qu’elle avait vécu durant les journées de guerre civile au Salvador.
  
  — Il existait un climat propice à toutes les aventures. Les gens apparaissaient comme des champignons puis disparaissaient. Les gens que l’on a connus et que l’on ne voit plus. Plus que le vide et l’absence.
  
  Un jour, il l’avait vue pleurer lors d’un reportage sur la Tchétchénie au cours duquel des pelotons d’exécution fusillaient des rebelles capturés.
  
  Elle détestait les moustiques. Une véritable hantise. Dans le bungalow, elle actionnait sa bombe (elle semblait détenir une réserve inépuisable de ces bombes) puis, parce qu’elle n’en supportait pas l’odeur âcre, elle ressortait s’allonger sur le sable pendant que Coplan s’endormait.
  
  Elle aurait pu être égyptologue, tant elle semblait être versée dans l’histoire de l’ancienne Égypte. Sa première allusion datait du jour où des pluies torrentielles s’étaient abattues sur le lagon. À l’abri dans le bungalow, ils avaient fait l’amour puis, geste rarissime, elle avait passé un pull et s’était embusquée près de la fenêtre pour contempler l’eau tomber.
  
  — Moi je suis comme les fresques égyptiennes, je résiste au vent, au soleil et à la pluie. Elles, depuis 3 500 ans, moi, naturellement, depuis moins longtemps. Sais-tu pourquoi elles sont immarcescibles ?
  
  — Pourquoi ?
  
  Il s’était confectionné du café et allumait une Gitane.
  
  — Les architectes des pharaons, avec une science étonnante, avaient imaginé la nature de leur support. Du plâtre recouvert d’une couche de lapis-lazuli délayée dans du lait de chamelle. Même à l’époque, les chameaux étaient abondants autour des pyramides. Ces architectes savaient qu’une atmosphère sèche transforme le gypse du plâtre en sulfate de calcium anhydre qui devient une couche dure, transparente et protectrice.
  
  Ce petit cours d’histoire l’avait laissé bouche bée.
  
  — Tu t’intéresses aux pyramides de l’ancienne Égypte ? s’était-il étonné.
  
  — J’ai collaboré à un scénario de mon second mari sur les bizarreries, jamais éclaircies, que l’on a pu relever dans les pyramides. Je suis fascinée par le mystère.
  
  — Qui ne l’est pas ?
  
  L’espace d’un instant, elle avait changé de sujet :
  
  — Tu crois que c’est l’essai atomique d’aujourd’hui à Mururoa qui a déclenché ces violentes pluies ?
  
  — Nous sommes à plus de mille kilomètres de Mururoa, avait-il rappelé. Je doute que l’onde de choc parvienne jusqu’ici. En général, elle est circonscrite à un rayon de soixante kilomètres.
  
  — Tu me rassures.
  
  — Quels mystères ton second mari et toi décriviez-vous dans votre scénario ?
  
  — Beaucoup de choses. Entre autres, l’ascharra.
  
  Coplan avait toussoté.
  
  — L’ascharra ?
  
  — C’est un mot de l’égyptien ancien que parlent encore certains Coptes. Il signifie force surnaturelle. En réalité, cette force provient des proportions de la pyramide et de son orientation face au nord magnétique. Elle autorise la conservation des aliments pendant des millénaires. Ils se dessécheraient mais ne pourriraient pas. Cette même force permettrait aux lames de rasoir de s’affûter sans aide extérieure.
  
  — Ils avaient des lames de rasoir dans l’ancienne Égypte ? contra Coplan, incrédule.
  
  Elle avait éclaté de rire.
  
  — Mon second mari le jurait. L’histoire de ces pyramides est envoûtante. Tu ne t’es jamais penché sur la question ?
  
  — Non.
  
  En Égypte, Coplan avait surtout mené une guerre dans l’ombre et avait à plusieurs reprises risqué sa vie.
  
  Les jours passaient trop vite. Ils nageaient dans le lagon, Melody citait des lambeaux de ballades écrites par la poétesse britannique Hannah Flagg Gould, ils buvaient des punches à couper le souffle. Sur les pierres, chauffées à blanc par une escouade de gosses du pays, Coplan faisait cuire les langoustes en les arrosant généreusement de cognac. Melody mercurochromait ses talons entaillés par les madrépores du motu(16).
  
  — Moi je suis une vraie Américaine, disait-elle en gloussant. Tout droit sortie du brassage des races. Père italo-suédois, mère d’origine irlandaise, polonaise, québécoise, allemande.
  
  En même temps, elle fourrageait dans sa longue chevelure blonde en dardant ses yeux bleus sur Coplan. Il en était émoustillé.
  
  Un jour où s’était déversée une pluie tropicale, ils s’étaient réfugiés dans le bungalow et Melody avait paru nostalgique.
  
  — C’est bien, avait-elle soupiré, nous sommes vraiment Yin et Yang…
  
  Coplan avait tressailli. Il se rappelait l’épisode avec l’hôtesse malaise à bord de l’Eastern & Oriental Express entre Bangkok et Butterworth.
  
  — … Pas besoin pour nous de faire croire que tout, toujours, est à remettre en question, que rien, jamais, n’est acquis définitivement.
  
  Il avait placé cette réflexion sur le compte d’une pudeur foncière.
  
  C’était le lendemain que Coplan avait frôlé la mort de près. Melody et lui avaient, à bord de la Toyota, suivi la route en « soupe de corail », c’est-à-dire en corail concassé, qui cernait l’île. Ils s’étaient arrêtés dans la petite crique, une anse minuscule bordée par les pandanus. Melody avait exprimé un urgent besoin de faire l’amour. Sa faim assouvie, elle avait entraîné son compagnon dans l’eau. De retour sur la plage, elle avait crié, horrifiée :
  
  — Attention, le serpent !
  
  Coplan s’était retourné d’une pièce. Dans la pénombre légèrement bleutée, il avait repéré l’hydrophidé. Aux cercles jaune et bleu gris entourant sa gueule hideuse, il avait reconnu un de ces tueurs des abysses qui habituellement se tenaient loin des côtes pour hanter le corail blanc d’un motu resté à l’écart de l’île.
  
  Grâce à son expérience de nageur de combat, Coplan avait su immédiatement ce qu’il devait faire. Il avait évité la charge et la morsure à la cuisse, et empoigné le corps ondulant et lisse. Il avait enfoncé la tête du reptile dans sa bouche et l’avait sectionnée d’un terrible coup de dents net et précis, sans toucher à la poche à venin dont l’écoulement l’aurait foudroyé sur place. Ses centres vitaux irrémédiablement broyés et anéantis, le serpent avait gigoté encore un peu. Coplan avait craché la tête et laissé tomber dans l’eau le long fuseau de chair morte, avant de se rincer la bouche.
  
  — Bravo, félicitait Melody. Jolie performance. De vraies dents de requin. S’il y a quelqu’un au monde que j’aurais détesté voir mourir, c’est bien toi.
  
  
  
  Coplan alluma une Gitane. L’avion amorçait sa descente vers la piste que les Américains avaient construite en quinze semaines, durant la Seconde Guerre mondiale, pour maintenir ouverte la dernière route alliée vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Sous peu, le commandant de bord interdirait de fumer.
  
  Il ferma les yeux et savoura le goût du tabac.
  
  Voyons, si Melody était celle chargée de l’assassiner, pourquoi diable serait-elle intervenue pour empêcher le serpent de le mordre ? S’il ne se retournait pas, il n’avait aucune chance d’échapper à la mort. Les serpents des abysses frappaient à une vitesse fulgurante. Alors, sans l’avertissement qu’elle avait lancé, les dés étaient jetés.
  
  Logiquement, elle ne pouvait être en cause.
  
  Le soir même, des lueurs troubles avaient dansé dans ses yeux quand elle s’était blottie dans ses bras.
  
  — Tu n’aurais pas dû recracher la tête, avait-elle badiné.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Les indigènes de Bora-Bora jurent que le venin de serpent de mer, préparé selon les coutumes anciennes, procure à celui qui l’absorbe des vertus sexuelles absolument stupéfiantes permettant de battre tous les records de durée et d’intensité.
  
  — Alléchant. Et si j’allais repêcher la tête au fond du lagon ?
  
  Il se souvenait aussi de leur dernière nuit avant qu’il ne reparte pour Paris. Malgré ses séjours prolongés dans l’eau du lagon, le corps de Melody conservait ce parfum riche et sucré qui étourdissait Coplan pendant qu’il suçait la pointe de ses seins blonds. Les mains de la belle jeune femme le caressaient, le pétrissaient, avides de s’imprégner une ultime fois de cette chair qui l’avait transportée de plaisir. Elle ne renâclait pas à la besogne et sa langue s’activait, à la fois douce et nerveuse, en dévorant sur son passage les muscles durcis à l’extrême. Pareille à un instrument de musique qu’aucun effort ne peut désaccorder, elle jouait sa partition en mesure afin que son partenaire se hisse à son diapason.
  
  Coplan n’était pas en reste. Chaque nerf, chaque fibre de son être vibrait à l’unisson. Enfiévrée, Melody l’embrassait avec fougue, sa langue soudée à la sienne.
  
  Complice, la nuit au-dehors du bungalow était étoilée et l’eau du lagon clapotait avec discrétion comme pour ne pas les distraire dans leur fascination de l’un et de l’autre.
  
  Le souffle de Melody s’était précipité. Sa voix voilée aux inflexions rauques murmurait des mots d’amour. Elle était prête pour le sommet triomphant. Coplan avait voulu prolonger ces chatteries voluptueuses, mais Melody n’aspirait brusquement qu’à la fusion de leurs corps.
  
  Lorsqu’il l’avait pénétrée avec une infinie douceur, elle avait gémi, douloureusement comme si elle anticipait la séparation dans la salle de l’aéroport, devant la plaque commémorant les soldats américains tués pendant la guerre du Pacifique, ceux qu’une fin brutale avait séparés des êtres chers.
  
  Coplan avait été emporté dans un tourbillon d’odeurs musquées, de baisers ardents, de caresses lancinantes, jusqu’au moment où un orgasme intense, violent, incontrôlable, les avait engloutis irrésistiblement et abandonnés sur le rivage, haletants, rompus, le corps engourdi par l’extase.
  
  Oui, pourquoi Melody aurait-elle tenté de l’assassiner ?
  
  Le signal s’alluma et Coplan éteignit sa Gitane.
  
  Quelque temps plus tard, à travers le hublot, il repéra la passe de Teavanui qui permettait aux gros cargos d’entrer dans le lagon. Entièrement captive du récif-barrière, Bora-Bora ne jouissait que de cette trouée, dans le collier de corail qui la protégeait comme une digue, pour s’ouvrir vers le large. Chargées de coprah, les goélettes frôlaient les mastodontes qui arrivaient de Papeete, entre lesquels slalomaient les pirogues des pêcheurs.
  
  — Tu accepterais de m’épouser ? avait questionné Melody cinq minutes avant l’embarquement.
  
  Coplan était resté sans voix.
  
  Elle avait souri, un peu triste et, rapidement, comme si elle voulait se rattraper, elle avait déclaré, l’œil fixé sur l’appareil qui attendait Coplan :
  
  — Tu as mis trop de temps pour répondre. Je suis une femme orgueilleuse, je ne l’oublierai pas, quelle que soit ta décision.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Rouge d’indignation derrière son bar en bambous, Laurent Servais récitait son antienne favorite :
  
  — De nos jours, mieux vaut être missionnaire que mercenaire, transporter des sacs de riz au lieu de musettes à grenades et brandir un goupillon plutôt qu’un sabre ! L’Afrique que j’ai connue n’existe plus. Avant, dix mercenaires empêchaient un massacre tribal. Aujourd’hui, l’O.N.U., c’est des lopes. Ils ne ripostent même pas quand on les flingue. Les gars et moi, comment qu’on aurait fait se déculotter les Serbes, les Bosniaques, les Croates, les Tutsis et les Hutus ! Bon, au fait, qu’est-ce que je vous sers ?
  
  Laurent Servais était un ancien du Commando Hubert(17). À la retraite, il tenait un bar à Vaitape.
  
  — Un Sundowner.
  
  — Toujours au Sundowner ?
  
  Il confectionna le cocktail.
  
  — Moi j’ai arrêté de pousser les bobs depuis que j’ai pris un sérieux coup de flacon. À dire vrai, je suis resté en flanelle avec ma vahiné. Je tirais la tronche mais j’ai respiré la poloche. Pile ou face. Je freine sur la bibine ou, alors, adieu le zigomar et la vahiné. Maintenant, je suis blue skies.
  
  Il parlait comme Karine Limeuil, s’amusa intérieurement Coplan.
  
  — Sage décision, félicita-t-il.
  
  Il trempa ses lèvres dans le mélange. Un pur délice. Laurent Servais était un barman hors pair.
  
  — Tu te souviens de Melody ?
  
  L’autre le regarda curieusement.
  
  — Ben, ça fait un bail qu’elle est partie. Juste après vous.
  
  Servais hésitait.
  
  — Parle, encouragea Coplan.
  
  — Ben, à son sujet, il y a un truc bizarre.
  
  — Tu es en flanelle comme avec ta vahiné ? reprocha Coplan. Parle donc !
  
  Servais se décida et planta ses coudes énormes sur le comptoir, tout en lorgnant du côté d’une superbe métisse dont les yeux bleus attestaient du passage sur l’île des troupes américaines durant le dernier conflit mondial.
  
  — Voilà, livra-t-il. Après son départ, j’ai appris un truc. D’abord, faut vous dire que mes toilettes pour femmes ont un défaut. Il y a une lézarde sous la chasse d’eau. Parmi mes clients, je compte un vrai vicelard. Un voyeur. Ce salaud a agrandi la lézarde, si bien qu’il peut mater les clientes qui lui plaisent. Il n’a qu’à passer dans le couloir et coller son œil au trou. Vous pensez bien que Melody, belle comme elle était, c’était blue skies pour lui. Seulement, il en était pour ses frais. Melody n’entrait pas au petit coin pour satisfaire un besoin naturel mais pour retirer une enveloppe en plastique cachée dans la chasse.
  
  Coplan était pétrifié.
  
  — Probablement de la came, subodora Servais.
  
  — Je voudrais rencontrer ce vicelard.
  
  — Il est à la pêche. Demain soir, si vous voulez.
  
  Coplan patienta jusqu’au jour suivant. L’homme qu’il rencontra au bar de Servais offrait un regard fuyant mais son récit était plus que convaincant et Coplan le crut.
  
  — Combien de fois avez-vous assisté à cette manœuvre ? questionna-t-il.
  
  — Quatre fois, répondit le voyeur catégoriquement.
  
  — Et jamais elle n’a utilisé la toilette ?
  
  — Jamais. Pensez si j’étais déçu, avoua l’autre avec cynisme. Elle attendait une minute ou deux, tirait la chasse et ressortait.
  
  Coplan prit congé en se félicitant d’avoir usé de précautions. D’abord à Bora-Bora quand Melody avait emménagé dans le bungalow. Alors qu’elle se baignait dans le lagon, il avait, en bon agent secret, fouillé ses affaires et relevé quelques adresses au Salvador. Ensuite à Paris où il avait obtenu un visa pour cette république d’Amérique centrale.
  
  Quand il reprit l’avion, une question le taraudait. À quoi rimaient ces visites répétées dans les toilettes de Servais ? Que contenait l’enveloppe ? De la drogue, comme le suggérait l’ancien commando-Marine ? Autre chose ? Mais quoi ? L’attentat contre sa vie était-il lié à ces enveloppes ? Les soupçons l’assaillaient, contre lesquels il tentait de lutter.
  
  Était-il possible que Melody ait joué un tel jeu dont les conséquences étaient mortelles pour lui ?
  
  Si oui, comment avait-elle opéré au cours de ces trois semaines enchanteresses ?
  
  Il ne pouvait répondre à ces interrogations lancinantes. Par ailleurs, il était inutile de s’éterniser ici. Le lendemain, il reprit l’avion. Par Los Angeles, et Mexico-City, il gagna San Salvador.
  
  Encore couturée des cicatrices de la guerre civile, la cité se remettait mal des vingt années d’affrontements entre factions rivales, d’attentats et d’assassinats, même si les slogans du Front Farabundo Marti de Libération Nationale proclamaient, sur les pancartes au sortir de l’aéroport, Ganamos la paz, Gagnons la paix.
  
  À bord de la Nissan Stanza louée chez Avis, Coplan gagna le centre de la ville et le boulevard de Los Heroes. Là se dressaient les huit étages de son hôtel, le Camino Real, une grande bâtisse blanche, non loin de l’Avenida Franklin Delano Roosevelt qui coupait la ville en deux.
  
  Sous l’eau de la douche, une fois installé dans sa chambre, il repensa à la drogue qui aurait pu être cachée dans la chasse. Difficile à croire. Expert dans l’art de reconnaître une mydriase aux pupilles très élargies ou, au contraire, un myosis aux pupilles très rétrécies, il aurait immanquablement décelé ces phénomènes chez Melody si elle s’était adonnée aux stupéfiants.
  
  Se contentait-elle d’en trafiquer ?
  
  Après s’être séché et avoir changé de vêtements, il consulta l’annuaire. Melody n’y figurait pas. Probablement était-elle sur liste rouge.
  
  Il redescendit au parking et s’installa derrière le volant. Pendant qu’il longeait la Carretera Panamericana, une avenue spacieuse, bordée de villas et de magnolias aux opulentes fleurs et aux odeurs suaves, il évoqua Xilda Xoxialpa, la superbe Salvadorienne d’origine indienne avec qui il avait connu des nuits tumultueuses lors de son précédent séjour à San Salvador.
  
  Bientôt, il atteignit la Colonia San Francisco, le quartier le plus résidentiel de la capitale. Dans un méandre de rues, il s’arrêta enfin devant la luxueuse maison qu’il cherchait.
  
  Dans un hamac fixé à deux frangipaniers, Melody faisait la sieste, sans se soucier des mouches qui bourdonnaient autour de son front. Elle était nue, mais avait pris la précaution de recouvrir ses seins et le haut de ses cuisses d’une serviette blanche, jetée sur elle avec une telle désinvolture que des mouches s’insinuaient sous le tissu en remontant vers le pubis, sans que la dormeuse ne s’en trouve apparemment gênée. Coplan se souvint que Xilda agissait de même. Les mouches semblaient être complices et faire partie de la vie quotidienne des Salvadoriennes.
  
  Coplan toucha légèrement l’épaule. D’abord, elle eut un geste charmant, un peu enfantin. D’un doigt maladroit, elle repoussa une mèche blonde qui flirtait avec sa joue. Le geste chassa les mouches loin du front. Elle ouvrit les yeux, papillota des paupières, bâilla et fixa son regard sur Coplan.
  
  De saisissement, il demeura interdit durant plusieurs secondes. Une expression terrorisée était apparue dans les yeux de Melody.
  
  — Qu’as-tu ? Pas heureuse de me revoir ?
  
  L’instant de surprise passé, sa terreur disparut, remplacée par l’ébauche d’un sourire et une lueur rusée que Coplan n’avait jamais lue dans son regard. Déjà, il subodorait que quelque chose de troublant s’était passé à Bora-Bora. Peut-être Melody était-elle à l’origine du complot contre sa vie. Pourquoi pas ? En tout cas, il la soupçonnait.
  
  Il admira son revirement. Elle lança la serviette contre le tronc d’un frangipanier, sauta à bas du hamac et, toute nue, se jeta dans ses bras.
  
  — Francis, je suis si heureuse !
  
  Il ne la crut pas, bien évidemment. En étreignant sa peau chaude et brûlée par le soleil, il ne retrouvait même pas ses sensations de Bora-Bora. Elle le couvrait de baisers fougueux, comme dans le bungalow ou sur la plage à l’ombre des cocotiers mais, dans le ventre de Coplan, nul émoi. Un vide total. Son cerveau, quant à lui, demeurait froid et lucide.
  
  — Comment m’as-tu retrouvée ?
  
  — Le flair.
  
  — Le flair ne suffit pas, protesta-t-elle.
  
  — J’ai bakchiché une employée du consulat américain. Elle m’a fourni ton adresse.
  
  Elle battit des mains mais c’était un faux-semblant dont il ne fut pas dupe.
  
  — Astucieux. Le consulat emploie des Salvadoriennes pour les tâches subalternes. Une erreur, à mon avis. Ces filles-là sont par trop corruptibles.
  
  — Une chance, à ce qu’il me semble. Sinon, je ne t’aurais pas retrouvée.
  
  — Tu as raison.
  
  À nouveau elle le couvrait de baisers fougueux.
  
  — Je suis follement heureuse. Je n’en reviens pas, de te voir, de te sentir, de te toucher, de respirer ta peau. Et je reste là, collée comme un timbre sur une lettre à poster au lieu d’aller prendre ma douche. Au fait, si tu veux boire un verre, juste derrière toi tu trouveras un bar, à côté du barbecue.
  
  Elle se détacha enfin et enroula la serviette autour de ses hanches.
  
  — Je ne serai pas longue, mais il faudra que nous parlions.
  
  Elle disparut vers l’intérieur de la maison et il alla se confectionner un Sundowner. Dans le bâtiment abritant le bar et le barbecue contigu, tout était propre et soigneusement astiqué. Le barbecue était neuf et semblait n’avoir jamais servi.
  
  Quand Melody fut de retour, elle portait un short très court, d’un blanc immaculé qui mettait en valeur ses cuisses somptueuses rôties par le soleil, tandis que ses seins se redressaient orgueilleusement sous le tissu du T-shirt marine.
  
  — Toujours au Sundowner ? Comme à Bora-Bora ?
  
  Elle ne l’imita pas et se servit un jus d’orange dans lequel elle ajouta deux glaçons, avant de darder son regard dans le sien.
  
  — Parlons avec franchise, invita-t-elle. Francis, tu m’as surprise. Je ne m’attendais pas à te revoir. Aussi ai-je accepté les propositions de quelqu’un d’autre. Ne sois pas vexé, d’autant que je crois bien que c’est toi que j’aime, pas l’autre. Et, déjà, je regrette ma décision. Un peu comme mon premier mariage. D’ailleurs, je te l’ai raconté à Bora-Bora. On ne m’avait pas encore aspergée de grains de riz que déjà je pleurais sur ma stupidité. Il y a un vieux proverbe de chez nous qui dit : c’est quand tombent les confettis que les larmes roulent sur les joues.
  
  À la perfection, Coplan simula le chagrin. Il fallait voir ce qu’elle avait dans le ventre, avait-il décidé. Donc, jouer son jeu. Il n’avait pas oublié la ruse qu’il avait lue dans son regard.
  
  — Je suis catastrophé.
  
  Elle se pencha pour l’embrasser d’un baiser parfumé à l’orange.
  
  — C’est à toi que j’appartiens. Laisse-moi un peu de temps. J’expliquerai tout à Martin. Il acceptera. Tu comprends, ce n’est pas parce que tu blesses un cœur que tu en répares un autre.
  
  Elle braquait sur lui deux yeux emplis d’innocence, comme à Bora-Bora où il n’avait pas su déceler ce qu’ils contenaient de dissimulation, et il se le reprochait. Aujourd’hui, elle s’était trahie parce que sa garde était tombée au moment où il l’avait réveillée sur son hamac.
  
  Dans l’heure qui suivit, elle déploya son charme et l’éventail de ses talents, ce qu’admira Coplan qui n’était pas en reste. Un superbe étalage de fleurets mouchetés.
  
  Puis une silhouette apparut. En cette fin d’après-midi, les rayons du soleil déclinant caressaient son panama au beige assorti à son costume. Il était grand, légèrement voûté et avançait d’une démarche en canard qu’accentuait la vue de ses chaussures claires, à deux tons, très pointues à l’italienne.
  
  — Francis Chaplain, Martin Sverdloo, présenta Melody avec un sourire forcé.
  
  Coplan l’avait déjà reconnu. Des gens de la C.I.A. à Langley à ceux de la D.G.S.E. ou de la D.S.T. en passant par leurs homologues des services occidentaux, personne n’avait oublié de ficher l’homme énigmatique au passé trouble, avocat de causes que d’autres auraient considérées mille fois perdues, ultime défenseur des poseurs de bombes, des dynamiteurs de gares ou de magasins à grande surface, des tueurs idéologiques, condamnés à l’avance, qu’il tentait d’arracher à la prison à vie ou à l’échafaud. La C.I.A. ou les services occidentaux n’étaient jamais parvenus à identifier ses sources de financement. Tripoli, assuraient les uns. Téhéran, contraient les autres. D’aucuns murmuraient à l’oreille que c’était plutôt Moscou.
  
  En tout cas, sa présence aux côtés de Melody augmentait les soupçons de Coplan.
  
  Il fit bonne figure devant le paladin des causes perdues dans les prétoires. Martin Sverdloo fumait un havane dont les volutes bleutées plissaient ses lourdes paupières. Le halo plaquait sur ses traits un masque chinois que tranchaient les lèvres dessinées en coup de rasoir. Plutôt bel homme, d’ailleurs, bien que son visage fût marqué par les stigmates de sa tumultueuse jeunesse, les désillusions et les combats perdus devant les juges.
  
  Il ne semblait pas intrigué par la présence de Coplan et ses traits affichaient une sérénité parfaite.
  
  — Que buvez-vous ? s’enquit-il en s’adressant au visiteur.
  
  — Un Sundowner, répondit Melody.
  
  Il hocha la tête.
  
  — C’est un bon choix. Tu m’en prépares un, ma chérie ?
  
  Sverdloo témoignait d’une exquise politesse. Non sans humour, il conta quelques épisodes des procès auxquels il avait été confronté. Comme une soubrette bouche-trou dans une comédie de boulevard, Melody s’esquiva à bon escient en marmonnant une vague excuse. Empli de curiosité, Coplan attendait la suite. Entre ces deux êtres, le duo paraissait au point. Sverdloo se gardait bien, comme s’il le savait déjà, de poser des questions sur la personnalité de son interlocuteur. Pour lui, il semblait que l’univers se réduisît à sa seule personne.
  
  Quand le crépuscule tomba, il invita Coplan à dîner, ce que ce dernier accepta sans ambages.
  
  Au cours du repas, ce fut Sverdloo qui entretint la conversation. Melody demeurait silencieuse et préoccupée. À un moment, elle se leva pour aller couper la climatisation. Elle avait légèrement froid, prétexta-t-elle en se rasseyant. Sverdloo discourait. Inutile de le préciser, ses ennemis se résumaient aux juges et aux procureurs. Comme s’il plongeait sa cuillère dans un brouet mitonné par le Diable, il remontait à la surface des fantômes, des spectres, des ectoplasmes, qu’il barbouillait de vitriol avant de les réenfoncer dans la soupière sur un ton imprécatoire, fustigés, villipendés, ridiculisés, comme pour exorciser leurs verdicts et les années de prison qu’ils avaient prononcées. C’était à la fois grotesque et hallucinant. Dans sa tête, Coplan cherchait mille raisons expliquant que Melody se soit attelée à ce fanatique des cours d’assises et des tribunaux militaires. De temps en temps, son regard glissait jusqu’à la jeune femme qui demeurait impassible ou alors posait sur Sverdloo un regard empli d’une infinie indulgence.
  
  Ce tandem était plus qu’énigmatique. Il lui faudrait absolument trouver la faille et chercher à percer le mystère. Était-ce durant la période de temps qu’il avait vécue à Bora-Bora qu’avait été lancé le complot tendant à l’éliminer de la surface de la terre ? Cette thèse n’était pas vérifiée, mais Melody, à ses yeux, était éminemment suspecte. Restait à savoir ce que Sverdloo venait faire dans ce schéma possible. Son passé ténébreux, où folâtraient les traîtres et les conspirateurs, plaidait en faveur d’une complicité éventuelle avec Melody. Ce bateleur au visage défiguré par la rage et la haine, quand il évoquait les magistrats responsables de ses échecs, devenait sans aucun doute un personnage plus que dangereux si, pour lui, la fin justifiait les moyens.
  
  À minuit, Coplan prit congé.
  
  — Je te raccompagne, s’empressa Melody.
  
  Un sourire bienveillant perché sur ses lèvres presque inexistantes, Sverdloo lui serra chaleureusement la main.
  
  — J’espère que je vous ai pas ennuyé avec mes récits de prétoires ?
  
  — De prétoires et de pétoires, renvoya Coplan qui n’hésitait pas, en fonction des circonstances, à se livrer à des calembours que d’aucuns considéraient détestables.
  
  — Je puis vous assurer que mes clients n’utilisaient pas de pétoires, mais des engins sérieux.
  
  Amusé, Coplan inclina la tête. Il avait fait mouche, comme il le souhaitait. Sverdloo avait répliqué d’un ton sec. Il y croyait vraiment. De temps en temps, son assurance et son sens de la dialectique s’écaillaient vraiment, et il redescendait du haut de son mât de cocagne.
  
  Melody entraîna vivement Coplan.
  
  Le bar était resté éclairé et sa vive lumière faisait étinceler les broches et la crémaillère disposées dans le barbecue.
  
  — Un dernier verre ? suggéra Coplan. Pour la route. Moi j’ai tout mon temps.
  
  — Il n’en est pas de même pour moi, refusa-t-elle avec un geste d’impatience, en saisissant la main de Coplan et en le guidant vers le portail.
  
  — Je suis étonné que tu aies succombé au charme de ce pourfendeur de juges et de procureurs.
  
  Elle s’empara de la main de Coplan et la baisa en appuyant fort sur la peau.
  
  — Ce soir, je n’ai pas le temps d’en parler. Mais tu sais bien que c’est toi que j’aime. Demain, je t’appelle. D’accord ?
  
  — Attends, protesta-t-il. Martin n’est tout de même pas un butor qui t’interdit de bavarder sur le pas de la porte avec un vieil ami ?
  
  Sans un mot, elle le poussa sur le trottoir, là où était garée la voiture de location.
  
  — Le vrai mystère des êtres est l’invisible et non le visible, fit-elle, sentencieuse, avant de refermer le portail. Je t’appelle demain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Le pire, c’est l’incertitude, se répétait Coplan qui s’était brusquement souvenu de cette phrase, vieille d’un siècle et demi, formulée par le philosophe anglais Stuart Mill.
  
  Quel jeu subtil jouait donc Melody ?
  
  Au volant de la Nissan Stanza, il avait repris la direction du Camino Real quand il s’aperçut qu’il était suivi. Un peu d’action n’était pas pour lui déplaire. Aussitôt, il opta pour un itinéraire différent. Alternant allure d’escargot, démarrages foudroyants et demi-tours fulgurants, il parvint à localiser le véhicule filocheur. Une Toyota gris métallisé. Quelle idée ! Du gris métallisé en pleine nuit ! Son professionnalisme se hérissait.
  
  À travers la ville, d’est en ouest, de nord en sud et vice versa, il zigzagua. Les noms des artères défilaient devant ses yeux. Autopista Norte, les Avenidas Las Amapolas et Venezuela, bien d’autres. L’autobus A-1 qui, à cette heure tardive, regagnait son dépôt, renversa un cycliste et Coplan dut freiner sec avant de dégager brutalement sur sa droite.
  
  La Toyota ne fut pas dupe et, bientôt, Coplan la revit dans son rétroviseur. Il avait affaire à un bon pisteur, dut-il convenir.
  
  Il traversa un quartier pouilleux, aux boutiques misérables, aux arrière-cours assiégées par les rats, aux trottoirs défoncés. Les maisons en béton sale et lézardé menaçaient de s’effondrer. La Toyota se tenait à distance, sans le talonner. Des néons au rouge sanglant signalaient l’entrée des bouges ou bien coloriaient les slogans du Front de libération nationale, Ganamos la paz, peints sur les murs lépreux.
  
  Coplan vit une ruelle sur sa gauche, braqua et fonça, tel un ouragan, en cahotant et en délogeant les poubelles et leur armée de rats.
  
  Cette fois, il allait voir enfin le bout du tunnel, se réjouit-il. À l’extrémité de l’allée, il tourna à droite et freina sèchement tout en baissant la vitre. Il entendait le tintamarre des poubelles renversées. Celui qui le poursuivait n’avait pas abandonné la chasse. Quand Coplan vit ses phares, il passa la marche arrière et recula pour boucher la ruelle. À dessein il cala, sauta sur l’asphalte crevassée et se mit à courir.
  
  Deux filocheurs occupaient l’avant de la Toyota. Coplan ouvrit la portière côté passager et assena un violent coup de poing sur la tempe de l’homme qui s’effondra sur le tableau de bord. Devant cette suite d’événements, le conducteur voulut passer la marche arrière pour se désengager du piège dans lequel il était stupidement tombé. Sa tentative ne réussit qu’à moitié car Coplan avait plongé par-dessus le dos du passager. Servi par son poids et ses muscles, remis à neuf à Cercottes et à Quelern sous la haute direction du capitaine Delaval, il visa la pointe du menton. Comme électrocuté, le conducteur poussa un cri sourd avant de rejoindre son compagnon dans les brumes de l’inconscience.
  
  Coplan refit le tour de la voiture, les oreilles aux aguets. Il n’avait nulle crainte à avoir. Les alentours étaient calmes. Ombres fugitives, les rats réintégraient leurs poubelles, leurs premières frayeurs passées. Côté conducteur, Coplan confisqua les clés. Il s’apprêtait à fouiller l’homme plongé dans l’inconscience quand il vit un gamin dépenaillé émerger d’une poubelle dans la lueur des phares de la Toyota.
  
  — Tengo hambre(18).
  
  Il parlait un espagnol chantant. Sans mot dire, Coplan fouilla dans sa poche et lui tendit une grosse coupure.
  
  — Muchisimas gracias. No eres tacaño, pero stupido eres tu. Es un carro de tiras(19).
  
  Coplan sursauta. Il tendit la main vers la hanche et ses doigts palpèrent l’étui en cuir fauve. Le gosse devait avoir raison. Il n’eut guère le temps d’épiloguer. Dans un terrifiant miaulement de pneus martyrisés, gyrophare tournoyant en rouge et bleu, une autre Toyota stoppa à côté de la Nissan Stanza et deux hommes, en civil comme les premiers, bondirent, en position de crouch, leurs mains serrées sur la crosse d’impressionnants automatiques Beretta 92 F.
  
  Immédiatement, Coplan leva les mains en l’air. Dans ce pays ravagé si longtemps par la guerre civile, il eût été imprudent d’amorcer un quelconque mouvement de résistance. Ici était en vigueur le vieil adage : la morgue ou la vie. La plupart du temps, c’était tout simplement la morgue, solution brutale mais plus efficace.
  
  Coplan reçut l’ordre de s’allonger sur le sol nauséabond, les mains croisées sur la nuque. Il s’exécuta tandis que le gamin déguerpissait, courbé en deux par peur de recevoir une balle, vers le haut de la ruelle. À ce moment-là seulement, les deux hommes s’avancèrent. L’un des deux se pencha et menotta les poignets de Coplan. Quand ils découvrirent leurs collègues knockoutés, ils se jetèrent sur Coplan et le bourrèrent de coups de pied assassins. Il grimaça douloureusement mais ne s’autorisa aucun gémissement. Il tenait à sa fierté. Cette fois il fut également menotté aux chevilles. Après les hors-d’œuvre, le plat de résistance lorsque les deux policiers de la première Toyota retrouvèrent leurs esprits. Sous la volée de coups bas, il se demanda si ce n’était pas la morgue qu’on lui réservait. Il eut droit aussi à un échantillonnage varié des injures les plus obscènes que la fertile imagination latino-américaine produisait à un rythme prodigieux.
  
  Des volets claquèrent dans la ruelle. Sans doute des parents rétifs à l’apprentissage des rues par leur progéniture.
  
  Enfin le quatuor transporta Coplan sur la banquette arrière de la Nissan et l’un des policiers prit le volant, accompagné par un de ses collègues, calé en biais pour ne pas perdre de vue leur captif. Son haleine était empuantie par le mauvais alcool et ses remugles parvenaient jusqu’aux narines de Coplan qui frémissait de dégoût.
  
  Au Quartier général de la police, il fut remorqué jusqu’à une chambrette, relativement confortable, mais minuscule, au premier étage d’un bâtiment donnant sur l’arrière-cour. En passant, Coplan avait déchiffré l’inscription : Departamento de Seguridad Nacional/ Servicio de Anti Subvercion.
  
  On lui confisqua ses effets, ses papiers et son argent et, en échange, il lui fut remis un mauvais pyjama, propre mais lavé et relavé au point que Coplan déchira une jambe de pantalon quand il l’enfila. On lui remit aussi une trousse à pharmacie qui lui permit de soigner ses plaies.
  
  — Buenas noches, dit pour finir un de ses geôliers en arborant un air sinistre.
  
  Roué de coups comme il l’avait été, ses membres rompus et douloureux, le crâne en chamaille, Coplan s’endormit d’un sommeil profond.
  
  À son réveil, on lui servit un gobelet d’un excellent café. Après tout, le Salvador était un producteur apprécié. Peu après, on lui restitua ses Gitanes. Il fit un brin de toilette et, une heure plus tard, on lui rendit ses vêtements, ses papiers, son argent et le contenu de ses poches. Intérieurement, il se félicita de n’avoir pas été armé.
  
  Vers dix heures, on le conduisit dans le bureau d’un civil à l’air important. Dans son visage teint acajou, les yeux bleus très clairs éveillaient la curiosité. Une plaque dorée indiquait son grade et son nom. Comandante Luciano Gutierrez. D’un geste négligeant, il ordonna à Coplan de prendre place dans le fauteuil en cuir noir. Ensuite, il feuilleta les pages du passeport qui comportaient peu de visas d’entrée et de sortie, Coplan changeant d’identité après chaque mission. Pour accomplir cette dernière sous l’I.F. de Francis Chaplain, il n’avait guère visité que la Polynésie française et le Salvador.
  
  Le comandante referma le passeport et planta son regard clair dans celui de Coplan.
  
  — Señor Chaplain, depuis combien de temps connaissez-vous Martin Sverdloo ?
  
  — Depuis hier, répondit Coplan, impassible.
  
  L’autre fronça les sourcils.
  
  — Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré ?
  
  Coplan décida de raconter une partie de la vérité en jouant l’amoureux transi qui ne s’est pas remis d’une aventure de vacances. Les Latino-Américains étaient sensibles à tout ce qui était el amor, el gran amor, si possible de eternidad.
  
  Bien qu’il fût policier, Luciano Gutierrez n’en demeurait pas moins ouvert aux élans du cœur, et son visage se radoucit.
  
  — En somme, c’est votre rival.
  
  — Tout à fait.
  
  — Vous intéressez-vous à la politique ?
  
  — Non.
  
  — Savez-vous que Sverdloo est un dangereux défenseur des terroristes et des poseurs de bombes ? Il est complice des subversivos, ces forbans qui constamment cherchent à semer les germes de la révolution. Nous sortons de successives décennies de guerre civile et il nous est impossible de tolérer de tels agissements de la part d’un étranger même si, dans son pays, ses relations sont puissantes.
  
  — Vraiment, comandante, je ne suis pas concerné. Pour moi, il s’agit d’une simple rivalité amoureuse qui trouvera sa solution quand l’un ou l’autre se retirera de la compétition. J’espère que ce sera lui.
  
  — Seules les femmes décident, renvoya le Salvadorien d’un ton sentencieux. Bien, passons à autre chose. Quelque chose me chagrine dans votre comportement. Je veux bien admettre que, la nuit dernière, vous ignoriez avoir affaire à deux policiers qui vous suivaient parce que vous sortiez de la villa où réside Martin Sverdloo. Cependant, le soupçon m’a gagné quand mes subordonnés m’ont décrit avec quel talent vous les avez mis hors de combat. Sans arme, à poings nus. Face à des policiers expérimentés, rompus à la lutte anti-terroriste.
  
  — Je suis habitué à me battre contre des requins, expliqua Coplan avec calme.
  
  — Pardon ?
  
  — Je suis un fan de la pêche sous-marine dans les eaux du Pacifique qui, en certains endroits, regorgent de requins. J’en ai tué pas mal et, croyez-moi, ils sont bien plus dangereux que vos subordonnés. En quelque sorte, mes réflexes sont conditionnés. Il est vrai que, la nuit dernière, j’ai frappé vite et fort, croyant que j’avais affaire à des bandidos qui en voulaient à mon portefeuille et à ma Nissan Stanza. Maintenant, je regrette ma méprise.
  
  Le comandante hocha la tête avec compréhension.
  
  — Oublions cet incident, señor Chaplain. Combien de temps comptez-vous rester à San Salvador ?
  
  — Jusqu’à ce que j’ai regagné le cœur de ma bien-aimée. C’est mon but principal.
  
  Gutierrez se pinça l’arête du nez avant d’ébaucher un sourire enjôleur.
  
  — Vous me semblez de bonne foi. D’ailleurs, on assure que les Français sont les gens les moins menteurs du monde.
  
  — Vous nous flattez, comandante.
  
  Le Salvadorien le fixa dans le blanc des yeux.
  
  — Il est possible que vous soyez en mesure de me rendre un service.
  
  Intérieurement, Coplan grimaça. Cette entrée en matière lui déplaisait souverainement. Il n’y avait jamais rien de bon à attendre, dans un pays étranger, d’une collaboration avec la police, surtout quand il s’agissait d’un service spécialisé dans la répression politique.
  
  — Je ne sais si je suis qualifié, objecta-t-il.
  
  — Nous verrons bien. Vous allez profiter du bon vouloir de votre bien-aimée pour vous introduire chez elle et fouiller les affaires de Sverdloo. Un petit historique, d’abord. Cet avocat est venu ici défendre les intérêts d’un subversivo, un nommé Pablo Chacal…
  
  — Chacal ? releva Coplan.
  
  — Le bien-nommé. Cette charogne a fait sortir clandestinement de prison un message destiné à notre Américain. Nous souhaitons savoir ce qu’il contient.
  
  Gutierrez recula sur son fauteuil à roulettes et ouvrit un tiroir pour en sortir un Minox de petite taille, qu’il tendit à Coplan.
  
  — Le message est facile à repérer. Il date de huit jours. Par ailleurs, son en-tête porte les lettres CL pour clandestino, ce qui signifie que Chacal a fait sortir en fraude la lettre de prison, précaution qui devrait rassurer l’avocat sur l’authenticité de la teneur. Vous n’aurez aucun mal à exécuter la mission que je vous confie. Un simple déclic et vous aurez photographié le document. Le message est sans doute court. En prison, on n’écrit pas l’Iliade.
  
  — Je ne sais pas si je suis capable d’accomplir ce que vous me demandez là, batailla Coplan.
  
  — L’avenir seul nous le dira.
  
  — Et si je refuse ?
  
  Un sourire torve étira les lèvres du comandante.
  
  — Dans ce cas, les hommes que vous avez frappés au cours de votre équipée de la nuit dernière se verraient dans l’obligation de porter plainte contre vous, en pimentant leur récit des événements de quelques détails de leur cru, par exemple en précisant que vous portiez une arme à feu. À cause de la guerre civile qui a ravagé notre pays, les législateurs se sont montrés sévères à l’égard des détenteurs d’armes en infraction avec la loi. En outre, nos prisons n’ont rien de comparable avec les plages de sable blanc des atolls de Bora-Bora.
  
  Coplan comprit qu’il était piégé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Malgré les soins prodigués par le médecin de la police, malgré la douche alternativement glacée et brûlante, Coplan souffrait encore des contusions et des hématomes dont son corps était couvert.
  
  Il se séchait péniblement quand le téléphone sonna. Tout de suite, il reconnut la voix de Melody, une voix précipitée au débit rapide.
  
  — Mon chéri, je suis à l’aéroport. Je dois partir avec Martin. Je t’en supplie, attends-moi. Je serai de retour dans quinze jours. L’avion arrive, je te quitte, excuse-moi. Je t’aime.
  
  Coplan raccrocha, la tête pleine de questions. Quelque chose était arrivé. Quoi ? Il devinait que Melody se jouait de lui. Dans quel but ?
  
  Il s’habilla, en grimaçant quand le tissu râpait les points douloureux sur sa peau, et se fit monter du café noir. Il alluma une Gitane pour mieux réfléchir. Une seule solution s’imposait pour le moment. La cafetière vidée, il descendit au parking pour retrouver la Nissan Stanza récupérée par la police.
  
  À peine avait-il atteint l’Avenida Franklin Delano Roosevelt qu’une pluie torrentielle dégringola sur la capitale. Parvenu devant la villa de la Colonia San Francisco, il se hissa par-dessus le mur d’enceinte et atterrit dans une flaque de boue. En courant, il gagna l’auvent. Contre un des piliers, hors de portée de la pluie, il vit un bristol punaisé dans le bois.
  
  
  
  Je n’ai pas voulu te réveiller trop tôt. Je t’appellerai tout à l’heure. Si je ne pouvais te joindre, sache que je serai de retour dans quinze jours environ. Il n’est pas facile de se débarrasser de Martin. En tout cas, je suis profondément émue que tu sois venu me chercher, d’autant que je n’oublie pas Bora-Bora et ses heures extatiques en ta compagnie. Attends-moi. Après tout, quinze jours ce n’est pas long quand on aime. Cette fois, on ne se quittera plus.
  
  Melody
  
  
  
  Quinze jours, c’est le bout de l’éternité, grinça Coplan pour lui-même, puisque le pire, c’est l’incertitude.
  
  Il enfouit le bristol dans sa poche et inspecta les alentours. Les volets étaient clos. Sous la pluie battante, il se faufila jusqu’au barbecue et rafla une broche. De retour sous l’auvent, il se colla à la façade et s’appliqua à débloquer le volet le plus proche. Bientôt, ses gonds sautèrent. Ensuite, il fracassa la vitre avant de tourner l’espagnolette. Certes, son professionnalisme se révoltait contre cette méthode brutale, mais il n’avait aucun outil sous la main pour agir avec une plus grande subtilité. Après tout, se consola-t-il, l’effraction serait mise sur le compte de cambrioleurs, cette calamité qui gangrenait San Salvador depuis les journées agitées de la guérilla et de la contre-guérilla.
  
  Une fois dans les lieux, il resta confondu. En dehors des meubles, la demeure était vide de tout objet ou papier appartenant à ses derniers occupants. Pareille à une mise à sac mais sans désordre. Débarrassée de la moindre trace du passage de celle et de celui qui avaient accueilli ici même Coplan lors de sa visite.
  
  Si à Bora-Bora Melody avait délogé de la chasse d’eau un sac contenant de la drogue ou quelque autre marchandise clandestine, elle ne l’avait pas dissimulé dans une cache secrète. Coplan venait de s’en assurer. Quant au comandante Gutierrez, il en était pour ses frais. Martin Sverdloo n’avait pas laissé derrière lui la correspondance de Chacal.
  
  Comme de coutume dans ces régions subtropicales, les torrents de pluie cessèrent aussi brutalement qu’ils étaient apparus.
  
  En louvoyant entre les flaques boueuses, Coplan alla reposer la broche dans le barbecue, tout en réfléchissant. Alerter le comandante se révélerait probablement une initiative astucieuse car elle prouvait que Coplan collaborait sans arrière-pensée. Ainsi l’avenir serait-il ménagé.
  
  C’est en glissant la broche dans un cran de la crémaillère qu’il remarqua le gros tas de cendres. Melody et Sverdloo avaient brûlé des documents et des papiers, peut-être compromettants, supputa-t-il, car le barbecue était parfaitement propre quand il avait dégusté son Sundowner en compagnie de Melody.
  
  Il ressortit la broche et farfouilla dans le tas de cendres à l’aide de la pointe. Il y avait là un amoncellement qui faisait bien quinze centimètres d’épaisseur.
  
  Un débris de photographie, rescapé des flammes, était coincé contre une plaque latérale. Coplan le souleva avec d’infinies précautions et réprima sa surprise en voyant Melody en compagnie de Jacques Ivarcel. Certes le visage de la jeune femme était partiellement rongé par le feu, sur le côté gauche où l’oreille et une partie de la chevelure avaient disparu, mais elle était parfaitement reconnaissable. On distinguait même le scarabée en or qui, à l’extrémité de la chaîne, pendait entre ses seins opulents et qu’elle avait perdu dans le lagon de Bora-Bora. Elle et Coplan avaient plongé à de multiples reprises sans pouvoir le retrouver. Melody en avait conclu qu’un poisson l’avait emporté.
  
  — Les poissons raffolent de ce qui brille sous l’eau, avait-elle déclaré, fataliste. Nous ne le retrouverons jamais.
  
  Jacques Ivarcel souriait, détendu. Ses doigts effleuraient ceux de Melody. Ils étaient attablés dans un restaurant. Bougies dans un chandelier sur la nappe à carreaux rouges et blancs. Bouteille de vin pas encore débouchée. Ils levaient leur main libre vers le photographe. Verres à cocktail. Des cocktails très mousseux. Peut-être des Chi-Chis ?
  
  Comme à son habitude, très décontracté, le préfet. Hors cadre, homme de l’ombre, il n’appartenait pas à la D.G.S.E. mais œuvrait directement pour la présidence de la République en court-circuitant souvent les Services spéciaux français, ce qui mettait le Vieux en fureur. Fin diplomate, il avait obtenu de francs succès à l’écart des chancelleries. Grâce à lui, des otages français au Liban avaient été libérés. Ses efforts avaient abouti à l’extradition d’un célèbre terroriste international, responsable de la mort de policiers français à Paris. Récemment, il avait convaincu Alger de laisser s’envoler pour Marignane un avion d’Air France pris en otage par un commando intégriste. Sur la piste d’atterrissage, le G.I.G.N. avait réduit à l’impuissance les pirates de l’air.
  
  Coplan ne l’avait rencontré qu’une fois. Pour lui sauver la vie. Le préfet s’était fourré dans une sale affaire dans l’ex-Yougoslavie. Cette fois, la diplomatie parallèle ne payait plus et l’homme des causes perdues allait mourir sous les balles d’un peloton d’exécution formé d’irréguliers bosniaques. D’extrême justesse, Coplan l’avait exfiltré à la barbe des fusilleurs.
  
  — Cherchez donc une préfecture tranquille où il ne se passe jamais rien, à l’exception peut-être d’inondations, avait-il conseillé ironiquement.
  
  — C’est dans les préfectures où il ne se passe rien qu’on vous déverse des charretées de fumier et des tombereaux de purin devant la porte de votre bureau, avait répliqué Ivarcel qui ne manquait pas d’humour.
  
  Coplan réexamina le lambeau de cliché, noirci partiellement par les cendres brunes.
  
  Le Monsieur Bons Offices, ambassadeur de l’ultime recours, était connu pour être un homme à femmes. Avait-il couché avec Melody ? Quelle importance, finalement ? Seule sautait aux yeux l’implication de l’Américaine. Sans oublier la stupéfiante coïncidence qui autorisait les supputations les plus débridées, dont Coplan n’était pas avare.
  
  Il alla au bar. Là, du moins, personne ne s’était avisé d’emporter les bouteilles et les verres. L’esprit un peu distrait, il se confectionna un Sundowner.
  
  Quand il porta le verre à ses lèvres, il s’interrogea : au fait, depuis combien de temps Jacques Ivarcel était-il mort si brutalement ?
  
  Il alluma une Gitane et décida de téléphoner au comandante Gutierrez.
  
  Quand ce dernier arriva avec ses hommes, il esquissa un sourire ravi devant le volet aux gonds disjoints et devant la vitre fracturée.
  
  — Vous avez des ressources, señor Chaplain. C’est bien, j’aime les hommes que ne rebutent pas les difficultés, qui prennent les choses en main et font preuve d’initiative. Ainsi, à part les meubles, la maison est vide et vous n’avez pas trouvé ce que je cherche ?
  
  — Non.
  
  — Allons voir.
  
  Lorsque le comandante ressortit avec ses hommes, il ébaucha un sourire hypocrite.
  
  — Naturellement, vous ne voyez aucune objection à ce que nous vous fouillions, señor Chaplain ?
  
  — C’est votre privilège, señor comandante.
  
  Le bristol et le lambeau de photographie étaient déjà cachés et Coplan n’éprouvait aucune crainte à cet égard.
  
  Gutierrez se révéla satisfait.
  
  — C’est bien, vous avez joué le jeu. Je vous en félicite. Si je me fie à ce coup de téléphone de l’élue de votre cœur, ils seront de retour dans une quinzaine ?
  
  — C’était l’essentiel de notre conversation, en effet.
  
  Le comandante toussota.
  
  — Je fonde de grands espoirs sur vos retrouvailles, d’autant que votre rôle sera identique.
  
  — Identique ?
  
  — Sverdloo rapportera forcément le dossier de son client. À ce moment, il vous faudra dérober le document. À mon avis, ce sera encore plus facile que de mettre un panier au basket. De mon côté, je me charge de faire remplacer cette vitre et réparer les gonds du volet. À bientôt, señor Chaplain et, encore une fois, félicitations.
  
  Gutierrez et son équipe quittèrent les lieux, imité par Coplan. De retour au Camino Real, il réserva une place pour le lendemain à destination de Mexico-City sur la COPA, la Compañia Panamena de Aviacion, qui desservait l’Amérique centrale et certaines villes des États-Unis et de l’Amérique du Sud.
  
  Le jour suivant, il laissa la moitié de ses bagages à l’hôtel ainsi que la Nissan Stanza et emprunta un taxi pour se rendre à l’aéroport. Cependant, quand il présenta son passeport au contrôle de police et d’immigration, il eut la surprise de le voir confisqué.
  
  — Venez par ici, invita le fonctionnaire en éteignant son ordinateur.
  
  Conduit dans un bureau, il comprit que l’on alertait le comandante Gutierrez. Une demi-heure plus tard, trois policiers vinrent le chercher.
  
  — Je trouve discourtois à mon égard de ne pas tenir votre promesse et tenter de vous enfuir, gourmanda Gutierrez, l’œil fourbe, quand il fut introduit dans son bureau.
  
  — Mon intention est de revenir.
  
  — Je préfère que vous restiez. Pour le moment, je conserve votre passeport.
  
  Sans protester outre mesure, Coplan repartit pour le Camino Real. Il ne s’avouait pas vaincu pour autant. Sa seule idée présentement, sortir du Salvador pour retourner à Paris consulter le dossier relatif à la mort brutale de Jacques Ivarcel. Dans l’intervalle, il avait fait l’emplette de cartes géographiques du pays.
  
  — Vous aurez droit à une junkettida(20), avait précisé le comandante. Nous paierons votre séjour forcé.
  
  Il se moquait éperdument de cette prise en charge. Il annula son vol sur la COPA, étudia les cartes et téléphona à Bill Echnader au Costa-Rica. L’Américain écouta attentivement car la conversation se déroulait à mots couverts, en une sorte de langage codé que le pilote, en raison de son passé d’aventurier, comprenait parfaitement. Quand Coplan eut terminé ses explications et donné ses directives, Bill Echnader fixa son prix.
  
  — Prohibitif, renâcla Coplan.
  
  — Nous vivons dans une année inflationniste, rigola l’Américain.
  
  — Comme d’habitude, règlement par virement bancaire aux Îles Caïman dans un délai de huit jours ?
  
  — Bien sûr. J’ai confiance.
  
  Coplan raccrocha, satisfait. Au Costa-Rica, dans cette république libérale, cherchant à aguicher les touristes, on ne risquait pas de le tracasser pour un visa d’entrée absent de son passeport.
  
  Il rangea les cartes géographiques, quitta l’hôtel pour se rendre à l’ambassade de France où il demanda à l’attaché militaire de lui faire établir un passeport au même nom. Il lui fournit les photographies d’identité et, enfin, lui expliqua où ce nouveau passeport devait être placé. En effet, s’il était suivi et à nouveau fouillé, il ne tenait nullement à ce que le comandante mette la main sur le document.
  
  — Ce sera fait comme vous le souhaitez, assura l’attaché militaire, un lieutenant-colonel qui, pendant sept ans, avait servi à la D.G.S.E. et se gardait bien de poser d’indiscrètes questions.
  
  Il prit congé, laissa la Nissan Stanza au parking d’Avis dans l’Avenida 25 Norte, emprunta un taxi pour faire du tourisme, abandonna celui-ci et baguenauda sur la Plazza Barrios, bordée par un Palais National austère dont la porte était encadrée tristement par les statues d’Isabelle la Catholique et de Christophe Colomb. En réalité, San Salvador avait peu à offrir au visiteur. Plus tard, il fit un tour au Musée National David Guzman et s’extasia sur les magnifiques céramiques peintes par les Indiens Chichimèques. Le soir, il dîna au Coche Rojo dans la Calle Santa Tecla et rentra au Camino Real pour se coucher tôt après un compte rendu au Vieux.
  
  Le jour suivant, il laissa la Nissan Stanza dans un parking public de la Calle 5 de Noviembre, prit un bus numéro 12 pour se rendre au parc Balboa d’où l’on avait vue sur le splendide lac Llopango et sur le volcan qui avait détruit San Salvador cent quarante-deux ans plus tôt. Toute la journée, il flâna entre les statues au caractère insolite, puis gagna la Puerta de los Diablos où, si l’on en croyait la légende locale, Satan et ses suppôts seraient apparus au moment où le volcan avait fait éruption. Un trident à la main, couverts de lave incandescente, leurs lèvres crachant des flammes, ils auraient pourchassé les innocents habitants de la ville. On se montrait même les blocs de pierre dans lesquels leurs pieds fourchus s’étaient imprimés.
  
  Le soir, Coplan dîna au Ritz Continental et, son repas achevé, se rendit au Sexualmente. Au cours de ses pérégrinations de la veille et de la journée, il avait remarqué qu’il était suivi, sans que, cependant, cette surveillance soit pesante. Ses suiveurs s’y prenaient plutôt de façon lâche et élastique.
  
  La salle du cabaret était bourrée à craquer et c’était tout à fait ce que cherchait Coplan. Au Sexualmente, voué au culte du strip-tease, s’exhibaient des filles aux noms de guerre humoristico-graveleux, des Touttnue Soumonslip, des Plastica Dynamite ou des Erotika von Kukufess. Cette dernière étant justement la vedette du spectacle.
  
  Grâce à un phénoménal pourboire, Coplan obtint une table, près de la scène, qu’il partageait avec deux Honduriens aux yeux exorbités à la vue de cette chair fraîche.
  
  Coplan commanda un cuba libre et attendit patiemment que se déroule le spectacle. À l’arrivée d’Erotika von Kukufess, la salle se déchaîna.
  
  Elle avançait d’un pas saccadé, en faisant claquer le talon de ses bottes cirées qui arrachaient aux spotlights des étincelles de lumière. Ses jambes se levaient haut pour imiter le pas de l’oie à la prussienne et pour montrer qu’elle était totalement nue sous la veste noire de S.S. Aux revers étincelaient les urnes argentées. Au milieu de la scène, elle s’arrêta avant de procéder à un quart de tour raide et rigide. Et salua à l’hitlérienne.
  
  La salle applaudit. Bien entendu, pensa Coplan, ces Latino-Américains avaient été préservés des horreurs nazies et ils réagissaient avec inconscience.
  
  La casquette était repoussée vers l’arrière du crâne et penchait vers la gauche, ce qui accentuait l’air canaille du visage outrancièrement fardé et de la chevelure blonde coupée à la garçonne. Si les yeux clairs demeuraient froids et énigmatiques, les lèvres écarlates ressemblaient à un gros coquelicot esseulé dans un champ de blé.
  
  Un tabouret glissa sur un rail et vint s’arrêter juste derrière ses mollets. Elle s’assit, cuisses écartées, et s’attaqua à la première botte que, pour les besoins de la cause, on avait équipé d’une fermeture Éclair sur l’arrière. Elle agita le pied et expédia la chaussure vers une table. Un gros homme au visage en sueur s’en empara comme d’un trésor et la serra sur son cœur et sur son chéquier, envié par le reste de l’assistance.
  
  Coplan vida la moitié de son cuba libre au goût plus que fadasse.
  
  La seconde botte fut cueillie au vol par un géant blond, au visage empourpré et à la bedaine gonflée.
  
  Coplan claqua des doigts à l’intention du serveur.
  
  — Ce cuba libre est dégueulasse. Débarrassez-m’en et apportez-moi une bouteille de champagne dans un seau à glace. Je la déboucherai moi-même.
  
  Le Salvadorien s’inclina avec respect.
  
  — Tout de suite, señor.
  
  Avec des gestes lents, calculés, mécaniques, Erotika entreprenait à présent de déboutonner sa tunique. La salle retenait son souffle. C’est à peine si on entendait le cliquetis des verres contre les bouteilles. Un bouton, puis deux. À pas précautionneux, le serveur apporta le seau à glace, la coupe et la bouteille avant de s’esquiver. Les deux Honduriens ne remarquèrent même pas le geste.
  
  La musique pré-enregistrée marquait le tempo de Lily Marlene. Une tablée d’hommes d’affaires allemands reprit le refrain : Wie einst Lily Marlene, Wie einst, Lily Marlene.
  
  Lorsque le dernier bouton libéra la veste noire, Erotika se trémoussa avant d’écarter insensiblement les pans de la tunique et, peu à peu, la pointe des seins s’infiltra à travers l’ouverture. Une salve d’applaudissements crépita pendant que Coplan déposait plusieurs grosses coupures sous le seau à glace pour régler ses consommations.
  
  Lorsque l’effeuilleuse retroussa les manches en bombant le torse pour offrir à l’assistance l’orgueil de ses seins, une ovation s’enfla dans la salle. Coplan se leva et sortit la bouteille de son seau. Tout en la débouchant, il sauta sur sa chaise et, de là, rebondit sur la scène. Quand le bouchon sauta, un long jet mousseux s’éjacula sur les seins d’Erotika. Coplan l’aspergea de champagne pendant que la salle rugissait de plaisir et que la jeune femme tentait de s’échapper. Il posa la bouteille, empoigna la strip-teaseuse et la précipita dans les bras du géant blond qui tendait les bras.
  
  Immédiatement, ce fut la ruée, tandis qu’éclatait un beau charivari. Les gens se levaient, se bousculaient, renversaient les tables. Chacun voulait toucher une parcelle de chair nue ainsi offerte à la convoitise des mains libidineuses. Jaloux du succès qu’il venait de remporter, ses rivaux, furieux, commençaient déjà à cogner sur le géant blond.
  
  Coplan ne demanda pas son reste. Profitant du tohu-bohu qu’il avait créé, il dédaigna la mêlée et fonça vers les coulisses.
  
  Une minute plus tard, il était dehors et courait vers l’emplacement où il avait parqué la Nissan. Sous le capot, il dénicha la grosse enveloppe en papier kraft contenant son nouveau passeport et ne perdit pas de temps pour démarrer.
  
  Son stratagème avait réussi. Hasta la vista, señor comandante.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Coplan approchait du volcan de San Miguel aux éruptions soudaines et brutales. La route cahotait désespérément et les phares dansaient une sarabande infernale à travers l’entrelacs de broussailles.
  
  Pas un barrage policier sur la Carretera 2 del Littoral, se réjouit-il. Question communications, la police salvadorienne n’était guère affûtée. Sans doute s’était-elle contentée d’alerter les postes-frontières.
  
  Enfin, il atteignit la piste d’atterrissage construite en deçà de l’ultime coulée de lave, à cinq kilomètres plus bas, là où s’arrêtaient les plantations de canne à sucre ou de coton. L’équipe technique de la C.I.A. avait pris des risques. Après tout, qui pouvait garantir que la coulée de lave, un jour, ne descendrait pas à moindre altitude ?
  
  En tout cas, les guerilleros avaient essuyé des pertes sévères dès que la piste avait été mise en service. Dans certains villages, on fleurissait encore leurs tombes dénudées.
  
  À l’heure dite, il disposa ses torches électriques à la durée de vie de cent cinquante minutes. Dix minutes plus tard, le Cherokee atterrit. Coplan courut et se hissa à l’intérieur. Au Costa-Rica, il enverrait un chèque et indiquerait à Avis où récupérer la Nissan dont il avait emporté les clés.
  
  — Hi, fit sobrement Bill Echnader qui était d’un naturel peu loquace et s’empressa de redécoller.
  
  L’Américain transportait clandestinement des chargements de drogue ou d’armes. Comme disait le Vieux, on ne fait pas de l’espionnage avec des enfants de chœur. Un temps, Bill avait travaillé pour la C.I.A. sans, pour autant, insister outre mesure, trop indépendant, trop tête brûlée, pour se soumettre à la discipline de Langley.
  
  Sa base d’opérations était Aviacion, une agglomération située près de Puntarenas au Costa-Rica, peuplée de retraités pour la plupart américains dont l’unique passion dans la vie était l’aviation en amateurs. Aviacion offrait la particularité de présenter de larges avenues à quatre voies, deux pour les voitures, deux pour les avions afin qu’ils puissent prendre leur envol. En dehors de Cameron Park en Californie, c’était la seule ville au monde où régnait une telle situation. Dans cet univers de fous du manche à balai, Bill Echnader était comme un poisson dans l’eau.
  
  À la vitesse de 260 km/heure le Cherokee fonçait sud-est vers la baie de la Union. Il passa entre les îles de Conchagüita et de Meanguera, survola le golfe de Fonseca et piqua vers l’océan pour éviter les côtes du Honduras et du Nicaragua. La distance à parcourir était relativement faible. 500 kilomètres, compte tenu du détour par le Pacifique. Tâche facile pour ce Cherokee PA 28-235 Piper dont le rayon d’action approchait les 1 300 kilomètres. Dans l’argot des aviateurs américains, c’était une affaire facile, just a milk-run, comme disait Echnader, c’est-à-dire, une giclée de lait.
  
  Quand, enfin, ils atterrirent à Aviacion, le pilote exhala un soupir.
  
  — Si on allait se taper un bon coup de bourbon ? Rien de tel que l’altitude pour sonner soif sauf, peut-être, une séance de tringlette.
  
  — Morale, rigola Coplan, éviter les deux en même temps.
  
  *
  
  * *
  
  — Monsieur Hulot n’a rien à voir avec ces vacances-là, s’enflamma le commissaire divisionnaire Tourain. Voici quatre mois, Jacques Ivarcel prend des vacances au Panama durant trois semaines, comme vous Coplan à Bora-Bora un mois plus tard. Durant deux semaines, il disparaît, personne ne sait où. Il réapparaît à San Carlos au Panama. Pas pour longtemps. Un beau matin, sur la plage d’El Palmar, il revient d’une longue baignade, déploie sa serviette de bain pour s’allonger et se rôtir au soleil et vlan, il s’effondre. Crise cardiaque, diagnostiquent les médecins panaméens. On rapatrie son corps et l’affaire est enterrée. Comme lui. Et voilà que vous, Coplan, tombez sur la femme qui l’accompagnait en ses derniers instants et a joué la fille de l’air, la même avec qui vous avez poursuivi une délectable aventure à Bora-Bora.
  
  — Coïncidence étrange, interjeta le Vieux.
  
  — De quoi s’occupait Ivarcel quand il a pris ses vacances ? questionna Coplan.
  
  — De rien, répondit le Vieux. On allait lui donner un poste dans la très haute administration en récompense de ses éminents services. Belle promotion à son âge.
  
  — Un plan de carrière brisé trop tôt sur une plage panaméenne, commenta Coplan.
  
  — Il y a eu complot, conclut le Vieux. Contre vous et lui. Cette Melody, ou quel que soit son vrai nom, est l’agent liquidateur. Il nous la faut.
  
  — Cette garce vous a piégés l’un et l’autre, renchérit Tourain. La seule chose qui ait joué en votre faveur, mon cher Coplan, c’est votre robuste constitution. Sans votre formidable entraînement physique, vous seriez cuit et, à tour de rôle, nous irions déposer des fleurs sur votre sépulture. À un ami très cher, nos regrets éternels.
  
  Coplan n’écoutait plus. Un souvenir venait de le frapper qu’il tentait de ressusciter, de reconstituer dans son intégralité. Pour le moment, il ne tenait que des bouts effilochés. L’effort était si intense que les veines de son cou se gonflaient et qu’il en pâlissait tandis que des filets de sueur humectaient son front et ses joues. Le Vieux et Tourain s’en aperçurent et s’inquiétèrent.
  
  — Que vous arrive-t-il ? fit le premier. Vous n’allez pas nous refaire le coup du restaurant et tomber dans le coma ? rugit le premier.
  
  Tourain tâta la main de Coplan et se rassura.
  
  — Pas de fièvre.
  
  — Laissez-moi, s’impatienta Coplan. Je reconstruis un incident.
  
  — Lequel ? voulut savoir le Vieux.
  
  Coplan revoyait la scène. Après le départ de Bangkok, dans l’Eastern & Oriental Express, il avait traîné au bar avant de regagner sa cabine. L’hôtesse malaise, qui se dénommait Kayumanis, avait défait l’un des deux lits et arrangeait des orchidées dans un vase. Sur sa demande, elle lui avait confectionné un Sundowner et l’avait gratifié d’un cours sommaire sur les Yang et les Yin. Il n’avait pas répondu à ses avances et elle s’était esquivée avec, sur les lèvres, ce sourire mi-figue mi-raisin, typique des Asiatiques qui sont dépitées.
  
  À Butterworth, Karine Limeuil était montée. Elle lui avait remis l’enveloppe scellée et cachetée. Il se souvenait de ses paroles.
  
  — Prends-en grand soin, c’est de la dynamite. Tu comprends pourquoi on cherche à m’effacer. Crois-moi, ne tire pas ta flemme à Singapour. Décambute au plus vite. Au fait, qu’est-ce que c’est que cette odeur dégueulasse ?
  
  Elle avait marché jusqu’au vase et s’était penchée sur les orchidées.
  
  — Elles sont pourries, ces putains de fleurs !
  
  — Tu crois ? avait-il fait, plus que sceptique tant la qualité du service à bord du train était exceptionnelle.
  
  Elle les avait examinées de près.
  
  — Pourtant non.
  
  — Tu vois bien, avait-il triomphé. Tu deviens parano parce que tu as passé trop de temps dans l’ombre. Je crois que ça te fera le plus grand bien de rentrer du froid.
  
  — C’est probablement l’eau, s’était-elle exclamée. Elle a une odeur de chiottes, comme si on avait foutu quelque chose dedans.
  
  Sans ambages, elle avait baissé la vitre et jeté sur le ballast le vase, l’eau et les orchidées.
  
  Karine était descendue à Kuala-Lumpur et personne ne l’avait plus jamais revue. Avait-on tenté de les tuer, elle et Coplan ? Mais par quel moyen ? Des émanations empoisonnées ?
  
  — Lequel ? insistait le Vieux.
  
  Coplan raconta l’épisode en écartant ce que Tourain n’avait nul besoin de savoir.
  
  — Procédez à un aller et retour rapide à Bangkok, conseilla le Vieux. Moi je m’arrange pour vous ménager les appuis indispensables là-bas. Au retour, étudiez le dossier Ivarcel et retournez en Amérique centrale pour que Melody vous recontacte.
  
  — Si elle le fait, commenta Tourain d’un ton chagrin.
  
  *
  
  * *
  
  Tiré à quatre épingles, M. Tan Chin Hoat portait beau. Bien qu’occupant un poste important à la compagnie gérant l’Eastern & Oriental Express, il paraissait si jeune que Coplan se demanda s’il était frais émoulu de l’université. Cérémonieusement et avec la plus parfaite urbanité, il introduisit son visiteur dans son bureau. Ces égards étaient dus à l’intervention de l’attaché militaire de l’ambassade de France alerté par le Vieux.
  
  Le bureau était fonctionnel, tout juste agrémenté de photographies représentant les grands voyageurs, d’André Malraux à Somerset Maugham, fascinés par les charmes incomparables de l’Asie que l’Eastern & Oriental Express cherchait à promouvoir à travers ses croisières.
  
  Assis dans un confortable fauteuil, Coplan exposa les motifs de sa venue. Tan Chin Hoat inclina la tête avec compréhension.
  
  — Vous recherchez cette Kayumanis dont le nom propre est Ylang. Ne soyez pas étonné, M. Chaplain, je gère tout le personnel de la société et j’attache une importance particulière aux hôtesses, qui sont au nombre de trente, et assurent le service à bord de notre train. Voyons si vous la reconnaissez.
  
  Le Sino-Thaïlandais délogea un gros album d’une étagère et le présenta à son visiteur.
  
  — Je vous en prie, feuilletez-le et dites-moi si vous la retrouvez.
  
  Coplan s’exécuta et ne découvrit pas Kayumanis Ylang. Quand il referma l’album, Tan Chin Hoat esquissa un mince sourire et ouvrit un tiroir pour en extraire plusieurs photographies qu’il tendit à Coplan. Tout de suite, ce dernier reconnut la belle Malaysienne.
  
  — C’est elle.
  
  — Laissez-moi vous raconter un épisode insolite, M. Chaplain. Une de nos hôtesses, Trisha Vilasakul, a mystérieusement disparu. Il me fallait la remplacer. Tâche ardue car notre pays ne dispose guère de personnel féminin qualifié dans ce domaine. Il nous faut former ces filles. Or, voilà que se présente une Malaysienne qui répond à mes critères. Je l’engage. Elle s’appelle Kayumanis Ylang, celle que vous recherchez. Elle disparaît à son tour.
  
  — À quelle date ?
  
  Tan Chin Hoat consulta une fiche et livra le renseignement. Deux jours après sa rencontre avec Coplan, conclut ce dernier qui avait feuilleté son agenda de poche. Suspect.
  
  — Et vous n’avez plus eu de nouvelles ?
  
  — Non. Très étrange si on relie cette disparition à celle de Trisha Vilasakul.
  
  — Elle n’a jamais été retrouvée ?
  
  — Non.
  
  — Qu’en pense la police ?
  
  — Elle a inscrit ces deux femmes sur sa liste des personnes disparues jusqu’à plus ample informé puisque, pour le moment, n’est constaté ni crime ni délit. Par ailleurs, nous souffrons dans ce pays d’un mal endémique. La corruption. De ce fait, la police ne bouge que si elle est incitée à le faire. Or, le frère de Trisha Vilasakul, un certain Choong, se désintéresse du sort de sa sœur. Quant à Kayumanis Ylang, qui peut jurer qu’elle n’a pas tout simplement regagné son pays natal ?
  
  — Ce Choong, où puis-je le trouver ?
  
  — Dans un endroit mal famé.
  
  — Vraiment ? Lequel ?
  
  — Il a bénéficié d’une fortune soudaine. Une grosse rentrée d’argent. Auparavant, il racolait sur le trottoir de Patpong Road. Maintenant, il a acheté un bar dans cette artère et ne se livre qu’épisodiquement à la prostitution. Sa clientèle est évidemment composée de travestis.
  
  — Comment s’appelle ce bar ?
  
  — Le Blue Gardenia.
  
  Grand amateur de ciné-clubs, Coplan se rappela le titre d’un grand film de Fritz Lang qui portait ce nom très série noire.
  
  — Pourrais-je avoir un double de chacune de ces deux photographies montrant vos disparues ?
  
  Sans un mot, le Sino-Thaïlandais lui tendit les clichés. Quand Coplan se confondit en remerciements avec effusion, Tan Chin Hoat se leva pour le reconduire à la porte tout en dissimulant mal sa curiosité, dont la manifestation aurait été follement discourtoise selon les critères de l’âme asiatique. Coplan le sentit et prit les devants :
  
  — C’est une affaire d’assassinat qui m’amène à Bangkok, cher monsieur Tan Chin Hoat, et l’une ou l’autre de ces deux filles pourrait être impliquée.
  
  Son interlocuteur demeura parfaitement impassible.
  
  — Oh, vraiment ? se contenta-t-il de dire.
  
  Dans Surawong Road, Coplan marcha à pied jusqu’à l’ambassade de France dans New Road et sollicita un entretien avec l’attaché militaire. Comme celui du San Salvador, ce dernier était aussi un ancien de la D.G.S.E. Il ne posa pas de questions superflues quand Coplan exposa sa requête :
  
  — Il me faut pour aujourd’hui une maison discrète.
  
  L’autre réfléchit, gratta son menton glabre et, finalement, lâcha :
  
  — J’ai ce qu’il vous faut. Une petite maison coquette dans laquelle je donne souvent rendez-vous à mes informateurs. Rien de luxueux évidemment.
  
  — Je m’en moque.
  
  — Elle se trouve dans le secteur de Din Daeng, au nord de la ville, pas très loin de la route qui mène à l’aéroport de Don Muang. Très exactement dans Prachasong Khro Road.
  
  L’officier griffonna l’adresse exacte sur une feuille de papier.
  
  — Voici les clés.
  
  Coplan ressortit de l’ambassade et regagna son hôtel, le Shangri-la, qui se logeait aussi dans New Road. Au comptoir, il loua une Nissan Stanza, bien qu’il fût déconseillé de conduire à Bangkok où les dantesques embouteillages duraient des heures. Cette fourmilière motorisée qui s’étouffait dans un nuage de gaz d’échappements était le dernier endroit au monde où il fallait s’installer derrière un volant.
  
  Cependant, Coplan nourrissait sa petite idée sur la question. Quand elle lui fut livrée, il laissa la Nissan au parking souterrain. Dans la galerie marchande de l’hôtel, il acheta deux havanes Dunhill-Estupendo dans leur étui métallique et repartit. Sur Silom Road, la circulation était démentielle. Il marcha jusqu’à un supermarché, obliqua vers la section outillage et fit l’acquisition d’un couteau multi-lames. Il revint sur ses pas, traversa New Road et descendit sur la berge de la rivière Chao Phraya qui zigzaguait au cœur de la capitale. Là, un petit peuple de marchands guettait les touristes séduits par le pittoresque des marchés flottants ou ambulants.
  
  À un vieux Thaïlandais édenté par l’abus du betel, il acheta deux souris blanches au pelage tacheté de roux qu’il fit enfermer dans une cage. Il retourna déposer ses emplettes dans le coffre de la Stanza. Ceci fait, il remonta à la galerie marchande et entra dans une boutique de produits de beauté où il acheta un flacon d’eau de toilette Fidji, du mascara, de l’eye-liner, du fond de teint, du rose à joues et du rouge à lèvres. Il emporta le tout dans sa chambre. Il était presque midi. Dans Sathon Nua Road, il choisit son restaurant thaï favori et se régala d’un kai ho bai toei, un poulet frit servi dans des feuilles de manguier, et d’un khanomchan, un dessert fait d’une crème au lait de noix de coco.
  
  À cause du décalage horaire consécutif à son long voyage, il était fatigué. Aussi alla-t-il se reposer au Shangri-la.
  
  Le soir venu, quand la circulation se fut éclaircie, il prit la Nissan et se rendit à Patpong Road, le secteur chaud de la ville. Au préalable, dans sa chambre, il avait passé deux bonnes heures, car il était profane en la matière, à se maquiller à l’aide des produits achetés dans la boutique de la galerie marchande. Peu habile dans ce domaine, il abusait de l’eye-liner ou du rose à joues, son fond de teint ressemblait à un masque en plâtre, le rouge à lèvres débordait sur le menton. Il avait dû se démaquiller et recommencer plusieurs fois.
  
  Enfin satisfait, il avait préféré gagner le parking souterrain à la dérobée, par l’escalier de service, afin de ne pas être remarqué et devenir l’objet de lazzis et de quolibets.
  
  Une pareille mésaventure ne risquait pas de lui arriver à Patpong Road. Bien au contraire.
  
  — Tu viens, ma chouchoute ? lui susurraient les travestis en tentant d’accrocher sa main. Je te ferai le Grand Spécial Bangkok.
  
  Ayant garé la Nissan le long du trottoir, il ignora leurs avances graveleuses. Le Blue Gardenia se dressait à cent mètres. Il marcha à pas pressés et entra. Sous un éclairage tamisé, un bar courait le long du mur de droite, tapissé d’une série de glaces, devant lesquelles s’alignaient verres et bouteilles.
  
  Les conversations s’arrêtèrent, pendant que les travestis jaugeaient la silhouette athlétique, outrancièrement fardée, plantée près de la porte. Il y eut des chuchotements et des petits rires gloussés. Coplan repéra un tabouret libre, s’y percha et fixa le barman aux yeux tamisés, à la lippe blasée, aux dents gâtées.
  
  — Où est Choong ?
  
  Le Thaïlandais parut surpris et s’anima.
  
  — Vous cherchez Choong ?
  
  — Lui seul. Personne d’autre ne m’intéresse.
  
  Des exclamations offusquées fusèrent. Le barman clignota ses yeux bridés, s’empara d’un téléphone et parla avec quelque réticence, d’un ton nasillard. Il raccrocha et se tourna vers Coplan.
  
  — Il arrive. Que puis-je vous servir ?
  
  — Une bière.
  
  Choong fit bientôt son apparition. Il se déhanchait en descendant l’escalier qui tirebouchonnait jusqu’au milieu de la salle.
  
  C’était un poussah avec de petits yeux bouffis de graisse et une lèvre pendante. Sur un pantalon écarlate, il portait une chemise brodée d’où émergeaient des flots de dentelle dans le col et aux poignets. Sur le nombril descendait une grosse chaîne en or qui retenait une dent de sanglier.
  
  Il avança jusqu’à Coplan et tendit une main moite et molle.
  
  — Je suis Choong.
  
  Coplan parvint à plaquer sur ses lèvres un sourire ravi.
  
  — Mon nom est Fred. J’ai beaucoup entendu parler de toi par un ami. Il paraît que tu possèdes des talents exceptionnels. Dans ta partie, tu es le meilleur de Bangkok. Je suis venu spécialement pour toi.
  
  L’autre parut flatté. Néanmoins, son regard se fit cupide.
  
  — Je n’exerce plus. Du moins, plus souvent.
  
  Coplan balaya l’objection d’un geste dédaigneux de la main.
  
  — Ton prix sera le mien.
  
  — Vingt mille baht ?
  
  Mille dollars ! Il n’y allait pas de main morte, l’obèse aux traits vicieux !
  
  — D’accord pour vingt mille baht.
  
  — En dollars US.
  
  Coplan régla sa bière sans l’avoir touchée. Autour de lui, les travestis froufroutaient. La transaction avait allumé sur les traits vieillissants des plus âgés, sur leurs pommettes poudrées, une avidité malsaine et une jalousie féroce qui tiraient leurs lèvres peintes en rouge agressif.
  
  — Où va-t-on ? questionna Choong.
  
  — Chez moi.
  
  — Où ?
  
  — Quelque part dans Din Daeng.
  
  Quand il eut pris place dans la Nissan, Choong demanda :
  
  — Qui c’est, ton ami qui m’a recommandé à toi ?
  
  — Un Américain nommé Frank. Il était follement amoureux de toi. Tu te souviens ?
  
  Le Thaïlandais plissa sa lèvre pendante. L’affaire lui paraissait suspecte mais mille dollars étaient bons à prendre.
  
  — Non, répondit-il. Mais j’ai connu tellement d’Américains, et tous amoureux de moi ! ajouta-t-il avec forfanterie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  — C’est pas terrible, l’ameublement, déclara avec une moue de réprobation Choong en découvrant l’intérieur de la maison de Prachasong Khro Road prêtée par l’attaché militaire. Au fait, mon chéri, on règle tout de suite la question fric pour ne plus avoir à en parler ?
  
  Pour toute rétribution, il reçut un violent direct à la tempe qui le knockouta. Coplan lui arracha ses vêtements, déchira la chemise brodée, écarta les dentelles et entreprit de lui entraver les membres. Ceci fait, il alla se démaquiller. Il ne supportait plus de ressembler à une racoleuse de trottoir. Maintenant, il était temps de revenir à son état normal.
  
  Quand Choong se réveilla, il marqua son étonnement devant le visage métamorphosé qui se penchait sur lui. Comme il était nu, il crut que son client en tenait pour le sadomasochisme et allait simuler un viol.
  
  — Mes mille dollars ? grinça-t-il.
  
  — Où est ta sœur Trisha ? contra Coplan.
  
  Le Thaïlandais tenta de secouer ses liens.
  
  — Qui es-tu ? hoqueta-t-il.
  
  — Je ne m’intéresse qu’à ta sœur. Dis-moi où elle est, je te délivre et te remets ton argent.
  
  — J’ignore où elle est.
  
  — Comme tu voudras.
  
  Coplan ressortit et ouvrit le coffre de la Nissan pour en sortir la cage à souris, le couteau multi-lames et les havanes Dunhill-Estupendo. De retour dans la maison, sous l’œil suffoqué de Choong, il retira les cigares de leur étui et perça des petits trous dans cette armature. Dans l’un d’eux, il poussa une des souris, l’arrière-train vers le fond. Le rongeur protestait et couinait. Cette manœuvre terminée, il plaqua violemment le tube sur le nombril de Choong qui se débattit.
  
  — Eh, tu es cinglé ou quoi ? Ton cinéma, il va te servir à quoi ?
  
  Coplan enveloppa sa main dans un gros mouchoir, fit claquer son briquet et chauffa le tube sans relâcher sa prise. Affolé, l’animal n’avait plus qu’une ressource, s’échapper vers la seule issue qui lui était offerte, c’est-à-dire le trou du nombril. Terrorisé par cette chaleur qui grandissait, il se mit à mordre et à ronger cette chair qui l’empêchait de progresser et d’échapper au piège.
  
  Choong hurla.
  
  — Où est ta sœur Trisha ? répéta Coplan qui maintenait ferme l’étui sur le nombril, malgré les efforts de l’homosexuel pour se glisser hors d’atteinte.
  
  — Je ne sais pas.
  
  — Tant pis pour toi. Tu sais ce qu’elle va faire, cette souris ? Te bouffer les intestins jusqu’à ce que tu en crèves.
  
  — Noooooon !
  
  Le métal de l’étui était si fin que, malgré l’épaisseur du tissu, la chaleur traversait déjà le mouchoir qui enveloppait les doigts de Coplan.
  
  De guerre lasse, Choong décida qu’il n’était pas de taille à lutter contre son tourmenteur, et il abandonna un combat sans issue victorieuse pour lui.
  
  — C’est bon, arrête, capitula-t-il. Je te dirai où est Trisha.
  
  — Tu es sûr de toi ? Dans le cas contraire, je recommence et peut-être trouverai-je un autre endroit dans ton corps qui te rappellera de bons souvenirs.
  
  Choong en frémit.
  
  — Non, non, je ne bluffe pas.
  
  La souris fut heureuse de retrouver sa cage.
  
  — Où est-elle ? pressa Coplan.
  
  D’une voix hachée, Choong livra une adresse dans Surawong Road. Coplan vérifia les liens qui entravaient son captif, s’assura qu’il ne pouvait s’en délivrer et ressortit après une dernière menace.
  
  — Si tu m’as trompé, tu t’en repentiras.
  
  La nuit était étouffante et humide, comme toujours à Bangkok. Seul point positif, la circulation était incontestablement clairsemée.
  
  Il s’apprêtait à démarrer mais réfléchit qu’il serait plus astucieux d’emmener le Thaïlandais avec lui. Il réintégra la maison, trouva une chemise dans une armoire et s’en alla défaire les liens de son prisonnier en lui intimant l’ordre de s’habiller. En passant, il avait ramassé un gros couteau de cuisine et le pointait sur lui.
  
  — Pas d’arnaque, sinon tu es cuit.
  
  Dans la Nissan, il lui entrava à nouveau poignets et chevilles.
  
  — Pourquoi tu t’intéresses à ma sœur ? questionna Choong quand Coplan démarra.
  
  — Qui lui a refilé le fric dont, pour ta part, tu as aussi bénéficié ?
  
  — Quel fric ?
  
  — Les choses commencent vraiment mal pour toi. Si tu rechignes à dire la vérité, je ne te vois pas retrouver vite le Blue Gardenia.
  
  Choong s’enferma dans un silence obstiné.
  
  — À ta guise, déclara Coplan. Tu sais ce que j’ai lu dans l’avion qui m’amenait ici ? Bangkok compte cinq cent mille voitures de plus par an, dix mille prostituées de plus et la circulation automobile gagnerait en vitesse un seul kilomètre à l’heure si l’on construisait un métro aérien dont les travaux dureraient quinze ans et coûteraient quinze milliards de dollars. Instructif, les statistiques, non ?
  
  — Je n’en ai rien à foutre, grogna Choong qui cherchait un moyen de s’enfuir.
  
  — Ce n’est pas tout. Il était dit que tous les matins on repêche une centaine de cadavres dans la rivière Chao Phraya. Quelques suicidés bien sûr, mais surtout des victimes d’assassinats. Encore une statistique. La police de Bangkok a le taux le plus faible au monde dans la découverte des auteurs d’assassinats. Pour moi, c’est très encourageant. J’aurais détesté finir mes jours dans une prison du coin.
  
  Cette fois, Choong dressa l’oreille.
  
  — Qu’est-ce que tu racontes ?
  
  — Je suis ici pour connaître la vérité. Si quelqu’un s’oppose à moi, je l’élimine. C’est aussi simple que cela. Ton élimination ne me poserait aucun problème.
  
  Coplan appuya la pointe du couteau sur la gorge de son captif.
  
  — Un petit coup bien appuyé et on n’en parle plus. La rivière Chao Phraya rend ses morts mais ne les identifie pas.
  
  Choong déglutit bruyamment.
  
  — Que veux-tu savoir ?
  
  — Pourquoi Trisha a-t-elle quitté son job à l’Eastern & Oriental Express ?
  
  — On l’a payée pour le faire. Une jolie somme.
  
  — Combien ?
  
  — Cent mille dollars.
  
  C’était effectivement une belle somme selon les critères thaïlandais.
  
  — Qui ?
  
  — Des Européens. Elle ne connaît pas leur identité et moi non plus.
  
  — Des hommes ? Des femmes ?
  
  — Trois hommes et une femme.
  
  Coplan s’arrêta sur le parking d’une station-service et lui montra la photographie de Melody en compagnie de Jacques Ivarcel. Choong secoua la tête.
  
  — Ni l’un ni l’autre.
  
  — Et, depuis, Trisha se cache ?
  
  — Elle profite de la vie. Cent mille dollars, on n’en voit jamais la fin !
  
  À cette heure tardive, la ruche que constituait la Venise du Siam s’était assoupie sous ses nuages de pollution et sur ses canaux bouchés. Sous l’éclairage diffus, la maison de Surawong Road semblait coquette. Des lumières brillaient à trois fenêtres.
  
  Coplan dénoua les liens autour des chevilles de Choong sans toucher à ceux entravant les poignets.
  
  — Tu vas faire peur à Trisha, s’effraya le Thaïlandais. Elle est émotive.
  
  — Émotive et cupide, ricana Coplan.
  
  Une allée cimentée montait vers la maison. Coplan poussa son prisonnier devant lui.
  
  — Pas d’embrouille, tu t’en repentirais, recommanda-t-il d’un ton sévère, tout en tapotant le manche du couteau de cuisine qu’il avait passé dans la ceinture de son pantalon.
  
  La porte d’entrée était entrebâillée et un chat miaulait derrière les buissons. Coplan força Choong à entrer malgré sa réticence. L’atmosphère était pénétrée par les effluves des kuh-tan, ces bâtonnets d’encens que l’on trouvait chez les Tibeto-Birmans des confins septentrionaux, près de la frontière thaï-birmane.
  
  L’un des deux hommes s’apprêtaient à sortir. C’était un gros Thaï au crâne rasé, aux yeux mauvais et à la démarche pesante. En voyant déboucher les arrivants, il brandit son automatique et fit feu. Choong était placé devant Coplan. Ce fut lui qui reçut le projectile. Sous la force de l’impact, il fut catapulté contre Coplan en le déséquilibrant, ce qui sauva la vie à ce dernier, car deux autres détonations flocfloquèrent, amorties par le suppresseur de son. Les deux balles rasèrent la tempe gauche de Coplan qui arracha de sa ceinture le couteau de cuisine. Certes, il aurait préféré un de ces poignards de parachutiste dont il faisait si bon usage au camp de Cercottes. Il fallait faire avec ce qu’il avait sous la main. Sans presque viser, de toutes ses forces, il projeta l’arme, la lame en avant. La carotide sectionnée, son adversaire lâcha l’automatique. Coplan repoussa le cadavre de Choong et plongea pour le récupérer.
  
  L’acolyte tira à son tour et le projectile faillit érafler le cuir chevelu de Coplan qui, l’arme bien en main, boula sur le côté. Sous son poids, un vieux guéridon bascula tandis que se fracassaient sur le plancher de précieuses porcelaines chinoises.
  
  Le Thaïlandais pivota sur ses talons pour faire face à Coplan, tandis que son comparse s’effondrait enfin parmi les débris de porcelaine, après avoir arraché la lame du couteau et libéré un abondant flot de sang qui alla baigner le visage mort de Choong.
  
  Coplan ne laissa aucune chance à celui qui voulait le tuer. Sa balle fora un trou mortel dans le front, entre les sourcils, à la racine du nez. D’affreux borborygmes s’arrachaient de la gorge du premier acolyte. Ils ne durèrent guère et bientôt s’éteignirent.
  
  Coplan se releva au milieu des trois cadavres.
  
  Mais où était Trisha ?
  
  Il la découvrit dans la chambre, sur son lit, vêtue d’un déshabillé diaphane. Jolie fille aux formes envoûtantes, aux seins menus, aux lèvres sensuelles, elle aurait mérité un meilleur sort.
  
  Elle avait été étranglée à l’aide d’une cordelette dont les extrémités se tressaient en boucle sur la poitrine. Coplan remonta le drap pour lui couvrir le visage. Ensuite, il procéda à une fouille en règle. Sans résultat.
  
  Finalement, il abandonna les lieux et repartit pour remettre en ordre la maison de Prachasong Khro Road.
  
  Cette tâche achevée, il rentra à l’hôtel et se fit monter dans sa chambre des sandwiches et de la bière. Il mourait de faim.
  
  Dans sa tête se percutaient mille questions. Pourquoi des tueurs, certainement des professionnels, avaient-ils éliminé Trisha ?
  
  Allongé sur son lit après s’être restauré, il élabora une théorie tout en fumant une Gitane.
  
  Des comploteurs (Qui ?) avaient décidé de les éliminer, Jacques Ivarcel et lui (Pour quelles raisons ?). Melody était chargée du premier contrat sur le préfet. Elle réussissait (Par quel moyen ?). À Kayumanis était confié Coplan. Les commanditaires rétribuaient somptueusement Trisha pour qu’elle s’efface et Kayumanis prenait sa place dans l’Eastern & Oriental Express. Sa tentative de meurtre échouait (Les orchidées et l’eau du vase étaient-elles en cause ?). Ce n’était que partie remise et, la fois suivante, Melody entrait à nouveau en scène.
  
  Il retourna son hypothèse dans tous les sens et conclut qu’elle était séduisante, même s’il lui manquait les réponses essentielles.
  
  Il lui fallait absolument renouer le contact avec Melody, seul lien existant avec le complot. Il avait fouillé les cadavres des assassins de Trisha mais ceux-ci étaient trop professionnels pour commettre l’erreur de porter dans leurs vêtements des moyens d’identification.
  
  Il convenait aussi de faire étape à Paris pour étudier à fond le dossier Jacques Ivarcel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Coplan méditait les paroles du grand libérateur de l’Amérique latine, Simon Bolivar : si le monde devait choisir sa capitale, il semble que l’isthme de Panama serait désigné pour cet auguste destin.
  
  Naturellement, pensa-t-il, Simon Bolivar, qui n’avait jamais mis les pieds hors d’Amérique, témoignait d’un chauvinisme certain. Néanmoins, il était vrai que le pays était magnifique.
  
  Coplan venait de débarquer à San Carlos dans le golfe de Panama, situé côté océan Pacifique, un endroit idyllique. Bien que placé sur la célèbre ceinture de feu du Pacifique, l’isthme était épargné par les bouleversements volcaniques et par les cyclones dévastateurs qui ravageaient habituellement cette partie du monde.
  
  C’était à San Carlos que Jacques Ivarcel avait connu un destin funeste.
  
  Coplan s’était installé dans un motel à bungalows, modeste mais confortable, ne comportant qu’un seul défaut, être logé trop près de la Route Interaméricaine qui traversait la ville.
  
  Sa première journée, il la passa à explorer les environs et les plages d’El Palmar et de Rio Mar. C’est sur la première que le préfet de l’ombre avait eu son malaise. Avant de quitter le motel, Coplan avait pris la précaution de téléphoner au Camino Real à San Salvador. Comme les fois précédentes, la réponse avait été négative : pas de message laissé par Melody.
  
  En homme prudent, en raison de ses activités coutumières, Jacques Ivarcel n’avait rien laissé d’écrit sur ses activités durant ses vacances. Nul ne savait ce qu’il avait fait, où il était allé durant deux semaines. Seuls étaient connus ses quatre derniers jours à San Carlos, sans que l’on sache pourtant où il avait vécu ni en quelle compagnie, si l’on exceptait le lambeau de photographie, découvert par Coplan à San Salvador, et où apparaissait Melody. La seule piste consistait en trois notes de restaurant dans un établissement dénommé l’Espejo del Mar qui se logeait près de la plage d’El Palmar.
  
  Ce premier jour, Coplan alla y déjeuner.
  
  L’endroit ne brillait pas par son pittoresque. Coplan s’assit à l’écart et commanda des camaroncitos, des petites crevettes du Pacifique, et des empanadas, des chaussons fourrés de viande et de légumes dans une pâte de maïs, ainsi que de la bière de marque Cristal.
  
  Le patron était un Mestizo, mi-Noir mi-Chinois, qui avait l’abord facile et un sourire constant perché sur ses lèvres grasses. Après le repas, Coplan alla l’entreprendre derrière son comptoir. D’abord, il posa sur le bois la photographie récupérée dans le barbecue.
  
  — Vous connaissez ?
  
  Le Panaméen eut un hochement de tête attristé.
  
  — C’est le señor qui est mort sur la plage il y a plusieurs mois. Et là, c’est la femme qui l’accompagnait. Quelle malchance ! Il faisait si beau ce jour-là. On ne devrait mourir que les jours de pluie.
  
  — Ils venaient souvent chez vous ?
  
  — Trois ou quatre fois. Les derniers jours avant sa mort. Mon alouatta(21) pressentait que cet homme allait mourir. Il a hurlé toute la nuit précédant le matin tragique. Les animaux en savent bien plus que nous sur la vie et la mort.
  
  — Vous avez revu la femme après la disparition de son compagnon ?
  
  — Non. C’étaient des amis à vous ?
  
  — Je recherche la femme, éluda Coplan.
  
  — Désolé, je ne sais rien d’autre. Ce qui est bizarre, c’est que des gens m’ont posé les mêmes questions avant-hier.
  
  Coplan tressaillit.
  
  — Vraiment ? Qui sont-ils ?
  
  — Un couple. Ils vivent à la Villa Cochinilla.
  
  — Quel drôle de nom pour un séjour de vacances, plaisanta Coplan(22).
  
  Il sortit, flâna et ne fut pas long à dénicher sur le bord de mer la Villa Cochinilla, une élégante demeure à la pointe de la plage d’El Palmar. Les volets étaient fermés. Elle semblait vide mais Coplan se trompait car il vit un homme traverser la terrasse, grand, blond, terriblement barbu, les yeux dissimulés derrière d’épaisses lunettes de soleil. Il s’affaira à ouvrir un parasol, alla chercher une bouteille de bière et s’installa à l’ombre.
  
  Ne sachant quelle conduite tenir pour le moment, Coplan passa son chemin pour aller s’installer à la terrasse d’une bodega. L’endroit était plaisant. Une structure sommaire soutenue par des piliers qui n’étaient autres que des troncs d’arbres. Le bar avait été fabriqué à partir d’une ancienne barque de pêche au bois délavé par les embruns et le sel marin. À l’exception des tables et des chaises, le décor donnait l’impression de dater d’avant l’arrivée de Christophe Colomb sur le sol américain.
  
  Réveillé de sa siestita, le serveur approcha en bâillant et Coplan commanda un Cristal.
  
  Vers seize heures, le grand barbu sortit de la Villa Cochinilla, accompagné d’une blonde superbe aux yeux clairs et à la peau bronzée. Malgré la pruderie locale, héritée du puritanisme espagnol, elle ne portait qu’un monokini bleu électrique, serré autour de hanches voluptueuses, au-dessus de jambes finement galbées. Quant à ses seins, ils se braquaient orgueilleusement et le spectacle en était si beau que le grand blond en louchait vers sa compagne.
  
  Tous deux se baignèrent, rirent, s’éclaboussèrent et finalement optèrent pour le surf. Immédiatement, on voyait qu’ils n’étaient pas débutants. Côté océan Pacifique, le Panama connaissait une forte amplitude des marées, parfois six ou sept mètres, à l’opposé des rives de l’océan Atlantique. Cette caractéristique accentuait l’intérêt de ce sport pour les surfeurs expérimentés, et ce couple devait en faire partie.
  
  Le soir, ils dînèrent à l’Espejo del Mar. Assis à deux tables de distance, Coplan tenta en vain de surprendre leur conversation. Ils parlaient anglais avec un fort accent britannique.
  
  Le lendemain, Coplan téléphona au Camino Real à San Salvador. La même réponse désespérante. Pas de message laissé par Melody. Il tenta de se consoler en se disant que les quinze jours qu’elle avait fixés n’étaient pas encore écoulés.
  
  Il abandonna son bungalow qu’ici on appelait cabaña.
  
  Sur la plage, l’écume tourbillonnait à l’ouest et maquillait de blanc les rochers de granit rose, tandis que le grand ballet des vagues rappelait que l’océan avait bénéficié de douze mille kilomètres pour prendre son élan. À la lisière du sable, Coplan longea les baraques indiennes avec leurs vérandas croulantes, leurs poutres attachées à l’aide de cordes de sisal, leur parfum de citron vert et, derrière leurs tissus bariolés, le miaulement d’une guitare aux gémissements plaintifs.
  
  Les occupants de la Villa Cochinilla étaient déjà dans l’eau. Ce jour-là, pour eux, ce fut le rituel de la veille. Machinalement, Coplan suivit dans leur sillage quand ils quittèrent l’Espejo del Mar après le dîner.
  
  Ils arrivaient devant la Villa Cochinilla quand les quatre hommes surgirent de l’ombre. Un coup de matraque allongea sur le sol le grand barbu. La blonde fut jetée à terre et immobilisée. D’autres coups de matraque plurent en rafales sur l’homme sans qu’il puisse se défendre.
  
  Coplan décida d’intervenir.
  
  Ses poings puissants enfoncèrent une côte et l’agresseur l’insulta :
  
  — Hijo de puta !
  
  Les mouvements de Coplan n’en furent pas ralentis pour autant. En pleine possession de ses moyens, il frappa en swings et en uppercuts, visant les endroits les plus sensibles. Bientôt, deux adversaires furent au tapis. Leurs acolytes, ceux qui maintenaient la jeune femme au sol, se relevèrent en abandonnant leur proie, chargèrent leurs comparses sur leurs épaules et foncèrent vers une vedette à moteur qui attendait près du rivage.
  
  Coplan voulut les poursuivre, mais il en fut empêché par le coup de feu, provenant de l’embarcation, qui claqua sèchement dans la nuit. La balle siffla à ses oreilles et alla se fracasser contre le portail de la villa en arrachant des copeaux de bois.
  
  — Couchez-vous ! cria la femme.
  
  Coplan s’allongea près d’elle. Son fanal clignotant, la vedette s’éloigna vers l’océan dans un grand rugissement de moteur. Elle disparut bientôt vers le nord-est, en direction de la plage de Coronado.
  
  Il se remit debout et aida la femme à se relever.
  
  — Vous avez été très courageux, remercia-t-elle.
  
  Puis elle alla s’agenouiller près de son compagnon évanoui, en manquant trébucher sur l’une des matraques abandonnées par les agresseurs. Coplan la rejoignit.
  
  — Aidez-moi à le transporter à l’intérieur, suggéra-t-elle. Je crois qu’il a salement dégusté.
  
  À peine avaient-ils soulevé le corps inerte qu’ils furent éclaboussés par des phares éblouissants. Sur le toit de la voiture, scintillaient les éclairs rouges et bleus du gyrophare.
  
  Leurs armes à la main, les deux policiers s’approchèrent à pas lents en jetant autour d’eux des regards circonspects.
  
  — Des coups de feu ont été tirés, fit le premier.
  
  — Nous avons été agressés, répondit la femme.
  
  — Il est mort ? s’informa le second en désignant le corps inanimé.
  
  — Il est évanoui.
  
  — Il faut l’emmener à l’hôpital, décida le premier. Emportez-le dans la voiture de patrouille.
  
  — Qui a tiré ? voulut savoir l’autre.
  
  — Des inconnus. J’ignore pourquoi nous avons été attaqués. Ils étaient quatre, et se sont enfuis à bord d’une vedette à moteur.
  
  Coplan pointa son doigt vers le nord-est.
  
  — Par là.
  
  — C’est bon, montez. Nous allons à l’hôpital.
  
  Les blessures semblaient plus sérieuses qu’il n’y paraissait de prime abord. Aussi le médecin de garde s’attela-t-il à la besogne sans tarder. Installé dans la salle de soins, le compagnon de la jolie blonde fut entièrement dévêtu et allongé sur une table métallique recouverte d’un matelas. Une infirmière lui coupa la barbe et les cheveux avec une paire de ciseaux dont la vis grinçait dans le silence ambiant. Elle projeta une mousse sur la peau et, avec un rasoir à manche, débarrassa ce qui restait, sa main experte slalomant entre les plaies et les ecchymoses.
  
  Coplan fronça les sourcils. Ce visage ne lui était pas inconnu. Où l’avait-il vu ? Impossible de se souvenir. Un instant, il eut peur. Après son coma, il avait craint d’avoir partiellement perdu sa fantastique mémoire, puis avait été rassuré. Mais voilà que cette fantastique mémoire lui faisait défaut en l’instant présent. Avait-il été par trop optimiste ? Le coma avait-il laissé des séquelles ?
  
  — Je préfère que vous sortiez de cette salle, déclara le médecin.
  
  La jeune femme secoua énergiquement la tête.
  
  — Pour rien au monde, je ne la quitterai, refusa-t-elle, un bref éclair de colère dans le regard. Je veux savoir où il en est.
  
  — Moi je sors, répliqua Coplan en signe d’apaisement.
  
  À travers le long couloir, il retourna à la réception où attendait l’un des deux policiers qui exigea qu’il lui fît le récit des événements. Coplan s’exécuta et le fonctionnaire bâilla d’admiration.
  
  — Quatre ? Bravo.
  
  Coplan prit un air modeste.
  
  — Je suis un sportif accompli. Au fait, je ne connais même pas ces gens que j’ai secourus à l’improviste. Si vous me disiez qui ils sont ?
  
  Le Panaméen consulta les trois passeports qu’il avait confisqués à leur arrivée à l’hôpital.
  
  — Vous, vous êtes Francis Chaplain. Quant à eux, il s’agit de Sandjie Litwer et de Rupert Selwyn. Des Anglais. Ils ont eu de la chance que vous arriviez à point nommé.
  
  La lanterne de Coplan n’en fut guère mieux éclairée.
  
  Impressionné, le policier jaugeait la superbe carrure de Coplan.
  
  — Vos poings ont dû faire mal.
  
  — Je le souhaite. Ce genre d’incidents se produit fréquemment par ici ?
  
  L’autre eut une moue dubitative.
  
  — Non. Voyez-vous, ce sont les matraques qui me gênent. Nos gens ici ont des goûts simples. Les gosses chapardent ou font les poches des touristes. Des pickpockets. À la rigueur, ils cambriolent les villas quand les occupants sont à la plage. Mais la violence, jamais. Nous ne sommes plus à l’époque Noriega. Dans ce temps-là, c’était terrible. La violence était partout. Maintenant, l’ordre est rétabli. On parle même d’un référendum visant à supprimer l’armée.
  
  — Donc, quel est votre sentiment sur cette agression ?
  
  — Peut-être une vengeance ? avança prudemment le policier. Beaucoup de trafiquants étrangers viennent en villégiature sur la côte Pacifique. Et le Panama jouxte la Colombie. À une époque, il en faisait même partie. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — Je vois très bien. Vous allez mener une enquête ?
  
  — À condition qu’une plainte soit déposée. Pardonnez-moi de vous dire cela, mais nous nous méfions des touristes. Ils portent plainte, s’en retournent dans leur pays et, devant le juge, nous passons pour des imbéciles. Alors, à bon entendeur, salut.
  
  Coplan patienta encore mais apprit par le médecin de garde qui passait que l’état de son patient était satisfaisant. Il avait repris connaissance mais il était préférable qu’il reste hospitalisé encore quelques jours et qu’il subisse de multiples radios. Quant à celle qui l’accompagnait, elle le veillait.
  
  Coplan rentra à son hôtel. À cause du décalage horaire, il était un peu plus de huit heures du matin à Paris le lendemain. Il téléphona au Vieux.
  
  — Pourriez-vous faire rechercher un Rupert Selwyn et une Sandjie Litwer dans notre fichier informatique ? Des Anglais.
  
  — Rappelez dans une heure. Tout va bien ?
  
  — Calme plat côté Melody.
  
  — Pourvu qu’elle se manifeste. Au fait, pourquoi ces Anglais ?
  
  — Ce sont ceux qui s’intéressent à Melody.
  
  Il lui raconta la bagarre.
  
  — Vous avez glissé un pied dans l’entrebâillement de la porte, félicita le Vieux. Écartez-la à fond.
  
  — J’espère bien.
  
  Une heure plus tard, Coplan rappela.
  
  — Rien sur Sandjie Litwer, l’informa le patron des Services spéciaux. En revanche, Rupert Selwyn est l’identité sous laquelle se cache Timothy Hatkich.
  
  — Celui qui a défrayé la chronique au Royaume-Uni ?
  
  — Lui-même. Il semble qu’il craigne les limiers, ou les sbires de la marquise, lâchés à ses trousses. Ce sont peut-être eux qui lui ont flanqué cette rouste que vous avez interrompue.
  
  — Très intéressant.
  
  Coplan coupa la communication. Il décapsula une bouteille de Cristal, alluma une Gitane et se cala dans le fauteuil. Par la fenêtre ouverte, en dessous du firmament étoilé, le ressac frissonnait sur la plage.
  
  Timothy Hatkich était un officier britannique, membre des Services spéciaux de Sa Majesté, qui avait été affecté à la protection du couple formé par le marquis et la marquise de Solfringham, des aristocrates de vieille souche, proches de la famille royale. La protection s’était révélée nécessaire en raison des menaces de mort qui avaient déferlé sur les intéressés. À la tête d’un comité secret, le marquis était chargé de mener les négociations avec l’I.R.A. en vue de mettre un terme définitif au conflit qui ensanglantait l’Irlande du Nord. Naturellement, les durs, les extrémistes, les jusqu’au-boutistes de l’I.R.A. voyaient ces tractations d’un mauvais œil et avaient juré de tailler en pièces ces velléités de paix. Déjà, un des dirigeants, côté I.R.A., considéré comme un traître, avait été abattu dans une rue de Dublin.
  
  Tout en accomplissant sa mission, Timothy Hatkich n’en avait pas moins succombé aux charmes de la belle marquise, une des figures marquantes de la jet set londonienne. Une passion torride les avait emportés et ils avaient vécu des amours tumultueuses que le marquis n’avait pas manqué d’apprendre. Sommée de rompre, la marquise s’était exécutée, soucieuse avant tout de maintenir son rang. Après tout, Timothy Hatkich était issu d’un milieu modeste et sans fortune.
  
  Résolu à venger cet affront, Hatkich avait rédigé le récit de sa liaison avec la coqueluche des réceptions mondaines. Officier peut-être, mais pas gentleman, il était bien décidé à en tirer grand profit. Il ne s’était pas trompé dans ses prévisions. L’ouvrage avait été un immense succès de librairie. Les lecteurs se l’arrachaient. Des journaux à scandales en reproduisaient de larges extraits.
  
  Outrée devant les agissements de celui qui vendait son âme et l’honneur de sa dame, la marquise avait obtenu du tribunal d’Old Bailey que les ventes de l’ouvrage soient stoppées et que les droits d’auteur soient bloqués. De son côté, le marquis intriguait pour que le malotru soit chassé des Services spéciaux. Retournement fatal pour ce dernier ; l’opinion publique britannique se rangeait aux côtés de celle que Hatkich humiliait.
  
  Harcelé de toutes parts, Hatkich s’était enfui en France avec, pour tout viatique, quelques dizaines de milliers de livres sauvées du désastre.
  
  À petites gorgées gourmandes, Coplan buvait sa bière glacée.
  
  Pourquoi l’exploiteur sans scrupules des amours mortes s’intéressait-il à Melody et à Ivarcel ? s’interrogea-t-il. Était-ce en relation avec ses activités passées d’officier du Secret Intelligence Service ?
  
  Et qui, en réalité, était la femme, cette Sandjie Litwer ?
  
  Et à quoi rimait l’agression qui avait failli coûter la vie, sans l’intervention de Coplan, à l’ancien amant de la marquise ?
  
  Fallait-il opter pour l’hypothèse du Vieux tendant à incriminer l’aristocrate bafouée qui aurait dépêché quelques gros bras afin de corriger d’importance celui qui avait jeté sur la place publique le détail de ses amours scandaleuses ?
  
  Finalement, Coplan s’endormit en pensant qu’il avait du pain sur la planche pour le lendemain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  À l’hôpital, Coplan buta dans Sandjie Litwer.
  
  — Rupert va mieux, annonça-t-elle, mais nous ne pouvons le voir car les visites ne sont autorisées que de dix-sept à dix-neuf heures.
  
  Elle avait les traits tirés. Cependant, les cernes mauves sous ses yeux verts plaquaient sur ses joues une note érotique.
  
  — Vous avez passé la nuit à son chevet ?
  
  — Une partie de la nuit, rectifia-t-elle.
  
  Elle portait une chemisette bleue sur son short blanc et sa peau bronzée semblait irradier la chaleur de son corps.
  
  — Allons boire un verre, invita-t-il.
  
  En ville, ils dénichèrent une cafétéria, s’assirent à la terrasse et Sandjie se confondit à nouveau en remerciements.
  
  — Sans vous, où serions-nous ? Peut-être à la morgue ?
  
  — Avez-vous une idée de l’origine de cette agression ?
  
  Il la fixa mais le regard vert demeura aussi impalpable qu’une volute de fumée.
  
  — Aucune idée. Des pirates, sans doute, qui voulaient nous dévaliser, ou me transporter dans la villa et me violer. Les blondes attirent ces machos latino-américains.
  
  Coplan ne crut pas du tout à cette hypothèse.
  
  Quand ils eurent bu leur café, elle émit le souhait de jeter un coup d’œil à la boutique qui jouxtait la cafétéria et où l’on vendait des souvenirs et des objets d’art panaméens.
  
  — Bizarre, cette statuette, s’étonna-t-elle en pointant l’index vers une étagère.
  
  — C’est l’imitation d’un Tanagra, expliqua Coplan. Le Tanagra était fabriqué en Grèce trois ou quatre siècles avant notre ère et on le plaçait dans la tombe pour tenir compagnie au mort, de peur qu’il ne s’ennuie.
  
  — J’avais une amie qui était persuadée d’avoir été une statuette enfermée dans le tombeau d’un Pharaon quelque cinq siècles avant Jésus-Christ.
  
  Zébrée de lumière et d’ombre dans le frais repaire de la boutique qu’épargnaient les ardeurs du soleil, elle s’était tournée vers Coplan et son regard vert fouillait le visage de son compagnon. Coplan éprouva une étrange impression. Il devinait qu’elle attendait une réaction de sa part, comme si la perche tendue requérait une réponse appropriée.
  
  Il toussota.
  
  — Elle aurait été métamorphosée en être humain et ressuscitée ?
  
  — Miraculeusement. Par le Pharaon ressuscité à l’époque actuelle.
  
  — Et en quoi se transformera-t-elle quand elle mourra ? En statuette funéraire ? railla-t-il.
  
  Le regard de Sandjie était de plus en plus aigu et perçant. Coplan était intrigué. Que cherchait-elle ?
  
  — Elle a disparu, finit-elle par lâcher en se détournant vers un quetzal empaillé au magnifique plumage vert et rouge, qui faisait le pendant avec un toucan à l’impressionnant bec élancé.
  
  Elle s’agenouilla pour mieux inspecter le bois du socle.
  
  Trop, c’était trop, se rebella Coplan. Pourquoi tant de référence à l’Égypte ?
  
  D’abord, il y avait eu Ambre à Budapest, et ses questions sur un hypothétique voyage qu’il aurait récemment effectué à l’ombre des pyramides. Et ses allusions au colonel Souleymane qui avait trahi les Services spéciaux de son pays et rejoint les intégristes religieux, pour diriger de sa main quelques attentats meurtriers et spectaculaires contre les touristes occidentaux.
  
  L’ennui était que Souleymane, depuis, avait rencontré trois rafales de Mini-Uzi au pied des pyramides et qu’il ne trahirait plus jamais ses maîtres.
  
  Ensuite, à Bora-Bora, c’était Melody qui témoignait d’une érudition époustouflante sur les pyramides, au point de passer pour une égyptologue confirmée. Elle aurait affirmé qu’elle était employée par le musée du Caire que Coplan l’aurait aisément crue.
  
  Et, maintenant, Sandjie. Avec l’histoire abracadabrante d’une amie qui aurait été une statuette enfermée dans la tombe d’un pharaon sur les bords du Nil.
  
  Trop, c’était trop.
  
  Il prit une résolution. En savoir plus. D’une part, lorsqu’il aurait retrouvé Melody. D’autre part, en courtisant Sandjie et en l’interrogeant subtilement. Pas aujourd’hui, c’était trop tôt. Mais le lendemain, par exemple.
  
  — Disparue, reprit-elle. Personne ne sait si elle est morte ou vivante.
  
  — Même pas le Pharaon ressuscité ? ne put-il s’empêcher d’ironiser à nouveau.
  
  — Même pas lui.
  
  — Vous l’avez rencontré ?
  
  — Hélas non. C’est elle qui m’en a parlé.
  
  — Elle fabule.
  
  Plus loin dans la galerie, elle s’arrêta devant un tableau aux couleurs vives.
  
  — Quel romantisme dans cette peinture !
  
  — Si l’on peut mettre le romantisme dans un livre ou l’introduire dans une toile, il n’existe plus. Le romantisme doit rester secret.
  
  Elle se retourna d’une pièce pour le fixer. Son sourire éclairé de fossettes présentait soudain un charme un peu désuet et Coplan fut étonné par les mille facettes que ses traits offraient.
  
  — Blasé ? questionna-t-elle, l’air vivement intéressé.
  
  — Non. Romantique, badina-t-il.
  
  Elle éclata de rire, un rire frais et cristallin.
  
  — Vous êtes un personnage secret.
  
  — Les secrets se gardent dans le cœur et sur la bouche.
  
  — Je pense comme vous.
  
  Leur marivaudage se poursuivit quand ils allèrent déjeuner à l’Espejo del Mar où le patron se garda bien de tout commentaire sur le nouveau couple qu’ils formaient, pas plus qu’il ne demanda des nouvelles de Rupert.
  
  À cause de la chaleur, ils se rabattirent sur un sancocho froid, une délicieuse soupe au poulet et aux haricots rouges, en buvant leurs Cristal.
  
  Après le repas, elle décida d’aller faire la sieste avant de se rendre à l’hôpital.
  
  — Où habitez-vous ? s’enquit-elle.
  
  — Au Pacifico.
  
  — Merci pour le déjeuner. À charge de revanche.
  
  De retour à son hôtel, Coplan téléphona à San Salvador. C’était désespérant. Toujours pas de nouvelles de Melody.
  
  Le soir, Sandjie vint cogner à sa porte.
  
  — Vous serez heureux d’apprendre, déclara-t-elle, que Rupert va mieux. Dans deux ou trois jours, il sort de l’hôpital. Il a bon moral et vous transmet ses plus vifs remerciements. À mon tour maintenant de vous inviter.
  
  Elle l’emmena dans un restaurant spécialisé dans les fruits de mer, où l’on grillait les langoustes sur des pierres chauffées à blanc. Comme à Bora-Bora, se souvint Coplan.
  
  Malencontreusement, alors qu’il pressait des gouttes de citron sur ses huîtres, Coplan prononça le mot de « mari » en évoquant celui qui se faisait appeler Rupert Selwyn. Vivement, Sandjie rectifia :
  
  — Rupert n’est pas mon mari. D’ailleurs, je ne porte pas d’alliance. En réalité, je n’en ai jamais porté bien que j’aie été mariée à un autre homme.
  
  — Allergique au métal, même le plus précieux ?
  
  — Non. Superstitieuse. On enfile une alliance à l’annulaire de la main gauche. Or, les Romains le disaient déjà. Ce qui se met à gauche porte malheur. Ils ont même inventé le mot sinistre, c’est-à-dire ce qui se tient à gauche. Il n’y a pas de honte à être superstitieux. Chacun doit obéir à sa nature comme un phoque bien dressé.
  
  — Si je comprends bien, vous avez quitté votre mari pour Rupert ? questionna Coplan qui cherchait à en avoir plus.
  
  Il faillit avaler son huître de travers quand elle lui répondit :
  
  — Je l’avais déjà quitté avant. Parce qu’il était issu d’un milieu pauvre, il était devenu trop snob et se conformait aux usages. Ne pas laisser pendre une cravate en dessous de la ceinture, ne pas allumer un cigare avec un briquet mais avec une allumette, ne pas boire du champagne au dessert mais en apéritif, ne pas accompagner de glaçons son scotch pur malt et ne pas boire sa bière sans mousse, ce genre de choses, quoi ! Terriblement snob !
  
  Mot pour mot, elle répétait ce que lui avait dit Melody à Bora-Bora. Elle avait même ajouté le champagne en apéritif et non au dessert.
  
  Coplan beurra une tartine en feignant de ne pas prêter attention au regard lourd qu’elle laissait peser sur lui. La coïncidence était trop flagrante : elle le testait. Ce qui signifiait qu’elle était au courant des habitudes de Melody et du langage qu’elle tenait de coutume dans certaines circonstances.
  
  Elle attendait qu’il réagisse, fut-il persuadé. Il ne réagit pas dans le sens qu’elle espérait probablement.
  
  — Et vous avez divorcé ?
  
  Elle inclina la tête.
  
  — J’ai divorcé. Les snobs sont assommants. Et pas de romantisme chez eux. Vous qui êtes romantique, vous me comprenez. Autour de nous, le monde est triste. Il faut une musique en soi pour le faire danser.
  
  Il n’était pas dupe. Elle parlait, parlait, citait des aphorismes, philosophait. En réalité, elle avait lancé son chalut et s’attendait à une pêche fructueuse. Coplan avait compris. Elle voulait savoir s’il connaissait Melody.
  
  Pour quelles raisons ?
  
  Après le dîner, il l’invita à prendre un dernier verre dans sa cabana. Elle accepta avec un sourire complice et lui prit la main quand ils sortirent.
  
  Dans le bungalow, il déboucha une bouteille de Glenmorangie, un excellent pur malt.
  
  — Attention, pas de glaçons, commenta-t-il, un brin ironique, sinon les snobs nous critiqueraient.
  
  À nouveau, elle darda son regard vert dans le sien. Elle cherchait une intention cachée, mais le sourire que lui dédia Coplan la désarma.
  
  Elle était là, assise sur la chaise aux fibres de sisal tressées, son short retroussé jusqu’au sommet des cuisses, humectant sa langue dans le pur malt et ses yeux verts tentant d’aimanter ceux de Coplan. Brusquement, il eut envie d’elle. Il s’avança et la força à se lever, ce qu’elle fit sans réticence. Pendant qu’il soudait ses lèvres aux siennes, elle déboutonna le devant de sa chemisette et écarta les pans pour offrir ses seins frémissants. Quand il les caressa avec ardeur, elle cessa tout mouvement, comme tétanisée. Il plaqua son corps contre le sien et, insidieusement, glissa une jambe entre les cuisses pour frotter son intimité.
  
  Elle ne résista guère à ce lent va-et-vient, et exhala un long soupir.
  
  — Qu’attends-tu ? souffla-t-elle avec une impatience qu’elle contenait à peine.
  
  — Je suis snob, plaisanta-t-il, et ne fais jamais l’amour à une femme sans préliminaires.
  
  — J’aimerais te voir à l’œuvre dans ce domaine, renvoya-t-elle avec un rire léger.
  
  Ce fut lui qui la déshabilla.
  
  Renversée en arrière, sa chevelure blonde éparpillée sur ses rondes épaules, elle crochetait le bois du lit qui dégageait une subtile odeur de santal, en haletant doucement sous l’effet du plaisir que lui dispensait Coplan.
  
  Sentant qu’elle allait chavirer, il arrêta le mouvement de ses lèvres pour remonter jusqu’aux siennes qu’il happa goulûment. Elle répondit à son baiser avec fougue. Alors, il s’introduisit en elle avec une infinie lenteur, avant de se projeter en avant avec une brutalité calculée.
  
  Elle poussa un long gémissement et ses ongles griffèrent la peau musclée dont elle adorait déjà l’étreinte.
  
  Très vite, il découvrit qu’elle faisait l’amour comme une pétulante danseuse espagnole fidèle au staccato du flamenco, ce qu’il était difficile d’imaginer face à sa beauté nordique.
  
  Le plaisir montait insensiblement chez Sandjie, en embrasant ses reins. Comme un étau, elle resserrait ses cuisses autour des hanches de son amant. Son ventre mince massait le corps vigoureux qui se lançait en elle, pendant que ses doigts trituraient la pointe durcie de ses seins guerriers.
  
  L’extase vint très vite et, bientôt, Sandjie ne sut plus très bien ce qui lui arrivait. Le pilonnage s’était fait rapide et violent. Elle s’ouvrait au maximum pour absorber l’éperon de chair et de feu qui la transcendait. Elle avait fermé les yeux et poussa un grand cri quand il se répandit en elle, la respiration saccadée.
  
  Ce n’était qu’un début et Sandjie n’était nullement rassasiée. Coplan s’en aperçut vite. Affamée de sexe, elle ne lui accorda aucun repos, au point qu’il se demanda si le faux Rupert la touchait. Pourtant, si l’on en croyait les exploits antérieurs du Britannique avec la marquise, il n’était pas homme à laisser sa part au chat.
  
  Cependant, et si les relations qui l’unissaient à Sandjie étaient d’une tout autre nature que celles liant un amant et une maîtresse ?
  
  Après tout, n’avait-il pas été membre du Secret Intelligence Service avant d’en être chassé à la suite des pressions exercées par le marquis ?
  
  Une heure avant l’aube, la jeune femme s’endormit enfin, repue et assouvie, son corps baigné par la sueur, à laquelle se mêlaient des relents de son parfum, Champagne d’Yves Saint-Laurent.
  
  Tard dans la matinée, elle alla se baigner. Coplan en profita pour téléphoner au Camino Real. Melody ne s’était toujours pas manifestée et il ne restait que quelques jours avant le délai qu’elle avait fixé.
  
  Sandjie revint. Elle était passée par la Villa Cochinilla pour se changer et portait une robe légère, au tissu coloré à la mode du pays, et des sandales mexicaines. Au marché, elle avait fait l’acquisition de diverses marchandises et déclara qu’elle s’apprêtait à cuisiner pour Coplan. Elle s’installa dans la kitchenette et commença par se préparer un chicha, un mélange de lait et de jus de fruits, dans lequel elle ajouta un seco, une rasade de rhum à la canne à sucre.
  
  — Rien de tel pour décaper l’estomac après la nuit que tu m’as fait vivre, expliqua-t-elle en lui décochant un sourire complice. Tu en veux ?
  
  — Non merci. Pas de lait. Je préfère mon Glenmorangie.
  
  Le choix de Sandjie s’était porté sur une carimanola, une sorte de hachis parmentier dans lequel la pomme de terre était remplacée par une purée de yucca.
  
  Après ce déjeuner, Sandjie, le corps incendié par le poivre de Cayenne, poussa Coplan sur le lit et lui fit subir des assauts impétueux. Surenchérissant sur les talents dont elle avait démontré l’amplitude la nuit précédente, elle se déchaîna littéralement en laissant son partenaire pantelant, au bord de la capitulation.
  
  Après une douche, elle partit pour visiter le faux Rupert à l’hôpital.
  
  À peine avait-elle refermé la porte que le téléphone sonna. Forte et claire, la voix du Vieux résonna dans l’écouteur.
  
  — Prenez l’avion pour Mexico, ordonna-t-il. Demain, entre dix-sept et dix-huit heures, vous y avez rendez-vous aux Jardins Flottants de Xochimilco. Vous y prendrez la trajinera(23) nommée Almaladen, qui vous attendra à l’embarcadero. Ne manquez surtout pas ce rendez-vous.
  
  — Rendez-vous avec qui ? questionna Coplan, ahuri.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Une courte averse coupa le ciel. Coplan s’apprêtait à sortir de sa chambre d’hôtel. Il attendit encore, puisqu’il était en avance. La pluie s’arrêta bientôt. Elle n’avait pas eu le temps de former une brume et l’on voyait très clairement se détacher de l’amphithéâtre de montagnes qui encerclait la vallée les sommets couronnés de neiges éternelles du Popocatepetl et de l’Iztaccihuatl qui culminaient à plus de cinq mille mètres d’altitude. Le premier était surnommé la montagne qui fume et le second, la dame blanche, parce qu’il ressemblait à une imposante femme endormie.
  
  Coplan attarda le regard sur ce spectacle grandiose et sortit avec, dans un sac en plastique, un imperméable et un pull léger. Mexico se logeait à 2240 mètres d’altitude.
  
  À dix-sept heures tapantes, il arriva aux Jardins Flottants de Xochimilco. Sur les canaux glissaient les trajineras au son de la musique des mariachis. Ces barques fleuries ne ressemblaient guère aux gondoles vénitiennes. Larges et plates, protégées du soleil et de la pluie par une tonnelle, fleuries et peintes de couleurs vives, elles étaient pilotées par un Mexicain coiffé d’un sombrero qui maniait sa perche avec dextérité pour guider l’embarcation entre les arbres et sous les ponceaux en bois.
  
  Près de l’embarcadero, des gosses rieurs avaient poussé Ambre sur le siège d’une balançoire et tentaient de la catapulter haut sous le portique. Mais elle freinait de toutes ses forces et ses talons crissaient sur le gravier. Quand elle vit Coplan, elle se dégagea et vint vers lui, en se déhanchant un peu lascivement, de cette démarche envoûtante qu’il avait remarquée pour la première fois au Venezuela.
  
  Sur sa joue, elle déposa un baiser appuyé.
  
  — Comment vas-tu, goloubtchik(24) ?
  
  — Heureux de te revoir.
  
  Elle désigna la trajinera au fronton orné du nom de baptême en majuscules et en demi-cercle : Almaladen.
  
  — Montons.
  
  Il n’y avait pas d’autres passagers. Le guia enfonça sa perche pour décoller de l’embarcadero.
  
  — Je risque gros pour toi, avertit-elle d’emblée. Par le canal habituel, j’ai contacté ton Service. Un truc à me faire fusiller. Cependant, je n’oublie pas ma dette envers toi. Sans toi, je ne serais pas dans cette trajinera. Voilà ce que je voulais te dire. J’ai eu connaissance d’une mokriye diela(25) sur ta personne. L’affaire est ossobaïa papka(26). Elle te concerne et concerne aussi un autre Français…
  
  — Jacques Ivarcel ?
  
  Elle resta bouche bée.
  
  — Tu as enregistré des progrès depuis que nous nous sommes rencontrés à Budapest, fit-elle, un peu vexée. Pour tout te dire, j’ignore pourquoi ces mokriye diela ont été mises sur pied.
  
  — Qui en est à l’origine ?
  
  — Slassikov.
  
  En charge de la 8e Section, depuis son bureau du quartier périphérique de Iassenevo au sud-ouest de Moscou, l’intéressé planifiait les meurtres ainsi que la préparation et l’exécution d’actes terroristes en utilisant ses spetnatz, ses agents Action. Au cours de son histoire, cette Section avait porté des noms différents : Service spécial, Section spéciale numéro 12, Bureau numéro 2. En réalité, elle avait toujours été désignée sous son sobriquet : Département des Affaires Mouillées, les Mokriye Diela.
  
  — Sais-tu quelque chose d’autre ?
  
  Elle hésita.
  
  — Tu te souviens de notre rencontre à Budapest ?
  
  — Comment l’oublierais-je ? Une entrevue à la fois instructive et romantique. Le beau Danube bleu et une bouteille de ton vin préféré.
  
  — Te rappelles-tu que j’ai évoqué les pyramides ?
  
  Il lut une certaine anxiété dans son regard lumineux, comme si elle attendait une explication mais doutait qu’elle lui parvînt.
  
  — Je n’ai pas oublié, rassura-t-il. Cependant, j’ai rejeté l’hypothèse que tu émettais en ce qui concerne le colonel Souleymane. Même les pharaons ne peuvent ressusciter un cadavre criblé de balles tirées par une Uzi.
  
  — Et, pourtant, ce que projette Slassikov a trait à l’Égypte. Mon indication à Budapest était bonne. Tu sais que je me suis vraiment mouillée pour toi.
  
  — Je le sais, mais l’Égypte, les pyramides, sincèrement, je ne vois pas.
  
  Une trajinera frôla la leur. La musique des mariachis était assourdissante. Des enfants chahutaient avec une telle inconscience que l’embarcation manqua chavirer, et des gouttes d’eau éclaboussèrent la jolie jupe mexicaine bariolée et à bretelles qu’Ambre avait passée. Elle eut un rire léger et délicieusement modulé et agita la main en direction des gamins qui lui expédièrent des baisers. Quand la trajinera les eut dépassés, elle conseilla d’une voix sourde :
  
  — Fais attention à toi. Slassikov est une bête féroce. Sans ses amitiés haut placées, il aurait été limogé. Alors, penche-toi sur ton passé égyptien. Réfléchis bien et élucide le mystère. Crois-moi, je détesterais que tu meures. Ces choses-là arrivent si vite…
  
  Elle fit signe au guia :
  
  — Regresa al embarcadero.
  
  Puis, se tournant vers Coplan :
  
  — Désolée, goloubtchik, je ne peux rester plus longtemps. Prends garde à toi. J’aurais aimé passer avec toi une nuit délectable, comme au Venezuela. Hélas, je ne bénéficie que d’une brève parenthèse.
  
  — Tu me rends un très grand service. Je t’en remercie. À charge de revanche.
  
  Elle rit.
  
  — Nous n’allons pas tenir une comptabilité avec une colonne crédits et une colonne débits.
  
  Sur l’embarcadero, elle l’embrassa tendrement.
  
  — Fais bien attention, goloubtchik. Les gens de Slassikov sont impitoyables.
  
  Il la regarda s’éloigner. Elle était vraiment très jolie et il éprouvait un faible pour cette brune, à la peau hâlée, aux seins opulents, aux jambes artistement galbées sous la jupe mexicaine bariolée comme un arc-en-ciel.
  
  Une dernière fois, elle tourna vers lui son regard gris et romantique ou, plutôt, faussement romantique quand on connaissait ses activités dans l’ombre, et lui adressa un léger signe de la main avant de se diriger, de sa démarche ondulante, vers la station de taxis et de se pencher vers la vitre baissée de la voiture de tête.
  
  Coplan ne voyait plus que ses fesses rebondies.
  
  Quand le taxi disparut, il alla boire une bière dans une bodega. Une chose le tracassait. La référence à l’Égypte et aux pyramides, si voilée qu’elle ait pu être. L’avant-veille, Sandjie, assez gratuitement d’ailleurs, avait fait allusion à une amie qui aurait été transformée, à l’époque actuelle, en être humain après avoir été une statuette dans la tombe d’un pharaon. L’histoire était si abracadabrante qu’il paraissait flagrant qu’elle avait dû être concoctée dans un but bien précis. Provoquer une réaction positive ou négative chez Coplan.
  
  L’Égypte ? Les pyramides ? Vraiment, il ne voyait pas. Sa dernière mission au pays des Pharaons ? Elle remontait à loin. En outre, au Caire, il n’avait pas eu affaire aux Russes mais aux Syriens. Il se souvenait encore comment, de peu, il avait échappé à la mort, face aux poignards de Salim Belkhabar et de ses séides.
  
  Non, vraiment, il n’avait aucune idée de ce qui, sur la terre qui avait connu la construction des pyramides, aurait provoqué le courroux de Moscou et incité Slassikov à lancer sur lui une mokriye diela.
  
  D’autant qu’il y avait aussi Jacques Ivarcel. Quel était le lien entre le préfet et lui ? Certes, il y avait Melody. Mais la jeune femme n’était probablement que l’exécutante du deus ex machina qu’était Moscou. Pour quelles raisons cachées, la Section 8 avait-elle condamné à mort les deux hommes ?
  
  Il régla sa consommation, grimpa à bord d’un taxi, retourna à l’hôtel, où il récupéra son bagage, et se fit conduire à l’aéroport international où il emprunta le dernier vol en partance pour Panama.
  
  Le lendemain matin, il téléphona au Camino Real.
  
  — Rien pour vous, annonça comme d’habitude la réceptionniste à la voix polie mais agacée par ces appels quotidiens.
  
  Il s’en alla baguenauder devant la Villa Cochinilla. Les volets étaient fermés. Sans se lasser, il pressa longuement le bouton de sonnette. Aucune réponse. Il décida d’aller à l’hôpital.
  
  Quand il entra, on venait d’amener aux urgences un blessé de la route. Il était accompagné de l’un des policiers qui avaient escorté le faux Rupert à l’établissement hospitalier. Il empoigna amicalement le bras de Coplan.
  
  — El fortissimo ! Au fait, vous savez que ceux que vous avez sauvés ont refusé de porter plainte ?
  
  — Vraiment ?
  
  — Étrange, non ?
  
  — Chacun mène sa vie comme il l’entend, répondit prudemment Coplan. De toute façon, ce refus arrange vos affaires. Ainsi, vous ne paraîtrez pas ridicule devant le juge.
  
  — Tout à fait vrai. Adios, señor.
  
  Lorsqu’il s’enquit de Rupert Selwyn, Coplan apprit qu’il avait quitté l’hôpital la veille dans l’après-midi, à l’heure où il rencontrait Ambre.
  
  — Il était seul ?
  
  — Sa femme l’accompagnait.
  
  Précipitamment, Coplan retourna à la Villa Cochinilla. Ses coups de sonnette n’obtinrent pas plus de résultats que la première fois. Il passa par-derrière, inspecta les alentours et réussit à faire sauter de l’extérieur un loquet intérieur.
  
  La villa était vide. C’est tout juste si l’on s’apercevait qu’elle avait été récemment occupée.
  
  En réfléchissant à cette étrange disparition, il repartit pour son hôtel. Dans la cabana, flottaient encore des bribes du parfum pénétrant de Sandjie. En entrant, il se souvint qu’elle l’avait regardé avec suspicion quand il lui avait annoncé qu’il devait effectuer un bref aller et retour à Mexico.
  
  — Tu reviendras ? avait-elle questionné.
  
  Pour passer le temps, il vérifia à nouveau le bon fonctionnement de son arme qu’il avait posée sur le lit, le pistolet électrique Heckler & Koch Pli, une merveille de la technologie allemande que le Service Action de la D.G.S.E., ceux de la C.I.A. et du Mossad avaient adoptée. Parfaitement silencieuse puisque, grâce à deux piles logées dans la crosse, la mise à feu était électrique, l’arme était équipée de cinq canons scellés qui tiraient chacun un dard mortel à une distance de quinze mètres sous l’eau et de trente mètres sur terre. Des projectiles de calibre 7,62 pour une longueur de 36 millimètres.
  
  Il avait emporté trois pistolets similaires, cachés dans le double fond de sa valise. Ce compartiment était revêtu d’un tissu spécial interdisant la détection du métal sous l’œil des portiques électroniques des aéroports. Piles et dards de rechange accompagnaient les pièces démontées de ces armes qui mesuraient dix-huit centimètres de longueur pour des canons de quinze.
  
  Si l’on se fiait aux déclarations d’Ambre, sa vie était en danger et il était bon qu’il disposât de moyens de défense.
  
  Au moment où il replaçait le Heckler & Koch sous sa veste en tissu tropicalisé, le téléphone sonna. Il crut que c’était le Vieux et fut tout étonné d’entendre la voix de Melody.
  
  — Le Camino Real m’a fourni ton numéro, expliqua-t-elle. Je t’ai manqué ?
  
  Il décida de jouer à l’amoureux transi :
  
  — Infiniment.
  
  — Pourquoi as-tu quitté San Salvador ?
  
  — L’atmosphère de la ville, sans toi, ne me convenait plus.
  
  — Tu es adorable. Et tu as choisi le Panama ? Comme ça, par hasard ?
  
  Il nota que la voix était un brin soupçonneuse.
  
  — Par hasard, en effet.
  
  — C’est curieux car c’est justement au Panama que je souhaite t’inviter.
  
  — M’inviter ? Tu es toujours avec Martin Sverdloo, l’avocat des causes perdues ?
  
  — Plus pour longtemps. Je t’expliquerai. Sous peu, je m’en débarrasserai. Prends du papier et un stylo et note, je t’indique la route à suivre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Le car était climatisé. Heureuse initiative car la température extérieure était élevée et ce n’était pas l’eau du canal international qui aurait dispensé une bienfaisante fraîcheur, malgré ses quatre-vingts kilomètres de longueur.
  
  Au passage, Coplan admira les gigantesques écluses de Gatùn, de Pedro Miguel et de Miraflores qui permettaient d’annuler les différences de niveau entre les deux océans. Le car longea le Cimetière Français où étaient enterrés les cadres et les ouvriers morts de maladie lors de la première phase de construction du canal. Sur l’eau, les bateaux naviguaient entre les montagnes, enfermés dans le canyon étroit.
  
  Après être passé sous le pont, suspendu en porte-à-faux mais sans câbles, de las Americas, le car s’arrêta sur les quais de Balboa. Coplan récupéra ses bagages et gagna le quai numéro 18 où avaient lieu les départs pour l’île de Taboga.
  
  Le trajet dura une heure trente et le bateau arriva dans le port de Taboga. Sur l’île, les voitures étaient interdites et, une fois débarqué, Coplan attendit patiemment qu’apparaisse la vedette à moteur annoncée par Melody. Le soleil chauffait à blanc les pierres du quai, devant lequel, en des temps à jamais disparus, avaient jeté l’ancre les galions de la colonisation espagnole ou les voiliers des pirates avides de s’emparer des trésors du Pérou.
  
  La vedette s’arrêta enfin devant lui. Le pilote, un Panaméen à la chevelure crêpée et serrée dans un catogan, lui lança :
  
  — Señor Chaplain ?
  
  — C’est moi.
  
  L’homme sauta sur le quai et transporta les bagages sur le pont. Coplan le suivit.
  
  Habilement, le pilote sortit du port et piqua vers le sud en dépassant la Punta Chivo. La demeure surgit bientôt de la côte, dissimulée derrière les palmiers et les bougainvillées, et dominée par le Cerro de la Cruz, un mont modeste qui culminait à 169 mètres. Elle était nantie d’un appontement contre lequel vint se ranger la vedette.
  
  En haut des marches, Coplan vit apparaître Melody, vêtue d’un short jaune canari et d’une chemisette blanche, tellement amidonnée qu’elle ressemblait à une chasuble. Elle était pieds nus, comme elle en avait l’habitude à Bora-Bora.
  
  Elle descendit et l’embrassa.
  
  — C’est formidable de te revoir, Francis. Nous ne nous quitterons plus.
  
  — Et Martin Sverdloo ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Je te l’ai dit, sous peu nous en serons débarrassés.
  
  Dans le regard de Coplan elle lut l’incrédulité.
  
  — Tu n’as pas confiance ?
  
  — Les exemples historiques ne plaident pas en faveur de la confiance.
  
  — Quels exemples historiques ?
  
  — De Marie-Antoinette qui comptait sur Fersen pour la faire évader de la prison du Temple, à Jeanne d’Arc qui tablait sur la reconnaissance de Charles VII, qu’elle avait fait sacrer roi à Reims, pour la sauver du bûcher, toutes les espérances basées sur la confiance ont crevé comme des bulles de savon au soleil !
  
  Elle éclata de rire.
  
  — Qui sont tous ces gens, Marie-Antoinette, Fersen, Jeanne d’Arc et Charles VII ? fit-elle, sarcastique.
  
  À son tour, Martin Sverdloo apparut en haut des marches, ce qui évita à Coplan de répondre. Vaguement condescendant, il accueillit Coplan avec une politesse froide et brève. Ce soir-là, Melody et l’avocat des causes perdues étaient invités dans une propriété minuscule de Morro de Taboga et, au crépuscule, disparurent à bord de la vedette à moteur. Coplan dîna seul, servi par une domestique efficace mais quasiment muette.
  
  Quand il se coucha, Coplan renifla l’odeur âcre de l’aérosol dont usait Melody pour anéantir les moustiques dans leur bungalow de Bora-Bora, et il revécut leurs amours tumultueuses sur les bords du lagon.
  
  Le lendemain matin, Melody et Martin Sverdloo n’étaient pas rentrés de leur voyage à l’île de Morro de Taboga et Coplan prit son petit déjeuner seul. La domestique était aussi efficace et muette que la veille au soir.
  
  Pour tuer le temps, il s’en alla flâner au pied du Cerro Vigia, un autre mont modeste qui culminait à 307 mètres. Ici se nichait un royaume animalier. Lézards, iguanes et grenouilles noires tachetées de vert vif. Des boas de taille impressionnante et leur antithèse, un serpent brun élancé qui ressemblait à une branche morte. Sur la plage, des cormorans entamaient leur parade nuptiale, tandis que les iguanes se régalaient d’algues marines. Plongeant au ciel, des albatros attaquaient des murènes particulièrement vulnérables. En escale sur leur route vers les mers froides, des pétrels se doraient au soleil, loin des moqueurs des Galapagos et des pinsons de Darwin avec lesquels ils craignaient de frayer. Dans le ciel, des buses guettaient leurs proies. Elles n’osaient fondre sur les lions de mer et les otaries à fourrure qui se baignaient dans les vasques d’eau. Leur poids était dissuasif. Indifférents aux tortues qui slalomaient entre leurs pattes, frégates et pélicans jacassaient.
  
  Coplan admira le spectacle et retourna à la demeure perchée entre les palmiers.
  
  Là, il eut une surprise. Une vedette à moteur, qui n’était pas celle venue le chercher la veille au port, était accolée à l’appontement. Gracieusement, une femme sautait sur le bois du débarcadère. Elle vit Coplan et s’arrêta net, pendant que le pilote débarquait ses bagages. Coplan s’approcha et s’inclina devant elle.
  
  — Francis Chaplain.
  
  Elle lui tendit une main à baiser.
  
  — Lady Robyne Wigford.
  
  — Enchanté.
  
  — Melody et Martin ne sont pas là ? J’espérais qu’ils m’attendraient au port.
  
  — Ils vont revenir sous peu, ne vous inquiétez pas.
  
  — Je ne suis pas inquiète, simplement quelque peu offensée. J’aime que mes hôtes soient aux petits soins pour moi.
  
  Un domestique vint chercher les bagages et Coplan escorta l’arrivante vers la demeure. Il allait de surprise en surprise. Après Timothy Hatkich, qui se faisait appeler Rupert Selwyn, voilà que surgissait à nouveau quelqu’un lié à l’aristocratie britannique. Lady Robyne Wigford.
  
  Elle avait fière allure, c’était sûr. Sculpturale dans sa robe-fourreau blanche marquée de la griffe d’un grand couturier, chaussée de ballerines, elle dardait vers son compagnon de route l’éclat de ses yeux verts, tout en rejetant en arrière sa lourde chevelure noire qu’éparpillait sur les épaules le vent venu du large. À vrai dire, elle n’était pas typiquement britannique. Teint ni pêche ni crème. Une peau de magnolia pâle, assortie d’une bouche écarlate et sensuelle. En réalité, c’était une vamp sinueuse, pareille à la marâtre des contes de fées si, du moins, on en croyait la rumeur qui courait au Royaume-Uni. De sa silhouette se dégageait un érotisme tellement langoureux que, selon l’expression d’un journaliste londonien, elle paraissait faire « vaciller la raison sur son trône ».
  
  À l’aube de sa quarantième année, elle avait largement défrayé la chronique par ses divorces, ses adultères et ses procès dans lesquels elle avait accumulé les faux témoignages, les subornations de témoins, les diffamations et les faux en écritures privées, sans oublier les tentatives de meurtre.
  
  Dans la chambre qui lui était réservée et quand elle eut congédié le domestique, elle arrêta Coplan qui s’apprêtait à sortir et, hardiment, lui lança :
  
  — Melody m’avait promis une masseuse. Apparemment, elle n’a pas tenu parole. Accepteriez-vous de la remplacer ?
  
  Elle n’attendit pas la réponse. Les ballerines volèrent à l’autre bout de la pièce et la robe-fourreau glissa le long des hanches somptueuses, avant que les dessous n’aillent rejoindre les ballerines.
  
  Coplan retint sa respiration. Le spectacle était alléchant. Robyne se pencha, ouvrit son sac et en sortit un tube de crème qu’elle lui tendit. Sur ses lèvres carminées était perché un sourire enjôleur.
  
  — Vous avez des mains puissantes. Ne lésinez pas sur la vigueur.
  
  Elle rabattit le drap du dessus et s’allongea sur le ventre, ses fesses dodues frémissant déjà d’envie.
  
  Coplan s’escrima, les sens en alerte nucléaire devant cette chair appétissante qui frissonnait sous ses doigts habiles. Bientôt, il n’y tint plus, tant l’épreuve était difficile à supporter. Il se dévêtit et se propulsa en elle.
  
  — C’est bien plus délassant que vos mains, roucoula Robyne.
  
  Puis elle se mit à trembler, à murmurer des paroles sans suite, émaillées de prénoms masculins et féminins, entrecoupées d’obscénités que n’aurait pas désavouées un dialoguiste de films hard. Sous les coups de boutoir décochés par Coplan, elle s’autorisait un râle de bon aloi qui annonçait l’arrivée de l’orgasme. Les râles se transformèrent en cris et en hurlements. Quand elle se raidit, Coplan noua ses bras autour de sa poitrine et se renversa en arrière en la soulevant et en ne lui laissant que son sexe comme point d’appui. Ce stratagème expédia sa partenaire à l’apogée du plaisir. Lorsque les dernières vagues de la jouissance se furent retirées, elle se dégagea et, telle une princesse outragée, marcha vers la salle de bains sans accorder un seul regard à celui qui l’avait tant comblée.
  
  Melody et Martin Sverdloo furent de retour deux heures plus tard. Coplan eut un hoquet de surprise. La vedette à moteur était encombrée de passagers. Et, parmi eux, Sandjie et Timothy Hatkich dit Rupert Selwyn. Ce dernier serra chaleureusement la main de Coplan en s’écriant : mon sauveur ! Mais Sandjie resta glaciale. Il y avait encore un Sud-Américain qui se prénommait Emilio et offrait une mine patibulaire et un regard scrutateur qui pesait sur Coplan, trois couples d’Américains qui arrivaient tout droit de New York et étaient des amis de Martin Sverdloo, un couple d’Argentins qui parcourait le monde en tentant de remettre le tango à la mode comme au temps de Carlos Gardel, deux antiquaires homosexuels à qui la traversée avait procuré le mal de mer, ce que leur teint livide trahissait, et, enfin, une fille ravissante que Melody poussa vers Coplan.
  
  — Lorenza De Aragon, présenta-t-elle. Ce sera ta cavalière à notre grande soirée de samedi soir. Lorenza, voici Francis Chaplain, un grand ami de cœur. Montre-toi sous ton meilleur jour avec lui.
  
  Du coin de l’œil, Coplan vit Sandjie qui l’observait à la dérobée, tout comme Emilio, le Sud-Américain à la mine patibulaire. Il éprouva un vague malaise. Qu’est-ce qui se tramait ici ?
  
  En haut des marches apparut Robyne Wigford, moulée dans une robe qui eût mieux convenu à Piccadilly Circus ou, à la rigueur, dans la Via Veneto à Rome, et non sous ce ciel tropical. Toujours chaussée de ballerines, elle courut se jeter dans les bras du faux Rupert Selwyn.
  
  — Ruppie, quelle joie !
  
  Le plaisir était simulé, analysa Coplan, fin connaisseur de l’âme humaine.
  
  Les domestiques s’emparaient des bagages pour les transporter à l’intérieur de la demeure vers laquelle Melody guidait ses invités, où les attendaient des cocktails de jus de fruits frais.
  
  Lorenza De Aragon trébucha contre une marche et Coplan la retint à temps. Dans son dos vint buter Sandjie qui précédait Rupert Selwyn au bras duquel s’accrochait Robyne Wigford. Coplan se retourna et Sandjie détourna le regard comme s’il n’existait pas.
  
  — Je suis maladroite, fit Lorenza, le visage rouge de confusion.
  
  — Ces marches sont trop hautes, feignit de critiquer Coplan. Elles sont faites pour des gens rompus aux techniques de l’alpinisme.
  
  Robyne Wigford, Rupert Selwyn et Sandjie les dépassèrent. Les deux premiers devisaient gaiement tandis que la troisième arborait une mine grognonne.
  
  Robyne s’accrochait à son bras avec une telle vigueur que Rupert Selwyn ralentissait ses mouvements et qu’il buta à son tour contre le rebord de l’une des hautes marches. Il bascula sur le côté en proférant une litanie de jurons. Sa veste s’était déboutonnée et Coplan remarqua la crosse du CZ 75 qui dépassait de sa ceinture au-dessus de la hanche gauche.
  
  Quelque chose se tramait ici, fut-il persuadé, et il se promit de rester sur ses gardes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Panaméenne, Lorenza De Aragon portait la pollera, le costume traditionnel, composé d’une blouse et d’une longue jupe, toutes deux froncées et blanches, brodées de couleurs vives et gaies. Ses cheveux roux étaient décorés d’une série de peignes dorés, accompagnés de tembleques, des perles qui tremblaient sur des chaînes en or autour d’un poisson en argent, emblème national du Panama.
  
  Ses yeux noirs intriguaient Coplan. Malgré le soin qu’elle apportait à le dissimuler, ils offraient le regard faussement innocent des vraies carnassières. Sauf à la perspicacité impitoyable d’un Coplan, ce signe demeurait caché, aidé par les éclairages soigneusement étudiés par Melody, qui plaquaient sur les traits réguliers de son visage, au teint légèrement mat, un air fragile, en effleurant les ondoyantes cascades de ses cheveux de feu.
  
  — La fête est réussie, déclara-t-elle d’un ton enjoué. Melody s’est donné beaucoup de mal.
  
  La soirée battait son plein. Les couples dansaient sur les derniers tubes. Lorenza coula un regard amusé en direction de Robyne Wigford qui, dans une robe vert pâle, signée d’un grand couturier romain, se déchaînait face à un Martin Sverdloo en petite forme.
  
  — Va-t-il se laisser dévorer par cette croqueuse d’hommes ? persifla-t-elle.
  
  — La vogue des vampires est loin d’être achevée, commenta-t-il.
  
  — Dans un monde pétri de catholicisme, comme la société panaméenne, cette femme est le symbole vivant du Péché tel qu’on le représente dans les ouvrages illustrés pour enfants. La vraie vamp ! Silhouette menaçante, désincarnée, parée de bijoux qui, la tête rejetée en arrière, s’esclaffe devant la destruction de l’amant ou du mari infortuné !
  
  — Comme vous y allez ! se récria Coplan, décontenancé par cette tirade vengeresse, teintée d’acide sulfurique.
  
  En outre, il se souvenait de ses ébats avec l’aristocrate au cours desquels il ne l’avait trouvée nullement désincarnée, bien au contraire.
  
  Lorenza fit machine arrière.
  
  — C’était une image, protesta-t-elle. Où est donc passé votre humour ?
  
  — Je croyais que vous brossiez le portrait d’un ange noir du destin, maléfique et érotique, ou d’une diablesse nourrie de sang de serpent.
  
  Après s’être rafraîchie au bar, Lorenza quitta Coplan. Elle avait réalisé que sa pollera était décidément trop chaude et préférait adopter une tenue plus légère. Coplan passa sur la terrasse. Une brise embaumée, venue du Pacifique, caressa agréablement ses traits. Melody émergea de l’ombre où il l’avait repérée.
  
  — Tu me cherchais ?
  
  À la main, elle tenait une coupe et trempa ses lèvres dans le champagne.
  
  — En effet, je te cherchais, acquiesça-t-il. À Bora-Bora, ton petit cours sur les pyramides m’a séduit, bien que, sur le moment, je ne te l’ai pas dit. Pour être franc, je voudrais en savoir plus.
  
  À présent, elle n’était plus dans l’ombre, mais sous les lanternes vénitiennes qui coloraient ses joues de lueurs romantiques. Il la vit tressaillir, en même temps que ses yeux s’écarquillaient de surprise. Visiblement, elle ne s’attendait pas à ce que ce sujet soit abordé. Pour se donner une contenance, elle vida la coupe.
  
  — La soirée ne s’y prête pas, éluda-t-elle. Demain, si tu veux, confortablement installés sur une chaise longue, nous bavarderons des pharaons, des pyramides et des tombeaux qu’elles recèlent.
  
  Elle posa la coupe à ses pieds et réajusta les bretelles de sa robe mexicaine.
  
  Coplan savait qu’elle menait un combat d’arrière-garde. En réalité, elle était déconcertée. Persuadé qu’il y avait anguille sous roche, il poussa son avantage :
  
  — En y réfléchissant après coup, j’ai éprouvé l’impression que le cours d’égyptologie que tu me donnais n’était pas entièrement gratuit.
  
  Elle s’agita, mal à l’aise.
  
  — Pas gratuit ? Que veux-tu dire ?
  
  — Ou bien que tu cherchais à me faire comprendre quelque chose, ou bien que tu t’amusais en dissertant sur un sujet auquel je n’entendais rien, mais dont toi tu connaissais les tenants et les aboutissants.
  
  Afin de s’accorder un second temps de réflexion, elle se baissa pour ramasser sa coupe. Un geste futile, estima-t-il.
  
  — Tu divagues, se rebiffa-t-elle. C’est l’alcool ou quoi ?
  
  En se manifestant, Martin Sverdloo lui sauva la mise.
  
  — On fait bande à part ? lança-t-il d’un ton sévère, tout à fait dans la peau du maître de maison qui rappelle à son épouse ses obligations d’hôtesse.
  
  Soulagée de cette diversion, Melody abandonna la terrasse d’un pas rapide, suivie par l’avocat. Coplan était certain qu’il était sur la bonne piste. À Budapest et à Mexico, Ambre avait eu raison. Le mystère tournait autour de l’Égypte et de ses pyramides. Mais de quoi s’agissait-il ?
  
  Il n’eut guère le temps d’épiloguer. Bientôt, il fut rejoint par Emilio qui inspecta le firmament en s’accoudant à ses côtés sur la balustrade.
  
  — Dans mon pays on voit la Croix du Sud. Pas ici, regretta-t-il.
  
  — Quel pays ?
  
  — L’Uruguay. Je suis né à Montevideo, une jolie ville. Vous connaissez ?
  
  — Je connais toute l’Amérique du Sud.
  
  — Montevideo aussi ?
  
  — Aussi.
  
  — Vous avez visité les bas quartiers ? Les villas miserias ?
  
  — J’ai failli me faire tuer dans celle de San José.
  
  — Je suis né et j’ai grandi dans une autre, à l’extrémité opposée de la ville, la villa miseria de Casagrande, qui est baptisé El Jardin del Infierno, le Jardin de l’Enfer. Vous connaissez ?
  
  — Non.
  
  — Un coin terrible. À chaque seconde, la lutte pour la vie. Au fait, vous avez déjà tué quelqu’un ? En réalité, c’est la première fois qui est la plus difficile. Avant, on a envie de dégueuler et, après, on dégueule. Toutes ses tripes. La deuxième fois, ça va mieux. On dégueule quand même, remarquez. Un conseil. Si vous vous apprêtez à tuer quelqu’un, ne buvez pas de gin avant. Le gin, c’est terrible, ça vous ravage le foie, et le foie, c’est lui qui se rebelle quand la victime est morte. La troisième fois, vous êtes à l’aise mais c’est vraiment à partir de la quatrième fois que vous prenez votre pied.
  
  Coplan était interloqué.
  
  — Pourquoi me racontez-vous cela ?
  
  Emilio secoua la tête comme s’il ne comprenait pas la raison de cette question.
  
  — Chacun a un clou dans sa chaussure et ne le sait pas, répondit-il sentencieusement. Et puis, à vrai dire, j’aime provoquer. Ainsi, tout à l’heure, j’ai provoqué la belle blonde en robe verte.
  
  — Robyne Wigford ?
  
  — Pour certains, le Royaume-Uni est une terre d’élection. Pour moi, c’est une terre d’érection. Rien de mieux à culbuter qu’une Anglaise.
  
  Et cette Robyne Wigford, paraît-il, c’est une affaire, que rasca la fabriquera(27).
  
  Sur ce, il tourna les talons et, à pas rapides, rejoignit les invités. Interdit, Coplan le regarda disparaître. Il y avait anguille sous roche, se convainquit-il.
  
  Melody s’était assuré les services d’un orchestre dont la chanteuse procéda à une splendide imitation de Rita Hayworth dans le film culte Gilda. Coiffée d’une perruque rousse, moulée dans une longue robe-fourreau noire, en se déhanchant sensuellement, elle déroula avec une lenteur érotique les gants noirs enserrant ses avant-bras tout en chantant les paroles de la chanson qui avaient fait le tour du monde :
  
  
  
  Marne did a dance called the hootchie-cooch,
  
  That’s the dance that slew McGrew
  
  Put the blame on Mame, boys, put the blame on Mame…
  
  
  
  Lorenza applaudit quand elle fut de retour.
  
  — Belle imitation !
  
  La soirée se termina après minuit. Avec le plus grand naturel, la jolie rousse aux yeux noirs entraîna Coplan dans sa chambre. Au passage, Melody lui avait décoché un clin d’œil complice.
  
  À la Panaméenne avait été réservée la chambre dont la porte était encadrée par deux négresses sculptées par Nikki de Saint-Phalle. À l’intérieur, l’air climatisé était chargé des effluves de Tocade de Rochas. Lorenza s’assit sur le lit et regarda Coplan, les lèvres mouillées. Elle avait retroussé haut sa mini-jupe et il était hypnotisé par la vue de ses cuisses somptueuses.
  
  — Une soirée comme celle que nous a organisée Melody ne se termine pas sans le dessert du chef, lança-t-elle, émoustillée au plus haut point.
  
  Il se secoua. Les visions les plus enchanteresses ne devaient pas entamer sa résolution de rester sur ses gardes et de prendre les précautions les plus élémentaires.
  
  — Déshabille-toi, fourre-toi au lit, je reviens, attends-moi, ordonna-t-il avant de repasser sur le palier.
  
  Dans sa chambre, il sortit du double fond de sa valise les trois pistolets électriques Heckler & Koch Pli. Dans les cinq canons scellés de chaque pistolet, il plaça les dards mortels en acier de calibre 7,62, après avoir vérifié le bon fonctionnement des piles. Quand il eut terminé cette tâche, il enfouit les armes dans une serviette en cuir qu’il emporta dans la chambre de Lorenza.
  
  Terriblement attirante dans sa nudité, celle-ci était allongée sur le drap, le dos calé par les deux oreillers. Sur la table de nuit, était posé un verre de seco, du rhum mélangé à du jus de fruit. Coplan lui offrit une Gitane qu’elle accepta.
  
  Elle n’en tira que trois bouffées. Visiblement, ce n’était pas ce qu’elle attendait. D’ailleurs, elle le montra bientôt, en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Les yeux mi-clos, ce fut à son tour de commander :
  
  — Déshabille-toi.
  
  Il s’exécuta. Quand leurs lèvres se soudèrent, il trouva à sa bouche un parfum de rhum et de sapotille. Incontestablement, la Panaméenne savait subtilement doser ses caresses et il ne lui déplaisait pas de faire savourer à son partenaire la gamme étendue de ses variantes. Elle s’appliquait à créer une atmosphère étrange et bizarre. Tout en se démenant, elle coulait un regard oblique en direction du grand miroir que Melody avait disposé au plafond, sans doute par réminiscence de ces lupanars qu’elle avait vaguement évoqués à Bora-Bora. Seulement évoqués de peur, sans doute, de choquer Coplan.
  
  Quand ce dernier voulut prendre l’initiative, Lorenza l’en empêcha.
  
  — Laisse-moi faire, laisse-toi faire, murmura-t-elle en bloquant ses mains.
  
  À nouveau, elle admira son reflet dans le grand miroir, narcissique à souhait. Maîtresse des événements, elle déclinait les notes sur les cordes de son violon amoureux. Pour Coplan, la sensation était enivrante.
  
  Bientôt, elle s’empala sur lui et l’accueillit dans le velours brûlant de son ventre. D’un coup de pied, elle expédia les oreillers sur le tapis à la fresque rappelant la prise de pouvoir des conquistadores espagnols en Amérique centrale.
  
  Elle s’activa fermement, ses seins lourds luisant de sueur. De ses mains puissantes, Coplan étreignait sa croupe qui ondulait lascivement, telle une embarcation qui tangue et roule sous le gros grain.
  
  Follement, elle l’embrassa. Dans sa bouche avait disparu le goût de rhum et de sapotille, lavé par la fougue de leurs baisers.
  
  Brusquement, elle se pencha en arrière jusqu’à ce que sa nuque touche presque ses chevilles, sa longue chevelure de feu éclaboussant les mollets de Coplan, et logea ses pieds sous les aisselles de ce dernier. La position était périlleuse, estima-t-il, mais il comprit qu’elle agissait ainsi afin de se contempler dans le grand miroir du plafond.
  
  À cause de la position qu’elle venait d’adopter, son sexe s’était quelque peu désengagé et elle ne dansait plus que sur la pointe fichée en elle. Pour Coplan, la sensation n’en était pas moins envoûtante. Il avait lâché la croupe qui s’était rabattue loin de lui et avait croisé les mains sous la nuque.
  
  Elle délira quand elle atteignit le brutal orgasme et son corps fut secoué de frémissements spasmodiques. Bientôt, Coplan la rejoignit dans l’extase et la gorge de Lorenza exhala des soupirs voluptueux. Enfin, elle rafla la bouteille de rhum et servit dans les deux verres une généreuse rasade d’alcool brun. Coplan prit le sien et but après avoir allumé une Gitane. Une expression rêveuse avait envahi les traits de la jolie Panaméenne et elle demeurait silencieuse, jusqu’au moment où elle sembla implorer :
  
  — Embrasse-moi. J’aime un baiser après l’amour qui soit doux et tendre.
  
  Coplan se pencha et leurs lèvres se scellèrent. Sur la peau de Lorenza se mêlaient des effluves de Tocade et de rhum. Puis Coplan se dégagea et ce geste lui sauva la vie. La balle fracassa la vitre en projetant des échardes de verre sur le tapis ancien et vint frapper Lorenza à la gorge. La carotide sectionnée, elle hoqueta douloureusement et vomit un flot de sang qui inonda le drap encore humide de sueur. Violemment, elle se débattit dans un vain effort pour lutter contre la mort qui traîtreusement s’emparait d’elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Coplan se catapulta sur le tapis, côté opposé à la fenêtre. La gorge de Lorenza gargouillait lamentablement. Sa main plongea sous le lit et récupéra la serviette en cuir. À son retour dans la chambre, la belle rousse l’avait questionné :
  
  — Tu apportes des documents pour travailler au lieu de me faire l’amour ? À quoi vas-tu utiliser cette serviette bourrée à craquer ?
  
  — Ce sont mes affaires de toilette.
  
  Dans chaque main, il logea la crosse d’un Heckler & Koch. La porte s’ouvrit brutalement. Un homme encagoulé, en pantalon de jean, le torse bombé sous un tee-shirt éclaboussé de sang, chaussé de baskets, se dressa sur le seuil. Coplan reconnut l’arme qu’il braquait. Une Micro-Uzi équipée d’une lunette de visée à infrarouges. Il ne lui accorda pas le temps d’écraser la détente. La pile électrique actionna le percuteur et le projectile de calibre 7,62 alla silencieusement se planter dans l’œil gauche. Foudroyé par les 36 millimètres d’acier qui lui ravageaient le cerveau, l’arrivant s’écroula sur les genoux en lâchant instinctivement une courte rafale qui rasa le crâne de Coplan et déchiqueta une autre vitre de la fenêtre. Un effroyable hurlement de douleur monta de derrière celle-ci et Coplan sut qu’il était débarrassé du même coup du meurtrier de Lorenza.
  
  Il n’avait pas de temps à perdre. Prestement, il se rhabilla. Dans la ceinture de son pantalon, il glissa les trois pistolets électriques. Le premier sur la hanche gauche, le deuxième sur la hanche droite, le troisième sur les reins. Sous l’aisselle gauche, et, contre la peau sous la chemise, il plaça l’enveloppe en plastique contenant les projectiles de rechange, et s’en alla ramasser la Micro-Uzi échappée des mains du tueur.
  
  Il était paré. Rapidement, il déposa un tendre baiser sur le front tiède de Lorenza. Il détestait que l’on tue une femme avec laquelle il venait de faire l’amour. Il se consola vaguement en se disant qu’elle avait été partiellement vengée puisque son assassin avait vraisemblablement subi un sort identique.
  
  D’un bond, il fut à la fenêtre et l’ouvrit. Sans coup férir, il sauta et atterrit à côté du tueur. À portée de la main, celui-ci tendait les doigts vers la crosse d’une carabine Ruger 5,56 équipée d’une lunette de visée à infrarouges. Celle-là même qui avait tué Lorenza.
  
  Il buta dans le tronc d’un manguier et chercha à s’orienter. Malgré l’épaisseur des feuillages, il lui parvenait le bruit étouffé de suppresseurs de son à l’intérieur de la demeure et il se demanda si un commando de tueurs procédait à un massacre général.
  
  Dans quel but ? À quel clan appartenaient ces assassins ?
  
  Bientôt, il découvrit qu’il était à la lisière du chemin conduisant au royaume animalier qu’il avait visité au pied du Cerro Vigia. Il opta pour cette direction, en inspectant tout d’abord les alentours à travers la lunette de visée de la Micro-Uzi. C’est ainsi qu’il repéra deux silhouettes encagoulées qui, à travers les arbres, slalomaient vers lui, l’échine basse.
  
  Il s’accroupit et les ajusta à l’aide du premier Heckler & Koch. Un vol de rapaces ralentit leur progression. Il retenait sa respiration, sachant que la portée de son arme ne dépassait pas trente mètres. Il convenait même de compter un peu moins afin de conserver la force de l’impact.
  
  Eux aussi étaient armés d’une Micro-Uzi. Il s’enfonça entre deux buissons et attendit. Sans doute les deux hommes étaient-ils des tueurs expérimentés, néanmoins ils avaient commis une erreur. Ils n’avaient pas suffisamment noirci le métal de leur arme, si bien que les rayons de la lune, bien que celle-ci soit plutôt pâle, arrachaient de temps en temps à la Micro-Uzi un éclat lumineux.
  
  Le premier fut enfin à bonne distance. Coplan lui logea dans la tête un dard en acier, et il s’effondra, foudroyé, au pied d’un frangipanier. En percevant le bruit de la chute, le second se raidit et marqua un temps d’arrêt. Cette initiative lui fut fatale. La pile du Heckler & Koch lui expédia à la racine du nez un projectile mortel.
  
  C’est alors qu’une courte rafale, suivie d’une autre, rasa le crâne de Coplan qui s’aplatit aussitôt et roula sur le dos, puis sur le côté pour se dégager. Autour de lui, le buisson était arrosé d’une pluie de balles qui tranchaient les feuillages.
  
  La situation était bloquée. Il fallait tenter une manœuvre hardie. Il rampa et fit le tour du tronc d’un manguier pour se blottir du côté opposé au tireur. Là, il se remit debout et, collé contre le tronc, il dégagea de sa poche de poitrine son paquet de Gitanes, en introduisit une entre ses lèvres et passa légèrement la tête le long du tronc afin de voir l’espace devant lui. Ceci fait, brièvement, il fit claquer son briquet et alluma la Gitane. La rafale claqua sèchement. Vivement, il retira la tête. Son geste avait été suffisant pour qu’il repère la position du tireur, dissimulé derrière le muret clôturant un parterre de fleurs tropicales.
  
  Il aspira quelques bouffées bienfaisantes, éteignit la cigarette et souda son œil à la lunette de visée de la Micro-Uzi. Il n’eut guère à patienter. La tête encagoulée se dressa bientôt et il appuya sur la détente. Ses balles décapitèrent son adversaire.
  
  Il ne demanda pas son reste et, à folle allure, courut dans la direction du Cerro Vigia. Le royaume animalier était silencieux sous les timides rayons de la lune. Il sauta par-dessus un couple d’iguanes et réveilla des pétrels qui dormaient. Sur la plage étaient alignés des lions de mer assoupis. Il contourna un rocher et Sandjie se dressa devant lui, un CZ 75 à la main.
  
  — Stop !
  
  Il se figea sur place. Elle le reconnut et se détendit, l’automatique baissé.
  
  — Que fais-tu là ? s’enquit-elle, la voix dérapant sur les aigus.
  
  — Je viens d’échapper à une tuerie.
  
  — Moi aussi.
  
  — Où est Rupert ?
  
  — Mort. Une balle en plein front. On ne lui a laissé aucune chance.
  
  — Comment t’en es-tu sortie ?
  
  — En Israël, j’étais dans les commandos. Je n’ai pas perdu mes réflexes. J’ai balancé un violent coup de pied dans les couilles du tueur et je lui ai confisqué son CZ 75 avant de lui tirer une balle dans la tête pour venger Rupert. Ensuite, je me suis enfuie. À vrai dire, j’ai eu de la chance. Autour de moi, c’était le carnage. On m’a tiré dessus, mais sans m’atteindre. J’ai couru comme une dingue.
  
  — Le carnage ?
  
  — En dehors de Rupert, j’ai vu que Melody et Martin Sverdloo avaient été abattus. D’autres aussi.
  
  — À ton avis, pourquoi ce massacre ?
  
  — Je n’en sais rien.
  
  Elle mentait, subodora-t-il.
  
  Pour se détendre, il alluma une Gitane. Sandjie en réclama une. Vingt minutes plus tard, Coplan vit Emilio qui avançait précautionneusement au milieu des lions de mer, escorté par trois hommes encagoulés. À la main, il tenait une Micro-Uzi.
  
  — Ils viennent achever leur sale besogne, conjectura Sandjie. Ils ont dû tuer tout le monde et savent qu’il en manque deux.
  
  — Tu as sûrement raison.
  
  Déjà, elle levait son automatique. Prestement, Coplan lui rabattit le bras.
  
  — Ne bouge pas.
  
  Il usa de patience. Ceux qui approchaient n’étaient pas encore à bonne distance. Pour le moment, ils étaient hors de portée des pistolets électriques. Par ailleurs, il restait peu de cartouches dans le chargeur de la Micro-Uzi.
  
  — Tu attends quoi ? souffla à son oreille Sandjie qu’il sentait s’agiter dans son dos.
  
  — Ne bouge pas, recommanda-t-il à nouveau. Couvre-moi simplement avec le CZ 75 quand j’entrerai en action. Mais ne tire pas, sauf sur mon ordre exprès.
  
  — Que comptes-tu faire ?
  
  — Tu le verras.
  
  Emilio et ses acolytes n’étaient plus qu’à vingt mètres à présent. Coplan ajusta sa Micro-Uzi et lâcha ses balles au-dessus des lions de mer, des otaries et des cormorans. Terrorisés par le sifflement des projectiles, les bêtes, soudain réveillées, n’eurent qu’une seule issue : fuir vers l’eau de l’océan. Les lions de mer, ces superbes phoques à crinière, et les otaries foncèrent sur le ventre en culbutant les jambes que leurs mouvements de reptation rencontraient, tandis que les cormorans battaient leurs ailes sous le nez des quatre arrivants.
  
  Décontenancés par ce brusque revirement de situation, Emilio et ses comparses perdirent l’équilibre et chutèrent lourdement sur le sable.
  
  Coplan en profita, un Heckler & Koch dans chaque main. Ses dards d’acier transpercèrent les crânes des quatre tueurs. Enthousiasmée, Sandjie vint le rejoindre en évitant les otaries fuyardes.
  
  — Belle ouvrage, félicita-t-elle. Tu as bien fait de tuer ces pourris.
  
  Coplan rechargea ses pistolets électriques et les relogea dans sa ceinture. Il ramassa les quatre Uzi et en tendit deux à Sandjie.
  
  — Range le CZ 75 dans ta ceinture.
  
  — D’accord. Nous allons avoir une jolie force de frappe. Dans les commandos en Israël, j’étais une spécialiste reconnue de l’Uzi.
  
  — Tant mieux. Tu auras peut-être à t’en servir sous peu.
  
  — Tu crois que d’autres tueurs vont venir nous traquer ?
  
  — À vrai dire, je n’en sais rien. Mais, s’il en reste, c’est nous qui allons les prendre à revers.
  
  — Comment ça ?
  
  Il lui désigna le Cerro Vigia dont la pointe paraissait culminer vers la lune.
  
  — Nous longerons le flanc de ce mont, dépasserons la villa par le nord et nous rabattrons à l’est, côté opposé à celui-ci. Allez, viens.
  
  L’aube pointait à l’horizon quand ils terminèrent leur périple. Lentement et précautionneusement, ils remontèrent en direction de la villa. Nulle âme vivante ne hantait son intérieur ni ses parages. Sandjie n’avait pas menti. Les seins troués par les balles, Melody gisait dans les bras d’un Martin Sverdloo au front éclaté. La belle aristocrate Robyne Wigford avait décidé de passer la nuit dans son lit en compagnie du couple d’Argentins, promoteurs du tango. Le trio avait été criblé de projectiles. Tout comme Timothy Hatkich, les antiquaires homosexuels et les trois couples d’Américains. Des mares de sang partout. Les domestiques n’avaient pas été épargnés, pas plus que les membres de l’orchestre et leur chanteuse qui s’était surpassée dans son numéro d’imitation de Rita Hayworth dans Gilda.
  
  Sandjie s’adossa au mur, les lèvres blanches.
  
  — Je n’en reviens pas, balbutia-t-elle.
  
  Horrifié, Coplan se demandait les raisons d’un tel carnage. Qui en étaient les auteurs ? Il lui revenait en mémoire la teneur de son entretien avec Ambre à Mexico. Une mokriye diela sur sa personne et sur celle de Jacques Ivarcel, montée par Slassikov, le patron de la 8e section. La première avait échoué et il n’était pas mort. S’agissait-il d’une suite ? D’une réédition, plus brutale, de la première mokriye diela afin d’effacer l’échec ? Dans ce cas, pourquoi recourir à une méthode violente et sanglante, alors que la première tentative était marquée du sceau de la subtilité ? Et, surtout, pourquoi éliminer sans scrupules une multitude de gens innocents ?
  
  Il fronça les sourcils.
  
  Innocents ? Était-ce sûr ? Et aussi, pourquoi diable Emilio avait-il eu sur la terrasse cette conversation prémonitoire avec lui. Dans quel but l’avait-il aiguillonné ? Un réflexe sadique qui l’avait conduit à jouer avec lui au chat et à la souris ?
  
  Et si ce n’était pas Slassikov qui était à l’origine du massacre ? Mais alors, qui ?
  
  Sandjie avait disparu depuis un bon moment en prétextant qu’elle était malade devant tout ce sang répandu et éprouvait une forte envie de vomir. Coplan partit à sa recherche et la découvrit dans la chambre de Melody et de Martin Sverdloo. D’un tiroir de commode, elle venait de soulever une bombe d’insecticide et, quand Coplan entra, tenta vivement de la dissimuler derrière son dos. Souriant, il s’approcha et la lui retira des mains.
  
  Il fut étonné, car il avait vu la même en possession de Melody à Bora-Bora. Sa couleur était d’un joli mauve tendre et un lapin blanc était dessiné, tandis que s’étalait la marque en lettres noires : Conjo. À Bora-Bora, Coplan s’était montré surpris. Selon toutes apparences, cette marque se référait au lapin, d’autant que la bombe était d’origine mexicaine. Or, « lapin » en espagnol se disait conejo et non conjo. Pourquoi cette faute d’orthographe, voulue ou non ?
  
  Sur l’atoll, Melody se levait avant l’aube, déposait un baiser appuyé sur le front de Coplan encore endormi et inondait la pièce du contenu de la bombe en arguant de ses qualités exceptionnelles à tuer les moustiques. Puis elle disparaissait et s’en allait plonger dans le lagon quand le soleil était à peine haut dans le ciel.
  
  L’insecticide détenait une légère odeur d’amandes amères et Coplan voulut savoir qu’il s’agissait bien du même malgré l’apparence concordante. Il s’apprêtait à pousser le bouton déclencheur lorsque Sandjie abaissa son poignet.
  
  — Non ! cria-t-elle.
  
  Il fut stupéfait. Elle était livide et paraissait frappée d’hystérie. Il plissa les yeux et la fixa.
  
  — Un problème ?
  
  Elle s’agitait.
  
  — Rends-moi cette bombe.
  
  — Quel intérêt présente-t-elle pour toi ?
  
  Elle s’humecta les lèvres.
  
  — Elle vaut de l’or.
  
  — Comment le sais-tu ?
  
  — Rupert la cherchait.
  
  — Dans quel but ?
  
  — La vendre.
  
  — À qui ?
  
  — À ses compatriotes, les Britanniques.
  
  — Ses compatriotes du Secret Intelligence Service ?
  
  À nouveau, elle s’humecta les lèvres.
  
  — Tu sais énormément de choses.
  
  — Plus que tu ne l’imagines. De son vrai nom Timothy Hatkich, Rupert a été chassé de l’armée après son aventure avec la marquise de Solfringham. Pour se venger, il a publié le récit de sa liaison avec cette belle aristocrate. Gros succès de librairie. Malheureusement, ses droits d’auteur ont été bloqués à la suite du procès qu’elle lui a intenté. J’imagine donc que, financièrement parlant, il était complètement à la côte.
  
  — Il l’était.
  
  — Et il a décidé de s’emparer de cette bombe insecticide. Que contient-elle de spécial qui vaille un grand prix ?
  
  — Elle tue.
  
  Il frissonna.
  
  — Quel est son contenu ?
  
  — Un produit chimique. Quelque chose à voir avec Toutankhamon.
  
  — Toutankhamon ? Le célèbre Pharaon de l’ancienne Égypte ?
  
  — Oui.
  
  Écoute, goloubtchik, je crois que cette affaire-là est liée à l’Égypte. Aux pyramides peut-être. C’est tout ce que je sais, avait déclaré Ambre à Mexico. Donc, concordance.
  
  Il coula un regard à travers la fenêtre. Le soleil grimpait dans le ciel. Sandjie avait posé les deux Uzi sur le lit. Il sauta sur elle et lui arracha le CZ 75 de la ceinture. Mieux valait qu’elle soit désarmée.
  
  — Nous allons quitter ces lieux, planifia-t-il. Ils sont trop dangereux. Nous utiliserons la vedette à moteur après avoir fait le plein de carburant. Nous en aurons assez pour rejoindre la côte occidentale de l’isthme. Pendant le trajet, tu me raconteras la suite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Sur l’écran de l’ordinateur central de la D.G.S.E. les renseignements défilaient. Avidement, Coplan les enregistrait.
  
  En 1922, les deux archéologues britanniques, Lord Carnavon et Howard Carter, en étaient à leur sixième année de fouilles dans la Vallée des Rois et éprouvaient quelque découragement devant l’insuccès de leur entreprise. Le 4 novembre, la chance leur avait enfin souri et ils avaient découvert l’accès, successivement, à l’antichambre, à la chambre funéraire, à la tombe et à la momie du Pharaon Toutankhamon, qui vivait au XIVe siècle avant Jésus-Christ. Sans voix, ils demeuraient émerveillés par la richesse du mobilier funéraire. Dans l’antichambre, deux statues grandeur nature, vêtues de noir, en pagne et sandales dorés, le front ceint du cobra sacré et tutélaire, armées de gourdins et de massues, étaient postées en sentinelles devant la porte de la chambre, sous le sceau habituel des nécropoles royales, composé du chacal et des neuf captifs. Dans la dernière demeure, des poteries, des vases peints, des jarres en albâtre, des outres décorées, des cassettes incrustées, des reliquaires noirs, des boîtes en forme d’œuf et des coupes en forme de lotus. Et, partout, de l’or resplendissant. De l’or dans les guirlandes d’adieu, dans le trône ciselé, dans les silhouettes fantasmagoriques des animaux monstrueux, dans les bouquets de feuillages et de fleurs stylisés, dans les déesses ailées Isis et Neith.
  
  Tout autour, des tas gigantesques de pierres précieuses.
  
  Dans le sarcophage monumental, taillé dans un seul bloc de quartzite jaune, fermé par une dalle de granit, apparaissait le cercueil à l’effigie du monarque, visage d’or pur, yeux d’aragonite et d’obsidienne, sourcils et paupières de lapis-lazuli. Dans les mains jointes, les insignes, la crosse et le fléau, incrustés de faïence bleue.
  
  Oui, dans cet univers inviolé depuis 3 300 ans, où ne résonnaient plus les pas affaiblis des pleureuses, les deux archéologues et leurs assistants restaient sans voix. Sous peu, le monde entier allait saluer comme il se devait leur fantastique exploit.
  
  Cependant, ils ignoraient à cet instant que les Pharaons avaient préparé leur vengeance en prévoyant cette intrusion dans ce lieu sacré et ce crime de lèse-majesté.
  
  Quelques semaines après la découverte du sépulcre d’or, Lord Carnavon fut pris de fièvre, entra en agonie et mourut. La malédiction des Pharaons avait frappé son premier coup. Bientôt, le demi-frère du défunt le suivit dans la tombe, imité par son infirmière et l’épouse de Lord Carnavon. Ces gens étaient entrés eux aussi dans la nécropole royale, tout comme les autres victimes, frappées de mort subite, des archéologues, des assistants ou des membres de l’équipe. Le public s’inquiéta, d’autant que les drames se multipliaient. Le professeur Archibald Douglas Reed avait radiographié la momie. Il mourut le lendemain. Même sort réservé à l’égyptologue Arthur Weingall et au professeur La Fleur, atteints d’une maladie mystérieuse après avoir posé le pied dans la chambre funéraire.
  
  Les assistants de Carter succombaient à une vitesse stupéfiante. Pris de malaises dans la journée, ils ne passaient pas la nuit.
  
  En tout, vingt-cinq victimes.
  
  Coplan était suffoqué.
  
  Des scientifiques du monde entier étaient parvenus à la conclusion que l’origine du mal ne se situait pas dans une vengeance problématique du monarque châtiant les sacrilèges commis sur sa sépulture. Pour eux, les vingt-cinq victimes avaient été atteintes d’histoplasmosis, une maladie mortelle venue des excréments de chauves-souris et de certains champignons des grottes, abondants dans les galeries souterraines des pyramides.
  
  Coplan termina sa lecture, alluma une Gitane et réfléchit puis se rendit au laboratoire où il avait remis la bombe arrachée à Sandjie.
  
  Le professeur Barrachin écouta attentivement son exposé sur les morts mystérieuses de la Vallée des Rois. Quand Coplan se tut, il hocha la tête.
  
  — Il nous a été impossible de reconstituer la composition du produit contenu dans cette bombe. C’est bien la première fois que j’enregistre un échec de ce genre. L’odeur d’amandes amères n’est là, en fait, que pour agrémenter agréablement la vapeur liquide pulvérisée par l’outil. Pour le reste, je ne sais pas. Seul élément connu, ce produit tue. Nous l’avons expérimenté sur une souris. Elle n’a pas duré une minute. Naturellement, nous ne resterons pas sur cet échec. Nous allons travailler d’arrache-pied pour tenter de percer le secret auquel nous sommes confrontés. Votre théorie sur les pyramides et sur l’histoplasmosis est intéressante. Nous piocherons de ce côté-là. Quelqu’un aurait-il réussi à condenser ses effets à un point tel qu’il aurait fabriqué un poison mortel à partir d’une vaporisation ? Soyez-en certain, je vous tiendrai au courant si nous parvenons à un résultat.
  
  Pour Coplan, l’étape suivante fut le bureau du Vieux pour qui il établit un long compte rendu. Le patron des Services spéciaux fut impressionné.
  
  — Les Russes auraient concocté le produit-miracle qu’évoque le professeur Barrachin ? À partir de champignons et de crottes de chauves-souris ?
  
  — Pourquoi pas ?
  
  — En un si long délai depuis 1922 ?
  
  — À l’époque, deux de leurs archéologues, Valeri Targuenine et Leonid Zorianev, ont été victimes du mal mystérieux. Ils ont pu de leur côté en chercher les causes, parvenir à des résultats inconnus des Occidentaux, travailler l’idée, puis la laisser en suspens pendant des décennies jusqu’à ce qu’elle soit ressuscitée et ressortie des cartons. Comme le K.G.B., le S.V.R. a l’éternité devant lui.
  
  — Résumons-nous. Moscou aurait fabriqué ce poison mortel dont les effets seraient indécelables à l’autopsie. Pourquoi vous aurait-il choisis pour cibles, vous et Jacques Ivarcel ?
  
  — D’abord, nous ne pouvons exclure le fait que la découverte finale de ce poison soit récente et que la Section 8 ait voulu l’expérimenter sur des cibles ennemies, semblables à celles à qui il est destiné. En ce qui me concerne, le S.V.R. a toujours cherché à m’éliminer. Par sa diplomatie de l’ombre, Jacques Ivarcel constituait un danger pour les intérêts russes. Pourquoi ne pas nous choisir ? Qui prouve, d’ailleurs, que d’autres gens ne sont pas morts sous les effets de ce gaz démoniaque ? Des gens dont on a mis le décès sur le compte d’un infarctus ? Qu’en savons-nous ? Moi je m’en suis tiré grâce à ma robuste constitution et à mon physique à toute épreuve. Jacques Ivarcel n’a pas eu cette chance.
  
  — Melody était la tueuse ?
  
  — En effet. Mais précédemment, il y a eu une tentative dans le train en Thaïlande. Les orchidées jetées par Karine Limeuil. L’eau, selon elle, dégageait une drôle d’odeur et l’hôtesse, la pseudo Kayumanis, était plus que suspecte.
  
  Le Vieux esquissa une grimace.
  
  — Non seulement le poison se vaporiserait mais ses émanations seraient efficaces dans l’eau ou, plus généralement, dans un liquide ?
  
  — Les apparences vont dans ce sens.
  
  — Admettons. Maintenant, comment expliquez-vous le massacre général auquel vous et cette Sandjie Litwer avez miraculeusement échappé ?
  
  — Le coup de serpillière. À un moment donné, parce que je m’étais sorti à deux reprises du complot fomenté contre moi, parce que Timothy Hatkich dit Rupert Selwyn enquêtait sur Melody après la mort de Jacques Ivarcel, l’opération partait en quenouille. Il fallait éliminer les protagonistes dont Selwyn et moi. Brutalement cette fois, plus de subtilités, plus de Conjo. Tant pis pour les innocents. Le S.V.R. n’hésite pas dans ces cas-là. Souvenez-vous du massacre général au Caire en 1993 et de celui de Madrid l’année dernière. Deux mokriye diela de grande ampleur comme celui du Panama qui a bien failli me coûter la vie.
  
  — Ce qui suppose que vous êtes toujours en danger.
  
  Coplan esquissa un large sourire.
  
  — À condition que, la fois prochaine, on me trouve.
  
  — Nous prendrons les précautions nécessaires afin qu’il n’en soit pas ainsi, assura le Vieux qui se leva et alla ouvrir un petit meuble ancien d’où il sortit deux verres et une bouteille de vieil armagnac.
  
  Les yeux baissés, tout en versant l’alcool, l’air un peu hypocrite, il murmura :
  
  — Il faut absolument que le labo reconstitue la composition de ce poison afin que nous puissions le fabriquer. Après tout, nous pourrions avoir à l’utiliser nous aussi. Pensez donc, mon cher Coplan, un produit qui ne laisse aucune trace dans l’organisme après la mort !
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par EURONUMÉRIQUE
  
  à 92120 Montrouge, France
  
  et achevé d’imprimer en décembre 1995
  
  sur les presses de Cox & Wyman Ltd.
  
  à Reading (Berkshire)
  
  
  
  Dépôt légal : janvier 1996.
  
  Imprimé en Angleterre
  
  
  
  Numérisation :
  
  version 1 / janvier 2015
  
  purple ed.
  
  
  
  
  
  1 Cf. Razzia au Kenya pour Coplan.
  
  2 Je marchais seule à la lisière de l’océan,
  
  Une conque nacrée nichée au creux de ma main.
  
  Je me suis arrêtée et j’ai écrit sur le sable
  
  Mon nom… l’année… le jour…
  
  3 Terme dont se baptisent les agents de la D.S.T.
  
  4 L’Hôtel de police à Marseille.
  
  5 Terme emprunté à la C.I.A. : étudier une affaire en détail.
  
  6 Cf. Coplan se décarcasse à Caracas.
  
  7 Cf. Un zombi en Colombie pour Coplan.
  
  8 À ne pas confondre avec Jim Thompson, célèbre auteur américain de romans policiers.
  
  9 Canal.
  
  10 Ruelle.
  
  11 Tricycle à moteur.
  
  12 Assassinat.
  
  13 Cannelle.
  
  14 Authentique.
  
  15 Dieu des Polynésiens.
  
  16 Récif corallien.
  
  17 Commandos-Marine. Une des composantes du Service Action de la D.G.S.E.
  
  18 J’ai faim.
  
  19 Merci beaucoup. Tu n’es pas radin, mais plutôt bête. C’est une voiture de flics.
  
  20 Déformation espagnole du mot junket : séjour aux frais de la princesse.
  
  21 Singe hurleur.
  
  22 Cochinilla : cloporte.
  
  23 Barque fleurie.
  
  24 Petit pigeon. Terme affectueux souvent utilisé par les Russes.
  
  25 Littéralement : affaire mouillée = assassinat.
  
  26 Littéralement : chemise spéciale = très secret.
  
  27 Littéralement, mettre la main à la poche. En argot, femme portée sur les débordements sexuels.
  
  
  
  
  
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