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Pleasure Island

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  Titre original américain :
  
  
  
  PLEASURE ISLAND
  
  
  
  Illustration de couverture : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code pénal.
  
  
  
  No Condé Nast Publications, Inc. 1981
  
  ISBN : 0-441-67081-4
  
  No Presses de la Cité / Éditions du Rouet, 1982
  
  ISBN : 2–258–1104-3
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  
  
  
  
  PROLOGUE
  
  
  L’homme, la future vingt-quatrième victime, regarda de chaque côté, avant de traverser cette rue de Londres sombre et humide. Il allait rencontrer un informateur qui devait lui donner des renseignements concernant un chargement de drogue. Une cargaison de plusieurs millions de dollars qui, de Londres, repartait vers les États-Unis.
  
  Mais, c’était avec sa propre mort qu’il avait rendez-vous. Elle l’attendait dans une impasse silencieuse et lugubre.
  
  La vingt-quatrième victime portait un poignard dissimulé dans un étui serré à son poignet. L’homme se sentait en confiance. Avec son arme, il pouvait faire face à n’importe quel danger. Peut-être était-il même trop sûr de lui. Le maniement du couteau était sa spécialité et, quand il l’avait sur lui, il n’avait peur de rien. Dans le monde de l’espionnage, il avait la réputation d’être l’une des meilleures lames, sinon la meilleure.
  
  Avec sa main gauche il vérifia son arme juste pour se rassurer. Il avança dans la ruelle, tendant l’oreille. Il n’entendit que les dernières gouttes de pluie tombant du toit sur le pavé et le bruit de ses pas qui s’engageaient de plus en plus profondément dans la nuit, jusqu’à un cul-de-sac faiblement éclairé.
  
  Il était certain d’être le premier.
  
  Il se trompait.
  
  Une silhouette dissimulée dans une porte cochère l’observait, silencieuse et immobile. Elle attendait patiemment. Pour éprouver les nerfs de sa victime. L’homme embusqué avait l’intention de battre son rival sur son propre terrain. Avec un poignard. Pour cela tout avantage était bon à prendre. Et plus l’autre serait nerveux, mieux ça serait.
  
  La victime désignée avait envie d’une cigarette, mais connaissait suffisamment le métier pour ne pas en allumer une. Il saurait s’en passer. Il était à l’heure, mais son contact ne s’était pas montré. Il ressentait une double contrariété : la privation de cigarette et un rendez-vous qui n’était pas là.
  
  Ou qui ne viendrait pas.
  
  Cinq minutes passèrent.
  
  L’homme en noir sortit de la porte cochère, frottant sa semelle sur le bitume pour annoncer sa présence.
  
  La victime se retourna, écarquillant les yeux, sur le qui-vive.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ? s’écria-t-il. Quelle discrétion ! Ça fait longtemps que vous êtes là ?
  
  L’homme ne répondit pas. On ne distinguait pas son visage. Il n’était qu’une ombre.
  
  — Vous êtes muet ? demanda la victime.
  
  — Vous êtes un homme mort, répondit l’ombre.
  
  — Qu’est…
  
  Soudain il aperçut un détail. Un détail familier.
  
  Il savait à quoi ressemblait un couteau luisant dans un rayon de lune.
  
  Immédiatement son poignard surgit, bien calé dans sa main.
  
  — Vous avez fait une erreur, dit-il à la silhouette noire en face de lui, vous avez mal choisi votre arme.
  
  Sans répondre, l’homme commença à avancer.
  
  Solidement campé sur ses jambes, il tenait son couteau, sans faire de mouvements inutiles. Ceux qui bougent sans cesse leur arme ne savent pas s’en servir.
  
  La silhouette avançait toujours, son arme luisant dans la nuit. Apparemment il savait très bien l’utiliser ce qui rendait la situation plus intéressante.
  
  Il se promit de faire les poches de son adversaire une fois celui-ci définitivement hors de combat. Mais il y avait de fortes chances pour qu’il n’y trouve rien. Ce type était aussi un professionnel.
  
  Il n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps. Trop sûr de lui, il ne vit pas arriver le couteau de son adversaire, qui se planta dans son ventre jusqu’à la garde.
  
  Comment cela s’était-il passé ? se demanda-t-il en tombant sur le pavé mouillé. Comme il embrassait le sol froid, une douleur fulgurante fouilla ses entrailles. Il pensa : Voilà ce qu’ils ressentaient, tous les autres, voilà ce qu’ils ressentaient avec son couteau dans les tripes…
  
  S’il avait su combien c’était horrible, s’il avait seulement su ce que c’était de tomber, il aurait eu un peu plus de compassion autrefois…
  
  … Nom de Dieu, que ça fait mal…
  
  … C’est ce qu’on appelle… mourir…
  
  … Merde…
  
  Le tueur empocha ses honoraires pour la vingt-quatrième victime quelque part sur un pont d’une des plus grandes villes du monde.
  
  De nouveau, il faisait nuit. Le tueur n’existait que dans l’obscurité. Tous les meurtres avaient été exécutés dans l’ombre.
  
  — Nous avons un autre contrat, lui dit-on, pendant qu’il comptait l’argent. Double tarif cette fois-ci.
  
  Aucun d’eux ne pouvait voir le visage de l’autre. Deux voix désincarnées faisant la conversation.
  
  Celle du client était neutre, sans inflexions ni accent particuliers. Il lui avait certainement fallu des années d’entraînement pour se forger une voix semblable.
  
  La voix du tueur était légèrement grinçante, comme pour masquer sa véritable tonalité.
  
  — Le nom ? demanda le tueur. Qu’a-t-il de spécial pour que vous doubliez la mise ?
  
  Il prononçait chaque mot et chaque syllabe de telle façon qu’il était impossible de reconnaître sa voix.
  
  — Je ne pense pas que vous ayez déjà rencontré un type comme ça, expliqua le client.
  
  Le tueur mit l’argent dans une enveloppe et dit :
  
  — Ils sont tous pareils, et finissent tous de la même façon.
  
  — Pas celui-là, répliqua le client. Pour lui nous voulons que ce soit violent, radical et que tout le monde sache que c’est votre œuvre.
  
  — Le nom ?
  
  — Si vous êtes le meilleur dans votre domaine, il est, lui, le meilleur dans le sien. Il a été dans ce petit jeu un modèle du genre et depuis plus longtemps que vous. Il a un palmarès et une réputation impeccables. Il se mêle un peu trop de nos opérations et nous ne pouvons plus le tolérer. Nous devons définitivement l’écarter et nous ne voulons pas que cela ait l’air d’être un accident.
  
  Le tueur commençait à trouver le contrat très intéressant. Quelque chose de spécial pour la victime numéro vingt-cinq, c’était très tentant. Les cinq derniers avaient été faciles, trop faciles, même le dernier qui avait été décevant. Cet homme avait eu, lui aussi, une réputation. Et maintenant, il était mort.
  
  Un adversaire à sa hauteur, voilà ce que le tueur désirait. Et quelque chose de spécial.
  
  Le tueur n’était pas seulement un vulgaire homme de main. Il était aussi un artiste qui avait un faible pour la perfection. Quand le couteau s’était enfoncé jusqu’à la garde dans le ventre de la victime numéro vingt-quatre, il avait goûté les joies de la perfection.
  
  — Très bien, dit-il, qui est-ce ?
  
  Le tueur sentait bien que son interlocuteur l’avait fait attendre pour lui ménager une révélation de poids. Il ne fut pas déçu.
  
  — Nick Carter, dit le client, son nom est Nick Carter.
  
  Le tueur ne s’était pas trompé. C’était parfait et… spécial.
  
  Lui qui était connu sous le nom du Spécialiste avait enfin un adversaire à sa taille.
  
  Et le Spécialiste contre le Maître-tueur[1], c’était vraiment spécial.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  QUATRE ANS PLUS TÔT
  
  Un record de plus ! annonça le chronométreur une fois mon parcours achevé.
  
  Bien que le nom du parcours soit le « Parcours de l’Axe »[2], il n’en était pas moins ouvert aux membres d’autres agences de gouvernements alliés pour l’entraînement de nouvelles recrues ou la remise en forme des plus anciens. Pour moi c’était une petite sortie. Comme je le fais chaque année et – sans vouloir me voter pour cela des félicitations – j’avais battu mon propre record. Bonne affaire.
  
  J’éjectai le chargeur vide de mon arme et remis le tout à Adams pour qu’il puisse le recharger et le donner au prochain concurrent.
  
  Ce qui s’installait à cet instant dans mon esprit était une blonde. Il y avait plusieurs agents attendant leur tour pour concourir et la blonde était du lot. Elle était jeune, peut-être dans les vingt ans et vraiment très jolie. Elle attendait son tour, très détendue. Mince et grande elle arborait une jeune poitrine très fière et de longues jambes.
  
  J’observais Adams lui tendre une arme chargée qui me paraissait bien grande pour sa main. Elle vérifia l’arme avant de faire signe à Adams qu’elle était prête. Il lui donna le signal et elle partit.
  
  L’épreuve était une sorte de parcours du combattant, mais pour des combattants de notre espèce et non celui qu’utilisent généralement les soldats. Il consistait en un ensemble de portes et d’allées avec des adversaires en carton. Un système électronique marquait tous les coups réussis ainsi que ceux que vous étiez censé encaisser.
  
  Elle parcourut son circuit avec un sang-froid remarquable, ne manquant qu’une des cibles en évitant toutes les tentatives ennemies. Son temps était excellent, le meilleur après le mien. À ce point du concours, j’étais le seul à avoir couru sans manquer une seule cible et sans m’être fait toucher.
  
  Elle revint reporter l’arme à Adams qui hochait la tête en connaisseur. Il n’avait jamais vu une femme réaliser un pareil score. Apparemment, elle n’était pas contente de sa performance et je savais pourquoi.
  
  Je m’approchai d’elle et dit :
  
  — Très impressionnant !
  
  Elle me montra le revolver qui était de nouveau chargé et affirma :
  
  — Il est mal équilibré. Je n’aurais pas dû manquer ce tir.
  
  De nouveau j’étais très impressionné. J’avais moi-même remarqué le manque d’équilibrage de l’arme, mais j’avais fait avec. Je savais que c’était ça qui lui avait fait rater sa cible.
  
  — Vous auriez dû compenser vous-même, lui dis-je.
  
  Elle me regarda avec intensité puis baissa la tête en signe d’affirmation, réalisant que j’avais raison.
  
  — C’est vrai, dit-elle, j’aurais dû. Vous êtes Nick Carter, n’est-ce pas ?
  
  — Pour vous servir, répondis-je. Et votre nom c’est…
  
  — Casey, Casey Lawrence. J’ai pas mal entendu parler de vous pendant l’entraînement. C’est vrai tout ce qu’on raconte sur vous ?
  
  — Possible, admis-je en riant, mais pas probable. Vous êtes nouvelle dans le métier ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Disons que vous pouvez considérer mon parcours comme mon premier grade, admit-elle.
  
  — Dans quelle branche voulez-vous vous diriger ?
  
  Elle m’expliqua qu’elle voulait maintenant se diriger dans une branche opérationnelle des services secrets gouvernementaux.
  
  Lui rappelant le parcours, je lui conseillai :
  
  — Si vous savez garder votre sang-froid dans une opération comme vous venez de le faire ici, vous améliorerez votre coefficient de sécurité. C’est important de le conserver jusqu’au moment où vous aurez envie de tout lâcher, ou de démissionner.
  
  — Vous l’avez conservé, vous ? demanda-t-elle.
  
  Je me mis à rire.
  
  — Moi, j’aurais dû démissionner depuis bien longtemps, mon coefficient de sécurité est nul.
  
  — Ah bon ! Mais vous êtes Nick Carter et vous ne faites confiance qu’à vos propres critères, n’est-ce pas ?
  
  — J’essaye, répliquai-je en me jurant de savoir ce que ces jeunes blancs-becs pouvaient bien raconter sur mon compte. Pourrais-je vous inviter à dîner ce soir pour célébrer votre nouveau grade ? ajoutai-je en souriant.
  
  Elle était sur le point de répondre quand un jeune homme de haute taille s’approcha et l’interrompit. Il était un peu plus grand que moi et mince. Il se déplaçait avec une souplesse d’athlète, mais l’expression de son visage dénonçait une arrogance et une suffisance immodérées.
  
  Je me demandai si j’avais été aussi arrogant à son âge. En tout cas, il n’avait pas besoin de le mettre sur une carte de visite…
  
  — Bravo, quelle démonstration, Casey ! Qu’est-ce que vous en dites, papa ?
  
  — Allan, je te présente Nick Carter, dit Casey. (Puis se tournant vers moi, elle ajouta :) Nick, voici Allan Trumball. Il a été reçu lui aussi aujourd’hui.
  
  — Bien, très bien, marmonna Trumball tout en me détaillant de la tête aux pieds. L’immortel Nick Carter. Vous vous portez pas trop mal pour un type de votre âge.
  
  Je l’ignorai et, me tournant vers Casey, je lui demandai :
  
  — Alors d’accord pour ce soir ?
  
  — Hé, dis donc, Casey, je croyais que nous devions sortir ce soir ! s’écria Trumball.
  
  — Tu le pensais, mais je n’ai jamais dit que c’était d’accord.
  
  — Tu ne vas pas sortir avec lui, tout de même ? (Et se tournant vers moi il ajouta :) Ne le prenez pas mal, Carter, mais ce soir elle doit plutôt sortir avec quelqu’un de son âge. Vous voyez ce que je veux dire… (Il fit un clin d’œil avant de poursuivre :) Elle est un peu jeune pour vous, vous ne croyez pas ? Et puis je pense que vous ne saurez pas y faire.
  
  Casey serra fermement ses poings sur ses hanches et l’apostropha :
  
  — Et toi, tu crois savoir. Tu n’aurais pas tendance à prendre tes désirs pour des réalités, Allan ?
  
  — Non, répondit-il, et je suis persuadé que je suis plus capable que ce vétéran.
  
  Je ne suis pas du genre à m’énerver facilement, mais je décidai de lui donner une bonne leçon de modestie. Avoir confiance en soi c’est bien, mais en avoir trop raccourcit une carrière dans notre métier.
  
  — Trumball ! C’est à vous ! annonça Adams.
  
  Trumball se retourna et fit signe qu’il avait entendu. Puis il me fit face et me dit :
  
  — Regarde un peu ça, papa.
  
  — Écoute-moi, lui dis-je en le prenant par le bras, aussi bon que soit le parcours, il ne te prépare pas pour les choses sérieuses. Ce n’est qu’une course contre la montre et un échec ne coûte rien.
  
  — Qu’est-ce que vous êtes en train de me proposer ?
  
  — On fait le parcours ensemble, et on parie un petit quelque chose.
  
  — Quel est l’enjeu ? demanda-t-il, visiblement trop heureux de se mesurer à l’imbattable Nick Carter. Non seulement vis-à-vis de Casey, mais aussi parce qu’il avait un léger retard sur elle.
  
  Si Casey avait été un peu distante avec lui jusqu’à maintenant, il espérait sûrement que j’allais lui fournir une bonne occasion d’améliorer sa position auprès d’elle.
  
  — Si on jouait le dîner de ce soir avec Casey ?
  
  Et, pensant que ma proposition semblerait par trop cavalière à Casey qui se voyait ravalée au rang d’enjeu, je m’adressai à elle :
  
  — Cela vous offenserait-il d’être la coupe du vainqueur ?
  
  Elle était sur le point d’objecter mais, devant ma demande formulée avec un gracieux sourire, elle décida d’accepter :
  
  — C’est d’accord, ça ne me gêne pas.
  
  — Eh bien, allons-y !
  
  — L’âge avant la perfection, persifla Trumball.
  
  Je m’approchai d’Adams et lui fis part de ma décision de faire le parcours avec Trumball. Il écarquilla ses gros yeux et me tendit une autre arme. Je la soupesai et la trouvai parfaitement équilibrée. J’offris à Trumball de faire échange.
  
  — La vôtre est moins bien équilibrée, lui dis-je.
  
  Bien sûr, il ne me crut pas.
  
  — Je garde la mienne.
  
  — À votre guise, répondis-je en haussant les épaules.
  
  — J’en fais toujours à ma guise, monsieur Carter.
  
  Nous nous plaçâmes sur la ligne de départ, et une fois prêts je donnai le feu vert à Adams.
  
  — Partez ! aboya-t-il.
  
  Dès le départ j’observai Trumball et décidai de faire pression sur lui :
  
  — Maintenant tu as intérêt à ouvrir grands tes yeux à chaque instant, fiston. Utilise ta vision périphérique si tu veux rester en vie…
  
  Il fit un tir précipité et je constatai :
  
  — Tu vois ? Tu l’as presque raté… Ne tiens pas ton arme trop tendue, il faut garder de ta souplesse. Si tu la tiens trop serrée, tu vas transpirer… Tu perds ton contrôle comme ça… Une arme c’est comme une femme, mon gars, traite-la bien et elle te le rendra… Garde ton équilibre, colle bien tes pieds au sol, mais flexibles… Tiens, tu vois ce qui t’arrive…
  
  La course terminée il était en sueur. Je savais que j’avais réalisé un bon parcours, mais j’avais manqué plusieurs cibles et avais été touché deux fois.
  
  Trumball avait été bon, il n’y avait aucun doute là-dessus. Il avait un talent certain, mais tant qu’il n’aurait pas appris un peu d’humilité il présenterait un risque pour ceux qui travailleraient avec lui.
  
  Adams s’adressa à Trumball :
  
  — Vous avez été tué trois fois. Refaites un essai.
  
  Trumball tendit son arme à Adams avec brusquerie :
  
  — Cette saloperie est mal équilibrée.
  
  — Vous auriez dû compenser, répondis-je.
  
  En réalité, la majorité des armes avaient ce défaut. Cela faisait partie du jeu.
  
  — Je vous avais bien prévenu, remarquai-je perfidement.
  
  — Et j’étais supposé vous croire ! cracha-t-il.
  
  — À mon avis, vu les résultats, oui !
  
  Puis je m’appuyai sur lui et lui tapotant la poitrine avec mon doigt :
  
  — Je ne suis pas ton ennemi, fiston. Tu devrais faire la différence entre ennemis, amis et les autres. Car je ne me range ni dans la catégorie de tes amis, ni de tes ennemis et je compte y rester.
  
  — Allez vous faire foutre !
  
  Casey s’approcha de nous et me demanda :
  
  — À quelle heure venez-vous me prendre, Nick ?
  
  — Huit heures, ça vous dit ?
  
  — Ça me va. J’aimerais aller dans un endroit chic pour une fois, dit-elle tout en cherchant le regard de Trumball.
  
  — Allez vous faire foutre tous les deux ! répéta-t-il.
  
  Puis il regagna de nouveau la ligne de départ non sans s’être retourné, pour crier :
  
  — Je ne suis pas prêt d’oublier ça, Carter !
  
  — Je l’espère bien, parce que je vais vous envoyer l’addition.
  
  Il rechargea encore une fois son arme avec rage. S’il ne se calmait pas il allait encore rater son parcours.
  
  — C’est un très mauvais perdant, insista Casey.
  
  — Je l’aurais été aussi, dis-je, compte tenu de l’enjeu qu’il vient de perdre…
  
  Elle sourit timidement, paraissant encore plus jeune qu’elle ne devait l’être, puis me toucha légèrement le bras.
  
  — Je pense déjà à ce soir.
  
  *
  
  * *
  
  À l’entraînement, Casey portait du noir : pantalon noir, pull ras du cou noir, bottes noires. Quand je passai la prendre ce soir-là, elle m’ouvrit la porte vêtue d’un jean dessiné par un couturier, d’une blouse orange et d’un foulard assorti. Son chemisier était un peu déboutonné en haut, avec une sorte de désinvolture, révélant le renflement de sa jeune et haute poitrine. Ses bottes étaient en cuir marron et son jean, bleu.
  
  Le haut de sa tenue était transparent et il était évident qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Ses mamelons étaient assez larges, ça je pouvais le voir, mais sans pouvoir discerner leur couleur. C’est ce qui me fit penser qu’ils n’étaient pas marron cuivré. Parce que ça, je l’aurais vu à travers la blouse. La seule chose que je pouvais imaginer c’est qu’ils étaient de cette teinte douce, couleur corail, comme ceux de beaucoup de blondes.
  
  J’étais de nouveau frappé par sa jeunesse. Ses cheveux étaient lisses et parfumés, tombant en cascade sur ses épaules.
  
  — C’est vraiment dommage, dis-je d’un air désolé.
  
  — Qu’est-ce qui est dommage ? demanda-t-elle avec une lueur de crainte dans le regard.
  
  — Vos cheveux.
  
  — Qu’est-ce qu’ils ont ! dit-elle en les touchant.
  
  — Eh bien, ils sont merveilleux, vraiment merveilleux, mais il faudra les couper.
  
  — Quoi ? s’écria-t-elle en se prenant la tête à deux mains comme pour se protéger.
  
  Je les touchai à mon tour et sentencieux lui dis :
  
  — Dans le travail, c’est le tout premier des risques.
  
  — J’ai bien peur que vous ayez raison, approuva-t-elle.
  
  Bien qu’apparemment personne avant moi ne lui en ait fait la remarque. Blâme aux instructeurs. Je lui caressai doucement la tête et jouai avec une mèche avant de la rassurer :
  
  — En revanche, pour ce soir, ce sera parfait.
  
  Elle me prit la main vigoureusement et m’entraîna dans le hall, fermant soigneusement sa porte à clef.
  
  Si elle avait une quelconque intention de m’inviter dans son appartement, ce serait après le dîner. C’était une fille pratique.
  
  — Où allons-nous ? demanda-t-elle.
  
  — Vous aviez parlé d’un endroit chic, mais avec votre heu… jean, je ne pense pas…
  
  — Ne soyez pas vieux jeu, Nick. Le jean est partout à sa place maintenant.
  
  — D’accord, si vous le dites.
  
  Nous nous dirigeâmes vers ma voiture de location et je me sentis un peu embarrassé dans mon costume de coupe conventionnelle. D’habitude, je m’habillais un peu plus à la mode.
  
  Est-ce que je me faisais subitement vieux ? C’était une question idiote. Tout le monde vieillissait, mais moi, avais-je réellement pris un coup de vieux ? Je répondis par la négative la plus absolue à ma propre interrogation. L’habit ne fait pas la jeunesse…
  
  Je me promis de mieux connaître ma cavalière pendant le repas, et surtout de savoir ce qu’elle trouvait de si mystérieux dans ma modeste personne. Tout en l’entretenant savamment, bien évidemment. C’était une habitude dont je ne pouvais pas me départir, même avec un collègue du gouvernement.
  
  Elle était du Middle West et avait terminé ses études au collège à dix-neuf ans. Elle aurait voulu faire du journalisme ou de la photographie mais avait toujours hésité. C’est pourquoi un recruteur du gouvernement, se fondant sur ses diplômes, lui avait fait des propositions. Et elle avait fini par accepter. Maintenant, elle était assise en face de moi.
  
  — Et vous ? demanda-t-elle.
  
  — Quoi moi ?
  
  — Comment êtes-vous venu dans ce boulot ?
  
  Buvant mon vin à petites gorgées, je décidai de répondre de manière évasive.
  
  — C’est très loin déjà. Il me semble que j’ai toujours fait ce métier. Et que je suis fait pour ça.
  
  — Pour tuer, vous voulez dire ?
  
  — C’est un peu simplifier les choses. Disons que je connais toutes les autres facettes du métier également.
  
  — Comme par exemple toutes les histoires que l’on raconte sur Nick Carter à l’entraînement ?
  
  Je balayai sa question d’un geste agacé.
  
  — Je devrais dire à ceux qui racontent ces histoires de s’abstenir. Ces légendes ont le triste privilège d’exciter des jeunes types comme Trumball. Ils prennent ça comme un défi à relever. Ce genre d’histoires va finir par tuer de trop jeunes agents.
  
  — Mais elles sont vraies, insista-t-elle.
  
  — Je ne sais pas exactement de quoi vous voulez parler, mais je pense que toutes ces histoires tournent au mythe, à force d’être racontées. Alors restons-en là, s’il vous plaît. Un peu plus de vin ?
  
  — Avec plaisir, dit-elle en tendant son verre. Après tout, c’est une petite fête, n’est-ce pas ? Le repas était excellent, Nick. Merci de tout cœur.
  
  — Je suis content que vous ayez apprécié.
  
  — Et… je n’ai pas trop fait l’effet d’un épouvantail avec mon jean ?
  
  Je jetai un coup d’œil circulaire sur la salle et, remarquant deux ou trois femmes dans le même appareil, je lui donnai l’absolution :
  
  — Non, je crois que vous pouvez rester comme ça, mais je pense que ce n’est pas dû uniquement à votre jean.
  
  — Je vous en remercie, monsieur.
  
  Elle prit son verre et le fit tinter contre le mien :
  
  — Nick ! je pense que j’ai envie de rentrer à mon appartement.
  
  Son ton et son regard en disaient long sur ses pensées.
  
  Durant le trajet du retour, elle resta silencieuse. Sa main posée sur mon genou, je pouvais sentir le frémissement de son corps.
  
  À peine entrés dans l’appartement, elle me montra à quel point elle était impatiente. Elle se retourna, se jeta dans mes bras, sa bouche cherchant la mienne avec voracité.
  
  Je goûtai avec délices la douceur exquise de ses lèvres légèrement parfumées.
  
  Sa langue força mes dents et s’enroula autour de la mienne. Je la repoussai fermement, et déboutonnai son chemisier, dévoilant une généreuse poitrine. Habillée, elle cachait bien son jeu et paraissait plus mince, mais maintenant, elle s’épanouissait pleinement sous la paume de mes mains. Je lui enlevai son chemisier et jouai avec la pointe de ses seins qui ne tardèrent pas à se durcir.
  
  Elle se laissa aller, gémissant sous mes caresses.
  
  Je la déshabillai rapidement, puis j’ôtai mon costume. Je la soulevai et la trouvai plus lourde que je ne me l’imaginais. Son corps doux, soyeux et chaud se lova entre mes bras. Je la portai dans sa chambre et la déposai doucement sur le lit.
  
  — Oh, Nick, murmura-t-elle pendant que mes lèvres parcouraient ses seins et que ma langue en durcissait à nouveau leurs bouts rosés.
  
  Puis elle me releva la tête pour reprendre un duel acharné entre sa langue et la mienne. J’en profitai pour descendre mes mains le long de ses hanches, et sur la chute de ses reins, pour explorer et satisfaire ma curiosité tactile.
  
  Bientôt ma bouche rejoignit les nouveaux terrains fraîchement découverts, m’attardant sur son délicieux nombril et sur le renflement duveteux de son pubis.
  
  — Maintenant, Nick, viens maintenant ! implora-t-elle. J’ai besoin de toi tout de suite.
  
  J’étais trop heureux de lui faire plaisir. Je m’allongeai sur elle et m’introduisis lentement dans sa moite et étroite intimité. Ses jambes s’enroulèrent autour de moi et ses ongles s’enfoncèrent dans mon dos. Elle murmurait mon nom en suivant notre rythme qui ne tarda pas à s’intensifier jusqu’au point de non-retour. Et dans une ultime secousse, je pensai que nous aurions dû faire connaissance plus tôt.
  
  *
  
  * *
  
  — Nick !
  
  — Mmm ?
  
  — As-tu pensé à travailler un jour en indépendant ?
  
  — Non. J’aurais dû ?
  
  Tout en frottant mon ventre avec sa main en petits cercles réguliers, elle répondit :
  
  — Combien un type avec des talents comme les tiens pourrait-il gagner s’il décidait d’être à son compte ?
  
  — De quels talents parles-tu ? demandai-je tout en me redressant et lui massant les seins.
  
  — Pas ceux-là, idiot, quoique, à y réfléchir, je me demande si tu ne te ferais pas un chouette magot. Non, je veux parler de tes autres talents.
  
  — Tuer, par exemple ?
  
  — Par exemple.
  
  — Tu parles de vendre mon expérience de tueur professionnel, devenir un tueur à gages, en un mot ?
  
  — Non, pas exactement, plutôt quelque chose comme…
  
  — Un mercenaire ?
  
  — C’est ça, voilà.
  
  Je fronçai les sourcils, cherchant à deviner comment une telle question avait pu lui venir aux lèvres et lui demandai :
  
  — Tu es en train de me recruter ?
  
  — Sois pas bête, dit-elle, bien sûr que non. Quelqu’un à l’entraînement nous a dit qu’il n’était là que pour acquérir suffisamment d’expérience pour pouvoir se mettre à son compte.
  
  — Ce n’est pas très patriotique de sa part.
  
  — Tu as deviné de qui il s’agissait, non ?
  
  — Allan Trumball ?
  
  Elle hocha la tête.
  
  — En tout cas, il aura encore beaucoup à apprendre s’il veut jouer à ce petit jeu-là.
  
  De plus en plus, Allan Trumball m’apparaissait comme un homme qui ne ferait pas une longue carrière dans le métier et de vieux os dans ce bas monde.
  
  — Il ne fera pas le poids, dit-elle. À moins qu’il ait appris quelque chose aujourd’hui.
  
  — Je l’espère pour lui…
  
  — J’en doute, malgré tout. Allan est arrivé à l’entraînement avec un complexe de supériorité. Cela l’a stimulé pour lui faire atteindre les premiers rangs de la classe, expliqua-t-elle.
  
  — Et toi, tu as fini combien ?
  
  — Juste devant lui, dit-elle en souriant.
  
  — Il est donc second.
  
  — Oui, confessa-t-elle en hochant la tête, je suis la première.
  
  — C’est plutôt bien. Et qu’est-ce que tu penses du free-lance, toi ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Tant que je n’étais pas concernée, je n’ai vraiment pas réfléchi à la question. Peut-être que je suis trop patriotique, ou trop jeune. Mais, en revanche, je veux faire ce métier, ça j’en suis certaine. Et je le ferai tant que mon coefficient de sécurité ne commencera pas à rétrécir de manière dramatique.
  
  — Tu retournerais alors au journalisme ou à la photographie ?
  
  — Quelque chose comme ça. Mais je ne suis probablement faite ni pour l’un ni pour l’autre.
  
  — Et question mariage ?
  
  — C’est une proposition ?
  
  — Non, je n’ai pas encore goûté ta cuisine. Je demandais, c’est tout.
  
  — Ah bon. Je crois que je ne suis pas faite non plus pour rester derrière mes fourneaux. Je suis trop individualiste. Je n’aurais pas le courage de penser pour deux.
  
  — Tu dois avoir raison, dis-je en guise de conclusion et me concentrant sur le délicat massage de ses seins.
  
  Elle ondulait légèrement, et je la sentais frémir sous mes caresses insistantes.
  
  — Quel âge as-tu ? lui demandai-je soudain.
  
  — Qu’est-ce que ça peut te faire ?
  
  Elle referma les yeux, se mordant la lèvre inférieure pendant que je recommençais mon massage.
  
  — Pour parler… comme ça.
  
  — J’ai vingt ans.
  
  Si jeune, pensai-je, tout en remplaçant mes mains par ma bouche.
  
  — Doucement, doucement, me souffla-t-elle à l’oreille. Fais durer le plus longtemps ! Le plus longtemps !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Je n’avais pas revu Casey depuis quatre ans et sur mon lit d’hôpital, je l’avais complètement oubliée.
  
  Mon pied me faisait atrocement souffrir. Il faut dire que j’avais reçu une balle juste au-dessus des orteils, et que je m’étais fait une entorse sérieuse en supplément lors de ma dernière mission. Alors, que mon pied me fasse mal n’avait rien d’extraordinaire.
  
  — C’est pas trop vilain, dit le docteur en ôtant le pansement.
  
  La blessure mesurait presque cinq centimètres à la base des orteils. Tout autour mon pied était bleu. En dessous, il y avait également un trou, là où la balle était sortie. Bien sûr, j’avais eu de la chance. La balle avait été tirée par une femme. Mais je n’allais pas lui raconter ça…
  
  Je frétillai des doigts de pied pour lui donner raison. Mais c’était douloureux.
  
  — Maintenant, la cheville. C’est une foulure. Mais une sale foulure. Un bon bandage vous évitera le saignement et maintiendra votre cheville.
  
  Il me mit le bandage et m’assura que, dans deux mois, je serais comme neuf.
  
  — De la chance que vous soyez jeune ! ajouta-t-il en disparaissant avec sa vieille carcasse vers un nouveau malade.
  
  Pour lui j’étais jeune, mais il y a quelques années encore, j’aurais évité une expérience semblable, ou je m’en serais tiré avec de petites contusions. Au lieu de cela, pour un moment d’inattention, je me retrouvais avec une balle dans le pied et une cheville tordue, immobilisé pour je ne sais combien de temps…
  
  J’étais dans une clinique de Washington, réputée pour sa sécurité et pour la discrétion avec laquelle on traitait ce genre de petits incidents.
  
  — Puis-je quelque chose pour vous, monsieur Carter ? me demanda l’infirmière en passant la tête dans l’entrebâillement de la porte.
  
  — Oui, d’une certaine façon.
  
  — Comment ?
  
  — En passant le reste de votre corps dans ma chambre.
  
  Elle sourit, ce qui éclaira son joli visage, et entra. Elle devait avoir dans les vingt, vingt-deux ans, un visage plein que sa coiffe n’arrivait pas à rendre sévère. Ses collants blancs et ses chaussures blanches, mettant en valeur ses mollets et ses chevilles, faisaient d’elle un superbe modèle pour calendrier-réclame d’hôpital.
  
  — Je me sens déjà mieux.
  
  Elle sourit, mais pour la forme déclara :
  
  — Vous êtes un vieux dégoûtant, monsieur Carter.
  
  — Merci mille fois, dis-je en gémissant, prétextant une douleur intense.
  
  Elle sortit pour reprendre ses visites, me promettant de revenir.
  
  Malgré les ordres des médecins, je me glissai hors du lit et commençai à marcher, sautillant d’abord, puis faisant peser de plus en plus mon poids sur mon pied blessé.
  
  — Vous êtes censé faire ça ? demanda une voix familière derrière moi.
  
  — Seulement si je veux remarcher un jour, répondis-je en me retournant.
  
  David Hawk, le patron de l’Axe, se tenait devant la porte. Grand, sévère, autoritaire.
  
  — Retournez jusqu’à votre lit, nous avons à parler.
  
  Je m’exécutai et m’installai au pied de mon lit. Ma cheville m’élançait furieusement, mais je décidai de l’ignorer.
  
  — Que me vaut l’honneur et le plaisir d’une visite de votre part ? demandai-je.
  
  Le patron de l’Axe n’avait pas pour habitude de rendre visite à ses agents en convalescence. Il les considérait comme rayés de son univers jusqu’à leur guérison complète et définitive. À ce moment-là, c’était l’agent qui allait voir Hawk. Jamais le contraire.
  
  C’était donc un motif important qui le conduisait dans ma chambre.
  
  — Comment vous sentez-vous, N 3 ? demanda-t-il.
  
  Il n’y avait aucune raison relevant de la sécurité pour m’interpeller par mon numéro de code dans cet hôpital.
  
  — Très bien, Sir… enfin… bien. Je serai sur pied dans un rien de temps.
  
  — Je suis heureux de vous l’entendre dire, surtout que je n’ai rien pour vous avant deux semaines.
  
  — C’est vrai ?
  
  — Oui, tout est réglé. Le médecin m’a dit que ça prendra un certain temps avant que vous soyez complètement mobile. Quelques mois en vérité.
  
  — Semaines, rectifiai-je.
  
  Hawk se rembrunit.
  
  — Je suis sûr qu’il a parlé de mois, dit-il en cherchant dans sa mémoire éléphantesque une hypothétique faille.
  
  — Il a probablement parlé de mois, mais moi j’ai dit semaines. Qui allez-vous croire ?
  
  — Sur ce point, je n’ai à croire ni l’un ni l’autre, coupa-t-il, je jugerai le moment venu. En tout cas, dans deux semaines, vous vous envolerez pour Pleasure Island[3].
  
  — Ah ! L’île des tapis verts et du sable blanc, dans la mer des Caraïbes.
  
  — Celle-là même.
  
  — Pourquoi devons-nous aller là-bas ?
  
  — Nous (Hawk voulait dire l’Axe), nous n’avons pas d’opération sur place, mais une autre agence gouvernementale en a une. Et elle nous a demandé de vous expédier là-bas pour les aider dans une mission spéciale.
  
  — M’expédier pour eux ? demandai-je, interloqué. Je n’ai jamais entendu parler de l’Axe expédiant son personnel pour coopérer, sauf en cas de crise grave.
  
  — Ils veulent que vous serviez de renfort à deux jeunes agents.
  
  — Je suis supposé faire le baby-sitter ? demandai-je, incrédule. Un tireur d’élite en « mission spéciale nourrisson ».
  
  — C’est à peu près ça. Il ne s’agit pas d’une opération « Killmaster »[4]. D’ailleurs, seriez-vous en état de l’accomplir ? Non, à Pleasure Island, vous n’aurez rien à faire, sinon à observer.
  
  — Sir, dis-je en maîtrisant ma voix, vous ne trouvez pas ça un peu… inhabituel ?
  
  Il fit un mouvement de tête et dit :
  
  — Si, je le pense.
  
  — Alors ?
  
  — Alors quoi, N 3 ?
  
  — Puis-je avoir au moins quelques explications ?
  
  — Voudriez-vous dire que je devrais justifier mes décisions vous concernant ? coupa-t-il.
  
  — Non, Sir, je voulais dire que…
  
  — Refuseriez-vous un ordre de mission ?
  
  — Non, Sir. C’est pas ce que je voulais dire. Voyez-vous, d’ordinaire, je ne refuse pas une mission, mais…
  
  — Très bien. Dans deux semaines, exactement dix jours, si vous êtes en forme, bien entendu, vous viendrez prendre vos billets à mon bureau et vous vous embarquerez pour Pleasure Island où vous vous ferez passer pour un touriste. Choisissez vous-même votre couverture, quelque chose qui vous conviendra. Les deux agents que vous rencontrerez là-bas vous expliqueront la mission en détail.
  
  — Comment les reconnaître ? demandai-je, résigné.
  
  — Ils vous contacteront. Quand ils seront prêts, ils vous feront connaître leur identité, de façon à ce qu’il n’y ait aucune erreur. En attendant, prenez du bon temps, comme en vacances.
  
  Cette dernière remarque était encore plus singulière que les autres. Hawk n’était pas un homme à offrir des vacances à la pelle.
  
  Quelque chose se tramait là-bas dont j’ignorais tout, et je n’aime généralement pas marcher à l’aveuglette. Mais Hawk avait de bonnes raisons, de très bonnes raisons, pour ne pas m’en dire plus. J’avais appris à lui faire confiance au fil des années et il ne m’avait jamais déçu.
  
  Cependant, cette fois-ci, je me posais des questions. Mais il continua :
  
  — Pour cette mission, bien que vous ne soyez pas l’agent en charge de l’opération, qui, je vous l’ai dit, ne concerne pas l’Axe, je désire, et j’exige, que vous mainteniez un contact régulier avec moi. C’est compris ?
  
  C’était curieux, mais j’acceptai.
  
  — Excellent, dit-il en se levant de sa chaise, travaillez bien votre rééducation, N 3, si vous voulez faire mentir le docteur. Je vous reverrai dans dix jours.
  
  Quand il fut parti, je boitillai jusqu’à la fenêtre et le regardai monter dans sa voiture, qui attendait, moteur déjà en marche. Aussitôt la porte arrière refermée, la voiture démarra en trombe.
  
  Pourquoi diable ne me donnait-on pas la responsabilité de l’affaire ? Était-ce une façon de me mettre sur la touche ? Des bêtises ! Je ne croyais pas Hawk capable d’une lâcheté pareille. J’étais encore le meilleur. Nous le savions tous les deux.
  
  Non, il y avait quelque chose ou quelqu’un à Pleasure Island qui l’avait conduit à agir ainsi. Une chose était sûre : je devais faire attention à mes os. David Hawk ne présentait jamais une mission comme une partie de plaisir. C’était cela qui me faisait croire qu’il me mettait en garde. J’allais donc partir, sachant parfaitement qu’on me cachait des choses.
  
  Après tout, ce n’était pas la première fois…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Douze jours plus tard, j’arrivai à Pleasure Island et remplis ma fiche d’hôtel au nom de Nick Collins. La couverture que j’avais choisie était celle d’un professeur de collège qui avait subi un léger accident à cause d’un lycéen maladroit et pressé qui lui avait roulé dessus avec une moto.
  
  Et, naturellement, j’avais choisi Pleasure Island pour me reposer, me refaire une santé, et, bien entendu, jouer.
  
  Ma cheville n’allait pas trop mal et mon pied s’était bien cicatrisé. Je pouvais me déplacer sans canne, mais le professeur Nick Collins en avait besoin.
  
  Pendant que je remplissais ma fiche, je fis le tour du hall des yeux, par réflexe professionnel. Il n’y avait pas de visage connu, ni ami, ni ennemi. Je me méfiais des amis qui pouvaient tout aussi bien que vos ennemis réduire à zéro votre couverture.
  
  Je demandai au garçon d’étage de porter mes bagages dans ma chambre, en bon professeur convalescent et, après qu’il m’eut montré le fonctionnement des robinets de la baignoire, je lui donnai un pourboire royal.
  
  — Merci beaucoup, monsieur, dit-il.
  
  Il devait avoir dans les trente-sept, trente-huit ans, des cheveux noirs et des yeux bleus, un type pas très grand et assez décharné.
  
  — Y a-t-il quelque chose pour votre service ? demanda-t-il.
  
  — Non, pas pour l’instant.
  
  — Bien, mais si vous avez besoin de moi, décrochez le téléphone et demandez Al Nuss. C’est moi, ajouta-t-il comme si j’avais été un demeuré.
  
  — C’est entendu, Al, merci.
  
  — Pas de problème.
  
  Comme visiblement il était new-yorkais (j’ai toujours eu un penchant pour les accents), je me demandais ce qu’il pouvait bien faire ici comme garçon d’étage dans cette île des Caraïbes.
  
  Une fois le gars parti, je posai ma lourde canne-gourdin et me laissai tomber sur le lit. J’ôtai ma chaussure et ma chaussette droite et me massai la cheville. Elle m’élançait encore sournoisement et je savais que la douleur montait si je restais trop longtemps debout. Si je prenais des comprimés, les élancements s’atténuaient, mais en revanche, ils provoquaient une somnolence fatale dans mon métier, alors que la douleur vous tient éveillé et sur vos gardes. Aussi je décidai de prendre une douche et de descendre au casino avant d’aller dîner.
  
  Après une première halte à la table de blackjack, jouant avec sagesse et gagnant peu, je pris mes jetons et me les fis engloutir à la table de craps. Pour me refaire, je tâtai de la roulette puis je décidai d’essayer la table de poker.
  
  Cinq personnes s’affrontaient. L’une d’elles attira particulièrement mon attention : une jolie brune de trente-cinq ans environ. C’était la seule femme de la table, mais je l’aurais remarquée parmi cent autres : elle portait une robe longue bleue qui faisait ressortir ses seins et la naissance très sensuelle de sa poitrine. Ses yeux, grands et bruns, me détaillaient comme on jauge un ennemi, pas comme on évalue un joueur de poker.
  
  Je ne jouais que depuis peu de temps, quand la main commença à tourner en ma faveur. La main, c’est une bonne donne que le joueur attend pendant toute une partie et qui fera de lui un gagnant.
  
  C’était le cas.
  
  Le croupier distribua trois cartes pour un jeu à sept plis : deux cachées, une retournée[5]. Ma carte retournée était un roi de pique. La femme avait un as de carreau. Elle mit cinq jetons, je suivis. Les autres joueurs, deux à ma droite et deux à ma gauche suivirent, malgré la faible valeur de leurs cartes.
  
  Ma deuxième carte retournée fut un roi et je devins le maître du jeu. Les deux joueurs de ma gauche abandonnèrent. La jeune femme tira un valet de carreau pour aller avec son as et, me souriant, monta de cinquante.
  
  Les deux joueurs restant avaient deux paires affichées, mais devant la tournure que prenait le jeu, ils se couchèrent à leur tour. Je m’adressai maintenant à la jeune femme.
  
  Cela devenait de plus en plus intéressant.
  
  Ma carte suivante était une reine de pique. La jeune femme hérita d’un dix de carreau, pour compléter sa suite ; je montai de cinquante, certain qu’elle allait suivre. Ce qu’elle fit.
  
  Je demandai des cartes.
  
  Le donneur nous distribua notre sixième carte. La mienne était un trois rouge, sans aucune utilité. La sienne, un roi de carreau qui m’aurait bien arrangé. Les spectateurs devenus plus nombreux retinrent leur souffle.
  
  Alors je fis ce que personne n’attendait. Je relançai de cent, même en pensant qu’avec une reine de carreau, elle devenait totalement imbattable.
  
  Quand elle suivit et demanda une carte, tout le monde pensait qu’elle la possédait déjà, ce qui rendait mon enchère complètement folle. Je montrai deux rois et une reine de trèfle qui faisait la paire avec la reine de pique. Ce qui me donnait deux paires. Maintenant, je savais, et elle aussi, que le seul roi dont j’avais besoin pour un full complet était de son côté de la table. L’autre avait été tiré par mon voisin de gauche voilà bien longtemps.
  
  Si elle avait la reine de carreau, cela ne me laissait aucune chance. Si elle avait une reine de cœur, elle aurait une suite, mais pas très forte.
  
  La reine de carreau devenait la clef du jeu. Si elle l’avait reçue, elle gagnait, dans le cas contraire, je gagnais.
  
  La foule le savait très bien et observait le croupier nous glisser notre septième carte.
  
  Je misai de cent sans hésiter. Une règle fondamentale pour le joueur de poker est de miser, dans ce cas, avec ou sans carte.
  
  Elle monta.
  
  Je montai.
  
  L’assistance semblait intriguée.
  
  Quant à mon adversaire, si elle était intriguée, elle ne le montrait pas. Elle surenchérit sur moi. Elle avait sa suite d’une façon ou d’une autre ou elle bluffait.
  
  Je demandai à voir.
  
  — Galant, observa-t-elle en souriant.
  
  Elle avait une voix profonde et chaude, et un sourire égaya la pièce.
  
  — La jeune dame a besoin d’une reine de carreau, annonça le croupier de façon vraiment superflue.
  
  Chacun attendait qu’elle retourne sa carte puisqu’elle avait parlé en dernier.
  
  — Ne la cherchez pas, dis-je en retournant ma dernière carte : la dame de carreau, qui, avec ce que j’avais, me donnait un magnifique full. Les jeux étaient faits, j’étais le vainqueur.
  
  — Il l’avait depuis le début ! cria quelqu’un dans la salle.
  
  Elle retourna sa propre carte, une reine, ce qui lui faisait une suite, mais pas assez forte pour moi. Puis elle me regarda droit dans les yeux :
  
  — Pour, ça, vous me devez bien un verre, n’est-ce pas ?
  
  — Avec grand plaisir, répliquai-je galamment, puis, me tournant vers le croupier, je lui demandai de mettre mes gains sur mon compte.
  
  Je fis le tour de la table et tendis mon bras à la jeune femme. Quand elle fut debout je remarquai que le bas du corps était parfaitement assorti au buste et que le tout devait bien faire son mètre soixante-quinze.
  
  Au bar, elle commanda un cognac, je demandai pour moi mon éternel Chivas Régal. Une fois servis, elle leva son verre.
  
  — Vous jouez bien.
  
  — Vous étiez partie pour gagner, répondis-je.
  
  — Mais vous aviez ma carte depuis le début, alors pourquoi n’avoir pas misé encore plus, Machiavel ?
  
  — Parce que c’était une partie amicale.
  
  Elle secoua ses longs cheveux.
  
  — Il n’y a pas de partie amicale. Pour ma part, je ne joue jamais amicalement.
  
  Son ton sentait la menace ou peut-être un avertissement.
  
  — Je m’en souviendrai, dis-je en levant mon verre. (Nous trinquâmes et bûmes. Je rompis le silence :)
  
  — Vous êtes ici pour le plaisir ou les affaires ?
  
  — Disons plus pour affaires, mais je trouve énormément de plaisir dans les affaires.
  
  — Vous êtes donc une « chercheuse de plaisir » professionnelle ?
  
  Elle secoua la tête :
  
  — Non, le terme professionnel suppose que quelqu’un vous rémunère pour faire un certain travail, faisant de vous un professionnel dans ce domaine très particulier. Ce mot ne s’applique pas à moi, parce que personne ne me paye. Ça n’est pas moi qui gagne, ce sont les autres qui perdent.
  
  Autant pour moi.
  
  — Que faites-vous quand vous ne jouez pas ?
  
  — Je voyage et m’amuse. J’ai été merveilleusement gâtée par deux riches maris et deux divorces très satisfaisants.
  
  — Divorce qu’ils ont perdu, je suppose ?
  
  — Plutôt deux fois qu’une.
  
  — J’en suis certain.
  
  — Merci.
  
  — Vous est-il possible de m’accorder le dîner de ce soir ? demandai-je. Je crois sincèrement que ce verre ne m’a pas rendu quitte avec vous.
  
  Elle sourit :
  
  — Il faut que je me refasse une beauté. Juste le temps de me rafraîchir et je vous rejoins dans la grande salle à manger.
  
  — Parfait.
  
  Elle allait faire demi-tour quand je l’appelai :
  
  — Ah, au fait… quel est votre nom ?
  
  — Je m’appelle Christine Hall.
  
  — Mon nom est Nick Collins.
  
  Elle souleva un sourcil :
  
  — Tiens, j’aurais parié que vous vous prénommiez Nick.
  
  — Oh, fis-je en me demandant si par hasard j’avais établi un de mes contact. Hawk avait parlé de jeunes gens.
  
  — Vous avez une tête à vous appeler Nick. À bientôt, Nick.
  
  Je la regardai s’éloigner, admirant ses jambes et le balancement de ses hanches.
  
  Peut-être avait-elle l’intention de m’en dire plus au dîner… ou après… Peut-être était-elle plus « jeune » qu’elle ne le paraissait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  J’avais réservé une table pour le dîner et j’attendais Christine en pensant à la façon dont j’allais établir mon contact, quand soudain les deux personnes qui venaient d’entrer me dispensèrent de réfléchir plus avant. J’avais immédiatement reconnu les deux agents : une blonde et un grand type.
  
  Tout d’abord, j’avais vu la blonde, ce qui me ramenait quatre ans en arrière. C’était Casey, le petit oisillon blond, que j’avais rencontré au parcours d’entraînement et revu le soir même.
  
  Elle avait changé un peu depuis, mais c’était bien elle. Elle portait une robe du soir jaune vif décolletée, du plus bel effet. Bien sûr, elle paraissait menue mais elle était devenue une vraie femme, vingt-quatre ans maintenant, si ma mémoire était bonne. Son visage avait légèrement changé lui aussi. Ses joues étaient plus creuses et elle avait coupé ses cheveux. Qu’est-ce qu’avait dit papa Carter ? Néanmoins elle demeurait cette petite fille aux grands yeux bleus et à la bouche pulpeuse.
  
  Je me souvenais de l’homme, aussi, mais avec beaucoup moins de plaisir. Allan Trumball, l’arrogant jeune agent que j’avais remis à sa place et que je n’avais jamais revu.
  
  Il avait changé également, plus de muscles. Avait-il mûri de même ! Je l’espérais.
  
  Ils étaient les deux agents que je devais rencontrer. Je ne crois pas aux coïncidences. Mais j’étais loin d’être ravi.
  
  Casey me vit la première. Elle ne montra aucun signe de connivence. Elle se retourna et dit quelque chose à Trumball, qui, regardant par-dessus l’épaule de Casey, se fendit d’un profond rictus de dégoût.
  
  Non, il n’avait vraiment pas changé.
  
  Le couple – et quel beau couple ! – se dirigea vers une table proche de la mienne. J’espérais qu’ils n’avaient pas été assez fous pour le demander au maître d’hôtel, notre rencontre devant être « accidentelle ».
  
  Ils devaient passer derrière moi pour gagner leur place et Casey prit « contact » avec moi au sens propre du terme. Elle ne trouva rien de mieux que de me heurter du coude pendant que je levais mon verre d’eau.
  
  — Oh, excusez-moi, fit-elle, s’emparant d’une serviette et tentant de réparer les dégâts. Je suis désolée, je viens juste de prendre mes médicaments et il y a un composant qui me rend distraite et maladroite pendant plusieurs heures. Je suis vraiment désolée, croyez-moi !
  
  — Ça ira, répondis-je.
  
  Elle jouait très bien son rôle, sans en faire trop mais en mentionnant les mots de passe correctement.
  
  — Allez viens, chérie, lui dit Allan en la prenant par le bras, le monsieur t’a pardonné.
  
  Elle sourit d’un petit air triste et m’expliqua tandis que Trumball la tirait par le bras :
  
  — Mon mari…
  
  Je me demandais si l’un ou l’autre savait que j’étais leur renfort. La tête dégoûtée de Trumball quand il m’avait reconnu me laissait croire que non. Quant à Casey, on ne pouvait rien déceler sur son visage.
  
  J’appelais le serveur pour qu’il m’apporte un autre verre d’eau quand Christine fit son entrée.
  
  Elle tourna la tête comme l’avait fait Casey. Toutes les deux étaient étincelantes, mais Christine avait dix ans de plus que Casey. C’est vraiment difficile de choisir entre la jeunesse et l’expérience, surtout chez une femme. Pour moi, cela dépendait des circonstances.
  
  Je me levai à la venue de Christine tout en continuant de m’essuyer la manche avec la serviette.
  
  — Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle tandis que je lui avançais la chaise.
  
  — Un petit accident de rien du tout. Une jeune mariée m’a sauté dans les bras, expliquai-je, en désignant Casey et Trumball.
  
  Christine tourna la tête et regarda Casey un long moment.
  
  — Elle est assez jolie fille, remarqua-t-elle. Vous ne croyez pas que c’était intentionnel ?
  
  — Oh non. D’ailleurs elle a un mari assez séduisant, comme vous pouvez le voir.
  
  — Je ne crois pas qu’il supporte une quelconque comparaison avec vous, Nick.
  
  En quelques mots, elle avait tout dit. Et je lui donnais raison.
  
  — Quand même, il est plus grand que moi, hasardai-je.
  
  Elle me regarda, l’air songeur :
  
  — À mon avis, dans votre cas, cela ne compte absolument pas.
  
  — Merci beaucoup.
  
  — De rien.
  
  Et nous nous portâmes un toast mutuel.
  
  Le maître d’hôtel arriva avec les menus, et attendit pendant que nous passions la commande.
  
  Je dévisageais Christine d’une autre façon maintenant que je savais qu’elle n’était pas mon contact. Elle était un obstacle possible, peut-être un flirt aussi, mais elle ferait certainement un beau complément à ma couverture. De plus, elle était belle, désirable et je ne voyais aucun inconvénient à perdre un peu de temps avec elle.
  
  Elle paraissait éprouver les mêmes sentiments. Cette nuit s’annonçait prometteuse.
  
  — Où avez-vous appris à jouer au poker ? lui demandai-je.
  
  — Je le tiens de mon père. C’était un fameux professionnel et il m’a transmis tout ce qu’il savait, avant de nous quitter ma mère et moi.
  
  — Vous avez appris très vite.
  
  — C’est la seule chose que mon père m’ait donnée. L’art et la manière de jouer, de parier et de se retirer au bon moment. J’ai été mariée deux fois et deux fois j’ai bien divorcée. Une main gagnante à chaque fois.
  
  — C’est une vue optimiste du mariage, notai-je.
  
  — Je suis suffisamment riche maintenant pour pouvoir étancher ma soif de voyages et de jeux.
  
  — Soif ? soulignai-je.
  
  — Oui, avoir faim pour moi est plutôt réservé à autre chose, à d’autres plaisirs.
  
  J’avais bien compris.
  
  De temps à autre, je jetais des coups d’œil furtifs en direction de Casey et Trumball. Je croisai plusieurs fois le regard de Trumball, mais jamais celui de Casey qui m’ignorait. Décidément, elle était très bonne. Trumball, lui, avait encore beaucoup de chemin à faire mais je doutais qu’il le fasse un jour. Il ne vivrait pas assez longtemps pour cela.
  
  Je me posai la question de savoir s’ils avaient décidé de faire équipe après la phase de formation, ou s’ils l’avaient voulu avant. Je devais parler à Casey. S’ils étaient partenaires, il fallait qu’elle le laisse tomber.
  
  Quatre ans à traîner un boulet avec soi c’est assez long pour finir par se faire tuer.
  
  Christine interrompit mes pensées :
  
  — Voilà l’entrecôte. Je suis sûre que vous aimerez.
  
  Effectivement, elle était délicieuse, prise à cœur. Nous discutâmes de nos vies respectives, moi le premier – comme toujours –, inventant des anecdotes sur ma vie de professeur, mon enfance, mes études…
  
  Elle était native de Louisiane, finit-elle par avouer, ce qui expliquait pas mal de choses sur sa passion du jeu. Les vieux souvenirs de bateaux à aubes, les joueurs aux poches pleines de cartes truquées.
  
  — Je pensais avoir détecté un léger accent, dis-je. Vous essayez de le cacher, n’est-ce pas ?
  
  Elle parut d’abord embarrassée, puis dit en souriant :
  
  — Si je veux réussir dans ce que je fais, il est plus prudent de ne pas avoir l’air d’une joueuse venue directement du Mississippi.
  
  Le repas touchait à sa fin et j’allais commander encore du vin, lorsque, me devançant, le sommelier s’approcha, une bouteille à la main.
  
  — Le jeune couple, les Tremayne, me dit-il en me désignant la table de Casey, vous l’offre en guise d’excuse pour tout à l’heure. C’est la jeune dame.
  
  — Je vois, eh bien merci…
  
  — Vous voyez, qu’est-ce que je vous avais dit ? Pas la moindre rivalité…
  
  — Ne soyez pas stupide, c’est parfaitement innocent.
  
  Je levai mon verre en regardant Casey, qui leva le sien en retour, souriante et enjouée. Elle jouait à la perfection l’ingénuité absolue.
  
  — Bien sûr, parfaitement innocent, persifla Christine.
  
  — Ne soyez pas bête, répétai-je, en la resservant.
  
  — Il y a quelque chose que je voulais vous demander, Nick, mais j’attendais de mieux vous connaître…
  
  — Et maintenant vous voulez ?
  
  — Oui.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Votre pied. Je pensais que votre canne était un accessoire, mais vous semblez boiter sérieusement. Que vous est-il arrivé ?
  
  Je souris et déclarai :
  
  — J’ai été renversé par une moto.
  
  — Allons donc !
  
  — Si, c’est la vérité, mentis-je. Un étudiant maladroit, en retard à son cours qui zigzaguait dans le campus et un professeur qui regardait ailleurs.
  
  — Qui regardait quelques jolies jambes passer…
  
  — Coupable, dis-je en riant.
  
  — Cela veut dire que vous ne pouvez pas danser, en déduisit-elle.
  
  — Bof ! Peut-être un slow, un slow très très lent.
  
  — Alors, pourquoi n’invitez-vous pas la jeune mariée ?
  
  J’éclatai de rire.
  
  — Pourquoi le ferais-je ?
  
  — Ce serait une façon de lui montrer que vous lui avez pardonné sa maladresse. À côté de ça, elle a visiblement le béguin pour vous ce qui est très mauvais signe pour une jeune mariée, à moins que vous ne disparaissiez le plus vite possible de ses rêves.
  
  — Et vous pensez qu’en l’invitant à danser, elle cessera de rêver de moi ? Merci infiniment…
  
  Elle me toucha le bras et me chuchota d’un ton complice :
  
  — Ne me dites pas que vous ne vous êtes jamais trouvé dans cette situation. Vous devez faire des ravages sur le campus. Comment vous en sortez-vous ?
  
  Je réfléchis un moment.
  
  — Je ne sais pas, mais si ça marche, je vais commencer à les inviter à danser. Excusez-moi.
  
  Je me dressai et me dirigeai vers la table de Casey, en essayant de boiter le moins possible.
  
  Trumball me repéra le premier et se pencha pour dire quelques mots à Casey. Elle ne tourna pas la tête pour autant. Je les interpellai par leur nom supposé.
  
  — Monsieur et Madame Tremayne ?
  
  — Oui, dit-elle en se retournant, souriante.
  
  — Mon nom est Collins, Nicholas Collins. Je voulais vous remercier pour le vin et vous dire aussi que ce n’était pas vraiment nécessaire.
  
  — Ma femme se sentait une dette envers vous après avoir sali votre costume, expliqua Trumball.
  
  — Ce n’était que de l’eau. Ça ne tache pas.
  
  — Ça me rassure, dit Casey.
  
  — J’ai pensé qu’une danse effacerait définitivement le tout, suggérai-je. (Et me tournant vers Trumball j’ajoutai :) – Puis-je me permettre ?
  
  — Bien sûr, répondit-il, ce n’est pas moi que vous invitez.
  
  Je bouillais intérieurement, mais Casey prit la balle au bond.
  
  — J’adore danser, dit-elle.
  
  Je lui tendis la main et la conduisis jusqu’à la piste de danse où elle se laissa aller dans mes bras. Nous nous tenions au milieu de la piste, permettant aux autres couples d’évoluer autour de nous. En réalité c’était pour mieux se protéger des regards. De toute manière, je bougeais mon pied très lentement.
  
  — Après quatre ans, je ne suis pas encore trop mal, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.
  
  C’était plus une affirmation qu’une question.
  
  — Parfaite.
  
  Ses cheveux avaient la même odeur de fraîcheur légère. Son corps s’était modelé, la chrysalide avait libéré un bien joli papillon de femme épanouie.
  
  — C’est bon de vous rencontrer de nouveau, Nick. Je suis réellement surprise de vous voir sur une mission comme celle-ci.
  
  — Je me suis foulé la cheville récemment, c’est une sorte de repos-travail.
  
  — Je pensais bien que vous vous déplaciez avec difficulté !
  
  — J’ai laissé ma canne à ma table.
  
  — Je ne vous laisserai pas tomber, c’est promis !
  
  — Merci beaucoup.
  
  — Cette danse, c’est une idée à vous ?
  
  — Non, de Christine.
  
  — Ah ! Votre amie !
  
  — C’était une excuse comme une autre pour vous parler, sans votre… mari.
  
  — Fait-elle partie de votre couverture ?
  
  — Christine ? Non ! Je l’ai rencontrée tout à l’heure, je l’ai soulagée de quelque menue monnaie au poker et nous avons décidé de dîner ensemble.
  
  — Dîner et… ?
  
  — C’est une éventualité, admis-je.
  
  Elle sourit, mais son sourire était un peu forcé. Serait-elle jalouse ? Ce n’était pas notre « petit accident » vieux de quatre ans par hasard ?
  
  Malgré tout elle était femme, et les femmes n’aiment pas les provocations. Il leur en faut si peu pour devenir jalouses.
  
  — Quelle est votre couverture ? demanda-t-elle.
  
  — Je suis Nicholas Collins, un professeur de collège. Je suis ici en convalescence pour ma blessure que j’ai reçue d’un étudiant. Étudiant qui a pris mon pied pour un parcours de moto-cross.
  
  — Accidentellement, j’espère.
  
  — Absolument. Il était en retard à son cours et mon pied était sur sa route.
  
  — Quel dommage. Et dire qu’on tolère ça dans les campus.
  
  — C’est ce que je répète tout le temps. Si l’on parlait de vous et d’Allan ?
  
  — Oui, soupira-t-elle.
  
  — Vous avez longtemps travaillé ensemble ?
  
  — Déjà pas mal de fois.
  
  — A-t-il grandi au moins ?
  
  — J’ai bien peur que non. Il est toujours égal à lui-même, me confia-t-elle. Il n’a toujours pas digéré ce que vous lui avez fait il y a quatre ans.
  
  — La vanité, c’est son problème, Casey ; ça risque de lui coûter cher. Mais c’est son problème, pas le vôtre, laissez-le tomber !
  
  — Oh ! Allan n’est pas si mauvais que ça, Nick, croyez-moi. Il m’a bien sauvé la mise quelquefois.
  
  — Je n’en doute pas, mais sans lui vous vous en seriez aussi bien tirée.
  
  Elle parut considérer mon point de vue avec attention, puis me demanda :
  
  — Comment se porte votre coefficient de sécurité ces derniers temps ?
  
  — Vous avez coupé vos cheveux, éludai-je.
  
  — Vous me trouvez bien comme ça ?
  
  — Très bien.
  
  — Je les ai coupés immédiatement après votre remarque. Vous aviez raison, vous savez. Je ne l’ai pas regretté du tout, bien au contraire. Lors de deux ou trois missions s’ils avaient été plus longs… Vraiment, merci.
  
  — C’était tout naturel.
  
  La musique finissait et elle me demanda :
  
  — Nous pourrions nous revoir demain matin, à la piscine ou à la plage ?
  
  — Parfait.
  
  La danse avait pris fin et j’étais heureux. Ma cheville commençait vraiment à m’élancer douloureusement. Elle le remarqua tout de suite tandis que nous regagnions les tables.
  
  — Vous êtes sûr que ça ira ?
  
  — Certain. Je vais reprendre ma canne et monter dans ma chambre.
  
  — Passez une bonne nuit, me conseilla-t-elle.
  
  — Je vais me mettre au lit de bonne heure, c’est promis.
  
  — Je sais, mais je vous ai souhaité une bonne nuit de… repos, murmura-t-elle en arrivant à sa table.
  
  J’allais répliquer quelque chose, mais je me retins. En l’aidant à s’installer, je dis simplement :
  
  — Merci beaucoup pour la danse, madame Tremayne. Passez une bonne soirée, monsieur Tremayne.
  
  — J’en ai bien l’intention, répliqua-t-il sèchement.
  
  — Bonne nuit à vous deux, conclus-je avant de rejoindre Christine, clopin-clopant.
  
  — Vous allez vous abîmer complètement le pied, me gronda Christine tandis que je m’asseyais en face d’elle.
  
  Je bus mon vin avec délectation et lui répondis qu’elle avait raison.
  
  — Pouvez-vous me suggérer un endroit agréable où aller ?
  
  — Que diriez-vous de ma chambre ? lança-t-elle sans hésiter.
  
  — Vous savez que je dois reposer ma cheville…
  
  — C’est bien comme ça que je vois les choses, répondit-elle malicieusement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Depuis le début de la conversation, Trumball essayait de me mettre les points sur les i en me répétant qu’il était l’agent principal et que je n’étais qu’un soutien, un renfort éventuel.
  
  — Agent chargé de quoi ? demandai-je.
  
  — De ce que vous savez, c’est tout, ajouta-t-il, comme un petit garçon buté qui ne sait que dire et redire « Na, c’est comme ça ! »
  
  — Trumball, vous êtes toujours aussi stupide.
  
  Nous étions assis à une table au bord de plage, savourant plus notre Bloody Mary matinal que notre compagnie mutuelle.
  
  J’étais arrivé le premier après avoir passé une délicieuse nuit avec Christine. Elle m’avait confié que le lever du soleil n’était pas l’un de ses plus grands plaisirs dans la vie, surtout après une nuit mouvementée. Nuit qui lui avait permis d’assouvir sa faim, selon son expression.
  
  Je lui avais dit que j’irais donc seul découvrir la plage et que je la reverrais plus tard.
  
  Il n’y avait pas beaucoup de lève-tôt à Pleasure Island. Toutes les tables étaient vides quand je m’installai. Les Tremayne me rejoignirent vingt minutes plus tard et seule une autre table était occupée.
  
  Quand je m’assis, Al Nuss sortit et me souhaita le bonjour.
  
  — Bonjour Al.
  
  — Que puis-je pour vous, monsieur ? demanda-t-il.
  
  — Vous êtes serveur aujourd’hui ?
  
  — Je fais des extras, me confia-t-il. Matinal !
  
  Je hochai la tête.
  
  — Une petite faim ?
  
  Je fis signe que non.
  
  — Un Bloody ?
  
  J’approuvai d’un geste.
  
  — Comme si c’était fait, dit-il d’un air enjoué.
  
  Il revint très vite et je lui demandai de s’asseoir.
  
  — Vous êtes de New York, n’est-ce pas ?
  
  — Vous avez une bonne oreille !
  
  — Vous avez un bon accent, dis-je en l’imitant.
  
  — Ouais, c’est vrai.
  
  — Al, êtes-vous capable de me procurer ce dont j’ai besoin ?
  
  — J’suis là pour ça.
  
  — Non, je veux dire ce dont j’ai besoin quand j’en ai besoin, précisai-je.
  
  — Tout dépend de ce que vous voulez, répondit-il avec sagacité.
  
  — Il y a des limites à votre zèle ?
  
  — Pas des masses, racontez-moi votre problème, camarade.
  
  — J’aimerais vous avoir sous la main, au cas où… dis-je d’un ton évasif.
  
  Il se leva, pensif, et répondit :
  
  — Faut que je retourne au boulot.
  
  — Merci pour le Bloody.
  
  — N’oubliez pas le service, merci pour eux, me lança-t-il d’un ton gouailleur et complice.
  
  — Je n’oublierai pas, c’est promis.
  
  M’adresser aussi ouvertement à Al Nuss était peut-être hasardeux de ma part, mais je l’avais fait d’instinct, de cet instinct qui ne m’a jamais fait défaut depuis ma naissance. J’avais le sentiment que si j’avais besoin d’autre chose que de mes fidèles compagnons d’armes – Wilhelmina : mon amour de Lüger, Hugo : mon bijou de stylet, et Pierre : mon tendre petit œuf rempli de gaz mortel, – Al Nuss me serait très utile.
  
  Pour un gars de New York, se retrouver sur Pleasure Island signifiait que quelque chose avait dû clocher, du style : drogue, fille, ou plus mystérieux encore. Il y avait autre chose que son amour des pourboires.
  
  J’avais siroté la moitié de mon verre quand Casey et Trumball firent leur apparition.
  
  Nous nous lançâmes dans un numéro de « Vous ici – quelle bonnesurprise » très convaincant. Je me levai et appelai :
  
  — Monsieur et Madame Tremayne !
  
  — Monsieur Collins ! me renvoya Casey en agitant la main.
  
  Trumball allait avoir de sérieuses difficultés et beaucoup de travail pour jouer celui qui était censé ne pas me connaître. Je ne lui demandais pas un premier prix de conservatoire, mais simplement un petit effort pour le cacher.
  
  — Venez vous joindre à moi, invitai-je.
  
  Naturellement, ils acceptèrent et vinrent s’asseoir avec moi.
  
  Casey était moulée dans un maillot de bain qui mettait ses seins ronds et fermes en valeur. Sa taille mince et ses jambes soyeuses complétaient agréablement la silhouette.
  
  Trumball portait un mini-slip étudié pour sa stature athlétique, sa haute taille et ses muscles puissants. Il avait noué une serviette autour de ses épaules.
  
  Trumball m’expliquait donc en long et en large, maintenant, qu’il était le patron et que je n’étais là que pour la figuration. Et je lui disais ce que je pensais réellement, à savoir qu’il n’était qu’un crétin.
  
  — Écoutez, Carter ! aboya-t-il.
  
  Je détournai mon regard dans un profond dégoût. Appeler un agent par son vrai nom en pleine opération, en pleine mission, relevait de l’hôpital psychiatrique.
  
  — Il a raison, Allan, coupa Casey.
  
  — De quoi ? demanda Allan, abasourdi.
  
  — De te traiter d’abruti.
  
  — Attends, minute !
  
  — Non, attends plutôt, toi ! D’abord, ici tu n’es pas l’agent principal. Nous sommes chargés de la mission, Allan, tous les deux. Alors, arrête ton char, pauvre type ! siffla-t-elle. Puis, reprenant de plus belle : Et cesse d’appeler Nick autrement que M. Collins, tant que nous serons à Pleasure Island. C’est compris ?
  
  J’avais la nette impression que ce n’était pas la première scène entre eux. Trumball était passablement ébranlé par les propos de Casey. Casey ne m’avait pas menti quand elle m’avait assuré qu’ils avaient déjà fait équipe ensemble. C’était un vrai tandem, mais Casey tenait les commandes.
  
  Elle me fixa et dit :
  
  — Peut-être aurais-je dû commencer par expliquer pourquoi nous étions là et ce que nous avions à faire.
  
  — Vous prenez quelque chose ? demanda Al Nuss.
  
  Trois super espions, pas vrai ? Et aucun d’entre nous n’avait entendu Al Nuss s’approcher avant qu’il ne demande ce que nous voulions boire. J’aurais bien aimé savoir ce qu’il avait entendu et comment il l’avait interprété.
  
  Je le regardai et déclarai :
  
  — Pour moi, le même.
  
  — Orange pressée, dit Casey.
  
  — Et monsieur ? demanda Al à Trumball.
  
  J’aurais juré qu’il demanderait la même chose que Casey. Ce qu’il fit.
  
  Al Nuss disparut et je me tournai vers Casey :
  
  — Continuez.
  
  Elle se pencha et reprit :
  
  — Il y a une maison de l’autre côté de l’île, Nick. C’est la seule construction habitée en dehors de cet hôtel.
  
  — Une maison ?
  
  — Disons plus qu’une maison, ça ressemble plus à un château qu’à une villa. L’homme qui y vit s’appelle Oswaldo Orantes. Il est très riche. En fait, il possède toute l’île.
  
  — C’est ce qui s’appelle être très riche, dis-je en me demandant où tout cela nous menait. Possède-t-il l’île et l’hôtel ?
  
  Elle fit un signe de la tête :
  
  — Uniquement l’île. Il loue cette partie-ci à un syndicat immobilier qui veut en faire un complexe gigantesque. Plages, piscines, jeux, casinos.
  
  — Orantes n’a pas une part du gâteau ?
  
  — Si, il fait partie du conseil d’administration, mais il ne touche que des jetons de présence.
  
  — C’est donc un milliardaire qui possède une île et qui s’offre un nouveau jouet. Quoi d’autre ?
  
  — Il vend et achète des informations. Il les achète à n’importe qui et les vend au plus offrant.
  
  Maintenant, je savais quel genre d’homme était Oswaldo Orantes.
  
  — Récemment, il s’est procuré quelques informations, que nous préférerions avoir entre nos mains.
  
  — Nous voulant dire le gouvernement des États-Unis, ajoutai-je.
  
  — Qui d’autre ? demanda hargneusement Trumbail en jetant un regard mauvais sur Casey et moi-même.
  
  Casey poursuivit :
  
  — Nous avons découvert que cette fois il voulait faire joujou. Il va vendre deux fois les informations : à nos adversaires et à nous. Nous voulons mettre la main dessus avant. Et nous devons en plus surenchérir sur l’adversaire.
  
  — Qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils ne feront pas la même chose ? Et d’ailleurs, si nous achetons la même information, nous serons à égalité ? Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça.
  
  — Vous plaisantez ? demanda Trumball.
  
  — Nick, nous devons surenchérir sur eux, expliqua Casey, nous devons tenir la tête dans ce jeu-là.
  
  — C’est un jeu ? demandai-je innocemment.
  
  Ils me dévisagèrent tous les deux d’un air consterné.
  
  — D’accord, d’accord, oubliez ça. Quelle est l’information ?
  
  — Vous n’avez pas à le savoir, s’empressa de répondre Trumball.
  
  Casey confirma, en atténuant toutefois le ton tranchant de son infect associé.
  
  — C’est exact, Nick. Vous êtes notre renfort, en dépit de vos qualités, et vous n’avez pas besoin de le savoir pour l’instant.
  
  — D’accord encore une fois, dis-je. Puis, après un moment de silence : Allons droit au but : vous avez l’intention de pénétrer dans la demeure d’Orantes, subtiliser les documents et en ressortir ?
  
  — Exact.
  
  — Depuis combien de temps la marchandise a-t-elle été mise aux enchères ?
  
  — Depuis deux semaines, et il prend encore des offres pour une semaine supplémentaire, répondit Casey.
  
  — Ce qui veut dire qu’il y a pas mal de clients, ici, à l’hôtel, qui veulent mettre aussi la main dessus ou pousser les enchères, observai-je.
  
  — C’est ce que je voulais vous demander. Avez-vous reconnu quelqu’un depuis que vous êtes arrivé ?
  
  — Non, affirmai-je, après avoir sondé ma mémoire, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas assez d’agents dans l’hôtel pour tenir une assemblée générale avec nous.
  
  — C’est justement pourquoi vous êtes là en soutien, dit-elle.
  
  — Non, c’est pourquoi vous avez besoin de soutien, corrigeai-je. La raison de ma présence ici sur cette île, ça viendra une fois la mission terminée. Maintenant, comment comptez-vous pénétrer dans la place ?
  
  — Pas de la façon à laquelle vous pensez, me dit-elle. Je ne plaisantais pas quand je disais que cette maison était comme une forteresse. Elle est quasiment impénétrable.
  
  J’avais entendu ça maintes fois, mais j’écoutai quand même.
  
  — Alors, quel est le plan ?
  
  Un timide et petit sourire éclaira le visage de Casey quand elle déclara :
  
  — Orantes aime les blondes. Et, de préférence, mariées.
  
  — Je vois…
  
  — Voilà le scénario. Orantes vient jouer une fois par semaine à l’hôtel. Demain soir, samedi, je vais me mettre sur mon trente-et-un et, avec un peu de chance, il mordra à l’hameçon. Mon mari se trouvera une migraine épouvantable ou une rage de dents folle, me laissant toute seule et sans défense.
  
  — Vous voulez aller chez Orantes, seule, et revenir avec les renseignements sous le bras ?
  
  — Exact.
  
  — C’est un plan construit avec des si. Qui a eu cette idée ?
  
  — Casey, s’empressa Trumball.
  
  — Qu’arrivera-t-il si Orantes vient au bras d’une belle blonde ? S’il ne veut pas succomber à vos charmes ? Si la migraine le terrasse, lui. Si…
  
  — Eh bien, nous élaborerons un nouveau plan, répliqua-t-elle.
  
  — Vous n’en n’avez pas déjà de rechange ?
  
  — Non, heu ! rien de très solide, admit-elle.
  
  Leur histoire et leur plan d’amateurs me donnait envie de rire.
  
  — Tout repose sur votre capacité de séduction ?
  
  — Oui, pourquoi ? Vous ne la trouvez pas suffisante ?
  
  — Casey, sans vous vexer, et aussi mignonne que vous puissiez être, vous n’êtes pas irrésistible.
  
  Elle cilla, plaça ses coudes sur la table et le menton dans ses mains, me dit :
  
  — Nous verrons !
  
  Je n’arrivais pas à croire qu’elle prenait ça tout simplement comme un jeu. Ou alors, elle me cachait quelque chose.
  
  Ce qui, vu la tournure qu’avaient pris les événements, justifiait davantage leur plan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  — Allan, va te baigner ! dit soudain Casey à Trumball.
  
  Elle n’avait pas dit : « pourquoi n’irais-tu pas te baigner ? » mais bien « va ».
  
  — Casey…, bredouilla-t-il.
  
  — Tu as dit que tu voulais te baigner ? Eh bien vas-y.
  
  — Ouais, je sais, mais…
  
  — Fais-le, le briefing est terminé et j’aimerais parler à Nick en tête à tête du bon vieux temps… mon chéri.
  
  Il me lança un coup d’œil meurtrier mais obtempéra. Quand il fut éloigné je dis :
  
  — C’est votre équipier habituel ?
  
  — Oui, mais j’ai assez de contrôle sur lui, m’assura-t-elle.
  
  — Effectivement, il est encore vivant. Vous avez bien su le tempérer.
  
  — Dans ce sens-là, oui, Nick, il est fait pour ce métier mais il a besoin de directives, c’est tout.
  
  — Directives ? répétai-je, ah, j’y suis. Vous dites « se baigner » il se baigne, « tuer » : il tue, c’est ça ?
  
  — Pas tout à fait.
  
  — Il finira par vous faire descendre, Casey, laissez-le tomber : pour votre bien.
  
  Elle posa sa main sur la mienne :
  
  — Vous cherchez une partenaire ?
  
  — Malheureusement non, je travaille seul.
  
  — Alors, vous voyez… je dois faire avec ce que j’ai ! (Elle retira sa main.) Vous savez, Nick, je suis heureuse que vous soyez ici, et je n’ai pas honte de vous dire que j’ai un peu peur, même après quatre ans passés dans ce jeu.
  
  Encore avec le mot « jeu » aux lèvres.
  
  — N’arrivez jamais au point où vous vous direz : je n’ai pas peur. Ça s’appelle l’insouciance. À moins que vous ne soyez comme Trumball…
  
  — Il n’est pas aussi noir que vous le dépeignez.
  
  — Écoutez… Vous et lui… vous faites… heu…
  
  — L’amour ? Cela vous embêterait ?
  
  — Non, pas du tout.
  
  — Ah ! fit-elle avec une pointe de déception. Eh bien, non. Bien qu’Allan le désire. Il ne m’intéresse pas. Pas sous cet angle, en tout cas.
  
  Elle se pencha vers moi, tout près, et chuchota :
  
  — J’ai été gâtée…
  
  — Casey, quel genre d’information sommes-nous censés récupérer ? demandai-je en changeant de conversation.
  
  Elle redevint sérieuse.
  
  — Je ne sais si je dois, Nick… Et puis, après tout, si je ne vous le dis pas, à qui le dirai-je ?
  
  Elle rapprocha sa chaise contre la table.
  
  — Les documents concernent la guerre bactériologique. Selon toute vraisemblance, une nouvelle formule et son antidote. Donc, si nous ne la subtilisons pas les premiers… Mon patron est convaincu que ce serait un point de plus gagné par les adversaires.
  
  — Je vois. Ce genre de raisonnement nous éloigne de la paix, plus qu’il nous en rapproche.
  
  Elle ignora mes propos.
  
  — Nous allons voler les documents et en plus placer un dispositif d’écoute pour savoir combien offrent nos concurrents pour les prochaines fois. C’est pas mal comme idée, n’est-ce pas ?
  
  — Cela veut dire que pour les prochaines offres vous connaîtrez la nature de ce qui sera mis aux enchères.
  
  — Exact.
  
  — Dites-moi, cette idée…
  
  — Nick, coupa-t-elle, depuis que je suis ici je n’ai pas vu une aussi jolie blonde que moi.
  
  — La modestie va vous étouffer, répliquai-je.
  
  — Je suis comme vous, Nick, je connais mes atouts et j’essaye de les utiliser du mieux que je peux.
  
  — Tiens, voilà ma très chère camarade de jeu, dis-je mettant fin à cette conversation embarrassante.
  
  Christine approchait, somptueusement moulée dans un maillot une-pièce marron qui lui faisait comme une seconde peau, rehaussant chaque détail intime de son corps bronzé. Merveilleuse apparition. C’était une bonne chose qu’elle ne soit pas blonde ce qui aurait gâché tout le plaisir de Casey et faussé son plan, si toutefois c’était son plan.
  
  — Bonjour, salua-t-elle.
  
  Je fis les présentations pendant qu’elle prenait place et commandai pour elle un Bloody Mary à Al Nuss, qui me regardait avec des yeux brillant de convoitise. J’étais quand même avec les deux plus belles filles de l’hôtel.
  
  — Depuis combien de temps êtes-vous mariée, ma chère ? demanda Christine très mondaine.
  
  — Depuis quelques semaines seulement, répliqua Casey.
  
  La manière dont elle dévisageait Christine me rappelait celle de Trumball à mon endroit, et je n’approuvais pas. La seule chose qu’une femme, aussi professionnelle fût-elle, n’arrive pas à contrôler, c’est la jalousie. Nous n’avions pas besoin de ça pour notre affaire et me promis de le faire savoir à Casey à la première occasion.
  
  — Le mariage est une merveilleuse institution, continua Christine, j’ai essayé moi-même, à deux reprises, et avec succès.
  
  — Ah ! Vous vous êtes remariée après la mort de votre premier mari ?
  
  — Pas du tout, vous n’y êtes pas, ma chère, j’ai divorcé deux fois et ça m’a parfaitement réussi.
  
  Casey la regarda, songeuse, se demandant si elle ne se fichait pas d’elle.
  
  — Je vais rejoindre Allan. Merci pour le verre, monsieur Collins.
  
  — Nick, appelez-moi Nick, Casey, dis-je très paternel.
  
  — Très bien, Nick, merci encore. Passez une bonne journée, mademoiselle… heu, pardon… madame Hall. C’était un réel plaisir de faire votre connaissance.
  
  — Merci beaucoup, très chère.
  
  Une fois Casey disparue, Christine se tourna vers moi :
  
  — Délicieuse enfant, n’est-ce pas ?
  
  — Ce n’est plus exactement une enfant, Christine. Comment vous sentez-vous ce matin ?
  
  — En pleine forme. C’était bien cette nuit…
  
  — Pour moi aussi.
  
  — J’espère qu’on aura d’autres moments pareils très bientôt.
  
  Je n’avais pas encore de projet pour la nuit suivante et je ne m’attendais pas à ce que Christine pense déjà aux futures réjouissances.
  
  Une bonne sieste améliorée n’était pas une mauvaise idée en soi. Après un semblant de petit déjeuner, consistant en une grande quantité de Bloody Mary, je découvris un peu mieux Christine. Elle n’était pas du genre à penser qu’une nuit mouvementée sanctionnait la fin d’une relation, ni qu’elle impliquait automatiquement une surveillance rapprochée de son partenaire occasionnel. En réalité, après le petit déjeuner, elle partit de son côté, sans même faire allusion à un éventuel déjeuner avec moi.
  
  Cela me convenait parfaitement, d’ailleurs je voulais jeter un coup d’œil à cette île.
  
  Quoique l’idée d’une sieste pimentée…
  
  *
  
  * *
  
  Je louai une vieille Toyota et me procurai une carte de l’île auprès de la réception de l’hôtel. Je revins dans ma chambre et dépliai la carte sur le lit. La propriété d’Orantes était délimitée en rouge avec cette inscription : zone interdite.
  
  J’enfilai un jean et une grosse paire de bottes, bien solides, qui me maintenaient très bien la cheville. Puis, sous mon blouson, j’attachai Hugo à mon avant-bras dans son étui de cuir souple. J’avais passé Wilhelmina à ma ceinture et Pierre dans le cocon douillet de mon intimité. Je pris ma canne et sortis.
  
  D’après la carte il y avait tout un réseau de petites routes qui conduisaient à des criques isolées, idéales pour un pique-nique ou un rendez-vous amoureux. J’optai pour la route principale et découvris que les petites routes n’étaient en réalité que des minuscules sentiers tout juste assez larges pour une voiture. La grande route faisait le tour de l’île en suivant la côte, tantôt en corniche, tantôt redescendant vers la mer. J’étais ravi d’effectuer cette balade avant d’atteindre la maison d’Oswaldo Orantes.
  
  Dire que la maison était imposante eut été un euphémisme. À première vue, elle ressemblait à un château fort. Il ne manquait que les douves. Elle était construite sur une colline et, entre elle et l’hôtel, se dressait une autre grande colline. Pour apercevoir la maison d’Orantes depuis l’hôtel, il aurait fallu monter au dernier étage ou sur le toit.
  
  Je laissai la voiture sur le bas-côté de la route et continuai à pied du mieux que je pus. Ma cheville allait plutôt mieux aujourd’hui, et je décidai de grimper en haut de la colline pour me rendre compte de la situation.
  
  En me servant de ma canne, je me frayai un chemin jusqu’au sommet, d’où on pouvait voir le mur d’enceinte. De mon côté, il était bien caché par une végétation épaisse. La présence de ce mur n’avait rien d’étonnant. Le peu que je savais sur Oswaldo Orantes laissait présager un important dispositif de sécurité. Si on suivait le mur jusqu’à la porte principale il était à parier qu’on verrait deux « sentinelles » montant la garde.
  
  Je m’approchai du mur et m’y appuyai. Haut de quatre mètres, il devait être assez large pour permettre à un homme de faire sa ronde dessus. Je ne voyais pas de barbelés ni de fils électriques en haut ni de tessons de bouteilles pour décourager l’éventuel importun.
  
  Pour que la propriété soit imprenable, selon les dires de Casey, il fallait qu’il y ait autre chose que ce que je pouvais voir.
  
  Il y avait bien sûr des cellules photo-électriques scellées dans le mur et certainement un dispositif radar fiché dans le sol de l’autre côté. Car, de mon côté, on pouvait circuler librement. Et le nombre impressionnant de touristes était là pour le prouver. Je fis quelques centaines de mètres et ne trouvai ni entrée ni brèche dans le mur. La route où j’avais laissé la voiture suivait gentiment la propriété jusqu’à la porte principale. Certainement la seule issue pour entrer ou… sortir.
  
  Je continuai à traîner la patte, car ma cheville devenait douloureuse. Je me penchai pour tenter de masser ma foulure malgré mes bottes. Ce geste me sauva la vie.
  
  Je n’avais pas entendu le coup de feu, mais ça n’était pas nécessaire pour comprendre qu’on venait de me tirer dessus. La balle siffla au-dessus de ma tête, s’écrasa contre le mur dans un petit nuage de poussière et d’éclats de pierre. Je me jetai brutalement de côté, tordant atrocement ma cheville, mais échappant à la seconde balle de justesse.
  
  Essayant d’ignorer ma douleur, je dévalai la pente en diagonale, et me dirigeai avec précaution vers ma voiture. J’avais Wilhelmina bien en main, mais je n’avais rien sur quoi tirer. Celui qui me canardait le faisait d’une très longue distance, bien à l’aise derrière un fusil à lunette.
  
  J’atteignis ma voiture sans avoir essuyé un troisième coup de feu. Le tireur avait dû abandonner ou bien il (ou elle) avait été dérangé dans son action. Quoi qu’il en soit, j’étais bien content que la séance ait pris fin.
  
  Je me laissai tomber sur le siège et soulevai mon pied en m’aidant des deux mains. Je massai ma cheville et démarrai en maudissant ce charmant endroit, puis regagnai l’hôtel sans anicroche.
  
  Ma première impulsion fut de grimper directement sur le toit, mais le tireur avait dû plier armes et bagages depuis longtemps. Je préférai monter dans ma chambre et dorloter mon pauvre pied. Ma cheville était brûlante et je décidai d’appeler Al Nuss :
  
  — Pouvez-vous me dénicher un docteur…
  
  — Tout de suite, répondit-il avant que je n’aie terminé ma phrase.
  
  — … qui ne pose pas de questions ! précisai-je.
  
  Il tarda avant de répondre.
  
  — Ouais, c’est possible, mais ça va vous coûter.
  
  — Je m’en doutais, répliquai-je vivement, eh bien faites-le monter et vous avec.
  
  — On y est déjà ! promit-il.
  
  Peut-être allait-il me donner raison quant à l’aide que je pouvais attendre de lui. Ou peut-être me réservait-il une surprise.
  
  C’était juste une impression, ou plutôt mon instinct de nouveau au travail. Il pouvait tout aussi bien être un pauvre type cherchant à grappiller quelques dollars.
  
  Ou bien il pouvait être beaucoup plus que cela, beaucoup plus encore que j’avais pu imaginer qu’il soit.
  
  J’avais l’impression que j’étais sur le point de trouver…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  J’avais à peine eu le temps de prendre une douche rapide et de passer un vêtement qu’on frappa à la porte.
  
  J’allai ouvrir et je découvris Al et un monsieur d’un certain âge, grand, aux cheveux grisonnants avec une trousse de docteur.
  
  Je leur fis signe d’entrer.
  
  — Asseyez-vous sur le lit, m’ordonna le médecin. Ôtez votre pantoufle et tendez le pied.
  
  La cicatrice était rouge vif et il aurait fallu être aveugle pour ne pas la remarquer. Il l’examina puis porta ses yeux sur moi :
  
  — Mais c’est…
  
  — Al, appelai-je.
  
  — Toubib ! sermonna-t-il d’un ton sec.
  
  Le médecin se mordit les lèvres, mais ne put s’empêcher de toucher la cicatrice. Je décidai de le laisser faire.
  
  — Quel est le problème ? demanda-t-il.
  
  — Ma cheville. Je pense avoir réveillé un peu brutalement une vieille foulure.
  
  Il la palpa avec ses gros doigts et, me tournant le pied, me demanda si ça me faisait mal.
  
  — Oh, que oui !
  
  — Elle est tuméfiée, me dit-il, mais il n’y a pas de dégâts. Je vais vous donner une pommade. Plongez la cheville dans l’eau salée, le plus souvent possible, et massez-vous avec la pommade.
  
  Il referma sa trousse, se redressa et me conseilla :
  
  — Restez tranquille autant que vous le pourrez pendant les jours prochains, si… c’est possible. Tout ira bien.
  
  — Très bien, merci, Docteur. Combien vous dois-je ?
  
  — Al s’occupera de ça. Appelez-moi si vous avez besoin de moi.
  
  — Entendu.
  
  Al et moi attendîmes qu’il disparaisse. Je demandai à Nuss :
  
  — Il gardera ça pour lui ?
  
  — Pas de problème, jura-t-il.
  
  — Bon, Al, combien ?
  
  — Vous payez comptant ?
  
  — Oui.
  
  — Vous n’avez plus besoin de mes services ?
  
  Je réfléchis un moment, puis répondis :
  
  — Pas pour l’instant, je ne pense pas.
  
  — Bon, allongez vingt sacs.
  
  J’esquissai un geste, mais il m’arrêta.
  
  — Je vous ouvre un compte. Et n’hésitez pas à me demander si vous avez besoin de moi.
  
  Puis il s’en alla.
  
  Je fis tremper ma cheville pendant un bon moment et, comme par miracle, ma cheville diminua de volume. Je la séchai et passai de la pommade dessus. Une fois mon pied bien bandé, je pris ma canne et gagnai le toit de l’hôtel.
  
  Je décidai qu’après cette petite investigation, je me reposerais jusqu’au soir. Manifestement, j’étais grillé et devais prendre ce fait en considération pour décider de la suite des événements.
  
  J’inspectai méticuleusement la terrasse et je trouvai finalement ce que je cherchais. L’endroit précis d’où l’on voyait nettement la maison d’Orantes. De là, et avec un fusil à lunette, j’étais capable de faire sauter une fourmi sur le mur d’enceinte.
  
  En examinant le rebord de la balustrade, je distinguai même quelques éraflures, probablement le point d’appui du fusil.
  
  Le tireur était un client ou un employé de l’hôtel, ce qui limitait mes recherches à environ mille personnes.
  
  Je revins dans ma chambre, vérifiai la fermeture des portes et des fenêtres et appliquai une nouvelle couche de pommade sur ma cheville.
  
  Ensuite, je mis Wilhelmina en lieu sûr, bien serrée dans ma main, et je m’endormis.
  
  Je rêvai que j’étais poursuivi par une horde de très jeunes assassins qui avaient tous le visage d’Allan Trumball.
  
  Le téléphone me réveilla. Je jetai un coup d’œil à la pendule, il était sept heures du soir. C’était Christine qui me demandait si je voulais bien dîner avec elle. Je lui dis que ma cheville me faisait souffrir et que je prendrai mon repas dans ma chambre, mais que si je me sentais mieux après, je descendrais pour un petit poker et un bon grog. Elle ne me proposa pas de partager mon dîner dans ma chambre mais m’assura qu’elle serait heureuse de me voir plus tard.
  
  Je passai dans la salle de bains pour me rafraîchir, puis commandai mon repas en demandant que ce soit Al Nuss qui me l’apporte.
  
  De nouveau le téléphone sonna, c’était Nuss.
  
  — À part le dîner, vous ne voulez rien ?
  
  — Non, je suis réellement affamé, c’est tout.
  
  — D’accord, je vais vous bichonner.
  
  Environ un quart d’heure plus tard, on frappait à la porte :
  
  — Voilà, dit-il en poussant son chariot dans la chambre, je vous l’avais dit : j’suis un rapide, moi. J’étais supposé servir tout ça dans l’appartement nuptial… mais je l’ai piraté au passage.
  
  Il souleva le couvercle et me montra un vrai repas pour amoureux.
  
  — Vos amis, ajouta-t-il.
  
  — Quoi ?
  
  — Les Tremayne. C’était pour eux.
  
  J’éclatai de rire, puis remarquai qu’il y avait deux chaises :
  
  — Vous restez dîner ? demandai-je.
  
  — Vous m’invitez ?
  
  — Je vous invite.
  
  — J’accepte avec plaisir, conclut-il.
  
  Après les premières bouchées, je découvris que j’avais une faim de loup. Se faire tirer dessus provoque parfois ce genre de réactions.
  
  — Vous êtes flic ?
  
  — Non.
  
  — Je la ferme ?
  
  — Oui.
  
  — D’accord, pas de questions, concéda-t-il. Aussi longtemps que vous aurez de quoi payer… Et en espèces, ajouta-t-il.
  
  — C’est ça.
  
  Au dessert, il demanda simplement :
  
  — Vous ne voulez pas une fille ?
  
  — Je n’en ai pas besoin.
  
  — Même une vraiment super ?
  
  — Non.
  
  — Bon, bon, grommela-t-il tout en replaçant les assiettes sur le chariot.
  
  Je sortis un petit paquet de billets et lui fourrai dans la main.
  
  — C’est à quel sujet ? demanda-t-il.
  
  — Un acompte.
  
  Il me rendit l’argent :
  
  — Ça va, je vous fais crédit, camarade. Gardez ça. Ça peut toujours servir.
  
  — À n’importe quel moment ?
  
  — Jour et nuit, pour vous j’ferais les trois-huit.
  
  — Je dois toujours passer par le standard ?
  
  Il sortit un stylo de sa poche et me marqua deux numéros sur un bloc de papier. L’un était un numéro interne de l’hôtel, l’autre non.
  
  — C’est extérieur à l’hôtel ça…, remarquai-je. Tout ce que j’ai vu, c’est qu’une grande propriété sur la colline…
  
  — Je n’aime pas les questions, moi non plus.
  
  Je ne pouvais que l’approuver.
  
  — D’accord, Al, merci pour tout.
  
  — Pas de quoi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Nuss sorti, je me jurai de tirer les choses au clair. Le lendemain, Orantes venait jouer à l’hôtel. Il fallait que je sois en pleine forme.
  
  J’allai me chercher une nouvelle bande de gaze pour ma cheville. J’ouvris le tiroir du petit meuble où je les avais rangées. Sur une feuille à en-tête de l’hôtel quelques mots étaient écrits en lettres d’imprimerie.
  
  NICK CARTER
  
  VOUS ÊTES LA 25e VICTIME
  
  DU SPÉCIALISTE
  
  ATTENTION
  
  UN AMI.
  
  Je m’assis sur le lit et relus la lettre avec une excitation montante. Le Spécialiste était réputé pour sa conscience professionnelle et ses succès… Sa profession était : tueur.
  
  Quatre ans déjà qu’il agissait impunément. Et l’idée de me retrouver face à lui me séduisait énormément.
  
  J’allais devenir la vingt-cinquième victime, donc la prochaine. Parfaitement au courant des exploits du Spécialiste, je savais que la vingt-quatrième victime avait été tuée d’un coup de poignard en plein Londres.
  
  Et maintenant c’était à mon tour !
  
  Il était évident que c’était lui l’auteur du carton sur votre serviteur, et qu’il m’avait manqué intentionnellement. Il était trop bon tireur pour m’avoir loupé par deux fois. Il avait agi sciemment.
  
  Personne n’avait pu voir le visage du Spécialiste ou n’avait survécu pour le décrire. Peut-être le connaissais-je sans le savoir. Il devait être un des clients de l’hôtel. Mais lequel ? Un employé, une femme de chambre, un garçon d’étage ?
  
  Garçon d’étage ?
  
  Possible, mais je ne devais pas m’emballer. Il y avait quelque chose d’intriguant chez Al Nuss, mais cela ne faisait pas de lui forcément le Spécialiste. Néanmoins il devait figurer sur ma liste de suspects.
  
  Je me mis à réfléchir aux différentes possibilités.
  
  La première était que le Spécialiste se trouvait sur l’île pour me coucher sur la liste de ses victimes.
  
  La seconde : il était ici pour les documents, m’avait reconnu, et avait décidé, au passage, de faire de moi le vingt-cinquième.
  
  Cette dernière hypothèse clochait un peu : le Spécialiste ne tuait jamais gratuitement, ni pour le sport. Il tuait parce qu’il était payé pour tuer. De plus je n’étais, dans cette affaire, que le « renfort-en-cas-où ». Il devait tuer d’abord l’agent principal, en toute logique.
  
  À moins qu’il n’ait pas encore identifié Casey et Trumball. J’étais sur cette affaire en même temps qu’eux, et comme mon visage n’était pas inconnu de mes adversaires je pouvais très bien passer pour l’exécuteur numéro un de la mission. Ce qui l’aurait décidé à m’éliminer.
  
  Mais ça non plus ne collait pas.
  
  Le Spécialiste pouvait aussi être sur l’île pour autre chose que la mission Orantes. Pour tuer, par exemple. Ce qui signifiait que si j’étais sa prochaine victime, quelqu’un d’autre l’avait payé pour me tuer. Et ce quelqu’un savait que je serais ici.
  
  Je voulais bien affronter le Spécialiste, en fait j’étais ravi, mais la situation se compliquait.
  
  Tout d’abord, j’avais une cheville mal en point et j’étais dans le collimateur du fusil de l’assassin mondial numéro un.
  
  Ensuite je devais assister Casey et Trumball et faire attention à ma propre peau. Malheureusement, je n’avais qu’une paire d’yeux…
  
  Pour finir quelqu’un voulait m’éliminer, quelqu’un qui avait renseigné le Spécialiste et qui l’avait payé pour me descendre.
  
  Qui savait que j’étais ici ?
  
  David Hawk.
  
  Je n’allais pas commencer à me faire des idées. Si je pouvais faire confiance à quelqu’un, c’était bien à Hawk.
  
  Alors qui d’autre ?
  
  Casey et Trumball ? Ils n’avaient pas la tête à ça, mais je ne pouvais pas les éliminer d’office.
  
  Hawk m’avait dit qu’« on » avait demandé que ce soit moi qui les assiste dans cette affaire. Le « on » ne pouvait être que le patron de Casey et Trumball. Qui était-ce ?
  
  Je ne savais pas non plus qui avait écrit cet avertissement. Était-ce sérieux ou seulement un bluff pour m’effrayer ? Une sorte de défi… En tout cas le Spécialiste n’avait pas la réputation d’un plaisantin. Et quand il se manifestait, c’était pour tuer. Si aujourd’hui il avait fait exprès de me manquer, c’était sans, doute la première fois de sa vie.
  
  Et Casey continuait d’appeler ce métier un jeu ! Le Spécialiste pensait peut-être la même chose, après tout. Il ne me restait plus qu’à faire pareil et à rebaptiser le jeu.
  
  *
  
  * *
  
  Du double fond de ma valise je sortis mon équipement électronique. Une petite merveille, adaptable sur chaque circuit, radio ou TV, et me permettant de communiquer avec le centre de l’Axe.
  
  J’optai pour la télévision, parce que je voulais voir Hawk en face quand je lui parlerais de la petite partie que j’allais jouer avec le plus célèbre tueur du monde.
  
  — Cela semble compliquer légèrement les choses, admit-il après que je lui aie résumé la situation.
  
  Il n’avait pas cillé quand je lui avais fait part du billet trouvé dans ma chambre. Il affichait un masque impénétrable comme à l’habitude.
  
  — Que me conseillez-vous de faire ? demandai-je.
  
  — Vous connaissant comme je vous connais, vous ne voulez pas en rester là, et vous n’attendez pas de moi que je vous arrête.
  
  — Évidemment, pas tant que j’aurai une chance d’épingler l’assassin numéro un de la dernière décennie. Peut-être voulez-vous me faire remplacer sur l’affaire Orantes, et me laisser les mains libres pour m’occuper du Spécialiste ?
  
  Il réfléchit un instant, l’air grave, et dit :
  
  — Les documents que nous voulons sont très importants, Nick. Je veux que vous restiez sur le coup. Laissez vos collègues agir et, vous, gardez un œil sur le Spécialiste, tout en travaillant sur ce qui nous intéresse.
  
  — Je vais y réfléchir, dis-je.
  
  — C’est à vous de décider N 3, comme toujours. Mais quoi que vous décidiez, tenez-moi régulièrement au courant.
  
  — Comptez sur moi, sur les deux fronts, conclus-je en coupant le contact.
  
  Je n’étais pas plus avancé. Il n’avait montré aucune réaction et pouvais-je raisonnablement suspecter David Hawk ? Qui d’autre que lui connaissait ma présence sur l’île ? Casey et Trumball ne savaient probablement pas qui leur servirait de soutien. Mais leur patron si.
  
  Peut-être aurais-je dû demander à Hawk qui était leur supérieur. Ou peut-être pas, de toute façon Casey me le dirait bien.
  
  Je décidai de ne faire part de mon futur règlement de comptes avec le Spécialiste, ni à Casey ni à Trumball. Ils seraient peut-être moins exposés si je le gardais pour moi. Tant que je serais la victime désignée.
  
  À moins qu’ils ne soient déjà au courant de sa présence dans les parages…
  
  Enfin tout ça c’était pour demain. Pour le moment, j’aspirais à une bonne nuit de sommeil pour être en pleine forme le lendemain matin. Si je voulais affronter le Spécialiste il valait mieux que je sois frais comme un gardon.
  
  Je rangeai la lettre dans ma valise, me déshabillai et me glissai sous les draps avec ma douce Wilhelmina en guise de nounours. Elle ne m’avait jamais laissé tomber, cette brave fille.
  
  Ma cheville continuait à me lancer, m’empêchant de tomber dans un sommeil profond. Ce qui m’arrangea plutôt. Quand la porte s’entrouvrit doucement j’étais sur mes gardes. Restant parfaitement détendu, je glissai ma main sous l’oreiller pour saisir Wilhelmina.
  
  Mes réflexes avaient failli prendre le dessus car je l’attendais, lui. Mais heureusement, j’avais du métier car je patientai suffisamment longtemps pour que son parfum la trahisse. Puis il y eut des petits bruits que je connaissais bien ; le doux chuchotis d’une robe qui glisse sur une peau de femme. Elle se déshabillait !
  
  Le parfum l’avait nommée. C’était une senteur que je n’avais connue qu’une seule fois dans ma vie, à notre première rencontre…
  
  Elle se glissa derrière moi dans le lit et je sentis la douceur tiède de son corps contre le mien. Elle m’entoura de ses bras, glissa sa main sur ma poitrine, puis la laissa s’aventurer nettement plus bas. Elle écrasa ses seins contre mon dos et le contact de leurs bouts fermes me décida à réagir.
  
  Je me retournai et nos bouches se retrouvèrent, avides et assoiffées, dans un baiser que j’aurais voulu éternel.
  
  — Nick, murmura-t-elle.
  
  Je la réduisis au silence en plaquant mes lèvres contre les siennes pendant que ses doigts me parcouraient le corps tout entier. Elle trouva Wilhelmina sous l’oreiller, et la posa délicatement sur la table de nuit en disant :
  
  — Nous n’avons pas besoin de ça…
  
  Un autre baiser me ramena quatre ans en arrière. C’était tout aussi délectable.
  
  *
  
  * *
  
  Son corps avait légèrement changé, de ces quelques petites différences qui transforment une jeune et jolie jeune fille en une femme mûre. Mais elle était restée essentiellement la même. La même odeur, le même goût fruité…
  
  … Et elle murmurait mon nom inlassablement, comme il y a quatre ans…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Bien après, longtemps après, Casey poussa un profond soupir :
  
  — Mmmm… vous êtes plus vieux que la dernière fois…
  
  — Merci infiniment !
  
  — Et plus séduisant encore, ajouta-t-elle avec un sourire malin, si c’est possible, bien sûr…
  
  Je caressai ses bouts de seins :
  
  — Vous aussi, vous avez mûri très joliment, dis-je.
  
  — Vraiment ? Comme votre nouvelle amie ?
  
  Sa voix était devenue légèrement coupante et je ne voulais pas qu’elle aborde le sujet de Christine.
  
  — Vous croyez que c’était sage de venir me rejoindre ? demandai-je.
  
  — Personne ne m’a vue, m’assura-t-elle en esquissant une moue boudeuse. Vous me manquiez, Nick. Vous avez cette qualité qui fait qu’aucune fille ne peut vous oublier.
  
  — La flatterie ne vous mènera nulle part, Casey. Le fait est que quelqu’un vous a peut-être vue entrer ici. Qu’une jeune mariée vienne retrouver un autre homme dans sa chambre au beau milieu de la nuit, c’est assez pour attirer l’attention de n’importe qui.
  
  — Vous pensez que ce n’est pas courant de nos jours ?
  
  — Je suis peut-être vieux jeu.
  
  — Je le pense, dit-elle en caressant ma poitrine.
  
  — Allan a-t-il une idée de l’endroit où vous êtes maintenant ? demandai-je.
  
  — Je ne sais pas. Nous ne partageons pas le même lit si c’est à cela que vous pensez, Nick.
  
  — Qui devient vieux jeu maintenant ?
  
  — Cela n’a rien à voir avec ça. Allan et moi sommes co-équipiers, partenaires, si vous voulez, mais pas au lit. Il se doute probablement que je suis avec vous, mais ça m’est complètement égal. C’est pas son affaire.
  
  Elle se trompait. Dans notre métier, où l’on doit avoir une confiance absolue dans son partenaire, c’était bel et bien son affaire. Surtout qu’ils étaient en mission.
  
  — Cela ne va-t-il pas rendre les rapports un peu plus tendus ?
  
  — Entre vous et lui ?
  
  — Non, je pense que les choses ne peuvent pas être pires entre lui et moi, dis-je en riant. Je voulais dire entre lui et vous.
  
  Elle répondit très sûre d’elle :
  
  — Non, je peux le mani… je peux le tenir en main, Nick, ne vous inquiétez pas pour ça.
  
  Elle avait failli prononcer « manipuler ».
  
  — Casey, votre comportement n’est pas très professionnel. J’espère que vous ferez dorénavant un peu plus attention.
  
  — Ah ! Vraiment ? dit-elle s’enroulant autour de moi. Vous êtes fâché que je sois venue ?
  
  Sa main s’activait, rendant toute réponse impossible.
  
  — C’est la première fois en quatre ans que je me suis permise une attitude non professionnelle, c’est d’ailleurs à cause de vous.
  
  — Dois-je le prendre comme un compliment ?
  
  — Oui.
  
  — Travaillez-vous toujours pour la même agence ? interrogeai-je.
  
  — Oui. J’ai reçu d’autres propositions, y compris de l’Axe, mais je suis satisfaite là où je suis. J’aime bien leur manière de travailler.
  
  — Qui est votre patron ?
  
  Un éclair passa dans ses yeux et elle répliqua :
  
  — Qu’est-ce que c’est, chéri, une discussion d’affaires ?
  
  — Pas exactement, esquivai-je.
  
  — Alors quoi ?
  
  Elle était devenue suspicieuse, sur ses gardes. Exactement le contraire de ce que j’espérais. Il me fallait changer mon fusil d’épaule et vite.
  
  Je me redressai et me frottant le menton, je la dévisageai.
  
  — Je suis curieux de savoir, pourquoi l’on m’a choisi comme renfort dans cette mission. Vu ma réputation c’est pour le moins étrange. Vous me le concédez !
  
  — Je suis d’accord, répondit-elle sans plus.
  
  — À moins que je n’aie été réquisitionné particulièrement…
  
  — C’est possible.
  
  — Mais qui a voulu cela et pourquoi ?
  
  — Bien, je peux répondre au « qui » mais pas au « pourquoi ».
  
  — Je me contenterai de ça… pour l’instant.
  
  — C’est mon patron. Et je pense que le vôtre n’a pas pu le lui refuser.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Vous connaissez quelqu’un capable d’opposer un refus au colonel James J. Lamb ?
  
  — Bien sûr…
  
  Je connaissais Lamb, ou plus exactement j’avais entendu parler de lui. Sorti de l’armée à l’âge de cinquante ans, se méfiant des politiciens et de la politique en général, il avait été chargé de diriger une partie des services secrets. Mais on n’avait pas précisé laquelle. À cette époque, je n’y avais pas prêté beaucoup attention.
  
  Maintenant, je m’intéressais énormément au colonel James J. Lamb.
  
  En me demandant si lui s’intéressait à moi.
  
  — Vous avez entendu parler de lui ? demanda Casey.
  
  — Bien sûr, c’est difficile de l’ignorer.
  
  — Il a un caractère épouvantable, c’est vrai, mais c’est un homme de valeur. Il sait se faire obéir et choisir ses agents. On lui reproche parfois ses méthodes brutales et sa politique intransigeante, mais je pense simplement qu’il n’a pas peur de régler les problèmes comme ils doivent être réglés.
  
  — Vous semblez avoir un grand respect pour lui.
  
  — Je le respecte plus que tout autre homme que je connaisse.
  
  Je fis un grand effort pour ne pas montrer combien j’étais vexé et lui demandai :
  
  — Pourquoi m’a-t-il voulu comme assistant dans cette histoire ?
  
  — Je ne sais pas, Nick, je ne cherche pas à comprendre ce que fait le colonel. J’exécute, un point c’est tout.
  
  — Sans poser de questions ?
  
  — Sans poser de questions. Ce n’est pas comme cela entre votre patron et vous ?
  
  — Pas exactement, répondis-je évasivement.
  
  Je savais désormais qui était son chef, restait à savoir pourquoi il m’avait choisi. Mais la main de Casey se fit plus pressante.
  
  Je décidai de remettre mes questions à plus tard…
  
  *
  
  * *
  
  Au cours de la nuit, Casey se glissa hors du lit en essayant de ne pas me réveiller. Je lui laissai croire que j’étais endormi. Je ne tenais pas à voir débarquer Trumball de bon matin, bien qu’il soit le cadet de mes soucis. Ce qui comptait c’était le Spécialiste.
  
  J’étais soucieux aussi de savoir comment le plan de Casey allait fonctionner. Tout le problème était là et je pressentais d’avance le merdier !
  
  Casey m’avait étonné deux fois en vingt-quatre heures. La première fois avec son plan incroyablement mauvais, puis avec son attitude de la nuit quand elle s’était fugitivement glissée dans ma chambre. Deux très mauvais points pour qui se prétend professionnel.
  
  C’était justement ça qui ne collait pas avec l’ensemble de la mission. Si les informations que détenait Orantes étaient aussi importantes, nous devions avoir un plan de rechange en cas de pépin. Et j’étais certain que les pépins ne manqueraient pas.
  
  Il était sept heures. Je pris une douche chaude, bandai ma cheville et m’habillai.
  
  Je décidai de prendre mon petit déjeuner dans ma chambre, car j’avais besoin de réfléchir à ma sécurité personnelle et à un plan de secours.
  
  Je sonnai et commandai des œufs au bacon. Sans demander après Al Nuss. Je voulais voir sa réaction.
  
  En attendant, je pensai au Spécialiste. La seule attaque que j’avais essuyée, c’était lors de ma virée chez Orantes. J’étais pratiquement certain d’être en sécurité dans l’hôtel, entouré de gens. Je n’avais pas d’autre choix que de jouer cette carte.
  
  J’avais également réfléchi aux documents que nous voulions subtiliser. Le mot magique était le jeu. Casey avait dit qu’Orantes venait à l’hôtel pour jouer. S’il aimait vraiment jouer, il ne devait pas se contenter uniquement du samedi soir. Mais s’il ne jouait que le samedi à l’hôtel où pouvait-il jouer ailleurs ? La réponse était évidente : chez lui. Dans sa propre maison.
  
  J’avais la ferme intention d’être au casino de l’hôtel quand Orantes y ferait son entrée. Cependant j’avais besoin d’en savoir davantage et la seule personne indiquée me semblait être Al Nuss. Je devais pour cela, inventer quelque chose de plausible.
  
  Quand on frappa à la porte, j’allai ouvrir et Al Nuss entra, poussant son chariot. Je n’étais pas trop surpris, vu qu’il m’avait laissé entendre qu’il veillerait sur moi.
  
  — Vous faites de la transmission de pensées ? demandai-je.
  
  Il me jeta un bref coup d’œil pour voir si j’étais sérieux.
  
  — J’attendais que vous soyez ma principale source de revenus, ces jours-ci, dit-il. Comme je voulais que vous n’ayez recours qu’aux services « d’Al le Magnifique » j’ai demandé au standard de me communiquer toutes vos exigences. Vous ne m’en voulez pas ?
  
  — Pas du tout. D’ailleurs je désirais vous parler de quelque chose aujourd’hui. Vous avez apporté une autre tasse ?
  
  — Oui et à manger pour deux.
  
  Malgré moi, je le regardai avec d’autres yeux. Je pouvais tout aussi bien prendre mon petit déjeuner avec le Spécialiste. La nourriture était peut-être empoisonnée ? Mais ce n’était pas le genre du tueur. Il était plus direct. Ce qui rendait plus étrange l’incident d’hier.
  
  J’avais trop d’expérience pour que la présence du Spécialiste me paralyse dans mes mouvements. Je devais agir comme je l’entendais, le laisser venir à moi et être prêt à le recevoir.
  
  Pour le moment donc, Al Nuss était Al Nuss et personne d’autre.
  
  — Qu’attendez-vous de moi ? questionna-t-il la bouche pleine.
  
  — Je vais jouer franc jeu avec vous.
  
  — Ah ! Parce que avant…
  
  — Pas exactement et vous le savez. Mon nom est Nick Collins mais je ne suis pas professeur. Je suis un flic privé, travaillant pour Washington.
  
  — Un privé, hein ? Je m’doutais bien que vous étiez quelque chose dans ce genre-là. Qu’est-ce qui vous amène ?
  
  — Je ne peux pas vous donner tous les détails, mais disons que cela a un rapport avec la grosse maison de l’autre côté de l’île.
  
  — La maison d’Orantes. Vos projets ont rapport avec Oswaldo Orantes ?
  
  — En quelque sorte. J’ai besoin d’en savoir plus sur lui, Al, et je pense que vous êtes le seul à pouvoir me renseigner. Suis-je clair ?
  
  Il réfléchit un instant.
  
  — Si vous voulez jouer avec Orantes, il faut vous préparer à jouer gros, Nick. Je peux vous donner quelques tuyaux, vous aurez quelques chances de plus.
  
  Je remplis deux tasses de café en disant :
  
  — Parlez, je vous écoute.
  
  — On prétend qu’Orantes a acheté Pleasure Island avec l’argent de la Mafia, mais que celle-ci se serait contentée d’avancer les fonds, sans aucune contrepartie. Tout le monde sait que ce n’est pas dans le style de la Mafia… Mais enfin, Orantes aurait tout remboursé. Maintenant, l’île lui appartient, dit-on, le plus légalement du monde.
  
  « Par ailleurs, j’ai entendu dire qu’Orantes achète et vend tout ce qui s’achète et se vend. Au plus offrant.
  
  Al Nuss plissa les yeux qui devinrent des fentes avant de poursuivre :
  
  — Vous travaillez pour Washington, est-ce qu’Orantes aurait quelque chose à voir avec les Fédéraux ?
  
  — Al, vous êtes supposé raconter, pas interroger !
  
  — Bon, bon, voyons voir, ah oui, acheter et vendre…
  
  — C’est ça. Aurait-il quelque chose à vendre tout de suite ?
  
  Il réfléchit un instant.
  
  — Un document.
  
  — Aucune idée sur le contenu ?
  
  — Non, pas la moindre.
  
  — Bon, dites-moi. À quoi s’intéresse-t-il ? Comment est-il ?
  
  — Comme tous les richards ; imbu de sa personne, il pense qu’il est le roi de Pleasure Island. Il vient au casino tous les samedis, joue au poker et ratisse tous les pigeons.
  
  — Poker, vous dites ?
  
  — À quoi voulez-vous qu’il joue, à la marelle ?
  
  — À rien d’autre ?
  
  — Jamais, toujours le poker.
  
  — Une seule fois par semaine ? Pour un type comme lui…
  
  — J’ai entendu dire qu’il avait sa table chez lui trois autres fois par semaine.
  
  — Est-ce qu’il dîne ici, le samedi ?
  
  — Oui, et il a l’habitude de soulever quelques jolis petits lots pour une partie de jambes en l’air.
  
  — Quel genre de femme ?
  
  — Mariées et blondes.
  
  Finalement Casey avait raison.
  
  — Comment ça marche le samedi ?
  
  — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
  
  — Est-ce qu’il mange d’abord et joue après, ou le contraire ?
  
  — Heu, il mange et joue ensuite.
  
  — Quand soulève-t-il la fille ?
  
  — Avant le dîner.
  
  — Qu’est-ce qu’il fait avec le mari ?
  
  Il haussa les épaules.
  
  — Ils semblent toujours avoir à faire autre part, dit-il.
  
  — Ils disparaissent, s’éclipsent ?
  
  — Vous voulez dire d’une façon générale ?
  
  — Oui.
  
  — Parfois le mari et la femme quittent l’île séparément, mais ils s’en vont toujours tous les deux de l’île.
  
  — À quoi ressemble Orantes, physiquement ?
  
  — Dans les quarante ans bien tassés, adipeux, des cheveux blancs coupés court, et des yeux bouffis.
  
  — Gardes du corps ?
  
  — Évidemment, deux, tout le temps.
  
  Je pensais qu’il avait tout dit et je demandai :
  
  — Très bien, Al, maintenant dites-moi, comment puis-je faire pour impressionner monsieur Orantes ?
  
  — C’est facile, répliqua-t-il, battez-le au poker, camarade.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Al partit avec son chariot et me redemanda encore une fois si je ne voulais pas d’une belle fille.
  
  — J’ai ce qu’il me faut, lui dis-je.
  
  — Mais je peux vous en présenter une chouette.
  
  — Je vous ai déjà dit que j’étais comblé. Merci quand même. Merci aussi pour les renseignements.
  
  — Bien sûr, je les mets sur votre compte.
  
  — D’accord.
  
  — Écoutez, si vous voulez faire affaire avec Orantes, soyez prudent. Ce n’est pas un enfant de chœur… loin de là.
  
  — Je m’en doutais un peu, merci.
  
  Puis il s’éclipsa et referma la porte derrière lui. Le téléphone sonna :
  
  — Bonjour, Nick.
  
  C’était Christine.
  
  — Comment vous sentez-vous ?
  
  — Beaucoup mieux, merci.
  
  — Vous ne pensez pas qu’un peu de natation aiderait votre cheville à se remettre ? demanda-t-elle.
  
  — Ça ne lui fera pas de mal, répondis-je. Rendez-vous à la plage dans un quart d’heure ?
  
  — Très bien. Je serai la fille presque vêtue de son maillot de bain. Vous me reconnaîtrez.
  
  — Je fonce…
  
  Je raccrochai en déplorant que Christine ne soit pas blonde. Avec ses talents au poker elle aurait sûrement appâté Orantes. Peut-être ferait-il une exception à sa règle pour Christine.
  
  J’enfilai un maillot de bain et un peignoir. Je débandai ma cheville et je la sentis aller nettement mieux, puis je descendis à la plage doucement, en me ménageant.
  
  J’aperçus immédiatement Christine. C’était facile, il me suffisait de suivre tous les regards masculins.
  
  Elle portait un maillot de la même couleur que son bronzage, ton sur ton. On aurait dit qu’elle était nue. Il faisait ressortir sa généreuse poitrine et ses seins lourds. Trop lourds, selon les femmes, mais juste bien pour les hommes. Je lui fis un signe de la main, elle me le rendit et tous les regards se tournèrent vers moi.
  
  Le Spécialiste pouvait être avec les autres touristes de la plage en train de me reluquer. Mais je m’approchai néanmoins de Christine.
  
  — Vous êtes tout bonnement fabuleuse, dis-je.
  
  — Vous n’êtes pas mal non plus. Allons nager un peu, jusqu’au ponton flottant.
  
  Le ponton était assez loin et il fallait être un bon nageur pour l’atteindre.
  
  — On fait la course ? demandai-je.
  
  — Je ne voudrais pas profiter du handicap de votre blessure. Qu’est-ce que vous diriez d’une tranquille petite balade ?
  
  — Vous avez raison.
  
  J’ôtai mon peignoir et nous entrâmes dans l’eau main dans la main. Elle nageait merveilleusement, fendant l’eau avec des mouvements gracieux et précis. Comme je n’étais pas moi-même un débutant, tant s’en faut, elle ne me distança pas. Quand nous atteignîmes le ponton, nous nous hissâmes dessus. Son maillot moulait son corps et ses seins durcis par l’eau fraîche tendaient le tissu mouillé.
  
  — Dieu du Ciel ! m’exclamai-je.
  
  — Pardon ?
  
  — Je suis sur le point de commettre un crime ici devant tout le monde ! lui dis-je.
  
  — Je peux rester et regarder ? demanda-t-elle narquoise.
  
  J’avais alors décidé de lui dire que c’était elle qui allait être ma victime quand quelque chose siffla tout près de mon oreille et s’écrasa sur le ponton juste derrière moi.
  
  — Plongez ! criai-je, la poussant dans l’eau.
  
  — Hé ! s’exclama-t-elle.
  
  Une autre balle succéda à la première avant que je ne la rejoigne dans l’eau.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. Vous faites joujou ?
  
  — Ce n’est pas un jeu, Christine, lui expliquai-je à l’abri derrière le ponton flottant. Quelqu’un nous tire dessus.
  
  — Sur vous ?
  
  — Précisément sur moi.
  
  — Vous rigolez ?
  
  — J’ai l’air de rigoler ?
  
  Je me hissai légèrement pour voir par-dessus le ponton en direction de l’hôtel. Du toit de celui-ci, le ponton devait être aussi gros qu’un timbre-poste. Je ne pouvais voir s’il y avait un homme avec un fusil, mais je savais qu’il était là-bas. C’était le style du Spécialiste de choisir une cible grosse comme un confetti.
  
  Deux tirs, comme la dernière fois.
  
  Deux tirs délibérément ratés. J’en étais convaincu. En tout cas, je pouvais rayer une personne de ma liste de suspects : Christine. Elle avait été avec moi.
  
  — Nick ?
  
  — Oui.
  
  — Il est parti ?
  
  — Je pense que oui. Je ne peux pas voir d’où venaient les tirs mais je crois que c’était la terrasse de l’hôtel.
  
  — On peut regagner la plage maintenant ? demanda-t-elle en proie à une peur incontrôlée.
  
  Je la regardai et sourit pour la rassurer.
  
  — Oui, mais nageons le plus possible sous l’eau. Pour plus de sécurité.
  
  — D’accord, mais une fois à l’abri, vous me devez une explication, c’est promis ?
  
  — Promis, dis-je. Vous êtes prête ? Le dernier arrivé paye à dîner.
  
  Je l’embrassai furtivement et plongeai en direction de la plage. Je sentis sa présence pendant tout le temps de notre traversée, mais dans les dernières longueurs je ralentis pour me permettre de lui offrir à dîner. Je lui devais bien ça après la peur qu’elle avait eue. Une fois arrivés sur le sable, je constatai que personne n’avait remarqué ce qui venait de nous arriver.
  
  — Vous me devez le dîner, parvint à dire Christine, essoufflée.
  
  — Ce sera un vrai plaisir.
  
  — Et une explication, n’oubliez pas, me rappela-t-elle.
  
  — Allons nous sécher, dis-je, et puis nous irons prendre un verre et je vous expliquerai.
  
  J’avais l’intention de lui donner la même version qu’à Al Nuss. Un détective privé, etc. J’espérais qu’elle allait me croire.
  
  Je pris mon peignoir et nous nous installâmes au bar de la plage. Une fois servis, je débitai mon histoire, sans omettre Orantes.
  
  — Le type de la grosse propriété ? demanda-t-elle.
  
  — Vous le connaissez ?
  
  — Heu !… d’une certaine manière, oui, je le connais un peu, répondit-elle.
  
  J’avais l’impression qu’elle me cachait quelque chose.
  
  — J’ai décidé de le rencontrer. Si j’ai bien compris, il est joueur, mais uniquement un joueur de poker. Il vient ici tous les samedis…
  
  — C’est pourquoi je suis ici, avança-t-elle.
  
  — Ah, ah, je vois. Et pour ses parties de poker privées, aussi ?
  
  — Également. J’espère jouer contre lui ce soir et l’impressionner assez pour être invitée chez lui.
  
  — On a eu la même idée.
  
  — Ce qui veut dire que nous serons adversaires ce soir. Mais pas avec les mêmes résultats, j’espère, ajouta-t-elle.
  
  Je n’avais vraiment pas besoin de cette complication.
  
  — Christine, c’est très important pour moi de jouer ce soir.
  
  — Ne me demandez pas d’y renoncer. C’est l’unique raison de ma présence dans cet hôtel ! coupa-t-elle, inquiète.
  
  Elle me faisait peur. Peur que sa beauté, couplée avec son expérience de joueuse, ne m’éclipse aux yeux d’Orantes et ne diminue mes chances de jouer chez lui.
  
  — Je ne veux pas vous demander de ne pas jouer, Christine. Je sais très bien que c’est très important pour vous.
  
  Elle se pencha par-dessus la table et affirma :
  
  — Ne comptez pas me faire changer d’avis.
  
  Je pris un air songeur et navré.
  
  — Non, ce serait une entreprise désespérée.
  
  — Nick, je suis triste que nous devions jouer l’un contre l’autre, mais je joue toujours pour gagner. Et d’ailleurs j’ai une revanche à prendre sur vous. La compétition nous stimulera encore plus.
  
  — Reparlons de tout ça ce soir au dîner, proposai-je-
  
  Je m’apprêtai à partir, quand elle demanda :
  
  — Nick, on ne va pas me tirer dessus, n’est-ce pas ?
  
  — Non, on a tiré sur moi, il s’est trouvé que vous étiez avec moi…
  
  — Vous ne m’avez pas dit à qui vous pensiez ?
  
  — Je n’en ai pas la moindre idée, mentis-je.
  
  — Ah ! Très bien. Faites-moi plaisir, ne vous faites pas descendre avant le dîner.
  
  — Je ferai de mon mieux. C’est promis.
  
  En regagnant ma chambre, je laissai un message à la réception pour Al Nuss : qu’il m’appelle le plus vite possible. Je n’avais pas refermé ma porte que le téléphone sonnait.
  
  — Allô, oui ?
  
  — Al Nuss, dit la voix.
  
  — Ah ! c’est vous. J’avais une autre question à vous poser. À quelle heure Orantes arrive-t-il généralement à l’hôtel pour dîner ?
  
  Il répondit sans hésiter :
  
  — Il a une pendule dans le ventre. Il arrive à huit heures précises pour le dîner, termine son repas à neuf heures et se rend à la table de poker.
  
  — Vous l’avez chronométré ?
  
  — Les allées et venues de M. Orantes ne passent pas inaperçues.
  
  — J’en suis sûr, merci, Al.
  
  — Eh, Nick !
  
  — Oui ?
  
  — Quand saurai-je toute l’histoire ?
  
  — Bientôt, Al, bientôt. Merci encore.
  
  — De rien.
  
  Je raccrochai et consultai ma montre. Je pris une douche, m’habillai, rebandai ma cheville avec soin. Je me sentais bien après la longue séance de natation.
  
  J’appelai Christine au téléphone :
  
  — Salut, c’est Nick.
  
  — Impatient, répondit-elle sur le ton de la réprimande.
  
  — Non, je voulais vous dire qu’Orantes dînera à huit heures.
  
  — J’aurais pu vous le dire.
  
  Je marquai un temps d’arrêt, me demandant pourquoi j’étais aussi surpris. Elle avait fait sa propre enquête, c’était tout.
  
  — Bon, je viendrai vous chercher vers sept heures et demie. Comme ça nous serons certains d’être là quand il arrivera. Ça va ?
  
  — Ça me va. À tout à l’heure.
  
  — Et fin prête pour le poker ?
  
  — Prête à tout.
  
  C’était ça qui me faisait peur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Le Spécialiste jouait toujours au chat et à la souris avec moi. Je me demandais bien pourquoi. Une tactique psychologique ? Je n’en étais pas certain. Mais j’espérais que cela me servirait.
  
  Le téléphone sonna, je décrochai :
  
  — Où étiez-vous passé ? demanda une voix d’homme, une voix hargneuse.
  
  C’était Trumball.
  
  — Je me baignais, répondis-je.
  
  — Je suis censé pouvoir vous contacter à n’importe quel moment, dit-il.
  
  Il n’avait pas dit « nous sommes censés ». Il jouait de nouveau au chef.
  
  — Tremayne, qu’est-ce que vous me voulez ? répliquai-je.
  
  Il hésita et s’abstint de riposter. Deviendrait-il professionnel ? Non, trop petit mon ami, trop tard.
  
  — Mme Tremayne et moi-même aimerions vous avoir à déjeuner, monsieur Collins, dit-il avec une politesse forcée.
  
  Je me demandais si Casey était avec lui, le forçant à formuler cette invitation.
  
  — Pourquoi pas, c’est très aimable à vous, monsieur Tremayne. À quelle heure voulez-vous ?
  
  — Midi, répondit-il brièvement.
  
  — J’y serai. Remerciez votre femme de ma part, voulez-vous ? Je suis sûr que c’est une de ses bonnes idées.
  
  Il fut sur le point d’ajouter autre chose mais se ravisa et raccrocha brusquement.
  
  Exactement ce que je désirais : un déjeuner avec Trumball. De nouveau je repensai à eux à propos des deux coups de feu, mais je rejetai cette idée. Je m’assis sur le lit, laissant un peu de répit à ma cheville avant le déjeuner. J’en profitai pour nettoyer Wilhelmina. Je la voulais impeccable pour le grand jour, ou le grand soir, avec le Spécialiste.
  
  Je me repassai ce que je savais de lui depuis quatre ans. Pour commencer : on ne savait pas comment le nommer. Certains l’appelaient le Provocateur, parce qu’il provoquait ses victimes sur leur propre terrain avec leurs propres armes, et les abattait. Chaque agent appartenait à une nationalité différente. La victime numéro 5, un tireur d’élite, avait été abattue à deux cents mètres, en terrain découvert, d’une seule balle.
  
  La victime numéro 14 était un expert en arts martiaux. On l’avait retrouvé la nuque brisée. C’est à partir de ce moment qu’on a commencé à le surnommer le Spécialiste.
  
  La victime numéro 24 avait été tuée le mois dernier. J’avais travaillé avec lui à diverses reprises et je l’estimais. Il était connu pour sa maîtrise des armes blanches. Il avait été assassiné tenant encore son couteau à la main. Tué d’un coup de poignard. La lutte avait apparemment été loyale, chacun avait eu sa chance, mais l’agent Bob Luce était moins fort que le Spécialiste.
  
  J’étais le vingt-cinquième sur sa liste. Mais si le Spécialiste tenait à cette réputation qu’il avait de tuer son adversaire en luttant avec ses propres armes, il y avait un hic : je n’ai jamais eu de spécialité. J’exécute mes contrats avec la même efficacité et la même expérience que ce soit en tirant ou en maniant le couteau. Si Wilhelmina et Hugo pouvaient parler, ils le confirmeraient.
  
  Comme le Spécialiste avait le choix des armes, je devais me tenir prêt à affronter celle qu’il emploierait contre moi. Aussi, avant de rejoindre mes collègues pour déjeuner je nettoyai consciencieusement Wilhelmina et m’assurai de la santé d’Hugo. Pierre dans son nid douillet aurait peut-être aussi son rôle à jouer.
  
  Puis j’allai déjeuner. Casey me salua :
  
  — Bonjour, Nick !
  
  — Bonjour, dis-je en m’asseyant à la droite de Casey, en face de Trumball. Nous en sommes aux prénoms ?
  
  Trumball allait répondre mais Casey l’interrompit d’un geste de la main :
  
  — Je pense que M. Collins et les Tremayne peuvent se le permettre sans éveiller la moindre suspicion, vous ne pensez pas, Nick ?
  
  — Oui, bien sûr.
  
  — Bon, nous voulions discuter avec vous de votre rôle dans l’opération de ce soir.
  
  — Je dîne avec une amie.
  
  Elle savait de qui je voulais parler et elle n’aimait pas ça. Ses mâchoires se contractèrent :
  
  — Je pense que la place d’un…
  
  — Agent de renfort, coupai-je, est de se trouver dans les parages quand vous vous lancerez dans votre numéro de vamp irrésistible devant Oswaldo Orantes au Casino, ce soir… ou bien à huit heures quand il viendra pour dîner.
  
  — Comment savez-vous que…, commença Trumball, mais Casey lui ordonna de se taire.
  
  — Vous connaissez votre métier ! observa-t-elle.
  
  — Je n’aime pas rester dans le brouillard, Casey, et j’y suis depuis le début. Alors je vais dîner avec une amie puis j’ai l’intention d’aller jouer, pour donner le change. Vous me ferez signe si besoin est.
  
  Et je ne pus m’empêcher d’ajouter à l’adresse de Trumball :
  
  — Et ce besoin, j’en suis persuadé se fera sentir.
  
  — Nom de Dieu, Car… Coll…
  
  Trumball était tellement fou furieux qu’il ne savait plus comment m’appeler.
  
  Je me jetai sur le menu et grommelai :
  
  — Si on commandait notre repas…
  
  *
  
  * *
  
  En fin d’après-midi je frappai à la porte de la chambre de Christine. Elle m’ouvrit, me tira à l’intérieur et referma rapidement. Elle se mit à me palper de la tête aux pieds.
  
  — Qu’est-ce que vous cherchez ? demandai-je.
  
  Elle continua de m’inspecter sous toutes les coutures et répondit :
  
  — Les trous. Je n’en vois aucun.
  
  — Non, dis-je, en riant, rassurez-vous je suis intact.
  
  Elle était irrésistible avec une robe retenue par un nœud autour du cou, qui laissait ses épaules découvertes, faisant ressortir sa peau bronzée.
  
  — Superbe !
  
  C’est tout ce que je pouvais dire.
  
  — Merci, on y va ? Nous devons être là-bas avant Orantes.
  
  — Allons-y !
  
  Il était à peu près sept heures et demie quand nous nous assîmes à notre table, doublant ostensiblement un groupe qui patientait. Je m’étais arrangé avec Al Nuss pour tout.
  
  — Belle table, commenta Christine, on peut voir d’ici toute la salle.
  
  — C’est ce que je voulais.
  
  — C’est le métier de privé qui veut ça ? demanda-t-elle.
  
  — Quoi ?
  
  — Fréquenter les restaurants de luxe, entretenir des femmes hors de prix…
  
  — Vous êtes hors de prix ?
  
  Elle ne répondit pas et enchaîna :
  
  — Observer les hommes riches et influents ?
  
  — Seulement quand j’ai trouvé un client qui paye mes notes de frais.
  
  — Ça arrive souvent ?
  
  — Pas très souvent. Les trois quarts du boulot consistent à s’ennuyer ferme et à attendre. La routine quoi.
  
  — C’est drôle.
  
  — Qu’est-ce qui est si drôle ?
  
  — Votre façon de faire, de vous comporter, de vous habiller, de commander les vins, on dirait que vous êtes né pour ça.
  
  Trop de questions.
  
  — La perfection, ma chère. C’est mon métier, répondis-je en répétant les paroles de Casey.
  
  — Et vous le faites très bien, souligna-t-elle.
  
  Je ne croyais pas qu’elle avalait tout ce que je racontais, mais l’arrivée de celui que nous attendions tous les deux mit fin à ses questions.
  
  C’était un homme assez impressionnant. Sa venue provoqua un remue-ménage singulier. Une nuée de serviteurs l’entoura. Non seulement il était le patron, mais il devait être prodigue en pourboires.
  
  — Votre table est prête, monsieur Orantes, annonça le maître d’hôtel dans une courbette impeccable.
  
  Derrière lui, à gauche et à droite se tenaient ses deux gardes du corps. Bien habillés, bien bâtis mais pas exagérément musclés. Chacun d’eux surveillait « sa » moitié de salle.
  
  Orantes me surprit un peu. Je m’attendais à un hidalgo racé. Mais il avait des cheveux blancs comme la neige et était incroyablement charpenté, bien que n’étant pas gras.
  
  Le maître d’hôtel le conduisit à sa table.
  
  — C’est lui, dit Christine.
  
  — Je l’avais deviné.
  
  — Moi je n’en avais pas besoin, me dit-elle.
  
  — Quoi, vous l’avez déjà vu ?
  
  — Heu ! Je l’ai vu une fois. C’est une légende vivante au poker, vous savez. Mon père a joué avec lui autrefois.
  
  — Et alors ?
  
  — Il a été plumé.
  
  — C’est réconfortant. Une légende, quoi !
  
  — En quelque sorte.
  
  La légende commandait à dîner pour lui et ses gardes du corps. Aucun d’eux ne parlait. Ils devaient manger et boire comme leur patron.
  
  — Tiens, votre amie, dit subitement Christine.
  
  — Qui ça ?
  
  — La jeune mariée, répondit-elle en me montrant l’entrée.
  
  Casey et Trumball entraient dans la salle de restaurant. Casey était sensationnelle dans une robe avec un décolleté plongeant audacieusement jusqu’au nombril. Son dos, exquis, était encore moins couvert que sa poitrine… Trumball marchait derrière elle, surveillant l’assistance. Quand il repéra Orantes – qu’il avait peut-être déjà vu en photo – il chuchota quelques mots à sa compagne. Elle ne regarda même pas dans sa direction, mais si elle l’avait fait, elle aurait été très surprise.
  
  Orantes ne lui prêta aucune attention…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  J’observai Orantes durant tout le dîner, et en dépit du fait que Casey et Trumball aient payé un maximum pour être à côté de lui, je ne le vis jamais regarder Casey.
  
  J’observai également ses gardes du corps. Peut-être étaient-ils ses rabatteurs de blondes, mais leurs yeux ne cessaient d’aller d’une personne à une autre, ne s’arrêtant jamais très longtemps sur quelqu’un. Orantes était totalement concentré sur son assiette comme s’il voulait ingurgiter le maximum de nourriture possible pendant le temps du déjeuner. Ses acolytes, eux, avaient fini et se consacraient à leur inspection minutieuse de la salle.
  
  Casey semblait légèrement énervée. Elle ne cessait de jeter des regards furtifs à la table d’Orantes. Quant à Trumball, son état nerveux frisait l’hystérie : il enchaînait les cigarettes et les verres d’eau à la vitesse d’un broyeur. Impossible de ne pas attirer l’attention quand on se fait remplir plus de dix fois son verre d’eau pendant le repas.
  
  — Je pense que nous devrions gagner la table de jeu, dis-je à Christine.
  
  Il était huit heures et demie. Je demandai l’addition et la signai. J’avais honoré mon pari de l’après-midi.
  
  La table de poker, celle des plus gros enjeux bien sûr, n’offrait plus qu’un siège vacant.
  
  — La jeune femme ? demanda le croupier.
  
  Obligé de me comporter comme un gentleman, j’offris la place à Christine. J’observai le jeu attentivement et remarquai que deux joueurs au moins avaient les yeux plus gros que le ventre. Il y avait également quelques touristes qui venaient faire un petit tour à la grande table juste le temps de se faire ratisser.
  
  J’étais exactement dans la même situation qu’eux : manque de fonds. Je n’avais pas prévu de jouer des sommes importantes au poker pendant cette mission, et mes finances n’étaient pas en état de faire face à d’éventuels mauvais coups du sort. Je me demandai tranquillement, si parmi ses innombrables capacités, Al Nuss serait en mesure de me fournir une confortable rallonge.
  
  Bien sûr, si j’étais vraiment pris à la gorge, j’avais toujours le recours d’appeler Hawk pour qu’il me dépanne. Pour l’instant, je n’avais plus que cinq minutes avant d’affronter le boss de Pleasure Island et je devais faire avec l’argent que j’avais.
  
  — Sir, dit le croupier, m’interrompant dans mes calculs financiers, je disais qu’il y avait une place disponible.
  
  — Merci bien ! dis-je en remarquant que le croupier avait gardé un siège pour Orantes qui justement arrivait.
  
  Il s’installa tant bien que mal sur son siège, se cala. Je plaignis le mobilier. Il avait fait sa petite provision de plaques, et commençait à mesurer les joueurs de la table. Un garde du corps se tenait derrière lui, l’autre observait et attendait.
  
  J’étais enfin assis à la table de poker avec Orantes. Les choses sérieuses pouvaient commencer. J’étais juste en face de Christine qui me fit un sourire que je lui rendis. Deux bons rivaux qui se souhaitaient bonne chance.
  
  Orantes demanda au croupier assez fort pour que chacun entende :
  
  — Est-ce que quelqu’un voit une objection à ce que nous nous limitions à une donne de cinq ?
  
  — Certainement pas, monsieur Orantes, assura le croupier.
  
  Tout le monde acquiesça.
  
  — Eh bien, commençons la partie, proposa Orantes.
  
  — Bien, monsieur.
  
  La partie démarra. Je notai avec précaution les cartes distribuées. Un roi pour Orantes – coïncidence ? – et un dix pour Christine. Quand la dernière carte tomba, la mienne, c’était un as. L’ouverture me revenait. J’ouvris avec le minimum. Les deux joueurs placés entre Orantes et moi me suivirent et Orantes fit de même. Tout le monde, y compris Christine, suivit ou monta. Je montai sur Christine et les deux joueurs se couchèrent.
  
  J’avais une reine cachée, mais, le tour d’après, Orantes tira un autre roi. Il misa le double du minimum sur sa paire. Tout le monde attendit que je joue, mais je me couchai et observai la suite avec intérêt.
  
  Je regardai Orantes, et Orantes observait Christine. Il avait déjà l’intention de la battre. D’ailleurs il semblait l’avoir déjà jaugée et cataloguée comme son plus sérieux adversaire. Elle montrait une paire de dix.
  
  Entre temps, toutes les cartes découvertes étaient distribuées. Le joueur à ma droite avait deux paires, pas méchantes : des deux et des trois. Il misa de telle façon qu’il indiquait qu’il n’avait rien de mieux à offrir. Tous les joueurs entre Orantes et moi s’étaient retirés, et Orantes monta aussitôt. Je pensais qu’il avait tout au plus trois rois. Le joueur entre lui et Christine se coucha et seule Christine, montrant ses dix, monta. Elle devait avoir trois dix, pensais-je avant qu’elle ne monte de nouveau. Mais comme elle surenchérissait, je révisai mon jugement et pensai qu’elle devait avoir tous les dix, ou sans ça essayait deux paires.
  
  La dernière carte était distribuée et le joueur aux deux paires passa. Orantes misa sur Christine. Christine ne perdit pas de temps en montant encore. Le joueur sur ma droite, réalisant qu’il était resté trop longtemps, se retira.
  
  Orantes regarda alternativement ses cartes et Christine et demanda à voir. Elle tourna ses cartes et le croupier annonça sa main : quatre dix. Sans sourciller, Orantes jeta ses cartes sans les montrer. Premier round à Christine.
  
  Pendant l’heure suivante, deux joueurs gagnèrent considérablement : Orantes et Christine. Moi, j’étais dans une vraie déveine. J’avais eu de bonnes mains, mais toujours insuffisantes pour être le premier.
  
  J’avais bien tenté par deux fois de bluffer, mais deux personnes ne m’avaient pas laissé faire : Orantes et Christine. J’avais épuisé la moitié de mes ressources et il était temps pour moi de faire une pause en espérant que la chance me sourirait à mon retour.
  
  — Je reviens dans un moment, dis-je au croupier.
  
  — Vous devez couvrir votre place, pour la garder. Car si quelqu’un souhaitait jouer…
  
  — James, dit Orantes avant que je n’aie pu dire un mot.
  
  — Oui, monsieur.
  
  — Gardez cette place à monsieur. Il a déjà pas mal investi depuis le début de la partie.
  
  — Bien, très bien, monsieur. C’est d’accord, monsieur Collins, me dit le croupier se souvenant de la partie de la veille.
  
  — Merci, James ! et me tournant vers Orantes j’ajoutai : Merci, monsieur !
  
  Il ne me regarda pas, mais fit un signe de la main, qui signifiait : « Ce n’est rien ».
  
  Christine me fit un sourire apitoyé. Je me forçai à lui sourire et allai prendre un verre.
  
  Au bar je commandai un bourbon. J’en avais bu la moitié quand on me tapota l’épaule. Je me retournai pour trouver un serveur qui me tendait une enveloppe.
  
  — Un message, monsieur.
  
  Je déposai mon verre et ouvris l’enveloppe. Il y avait de quoi pouvoir rester dans la partie même si je perdais pendant deux heures d’affilée. Il y avait également un petit bout de papier sur lequel était écrit : « Plumez-le ». Ce n’était pas signé.
  
  Un spectateur, ou peut-être s’agissait-il même d’un joueur, qui avait vu que la chance ne me souriait pas et qu’au rythme des enchères, je n’en avais plus pour longtemps. Cela ne pouvait être que Christine.
  
  Je décidai d’empocher l’argent et de l’utiliser, tout en me promettant de lui en parler après la partie. Maintenant, tout ce que j’espérais était retrouver un peu de chance. Je revins à la table et repris ma place. Nous n’étions plus que six à présent.
  
  — Nouvelle main, monsieur, m’informa James, et il me fit entrer dans le jeu.
  
  Avec cet argent supplémentaire je me sentais nettement plus à l’aise et confiant. Cela sembla aussi faire tourner la chance. James me distribua deux as de suite. Un départ imbattable.
  
  J’ouvris à cent dollars, deux fois mes mises antérieures. Orantes m’observa, seul signe extérieur de son étonnement. Aucune expression ne se lisait sur son visage, mais il me regarda droit dans les yeux pour la première fois.
  
  Il se demandait pourquoi je changeais de tactique. Montrant un roi, il monta immédiatement. C’était fou le nombre de rois qu’il avait reçus depuis le début. Christine, avec un sept de trèfle découvert, monta. Je surmontai et nous ne restâmes que nous trois à jouer. James distribua la troisième carte. Je reçus un six de cœur. Orantes un trois pour aller avec son roi. Christine un six de pique pour aller avec son sept de trèfle.
  
  La quatrième carte me donna un sept. C’était toutes des suites. Je misai cent dollars de nouveau.
  
  Orantes eut un cinq pour aller avec son roi et son trois. De nouveau une suite dépareillée, mais il monta. Il devait avoir un roi en réserve. Il jouait fort.
  
  Christine reçut un huit pour aller avec son six et son sept dépareillés. Elle nous surprit en montant sur Orantes. Nous savions, Orantes et moi, que nous devions la battre.
  
  La dernière carte : un huit de carreau pour moi, sans utilité. Je n’avais que les as. Orantes reçut un autre roi, lui donnant une paire et peut-être un roi en réserve. Il ne montra aucune réaction.
  
  Christine un dix. Si elle avait un neuf en réserve elle était imbattable. Je misai comme si j’avais quelque chose : deux cents dollars.
  
  Orantes jeta un regard à mes cartes. Il n’avait pas d’autre solution que de miser et de suivre.
  
  — Quatre cents, dit-il tranquillement en avançant ses plaques.
  
  Christine était dans le même bateau, et dit :
  
  — Huit cents.
  
  L’un ou l’autre mentait, ou les deux. Mais je savais que ce que j’avais battait ce qu’ils avaient… montré. Je suivis donc.
  
  Orantes regardait Christine. Il suivit. J’étais foutu !
  
  Christine retourna sa carte : un trois de pique. Elle avait bluffé et perdu. C’était mon tour : je retournai ma carte, je n’avais pas d’autre paire que celle du début. Orantes montra un cinq de trèfle assorti au cinq qu’il avait montré.
  
  — Rois et deux, annonça James.
  
  J’avais été battu par sa dernière carte. Je me maudis et attendis la prochaine donne.
  
  Pendant l’heure suivante, je gagnai plus que je ne perdis. Je n’avais pas encore touché à ma bienheureuse réserve, mais le fait de la savoir dans ma poche avait changé ma façon de jouer.
  
  — James, dit Orantes.
  
  Et le croupier se pencha pour écouter ce que le gros lui murmurait à l’oreille. James se redressa et annonça :
  
  — Les mises sont doublées.
  
  Visiblement, Orantes avait édicté de nouvelles règles, voulant séparer les petits joueurs et les grands.
  
  — Si une chaise est libérée, elle le restera jusqu’à la fin de la partie.
  
  En fait nous allions jouer à trois : Oswaldo Orantes, Christine Hall et moi-même. J’étais définitivement admis comme un bon et j’en étais content.
  
  — Dernière donne, annonça soudain James.
  
  Je consultai ma montre, il était près d’une heure du matin. Un petit attroupement s’était formé autour de la table. À l’annonce de James, on chuchota dans la salle.
  
  — Silence, s’il vous plaît, dit le croupier.
  
  Ni Casey ni Trumball ne faisaient partie de l’assistance. Je me calai confortablement et attendis la première carte. Tout allait se jouer maintenant.
  
  James distribua. Je reçus un roi de carreau, Orantes une reine de cœur et Christine un neuf de carreau.
  
  Sans regarder ma carte de réserve je misai cinq cents. Je me fichais de mes cartes de réserve, car je devais gagner.
  
  Sans hésitation Orantes y alla de cinq cents, Christine aussi.
  
  Carte suivante.
  
  Pour moi : un dix de carreau, pour aller avec le roi. Orantes : un as de trèfle pour sa reine de cœur. Christine : un neuf, ce qui lui faisait une paire et lui donnait l’avantage.
  
  Elle ajouta cinq cents. Je suivis. Orantes de même.
  
  James nous donna notre quatrième carte.
  
  Orantes : un valet de pique, pour aller avec l’as et la reine.
  
  Moi : un deux sans utilité.
  
  Christine : un huit de trèfle, sans utilité apparente.
  
  Orantes soutint son regard et misa mille dollars. Christine n’avait pas le choix, elle suivit de mille.
  
  Si ça n’avait été qu’un poker comme les autres, je serais parti depuis longtemps. Je fis une petite prière et je mis deux mille dollars sur le pot.
  
  Pour la première fois, j’aperçus un semblant de réaction sur le visage d’Orantes. Il savait pourquoi Christine suivait, mais se demandait bien ce que j’étais en train de faire.
  
  James nous donna notre dernière carte.
  
  À moi : un dix de trèfle, ce qui me faisait une paire en évidence sur la table.
  
  Orantes : un as, lui donnant une paire d’as.
  
  Christine : un as de cœur, sans utilité apparente.
  
  C’était à Orantes de jouer, avec ses as.
  
  Il devait jouer fort, ce qu’il fit.
  
  — Deux mille cinq, annonça-t-il en les poussant au milieu de la table.
  
  Sans sourciller, Christine regarda sa carte de réserve et monta de mille. Cela faisait trois mille cinq cents pour moi, et je n’avais pas regardé ma carte ! Je pris une liasse dans l’enveloppe et la déposai au milieu des plaques et des jetons.
  
  Orantes suivit les mille de Christine et rajouta mille cinq cents de mieux. J’étais soufflé. Venu simplement pour secouer un peu le gros homme, j’avais été pris par le jeu, complètement. Je comptai ce qui restait dans l’enveloppe : six mille cinq cents. C’est ce que je mis.
  
  Tout ou rien.
  
  Orantes me regarda, intrigué. Son esprit devait tourner à plus de mille tours-seconde. Il suivit. Sa main tremblait légèrement. Non pas pour l’argent mais pour l’intérêt du jeu. Christine suivit également.
  
  Comme pour le tour précédent, nous nous regardions attentivement. Hypertendus, comme si en retournant notre dernière carte nous allions dégoupiller une grenade sur la table.
  
  Tous en même temps, nous montrâmes notre carte.
  
  Orantes : un cinq de carreau. Il n’avait donc que les as sur la table.
  
  Christine : un huit lui donnant deux paires, de neuf et de huit.
  
  Je regardai ma carte en même temps que les autres : un deux de carreau.
  
  — Les dix et deux gagnent, annonça James.
  
  L’assistance était admirative. Christine me fit un petit signe de la tête. Orantes se leva. Les gardes du corps prirent place immédiatement à ses côtés.
  
  — Merci beaucoup, monsieur Collins, ainsi que vous, madame… ?
  
  — Hall. Christine Hall, dit-elle.
  
  — Merci, madame Hall. Cette partie a été très intéressante.
  
  Puis se tournant vers James, il lui glissa un billet de cent dollars, en lui demandant de faire changer ses plaques et de lui faire envoyer l’argent chez lui.
  
  Orantes partit, flanqué de ses deux anges gardiens. Je ne savais pas où se trouvait Casey, et je ne pouvais plus l’aider maintenant.
  
  — La table est ouverte, annonça James.
  
  Christine et moi décidâmes de nous lever et d’aller changer nos gains. J’avais dans les dix mille dollars.
  
  — Gagnant, n’est-ce pas ? dit Christine comme nous regagnions le bar.
  
  — Oui.
  
  — Moi aussi.
  
  — Lui aussi, observai-je.
  
  Nous avions ratissé les autres joueurs.
  
  Nous nous assîmes et je commandai deux verres. Je portai un toast à ce merveilleux jeu que l’on nomme poker. Christine y répondit :
  
  — Le dernier pot a fait de vous le plus gros gagnant, je pense.
  
  — Je crois bien que oui, dis-je.
  
  — L’avons-nous impressionné ?
  
  Honnêtement, je ne savais pas quoi dire.
  
  — Je ne pense pas qu’il se laisse facilement impressionner.
  
  — Je n’en suis pas si sûre. Il a réagi quand vous êtes monté des six mille cinq.
  
  — Ah bon ? fis-je innocemment.
  
  — Nick ?
  
  — Oui.
  
  — Pas une seule fois vous n’avez regardé votre carte cachée ?
  
  — Bien sûr que si, en même temps que tout le monde.
  
  — Vous êtes impossible !
  
  — C’est le jeu.
  
  — Et que diriez-vous de monter dans ma chambre et de jouer à un autre jeu ? proposa-t-elle.
  
  — Je n’ai rien contre.
  
  Nous montâmes jusqu’à la porte de sa chambre et tandis qu’elle mettait la clef dans la serrure, je l’arrêtai :
  
  — Attendez une minute.
  
  Elle me regarda, goguenarde.
  
  — Est-ce que ça va me coûter cher ? J’ai eu ma dose d’excitation ce soir, dis-je.
  
  — Non, mon chéri, dit-elle en ouvrant la porte. Et, me tirant par la cravate : non, tu n’as rien vu encore.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Au petit déjeuner, Christine me demanda :
  
  — Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
  
  — Je vais essayer de trouver une autre manière d’entrer. Et toi ?
  
  — Je crois que je vais continuer, trouver un nouveau jeu. J’en connais quelques-uns qui rapportent. Il ne m’a pas invitée la nuit dernière, je ne vais quand même pas lui forcer la main, ni le supplier, dit-elle fataliste.
  
  Hélas, je ne pouvais pas adopter la même attitude. Si je n’avais pas fait suffisamment d’effet à Orantes pour être invité et si le plan de Casey avait échoué, il fallait que je trouve une solution de rechange pour pénétrer dans sa maison.
  
  Nous finissions notre café quand on frappa à la porte.
  
  — Es-tu timide ? demandai-je, en désignant la chambre, insinuant que j’étais parfaitement capable de m’y cacher si elle le désirait.
  
  — Ne sois pas stupide, dit-elle en allant ouvrir la porte.
  
  Un garçon d’étage lui remit une longue boîte. Elle le fit attendre pour chercher un pourboire. Pourtant, la vue de Christine dans un déshabillé transparent aurait été un pourboire amplement suffisant pour n’importe quel homme. Il la remercia et partit.
  
  Elle ouvrit la boîte et sortit une douzaine de roses à longues tiges.
  
  — Nick, tu es adorable ! s’écria-t-elle en enfouissant son visage dans les fleurs.
  
  — Ma chérie, je serais tenté de te laisser croire que cette attention vient de moi, mais…
  
  — Ça n’est pas toi ? interrogea-t-elle, surprise.
  
  — Hélas, non. Quand aurais-je trouvé le temps ? Nous avons passé la nuit ensemble, tu ne t’en souviens pas ?
  
  — Si, et j’en garde un très bon souvenir… Qui les a envoyées alors ?
  
  — Regarde la carte, lui suggérai-je.
  
  Effectivement sous les fleurs il y avait une petite enveloppe. Elle la décacheta et se mit à lire :
  
  — Nick, ce sont de bonnes et de mauvaises nouvelles.
  
  — Les bonnes d’abord.
  
  — Ces roses me sont envoyées par Oswaldo Orantes. Il me prie d’accepter son invitation pour une partie de poker privée, ce soir chez lui.
  
  — Un bon point pour toi, dis-je en souriant à moitié.
  
  Elle avait fait plus d’impression sur lui que moi.
  
  — Et les mauvaises nouvelles ?
  
  Elle fit mine de regarder à nouveau dans la boîte et déclara :
  
  — Il n’y a pas de carte pour toi, mon amour.
  
  — Très drôle.
  
  Elle me prit par le cou et dit :
  
  — Sincèrement je suis navrée que tu ne sois pas invité, mais je peux peut-être t’aider.
  
  — Ah ! Et comment ?
  
  — Dis-moi ce que tu attends de la maison d’Orantes. Je pourrai peut-être te le dénicher.
  
  J’essayai de lire dans ses pensées. Sa proposition était séduisante, innocente et assez persuasive. Méfiance. Que dissimulait cette offre ? Je me posais des questions sur elle pour la première fois depuis l’incident de la baignade. Avec qui pouvait-elle travailler ? C’était peut-être pour me mettre à l’épreuve, me démontrer que je pouvais avoir confiance en elle. Le Spécialiste travaillait jusqu’à présent seul…
  
  — Alors ? me pressa-t-elle.
  
  — Je ne peux rien dire avant d’en avoir référé à mon client ; si je décide que tu peux m’aider, je te le ferai savoir, esquivai-je.
  
  Elle se rembrunit et me lança :
  
  — Tu te méfies de moi ?
  
  — Oui.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Cela fait partie de mon métier d’être méfiant. Si je ne l’étais pas, je n’aurais qu’à en changer.
  
  — Cela doit être terrible de vivre tout le temps comme ça.
  
  — Il y a des moments plus durs que les autres.
  
  Elle me caressa tendrement la poitrine et dit :
  
  — Nick, je t’offrais mon aide. Mais si tu n’en veux pas, oublie tout ça.
  
  Elle parlait sans rancœur ni colère. Elle me regarda, attendant une réaction.
  
  — D’accord, c’est oublié.
  
  Elle me frappa des deux mains sur la poitrine en disant :
  
  — Tu n’es pas gentil.
  
  — Je sais, approuvai-je en lui tapotant les fesses. Je crois que je ferais mieux de m’habiller.
  
  Je me levai.
  
  — Comment va ta cheville ?
  
  La question me surprit car je n’avais pas pensé à ma cheville depuis la veille. En fait, je réalisai que ça allait plutôt bien et que j’avais laissé ma canne dans ma chambre.
  
  — Ça va, répondis-je en m’habillant. J’ai besoin d’une douche, mais je vais aller la prendre dans ma chambre.
  
  Elle se resservit un fond de café et relut la carte d’Orantes. Je m’approchai d’elle tenant à la main l’enveloppe que m’avait remise le garçon hier soir.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
  
  — L’argent que tu m’as fait remettre la nuit dernière. Ça m’a dépanné surtout à la fin. Merci j’ai beaucoup apprécié.
  
  Elle me dévisagea avec une drôle d’expression et dit :
  
  — Nick, mais de quoi parles-tu au juste ?
  
  Son ton était convaincant, tellement que je la crus.
  
  — Quand j’ai fait une pause l’autre soir pendant la partie, tu ne m’as pas envoyé un garçon avec une enveloppe ?
  
  — Je le saurais, m’assura-t-elle.
  
  — Alors qui l’a fait ?
  
  — Qui m’a envoyé des roses ?
  
  — Orantes ? Non, ça ne colle pas. Pourquoi aurait-il fait cela ?
  
  — En tout cas, moi, je ne sais pas.
  
  Je soupesai l’enveloppe et la remis dans ma poche. Je l’embrassai sur le front et dit :
  
  — Je suis sincèrement heureux que tu aies obtenu ce que tu désirais, Christine.
  
  Elle me donna un baiser sur les lèvres, me prit la tête entre ses mains et répondit :
  
  — Moi aussi, Nick, je suis heureuse.
  
  — Ne t’en fais pas pour moi.
  
  — Oh ! Non !
  
  — Je me débrouillerai bien.
  
  — Je n’en doute pas. Tu ne manques pas de ressources.
  
  Je caressai sa joue et me dirigeai vers la porte. J’avais la main sur la poignée et je me retournai :
  
  — Christine.
  
  — Oui, mon amour.
  
  — Pour les fleurs… J’aurais voulu que ce soit moi.
  
  Il n’y avait pas de roses dans ma chambre, mais quelqu’un avait glissé une enveloppe sous ma porte. Je la ramassai et l’emportai dans la salle de bains. Je réglai la température de l’eau, me déshabillai puis j’ouvris l’enveloppe.
  
  C’était une invitation d’Orantes. À une partie de poker privée chez lui, le soir même.
  
  Je laissai la carte sur l’étagère et pris une bonne douche.
  
  *
  
  * *
  
  Une heure plus tard, j’appelai Al Nuss au numéro qu’il m’avait indiqué.
  
  On décrocha immédiatement.
  
  — Vous êtes matinal, me dit Al Nuss.
  
  — Je suis désolé d’interrompre un si beau sommeil, mais je voudrais savoir si quelqu’un a envoyé des fleurs aux jeunes mariés.
  
  — Quoi ?
  
  Je répétai ma question.
  
  — Vous êtes un drôle d’oiseau, Nick. Vous jouez avec la petite dame ?
  
  — Al, pouvez-vous vous abstenir de poser des questions ?
  
  — D’accord, d’accord. Pour quand voulez-vous savoir ça ?
  
  — Je devrais déjà le savoir !
  
  Il faillit s’étrangler au téléphone et dit :
  
  — Je vous aurai le tuyau.
  
  Il mit dix minutes :
  
  — Une boîte a été envoyée au nid d’amour il y a environ trois quarts d’heure.
  
  — Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? demandai-je.
  
  Je voulais voir si j’en aurais pour mon argent.
  
  — Une douzaine de roses, à longues tiges.
  
  — Et une carte ?
  
  — Oui.
  
  — De qui ?
  
  — Elles ont été envoyées par l’homme sur la colline. C’est ça que vous vouliez savoir ?
  
  — Oui, merci. Mettez donc ça sur mon compte.
  
  — Je vais commencer ma deuxième page, me promit-il et il raccrocha.
  
  Donc Casey avait été invitée chez Orantes, mais pas pour le poker. Était-elle également invitée ce soir ?
  
  Je lui demanderais.
  
  J’enfilai un maillot de bain et descendis. Je commandai un Bloody Mary et attendis. Une demi-heure plus tard Casey arriva seule.
  
  Quand elle m’eut rejoint je demandai :
  
  — Où est Monsieur Miracle ?
  
  — Il sera là dans un instant. Comme je pensais bien que vous attendiez, je suis venue en avance.
  
  — Ah !
  
  — Je voulais savoir ce que vous aviez fait la nuit dernière !
  
  — Moi ? J’ai mes secrets d’alcôve.
  
  — Je voulais dire avant ça.
  
  — J’ai joué aux cartes.
  
  — Je le sais aussi, grinça-t-elle, puis regardant tout autour si quelqu’un pouvait entendre : Que faisiez-vous à la principale table de jeu ?
  
  Je me décidai à jouer franc jeu.
  
  — Je savais qu’Orantes était un gros joueur. Je pensais que si votre plan venait à tomber à l’eau, j’avais une chance d’attirer son attention et de me faire inviter à une partie privée.
  
  — Comment avez-vous eu toutes ces informations ?
  
  — J’ai demandé autour de moi.
  
  — Vous êtes là en soutien, Nick, me rappela-t-elle.
  
  — Cela veut-il dire que je suis supposé ne savoir de l’affaire que ce que M. et Mme Tremayne veulent bien me dire ? N’y comptez pas. Je dois garder mes oreilles bien ouvertes et poser des questions, ne serait-ce que pour ne pas rester dans le flou artistique. C’est ce que je fais.
  
  — Personne ne vous laisse dans le brouillard, insista-t-elle. Après un long silence, elle ajouta : Je ne l’ai pas vu me regarder une seule fois, hier soir. Et vous ?
  
  — Non, admis-je.
  
  — Pourtant il l’a fait. Je sais qu’il m’a regardée.
  
  — Vous pensez que c’est impossible de ne pas vous remarquer ?
  
  Elle se laissa aller en arrière, me dévisageant, et avec une légère pointe d’ironie, elle me demanda :
  
  — Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  Elle semblait sûre d’elle dans son maillot de bain minuscule.
  
  — J’avoue que c’est difficile, mais pas impossible.
  
  Elle serra les lèvres, et répliqua d’un ton pincé :
  
  — Ah ? Et bien j’ai de bonnes nouvelles à vous annoncer. Ce matin j’ai reçu une douzaine de roses et une invitation de M. Orantes pour ce soir.
  
  — Cette invitation est valable également pour votre mari ?
  
  Elle ne répondit pas.
  
  — Vous irez comment là-bas ?
  
  — Il doit envoyer une voiture.
  
  Je me demandais si c’était la même voiture qu’il envoyait pour venir nous chercher, Christine et moi, ou si nous irions dans des voitures différentes.
  
  — À quelle heure ?
  
  — Sept heures.
  
  Oh ! Oh ! Deux heures avant moi. Je croyais me souvenir que Christine était invitée à neuf heures pour jouer au poker. Cela impliquait que Casey serait seule sans couverture, pendant deux heures au moins.
  
  Il y avait un dîner là-dessous ! Et après…
  
  — Soyez prudente, Casey, dis-je.
  
  Elle se détendit, posa sa main sur la mienne, puis trouva plus sage de la retirer.
  
  — Ne vous faites pas de bile, Nick, je suis une pro.
  
  — Oui, mais les pros se font tuer eux aussi. Ne sous-estimez pas cet homme.
  
  — C’est juré.
  
  — Que fera Allan pendant que vous serez de sortie ?
  
  Elle hésita puis se lança :
  
  — Il enregistrera tout dans notre chambre. J’aurai un micro-émetteur sur moi.
  
  Je la croyais. On en fabriquait de tellement petits et perfectionnés…
  
  — Et vous que ferez-vous ce soir ? demanda-t-elle.
  
  — Une partie de poker, répondis-je, en finissant mon verre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Je décidai qu’il était temps pour Nick Carter de sortir du brouillard. Pour cela il n’y avait qu’une solution : aller jeter un coup d’œil dans la tanière du lion.
  
  Je devais aller voir Oswaldo Orantes avant les invités de ce soir. Maintenant il était temps de suivre ma propre méthode : travailler seul, ne l’étais-je pas, d’ailleurs ? Hawk ne m’avait pas éclairé, même s’il m’avait dit de faire attention à ma peau. Casey et Trumball ne m’avaient jamais rien appris. Si toutefois le Spécialiste était concerné, il était sur mon dos, mais s’amusait, ce qui était pour le moins singulier. Bien que je ne l’aie pas rencontré, j’en savais assez sur lui pour trouver son comportement actuel des plus bizarres. Tout comme Christine, dont je ne comprenais pas la présence à Pleasure Island. Ne parlons pas d’Al Nuss.
  
  C’était le moment de trouver des réponses à mes questions. Orantes était l’homme qui pouvait m’aider à y répondre. Je voulais aller le voir avec une couverture sans faille pour que nous puissions discuter un peu.
  
  Ni Christine ni le tandem Casey-Trumball ne savaient que je serais ce soir chez Orantes, et je ne voyais pas l’intérêt de le leur dire.
  
  J’appelai la réception et louai une voiture différente de la dernière fois. Autant éviter de servir de cible à un tireur éventuel.
  
  Je passai devant l’endroit où je m’étais arrêté pour monter sur la colline, et je continuai plus avant. Environ deux cents mètres plus loin après un tournant brusque, j’aperçus les portes du domaine Orantes. Je m’arrêtai devant le haut et lourd portail en fer forgé. Je descendis de la voiture et m’approchai tandis que de l’autre côté un homme, qui ressemblait aux gardes du corps de la nuit dernière, venait vers moi.
  
  On avait dû faire une réduction à Orantes quand il avait acheté son lot de gorilles. Il portait un 45 qui pouvait traverser ma voiture de part en part.
  
  — Je peux vous aider ? demanda-t-il.
  
  — Je l’espère, j’aurais aimé voir M. Orantes.
  
  — Vous avez rendez-vous ? dit-il avec un accent espagnol.
  
  — J’ai peur que non, admis-je, mais je crois que M. Orantes consentira à me voir.
  
  — Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? demanda-t-il, réellement intéressé.
  
  Je lui montrai mon invitation pour la partie de poker.
  
  Il me la rendit, visiblement pas impressionné.
  
  — Cette lettre dit que vous êtes invité à neuf heures ce soir et qu’une automobile viendra vous chercher. Vous êtes très en avance, señor.
  
  Je repris la lettre qu’il me tendait à travers le portail et répondis :
  
  — Je sais… Mais ma visite n’a rien à voir avec le poker. Voulez-vous avoir l’amabilité d’informer M. Orantes de ma présence et lui dire que je suis un acheteur éventuel pour la chose qu’il veut vendre.
  
  Il réfléchit un moment puis déclara :
  
  — Attendez ici s’il vous plaît.
  
  — Je ne m’en irai pas, c’est promis.
  
  Il disparut. Certainement pour prendre des instructions par téléphone.
  
  J’en profitai pour jeter un coup d’œil sur la mer. De ce point de l’île, il n’y avait rien d’autre que le ciel bleu transparent et une mer d’un bleu profond. L’hôtel était de l’autre côté et, à moins qu’il n’ait une arme à tirer dans les coins, le Spécialiste ne pouvait m’atteindre de l’hôtel.
  
  Au bout de quelques minutes, le garde revint et ouvrit pour me permettre d’entrer.
  
  — Ma voiture ? dis-je.
  
  — Votre voiture sera bien gardée, soyez rassuré. M. Orantes a consenti à vous voir, mais il ne permet pas aux voitures étrangères de pénétrer sur ses terres. Suivez cette route, vous n’aurez pas à marcher trop longtemps.
  
  — Merci, dis-je et je m’engageai à pied dans le chemin.
  
  J’essayais de marcher sans trop peser sur ma cheville mais je fus agréablement surpris de constater qu’elle répondait bien.
  
  J’étais bien heureux quand le garde m’avait assuré que le trajet n’était pas long, mais je commençais à en douter quand, enfin, la maison se dressa devant moi. En haut de l’imposant escalier, se tenait un des gardes du corps que je connaissais de la nuit dernière. Je gravis les marches et il ouvrit une lourde porte de chêne en disant :
  
  — M. Orantes vous attend dans le patio.
  
  — Merci.
  
  Il referma la porte derrière nous, puis me pria de le suivre. Nous traversâmes un grand couloir desservant des pièces dont les portes étaient fermées. Au bout, le couloir se terminait par un jeu de portes-fenêtres. J’aperçus une piscine de taille impressionnante et Orantes un peu plus loin dans le patio. Il était assis dans un fauteuil rembourré. L’ensemble de la maison était disposé autour de la piscine et du patio. J’étais complètement enfermé.
  
  Le deuxième garde du corps était assis sur une simple chaise derrière Orantes, sirotant un café, probablement.
  
  — Monsieur Collins, bienvenue chez moi, dit-il sans se lever, ni même esquisser un semblant de poignée de main.
  
  Il pointa seulement son doigt dodu vers la chaise de rotin qui lui faisait face.
  
  — Asseyez-vous donc. Avez-vous pris votre déjeuner ? Voulez-vous du thé, du café ?
  
  — Un café sera parfait, merci bien.
  
  — José, dit-il en s’adressant au garde qui m’avait escorté, dites à Louisa qu’elle apporte une autre tasse et du café frais. Puis s’adressant à moi : – Le café vient de Colombie, vous allez l’aimer.
  
  C’était presque un ordre.
  
  Orantes s’exprimait sans la moindre trace d’accent espagnol. José disparut dans la maison.
  
  — Maintenant, monsieur Collins, en attendant ce café, dites-moi s’il vous plaît ce que me vaut cette visite impromptue ?
  
  Impromptue plutôt qu’indésirable, il était décidément très poli. Je répondis sur le même ton.
  
  — J’espère que vous oublierez cette intrusion, monsieur Orantes, mais je me devais de vous informer de la raison de ma présence ici à Pleasure Island.
  
  Il se pinça le nez en entendant le nom de l’île, un geste curieusement délicat pour un homme si imposant.
  
  — Dégoûtant, n’est-ce pas d’appeler mon île de la sorte ? Bah ! Je suppose que ça attire les touristes.
  
  Il sortit un havane de la poche de sa veste et le garde du corps assis derrière lui, mû comme par un ressort, se leva pour l’allumer. Quand il eut aspiré deux ou trois bouffées avec délectation, Orantes continua :
  
  — Eh bien, dites-moi, alors, pourquoi vous êtes venu sur mon île, si ce n’est pas pour jouer… ce que vous faites avec bonheur et fort bien je dois le préciser. J’ai été assez impressionné la nuit dernière par vous deux, vous et Mme… heu… Mme Hall, c’est ça ?
  
  — Oui, Christine Hall.
  
  — C’est rare de trouver deux nouveaux joueurs – nouveaux pour moi bien sûr – à la même table et qui m’intéressent assez pour les inviter sur-le-champ à mes petites parties privées.
  
  — J’apprécie l’invitation, lui assurai-je.
  
  — Vous et Mme Hall êtes… enfin, vous vous connaissez ?
  
  — Oui, nous nous connaissons.
  
  — De vieux amis, peut-être ?
  
  — Non, nous avons fait connaissance lors de mon arrivée dans l’île, il y a deux jours.
  
  — Ah ! Je vois. Une très belle femme, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, très belle, affirmai-je.
  
  Il semblait réfléchir intérieurement à sa remarque et dit en hochant la tête :
  
  — Dommage qu’elle ne soit pas blonde.
  
  — Je vous demande pardon ?
  
  — Les blondes. J’ai une faiblesse incurable pour les blondes, les belles femmes blondes, expliqua-t-il.
  
  — J’ai connu des faiblesses plus coupables.
  
  — J’en suis sûr.
  
  Louisa arriva avec une tasse et un pot de café frais, suivie de très près par José. Pour différentes raisons, je m’étais imaginé Louisa jeune et blonde, mais c’était le portrait-robot de la duègne : une matrone d’un certain âge portant un chignon de cheveux noirs.
  
  — Gracias, Louisa, dit-il.
  
  — De nada, Señor.
  
  Elle prit congé et José servit le café, qui était effectivement délicieux.
  
  — Bien monsieur Collins, assez de bavardages oiseux pour le moment, reprit Orantes. Vous avez parlé d’un achat que vous voudriez faire. Achat d’un article que je vendrais. Que voulez-vous dire ?
  
  — Oh ! Je pense que vous savez de quoi je veux parler, monsieur Orantes. Selon vos propres mots, l’article que vous voulez vendre cette semaine, m’intéresse. Je suis venu simplement plus tôt que prévu pour vous dire que j’étais là. Je ne voulais pas non plus venir chez vous sous un faux prétexte.
  
  — Délicate attention, vraiment. Malgré tout, avec votre habileté au poker, votre venue dans ma maison ce soir n’aurait pas constitué un faux prétexte, soyez-en sûr.
  
  — J’apprécie.
  
  — Qui est votre commanditaire dans cette affaire ? demanda-t-il.
  
  — Nous n’en sommes pas encore là… On verra, si mon offre est la plus importante, alors je vous dirai pour qui j’opère.
  
  — Satisfaisant, approuva-t-il.
  
  — À moins que nous traitions directement tous les deux en privé et…
  
  Il me coupa d’un geste de la main :
  
  — Si vous connaissez tout de moi – il s’arrêta pour observer mes réactions –, vous devez savoir que je ne traite jamais en privé. Ça diminue mes profits.
  
  — Je comprends, dis-je d’un air qui se voulait dépité.
  
  — J’aime à croire que je suis un homme très régulier, monsieur Collins. Je l’ai montré l’autre soir, je pense.
  
  Je mis un moment à comprendre de quoi il voulait parler.
  
  — Ah, oui, quand vous avez ordonné à James de garder ma place pendant que je faisais une pause ?
  
  — Suggéré, pas ordonné, corrigea-t-il, mais, c’est effectivement ce que je voulais dire. Vous aviez une série de malchances incroyable, mais vous avez été assez malin pour vous en sortir quand même. Vous jouez très bien, mais vous êtes un peu casse-cou.
  
  — Casse-cou ?
  
  — La dernière donne. Vous n’avez jamais regardé votre carte en réserve.
  
  — Vous avez remarqué ? C’était la dernière donne, dis-je en manière d’explication.
  
  — Je vois…
  
  Je finis mon café et tandis que je cherchais un endroit pour poser ma tasse, je croisai le regard de José qui m’en dit long sur ses intentions, si jamais je levais la main sur son patron. Rien de tel pour vous mettre à l’aise…
  
  — À propos de cet… disons « article » que vous vendez, monsieur Orantes… repris-je d’un ton hésitant.
  
  De nouveau il eut un geste d’impatience :
  
  — Je n’en parlerai pas davantage. Vous êtes bienvenu ce soir comme joueur de poker, uniquement comme joueur.
  
  Cette fois-ci, je me contentai donc de répondre :
  
  — J’ai compris. Merci pour votre invitation.
  
  — Ne me remerciez pas, je vous invite ici pour des raisons très égoïstes. Dites-moi, voulez-vous venir avec la voiture de Mme Hall ?
  
  Je réfléchis un moment avant de répondre :
  
  — Non, je ne crois pas. J’aurais apprécié, mais serait-il possible de venir me chercher avant, disons vers 8 h 30 ? demandai-je.
  
  Il répondit, très magnanime :
  
  — Pourquoi pas ? C’est par superstition ou quelque chose de ce goût-là ?
  
  — C’est un peu ça. Merci de votre compréhension, dis-je.
  
  — Pas de problème, assura-t-il. Voulez-vous une autre tasse de café ?
  
  — Non merci, il était très bon.
  
  — Bien, alors, il ne me reste plus qu’à vous laisser partir. D’autres occupations m’attendent. À ce soir.
  
  Je devais reconnaître que j’étais tout bonnement congédié et je me levai :
  
  — Merci pour votre hospitalité.
  
  — Et merci à vous pour votre honnêteté. José, accompagne M. Collins, s’il te plaît.
  
  — Bien, Monsieur.
  
  Je fis quelques pas derrière José puis, me retournant, je dis :
  
  — Il y a autre chose.
  
  — Oui ? répondit-il, patient.
  
  — Pardonnez-moi de vous poser cette question, mais n’avez-vous pas un invité à dîner ce soir ?
  
  — Oui, en effet, répondit-il.
  
  — Une jeune femme blonde qui occupe la suite nuptiale de l’hôtel, ajoutai-je.
  
  Il marqua le coup et répliqua :
  
  — C’est exact, mais comment savez-vous ça ? Et en quoi ça vous regarde-t-il ?
  
  — Non, cela ne me regarde pas. Pas vraiment. Mais j’ai cru comprendre que son mari est très jaloux.
  
  — Je n’ai pas peur des maris, monsieur Collins, jeunes ou vieux. La femme est libre d’accepter ou de décliner mon invitation. Quant à son mari, c’est son problème, pas le mien… ni le vôtre.
  
  — Je suis d’accord.
  
  — Alors je ne vois pas en quoi cela vous concerne, monsieur Collins. Avez-vous une raison pour fourrer votre nez dans mes affaires ?
  
  Le garde du corps assis sur sa chaise derrière lui commençait à se contracter.
  
  — J’étais un peu inquiet à propos de… l’article que vous voulez vendre.
  
  — L’article est en parfaite sécurité, monsieur Collins.
  
  — Parfait, c’était juste au cas où des concurrents seraient moins réguliers que vous ne l’êtes.
  
  Il se mit à rire.
  
  — Vous voulez dire que quelqu’un essaye de me le voler ? demanda-t-il. Monsieur Collins, mon système de sécurité est excellent. Il est impossible d’entrer ici et de me voler mon… article.
  
  Il était très sûr de lui.
  
  — Sauf si vous invitez les voleurs ! dis-je.
  
  Puis je tournai les talons et suivis José jusqu’à la porte principale.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Je comptais bien avoir rendu Orantes perplexe au sujet de Casey, à moins que cela n’éveille sa méfiance à mon égard. Je rejetai cette éventualité. Il devait penser que je m’étais adressé ouvertement à lui, en lui révélant la véritable raison de ma présence sur l’île. Il devait apprécier que je me sois présenté personnellement, sans cacher mon jeu.
  
  Alors allait-il se méfier de Casey ?
  
  Je l’espérais. J’espérais que ses soupçons le forceraient à garder un œil sur elle pendant tout le temps où elle se trouverait présente.
  
  Casey me faisait de la peine. Elle ne travaillait pas comme je le souhaitais. J’avais l’impression qu’il y avait quelque chose d’autre dans son esprit. Mais si l’information était aussi importante que tout le monde pensait, je n’allais pas la laisser aux mains de deux bébés agents. Je n’allais pas les regarder agir et me la faire souffler. Ils n’étaient pas préparés pour une mission de ce genre. Donc, je devais être le premier à mettre la main dessus. Je n’allais pas me contenter d’être une doublure dans cette affaire, et j’avais maintenant un aperçu plus complet de la maison d’Orantes. Il me restait à convaincre aimablement celui-ci de la faire visiter aux invités avant de jouer au poker. Généralement les gens qui possèdent une résidence aussi somptueuse ne résistent pas à l’envie de la montrer à tout le monde. Pendant la petite visite, je devrais trouver l’endroit où il range ses papiers. Une fois les documents localisés, la bataille serait à moitié gagnée.
  
  Mais j’avais encore à effectuer une reconnaissance plus poussée avant de revenir chez Orantes.
  
  Il y avait deux moyens de sortir de chez lui avec ce que je cherchais dans ma poche : par terre ou par mer. Je connaissais la propriété, mais il fallait aller voir à quoi ressemblait le côté de la maison tourné vers la mer. Ce qui impliquait la location d’un bateau et une petite virée autour de l’île.
  
  Je retournai à l’hôtel. Au moment de prendre l’ascenseur j’aperçus un vieil ami, ou un vieil ennemi, je n’ai jamais très bien su en ce qui le concerne, un dénommé Kevin, Joseph, James Bagley.
  
  Kevin était anglais du côté de son père, américain du côté de sa mère et rapace de lui-même. Sa loyauté et son patriotisme allaient à celui qui payait le prix le plus fort.
  
  Il était accoudé au guichet de la réception et je savais que Kevin Bagley n’avait jamais pris de vacances de sa vie. Il les appelait ses « manque à gagner ». Kevin était donc à Pleasure Island pour proposer un marché à Orantes.
  
  Il y avait un problème. Kevin connaissait mon visage et mon vrai nom. Il connaissait également mon métier. Il pouvait détruire ma couverture et le ferait très certainement si ça servait ses intérêts.
  
  Je ne pourrais pas jouer perpétuellement à cache-cache avec lui tant que nous serions tous deux dans l’île et j’avais des choses plus importantes à faire que d’ajouter Kevin Bagley sur ma liste.
  
  Il n’y avait qu’une solution : faire face.
  
  Je marchai droit à la réception. Il se retourna, me vit. Interloqué, il prit le parti de me sourire. Kevin Bagley avait les dents les plus blanches et les plus étincelantes que je connaisse. Il était grand et paraissait mince. Mais il était musclé.
  
  — Puis-je vous offrir un verre ? proposai-je.
  
  — Plutôt deux qu’un, répondit-il.
  
  Il essaya de dire quelque chose, mais je l’entraînai jusqu’au bar.
  
  — On fait les présentations, vieille branche ? demanda Kevin, réalisant que nous ne nous étions jamais appelés par nos noms respectifs durant nos rencontres.
  
  — C’est une idée de génie, dis-je en tendant la main. Je suis Nick Collins, professeur de collège.
  
  — Professeur ? demanda-t-il en commençant à rire. Vous, professeur dans un collège ?
  
  — Heureux de vous faire rire !
  
  — Mon cher ami, c’est un peu comme un loup dans une bergerie, un renard dans un poulailler, un…
  
  — J’ai compris l’image, lui assurai-je.
  
  — Bien. Et moi je suis Joseph James, play-boy en vacances.
  
  — C’est un pléonasme, mais ça vous va bien.
  
  — Merci beaucoup.
  
  — Excepté une chose.
  
  Il fronça les sourcils :
  
  — Laquelle ?
  
  Je me penchai vers lui et chuchotai :
  
  — Vous n’avez jamais pris de vacances de votre vie.
  
  — C’est vrai, concéda-t-il. Je pourrais vous dire que je suis ici pour le soleil, le sable et les filles, mais me croiriez-vous, Nick ?
  
  — Comme vous ne me croiriez pas, non plus.
  
  — Vous avez raison, vieille branche.
  
  — Alors je pense que nous sommes ici pour la même raison.
  
  — Je le pense aussi, quoique ça m’étonne que vous ayez été envoyé ici pour acheter des petits bouts de papier. J’aurais plutôt pensé que vous étiez ici pour les cartes, biseautage par exemple.
  
  — Je n’ai rien dit.
  
  — Allez, Nick, vieille branche, nous n’avons pas fait autant de chemin ensemble pour nous faire des cachoteries. Vous allez essayer de piquer les documents au nez et à la barbe d’Orantes. Quelles sont vos entrées ? demanda-t-il, excité.
  
  Comme je ne répondais pas à sa question, Kevin y répondit de lui-même.
  
  — J’y suis ! Vous avez montré que vous étiez un crack au jeu, Nick, jouant comme s’il s’agissait de votre propre vie, et vous vous êtes fait inviter à l’une de ses parties privées, c’est pas ça ?
  
  — Vous faites les demandes et les réponses, Kevin.
  
  — J’aime bien ça. Diable, je suis là pour jouer d’une façon ou d’une autre. J’ai reçu une invitation moi aussi, pour ce soir. Quand y allez-vous ?
  
  Je décidai d’être franc sur un point au moins.
  
  — Ce soir.
  
  — C’est merveilleux. Ce sera un plaisir de vous délester de votre fric.
  
  — Un autre verre ?
  
  — Bien sûr.
  
  Nous appelâmes le serveur qui prit la commande.
  
  Si Kevin avait fait la même chose que moi, dénicher une invitation pour le poker d’Orantes, je me demandais combien d’autres en avaient fait autant. Combien de personnes qui joueraient ce soir allaient faire une offre pour les informations d’Orantes ?
  
  Et Christine dans tout cela ? Acheteuse elle aussi ? Et n’y avait-il personne d’autre qui allait essayer de les voler au lieu de les acheter ? Une autre question me titillait concernant Kevin : était-ce le gouvernement des États-Unis qui envoyait quelqu’un faire une offre en couverture de notre mission.
  
  Une fois nos verres servis, Kevin demanda :
  
  — Vous allez faucher le bébé ce soir ?
  
  — Je n’ai jamais dit que j’allais le faucher, lui rappelai-je.
  
  — Oh ! pardonnez-moi, Nick, vieille branche, je ne veux pas marcher sur vos plates-bandes. Je préfère vous le prendre plutôt qu’à Orantes. De cette manière j’aurais l’argent de l’offre, ramassé un bonus et vous aurais bien eu.
  
  Il avait bien essayé de m’avoir pendant des années et il voyait maintenant une possibilité de le faire.
  
  La chose la plus drôle c’est que j’envisageais de faire équipe avec Kevin. J’aurais préféré travailler avec lui plutôt qu’avec Casey et Trumball. Je connaissais Kevin ; je connaissais sa façon de faire et de quoi il était capable. J’étais persuadé qu’avec l’aide de Kevin je pourrais sortir les documents de la maison d’Orantes. Mais j’aurais plus de mal à les garder pour moi seul.
  
  Casey venait d’entrer dans le bar. Quand elle m’aperçut, elle se dirigea vers moi et dit :
  
  — Nick, je…
  
  Puis elle s’arrêta en voyant l’inconnu qui était avec moi.
  
  — Casey, je suis heureux de vous présenter un de mes amis, dis-je en me levant.
  
  Kevin se leva également en parfait gentleman de sa Gracieuse Majesté, dévisagea Casey avec une admiration étonnée.
  
  — Voici Joseph James. Joe est ce que l’on appelle un play-boy.
  
  — Oh, Nick, ronchonna-t-il.
  
  Il la dévorait littéralement des yeux, puis lui prit la main et exécuta un parfait baisemain. Casey était un peu troublée, mais agréablement surprise de l’attention.
  
  — Bonjour, monsieur James.
  
  — S’il vous plaît, appelez-moi Joe. Vous joignez-vous à nous ?
  
  — Eh bien, je dois rejoindre mon mari, commença-t-elle.
  
  Mais Kevin n’était pas mal du tout, avec beaucoup de charme et, après tout, elle n’était pas vraiment mariée.
  
  — Mari ? dit Kevin se montrant surpris. Dites-moi que ce n’est pas vrai ?
  
  — C’est la vérité, dit-elle en déployant son charme, mais je prendrais bien un verre malgré tout.
  
  — Splendide, dit-il lui avançant une chaise.
  
  Elle prit place et nous commandâmes de nouveau. Je me jurai que ce serait le dernier si j’avais l’intention de conduire un bateau sans trop louvoyer.
  
  — Vous êtes ici pour le plaisir, monsieur, heu… je veux dire… Joe ?
  
  C’était une question idiote.
  
  — Et pour quoi d’autre vient-on ici ? répondit-il. Je suis aussi joueur que play-boy, Casey.
  
  — Vous êtes le premier play-boy que je rencontre qui admet qu’il en est un, lui dit-elle.
  
  — Combien en avez-vous rencontré ? demandai-je.
  
  Elle me jeta un regard mauvais. Je lui avais fait remarquer qu’elle répondait au charme de Kevin. Elle vida son verre et le reposa.
  
  — Je suis vraiment désolée, mais je dois retrouver Allan.
  
  — Allan ? demanda Kevin.
  
  — Son mari, précisai-je.
  
  — Ah, l’heureux homme !
  
  Elle lui sourit, puis voyant que je la regardais, elle dit :
  
  — Merci à vous deux pour le verre.
  
  Elle disparut. Je pensai qu’elle avait oublié pourquoi elle voulait me voir.
  
  — C’est votre… heu… ? demanda Kevin.
  
  — Quoi ?
  
  — Votre assistante ?
  
  — Le contraire, dis-je en secouant la tête.
  
  — Vous êtes l’assistant ? Il fronça les sourcils et ajouta : C’est dur à avaler, Nick. C’est un bébé.
  
  — On m’a envoyé faire du baby-sitting pour elle et son partenaire. J’avais été blessé au pied, mais comme je ne voulais pas disparaître de la circulation… Alors je fais la nounou.
  
  — Son partenaire, c’est le mari ?
  
  J’acquiesçai.
  
  — Je pense que vous devez bénir votre pied. C’est pas votre genre d’être assistant.
  
  — C’est tellement peu mon genre que j’ai bien l’impression que ça va changer.
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Je veux dire que nous pourrions travailler ensemble, ce qui arrangerait mes affaires et les vôtres.
  
  J’avais décidé de jouer dans ce sens. Ma fierté et mon orgueil n’en souffriraient pas. J’avais une mission à accomplir. Allan et Casey n’étant pas faits pour ce boulot, je jouerais seul avec un petit coup de main de celui qui s’appelait « mon ami ». C’était risqué de miser sur Kevin, mais, pour de multiples raisons, je préférais jouer avec Kevin qu’avec les deux autres.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  L’eau était bonne et les vagues provoquées par la vitesse du bateau me rafraîchissaient agréablement, comme un spray.
  
  J’avais loué un petit bateau à moteur à l’hôtel et lui faisais faire un petit galop d’essai sur l’eau bleue avant d’aller inspecter l’autre côté de l’île.
  
  Pendant le trajet j’avais le temps de faire le point sur la situation. Les choses se compliquaient : non seulement j’étais dans le flou artistique, mais en plus, de nouveaux personnages entraient dans la danse… Bientôt cette mission ressemblerait à un véritable vaudeville.
  
  Elle avait débuté avec les instructions de Hawk, les plus étranges de ma carrière. Il m’avait ordonné d’aller à Pleasure Island et d’essayer d’y voir clair. Et en réalité je faisais la nourrice pour deux jeunes agents chargés de subtiliser une information importante.
  
  Enfin, voilà où j’en étais.
  
  Oswaldo Orantes était l’homme qui détenait l’information que nous voulions et il comptait bien la vendre au plus offrant. Étions-nous là pour acheter ? Non, nous étions ici pour voler et sans que personne ne s’en aperçoive. Tout simplement en volant les documents pour les consulter, puis les replacer en mettant des micros. Ces détails m’avaient été donnés par Casey, mais je n’étais pas censé les connaître en tant qu’assistant de mission.
  
  Ajoutez à cela un petit gars de New York débrouillard, nommé Al Nuss qui se faisait des extras avec une ou deux personnes sur l’île ; Christine Hall, une beauté, joueuse de poker qui pouvait bien être plus que cela ; et Kevin Joseph James Bagley, soldat de fortune, agissant pour le compte d’une personne connue que de lui-même, mais capable de s’arranger avec n’importe qui, pourvu qu’il y ait suffisamment de dollars à gagner.
  
  Et dans tout ce beau monde qui formait sur l’île une joyeuse farandole couleur vert dollar, l’un d’entre eux pouvait être l’assassin connu sous le nom du Spécialiste. Spécialiste qui m’avait inscrit dans son carnet de bal pour la dernière danse.
  
  Il y avait également quelque chose qui clochait avec lui. Il m’avait eu au bout de son fusil par deux fois et ne m’avait pas descendu, et ça ne cadrait pas avec sa réputation. J’avais la ferme intention de lui faire regretter son petit jeu avec moi. En outre, il y avait un joker dans le jeu : colonel James J. Lamb qui devait être celui qui m’avait jeté au beau milieu de cette ménagerie. Dans quel but ? Peut-être pour que je sois tué. C’est ce que je voulais savoir.
  
  En plus, j’allais déranger les plans de tout ce beau monde : je ne ferais pas ce que Casey et Trumball attendaient de moi. Et l’aide viendrait peut-être de Kevin Bagley.
  
  J’épinglerais alors le Spécialiste, parce que je savais qu’il ne s’arrêterait pas tant qu’il ne m’aurait pas descendu. Tôt ou tard, nous réglerions nos comptes. J’étais prêt à l’affronter, pied blessé ou pas.
  
  Après avoir quitté le bar de l’hôtel, j’avais pris mes messages à la réception. Il y en avait un de Casey probablement laissé après son départ du bar. Elle me disait qu’elle avait quelque chose d’important à me communiquer. Le second message était de Christine, qui me demandait simplement de lui téléphoner.
  
  Je leur répondrais après mon excursion en mer.
  
  J’étais désolé de m’être montré méfiant à l’égard de Christine. Si elle n’était rien d’autre que ce qu’elle laissait voir, il n’y avait pas de problème… et je l’appréciais comme ça.
  
  Le bateau réagissait bien, et je mis le cap sur l’autre côté de l’île. C’était une toute petite distance pour un bateau rapide, et bientôt, la grosse maison apparût sur le sommet de la colline.
  
  Au pied de la falaise, il y avait un embarcadère, où deux bateaux étaient amarrés. Un confortable dix-huit mètres, et un autre, certainement très rapide, qui faisait figure de jouet à côté de son compagnon.
  
  Je baissai les gaz mais ne m’arrêtai pas, ne voulant pas trop attirer les regards. Je diminuai ma vitesse de moitié et pris des jumelles que j’avais trouvées dans un caisson du bateau. Je pouvais distinguer le devant de la villa d’où j’avais regardé la mer ce matin. Dans le mur il y avait une autre porte que celle que j’avais empruntée le matin.
  
  Il y avait un escalier escarpé qui menait jusqu’à la route, en haut, où se trouvait la deuxième entrée.
  
  Si je mettais la main sur les documents, et ne pouvais pas sortir par la porte principale, je devrais utiliser celle de côté et, dans ce cas, avoir un bateau qui m’attende en bas, ça serait plutôt une bonne chose.
  
  L’embarcadère était assez large pour compter deux bateaux supplémentaires, et je gravai cette idée dans ma mémoire.
  
  Même avec les jumelles, je ne pouvais dire s’il y avait un poste de garde à la porte de côté comme à la porte principale. Elle n’était pas assez large pour laisser passer une voiture, si je voulais m’esquiver en automobile, je devais repasser par la porte principale.
  
  Il me manquait quelques détails supplémentaires avant de mettre définitivement mon plan au point : Y avait-il un vigile à cette porte ? Où se trouvaient les clefs des deux bateaux ? Et n’y avait-il pas une troisième porte ?
  
  Je reposai les jumelles et remis les gaz, dessinant un large cercle pour rejoindre l’hôtel.
  
  J’avais à répondre à deux messages.
  
  De retour dans ma chambre, j’appelai Christine. Elle me fit comprendre très vite la teneur de son message.
  
  — Je pensais que nous aurions pu déjeuner ensemble, me dit-elle, mais je suppose que tu avais d’autres projets ?
  
  — Rien de bien excitant. Je viens de faire un petit tour en mer.
  
  — Seul ?
  
  — Tout seul, lui assurai-je.
  
  — Nick ?
  
  — Oui.
  
  — Je suis désolée pour ce soir. Je souhaitais…
  
  — Ne recommence pas, Chris, grondai-je. Tu as obtenu ce que tu voulais et j’en suis ravi.
  
  — Je sais, c’est pourquoi je… je me soucie de toi.
  
  Laisse tomber, Carter, me dis-je à moi-même. C’est juste un refrain de culpabilité.
  
  — Je ressens la même chose, Christine.
  
  — Alors, dînons ensemble ce soir, avant que je parte ?
  
  — D’accord, pourquoi pas ? Nous célébrerons à l’avance tout ce que tu vas ratisser à Orantes.
  
  — Tu es un amour, Nick. Retrouvons-nous à la salle à manger à sept heures et demie.
  
  — Disons sept heures.
  
  — Va pour sept heures. À tout à l’heure.
  
  Je raccrochai, me demandant si j’avais raison de ne rien lui dire de mon invitation. Elle serait bigrement surprise de me voir chez Orantes. Mais je ne lui donnerais des explications que le lendemain matin. Si c’était nécessaire.
  
  Ensuite, je fis le numéro de la chambre de Casey, en espérant que ce foutu Trumball ne prendrait pas l’appareil. J’étais veinard, elle répondit à la première sonnerie.
  
  — Casey, c’est moi.
  
  — J’ai à vous parler.
  
  — Allez-y.
  
  — Pas au téléphone, dit-elle fermement.
  
  — Alors en bas ?
  
  — Non plus. Rencontrons-nous sur la terrasse de l’hôtel, dit-elle comme si elle venait juste de décider de l’endroit.
  
  — Pourquoi la terrasse ?
  
  — Parce que je le veux, c’est un endroit tranquille et nous serons à l’abri des indiscrets.
  
  On avait tiré sur moi par deux fois, dont l’une, j’en étais sûr, de cette même terrasse, mais j’acceptai malgré tout. Je ne croyais pas au guet-apens. L’instinct encore une fois. Après tout, Casey et moi, n’étions-nous pas du même bord ?
  
  — D’accord, Casey, sur la terrasse. Viendrez-vous seule ou avec votre angelot ?
  
  — J’ai dit seule, Nick. Donnez-moi un quart d’heure.
  
  — J’y serai.
  
  J’y serais, mais le premier.
  
  Je quittai ma chambre et montai immédiatement à la terrasse.
  
  — Nick !
  
  C’était la voix de Casey derrière moi. Elle paraissait surprise. Elle était montée ici en avance, dans l’espoir d’être la première arrivée.
  
  — Ah ! Casey, même idée, hein ?
  
  — J’aimerais bien savoir pourquoi vous êtes monté avant moi. Vous êtes toujours Nick Carter, n’est-ce pas ?
  
  — Je l’espère bien. Il m’en faut plus qu’un bobo à la cheville, pour me changer.
  
  Elle sourit et dit :
  
  — Beaucoup plus.
  
  — C’est à quel sujet, Casey ?
  
  Elle vint près de moi, regardant la plage en contrebas, noire d’inconditionnels du bronzage intensif. Seules deux ou trois personnes s’étaient décidées à faire quelques brasses vers le ponton.
  
  — C’est au sujet d’Allan.
  
  Je sourcillai.
  
  — Qu’est-ce qu’il a ?
  
  — Il me désole. Votre présence sur cette île le dérange, Nick. Il n’a pas opéré avec le maximum d’efficacité depuis votre arrivée.
  
  — L’a-t-il déjà fait ? demandai-je.
  
  — Nick !
  
  — Casey, est-ce que son aversion pour moi met en cause la mission ?
  
  — Je ne pense pas. Je vais aller chez Orantes ce soir à sept heures. Je serai équipée et Allan sera à l’écoute.
  
  — Quel est l’intérêt ?
  
  — Au cas où je serais en difficulté, dit-elle. Allan doit savoir…
  
  — Et ensuite ?
  
  Elle me regarda étrangement. Je savais qu’elle n’avait rien à me répondre. Qu’allais-je faire dans cette galère avec ces deux-là ?
  
  — Alors, si vous pensez que la mission est en bonne voie, qu’est-ce qui vous chagrine pour Allan ?
  
  Elle me fit face et posa ses mains sur ma poitrine.
  
  — Vous. J’ai bien peur qu’il ne tente quelque chose contre vous une fois l’affaire terminée.
  
  — Je ne le crois pas assez fou pour ça, Casey, dis-je.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
  
  — Il n’est pas de taille et il le sait.
  
  — Oui, mais cela fait partie de lui. Vous ne l’avez jamais accepté comme l’agent responsable et il est jaloux de vous. Il n’est plus lui-même.
  
  Elle se rapprocha de moi, plaquant ses seins contre ma poitrine.
  
  — Nick, je pense qu’il essaiera quand même. Il veut se prouver quelque chose à lui-même.
  
  — Et à vous ?
  
  Elle hocha la tête et admit.
  
  — Oui et à moi. Il m’aime.
  
  Ses lèvres n’étaient plus qu’à un centimètre et elle réduisit la distance. Elles étaient douces et ses dents aiguisées quand elle me mordit doucement.
  
  — Sans blague ?
  
  — Ne faites pas d’esprit, gronda-t-elle. Il n’est pas réellement mauvais tant que je lui montre la route à suivre.
  
  — Eh bien, montrez-lui le chemin opposé au mien. Vous êtes censée le tenir bien en main.
  
  — Dans certains cas oui, mais là c’est différent, il est comme obsédé.
  
  Je me demandais comment un homme adulte pouvait avoir une rancune aussi tenace pour une raison aussi ridicule.
  
  — Nick, j’ai peur. Ne le tuez pas, je vous en prie.
  
  Je la regardai avec surprise.
  
  — Ah, je vois ! Vous craignez plus pour lui que pour moi.
  
  — Ne soyez pas stupide, je ne veux pas que vous soyez tués, ni l’un ni l’autre.
  
  — Vous aimez Allan ? demandai-je sérieusement.
  
  — Quelle idée ridicule !
  
  Ses mains se nouèrent derrière ma nuque et m’attirèrent contre elle. Nos lèvres s’attardèrent un moment.
  
  — Je n’aime personne, Nick, me dit-elle, mais si je me décidais…
  
  Et elle m’embrassa de nouveau.
  
  — Oublions ce sujet, suggérai-je.
  
  — Pour l’instant ?
  
  — Pour l’instant.
  
  Après un moment de silence, j’ajoutai :
  
  — Vous désirez que nous fassions la paix, Allan et moi, c’est ça ?
  
  — C’est ça, répondit-elle. Vous le pouvez, Nick. Vous êtes plus fort que lui.
  
  — C’est promis. Si je peux l’éviter, je ne lui ferai pas de mal. D’ailleurs ne sommes-nous pas tous les deux du même bord ?
  
  — Bien sûr que oui, mais à propos d’être du même bord, qui est votre charmant ami ?
  
  — Qui ? dis-je, tout en réalisant de qui elle voulait parler. (Pour des raisons personnelles, je décidai de lui dire son vrai nom.) Vous voulez dire Joe James ? Son vrai nom est Kevin.
  
  — Kevin…, elle me coupa. Joseph, James… Kevin Bagley. J’ai entendu parler de lui. Nick, qu’est-ce qu’il fait ici ?
  
  — Selon vous ? demandai-je.
  
  — Il est ici pour acheter, c’est sûr. Et il pense que vous êtes là pour quoi ?
  
  — Faire des offres, d’ailleurs ça me fait penser que…
  
  — Quoi ?
  
  — Une question. Est-ce que nos gens envoient quelqu’un pour faire une offre ?
  
  — Pour quoi faire ? Nous allons voler les documents, dit-elle.
  
  — Oui, mais pour faire diversion ?
  
  Elle me fixa un moment et admit :
  
  — Je ne sais pas.
  
  Agent responsable, hein ? pensai-je.
  
  — Ça n’a pas d’importance. La séance est levée ?
  
  — Je crois.
  
  — Vous devez aller vous préparer pour ce soir. Vous faire belle pour Orantes.
  
  — Je jurerais qu’il ne m’a même pas regardée hier soir.
  
  — Je pense qu’il vous a jeté un coup d’œil malgré tout, il est difficile de vous ignorer…
  
  Le compliment lui fit plaisir et elle m’en remercia par un autre baiser.
  
  — Mon plan marchera, Nick, vous verrez !
  
  — Je l’espère, Casey, je l’espère. Bon allez vous préparer maintenant.
  
  — Demain tout sera fini, Nick, et nous rentrerons chez nous. Pourrons-nous… nous revoir ?
  
  — Bien sûr, pourquoi pas ?
  
  Elle sourit comme une petite fille à qui l’on a confié son premier secret, et quitta la terrasse. Quelque chose me troublait et il me fallut un moment pour trouver ce que c’était : J’avais eu mauvaise conscience en mentant à Christine. Mais quand je mentais à Casey, je n’éprouvais pas l’ombre d’un remords.
  
  Je me demandais bien pourquoi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Les révélations de Casey m’étaient bien utiles. Désormais je devais non seulement me méfier du Spécialiste, mais aussi garder un œil sur le partenaire de Casey.
  
  Je retournai à ma chambre, appelai la réception et demandai la chambre de M. James. Je l’eus immédiatement.
  
  — Ici Collins.
  
  — Ah ! Bonjour, monsieur Collins. Que puis-je faire pour vous ?
  
  — Je pensais que nous devrions reprendre notre conversation de tout à l’heure.
  
  — Est-ce que la boisson est comprise ? s’enquit-il.
  
  — Bien sûr.
  
  — Je vous rejoins au bar.
  
  — Non, je préfère sous la véranda. Disons dans un quart d’heure.
  
  — Parfait. À tout à l’heure.
  
  Kevin était sur l’île et je savais ce que je pouvais attendre de lui, aussi je décidai de l’utiliser. Quant à Casey et Trumball je ne les tiendrais pas au courant de mon plan, qui d’ailleurs n’était pas encore complètement au point. Ils n’allaient pas apprécier, étant les agents responsables… Du moins sur le papier.
  
  J’allais rejoindre Kevin quand une idée me traversa l’esprit. Cela n’a jamais fait de mal d’être trop prudent. Je pris le téléphone et demandai Al Nuss. Au bout d’un moment, je l’avais en ligne.
  
  — Ouais, Nuss, j’écoute.
  
  — Al, c’est Nick. J’ai besoin de tuyaux.
  
  — Combien ?
  
  — Un tout petit. J’ai besoin de savoir si plusieurs appels ont été demandés par la chambre 432 aujourd’hui, dis-je en donnant le numéro de la chambre de Kevin.
  
  — De quand à quand ?
  
  — Aujourd’hui seulement. Un gars nommé Joseph James arrivé en début d’après-midi. Pouvez-vous aller voir ? J’attends.
  
  — Une seconde.
  
  Au bout de moins d’une minute il reprit :
  
  — Ça y est Nick. J’ai. Aucun appel n’a été enregistré au standard pour l’extérieur.
  
  — Et pour l’intérieur ?
  
  — Un appel.
  
  — À qui ?
  
  — À la suite nuptiale. On dirait que Mme Tremayne attire beaucoup, pas vrai ?
  
  — Merci, Al.
  
  — De rien, votre addition s’allonge.
  
  Ainsi Kevin avait appelé dans la chambre de Casey. Bien, cela me ferait un sujet de conversation.
  
  J’allai le rejoindre sous la véranda. Il avait descendu la moitié de son verre et quand il me vit il réclama au serveur deux autres verres.
  
  — Vous me rattraperez vite, dit-il en riant.
  
  — Kevin, j’ai décidé de vous utiliser.
  
  — Avec ou sans mon accord ? demanda-t-il, visiblement amusé par mon choix de termes.
  
  — Avec. Ça va vous rapporter un gros paquet, affirmai-je sans même savoir si je serais capable de tenir mes promesses.
  
  — Ça va aussi me mettre à dos les gens que je représente, n’est-ce pas ?
  
  — Pas nécessairement, si tout marche bien.
  
  Il réfléchit un instant et dit :
  
  — J’écoute.
  
  — Vous devez me croire aussi, un petit peu, d’accord ? Je vous répète que ça en vaut la peine.
  
  Il parut surpris et demanda :
  
  — Est-ce qu’à la fin, j’aurai à vous tuer, Nick ?
  
  Je voulus paraître choqué :
  
  — J’espère bien que non.
  
  Le serveur arriva au même moment avec nos verres et nous nous arrêtâmes de discuter. Kevin leva son second verre et je dis :
  
  — Je pense que vous devrez attendre un peu pour me tuer.
  
  — Je plaisantais. Continuez, je vous écoute.
  
  — Bien. Pour ce soir, je veux que vous ouvriez bien vos yeux et vos oreilles chez Orantes. Je vais essayer de le convaincre de nous faire faire le tour du propriétaire. Suivez-moi dans ce sens et, s’il accepte, rappelez-vous bien la topographie des lieux. À nous deux, on devrait s’en sortir.
  
  — Vous comptez faire le coup ce soir ?
  
  — Si c’est possible, mais je ne pense pas. Je pense qu’Orantes organisera d’autres parties jusqu’à la vente aux enchères définitive. Ce soir, nous jouerons au poker.
  
  — Connaissez-vous les autres joueurs ?
  
  — Une, Christine Hall.
  
  — La femme de la Louisiane ? demanda Kevin, surpris. J’ai beaucoup entendu parler d’elle, mais je ne l’ai jamais vue. Est-elle aussi bonne qu’on le dit ?
  
  — Elle est invitée, non ?
  
  — Exact. Dites-moi, vous la connaissez bien ? Est-elle aussi belle que l’on dit ?
  
  — Je la connais très très bien, et elle est très belle… Quand nous aurons volé les papiers, repris-je nous devrons trouver un moyen de sortir de cette île. Je connais quelqu’un qui sera capable de nous arranger ça, mais d’abord nous devons connaître parfaitement les lieux.
  
  — Vous avez déjà reconnu les environs ? demanda-t-il.
  
  — Comme j’ai pu. Restez avec moi, Kevin, et vous aurez un gros paquet d’oseille.
  
  — Vous l’avez déjà dit, me rappela-t-il. Vous connaissez le moyen d’obtenir la loyauté d’un homme…
  
  — Je vous connais, Kevin. Dites-moi, pourquoi avez-vous appelé Casey cet après-midi ?
  
  Il parut surpris.
  
  — Vous avez posé des écoutes dans la place, je vois. Je voulais savoir. À vrai dire, respectable vieillard, j’avais un petit coup de cœur pour la jeune dame. Mais un homme a répondu, alors vous savez ce que j’ai fait.
  
  — Bien sûr, ce que tout gentleman respectable fait dans ce cas-là : vous ayez raccroché. Ne vous faites pas de bile Kevin, je crois que la petite dame n’est pas insensible à votre charme.
  
  — Vraiment ? Que c’est gentil de me dire ça, mon vieux. Heu… entre elle et vous, il n’y a pas un petit quelque chose ?
  
  — Peut-être, juste un petit, mais ça ne va pas vous empêcher de dormir.
  
  — Non, je crois que non. Prêt pour un autre verre ?
  
  — Pourquoi pas ? Cette fois, c’est votre tournée.
  
  *
  
  * *
  
  À sept heures moins le quart, j’allai rejoindre Christine dans la salle à manger. Elle n’y était pas encore et j’en profitai pour flâner dans le hall juste pour voir Casey sortir des ascenseurs et se diriger vers la porte principale.
  
  Elle était habillée à la perfection, dans une robe de soirée longue et sans dos. Exactement la plus belle tenue d’une jeune mariée prête à sauter au cou de son mari.
  
  Une limousine interminable l’attendait devant l’entrée. Un chauffeur étrangement ressemblant aux gardes du corps d’Orantes sortit et lui ouvrit la porte arrière. Comme elle montait dans la voiture, je sentis une présence derrière moi, puis quelqu’un qui s’appuyait sur mon épaule. Au parfum, je reconnus immédiatement Christine.
  
  — Je parierai n’importe quoi qu’elle ne va pas rejoindre son tendre époux, dit-elle.
  
  — N’importe quoi ? demandai-je, la regardant dans les yeux.
  
  — Même ça ! affirma-t-elle, sur le ton de la confidence.
  
  — Pas de pari. Prête pour le repas ?
  
  — Je suis affamée.
  
  Je priai le maître d’hôtel de nous montrer notre table et commandai à boire. Christine était réellement éblouissante dans un ensemble largement échancré, faisant ressortir sa généreuse poitrine. L’étoffe était d’un rouge éclatant, mais non violent, moulant toutes les courbes de son corps, faisant ressortir les formes et le teint de sa peau. Même un glacier en aurait fondu d’admiration. Ses cheveux tombant sur ses épaules complétaient l’image de la femme telle que je l’aime.
  
  Nous commandâmes notre repas avec le maître d’hôtel. Une fois seuls, elle me dit d’un air songeur :
  
  — Qui crois-tu qu’elle va retrouver, sur cette île, qui soit assez attentionné pour lui envoyer une péniche sur roues pour venir la chercher ?
  
  — Qui ? demandai-je intrigué.
  
  — Mais la petite mariée blonde, voyons ! À qui pensais-tu ?
  
  — Ah, elle ? Je n’en sais rien. Tu penses qu’elle joue au poker ?
  
  Christine fit une mimique malicieuse et me sourit :
  
  — Je te parie qu’elle joue à d’autres sortes de jeux…
  
  Elle me regarda comme si elle attendait de moi que je révèle un secret, mais je marmonnai quelque chose à propos de mon absolue ignorance en la matière.
  
  — Tu crois qu’elle sera avec lui à la table ce soir ? demanda-t-elle.
  
  — Je n’en sais rien, Christine, répondis-je à nouveau. Peut-être me le diras-tu quand tu reviendras ce soir.
  
  — Tu resteras éveillé à m’attendre ? demanda-t-elle, taquine.
  
  Notre dîner arrivait et nous nous laissâmes servir en silence. Le garçon s’éclipsa.
  
  — Nick, tu as repensé à mon offre de ce matin ?
  
  — Quelle offre ?
  
  — Au sujet de mon aide éventuelle pour les choses que tu désires dans la maison d’Orantes.
  
  — Je n’ai jamais dit que j’avais besoin de quoi que ce soit, lui rappelai-je.
  
  — Non, tu ne l’as pas dit explicitement, mais je ne suis pas sotte et toi non plus. Cessons de jouer.
  
  Je la regardai attentivement par-dessus la table, en ayant envie, pour une fois dans ma vie, de prendre les gens pour ce qu’ils étaient. Mais je ne le pouvais pas, j’étais trop habitué. Je ne pouvais m’offrir ce genre de luxe, si je voulais rester en vie un peu plus longtemps, ou simplement la garder vivante, elle.
  
  — D’accord, Chris. Franchement, j’ai pensé à ton offre et je me demande bien pourquoi tu me fais cette proposition sans même savoir à quoi tu seras exposée.
  
  Je me penchai et ajoutai :
  
  — Tu sais, nous ne savons pas grand-chose, ni de l’un, ni de l’autre.
  
  — Tu ne crois pas que je m’intéresse à toi et que je veux t’aider ?
  
  — Maintenant, à toi, Christine. Tu es la première à dire que tu voulais arrêter de jouer, rappelai-je. Dans mon métier, être sceptique est un art de vivre.
  
  — Et quel métier ?
  
  — Je te l’ai déjà dit. Je suis détective privé.
  
  — Oui, je sais, mais tu es sur quoi ?
  
  — Réponds à ma question d’abord. Pourquoi veux-tu m’aider ?
  
  Elle reposa sa fourchette. Prit un long moment à boire son verre de vin. De sa main libre, elle pianotait nerveusement la table. Finalement, elle se décida à parler :
  
  — Nick, j’ai vécu d’une certaine manière pendant pas mal de temps. J’ai voyagé, je n’ai jamais travaillé, jamais je n’ai pris au sérieux quoi que ce soit. As-tu une idée de ce que c’est que de vivre comme ça ?
  
  Je fis signe que non. Le jour où j’arrêterai de prendre quoi que ce soit au sérieux sera le moment pour moi de retirer mes billes pour de bon.
  
  — Ça devient ennuyeux et déprimant, Nick. Comprends-moi bien, je ne veux pas dire que je veux tout laisser tomber. J’aime vivre de cette manière, mais de temps à autre, j’aimerais tellement faire quelque chose d’utile ou d’excitant.
  
  C’était le mot clé.
  
  — Je vois.
  
  — D’abord, quand je t’ai rencontré, j’ai eu l’impression que tu étais différent de ce que tu voulais bien laisser croire. L’expérience sur le ponton m’a convaincue.
  
  — Ah oui, c’était convaincant, très bien.
  
  — As-tu pensé que le fait qu’on ait tiré sur moi m’avait effrayée ? demanda-t-elle sérieusement.
  
  — Cette pensée m’a effleuré, admis-je.
  
  — Je me suis surprise moi-même, Nick. Tu as apporté quelque chose de neuf dans ma vie. Elle se pencha et chuchota : – Tu m’as fait découvrir le danger, et l’excitation qui va avec. C’était inconnu pour moi.
  
  — Très dramatique.
  
  — Oui Nick, c’est cette excitation que je recherche auprès de toi. Est-ce que c’est ça que tu voulais m’entendre dire ?
  
  Si j’avais pu la croire, ç’aurait été exactement le genre de chose que j’aurais désiré entendre. Mon scepticisme était comme une seconde nature chez moi, et il fallait bien plus que deux agréables nuits pour que ça change.
  
  — OK, Christine.
  
  — Ça veut dire que tu veux bien de mon aide ? Tu me crois ?
  
  — Ça veut dire que je prends bonne note de tes explications pour l’instant, dis-je. Et, pour ce soir, garde tes beaux yeux bien ouverts quand tu seras dans la maison.
  
  — Qu’est-ce que je dois chercher ?
  
  — Ouvre bien les yeux simplement. Peut-être verras-tu quelque chose qui ne te fera pas plaisir.
  
  — Comme quoi par exemple ?
  
  Comme moi, pensai-je.
  
  — Laisse tomber. Ouvre simplement les yeux et souviens-toi de ce que tu verras. Nous reparlerons de ton aide plus tard.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  À huit heures un quart je laissai Christine à la porte de sa chambre pour qu’elle se fasse une ultime beauté pour sa grande nuit. Je montai dans ma chambre en vitesse pour terminer moi-même de me préparer. Je devais faire vite, car je n’avais qu’un quart d’heure avant qu’on ne vienne me chercher et j’avais de plus un autre arrêt à faire.
  
  J’allai à la suite nuptiale et je frappai vigoureusement à la porte. Comme je présumais qu’Allan Trumball était en train d’écouter Oswaldo Orantes complimenter Casey sur sa tenue, le souffle rauque, et comme je voulais me faire entendre du premier coup, je tambourinais avec cœur.
  
  Quand il ouvrit la porte, il portait un casque avec un fil pendant lamentablement. Il fit une grimace et dit, ou plutôt hurla :
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ?
  
  — Peu importe, mais je ne vais tout de même pas vous le dire dans le couloir. Je peux entrer ?
  
  Il me regarda de travers puis recula pour me laisser entrer.
  
  — Je suis en plein boulot, me dit-il impatient.
  
  — A-t-il déjà marqué des points ? demandai-je.
  
  Son regard se fit encore plus mauvais, puis il retourna s’asseoir devant son équipement électronique, remit la prise casque et tripota les boutons.
  
  La suite était somptueuse, c’est le moins qu’on puisse dire. Exactement ce que l’on attend d’un complexe hôtelier comme Pleasure Island, et le rêve de milliers de jeunes mariés.
  
  L’équipement électronique était disposé sur un secrétaire qui avait certainement été déplacé de la chambre dans ce salon. Et installé au milieu de la pièce.
  
  — Qu’est-ce que vous ferez si elle est soudain en difficulté ? dis-je en montrant le matériel.
  
  — C’est une grande fille, grogna-t-il.
  
  — J’en suis persuadé. Vous savez faire marcher ce machin ?
  
  — Bien sûr, dit-il sans tourner la tête. J’ai suivi un stage.
  
  Ouais, pensai-je, cinq minutes avant que l’avion ne décolle pour Pleasure Island…
  
  — D’accord, écoutez-moi un instant.
  
  — Carter, je suis en train de travailler et…
  
  Je le coupai.
  
  — C’est trop tard pour le faire savoir à Casey, dis-je fortement.
  
  — Savoir quoi ?
  
  — Que j’ai été invité par Orantes pour jouer au poker chez lui, ce soir.
  
  — Quoi ? cria-t-il se levant si précipitamment qu’il fit tomber sa chaise. Vous ne pouvez pas y aller, Carter. Vous êtes assistant. Vous auriez dû nous en parler, à moi ou à Casey.
  
  — C’est trop tard. Je vais aller là-bas jouer aux cartes. Je n’agirai pas. J’observerai. Qu’est-ce qu’elle fait maintenant ?
  
  — Ils finissent de dîner, me dit-il en ramassant sa chaise et en se rasseyant.
  
  — Très bien, je serai là-bas vers neuf heures.
  
  Je jetai un coup d’œil à ma montre. Il était temps de rejoindre ma voiture.
  
  — Attendez, Carter.
  
  — Nom de Dieu, Trumball, je suis censé être aussi bien joueur que professeur. Cela fait partie de ma couverture. Si je refuse cette invitation, il se demandera bien pourquoi. Non ?
  
  Il se mordit les lèvres, forcé d’admettre mon argument.
  
  — Restez devant votre engin, dis-je. Si elle se fourre dans le pétrin, je serai là pour l’aider à en sortir.
  
  — Vous pensez qu’il la gardera avec lui pendant la partie ? demanda-t-il.
  
  — C’est possible, je verrai ça sur place.
  
  En secouant la tête il constata :
  
  — Cela ne va pas comme nous l’avons prévu.
  
  — Il ne se comporte pas comme un gentleman, hein ?
  
  — Il parle, c’est tout. Il n’a pas l’air de vouloir lui faire visiter la villa. Comme si, comme si…
  
  Comme s’il se méfiait d’elle, pensai-je. Peut-être ne veut-il pas lui en montrer trop. Ou bien est-ce une habitude qu’il a avec toutes les blondes qu’il emmène chez lui. Un petit dîner et rien d’autre.
  
  — Je dois partir, une voiture vient me chercher. Écoutez, Trumball, je sais que ça ne colle pas entre vous et moi, mais allons-nous gâcher le travail pour ça ?
  
  Il me dévisagea un moment, puis laissa tomber :
  
  — Non, Carter. Je ne vous aime pas, mais je suis trop professionnel pour que cela intervienne dans le boulot.
  
  Je me retins d’éclater de rire et dit :
  
  — Parfait. Je vous reverrai.
  
  — Carter…
  
  — Quoi ?
  
  — Veillez sur elle.
  
  — Vous l’avez dit vous-même Trumball, c’est une grande fille.
  
  *
  
  * *
  
  Arrivé chez Orantes le garde du corps prénommé José me fit entrer et m’annonça que j’étais le premier.
  
  — M. Orantes est dans son bureau, suivez-moi s’il vous plaît.
  
  Je le suivis et je trouvai Orantes seul. Casey n’était pas en vue.
  
  — Un verre, monsieur Collins ? m’offrit-il.
  
  — Un bourbon, avec plaisir.
  
  José se dirigea vers le bar et prépara les « drinks ».
  
  — Les autres ne vont pas tarder à vous suivre, monsieur Collins.
  
  — Tous viennent de l’hôtel ?
  
  Il attendit un moment, me regardant, puis se décida à répondre simplement :
  
  — Non.
  
  — J’aimerais vous faire des compliments pour votre maison. C’est si tranquille et d’un si bon goût.
  
  — Merci beaucoup. Je me suis occupé personnellement de la décoration.
  
  — Oserai-je vous demander de me faire faire le tour du propriétaire ?
  
  — Nous attendons des invités, pour un poker, monsieur Collins, me dit-il, comme un rappel à l’ordre.
  
  — Oh ! Je suis certain qu’il y aura d’autres amateurs pour une petite visite.
  
  — Peut-être.
  
  — J’en suis presque sûr. Que diriez-vous d’un pari amical ?
  
  — Quel genre de pari ? demanda-t-il, intéressé.
  
  Proposer un pari à un joueur cela revient à offrir un troupeau de belles filles à un détenu à vie… Rare qu’il refuse.
  
  — Si quelqu’un d’autre vous demande de lui faire visiter votre somptueuse villa, vous acceptez.
  
  — Et si personne ne le fait ?
  
  Je tapotai la poche intérieure de mon veston, où se trouvait l’enveloppe de mes gains de la veille.
  
  — Tout ce que j’ai gagné la nuit dernière est à vous, proposai-je.
  
  — Ce qui vous en laissera suffisamment encore pour jouer ?
  
  — Pour un moment. Disons pour deux donnes, si je n’en gagne pas une.
  
  Il réfléchit à mes propositions un petit moment tout en me regardant fixement. Il était assis dans un fauteuil semblable à celui du patio. Ce devait être le seul type de fauteuil où il se sentait à l’aise. Je pariai qu’il devait en avoir un dans chaque pièce.
  
  — Je prends le pari, monsieur Collins, mais à une condition, dit-il.
  
  — Laquelle ?
  
  — Que la demande ne vienne pas de Mme Hall.
  
  — Vous êtes méfiant, monsieur Orantes, mais j’accepte.
  
  Je m’approchai de lui et nous nous serrâmes la main.
  
  — Pari tenu, dit-il.
  
  J’espérais que Kevin ne me laisserait pas tomber, attendant que je propose moi-même une visite.
  
  Une autre personne venait d’arriver. C’était Christine. Une Christine abasourdie de me voir. Son expression le montrait bien.
  
  — Je crois que vous vous connaissez ? dit Orantes sans se lever à l’arrivée de Christine, tout comme il ne s’était pas levé pour moi.
  
  — Oui. Bonsoir, Christine.
  
  — Bonsoir Nick, dit-elle recouvrant son calme délicieux.
  
  Orantes lui proposa un verre et tandis que José le lui préparait, Kevin fit son entrée. Orantes le présenta à Christine puis à moi comme étant Joseph James.
  
  — C’est un grand honneur pour moi, dit Kevin à Christine en lui baisant la main. J’ai beaucoup entendu parler de vous, madame Hall et j’attendais le moment de jouer avec vous.
  
  — Je suis flattée.
  
  Kevin me jeta un coup d’œil et j’essayai de lui faire comprendre ce que j’attendais de lui. Pendant un moment je pensais qu’il allait me laisser tomber, mais il alla droit au but.
  
  — C’est une bien jolie demeure que vous avez là, monsieur Orantes. Serait-il déplacé de vous demander…
  
  — Bien entendu, dit Orantes en me jetant un regard où ne se lisait ni surprise ni soupçon, même s’il n’en pensait pas moins. Je vous montrerai moi-même mon modeste domaine avant de jouer.
  
  — Magnifique, dit Kevin en se frottant les mains. Merci beaucoup.
  
  Il devait y avoir trois joueurs supplémentaires et ils arrivèrent tous les uns après les autres. Je me demandais combien d’entre eux étaient venus par la mer.
  
  Orantes nous les présenta au fur et à mesure de leur arrivée. Jock Owens venait du Texas. Il en avait l’allure, l’art et la manière. Il était grand, mince avec de larges mains aux doigts très longs. Il enleva son Stetson blanc, le posa sur le cœur et se présenta à Christine. Un vrai cinéma. Trop poli pour être honnête, ou bien était-ce mon scepticisme viscéral ?
  
  John Woodley Farrel venait de Californie. Très mince, avec des cheveux longs bouclés, et une personnalité plutôt effacée. Il accepta un xérès avec suavité.
  
  Kasimir Parlov était peut-être russe ou bien tchèque. Presque aussi charpenté qu’Orantes, il avait des épaules de déménageur, mais pas un gramme de ventre. Ses cheveux gris étaient coupés courts et ses mains étaient pourvues de gros doigts boudinés qu’on avait du mal à imaginer tenant un jeu de cartes.
  
  Quand Orantes proposa une petite visite de sa villa, les trois derniers arrivant marquèrent un peu d’impatience, mais je réussis à capter l’attention de Christine et elle déclara :
  
  — C’est une merveilleuse idée !
  
  Et Orantes nous entraîna de pièce en pièce, nous les montrant toutes. Sauf une.
  
  Elle se situait au premier étage, et nous passâmes et repassâmes devant la même porte sans que jamais Orantes ne fasse allusion à ce qui se trouvait derrière. Moi non plus. Je n’en avais pas besoin. Je savais que c’était la pièce. La seule chose qui m’embêtait, c’était de ne pas savoir si Casey y était avec les papiers et si elle tentait le coup maintenant. Mais, selon toute logique, Orantes n’aurait pas laissé Casey, ou quiconque, seule dans la pièce avec les papiers.
  
  Cela voulait dire que Casey devait être ailleurs, et la seule possibilité qui restait était l’endroit où nous allions jouer, le seul que nous n’ayons pas encore vu.
  
  Il nous conduisit au pied des escaliers, dans une grande pièce avec, au centre, une table recouverte d’un tapis vert. Il y avait deux paquets de cartes emballés, et un plateau rond garni de jetons et de plaques de poker de couleurs différentes.
  
  Derrière le bar se tenait Casey.
  
  Quand elle me vit, on ne peut pas dire que son visage parut heureux. Les choses n’allaient visiblement pas dans le sens qu’elle avait espéré. Sa présence derrière le bar signifiait qu’Orantes l’avait désignée comme l’hôtesse pour le jeu, rôle qu’elle n’appréciait sans doute pas, sans pouvoir néanmoins le refuser.
  
  Elle arriva à peine à cacher sa surprise quand elle me vit au milieu des invités pénétrant dans la pièce.
  
  — C’est ici que nous allons jouer, dit-il, et voici Casey notre hôtesse pour ce soir.
  
  Je remarquai la présence de José, l’un de ses gardes du corps, qui se tenait dans un coin, les bras croisés. Il ne bougerait certainement pas pendant tout le jeu.
  
  — S’il vous plaît, prenez place autour de la table, invita Orantes.
  
  La sienne était évidente : un fauteuil rembourré comme il les aimait. Kasimir Parlov parut être gêné aux entournures dans son siège, et Orantes lui fit apporter un fauteuil semblable au sien. Parlov l’en remercia vivement et Orantes lui dit que ce n’était rien et qu’il voulait que chacun soit installé confortablement pendant qu’il le dépouillait. Tout le monde s’esclaffa.
  
  Nous commandâmes nos verres à Casey qui les prépara et les servit. Nos yeux se rencontrèrent quand elle m’apporta le mien et je sentis ses pensées noires, comme si elle les exprimait : que pouvais-je donc bien foutre ici ? Je lui souris et la remerciai.
  
  Quand nous fûmes tous servis, Orantes décacheta un jeu de cartes et commença à distribuer la première donne. Pour une fois Christine n’était pas face à moi, mais sur le siège de gauche. Kevin était mon vis-à-vis, à la droite de Christine. Orantes était assis deux joueurs plus loin sur ma droite.
  
  D’où j’étais placé j’avais une vue parfaite sur l’entrée de la pièce. Et je pouvais voir l’escalier, un peu plus loin, menant au premier étage. La porte devant laquelle nous étions passés en montant et en redescendant était à l’entresol. Orantes ne pouvait pas voir la porte de l’escalier de sa place, mais José lui le pouvait.
  
  Après cinq donnes, je demandai à Orantes le chemin du cabinet de toilette. Il me dit que c’était à gauche en sortant. Si j’allais directement vers l’escalier à la place de la salle de bains, José me verrait. Ce qui voudrait dire que je ne pouvais pas aisément monter et jouer à l’homme perdu. José n’était pas le type à avaler ça. Moi non plus d’ailleurs, si j’étais à sa place.
  
  Kevin s’en tirait bien et ses affaires étaient déjà florissantes, après la première heure. Orantes et Christine semblaient à égalité. Chacun perdait, mais J.W. Farrel était le plus grand perdant de tous. Il nous fit part de ses petits malheurs :
  
  — Je n’ai jamais eu une déveine pareille, gémit-il.
  
  Il fumait cigarette d’eucalyptus sur cigarette d’eucalyptus et s’épongeait le front par touches délicates à l’aide de son ravissant petit mouchoir de soie jaune canari.
  
  Les choses commencèrent à devenir intéressantes deux heures plus tard. Entre Orantes, J.W. Farrel et moi-même.
  
  Nous en étions à cinq cartes dans une donne de sept. Farrel menait avec une paire de valets et avait découragé tout le monde sauf Orantes et moi. Notre hôte avait une paire de dix montrée, mais je l’avais doublée avec une paire de six cachés et une de plus sur la table. Je savais que si je tirais une autre paire, je battais les dix d’Orantes à moins qu’il ne tire lui-même une autre paire. Farrel avait deux paires, j’en étais sûr. La seule manière pour qu’il gagne était de tirer un troisième valet. Seulement je savais que Christine avait jeté un valet, ce qui ne lui donnait qu’une chance d’être maître du jeu.
  
  La donne appartenait à Jock, et il nous distribua notre sixième carte. Farrel tira un cinq, qui lui donnait deux paires sur la table. La carte d’Orantes était un trois, sans utilité. Mes six furent rejoints par un petit deux. Ce petit deux assorti au petit deux que j’avais avec mes trois-six cachés, me donnait mon full.
  
  Farrel ouvrit à mille dollars. Orantes monta de mille. Je tâtais le terrain en montant seulement de cinq cents.
  
  Farrel me regarda, puis mes six. S’il avait son full il devait monter, mais s’il ne l’avait pas il se contenterait de suivre. Il monta. Orantes ajouta cinq cents sur moi. Je suivis ainsi que Farrel. C’est ce qu’on appelle se débarrasser vite fait de son argent.
  
  Jock donna la dernière carte.
  
  Un valet pour moi, ce qui signifiait que Farrel était foutu pour cette fois.
  
  Il avait joué pour ce valet et je pus noter une lueur de désappointement quand il vit sa dernière carte. Fini.
  
  Maintenant je devais faire attention à Orantes. J’avais un avantage sur lui. Je savais que la main de Farrel était foutue, lui pas. Il jouait toujours contre nous deux. Moi je jouais contre lui seulement.
  
  Farrel ouvrit. Il voulait nous faire croire qu’il avait ses valets.
  
  Orantes annonça mille de plus. Il voulait nous faire croire qu’il avait ses dix et qu’il ne croyait pas Farrel.
  
  Je montai de mille. Je le devais. Même si je ne le battais pas, je voulais le secouer un peu.
  
  Si l’homme était ébranlé, en tout cas il ne le montrait pas. Sans hésitation il me balança encore mille de plus. Entre Orantes et moi, Farrel se dit qu’au moins l’un d’entre nous était plus fort que lui, et il s’inclina.
  
  Je ne voulais pas paraître hésitant. Soit je montais, soit je demandais à voir pour m’épargner quelque argent. J’optai pour la seconde solution et j’attendis.
  
  — Deux paires, annonça Orantes, montrant les dix et une paire de huit.
  
  — Nom de Dieu ! explosa J.W. Farrel.
  
  Ses valets auraient été au-dessus d’Orantes. Mais pas suffisant pour moi.
  
  — Les six, dis-je en ratissant les mises fort substantielles.
  
  — Oh, mon Dieu, répéta J.W., sachant que de toute façon il aurait été le second.
  
  Orantes lui lança un regard que j’interprétai comme hautement désapprobateur. Son visage n’avait pas changé, mais je décelais une légère différence aux plis des lèvres.
  
  — Nouvelle donne, Madame et Messieurs, dit Jock en passant le reste du paquet à Christine.
  
  Elle s’arrangea pour me faire un petit signe de l’œil, qui signifiait qu’elle me pardonnait de ne pas lui avoir dit que je serais de la partie ce soir.
  
  Je captai l’attention de Kevin pour lui rappeler qu’il devait aussi faire un petit tour d’inspection dans le couloir. Pour pouvoir comparer nos notes plus tard. Dès que Kevin fut de retour et sans aucun signe de ma part, à moins que je ne sois un télépathe qui s’ignore, elle demanda à Orantes où elle pourrait se « refaire une beauté ». Je l’aurais embrassée.
  
  La nouvelle donne se transforma en un nouveau trio : Jock, Kevin et moi. Je remarquai qu’Orantes m’avait à l’œil, cherchant les signe révélateurs, un trait quelconque dans mon attitude qu’il pourrait utiliser contre moi.
  
  J’affichai l’impassibilité absolue, ce qui m’était vraiment difficile, parce que j’avais le genre de main dont rêvent tous les joueurs. Celle qui donne envie de pousser un cri de guerre quand on la déniche.
  
  Sur la table j’avais un six de cœur, cinq de cœur, valet de trèfle et roi de trèfle. Caché j’avais le dix, la reine et l’as de trèfle. Kevin et Jock devaient croire à une suite moyenne et je savais que Jock voulait me battre. Il avait quatre carreaux montrés et reçut le cinquième à la dernière carte. Je le savais car sa lèvre supérieure frémissait à chaque fois qu’il avait une bonne main, et après la septième carte, il bouillait littéralement. Un tic qui coûte cher quand on est joueur professionnel…
  
  Kevin prenait à cœur ce qu’il considérait comme un beau geste en ma faveur. Il était en train de me bâtir un « pot » royal, parce qu’il ne devait avoir qu’une modeste paire. Orantes avait décidé d’ignorer Kevin et m’observait. Il ne vit pas, ou du moins je l’espère, Kevin misant sur moi consciencieusement et faisant monter le pot. Jock était si préoccupé par ses propres cartes qu’il ne remarquait rien d’autre.
  
  Finalement, Kevin dut abandonner sous peine de voir son petit manège dévoilé. Pour finir, Jock suivit ma surenchère mais ne monta pas, je crois que je le faisais trop languir, il était tellement impatient de me montrer sa main. Je retournai mes cartes. Le grand Texan devint blanc.
  
  — Salaud !
  
  Salaud en effet, à en croire le regard que Kasimir Parlov jetait à Kevin. Les manigances de Kevin ne lui avaient pas échappé. Si Parlov en parlait à notre hôte, nous serions dans de beaux draps.
  
  Par chance, Kevin s’aperçut que Parlov le regardait, et joua le type secoué par la déveine. Ce qui sembla satisfaire le Russe.
  
  La nuit était terminée et je me demandais comment Kevin, J.W. et Jock avaient obtenu des invitations d’Orantes. Pas un des trois n’avait ce qu’il fallait pour être un joueur professionnel. Jock avait son tic, J.W. était un tantinet émotif et Kevin vraiment trop turbulent.
  
  — Messieurs et Madame, merci pour cette très intéressante soirée. Si certains d’entre vous étaient intéressés par une autre comme celle-ci, je les invite à rester à l’hôtel à mes frais, et à revenir ici mardi soir, annonça Orantes à la fin de la partie.
  
  — Pourquoi pas demain soir ? demanda Jock.
  
  — J’ai d’autres obligations demain soir, dit Orantes à la cantonade, sans rien ajouter.
  
  Je fus surpris quand Orantes me tira à part et me demanda :
  
  — Vous ne voyez pas d’objections à partager votre voiture pour retourner à l’hôtel ?
  
  — Avec qui ?
  
  — Mme Hall.
  
  — Non, pas la moindre objection.
  
  Le retour à l’hôtel était prévu dans deux voitures. Christine et moi dans l’une, et le reste des joueurs dans l’autre. C’était parfait.
  
  Je rejoignis Christine sur la banquette arrière de la limousine.
  
  — Ah ! Heureuse de te rencontrer ici, remarqua-t-elle.
  
  — Je vais t’expliquer.
  
  — Parfait, j’adore les explications, dit-elle. Ta chambre ou la mienne ?
  
  — Va pour la tienne, dis-je en pensant à Casey. Nous ne serons pas dérangés.
  
  Quand le téléphone sonna pour la première fois dans la chambre de Christine, nous n’étions vraiment pas disposés à répondre. Nous avions… l’esprit ailleurs. Le téléphone sonna une deuxième fois, je dis à Christine de ne pas répondre.
  
  — Pourquoi pas ? Tu sais qui c’est ? demanda-t-elle.
  
  — Probablement des amis à moi, essayant de me localiser, et je ne veux pas être localisé maintenant.
  
  Ce devait être Casey, désirant une explication à propos de la soirée, une explication plus détaillée que celle que j’avais donnée à Trumball. Je me demandais à quelle heure elle était revenue à l’hôtel. Elle n’était pas rentrée avec les autres invités. Orantes avait-il eu quelque chose en tête pour elle après le jeu ?
  
  Elle voulait ses réponses, je voulais les miennes, mais ça attendrait bien jusqu’à demain, ou pour être exact plus tard dans la journée, vu qu’il était presque quatre heures du matin.
  
  Christine, elle, me demanda pourquoi j’avais réagi comme ça concernant le téléphone.
  
  — Je ne veux pas que n’importe qui sache que je suis là, dis-je. Et j’essayai de changer de sujet en disant : En revanche après ton petit périple pour te « refaire une beauté » tu la mériterais bien ton explication !
  
  — As-tu vu où se trouvait la salle de bains, la mienne ? dit-elle avec un air de défi dans la voix.
  
  — Oui, bien sûr.
  
  Je l’avais en effet suivie des yeux quand elle s’était absentée. C’était au premier, et elle avait dû passer devant la porte pour y aller.
  
  — C’était toujours fermé à clef, dit-elle comme si elle avait lu mes pensées.
  
  — Quoi ?
  
  — La porte de la pièce qu’Orantes ne voulait pas nous montrer.
  
  — Tu as essayé ?
  
  — Oui.
  
  — C’était complètement dingue, Chris. Tu aurais pu te faire surprendre.
  
  — Nick, je t’avais dit que je voulais t’aider. Debout devant cette porte, tournant la poignée, c’était vraiment excitant.
  
  — Te faire surprendre l’aurait été beaucoup moins, dis-je. Tu veux m’aider ?
  
  — Oui.
  
  — Alors tu fais ce que je dis, ni plus, ni moins, d’accord ?
  
  — D’accord, approuva-t-elle.
  
  Ses yeux brillaient d’excitation.
  
  — Toi, moi et une autre personne, nous allons nous rencontrer aujourd’hui et mettre en commun tout ce que nous avons vu la nuit dernière à la villa. À nous trois, nous pourrons établir un plan assez fidèle de l’intérieur de la maison. Et surtout, de la partie qui nous intéresse.
  
  — La partie tout autour de cette porte verrouillée, dit-elle pour me montrer qu’elle me suivait.
  
  — C’est ça Chris. Il y a quelque chose que je veux dans cette villa, et ce quelque chose est derrière la porte.
  
  — C’est pourquoi il ne nous a pas montré cette pièce. Il ne voulait pas que l’on puisse voir à l’intérieur.
  
  — Exact.
  
  — Qui d’autre est dans le coup Nick ? demanda-t-elle. La petite mariée blonde ?
  
  — Oui, mais pas dans le même sens.
  
  Au même moment le téléphone retentit de nouveau.
  
  — Ne réponds pas. Dormons un peu. On a du travail demain.
  
  Elle gloussa :
  
  — On dirait que tu prépares un cambriolage ou quelque chose dans le genre.
  
  Maintenant elle pensait que j’étais un maître du crime et ça semblait l’exciter encore plus.
  
  Tellement que nous nous endormîmes encore plus tard que prévu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  Je savais que je ne pouvais pas éviter une confrontation avec Casey. Le téléphone avait sonné toutes les demi-heures dans la chambre. Ce qui ne facilite en rien le sommeil, ni autre chose d’ailleurs.
  
  À six heures finalement il s’était arrêté de sonner et nous pûmes nous assoupir. À neuf heures, laissant Christine endormie, je regagnai ma chambre. Après une bonne douche, je téléphonai à mon tour à Casey.
  
  — Allô, oui ? dit une voix ensommeillée.
  
  — Bonjour, que diriez-vous d’un petit déjeuner, madame Tremayne ?
  
  — Vous ! Où êtes-vous ? Où diable étiez-vous passé ? demanda-t-elle.
  
  — Je vous le dirai devant une tasse de café.
  
  — Allan est sous la douche. Je vais attendre qu’il…
  
  — Après la nuit dernière, je pense que personne ne sera surpris de vous voir déjeuner sans la compagnie de votre époux. Ce n’était pas spécialement discret, votre sortie d’hier soir, vous savez.
  
  Un ange passa, puis elle dit :
  
  — D’accord, rendez-vous dans un quart d’heure, Nick. J’aimerais entendre vos explications pour la nuit dernière, et j’espère qu’elles seront satisfaisantes.
  
  Encore une fois j’étais persuadé que j’arriverais le premier au rendez-vous. En effet, j’en étais à mon deuxième Bloody Mary quand elle fit son apparition captant tous les regards masculins.
  
  Elle portait une robe de plage légère de coton bleu, qui s’ouvrait largement sur le haut de la cuisse, et seuls deux petits boutons fermaient le devant juste assez pour ne pas provoquer une congestion matinale chez les baigneurs. La seule chose qui la différenciait d’une ravissante petite blonde dragueuse était la lueur de colère qui éclairait son regard. La crispation de ses mâchoires en disait long sur ses états d’âme.
  
  Elle s’assit devant moi, ignora le verre que j’avais commandé pour elle, et commença l’interrogatoire :
  
  — Que pensiez-vous pouvoir faire en vous pointant à la villa d’Orantes hier soir ?
  
  — J’étais invité. Allan ne vous l’a pas dit ? Je lui en ai fait part. Comme agent responsable il devait être mis au courant, tout comme je lui ai dit la raison pour laquelle j’avais accepté.
  
  — Bon maintenant, en tant qu’agent responsable, je veux connaître votre explication. Et qu’elle tienne debout !
  
  Je m’inclinai et lui dit à voix basse :
  
  — Ne dites rien Casey. Je vais vous expliquer. Mais fermez-la assez longtemps pour pouvoir m’écouter.
  
  Elle fut sur le point de répliquer, mais se ravisa, croisa les bras et attendit.
  
  — Premièrement, je n’ai reçu l’invitation que très tard dans la soirée, après que vous ayez quitté l’hôtel. J’ai prévenu Allan aussi vite que possible, mais vous étiez déjà partie. La raison que je lui ai donnée était exacte. L’autre raison, c’était vous.
  
  — Moi ?
  
  — Oui, je m’inquiétais pour vous, lui dis-je en m’efforçant de ne pas forcer la dose.
  
  C’était une femme et je misais sur la corde sensible avant que le métier ne reprenne le dessus. Son visage parut s’adoucir légèrement, ça marchait.
  
  — Je n’aimais pas l’idée de vous savoir seule dans la maison, vous le savez. Aussi quand j’ai reçu l’invitation, j’ai vu tout de suite le profit que je pouvais en tirer. Comment ça s’est passé, hier soir ? Vous avez mis la main sur les documents ?
  
  Elle fit signe que non et elle parut embarrassée.
  
  — Je ne comprends pas Nick, Orantes a été très prévenant, attentionné même. Il ne m’a jamais laissée seule une seconde et ne m’a même pas touchée. Il m’a laissée en compagnie de José dans la salle de jeu pendant qu’il recevait les invités. Puis après votre départ il m’a entraînée dans son petit salon pour prendre un verre et m’a fait raccompagner.
  
  — Où se trouve-t-il ?
  
  — Il vous l’a montré. C’est un peu plus loin que la salle de jeu.
  
  — Ah, c’est vrai.
  
  Elle me regarda un long moment d’un air songeur et dit :
  
  — Vous l’avez remarquée, également, n’est-ce pas ?
  
  — Remarqué quoi ?
  
  — La porte verrouillée, sur le palier entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Il n’a même pas voulu que je m’approche de cette porte.
  
  — Il est peut-être méfiant de nature, nous sommes passés deux fois devant, une fois en montant, l’autre en redescendant et il n’en a même pas fait mention. Ce doit être là qu’il garde les documents.
  
  — C’est là aussi qu’il va les mettre aux enchères. Nous devons retourner dans la villa.
  
  — Il ne vous a pas proposé de revenir ? demandai-je.
  
  — Il a dit qu’il m’appellerait. Il m’a remerciée d’avoir joué l’hôtesse et m’a demandé si je restais encore une semaine sur l’île. Dans ce cas-là, il m’inviterait de nouveau pour une autre partie de poker.
  
  — Qu’avez-vous répondu ?
  
  Elle me fit une grimace et dit :
  
  — Je lui ai dit que j’en serais ab-so-lu-ment ravie.
  
  J’éclatai de rire.
  
  — Je vous ai trouvé merveilleuse en hôtesse, dis-je. Vous auriez un brillant avenir comme tenancière de bistrot, mais votre métier actuel est passionnant.
  
  — Oh ! Fermez-la, dit-elle, mais elle ne put s’empêcher de sourire. Toute colère semblait l’avoir quittée.
  
  — On se voit ce soir ? demanda-t-elle.
  
  — Ça aurait l’air de quoi ?
  
  — Vous avez été le premier à me dire que plus rien ne surprendrait venant de ma part.
  
  — Allez-vous faire votre rapport au colonel, maintenant que votre premier plan a échoué ? demandai-je.
  
  — Allan est en train de le faire, dit-elle. Et mon plan n’est pas un échec complet, Nick, je suis allée dans la maison.
  
  — Oui, mais moi aussi, et je ne suis même pas une charmante blonde.
  
  — Votre flirt non plus, et elle y est allée aussi. Elle n’est pas mal, n’est-ce pas… si l’on aime les femmes plus que mûres.
  
  — C’est une joueuse de premier ordre.
  
  — Je l’aurais parié.
  
  — J’espère qu’Allan et vous, allez mettre un nouveau plan au point assez vite.
  
  — Nous y travaillons. Je vous tiendrai au courant. À l’avenir restez en retrait. J’apprécie votre sollicitude, mais soyez discret. Nous ferons appel à vous, je vous le promets.
  
  Elle se pencha vers moi et posa ses mains sur les miennes. Je lui souris :
  
  — C’est vous le chef.
  
  Elle prit une gorgée de Bloody Mary et dit :
  
  — Je dois rentrer. Je veux savoir comment a réagi le colonel au rapport d’Allan. Vous m’appelez plus tard ?
  
  — C’est promis.
  
  Elle me tapota la main en disant :
  
  — Vous êtes vraiment un type adorable, Nick.
  
  — Vous n’êtes pas mal non plus.
  
  Elle se leva et disparut. Tous les mâles frisèrent le torticolis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  Ma deuxième priorité de la journée se nommait Al Nuss.
  
  — Al Nuss est-il dans les parages ? demandai-je au réceptionniste.
  
  — Il n’est pas de service, me dit-il.
  
  — C’est très important. Je dois lui parler. Pouvez-vous me dire où se trouve sa chambre ?
  
  — Bien sûr. Prenez l’ascenseur. Descendez d’un étage et tournez à droite en sortant. C’est la chambre A14.
  
  — Merci bien, lui dis-je en lui glissant cinq dollars.
  
  — Merci, monsieur.
  
  Nuss apparut dans l’entrebâillement de la porte drapé dans une robe de chambre en soie.
  
  — Eh bien, vous n’avez certainement pas acheté ça avec votre salaire de garçon d’étage.
  
  — Je l’ai ramassée quelque part, me dit-il en se regardant. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
  
  — Je peux entrer ? Je voudrais vous parler de quelque chose.
  
  — Bien sûr. Un verre ? proposa-t-il.
  
  Je regardai le mobilier de la pièce, lui aussi ramassé quelque part sans doute. Il ouvrit un joli petit meuble, garni d’une rangée impressionnante de bouteilles d’alcools et de verres.
  
  — Entre nous Al, vous vous amusez bien !
  
  — J’essaye, Nick. J’essaye. Quelque chose ? dit-il en me désignant les bouteilles.
  
  — Pas maintenant. On peut discuter ?
  
  — Évidemment. Je mets le compteur en route.
  
  Le compteur était déjà à plusieurs chiffres et après notre petite discussion j’avais la très nette impression qu’il en compterait encore beaucoup d’autres.
  
  Il s’assit sur le lit et je m’installai sur une chaise face à lui.
  
  — Al, je vais avoir besoin d’un moyen de transport pour quitter l’île.
  
  — Pas de problème. Il y a des navettes quatre fois par jour. Demandez à la réception…
  
  — Non, je ne parle pas des navettes Al, je veux parler de… moyens de transport non répertoriés.
  
  Il me regarda, silencieux, puis déclara :
  
  — Je pense à quelque chose.
  
  — À quoi ?
  
  — Je pense que j’aurais bien quelque chose, mais pourquoi ne me dites-vous pas de quoi il retourne ? Je veux dire, pour tout.
  
  Je lui avais déjà donné deux versions de mon histoire, mais il semblait disposé à en accepter une troisième.
  
  — D’accord Al, allons droit au but.
  
  — Ouais !
  
  — Je vais dévaliser Orantes.
  
  Ses sourcils se levèrent. Il baissa la tête, attendit un moment puis me regarda :
  
  — Je ne vous crois pas, dit-il finalement.
  
  — C’est vrai ! Plus vrai que tout ce que j’ai pu vous raconter.
  
  Il me fit un clin d’œil et demanda :
  
  — Vous êtes sérieux ?
  
  — Très.
  
  — Vous êtes gonflé. Vous allez attaquer et dévaliser le gros ? Vous savez à qui vous avez affaire ?
  
  — Je sais, mais il le faut. Al, et j’ai besoin de votre aide, ajoutai-je.
  
  — Le moyen de quitter l’île après le boulot ?
  
  — C’est ça. Une fois les choses terminées je ne veux pas retourner à l’hôtel ni rester sur l’île très longtemps.
  
  — Vous êtes seul dans le coup ?
  
  — Pour l’instant. Je pense recruter deux personnes.
  
  — Vous pensez déjà à quelqu’un ?
  
  — Oui, je pense à deux personnes.
  
  — Vous avez besoin d’un homme d’expérience ?
  
  — Vous, par exemple ?
  
  — Ouais.
  
  — Vous avez acquis votre savoir-faire dans les environs ? À New York ?
  
  — New York, Los Angeles, Chicago… un peu partout. Et j’ai laissé des souvenirs.
  
  — On vous recherche ? demandai-je.
  
  — Non, j’suis libre comme l’air. Vous n’avez pas de bile à vous faire pour ça. Si vous voulez de moi…
  
  — Pouvez-vous me trouver un moyen de quitter l’île ?
  
  — Je peux vous dégotter un hélico.
  
  — Si je vous dis quand, pourrez-vous le poser près des embarcadères, en bas de la maison d’Orantes ?
  
  — Vous tracassez pas. Alors je suis dans le coup ?
  
  — Vous voulez que je vous signe un papier peut-être !
  
  — J’sais pas ce que vous cherchez, mais si ça vient de chez Orantes, ça doit valoir son pesant de cacahuètes, alors ça me suffit comme papier.
  
  — OK Al, vous êtes engagé.
  
  — Combien sur le coup ?
  
  — Avec vous, quatre. Je parlerai aux autres aujourd’hui.
  
  — Quand pensez-vous agir ?
  
  — Je ne sais pas encore, mais sûrement dans moins de deux jours, dis-je.
  
  — Je serai prêt. Je devrai, heu, payer un pilote. Combien pouvons-nous le payer ?
  
  — Donnez-lui ce que vous pouvez. Décidez vous-même.
  
  — Combien de personnes monteront dans l’hélico ? demanda-t-il.
  
  — Si l’on ignore votre participation à l’affaire vous pourrez toujours revenir ici.
  
  Kevin voudrait certainement foutre le camp – ça j’en étais certain. Donc lui et moi de toute évidence. Tout dépendait de la participation de Christine. De plus comme je n’étais pas fixé sur l’éventuelle participation de Casey et Trumball, nous devions être cinq au maximum et deux au minimum. C’est ce que je dis à Al Nuss.
  
  Je me levai et me dirigeai vers la porte.
  
  — Je garderai le contact, Al, et je vous dirai quand nous agirons. Je dois encore parler aux autres. Nous aurons un dernier briefing quand j’aurai contacté tout le monde.
  
  — Les autres peuvent encore refuser ? demanda-t-il.
  
  — C’est possible.
  
  Il haussa les épaules et dit :
  
  — Ça en fera plus pour nous.
  
  — C’est ça… Je vous ferai signe.
  
  J’espérais qu’il ne serait pas trop dépité quand il s’apercevrait que le « plus » en question, n’était qu’un « grand merci » de sa patrie reconnaissante.
  
  *
  
  * *
  
  Je trouvai Kevin dans sa chambre se régalant d’un tardif petit déjeuner. Il m’ouvrit la porte, une grande serviette autour du cou et mâchouillant des œufs.
  
  — Je le savais, dis-je.
  
  — Quoi ?
  
  — Que sous ce charme et cet esprit aristocratiques se cachait un naturel crasseux.
  
  — Ouais, ouais… Faut bien être naturel de temps en temps ! Voulez-vous entrer ?
  
  — J’aimerais.
  
  Il ferma la porte et demanda :
  
  — Une tasse de café ?
  
  — Je ne veux pas vous en priver.
  
  — J’ai commandé deux pots, Nicholas. Je vous attendais, dit-il avec un large sourire.
  
  Il se rassit devant son plateau, je pris ma tasse et m’installai sur le lit.
  
  C’était amusant. Kevin et moi avions travaillé ensemble une ou deux fois quand les situations nous y avaient forcés, mais la plupart du temps nous avions été adversaires. À présent il était le seul ici en qui j’avais confiance.
  
  En bonne partie parce que je le connaissais et qu’il n’était pas le Spécialiste.
  
  Deux ans auparavant nous étions tous les deux en Suisse pendant que le Spécialiste s’occupait de la victime numéro 14 en Australie. Nous avions eu d’ailleurs une longue discussion pour savoir qui se cachait derrière ce nom.
  
  Il m’avait dit à cette occasion qu’il avait pensé un moment à moi.
  
  Une autre fois, alors que je savais où opérait Kevin, le Spécialiste avait de nouveau frappé, aucun doute n’était plus possible : ce n’était pas lui.
  
  — OK, Kevin, jouons cartes sur table.
  
  — Je pensais que nous l’avions fait. Je suis ici pour les documents qu’Orantes veut vendre aux enchères, vous êtes là pour les voler, exact ?
  
  — Exact, mais il y a autre chose.
  
  — Quoi ?
  
  Je pris le petit mot m’informant que je figurais sur la liste comme la prochaine victime du Spécialiste et le lui tendis :
  
  — Nous avons la visite d’un ami.
  
  Il lut la feuille et me la rendit.
  
  — Il s’est manifesté ?
  
  — En quelque sorte.
  
  — De quelle façon ?
  
  — Il m’a tiré dessus deux fois et…
  
  — Et manqué ? demanda-t-il surpris.
  
  — Oui, et délibérément. Sans quoi, il m’aurait refroidi depuis longtemps.
  
  — C’est pas son style, dit-il en secouant la tête, d’ordinaire il ne s’amuse pas.
  
  — Je sais, c’est ce qui ne colle pas, mais ça m’a empêché de travailler normalement.
  
  — En faisant attention à lui ?
  
  — Oui.
  
  — Et votre blessure ?
  
  Je fis jouer mon pied, il ne me faisait pratiquement pas mal.
  
  — Ça va bien je pense.
  
  — Si vous voulez que je vous donne un coup de main, Nicholas, je veux être sûr que vous pourrez me le rendre… si la situation le justifie, vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — Je ne vous laisserai pas tomber, ne vous inquiétez pas, lui assurai-je.
  
  — Et vos partenaires ? demanda-t-il.
  
  — Kevin, à présent vous êtes la seule personne sur cette île en qui j’ai confiance.
  
  — Je suis vraiment très touché, Nicholas.
  
  — Ne me décevez pas.
  
  — L’ai-je jamais fait ? demanda-t-il innocemment.
  
  — Et la fois au Mexique, où j’étais censé rencontrer cette señorita… ?
  
  — Ouais, ouais, peu importe. Du café ?
  
  Je repris une seconde tasse.
  
  — Quel est le plan ? demanda-t-il.
  
  — Pour l’instant nous sommes trois.
  
  — Qui est le troisième, si je suis le seul en qui vous ayez confiance ?
  
  — Un garçon d’étage de l’hôtel qui fait ce boulot probablement pour se faire oublier de la loi américaine. Il est en train de se faire un joyeux paquet de fric et peut nous fournir n’importe quoi, du revolver à l’hélicoptère.
  
  — C’est votre sortie de secours ?
  
  — La vôtre et la mienne.
  
  — Pour les autres aussi ?
  
  — S’ils en ont besoin. Sinon ils repartiront par la navette. Mon garçon d’étage peut nous tenir l’hélico prêt pour quand je le lui dirai.
  
  — C’est ce qu’on appelle du service rapide.
  
  — Il est de New York, mais a traîné ses guêtres à Los Angeles et à Chicago, vivant de vols la plupart du temps, du moins je le pense. Il espère améliorer son ordinaire.
  
  — Il demande combien ? questionna Kevin toujours soucieux des questions d’argent.
  
  — Nous le mettons dans le coup pour une part de l’opération.
  
  — Une part de quelle opération ? demanda-t-il.
  
  — Il pense que nous sommes après quelque chose qui vaut son pesant de fric.
  
  — C’est exact.
  
  — Pas pour lui.
  
  — Pour moi, dit-il en souriant.
  
  — Kevin, vous n’avez jamais rien fait par amitié ?
  
  — Une fois.
  
  — Et alors ?
  
  — Mon ami m’a tiré dessus et m’a piqué mon fric.
  
  — Oh !
  
  — Et il m’a piqué mon amie.
  
  — D’accord, d’accord.
  
  — Tiens, en parlant de fille, Christine est redoutable au poker !
  
  — En parlant de poker, ça a marché pour vous ?
  
  — Oh, je me suis défendu, dit-il évasif.
  
  — Combien avez-vous perdu ?
  
  — Environ deux mille.
  
  — Vous avez de la chance de jouer si petit. Ah, oui autre chose.
  
  — Quoi ?
  
  — N’essayez plus de faire grossir le pot pour moi. Il ne faut pas qu’on nous soupçonne d’être ensemble.
  
  — Parfait.
  
  Il termina son café, et demanda en repoussant le plateau :
  
  — On revoit ensemble les détails de la maison ?
  
  — Pas maintenant. J’ai encore à parler à une autre personne. Nous nous réunirons ensuite tous ensemble.
  
  — Comme vous voulez. Je pense que je vais prendre une douche et aller faire le recensement de la population féminine de l’île. Vous ne voyez pas d’objection si je téléphone à Mme Hall ?
  
  — Pas du tout.
  
  — C’est très sympathique, Nicholas. J’attendrai votre coup de fil.
  
  — Si vous n’êtes pas là, je laisserai un message à la réception. Voyez avec eux toutes les heures environ.
  
  — OK.
  
  Je le laissai à sa douche. Tant qu’il penserait qu’il y avait beaucoup à gagner dans cette entreprise, je pouvais compter sur lui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXI
  
  
  L’équipe se composait maintenant de Kevin, d’Al Nuss et de moi. Je savais que Christine voulait en faire partie, mais je désirais qu’elle réfléchisse encore un peu avant de se décider. Je voulais la mettre en garde. Les risques étaient sérieux.
  
  C’est en déshabillé qu’elle m’ouvrit la porte.
  
  — Tu fais la grasse matinée ?
  
  — La nuit dernière a été particulièrement fatigante, dit-elle.
  
  Je savais fort bien qu’elle ne parlait pas de la partie de poker.
  
  — Si nous descendions prendre un café ?
  
  — Pourquoi pas le demander ici, pendant que je prends ma douche ?
  
  — D’accord, ne sois pas trop longue.
  
  Son regard s’alluma, malicieux, et elle fit glisser son déshabillé juste avant d’entrer dans la salle de bains. J’eus tout juste le temps d’apercevoir un délicieux contraste de bronzage et de fesses blanches. Je ramassai la lingerie transparente et la posai sur une chaise, puis je demandai qu’on nous apporte du café et deux tasses.
  
  Elle revint de la douche peu après. Elle avait roulé ses cheveux dans une serviette de bain et avait passé un peignoir en éponge. Elle était encore mouillée, et j’enviais le peignoir de bain.
  
  — Tu es la personne la plus sexy que j’ai vue ce matin.
  
  — C’est l’après-midi, mon amour.
  
  — Alors, de la journée.
  
  Elle vint vers moi et se lova dans mes bras. Je serrai son corps humide et frais. Sa langue était chaude et particulièrement vivante et je ne tardai pas à sentir monter ma température de quelques degrés.
  
  — Je veux te parler, Christine, dis-je légèrement embarrassé.
  
  — Je ne veux pas parler, dit-elle en m’embrassant de nouveau.
  
  — C’est important, insistai-je m’asseyant sur le lit.
  
  — Très bien, vas-y, parle. Je garde mes distances, dit-elle en mettant ses mains derrière son dos.
  
  — Je veux que tu comprennes bien où tu vas mettre les pieds, dis-je.
  
  — Oh non, Nick, pas ça. Je veux le faire, chéri, tu comprends ? Pas seulement pour toi, mais pour moi. S’il te plaît, laisse-moi t’aider et n’essaye pas de me décourager.
  
  — Très bien, fais comme tu veux, dis-je vaincu.
  
  Elle se rua sur moi et sa bouche retrouva sa case départ. Nous étions en bonne voie quand arriva le café.
  
  — Je vais m’habiller, dit-elle, va ouvrir !
  
  Je fis entrer le garçon avec son chariot.
  
  — Merci bien, lui dis-je, en tendant un dollar.
  
  — Vous devez signer, monsieur, dit-il.
  
  — Très bien.
  
  Le fait d’avoir passé le plus clair de mon temps dans les hôtels me sauva la vie. Les garçons, quand ils apportent une consommation dans votre chambre, laissent généralement l’addition sur le plateau, ou bien ils la tiennent à la main. Ce garçon-là fouilla dans sa poche ce qui me frappa aussitôt. À la place de l’addition, il en avait sorti un couteau. J’avais anticipé son mouvement. Il détendit sa main en direction de mon ventre, je me projetai en arrière en renversant le plateau. Le café vola sur le divan et par terre. Je donnai un coup de pied dans le chariot, le poussant violemment contre lui.
  
  Christine fit irruption dans la pièce, son peignoir largement ouvert, incapable de crier, paralysée par la peur.
  
  Mon assaillant fonça de nouveau vers moi dans la ferme intention de me clouer au mur comme un vulgaire papillon. J’attrapai un coussin pour tenter de me protéger. L’acier contre la plume. Dérisoire. Il tenait son poignard bas, bien en main, en avant. C’était un pro. Il éventra mon coussin.
  
  Je lui jetai au visage ce qui restait de mon coussin, il recula d’un pas. C’était suffisant. Je lui décochai un coup de pied sur sa main armée. J’avais espéré pouvoir prendre appui sur mon pied valide et l’atteindre avec mon pied blessé. Mon pied atteignit bien sa main, mais l’homme ne lâcha pas l’arme. Était-il le Spécialiste ?
  
  Comme nous nous observions, j’en profitai pour graver son visage dans ma mémoire. Il était grand, avec des cheveux bruns et une vraie tête de brute, faite de creux et de bosses. Une bouche très mince, des yeux enfoncés dans les orbites et un menton taillé à coups de serpe. Dans les quarante ans. Mince, il n’en était pas moins musclé, mais il était loin de faire le poids. Si je parvenais à le débarrasser de son couteau sans y laisser un morceau de viande, à mains nues il ne tiendrait pas la distance.
  
  Quand j’avançais, il reculait et vice-versa. Ça commençait à devenir monotone, et ma cheville se manifestait à moi. Si cela durait plus longtemps, j’aurais un sérieux handicap. Pour l’instant, je n’avais pas mal, mais cela n’allait pas durer.
  
  Nous avions reculé du divan vers le milieu de la pièce. Je me repliai encore jusqu’à la fenêtre. Il avait tellement pris l’habitude d’avancer sur moi, que lorsque je me précipitai sur lui, il continua d’avancer. Ce fut sa première faute et sa dernière. Le couteau me passa au-dessus de la tête tandis que je me jetais dans ses jambes. Le déséquilibrant, je le pris aux genoux et le balançai par-dessus ma tête. Il fit un magnifique vol plané dans la direction de la fenêtre qu’il traversa, emportant le verre brisé dans sa chute. Nous étions si haut qu’on n’entendit pas le bruit de son corps s’écraser sur le béton.
  
  Christine s’avança vers moi lentement, puis alla à la fenêtre. Mais sans regarder dehors elle se retourna et dit :
  
  — Il est mort ?
  
  — C’est plus que probable, répondis-je.
  
  Elle roulait des yeux comme des soucoupes. Je m’approchai d’elle.
  
  — Ça ne te ramène pas à la réalité, Christine ? Qu’est-ce que j’ai essayé de te dire ? Cela ne te montre pas dans quelle galère tu veux t’embarquer ?
  
  Elle réfléchit puis relevant la tête crânement :
  
  — Je veux t’aider.
  
  — Assez pour accepter les conséquences de ce qui vient de se passer ?
  
  — Qu’est-ce que tu veux dire ?
  
  — Quand on va découvrir de quelle chambre il s’est envolé de façon aussi gracieuse, on va venir ici. Probablement le détective de l’hôtel, ou le chef de la sécurité avec le directeur. Ils voudront savoir comment c’est arrivé et je ne veux pas être impliqué dans une enquête. Ils me garderaient jusqu’à l’arrivée de la police. Or, j’ai besoin d’agir librement. Tu comprends ?
  
  — Oui.
  
  — Quand ils te demanderont ce qui est arrivé, que répondras-tu ?
  
  — Que j’avais commandé mon petit déjeuner…
  
  — Avec deux tasses ?
  
  — J’attendais quelqu’un.
  
  — Qui ?
  
  — Un ami.
  
  — Qui ?
  
  — C’est pas vos oignons ! cria-t-elle.
  
  J’approuvai et demandai :
  
  — Un homme ?
  
  — Oui.
  
  — Est-il venu ?
  
  — Non.
  
  — Que s’est-il passé après que tu aies commandé le petit déjeuner ?
  
  — Le garçon me l’a apporté. Je l’ai fait entrer. Je portais – elle fit une pause et se regarda – je portais ce peignoir et il m’a dit qu’il me trouvait à son goût dans cette tenue. Puis il m’a demandé si je voulais lui donner un pourboire en nature… Quand je lui ai demandé de partir…
  
  — Parfait, tu es parfaite, coupai-je avant qu’elle ne finisse son histoire.
  
  Je pensais qu’elle jouait très bien et qu’elle serait très convaincante.
  
  — Je serai dans ma chambre, dis-je. Appelle-moi quand ils seront partis.
  
  — Ils vont m’arrêter ?
  
  — Pas si tu leur racontes ton histoire de cette façon-là. Simplement, ne t’en montre pas trop fière, tu vois ? Pleure un peu, ça marche toujours.
  
  Elle eut un pâle sourire :
  
  — Je le ferai, Nick.
  
  — Tu veux toujours m’aider ?
  
  — Oui, déclara-t-elle sans hésiter.
  
  — Très bien. Nous allons tous nous rencontrer, toi, moi et deux autres personnes qui veulent aussi se rendre utiles. Quand tu m’appelleras, je te dirai où et quand.
  
  — Très bien.
  
  Je la pris par les épaules et l’embrassai tendrement.
  
  — Ça va ?
  
  — Ça va. Et toi, tu…
  
  — Non, je n’ai rien. Je dois partir, Chris. Ils seront là d’un moment à l’autre.
  
  — Je serai prête.
  
  — Tu seras parfaite, tu verras.
  
  Je la laissai devant sa fenêtre démolie. Ses épaules semblaient trembler comme si elle avait froid. Je savais qu’aussitôt seule, elle regarderait en bas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXII
  
  
  J’avais mon équipe : Kevin, Al Nuss et Christine. Quant à Casey, si j’étais plus sûr d’elle, et si je pouvais l’utiliser sans Trumball, je ferais, en dernier recours, appel à elle. Mais cela faisait beaucoup de si.
  
  Je revins dans ma chambre et réfléchis au lieu de notre rencontre. C’était facile. Christine et moi nous nous étions fait voir déjà trop souvent ensemble. En revanche, ce n’était pas le cas avec Kevin. J’optai donc pour la chambre de Kevin. Il pourrait inviter Christine à dîner et l’amener dans sa chambre. Dans la pure logique Kevinnienne. Bien entendu, je serais moi-même dans sa chambre à les attendre. Une fois tous les trois réunis, Kevin appellerait le service et demanderait Al Nuss et nous mettrions les choses au point.
  
  Le rôle d’Al Nuss était déjà défini, il s’occupait du transport. Kevin, Christine et moi devions dresser un plan, le plus parfait possible, de la villa, et plus particulièrement des abords immédiats de la chambre fermée.
  
  Toutes les initiatives concernant le vol des documents proprement dit, seraient prises par Kevin et moi. Je pourrais utiliser Christine pour faire diversion. Si nous n’arrivions pas à les subtiliser en douceur, nous aurions alors à agir comme pour un véritable hold-up.
  
  Cette idée me séduisait. Kevin et moi pouvions tout aussi bien jouer un duo de gangsters venant dévaliser la maison. Pour cela il nous fallait maîtriser les gardes du corps, ce qui était possible. Puis piller la villa, emportant tout ce qui nous semblerait avoir de la valeur et les papiers en prime.
  
  Je parlerai à Kevin de cette idée. Christine, dans ce scénario, serait une victime parmi les autres et pourrait rentrer à l’hôtel. Quant à nous, nous partirions avec l’hélico.
  
  Je me demandais comment se débrouillait Christine avec le directeur. Et ce qu’elle avait ressenti en voyant le cadavre disloqué et ensanglanté écrasé sur le sol.
  
  Si elle avait craqué, on aurait déjà frappé à ma porte.
  
  J’appelai Kevin dans sa chambre. Sans succès. Je recommençai une demi-heure plus tard. Pas de réponse.
  
  Le téléphone sonna. C’était Christine.
  
  — Alors, comment ça c’est passé ? demandai-je.
  
  — Bien… je crois. Ils m’ont dit qu’il ne travaillait pas à l’hôtel.
  
  — Je n’ai jamais pensé ça moi non plus. Ton histoire n’en était que plus crédible, expliquai-je.
  
  — Ils m’ont dit que je n’avais aucun souci à me faire, qu’ils m’offraient mon séjour à l’hôtel et m’ont fait les plus plates excuses… Nick, je n’arrive pas à y croire !
  
  — Chris, je veux que tu dînes avec Joseph James.
  
  — C’est l’une des personnes avec qui tu as parlé ?
  
  — Oui. Laisse un message à la réception pour qu’il te rappelle. Quand tu l’auras au bout du fil, fixe l’heure du dîner.
  
  — Il va savoir pourquoi ?
  
  — Non, tu lui diras pendant le repas.
  
  — Et après, qu’est-ce que je fais ? C’est le genre dragueur. Il va vouloir m’entraîner dans sa chambre. Ça n’a rien à faire avec la raison de ce dîner, ça !
  
  — Bon, laisse tomber, dis-je en omettant de lui dire que de toute façon je serais dans la chambre à les attendre.
  
  Elle parut réfléchir et dit :
  
  — Bon, d’accord, si c’est ce que tu veux.
  
  — À plus tard. Tu as été parfaite, Christine.
  
  — Merci.
  
  C’était le moment de contacter Hawk.
  
  Je branchai mon appareillage sur ma TV et de nouveau son noble visage apparut sur l’écran. Noble visage émergeant du brouillard de nicotine habituel.
  
  — Ah, N 3, je commençais à m’inquiéter. Des nouvelles du Spécialiste ?
  
  Je lui racontai la deuxième tentative, sur le ponton.
  
  — Vous avez entièrement raison. Son attitude est étrange. Comment s’engage l’opération ?
  
  Je lui dis que Casey avait eu un contact mais qu’elle était repartie les mains vides. Je lui dis aussi que Casey et Trumball travaillaient à un autre plan.
  
  — Et vous ?
  
  — Moi ? Je ne suis qu’un pauvre assistant.
  
  — Je vois.
  
  Ce qui en clair signifiait qu’il voyait très bien comment j’allais agir. Il était habitué à me voir faire cavalier seul. Je lui posai la question qui me brûlait les lèvres :
  
  — Qui m’a demandé pour cette mission ? Le colonel James J. Lamb, le supérieur de Casey ? demandai-je.
  
  — Vous semblez connaître la réponse, dit-il.
  
  — Oui.
  
  — À quoi pensez-vous ?
  
  — Non pas à quoi, mais plutôt à qui…
  
  — Alors, à qui pensez-vous ? demanda-t-il avec résignation.
  
  — À moi.
  
  *
  
  * *
  
  Vers huit heures du soir, je pénétrai dans la chambre de Kevin et m’installai confortablement sur le divan. Je décidai que Casey et Trumball ne s’en sortiraient pas avec les documents. Je fichais en l’air nos conventions en poursuivant sans eux, mais j’étais convaincu qu’il fallait en passer par là. Ces deux-là me gênaient plutôt qu’autre chose.
  
  J’allais m’assoupir quand j’entendis Kevin mettre la clef dans la serrure. Il parlait à Christine, lui exprimant sa gratitude à mon égard. N’avais-je pas arrangé ce dîner pour eux deux ?
  
  — Mes motifs n’étaient pas désintéressés, Kevin, intervins-je.
  
  Le son de ma voix le surprit vivement et une lueur de complicité passa dans les yeux de Christine. Kevin, c’était certain, avait projeté de passer un bon moment avec la jeune femme. Plaisir qui semblait à présent bien compromis.
  
  — Ah, je vois ! C’est notre petite réunion…
  
  — En effet…
  
  — J’aurais dû m’en douter. C’était trop beau pour être vrai. Je ne vous ai jamais vu partager une femme sans arrière-pensée.
  
  — Ah bon ! demanda Christine amusée. Vous êtes deux vieux copains, alors ?
  
  — Nous nous sommes rencontrés, deux ou trois fois…
  
  — Au plus ! affirmai-je.
  
  — Où est notre quatrième associé ? demanda Kevin.
  
  — Commandez quelque chose à la réception, c’est lui qui l’apportera.
  
  Christine s’assit sur le divan, visiblement soulagée d’échapper à un tête-à-tête trop tendre avec Kevin.
  
  — Du vin pour tout le monde ? demanda-t-il.
  
  — Ce que vous voulez, dis-je.
  
  Il appela et commanda une bouteille. Il était sur le point de demander quatre verres quand je lui fis signe avec mes doigts que deux suffisaient. Il rectifia à temps.
  
  Quand il eut raccroché, je lui dis :
  
  — Kevin, vous êtes censé être seul avec Christine. Quand Al viendra, nous lui demanderons deux verres supplémentaires.
  
  — Al qui ? demanda-t-il.
  
  — Kevin qui ? demanda Christine.
  
  J’expliquai à Kevin que le garçon d’étage s’appelait Al Nuss. À Christine j’expliquai que le vrai nom de Joe était Kevin Joseph James Bagley.
  
  — Impressionnant, lui dit-elle.
  
  — C’est ce que pensaient mes parents, répondit-il.
  
  — Êtes-vous réellement Nick Collins ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
  
  Avant que je n’aie eu le temps de répondre, Kevin dit :
  
  — Nick est et sera toujours Nick.
  
  Cela sembla la satisfaire et je remerciai Kevin d’un regard.
  
  On frappa et la voix d’Al Nuss retentit derrière la porte.
  
  — Service !
  
  Kevin le fit entrer et Al Nuss le prévoyant exhiba une bouteille de vin rouge et quatre verres. Je fis les présentations et nous nous assîmes : Kevin et Al sur des chaises, Christine et moi sur le divan.
  
  — Bon, alors ?
  
  — Nous allons rassembler nos souvenirs sur la maison d’Orantes.
  
  Je décidai de commencer. Je leur dis que j’avais compté les marches menant à la porte bouclée. Il y en avait dix. Il y avait également une volée de douze jusqu’au premier étage. J’avais vite épuisé mes remarques et Kevin prit la relève.
  
  — J’ai vu la même chose, dit-il. Il n’y a pas de fenêtre dans le couloir, ni dans les toilettes du bas, pas d’ouverture dans le plafond, rien du tout.
  
  — Et en haut, Chris ?
  
  — Les toilettes sont dans la première pièce sur la droite, dit-elle en fixant le plafond comme pour mieux se souvenir, pas d’ouverture, pas de mobilier dans le couloir du premier étage, la salle de bains elle-même est assez sobre, une porte, pas de fenêtre. C’est tout.
  
  Un silence s’installa et Al Nuss le brisa :
  
  — On dirait une veillée mortuaire. Il saisit la bouteille et demanda : Qui en veut ? Allez, réveillez-vous. Je ne connais pas grand-chose à vos petits problèmes, mais il doit bien y avoir un moyen d’entrer dans cette foutue pièce dont vous parlez.
  
  Il remplit nos verres et je confirmai :
  
  — Il y a un moyen.
  
  — Lequel ? demanda Christine.
  
  — Orantes.
  
  — Le gros, en chair et en os ? questionna Al Nuss.
  
  — Oui, nous prendrons le chemin qu’il nous indiquera.
  
  — Certainement pas de son plein gré, répliqua Kevin.
  
  — Non, mais avec le canon de mon revolver dans les côtes, ça aidera.
  
  Kevin fit une grimace :
  
  — C’est pas de la dentelle.
  
  — Mais vous savez à quoi je pense ?
  
  — Je sais comment marche votre foutu cerveau, Nicholas.
  
  — Moi pas, dit Christine, et je suis certaine de ne jamais comprendre.
  
  — Moi, je crois que si, dit Al Nuss, mais dites toujours pour la petite dame, Nick.
  
  — Nous n’irons pas par quatre chemins, dis-je à Christine. Nous jouerons au poker. À un moment donné, Kevin, ou bien moi, ira jusqu’au bar. En passant devant José, il faudra alors le mettre hors de combat. Celui qui sera resté à la table se lèvera et tiendra les autres en joue.
  
  — Moi comprise ? demanda Christine.
  
  — Toi comprise. Pendant que l’un surveillera la salle, l’autre entraînera Orantes jusqu’à l’entresol et de là dans la pièce.
  
  — Et si Orantes ne veut pas suivre ? demanda-t-elle.
  
  — Arrivé à ce stade-là, avec ou sans sa coopération, il y aura plusieurs combinaisons possibles.
  
  — S’il appelle la police ?
  
  — Pas lui, dit Al Nuss, c’est pas son genre.
  
  — Vous devez quitter l’île avant que ses hommes ne vous attrapent, dit Christine.
  
  — C’est là où intervient Al. Il aura un hélicoptère qui nous attendra près des embarcadères. Nous mettrons les bateaux amarrés hors d’usage avant de décoller. Christine, tu regagneras l’hôtel et tu prendras la navette du matin. Sors de la maison avant qu’Orantes ait un doute quelconque sur toi. Ou alors ne viens pas à la villa. Car si nous choisissons ce moyen d’action, ta présence là-bas n’est pas nécessaire.
  
  Elle répondit d’un ton ferme :
  
  — N’y a-t-il pas un risque qu’Orantes trouve bizarre le fait que subitement je me désintéresse du poker ?
  
  — C’est possible, mais tu devras quitter l’île le lendemain matin, dans les deux cas.
  
  — Pourquoi prendre des risques, Nick ? Je vais là-bas, je me fais braquer comme les autres, c’est comme ça qu’on dit ? et vous vous faites passer tous les deux pour de vulgaires malfaiteurs, rien d’autre.
  
  — Elle a raison, Nicholas. Si elle n’est pas là pour être volée, il se demandera après coup pourquoi. De notre côté nous serons tranquilles. Mais elle ?
  
  Ils avaient raison tous les deux.
  
  — Ma participation est bien minime, gémit Al Nuss.
  
  — Au contraire, Al, vous devrez nous faire quitter l’île vivants.
  
  — Et en ce qui concerne ma petite rémunération ?
  
  — J’en reparlerai avec vous plus tard, dis-je. Mais je vous rappelle qu’il y aura beaucoup d’argent à rafler à la table de poker…
  
  Il parut satisfait, mais un regard en direction de Kevin me dit qu’il n’en était pas de même pour lui. Il avait compté aussi sur l’argent de la table. De l’argent de poche pour ses cigarettes sans doute.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXIII
  
  
  Après notre petit conseil de guerre, je raccompagnai Christine à sa chambre. Al Nuss repartit avec la bouteille et les verres et Kevin descendit pour jouer et continuer le recensement de la population féminine. Je ne me faisais pas de souci pour lui. Il allait trouver un beau petit lot de consolation en remplacement de Christine.
  
  — Tu viens ? demanda-t-elle.
  
  — Heu… non, je ne peux pas.
  
  Elle parut chagrinée.
  
  — Il faut que je m’occupe de quelque chose.
  
  — De quelque chose ou de quelqu’un ? demanda-t-elle.
  
  — Doucement, doucement, ne sois pas mesquine.
  
  — C’est indigne de moi…
  
  — C’est ça.
  
  — Mais c’est mon droit en tant que femme, dit-elle.
  
  Elle m’embrassa longuement, comme pour me dire tout ce que je ratais.
  
  — À demain, dis-je en récupérant une bonne bouffée d’air frais.
  
  — Ou plus tôt, peut-être… murmura-t-elle, en se glissant dans sa chambre.
  
  Je tournai aussitôt les talons pour m’ôter l’envie de frapper à sa porte comme un malade.
  
  Dans ma chambre, quelqu’un m’attendait : Casey. Elle était nonchalamment étendue en travers du lit, à peine vêtue d’une chemise de nuit blanche en voile. Elle avait disposé une bouteille de champagne et deux coupes sur la table de nuit.
  
  La seule chose dont nous n’avions pas parlé à notre réunion, c’était de savoir ce que nous ferions de Casey pendant le hold-up. Ou ce que Casey ferait. Je n’en avais pas parlé parce que je pressentais qu’elle m’attendrait dans ma chambre et que je réglerais avec elle ce léger détail.
  
  — Quelle surprise ! dis-je.
  
  — Ah, vraiment, répliqua-t-elle en prenant une pose qu’elle avait dû étudier dans son manuel de la séduction en dix leçons.
  
  — Venez vous asseoir, m’invita-t-elle fort civilement.
  
  J’obtempérai et débouchai la bouteille, remplis les verres et lui en tendis un. Elle allongea sa main et levant son verre, elle dit :
  
  — À votre santé.
  
  Je fis tinter mon verre contre le sien.
  
  — Vous préparez quelque chose, dit-elle.
  
  — Ah bon ? fis-je innocemment.
  
  — Bien sûr. Vous ne seriez pas Nick Carter, sans cela.
  
  Je m’approchai et à quelques millimètres de ses lèvres, je murmurai :
  
  — Vous êtes là pour me tirer les vers du nez, n’est-ce pas ?
  
  Je n’étais pas sûr de sa réaction. Elle était capable de se mettre dans une rage folle, de jouer les petits chefs et d’exiger une explication. Ou bien encore de faire la petite fille.
  
  Elle fit la moue, et avait donc choisi de jouer la petite fille. Ce qui voulait dire que si ça ne marchait pas, j’aurais droit à une colère hystérique.
  
  — Comment pouvez-vous penser ça de moi ? demanda-t-elle.
  
  — Je vous connais, Casey, dis-je en me levant et en retirant ma veste.
  
  Elle se redressa et posa son verre sur la table de nuit.
  
  — Je ne crois pas, Nick, mais pas du tout.
  
  Elle m’intriguait. Elle avait terminé l’acte un, version fillette boudeuse, mais n’adoptait pas l’attitude que j’avais prévue.
  
  — Je veux que ce travail soit fait, Nick. Mon premier plan n’a pas marché comme je l’espérais, et je l’admets parfaitement. Allan et moi n’avons rien trouvé de mieux encore. Si vous avez une idée, dites-la moi.
  
  On changeait de registre. Ça m’intriguait, mais je décidai de jouer le jeu.
  
  — D’accord, j’ai une idée.
  
  — Laquelle ? demanda-t-elle vivement.
  
  — Eh bien, disons que je ne suis pas prêt à la révéler maintenant.
  
  — Vous en voulez à Allan ?
  
  — En partie, oui. Si je vous dis quelque chose, vous irez le lui dire ?
  
  — C’est mon équipier.
  
  — Je le sais. Écoutez, dis-je en m’asseyant tout près d’elle à nouveau. Demain soir nous serons dans la maison d’Orantes une nouvelle fois. Suivez simplement mes directives. Quoi qu’il arrive.
  
  C’était un retournement de situation. Elle était chargée de l’opération et moi je ne devais que l’assister.
  
  — Très bien, dit-elle.
  
  — Qu’allez-vous dire à Allan ?
  
  — Pour Allan, vous ne m’avez rien dit. Nous continuons dans le même sens. Je porterai un micro et il écoutera depuis l’hôtel.
  
  — Et vous suivrez mes directives ?
  
  Elle reprit sa pose-séduction-pour-roman-photo et susurra :
  
  — Allez-y.
  
  C’est ce que je fis. Être au lit avec Casey était très agréable, mais ni l’un ni l’autre n’avions la tête à l’abandon total. Nous pensions plus à échafauder des hypothèses qu’à escalader des Everest de jouissance.
  
  Après, elle se rhabilla et regagna sa chambre. Elle allait tout raconter à Allan. N’étaient-ils pas équipiers, après tout ?
  
  Je repensai à Christine et à sa participation. Il était préférable pour elle de n’être pas impliquée directement dans cette affaire.
  
  Quant à Al Nuss, je réglerais son problème « argent » probablement à Washington. Quand tout sera terminé, je lui expliquerais. D’ailleurs il se contenterait peut-être de l’argent des joueurs, ce qui n’était déjà pas si mal.
  
  Pour Kevin c’était une autre paire de manche. Il me faudrait beaucoup « d’arguments » pour le satisfaire. La perspective d’affronter un Kevin enragé ne m’enthousiasmait guère.
  
  Je jouais un jeu dangereux, jonglant avec la vie des gens. Je jonglais avec Al Nuss, Christine Hall et Kevin Bagley, ne sachant même pas ce qui allait réellement se passer.
  
  Je jonglais également avec Casey et Trumball. Mais je n’avais aucun scrupule avec eux. Avec Al Nuss non plus d’ailleurs qui n’était qu’un aventurier, ni avec Kevin qui était mercenaire de profession.
  
  Je ne me sentais coupable qu’envers Christine, en jouant avec son désir profond d’avoir des sensations fortes.
  
  Mais malgré tout, rien ne m’arrêterait. Le métier voulait ça…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXIV
  
  
  Le lendemain matin, je commandai mon petit déjeuner et, comme prévu, Al Nuss me l’apporta.
  
  Avant que je n’aie pu beurrer mon toast, il m’apostropha :
  
  — Alors ?
  
  — Alors quoi ?
  
  — Où toucherai-je mon fric ?
  
  — Voulez-vous la moitié de mon toast ? répondis-je.
  
  — D’accord, d’accord. Mangez-le votre toast !
  
  Je beurrai consciencieusement mon toast et lui offris de s’asseoir et de prendre une tasse de café.
  
  — On part ce soir, Al. Vous êtes sûr d’avoir l’hélico ?
  
  — Pas de problème. Il attend. Où voulez-vous qu’il vous emmène ?
  
  — Là où il nous sera possible d’attraper un vol commercial. Nous nous verrons à Washington, dans trois jours, exposai-je en lui donnant le nom et le numéro de chambre de l’hôtel qui serait réservée pour lui.
  
  — Vous y serez ? demanda-t-il.
  
  — J’y serai, Al. L’argent du jeu est déjà pour vous, comme je l’ai dit la nuit dernière.
  
  — Votre copain Kevin n’a pas l’air d’apprécier, souligna-t-il.
  
  — Ah, vous avez remarqué ? Ne vous inquiétez pas pour lui. Je sais le manœuvrer.
  
  — Vous savez, Nick ? dit-il, se levant et emportant le chariot du petit déjeuner.
  
  — Quoi ?
  
  Il ouvrit la porte, et dit en souriant :
  
  — J’ai le très net sentiment que vous nous manœuvrez tous.
  
  Et il disparut. Il avait raison. J’espérais simplement que je le faisais bien.
  
  J’appelai Kevin et lui fixai rendez-vous pour le déjeuner. Puis Christine pour lui dire que je regrettais de ne m’être pas arrêté dans sa chambre hier soir.
  
  — Pourquoi, je devais t’attendre ? demanda-t-elle.
  
  — Je pensais que tu aurais pu.
  
  — C’est ce que j’ai fait, concéda-t-elle. Tu avais quelque chose à faire, ça s’est bien passé ?
  
  — Oui très bien. C’était au sujet de ce soir.
  
  — Ah oui, bien sûr, ce soir, dit-elle sèchement.
  
  — Christine, tu peux encore changer d’avis, tu sais.
  
  — Oh, que non ! m’assura-t-elle.
  
  — C’est bien vrai ?
  
  — Nick, grinça-t-elle, j’en suis sûre et certaine.
  
  — Bon, bon.
  
  — Et pour le déjeuner ?
  
  — Je dois voir, hum, quelqu’un pour le déjeuner.
  
  — Quelqu’un ?
  
  — Un de nos amis, dis-je.
  
  — Ah ! Pour ce soir ?
  
  — Oui.
  
  — On peut dîner ensemble ?
  
  — Pourquoi pas !
  
  — Et parler ?
  
  — De ce soir ?
  
  — J’ai besoin d’être un peu rassurée, dit-elle. Mais cela ne veut pas dire que je veux changer d’idée.
  
  J’étouffai un fou rire.
  
  — Je viendrai te chercher à sept heures, dis-je.
  
  — Chouette. À tout à l’heure.
  
  La voiture d’Orantes arriverait à neuf heures comme l’autre fois, et je ne voulais pas que nous partagions le même véhicule. Je voulais que nous nous mêlions aux autres joueurs. C’était préférable.
  
  À l’heure du déjeuner, je retrouvai Kevin.
  
  — Avez-vous une arme ? demandai-je.
  
  — Nicholas, je suis venu pour faire une offre de prix, pas pour voler.
  
  Kevin était un excellent tireur, mais ne portait pas d’arme, sauf nécessité.
  
  — Bon, Al Nuss vous en aura une.
  
  — Un Beretta serait parfait, dit-il.
  
  — 9 mm.
  
  — Court ?
  
  — Oui.
  
  — On agira une heure après le commencement de la partie, dis-je. Le plus proche du garde le descendra.
  
  — Le descendra ?
  
  — Oui. C’est dans notre intérêt. S’il décidait d’être un héros… Nous tiendrons mieux les autres en main.
  
  — Orantes ?
  
  — Je ne pense pas qu’il veuille sa propre mort, Kevin. Il n’essayera pas de faire quoi que ce soit.
  
  — Vous m’en voudrez si je garde un œil sur lui et l’autre sur l’assistance ?
  
  — On n’est jamais assez prudent. Je le sortirai de vos pattes.
  
  — Je vois. Je tiendrai en respect tout le monde en bas et vous emmènerez le gros lard en haut et raflerez les papiers.
  
  — Et tout ce que je trouverai qui n’est pas scellé dans le béton.
  
  — Vous ne foutrez pas le camp en me laissant en rade, n’est-ce pas ?
  
  — Kevin, ai-je jamais…
  
  — Une fois, à Honolulu…
  
  — Je vous donne ma parole, nous quitterons la maison tous les deux.
  
  Entre le déjeuner et le dîner avec Christine, Al Nuss me donna l’arme pour Kevin.
  
  — Avez-vous trouvé un Beretta ? demandai-je.
  
  — Ben, non. Mais un 32 Colt Positive Police.
  
  Je le regardai, incrédule.
  
  — Il marche au moins ?
  
  — Oui, m’assura-t-il.
  
  Au dîner, Christine me demanda :
  
  — Qu’est-ce que vous allez faire de la mariée ?
  
  Je me grattai la tête.
  
  — Je pense que je vais la laisser à Kevin.
  
  *
  
  * *
  
  Cinquante minutes après le départ de la partie – dix minutes avant l’heure fixée – les choses commencèrent à ne pas aller comme nous l’espérions.
  
  José était de nouveau de garde, dans la même position que celle qu’il avait l’autre soir. Kevin était le plus proche de lui. C’était à lui de jouer.
  
  Mais à ce moment-là, un frère jumeau de José entra et se plaça devant la porte.
  
  Kevin pouvait s’occuper de José, mais moi je devais maîtriser le deuxième garde du corps. J’espérais que nous ne serions pas obligés de tirer. Pas seulement pour éviter les blessés – comme Christine ou Casey – mais aussi pour ne pas alerter le reste des hommes d’Orantes.
  
  Cinq minutes avant d’agir, Kevin commençait à s’impatienter.
  
  J’essayai de capter son regard et de lui faire signe d’agir comme convenu. Il ne fallait surtout pas qu’il se mette à douter.
  
  Il gardait confiance.
  
  Exactement une heure après le début de la partie, il s’étira et dit :
  
  — J’ai envie d’un petit cocktail.
  
  — Demandez à Casey, dit Orantes.
  
  — Non, non c’est une recette de famille, dit-il à Orantes en se levant de son siège, je vais le faire moi-même.
  
  — José ! aboya Orantes.
  
  En quelques secondes, Wilhelmina était dans ma main, braquée sur le garde de l’entrée. Sa main s’arrêta à mi-chemin de sa ceinture. Je n’avais pas besoin de regarder pour savoir que José pointait un revolver sur Kevin, cloué sur place derrière sa chaise.
  
  — Nous sommes à égalité, monsieur Collins, annonça Orantes. Vous tuez mon homme, José tue le vôtre. Alors nous allons voir lequel de vous deux est le plus rapide. Je parie sur José.
  
  — Pari perdu, dit Casey du bar.
  
  Je n’eus même pas à tourner la tête. Elle nous fit savoir ce qu’il en était.
  
  — J’ai une arme pointée sur ta grosse tête de lard, Oswaldo chéri, dit-elle, et si j’entends un coup de feu je te la décolle immédiatement des tas de graisse qui te servent d’épaules.
  
  Kevin me fit comprendre qu’elle ne bluffait pas, en me jetant un clin d’œil.
  
  Après un silence interminable, Orantes se décida :
  
  — José !
  
  Kevin bougea. José avait baissé son arme. J’ordonnai à l’autre garde de sortir la sienne et de la jeter sur le plancher.
  
  Je me levai et le fit asseoir à ma place. Kevin fit de même avec José.
  
  — Bien, maintenant chacun met ses mains sur la table, ordonnai-je.
  
  — Mais Bon Dieu… commença Jock.
  
  Je le coupai sèchement :
  
  — Nous n’avons besoin ni de réclamations ni de jérémiades. Je veux voir toutes les mains à plat sur la table, et vite.
  
  Tout le monde s’exécuta, même Christine qui paraissait réellement effrayée. Casey fit le tour du bar et tint les joueurs en respect.
  
  — Chouette boulot que de suivre mes initiatives, dis-je à Casey.
  
  Seulement maintenant nous avions un autre passager pour l’hélicoptère. Je ne pouvais pas la laisser tomber.
  
  Mais qui nous avait donnés à Orantes, alors ? Il était prêt au signal de Kevin et avait prévu un deuxième garde. Nous avions eu de la chance de nous en être tirés sans un seul coup de feu.
  
  Merci Casey.
  
  — Kevin, vous et Casey, prenez soin de tout le monde, dis-je.
  
  Il avait sorti son arme et avait passé celle de José dans sa ceinture. J’en fis de même avec celle de l’autre garde.
  
  — Allez, gros tas, debout ! ordonnai-je à Orantes.
  
  Comme il ne bougeait pas, Casey lui titilla la nuque avec le canon de son revolver.
  
  — Le monsieur a dit debout.
  
  Il se leva péniblement, les mains en vue. Elles étaient couvertes de sueur. Le gros homme avait perdu son arrogance.
  
  — Montons, dis-je.
  
  — Il n’y a rien de valeur là-haut, je vous l’assure, me dit-il.
  
  — Non ? Il y a une porte fermée à clef, une que vous n’avez pas daigné nous montrer l’autre soir, je veux voir ce qu’il y a derrière.
  
  — Mais je vous assure…
  
  — Pourquoi ne pas l’envoyer chez son créateur, suggéra Kevin, et briser la serrure ?
  
  Orantes n’apprécia pas du tout la suggestion.
  
  — Je pense que M. Orantes préfère utiliser la clef pour nous l’ouvrir, n’est-ce pas ?
  
  Orantes parut se résigner et se dégagea de la table.
  
  — Doucement, dis-je, tenez vos mains bien en vue, tout le temps. Allons-y.
  
  Je le laissai sortir de la pièce devant moi, et j’entendis Kevin faire son numéro.
  
  — Messieurs et Mesdames, c’est le moment de la collecte…
  
  En montant l’escalier, Orantes me dit :
  
  — On peut s’arranger. Carter.
  
  Le fait qu’il m’ait appelé par mon vrai nom me fit sursauter.
  
  — Quel sorte d’arrangement ?
  
  — De l’argent, beaucoup d’argent. Des millions, si vous voulez.
  
  J’étais assez content d’être seul avec lui sans Kevin. Mon brave ami britannique aurait certainement trouvé que c’était une offre à ne pas négliger.
  
  — Je ne suis pas intéressé.
  
  — Vous êtes dingue.
  
  — Pas encore, mais continuez comme ça et je sens que je vais le devenir.
  
  En arrivant devant la porte, je lui dis :
  
  — La clef, dans la main gauche, doucement.
  
  Il la sortit puis fit demi-tour me suppliant :
  
  — Écoutez, Carter.
  
  — Pas d’histoires, ouvrez la porte.
  
  Il fit tourner la clef dans la serrure à contrecœur, puis poussa la porte. Je le projetai dans la pièce et m’engageai à mon tour.
  
  C’était une petite pièce, et je compris pourquoi elle était fermée à clef. La pièce était bourrée d’objets d’art, de meubles rares, de tableaux, de sculptures. Je fermai la porte derrière moi.
  
  — Puisque vous savez qui je suis, vous savez pourquoi je suis là. Où dois-je chercher ?
  
  — Je vous promets que…
  
  — La pièce semble insonorisée, laissai-je tomber en inspectant les murs et le plafond.
  
  — Oui, elle l’est.
  
  — C’est parfait, parce que dans moins de deux minutes je vais utiliser quelques-uns de vos précieux objets comme cible.
  
  — Vous ne pouvez pas !
  
  — Alors je vais viser les yeux de ces ravissants portraits.
  
  — Carter, écoutez, je peux…
  
  Je sortis le 45 de José de ma ceinture et pulvérisai une statuette sur le bureau.
  
  — Non, non ! Ça n’a pas de prix !
  
  — Maintenant il n’y a que des miettes. Où sont les papiers ?
  
  Il avait les yeux rivés sur le plancher. Puis il craqua :
  
  — Dans le coffre.
  
  — Ouvrez-le !
  
  Il alla derrière son bureau, en prenant bien soin d’éviter les morceaux de la statuette. Il fit glisser un tableau, révélant un petit coffre dans le mur. Je replaçai le 45 dans ma ceinture et, Wilhelmina en main, je m’approchai. Je savais ce qu’il comptait faire, mais néanmoins ou plutôt parce que je le savais, je le laissai agir.
  
  Il plongea la main dans le coffre, saisit un revolver, puis se retourna, mais trop tard. J’avais déjà tiré. Ce n’était pas un simple hold-up, et je ne voulais pas que l’on sache que les États-Unis avaient subtilisé ces documents. C’est pour ça que j’avais tiré.
  
  Il s’écroula sur le plancher, sur les débris de sa précieuse statuette. Je l’enjambai, ce qui n’était pas facile, et procédai à l’inventaire du coffre. Il y avait plusieurs bijoux et une épaisse enveloppe. Je l’ouvris et je trouvai ce que je cherchais. Je la glissai dans ma poche intérieure.
  
  Après réflexion, je raflai quelques bijoux de valeur pour Al Nuss, en pensant que ça lui ferait plaisir.
  
  Je m’assurai que Wilhelmina était toujours dans ma poche et je quittai la pièce, heureux de penser que les ennuis étaient finis. Mais je me trompais lourdement.
  
  Comme je fermais la porte derrière moi, j’entendis un signal d’alarme retentir, et presque aussitôt après, quatre coups de feu provenant d’armes différentes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXV
  
  
  En dévalant les escaliers, je vis les joueurs se précipiter dans le couloir. Ni Kevin, ni Christine, ni même Casey n’étaient en vue. Les gardes du corps étaient aussi invisibles.
  
  En entrant dans la salle de jeu, je découvris un vrai champ de bataille. L’un des gardes était étendu sur la table de jeu. Une flaque de sang détrempait le tapis vert. José, lui, était par terre. Une bonne partie de la tête en moins.
  
  Il y avait un troisième corps.
  
  Kevin Bagley ne sourirait plus avec son charme habituel. Il était étendu à côté du bar, deux balles dans la poitrine, et une expression de surprise sur son visage.
  
  Les deux autres personnes dans cette pièce, n’étaient autre que Christine et moi. Casey était partie.
  
  — Qu’est-ce qui s’est passé, Christine ?
  
  — Je ne sais pas. C’est arrivé si vite, l’un des gardes a sorti un revolver, dit-elle en me désignant José. Puis ça a commencé à tirer…
  
  — Qui a tiré le premier ?
  
  Elle fit un geste d’impuissance.
  
  — Où est Casey ?
  
  De nouveau elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Je n’avais pas le temps de l’interroger davantage. La propriété allait être quadrillée par les hommes d’Orantes. Je la pris par la main et dit :
  
  — Viens, descendons jusqu’aux embarcadères. L’hélicoptère nous attend.
  
  Dans le hall, c’était la panique. J.W. Farrel se tordait les mains en gémissant, et Jock lui hurlait :
  
  — Ta gueule !
  
  — Nick ! cria Chris.
  
  — Viens, lui dis-je en descendant le perron.
  
  — Nick, il faut que je te dise.
  
  — Plus tard.
  
  Deux gardes avançaient sur le perron. Tous les deux étaient armés de fusils à pompe et semblaient bien décidés à les utiliser contre tous ceux qu’ils ne connaîtraient pas.
  
  L’un d’eux faucha J.W. Farrel tandis qu’il descendait les marches du perron et l’autre coupa en deux Jock Owens.
  
  — Mon Dieu ! gémit Christine.
  
  Je levai Wilhelmina et fis feu par deux fois. L’un des gardes hurla et s’écroula. L’autre avait bougé pendant que je visais et n’était que blessé. Il se retourna vers nous et tira dans notre direction. Je sentis le souffle effleurer ma cuisse.
  
  — Allons-y, par là ! dis-je à Christine.
  
  Je l’entraînai vers la porte de côté menant à l’escalier qui aboutissait aux embarcadères et, je l’espérais, à l’hélico.
  
  On criait derrière nous, les détonations des fusils à pompe se succédaient. Fanatisés par la mort d’Orantes, les gardes avaient dû exterminer le reste des joueurs.
  
  — Attends, par ici, dis-je en remarquant un sentier dans les fourrés qui, par chance, devait mener à la porte.
  
  Nous nous engageâmes dans le chemin. Je m’assurai que personne ne nous suivait, et que personne ne nous avait précédés.
  
  Où était donc Casey ? Et était-elle toujours vivante ?
  
  Effectivement, le sentier menait bien à la porte mais un garde se tenait devant. Il leva son fusil. Je lâchai trois coups rapides de ma chère Wilhelmina. Il sembla vaciller un dixième de seconde, puis s’écroula en tirant inutilement. Mort. Nous l’enjambâmes et trouvâmes la porte fermée.
  
  Je n’avais pas de temps à perdre, je saisis le fusil du garde et, le pointant vers la serrure, appuyai sur la détente. La serrure rendit l’âme et la porte s’ouvrit.
  
  Je pris Christine par la main et nous arrivâmes jusqu’au haut de l’escalier.
  
  — C’est très raide, lui dis-je, mais nous devons faire le plus vite possible.
  
  — Je comprends.
  
  Je ne savais pas si je devais descendre le premier, ou bien la faire passer devant. Si je prenais la tête je pourrais la retenir si elle tombait, mais elle serait à découvert pour un éventuel tireur d’Orantes posté en haut des marches. J’optai pour la vitesse, et je pris la tête.
  
  — Enlève tes chaussures, dis-je en m’engageant dans l’escalier.
  
  Bientôt j’aperçus l’hélicoptère. Apparemment on nous vit car le rotor se mit à tourner. Nous étions pratiquement à l’abri. Ou du moins je le crus.
  
  Nous nous approchâmes de l’hélicoptère, sans personne à nos trousses, quand soudain, quelqu’un sortit de l’appareil.
  
  Je dis quelqu’un, car je ne pouvais voir son visage recouvert d’une cagoule noire. Un homme tout de noir vêtu. Je dis un homme parce que la silhouette était grande et mince, et se tenait devant moi les mains sur les hanches, solidement campé. Je savais trop bien qui c’était.
  
  — Ah ! Enfin, dis-je.
  
  — Quoi ? demanda Christine.
  
  — C’est le moment, dis-je. Pas très agréable, mais c’est le moment que j’attendais. Recule-toi ! criai-je à Christine.
  
  Le Spécialiste avait fait son choix.
  
  Il commença à avancer sur moi, les mains nues. C’est ainsi qu’il avait décidé de m’affronter. Commettant une faute.
  
  Je n’avais pas le temps. Malgré mon désir de le tester, et de me tester moi-même, je ne pouvais m’offrir le luxe de perdre du temps maintenant. Je dégainai Wilhelmina et tirai par deux fois. Deux « cliks » me répondirent. Dans l’excitation, je n’avais pas compté mes coups et le 45 que j’avais dans la ceinture était tombé quand j’avais sauté au bas des marches de l’escalier. Maintenant j’étais bien forcé de me mesurer à l’assassin numéro un.
  
  Je replaçai Wilhelmina dans mon holster et marchai vers le Spécialiste. Il était rapide, aucun doute là-dessus. Il se précipita sur moi, mais je l’évitai en pivotant sur mon pied blessé. La douleur monta de ma cheville, dans le mollet et jusqu’en haut de la cuisse. C’était délicieux. Je mis un genou par terre. Et mon adversaire fut prompt à saisir sa chance. Comme il venait sur moi, je vis le reflet du couteau qu’il tenait. Il m’avait fait croire à un combat à mains nues, mais il avait dissimulé son arme et maintenant il allait m’éventrer. Il se rua sur moi, je plongeai entre ses jambes et ayant fait jaillir Hugo de ma manche, je l’enfonçai jusqu’à la garde dans le bas-ventre du Spécialiste. Il ne s’était pas attendu à ça.
  
  Son hurlement résonna dans mes tympans, puis mourut avec lui. Je le fis basculer sur le ponton, le retournai et enlevai sa cagoule. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais et poussai un grognement.
  
  — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Christine. Ça va ?
  
  — Il y a quelque chose qui cloche, dis-je.
  
  — C’est quoi ?
  
  Je continuai à regarder le visage d’Allan Trumball. Le Spécialiste ?
  
  Je ne pouvais pas croire que j’avais tué si facilement le plus redoutable tueur du monde, et que ce tueur fût Trumball.
  
  — Nick, dit Christine.
  
  — Quoi ?
  
  Je me retournai pour la regarder, mais elle me montrait du doigt le bout de l’embarcadère. Je suivis son geste et je vis un deuxième personnage pareillement vêtu de noir et cagoulé, sauter de l’hélicoptère.
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ? jurai-je.
  
  Je regardai derrière nous, mais personne ne nous suivait.
  
  — Encore un autre ? demanda-t-elle.
  
  — Je pense que celui-ci est le vrai, dis-je.
  
  Le nouvel arrivant se tenait juste devant l’hélicoptère, nous observant. Il n’était pas aussi grand, et ne comptait pas rejouer la même scène que son sosie. Il tenait un Beretta dans sa main, pointé vers le bas.
  
  — Nick !
  
  — Restez derrière moi, Christine. Si cette arme se lève, je vais plonger pour récupérer le 45 au pied de l’escalier.
  
  J’étais complètement concentré, guettant le moindre geste de mon adversaire. Tout était tellement silencieux que l’on aurait pu entendre le clapotis de l’eau sur la coque des deux bateaux.
  
  Vas-y, vas-y, pensai-je.
  
  Mais ce fut l’autre main qui se leva, la main sans arme. Un mouvement lent qui était censé me paralyser, ou tout au moins me surprendre, pour que j’hésite une fraction de seconde et que je finisse criblé de balles. Mais tandis que la main montait, montait, montait jusqu’à la cagoule, pour la retirer et me révéler l’identité de la personne, je plongeai, saisis le 45 et tuai net Casey Lawrence.
  
  *
  
  * *
  
  — Et après ? demanda Hawk.
  
  Nous étions dans son bureau, deux jours après l’histoire de l’embarcadère. Je lui faisais un récit complet de ce qui s’était passé à Pleasure Island.
  
  — Après ça, un peu plus loin, nous avons trouvé le pilote flottant entre deux eaux, mort.
  
  — Vous avez pris l’hélicoptère ? demanda-t-il.
  
  — Oui, c’est Christine qui l’a piloté. L’excitation a fait d’elle un excellent pilote. Les explosifs dont nous avions besoin étaient dans l’hélicoptère et nous avons fait sauter les deux bateaux d’Orantes pour assurer notre fuite.
  
  — Et les documents ?
  
  — Ah oui, les documents… C’était vraiment ça que vous vouliez ? dis-je en posant l’enveloppe sur le bureau devant Hawk. Après un moment de silence, j’ajoutai : N’y avait-il rien d’autre dans cette affaire ?
  
  — Quoi d’autre ? demanda-t-il.
  
  — Pourquoi ne pas interroger le colonel James J. Lamb ?
  
  — Pourquoi Lamb ?
  
  — Si on arrêtait de tourner autour du pot ? Depuis le premier jour, on m’a tenu à l’écart dans cette affaire. À commencer par vous. J’ai servi d’appât. Maintenant, je veux savoir qui m’a accroché à l’hameçon ! dis-je sèchement.
  
  Il tapota nerveusement ses doigts sur son bureau pendant quelques minutes.
  
  — C’est moi, dit-il.
  
  — Vous ? Cela vous embêterait beaucoup de m’expliquer ?
  
  — N 3, commença-t-il sur le ton du « je-suis-le-patron-et-je n’ai-rien à-vous-expliquer »…
  
  — Écoutez, on m’a manipulé, je veux savoir pourquoi, dis-je fermement.
  
  Il serra les dents mais il commença néanmoins :
  
  — Depuis quelque temps, une bonne année en fait, j’avais des soupçons sur Lamb, je pensais qu’il utilisait sa position de directeur d’une des branches des Services secrets américains pour mettre au point sa propre équipe.
  
  — Quel genre ?
  
  — Escadron de la mort, bande de tueurs organisés, en quelque sorte.
  
  Je commençais à comprendre.
  
  — Une enquête a mis à jour une série de coïncidences, dont le nombre magique est le quatre. Lamb a été chargé de cette branche il y a quatre ans. Le Spécialiste est apparu il y a quatre ans. Parmi les nouvelles recrues affectées à son service, il y avait Allan Trumball et Casey Lawrence. Tous les deux intégrés il y a quatre ans.
  
  — Ils n’étaient pas les seuls, dis-je.
  
  — Non, il y eut quarante-trois intégrations, et six furent affectées à Lamb. J’ai éliminé de ma liste les quatre autres pour l’affaire de Pleasure Island. Ils n’étaient pas impliqués.
  
  — Il restait donc Casey et Trumball.
  
  — J’avais l’intention de vous désigner, N 3, pour les prendre en filature. Vous auriez pu ainsi vous forger une opinion sur eux. Mais Lamb m’a facilité la tâche. Il m’a demandé s’il pouvait vous « emprunter » pour la mission à Pleasure Island et j’ai bien sûr accepté.
  
  — Je vois. Vous aviez l’intuition que je serais la prochaine victime.
  
  Il fit un signe d’approbation.
  
  — Il n’y avait pas d’autre raison pour que Lamb vous demande. Vous n’êtes pas le premier venu, Nick et surtout pas habitué aux seconds rôles. Bien sûr, il y avait votre blessure… Ça me chagrinait un peu, mais ça me facilitait les choses vis-à-vis de Lamb. Je vous « prêtais » pour une mission « d’apparence banale ». Je lui ai assuré que cela vous maintiendrait dans le circuit et que c’était bon pour vous.
  
  — Cela veut dire que Lamb a été le cerveau du Spécialiste pendant quatre ans. Il a pris deux agents, Casey et Trumball, et combinant leurs talents respectifs, il en a fait un seul et unique assassin.
  
  — Oui, dit-il. Il les louait à qui pouvait payer cher, très cher. Dans les vingt-quatre victimes, huit étaient des agents américains, les autres appartenaient à des gouvernements étrangers. Vous étiez la vingt-cinquième victime.
  
  — Mais qui les engageait ?
  
  — Cela n’a pas vraiment d’importance. Il y a pas mal d’agences adverses qui voulaient votre peau.
  
  — J’en suis persuadé. Et ces documents ? demandai-je en prenant l’enveloppe d’Orantes.
  
  — Ils sont authentiques, dit-il en me les prenant des mains.
  
  — Eh bien, pour des agents expérimentés, Casey et Trumball sont venus avec un bien piètre plan pour récupérer les documents.
  
  — C’était parce qu’ils n’avaient pas d’expérience. Pendant quatre ans, ils n’ont rien fait d’autre que de « travailler » pour Lamb. Il ne les a jamais envoyés sur des opérations conventionnelles. Ils ne faisaient que tuer.
  
  — C’est pour cela qu’ils n’ont jamais pu me montrer quelque chose de cohérent…
  
  — Leur seul but était de vous tuer.
  
  — Pourtant, Trumball n’avait même pas l’air d’une moitié de Spécialiste.
  
  — Et pour cause, il était guidé par Mlle Lawrence, elle-même téléguidée par le colonel.
  
  — Tout ce qu’elle avait à faire c’était de lui montrer la direction à prendre, dis-je, me souvenant de nos conversations. Mais je n’arrive toujours pas à comprendre ces tentatives délibérément manquées, dis-je, en pensant aux deux fois où ils m’avaient tiré dessus. Ce n’était pas leur style.
  
  — Il n’y a plus personne pour répondre, dit Hawk fataliste. Vous devez vous borner à l’imaginer vous-même.
  
  Était-ce Casey ou Trumball ? Ou bien les deux ? Pourquoi Trumball m’aurait-il manqué délibérément ? Il me haïssait. Est-ce que les sentiments de Casey à mon endroit étaient assez forts pour essayer de m’épargner ? C’était ça l’avertissement qu’elle m’avait confié sur la terrasse, en me disant qu’elle était inquiète pour Trumball, qu’il allait tenter de faire quelque chose contre moi ? Décidément, si tel était le cas, c’était une réaction de femme, pas de tueur. Et comme j’avais depuis longtemps cessé de chercher à comprendre les femmes…
  
  — Ainsi le Spécialiste était réellement deux personnes, résumai-je, ou trois si vous comptez Lamb.
  
  — Nous l’espérons, ajouta Hawk. Ça reste à confirmer.
  
  — Qu’allez-vous faire avec Lamb ?
  
  — Je n’ai pas de preuves irréfutables, mais nous devons attendre pour voir s’il a l’intention de recréer un nouveau réseau.
  
  — C’est plus facile de le contrôler s’il reste à son poste, approuvai-je.
  
  — Exact. En fin de compte, je suis sûr à présent, à deux cents pour cent, qu’il était derrière le Spécialiste. Et le Spécialiste est hors circuit pour un bon moment. Grâce à vous Nick.
  
  — Je pense quand même qu’il y avait une autre solution, dis-je.
  
  — S’il y avait eu une solution plus facile, N 3, je n’aurais pas eu besoin de vous.
  
  C’est vrai, pensai-je. Il ne m’a jamais confié une mission de tout repos.
  
  — Vous devriez me remercier de vous avoir fait assister, dit-il.
  
  — Assister ? demandai-je. Kevin Bagley ?
  
  — Non, pas Bagley. C’était une pure coïncidence.
  
  Une coïncidence malheureuse pour Kevin et j’en étais désolé. Je l’appréciais sincèrement. Dans l’hélicoptère, Christine m’avait raconté ce qui s’était passé dans la salle de jeu. José avait ouvert le feu, avec un 45, de toute évidence caché sous la table. Et il avait logé deux balles dans la poitrine de Kevin. Casey avait alors tué José et le second garde.
  
  — L’homme que vous connaissez comme étant Al Nuss, me révéla-t-il, était à Pleasure Island pour vous seconder si vous en aviez besoin. Il s’était fait engager comme garçon d’étage.
  
  — Al Nuss ? demandai-je. Je pensais qu’il n’était qu’un petit racketteur. Il travaille pour la maison ?
  
  — Pas exactement, il est indépendant, mais a été très bien payé pour cette mission.
  
  — Je pense que je ne le rencontrerai pas, comme convenu, alors ? dis-je.
  
  — Certainement pas.
  
  C’était un soulagement. J’avais essayé de me trouver une excuse valable pour lui annoncer que j’avais les mains vides, et je n’y étais pas parvenu. Maintenant c’était réglé.
  
  Christine était vraiment le seul point positif et satisfaisant dans cette histoire.
  
  — Al Nuss était la seule personne que vous aviez envoyée ?
  
  — Oui.
  
  — Vous êtes sûr que vous n’avez pas envoyé Christine Hall, également ?
  
  — Non, je n’aime généralement pas vous faire assister, ce n’est pas pour vous faire assister par deux personnes. J’ai envoyé Al Nuss simplement à cause de votre blessure.
  
  — Quelle générosité, Hawk, c’est vraiment vous… vieux charognard !
  
  — Non, continua-t-il, Mme Hall était votre recrue personnelle, n’est-ce pas ? J’espère que vous n’allez pas me demander des honoraires pour elle !
  
  — Non, Sir, dis-je en me levant.
  
  Mon pied me lançait de nouveau. Je l’avais malmené dans mon combat avec Trumball sur l’embarcadère. J’espérais bien me voir accorder du repos pour le soigner.
  
  — Non, je ne demande rien pour Mme Hall. Je la dédommagerai moi-même.
  
  En fait, Christine était à l’hôtel, m’attendant pour aller dîner quelque part. Et après le dîner, nous réglerions nos comptes. À l’amiable.
  
  — Très bien N 3, prenez quelques jours et occupez-vous de votre pied, fit-il très magnanime. J’ai quelque chose pour vous que je garde bien au chaud.
  
  Quelques jours ?
  
  — Vous êtes un amour de patron, dis-je en boitillant jusqu’à la porte à l’aide de ma canne.
  
  Il parut dégoûté et vraiment malade à l’idée d’être un amour de patron et il répliqua, en rallumant pour la énième fois ce qu’il considérait comme un amour de cigare :
  
  — J’espère bien que non, N 3 !
  
  
  
  
  
  IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
  
  7, bd Romain-Rolland – Montrouge.
  
  Usine de La Flèche, le 17‑08‑1982.
  
  1429-5 - N® d’Éditeur 4610, août 1982.
  
  
  
  
  
  Notes
  
  
  [1] Nom donné à Nick Carter.
  
  [2] Agence employant Nick Carter. Axe signifie hache en américain.
  
  [3] En américain, l’île du Plaisir.
  
  [4] Maître-tueur, surnom donné à Nick Carter.
  
  [5] Il s’agit bien entendu d’une des variantes du poker dit « américain ». L’originalité de ce jeu, c’est qu’à part deux cartes, le reste de la main d’un joueur est connu de ses partenaires, laissant à tous la possibilité d’envisager la stratégie employée par ce même joueur.
  
  
  
  
  
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