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Razzia au Kenya pour Coplan

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  No 1995, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Au premier étage de l’ambassade, dans une vaste pièce meublée avec goût, donnant sur l’avenue Raymond-Poincaré, huit personnes se livraient à des préparatifs fiévreux en vue de mettre au point la visite officielle à Paris de l’émir de Bahreïn. Du côté bahreïni étaient présents l’ambassadeur et son premier conseiller et, du côté français, le chef du protocole de l’Élysée et le directeur du secteur golfe Persique au ministère des Affaires étrangères. Les assistaient leurs secrétaires respectives.
  
  Grâce au double survitrage était assourdi le vacarme de la circulation automobile en direction du Trocadéro ou de l’avenue Foch. Sur la longue table, les jus de fruits voisinaient avec les soucoupes emplies d’amandes grillées.
  
  Les projets de l’émir étaient ambitieux. Visites du Louvre par la pyramide en verre, de l’Arche de la Défense, de l’Opéra-Bastille, du Centre Georges-Pompidou, du musée d’Orsay et du site à Saint-Denis où serait construit le stade devant accueillir les rencontres les plus prestigieuses de la Coupe du Monde de football 1998. Le souverain espérait bien, d’ailleurs, que l’équipe nationale de Bahreïn se qualifierait pour
  
  l’épreuve finale. Ses hôtes français en étaient moins sûrs.
  
  - L’émir devra s’incliner sur la tombe du Soldat Inconnu à l’Arc de Triomphe, précisa le chef du protocole. Aucun chef d’État ne peut s’y dérober.
  
  - Bien entendu, acquiesça l’ambassadeur, d’autant que notre souverain est un grand admirateur du passé militaire de la France.
  
  - N’oubliez pas qu’il a été saint-cyrien, précisa son premier conseiller.
  
  - Ne pourrait-il prolonger son séjour de deux jours ou, à tout le moins d’une journée ? proposa l’envoyé du ministère des Affaires étrangères. Voyez-vous, je suis rongé par l’inquiétude en ce qui concerne ce programme extrêmement chargé. Il va nous falloir opérer sur les chapeaux de roue...
  
  Intérieurement, il se fustigea. Les chapeaux de roue. Il n’aurait pas dû employer une formule aussi familière et aussi peu diplomatique.
  
  L’ambassadeur secoua la tête.
  
  - A cause du sommet du Caire, il lui sera impossible de prolonger son séjour. Nous devrons intégrer les visites et les cérémonies dans les délais qui nous sont impartis. A Londres, notre ambassade a rencontré un problème identique et l’a résolu sans grosses difficultés.
  
  - Le programme sera éreintant, fit remarquer le chef du protocole qui tendit la main vers l’une des soucoupes.
  
  - L’émir est infatigable, souligna le premier conseiller en esquissant un mince sourire.
  
  - Messieurs, reprit l’ambassadeur, mon seul souci réside dans les problèmes de sécurité. Pour être franc avec vous, je crains un attentat intégriste.
  
  - Demain, rappela le chef du protocole qui s’apprêtait à grignoter son amande grillée, nous avons tous rendez-vous avec le préfet de police et ses adjoints. Nous débattrons de cette question.
  
  Les huit occupants de la pièce eurent soudain l’impression que leurs crânes allaient se fracasser contre le plafond, tant le plancher s’élevait à une vitesse fulgurante. Leurs oreilles n’enregistrèrent même pas le tumulte de l’explosion. Leurs corps étaient déjà désintégrés, en même temps que ceux des employés de l’ambassade et des visiteurs venus chercher un visa ou le renouvellement d’un passeport. Bien que plus faible dans ses conséquences, l’explosion avait ravagé les immeubles avoisinants et cette portion de l’avenue Raymond-Poincaré, dans laquelle les voitures culbutaient les unes contre les autres.
  
  
  
  
  
  - T’as dérouillé aujourd’hui ? s’enquit Samantha en redressant une mèche rebelle sur sa tempe gauche.
  
  - Un seul micheton, répondit Leslie. Il venait de louer une place à la Fédération française de Football pour le prochain match de l’équipe de France au Parc des Princes et il ressemblait à un môme qui reçoit son premier Noël. Je l’ai épongé dans sa tire. Une pipe vite faite. Y voulait pas de la capote, mais moi je suis pas bonnarde pour cette saloperie de Sida. Si tu te laisses embringuer par le micheton, bonjour les dégâts.
  
  Au 60 bis de l’avenue d’Iéna se logeait l’immeuble de la Fédération française de Football. Les jours de location pour un match de l’équipe de France, les deux filles, qui se livraient à la prostitution sous les noms de guerre de Samantha et de Leslie, s’embusquaient à quelques dizaines de mètres de la queue s’allongeant devant la porte d’entrée, et se concentraient sur les amateurs de football qui ressortaient en serrant sur leur cœur le précieux billet d’accès à l’arène.
  
  L’une et l’autre considéraient cet emplacement comme particulièrement rémunérateur.
  
  - Il t’a emmenée au bois de Boulogne ?
  
  - Non, au parking George-V.
  
  Un grand gaillard aux épaules de déménageur s’avança vers elles et fit mine d’hésiter.
  
  - Laquelle de vous deux j’emmène ? La brune ou la blonde ?
  
  - Pourquoi pas les deux ? lui lança Samantha.
  
  - Eh, faut pas pousser, ça me coûterait un max ! Attendez, si le numéro de mon billet pour le Parc est impair, je prends la brune. Sinon, la blonde.
  
  Il vérifia le numéro sur son billet.
  
  - C’est la brune ! Au fait, j’ai pas de voiture. Où on va ?
  
  - A l’hôtel, rue de Bassano.
  
  L’homme s’éloigna au bras de Samantha.
  
  Leslie resta seule. Elle comptait bien se faire encore six ou sept michetons, comme les autres jours de location. Fallait simplement s’armer de patience. Elle se savait magnifique. Dans le soleil du matin, ses cheveux blonds formaient un halo de lumière. Ses seins, poudrés de blanc, tels des croissants de lune, émergeaient impudiquement de son corsage noir transparent, tellement érotique.
  
  Oui, elle était magnifique, mais les dizaines de kilos de dynamite qui, à cet instant-là, réduisirent en miettes l’ambassade du sultanat d’Oman au 50 de l'avenue d’Iéna, s’en moquaient éperdument. Écrasée sous un bloc de pierre, elle fut aplatie comme une crêpe.
  
  Le lit trembla sous les reins de Samantha, mais elle n’y prêta guère attention. Pendant que son client se dépensait en elle, son cerveau s’activait à découvrir un subterfuge inédit afin de dissimuler à son proxénète une partie des recettes de la journée.
  
  
  
  
  
  Gail Lindsay poussait la voiture d’enfant en direction de l’avenue Van Dyck et, au-delà, vers l’allée Velasquez à travers le parc Monceau. Intérieurement, elle pestait contre Adrien. Le sale môme ! A peine deux ans et il se comportait en vrai démon. Finalement, elle en avait marre de ce job au pair et de la bourgeoisie parisienne. Comme elle regrettait Londres, son boy-friend Mark et les longues nuits dans les boîtes de Soho.
  
  Oui, c’était décidé, elle allait retourner chez elle. Go back home. Elle en avait assez. To hell with that bloody kid and his feisty and grouchy mother ! Ce serait son dernier voyage au jardin d’enfants du parc Monceau. Au retour, elle annoncerait la nouvelle à Mme Elizabeth-Va-te-faire-foutre Duchemin, la mère d’Adrien. Qu’elle trouve une autre poire pour faire ce sale boulot. Go fuck yourself.
  
  Elle jubila. A moi, Londres ! Dans quelle autre capitale pouvait-on, chaque matin en ouvrant son journal, se délecter des aventures sentimentales des princes et des princesses ?
  
  Elle eut une ultime vision de l’héritier du trône, quand le souffle de l’explosion qui secoua l’ambassade d’Arabie Saoudite, au 5 de l’avenue Hoche, la projetant contre la façade de l’ambassade du Japon où son front s’ouvrit comme une grenade trop mûre, détruisant ses espoirs de revoir Londres.
  
  
  
  
  
  Maurice Moatti était un homme d’affaires florissant et il estimait que sa dernière idée était géniale.
  
  - C’est ce dont vous avez besoin à Koweït City après la guerre affreuse qui a ravagé votre pays. Je sais que vous réservez vos contrats à vos amis américains qui vous ont tant aidés à chasser les Irakiens. Cependant, ce que je vous propose n’entraîne pas un financement excessif et puis, nous autres Français avons aussi participé à la guerre du Golfe.
  
  - Si peu.
  
  Maurice Moatti ne s’offusqua pas de la remarque quelque peu insultante de son interlocuteur. Au cours de sa longue vie, il en avait avalé des couleuvres et essuyé des rebuffades.
  
  - Vingt-huit millions de dollars, ce n’est pas la mer à boire.
  
  - Nous avons été ruinés par la guerre et, quatre ans après, nous ne nous en remettons pas, éluda le conseiller commercial.
  
  Maurice Moatti feignit de prendre cette réponse comme une plaisanterie, et non comme une fin de non-recevoir.
  
  - Allons, allons, monsieur le conseiller, à d’autres, pas à moi.
  
  Le Koweïti se leva, le visage figé, pour mettre fin à l’entretien.
  
  - Ce sera tout, monsieur Moatti. Merci d’être venu me présenter votre proposition. Au plaisir de vous revoir.
  
  Le Français ne montra pas qu’il était offensé. Sur le trottoir de la rue de Lübeck, il marcha à grandes enjambées vers l’avenue d’Iéna où son fils faisait la queue en vue d’obtenir un billet donnant accès au Parc des Princes pour le prochain match de l’équipe de France de football. Ils s’étaient donné rendez-vous dans un café. Le premier arrivé attend l’autre, avait dit le père.
  
  Il fut projeté sur le trottoir par les deux explosions simultanées, l’une devant lui, au 50 de l’avenue d’Iéna, l’autre derrière lui, au 2 de la rue de Lübeck, siège de l’ambassade du Koweït, qu’il venait de quitter.
  
  Plus tard, revenu de ses émotions dans le café où il avait rendez-vous, il but coup sur coup quatre cognacs, en se félicitant que le conseiller commercial ait refusé sa proposition. Sans cette attitude dédaigneuse, songea-t-il, je serais resté dans l’ambassade à discuter de mon projet et je serais mort sous les décombres !
  
  
  
  
  
  Chaque fois qu’il passait devant l’ambassade des États-Unis, avenue Gabriel, Louis Bellegarde ne manquait jamais de marquer une pause pour se remémorer cette folle nuit du 19 juin 1953 où la foule s’était massée sur l’esplanade pour supplier que les époux Julius et Ethel Rosenberg ne soient pas exécutés sur la chaise électrique. Accusés d’espionnage au profit de l’Union soviétique, ils clamaient leur innocence. Du monde entier arrivaient des télégrammes à la Maison-Blanche.
  
  Moscou, évidemment, orchestrait le bal. Trop idéaliste à l’époque, Louis Bellegarde n’avait pas compris qu’il était abusé. Depuis, des preuves incontestables de la culpabilité des époux Rosenberg avaient été produites et plus personne ne croyait à leur innocence. De toute façon, cette campagne internationale en leur faveur n’avait été suivie d’aucun résultat puisqu’ils étaient morts à Sing-Sing à la date prévue.
  
  Peu importait désormais. Au cours de cette folle nuit, il avait rencontré Nicole. Tout de suite, le coup de foudre. Depuis, ils s’étaient aimés. A en perdre la raison, comme disait Aragon dans l’un de ses poèmes. Quarante ans d’un bonheur sans failles. Et Nicole l’avait quitté l’année précédente. Une saloperie de cancer.
  
  Depuis, Louis Bellegarde n’avait plus envie de vivre. Ce jour-là, pendant que la foule des touristes japonais le frôlait, sans actionner leurs caméras car flottait devant eux le drapeau de l’ennemi abhorré, il ignorait que le vœu secret qu’il formait dans son cœur depuis que Nicole avait disparu, allait être exaucé.
  
  L’explosion secoua l’ambassade et le Marine qui montait la garde à l’entrée du portail fut projeté dans les airs. Mû par l’implacable discipline qui régnait dans l'U.S. Marine Corps, il n’avait pas lâché son fusil AR-10. Le souffle le culbuta au moment où il vomissait, et il redescendit vers l’esplanade à la vitesse d’un bolide. Louis Bellegarde avait été plaqué au sol. La baïonnette de l’AR-10 s’enfonça sous l’omoplate gauche et lui transperça le cœur. Quelques secondes plus tard, il se retrouva dans l’univers où l’attendait Nicole.
  
  
  
  
  
  Sarah Mendelzweig riait aux éclats en abordant l’avenue Matignon au bras de son fiancé, David Abramowicz.
  
  - Tu te rends compte, nous sommes vraiment des anticonformistes, puisque nous allons faire notre voyage de noces avant d’être mariés !
  
  Il lui déposa un baiser appuyé sur la joue.
  
  - L’anticonformisme, c’est de vivre à l’envers.
  
  - Si l’on applique ton raisonnement à la lettre, crois-tu que notre bébé naîtra avant que nous l’ayons conçu ?
  
  - Grave question dont je débattrai en Sorbonne à notre retour.
  
  - L’amphithéâtre va mourir de rire.
  
  - Comme toi en ce moment.
  
  Ils dépassèrent le Drugstorien, le Safari-Club et Sarah s’arrêta devant le Berkeley.
  
  - Je mangerais bien une glace.
  
  - Pas question, protesta David. Il y aura probablement la queue. Il y a toujours du monde. Après tout, c’est une destination courue. Et puis, n’oublie pas notre rendez-vous avec Isabelle et Renaud. Tous les deux sont des fanas de l’exactitude. Ils n’accordent qu’un quart d’heure de retard, ensuite ils se tirent.
  
  - L’exactitude est la politesse des princes, marmonna Sarah, déçue. L’ennui c’est que nous ne sommes pas des aristocrates.
  
  - Mais nous avons terriblement envie de rencontrer Isabelle et Renaud. Allez, viens.
  
  Il l’entraîna. Au coin de la rue Rabelais étaient postés des gendarmes mobiles, armés de leurs carabines Ruger calibre 22. Le long du trottoir étaient rangés leurs véhicules. Des barrières métalliques coupaient la chaussée. Tous deux arrivèrent à proximité de l’ambassade d’Israël.
  
  - Je ne vois pas de queue, récrimina Sarah.
  
  - Elle est à l’intérieur.
  
  David se trompait. A l’intérieur, il n’y avait pas de queue non plus. Consciencieusement, ils remplirent les formulaires en vue d’obtenir leurs visas.
  
  L’explosion fut si terrifiante, qu’en un centième de seconde, Sarah pensa que la masse en fusion à l’intérieur de la Terre avait troué l’écorce terrestre. Quant à David, avant de mourir, il regretta de ne pas avoir offert à sa fiancée la glace qu’elle réclamait. S’il avait accédé à sa requête, ni l’un ni l’autre n’auraient été ici en ce moment fatidique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Depuis les bombardements meurtriers de la Deuxième Guerre mondiale, jamais Paris n’avait connu une telle catastrophe. Six ambassades dynamitées, 237 morts, 851 blessés. Parmi les victimes, des ambassadeurs, des membres du personnel diplomatique, des visiteurs, des passants, des gendarmes mobiles, des policiers en tenue, des voisins. Des hommes, des femmes, des enfants. Des casernes entières de pompiers mobilisées, ainsi que des compagnies de C.R.S. et des escadrons de gendarmerie mobile. Autour des ambassades visées par les attentats terroristes, des immeubles avaient brûlé. Sur la chaussée, des voitures avaient été écrasées par les blocs de pierre qui, après avoir été projetés vers le ciel, étaient redescendus comme des bombes.
  
  Le gouvernement siégeait sans désemparer. Il en était de même à Washington, à Tel-Aviv, à Koweït City, à Manàma, à Mascate et à Riyad. Entre ces capitales régnait une intense activité diplomatique. Les ambassadeurs et les membres des représentations diplomatiques tués ou blessés au cours de la fatale journée avaient été remplacés précipitamment, et avaient installé leurs bureaux dans les meilleurs hôtels parisiens au grand dam de leurs occupants qui s’étaient empressés de déménager devant ces intrus au voisinage périlleux.
  
  Sur l’initiative des États-Unis, le Conseil de Sécurité de l'O.N.U. se réunissait. Les six pays concernés par la destruction de leur ambassade parisienne avaient clamé leur indignation devant l’Assemblée générale, sans se gêner pour accuser ouvertement l’Irak d’être l’instigateur des massacres. L’ambassadeur irakien avait protesté de la bonne foi de son pays. Les autres n’en avaient pas moins réclamé des sanctions exemplaires, identiques à celles qui avaient prévalu lors de la guerre du Golfe, et avaient exigé que la terre où avaient fleuri les Mille et Une Nuits soit mise au ban des nations.
  
  Leur fureur était sustentée par la lettre de revendications adressée dans les six capitales, ainsi qu’aux principaux organes de presse écrite et aux grandes chaînes de télévision. Elle était signée par une mystérieuse organisation, l'Éclair de la Vengeance irakienne, et expliquait sa démarche meurtrière par le désir de venger les centaines de milliers de victimes civiles, écrasées par les bombes américaines et celles de leurs alliés au cours du conflit du Golfe quatre ans plus tôt.
  
  L’ambassadeur irakien auprès de l’O.N.U. jurait que cette organisation n’existait pas et que, derrière cette signature, se dissimulaient les comploteurs qui souhaitaient détruire son pays à tout jamais. Il s’agit d’un subterfuge, tentait-il de convaincre, sans être vraiment écouté et cru.
  
  
  
  Sur l’un des murs de son bureau, le Vieux avait fait punaiser une carte de Paris. Un cercle rouge cernait les emplacements des six ambassades. Il arborait sa mine des mauvais jours et son regard dissimulait mal la colère qui l’habitait. Empli du plus grand calme, Francis Coplan fumait tranquillement une Gitane. A sa droite, le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. brossait une miette de pain imaginaire sur le revers de son veston. Un tic, chez lui. Amateur de sandwiches jambon-beurre, ses vêtements étaient habituellement constellés de miettes qu’il chassait machinalement à longueur de journée. A la gauche de Coplan se tenait le commissaire divisionnaire De Gracia, patron de la Criminelle, dont le front soucieux traduisait les épreuves terribles qu’il traversait à la suite des six attentats.
  
  Le gouvernement avait transmis ses ordres : la D.G.S.E. devait collaborer avec la D.S.T. et la Brigade Criminelle en vue de démasquer les auteurs de la catastrophe. Le prestige de la France était en jeu. Peu importaient les palabres dans l’immeuble de verre surplombant l’East River à New York, le cœur de l’affaire se situait à Paris. Le coup porté par les dynamiteurs atteignait autant la France que les six pays touchés par les explosions.
  
  - Des professionnels, déclara De Gracia. Un minutage parfait. Les six ambassades ont sauté simultanément. Les explosifs ont été apportés en utilisant des souterrains.
  
  - Une œuvre de longue haleine, se récria le Vieux. Six souterrains ! Il leur a fallu des années pour les creuser sans se faire remarquer.
  
  - Vous avez retrouvé les souterrains ? questionna Coplan en s’adressant à De Gracia.
  
  - Ce n’est qu’une conjecture, répondit le policier, l’air terriblement secoué. Voyons, raisonnons sainement. Nos experts savent que les explosions se sont produites dans le sous-sol. Ils ont réussi à déterminer la puissance des charges. 300 kilos de TNT ont servi à dynamiter chaque ambassade. Compte tenu des mesures de sécurité drastiques en vigueur dans ces ambassades, surtout celles des États-Unis, d’Israël, d’Arabie Saoudite et du Koweït, comment ces explosifs seraient-ils entrés à l’intérieur des locaux diplomatiques ? Donc, nous sommes bien d’accord, ces kilos de TNT ont été introduits par le sous-sol. A l’heure actuelle, nous sommes en période de déblaiement et nous ne sommes même pas sûrs d’avoir retrouvé tous les corps des victimes. Il nous est donc impossible, avant au moins deux semaines, de sonder et de forer pour retrouver trace des souterrains et d’en effectuer la cartographie pour remonter aux sources.
  
  - Les caves des immeubles voisins ? suggéra le Vieux.
  
  - Nos experts ne croient pas à cette hypothèse. En outre l’ambassade des États-Unis, elle, n’était entourée par aucun immeuble. Par ailleurs, nos experts estiment que les explosifs étaient placés à une grande profondeur, ce qui nous ramène aux souterrains.
  
  - Quand, en octobre 1983, des terroristes ont fait sauter l’immeuble du Drakkar à Beyrouth en tuant 58 de nos paras, la charge était identique, 300 kilos de TNT, rappela Coplan.
  
  - Sauf qu’il s’agissait d’une attaque frontale, objecta le Vieux. Un camion bourré d’explosifs, conduit par un commando-suicide. Des kamikazes.
  
  Tourain, qui n’avait rien dit jusque-là, entra dans le débat en s’adressant à son collègue de la Criminelle :
  
  - Quel est le laps de temps nécessaire, selon vos experts, pour creuser un mètre de tunnel en se souvenant qu’il faut, au préalable, percer un puits d’accès au souterrain et tenir compte des problèmes d’aération, de circulation d’air et d’évacuation des déblais ?
  
  - Tout d’abord, comme le montre le plan sur votre mur, les attentats ont été commis dans deux arrondissements. Le 16ème, pour les ambassades de Bahreïn, du Koweït et d’Oman, et le 8ème pour celles des U.S.A., d’Israël et d’Arabie Saoudite.
  
  - Pas étonnant, grommela Tourain, ce sont dans ces arrondissements que se regroupent beaucoup de représentations diplomatiques.
  
  - Il existe peut-être une autre raison, grinça De Gracia. En tout cas, les trois ambassades du 16ème arrondissement ne chevauchent aucune ligne de métro, ni la ligne 9, Mairie de Montreuil-Pont de Sèvres, ni la 6, Étoile-Nation par Denfert-Rochereau. Même observation pour les trois ambassades du 8ème arrondissement et les lignes de métro qui traversent ces quartiers parisiens. C’est pourquoi nos experts ont tablé sur une faible profondeur. Par conséquent, pour répondre à votre question, mon cher collègue, nos experts se fondent sur un travail de six mois pour le puits et un mètre de tunnel.
  
  - Ce projet criminel daterait donc d’au moins deux ans, calcula Coplan. Et personne n’aurait rien remarqué ?
  
  - Peu plausible, acquiesça le Vieux.
  
  De Gracia leva les bras au ciel.
  
  - Nous n’en sommes qu’au début de nos investigations !
  
  - Il aurait fallu parallèlement creuser six puits dans les caves d’un immeuble proche que les terroristes auraient acheté afin de ne pas être dérangés par les importuns, imagina Coplan.
  
  D’un geste de la main. De Gracia l’interrompit.
  
  - J’y ai pensé. Le ministre a mis à ma disposition des équipes des Renseignements généraux et je leur ai assigné, entre autres missions, celle de rechercher chez les notaires de la région parisienne les ventes d’immeubles, au cours des cinq dernières années, dans le pourtour concerné dans les deux arrondissements.
  
  - Excellente initiative, approuva le Vieux. Ce qui me stupéfie, c’est l’importance du personnel qui aurait été nécessaire à la réalisation du projet. Impossible pour les terroristes de faire appel à des entreprises de travaux publics. Il leur fallait utiliser leurs propres hommes.
  
  - Et le matériel, ajouta Tourain qui, soudain, se frappa le front et se leva, en proie à une vive agitation.
  
  Le Vieux fut surpris. En général, le policier de la D.S.T. demeurait d’un calme olympien.
  
  - Quelle mouche vous pique, mon cher ? s’enquit-il.
  
  Tourain brossa une autre miette imaginaire.
  
  - Quand j’étais jeune inspecteur à la D.S.T., lâcha-t-il, j’ai eu l’occasion d’interroger des membres de l'O.A.S. Il y a une trentaine d’années de cela. Ces gens projetaient d’assassiner De Gaulle. Plusieurs de leurs tentatives dans ce but ont échoué. Quoi qu’il en soit, je me souviens qu’ils se réunissaient dans des souterrains parisiens.
  
  - Qu’ils avaient eux-mêmes creusés ? voulut savoir Coplan.
  
  - Non. Ces souterrains existaient déjà.
  
  - Des anciennes carrières, peut-être ? suggéra De Gracia. Le sous-sol parisien en est truffé dans certains arrondissements, mais sûrement pas dans le 8ème et le 16ème.
  
  - Je ne me souviens pas, avoua Tourain. Trente ans ont passé depuis.
  
  - Nous comprenons qu’après ce délai votre mémoire soit défaillante sur ce point, mon cher Tourain, articula le Vieux. Néanmoins, il subsiste forcément les procès-verbaux d’interrogatoires.
  
  Tourain secoua la tête.
  
  - Hélas non. Nos archives étaient entreposées dans un immeuble annexe, rue d’Argenson. Dans les années 80, Action Directe a commis un attentat à l’explosif afin que les dossiers que nous avions sur ses membres soient détruits. Et le tout a volé en fumée.
  
  - Ces gens que vous aviez interrogés, insista le Vieux, qui étaient-ils ?
  
  - Des officiers déserteurs des paras et de la Légion étrangère.
  
  Le policier cita plusieurs noms, célèbres trente ans plus tôt, et le Vieux ne poursuivit pas sur le sujet, car il savait qu’ils étaient tous morts depuis.
  
  Il n’en était pas de même pour Coplan qui venait d’avoir une de ces brillantes idées qui souvent débloquaient une situation tendue. Il ne livra pas le fond de sa pensée car, pour le faire, il préférait être en tête à tête avec le Vieux. C’était une chose de collaborer avec la D.S.T. et la Brigade Criminelle sur les ordres du gouvernement, et une autre de garder pour soi ses petits secrets, surtout quand l’honneur de la boutique était en jeu. Sur ce point, Coplan se montrait chauvin. Il ralluma une Gitane et ses yeux brillèrent de plaisir en anticipant ce qu’il allait dire au Vieux, quand Tourain et De Gracia auraient pris congé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Coplan avait toujours éprouvé un faible pour Bologne, sa merveilleuse harmonie architecturale dominée par la terre cuite, ses quarante kilomètres d’arcades et ses deux cents églises, sanctuaires et couvents. Secrète et capiteuse, la cité, qui se voulait l’anti-Florence, mettait, à l’aube du XXIème siècle, l’accent sur la construction européenne en essayant de devenir une grande ville de foire au détriment de son passé historique, ce que réprouvait Coplan, attaché à ses richesses séculaires.
  
  Il sortit du Grand Hotel Baglioni, un ancien palais sous les arcades transformé en hôtel de luxe et, comme il était en avance, gagna à pied la Via Marconi où il entra dans le musée.
  
  Rigide, réservée, recueillie, Véronique Flornoy était assise sur un banc, face à une toile d’Antonio Canaletto. Fasciné par Venise, l’artiste, pour une fois, avait échappé aux palais peuplés de bannières et d’étendards, aux embarquements du doge à bord du Bucentaure, aux ruelles fourmillant de gentilshommes masqués en temps de carnaval, pour peindre une autre Venise, celle des caméristes et des gondoliers, celle du petit peuple, et sa description en était lucide et pleine de fraîcheur.
  
  Coplan lui toucha l’épaule et Véronique Flornoy tourna la tête et sourit. Elle avait légèrement dépassé la soixantaine mais conservait des traits jeunes et peu marqués.
  
  - Allons déjeuner, proposa-t-il.
  
  Trop de visiteurs aux alentours qui pouvaient surprendre leur conversation, estimait-il. Déjà un couple d’étudiants s’était assis au côté de Véronique Flornoy pour admirer la toile de Canaletto.
  
  Il l’emmena au Papagallo, le très chic restaurant où les tables étaient convenablement éloignées les unes des autres.
  
  Sur le tard, Véronique Flomoy était devenue une honorable correspondante de la D.G.S.E. Son activité s’était révélée fructueuse quand le Service Action avait traqué les terroristes de l’ultra-gauche réfugiés chez leurs amis des Brigades Rouges. Cette époque était révolue et Véronique Flornoy était considérée en sommeil par le Vieux. Depuis longtemps, elle ne courait plus après les spectres de sa tumultueuse jeunesse, les causes ternies et les combats perdus. Il n’en restait que des ombres et cette cicatrice à la base du cou, là où les balles des tueurs du F.L.N. avaient laissé un sillon, quand elle avait croisé le fer avec eux, à Alger, au bas de la me Michelet.
  
  Après l'antipasto. Coplan lui exposa sans fioritures les raisons de sa venue à Bologne.
  
  - Vous faisiez partie de la Mission III de l’O.A.S. Métro. Où vous réunissiez-vous ? Je ne parle pas des appartements ou des maisons. Ce qui m’intéresse, ce sont les souterrains.
  
  Elle eut un regard empli de nostalgie et Coplan éprouva l’impression qu’elle rajeunissait. Elle but une gorgée de frascati et piqua sa fourchette dans ses pennes à l’arrabbiatta.
  
  - C’est vrai, avoua-t-elle, nous avions établi notre quartier général dans un souterrain. Ainsi, nous n’avions rien à craindre de la police. Il était superbement aménagé. Réserves de nourriture et de boissons, lits et groupe électrogène à essence.
  
  - Où était-il situé ?
  
  - Près du boulevard Jourdan, entre le Parc Montsouris et les Réservoirs de la Vanne.
  
  - Qui l’avait déniché ?
  
  - Le colonel Fournier.
  
  - Qu’est-il devenu ? questionna Coplan qui n’avait pas entendu le commissaire divisionnaire Tourain mentionner ce nom quand il avait cité les identités des officiers morts depuis cet épisode.
  
  - Tué dans un accident de voiture à Alicante, en Espagne, au cours de l’année 1964 ou 65. Ses hommes ont été récupérés par vos services (Dans les années qui ont suivi la fin de la guerre d’Algérie, le Service Action du S.D.E.C.E. a récupéré la plupart des activistes de l'O.A.S. réfugiés principalement en Espagne, et surtout les ex-membres des Commandos Delta), ajouta-t-elle avec un brin de malice pendant qu’un éclair d’ironie traversait ses yeux.
  
  - Comment était-il au courant de ce souterrain ?
  
  - Pour autant que je me souvienne, il était en possession des plans établis par la Cagoule avant guerre pour fomenter une insurrection et renverser la République. Fournier avait coutume de dire : « Le sous-sol parisien est un vrai gruyère et celui qui tient le sous-sol tient la surface. ».
  
  - La Cagoule ? s’étonna Coplan qui, cette fois, n’était plus ramené trente mais près de soixante ans en arrière.
  
  - Je n’en sais pas plus, répondit Véronique Flornoy en repiquant sa fourchette dans ses pennes.
  
  - Comment accédiez-vous à ce souterrain ?
  
  - Par la cave d’un immeuble. La cave numéro sept.
  
  - A quelle adresse ?
  
  Elle la lui fournit et il la nota sur une page de son calepin.
  
  
  
  Le lendemain, de retour à Paris, il se rendit à l’endroit indiqué. L’immeuble avait été démoli et remplacé par une construction de neuf étages qui comportait quatre niveaux de parkings. Coplan ne douta pas que le souterrain, témoin des réunions des clandestins de l’O.A.S., ait été comblé au cours de l’opération. Après avoir tenu au courant le Vieux des résultats de son voyage à Bologne et de sa visite à l’immeuble, il alla trouver François Halistaire.
  
  Cantonné dans un vieux bâtiment de la caserne Mortier, en haut d’un escalier aux marches usées, dans un local à la peinture pisseuse et aux dossiers poussiéreux, l’intéressé représentait la mémoire vivante du Service.
  
  Coplan considérait comme une grossière erreur, commise par le S.D.E.C.E. de la fin des années 40, d’avoir permis à François Halistaire d’entrer au Service Action. Sa première mission dans le Berlin d’après-guerre s’était révélée un fiasco. Au cours de sa deuxième mission, il avait failli être tué par le trafiquant d’armes autrichien qu’il était chargé d’exécuter.
  
  Le loupé de sa troisième mission en Suisse avait créé un incident diplomatique et, avant qu’il ait pu conclure sa quatrième mission au Caire, il avait failli être criblé de balles par les nationalistes égyptiens.
  
  Devant ces échecs successifs, on lui avait confié un emploi sédentaire où il s’était révélé un archiviste hors pair, doté d’une mémoire d’éléphant.
  
  Maintenant, à la retraite, âgé de 75 ans, veuf, il venait chaque jour travailler bénévolement, car il s’ennuyait ferme dans son pavillon de Vincennes. Les jeunes le snobaient et s’étonnaient que l’on gardât ce dinosaure, relique d’une ère révolue.
  
  Halistaire regarda Coplan avec curiosité.
  
  - On ne vient plus guère me visiter, se plaignait-il.
  
  - Les gens ont perdu la mémoire de la mémoire. Tout avance trop vite. Dans cinq ans nous serons au XXIème siècle, de plus, la mode rétro est passée. La Cagoule, ça vous dit quelque chose ?
  
  - Naturellement. Une bande de comploteurs qui voulaient renverser la République.
  
  - Avons-nous des archives sur le sujet ?
  
  - Rien.
  
  - Ces gens utilisaient des souterrains parisiens. Votre mémoire vous restitue-t-elle des indications dans ce domaine.
  
  - Non, mais il y a eu un procès en octobre 1948 devant la cour d’assises de la Seine. II vous sera facile de retrouver le dossier.
  
  Le conseil était bon. Pressé par Coplan, le Vieux sollicita le garde des Sceaux qui accepta d’ouvrir ses archives. Le lendemain. Coplan s’enferma dans le sous-sol d’un fort désaffecté de la banlieue parisienne. Des remugles nauséeux flottaient dans l’air et les dossiers respiraient le moisi. Celui de la Cagoule pesait plusieurs centaines de kilos. Ce ne fut que le jour suivant que Coplan tomba sur les procès-verbaux et les croquis qui l’intéressaient.
  
  Coplan apprit que Paris comptait 300 kilomètres de galeries souterraines, dont les Cagoulards avaient dressé les plans et dans lesquelles ils se réunissaient et entreposaient leurs armes, leurs munitions, leurs explosifs. A partir de ces galeries, ils avaient foré à la verticale des puits, grâce auxquels ils devaient s’introduire dans certains ministères la nuit du putsch qu’ils organisaient. Démasqués en 1937, leur projet avait fait école. Durant l’Occupation allemande de 1940-44, l’état-major de la Luftwaffe avait installé un abri gigantesque sous le Sénat qui s’ouvrait sur d’anciennes carrières situées autour de l’Odéon et sur les souterrains s’étendant sous le jardin du Luxembourg. L’ambassadeur d’Allemagne Otto Abetz avait, de son côté, rendu habitables les souterrains qui couraient sous les rues Gay-Lussac et des Feuillantines, et les avait transformés en bureaux. Les travaux avaient été considérables : sol dallé, parois revêtues de feuilles d’amiante, climatisation, réseaux téléphoniques, conduites de gaz, appareils de régénération de l’air, infirmerie, chauffage central, douches et toilettes (Ces précisions sont tirées des ouvrages de : - Charles Kunstler, Paris souterrain, Flammarion, 1956. - J.R. Tournoux, Histoire secrète, Plon. 1962.).
  
  Avec la plus grande attention. Coplan examina les plans des souterrains et parvint très vite à une conclusion. Ils ne concernaient que la rive gauche de la Seine. Or, les six ambassades étaient situées sur la rive droite.
  
  Peu plausible que, à partir des souterrains de la rive gauche, on ait creusé sous le lit de la rivière pour remonter vers la rive droite, car il aurait fallu procéder à des travaux gigantesques.
  
  Non, il y avait autre chose.
  
  Certes, il existait bien un souterrain sur la rive droite, qui conduisait du sous-sol du palais de l’Élysée à la Seine, mais le président de la République Albert Lebrun l’avait fait murer en 1937 lorsqu’avait été mis au grand jour le complot de la Cagoule.
  
  II rangea le dossier, ressortit du fort, et repartit pour la Piscine où il fit son rapport au Vieux qui maugréa :
  
  - Encore un coup d’épée dans l’eau.
  
  - Ce qui m’intrigue, voyez-vous, ce sont les Allemands.
  
  - Quels Allemands ?
  
  - Ceux de l’Occupation 1940-44. S’ils ont construit ces abris sous le Sénat et sous les rues Gay-Lussac et des Feuillantines, pourquoi pas aussi ailleurs ? Après tout, leurs services étaient dispersés dans Paris et, particulièrement, dans les 8ème et 16ème arrondissements.
  
  Le Vieux hocha la tête.
  
  - Bonne hypothèse. Mais qui pourrait nous renseigner à ce sujet ?
  
  - Celui qui sait tout sur cette triste période, c’est Oskar Abergard.
  
  - Il est aux mains du Secret Intelligence Service, objecta le Vieux.
  
  - Je file à Londres, décida Coplan.
  
  
  
  Le jour suivant, il entra dans l’immeuble de style néo-géorgien de Queen Ann’s Gate où il fut reçu par le colonel Clive Coswell qu’il n’avait pas revu depuis la rencontre à l’aéroport de Bogota devant le cercueil de Kim Loftis (Voir Un zombi en Colombie pour Coplan).
  
  L’Anglais portait un costume fatigué mais confortable, aux protège-manches en cuir complètement démodés, une cravate aux couleurs de son régiment, et le dessus de ses chaussures était tellement fendillé que Coplan imagina qu’elles ne le quittaient jamais, même à la chasse à la grouse.
  
  - La dernière fois où nous nous sommes vus, regretta l’officier supérieur du Secret Intelligence Service, les circonstances étaient réellement tragiques. Je déteste perdre un de mes agents. Espérons qu’aujourd’hui notre entrevue se déroulera sous de plus riants auspices.
  
  - Je voudrais parler à Oskar Abergard, fit Coplan après les compliments d’usage.
  
  Coswell se renfrogna.
  
  - A quel sujet ?
  
  - Les ambassades.
  
  - Qu’est-ce qu’un ancien nazi aurait à voir avec ces attentats ? Pour le gouvernement de Sa Majesté, l’Irak est derrière tout cela, et nous sommes d’accord avec Washington qui veut en finir une fois pour toutes avec le régime de Bagdad. Dès que nous obtenons le feu vert de l’O.N.U., nous repartons en guerre.
  
  - La politique des gouvernements est une chose, celle des Services spéciaux, une autre.
  
  - Je suis bien d’accord, mais vous ne m’avez toujours pas dit en quoi un ancien nazi serait mêlé à ces horribles attentats.
  
  Coplan lui fournit les explications que souhaitait l’Anglais et ce dernier fit la moue.
  
  32
  
  - Difficile pour vous de rencontrer Abergard. Il est aux Malouines.
  
  - Pourquoi aux Malouines ?
  
  - La peur. Depuis quelques années, la traque des nazis a redoublé de vigueur. Chez vous et en Israël. Abergard s’est mis à trembler. Il a préféré que nous le transférions aux Malouines. Dans ce soin perdu, a-t-il jugé, il ne risquait rien.
  
  - Alors, accordez-moi l’autorisation de me rendre aux Malouines, trancha Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Pomme de discorde entre Londres et Buenos Aires, l’archipel des Malouines conservait les traces d’un conflit anachronique survenu treize ans plus tôt. L’avion dans lequel Coplan avait pris place avait décollé d’un aérodrome de la Royal Air Force dans le Sussex et avait fait escale sur une autre base aérienne, celle de l’île de l’Ascension dans l’Atlantique Sud, au nord-ouest de Sainte-Hélène et de ses souvenirs napoléoniens. A présent, le jet Tristar survolait des îles plates, vides, rabotées par les vents, où des moutons broutaient l’herbe maigre de la lande et où les lions de mer, crinière à ras des vagues, baguenaudaient contre les remparts rocheux. A travers le hublot. Coplan ne découvrait rien d’engageant dans ce qu’il voyait.
  
  L’appareil atterrit sur une piste de l’aéroport militaire de Mount Pleasant et Coplan fut accueilli par un capitaine des S.A.S. qui lui dit avoir reçu l’ordre de Londres de s’occuper de son hébergement et de le guider dans ses déplacements sur East Falkland. C’est dans cette île, arrachée par la force à l’Argentine au siècle dernier, que résidait Oskar Abergard.
  
  Coplan passa la nuit dans un hôtel modeste de Port Stanley, la capitale, et, le lendemain, à bord d’une Land-Rover pilotée par l’officier britannique, prit la direction du Choiseul Sound au sud. Le long de la mauvaise route cahotique creusée de nombreuses fondrières, on apercevait, de loin en loin, les toits aux couleurs vives des fermes où habitaient les Kelpers, ces descendants des Écossais et des Anglais qui étaient venus peupler les îles en en chassant les Argentins. On entendait les troupeaux d’oies sauvages cacarder dans l’herbe squelettique. Dans le campo, des hommes et des femmes découpaient des mottes de tourbe grâce auxquelles les fermiers se chauffaient.
  
  - C’est ici, fit le capitaine quand ils atteignirent le bord de l’eau.
  
  Coplan descendit et regarda autour de lui. Sur la grève aux rudes galets, de jeunes albatros au blanc duvet guettaient le retour de leurs géniteurs qui apporteraient la nourriture. Près d’eux s’ébattaient les manchots, tandis que les éléphants de mer se déplaçaient lestement, malgré les monceaux de lard qui roulaient sous leur peau comme de la gelée.
  
  A l’écart, la maison au toit peint de couleurs vives, comme l’étaient les femmes des Kelpers. Devant la modeste demeure, sur un cheval gris pommelé était juché un homme âgé aux cheveux blancs, aux joues un peu flasques et au regard bleu et dur ; Oskar Abergard, un des bourreaux de Paris durant l’Occupation allemande, celui que la France n’avait jamais réussi à extrader malgré ses demandes répétées.
  
  Le harnachement du coursier était celui des vaqueras de la pampa argentine. Longues étrivières et une peau de mouton graisseuse par-dessus la selle d’arçon. L’ancien Obersturmbannführer du Sicherheitsdienst de l’avenue Foch était un connaisseur. Sans doute avait-il pris goût à l’équitation à l’ombre des haras du Devonshire où le Secret Intelligence Service le cachait depuis 1945. A la fin de la guerre, Queen Ann’s Gate lui avait présenté l’offre classique. Vous nous racontez tout et nous passons l’éponge sur vos péchés. Oskar Abergard s’était montré très bavard et le S.I.S., fidèle à sa parole, l’avait protégé, si bien que ses crimes en Russie, en Pologne et en France étaient demeurés impunis. A l’époque, les Russes, les Américains et les Français avaient agi de même. Le Renseignement primait la moralité.
  
  - Londres m’a prévenu de votre visite, fit l’ancien S.S.
  
  Avec une souplesse que l’on n’attendait pas de son âge, il sauta à bas de son cheval et le capitaine des S.A.S. se rapprocha. Ses instructions étaient claires. Assister à l’entretien des deux hommes. Coplan ne pouvait guère élever d’objections. Abergard attacha le cheval à un piquet et conduisit les deux hommes à l’intérieur de la maison. Dans cet environnement désolé, sur cette île uniquement accessible par le truchement des avions de la Royal Air Force, il n’a guère à craindre les vengeurs, pensa Coplan.
  
  L’intérieur, comme l’extérieur, était plus que modeste, et la pièce qui servait de salon de réception, sommairement meublée. Queen Ann’s Gate protégeait Oskar Abergard mais ne lui servait pas une rente princière.
  
  L’Allemand offrit du thé à ses visiteurs.
  
  - Vous avez été, il y a un demi-siècle, le spécialiste des coups tordus, des sales besognes, des meurtres en coulisses, attaqua Coplan. On vous a reconnu une imagination débordante et un talent incontestable pour mettre sur pied les projets les plus insensés.
  
  L'ex-Obersturmbannführer parut flatté par ce préambule.
  
  - Je suis fier d’être celui que vous décrivez.
  
  Coplan, qui avait soigneusement préparé son propos, avait décidé de porter d’emblée un uppercut au menton. Orfèvre dans le domaine du bluff, il était partisan d’utiliser ce stratagème quand il avait affaire à un maître de la dérobade, même si celui-ci s’était travesti en un bavard impénitent entre les mains du Secret Intelligence Service. Après tout, il n’avait aucune raison de se montrer obligeant à l’égard des Français.
  
  - Je suis intéressé par les souterrains secrets qui ont été creusés à Paris, sur l’ordre de votre hiérarchie, entre 1940 et 1944.
  
  Une profonde stupéfaction se peignit sur les traits pâles de l’Allemand, bientôt remplacée par une expression joyeuse, une intense jubilation, comme si la présence de ce Français ressuscitait pour lui les années exaltantes du Gross Paris.
  
  - Je me souviens, admit-il, son index serrant fort l’anse de sa tasse.
  
  - Racontez-moi cela en détail, pressa Coplan, heureux que son bluff ait réussi.
  
  - La décision a été prise par le Brigadeführer Karl Oberg, chef suprême de la S.S. et de la police, à son arrivée à Paris en mai 1942. Ces souterrains étaient destinés à l’évacuation de nos personnels dispersés dans la capitale. Il existait déjà des souterrains sur la rive gauche de la Seine et il suffisait de les prolonger jusqu’aux immeubles où étaient logés nos services. Le cas était différent pour la rive droite. Quasiment rien, ou presque. En secret, nous avons donc creusé des galeries à partir des caves des immeubles que nous occupions et alors...
  
  Coplan l’arrêta d’un geste et sortit de sa serviette en cuir un plan de Paris montrant la localisation des services allemands durant l’Occupation. Il repoussa les trois tasses et l’étala sur la table avant de dévisser le capuchon d’un crayon-feutre rouge.
  
  - A partir de quels immeubles ?
  
  - Pour autant que je me souvienne, l’hôtel Majestic, avenue Kléber, l’immeuble de la SIPO/SD au 72 avenue Foch et celui de la Kriminalpolizei, au 11 rue des Saussaies.
  
  Coplan cocha les emplacements.
  
  - Ces trois-là seulement ?
  
  - Si mes souvenirs sont exacts, oui.
  
  - Où conduisaient-ils ?
  
  - Aux berges de la Seine, à des postes gardés par la Kriegsmarine. Des escaliers remontaient à la surface, jusqu’à des embarcadères où étaient amarrées des vedettes rapides. C’était cela, l’idée de Karl Oberg. Une évacuation fluviale, en quelque sorte. Ces souterrains ont été creusés de mai 1942 à mars 1944. Un exploit. On avait fait appel à l’Organisation Todt.
  
  - Ont-ils jamais servi ?
  
  - Le 20 juillet 1944, il y a eu l’attentat contre Adolf Hitler dans son bunker du Wolfsschanze. Le général von Stülpnagel croyait à tort que le Führer était mort. Il figurait parmi les comploteurs de la Wehrmacht. Il a fait arrêter les S.S. que ses hommes ont pu trouver, dans l’intention de les expédier devant un peloton d’exécution. Nous étions environ trois mille S.S. à Paris. Il n’a réussi qu’à mettre douze cents d’entre nous en état d’arrestation. Les autres se sont enfuis par les souterrains creusés sur l’ordre de Karl Oberg qui, lui, n’en a pas profité, puisqu’il a été appréhendé et a failli être fusillé. Vous voyez donc que l’idée était bonne et que ces souterrains ont servi.
  
  - Qui a supervisé leur construction ?
  
  - Un ingénieur roumain, d’origine hongroise, un sympathisant de notre cause.
  
  - Son nom ?
  
  - Bela Bojnar.
  
  - Après la Libération, on n’a retrouvé nulle trace des plans de ces souterrains.
  
  Un sourire sardonique fleurit sur les lèvres d’Oskar Abergard.
  
  - Bela Bojnar les a emportés avec lui. Nous n’allions pas les laisser aux Français. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.
  
  Coplan posa encore de multiples questions mais n’apprit rien de nouveau. L’ancien Obersturmbarmführer se contentait de peaufiner ses précédentes réponses.
  
  Coplan se versa un peu de thé, le sucra et décida de prendre congé. Abergard avait dit qu’il ignorait quel sort la fin de la guerre avait réservé à l’ingénieur. Cependant, l’Allemand se ravisa quand Coplan, imité par le capitaine des S.A.S. se leva et gagna la porte.
  
  - L’espion que vous êtes sait tout ce qu’il se passe en France, n’est-ce pas ?
  
  - Nous essayons de le savoir, répondit Coplan, prudent.
  
  - J’ai un marché à vous proposer.
  
  - Lequel ?
  
  - Vous me tenez informé des projets d’assassinat sur ma personne que pourraient nourrir les vengeurs juifs dans votre pays, et moi je vous livre Bela Bojnar.
  
  - Je dois consulter ma hiérarchie.
  
  - Faites, et tenez-moi informé.
  
  Dehors, le capitaine des S.A.S recommanda :
  
  - Pas de coup fourré. Ce type vous est seulement prêté. Ne l’abreuvez pas de promesses que vous n’auriez pas l’intention de tenir. Queen Ann’s Gate ne serait pas content et toute collaboration future serait compromise entre Londres et vous.
  
  - Je sais.
  
  Ce soir-là, au téléphone, le Vieux donna son accord à la transaction, bien qu’il la trouvât répugnante. Son seul alibi auquel il ne croyait guère, fut :
  
  - La raison d’État doit primer la morale. C’est ainsi que le S.I.S. a agi avec Abergard. Les Anglais ne se sont pas préoccupés du caractère dégoûtant de leur attitude et n’ont jamais fait droit à nos demandes d’extradition.
  
  Quand, le lendemain. Coplan arriva en compagnie du capitaine des S.A.S., l’ancien S.S. déplumait l’oie sauvage à laquelle il avait tordu le cou.
  
  - Une oie à la broche, quoi de plus succulent ? Au fait, qu’a répondu votre hiérarchie ?
  
  - Elle est d’accord.
  
  - Votre parole me suffit. J’ai confiance dans les Services spéciaux français. Ils ont toujours été réglos. La seule exception, c’est Barbie. Mais pourquoi diable s’est-il laissé piéger en Bolivie ?
  
  - Venons-en aux faits, ordonna Coplan sèchement.
  
  Abergard chassa une plume que le vent marin avait collé à son visage.
  
  - Bela Bojnar a fondé dans les environs de Marseille une secte vouée à l’adoration de Satan. Incroyable, n’est-ce pas, de la part d’un ingénieur, une profession habituellement portée sur le concret.
  
  J’ignore où exactement. Mais puisque vous savez tout ce qu’il se passe en France, il vous sera facile de le dénicher. Peut-être les plans des souterrains participent-ils eux aussi au culte de Satan ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Coplan et Tourain rampaient derrière les quatre policiers du S.R.PJ. de Marseille. Tous étaient vêtus de blousons en toile légère, de chemisettes, de pantalons de jean et chaussés de baskets. Seul Coplan n’était pas armé. Sur l’insistance de Tourain, jaloux des prérogatives de la D.S.T. sur le territoire français, il avait abandonné l’idée de s’armer. Après tout, officiellement, il était interdit à un agent de la D.G.S.E. de participer à une opération sur le sol national.
  
  Dans son estomac, les gambas grillées au fenouil, à l’anis et au curry se battaient agréablement avec la compote de courgettes au gingembre, dégustées dans le petit bistro de la place aux Huiles.
  
  Le S.R.P.J. de Marseille, sous la pression du ministre de l’Intérieur, s’était donné à fond et, en un minimum de temps, avait enregistré un gros succès. A l’est de l’ancienne Phocée dans les paysages éclatés, autour des roches blanches habillées d’un voile de végétation maigrichonne et dressées à vif vers le ciel, survivaient les légendes de sorcellerie des siècles passés. Proche des calanques, on frémissait devant la grotte du Diable où un curé avait célébré des cérémonies secrètes en offrant au Prince des Ténèbres une jeune nonne dont il avait abusé. A l’Évêché, quartier général de la police marseillaise, on avait dépêché de fins limiers dans les sites où la rumeur s’accordait à loger les tenants du Monde Parallèle.
  
  La rumeur était infondée pour ce qui concernait les cabanons de Sormiou, les îles de Jarre et de Riou, la calanque des Pharions, le Trou du Chat ou le col de la Mouette. Néanmoins, elle avait frappé juste en visant la colline de Calle-longue. Entre l’escalier des Géants et la grotte du Déserteur, se creusait une autre grotte que personne ne s’était donné la peine de baptiser.
  
  C’était vers elle que rampaient Coplan, Tourain et les quatre policiers du S.R.P.J.
  
  Déjà montait aux oreilles de Coplan une mélopée dont il déchiffra les paroles :
  
  O toi, Satan, Roi des Enfers,
  
  Qu’on appelle aussi Lucifer,
  
  Que d’autres nomment Belzébuth,
  
  Et qu ’aucune âme ne rebute.
  
  Toi, l’Ange rejeté par Dieu,
  
  Que nous adorons en ce lieu.
  
  Apparais, succube pervers.
  
  Empereur du monde à l’envers !
  
  Toi qui craches sur la Croix,
  
  Mais qui as pour toi le bon droit,
  
  O toi encore Méphistophélès...
  
  Les quatre policiers du S.R.P.J. se relevèrent et, l’arme au poing, foncèrent vers l’entrée de la grotte, suivis par Coplan et Tourain.
  
  Dans la grotte était dressé un catafalque noir aux broderies argentées sur lequel étaient alignées deux rangées de cierges couleur ivoire.
  
  Le chœur des psalmodiants était composé d’une quinzaine de personnes, hommes et femmes mêlés, aux visages masqués de loups ou de cagoules. Près du catafalque se tenait le grand prêtre de la cérémonie, un homme âgé, maigre et ascétique. Une cape en velours noir drapait ses épaules. Le tissu en était frappé d’or. Autour de ses hanches était passée une ceinture violette, tachetée de têtes de mort et de tibias entrecroisés.
  
  Un homme apparut, surgi du fond de la grotte. Dans ses bras était blotti un jeune enfant qui semblait endormi et confiant. Il le déposa dans un bassin placé sur le catafalque entre les chandeliers. A ce moment, le grand prêtre se saisit d’un couteau à large lame et l’éleva au-dessus de la gorge du bambin.
  
  Ni Coplan ni Tourain n’eurent besoin d’alerter les policiers du S.R.P.J. Ceux-ci avaient déjà bondi et stoppé le mouvement du bras armé. En un tour de main, le grand prêtre fut jeté à terre et menotté. Les adorateurs de l’Esprit Malin voulurent fuir mais Tourain sortit son pistolet de service et cria :
  
  - Police ! Ne bougez pas ou je tire !
  
  Coplan ressortit et porta à ses lèvres le sifflet qu’on lui avait remis. Les policiers du S.R.P.J. et de la D.S.T., embusqués aux alentours, rappliquèrent instantanément en brandissant armes et menottes.
  
  
  
  
  
  Une insistante odeur de bouillabaisse flottait dans la salle d’interrogatoire au premier étage de l’Évêché. Dans un premier temps. Bela Bojnar avait plaidé sa cause :
  
  - ... notre but est de ressusciter magie, sorcellerie et le culte de Satan. Le christianisme a fait mauvaise presse à Satan. Le pauvre, il est si innocent ! C’est Jésus-Christ, que nous haïssons, qui l’a catalogué comme Prince du Mal. Or, le Bien comme le Mal n’existent pas. Dracula, ce glorieux guerrier roumain, est pour nous l’Antéchrist, le Messie Noir qui viendra à la fin des temps pour...
  
  Coplan, qui n’entendait pas s’engager sur ce terrain, le coupa sèchement :
  
  - Puisque nous parlons de la Roumanie, c’est bien l’endroit où vous êtes né ?
  
  - Oui, mais je suis d’origine hongroise.
  
  Subtilement, en stoppant net les digressions, Coplan l’amena à raconter sa vie. Ce fut lorsque Bojnar aborda le chapitre de la Deuxième Guerre mondiale que Coplan le prit par surprise :
  
  - Où sont les plans des souterrains parisiens dont vous avez supervisé la construction entre mai 1942 et mars 1944?
  
  Bojnar resta bouche bée, puis ses yeux se détournèrent sournoisement vers la fenêtre à travers laquelle parvenait faiblement l’air marin venu du bassin de la Grande Joliette.
  
  - Je les ai détruits.
  
  Ni Coplan ni Tourain ne le crurent, et ce dernier prit le relais :
  
  - Tentative de meurtre sur un enfant de quatre ans, je ne te vois pas beau devant le juge qui, je le souligne, est une femme et une farouche catholique. Quand tu voudras faire le faraud avec ton Antéchrist, elle t’alignera dix années de cabane, facile. Elle a trois enfants et se souviendra de celui que tu voulais assassiner. Par ailleurs, aux Baumettes, tu n’auras pas l’embellie. Les truands détestent les salopes qui s’attaquent aux gosses, Satan ou pas Satan. Ils te mèneront la vie dure, tu seras leur esclave. Et encore, ton âge t’épargnera de te faire sodomiser par les gros bandeurs à l’affût de jolies fesses.
  
  - Nous, on oublie le gosse dans nos procès-verbaux, relaya Coplan. En échange, tu nous dis où sont les plans.
  
  Bojnar était livide et suait à grosses gouttes.
  
  - Donnez-moi une bière, implora-t-il.
  
  Tourain alla la lui chercher. Bojnar vida avidement le contenu de la bouteille.
  
  - C’est mon fils qui les a, avoua-t-il enfin.
  
  Terrorisé par la perspective de ce qui l’attendait à la prison des Baumettes, Bela Bojnar se montra aussi bavard que l’avait été Oskar Abergard devant les officiers du Secret Intelligence Service.
  
  Dans la matinée qui suivit. Coplan et Tourain remontèrent à Paris par le T.G.V. et firent leur rapport au Vieux. Le lendemain, par le vol AF 2954, Coplan s’envolait pour Bucarest et atterrissait à l’aéroport d’Otopeni où l’accueillait un capitaine de la Securitate dont le français était parfait.
  
  A la fois police politique et service secret, la Securitate traînait dans son sillage une sinistre réputation, celle d’avoir contribué à asseoir le régime de terreur imposé par le couple Ceausescu. A présent, elle essayait, du mieux possible, de collaborer avec les Services spéciaux de l’Ouest, tout en maintenant une prudente réserve.
  
  Durant le trajet de 16 kilomètres entre l’aéroport et la capitale, l’officier ne put s’empêcher d’évoquer les événements internationaux qui agitaient le monde et tracassaient le Vieux et Coplan : la coalition qui se mettait en place pour attaquer l’Irak.
  
  - Ces bruits de bottes ne me disent rien qui vaille, énonça-t-il, le visage morne.
  
  - L’O.N.U. n’a pas encore donné son feu vert, rappela Coplan.
  
  - L’O.N.U. est aux ordres des Américains. Ce sont eux qui la financent. Vous savez ce qu’on dit en Roumanie ? A qui le chien est-il fidèle ? A celui qui lui donne la pâtée ou à celui qui lui botte l’arrière-train ?
  
  Sur la façade de l’immeuble moderne de la Securitate, une large tache sombre révélait l’emplacement où les révolutionnaires qui avaient renversé et tué le directeur, avaient fait sauter la faucille et le marteau métallique qui ornaient le bâtiment.
  
  Un colonel reçut Coplan. Son français était aussi bon que celui de son subordonné.
  
  - Vous avez fait le voyage pour rien ! s’exclama-t-il, un sourire navré sur les lèvres. Sandor Bojnar était effectivement lieutenant-colonel dans nos services. Il était très compromis avec l’odieux régime Ceausescu. Quand celui-ci a été détrôné, la Roumanie a vécu une période insurrectionnelle qui a vu des dizaines de milliers d’exécutions sommaires. Les foules voulaient se venger. Bojnar n’a pas échappé à la vindicte publique. Sa maison a été pillée et lui a été écharpé. Rien de plus dangereux qu’une foule en colère.
  
  Le colonel se leva et alla extraire d’un classeur métallique une chemise cartonnée qu’il tendit à Coplan.
  
  - Voici son dossier.
  
  Coplan l’ouvrit, mais ne fut pas dupe. Le dossier était si mince qu’il avait été forcément expurgé. D’ailleurs, en dehors de la fiche signalétique et des photographies, il ne contenait que des notes laudatives datant de l’ère Ceausescu, et des rapports de fin de stage. Rien sur les missions que l’intéressé avait remplies.
  
  Un brin découragé, Coplan le remercia, puis sortit de l’immeuble pour gagner l’hôtel Sofitel où la Securitate lui avait retenu une chambre. Il prévint le Vieux de sa tentative infructueuse et le patron des Services spéciaux exprima le plus vif désappointement.
  
  - Vers quoi nous tourner maintenant ? Nous n’avons plus un seul atout dans notre jeu !
  
  Encore profondément déçu. Coplan décida de descendre au bar prendre un verre pour se remonter le moral.
  
  Devant un Blue Hawaï, il ruminait de sombres pensées quand il vit entrer une jolie fille, assez sexy sous sa robe-salopette noire, passée sur un T-shirt rouge, bottes et bas noirs. Elle lui jeta un bref coup d’œil et vint s’asseoir à la table voisine. Au moment où il levait son verre pour avaler une autre gorgée de son cocktail, elle lui lança ;
  
  - Kedirs egeszoegere (A votre santé).
  
  Il se tourna vers elle.
  
  - Vous êtes hongroise ? questionna-t-il dans la même langue.
  
  - Roumaine. L’ennui, je ne parle pas français et vous ne parlez pas roumain.
  
  - Comment savez-vous que je parle hongrois ?
  
  - Tout se sait à Bucarest. C’est l’un des héritages de l’époque Ceausescu.
  
  Elle commanda un porto quand le garçon se planta devant elle. De son côté. Coplan ne doutait pas qu’elle ne travaillât pour le compte de la Securitate.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Mon prénom vous suffira. Lisbeth. Sa consonance est plus hongroise que roumaine. J’ai appris que vous cherchiez Sandor Bojnar. Allez donc voir Elenya Czibor à Vista en Transylvanie. Voici l’adresse.
  
  D’abord, elle vida d’un trait son porto qu’apportait le garçon, régla sa consommation et, de son sac à main, sortit une feuille de papier pliée en quatre et se leva. Elle tendit la feuille à Coplan.
  
  - Vous en saurez plus à Vista. Au fait, inutile de me suivre, vous vous casseriez le nez. J’ai pris mes précautions.
  
  A pas rapides, elle s’éloigna vers la porte. Coplan restait médusé.
  
  Il avala le reste de son cocktail et en commanda un second. Une conjonction d’éléments l’intriguait. Bela et Sandor Bojnar étaient des Roumains d’origine hongroise. Lisbeth de même, plus que vraisemblablement. L’adresse qu’elle avait donnée se situait en Transylvanie, province à forte population hongroise. D’ailleurs, le nom qu’elle avait fourni, Elenya Czibor, sonnait incontestablement hongrois. Enfin, the last but not the least, les Hongrois haïssaient les Roumains, et vice versa. Était-ce cet antagonisme qui avait provoqué l’initiative de Lisbeth ?
  
  En tout cas, il ne risquait rien à aller visiter Vista. Simplement, reporter son voyage retour à Paris.
  
  En Roumanie, il était difficile de louer une voiture et Coplan se refusait à faire appel à la Securitate car il souhaitait si possible conserver secret le périple qu’il envisageait. Heureusement, stationnaient dans le proche voisinage de l’hôtel des débrouillards tout prêts à rendre service à des étrangers aux poches garnies de devises fortes. De ce côté-là, la chute du dictateur n’avait pas changé grand-chose.
  
  Le jour suivant. Coplan prit la direction de Vista au volant d’une vieille Trabant est-allemande au moteur asthmatique et aux sièges défoncés.
  
  En arrivant à Vista, Coplan dut s’arrêter sur le bord de la route. Un cortège nuptial occupait l’intégralité de la chaussée. Dans cette région des Carpates imprégnée des ancestrales traditions hongroises, il était de coutume que la vaisselle et le mobilier des jeunes époux soient promenés dans les rues de la localité.
  
  Coplan n’avait pas de grains de riz sous la main. Aussi acheta-t-il un joli bouquet de fleurs qu’il offrit à la mariée qui l’embrassa sur les joues. Avec leurs costumes traditionnels rouges, brodés de bleu et de perles, leurs bonnets en dentelle, les femmes composaient une symphonie de couleurs vives qui égayait cette matinée de grisaille.
  
  A l’adresse indiquée par Lisbeth, il trouva Elenya Czibor. A cause de la fraîche température, elle portait une houppelande feuille-morte, assortie d’une capuche, un pull et un pantalon bouffant noir enfoncé dans des bottes. Elle taillait ses rosiers avec une rapidité déconcertante, peut-être pour se réchauffer. Coplan admira la beauté de son visage aux traits réguliers, dans lesquels brillaient des yeux bleus en harmonie avec la chevelure blonde, nouée en chignon. Au nom de Lisbeth, elle hocha la tête et le fit entrer à l’intérieur. L’ameublement était modeste. Des fleurs partout. Un chaton dormait sur un coussin. A la manière russe, un samovar trônait sur le poêle à bois. Elenya versa le thé dans des tasses décorées aux armoiries de l’ancien empire austro-hongrois.
  
  Après avoir bu une gorgée, elle se lança dans une longue tirade :
  
  - Sandor Bojnar est un traître à son peuple. Voici pourquoi le régime Ceaucescu a persécuté la minorité hongroise de Roumanie. Le dictateur avait décidé d’en finir avec cette minorité et de la « roumaniser ». Il était agacé que notre communauté soit si soudée et réfractaire aux coutumes roumaines, que nous parlions hongrois plutôt que roumain. Il a interdit les noms à consonance hongroise, aussi bien patronymiques que toponymiques, supprimé nos journaux. Cela n’était que le commencement. Ensuite, il a décidé que la moitié de nos villes et villages seraient rasés. Enfin, il a enfermé dans des camps de concentration, bâtis sur le modèle des nazis, ceux qui résistaient. Un véritable ethnocide. C’est à ce moment qu’est intervenu Sandor Bojnar, en oubliant son sang hongrois. II s’est conduit comme Eichmann à l’égard des juifs. Plusieurs centaines de gens sont morts à cause de lui. Mais notre peuple n’a pas abdiqué sa personnalité. Voyez-vous, la Transylvanie est notre berceau. C’est dans cette région qu’est née notre civilisation. Que diriez-vous, vous Français, si des étrangers voulaient défranciser Paris ?
  
  - En tout cas, Sandor Bojnar a payé ses forfaits, puisque, quand Ceaucescu a été renveré, sa maison a été pillée et lui-même a été lynché.
  
  Elenya manqua suffoquer.
  
  - Que racontez-vous ?
  
  - Je répète ce que l’on m’a dit à Bucarest.
  
  Elle éclata d’un rire aigrelet.
  
  - C’est la légende qui court. Il n’en est rien. Sandor Bojnar est un homme doté d’un flair certain. Il avait prévu la chute de Ceaucescu et s’est enfui quelques jours avant le putsch, en montant sur un bateau à destination du Pirée et en emportant ses affaires les plus importantes. Entre autres choses, des dossiers. Vous ne dénicherez en Roumanie aucune fosse commune recélant ses ossements.
  
  Coplan fut pris d’un soupçon. Cette Elenya Czibor savait énormément de choses. De plus, l’attitude de Lisbeth l’avait intrigué au plus haut point. Finalement, ces Hongroises ne tentaient-elles pas de le manipuler ? Dans ce cas, appartenaient-elles à l’A.S. (Initiales d’Allambiztonsagi Szolgalat : Services spéciaux hongrois) ?
  
  Rester sur ses gardes, pensa Coplan avant de poursuivre :
  
  - Il serait donc en Grèce ?
  
  - Je l’ignore. Il a pu repartir ailleurs. Il cherche à faire croire qu’il est mort, pour éviter la vengeance. En réalité, il est bien vivant.
  
  - Comment en êtes-vous si sûre ?
  
  - Tout se sait en Roumanie. C’est l’un des héritages de l’époque Ceaucescu.
  
  Lisbeth avait prononcé une phrase identique. Au fait, pourquoi la Securitate avait-elle observé le silence sur cette thèse si, du moins, elle reflétait la vérité ?
  
  Longuement, elle disserta sur les crimes des Roumains et de Sandor Bojnar, en faisant souvent appel au samovar pour remplir les tasses. En même temps, le jour déclinait. Elle alluma les lumières.
  
  - Je vous invite à dîner et à passer la nuit ici. Vous n’allez pas couvrir les six cents kilomètres de distance jusqu’à Bucarest par ces mauvaises routes. En outre, il n’y a pas d’hôtel en ville.
  
  Le goulasch était succulent et le dosage de paprika parfait. Le choix d’un badacsonyi keknyelü, un vin blanc capiteux, pour l’accompagner, était judicieux. En dessert. Coplan savoura une compote de pommes arrosée d’un alcool fort et âpre.
  
  A l’issue du repas, elle lui montra sa chambre. Elle hésitait sur le seuil. Alors, il s’approcha d’elle et lui dénoua le chignon. Elle se laissa faire et ne résista pas quand il la prit dans ses bras et pressa ses lèvres contre les siennes, sans forcer, comme s’il tenait une poupée fragile. Ce fut lui qui la déshabilla. Quand il parvint au stade ultime, elle l’aida, pleine d’assurance. Son visage, très mobile, exprimait le désir. Coplan caressa sa poitrine étroite et elle haleta. Les mains de Coplan descendirent le long de son corps arrondi, générateur de promesses. Les yeux d’Elenya se fermèrent. Gentiment, il la guida vers le lit. Il rejeta le couvre-lit en patchwork et rabattit le drap. Elle rouvrit les yeux et murmura :
  
  - A moi.
  
  Avec des gestes lents et précis, elle lui ôta ses vêtements, et il la renversa sur le lit avant d’explorer son corps en une succession de baisers lascifs, sous lesquels elle frémit avec volupté jusqu’à ce que, de toute la cambrure de ses reins, elle s’offrît sans restriction. En elle. Coplan ondula doucement. Elenya connaissait des spasmes d’exquise jouissance. Un gémissement rauque s’échappa de sa gorge et elle atteignit l’extase. Alors, il accéléra l’allure, comme un mustang délivré de son cavalier, et s’épancha en elle.
  
  Ils demeurèrent longtemps enlacés. De ses cuisses ouvertes, de ses jambes repliées, elle emprisonnait ses reins, en savourant ce moment d’intense plénitude. Puis elle lui mordilla le lobe de l’oreille.
  
  Plus tard, elle s’échappa vers la salle de bains. Quand elle revint, elle portait un plateau sur lequel étaient disposés deux verres et la bouteille qui contenait cet alcool fort et âpre qui avait accompagné la compote de pommes.
  
  Elle emplit les verres, eux aussi décorés aux armoiries de l’ex-empire austro-hongrois, et en tendit un à Coplan, en levant le sien.
  
  - Kedirs egeszoegere ! Et à cette heureuse rencontre !
  
  A son tour il porta le toast et ils vidèrent leur verre. Après sa douche, il revint se blottir dans le lit. Elenya lui reversa une rasade. Elle semblait songeuse.
  
  - Je pense à quelque chose au sujet de Sandor Bojnar.
  
  - Quoi donc ? encouragea-t-il, soudain attentif.
  
  - On m’a raconté qu’il se serait réfugié chez des Tziganes.
  
  - En Grèce ?
  
  - Non, au Kenya.
  
  Il sursauta.
  
  - Des Tziganes au Kenya ?
  
  - Des Tziganes roumains.
  
  - Quelle différence, qu’ils soient roumains ou pas ? Je n’ai jamais entendu parler de Tziganes vivant au Kenya.
  
  - C’est un cas spécial. Tu as vu le film Out of Africa avec la merveilleuse Meryl Streep ?
  
  - Je l’ai vu.
  
  - Tu te souviens de ces Anglais riches et oisifs qui vivaient au Kenya à l’ombre de leurs plantations ?
  
  - Tout à fait.
  
  - Tu te rappelles que les nazis ne se sont pas contentés du génocide des juifs, mais ont essayé de faire subir aux Tziganes d’Europe centrale et orientale un sort identique dans leurs camps d’extermination ?
  
  - C’est un fait historique.
  
  - A la fin de la guerre, en 1945, ont été regroupés dans des camps de réfugiés les rescapés de cet univers concentrationnaire. L’un de ces richissimes Anglais du Kenya, alors officier dans l’armée britannique d’occupation en Allemagne, a été ému par leur sort, s’est senti concerné, et a décidé de faire quelque chose en leur faveur.
  
  - Comment s’appelait-il ? questionna Coplan, mine de rien.
  
  - Roy Inglewood. Il s’est débrouillé et a obtenu les autorisations nécessaires pour qu’émigrent au Kenya une dizaine de familles de Tziganes roumains, en tout une soixantaine de personnes. Ce fut assez facile car, à l’époque, le Kenya était une colonie britannique. Il les a installés sur sa plantation et ils ont travaillé pour lui, même si, pour une large part, il subvenait à leurs besoins.
  
  - Saluons son initiative. De nos jours, les bienfaiteurs se font rares.
  
  - Naturellement, ils ont fait souche et, aujourd’hui, ils sont plusieurs centaines. La race tzigane est prolifique.
  
  - Roy Inglewood est toujours vivant ?
  
  - Oui.
  
  - Et Sandor Bojnar se serait réfugié chez ces Tziganes ?
  
  - Après tout, n’est-il pas leur compatriote ?
  
  - C’est vrai.
  
  - Malheureusement, j’ignore où vit Roy Inglewood, déclara-t-elle, l’air contrit.
  
  Coplan n’avait plus de doutes. Elle appartenait aux Services spéciaux hongrois. A moins que ce ne fût à la Securitate ? Non, c’était vraisemblablement à l’A.S. Elle en savait trop. Et lui était manipulé. D’abord par Lisbeth, ensuite par Elenya. Dans quel but ? Pour qu’il venge, à leur place, les Hongrois sur la personne de Sandor Bojnar ?
  
  Elenya le prit dans ses bras.
  
  - Fais-moi encore l’amour, souffla-t-elle
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Coplan était monté à bord du vol AF 481 à destination de Nairobi. A présent, le Boeing 747 survolait l’Éthiopie. Le décalage horaire n’étant que de trois heures, Coplan n’avait pas sommeil. Il parcourait quelques quotidiens en français et en anglais. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. A l’O.N.U., l’ambassadeur américain faisait le forcing pour obtenir le feu vert afin d’attaquer l’Irak. Bagdad se démenait comme un beau diable pour prouver sa bonne foi. Paris ne savait quelle attitude adopter.
  
  Il abandonna les journaux et feuilleta la brochure consacrée au Kenya.
  
  Ancienne colonie britannique, cette nation n’avait jamais vraiment réussi son virage vers la démocratie. L’autoritarisme du président était connu. On fustigeait son refus du multipartisme et l’on réprouvait la façon musclée dont ses hommes, appartenant à son ethnie, les Kalenjins, traitaient leurs compatriotes. Très grand pays agricole, le Kenya possédait deux richesses. La première, touristique : les safaris. La seconde, industrielle : son hydroélectricité, grâce à ses barrages de Kiambere et de Turkwel. Coupé en deux par l’équateur, le pays était semi-désertique et dépeuplé au nord, et pluvieux au sud.
  
  Coplan avait appris par cœur le contenu de la brochure quand le jet atterrit sur la piste de l’aéroport international Jomo Kenyatta, à 18 kilomètres de Nairobi. Après les formalités de douane et d’immigration, il loua une Buick Park Avenue au comptoir Avis, puis prit le chemin de la capitale. Dans Moï Avenue, il s’arrêta à l’hôtel Ambassadeur où il avait retenu une chambre.
  
  Le lendemain, il commença sa prospection. A l’ambassade du Royaume-Uni, il sollicita une entrevue avec le consul, un homme sec et dégingandé, aux vêtements si ternes et informes qu’il avait sans doute fait sien le credo de Lord Stanhope : « La pire faute pour un gentleman serait d’attirer l’attention par son apparence extérieure. ».
  
  - Je rédige actuellement un ouvrage sur les persécutions dont ont été victimes les Tziganes de la part des nazis au cours du dernier conflit mondial, attaqua Coplan. J’ai entendu parler d’un geste magnifique accompli par l’un de vos ressortissants, Roy Inglewood. Seuls, vous autres Britanniques, êtes capables d’une telle humanité, flatta-t-il pour obtenir ce qu’il voulait. Je sais que Roy Inglewood réside au Kenya, mais je ne sais pas où. Pourriez-vous m’aider ?
  
  Son stratagème fonctionna à la perfection et il ressortit de l’ambassade, muni du précieux renseignement.
  
  Sur-le-champ, au volant de la Buick, il prit la direction de la plantation, située à 150 kilomètres au sud-est de Nairobi, entre Makindu et le parc national de Tsavo.
  
  La pluie tombait en fortes averses de courte durée car on n’était pas encore entré dans la saison des précipitations modérées. Coplan conduisait prudemment. La région qu’il traversait était peuplée de dik-dik ressemblant à Bambi, de fauves prédateurs, d’éléphants et de galagos. Sous l’eau du ciel, la contrée était d’une prenante beauté.
  
  Le vent chassa les nuages et la pluie, tandis que le soleil réapparaissait au moment où Coplan approchait du village.
  
  Le terme « plantation » était impropre en ce qui concernait la propriété de Roy Inglewood car, en fait, elle avait été, depuis longtemps semblait-il, transformée en réserve zoologique.
  
  Sur une vaste superficie clôturée étaient réunis des troupeaux d’animaux pacifiques. Singes, gnous, zébus, zèbres, impalas, gazelles, girafes, vivaient ici en bonne intelligence. De cette coexistence harmonieuse étaient exclues les espèces dangereuses, lions, hippopotames, panthères, éléphants, guépards, hyènes, crocodiles, chacals et rhinocéros. Dans les arbres piaillaient des milliers d’oiseaux aux plumages multicolores.
  
  Un gamin guida Coplan jusqu’au chef de la tribu des Tziganes qui se nommait Populescu. Celui-ci était accroupi à l’entrée d’un enclos où s’ébattaient des chimpanzés. Devant lui, une belle jeune femme donnait le biberon à un singe hamadriya. A première vue, elle paraissait européenne. Svelte et brune, elle offrait sur son visage une structure osseuse que l’on trouve essentiellement en Méditerranée orientale. Grecque ou Turque, pensa Coplan au début. Elle présentait l’apparence d’une jeune fille de bonne famille qui privilégie l’allure décontractée. En y regardant de plus près, Coplan s’aperçut qu’elle était métissée et que du sang africain coulait dans ses veines, et cela malgré ses yeux verts.
  
  Coplan n’aborda pas, dans un premier temps, le motif de sa visite. Habilement, il questionna Populescu sur la vie des Tziganes sur cette terre qui semblait si étrangère à leurs vagabondages historiques. Le Roumain parlait un excellent anglais et se montra prolixe.
  
  A demi sédentarisés, les Tziganes vivaient dans un village coquet, construit autour de l’église de culte orthodoxe qu’ils avaient édifiée. Malgré tout, fidèles à leurs traditions ancestrales, ils voyageaient, une fois l’an, en longeant le périmètre de la plantation. Leur principal travail, pour le compte de Roy Inglewood, consistait à prendre soin des animaux malades et à inhumer ceux qui étaient morts de vieillesse, puisque les charognards étaient bannis de la réserve, à l’exception des insaisissables vautours.
  
  Quand Populescu eut terminé la description de la vie des Tziganes, la jolie métisse rangea le biberon et renvoya le singe hamadriya à son enclos.
  
  - Vous êtes sa mère nourricière, félicita Coplan.
  
  - C’est une femelle et les femelles sont plus faciles à apprivoiser. Les mâles sont plus rétifs. Celle-ci, qui s’appelle Satzi, révèle déjà des dons remarquables, malgré son jeune âge. Je suis certaine qu’elle sera d’un grand secours aux handicapés qu’elle servira.
  
  - Handicapés ? releva Coplan.
  
  - Sayil élève des chimpanzés ou des hamadriyas dans ce but, précisa Populescu.
  
  - Je ne comprends pas, avoua Coplan.
  
  - Je suis en relation avec une association caritative aux États-Unis qui essaie d’aider les paralysés, les hémiplégiques et les paraplégiques, les aveugles. Grâce à des singes capucins, des chimpanzés, des hamadriyas, ces pauvres gens ne sont plus seuls. Ces animaux leur servent de prothèses vivantes. Ces handicapés mangent, se lavent par procuration. Ces singes obéissent à des mots clés en anglais, monosyllabiques, qui correspondent aux gestes que l’on attend d’eux (Authentique). Ils font même le ménage ou dressent la table. Naturellement, il faut au moins dix-huit mois pour parfaire l’éducation d’un singe.
  
  - Un tel élevage doit être rémunérateur ? suggéra Coplan.
  
  Elle s’emporta :
  
  - L’argent me fait rire aux larmes. On devient complètement fou à cause de l’argent. On s’agite, on se dépêche, on se bat, on s’avilit, on s’use et, après une telle dépense d’énergie, on ne sait même plus quelle odeur il a ! Je méprise l’argent !
  
  - La plupart du temps, il a une odeur de pourri, glissa Coplan, amusé.
  
  - Je ne suis pas d’accord avec Sayil, intervint Populescu. Sans l’argent de Roy Inglewood, les survivants de notre tribu seraient morts en Allemagne en 1945.
  
  La belle jeune femme ne prit pas garde à cette interruption.
  
  - Moi j’œuvre bénévolement pour améliorer le sort des handicapés.
  
  - De quoi vivez-vous ? questionna Coplan.
  
  - Je suis la nièce de Roy Inglewood, répondit-elle avec une grande simplicité, sans recourir à des explications superfétatoires sur l’origine de ses revenus.
  
  - Elle est née avec une cuillère d’argent dans la bouche, admira Populescu.
  
  - Au fait, pourquoi êtes-vous venu nous voir ? voulut se voir Sayil en posant sur Coplan son regard vert dans lequel il lut un intérêt certain pour sa personne.
  
  - Où pourrais-je trouver Sandor Bojnar ? répondit-il en se tournant vers Populescu. Vous lui offrez l’hospitalité, je crois ? Après tout, il est votre compatriote. La solidarité roumaine a toujours été digne d’éloges.
  
  Populescu secoua la tête.
  
  - Il n’est plus chez nous.
  
  - Mon oncle l’héberge, précisa Sayil. A Nairobi. Quand, évidemment, Sandor n’est pas en déplacement, car il voyage beaucoup. Mon oncle donne une réception demain soir. Vous aurez toutes les chances d’y rencontrer Sandor. Pourquoi ne viendriez-vous pas ?
  
  - Votre oncle ne m’a pas invité, objecta Coplan.
  
  - Je me substitue à lui.
  
  
  
  
  
  Au volant de sa Buick Park Avenue, Coplan émergea du parking de l’hôtel Ambassadeur et tourna à gauche dans City Hall Way. Il conduisait à vitesse modérée, conscient de son avance. Il passa devant le Nairobi Hilton et tourna à droite sur l’autoroute urbaine Uhuru en direction de Naivasha et de Nakuru. En raison des traditions coloniales et de l’influence britannique, les tenues vestimentaires masculines se réduisaient au smoking, lui avait indiqué Sayil Ngotta. De justesse, il avait réussi à en louer un chez un tailleur de Mfangano Street qui avait précipitamment ajusté le vêtement à ses mesures.
  
  La résidence de Roy Inglewood était superbe. Comme pour la « plantation », le terme « résidence » était impropre. Palais eût mieux convenu. Cette banlieue chic et élégante de la capitale kenyane ressuscitait les fastes de l’Empire britannique disparu à tout jamais. Malgré tout, les temps avaient changé et des gardes privés en uniforme kaki, armés de fusils d’assaut, surveillaient l’enceinte. Un valet alla garer la Buick et un majordome guida Coplan vers le tapis rouge après avoir vérifié que son nom figurait sur la liste des invités. Dans le jardin à l’anglaise, sous un dais, un orchestre jouait des airs qui avaient fait fureur des décennies plus tôt, et Coplan éprouva l’impression de plonger dans l’ambiance d’un roman de Francis Scott Fitzgerald.
  
  « - Arrivez tôt », lui avait conseillé Sayil.
  
  Elle se tenait à l’extrémité du tapis rouge, vêtue d’une robe blanche, simple mais d’une extraordinaire élégance. Des bijoux auraient été superflus et n’auraient pu rehausser sa beauté. Le blanc mettait en valeur sa peau mate et le grain noir sur sa joue, tout près de son oreille gauche, ressemblait à un diamant qu’un orfèvre, amoureux de sa peau, aurait délicatement serti à cet endroit stratégique. Coplan admira sa silhouette époustouflante, les courbes gracieuses de ses hanches et la volupté de sa poitrine.
  
  Elle claqua des doigts à l’adresse d’un serveur qui apporta à Coplan une coupe du meilleur champagne.
  
  - Francis, je vais vous présenter à mon oncle. Venez avec moi.
  
  Roy Inglewood était un homme au maintien et à l’élégance impeccables. Seul l’âge avait imprimé à ses mouvements une démarche lourde qu’il essayait d’effacer par de grandes enjambées, comparables à celles d’un arpenteur. Doté d’un regard bleu et perçant, d’un visage anguleux, de cheveux blancs et fournis, rejetés en arrière, dégageant son front haut, il donnait l’impression d’appartenir à cette race d’hommes qui obtiennent immédiatement une table dans un restaurant bourré à craquer, tant leur allure en impose.
  
  L’hôte accompli qu’il était souriait gracieusement, mais il avait devant lui en Coplan un expert qui décelait instantanément la méfiance sous des dehors les plus aimables. Et Coplan se dit qu’il faudrait jouer serré si les événements ne se déroulaient pas aussi favorablement que le cours des choses le laissait présager jusque-là.
  
  Les invités arrivèrent peu à peu et il fut présenté à chacun d’eux par Sayil. Les races étaient mêlées. Européens, Américains et Africains. Certains sortaient de l’ordinaire. D’un Américain qui répondait au nom de Norman Wyzacker, Sayil dit d’un ton confidentiel :
  
  - C’est un évangéliste.
  
  Norman Wyzacker, raconta-t-elle, une coupe de champagne à la main, avait figuré au sein de la petite phalange de pasteurs superstars de la télévision américaine. Regardé par des millions de croyants, ce prédicateur avait connu un succès inouï, en fustigeant les atteintes à l’ordre moral et au conservatisme politique, et en tentant de redonner une vigueur nouvelle au retour des valeurs religieuses.
  
  Durant un peu plus d’une décennie, il avait régné sur un empire de plusieurs millions de téléspectateurs qui lui assuraient de confortables chiffres d’affaires. Jusqu’au jour où des reporters astucieux d’un quotidien new-yorkais l’avaient subrepticement filmé dans les bras d’une call-girl au cours d’une nuit d’amour particulièrement épique.
  
  Et tout le bel édifice patiemment construit par Norman Wyzacker s’était écroulé sous la réprobation et le désenchantement, à l’exception de quelques dizaines de milliers de croyants qui lui étaient restés indéfectiblement fidèles.
  
  Le catéchiste avait préféré émigrer sous d’autres cieux et avait choisi le Kenya en emportant ses carnets d’adresses.
  
  Ici, prétendait-il, vivait en ermite Jésus-Christ II et, pour l’honorer, Norman Wyzacker avait édifié la Cité de la Foi dans les environs de Nairobi. Ses carnets d’adresses lui servaient à rameuter ceux qui, toujours, lui accordaient leur confiance. Il s’était trouvé une nouvelle tête de Turc, mais assurait que c’était Jésus-Christ II qui le lui avait désigné, le dictateur de Bagdad, l’incarnation de Satan. Envoyez vos dons en dollars pour former la Légion du Seigneur, écrivait-il dans ses lettres à ses fidèles.
  
  Ce dernier point intéressait Coplan. Voilà que l’on retombait sur l’Irak, comme pour la coalition qui, présentement, émergeait sous les auspices de Washington. Était-on confronté à une conspiration dont les ramifications s’étendaient jusqu’au Kenya ?
  
  Coplan interrogea Sayil :
  
  - Vous y croyez, vous, à Jésus-Christ II ?
  
  Elle eut un sourire contraint.
  
  - Si vous posez la question à Norman Wyzacker, il vous répondra par un adage ; « Si les imbéciles n’existaient pas, comment ferait-on fortune ? ».
  
  Un autre personnage retenait l’attention. Il s’appelait Jeremy Netchaï, un général, chef de la police criminelle et politique. Grand et bel homme, métis lui aussi, ses mâchoires n’étaient pas sans évoquer ces brochets démesurés que l’on pêchait dans les rivières qui se jetaient dans le lac Turicans, au nord du pays. Quant à ses yeux, ils étaient aussi glacés que les yeux du serpent tchimbo qui hantait les savanes de la région de Masaï Mara. Craint et redouté, on le considérait à Nairobi comme un être dangereux, une créature des ténèbres, un paranoïaque. Omniscient, rien ne lui échappait. Il savait tout et le reste, sur chacun et sur l’entourage de chacun.
  
  « - Mes services constituent une grande famille, aimait-il à répéter. Quand un de mes subordonnés critique mes méthodes, je le convoque dans mon bureau, j’écoute avec sympathie ses doléances et, quand il a terminé, je le fais aussitôt fusiller. »
  
  Son épouse Tsanga, quand il lui fut présenté, garda la main de Coplan dans la sienne durant un long moment. C’était une Noire superbe, aux yeux hardis, aux formes envoûtantes serrées dans une robe rouge audacieuse qui n’était certainement pas conforme aux traditions coloniales britanniques.
  
  Dès qu’elle eut lâché la main de Coplan et se fut éloignée vers d’autres invités, Sayil, dans un grincement de dents, souffla à l’oreille de Coplan :
  
  - C’est une vraie bombe sexuelle. Vous aimez les bombes sexuelles ?
  
  - Les Croates affirment qu’une femme, c’est comme un bocal de cerises à l’eau-de-vie. Il suffit de dévisser le couvercle, de sortir la première cerise et le reste vient tout seul. Pour certaines femmes, il n’est pas besoin de dévisser le couvercle. Tout vient tout seul d’un seul coup, répliqua-t-il sentencieusement.
  
  Elle fit la moue.
  
  - Vous aimez marivauder.
  
  - Je ne déteste pas.
  
  Sandor Bojnar fit son apparition sur le tard. Plus vieilli que sur les photographies remises par la Securitate, il conservait néanmoins fière allure. Aussi grand que Jeremy Netchaï, il était moins bel homme. Si le chef de la police politique et criminelle présentait des yeux de serpent, le Roumano-Hongrois offrait un regard chaleureux qui ne trompa pas Coplan. Un comédien-né, diagnostiqua-t-il. Le sourire jovial découvrait des dents magnifiquement blanches, à l’instar de celles de Norman Wyzacker dont les prestations à la télévision l’avaient forcé à prêcher sur une denture parfaite.
  
  - Vous vouliez me rencontrer ? questionna-t-il pendant que, discrètement, Sayil s’éloignait vers le buffet digne de la réception royale que donnait son oncle.
  
  - J’écris un document sur la période Ceausescu, confia Coplan, l’air innocent. J’ai réuni une grosse documentation sur le César du Danube et son égérie qui, à l’origine, n’étaient qu’un petit cordonnier et une danseuse. Pour le moment, mes renseignements se limitent à la version officielle. Le culte de la personnalité nourri par le Grand Timonier, par le Conducator, et le népotisme qui enrichissait ses proches. Ce couple odieux, qui faisait penser à Néron et à Poppée, comment les Roumains, gens de grande finesse et de vieille civilisation, ont-il pu le supporter aussi longtemps ? Voilà une des questions que je me pose.
  
  - Parce que Ceausescu savait dire non aux Russes, répondit froidement Bojnar dont les yeux s’étaient rapetissés en un mince filet.
  
  Par sa tirade. Coplan souhaitait accréditer son personnage, l’écrivain qui connaît parfaitement son sujet.
  
  - J’ai connu, pendant les années de règne de ce roi rouge, poursuivit-il d’un ton courroucé, une Bucarest, ville habituellement bavarde et enjouée, réputée pour ce charme insouciant qu’elle avait réussi à conserver malgré vents et marées, devenue brusquement, sous l’impulsion du tyran, une des capitales les plus tristes du monde, avec ses foules lasses, ses files d’attente devant des vitrines veuves, ses trottoirs défoncés, ses coupures de courant.
  
  Bojnar avait le nez fort, la lèvre lourde, le poil bouclé et, dans son cou court, les veines gonflaient avec impatience.
  
  - Qu’attendez-vous de moi ? questionna-t-il en conservant son ton courtois.
  
  - Un éclairage interne. On m’a assuré que vous connaissiez tout du régime.
  
  - Je n’étais pas le seul.
  
  - Les autres se taisent car ils se sont reconvertis dans la nouvelle équipe, ou bien ont été fusillés après le putsch libérateur.
  
  - Qui vous a recommandé à moi ?
  
  - Quelqu’un à la Securitate, mentit Coplan.
  
  - Qui précisément ? insista Bojnar après avoir vidé d’un trait son champagne qui tiédissait.
  
  - Une certaine Maria Stefanescu. Je ne suis même pas sûr que ce soit son nom véritable. De toute façon, officiellement, vous n’existez plus pour eux. Mais tout se sait en Roumanie, n’est-ce pas ?
  
  - Quelle adresse vous a-t-on fournie ? persévéra Bojnar dont Coplan percevait la méfiance.
  
  - Les Tziganes. C’est là que j’ai rencontré Sayil. Elle m’a gentiment invité en me jurant que je vous rencontrerai ce soir. Voulez-vous m’aider en me procurant des renseignements inédits sur le Vampire des Carpates ?
  
  - Je vais y réfléchir, décida Bojnar. Pour me contacter, demandez à Sayil.
  
  La démarche raide, il s’éloigna vers le buffet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  - Sayil vous a abandonné ?
  
  Tsanga Netchaï, la bombe sexuelle, se tenait devant lui et picorait dans une assiette emplie de canapés.
  
  - Rien qu’un instant, répondit Coplan sur ses gardes.
  
  - Je suis affamée, et pas seulement de canapés.
  
  L’allusion était claire. Un homme normalement constitué ne pouvait s’y méprendre. Prudent, Coplan se barricada en lui-même.
  
  - Cette demeure est pleine de coins retirés dans lesquels personne ne met jamais les pieds, susurra-t-elle. Que diriez-vous de les explorer ?
  
  - Volontiers, si vous n’étiez pas la femme la plus dangereuse du Kenya.
  
  Le canapé au saumon resta entre les dents de Tsanga. Elle écarquilla les yeux et, finalement, se décida à le pousser sur sa langue et à le mâcher. Quand elle eut avalé la bouchée, elle le questionna :
  
  - Que voulez-vous dire par « la femme la plus dangereuse du Kenya » ?
  
  - Votre époux est le chef de la police criminelle et politique du pays et l’on raconte que ses méthodes sont extrêmement expéditives.
  
  - Vous avez peur du danger ?
  
  Elle semblait excitée par cette perspective.
  
  - Je meurs d’effroi.
  
  - Faux. En réalité, vous mourez d’envie de me baiser. Les hommes mentent toujours.
  
  Coplan se persuada de gagner du temps. Sandor Bojnar était localisé. Maintenant, il fallait passer à la seconde phase de son plan. Il n’allait sûrement pas handicaper ses chances de succès en succombant aux invites de cette nymphomane, affublée d’un mari dont il connaissait le goût immodéré pour les pelotons d’exécution. Jeremy Netchaï était issu, partiellement puisqu’il était métissé, de l’ethnie des Kikuyus dont la jalousie féroce était proverbiale. Quarante ans plus tôt, cette ethnie avait fourni les troupes des Mau-Mau qui avaient juré de tuer chacun un Blanc. A l’heure où il parvenait au but. Coplan n’allait pas s’attirer la vindicte d’un tel homme.
  
  Néanmoins, il convenait de se montrer diplomate et de ne pas s’aliéner l’épouse. Aussi, feignant d’être prodigieusement amusé par la répartie de Tsanga, se lança-t-il dans une brillante improvisation sur le mensonge :
  
  - On dit du cinéma qu’il est le Septième Art, moi je dirais du mensonge qu’il est le Huitième Art. Il faut être un artiste pour bien savoir mentir. Je ne parle pas du menteur qui se coupe, mais de celui qui ne se coupe jamais. Pour le connaisseur, c’est un régal. Sincèrement, je pense que le mensonge entretient l’imagination, à condition de ne pas le ravaler au rang d’un simple travers, mais de l’élever à la hauteur d’une institution, mieux d’un art.
  
  Avec soulagement, il vit Sayil se diriger vers lui et lui tendre une assiette de viandes froides appétissantes. Piquée, Tsanga s’éloigna en pinçant les lèvres.
  
  - La bombe sexuelle vous a dragué ? persifla Sayil.
  
  - Nous marivaudions.
  
  Plus tard, il dansa avec Sayil sur la piste aménagée devant le dais sous lequel officiait l’orchestre. Avec componction, les musiciens jouaient des slows en honneur deux générations plus tôt.
  
  - Un peu suranné, mais j’aime bien, murmura Sayil, le souffle chaud, dans l’oreille de Coplan contre lequel elle se serrait fort.
  
  Ils étaient presque seuls au monde, car bien peu d’invités dansaient. Servis par un boy en tunique et pantalon blancs, ils se réfugièrent à une table isolée qu’un rideau de frangipaniers séparait de la piste. Coplan interrogea Sayil sur le nombre d’handicapés que les associations de bienfaisance avaient réussi à faire aider par les singes. Sayil fut vraiment loquace sur le sujet, puis la nuit s’étirant, elle coupa court à son long monologue :
  
  - Vous savez ce que disait Clausewitz ?
  
  - Il a dit beaucoup de choses.
  
  - Qu’à un moment la diplomatie doit cesser pour faire place aux armes, ou quelque chose d’approchant.
  
  - Je ne vois pas le rapport.
  
  - Transposons et oublions capucins, chimpanzés et hamadriyas.
  
  Elle se fit tendre et douce, et appuya ses lèvres contre celles de son compagnon qui crut qu’un courant électrique traversait les fibres de sa chair. Il la prit dans ses bras et elle frotta ses seins contre son smoking, en ronronnant de plaisir. Le contact était si brûlant que ni l’un ni l’autre ne se préoccupèrent plus du restant de la soirée et des invités. Par une allée détournée, Sayil entraîna Coplan dans sa chambre.
  
  Sur le lit, Coplan la contempla, admirant son profil aux pommettes saillantes que découpait la lune à travers les voilages. Les rayons argentés suggéraient insidieusement chaque détail de son corps nu.
  
  Avec une lenteur délibérée et provocatrice, elle vint frotter son corps contre le sien, en allumant en lui des vagues de plaisir qu’il laissa le submerger. Tandis que Sayil enserrait ses cuisses fines et musclées autour de ses hanches, ils écoutaient sourdre en eux les premiers appels du désir.
  
  Partant à la recherche l’un de l’autre, ils se caressèrent, d’abord avec tendresse, puis avec un brin de sauvagerie, prélude à des ébats plus passionnés. Ce n’était pas en vain que coulait dans les veines de la jeune femme un sang africain incandescent.
  
  Elle se renversa sous Coplan en le serrant dans l’étau de ses bras, ses lèvres scellées aux siennes, l’arc de son corps superbe tendu pour recevoir l’hommage qu’elle sollicitait avec tant d’ardeur. Avec frénésie, il s’empara de cette chair brûlante qui s’offrait sans retenue. Les rayons de la lune embrasaient le regard vert dont les pupilles se dilataient comme sous l’effet d’une mydriase provoquée par une large dose de cocaïne.
  
  Il entra en elle avec une douceur infinie, attentif à ne pas brusquer celle dont il devinait qu’elle était guidée par le sentiment et non, comme Tsanga Netchaï, par l’impérieux besoin des sens.
  
  Il l’entraîna dans le plus intense des plaisirs et ils atteignirent l’extase dans le plus miraculeux des unissons. Restant longtemps enlacés, ils ne pouvaient se résoudre à se désunir. Sayil piquetait de baisers légers et purs la bouche de Coplan. Finalement, elle souffla dans son oreille :
  
  - Nina kutenda (Je t’aime, en swahili).
  
  Après avoir refait l’amour, ils s’endormirent. Aux premières lueurs de l’aube. Coplan se réveilla. Sayil ouvrit les yeux et lui lança :
  
  - Jambo na karibu (Bonjour, en swahili).
  
  Puis replongea dans le sommeil. Il lui griffonna un mot, se rhabilla et partit. Sa voiture était la seule qui demeurait sur le parking, veillée par un valet qui s’était couché sur le capot. Coplan le secoua et le gratifia de quelques coupures de dix shillings.
  
  De retour dans sa chambre de l'Ambassadeur, il plaça son brouilleur sur le récepteur du téléphone et appela le Vieux. A Paris, il était quatre heures du matin et le patron des Services spéciaux, qui ne grappillait que trois ou quatre heures de sommeil chaque nuit, venait de se lever et se sentait en pleine forme, ses narines humant la bonne odeur du café que son ordonnance venait de lui confectionner.
  
  - J’ai une bonne nouvelle, annonça-t-il.
  
  - Laquelle ?
  
  - Les excavatrices ont mis à jour un tunnel de construction récente. Un an tout au plus, selon les experts qui se sont fiés au degré de durcissement du ciment après séchage. Il se termine sous l’ambassade du Koweït rue de Lübeck, mais part d’un tunnel beaucoup plus ancien, qui pourrait dater de la dernière guerre, dont une extrémité aboutit aux quais de la Seine et l’autre, semble-t-il, sous l’hôtel Majestic avenue Kléber. En tout cas, conformément aux renseignements qui vous ont été fournis. Bravo pour votre flair. Il nous faut absolument Sandor Bojnar.
  
  - Je l’ai.
  
  - Pardon ?
  
  Coplan entra dans les explications. Quand il eut terminé le Vieux s’enquit :
  
  - Qu’envisagez-vous ?
  
  - Un snatch (Enlèvement, dans l’argot des Services spéciaux). Envoyez un des avisos de Mayotte à la perpendiculaire de Mombasa, le principal port du Kenya. Il stationnera à la limite des eaux territoriales. Par le vol Air France, expédiez-moi une équipe Action, munie du matériel habituel et des codes radio.
  
  - Quel moyen pour amener le sujet à bord de l’aviso ? Hélico ou vedette ?
  
  - Vedette. L’aviso la remorquera.
  
  - Je vais étudier cela. Je vous recontacte en début d’après-midi.
  
  - Si nous faisons vite, l’affaire peut être réglée dans les soixante-douze heures.
  
  - J’en suis conscient.
  
  - Où en est l’O.N.U. ?
  
  - Pas encore de feu vert. Mais les forces d’invasion sont à pied d’œuvre au Koweït et en Arabie Saoudite.
  
  - Qui empêche le feu vert ?
  
  - Les pays du Tiers-Monde.
  
  - A cet après-midi.
  
  Coplan raccrocha et se fit monter un solide breakfast. Quand il l’eut dévoré, il s’accorda un temps de sommeil supplémentaire. Il avait besoin de recouvrer ses forces.
  
  Vers quatorze heures, le téléphone sonna. C’était le Vieux et Coplan replaça son brouilleur sur le récepteur.
  
  - L’aviso est le Dumont d’Urville, informa le patron des Services spéciaux. Il sera dans la zone indiquée sous quatre-vingt-dix heures. L’équipe Action le précédera de quarante-huit heures. Nom de code de l’opération, Château-Rouge, chef de mission, capitaine Pernety...
  
  Coplan sourit dans sa barbe. La Division Opérations semblait ne jamais se remettre du syndrome de la France Libre durant la guerre à Londres. Périodiquement, elle réactivait, pour baptiser une opération ou dénicher une Identité Fausse, les noms de stations de métro parisiennes. Château-Rouge, Pernety... Coplan avait connu des Opéra, des Bastille, des Pigalle, des Anvers et même une fois un Gare Saint-Lazare, sans doute concocté par un plaisantin, un aimable bureaucrate qui ignorait qu’un écart de ce genre se payait sur le terrain par le sang.
  
  Avec le Vieux, il mit au point, en détail, les préparatifs de l’opération et tous deux raccrochèrent. Coplan bâilla, puis décida de téléphoner à Sayil. Ce fut son oncle qui répondit.
  
  - Oh, vous êtes le séduisant invité d’hier soir auquel Tsanga Netchaï prêtait tant d’attention ! Je suis désolé, Sayil est absente. Elle donne une conférence sur l’aide qu’apportent aux handicapés les singes qu’elle élève.
  
  - Où ?
  
  - Au Centre de Conférences International Kenyatta dans Harambee Avenue.
  
  Coplan le remercia et s’y rendit à pied, l’adresse n’étant guère éloignée de l’hôtel Ambassadeur. Il regretta vite cette initiative car la pluie commença à tomber et il se réfugia dans un bar de Taita Road presque entièrement désert. A la table voisine, deux avocats palabraient en défendant chacun leur point de vue. Quand la pluie cessa, il régla son verre de vin, un vin par ailleurs excellent qui provenait des vignobles de la région de Naivasha, au nord-ouest de la capitale.
  
  Il ressortit et, à grandes enjambées, en évitant les flaques d’eau, gagna le Centre Kenyatta.
  
  Il avait pris du retard et jouait de malchance. Sayil Ngotta, lui apprit l’huissier, venait juste de terminer sa conférence et de partir en taxi.
  
  Coplan retourna à son hôtel. Il entrait dans sa chambre quand la porte de la salle de bains s’écarta et un violent coup de matraque lui ébranla la nuque. A demi groggy, il tomba sur les genoux. Son agresseur récidiva et l’excellent vin en provenance de Naivasha remonta aux lèvres de Coplan qui vomit sur la moquette. A nouveau la matraque s’abattit sur sa nuque et, cette fois, il perdit connaissance.
  
  Les agresseurs embusqués dans la chambre avaient revêtu la tenue blanche des employés affectés au service de propreté de l’hôtel. Ils enfouirent Coplan dans le panier à linge sur roulettes, le recouvrirent de draps et poussèrent le panier hors de la chambre jusqu’au monte-charge. Coplan voyagea ainsi jusqu’au premier sous-sol où attendait une camionnette à bord de laquelle il fut chargé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Dans le cul-de-basse-fosse, on n’entendait que la respiration contenue de ceux qui posaient les questions et le souffle rauque, laborieux, de celui qui frappait.
  
  Tous les trois étaient des Noirs en vêtements civils.
  
  Les murs étaient aveugles et du plafond pendait au bout de son fil une ampoule qui dispensait une lumière crue malgré les chiures de mouches qui constellaient sa surface.
  
  A cause de l’atmosphère confinée, la chaleur était suffocante et les odeurs s’en trouvaient accrues. Fumée de tabac, vomissures, sueur, ces deux dernières appartenant à Coplan, étroitement ficelé sur un lourd fauteuil en bois aux pieds scellés dans le béton.
  
  Sous les coups. Coplan souffrait mais n’avait pas peur et ne capitulait pas. Il avait vécu des situations identiques à Moscou entre les mains du K.G.B., à Téhéran entre celles de la Savak, à Berlin-Est chez les spadassins de la Stasi, réputés parmi les plus féroces du monde. Ailleurs encore. A chaque fois il s’en était sorti. Bien sûr, on lui tenait toujours le même discours :
  
  - On l’avoue bien sincèrement, tu as vraiment des couilles au cul et on rend hommage à ton courage.
  
  Seulement, tu ne peux pas tenir beaucoup plus longtemps. Tu le sais bien, on finit toujours par parler. Qui peut résister indéfiniment ? On voit bien que tu es un dur. Tu as déjà battu tous les records d’endurance. Malgré tout, faut pas t’illusionner, ton cœur, il n’est pas en béton armé. A n’importe quel moment, il est susceptible de te lâcher. On en a vu des coriaces qui comptaient sur leur cœur. Patatrac, il leur faisait la malle, et bonjour l’enfer.
  
  Comme les autres à Moscou, à Téhéran, à Berlin-Est et ailleurs, ceux-ci voulaient savoir qui il était en réalité, et ce qu’il était venu faire ici.
  
  Qui les avait envoyés ? Coplan était prêt à conjecturer que c’était Sandor Bojnar, alerté par la conversation qu’il avait eue avec lui. D’abord, il s’était montré méfiant. De plus, ne pas oublier que c’était un ancien officier supérieur de la Securitate, c’est-à-dire un homme habillé de ruse et de méfiance. Seulement, théoriquement, il était seul. Alors, ces trois hommes ? Bojnar avait-il fait appel à Jeremy Netchaï, le chef de la police criminelle et politique ? Coplan se souvenait, au cours de la soirée chez Roy Inglewood, les avoir vus, tous les deux, perdus dans des conciliabules secrets. En outre, ils semblaient très liés. A des gestes esquissés, à des clins d’œil complices, à des sourires confiants. Coplan en était persuadé.
  
  Scrupuleux jusqu’au bout, Coplan avait aussi pensé, sous les coups qu’il recevait, que Tsanga Netchaï était responsable de son enlèvement. Parce qu’il avait repoussé ses avances, elle se serait vengée en recrutant une poignée de sbires aux ordres de son époux. Cette thèse ne tenait pas la route, avait-il fini par conclure. Si elle avait commandité le rapt, ses hommes de main se seraient contentés de le rosser sévèrement, sans perdre leur temps à lui répéter inlassablement les mêmes questions.
  
  Non, c’était Bojnar l’instigateur du snatch.
  
  Les yeux rougis par la fumée de leur cigarette, les deux interrogateurs posaient sur lui un regard haineux. L’un d’eux s’absenta et revint un quart d’heure plus tard en tenant une sacoche en cuir à la main.
  
  - J’ai reçu des ordres, confia-t-il à l’autre. Dégage-lui le bras gauche.
  
  Son acolyte s’approcha de Coplan en sortant de sa poche un couteau à cran d’arrêt dont il fit jaillir la lame. D’un coup sec il échancra la manche de la chemise à hauteur de la saignée du bras. Dans l’intervalle, son comparse avait extrait de la sacoche une seringue et une ampoule contenant un liquide bleuâtre. Coplan frissonna. Allait-on le tuer par le biais d’une injection mortelle ? Ces deux-là en donnaient l’impression. Désespérément, il chercha dans ses souvenirs quelle substance mortelle possédait cette couleur bleuâtre. Sa mémoire se révéla défaillante. Vraiment, il ne voyait pas.
  
  Le comparse acheva d’aspirer dans le cylindre de la seringue le contenu de l’ampoule. Il s’approcha de Coplan, la seringue haut levée.
  
  - Ta dernière chance, offrit le Kenyan. Tu parles ou tu continues à te taire ?
  
  Coplan passa sa langue sur ses lèvres tuméfiées. Sa langue était si râpeuse qu’elle semblait se voir pousser des poils de chiendent.
  
  - Va te faire voir, gronda-t-il.
  
  L’homme contempla un bref instant ses traits tirés, ses mâchoires affaissées, pendant que Coplan fixait avec défi son visage marqué, bestial comme ceux de ses deux complices. Avec précision, le Kenyan enfonça l’aiguille, tandis que celui qui avait joué le rôle du frappeur crachait avec dépit au visage de Coplan.
  
  
  
  
  
  Coplan se réveilla, la bouche pâteuse, les pensées en chamaille, la tête résonnant de mille tam-tams et l’estomac en proie à de violentes nausées.
  
  Le jour se levait et, dans l’aube naissante, le désert se parait de couleurs presque irréelles. Coplan aimait les petits matins dans le désert, la fraîcheur condamnée à disparaître sous la fournaise du soleil, le ciel qui s’incendiait de rouge. Il se souvint de ce que disait Salima (Voir Danger à Tanger pour Coplan) : « Le soleil, c’est Allah. Avant le lever du soleil, c’est le royaume d’Azazel, le Diable dans la religion musulmane. ».
  
  Azazel était chassé par le soleil qui pointait à l’horizon.
  
  Peu à peu, Coplan reprenait ses esprits et ses pensées se stabilisaient. En s’éclairant, les alentours lui révélaient qu’il ne se trouvait pas dans un désert classique, mais plutôt une brousse aride, piquetée d’herbes sauvages et de bosquets d’arbres que semblait traverser un marigot. Lui-même était allongé au pied d’un okoumé, dont on se demandait par quel hasard inattendu il avait déserté sa forêt pour émigrer dans cet environnement desséché et racorni. Dans le sol pelé et pierreux, des aspérités meurtrissaient ses reins sur lesquels ses mains étaient solidement liées, tandis qu’une corde entravait ses chevilles et qu’une seconde corde, ceinturant ses hanches, allait s’enrouler autour du tronc de l’okoumé.
  
  Une question taraudait son esprit. Pourquoi ne l’avait-on pas tué, au lieu de le maintenir en vie, pieds et poings liés, dans cet endroit désolé ? Était-ce pour accroître sa souffrance ? Pour qu’il dépérisse, jour après jour, jusqu’à épuisement complet ? Le trio, auteur du rapt, était-il composé de sadiques ? Ou, plutôt, l’instigateur était-il un sadique ?
  
  A plusieurs reprises, il tira violemment sur ses liens et dut concéder en lui-même que celui qui les avait noués était un expert connaissant, sans jeu de mots, les ficelles du métier.
  
  Insensiblement, sa tête se rétablissait, bien que sa nuque demeurât douloureuse à la suite des coups de matraque. Dans son estomac, la nausée avait disparu. Cependant, sa soif était intense et il était ardu d’humecter ses lèvres tuméfiées et fendues.
  
  A nouveau, il tira désespérément sur ses liens, sans plus de succès que précédemment.
  
  Avec le soleil plus haut dans le ciel. Coplan découvrit que le bosquet voisin abritait un nid d’autruche. La mère s’éloigna vers le ruban brunâtre que Coplan pensait être un marigot.
  
  Comme si ce départ était un signal, un couple de vautours percnoptères descendit en vol plané vers le bosquet. Ils étaient plutôt laids avec leurs plumes grisâtres ébouriffées et leurs têtes ridées ressemblant à une pelure d’orange.
  
  S’aidant l’un l’autre, ils débusquèrent un œuf d’autruche et le poussèrent hors du nid jusqu’à la bande de terre rouge et lézardée s’étendant aux pieds de Coplan. La femelle monta la garde tandis que le mâle allait chercher un gros caillou, qui pesait bien trois cents grammes, et le pinça dans son bec avant de revenir et de le projeter violemment contre l’œuf. Son essai se révéla infructueux et la coquille résista. Elle était très dure. Un homme de cent kilos pouvait se dresser sur un œuf d’autruche sans que la coquille se brise.
  
  Le mâle repartit chercher un caillou de poids équivalent et récidiva.
  
  Coplan admira ses tentatives. Le vautour percnoptère constituait l’une des rares espèces animales qui se servaient d’un outil, ou d’un biais, en l’occurrence un caillou, pour parvenir à ses fins. Tels encore la sittelle naine, le pinson des Galapagos, le sajou, le macaque, la loutre de mer, le néotoma, le merle, la fourmi fileuse, le crabe de cocotier et l’ammophile. A la connaissance de Coplan, la liste s’arrêtait à peu près là.
  
  Au quatrième essai, la coquille se brisa et les deux vautours plongèrent goulûment leurs becs dans le liquide blanc jaunâtre, après avoir poussé des trilles joyeuses.
  
  Alors, comme s’ils guettaient cette victoire, un vautour oricou et un aigle piquèrent vers la bande de terre rouge, imités par un vautour de Rüppel. Pointant son bec crochu qui prolongeait sa trogne violacée de pochard, l’oricou chassa le mâle percnoptère pendant que l’aigle administrait une sévère correction à la femelle. Rusé, le vautour de Rüppel ne participa pas au combat mais engloutit le contenu de l’œuf qui équivalait à trente œufs de poule.
  
  Nullement découragé après le départ de leurs adversaires, les percnoptères revinrent à la charge et poussèrent un deuxième œuf devant les semelles de Coplan. Après plusieurs tentatives, le mâle réussit à briser la coquille à l’aide des cailloux que projetait son bec. Décidément, il jouait de malchance car l’aigle descendit en vrille et rafla l’œuf qu’il emporta vers son aire.
  
  Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage semblait être la devise du couple. Pour leur malheur, les voleurs étaient légion. Successivement, le vautour oricou, un renard du Cap et un chacal doré ravirent l’œuf dont la coquille venait d’être brisée par le mâle percnoptère.
  
  Coplan enrageait car une idée, qu’il trouvait excellente, trottait dans sa tête. Pourtant, il crut que cette idée n’allait jamais pouvoir se concrétiser quand il vit surgir la hyène tachetée. L’odeur que dégageait son corps aux poils hérissés était nauséabonde et la bave dégoulinait de ses crocs monstrueux. Elle vint humer ses chaussures et il frissonna en détaillant ses mâchoires puissantes, capables de broyer et de réduire en poussière les os d’éléphant. Premier danger, elle risquait de détruire les œufs restant dans le nid et, alors, adieu son idée. Second danger, elle pouvait décider de lui arracher un pied, voire les deux, car la bête, contrairement à la légende, ne se contentait pas, pour nourriture, de charognes puantes et immondes.
  
  Elle mordillait le cuir et la sueur sourdait par tous les pores de la peau de Coplan qui se recroquevillait pour dégager ses jambes. Finalement, elle s’assit sur son arrière-train et se lécha. Sur le pelage. Coplan vit alors les traînées de sang et comprit qu’elle venait de se rassasier de quelque chair pourrissante et qu’elle n’avait pas faim. Elle le fixa de ses yeux verdâtres, tel un maquignon jaugeant la valeur du bétail, puis se redressa et les contourna, Coplan et l’okoumé, en urinant, comme pour marquer son territoire et réserver pour plus tard cette chair vivante que ses crocs ne demandaient qu’à déchirer.
  
  Enfin, elle partit en trottinant, au grand soulagement de Coplan.
  
  Peu après, toujours affamés, les vautours percnoptères revinrent. Le mâle poussa un sixième œuf hors du nid et recommença ses efforts sous l’œil attentif de sa compagne. Bientôt ses tentatives furent couronnées de succès et, cette fois, ni l’un ni l’autre ne furent dérangés par les intrus. Rapidement, ils lapèrent leur breakfast retardé, leurs faces, busquées au-dessus de la collerette blanc-gris, virevoltant afin d’épier les alentours et le ciel d’où pouvait surgir un pillard.
  
  La coquille vidée, le mâle repartit pour le bosquet et revint dépité. Dépouillé de ses six œufs, le nid ne contenait plus aucune nourriture et les deux charognards s’envolèrent.
  
  Coplan, alors, déplia ses jambes au maximum en tirant sur ses liens. Du bout de sa chaussure gauche, il réussit à toucher la coquille brisée et, tout doucettement, à la ramener vers lui, millimètre par millimètre. Parfois, elle heurtait une aspérité sur la bande rouge et reperdait du terrain. A nouveau, il sentait la sueur sourdre par tous les pores de sa peau. Goguenarde, la coquille semblait jouer avec lui un jeu cruel, avançant, repartant en arrière. Malgré cet incessant flux et reflux, elle se rapprochait insensiblement.
  
  Il n’était pas loin de midi quand, enfin, elle arriva à hauteur de ses bras. En se tortillant, il parvint à se pencher de côté et, avec mille précautions, la fit progresser jusqu’au tronc de l’okoumé où il la coinça entre l’arbre et ses reins.
  
  La coquille était dure parce qu’elle était épaisse. Facilement deux millimètres. Et hérissée d’échardes acérées, là où le caillou l’avait brisée. Sans forcer, en évitant que la coquille ne se décoince, installé de guingois, Coplan commença à scier le lien qui enserrait ses poignets. Ses yeux brûlaient, tant la sueur lui dégoulinait sur les pupilles. Ses muscles souffraient à cause de sa position instable et rebutante.
  
  Il lui fallut deux bonnes heures pour venir à bout du lien. Ses mains libres, il entreprit de dénouer les deux cordes, l’une retenant ses hanches au tronc de l’okoumé, l’autre entravant ses chevilles.
  
  Il avait à peine commencé qu’il comprit pourquoi on l’avait amené en ce lieu. Pas besoin de le tuer, ce qu’on lui avait réservé suffirait.
  
  Un gigantesque filet rouge aux mailles serrées processionnait en provenance du marigot. Une armée de magnans progressait en direction de Coplan. Ces grosses fourmis rouges et guerrières étaient vagabondes. Comme les Tziganes que Roy Inglewood avait sauvés, elles ne possédaient pas de gîte fixe et levaient le camp à l’improviste pour errer dans la savane ou le désert à la recherche d’une proie si possible vivante, à surprendre dans son sommeil. Elles la dépeçaient, à une vitesse météorique, de leurs pinces et de leurs mandibules féroces. Pareilles à Attila, elles ne laissaient rien repousser sur le terrain qu’elles avaient labouré de leurs pattes griffues.
  
  Coplan les voyait se déployer vers lui. Elles avaient reniflé la chair vivante et accouraient en flots précipités. S’il se trouvait sur son passage, un homme ne pouvait échapper à cette marée meurtrière.
  
  Étreint par l’angoisse, il se dépêcha de desserrer les nœuds. Quand il parvint au terme de ses efforts, les magnans n’étaient plus qu’à deux mètres.
  
  C’est alors que la hyène revint. Elle ne semblait pas craindre les fourmis rouges. Ou bien avait-elle peur qu’elles ne lui volent la proie autour de laquelle elle avait uriné pour marquer qu’elle était sienne ?
  
  En tout cas, elle fonça sur Coplan qui, d’un bond, s’effaça. En même temps, instinctivement, ses doigts confectionnaient un lasso avec la deuxième corde. Fébrilement, il noua le nœud coulant.
  
  La hyène fit un écart pour s’éloigner du fleuve rouge, puis bondit à nouveau, ses crocs hideux dégoulinant d’une bave haineuse, les poils de sa robe tachetée hérissés par la colère. Coplan l’évita par un saut en arrière, son pantalon éraflé par les griffes. Il prit assise sur ses talons et lança le lasso. Son premier essai fut le bon. Le nœud coulant bloqua le cou et il tira fort avant de déséquilibrer la bête. Rapidement, il passa la corde par-dessus la maîtresse branche de l’okoumé, l’enroula en hissant la hyène et attacha l’extrémité.
  
  Il était temps. Les magnans commençaient à grignoter le bout de ses chaussures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan ne s’était pas trompé. Le marigot serpentait devant lui. Malgré sa soif. Coplan se garda bien de tremper ses lèvres dans son eau croupie, nourrice de malaria et de typhoïde, survolée par les fourous, ces moustiques microscopiques que seuls révélaient les rayons du soleil.
  
  Pour étancher sa soif, il se résolut à mâcher des feuilles de coyumba, un arbuste rabougri qui sous peu allait mourir si l’on se fiait aux morsures des magnans qui avaient rongé ses racines. Les autochtones assuraient que le jus de ces feuilles constituait un véritable élixir de Jouvence. Ce ne fut pas l’opinion de Coplan qui mâcha consciencieusement de nombreuses feuilles sans que sa soif en fût apaisée ou qu’il se sentît revigoré.
  
  Il remonta le cours du marigot en espérant tomber sur un campement de nomades installés près de l’eau pour faire boire leur maigre troupeau. Les chèvres du Kenya semblaient avoir reçu la bénédiction du ciel. Leurs sucs digestifs puissants leur permettaient d’absorber l’eau la plus pourrie et la plus dangereuse sans qu’elles en souffrent.
  
  Il contournait une zone fangeuse quand il aperçut le ruban poudreux de la route et une Land-Rover qui approchait. Il s’élança, courut, se planta au milieu de la chaussée poussiéreuse et agita impérieusement les bras.
  
  Le véhicule stoppa. Sur ses flancs était inscrit Kenya Wildlife Patrol.
  
  - Jambo na karibu !
  
  - Jambo na karibu, vous avez quelque chose à boire ? répondit Coplan en ouvrant la portière par laquelle se penchait le policier.
  
  - Montez d’abord. Que vous est-il arrivé ? L’esprit agile de Coplan construisait déjà une fable
  
  plausible qu’il ne conta qu’après avoir saisi la bouteille d’eau minérale importée du Liban que le Kenyan avait délogée de la glacière. Quand il fut désaltéré, la bouteille était vide.
  
  - Dites donc, vous aviez une sacrée soif !
  
  Coplan se tâta. On lui avait laissé ses cigarettes et son briquet. Du paquet il sortit une Gitane, l’alluma et savoura le goût bienfaisant du tabac. Ensuite, il fît plaisir à son sauveteur et lui brossa un portrait dantesque de ses mésaventures.
  
  - Des pillards ! Ils m’ont volé ma Land-Rover, mon argent, les biens que je transportais et m’ont attaché au tronc d’un okoumé pour que je sois dévoré par les magnans.
  
  Le Kenyan avait redémarré et roulait des yeux effarés.
  
  - Un okoumé ? Je n’en ai jamais vu dans le coin. Et comment vous êtes-vous délivré ?
  
  - Grâce à un œuf d’autruche.
  
  D’ahurissement, le policier fit une embardée et la Land-Rover faillit quitter la route.
  
  - Un... un œuf d’autruche ? bégaya-t-il.
  
  Sereinement, Coplan lui décrivit l’épisode, tout en tirant sur sa Gitane. L’homme était admiratif.
  
  - Pour un débrouillard, vous vous posez là ! De plus, vous avez bénéficié d’une chance incroyable. En général, les pillards ne sont pas aussi sophistiqués et ne comptent pas sur les magnans pour faire disparaître leurs victimes. Récemment, ils ont tué un Canadien, le spécialiste mondial des lions, un vrai génie avec ces fauves. Au fait, montrez-moi vos poignets.
  
  Coplan les leva. La peau était déchirée et maculée de filets de sang séché à cause des brisures de l’œuf qui, non seulement avaient scié la corde, mais aussi manqué leur but et lacéré l’épiderme.
  
  Grâce au climatiseur, l’atmosphère dans la Land-Rover était délicieusement fraîche. En posant des questions subtiles par petites touches successives, mine de rien, Coplan apprit ce qu’il voulait savoir. Il se trouvait dans une région communément appelée Désert de Samburu, en réalité une étendue de savane au nord du pays. Dans sa partie septentrionale, elle se terminait par une réserve, composée à la fois de brousse et de forêts, au bord de la rivière Usao Nyiro où vivaient de nombreux crocodiles. Dans la réserve, énuméra le policier, on observait d’immenses troupeaux d’éléphants ainsi que des espèces animales rares, zèbres de Grévy, girafes réticulées et oryx.
  
  - Au fait, mon nom est Charlie.
  
  - Moi, Francis. Vous patrouillez dans quel but ?
  
  - Les braconniers. Cette engeance cherche l’ivoire. Pour la plupart, ils viennent d’Éthiopie comme, probablement, vos pillards. Ils abattent un éléphant au Kalashnikov, arrachent les défenses d’ivoire à coups de hache et laissent le corps pourrir au soleil, si bien que les lions n’ont plus besoin de chasser. Leur nourriture est à l’étalage. Les hyènes dévorent ce qu’ils n’ont pas mangé. Depuis quelque temps, nous assistons à une véritable extermination.
  
  - Donc, vous traquez les braconniers ?
  
  - Oui.
  
  - Seul ?
  
  - Vous avez vu derrière ?
  
  Coplan tourna la tête. Dans le râtelier il identifia une carabine Ruger Ranch 223, deux Kalashnikov, un sac empli de grenades défensives et un lance-roquettes.
  
  - Il ne reste guère de place pour les prisonniers, remarqua-t-il.
  
  - Conformément à la nouvelle loi en vigueur, j’ai droit de vie et de mort sur les prisonniers, répondit Charlie d’un ton neutre en tapotant l’étui en toile qui pendait à sa hanche et laissait apparaître la crosse d’un Colt 45.
  
  Sur son uniforme vert clair, à hauteur de son sein gauche, oscillait une autre grenade quadrillée, retenue par un fil noué à la patte d’épaule.
  
  - Les braconniers ne s’attaquent pas qu’aux éléphants, même si c’est leur cible favorite, reprit Charlie. Leurs victimes se comptent aussi parmi les girafes dont les poils de queue servent à fabriquer des bracelets, les panthères et les crocodiles dont les peaux sont précieuses, les hippopotames pour leurs dents en ivoire rose et les rhinocéros dont la corne possède des vertus aphrodisiaques. Elle est exportée en Extrême-Orient. Les Asiatiques sont très friands de corne de rhinocéros.
  
  - J’ai entendu dire que c’était une légende, rétorqua Coplan, que cette corne ne possédait aucune vertu aphrodisiaque.
  
  Charlie éclata de rire.
  
  - La pudeur m’interdit de vous décrire mes propres prouesses sexuelles, quand j’absorbe de la poudre broyée à partir d’une corne de rhinocéros confisquée à des braconniers.
  
  Coplan n’était pas intéressé par ses exploits au lit.
  
  - Où allez-vous me déposer ? questionna-t-il.
  
  - Ma patrouille se termine à Sukalawayo. Il y a un petit hôtel de six chambres, un bar-restaurant et cette fripouille d’Ozumbo acceptera sûrement de vous conduire à Nanyuki dans sa vieille Jeep brinquebalante. Si vous aimez les coins paumés du Far West, comme on en voit au cinéma, vous serez gâté à Sukalawayo.
  
  - J’espère que l’hôtel possède une salle de bains.
  
  - Seulement un bac plein d’eau froide. Vous remplissez votre casserole et vous vous la videz sur la tête.
  
  - Finalement, le Far West doit être mieux.
  
  Malgré les vitres relevées en raison de la climatisation, Coplan et Charlie perçurent un barrissement déchirant.
  
  - Fumiers de bracos ! s’emporte aussitôt le policier. Ils se sont attaqués à un éléphant et ne l’ont même pas achevé !
  
  Immédiatement, par radio, il informa son quartier général après avoir stoppé le véhicule, coupé la climatisation et baissé les vitres. Coplan avait repéré un gros nuage de poussière sur sa droite. Il le montra à Charlie.
  
  - C’est par là, conclut celui-ci en raccrochant son micro. Grâce aux rafales de Kalashnikov, les bracos font fuir le troupeau tout en isolant un mâle de belle taille qu’ils abattent alors. Cette technique est effroyable mais efficace.
  
  Charlie redémarra en trombe et quitta la route pour foncer à travers l’étendue aride entrecoupée de boqueteaux.
  
  Au bout de cinq minutes, ils virent la masse couchée de l’éléphant qui agonisait en barrissant désespérément. A la hache, deux hommes arrachaient les défenses. A quelques mètres, une Land-Rover était arrêtée entre deux arbustes rabougris.
  
  Charlie freina sec et le véhicule dérapa. Déjà, il avait raflé sur le râtelier un Kalashnikov, ouvert la portière et bondi sur le sol poussiéreux.
  
  - Haut les mains !
  
  Par-dessus son épaule, il cria à Coplan :
  
  - Prenez à l’arrière les chaînes et les menottes !
  
  Coplan se pencha et, des deux mains, ramena les accessoires. Charlie avançait vers les deux hommes sur lesquels il braquait le fusil d’assaut. Soudain, deux hommes apparurent, l’un de derrière la Land-Rover, l’autre de derrière la masse de l’éléphant couché sur le flanc. Leurs Kalashnikov criblèrent de balles Charlie qui s’effondra sur le sol poudreux en l’inondant de son sang.
  
  Coplan lâcha chaînes et menottes, s’empara du second Kalashnikov dans lequel un chargeur était enfoncé, ouvrit la portière et roula-boula dans la poussière en armant le fusil d’assaut.
  
  Les braconniers firent feu sur lui et les balles soulevèrent des geysers de terre jaunâtre. Couché à plat ventre, il riposta. Ceux qui brandissaient la hache pour séparer les défenses de la chair du pachyderme avaient abandonné leur outil pour dégainer le Colt 45 accroché à leur ceinture. Ils essuyèrent la première rafale de Coplan et furent soulevés du sol. En retombant, l’un des deux s’empala sur l’une des défenses dressées vers le ciel, l’autre fut culbuté contre un arbrisseau où il resta en se vidant de son sang.
  
  Le braconnier embusqué derrière la Land-Rover avait entrepris d’astucieux mouvements de reptation pour s’approcher du cadavre de Charlie qui gisait à deux mètres du véhicule des tueurs. Sa main arracha la grenade qui pendait sur la poitrine du policier, la dégoupilla et la brandit. Coplan lâcha une volée de projectiles et la grenade roula sous la Land-Rover où elle explosa. Aspergés d’essence enflammée, le cadavre de Charlie et celui de son assassin brûlèrent en dégageant une atroce odeur de chairs carbonisées, pendant que les cartouches du Colt 45 explosaient à leur tour.
  
  Il ne restait plus qu’un adversaire, calcula Coplan qui décida de marquer d’une pierre cette journée particulière durant laquelle, pour la deuxième fois, il frôlait la mort.
  
  L’autre se dissimulait derrière la masse sanguinolente de l’éléphant. Coplan rampa en direction de la Land-Rover de Charlie. Au moment où il se redressait pour se jeter sur le plancher métallique, le survivant accompagna son mouvement d’une longue rafale qui ne le toucha pas mais déchiqueta le pneu avant droit. La Land-Rover tressauta et s’affaissa d’un seul coup.
  
  Déjà sa main arrachait au râtelier le sac de grenades défensives. D’un saut de carpe il se rejeta sur le sol poudreux, cerné par les balles d’une autre rafale qui fit sauter la boucle de sa ceinture. Aussitôt son pantalon chuta sur ses cuisses.
  
  Ce n’était guère le moment de se préoccuper de la décence de sa tenue vestimentaire. Le sac contenait une demi-douzaine de grenades. Pas question de les gaspiller. A nouveau il rampa, le sac dans la main gauche, le Kalashnikov dans la saignée du bras droit. Incontestablement, il était gêné par son pantalon qui glissait.
  
  Parvenu à hauteur des pattes de l’éléphant qui n’avait pas cessé ses barrissements déchirants, il balança sa première grenade en direction du flanc opposé, suivie de deux autres à deux secondes d’intervalle. Après la troisième explosion, il se redressa et bondit sur la masse du pachyderme, le Kalashnikov coincé contre sa hanche droite, le doigt sur la détente.
  
  Le chargeur de son fusil d’assaut vide, le braconnier voulut faire feu avec les Colt 45 récupérés sur les cadavres de ses complices. Cependant, assourdi, et les nerfs ébranlés par l’explosion des trois grenades, ses réflexes étaient largement émoussés.
  
  Coplan ne lui laissa pas le temps de presser la détente de ses armes et, à sa hanche, le Kalashnikov aboya. Miséricordieux, il alla ensuite donner le coup de grâce à l’éléphant pour mettre fin à ses souffrances. Pour terminer, il enleva la ceinture intacte de l’un des braconniers et remplaça la sienne en remontant son pantalon descendu à mi-cuisses.
  
  En repassant devant le cadavre de Charlie, il sut qu’il ne pouvait même pas emporter sa dépouille mortelle pour lui assurer une sépulture décente. Son cadavre se calcinait dans des braises rougeoyantes, au milieu des défenses d’éléphant, fruits de carnages précédents, que l’explosion de la Land-Rover avait dispersées aux alentours.
  
  Dans la glacière, il pêcha une bouteille pleine d’eau minérale et en vida la moitié. Pour se remettre de ses émotions, il savoura une Gitane avant d’aller chercher la roue de secours.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan avait à peine parcouru une vingtaine de kilomètres quand il tomba en panne d’essence. Arrêté sur le bord de la route, il descendit et délogea à l’arrière deux nourrices de vingt litres dont il vida le contenu dans le réservoir. Ses oreilles étaient charmées par le joyeux gazouillis des buphagas, ces pique-bœufs à plumage crème et noir et au bec rouge qui hantaient les rameaux d’épineux.
  
  Soudain, ce bruyant bavardage entre mâles et femelles fut stoppé net par une cavalcade dont le tumulte fit se retourner Coplan.
  
  Les quatre tonnes d’un rhinocéros fonçaient sur lui.
  
  
  
  
  
  Il sauta de côté, buta contre un jerrycan et roula au sol, tandis que le monstre au blindage crotteux percutait la Land-Rover en enfonçant sa corne dans le moteur. Précipitamment, Coplan se releva, l’angoisse au cœur. Sa situation n’était guère brillante. Le rhinocéros, véritable soudard de la savane, chargeait tout ce qui bougeait, avec une vélocité inimaginable compte tenu de son poids. Irascible, ombrageux et vindicatif, il était impressionnant. Quatre mètres de long, presque deux mètres de hauteur au garrot et une corne inférieure pointant en biais sur quatre-vingts centimètres. Il avait arraché ce gigantesque éperon au moteur dévasté et dirigeait son courroux contre Coplan qui fit le tour de la Land-Rover couchée sur le flanc après le choc titanesque.
  
  Fuir dans la savane aurait été suicidaire, raisonna-t-il. Il n’existait qu’une seule chance de s’en sortir, face à ce poussah boudiné, aux mâchoires carrées et à la corne monstrueuse.
  
  En jouant au chat et à la souris, en sautant pardessus le capot, en faisant mille fois le tour du véhicule, il excita la fureur de la bête qui se vengeait sur la Land-Rover. La colère du pachyderme était si grande et les coups de son éperon si rageurs que, sans en avoir formé le dessein, il remit la Land-Rover sur roues.
  
  Coplan avait tablé sur cette manœuvre. Par la portière restée ouverte, il bondit à l’intérieur et arracha au râtelier la carabine Ruger Ranch 223. L’arme était approvisionnée. Il venait de le vérifier et d’amener une cartouche dans la chambre quand le rhinocéros revint à la charge et renversa à nouveau le véhicule.
  
  Coplan bascula sur le siège passager, la pointe de la corne à deux doigts de ses chaussures. Vite, il écarta les genoux et visa entre ses Jambes rabattues. Les lèvres protubérantes en bec-de-lièvre étaient ouvertes et la gueule s’agrandissait pour pousser un de ces rugissements féroces qui glaçaient d’effroi les fauves dans la savane. Frénétiquement, Coplan vida le chargeur et ses balles ravagèrent le cerveau du pachyderme qui s’écroula, foudroyé.
  
  Coplan commença par s’extraire du véhicule, fouilla pour trouver la glacière et but la seconde moitié de la bouteille d’eau minérale entamée. Ensuite il alluma une Gitane et emplit ses poumons de l’apaisante fumée.
  
  Oui, décidément, pensa-t-il, cette journée était à marquer d’une pierre blanche. Pour la troisième fois, il venait de frôler la mort.
  
  Il releva le capot et, tristement, contempla le désastre. La corne avait semé la désolation dans le moteur.
  
  Les buphagas reprirent leur gazouillis mais s’interrompirent bien vite car des cris et des hennissements traversaient l’air de cette fin d’après-midi.
  
  Coplan se retourna. Comme s’il s’agissait d’une fantasia, une quinzaine d’hommes déboulaient sur leurs chevaux, en agitant leurs fusils, des vieux 303 que l’armée britannique avait depuis longtemps jetés au rebut. A l’inverse d’une fantasia, pourtant, aucun d’eux ne tirait de coups de feu.
  
  Celui qui semblait le chef stoppa devant le capot de la Land-Rover et s’adressa à Coplan en mauvais anglais :
  
  - Bravo, Ranger, tu es passé dans notre camp maintenant. C’est toi désormais qui abats les rhinos?
  
  - Je ne suis pas un Ranger, répondit Coplan, méfiant, qui avait déjà remplacé le chargeur vide. Je ne suis qu’un étranger.
  
  Le Kenyan désigna le flanc du véhicule.
  
  - L’inscription dit que tu es un Ranger.
  
  - Le véhicule oui, par moi.
  
  - Alors, raconte.
  
  Coplan s’exécuta et l’homme éclata d’un rire bon enfant, imité par ses compagnons qui, déjà, déroulaient les cerceaux de corde attachés à l’arçon de leur selle.
  
  - Au travail, lança le chef en swahili.
  
  Avec une maîtrise trahissant une longue expérience, le monstre eut les pattes et les cuissots gigantesques, la tête apocalyptique, ligotés à une armada de chevaux placés en ligne. Coplan fit signe au chef.
  
  - Je monte en croupe.
  
  - Et ton véhicule ?
  
  - Le moteur est fichu.
  
  - Alors, monte.
  
  Coplan s’installa et s’accrocha aux hanches du Kenyan, la carabine en bandoulière. Péniblement, les quinze chevaux tractèrent les quatre tonnes du rhinocéros.
  
  - Moi je ne suis pas un Ranger, remarqua Coplan, mais toi tu n’as pas peur des Rangers ? Il est interdit de trafiquer de la corne de rhinocéros
  
  - D’abord, je n’ai pas tué cette bête, répliqua l’autre. Ensuite, je suis le chef de la tribu des El Molos et nous détenons le privilège d’être les seuls à être autorisées à chasser le rhino (Minuscule peuplade en voie d’extinction, les El Molos ne sont, à l’heure actuelle, que 74, hommes, femmes, enfants. La vente de la corne de rhinocéros étant leur seule ressource, le gouvernement kenyan leur autorise un quota annuel). Je dois te féliciter. Tu as tué un rhino noir et sa corne a plus de valeur que celle du rhino blanc.
  
  - Il n’est ni noir ni blanc, il est gris, renvoya Coplan.
  
  - Ce n’est pas une question de couleur. Ce sont les lèvres qui comptent. Chez le rhino noir, la lèvre supérieure est pointue. Chez le rhino blanc, carrée.
  
  Après cette leçon, Coplan voulut savoir où se dirigeait le cortège.
  
  - Dans notre village, sur les bords du lac.
  
  Au crépuscule, la procession atteignit le village.
  
  - On peut se baigner dans le lac ? Pas de bêtes dangereuses ?
  
  - Non, sauf des mgarangays, des poissons-crocodiles à l’écaille épaisse et râpeuse.
  
  Coplan se dit qu’il avait échappé trois fois à la mort au cours de la journée, que la chance avait joué pour lui et qu’il pouvait prendre le risque d’affronter les mgarangays, tant il mourait d’envie de s’accorder un bon bain.
  
  Ce qu’il fît dès que l’occasion lui fut offerte.
  
  Après un repas composé essentiellement de tilapias, des poissons à la chair savoureuse, grillés sur un feu d’herbes sèches, il s’éloigna, se refusant à assister au dépeçage du rhinocéros. Les El Molos avaient accroché des torches à des poteaux et aiguisaient leurs longs couteaux à la pointe effilée et à la lame tranchante. Il n’avait pas abandonné sa carabine car il se méfiait, malgré les intentions pacifiques déployées par les villageois.
  
  Il était sur le bord du lac quand la fille vint vers lui.
  
  - Dis, l’étranger, tu veux voir des danses ?
  
  Elle parlait un bon anglais. Grande et athlétique, elle était vêtue d’un pagne et les torches zébraient ses seins hautains d’éclairs de feu. Yeux et lèvres souriaient dans un visage d’ébène aux traits harmonieusement sculptés.
  
  Elle lui prit la main.
  
  - Viens, ce n’est pas loin.
  
  Sa curiosité aiguillonnée, il la suivit.
  
  Dans une case, debout sur des nattes tressées en feuilles de palmier, six adolescentes, vêtues elles aussi d’un pagne et les seins nus, procédaient, avec un ensemble parfait, à d’étranges mouvements de pupilles devant une assistance composée d’hommes, de femmes et d’enfants. En même temps, leurs hanches se mouvaient en dessinant des cercles, un peu à la manière du tamouré dansé par les vahinés tahitiennes.
  
  - Elles forcent leurs yeux à s’ouvrir aux vibrations cosmiques, expliqua son guide à Coplan, sa bouche tout contre son oreille. Avec leurs yeux, elles racontent les légendes et les combats héroïques de nos guerriers. La première fois, tu ne peux pas comprendre, mais observe leurs jambes. Tu veux boire ?
  
  - Avec plaisir, accepta Coplan.
  
  Elle s’absenta et revint en tenant une calebasse emplie d’un liquide délicieusement aromatisé et sucré, dont la fraîcheur était étonnante.
  
  Coplan avait beau s’appliquer, il ne découvrait aucun attrait au spectacle qui lui était offert, même si l’assistance paraissait fascinée par le mouvement des pupilles et des hanches. Le seul bon point à accorder, se dit-il, était l’impression d’être infatigables que donnaient les six adolescentes.
  
  Peur à peu, cependant, s’insinuait en lui une bizarre sensation, pareille à un début d’incendie, embrasant son ventre. Comme si elle le savait, la main de la jeune fille caressait la sienne.
  
  - Viens, invita-t-elle au bout d’un moment.
  
  Ils ressortirent, et elle l’entraîna dans une case éclairée par une lampe à pétrole au bas étiage. Des trophées de chasse étaient accrochés aux murs et les nattes tressées en feuilles de palmier, empilées les unes sur les autres, formaient un matelas confortable.
  
  Coplan éprouvait une sensation expérimentée trois fois déjà, au cours de son existence. Il se savait victime d’un puissant aphrodisiaque qu’il associait avec l’absorption du breuvage que lui avait apporté celle qui, durant le trajet entre les deux cases, avait précisé qu’elle s’appelait Chanki. Après tout, les El Molos trafiquaient de la corne de rhinocéros et il était à prévoir qu’ils en usaient eux-même si, vraiment, l’appendice du pachyderme possédait les vertus que les Asiatiques lui prêtaient et qu’avait confirmées Charlie avant sa mort tragique. Le Ranger ne semblait pas appartenir à la race des bluffeurs.
  
  En tout cas, en ce moment même, l’incendie ravageait le bas-ventre de Coplan.
  
  Indulgents et vaguement goguenards, les yeux et les lèvres de Chanki souriaient toujours. Sans se presser, comme pour prolonger l’insupportable attente, elle le déshabilla avec des gestes précis mais lents. Puis elle dénoua son pagne et Coplan émit un hoquet admiratif. Les cuisses somptueuses de la belle Kenyane s’écartaient déjà en réclamant le plaisir. De plus en plus. Coplan éprouvait l’impression d’avoir été drogué tant sa nouvelle vigueur outrepassait les limites habituelles.
  
  Sur le matelas de nattes, Chanki joua à le provoquer de ses cuisses grandes ouvertes. L’air soumis et pervers, elle filtrait son expression au travers de ses longs cils. Il éprouva l’envie de la battre afin qu’elle cesse de le défier en temporisant. Là encore, il sut qu’il n’était pas dans son état normal car frapper une femme était contraire à sa nature profonde. Son cerveau évoquait une cravache, un jonc, qui pourrait zébrer cruellement les flancs nerveux qui ondulaient lascivement devant lui. Il se força à chasser ces pensées importunes qui ordinairement lui étaient complètement étrangères.
  
  Enfin repentante, Chanki l’autorisa à pénétrer dans son puits velouté. Sa peau sentait la cannelle et l’herbe sèche.
  
  Entraîné dans un tourbillon d’étreintes successives, il connut une avalanche de plaisirs extatiques auxquels, sans retenue, se joignit sa partenaire.
  
  Quand, enfin, il fut rassasié, il se garda bien de s’endormir, malgré sa fatigue, malgré les épreuves de la Journée qu’il venait de vivre, fertile en émotions fortes. Il craignait qu’un piège ne lui fût tendu. Adossé à la cloison, il s’assit, la Ruger Ranch à portée de la main.
  
  - Tu as soif ? Tu veux un jus de fruits ?
  
  Il refusa, de peur que Chanki ne lui servît un cocktail de sa préparation, identique au premier. Pourtant, incontestablement, il avait soif.
  
  - Tu ne peux pas rester avec nous, fit-elle après avoir longtemps rêvassé.
  
  - Comment pourrais-je rejoindre Nanyuki ? demanda-t-il, soudain ramené à ses préoccupations premières.
  
  - Par le lac.
  
  - Comment ?
  
  - En canot.
  
  - A moteur ?
  
  - Non, il faut ramer. Si tu veux, je te conduirai.
  
  - Je te préviens, je n’ai pas d’argent.
  
  Ceux qui l’avaient piégé avaient jugé inutile d’offrir aux magnans l’argent que contenaient ses poches. En revanche, ils lui avaient laissé son passeport que les grosses fourmis rouges auraient réduit en confettis si elles avaient eu l’occasion de s’attaquer à sa personne.
  
  - Tu n’as pas besoin de me payer, répliqua-t-elle, offusquée. C’est la première fois que je fais l’amour avec un Blanc. J’en rêvais depuis toujours. C’est encore plus fantastique que je ne l’imaginais. Je n’oublierai jamais. Tu es sûr que tu ne veux pas boire ?
  
  - Plus tard, éluda-t-il malgré sa soif.
  
  - C’est moi qui te suis redevable, poursuivit-elle. Je dois payer ma dette. Donc, je te conduirai à Nanyuki.
  
  - C’est à quelle distance ?
  
  - Une vingtaine de kilomètres.
  
  - Si tu es d’accord, nous partirons à l’aube. Ainsi pourra-tu faire l’aller et retour dans la journée.
  
  - C’est une bonne idée.
  
  Une heure avant l’aube, Chanki se serra très fort contre Coplan, des frissons nerveux dans les cuisses et le bruit de sa respiration essoufflée annonçant une vague irrésistible de désir. Coplan bascula sur elle et Chanki se crispa sous le poids de l’homme.
  
  L’étreinte fut brève mais intense. Coplan se délivra de l’étau qui l’enserrait et alla se baigner dans le lac en se demandant s’il rencontrerait un mgarangay, ce qui ne fut pas le cas. De retour à la case, il dégusta les bananes que Chanki avait fait frire, but un grand bol de café fort et sucré, et la Kenyane le guida jusqu’au canot
  
  Grande et athlétique, Chanki ramait superbement, en cadence avec Coplan. Le soleil était déjà haut dans le ciel quand ils touchèrent la berge au sud de Kanyuki, tout près d’un faubourg de la ville.
  
  Coplan sauta à terre.
  
  - Dommage que tu n’aies pas d’argent, regretta Chanki. Non pas pour moi, mais pour toi. Tes vêtements sont en loques, tu ressembles à un clochard. En tout cas, j’espère que tu sauras te débrouiller. Et puis, merci encore de cette formidable nuit d’amour. Je le répète, je n’oublierai jamais.
  
  Il la regarda s’éloigner à coups de rames puissants.
  
  Soudain, elle s’arrêta. La sueur sur sa peau d’ébène semblait réfléchir les rayons du soleil. Elle fit marche arrière et revint vers le rivage. Comme de coutume, ses yeux et ses lèvres souriaient.
  
  - Nina kutenda ! lança-t-elle en agitant frénétiquement son aviron.
  
  - Nina kutenda ! lui renvoya Coplan pour lui faire plaisir.
  
  Décidément, pensa-t-il, les « je t’aime » étaient monnaie courante dans le pays.
  
  Cette fois, elle repartit pour de bon. Coplan attendit qu’elle eût disparu à l’horizon et marcha en direction du faubourg.
  
  Il calcula. Ses mésaventures lui avaient fait perdre deux jours. Ce délai n’était pas grave en ce qui concernait l’aviso Dumont d’Urville qui atteindrait la zone prévue quatre-vingt-dix heures après son départ de Mayotte, avait précisé le Vieux. En revanche, l’équipe Action devant réaliser l’Opération Château-Rouge sous le commandement du capitaine Pernety arriverait probablement à Nairobi cet après-midi même et il ne serait pas là pour l’accueillir.
  
  Quels fâcheux contretemps !
  
  En passant devant une décharge publique, il vit un vieux miroir au verre fêlé et constellé de taches brunâtres que l’on avait jeté au rebut. Il s’arrêta, se pencha et se contempla. Chanki n’avait pas tort, admit-il. Il avait vraiment l’air minable dans ses vêtements souillés et déchirés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Dans les rues. Coplan respirait une atmosphère étrange, comme si une menace pesait sur la ville et la rendait frileuse, voire apeurée. Il n’avait jamais visité Nanyuki et ignorait s’il était normal qu’il y ait si peu de monde sur les trottoirs, un phénomène peu habituel des agglomérations africaines. Aussi en était-il étonné.
  
  Dans un quartier commerçant, il entra dans un bazar tenu par un Pakistanais et lui tendit la Ruger Ranch.
  
  - Combien ?
  
  L’autre secoua la tête.
  
  - Pas aujourd’hui.
  
  - Pourquoi pas aujourd’hui ?
  
  L’autre le poussa vers la porte.
  
  - Je vous en prie, partez, je ne veux pas d’ennuis.
  
  Coplan était médusé. Les marchands pakistanais, c’était bien connu, étaient, comme les Indiens, à l’affût des bonnes affaires, qu’elles soient régulières ou non, illégales ou pas. Auprès des autres boutiquiers, il reçut un accueil similaire, sans que des explications plus fournies ne lui soient données.
  
  Était-ce sa tenue vestimentaire qui les rebutait ou bien se passait-il quelque chose d’extraordinaire en ville ? L’atmosphère plus que bizarre régnant dans les rues plaidait en faveur de cette thèse.
  
  Au coin de l’avenue Kenyatta, il tomba sur une file de camions militaires et vit les soldats, lourdement armés, qui patrouillaient. Il fit demi-tour et se rua vers une poubelle pour y enfouir la Ruger. Un officier, cependant, avait repéré la carabine qu’il portait à la bretelle et il rameuta une escouade pour foncer à ses trousses. Des balles sifflèrent aux oreilles de Coplan et il s’arrêta net, en posant la Ruger à ses pieds et en levant les mains.
  
  Sans ménagement, il fut empoigné, entraîné et jeté par-dessus la ridelle d’un camion, tandis que l’officier vociférait. Coplan comprit pourquoi le Pakistanais avait refusé de lui acheter la Ruger. Il se passait vraiment quelque chose d’extraordinaire en ville.
  
  Surveillé par deux soldats, Coplan resta allongé sur le plancher du camion. Haut dans le ciel, le soleil chauffait cruellement le métal. Enfin, le véhicule démarra, parcourut environ un kilomètre et s’arrêta dans la cour d’un lycée que la troupe avait réquisitionné. A coups de pied, Coplan fut balancé à bas du camion. Succédèrent des coups de crosse dans les reins pour le pousser dans une salle de classe où étaient déjà rassemblés un jeune Européen et quelques dizaines de Kenyans. Sur les visages se lisaient la peur et l’angoisse.
  
  La porte se referma sur les talons de Coplan qui vit le jeune Européen se précipiter vers lui. A l’incontestable accent français qui teintait son mauvais anglais. Coplan reconnut un compatriote. Il avait une vingtaine d’années, était blond, portait blouson et pantalon de jean, baskets, sa chemise était souillée de taches de sang séché et, à son épaule, pendait un transistor.
  
  - Je suis français aussi, déclara Coplan.
  
  - Mon nom est Thierry.
  
  - Francis.
  
  - Francis, sans déconner, on est dans une galère géante. C’est la cata. Je le sens très mal !
  
  Encore un effort et tu bifurqueras dans le verlan, pensa Coplan en souriant.
  
  Il le questionna sur les raisons de sa présence dans cette geôle improvisée et apprit qu’il avait été arrêté dans la maison du gouverneur militaire. Voyageant en auto-stop, il avait été recueilli la veille par la fille de ce haut fonctionnaire qui lui avait offert l’hospitalité pour la nuit dans l’annexe réservée aux hôtes.
  
  - Une meuf archi-clean, conclut le jeune homme. Elle aussi a été emmenée par les soldats.
  
  Le transistor était branché sur tes émissions en anglais de Radio-Nairobi. Au bulletin d’informations, une voix excitée décrivit la réussite du coup d’État perpétré par le général Jeremy Netchaï et ses sympathisants dans la totalité du pays, et Coplan tressaillit. L’affaire avait débuté par un attentat mené tôt le matin contre le président de la République. En sortant de son palais pour se rendre à l’aéroport Kenyatta, il avait emprunté une rue dont l’un des égouts était miné. L’explosion lui avait été fatale.
  
  Netchaï avait alors lancé son putsch, à la tête des troupes amies et de ses sbires de la police politique. Les opposants avaient été arrêtés et les unités militaires hostiles désarmées, en même temps que l’état de siège était décrété. De nouvelles élections générales étaient promises, dont des élections présidentielles. Dans l’intervalle, la loi martiale était imposée.
  
  Processus classique, pensa Coplan. Pour faire glisser la pilule aux yeux de l’opinion internationale à la sensibilité démocratique, on jurait d’organiser des élections. Entre-temps régnait la loi martiale, accompagnée de son cortège d’abus.
  
  Pas étonnant que l’hôte de Thierry et sa fille aient été appréhendés. Sans doute des opposants à Netchaï. Dans la demeure on avait raflé tous les occupants. Pas de détail. On trierait plus tard. C’était là la loi des coups d’État.
  
  L’égout l’intriguait. La technique s’apparentait à celle qui avait présidé aux attentats contre les ambassades à Paris. Sandor Bojnar avait-il suggéré l’idée à son vieil ami Jeremy Netchaï ?
  
  Thierry était livide.
  
  - Un putsch ? Alors là, on est vraiment destroy ! Dans quelle galère on est embarqué !
  
  A la radio, la voix du commentateur recouvrait son calme pour distiller les autres nouvelles. Coplan restait attentif. Au Koweït avaient atterri les 82ème et 101ème Divisions Airbome. Ces unités de parachutistes, fers de lance des forces d’intervention U.S., avaient sauté sur la Normandie en juin 1944, se souvint-il. Leur arrivée dans le golfe Persique signifiait que le conflit se rapprochait, malgré les véhémentes protestations de Bagdad.
  
  En fin de journal, et avec une certaine objectivité, le commentateur reconnut que le putsch n’avait pas réussi dans la totalité du pays et que certaines régions, tels le port de Mombasa et la zone côtière, demeuraient aux mains des troupes gouvernementales. Néanmoins, les rebelles comptaient bien les conquérir dans un bref délai.
  
  Dans le dos de Coplan, la porte se rouvrit et un lieutenant apparut, précédé et suivi par des soldats. L’officier tenait une liste à la main et appela quatre noms. Tremblants, quatre hommes d’âge moyen se détachèrent et s’approchèrent. A coups de crosses, ils furent propulsés dans le couloir. Avec Thierry dans son sillage. Coplan se glissa jusqu’à l’une des fenêtres.
  
  En passant devant le tableau noir, il avait lu, tracée à la craie, l’inscription en anglais : Kenya, Terre de Liberté, et en goûtait l’amère ironie.
  
  Dans la cour avaient été déversés des vieux lits en fer aux matelas et sommiers disloqués, sans doute récupérés dans une décharge publique, tant leur toile était maculée de taches douteuses. A demi déboulonnées, les lames des sommiers se hérissaient dangereusement entre les ressorts rouillés. Certains matelas étaient crevés et la bourre dégorgeait comme le blanc dans un œuf à la coque décapité. Ces rebuts de dépotoir, et particulièrement les matelas, avaient été dressés et calés contre l’un des murs, juste devant le mât en haut duquel flottaient les couleurs du drapeau national.
  
  Les quatre hommes emmenés par les soldats furent poussés dans la cour et placés chacun devant un matelas. Coplan comprit instantanément ce qui allait se passer.
  
  Armé d’un Kalashnikov, un soldat prit position devant chacun d’eux. Coplan les voyait trembler de tous leurs membres. Le plus jeune tomba à genoux et supplia en swahili.
  
  - Feu ! commanda l’officier.
  
  La salve interminable les coucha sur le sol, en même temps que le sang peignait de pourpres arabesques sur les taches douteuses des matelas et que les balles arrachaient des copeaux de bourre à leurs toiles. Fascinés, des lycéens que l’on avait privés de classes et qui s’étaient regroupés dans le fond de la cour regardaient de tous leurs yeux ce spectacle inédit.
  
  Le teint blafard, Thierry était terrifié.
  
  - Tu as vu la Déchirure, ce... ce film sur la guerre au Cambodge ? balbutia-t-il.
  
  - Je l’ai vu.
  
  - J’ai l’impression de le vivre. Vraiment, je flippe un maximum !
  
  - Toi qui es amateur de cinéma, tu te souviens de ce que disait Marion Brando dans Apocalypse Now ? « Horreur et terreur morale doivent être vos amies. Si elles ne le sont pas, alors elles sont des ennemies que vous devez craindre au plus haut point. » Visiblement, en ce moment, elles ne sont pas nos amies.
  
  - Arrête ! Tu me fous les boules.
  
  - Donc, il faut faire quelque chose, continua Coplan.
  
  - Quoi ?
  
  - S’évader.
  
  - Cool, cool, Frenchie, comment tu vas t’y prendre ? Tu délires ou quoi ?
  
  - Tu tiens à ton transistor ?
  
  - Toi t’es trop. Bien sûr que j’y tiens. Seulement, mon feeling, c’est ma peau.
  
  D’autorité, Coplan lui prit le transistor et fit signe à l’un des lycéens d’approcher. A sa casquette et à sa batte on voyait qu’il était fana de base-ball. Coplan lui montra le transistor.
  
  - Je te l’échange contre ta batte.
  
  Il ne s’agissait pas d’une batte professionnelle, mais d’une imitation que le gosse avait probablement confectionnée lui-même, si bien qu’elle ne valait pas un clou, à l’inverse du transistor. Le gosse n’hésita guère et procéda à l’échange.
  
  - C’est quoi exactement le plan que tu me fais, là ? voulut savoir Thierry.
  
  Dans la cour, des soldats ramassaient les cadavres des quatre hommes exécutés et les enfournaient dans un camion qui allait se placer à l’autre extrémité, tandis qu’une escouade de militaires chassait les lycéens. Ils portaient une écharpe rouge et noire à l’épaule, probablement le signe de ralliement des rebelles, conjectura Coplan.
  
  Bientôt, la cour se vida de ses soldats, à l’exception d’une sentinelle et du chauffeur du camion.
  
  - Alors, tu m’expliques ? insista Thierry qui se dandinait nerveusement d’un pied sur l’autre.
  
  - Attends ici, je reviens te chercher.
  
  Coplan passa par-dessus l’appui de la fenêtre. A sa vue, la sentinelle sursauta et voulut ramener dans ses mains le Kalashnikov passé à son épaule par la bretelle. Coplan ne lui laissa pas le temps d’exécuter la manœuvre. La batte de base-bail partit comme un boomerang et lui broya la rotule gauche. Il s’écroula en lâchant le fusil d’assaut. Coplan courut, le ramassa et le braqua sur le chauffeur du camion qui s’apprêtait à l’ajuster avec son pistolet-mitrailleur Heckler & Koch. Le Kenyan eut la présence d’esprit de rabaisser son arme et Coplan lui fit signe de descendre de son siège en laissant le Heckler & Koch à l’intérieur de la cabine.
  
  Sans perdre de temps. Coplan sauta derrière le volant après avoir encouragé Thierry à le rejoindre. Le jeune homme s’empressa d’obéir.
  
  - En réalité, ton nom c’est Mad Max, Rambo ou Terminator ? fit-il, essoufflé mais admiratif.
  
  Coplan démarra en trombe.
  
  - On a quatre cadavres derrière, rappela Thierry.
  
  - Tu veux t’arrêter pour leur offrir des fleurs ? ricana Coplan.
  
  - Shit, un char ! s’effraya Thierry qui avait retrouvé des couleurs mais les reperdit aussitôt.
  
  Coplan lâcha un juron. L’auto mitrailleuse lui barrait la route vers la sortie. Dans la tourelle, un soldat casqué était posté devant une antique 12,7 dont le canon était pointé sur la cabine du camion. Autour du véhicule blindé, des soldats armés montaient la garde. Coplan grinça des dents. Il savait pertinemment que ni le Kalashnikov ni le Heckler & Koch ne pouvaient lutter efficacement contre cette mitrailleuse qui tirait des balles de calibre 50.
  
  Restait la solution de faire marche arrière. A l’autre extrémité de la cour, le mur n’était pas si haut qu’il leur interdise à tous les deux de se hisser sur son faîte afin de sauter dans la rue adjacente.
  
  En catastrophe, il passa la marche arrière.
  
  - Hyperspeed ! lui cria Thierry.
  
  Pendant sa manœuvre, une porte s’ouvrit sur sa gauche et le lieutenant fonça, son Colt 45 à la main. Sa première balle fracassa le pare-brise du camion et Thierry hurla. Le second projectile cisailla le rétroviseur central qui percuta le front du jeune homme. Liquéfié, celui-ci se jeta sur Coplan en paralysant ses mouvements. Il était terrifié à un tel point que sa prise ressemblait à un étau d’acier. Coplan lutta pour se dégager, mais le lieutenant bénéficia de ce contretemps imprévu et son automatique se leva à un mètre de la tempe de Coplan.
  
  - C’est bon, capitula ce dernier, j’abandonne.
  
  - Descendez de là, ordonna le lieutenant.
  
  Des soldats accouraient. Ils étaient furieux et le firent savoir aux deux captifs en leur administrant force coups de pied et de crosse.
  
  De retour dans la salle de classe. Coplan fut unanimement applaudi par les Kenyans qui, à travers les fenêtres, avaient assisté à la scène.
  
  Un vieil homme s’approcha et le félicita.
  
  - J’ai confiance dans l’avenir du monde s’il suscite des jeunes gens courageux comme vous, déclara-t-il d’une voix enthousiaste.
  
  - Merci.
  
  - Moi, il m’est égal de mourir. Je ne crois pas à une vie future.
  
  - Même quand on ne croit pas à une vie future, il faut quand même y apporter des vêtements de rechange, philosopha Coplan. C’est plus prudent. On ne sait jamais.
  
  Thierry pleurait dans son coin.
  
  - Je suis vraiment nul, gémissait-il.
  
  Coplan le regarda avec pitié.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan et Thierry furent poussés dans le bureau du proviseur qu’occupait présentement un major au visage fin et glabre. Contrairement aux autres militaires que Coplan avait vus, son uniforme était immaculé et ses mains soignées étreignaient un stick, à l’anglaise. Il arborait un sourire bienveillant, comme s’il était le proviseur et s’apprêtait à gourmander, d’un ton indulgent, deux élèves un peu chahuteurs.
  
  Cette attitude incita Coplan à croire qu’il allait les relâcher en leur conseillant de se mettre à l’abri jusqu’à ce qu’une situation normale soit rétablie.
  
  Le ton de l’officier était affable quand il déclara :
  
  - Je n’ai pas l’intention de vous châtier en guise de représailles pour votre tentative d’évasion. Après tout, je considère que tout prisonnier a le devoir moral de chercher à s’évader. C’est dans l’ordre des choses et il serait indécent de le critiquer.
  
  - Alors, vous nous rendez la liberté ? intervint Thierry, les traits emplis d’espoir.
  
  - Hélas non.
  
  Coplan eut un haut-le-corps.
  
  - Pourquoi non ?
  
  - Parce que vous êtes des Occidentaux et que les étrangers éprouvent une fâcheuse propension à raconter ce qu’ils ont vu.
  
  - Qu’avons-nous vu ?
  
  - Des exécutions sommaires de notables hostiles à notre intervention. Les Occidentaux ont la fibre sensible et obéissent à des réflexes démocratiques qui n’ont pas de sens ici.
  
  - Pour quelles raisons ? poussa Coplan qui cherchait à engager le major sur le terrain de la discussion car il paraissait être homme à fournir des explications sur son comportement.
  
  Un bavard était préférable à une brute épaisse et muette. Sur le plan de la dialectique. Coplan se savait redoutable et l’autre ne semblait pas insensible au raisonnement.
  
  - La politique, dans une démocratie européenne, c’est facile. Il suffit de faire la pute. En Afrique, il faut être un homme et un vrai.
  
  - Si celui que vous avez aidé aujourd’hui à prendre le pouvoir est un homme et un vrai, pourquoi entacherait-il son succès d’assassinats qui ne lui rapporteront rien ? objecta Coplan.
  
  A son côté, Thierry était pris de tremblements convulsifs.
  
  - Parce que rien de vraiment grand ne se construit sans qu’il n’y ait un peu de sang versé. C’est une loi historique. Nous devons bâtir un pays nouveau. Prenez le Japon. C’est un pays pauvre qui a vocation d’être riche. Le Kenya est un pays riche qui a vocation d’être pauvre. Pour lui, nous devons inverser cette tendance. Tant pis s’il faut creuser des tombes pour parvenir à ce but. Je suis vraiment désolé. Je n’ai rien contre les Français en particulier, mais vous êtes des témoins gênants. J’ai ordre de les supprimer.
  
  Thierry poussa un gémissement douloureux et Coplan vit une lueur de mépris sautiller dans les yeux noirs de l’officier.
  
  Avec son stick il fit signe aux soldats.
  
  - Emmenez-les.
  
  - Non ! supplia Thierry.
  
  Dans la cour, terrorisé à l’idée de mourir, il bouscula ses anges gardiens et fonça vers le mur opposé. La peur lui donnait des ailes. D’un bond fantastique, il sauta et ses mains se plaquèrent sur le faîte.
  
  Déjà, le lieutenant et les quatre soldats faisaient feu sur lui. Criblé de balles, le jeune homme retomba en arrière.
  
  Coplan avait profité de cette diversion. L’officier et les quatre soldats lui tournaient le dos. Alors, il arracha une des lourdes lames d’un sommier métallique démantibulé et brandit cette arme improvisée pour frapper à la nuque le soldat le plus proche. Au vol, il saisit le Heckler & Koch et lâcha quatre courtes rafales avant de se ruer à son tour vers le mur, salué par une ovation en provenance de la salle de classe, ovation dont il se serait bien passé car elle risquait d’attirer l’attention sur son exploit.
  
  Le pistolet-mitrailleur en bandoulière, il se hissa sur le faîte en jetant un dernier regard derrière lui. En réalité, le danger était devant, sous la forme de deux soldats. L’un était assis derrière le volant d’une Jeep. L’autre était en faction sur le trottoir, son Heckler & Koch en sautoir. Leurs réflexes étaient lents. Coplan eut le temps de se jeter à bas du mur en reprenant le pistolet-mitrailleur en main et de le braquer sur les deux soldats.
  
  Ni l’un ni l’autre n’éprouvaient l’envie de mourir pour l’État nouveau que souhaitaient construire le major et le général Jeremy Netchaï. Aussi, sur l’injonction de Coplan, déposèrent-ils précipitamment leurs armes sur le siège arrière de la Jeep.
  
  L’instant d’après. Coplan s’installait derrière le volant et démarrait en trombe.
  
  Si, la veille, il avait frôlé trois fois la mort, ce jour même il venait d’échapper au peloton d’exécution, et il eut une pensée attristée pour Thierry. L’heure, pourtant, n’était pas aux regrets et aux deuils. Il n’était pas sorti du guêpier.
  
  Il se souvenait avoir passé un aéroport dans le faubourg de la ville après avoir été débarqué sur la berge du lac. Le tout était de se repérer. Laissant de côté les grandes artères, il emprunta les petites rues et eut la chance de se retrouver dans celle où se situait la boutique du premier Pakistanais qui lui avait refusé l’achat de la Ruger Ranch.
  
  A partir de là, il savait où il était.
  
  Il aborda l’aéroport par le bout de piste et remonta celle-ci à toute allure avant de bifurquer dans le taxiway. Sur le tarmac, un Beechcraft ronronnait. D’un bâtiment sortaient deux colonels et un civil qui portait beau. Tous les trois se dirigeaient vers l’appareil.
  
  Coplan freina sec au pied de l’échelle et ramassa sur le siège arrière les deux pistolets-mitrailleurs approvisionnés, ainsi qu’une musette contenant des chargeurs de rechange.
  
  Quatre à quatre, il escalada les échelons et pointa sur le pilote ahuri le canon de l’une de ses armes.
  
  - Fais ton point fixe et on décolle pour Mombasa.
  
  - C’est que..., commença le pilote dont le teint virait au grisâtre.
  
  Coplan se retourna d’une pièce et balança une courte rafale au-dessus de la tête des colonels et du civil qui s’aplatirent aussitôt sur l’asphalte. Les balles fracassèrent une grande baie vitrée.
  
  Cette manifestation d’autorité et de détermination convainquit le pilote qui s’empressa d’obtempérer après avoir fermé la porte et repoussé l’échelle.
  
  - Mon plan de vol est pour Kitale, pas pour Mombasa, objecta-t-il cependant.
  
  - Tu es un pilote professionnel. Tu sauras te débrouiller pour rejoindre Mombasa. Quant à la distance, elle est approximativement la même. Donc, tu ne seras pas à court de carburant. Autre chose. Je te surveille. Moi aussi je suis pilote. N’essaie pas de m’emmener là où je ne voudrais pas aller. Et dépêche-toi.
  
  A travers le hublot, il vit les colonels et le civil refluer vers le bâtiment d’où sortaient des soldats qui semblaient en pleine confusion.
  
  - Vite ! insista Coplan.
  
  Le pilote jeta un regard craintif en direction du Heckler & Koch et, Coplan dut l’admettre, battit tous les records de vitesse pour procéder à son point fixe et décoller. Une fois dans le ciel, il présenta une autre objection :
  
  - Mombasa est tenue par les troupes gouvernementales.
  
  - C’est la raison pour laquelle j’y vais. Je hais les rebelles et n’ai qu’une envie, leur trouer les tripes !
  
  Cette dernière phrase était destinée à instiller une crainte encore plus grande dans le cœur du pilote et l’inciter à obéir sans chercher à lui jouer un mauvais tour.
  
  Néanmoins, Coplan demeura vigilant. Il s’empara du plan de vol et des cartes géographiques, s’orienta et surveilla la direction que prenait le Beechcraft.
  
  Il avait faim et soif. Aussi alla-t-il explorer le galley. Il décapsula des bouteilles de bière, désemballa des sandwiches et se restaura, sans oublier le pilote que ces développements inattendus semblaient avoir affamé et assoiffé autant que lui.
  
  Quand il fut rassasié et désaltéré, il avisa les mallettes et l’attaché-case. Ces bagages étaient verrouillés. Bien évidemment, il lui était interdit d’utiliser son arme pour les ouvrir. Au risque de perforer la carlingue avec les conséquences désastreuses que cette initiative aurait comportées. Avant de penser à cette solution, il avait demandé au pilote s’il possédait les clés. La réponse avait été négative.
  
  - Ils appartiennent aux colonels et à M. Sochunga.
  
  - Qui est M. Sochunga ?
  
  - Le propriétaire du Beechcraft.
  
  - Il est riche ?
  
  - Il possède des dizaines de milliers d’hectares de champs de maïs. Comme vous le savez, le maïs est la première culture vivrière du Kenya. M. Sochunga détient aussi des milliers d’hectares de champs de sorgho, la deuxième culture vivrière du pays. M. Sochunga est un homme riche.
  
  L’ironie n’était pas absente de la voix du Kenyan qui, à cette occasion, retrouvait toute son assurance.
  
  - C’était lui en compagnie des deux colonels ?
  
  - Oui.
  
  - Qu’allaient-ils faire à Kitale ?
  
  - Apporter de l’argent aux généraux rebelles.
  
  Coplan reporta le regard sur les bagages.
  
  - M. Sochunga est un ami du général Netchaï ?
  
  - C’est possible, répondit le pilote d’un ton prudent, sans vouloir plus se compromettre.
  
  Coplan retourna au galley et s’empara du pic à glace. A l’aide de l’outil, il fit sauter les ferrures des mallettes et de l’attaché-case.
  
  Les vêtements civils appartenant à M. Sochunga étaient à peu près de sa taille. Il ôta les siens qui étaient déchirés et souillés et se changea en regrettant de ne pouvoir prendre une douche. Avec le rasoir électrique, il se débarrassa de sa barbe de deux jours et testa les chaussures. Un peu grandes. Tant pis. Il enfila ses pieds dans les mocassins.
  
  Sans aucun scrupule, il préleva un peu d’argent, la contre-valeur en shillings kenyans de deux mille dollars. Son larcin ne représentait qu’une infime partie de la fortune entassée dans l’attaché-case. Et la prochaine récolte de sorgho et de maïs compenserait plus que largement la perte que subirait M. Sochunga.
  
  Ce dernier avait bon goût. L’eau de toilette qu’il utilisait portait un grand nom parisien. Pour combattre les relents de sueur sur sa peau, Coplan en usa abondamment avant de retourner s’asseoir à côté du pilote et s’assurer qu’il n’avait pas dévié de la route qu’il lui avait fixée.
  
  - Vole plus près du sol, recommanda Coplan. Et s’ils avaient lancé la chasse à nos trousses ?
  
  Son interlocuteur se montra confiant.
  
  - L’escadrille de Mig-25 habituellement stationnée à Nanyuki est partie procurer un appui aérien aux troupes rebelles qui descendent sur Mombasa affronter les forces fidèles au gouvernement.
  
  - Alors, il faudra faire attention lorsque nous approcherons de Mombasa. Pas question d’être mêlés à un combat aérien. Mon conseil n’en est que plus valable. Vole bas.
  
  La recommandation de Coplan était marquée du sceau de la sagesse et il s’en rendit compte deux heures plus tard.
  
  Le Beechcraft survolait des champs de maïs et de sorgho. Appartenaient-ils à M. Sochunga ? s’interrogea-t-il. Ils étaient entrecoupés de forêts, de marais, de rivières et de lacs. Mombasa n’était plus très loin lorsque deux Mig-25 émergèrent d’entre les nuages et foncèrent sur l’appareil. Leurs balles incendiaires ou traçantes zébraient le ciel d’éclairs de feu.
  
  - Merde, gémit soudain le pilote, c’est de ma faute.
  
  - Quoi, ta faute ? harcela Coplan, fébrile.
  
  - J’ai oublié de peindre sur les ailes les couleurs rebelles en rouge et noir. Regardez ces Mig. Ils les ont sur les ailes, eux !
  
  Coplan bondit hors de son siège et avisa les parachutes accrochés aux parois de la carlingue. Déjà il en attrapait un et passait les bretelles.
  
  - Sautons. Dès que les Mig auront ajusté leur tir, nous n’aurons plus aucune chance. Embraie ton pilotage automatique et sors de là. Auparavant, descends à quatre cents mètres. Pendant quelques minutes nous serons hors de portée de leur feu.
  
  Avec des gestes nerveux, le Kenyan obéit, pendant que Coplan, déjà sanglé, faisait coulisser la porte. Une bourrasque d’air envahit l’appareil.
  
  - L’argent de M. Sochunga ! s’effraya le pilote.
  
  - Tu t’en occupes.
  
  De sa main gauche, Coplan rafla un Heckler & Koch et sauta. Quand il tira sur la poignée, la corolle de nylon s’ouvrit avec une telle brutalité qu’il eut l’impression de remonter vers le soleil qui venait de réapparaître d’entre les nuages.
  
  Il avait un peu peur du contact avec le sol à cause des mocassins qu’il avait enfilés et regretta les bottes de saut qu’il chaussait lors de ses stages périodiques d’entretien en compagnie des paras du 11ème Choc, l’unité-base du Service Action.
  
  Il descendait tout droit vers une rivière. Rapidement il passa le pistolet-mitrailleur en bandoulière afin d’avoir les deux mains libres. Aussitôt il tira violemment sur les suspentes en vue de réduire considérablement l’envergure du parachute. Par cette manœuvre, si sa chute était accélérée, en revanche elle était plus verticale et lui permettait d’atterrir sur la berge plutôt que dans l’eau.
  
  A quelques mètres du sol, il ôta le Heckler & Koch et le balança dans un fourré. Ensuite il se mit en position, serra les coudes et les genoux, et toucha l’herbe de la pointe des mocassins avant d’exécuter un roulé-boulé d’une perfection telle qu’elle aurait pu figurer dans les manuels d’école.
  
  Le vent l’entraînait irrésistiblement vers la rivière. Promptement il se déboucla et le parachute alla s’affaler sur l’eau comme un gigantesque nénuphar blanc. Il courut vers le fourré pour récupérer le pistolet-mitrailleur, heureux que ses mocassins ne lui aient pas joué de mauvais tour.
  
  Poursuivi par le premier Mig, le Beechcraft disparaissait à l’horizon. A son tour, le pilote descendait au bout de ses suspentes. Horrifié, Coplan vit le second Mig le prendre pour cible et l’arroser de balles. Secoué par les impacts, transformé en pantin disloqué, il lâcha l’attaché-case qui parut exploser en touchant le sol et s’ouvrit. De brusques rafales de vent dispersèrent le bon argent de M. Sochunga sous les frondaisons des arbres et dans la rivière.
  
  Nullement satisfait par ce sordide succès, le Mig vira sur l’aile pour remonter dans l’axe du cours d’eau. En passant, il mitrailla le parachute qui flottait sur le courant.
  
  Mais Coplan n’était pas en dessous comme l’imaginait peut-être le pilote du Mig. Il s’était caché dans l’entrelacs des fourrés.
  
  Quand l’appareil eut disparu, il ressortit et marcha jusqu’à un bourg qui s’allongeait sur les deux berges de la rivière et qui était situé en aval de celle-ci, si bien que sa population s’affairait avidement à recueillir les coupures mouillées qu’entraînait le courant. Les fonds secrets de M. Sochunga n’étaient pas perdus pour tout le monde, s’amusa Coplan.
  
  S’enrichir à bon compte constituait une tâche si exaltante que personne ne lui prêta attention.
  
  Un pêcheur, pourtant, échappait à la psychose du gain facile. Consciencieusement, il astiquait le hors-bord de son canot à moteur. Il parlait un peu anglais et Coplan s’enquit :
  
  - A combien sommes-nous de Mombasa ?
  
  - Environ vingt kilomètres.
  
  Coplan sortit des grosses coupures.
  
  - Vous pouvez m’y emmener?
  
  Le pêcheur considéra avec méfiance le pistolet-mitrailleur que Coplan portait à l’épaule.
  
  - Et, arrivés là-bas, vous me tuez pour récupérer votre argent ?
  
  Coplan hésita puis se décida. La situation était bloquée. Il convenait donc de procéder à des sacrifices. D’un geste souple, il lança le Heckler & Koch dans l’eau.
  
  - Vous voyez, je ne suis pas un assassin en puissance.
  
  Le pêcheur prit l’argent.
  
  - Installez-vous.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  A Mombasa, Coplan prit une chambre au Splendid Hotel dans Kitumbo Road. Dans la ville, l’atmosphère était tendue et des véhicules militaires circulaient dans toutes tes rues. Il ne put obtenir la communication avec l’hôtel Ambassadeur à Nairobi où, comme lui, étaient descendus le chef de mission Pernety et l’équipe de l’Opération Château-Rouge. Au contraire, sans difficulté, il joignit le Vieux à qui il rendit compte. Ce dernier promit de tenir informé Pernety à Nairobi.
  
  - Nous avons la communication téléphonique avec la zone rebelle, précisa-t-il. J’ai eu Pernety voici deux heures.
  
  - Dites-lui que, dès que je peux, je rejoins Nairobi.
  
  - D’accord.
  
  - Rien du côté de l’Irak ?
  
  - Toujours les bruits de bottes.
  
  - L’O.N.U. ?
  
  - Elle coupe les cheveux en quatre. Néanmoins, agissez vite. Rien ne prouve que cette situation durera dans l’immeuble de verre de l’East River.
  
  - Ce putsch a dérangé mes projets.
  
  - Quelles sont ses chances de succès, selon vous ?
  
  - Je n’en sais strictement rien car je ne possède pas les éléments qui me permettraient de juger.
  
  - Tenez-moi au courant.
  
  Les boutiques étaient ouvertes en ville. Coplan alla acheter des affaires de toilette et des vêtements destinés à remplacer ceux empruntés à M. Sochunga et qui étaient souillés par son atterrissage sur l'herbe boueuse. Il acheta aussi un slip de bain. En réalité, la ville de Mombasa, le plus grand port d’Afrique orientale, était une île. Au nord et au sud, le long de l’océan Indien, s’étendaient de magnifiques plages bordées de cocotiers. Elles étaient sans danger, grâce au récif de corail qui s’allongeait sur quatre cents kilomètres.
  
  Coplan estima qu’il avait bien mérité de s’ébattre dans l’eau de l’océan et choisit une plage de South Mainland, en empruntant le bac de Likoni au bout de l’avenue Nyerere.
  
  Il renouvela l’expérience les deux jours suivants car il lui était impossible de se rendre à Nairobi. La bataille faisait rage entre les troupes gouvernementales et les insurgés.
  
  Le troisième jour, les premières reprirent le contrôle de la capitale. Néanmoins, si les communications ferroviaires furent rétablies entre Mombasa et Nairobi, les liaisons aériennes ne le furent pas. En effet, les pistes de l’aéroport international Mombasa Moï avaient été bombardées et sérieusement endommagées par l’aviation rebelle.
  
  Aussi emprunta-t-il le train. Entre Sultan Hamid et Athi River, le convoi fut stoppé par une bande de pillards qui voulaient monter à bord pour rejoindre Nairobi. Des palabres s’engagèrent entre eux et le chef de train.
  
  Coplan descendit sur le ballast. Immédiatement, il vit que de furieux combats s’étaient déroulés ici. Des cadavres de rebelles ou de gouvernementaux gisaient aux alentours, les premiers reconnaissables à l’écharpe rouge et noire nouée à la patte d’épaule. Canons, mitrailleuses, fusils, étaient éparpillés dans les champs de sorgho. Ceux qui cherchaient à monter dans le train ne s’étaient pas privés de collecter un butin d’armes légères et de munitions sans, probablement, se gêner pour dépouiller les morts de ce qui restait de leur solde.
  
  A trois pas de Coplan, un officier rebelle était tombé, décapité par un obus. Coplan s’avança et ramassa l’automatique Beretta 92 F que ses doigts avaient laissé échapper. Il vérifia le chargeur. Il était vide. Alors, il dégrafa le rabat de l’étui en toile verte accroché au ceinturon et s’empara des trois chargeurs pleins.
  
  Les pillards avaient obtenu gain de cause. Le chef de train sifflait à tout rompre. Coplan remonta dans son compartiment. L’arme pouvait se révéler utile.
  
  A la gare de Nairobi, il grimpa dans un taxi pour rejoindre l’hôtel Ambassadeur.
  
  Bien que sans nouvelles de lui, l’établissement lui avait gardé sa chambre et, dans le parking, il retrouva la Buick Park Avenue à l’emplacement où il l’avait laissée. Il régla sa note en retard et préleva un peu d’argent dans la boîte à son nom déposée dans le coffre de l’hôtel. De retour à sa chambre, il prit une douche et retrouva ses propres vêtements.
  
  Quand il fut prêt, il contacta Pernety. Il n’avait jamais rencontré celui-ci. Belle tête de condottiere, regard perçant qui jaugeait impitoyablement, qui ne lâchait pas, élégant avec discrétion, l’allure d’un businessman prospère des tropiques, il arborait un demi-sourire tranquille et confiant.
  
  - L’aviso s’impatiente, annonça-t-il. Mes gars aussi. Certains parmi eux estiment que leur existence est trop pépère à Cercottes. Ils aimeraient bien se défouler un peu. Surtout qu’ici il y a eu de la bagarre. Ils se seraient régalés à y participer. Dans un camp ou dans l’autre. Vous avez des types qui bandent pour une femme. Ceux-là, c’est pour la castagne.
  
  - Ils ne sont pas ici pour jouer à la roulette vietnamienne. Je ne les ai pas fait venir pour que, dans une guerre civile, ils récoltent une mort sans gloire, sans médaille et sans sépulture. Je réclame plus de subtilité.
  
  - La subtilité est en prime. Ne vous inquiétez pas. Ce que vous demanderez, ils le feront. De plus, ils témoignent de beaucoup d’initiative. Le jour J, ils seront à cent pour cent.
  
  - Je vous confie la mission de me trouver un hélico à Nairobi. Il devra être sous pression à tout moment. A vol d’oiseau, très exactement 478 kilomètres nous séparent de Mombasa. Quand nous embarquerons la cible à bord de l’hélico, la durée du trajet permettra à la vedette à moteur, que remorque l’aviso, de se détacher et de rejoindre le point de rendez-vous. Nous devrions être synchros sans problème.
  
  Pernety secoua vigoureusement la tête.
  
  - Je m’occupe de l’hélico. Le colis une fois livré à la vedette, comment s’effectuera l’exfiltration de mon équipe ?
  
  - Par la vedette.
  
  - D’accord. C’est tout ?
  
  - C’est tout pour le moment.
  
  Quand le chef de mission de Château-Rouge eut quitté la chambre, Coplan téléphona à Sayil Ngotta. La jolie métisse venait juste de terminer une séance de dressage de ses singes.
  
  - Où étais-tu passé ?
  
  - Quelqu’un à Nairobi a jugé que j’étais un gêneur et m’a expédié dans le désert me faire dévorer par les magnans.
  
  - Que racontes-tu ? Tu délires !
  
  - Hélas non.
  
  - Qui se serait livré à une telle extrémité ? Les putschistes ?
  
  - C’était avant le putsch.
  
  - Tu m’inquiètes. Déjà que je suis bouleversée par ce putsch. Tant de sang, tant de morts ! Ce sont mes frères de race, qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre camp. Et ce n’est pas fini. Les gouvernementaux ont repris Nairobi mais les rebelles contre-attaquent avec vigueur à partir de leurs positions au nord-est.
  
  - Sais-tu où est Sandor Bojnar ?
  
  - Je n’en sais rien. N’oublie pas que j’ai quitté Nairobi la veille du putsch pour retourner chez moi.
  
  - Si tu l’apprends, fais-le moi savoir à l’hôtel Ambassadeur.
  
  Coplan raccrocha. Il regarda à travers la fenêtre. La pluie tombait sur Nairobi et lavait le sang répandu dans les rues. Normalement, réfléchit-il, le Roumain vivait chez Roy Inglewood, l’oncle de Sayil et le bienfaiteur des Tziganes. Il vérifia le bon fonctionnement du Beretta et descendit au parking où il monta dans la Buick Park Avenue.
  
  Après City Hall Way, il s’engagea à droite dans l’autoroute urbaine Uhuru et prit la direction de Naivasha et de Nakuru.
  
  A la propriété de Roy Inglewood, la pluie léchait les frondaisons des wellingtonias. Si, à la soirée à laquelle Coplan avait assisté, des gardes privés en armes étaient postés en faction, si des valets allaient parquer les voitures des invités et si des majordomes les guidaient vers les salons, ce jour-là, sous la pluie tiède mais pénétrante, il n’y avait plus rien de cela. Et le concierge paraissait penaud et endormi, comme s’il se réveillait d’une sieste que l’eau du ciel l’avait incité à prolonger.
  
  Coplan s’adressa à lui d’un ton à dessein arrogant et impérieux :
  
  - Miss Ngotta m’a fixé ici rendez-vous. Je dois l’attendre.
  
  En courbant les épaules dans son imperméable trempé, le concierge s’effaça pour laisser entrer la Buick, mais en précisant que Roy Inglewood était absent.
  
  Devant la façade, Coplan arrêta sa voiture de location et courut jusqu’à la marquise. Les battants de la porte s’écartèrent et il faillit buter dans Tsanga Netchaï, l’épouse du général putschiste. La bombe sexuelle qui hérissait le poil de Sayil Ngotta était vêtue d’un pantalon-cigarette safran, d’un pull léger tango que gonflait la noblesse de ses seins et chaussée d’escarpins noirs.
  
  Elle parut surprise de voir Coplan mais l’étonnement sur ses traits gracieux se dissipa rapidement.
  
  - Entrez. Cette pluie vous ronge jusqu’à l’os.
  
  Elle le guida jusqu’à un salon douillet dont la baie vitrée donnait sur la pelouse à l’anglaise, bordée par les wellingtonias. Elle servit des boissons fortes, car elle avait besoin de se réchauffer, allégua-t-elle. Suivit un monologue par lequel elle indiqua que son mari avait fui à Kitale en lui demandant de se réfugier temporairement, pour plus de sécurité, dans la demeure de Roy Inglewood.
  
  - Ce n’est qu’une péripétie, jura-t-elle. Les gouvernementaux ont réussi par surprise à reprendre Nairobi mais, déjà, nous contre-attaquons victorieusement. Sous peu, Jeremy va reconquérir la capitale et le reste du pays. Les gouvernementaux n’ont enregistré qu’un succès passager, qui rendra notre triomphe plus éclatant encore.
  
  - Où est Roy Inglewood ? s’enquit-il après avoir siroté son scotch.
  
  - Avec Jeremy.
  
  - Et Sandor Bojnar ?
  
  - Lui aussi. Tout comme Norman Wyzacker, le télé-évangéliste. Et bien d’autres. Ses amis n’abandonnent jamais Jeremy. C’est la force des grands hommes. Vous vouliez rencontrer Sandor ?
  
  - C’est le but de ma visite.
  
  - Vous saviez que j’étais ici ?
  
  - Absolument pas.
  
  - Sayil ne vous l’a pas dit ?
  
  - Non.
  
  Elle arbora un sourire énigmatique.
  
  - Vous voulez jouer à un petit jeu avec moi ?
  
  - Lequel ?
  
  - Choisissez un doigt dans l’une de vos mains sans les bouger et sans, évidemment, me le dire.
  
  Coplan plissa les yeux.
  
  - C’est fait.
  
  - L’auriculaire gauche.
  
  - Comment avez-vous deviné ?
  
  - Je devine tout, c’est ma force, nourrie d’une science inculquée par des sorciers africains.
  
  Elle planta ses yeux hardis dans les siens.
  
  - Je devine aussi que tu as envie de me baiser.
  
  Elle devenait plus familière. Coplan passa au même registre :
  
  - Tu me l’as déjà dit lors de notre première rencontre.
  
  Elle se leva, pressa une touche sur la chaîne stéréo et se firent entendre les premières mesures de la Fugue de la Toccata en do mineur de Jean-Sébastien Bach. Mélomane averti. Coplan en son for intérieur critiqua le choix de ce morceau quand Tsanga dénuda son torse arrogant et son fessier bombé. La musique ne s’accordait pas du tout avec un numéro de strip-tease, même si la Noire sculpturale optait pour une tactique diaboliquement sensuelle et lascive, grâce à laquelle, par une lenteur savante et calculée, elle attisait le feu qui couvait chez celui qu’elle avait décidé de conquérir.
  
  Soumis à ce délicieux supplice de Tantale, Coplan ne résista pas longtemps et Tsanga le déshabilla promptement.
  
  Amazone aux formes fuselées, dominatrice perverse et caracolante, cette belle créature ne chômait pas lorsque ses sens se consumaient de désir. Loin de mendier, elle prodiguait avec une ardeur accrue par la puissante réponse que fournissait Coplan, mis sur orbite par ce corps talentueux couché sur lui.
  
  Quand Tsanga connut l’apogée du plaisir, elle poussa un hurlement si fort que Coplan n’entendit plus la Fugue de la Toccata en do mineur.
  
  Longtemps après, elle lui demanda :
  
  - Tu es content ?
  
  - Tu fais très bien l’amour.
  
  Elle rit.
  
  - Je me suis beaucoup entraînée toute seule. J’ai des loisirs. Tu sais, il n’y a que les riches qui savant bien faire l’amour, car ils ont plus de temps à eux que les pauvres.
  
  Elle emplit leurs verres d’une généreuse rasade de scotch, but et son humeur changea, se fit morose.
  
  - Dommage, le putsch marchait si bien, et puis les choses ont tourné.
  
  - Les locomotives à vapeur, les lampes à huile, la marine à voiles, ça marchait bien aussi, et puis les choses ont tourné, consola Coplan. Il faut être philosophe. Ce qui marche bien un jour foire le lendemain.
  
  Elle se leva avec brusquerie.
  
  - Je vais prendre une douche.
  
  Dès qu’elle eut disparu, il plongea la main dans une des poches de sa veste et en sortit une boîte contenant des pilules. Si l’on se fiait à l’inscription, elles recelaient un édulcorant à base d’aspartam destiné à remplacer le sucre. En réalité, il s’agissait d’un puissant somnifère. Coplan laissa tomber deux comprimés dans le verre de Tsanga où ils se dissolvèrent sur-le-champ.
  
  A son retour, drapée dans une serviette de bain, Tsanga, toujours d’humeur morose, avala une longue gorgée de scotch, comme pour conjurer le mauvais sort qui, peut-être, guettait son époux.
  
  Sept minutes plus tard, elle dormait d’un profond sommeil.
  
  Coplan alla se doucher, se rhabilla et entreprit une fouille complète. Dès qu’il eut localisé la chambre occupée par Tsanga, il retourna dans le salon, rassembla les vêtements de la jeune femme, prit celle-ci dans ses bras et repartit l’allonger entre les draps avant de plier soigneusement les vêtements et de les ranger.
  
  Il consacra plusieurs heures à sa fouille qui demeura infructueuse, sauf dans la chambre réservée à Sandor Bojnar où, sur la commode, trônait une photographie le montrant en compagnie de Sayil et de ses singes. Au mur, derrière les vêtements qu’à son départ l’intéressé avait laissé accrochés à leurs cintres dans la penderie, était punaisée une affiche représentant en pied Elenya, la Roumaine d’origine hongroise qui avait dirigé Coplan sur le Kenya.
  
  Lorsque Coplan l’avait vue pour la première fois à Vista, en Transylvanie, elle portait une houppelande feuille-morte et un pantalon bouffant noir enfoncé dans des bottes. Cette tenue n’était plus de mise sur l’affiche où elle apparaissait quasiment nue dans une pose sexy. Une bande de tissu diaphane voilait ses seins et un ruban aussi transparent masquait son pubis. Lourdement maquillée, elle faisait incontestablement pute et Coplan était interloqué. Où était passée l’attitude sage qu’elle adoptait en Roumanie ? Le chignon austère ? Les yeux innocents au bleu timoré ?
  
  Il n’était jusqu’au lieu où elle s’exhibait qui n’augmentât son étonnement grandissant. Un cabaret qui était en réalité un sex-shop. Le Sexafari. Le jeu de mots était certes bien trouvé mais ce qu’il dissimulait ne prêtait guère à confusion.
  
  Bien sûr, elle avait changé d’identité. Linda était le nom de guerre sous lequel elle montrait sa plastique impeccable. Pas beaucoup d’imagination dans ce choix, constata Coplan.
  
  La pluie avait cessé. Il sortit et remonta dans la Buick.
  
  - Je suis las d’attendre miss Ngotta, expliqua-t-il au concierge qui sortait de son pavillon.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Malgré la guerre civile, le Sexafari n’avait pas perdu sa clientèle d’esthètes du voyeurisme. Il était situé dans Koinange Street, à équidistance entre le terminal des Kenya Airways et la poste de Kenyatta Avenue. Au rez-de-chaussée, à droite dans le hall, on descendait un large escalier qui aboutissait à l’antre aux plaisirs tarifés.
  
  Linda n’était pas l’unique fleuron du lieu, mais il semblait qu’elle fût la plus demandée.
  
  - Il faudra patienter, expliqua l’employé en pointant son index sur la file d’attente. C’est normal, elle est toute nouvelle, elle vient d’arriver. Les nouvelles ont toujours plus de succès que les anciennes. Ce sera cinq mille shillings.
  
  Le prix était exorbitant mais, ipso facto, barrait la route aux pouilleux, aux sans-grade et au menu fretin qui auraient inutilement encombré la place. La clientèle, cela se voyait, était huppée. Coplan paya et prit son tour dans la queue. Les autres filles qui officiaient ici, quatre en tout, étaient également des Blanches. Les Kenyans n’en tenaient pas pour leurs compatriotes qu’ils connaissaient sous toutes les coutures.
  
  Coplan accéda enfin au saint des saints. La séance durait un quart d’heure. Elle se déroulait dans une cabine privée. Elenya était sur l’estrade. Coplan la reconnut tout de suite. Ce n’était pas un sosie. Elle ne pouvait distinguer ses traits car ils étaient séparés par la vitre et la partie qu’il occupait était plongée dans les ténèbres, tandis que l’estrade était brillamment illuminée.
  
  La musique en coulisses jouait Sweet-Painted Lady d’Elton John. Le clin d’œil était significatif. Elenya se déshabilla avec des gestes lents et précis que Coplan avait pu apprécier à Vista, sans se douter qu’il assisterait à une réédition à Nairobi. Une fois nue, elle se lança dans une longue séquence de déhanchements lascifs. A Vista, il n’aurait jamais imaginé qu’elle possédait un tel talent d’effeuilleuse.
  
  Il l’avait soupçonnée d’appartenir à l’A.S., les Services spéciaux hongrois. Quel jeu jouait-elle au Kenya ? Pourquoi l’avait-elle orienté sur ce pays ? Et pour quelles raisons Sandor Bojnar, son ennemi juré, avait-il punaisé une copie de l’affiche dans sa penderie ? L’avait-il repérée et reconnue en sachant pertinemment que Budapest souhaitait se venger de ses persécutions en l’assassinant ?
  
  A présent, elle écartait les cuisses et se masturbait avec l’index. Elle approcha ses lèvres du micro :
  
  - Tu t’es mis à l’aise, mon chéri ? Tu sais que je ne peux te voir.
  
  Son anglais était excellent. Coplan se garda bien de se manifester.
  
  - Tu as un micro sur ta droite, poursuivit-elle. Si tu souhaites quelque chose de spécial, demande-le-moi.
  
  Coplan ne bougea pas.
  
  - Tu te touches ?
  
  Coplan persista dans son silence.
  
  - Tu ne réponds pas ? Tu es un timide ?
  
  A la fin de la séance. Coplan s’esquiva rapidement et retourna à l’hôtel Ambassadeur où il reprit contact avec Pernety.
  
  
  
  
  
  Stéphane Rosejean était major chez les paras du 11ème Choc. C’était là le grade en France le plus élevé chez les sous-officiers. Ailleurs, il équivalait à commandant ou chef de bataillon, d’où une confusion qui amusait beaucoup l’intéressé.
  
  A sa naissance en Guadeloupe, il s’appelait Épiphanie Rose-Jeanne, un prénom et un patronyme par trop féminins et déconseillés dans une unité de choc. Quand il était entré au Service Action, l’autorité militaire avait accepté de masculiniser cette identité en Stéphane Rosejean.
  
  Sa peau étant du plus beau noir, il avait été désigné pour l’Opération Château-Rouge car il pouvait facilement passer pour un Kenyan, d’autant qu’il parlait anglais couramment. Par ailleurs ses talents d’agent de l’ombre étaient incontestés au sein du Service Action. On disait de lui qu’il était un crack pour les missions à l’étranger.
  
  La baccara (Argot de la D.G.S.E. : Personne que l’on file ou que l’on surveille) qu’on lui avait confiée n’exerçait ses dons d’effeuilleuse que cinq heures par jour au Sexafari. De dix-huit à vingt-trois heures. Elle quittait la sex-shop une heure avant le couvre-feu qui intervenait à minuit. Dans la journée, elle léchait les vitrines. Peu de choses à acheter pour une jolie fille comme elle, se disait le major Rosejean. Pas de faubourg Saint-Honoré ou de Via Veneto à Nairobi, surtout par ces temps de guerre civile où beaucoup de boutiques, craignant les combats de rues, avaient baissé leur rideau de fer.
  
  Elle vivait à l’hôtel Norfolk dans Harry Thuku Road où elle partageait une chambre avec une autre femme qui ne sortait jamais, même pas pour laisser la femme de ménage accomplir sa tâche en paix.
  
  Pourquoi restait-elle cloîtrée ?
  
  La baccara s’était aussi rendue à l’ambassade de Hongrie. Sa visite avait duré deux heures. Pourtant elle détenait un passeport roumain au nom de Vania Lupescu.
  
  Sur l’ordre de Pernety qui lui remit de l’argent, le major Rosejean prit ce jour-là la chambre la moins chère à l’hôtel Norfolk. A la réception il présenta son passeport français nanti de la fausse identité : Simon Roifeld.
  
  Le lendemain matin, il était debout aux aurores et entreprit de surveiller les allées et venues. Le garçon affecté à l’étage des deux femmes arborait une mine sournoise de bon augure. Il le coinça près des portes battantes devant l’escalier de secours et exhiba une liasse confortable de shillings. Dans un premier temps, l’autre le considéra avec méfiance.
  
  - Vous voulez que je couche avec vous ?
  
  Rosejean eut un haut-le-corps, puis ricana.
  
  - La jaquette, ce n’est pas mon genre. Voilà ce qu’il faudra faire.
  
  Il s’expliqua pendant que le Kenyan louchait sur les coupures. Il hésitait encore.
  
  - Vous voulez vous les taper ? Elles sont deux et ne me paraissent pas du genre à accepter.
  
  - Pas question. D’ailleurs, je ne reste que cinq minutes.
  
  Le garçon n’hésita plus et rafla la liasse de ses doigts avides.
  
  Quand la baccara commanda un breakfast pour deux, le major Rosejean passa dans la remise au linge propre. Le Kenyan le rejoignit et lui remit sa tunique qui était un peu étroite aux entournures.
  
  - Le chariot est dans le couloir. Vous saurez vous y prendre ?
  
  - J’ai été larbin toute ma vie, répondit dédaigneusement Rosejean.
  
  Il ressortit et poussa le chariot. Tant pis pour le pantalon. Les deux femmes n’y feraient sans doute pas attention. Elles devaient être lesbiennes, c’est ce qu’il subodorait. Il frappa à la porte. La baccara lui ouvrit. Robe de chambre chaste. Il entra. L’autre était encore au lit, adossée à son oreiller. Elle bâillait et avait les yeux cernés. Ces deux morues de la maison tire-boutons ont dû se gougnotter toute la nuit, pensa-t-il en faisant appel au vocabulaire des corps de garde.
  
  D’abord, il disposa les assiettes, les tasses, la cafetière, les couverts et les coquetiers sur la table, avant de se tourner vers celle qui était couchée. Il déboutonna la tunique et d’une main tendit le reçu à signer, tandis que l’autre pressait le déclencheur de la caméra miniaturisée dont l’objectif était l’un des boutons de sa chemise.
  
  
  
  
  
  Ce fut sans grand étonnement que Coplan identifia, sur les clichés tirés par le major Rosejean, la jeune femme qui avait surgi dans le bar de son hôtel à Bucarest, toute de noir vêtue, et s’était présentée sous le nom de Lisbeth pour l’orienter sur Elenya à Vista. Pas étonnant qu’elles soient associées. Mais quel jeu jouaient-elles à Nairobi ? Plus que vraisemblablement étaient-elles sur la piste de Sandor Bojnar. A deux, espéraient-elles détenir de meilleures chances de le tuer ?
  
  Mais pourquoi cette Lisbeth restait-elle cloîtrée dans sa chambre ?
  
  En tout cas, la visite à l’ambassade de Hongrie renforçait l’hypothèse d’une collusion avec les Services spéciaux de Budapest.
  
  Mais pourquoi diable Elenya l’avait-elle envoyé au Kenya alors qu’elle s’y rendait elle-même ?
  
  Il retourna au Sexafari. Le major Rosejean avait noté dans son rapport que la baccara avait l’habitude, avant de commencer son travail, de prendre un verre dans un petit bar attenant au sex-shop.
  
  A dix-sept heures. Coplan s’y embusqua.
  
  Elenya arriva à dix-sept heures trente. Sa tenue vestimentaire était sage. Nul n’aurait deviné qu’elle exerçait la profession d’effeuilleuse, même si celle-ci ne constituait qu’un paravent. Elle s’accouda au bar et, d’un air pensif, contempla la pancarte au-dessus des rangées de bouteilles sur laquelle on lisait en anglais Kenya, Terre de Liberté. Le même slogan, se souvint Coplan, avait été inscrit à la craie blanche sur le tableau noir dans la salle de classe à Nyanuki d’où on l’avait tiré pour le fusiller.
  
  Elle commanda une des bières locales qui étaient excellentes et qui avaient remporté de nombreuses médailles dans le monde entier.
  
  Tapi dans un recoin de la salle, Coplan fumait voluptueusement sa Gitane tout en l’examinant. Elle paraissait nerveuse et engagea la conversation avec la barmaid qui portait au cou le collier en argent orné d’une canine de hyène signalant qu’elle était animiste.
  
  Son verre à demi plein de liqueur de café Kenya Gold, Coplan se leva et se dirigea vers le bar. Au moment où Elenya portait à ses lèvres sa chope de bière, il trinqua.
  
  - Kedirs egeszoegere !
  
  L’ « A votre santé » en hongrois n’amena aucune réaction sur le visage parfaitement serein de la jeune femme et Coplan admira son sang-froid étonnant.
  
  - Je ne comprends pas, répliqua-t-elle en anglais.
  
  - Tu ne me reconnais pas ? insista-t-il en hongrois.
  
  - Monsieur, je vous prie de me laisser tranquille.
  
  La barmaid intervint, les traits courroucés :
  
  - Allez vous rasseoir et laissez les clientes en paix !
  
  Coplan prit son temps pour finir sa liqueur de café et posa le verre sur le comptoir.
  
  - On se reverra, déclara-t-il en hongrois.
  
  En tirant sur sa Gitane, il ressortit. Les choses allaient bouger, il en était certain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  A nouveau, le sort des armes changea de camp, comme l’avait prévu Tsonga Netchaï. Deux régiments de parachutistes sautèrent à la lisière de la ville et, en douze heures, se rendirent maîtres de la capitale. Revenu en triomphateur, le général Jeremy Netchaï s’installa dans le palais présidentiel pour remplacer celui qu’il avait fait assassiner en dynamitant un égout sur le passage de sa voiture et de son escorte.
  
  Immédiatement, la répression s’abattit sur ses adversaires.
  
  Ses chars et ses parachutistes patrouillaient dans les rues et appréhendaient des passants. Cependant, pour montrer son libéralisme aux yeux de l’opinion internationale, le général leva le couvre-feu. Malgré cette mesure, le Sexafari ferma ses portes.
  
  Se souvenant qu’il avait été kidnappé peu avant le putsch et transporté dans le désert pour y être dévoré par les magnans, Coplan émigra prudemment dans un modeste motel, composé de bungalows, le long de la route conduisant au champ de courses de Ngong. Il choisit un bungalow donnant sur une route secondaire passant sur l’arrière de l’établissement et gara la Buick à côté de la sortie annexe. En cas d’ennuis, il lui serait loisible de s’enfuir par cette voie.
  
  Ce jour-là, sur l’écran du téléviseur de sa chambre il vit le général Netchaï saluer triomphalement, du balcon du palais présidentiel, ses troupes victorieuses qui défilaient d’un pas martial.
  
  A son côté se trouvait son épouse Tsanga, rayonnante dans une robe pour une fois sobre et sage. Derrière, dans la foule des invités, civils et généraux. Coplan repéra Roy Inglewood, le télé-évangéliste Norman Wyzacker et Sandor Bojnar.
  
  De la part du général putschiste, cette initiative tablant sur une victoire définitive relevait d’une imprudente présomption. C’est ce que pensa Coplan qui se souvenait de la devise de Karl von Clausewitz, le grand théoricien de la guerre : « Aucun combat n’est jamais décisif tant que l’ennemi n’a pas déposé les armes. ».
  
  Et c’était Coplan qui, cette fois encore, avait sainement jugé la situation.
  
  Le lendemain, les forces gouvernementales, regroupées aux approches de la capitale, reprirent l’offensive, une offensive menée avec vigueur et hargne. Appuyées par d’importantes unités de blindés, elles taillèrent en pièces les deux régiments de parachutistes qui avaient permis la reconquête de la ville.
  
  Le motel était mal placé, s’aperçut très vite Coplan. Pris entre deux feux, il risquait de disparaître sous les obus. Coplan décida de retourner à l’hôtel Ambassadeur. Sage manœuvre car, peu après son départ, deux bungalows se volatilisèrent sous les tirs de l’artillerie rebelle.
  
  - Sale temps, maugréa Pernety. On a une mission à remplir et on ne peut l’accomplir à cause de cette foutue guerre civile. Sur l’aviso ils deviennent dingues ! Ils en ont le tournis à faire des cercles sur la flotte ! Le pacha a dit que ça donnait le mal de mer à ses hommes. Alors, à quoi ça sert d’être marin ?
  
  Ils étaient descendus prendre un verre au bar. Autour d’eux se pressaient au coude à coude les envoyés spéciaux de la presse internationale, les vétérans de la Somalie, du Rwanda et de la Bosnie-Herzégovine. Gin et whisky coulaient à flots, et les caméras posées entre les tables tendaient des pièges aux jambes insouciantes. Également présente, une équipe de tournage et, parmi les techniciens, un couple célèbre de comédiens qui coûtaient les yeux de la tête à leurs producteurs. Jugeant que le pays était malsain, ils avaient exigé l’interruption du tournage et préféraient se rapatrier à Rome en attendant que la situation soit stabilisée.
  
  Dans le dos de Coplan, un reporter britannique annonça la dernière nouvelle :
  
  - L’O.N.U. vient de donner son feu vert pour l’invasion de l’Irak.
  
  Ce fut immédiatement un brouhaha de commentaires. Coplan s’était raidi. Pernety avait entendu. Il esquissa une grimace dégoûtée.
  
  - En 91, pendant la guerre du Golfe, j’étais en Irak avec une unité du 13ème (13ème régiment de dragons parachutistes, une des composantes du Service Action de la D.G.S.E.). Sur les arrières de la garde républicaine. J’ai cru mourir étouffé par les putains de vents de sable !
  
  Derrière eux, une voix rauque et saturée de whisky se brisa :
  
  - Sûr qu’on va nous envoyer là-bas dès que la situation sera éclaircie ici.
  
  - En Irak nous verrons une vraie guerre, assura une voix de femme. Une guerre technologique, pas un conflit médiéval comme celui-ci.
  
  - Nous sommes revenus aux temps des guerres tribales, se plaignit un homme à l’accent allemand. On se demande même si les deux camps ont une aviation.
  
  Une heure plus tard, il découvrit que l’un des deux camps, au moins, possédait une aviation. Les appareils étaient gouvernementaux et bombardaient le palais présidentiel, annonça la radio.
  
  Coplan agrippa le bras de Pernety et l’entraîna hors du bar.
  
  - On fonce au palais. Notre cible y est. Profitons de la confusion qui doit régner. C’est une chance inespérée.
  
  Pernety rameuta trois membres de son équipe et les cinq hommes s’embarquèrent à bord de la Land-Rover louée par le chef de mission.
  
  Dans Parliament Road, les bâtiments où siégeait le Parlement étaient la proie des flammes. De même pour la Nyayo House abritant l’Office d’immigration. L’aviation gouvernementale, apparemment, manquait de précision. Le palais présidentiel semblait moins touché. Seule la partie orientale était transformée en brasier. Des flammes monstrueuses se tordaient dans des tourbillons de fumée noire.
  
  Camions militaires, soldats, voitures de pompiers, ambulances arrivaient. Coplan avait prédit juste. Une totale confusion régnait alentour.
  
  Devant la Land-Rover s’immobilisa une ambulance de la Croix-Rouge Internationale d’où sortirent deux vieilles Anglaises qui, immédiatement, cherchèrent à racoler des volontaires parmi les quelques civils assemblés sur le trottoir.
  
  - Allez porter secours aux victimes ! encourageaient-elles.
  
  Les candidats éventuels ne se manifestèrent guère. A ceux qui, néanmoins se présentèrent, elles distribuèrent un brassard blanc orné de la croix rouge.
  
  - Ainsi les militaires reconnaîtront que vous êtes des leurs.
  
  Coplan fit signe à ses compagnons.
  
  - Nous sommes volontaires.
  
  Ils reçurent les brassards qu’ils passèrent à leur bras gauche.
  
  Coplan était étreint par l’angoisse. Après tout, Sandor Bojnar était peut-être mort sous le bombardement. Comment savoir ? Les hypothèses se révélaient multiples. L’intéressé était mort, blessé ou indemne. Dans le premier cas, enseveli sous les décombres ou à l’air libre ? Vivant, où se trouvait-il ? S’il était mort, alors l’affaire tombait à l’eau. Pour conserver l’espoir, il fallait miser sur sa survie, qu’il soit blessé ou indemne. Dans cette éventualité, le récupérer. Pernety avait déniché l’hélicoptère qui stationnait discrètement dans le rough bordant le fairway d’un terrain de golf le long de la route menant à Nyeri. Depuis que la guerre civile avait éclaté, les golfeurs avaient déserté les greens.
  
  Coplan distribua ses ordres.
  
  Les trois membres de l’équipe Action ne connaissaient pas les traits de Sandor Bojnar. Aussi, leur mission consistait-elle à repérer tout Européen, qu’il soit mort, blessé ou indemne, et à répercuter le renseignement sur Coplan ou Pernety, à charge pour ce dernier de naviguer entre les brancards, qui transportaient morts et blessés, et les ambulances ou les camions, afin de vérifier que le Roumain ne figurait pas parmi les victimes.
  
  Hardiment, Coplan se lança à la suite des sauveteurs, soldats et pompiers, en ne nourrissant aucune illusion. La tâche qui les attendait tous les cinq était ardue.
  
  Des bâtiments demeuraient inaccessibles, dévorés par l’incendie. D’autres restaient intacts ou s’étaient contentés de s’effondrer partiellement. Soldats et pompiers s’avançaient prudemment en trébuchant sur les pierres écroulées. Les tronçons d’une colonnade avaient broyé trois hommes de la garde présidentielle et leurs bonnets à poil noirs, hérités de la présence anglaise, ressemblaient à des outres qui se rempliraient de sang. Comme un insecte écrasé, çà et là gisait une autre victime du mortel bombardement.
  
  Coplan savait que le raid avait pour but de tuer Netchaï. En l’éliminant, on espérait à Mombasa priver la rébellion de l’allant de son chef.
  
  Coplan obliqua sur sa gauche. La salle avait servi de salon d’apparat. A présent, le toit était crevé et une poussière grisâtre recouvrait les meubles, les fauteuils et les gravats. Et aussi le bel uniforme chamarré du colonel qui n’était plus qu’un tronc humain aux bras et aux jambes sectionnés.
  
  Lèvres retroussées, dents apparentes, yeux mi-clos, il respirait à petits coups haletants et saccadés. De ses horribles blessures, le sang s’écoulait.
  
  - Une cigarette, implora-t-il en voyant Coplan.
  
  Celui-ci tira une Gitane de son paquet, la plaça entre les lèvres violacées et fit claquer son briquet. Le colonel aspira avec effort.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? Je ne connais pas.
  
  - Une Gitane. Une cigarette française.
  
  - Ce tabac est excellent. Vous êtes français ?
  
  - Oui.
  
  - J’adore les Français, on les dit chevaleresques. C’est vrai ?
  
  - Ils le sont parfois.
  
  - Alors, tirez-moi une balle dans la tête. Je souffre atrocement. De trop. A quoi bon souffrir puisque, de toute façon, je vais mourir ? Soyez un Français chevaleresque. Mon étui est là... sur la hanche gauche...
  
  Coplan hésita, puis se souvint du capitaine Renaud Wattignies du Service Action. Douze ans plus tôt en Suisse, piégé par les terroristes allemands de la Rote-Armee Fraktion, il avait été affreusement torturé et mutilé. Sa Némésis avait pris les traits d’Ulrike Sondertag, une lesbienne qui haïssait les hommes et particulièrement les Français. Elle lui avait coupé le sexe et les testicules, lui avait foré un trou dans le nombril à l’aide d’une perceuse, et avait enfoncé le sexe et les testicules dans les intestins.
  
  Quand Coplan avait surgi, l’automatique à la main, Ulrike Sondertag s’était fait sauter, une grenade explosive sur le cœur, pour éviter les représailles. Comme le colonel, Renaud Wattignies implorait qu’on l’achève. Coplan, miséricordieux, avait accédé à sa requête.
  
  Là, il fit de même avec le colonel qui, avant de mourir, plissa les yeux pour remercier.
  
  Il tenait l’arme encore toute chaude lorsque des soldats entrèrent et braquèrent sur lui leurs fusils d’assaut en l’injuriant copieusement. Un officier intervint et les calma. Coplan s’expliqua. Sarcastique, le lieutenant désigna le brassard.
  
  - Il s’agit là d’une nouvelle définition du rôle de la Croix-Rouge ?
  
  - Je ne suis qu’un volontaire, plaida Coplan. Et puis, vous savez, on fait une chose alors qu’on aimerait en faire une autre.
  
  L’officier hocha douloureusement la tête.
  
  - C’est bon, partez. Vous avez raison, ici on a besoin des vivants, pas des morts, ou des presque morts.
  
  Une demi-heure plus tard. Coplan tomba sur Norman Wyzacker. Bien vivant, le télé-évangéliste était coincé sous de grosses pierres. Coplan s’affaira à le dégager, aidé par un pompier. Le seul dommage subi par l’Américain se limitait à un pied fracturé.
  
  - C’est Jésus-Christ II qui vous envoie, s’émerveilla-t-il. Il m’a aussi empêché de mourir. Je suis trop utile sur la Terre, on n’a pas besoin de moi là-haut, c’est déjà encombré. Satan est ici-bas, pas au ciel.
  
  Aidé par le pompier, Coplan le soutint et le guida vers les ambulances.
  
  - Où donc est passé Sandor Bojnar ? s’enquit-il d’un ton léger pour ne pas éveiller les soupçons.
  
  - Il est dans le convoi.
  
  - Quel convoi ?
  
  - Au dernier moment, Jeremy Netchaï a été prévenu du raid aérien, qui se préparait, par un sympathisant de la cause rebelle au sein de l’Armée de l’Air gouvernementale. Il a fui aussitôt en compagnie de son épouse, de ses amis, de son état-major et de sa garde personnelle. Direction : Thika, à 45 kilomètres au nord où il veut établir son quartier général. Cette position de repli lui permettra de contre-attaquer victorieusement, pense-t-il.
  
  - Vous ne les avez pas suivis ?
  
  Wyzacker grimaça douloureusement car son pied fracturé venait de cogner dans un bloc de béton.
  
  - Je ne crois pas à la victoire de Jeremy. Un ami de l’ambassade américaine, un haut diplomate, m’a convaincu. Washington ne veut plus de régimes dictatoriaux. Dès que les forces U.S. actuellement dans le Golfe nous auront débarrassés du Satan de Bagdad, elles rappliqueront ici et feront subir le même sort à Jeremy afin de restaurer un régime démocratique. De toute manière, l’ère des potentats irakiens ou africains est révolue. Jésus-Christ II me l’a encore confirmé tout à l’heure, pendant que je m’étais caché pour laisser partir le convoi sans moi. L’ennui, j’ai trop traîné. Mal m’en a pris, le raid a eu lieu plus tôt que prévu. Merci encore de votre intervention.
  
  Coplan et le pompier remirent le télé-évangéliste entre les mains d’infirmiers et Coplan partit à la recherche de Pernety qu’il dénicha enfin. Sans plus tarder, il le mit au courant.
  
  - Allez chercher vos hommes, nous filons sur Thika. Qu’est-ce que c’est ce paquet que vous dissimulez sous votre blouson ?
  
  - Des seringues et des doses de morphine fauchées dans une ambulance. Rien de tel qu’une bonne ration pour endormir un type !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Le lieutenant-colonel Mikijanda, appartenant aux paras-commandos des forces gouvernementales, regarda approcher le convoi et se frotta les mains. Aucun n’en réchapperait. Issu de l’ethnie Kalenjin, comme le président de la République assassiné, il était tout naturellement resté fidèle au gouvernement et vouait aux gémonies Jeremy Netchaï et sa clique d’officiers rebelles.
  
  Démasqué, le traître qui avait prévenu le chef des insurgés du raid projeté sur le palais présidentiel avait été promptement fusillé. Puis, en catastrophe, l’état-major avait expédié par hélicoptère Mikijanda en amont de la route conduisant à Thika en vue de tendre une embuscade aux fuyards. A la tête de l’unité la plus affûtée des paras-commandos, il avait débarqué quarante hommes, des mitrailleuses, deux mortiers et des lance-roquettes. Il connaissait la région par cœur. La grosse butte cachait ses hommes et ses armes. A personne il n’avait laissé le soin de régler les deux mortiers de 60.
  
  Il tapota l’épaule de son adjoint.
  
  - A mon signal, les mitrailleuses seront transportées sur la crête et ouvriront le feu. Elles ne cesseront de tirer que sur mon ordre.
  
  - Bien compris, mon colonel.
  
  Mikijanda s’empara du lance-roquettes, ajusta le char de tête et expédia la fusée. Quand le char explosa en bloquant la route, les mortiers entrèrent en action et Mikijanda donna le signal aux servants des mitrailleuses.
  
  Des véhicules brûlaient. Les obus de mortiers explosaient au milieu du convoi. Sur la crête de l’arête rocheuse les mitrailleuses de 30 et de 50 arrosaient l’alignement de chars, de camions et de voitures stoppés par l’arrêt brutal du premier blindé.
  
  Mikijanda jeta aux servants des mortiers des corrections de leur angle de tir. Un obus percuta un camion bourré d’archives et les dossiers éparpillèrent leur contenu au vent qui soufflait fort. Dans un grand jaillissement de fumée, des silhouettes couraient que fauchaient des morceaux d’acier ou les balles des mitrailleuses. La route était jonchée de cadavres. Un lieutenant de la garde personnelle du général Netchaï était parvenu à rallier une douzaine de soldats et ils tentaient d’escalader la butte, le Kalashnikov tirant au hasard vers la crête, prise également pour cible par un des chars de l’escorte.
  
  Mikijanda ordonna de braquer les mitrailleuses sur les audacieux qui montaient à l’assaut et d’expédier une roquette sur le char dont le premier obus venait de mettre hors de combat une dizaine de ses paras-commandos.
  
  
  
  Pernety venait juste de rejoindre le convoi et freinait sec derrière le char de queue, celui-là même qui frappait de plein fouet les soldats embusqués sur la crête. Coplan cria :
  
  - Sortons d’ici et tous à terre !
  
  La roquette ripa sur le blindage arrière du char, ricocha sur la chenille et toucha la Land-Rover. Coplan et les trois agents Action s’étaient déjà jetés hors du véhicule. Pernety avait un temps de retard. L’explosion le décapita. Coplan plongea dans le fossé au moment où la seconde roquette, manquant le char cette fois encore, liquida ce qui restait de la Land-Rover en tuant les trois agents Action et en projetant le cadavre de Pernety à un mètre de Coplan. Le blouson du mort avait été arraché et le paquet contenant les seringues et les doses de morphine dégringola sous le nez de Coplan qui, machinalement, le fourra dans sa poche.
  
  Dans le convoi, une résistance sporadique, après l’instant de surprise passé, s’organisait. Cependant, avec une irritante régularité, le bruit nerveux et saccadé des mitrailleuses accompagnait le ballet des projectiles qui décrivaient sur l’asphalte de larges arabesques en déchirant les morts et les blessés dont les corps tressautaient en spasmes excentriques. L’obsédant tac-tac-tac fit courber l’échine de Coplan pendant qu’il rampait en cherchant une position où il serait mieux à l’abri.
  
  La gorge déchiquetée, Roy Inglewood gisait sur la berme. Celui qui avait aidé et protégé les Tziganes roumains depuis 1945 fixait sur Coplan des yeux morts et glacés d’effroi sur lesquels Coplan abaissa des paupières rétives.
  
  Mikijanda pestait contre ses hommes. Qu’est-ce qu’ils foutaient, grands dieux ? Il reprit le lance-roquettes et, cette fois, sa fusée désintégra le char qui lui causait tant de pertes effroyables. Puis il repoussa un servant de mitrailleuse et souleva la 30. Une rafale et il descendit le lieutenant qui montait vers la crête. Ce dernier tomba et il continua de tirer, de sa position assise, jusqu’à ce que Mikijanda l’ajuste d’une autre rafale. Les soldats que le mort avait ralliés se dispersèrent, poursuivis par le feu impitoyable des mitrailleuses.
  
  Une Land-Rover peinte en rouge était renversée dans le fossé. Trois de ses pneus étaient déchiquetés par les balles de mitrailleuse et sa carrosserie disloquée avait laissé échapper deux cantines métalliques. Coplan entendit un gémissement et s’approcha en rampant.
  
  Sandor Bojnar était là, coincé sous la roue intacte. Le sang coulait d’une blessure à l’épaule gauche. Tout de suite il reconnut Coplan. Bien que mal en point, il n’avait pas perdu un certain sens de l’humour.
  
  - Si, pour votre bouquin, vous voulez que je vous livre des renseignements sur le couple Ceausescu, sortez-moi vite de là, lança-t-il d’une voix qui trahissait la souffrance qu’il ressentait.
  
  - D’abord, je vais vous administrer un antalgique.
  
  Prestement, Coplan ouvrit le paquet, remplit une seringue et piqua dans la saignée du bras. Malgré les protestations du Roumain dont la voix s’épaississait, il renouvela plusieurs fois l’opération. Quand il eut terminé, Sandor Bojnar était plongé dans un total état d’hébétude.
  
  Alors, il le dégagea.
  
  Dans le convoi toute résistance avait cessé et Mikijanda donna l’ordre à ses paras-commandos de descendre sur la route et d’achever les survivants. Lui-même se proposait de rechercher les cadavres de Netchaï et de sa garce d’épouse afin de s’assurer qu’ils n’avaient pas échappé au sort que leur avait réservé l’état-major.
  
  Lorsque Coplan vit les soldats apparaître sur la butte, il comprit ce qu’ils allaient faire. Rapidement, il chargea le Roumain sur ses épaules et courut vers le bosquet d’arbres aux sentes protectrices.
  
  Derrière lui, sur le théâtre du carnage, et bien qu’étouffées par les feuillages, retentissaient les brèves rafales, tirées mécaniquement, qui coupaient net les râles des blessés en fracassant les fronts.
  
  Coplan accéléra l’allure. Les chances étaient minces qu’il soit rattrapé, à condition encore que sa fuite ait été décelée, mais il était décidé à ne prendre aucun risque. Autour de lui, le silence absolu. Pas un cri, pas un gazouillis d’oiseau. Heureusement, se réjouit-il, le corps du Roumain n’était pas trop lourd à transporter.
  
  Épuisé, il dut néanmoins s’arrêter et se reposer après avoir parcouru une longue distance durant laquelle il désespéra de rencontrer la route parallèle qui conduisait à Naivasha.
  
  Il avait repris sa progression depuis vingt minutes lorsqu’il déboucha sur un chemin de traverse. Il obliqua sur la droite, en direction du nord, et parcourut une centaine de mètres.
  
  La Land-Rover peinte en rouge était stoppée au détour du chemin et, juchée sur le siège passager, Tsanga Netchaï braquait sur lui un Colt 45 qui tremblait un peu dans sa main.
  
  Avec des gestes précautionneux, il déposa le corps de Bojnar sur le talus.
  
  - C’est le ciel qui t’envoie, soupira Tsanga en le reconnaissant. Je suis blessée et Jeremy est mort.
  
  Coplan s’approcha et vit le cadavre du général affalé sur le volant.
  
  - Il a succombé à ses blessures. Il a pris le volant quand notre chauffeur a été tué. A cause de ma blessure au bras, je n’ai pas la force de déloger Jeremy. Fais-le et sors-nous d’ici.
  
  Visiblement, elle souffrait. Coplan examina la plaie et recourut à la morphine en injectant une dose normale qui atténua la douleur.
  
  - Tu es un homme plein de ressources, fit-elle, reconnaissante. Néanmoins, ne traîne pas, sors-nous d’ici, répéta-t-elle. A n’importe quel moment, ces salopards peuvent me retrouver. Alors, ils m’achèveront et toi, ils ne te laisseront pas en vie.
  
  Il empoigna le cadavre du général et l’arracha à son siège.
  
  - Installe-le derrière, indiqua-t-elle. Il a droit à une sépulture décente. De retour à Nairobi, j’organiserai des funérailles nationales.
  
  - Nairobi ? Les gouvernementaux s’en approchent dangereusement.
  
  - Non, j’ai entendu tout à l’heure à la radio qu’ils ont subi une défaite aux confins de la capitale. Nous pouvons y retourner sans crainte. Fais vite.
  
  Il installa le cadavre du général à l’arrière et revint chercher le Roumain, plongé dans un état de somnolence qui lui interdisait toute protestation à l’idée de voyager au coude à coude avec un mort. A ce moment seulement Tsanga témoigna quelque intérêt à ce nouveau passager :
  
  - Sandor s’en est bien tiré. Il n’était pas très faraud quand nous avons quitté Nairobi. Il avait peur d’être capturé par les gouvernementaux. Après tout, sans lui, qui aurait eu l’idée de l’égout miné ? Le président était un Kalenjin et ses frères de race ont juré de le venger. Rien de plus féroce que l’ethnie des Kalenjins.
  
  Coplan tressaillit. Ainsi Sandor Bojnar ne pinçait-il qu’une corde à son violon : les attentats par voie souterraine comme pour les six ambassades à Paris.
  
  Il s’installa sur le siège poisseux de sang qu’avait occupé le général putschiste. Nerveusement, Tsanga inspectait les alentours.
  
  - Fais vite, répéta-t-elle. Tout n’est pas perdu. Le premier lieutenant de Jeremy, le général Ariwata, est un homme de valeur. C’est lui qui a remporté la victoire aux portes de Nairobi. Il fera en sorte que Jeremy ne soit pas mort pour rien. Grâce à lui et à moi, nous ferons du Kenya un État puissant que l’Afrique nous enviera.
  
  Coplan démarra. Au début, la Land-Rover cahota puis roula sur un sol stabilisé.
  
  - Tu ne sembles pas chagrinée d’être veuve, remarqua-t-il d’un ton innocent.
  
  - Tu te trompes. C’est simplement ta morphine qui émousse mon chagrin. Jeremy était un homme formidable. Personne encore au Kenya ne mesure la perte que notre pays a subie. Tu as encore tes cigarettes françaises ?
  
  Il lui tendit le paquet et le briquet. Elle s’appliqua à faire jaillir la flamme sur les deux Gitanes et en plaça un entre les lèvres de Coplan qui subissait le choc en retour de la mort violente de Pernety et de ses trois équipiers. Leur fin avait été brutale, inattendue, et injuste puisqu’elle était intervenue sans apporter à l’une ou l’autre des factions rivales un effet bénéfique, susceptible d’influencer la cause pour laquelle elles luttaient avec tant d’acharnement. Quant à la D.G.S.E., elle allait pleurer la disparition de quatre agents expérimentés et dévoués au bien du Service, dont les actions passées étaient éminentes. Sans oublier que le groupe mis à la disposition de Coplan était décimé.
  
  Après une demi-heure de cahots dans les fondrières, il déboucha sur la route asphaltée et prit à gauche en direction de Nairobi. Derrière lui, le ciel était zébré d’une longue cicatrice orangée au-dessus du lieu de l’embuscade.
  
  Tsanga passa la tête au-dehors et ausculta le ciel. Incontestablement, elle craignait les raids de l’aviation gouvernementale.
  
  Il n’y en eut pas. Arrivé à Nairobi, Coplan se dirigea vers l’hôpital militaire en suivant les indications de Tsanga. A la suite des combats meurtriers, le personnel était débordé par l’affluence des blessés et l’établissement semblait complet. Néanmoins, Tsanga se fit reconnaître et fut immédiatement entourée et conduite à une chambre. Grande fut la consternation devant le cadavre du général Netchaï que l’on transporta à la morgue. Des infirmiers zélés voulurent aussi emmener Sandor Bojnar qui dormait, mais Coplan s’y opposa.
  
  - Je suis médecin, assura-t-il avec un bel aplomb. Ne vous inquiétez pas, il ne souffre que de légères contusions. Nous nous rendons à son domicile où l’attend son épouse. Tous deux nous le soignerons.
  
  Les infirmiers n’insistèrent pas. Après tout, l’hôpital était rempli de blessés graves. Pourquoi abandonner un lit à un blessé léger ?
  
  Coplan redémarra en allumant une Gitane. Il l’avait bien méritée. Sa mission était presque accomplie puisqu’il avait récupéré le Roumain après de vains et multiples efforts qui enfin étaient couronnés de succès. Goulûment il aspira la bienfaisante fumée. Les rues étaient calmes. Probablement la population attendait-elle l’issue définitive des combats pour se prononcer pour l’un ou l’autre camp. Éternelle incertitude du peuple confronté à une situation qui le dépassait. Dans l’intervalle, prudence. Pas de prises de position intempestives en faveur d’une faction et pas de manifestations trop voyantes que l’on regretterait devant le succès de la partie adverse.
  
  Comme l’avait dit Tsanga à leur entrée dans la ville, et alors qu’elle observait les artères où les passants étaient clairsemés, le peuple erre entre deux mondes, l’un mort, et l’autre difficile à naître.
  
  Il tourna à droite dans Haïle Selassie Avenue et emprunta la route conduisant au champ de courses de Ngong pour retrouver le motel dans lequel il avait payé à l’avance la location du bungalow. Lorsqu’il l’avait quitté pour se réfugier à l’hôtel Ambassadeur, il avait pris la précaution de laisser une valise de vêtements à l’intérieur du bungalow pour donner l’impression qu’il était occupé.
  
  Il s’arrêta devant celui-ci, inspecta les alentours qui étaient déserts et chargea Sandor Bojnar sur ses épaules. Il éprouva quelque difficulté à débloquer la serrure et pensa que, dans ce climat troublé de guerre civile, il n’était pas à écarter que des voleurs aient cherché à s’introduire dans le bungalow après avoir guetté son départ.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  - Bonjour, Francis, nous t’attendions, fit Elenya en braquant sur Coplan le canon de son automatique Tokarev.
  
  Coplan s’immobilisa. Lisbeth passa dans son dos et ferma la porte.
  
  - Pose ton fardeau, ordonna-t-elle.
  
  Coplan coucha le Roumain sur l’un des lits jumeaux.
  
  - C’est ce salaud de Bojnar, tu ne t’es pas trompée, lança-t-elle à Elenya.
  
  - Maintenant, allonge-toi sur l’autre lit, commanda celle-ci.
  
  Coplan feignit de se méprendre.
  
  - Je ne suis guère en état de rendre heureuses deux femmes, même si elles sont particulièrement attirantes, déclara-t-il en se forçant à un rire gras. Cette guerre civile m’a épuisé.
  
  En même temps, il jaugeait la situation. Futée, Elenya s’était reculée en se tenant à bonne distance. Impossible de la désarmer, d’autant que Lisbeth exhibait à son tour un Tokarev aussi menaçant que le premier.
  
  - Ne sois pas graveleux, persifla Elenya. Et allonge-toi sur le ventre. C’est le matelas qui sera en dessous, pas nous.
  
  Coplan tenta encore un combat d’arrière-garde qui demeura sans espoir. Le temps qu’il arrache son propre automatique de sa ceinture, et malgré sa technique figurante, il serait criblé de balles, jugea-t-il avec tristesse.
  
  Une fois étendu sur le lit, il fut menotté aux poignets et aux chevilles par Lisbeth, puis fouillé et désarmé. Du coin de l’œil, il vit que le Roumain subissait un sort identique. Par-dessus son épaule. Coplan lança :
  
  - Bien rodé, ton numéro de strip-tease au Sexafari. A quoi ça rimait ?
  
  Elenya émit un gloussement ironique.
  
  - Bojnar est fou de strip-tease. C’est un de ses rares points faibles. Son plaisir en Roumanie, c’était de forcer les Hongroises de Transylvanie à se dévêtir devant lui sous la menace d’un revolver et à mimer des gestes obscènes. Chacun sa manière de prendre son pied. Il les violait ensuite.
  
  - Le salaud ! intercala Lisbeth. On devrait lui couper les couilles.
  
  - On s’en tient au scénario, refusa Elenya d’un ton sec.
  
  Coplan vit Lisbeth sortir un couteau à large lame et découper les vêtements du Roumain.
  
  - Quel scénario ? questionna Coplan, soudain angoissé.
  
  - Le crime d’homosexuel, renseigna Elenya. Tu as tué Bojnar par jalousie et, ensuite, tu t’es suicidé.
  
  Après avoir réduit les vêtements du Roumain en lambeaux et l’avoir dénudé, Lisbeth, transformée en furie, s’attaquait à ses propres vêtements, constata Coplan.
  
  - Vous êtes folles ! protesta-t-il. Votre mise en scène ne marchera jamais ! Pourquoi des homosexuels découperaient-ils leurs vêtements ?
  
  - C’est un truc de sadomaso, répondit Lisbeth. Le procédé est bien connu. En lacérant le tissu, ils s’excitent mutuellement. Complètement dingue, mais il faut sacrifier à la vraisemblance.
  
  Il fallait gagner du temps, se convainquit Coplan. Abreuver les deux femmes d’un flot de paroles, les étourdir sous les arguments et essayer de se sortir de ce guêpier. Voyons, à quatre reprises dans le désert, il avait frôlé la mort. A chaque fois, il s’était sorti du traquenard. Allait-il succomber, stupidement, la cinquième fois ? Déjà, son imagination féconde se mettait en marche.
  
  - Pourquoi m’avoir orienté sur le Kenya ?
  
  Elenya était en veine de confidences :
  
  - Budapest comptait sur toi, puis a changé ses plans. La direction a estimé que l’heure n’était plus à la subtilité mais à l’action. Toi, un agent des Services spéciaux, tu connais l’axiome de Clausewitz ?
  
  - Forcément. Il arrive un moment où la diplomatie doit céder le pas à la guerre.
  
  - Exactement. Le piège était tendu au Sexafari. Bojnar est venu. Il ne restait plus qu’à le filer. Mais il nous a échappé. Il ne nous restait plus qu’à t’attendre. Nous savions que tu le retrouverais. Une autre équipe fait le guet à l'Ambassadeur. Dans l’un et l’autre cas, nous retombions sur toi et tes étonnantes facultés de survie.
  
  Brusquement, Coplan eut un soupçon.
  
  - C’est vous qui m’avez kidnappé il y a quelques jours et abandonné dans le désert ?
  
  Lisbeth eut un rire satanique à glacer du plomb en fusion.
  
  - Tu nous étais trop précieux pour que nous adoptions aussi tôt une telle solution. A présent, il n’en est plus de même, n’est-ce pas, Elenya ?
  
  Coplan sentit qu’elle lui arrachait ses chaussures.
  
  - Lisbeth t’a fouillé et a découvert les seringues et la morphine qui t’a servi à rendre Bojnar inconscient. Tu ne souffriras pas, Francis. Je t’assommerai avec une grosse dose avant de presser la détente. Il n’est pas utile que tu souffres.
  
  - Dis plutôt que tu obéis à un accès de sentimentalité, ricana Lisbeth. A Vista, tu as pris ton pied avec lui et tu en gardes un bon souvenir. Chez toi, la chair est faible.
  
  - Que vous rapportera ma mort ? plaida Coplan dont l’angoisse grandissait.
  
  - Quand nous vivions dans la sphère soviétique, Moscou nous a enseigné une leçon. Ne jamais laisser de témoins vivants, répliqua Lisbeth. Nous sommes fidèles à ce vieil adage.
  
  Elle en avait terminé avec les vêtements de Coplan. Elle s’éloigna du lit, essuya soigneusement le manche du couteau, enfila des gants en caoutchouc et s’approcha du lit sur lequel reposait Bojnar, qui s’agitait faiblement en émettant de rauques borborygmes. Coplan la vit étreindre le couteau des deux mains, le lever haut et plonger la lame dans le cœur de Bojnar. Elenya lui tendit alors le court lasso qu’elle avait confectionné avec une cordelette. Lisbeth le serra sous la garde de l’arme, s’éloigna, et les deux femmes tirèrent. La lame sortit de la mortelle blessure qui libéra un flot de sang dont Coplan fut aspergé. Lisbeth s’approcha de lui et referma sur le manche du couteau les doigts de sa main droite. Ensuite, elle alla le déposer dans la ruelle entre les deux lits, en évitant de poser le pied dans la mare de sang. Elle agissait avec rapidité et précision, comme un automate bien rodé. On devinait le tueur blanchi sous le harnais qui a maintes fois répété ces gestes. Elle essuya la crosse de son Tokarev avec componction, tel un prêtre qui a administré les derniers sacrements et s’apprête à brandir son goupillon pour une ultime bénédiction.
  
  Coplan s’agita.
  
  - Un condamné à mort a droit à un verre de rhum et à une cigarette. J’ai un paquet de Gitanes dans l’une de mes poches et vous trouverez une flasque de scotch dans le tiroir du bas de la commode.
  
  - Tu vas te laisser attendrir en souvenir de Vista ? grogna Lisbeth à l’intention d’Elenya.
  
  - Accordons-lui ce dernier plaisir, plaida cette dernière. Après tout, nous n’avons rien contre lui personnellement.
  
  Elle alla chercher la flasque et délogea le paquet de Gitanes du pantalon réduit en lambeaux. D’abord, elle fit boire Coplan et, dans un deuxième temps, lui glissa une cigarette entre les lèvres avant de faire claquer le briquet. Pour finir, elle lui déposa un baiser léger sur la joue.
  
  - Pardonne-moi pour ce que nous serons obligées de faire tout à l’heure.
  
  - Ton baiser ressemble au baiser de la mort sicilien. Ou bien, devrais-je dire, à celui de Judas ?
  
  A nouveau retentit le rire satanique de Lisbeth.
  
  - Dans la vie, chacun trahit quelqu’un. Sandor Bojnar a trahi ses frères de race. Il est mort à cause de cela.
  
  - Moi je n’ai trahi personne, protesta Coplan avec force. Vous croyez vraiment que votre scénario est acceptable ? Je me serais suicidé après avoir poignardé mon petit ami homo ? A l’autopsie, on découvrira vite que ni Bojnar ni moi n’étions portés sur les amours masculines. Alors, votre mise en scène sera fichue en l’air !
  
  Il avait beau chercher, impossible de se sortir matériellement de ce guêpier. Aux chevilles et aux poignets, les menottes étaient bien serrées. Sous ce rapport, s’en défaire équivalait au 13ème travail d’Hercule.
  
  - Dans ce climat de guerre civile, qui se donnera la peine de pratiquer une autopsie ? rétorqua Elenya avec une pertinence difficile à combattre.
  
  Sur un signe de Lisbeth, elle s’éloigna du lit et Lisbeth s’approcha, le Tokarev en main.
  
  - Refile-lui la morphine et qu’on n’en parle plus ! fit-elle avec cette agressivité qui la caractérisait.
  
  Elenya revint, la seringue dans une main, les ampoules dans l’autre. Coplan grimaça. C’était un avant-goût de la mort car Elenya n’était vraiment pas douée pour les piqûres. A croire qu’elle se travestissait en tortionnaire. Bientôt, il oublia les douleurs de ce prélude. La succession d’injections l’assommait, l’endormait, le plaçait dans l’état qui avait été celui de Sandor Bojnar avant son exécution.
  
  - Bon, ça suffit, s’impatienta Lisbeth.
  
  - Autant l’engourdir complètement avec le restant des doses, plaida Elenya.
  
  - Je me demande comment tu tiens le coup dans ce métier avec autant de sentimentalité en toi, bougonna Lisbeth.
  
  Coplan plongea soudain dans des ténèbres profondes desquelles il pensait bien n’avoir que peu d’espoir d’émerger.
  
  
  
  
  
  Le major Stéphane Rosejean déboucha sur le parking du motel et freina sec quand il vit la Renault qu’utilisaient les deux femmes. Par la faute des militaires, il les avait perdues sur la route qui menait au champ de courses de Ngong. Et depuis des heures, il les cherchait en vain.
  
  En voltige, il sauta de la voiture et le canon de la Micro-Uzi lui entra dans les côtes. A tout hasard, il l’avait récupérée près du cadavre d’un soldat tué par le raid aérien. Elle appartenait au modèle sophistiqué mis au point par les Israéliens et comportait un suppresseur de son incorporé qui permettait, la nuit, d’attaquer une sentinelle sans que le reste de la troupe soit alerté.
  
  Il inspecta les bungalows avoisinant l’endroit où était parquée la Renault. Vides de toute présence humaine. Pas étonnant, les combats avaient été violents dans le coin. Les habitations détruites et les véhicules désintégrés sur la route en témoignaient.
  
  Il arriva devant le bungalow contre lequel était garée une Land-Rover peinte en rouge. Un bruit de voix lui parvenait faiblement. Il colla son oreille à la porte mais ne comprit pas un mot. Il ignorait que le dialogue se déroulait en hongrois. Par une étroite fente entre l’encadrement de la fenêtre et le rideau intérieur que l’on avait tiré, il put examiner l’intérieur. D’abord, il vit le cadavre ensanglanté et, dans l’autre homme allongé sur le second lit, il reconnut l’agent Alpha qui, sur place, était en charge de l’Opération Château-Rouge. Les baccaras étaient là aussi. L’une d’elles brandissait un Tokarev et l’approchait de la tempe de l’agent Alpha.
  
  Rosejean, réagissant avec promptitude, braqua la Micro-Uzi et ouvrit le feu en vidant la moitié du chargeur de 32 cartouches de 9 mm Para à la cadence de 1 200 coups minute.
  
  La quinzaine de balles se transforma en ouragan mortel pour Elenya et Lisbeth, fauchées par la rafale. D’une autre giclée de projectiles, Rosejean fit sauter la serrure de la porte et entra. Elenya agonisait. Il l’acheva d’une balle dans la nuque. Il referma la porte et la cala avec une chaise.
  
  
  
  
  
  - Vous avez le choix entre le lait et le miel, disait Sandor Bojnar à Coplan, tandis que le général Netchaï et Roy Inglewood contaient fleurette à des nymphettes court vêtues, et que Pernety et ses hommes planaient dans le ciel en tentant d’attraper un aigle blanc aux serres gantées d’or.
  
  - Le lait et le miel ? demanda Coplan.
  
  - Ce fleuve, ici à droite, charrie des flots de lait, et celui de gauche, du miel liquide.
  
  - Où est celui qui charrie du beaujolais ? Je meurs de soif.
  
  Quelque part, derrière la colline verdoyante, des flûtes jouaient la Danse macabre de Saint-Saëns.
  
  - Désolé. Nous avons arraché nos vignes depuis que Bacchus a été exilé aux enfers.
  
  - Vous avez de la bière ?
  
  - Bière ? C’est un terme prohibé chez les morts.
  
  Coplan ouvrit les yeux, l’esprit encore obsédé par ce dialogue surréaliste. Il baignait dans la sueur, une sueur mauvaise, aigre et visqueuse.
  
  - Vous en avez mis du temps ! critiqua Rosejean.
  
  - Du temps ?
  
  Coplan avait l’impression de mastiquer de l’étoupe, tant son élocution était pâteuse.
  
  - Plus de vingt-quatre heures. Prenez une douche, ça ira mieux.
  
  Il aida Coplan à marcher jusqu’à la salle de bains. Les jambes flageolantes, Coplan resta une heure sous la douche, alternant eau chaude et froide. Quand il ressortit, il était en meilleure forme.
  
  - Où est le fleuve qui charrie du beaujolais, demanda-t-il à Rosejean. Je meurs de soif.
  
  Celui-ci le regarda, éberlué.
  
  - Vous êtes sûr d’avoir bien récupéré ?
  
  - Je plaisantais.
  
  - Il y a à manger et à boire. Je vous prépare un petit repas.
  
  Coplan tira la valise qu’il avait laissée par précaution dans le bungalow et s’habilla.
  
  - Où est le cadavre qui était sur l’autre lit ? questionna-t-il.
  
  Pendant que Coplan se restaurait, Rosejean lui raconta son intervention.
  
  - Donc, j’avais trois cadavres sur les bras. J’ai jugé dangereux de les laisser ici. J’ai utilisé la Renault des deux femmes pour, la nuit, les abandonner sur le tas de civils morts rassemblés sur le champ de courses de Ngong.
  
  - Excellente initiative, félicita Coplan.
  
  - Auparavant, j’ai vidé leurs poches et conservé les sacs à main.
  
  - Très bien. Moi je n’ai qu’une triste nouvelle à annoncer. Le chef de mission et trois de ses hommes sont morts.
  
  Le visage de l’Antillais se décomposa car il avait du mal à dissimuler sa peine. Coplan évita d’épiloguer. Son repas avalé et sa soif étanchée, il se pencha sur la collecte effectuée par l’agent Action. Le contenu des poches et des sacs à main ne lui livra aucun élément intéressant.
  
  Pendant qu’il réfléchissait, les yeux fixés sur les nombreuses traces de sang séché, Rosejean lui versa une rasade de la flasque de whisky qu’avaient épargnée les balles de la Micro-Uzi.
  
  Soudain, une idée lui vint et il se leva brusquement.
  
  - Allez, on décampe d’ici.
  
  Ils empruntèrent la voiture qui avait amené Rosejean au motel. Sur le lieu de l’embuscade montée par le lieutenant-colonel Mikijanda, les cadavres des victimes avaient été relevés et enfouis dans une fosse commune creusée dans le champ de sorgho, si bien que Coplan et Rosejean ne purent se recueillir sur les dépouilles de Pernety et de ses hommes.
  
  En revanche, les deux cantines métalliques éjectées de la Land-Rover, peinte en rouge comme celle du général Netchaï, à bord de laquelle Sandor Bojnar avait fui la capitale, reposaient au bas du talus, leurs ferrures déjà légèrement rouillées par l’implacable degré d’hygrométrie.
  
  Aidé par Rosejean, Coplan les récupéra et les deux hommes repartirent pour l’hôtel Ambassadeur.
  
  Dans sa chambre, un gros tournevis en main. Coplan débrida les fermetures.
  
  Une demi-heure plus tard, il se laissa tomber dans un fauteuil, satisfait et heureux. Il venait juste de toucher le bout de sa mission.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Dans sa limousine noire, le Vieux était tendu. Coplan avait accompli un travail gigantesque, en échappant à la mort quatre ou cinq fois, récapitulait-il, admiratif. Sandor Bojnar, heureusement, grâce à son passé dans la Securitate roumaine, était un précautionneux. Il ne s’embarquait pas sans biscuits, se réjouit le Vieux.
  
  A l’intérieur de l’une des cantines métalliques, il avait logé une copie du protocole d’accord passé avec la Savak (Services secrets iraniens) pour la vente des plans des souterrains parisiens creusés par son père pour le compte des hitlériens.
  
  Le Vieux ne nourrissait aucune illusion sur l’Iran. Ce régime de fanatiques religieux et nationalistes savait pertinemment qu’en dynamitant les six ambassades visées, l’Irak serait accusé et mis au ban des nations. Tout bénéfice pour Téhéran, cette opération. L’O.N.U. jetait bas un ennemi abhorré et les chiites irakiens, 60 % de la population, prenaient le pouvoir. L’obédience de ces chiites à Téhéran relevait presque de la servitude, si bien que l’influence des ayatollahs s’étendait à l’Irak qui se transformait ainsi en colonie ou, à tout le moins, en satellite religieux. Ensuite, le problème kurde était facile à régler.
  
  Dans le domaine économique, les barbus espéraient bien que le potentiel pétrolier irakien serait anéanti par l’aviation américaine, ce qui n’avait pas été le cas durant la guerre du Golfe. Juste avant l’explosion à Paris des six ambassades, l’O.N.U. s’apprêtait à lever l’embargo qui réduisait l’Irak à la misère et affamait sa population. Cette mesure était destinée à récompenser Bagdad de sa bonne conduite internationale, du démantèlement de son dispositif nucléaire et de sa coopération avec les Nations unies.
  
  Si ce pas était franchi, alors l’Irak revenait sur le marché pétrolier mondial en exportant sa formidable production et ses stocks gigantesques. Conséquence, le prix du pétrole baissait dramatiquement et l’Iran voyait ses ressources en devises se réduire à une peau de chagrin.
  
  Une tragédie pour Téhéran.
  
  Sandor Bojnar avait aussi tenu un journal ou, plutôt, un carnet de bord. Il y exposait ses longues tractations avec la Savak. Il y expliquait aussi que, sur ses conseils, le général Netchaï avait synchronisé son putsch avec l’intervention de l’O.N.U. en Irak en espérant que son coup d’État passerait inaperçu, l’attention de l’opinion publique internationale étant focalisée sur l’Irak. Naturellement, c’était Sandor Bojnar qui avait manigancé l’attentat par l’égout.
  
  La limousine vira enfin vers le porche de pierre grise donnant accès au palais de l’Élysée. Sous la voûte étroite, les factionnaires vérifièrent l’identité du Vieux et leur chef pressa un bouton. La lourde herse en acier trempé coulissa sur son rail. Le chauffeur tourna à droite et traversa l’esplanade, longue de trente mètres, à l’allée couverte de gravier marron.
  
  Sur le perron, les gardes républicains saluèrent de leur sabre levé le passager qui débarquait et que venait accueillir l’huissier à chaîne. Celui-ci le guida jusqu’à l’huissier en chef qui s’inclina cérémonieusement et, raide dans son complet noir, marcha vers l’interphone à l’autre bout du vestibule. Ayant reçu le feu vert du chef de l’État, il précéda d’une allure majestueuse le Vieux le long des marches de l’escalier de granit recouvertes de moquette d’un rouge passé, puis, de sa démarche guindée, traversa le large encorbellement qui surplombait le vestibule du rez-de-chaussée.
  
  Dans l’antichambre, baptisée le Salon des Ordonnances, le premier conseiller de la Présidence s’effaça pour laisser le patron des Services spéciaux pénétrer dans le saint des saints.
  
  Le chef de l’État terminait sa conférence en compagnie du ministre de la Défense, de celui des Affaires étrangères et du représentant permanent de la France au Conseil de Sécurité des Nations unies.
  
  Le Vieux fut prié de délivrer son exposé, ce qu’il fit avec son brio habituel. Il savait que le signal de l’attaque des forces des Nations unies sur l’Irak serait donné à 0 heure. Il était 21 heures. Aussi fut-il bref. Le chef de l’État l’avait écouté attentivement, les doigts tapotant distraitement les documents récupérés par Coplan.
  
  - Aucun doute à ce sujet ? questionna-t-il quand le Vieux eut terminé. Pas de falsification possible ?
  
  - Non, répondit le patron de Services spéciaux, catégorique.
  
  Le président de la République se tourna vers le ministre des Affaires étrangères et le représentant au Conseil de Sécurité.
  
  - Lancez immédiatement l’offensive diplomatique, commanda-t-il. Accusez avec virulence l’Iran de complot international et de terrorisme. La France se retire sur-le-champ de la coalition contre l’Irak et se réserve le droit, unilatéralement, d’exercer de sévères représailles sur l’Iran pour le punir des ignobles attentats perpétrés sur notre sol. Rappelez tout de suite pour consultation notre ambassadeur à Téhéran.
  
  Il s’adressa au ministre de la Défense :
  
  - Quelles unités avons-nous sur place au Koweït ?
  
  - Des éléments de la 9ème division d’infanterie de marine et de la 11ème division parachutiste, ainsi que des unités navales.
  
  - Interdiction de bouger et d’obéir au commandement américain. Demain, nous les rapatrions à Djibouti. Dès ce soir j’organise une conférence de presse. Par ailleurs, j’avise le Premier ministre et je mets au courant Washington, Londres, Bonn et le secrétaire général de l’O.N.U.
  
  - Moscou aussi, suggéra le ministre des Affaires étrangères. Les Russes n’ont qu’un rêve en tête, faire rentrer les ayatollahs dans le rang.
  
  Le président se leva, fit le tour de son bureau et entraîna le Vieux vers le Salon des Ordonnances.
  
  - Félicitez de ma part votre agent. Comment s’appelle-t-il, déjà ?
  
  - Francis Coplan. C’est lui qui nous a récemment sauvé la mise en Afrique du Sud, répondit le Vieux (Voir Handicap au Cap pour Coplan).
  
  - Cette fois, il a sauvé la paix. Dites-lui que je suis heureux d’être à l’Élysée et d’avoir ainsi la primeur de ses exploits.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par euronumérique à 92120 Montrouge, France et achevé d’imprimer en août 1995 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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