Kenny, Paul : другие произведения.

Sensuelles Seychelles pour Coplan

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  1994, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Janvier
  
  
  
  Veronika Guelf rassembla les paquets de cigarettes entamés. Ses marques préférées. Quatre, tant elle était éclectique dans ses choix en ce domaine. C’était décidé : elle fumerait les cigarettes qui restaient et ensuite passerait à l’acte final.
  
  Elle fit claquer son briquet Cartier en or massif et aspira goulûment la première bouffée ; fumait-on, là où elle allait ? Douteux. Elle compta les cigarettes. Neuf. Dix minutes chacune pour se consumer, un intervalle de dix minutes, en tout trois heures.
  
  La cigarette coincée entre ses lèvres, elle commença sa mise en scène. Sur le tissu mural du salon, elle épingla les photographies de ses sœurs dans le cinéma, toutes celles qui, comme elle, avait vu leur carrière décliner et s’éteindre après avoir brillé au firmament des stars, toutes celles qui avaient choisi de refermer les volets à la fleur de l’âge en refusant la déchéance due à l’oubli, la honte, le désespoir et la misère. De Martine Carol à Marilyn Monroe, en passant par Lupe Velez, Pier Angeli, Dorothy Dandrige, Jean Seberg, Carole Landis et toutes les autres dont les visages, dans leur splendeur passée, étaient figés sur le papier glacé qu'elle tenait entre ses doigts effilés.
  
  Cette tâche achevée, elle contempla son œuvre. Impressionnant. Ses sœurs l’accompagneraient dans la mort.
  
  Elle alla à la fenêtre et écarta voilages et doubles rideaux. D’épais flocons de neige tombaient sur Neuilly. Quoi de plus poétique que la neige pour recouvrir d’un voile funèbre une mort programmée ? songea-t-elle, ravie.
  
  Puis elle déboucha la bouteille de champagne et emplit une coupe qu’elle vida d’un trait, suivie de deux autres à la file. Elle se sentait bien. Elle s’en fut dans la chambre de Mathilde qu’elle réveilla et lui fit boire, dilué dans le lait, le cocktail Bleu (Mélange de Talwin et de pilules de pyrobenzamine, de couleur bleue, dont les effets hallucinogènes sont proches de ceux de l’héroïne). Après avoir un peu toussé, l’enfant se rendormit. Veronika l’embrassa tendrement. Impossible de la laisser vivante dans son sillage. Elle se souvenait des atroces souffrances de Robert Donat qui avait tourné l'Auberge du Sixième Bonheur pour que son cachet serve à ses enfants alors qu’il se mourait d’un asthme suffocant et qu’il passait d’un plateau à l’autre en crachant ses poumons et en croassant ses répliques. Elle n’oubliait pas non plus la terrible phrase prononcée par Charles Bronson dans Machine-Gun Kelly alors qu’il s’apprêtait à tuer une fillette : « Dans le fond, la vie est tellement dégueulasse que je lui rends service, à cette pauvre môme, en la butant. »
  
  Elle essuya les larmes qui ruisselaient sur ses joues et quitta précipitamment la chambre. Mathilde mourrait d’une overdose. Comme elle-même. Sans souffrir. Du moins, elle l’espérait.
  
  Durant les deux heures qui suivirent, elle fuma et savoura le goût et l’odeur du tabac brun et blond, tout en finissant le champagne. Pendant toute sa vie, elle n’avait aimé que les meilleures choses. Elle pouvait se les payer. Maintenant, cette époque euphorique était terminée. Elle n’avait plus un sou. Ruinée, endettée, à zéro. Même François Brunet, le père de Mathilde, n’avait pu éponger et, dégoûté, était parti. De toute façon, il se moquait bien du sort de sa fille. Un être froid, calculateur et égocentrique.
  
  Elle ouvrit la deuxième bouteille de champagne et en but une coupe avant d’aller se faire couler un bain. Dans sa chambre, elle se sécha en admirant les bouquets de roses rouges qu’elle s’était fait livrer en jurant qu’elle réglerait sa commande le lendemain. Il convenait de partir avec classe.
  
  Quand elle retourna dans la chambre de Mathilde, elle constata que l’enfant était morte et pleura longuement en embrassant tendrement le petit corps inanimé.
  
  Il lui restait trois cigarettes. Il était donc temps de passer à l’acte final. Elle avala la quintuple dose de cocktail Bleu qu’elle fit descendre à l’aide de champagne et s’allongea sur les draps de satin mauve en continuant à boire et à fumer. Bientôt, elle tomba dans l’inconscience. Mais une heure plus tard, elle se réveilla. Dans son estomac la souffrance était atroce et elle éprouvait une irrésistible envie de vomir. Elle roula hors du lit, atterrit sur la moquette, rampa, se releva en titubant, retomba sur le sol et poursuivit ses mouvements de reptation jusqu’à la cuvette des W.C. Elle se hissa et sa tête tomba dans l’eau. Elle était si faible qu’elle ne put se dégager et mourut noyée.
  
  Le lendemain, le fleuriste, excédé de ne pas recevoir de réponse à ses coups de sonnette et rendu furieux par les factures qui s’accumulaient, brisa une vitre, entra et découvrit le double drame.
  
  L’anatomopathologiste qui procéda à l’autopsie des deux corps fut suffoqué quand il coupa en deux le cerveau de Mathilde. Sous le cortex gris, la substance habituellement uniformément blanche présentait des faisceaux striés de couleurs violine, corail, jonquille et pervenche. Du jamais vu. La moitié d’un arc-en-ciel, pensa-t-il, sauf que ces couleurs n’existaient pas dans un arc-en-ciel. Sans oublier les trois cailloux bleutés et collés à l’intérieur de la paroi occipitale. Là encore du jamais vu. Il les pesa. Environ cinq grammes chacun. Il en avait les lèvres toutes sèches.
  
  Il se lava les mains et bondit sur le téléphone.
  
  
  
  
  
  Avril
  
  
  
  Le corps gisait dans le fossé à dix mètres de la Punto disloquée. Les gendarmes le transportèrent dans l’ambulance.
  
  - Si nous rallions Avignon en un temps record, il a des chances de s’en tirer, déclara le médecin.
  
  A l’hôpital, on tenta de déterminer son groupe sanguin afin de pratiquer la transfusion et la stupéfaction fut générale. L’homme dont les papiers d’identité indiquaient qu’il se nommait Vincent Arrabal, né le 10 novembre 1960 à Montargis, appartenait à un groupe sanguin inconnu. On recommença le test en craignant une erreur. Le résultat fut identique. Dans l’intervalle, Vincent Arrabal mourut et une autopsie fut décidée qui n’intervint que le lendemain dans la matinée, après que la gendarmerie eut découvert que les papiers d’identité étaient faux.
  
  L’anatomopathologiste était blanchi sous le harnais. C’était un homme corpulent au visage chiffonné. Sur les tempes, les branches de ses lunettes étaient collées à la peau par des bandes de sparadrap. Son double menton était si proéminent qu’on le comparait à un goitre.
  
  Il sursauta à peine lorsqu’il trouva les cailloux bleutés collés à la paroi occipitale et les faisceaux striés couleurs violine, jonquille, pervenche et corail dans la substance blanche sous le gris du cortex. Il était au courant de la découverte de Neuilly. Il se souvint aussi que le groupe sanguin de la petite Mathilde Guelf, comme celui de Vincent Arrabal, était inconnu.
  
  D’où venaient donc ces gens ?
  
  Disséquant avec minutie, il chercha d’autres anomalies jamais observées dans un corps humain livré au scalpel mais, à sa grande déception, n’en trouva pas. En vingt-cinq ans de carrière, il n'était jamais tombé sur un tel spécimen et c’est d'un œil critique qu’il examina le cadavre. Son œil se porta sur la pochette contenant le sang congelé en provenance du cœur. Un groupe sanguin inconnu ? Vraiment époustouflant ! Et ces cailloux, ces couleurs dans le cerveau. Il avait beau être blasé, il était vraiment excité. Il convenait d’alerter immédiatement Paris.
  
  
  
  
  
  Septembre
  
  
  
  Stéphane Guirand et Francis Coplan entrèrent dans la Bierstube au coin de la Juliusstrasse et de la Leipzigerstrasse à Francfort sur le Main.
  
  Le colonel Ruffenstahl, chef de la prestigieuse GSG-9, l’unité de choc de la police allemande, les attendait en compagnie de trois de ses hommes dans une petite salle, à l’arrière-fond, qu’il avait réservée pour l’occasion. Chaleureusement, il serra la main de Coplan mais s’abstint d’en faire autant avec Guirand. S’il se servait des indicateurs, il les méprisait. C’était un homme grand et solide, aux cheveux blancs coupés en brosse, aux yeux faussement contemplatifs dans lesquels on ne lisait rien. Une bible refermée, disaient ses hommes.
  
  Stéphane Guirand ne fut pas vexé par cet accueil inamical. Depuis longtemps, il était revenu des blessures d’amour-propre. Il prenait un air de chien battu. En réalité, Coplan savait que derrière cette façade trompeuse se cachait un être essentiellement narcissique, cynique et égoïste qui n’avait en tête qu’un impératif : sa survie.
  
  Dans un excellent français, le colonel détailla l’opération qu’il avait mise sur pied en coopération avec la D.G.S.E. française. Puis, en gommant le mépris dans sa voix, il interrogea Guirand afin de s’assurer que l’informateur avait parfaitement compris le rôle qui lui était dévolu afin d’éviter les bavures.
  
  - Ne vous inquiétez pas, colonel, j’ai tout compris, fit le transfuge d’un ton mielleux. Après tout, je suis un intellectuel.
  
  - Lénine assurait qu’avant de construire un État il convenait de fusiller les intellectuels, renvoya sèchement Ruffenstahl. Je ne suis pas loin, bien qu’anti-marxiste convaincu, de partager son opinion.
  
  - Si nous réussissons, intervint placidement Coplan pour détendre l’atmosphère, vous serez débarrassé de cet ultime noyau dur de desperados.
  
  - Je l’escompte bien.
  
  A une heure assez tardive, ils dînèrent d’une choucroute arrosée généreusement de bière. Guirand restait silencieux et baissait modestement les yeux sur son assiette. Ruffenstahl racontait d’amusantes anecdotes en allemand qu’il traduisait ensuite en français bien que Coplan les ait comprises dans leur version originale.
  
  A minuit, Coplan et l’indicateur regagnèrent leur hôtel.
  
  Le lendemain matin ils étaient au rendez-vous à onze heures trente.
  
  La gare avait été miraculeusement épargnée par les batailles et les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale et ressuscitait le style rococo en honneur au milieu du XIXème siècle.
  
  A onze heures cinquante, Guirand entra dans la salle de restaurant où il devait rencontrer Rainer Holmstad et ses deux égéries, Ulrike Sonntag et Birgit Knobel. Les prémices de cette rencontre remontaient à février quand le trio de terroristes de la Rote Armee Fraktion avait répondu favorablement à un appel lancé par le ministre de la Justice proposant un arrêt de la violence en échange de la libération de terroristes de la R.A.F. emprisonnés depuis de longues années. Dans une lettre, le trio acceptait ces termes et annonçait la suspension de ses attentats qui, dans les années écoulées, avaient conduit aux meurtres de nombreux industriels, policiers et hommes politiques.
  
  Néanmoins, pour mener les négociations entre les deux parties, il fallait choisir un intermédiaire. Le trio avait contacté Stéphane Guirand en ignorant que celui-ci était devenu un informateur au service de la D.G.S.E.
  
  Pourquoi ne pas utiliser cet élément favorable en vue de capturer le trio ? avait raisonné la GSG-9. Ainsi, plus besoin de négocier et de libérer des terroristes emprisonnés. Le feu vert avait été donné et le guet-apens était en place.
  
  La gare était cernée de loin par soixante hommes de la GSG-9. Disséminés dans la salle de restaurant, se tenaient Coplan et cinq limiers du colonel Ruffenstahl. Le rendez-vous était fixé à midi un quart mais Guirand était installé en avance afin qu’il ait le choix de la table la plus propice à l’embuscade.
  
  A midi sept, le trio entra à son tour. Les clients étaient déjà nombreux. Tous les trois masquaient leurs yeux derrière des lunettes à verres teintés et portaient des blousons amples sur des pantalons de jean et des baskets. Rainer Holmstad était assez bel homme, tandis que ses deux compagnes étaient plutôt quelconques et paraissaient négligées. La révolution permanente et le nihilisme auxquels elles avaient adhéré ne les avaient jamais incitées à prendre soin de leur personne.
  
  Ils repérèrent Stéphane Guirand et s’assirent à sa table. Coplan devina que le délateur était nerveux sous son apparence faussement détendue et le visage gai qu’il arborait. Tous les quatre commandèrent un Schweizersteak, des frites et de la bière. Discrètement, Coplan consulta sa montre-bracelet. L’intervention policière était prévue à midi quarante-cinq. Une demi-heure de délai destinée à donner confiance au trio.
  
  A l’heure dite, les cinq agents de la GSG-9 se jetèrent sur leur gibier mais, ô surprise, et Coplan en resta bouche bée, ils manquèrent leurs cibles. Suprême bévue, l’un d’eux immobilisa Guirand au lieu de Holmstad qui avait bondi sur ses pieds en même temps qu’Ulrike Sonntag. Tous deux dégainèrent au moment où Ruffenstahl et une dizaine de ses hommes entraient en trombe.
  
  Birgit Knobel était étalée sur le plancher. Ulrike Sonntag et Rainer Holmstad reculaient vers les cuisines en tirant des deux mains avec leurs Heckler & Koch braqués sur ceux qui voulaient les capturer et qui ripostaient précautionneusement en cherchant à ne pas toucher les innocents.
  
  Coplan s’était jeté à terre. Comme il n'était pas sur son territoire, Ruffenstahl lui avait interdit d’intervenir. En tout cas, il pressentait la grosse bavure.
  
  La poitrine criblée de balles, Holmstad boula contre une table autour de laquelle les convives hurlaient de terreur, rebondit et finit par s’écrouler en répandant son sang.
  
  Ulrike Sonntag traversa les cuisines comme un bolide, jaillit sur le quai de la gare. Un train passait, un express qui brûlait cet arrêt, elle lâcha ses armes, courut, agrippa la rampe et se hissa sur le marchepied. Les trois balles que tira un homme de la GSG-9 qui avait bondi sur le quai ne la touchèrent pas.
  
  Dans la salle de restaurant, il y eut une détonation et le projectile fora un gros trou dans le cœur de Birgit Knobel qui ne bougea plus.
  
  Fou furieux, Ruffenstahl invectivait ses hommes. Coplan se releva lentement en piétinant les reliefs de son repas inachevé. La première bavure, c’était déjà Stéphane Guirand dont la fuite avait été programmée afin que son rôle ne soit pas dévoilé et qui gisait sur le ventre, les poignets ramenés dans le dos et menottés. La deuxième bavure était la mort de Birgit Knobel, tuée par une balle policière alors qu’elle était sans défense, allongée sur le sol, à demi groggy par le coup de poing que lui avait assené à la pointe du menton un des agents de la GSG-9.
  
  Complètement dégoûté par le fiasco, Coplan sortit dans l’air pur et, dans sa voiture de location, guetta l’apparition de Ruffenstahl qui vint lui présenter ses excuses.
  
  - Je ne comprends pas, tout était si bien préparé, quelles terribles erreurs, mes hommes ont été en dessous de tout.
  
  - Je ne vous laisse pas Guirand, coupa sèchement Coplan, je le ramène en France, il nous est trop précieux.
  
  - Naturellement, cher ami. Et ces témoins, vous vous rendez compte ? Ils ont assisté à l’exécution de Birgit Knobel par un de mes hommes ! Quel scandale en perspective !
  
  Coplan récupéra son informateur qui était encore tout pâle des émotions qu’il avait éprouvées et ils s’empressèrent de quitter les lieux.
  
  - Tuer Birgit de sang-froid, c’était dégueulasse ! fulminait Guirand sans se rendre compte que sa trahison était responsable de cet épisode tragique. Et quel accroc ! Me menotter ! Bon, c’est vrai, Rainer et moi on se ressemblait. Quand même ! Ces flics fritz, ils pataugent sérieusement dans leur choucroute, vous ne trouvez pas ?
  
  Devant l’émotion soulevée chez les témoins par le meurtre délibéré de Birgit Knobel et qui s’en étaient déjà ouverts aux journalistes qu’ils avaient alertés, l’autopsie des deux victimes fut décidée sans tarder. C’est en découvrant, aplatie dans la boîte crânienne de Rainer Holmstad une des balles qui l’avaient tué, que l’anatomopathologiste eut un haut-le-corps. Des faisceaux striés violine, jonquille, pervenche et corail dans la substance blanche du cerveau, jamais il n’avait vu cela ! Pourtant, il avait derrière lui trente ans de pratique de la médecine légale. Le scalpel lui en tremblait dans les mains. D'abord, il avait cru que les minuscules cailloux qu’il avait posés sur le rebord de la dalle métallique étaient des éclats de balles. A présent, il découvrait qu'il avait commis une erreur. C’étaient de vrais cailloux, de couleur bleu sombre. A ces étrangetés s’ajoutait un fait incroyable : le groupe sanguin inconnu contre lequel avait buté l’hôpital lorsque on lui avait amené le patient qui était dans un état désespéré mais encore vivant.
  
  Encore tout secoué, l’anatomopathologiste poursuivit l’autopsie en consignant scrupuleusement ses observations. Il avait hâte d’achever ce premier travail afin de passer à la seconde autopsie, celle concernant Birgit Knobel, afin de découvrir si son cadavre recelait des anomalies similaires. Ce ne fut pas le cas et il respira un grand coup. Pétri des données scientifiques connues, tributaire de son éducation médicale, il détestait être détourné des sentiers battus et confronté à une hétérodoxie.
  
  Quand il eut terminé sa double tâche, il était passé minuit. Dans une enveloppe, il plaça la balle qui avait tué Birgit Knobel et téléphona à Ruffenstahl qui se rongeait les sangs. Ce dernier dut s’asseoir, tant il était stupéfait, quand il entendit les résultats de la première autopsie, et son émoi fut tel qu’il décida sur-le-champ d’appeler Coplan. La surprise de celui-ci ne fut pas moins grande.
  
  - Il m’est venu aux oreilles que deux cas identiques ont été constatés en France. Néanmoins, je ne me suis pas penché sur la question. Après tout, je ne suis pas un scientifique.
  
  - Étaient-ce des terroristes ?
  
  - Il s’agissait d’une gosse et d’un type doté de faux papiers. Qui peut affirmer que nous n’assistons pas à une évolution du cerveau humain, entraînée par une modification des groupes sanguins ?
  
  - Je refuse les hypothèses du type science-fiction. Bonne nuit, mon cher Coplan, et pardonnez-moi encore les erreurs commises par mes hommes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Décembre
  
  
  
  Comme à l’accoutumée, le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. portait un costume fatigué au pantalon avachi. Cadeau de Noël offert par sa nièce, sa cravate neuve resplendissait sur une chemise à quatre sous que piquetaient quelques miettes du sandwich avalé avant le rendez-vous avec le Vieux et Coplan, et qu’il chassa machinalement.
  
  - Deux vieilles connaissances du S.V.R. (Sloujba Vnechnoï Raivedki : organisme qui a succédé au K.G.B), Boris Levsky et Anatol Grichkov, ont été découverts dans un entrepôt désaffecté de Saint-Ouen, tués par balles. Grichkov avait encore son automatique Tokarev serré dans sa main gauche. Il a toujours été gaucher. Deux cartouches manquaient dans le chargeur et l’arme avait été utilisée récemment. Les balles avaient dû toucher car des traces de sang ont été relevées à une dizaine de mètres. Un sang qui n’appartient à aucun groupe connu.
  
  Le Vieux et Coplan s’entre-regardèrent.
  
  - Leurs cadavres ont été autopsiés ? questionna le premier.
  
  - Oui.
  
  - Des anomalies dans le cerveau ?
  
  - Non.
  
  - Leur groupe sanguin, inconnu lui aussi ? interrogea le second.
  
  - Non. A et AB. Rien de plus normal. Je me demande à quelle opération se livraient nos deux lascars, et par quel miracle ces deux forbans, nourris d’une longue expérience des coups fourrés, ont pu se faire descendre dans cet endroit sordide, alors qu’ils étaient deux et que, selon mes fiches, dans des circonstances semblables, ils avaient toujours eu le dessus. En ce qui concerne le groupe sanguin inconnu, nous avons déjà évoqué cette particularité en septembre dernier lorsque, mon cher Coplan, vous avez rencontré cette énigme dans le cas de Rainer Holmstad, le terroriste. Je me suis donc penché sur les deux cas que nous connaissions en France, celui de la petite Mathilde Guelf et celui de Vincent Arrabal à Avignon. Ni l’un ni l’autre n’ayant commis crime ou délit, la police judiciaire ne s’est guère intéressée à eux. Seul le monde médical est troublé.
  
  - Pas seulement en raison du groupe sanguin inconnu mais aussi à cause des colorations étonnantes dans la substance blanche du cerveau de la petite Mathilde Guelf, de Vincent Arrabal et de Rainer Holmstad, remarqua Coplan, et de la découverte de cailloux bleutés.
  
  - Tout à fait juste. Le monde médical international a été alerté et les scientifiques en restent perplexes. Beaucoup sont incrédules. A Paris, un professeur d’anatomie m’a suggéré d’enquêter auprès des géniteurs. Si nous suivons ce conseil, nous rencontrons très vite un écueil. Prenons la petite Mathilde Guelf, par exemple. A l’autopsie, sa mère, Veronika Guelf, n’a pas présenté des anomalies identiques dans son cerveau et son groupe sanguin. Tournons-nous alors vers le père. Il s’agirait d’un certain François Brunet qui aurait eu une liaison avec notre ancienne star de cinéma. Malheureusement, nous ne savons presque rien de lui et il est introuvable.
  
  - Et s’il ne l’était pas, vous vous voyez disséquant son cerveau afin de découvrir si sa substance blanche est colorée de jonquille, de corail, de pervenche et de violine ? persifla le Vieux.
  
  Nullement ébranlé, Tourain haussa les épaules avec indifférence.
  
  - Quant aux géniteurs de Vincent Arrabal, inutile d’en parler, poursuivit-il, puisque nous ignorons qui il était en réalité. Ses empreintes digitales sont inconnues au Sommier. En ce qui concerne Rainer Holmstad, même remarque si je me fie à ce que vous me disiez, mon cher Coplan. Les autorités allemandes n’ont jamais pu déterminer les origines de ce dangereux terroriste.
  
  - C’est vrai.
  
  - Bien évidemment, nous ne sommes pas concernés par l’aspect scientifique, même si des phénomènes identiques n’ont jamais été observés précédemment par le monde médical. Satisfaisons-nous de savoir que des échantillons du sang inconnu aient été envoyés dans les grandes capitales, aux fins d’études. N’oublions pas non plus les petits cailloux dans le cerveau, particularité plus explicable qui pourrait provenir de calcifications et...
  
  - Des cailloux dans le cerveau, ce n'est pas nouveau, intervint Coplan. Chez les Grecs anciens, leur présence constituait le symbole de la folie. Pour escroquer les gogos, les charlatans, au Moyen Age, simulaient l’extirpation d’un caillou de la tête chez les gens possédés du démon. En réalité, ils cachaient un caillou dans la paume de leur main et exécutaient un simple tour de passe-passe pour abuser les dupes. D’ailleurs, Jérôme Bosch, le grand peintre hollandais, a produit une très belle toile sur ce thème au XVème siècle.
  
  - Quelle érudition ! admira le Vieux.
  
  Puis, s’adressant à Tourain :
  
  - Revenons à nos moutons. Quelle mission pouvaient bien accomplir Levsky et Grichkov à Paris ?
  
  - Mon enquête n’est pas terminée. Avant tout, je souhaitais que vous soyez au courant.
  
  
  
  
  
  Janvier
  
  
  
  Le corps du député Robin Ferrière était allongé au pied du luxueux canapé en cuir fauve. Une balle lui avait pulvérisé la pomme d’Adam, une autre avait foré un trou à la racine du nez aquilin. En tombant, le parlementaire avait renversé un verre contenant un mélange whisky-Coca-Cola qui avait inondé le chiraz.
  
  Les enquêteurs de la Brigade Criminelle y allaient sur la pointe des pieds. A cause de la personnalité de la victime, s’ils commettaient une erreur, leur carrière et leur avancement partaient à vau-l’eau. Aussi, leur hiérarchie avait-elle été immédiatement prévenue et les huiles de la Préfecture et du gouvernement s’étaient déplacées. Pour son ultime parade, Robin Ferrière accueillait du beau monde. Naturellement, la presse était tenue à l’écart du défilé. Un secrétaire d’État, connu pour son langage grossier, se gaussait :
  
  - Un crime de gigolo. A force de se faire taper dans la praline, Ferrière s’est fait taper dans la gueule.
  
  Au téléphone, un chef inspecteur divisionnaire donnait l’ordre d’appréhender les prostitués d’origine maghrébine dont les noms et numéros de téléphone avaient été recueillis dans le carnet d’adresses du défunt.
  
  A voix basse, le ministre de l’Intérieur et le préfet de police évoquaient les relations sulfureuses du député avec l’extrême gauche et l’extrême droite, sans oublier ses liens avec le monde arabe, ses attaches avec Damas et Bagdad, avec Alger et Tripoli, avec Téhéran et Khartoum, cette dernière ville étant la capitale mondiale du nouveau terrorisme international, et, enfin, ses violentes diatribes contre la guerre du Golfe et ses prises de position extérieures à la ligne de son parti, ainsi que son manque de discipline qui, sans doute, l’avait privé d’une belle carrière ministérielle.
  
  De la pointe d’un couteau, un inspecteur délogea de derrière un rayon de la bibliothèque une balle déformée enfoncée dans le mur. On ne trouva pas la seconde balle pour la simple raison qu’elle était coincée contre la paroi occipitale.
  
  Le lendemain, en fin d’après-midi, la Brigade Criminelle était sommée de collaborer avec la D.S.T. et la D.G.S.E. en vue d’éclaircir le meurtre du parlementaire.
  
  Entouré dans son bureau par Coplan, Tourain et le commissaire divisionnaire De Gracia, patron de la Criminelle, le Vieux fit le point :
  
  - Résultats de l’autopsie : Robin Ferrière a été tué de deux balles de 9 mm tirées par un automatique Zbrojovka. Les études balistiques prouvent que la même arme a été utilisée pour tuer deux ressortissants russes il y a une semaine dans un entrepôt désaffecté de Saint-Ouen. Par ailleurs, anatomiquement parlant, Robin Ferrière présentait des caractéristiques physiques extraordinaires. Coloration inhabituelle de la substance blanche du cerveau, groupe sanguin inconnu, mais identique à celui du tueur supposé de Saint-Ouen et de trois autres personnes, victimes de morts violentes au cours de l’année écoulée, dont un Allemand.
  
  « Passons aux mobiles du meurtre. Homosexuel notoire, Ferrière aurait pu être assassiné à cause de ses mœurs particulières. A mon avis, cette hypothèse doit être exclue puisque son meurtrier serait aussi celui des deux Russes de Saint-Ouen qui étaient des agents du S.V.R., mais à condition que l’arme de ces crimes n’ait pas été employée par deux tueurs différents utilisant le même pistolet. En résumé, nous avons d’un côté deux agents du S.V.R. et, de l’autre, un parlementaire dont les relations dans le monde politique international sont plus que douteuses. A mon avis, c’est dans cette direction qu’il faut s’orienter, surtout si l’on se souvient que l’Allemand, que j’évoquais à l’instant, était un dangereux terroriste. »
  
  - Tout à fait d’accord, déclara Tourain. Mais d’où sort cette nouvelle race d’individus au cerveau multicolore, aux petits cailloux dans le crâne et au groupe sanguin inconnu mais commun à eux tous ?
  
  Coplan se tourna vers De Gracia :
  
  - D’où sortait Robin Ferrière ?
  
  Le patron de la Crim’ reniflait agréablement. Le bureau du Vieux sentait la cire parfumée au citron.
  
  - De nulle part.
  
  Ses trois interlocuteurs le regardèrent avec étonnement.
  
  - Il est apparu un jour à Nantes. Il était propriétaire d’une agence d’intérim. Très vite, il s’est lancé dans la politique. Conseiller municipal, maire et député. Une bourrasque. Un type doté d’une énergie, d’un allant, d’une force de travail, d’une intelligence hors pair, mais personne ne sait d’où il vient. Les documents relatifs à sa naissance sont faux, ce que nous venons de découvrir. Comme ceux de Vincent Arrabal ou, encore, ceux de votre terroriste allemand, Rainer Holmstad.
  
  - Nous progressons, fit remarquer Coplan. Éliminons Mathilde Guelf. Pour le reste, nous avons affaire à des hommes aux origines inconnues. C’est le premier point. Ils meurent de mort violente, circonstance qui requiert une autopsie. Celle-ci nous permet de déterminer qu’ils présentent des anomalies physiques inconnues jusqu’à présent. Si l’on excepte Holmstad, nous sommes confrontés à trois meurtres, ceux de Levsky, de Grichkov et de Ferrière qui sont liés entre eux par un dénominateur commun, l’arme du crime, le 9 mm Zbrojovka. Au cours des deux premiers meurtres, le tueur semble avoir été blessé et son sang appartient lui aussi à un groupe inconnu. Devant quel mystère sommes-nous, pour le moment seulement, impuissants ?
  
  - Des extraterrestres ? suggéra Tourain sans vraiment y croire, son esprit étant par trop rationnel pour adhérer à cette hypothèse farfelue.
  
  - Je ne crois pas aux extraterrestres, trancha le Vieux. Mathilde Guelf, elle, est bien réelle. Sa date et son lieu de naissances sont connus. Son père serait un certain François Brunet. Essayons de le retrouver.
  
  - Je m’en charge, assura De Gracia.
  
  - Et Vincent Arrabal ?
  
  - L’enquête est au point mort, répondit Tourain. La voiture qu’il conduisait a été louée chez Avis à Nice. A partir de là, la piste s’arrête.
  
  - Saint-Ouen ?
  
  De Gracia et Tourain grimacèrent avec une parfaite synchronisation.
  
  - Partageons-nous le travail, proposa le Vieux. De Gracia sur Saint-Ouen, sur Ferrière et sur François Brunet, en collaboration avec Tourain, et nous sur Holmstad et sur les liens qu’il pourrait avoir avec les deux affaires qui nous sont confiées.
  
  Tourain et De Gracia donnèrent leur assentiment.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Stéphane Guirand fit sauter une Royale hors du paquet et la colla entre ses lèvres. Sa compagne Caroline en prit une également et claqua le briquet. Leur regard était apeuré. L’incident Holmstad avait profondément marqué le terroriste repenti et, partant, Caroline. Ils n’étaient plus sûrs de la sécurité de leur planque. Cependant, trop fiers l’un et l’autre, ils n’en parlaient pas. Dans le petit pavillon de Vincennes, les fondations tremblaient à chaque passage d’une rame de RER dont la ligne, dans sa fosse, jouxtait le jardinet coincé derrière la construction. Avant l’arrivée de Coplan, Caroline épluchait des oignons pour le repas du soir et elle avait abondamment pleuré, si bien que les larmes avaient quelque peu dilué son fond de teint.
  
  - Je ne sais rien de plus sur Holmstad, avoua Guirand après son long monologue qui n’avait rien appris à Coplan.
  
  - Travaillait-il pour le S.V.R. ?
  
  - Je ne suis pas au courant, mais peu vraisemblable, à ma connaissance.
  
  - Il parlait russe ?
  
  - Une fois, je l’ai vu lire un bouquin en russe, répondit Caroline.
  
  - Racontez-moi tous vos contacts avec lui depuis la première fois, exigea Coplan. N’omettez aucun détail.
  
  Stéphane Guirand et sa compagne parlèrent durant des heures. Coplan, de temps en temps, les interrompait pour se faire préciser un point. A minuit, il n’était pas plus avancé.
  
  - On dîne, décida Caroline.
  
  La soupe aux oignons était succulente. Au dessert, Stéphane Guirand eut une inspiration.
  
  - La seule opération dont je n’ai pas compris le but, déclara-t-il, c’était le rapt d’un cadavre, celui du champion de boxe Toni Anastasia, il y a deux ans. Au neuvième round de son combat pour le titre contre le champion du monde américain Lester Ford au Palais Omnisports de Bercy, il a été mis K.O. et ne s’est pas réveillé. Coma dépassé. Son manager Bob Jinelko l’a fait transporter dans une clinique privée du 16e arrondissement. Alors, Holmstad a rappliqué ici en vitesse et nous a demandé notre aide. Nous avons enlevé le corps à la clinique pendant la nuit et l’avons brûlé dans un coin isolé de la forêt de Fontainebleau, avant de disperser les cendres dans la Marne. La rivière, pas le département.
  
  - Il était mort quand vous êtes arrivés dans la forêt ?
  
  - Holmstad l’a achevé d’une balle dans la tête.
  
  - Jinelko était présent ?
  
  - Lors de l’enlèvement, oui. Lors de l’exécution, non.
  
  - Quel était l’intérêt de Holmstad ?
  
  - Il nous a juste dit qu’il craignait une autopsie.
  
  Intérieurement, Coplan eut un frisson. Holmstad craignait une autopsie parce qu’il avait peur que soient découverts dans le cerveau de Toni Anastasia les anomalies de couleurs, et les cailloux bleutés ?
  
  - Est-ce l’unique fois où il a parlé d’autopsie ?
  
  - Pour autant que je me rappelle, c’est l’unique fois.
  
  - Oui, confirma Caroline.
  
  - Les noms de Veronika Guelf, de Robin Ferrière, de Vincent Arrabal éveillent-ils quelque souvenir en vous ?
  
  - Vincent Arrabal, non. Robin Ferrière, pas avant que son nom ne soit évoqué dans les journaux à propos de son assassinat. Quant à Veronika Guelf, nous l’avons vue sur les écrans avant son déclin.
  
  - Je ne l’aimais pas, précisa Caroline. L’air trop bêcheur.
  
  - Holmstad a-t-il mentionné leurs noms devant vous ?
  
  - Non, répondirent spontanément les deux terroristes repentis.
  
  Le lendemain, Coplan prit place dans un fauteuil de ring au Palais Omnisports de Bercy. Son billet, acheté au marché noir, lui avait coûté une petite fortune. Dans la catégorie des super-moyens, Bob Jinelko manageait le champion de France, challenger devant le champion d’Europe. Il lui livrait ses dernières recommandations :
  
  - Fais-le bouger, prends un minimum de coups. Attention, mon petit, tu es supérieur en technique, alors, jabs, jabs pour commencer, il va venir tout seul. Là, tu le contres, crochets, uppercuts, crochets, uppercuts. Lève bien tes mains et boxe comme tu sais le faire. Pas de bagarre, c’est pas notre tactique. Et surtout allonge ton jab du droit et appuie-moi-le. Ne cours pas sur lui, cadre-le bien, et quand t’as l’occasion, passe ton crochet et ton uppercut. Ce rigolo, tu vas me le transformer en sac à merde, ce sera une victoire historique !
  
  Sans doute Bob Jinelko était-il un excellent conseiller pugilistique. En revanche, ses prévisions se révélèrent erronées quand, au septième round, le champion d’Europe, frais comme un gardon, expédia au tapis pour le compte son poulain qui titubait depuis la sixième reprise.
  
  Coplan abandonna son fauteuil de ring et guetta sa sortie de l’arène, embusqué dans la voiture où attendaient les hommes de Tourain. Dès que le manager apparut, il fut proprement embarqué dans le véhicule, malgré ses véhémentes protestations. Devant la carte officielle qu’exhibait un inspecteur, il se tut.
  
  - Je suis ici pour vous parler de vos amis terroristes, annonça brutalement Coplan.
  
  Malgré la pénombre, il vit Jinelko pâlir.
  
  L’immeuble discret de quatre étages dans lequel la D.S.T. dissimulait certaines de ses activités était situé tout près, aux alentours de la gare de Lyon, si bien que le trajet fut court. Poussé dans une pièce aux murs nus et uniquement meublée d’une table et de quatre chaises métalliques, Bob Jinelko sut tout de suite à quoi s’en tenir. S’il savait driver un pugiliste sur un ring, il n’en était pas de même pour sa propre personne confrontée à un interrogatoire policier. Après une demi-douzaine de questions décochées à la cadence d’une mitrailleuse, il s’effondra :
  
  - Bon, d’accord, pas la peine de jouer au plus fin avec vous. Voilà toute l’histoire. Un jour, Toni Anastasia boxait à Cagliari en Sardaigne. Il gagne le combat. On me remet la bourse en liquide. Elle était plus du double de la somme convenue au contrat. On m’explique que la différence, moins dix pour cent pour ma gueule, doit être remise de la main à la main à Paris à Holmstad. J’accepte. Manque de pot, à Paris je me fais enlever par les hommes de Dominique Manfredi le Corse. Ils me piquent le fric, sauf le montant de la bourse. Manfredi a même dit : « Sa bourse, il l’a bien méritée, Toni Anastasia. » Quand il a appris l’incident, Holmstad était furieux et m’a dit que j’avais une dette à son égard. C’est pourquoi plus tard j’ai été obligé d’aider au kidnapping de Toni à la clinique après son K.O. contre Lester Ford. Personne n’en a rien su, ne s’est inquiété de son sort, pensant qu’il n’était plus qu’un légume au fond d’une clinique, complètement perdu pour le monde de la boxe.
  
  Coplan poursuivit son interrogatoire avec acharnement, mais il était flagrant que le manager ne savait rien d’autre. Aussi le remit-il en liberté en lui conseillant de conserver le secret sur cet épisode de sa vie. Jinelko y consentit bien volontiers, tant il avait peur.
  
  Aux premières heures de la matinée, Coplan conféra avec De Gracia qui lui communiqua le dossier de Manfredi. Rien que de très classique dans l’itinéraire du truand. Jeux, prostitution, rackets, trafics d’armes. Élève de la vieille école, le Corse ne touchait cependant pas à la drogue. Poursuivi par une dizaine de mandats d’arrêt, il vivait présentement à Ibiza.
  
  Après une réunion avec le Vieux, Tourain et De Gracia, il fut décidé que Coplan irait aux Baléares.
  
  
  
  
  
  Dans les années 70, refuge des hippies et des marginaux aux bourses plates, Ibiza avait, vingt ans plus tard, répudié les cultes soixante-huitards pour accueillir les milliardaires du show-biz, de la publicité et de l’immobilier, les banquiers en faillite dont la fortune personnelle restait à l’abri des aléas du Stock Exchange. Les golden boys rescapés du krach de Wall Street, et leurs égéries, des femmes superbes à la peau facturée à un prix exorbitant avaient suivi le mouvement. Des architectes à la réputation mondiale avaient édifié pour eux des demeures somptueuses, tandis que les paysans à qui on avait racheté leurs champs arides étaient devenus millionnaires en pesetas et dédaignaient la poignée d’olives qui leur servait de repas avant l’arrivée de ces Crésus.
  
  La villa occupée par Dominique Manfredi figurait parmi les plus discrètes de ces nouvelles constructions. Coplan en avait, le jour précédent, inspecté les alentours et l’enceinte aux murs élevés, couronnés par un système de surveillance sophistiqué, comme il seyait à quelqu’un susceptible d’être kidnappé pour répondre de ses méfaits devant la Justice française.
  
  Coplan se méfiait et n’avait pas encore déterminé la conduite à tenir. Jouer franc-jeu ou s’introduire subrepticement à l’intérieur de la propriété et surprendre le Corse. Il venait d’émerger de la garrigue qui serpentait entre la pinède et la plantation de figuiers ondulant sous la brise du large, à la limite du rideau d’arbousiers, lorsque quatre hommes apparurent brusquement hors du fossé, au tournant de la route étroite et escarpée. Deux d’entre eux braquaient sur lui un Browning 1935 High Power à la gueule menaçante.
  
  Lentement il leva les mains.
  
  - A quoi rime ce cirque ?
  
  Ils ne répondirent pas. L’un d’eux le contourna, passa dans son dos et lui asséna sur la nuque un violent coup de matraque qui l’allongea sur le sol dur. Il se réveilla dans une cave obscure, sans soupirail, au plafond voûté, orné d’une ampoule nue qui pendait à l’extrémité d’un fil électrique. Ses reins reposaient sur un matelas dur et le seul bruit que l’on entendait dans cette pièce à l’atmosphère étouffante était celui de l’eau qui fuyait du robinet au-dessus du lavabo à la cuvette entartrée.
  
  - C’est cet enculé de Giulano qui t’envoie ? questionna celui qui semblait le chef, un gros type au front obtus, aux yeux méchants et aux poings noueux comme ceux d’un joueur de pétanque qui s’est trop crispé sur ses boules.
  
  Giulano, c’était le nom qu’avait prononcé Bob Jinelko, le nom de celui qui lui avait remis l’argent à Cagliari, se souvint Coplan qui, sans perdre son sang-froid, et d’une voix calme, exigea :
  
  - Je veux parler à Manfredi.
  
  - C’est toi qui parles d’abord. Qui t’envoie ? On a remarqué ton manège hier.
  
  Son accent rocaillait comme l’eau sur les galets des torrents dans les montagnes de l’Ile de Beauté. Coplan s’enferma dans le mutisme le plus complet. Cette attitude déclencha la fureur de ses geôliers qui, à l’aide de leurs matraques, cognèrent, avec une force décuplée par leur impuissance, pour l’obliger à se confesser. Pour la deuxième fois il sombra dans l’inconscience.
  
  Quand il se réveilla, un cinquième personnage se penchait sur lui et braquait un regard d’une froideur glaciale et pénétrante, de vrais yeux de bête qui fixent du fond du terrier. La cruauté flottait sur les lèvres, minces comme le fil du rasoir, au milieu de joues flasques et pendantes, pareilles à celles d’un vieillard amaigri, presque gâteux. Coplan qui à Paris avait eu tout loisir de se pénétrer de traits de Dominique Manfredi sut que ce n’était pas lui.
  
  - Que es-tu ? Que cherches-tu ? questionna le nouveau venu avec le même accent que ses prédécesseurs.
  
  Coplan grimaça. Les coups reçus irradiaient dans son corps. Il ressentit une vive souffrance dans les côtes quand il porta la main gauche à son crâne où grossissait une bosse dure et douloureuse.
  
  - Je ne parle qu’au bon Dieu, répliqua-t-il. Amenez-moi Manfredi et j’aurai les réponses à vos questions.
  
  L’homme claqua des doigts et la séance de coups recommença.
  
  
  
  
  
  Le calendrier mural indiquait Vaskresienia (Dimanche) et Youri Kolvak détestait être convoqué un jour de repos hebdomadaire. A cette occasion, il ne se rasait pas, ne se douchait pas et paressait au lit en compagnie d’une fille racolée la veille dans un bar près de l’hôtel Beograd et qui l’avait suivi dans son appartement du boulevard Kalinine, aguichée par les dollars qu’il avait exhibés.
  
  Et, aujourd’hui, il avait été obligé de la congédier, de se raser, de se doucher et de se précipiter, au volant de sa Lada, au rendez-vous impératif que lui avait fixé le général Souvarine, commandant la Section 14 du S.V.R., qui, après la récente tentative de putsch, avait préféré déménager ses bureaux dans la banlieue de Moscou sous la protection de la division d’élite Tamansky, celle-là même qui avait tué dans l’œuf le coup d’État parlementaire.
  
  Kolvak aimait bien Souvarine qui, dans ses fonctions, n’avait jamais témoigné de cette arrogance typique des vieux bolcheviks, imbus de leur idéologie et de leurs prérogatives. Habilement, il avait su louvoyer entre les diverses tendances qui avaient émergé après la perestroïka et la glasnost, si bien qu’il avait conservé son poste au lieu d’être muté dans quelque coin désert de Sibérie à surveiller des bûcherons ou des détenus de droit commun. Tout son temps était consacré au travail et les mauvaises langues assuraient que son épouse Feodora en profitait pour s’envoyer en l’air avec des diplomates africains, ce qui était peu vraisemblable, compte tenu des attraits minables de l’intéressée. A moins que les diplomates africains ne soient pas difficiles sur la chair offerte ?
  
  Souvarine ne perdit pas de temps en préambules inutiles, ce n’était pas son style, et entra tout de suite dans le vif du sujet :
  
  - Youri, il faut me retrouver Svengov. Comme tous les R J 2, il est complètement fou. Il a fait feu sur Levsky et Grichkov qui ont riposté pour uniquement le blesser et le mettre hors de combat. II les a tués. Mes ordres étaient, si les choses tournaient mal, de ne pas le tuer mais simplement de le blesser s’il tentait de s’enfuir. Il est trop précieux. Et ce fou a tué, comme je le disais, Levsky et Grichkov.
  
  Youri Kolvak eut une pensée émue pour les deux hommes. En leur compagnie il avait effectué de sacrées virées à Hong Kong, à Bangkok et à Manille. Le premier préférait les filles et l’autre les garçons, si bien qu’il fallait perpétuellement naviguer entre deux quartiers chauds. Ni l’un ni l’autre ne craignaient le Sida et Kolvak était toujours stupéfait de les entendre se vanter de ne jamais utiliser de préservatifs. Après tout, sur le plan philosophique, ils avaient eu raison puisque, finalement, ils étaient morts sous les balles d’un R J 2.
  
  - Ce n’est pas tout, poursuivait Souvarine. Croyant sans doute que Levsky et Grichkov voulaient l’assassiner sur mon ordre, il a exercé des représailles en allant tuer Aleksander Vilno qui était devenu député français sous la fausse identité de Robin Ferrière. Il savait que je comprendrais le message qu’il me lançait. Souvarine, vous tentez de me tuer, moi un R J 2, et moi je vous tue un R J 1. La mort du faux Robin Ferrière, additionnée à celle de deux autres R J 2 et de la petite Mathilde Guelf, a mis le monde médical international en émoi à cause des découvertes consécutives aux autopsies et aux analyses de groupe sanguin. Une catastrophe. Un coin du voile de notre Opération BRAT / SESTRA (Frère et Sœur) est soulevé et celle-ci est mise en danger. Alors, Youri, à vous de jouer. Il faut me récupérer Svengov. Il présente un intérêt fantastique pour la science. Une dernière recommandation : si ceux qui s’opposeraient à vous, parmi ces fumiers de R J 2, vous mettaient réellement des bâtons dans les roues, n’hésitez pas à les tuer, mais en dernière extrémité seulement car je crains leurs représailles sur nos R J 1, comme Svengov l’a fait sur la personne du faux Robin Ferrière.
  
  Du tranchant de la main, il frappa son bureau pour signifier qu’il fallait agir sans pusillanimité. Youri Kolvak, l’as des as de l’école d’espionnage de Borgensee sur les bords de la Baltique, hocha pensivement la tête.
  
  - Et si, parmi ces R J 2, d’autres étaient capables d’un exploit scientifique identique à celui accompli par Svengov ? En les supprimant, vous vous privez d’éléments de comparaison.
  
  - Exact, concéda le patron de la Section 14, c’est pourquoi j’insiste. A la dernière extrémité seulement.
  
  - En résumé, vous voulez un rapt ?
  
  - C’est exactement ce que je veux.
  
  - Pourquoi ne pas tous les kidnapper ? Le problème serait réglé une fois pour toutes. Souvenez-vous, j’ai toujours été partisan de cette solution.
  
  - Et moi je vous ai exposé les raisons de la Direction Générale de nos services. L’étude du comportement des R J 2 dans l’ambiance d’un pays occidental est passionnante. La preuve en est Svengov. Serait-il parvenu à ce miracle s’il était resté en Russie ? C’est pourquoi nous préférons que ces R J 2 restent là où ils sont. Nous n’avons pas choisi cette solution. Pourtant, puisqu’elle existe, autant en tirer le meilleur parti possible. Revenons à Svengov. Vous disposerez de l’argent et des hommes dont vous aurez besoin.
  
  - Qui sont les R J 2 qui sont morts ?
  
  - Feodor Loubkine alias Vincent Arrabal. Un stupide accident de voiture. Et Leonid Branov alias Rainer Holmstad. Abattu en Allemagne par la GSG-9. Il jouait au terroriste au sein des survivants de la Rote Armee Fraktion.
  
  Stupéfait, Youri Kolvak plissa les yeux. Souvarine ne lui laissa pas le temps de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
  
  - Terroriste non par idéologie gauchiste, mais par un goût exacerbé de l’action, de la violence et du sang. Je vous ai dit que ces R J 2 sont complètement fous ! De vrais psychopathes !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Dans la cave on n’entendait que le glougloutis de l’eau fuyant du robinet et coulant sur les vomissures projetées par Coplan lorsque son estomac n’avait plus supporté les coups, ainsi que le souffle rauque, laborieux de ce dernier. A part ces bruits, le silence dans la pièce était presque tangible. Les Corses avaient tombé la veste et leurs manches de chemise haut relevées au-dessus du coude étaient trempées de sueur. L’odeur alentour était suffocante.
  
  La porte s’ouvrit, laissant passer l’air frais. Les yeux rougis, Coplan tourna son visage tuméfié et luisant de sueur dans cette direction. Cette fois, il reconnut Manfredi, un homme au faciès brutal mais intelligent, dont le front, trait commun aux Méditerranéens, se dégarnissait rapidement. Sous les sourcils épais, les yeux brillaient avec curiosité. Il portait un costume élégant, en retard sur son âge et en avance sur la saison.
  
  - Laissez-nous, commanda-t-il d’un ton sans réplique.
  
  Ses hommes de main obéirent et s’étirèrent pour détendre leurs muscles ankylosés.
  
  - Vous êtes un vrai dur, complimenta Manfredi. Résister aux séances que vous avez endurées, c’est un exploit. Pourquoi êtes-vous ici et qui êtes-vous ?
  
  Malgré les ecchymoses, les bosses, les contusions multiples, le cuir chevelu fendu, son cou lacéré, Coplan récupérait rapidement. Tout naturellement lui revint en mémoire le discours qu’il avait préparé.
  
  - Comme vos hommes ont pu le lire sur mes papiers d’identité, mon nom est Francis Clos. Quant aux raisons de ma visite ici, laissez-moi dire en préambule que vous êtes dans de sales draps, Manfredi. Il ne s’agit plus pour vous de rackets, d’extorsions de fonds, de prostitution, de jeux et de trafics d’armes, mais de quelque chose de bien plus grave, d’atteinte à la sûreté de l’État.
  
  Le Corse éclata de rire.
  
  - Les Basques de l’E.T.A. ? Mes hommes les butent à Biarritz ou ailleurs, mais avec le soutien et l’approbation de Madrid et moi je vis en Espagne. Alors, ici on me protège.
  
  Coplan s’en voulait d’avoir une voix aussi râpeuse à cause des coups reçus, et de se trouver en position d’infériorité. Il se leva péniblement, marcha jusqu’au lavabo et ouvrit le robinet en grand pour boire et se laver le visage.
  
  - Vous êtes quoi ? Un flic ? Une barbouze ? grinça le Corse.
  
  - Quand je dis que vous êtes dans de sales draps, Manfredi, quand je parle d’atteinte à la sûreté de l’État, je ne pense pas aux Basques espagnols réfugiés en France et que vos sbires vont assassiner, j’évoque une atteinte à la sûreté de l’État en France...
  
  Manfredi faillit s’étrangler :
  
  - En France ?
  
  - Avec ramifications en Sardaigne.
  
  Le Corse comprit sur-le-champ.
  
  - Giulano ?
  
  - La guerre que vous menez à Giulano laisse à penser à Paris que vous agissez pour le compte des services de renseignements russes contre les intérêts de la France. Dans ce cas, vous connaissez le prix à payer. Il ne s’agit plus d’extradition en bonne et due forme, strictement légale, avec juge d’instruction, avocats somptueusement rémunérés et procès. Non. La France se protège par d’autres moyens, plus brutaux, plus définitifs, les mêmes finalement que vous utilisez pour les Basques espagnols réfugiés à Biarritz ou ailleurs. Et, à partir du moment où une telle action a été décidée en haut lieu, vous ne pouvez plus échapper à ses conséquences, Manfredi. Votre système de protection sophistiqué autour de cette villa, vos spadassins, ne vous sont plus d’aucune utilité. Nul homme au monde n’est à l’abri d’une balle ou d’une roquette, que ce soit à l’heure de l’apéritif ou durant le sommeil.
  
  - C’est complètement dingue, grogna Manfredi. Fatche de con, ma guerre contre Giulano n’a rien à voir avec les Russkoffs, son origine c’est le corail.
  
  Ce fut au tour de Coplan d’être étonné.
  
  - Le corail ? Vous vous fichez de moi !
  
  - Pas du tout ! Moi je suis issu d’une famille de pêcheurs de corail de Bonifacio. Il y a plein de corailleurs en plongée qui sont mes frères et mes cousins et qui ne vivent que de ça. Le corail de Bonifacio est réputé pour sa qualité et sa belle couleur rouge vif. C’est un capital qu’il ne faut pas gaspiller et que l’on doit respecter. Chez nous, les gens ne le remontent des profondeurs de 65 à 100 mètres que lorsqu’il a atteint une taille suffisante. Ne croyez pas que mes frères et mes cousins font fortune. Ils pêchent un kilo de corail par jour qui se vend cinq cents francs à Torre del Greco, un petit village près de Naples, qui est la capitale mondiale du corail. Et un jour, les chalutiers de Giulano sont arrivés et ces sagouins de Sardes ont commencé à pêcher chez nous à l'ingegno (Barre de fer pesant 500 kilos, en forme de croix de Saint-André, lestée de grosses chaînes remorquant des filets destinés à ramasser le corail cassé par la barre), alors que ce matériel est interdit en Italie.
  
  « Cet ingegno est un désastre. C’est comme si vous laissiez un troupeau d’éléphants se promener sur un parterre d’orchidées. L'ingegno dévaste tout, le corail, la faune, la flore, les poissons, les crustacés. Pas besoin d’être écolo pour comprendre cela. Et après son passage, mes frères et mes cousins n’ont plus rien à becter. La solidarité corse ne peut accepter cette situation. Question d’honneur, et l’honneur chez nous est important. Alors j’ai décidé de prendre les patins de mes frères et de mes cousins, ce qui n’a pas empêché Giulano de continuer sa sale besogne avec ses saloperies de chalutiers. »
  
  - Vous avez récupéré l’argent qu’il avait remis à Bob Jinelko.
  
  - Exactement, et je l’ai distribué à ceux qui étaient truandés par ses manigances. Et depuis, c’est la guerre incessante. C’est pourquoi mes hommes vous ont matraqué. Ils vous ont pris pour un des sagouins travaillant pour cette ordure. Mille excuses. Mais pour en revenir à votre visite, vous vous gourez du tout au tout si vous croyez que je bosse pour les Russkoffs ! Pas moi ! Il s’agit seulement d’une guerre privée.
  
  - Elle consiste en quoi ?
  
  - Comme Giulano a poursuivi ses opérations illégales de pêche au corail avec cette pourriture d'ingegno, j’ai réussi à mettre en l’air quelques-uns de ses chalutiers. Dans les eaux territoriales italiennes, évidemment, afin d’éviter les ennuis en France. Il a riposté en me tuant quelques hommes. J’ai décidé alors de le faire buter, mais il est insaisissable.
  
  Coplan fronça les sourcils et un peu de sang séché sur son front s’écailla tandis que de petites miettes brunâtres tombaient le long des ailes du nez.
  
  - Insaisissable ?
  
  - Il a disparu de Cagliari. Impossible de lui remettre la main dessus.
  
  
  
  
  
  Ulrike Sonntag alluma une Lucky Strike et aspira voluptueusement la fumée au goût de miel. Elle allait se constituer prisonnière, c’était décidé, et elle ne reviendrait pas en arrière. Depuis sa fuite à la gare, depuis la mort brutale de Birgit Knobel et de Rainer Holmstad, elle ne vivait plus. L’angoisse la tenaillait. Elle était revenue dans son deux-pièces de la Bahnhofstrasse, tout près d’une autre gare, celle de Neu-Isenburg, et n’en bougeait plus. Heureusement, le congélateur était plein, car les Marks se faisaient rares,
  
  Finalement, elle était devenue trop vieille pour ce genre de sport. Elle se sentait lasse, vaincue et désorientée, agitée comme un roseau dans la tourmente. Où étaient les vertes années ? Elle avait dix-huit ans quand elle avait rejoint la Bande à Baader, et vingt-deux quand elle avait commis son premier meurtre, celui d’un juif qui avait trahi ses coreligionnaires au camp d’Auschwitz et qui avait réussi jusque-là à échapper aux justiciers. Bientôt, le 7 avril prochain, elle fêterait son quarante-troisième anniversaire. Comme l’avait écrit Albert Camus : « On ne peut pas toujours souffrir du froid. »
  
  Elle but une bière, acheva sa Lucky Strike qu’elle éteignit dans le cendrier que Birgit Knobel lui avait offert trois anniversaires plus tôt et alluma le téléviseur qu’elle coupa après quelques minutes d’attention. Après tout, en prison aussi on bénéficiait de la télévision. Allons, un effort, il fallait en finir. Elle ramassa sur la moquette un pétale fané qu’elle jeta dans le vide-ordures en compagnie du bouquet à quatre sous qu’elle s’était acheté le vendredi passé, un soir de nostalgie. Un instant, elle songea à dissoudre dans un verre d’eau l’edelweiss séché, coincé entre les pages de la Jungfrau von Orléans, le chef-d’œuvre de Schiller. Rainer Holmstad le lui avait remis au cas où elle voudrait se suicider. L’edelweiss recelait dans ses fibres un poison foudroyant, fruit de la haute technologie russe. Elle haussa les épaules.
  
  Elle avait trop peur de la mort pour choisir cette échappatoire.
  
  Depuis longtemps elle avait mémorisé le numéro de téléphone de la GSG-9. Elle le composa, s’annonça et demanda à parler au colonel Ruffenstahl.
  
  
  
  
  
  Un peu hypocritement, Tourain s’apitoyait sur les plaies et bosses de Coplan.
  
  - Ils ne vous ont pas ménagé. Leurs coups ont laissé des traces.
  
  Le Vieux compatissait également mais, soucieux d’efficacité avant tout, se refusait à larmoyer.
  
  - Notre ami Tourain et De Gracia ont recueilli un élément intéressant. A vous, Tourain.
  
  Le policier de la D.S.T. s’extirpa de son fauteuil, tira sur son costume avachi, alluma une Gitane qu’il laissa pendre au coin de la lèvre et pressa les boutons du magnétoscope et du téléviseur. Sur l’écran apparut Veronika Guelf.
  
  - Il s’agit d’une émission de Tf1 baptisée Que sont-ils devenus ? Ce volet est consacré aux vedettes oubliées du show-business et du sport, commenta-t-il d’un ton neutre. Veronika Guelf y occupe une place de choix entre un ex-crooner et une ancienne star du football professionnel. Comme de coutume, les invités se présentent en compagnie de leurs proches, assis dans les rangs du public. Vous voyez cet homme, à quelques mètres derrière Veronika Guelf ?
  
  Coplan posa le regard sur l’intéressé qui était vêtu d’un complet bleu très strict, chemise blanche et cravate rayée noire et rouge. Le visage était celui d’un Asiate, teint jaune, chevelure et yeux noirs, pommettes saillantes, joues creuses, lèvres minces, paupières légèrement bridées. Ni beau ni laid. Il avait le regard inquiétant comme celui d’un faucon, malgré le sourire indulgent qui restait plaqué sur les lèvres pendant que l’ex-vedette égrenait ses joies anciennes et ses espoirs futurs.
  
  - François Brunet, déclara Tourain.
  
  - Le père supposé de la petite Mathilde ? s’enquit Coplan.
  
  - Oui. Supposé et plus que probable. Chez la petite Mathilde on retrouve les caractéristiques physiognomoniques de cet homme. En particulier le teint jaune, les yeux et les cheveux noirs, les pommettes saillantes et les paupières bridées.
  
  - De quand date cette émission ?
  
  - Dix mois avant la naissance de Mathilde. Nous ne sommes pas loin de la procréation. Ces images que nous possédons ici sont les seules qui, à notre connaissance, existent de François Brunet. Nous les avons montrées aux quelques amis qui restaient à Veronika Guelf malgré la débine dans laquelle elle était tombée. Ils sont formels : il s’agit bien de François Brunet. Malheureusement, ils ne savent rien de plus sur lui.
  
  - Une ombre qui est sortie des ténèbres et y est rentré, soupira le Vieux.
  
  Tourain tira sur sa Gitane et tendit une enveloppe à Coplan.
  
  - J’ai fait procéder à des tirages. Ils vous seront peut-être utiles pour le reconnaître, si vous le rencontriez au hasard de vos pérégrinations.
  
  - Pérégrinations ? s’étonna Coplan.
  
  Le Vieux intervint :
  
  - En ce qui concerne les autres pistes nous sommes dans une impasse. Du côté du S.V.R., rien n’a pu être découvert, bien que nous ayons mis nos agents doubles sur l’affaire. Il faut dire que les effectifs du S.V.R. rétrécissent comme une peau de chagrin.
  
  - Le K.G.B. n’est plus qu’un cagibi, glissa Coplan.
  
  - Joli calembour, apprécia Tourain.
  
  Le Vieux sourit et poursuivit :
  
  - Une bonne nouvelle néanmoins. Ulrike Sonntag s’est rendue à la GSG-9. Ruffenstahl que j’ai contacté nous laisse libre de l’interroger. Aussi, mon cher Coplan, je suggère que vous preniez le premier avion à destination de Francfort.
  
  
  
  Le lendemain, Coplan posait le pied dans la cellule haute sécurité qui avait été affectée à la terroriste.
  
  La dernière photographie qui avait été prise d’elle la représentait en jeune fille blonde et rieuse, ses cheveux en nattes, l’allure sportive, plus encline à brandir une raquette de tennis qu’un pistolet-mitrailleur. Elle ne ressemblait plus à cette image idyllique. Visage bouffi, cheveux foncés à la racine, yeux largement cernés et rougis par les insomnies, taille empâtée et jambes épaisses.
  
  Regret de s’être constituée prisonnière ou bien dernier défi ? Elle portait par-dessus son pantalon de jean un T-shirt blanc sur lequel était imprimé en noir Solidarität mit den Kämpfern aus der Guerilla (Solidarité avec les guérilleros).
  
  Elle avait été avertie de la visite de Coplan et esquissa un sourire moqueur.
  
  - On vous a passé le visage à la moulinette ? Ou bien sont-ce les vicissitudes du ring ?
  
  Elle alluma une Lucky Strike sans lui en offrir, jeta un coup d’œil arrogant aux deux gardiennes qui étaient restées dans le couloir et entra sans plus tarder dans le vif du sujet :
  
  - Que voulez-vous savoir ?
  
  Nullement impressionné par cette légende vivante du terrorisme allemand des vingt-cinq dernières années, Coplan la soumit à un interrogatoire serré en répétant les questions qu’il avait posées à Stéphane Guirand et à sa compagne Caroline.
  
  - Je sais peu de choses sur Rainer, confessa-t-elle. Je ne le voyais qu’épisodiquement. Puisqu’il est mort, je n’ai pas l’impression de le trahir en répondant à vos questions. C’était un être secret, presque totalement dépourvu de sensibilité. Le seul exemple de sentiment qu’il m’ait donné c’est lorsqu’il m’a fait cadeau d’un edelweiss contenant un poison foudroyant en provenance de Russie afin que je m’en serve si je voulais me suicider. Encore ce geste altruiste était-il associé à l’idée de la mort. La mort c’était la raison de vivre de Rainer, si vous me pardonnez ce paradoxe.
  
  - Un poison qui venait de Russie ? Rainer était en relation avec les Russes ? Le S.V.R. ? questionna Coplan qui voyait déjà un lien entre Holmstad et l’irruption dans le tableau de Levsky et Grichkov.
  
  - Je n’ai pas de preuves mais j’ai l’impression que oui. En tout cas, il parlait russe à la perfection. A première vue, il peut paraître étrange qu’il ait eu des liens avec Moscou. Notre action n’avait rien à voir avec le communisme. Vous savez, moi je n’ai jamais lu Karl Marx. C’est plus par romantisme que par idéologie ou conviction révolutionnaire que j’ai œuvré dans le gauchisme. D’ailleurs, Rainer m’avait baptisée Revolutionskasperle (Petit guignol révolutionnaire) en se moquant de moi. Pour être franche, j’ignorais tout de ses contacts car nous maintenions une compartimentation très stricte. Trois fois cependant, en catastrophe, il m’a demandé de réceptionner de l’argent en liquide pour lui. Des envois postaux, bien qu’en Allemagne il soit illégal de recevoir de l’argent liquide par la poste.
  
  - D’où provenait l’argent ?
  
  - Une fois de Cagliari en Sardaigne, deux fois des Seychelles.
  
  - L’expéditeur ?
  
  - Pas de mention d’expéditeur.
  
  Coplan n’apprit rien d’autre d’Ulrike Sonntag. Néanmoins, quand il la quitta, il était relativement satisfait. Existait d’abord la possibilité que Rainer Holmstad ait tissé des liens avec Moscou. Par ailleurs, un pipe-line, dont la source était située à Cagliari et aux Seychelles, alimentait le terroriste en argent fiais. Cette source en Sardaigne était Gianfranco Giulano qui avait circonvenu le manager de boxe Bob Jinelko pour transmettre une jolie somme à Holmstad. Mais qui était-elle aux Seychelles ?
  
  Pourtant, si l’on exceptait les anomalies du groupe sanguin et de la structure du cerveau, quel était le lien entre le terroriste abattu d’une part et, d’autre part, la petite Mathilde Guelf, Vincent Arrabal, le député Robin Ferrière, le pugiliste Toni Anastasia dont Holmstad craignait l’autopsie, et le duo d’agents du S.V.R. Levsky et Grichkov ?
  
  De retour à Paris, il conféra avec le Vieux et Tourain. Les diverses enquêtes piétinaient. Le lendemain, il prit l’avion pour Rome.
  
  
  
  Au 281 de la Via del Corso, à deux pas du Palais Doria, il entra dans un immeuble discret, en fait un local secret du C.S., le Controspionaggio dell’Arma dei Carabinieri, le Service de Contre-Espionnage des Carabiniers, que Coplan avait choisi plutôt que le S.I.M., car il éprouvait une totale confiance dans l’efficacité des carabiniers et de leur service secret, le seul épargné par les scandales et l’Opération Mains Propres lancée par le gouvernement.
  
  Le colonel Trescoli, un vieil ami, le reçut et écouta sa requête avec attention.
  
  - Revenez demain, conclut-il. J’aurai les renseignements que vous sollicitez.
  
  Le jour suivant, l’officier supérieur lui remit un dossier.
  
  - Gianfranco Giulano se livre à des activités frôlant l’illégalité sans, pour autant, avoir jamais été inquiété, sauf pour avoir enfreint la loi en matière de pêche au corail. C’est un armateur florissant. Ce qui inquiète les autorités de Cagliari c’est la guerre sanglante qu’il mène contre une bande de truands corses dirigée par un certain Dominique Manfredi réfugié en Espagne. Pour le reste et en ce qui nous concerne, rien à lui reprocher. Aucune activité d’espionnage, aucune menace contre la sécurité intérieure ou extérieure de l’État italien.
  
  - Des liens avec le S.V.R. ? questionna Coplan.
  
  - Non. Pour en savoir plus sur lui, je vous conseille d’interroger son épouse Teresa. Son adresse est dans le dossier. Voici une lettre de recommandation.
  
  Coplan remercia avec effusion et s’en repartit au volant de la Safrane qu’il avait louée chez Avis à l’aéroport Leonardo da Vinci.
  
  La clinique psychiatrique se logeait sur une des berges du lac de Bracciano. Il soufflait une bise glaciale qui ne parvenait pas à chasser la brume masquant l’eau. Coplan marcha avec précaution sur la terre verglacée avant d’atteindre le perron. A l’accueil, la réceptionniste lut la lettre et la transmit au médecin-chef qui vint chercher Coplan pour le conduire à un salon et lui prodiguer ses recommandations dans un langage plus que profane :
  
  - Cette femme est complètement folle, vous vous en rendrez compte. Ne la croyez surtout pas.
  
  Teresa Giulano offrait un de ces beaux visages italiens que tant de peintres de la Renaissance avaient célébrés. De grands yeux noirs, langoureux, ponctués de petites taches dorées qui, sous l’effet de la surprise provoquée par cette visite impromptue et bienvenue pour rompre la monotonie des jours, s’étalaient sur tout l’iris en éteignant l’expression terne et sans vie qui les avait habités jusqu’à cet instant. Sa bouche paraissait aussi sensuelle qu’une ballade napolitaine. Sous le morne uniforme en toile grise et inconfortable, on devinait des formes envoûtantes dont la claustration n’avait pas entamé le dessin.
  
  Elle observait Coplan avec des yeux curieux. Pris d’une impulsion subite, il décida de ne suivre en rien les recommandations du médecin-chef.
  
  - Je ne crois pas du tout que vous soyez folle, lança-t-il avec une conviction qui forçait l’adhésion.
  
  Elle tressaillit et un joli sourire se percha sur ses lèvres.
  
  - Vraiment ? Vous êtes la première personne qui me dise quelque chose de réconfortant.
  
  L’expression heureuse dans son regard changea.
  
  - Vous êtes sincère ?
  
  - Très sincère. Que vous est-il arrivé ?
  
  - Vous n’êtes pas au courant ?
  
  - Non. Racontez-moi.
  
  Elle passa une main distraite dans ses cheveux coupés court comme il seyait à ce genre d’établissement.
  
  - Il y a un an, je me suis rendue par avion aux Seychelles en compagnie de Gianfranco, mon mari. Nous y avons séjourné deux semaines. Deux semaines merveilleuses. A la fin de ce délai, Gianfranco a souhaité repartir en bateau. Il a dit que ses affaires ne le pressaient pas. Il a loué un yacht privé et nous sommes remontés par la mer Rouge et le canal de Suez. Durant le voyage, je ne sais pas ce qui est arrivé à Gianfranco. Lui si aimant, si attentionné, a complètement changé d’attitude. Il m’a séquestrée dans une cabine emplie de rats affamés qui m’ont attaquée et mordue. C’est vrai, à ce moment j’ai complètement perdu la raison et j’ai oublié ce qui est arrivé durant le reste du périple de retour, sinon que je vivais avec l’obsession de ces gros rats hideux et méchants. Je pense que j’ai été droguée. Quand nous avons débarqué en Sardaigne, des médecins aliénistes, alertés par radio, nous attendaient. Gianfranco leur a dit que j’étais devenue folle, que je ne parlais que de rats. Ce n’était pas entièrement faux puisque je hurlais de terreur quand on évoquait devant moi ces bêtes immondes. Les médecins ne m’ont pas crue mais ont gobé ce que leur racontait Gianfranco qui mimait à la perfection une profonde tristesse. Ses simagrées ont emporté la conviction de ces médecins.
  
  - Les morsures ?
  
  - Elles avaient été soignées. Il n’en restait plus trace. La police a inspecté la cabine que je désignais. Visiblement, aucun rat n’y avait séjourné. Le décor avait sûrement été changé.
  
  - L’équipage ?
  
  - Il était complice. Sans doute somptueusement rémunéré par Gianfranco. Le capitaine était un Chypriote et ses hommes des Pakistanais. Des fripouilles, j’en suis persuadée.
  
  - Dans cette mascarade, quel était l’intérêt de votre mari ?
  
  - J’ai été enfermée dans cet asile et, ainsi, Gianfranco a pu disposer librement de ma fortune sans avoir besoin de m’assassiner. Un assassinat est toujours dangereux. C’est un monstre, je ne l’ai découvert que sur le yacht.
  
  - Si vous juriez que les rats n’ont jamais existé que dans votre imagination, sortiriez-vous de cet asile ?
  
  Elle eut un accès de colère et brandit ses poings.
  
  - Pourquoi mentirais-je puisque je dis la vérité ?
  
  - Votre mari a été rusé. Pourquoi ne pas essayer de le battre sur son propre terrain ?
  
  Elle fronça les sourcils et se mit à réfléchir.
  
  - Promettez-moi de changer d’attitude dès demain, insista-t-il.
  
  A nouveau il vit le joli sourire fleurir sur les lèvres de la belle Italienne.
  
  - Promis, Teresa ?
  
  Le sourire s’élargit.
  
  - Promis.
  
  - Bien. Souvenez-vous que moi je ne crois pas du tout que vous soyez folle. Au fait, où avez-vous séjourné aux Seychelles ?
  
  - Chez une certaine Rubi Zandeira, une femme de là-bas. En fait, elle n’était jamais là. En voyage à Mombasa au Kenya, elle nous avait laissé sa villa à Anse Forbans.
  
  - Votre mari a disparu, en laissant ses affaires aux mains de ses fondés de pouvoir. A votre avis, où aurait-il cherché refuge ?
  
  Elle parut effrayée et se tordit les mains.
  
  - Mon Dieu, ma fortune ! Il a dû s’en emparer, je ne la reverrai jamais ! Il a tout manigancé ! C’est un monstre ! répéta-t-elle.
  
  - Où aurait-il cherché refuge ? appuya-t-il à nouveau. En dehors des Seychelles, quels étaient ses autres liens avec l’étranger ?
  
  - La France et l’Allemagne.
  
  - Où en France ?
  
  - Avignon.
  
  C’était là qu’était mort Vincent Arrabal, mais Tourain enquêtait de ce côté-là.
  
  - Qui en particulier à Avignon ?
  
  - Je ne sais pas.
  
  - Et en Allemagne ?
  
  - Je ne sais pas non plus.
  
  - La Russie ?
  
  Elle ouvrit de grands yeux étonnés.
  
  - Que diable Gianfranco serait-il allé faire en Russie ? A ma connaissance, il n’y a pas de corail en Russie et sa grande passion était la pêche illégale au corail. A mon avis, l’hypothèse la plus vraisemblable concerne les Seychelles, surtout s’il a mis la main sur ma fortune. En outre, indépendamment de ce pactole, il n’oublie sûrement pas que ces îles sont riches en corail. D’ailleurs, cette Rubi Zandeira dont j’ai parlé est propriétaire d’une entreprise de pêche au corail.
  
  Les Seychelles..., réfléchissait Coplan. Levsky et Grichkov arrivaient de ces îles enchanteresses lorsqu’ils avaient été tués dans l’entrepôt désaffecté de Saint-Ouen. Ulrike Sonntag avait réceptionné de l’argent liquide en provenance du même endroit. Qui l’avait envoyé ? Rubi Zandeira ?
  
  Coplan se fît encore préciser quelques points et prit congé. Teresa le regardait avec des yeux embués de larmes.
  
  - Merci du fond du cœur d’être venu. Je suivrai vos conseils.
  
  De votre côté, ne m’oubliez pas. Revenez me voir.
  
  - Comptez sur moi, je reviendrai, promit-il. Et vous sortirez d’ici.
  
  Pour lui, elle n’était pas folle et avait dit la vérité. Il était trop fin psychologue pour se tromper dans ce domaine.
  
  Avant de quitter la cellule, il eut une dernière question :
  
  - Le nom du yacht ?
  
  - Même s’il était commandé par un capitaine chypriote et doté d’un équipage pakistanais, il battait pavillon italien et, bien naturellement, portait un nom italien, et son port d’attache était Brindisi. Son nom : Leone di San Marco. Le lion de Saint-Marc. Mais ce n’est pas un lion qui a failli me dévorer, ce sont les rats !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Coplan avait défait ses bagages et, en fumant une Gitane, dégustait paisiblement, allongé sur une chaise longue, le cocktail de bienvenue offert par le Méridien Fisherman’s Cove à Bel Ombre, dans l’île de Mahé. Après l’hiver parisien, le chaud climat des Seychelles caressait agréablement sa peau qui, sous peu, allait bronzer, espérait-il.
  
  Son chalet individuel était isolé, comme il l’avait souhaité, et, dans l’allée, stationnait la Nissan Stanza qu’il avait louée chez Avis à Mont Fleuri.
  
  Son verre vidé, il alla téléphoner au Vieux :
  
  - Rien de nouveau depuis mon départ de Paris ?
  
  - Calme plat.
  
  - Tourain ?
  
  - Rien.
  
  - Le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible, disait Oscar Wilde.
  
  - Pour le moment, le seul être visible pour vous est Rubi Zandeira, rappela le Vieux avec une pointe d’ironie. Ne loupez pas votre coup. Recommandation inutile, tout bien réfléchi, puisque je connais votre art de manipuler les femmes.
  
  - Les jolies femmes, rectifia Coplan.
  
  Il raccrocha, prit une douche, passa des vêtements confortables et légers, avant de s’installer derrière le volant de la Stanza. En s’orientant à l’aide de la carte, il prit la direction d’Anse Forbans en esquissant un sourire amusé. L’endroit portait-il bien son nom ? Devait-on voir dans cette appellation un signe prémonitoire ?
  
  La route qu’il emprunta à partir de Victoria, la capitale, coupait l'île en deux de nord en sud et longeait le Parc National de Morne Seychellois, la Mission Lodge et la célèbre plantation de thé que les touristes visitaient en nombre. Ensuite elle descendait vers le sud par Anse Boileau et la Baie de Police pour remonter sur Anse Forbans.
  
  Il atteignit enfin la villa dont il avait repéré la dénomination dans l’annuaire : « Richebois ». Ici on ne craignait pas les voleurs et l’architecte avait fait l’impasse sur les murs. De simples barrières assez élevées les remplaçaient. A travers leurs lattes entrelacées, on apercevait une étendue de lianes pot-à-eau dont les feuilles formaient un astucieux réservoir avec couvercle pour recueillir l’eau de pluie. Les odorantes fleurs de vanillier parfumaient les environs. La demeure était haut perchée sur le sable blanc de la plage, sans doute pour se protéger des aléas atmosphériques quand, de juillet à septembre, les alizés du sud-est rendaient l’océan agité. Sur ses deux flancs elle était encadrée par des palmiers contre lesquels venaient buter, dans un désordre erratique, des magnolias, des frangipaniers, des jacarandas et des parterres d’orchidées.
  
  Les volets étaient fermés et la villa semblait inhabitée. Coplan hésita. A tout hasard, il avait téléphoné de sa chambre d’hôtel, envisageant de raccrocher dès qu’on décrocherait à l’autre bout de la ligne. Personne n’avait répondu.
  
  Soigneusement, il inspecta les alentours et se pénétra de la topographie. Au large, des bateaux revenaient de la pêche au gros, leurs ponts sans doute encombrés de thons et de marlins.
  
  Coplan poursuivit sa route en remontant vers le nord par Anse Royale et Anse aux Pins. En arrivant à Pointe La Rue, un peu au sud de l’aéroport international, il vit une jolie fille debout le long de la carrosserie d’une Datsun aux deux roues arrière à plat. Il freina sec.
  
  - Des ennuis ? questionna-t-il en français, l’une des trois langues officielles avec le créole et l’anglais.
  
  - Vous avez vu mes pneus ?
  
  - Montez.
  
  Elle était délurée d’allure. Sous des sourcils droits, elle offrait des yeux couleur d’ambre. La grâce de ses traits était aussi infinie que la délicatesse de sa peau pain d’épices. Elle s’avança en se déhanchant et Coplan se sentit ému. Son corps avait été dessiné par quelque architecte obsédé par l’érotisme.
  
  - Amarante Donoyou, se présenta-t-elle en ouvrant la portière.
  
  - Amarante ?
  
  - C’est une coutume seychelloise de donner aux filles à leur naissance un nom de fleur, de pierre précieuse ou de couleur. Amarante, c’est à la fois une fleur et une couleur.
  
  En lui-même, Coplan pensa à Rubi Zandeira. Rubi, un nom de pierre précieuse.
  
  - Francis Clos, de Paris.
  
  - Touriste ?
  
  - Plaisir et travail, répondit-il prudemment en redémarrant. Où allez-vous ?
  
  - A Vacoa Village sur la baie de Beau Vallon. Là-bas je connais quelqu’un qui me changera mes pneus. D’ailleurs, ma roue de secours aussi est à plat. Moi je suis guide pour touristes. La meilleure de l’île. Je connais tout par cœur. Vous voulez un cours ?
  
  - Allez-y, consentit-il, amusé.
  
  - Savez-vous qu’en dehors de quelques corsaires, l’archipel des Seychelles était encore inhabité voici deux siècles seulement ? Il compte 115 îles qui s’éparpillent sur 400 000 kilomètres carrés mais n’occupent que 443 kilomètres carrés de terre ferme si bien que, parfois, elles se trouvent à des milliers de kilomètres les unes des autres. Plus que fantastique, n’est-ce pas ? Les Portugais furent les premiers visiteurs mais ce sont les Français qui les ont colonisées et qui sont à l’origine des noms toponymiques. Puis les Anglais supplantèrent vos compatriotes, Francis. Les paléontologues jurent que les Seychelles sont les miettes d’un continent disparu qui aurait jadis relié l’Afrique à l’Asie et qu’il s’agirait là de l’authentique Jardin d’Eden. Les légendes ont la vie dure. Mais quel secret recèlent ces rochers vieux de 650 millions d’années plantés sur certaines de nos îles ? Appartiennent-ils à cet étrange mystère qui fait que nulle part ailleurs dans le monde on ne trouve la faune et la flore qui, en certains endroits, sont les caractéristiques inégalées de notre archipel ?
  
  - J’ai envie que vous m’enseigniez d’autres choses aussi intéressantes sur ces îles enchanteresses, susurra Coplan.
  
  Trop fine pour ne pas comprendre l’implication, elle repoussa une mèche coquine qui lui chatouillait l’œil gauche et proposa :
  
  - Allons d’abord voir le mécano afin qu’il me change mes pneus, ensuite nous pourrions dîner ensemble. Je vous initierai aux délices de la cuisine créole.
  
  Ainsi fut fait et Amarante l’emmena au Katiolo à l’Anse Faure. En chemin, un peu raidie sur son siège, elle l’avait prévenu :
  
  « - Vous avez trop tendance à rouler sur votre droite. Ici, on conduit à gauche, et comme les routes sont étroites, serrez bien sur votre gauche. »
  
  « - Guide touristique et ange gardien », sourit Coplan.
  
  Ce fut la belle Seychelloise qui composa le menu. Elle fit goûter à son hôte une soupe de tectec, de la pieuvre préparée avec du lait de noix de coco, élément essentiel de la cuisine locale, et un chatini requin. Coplan se déclara ravi. Ces plats étaient vraiment succulents.
  
  - Il faut manger en dessert le fruit de l’arbre à pain. Un vieux dicton assure que si vous en consommez, vous serez sûr de revenir dans nos îles qui sont, vous vous en êtes aperçu j’espère, le paradis sur terre. Mais avez-vous envie d’y revenir ?
  
  - Avec vous pour guide, le séjour sera idyllique, flatta Coplan qui sacrifia au dicton et mangea le fruit dont la chair était délicieuse.
  
  Elle but une gorgée de vin blanc sud-africain.
  
  - Quelle est la suite du programme ? s’enquit-elle.
  
  Coplan lui décrivit son attrait pour les jolies filles des îles, à la peau foncée et à la silhouette envoûtante, et ses talents pour les transporter au septième ciel, si bien qu’Amarante battit des mains et le pressa de régler d’addition.
  
  Elle récupéra sa voiture à Pointe La Rue et le précéda sur la route de Beau Vallon où elle occupait un petit appartement de style colonial au Vacoa Village.
  
  Le décor était coquet, les couleurs vives du madras qui tapissait les murs s’alliaient au cocktail de jus de fruits que servit la belle Seychelloise qui ne s’éternisa pas en vains propos ni en atermoiements. Après avoir vidé son verre, elle se dévêtit sous le regard d’un Coplan haletant devant son corps somptueux.
  
  - Viens, invita-t-elle.
  
  Une fois Coplan déshabillé, ils roulèrent sur le lit en soudant leurs lèvres. Il réfréna l’envie de la pénétrer immédiatement bien que son désir fût violent, tant la chair qu’il caressait était douce et soyeuse. Allongé à côté d’elle, il mit la main sur son sexe et, précautionneusement, il imprima avec ses doigts un subtil mouvement de va-et-vient, tant et si bien qu’avec des gémissements, elle lui dit de venir en elle, en même temps qu’elle l’agrippait aux épaules et l’attirait sur elle.
  
  Il s’inséra dans son intimité. Elle était à la fois douce et brûlante. Il sentait le souffle chaud d’Amarante sur sa bouche. Ce fut elle qui accéléra l’allure, jugeant sans doute le rythme trop lent à son goût. Coplan ne s’était pas trompé : cette superbe métisse possédait un tempérament volcanique. Probablement charriait-elle dans ses veines les gènes les plus enflammés des races qui s’étaient mêlées sur ces îles, en provenance d’Europe, d’Afrique, d’Arabie et d’Extrême-Orient, pour engendrer des filles au sang incendiaire.
  
  Le plaisir que ressentait Amarante la rendait folle. Elle était en feu, ruisselante, levait les cuisses pour emprisonner son partenaire qu’elle griffait de ses ongles. De sa bouche s’échappait des cris extasiés.
  
  Elle précéda Coplan dans l’orgasme, et quand il se fut vidé en elle, elle lui dévora les lèvres et les joues de baisers ardents. Bientôt, elle ne tarit plus d’éloges sur les talents des Français quand il s’agissait de satisfaire une femme.
  
  - Ils apprennent ça en suçant le sein de leur mère, assura-t-elle avec une parfaite conviction.
  
  Quand elle se dégagea pour se rendre à la salle de bains, il se leva pour préparer deux autres cocktails de jus de fruits, sapotille et goyave, dans lesquels il versa un doigt de rhum. Il tendit son verre à Amarante quand elle ressortit
  
  - Tu as mis du rhum, énonça-t-elle après avoir bu une gorgée.
  
  C’était plus une constatation qu’un reproche. Il lui offrit une de ses Gitanes. En quittant Paris, il en avait emporté une cartouche par précaution.
  
  - C’est la première fois que je fume une cigarette française, remarqua-t-elle en tirant une longue goulée qu’elle conserva dans la bouche avant de la souffler vers la statuette posée sur la table de nuit et qui représentait une divinité africaine massai.
  
  Elle eut une moue surprise.
  
  - Ce tabac est vraiment bon, dis donc !
  
  Il se dirigea à son tour vers la salle de bains quand il eut terminé sa Gitane.
  
  - Je t’abandonne pour un instant.
  
  Elle laissa tomber sur le sol son peignoir, dévoilant sa superbe nudité. Coplan apprécia.
  
  - Fais vite, roucoula-t-elle. C’est à marée haute qu’on prend le poisson.
  
  Douché et les hanches ceintes d’une serviette de bain, il revint dans la chambre. Elle dormait déjà d’un sommeil profond. Le puissant soporifique qu’il avait versé dans son cocktail, ajouté au rhum, produisait son effet. Il se rhabilla, sortit dans la nuit et regagna l’endroit où était parquée la Stanza. Venue de l’océan, la brise frissonnait à travers les cocotiers sous un firmament constellé d’étoiles.
  
  Au volant de la voiture, il prit la direction d’Anse Forbans où, dans le passé, si l’on se fiait à la tradition locale, les pirates déchargeaient leur butin. D’où le nom, assurait Amarante.
  
  La villa « Richebois » était plongée dans l’obscurité. Il sonna sans obtenir de réponse. Il insista, sans plus de succès, puis sauta par-dessus la barrière pour s’avancer entre les lianes pot-à-eau et les fleurs de vanillier, les magnolias et les frangipaniers. Arc-boutés sur leurs pieds chevelus, à la lisière de la plage de sable blanc, cocotiers et palmiers résistaient au vent venu de l’océan. Au contraire, la porte ne résista pas au sésame de Coplan.
  
  Sa torche électrique éclaira un hall dallé de marbre noir et blanc. Ici le silence était sépulcral. On n’entendait même pas le souffle du vent dans les feuillages des cocotiers et des palmiers. Au fond, on apercevait un escalier montant avec grâce entre des murs ornés de gravures anciennes représentant le romantique Chopin ou le sinistre Brahms. A droite, dans un salon à musique entièrement isolé acoustiquement, trônait un Steinway. Coplan ferma la porte derrière lui et, pour s’amuser, pianota sur les touches d’ivoire les premières mesures de la Troisième sonate pour piano de Prokofiev.
  
  La demeure était vaste et décorée avec goût dans le style tropical, en un subtil mélange de tendances africaines, indonésiennes et chinoises. Néanmoins, il eut beau fouiller avec patience et minutie, il ne découvrit aucun indice intéressant sauf, sur une feuille d’agenda datant d’une semaine, l’indication que Rubi Zandeira était partie pour Mombasa, au Kenya, sur Air Seychelles, et qu’elle serait de retour dans quelques jours.
  
  Et aussi l’automate à forme humaine. Celle d’un homme de taille moyenne, un mètre soixante-dix. Coplan tâta et sentit sous ses doigts une épaisse armature métallique évoquant un squelette humain avec des articulations aux genoux, aux coudes, aux épaules et aux poignets. Aux os étaient substituées des tiges de grosseur et d’importance variables. Les vides étaient comblés par une bourre mousseuse faite de caoutchouc synthétique.
  
  Le visage était constitué par un masque pareil à ceux que l’on vendait dans toutes les bonnes boutiques de farces et attrapes, et les mains se dissimulaient sous des gants très fins couleur beurre-frais. Des bottes de saut de parachutiste chaussaient les pieds, tandis que la perruque aux longs cheveux était coiffée d’un chapeau de brousse de type australien dont le gris-vert s’accordait à la tenue camouflée style U.S. Army.
  
  Dans une poche de la veste, Coplan dénicha une télécommande qu’il actionna et, stupéfait, vit la poitrine se gonfler en même temps qu’il percevait les battements du cœur.
  
  A quoi pouvait servir cet étrange manequin robotisé ? s’interrogea-t-il. Vraiment, il ne voyait pas. La sophistication était remarquable. Les yeux, par exemple, retenaient l’attention. Également actionnés par la télécommande, ils bougeaient, se plissaient. Faits d’une matière dont Coplan ne pouvait déterminer l’origine, ils semblaient réellement vivants. Probablement avait-on installé un cerveau électronique sous le crâne dur, vraisemblablement lui aussi métallique, que mettait en œuvre le boîtier électronique.
  
  Pour cacher le factice du masque, une barbe et une moustache avaient été collées à la fausse peau, si bien que l’on s’imaginait avoir affaire à quelque barbudo échappé de Cuba et de son enfer castriste. Un morceau de sparadrap avait été ajouté à la joue gauche, sans doute pour duper l’interlocuteur et l’inciter à croire à une blessure imaginaire.
  
  Bon sang, quel était le but de cette mascarade ?
  
  Ce fac-similé d’être humain était rangé dans un cagibi logé entre deux chambres du haut. Sur une étagère, Coplan découvrit aussi un magnétophone miniature, un bloc métallique composé d’un briquet à gaz, d’une boîte en fer contenant une trentaine de Lucky Strike et d’un casier qui, selon toute vraisemblance, servait de cendrier. Sur l’étagère du dessous était posée une caméra miniaturisée. A vue de nez, la plus petite du monde. Un bijou de technologie made in Japan. Coplan passa une des bandes sur le magnétophone mais n’entendit que des raclements de gorge, des toussotements et des frottements de pied sur une surface en bois.
  
  Il tenta d’élucider le mystère auquel il était confronté mais n’y réussit pas.
  
  La nuit s’avançant, il abandonna la partie, contrit de ne pas être en mesure de résoudre le problème qui lui était posé.
  
  C’est en ressortant qu’il entendit un bruit suspect en provenance des frangipaniers. Il se jeta à terre et rampa dans cette direction. Il entendit des pas sur le gravier de la berme et accéléra l’allure. Quand il atteignit la barrière, il vit une voiture démarrer dans la direction d’Anse Royale. La plaque minéralogique n’était pas éclairée et il n’en put déchiffrer le numéro. En revanche, il nota que le véhicule était une BMW 850 Csi vraisemblablement rouge, pour autant qu’il puisse en juger sous le faible éclairage lunaire.
  
  Intrigué, il sauta par-dessus la barrière, courut jusqu’à la Nissan et démarra en trombe pour tenter de rattraper la voiture. Bien qu’il roulât à folle allure, ses efforts furent vains.
  
  Dépité, il regagna Vacoa Village. L’aube blanchissait. Amarante était toujours plongée dans le profond sommeil engendré par l’absorption du soporifique. Il se coucha à son côté et s’endormit. Ce fut elle qui le réveilla. Le soleil était haut dans le ciel.
  
  - Je suis en retard, glapit-elle. J’ai un groupe de touristes à prendre en charge à l’aéroport.
  
  En titubant, elle marcha jusqu’à la salle de bains. Coplan prépara le breakfast dont un café fort et brûlant.
  
  - Tu me conduiras à l’aéroport ? quémanda-t-elle.
  
  - Naturellement.
  
  L’aéroport était situé sur la côte orientale, au sud de la capitale et au nord de Pointe La Rue où justement Coplan avait rencontré la belle Amarante.
  
  Elle l’embrassa tendrement.
  
  - Je vais sur l’île de Praslin. Je serai absente plusieurs jours. Amuse-toi bien avec les filles du pays, je ne suis pas jalouse. Si tu veux me téléphoner, je serai au Flying Dutchman à la Grand Anse.
  
  Elle rejoignit son groupe de touristes et Coplan regagna le Méridien. Pour se délasser, il piqua une tête dans la piscine. Bientôt, il ne fut pas sans remarquer l’intérêt que portait à ses évolutions aquatiques une Noire superbe allongée sur une serviette multicolore. Il feignit l’indifférence, une tactique éprouvée qui, cette fois encore, porta ses fruits. Elle plongea à son tour et vint nager à quelques centimètres de lui.
  
  - Vous êtes comme moi, vous avez peur des rouleaux, et vous préférez la piscine à l’océan ? lança-t-elle en anglais.
  
  Ainsi, comme l’avait calculé Coplan, elle accomplissait les premiers pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Cheveux frisés coupés très court, les yeux noirs mangeant le visage sombre, elle possédait la beauté hiératique des conquérants yéménites qui avaient chassé les Portugais, des siècles plus tôt, après la prise de Fort-Jesus à Mombasa au Kenya, pays d’où elle était originaire. Les lèvres charnues et sensuelles, le corps lascif au souple mouvement des hanches, promettaient un festival de félicités charnelles. Ses jambes étaient longues et finement galbées, ses cuisses et ses fesses généreuses. Quant à sa peau que caressait Coplan, elle s’harmonisait avec son prénom de Velvet qui, en anglais, signifiait Velours.
  
  - Prends-moi, invita-t-elle à bout de résistance.
  
  Coplan n’en finissait pas de la caresser, tant la peau de la jolie Kenyane était agréable à ses doigts. Elle s’écarta et il admira son ventre, légèrement arrondi avec des courbes languides en direction des hanches, incurvées vers le sexe couvert de poils noirs. Elle ouvrit les cuisses et il se glissa en elle, savourant sa pénétration dans un fourreau à la fois brûlant et déjà lubrifié. Sous ses mains, les seins ronds et fermes durcissaient. Enchantée par la rigidité qui la comblait de plaisir, elle se déchaîna, étouffant son partenaire sous une avalanche de baisers torrides agrémentés d’une langue en feu qui semblait enrobée dans du poivre de Cayenne ou, plus vraisemblablement, du pili-pili dont les Kenyans étaient grands consommateurs. Ces mille sensations embrasaient Coplan qui ne fut pas long à atteindre l’extase en même temps que Velvet, qui se déclara satisfaite de cette incendiaire étreinte et ne tarda pas à la renouveler sans que Coplan s’y oppose, tant lui-même avait apprécié cet échange érotique.
  
  Après sa douche, elle s’habilla. Elle portait un étrange bustier en peau de crocodile sur une minijupe rouge qui soulignait l’attrait de ses jambes splendides. Sur le revers en paille effilochée de la veste en lin blanc, Coplan remarqua un clip en or en forme de régime de bananes, accroché du côté gauche. Il pointa le doigt.
  
  - Ce régime de bananes, une signification quelconque ?
  
  - A gauche, cœur libre. A droite, cœur pris.
  
  - C’est l’inverse de la coutume hawaïenne. Une orchidée piquée dans les cheveux du côté gauche, cœur pris. A droite, cœur libre.
  
  Elle égrena un rire lent.
  
  - Hawaï est dans l’hémisphère Nord, le Kenya dans l’hémisphère Sud, c’est ce qui explique le renversement de signification. Viens, je t’emmène goûter à la cuisine kenyane dans un petit restaurant du port aux boutres.
  
  Les pêcheurs rentraient à bord de leurs galawas (Pirogues à balancier construites en bois d’okoumé).
  
  A l’intérieur du restaurant flottaient des odeurs d’ylang-ylang et de palma rosa. La cuisine était si extraordinairement épicée que, bientôt, Coplan eut la bouche et le ventre en feu. Néanmoins, il conserva bonne contenance, bien qu’il eût deviné que Velvet l’avait emmené à cet endroit pour que les épices réveillent ses sens, ce que confirmait le léger sourire ironique qu’elle arborait sur ses lèvres pulpeuses.
  
  - Que fais-tu dans la vie ? questionna-t-il.
  
  - Ornithologue.
  
  Il haussa un sourcil curieux.
  
  - Et tu es venue ici dans un but professionnel ?
  
  - Aux Seychelles vivent des espèces très rares. Par exemple, le perroquet noir, le bulbul ou le pigeon hollandais. Sur l’île Frégate on trouve la pie chanteuse et l’île aux Oiseaux accueille tous les ans près d’un million de sternes fuligineuses, la sterna fuscaata nubilosa, qui viennent y faire leur nid. Quant à l’île Cousin, elle abrite la bebrornis seychellensis, dite fauvette des Seychelles, malheureusement en voie d’extinction. Je serais malhonnête si je ne citais pas également la crécerelle des Seychelles, falco araea, le petit duc des îles, oth insularis et l’hirondelle des Seychelles, collocalia francica elaphra.
  
  Coplan était estomaqué. Velvet citait même les appellations latines. Sa méfiance s’éveilla. N’en faisait-elle pas trop, comme si elle voulait prouver ses connaissances à coups de marteau ?
  
  - D’ailleurs, demain je vais sur l’île de Praslin pour étudier la stema dougallii arideensis, précisa-t-elle, l’air soudain pensif. Rappelle-moi d’acheter tout à l’heure des gants et des chaussures de toile pour éviter de me couper sur les coraux.
  
  Après le shopping, ils rentrèrent à l’hôtel et de folles étreintes les réunirent à nouveau. Le repas kenyan y était pour quelque chose. Coplan connaissait des ardeurs renouvelées et Velvet était à l’unisson.
  
  
  
  Le lendemain matin, il l’accompagna à l’aéroport. Sa curiosité était largement éveillée. Au cours de la nuit, après voir sacrifié à son tempérament incendiaire et alors qu’ils reposaient sur les draps mouillés de leur sueur, elle l’avait interrogé subtilement, comme une professionnelle, par petites touches presque volatiles, délicates, l’air de ne pas y toucher. Trop expérimenté pour se laisser abuser, Coplan l’avait laissée faire et avait compris, bien qu’il lui ait dit qu’il était ici en touriste, qu’elle ne le croyait pas et cherchait à déterminer le véritable but de sa visite dans les îles.
  
  Pourquoi ? Que cachait-elle ? Était-elle une authentique ornithologue ou bien n’était-ce qu’une façade bâtie à coups de savants noms latins ?
  
  A l’aéroport, elle l’embrassa sur la joue comme avait fait Amarante la veille.
  
  - J’en ai pour quelques jours. On se retrouve à mon retour ?
  
  - Reviens vite, répondit-il sans s’engager plus avant.
  
  Le De Havilland Twin Otter de 19 places décolla pour son bref trajet de quinze minutes entre Mahé et Praslin. Coplan sortait de l’aéroport quand une jeune femme le bouscula.
  
  - Le vol pour Praslin ? fit-elle, essoufflée, en un anglais marqué par l’accent sud-africain.
  
  - Il vient de partir.
  
  Elle trépigna de colère et se retourna pour héler le taxi qui l’avait déposée et redémarrait sans lui prêter attention. Dépitée, elle brandit les poings comme pour maudire le ciel de cette malchance répétée.
  
  Elle avait les cheveux roux, et des taches de son piquetaient son visage laiteux, d’un bel ovale régulier, qu’elle plissait de mille rides comme si elle avait honte de sa beauté et qu’elle veuille se plaquer un masque de Mardi gras. A son épaule pendait un sac en crocodile qui rappela à Coplan le bustier de Velvet. Vêtue d’un fourreau brodé fuchsia, serré par une ceinture en faille de soie tabac, il ne semblait pas que cette tenue soit propice à un voyage sur l’île de Praslin.
  
  - Je vous raccompagne en ville ? proposa Coplan.
  
  - Avec plaisir. Je suis descendue au Coral Strand, à Beau Vallon.
  
  Dans la Stanza, elle lui raconta qu’elle avait prévu d’aller admirer à Praslin la tortue géante Esmeralda.
  
  - Des tortues géantes, vous en avez à Mahé, répliqua-t-il. Elles se baladent même dans les jardins des hôtels. C’est vraiment une attraction. Il paraît qu’elles adorent les sucres d’orge. Il faudra que j’en achète.
  
  - Oui, mais Esmeralda est la plus vieille tortue géante des Seychelles. Elle vient de fêter son 150e anniversaire.
  
  - Pas elle, il renvoya Coplan dont l’érudition toute neuve s’était forgée sur la base des renseignements fournis par Amarante. Esmeralda est un mâle, pas une femelle.
  
  - Il y a aussi des mâles chez les tortues ? fit-elle, faussement naïve. A une époque aussi portée sur le sexe que la nôtre, à ma grande honte je suis en retard.
  
  Ce que démentait son regard un peu lubrique.
  
  - Vous n’avez pas d’appareil pour prendre en photo Esmeralda et conserver de lui un souvenir inoubliable ?
  
  - Je ne suis pas iconographique.
  
  Elle lui apprit qu’elle collectionnait les noix de coco dites « Cocos de Mer » dont regorgeait la Vallée de Mai à Praslin. La plus grande graine du monde végétal. Cette noix de coco double avait suscité d’innombrables légendes à cause de sa troublante ressemblance avec un bassin féminin. Sa forme était idéale pour le sculpteur qu’elle était.
  
  - Je sculpte aussi dans le Bois Méduse, un matériau que l’on ne trouve qu’aux Seychelles.
  
  En passant, ils s’arrêtèrent au marché de Victoria où, leur ample chiromani (Étoffe aux couleurs vives) flottant autour de leurs formes opulentes, de grosses matrones offraient un fantastique assortiment de fruits et légumes. Ciska Chapiro, c’était là l’identité qu’elle avait fournie à Coplan, acheta du fruit de singe, du fruit de cythère, du patole et du choucoute.
  
  - Pour faire du jus de fruit, commenta-t-elle. Je ne bois que du jus de fruit au breakfast.
  
  Pour le remercier de l’avoir prise en stop, elle invita Coplan dans un restaurant créole et il ne put s’empêcher d’établir une comparaison avec ses précédentes aventures en compagnie d’Amarante et de Velvet. Étrange comme se répétaient des épisodes similaires. Ces réflexions accrurent sa méfiance.
  
  Coplan goûta au boudin de chauves-souris nourries aux fruits exotiques mais, malgré sa curiosité naturelle en matière culinaire, son estomac se rebella. Il eut moins de problèmes avec le bouillon brède, le bourgeois grillé et le cari bernique.
  
  Dans sa chambre du Coral Strand, Ciska Chapiro lui montra une noix de trente kilos dite « Coco de Mer ». Effectivement, la forme rappelait les hanches et les cuisses d’une femme.
  
  - De retour à Johannesburg, expliqua-t-elle, je vais sculpter dans le Bois de Méduse les parties inférieures et supérieures, comme je le fais d’habitude. Ma clientèle adore. Des Américains viennent tout spécialement pour acheter mes œuvres. Néanmoins, j’envisage d’émigrer. Mandela au pouvoir, la vie sera impossible pour nous autres Blancs.
  
  Ciska caressa la noix de coco et infiltra l’index entre les circonvolutions qui ressemblaient à des cuisses.
  
  - Cette ébauche ne vous inspire pas ? susurra-t-elle en dardant sa langue entre ses lèvres.
  
  Nous y voilà, pensa Coplan. Réaction identique à celle d’Amarante et de Velvet. Certes, habituellement il recueillait un certain succès auprès des femmes, c’était un fait incontesté. Cependant, depuis son arrivée sur ces îles, la coupe débordait. Trop rapides, trop faciles, ces bonnes fortunes, d’autant qu’il n’en était pas l’initiateur, mais que les avances provenaient de la partie adverse.
  
  Il fallait en avoir le cœur net et ne pas dédaigner cette femme qui s’offrait. De plus, elle était jolie et savoureuse à souhait.
  
  Cette fois, il changea de tactique et la renversa sur le lit en optant pour la manière à la hussarde ou à la cosaque. Au choix de la partenaire. D’une main experte, il fit voler les vêtements à l’autre bout de la pièce, sans se soucier du slip qu’il déchire pour éviter une perte de temps. Sous le fourreau, les seins étaient nus. Il les serra un peu brutalement, tel le soudard qui capture se prise entre deux embuscades, puis entre dans le ventre accueillant.
  
  Ciska gémit de plaisir. Apparemment, Coplan avait choisi la bonne approche. Elle se mit à l’unisson. Ses gestes, comme ceux de Coplan, s’imprégnaient de dureté et de violence, et leurs chairs luttaient l’une contre l’autre avec brutalité et acharnement. Puissant cavalier, Coplan chevauchait à bride abattue.
  
  - Ne ralentis pas, implora-t-elle d’une voix sourde.
  
  La sueur humectait ses cheveux roux et ruisselait sur son front et ses joues dont la blancheur laiteuse était remplacée par une vive rougeur. Les muscles de son ventre et de ses cuisses étaient si tendus qu’ils évoquaient des câbles aux torons d’acier. D’un tempérament indocile, elle refusait en fait d’être dominée durant ces ébats et combattait vaillamment pour se hisser à la hauteur de celui qui s’acharnait en elle avec la fougue d’un sabreur.
  
  Elle bredouillait des mots en afrikaans qu’il ne comprit pas. Dans un dernier élan, elle hurla :
  
  - Plus fort !
  
  
  
  
  
  Youri Kolvak plissait un front soucieux. Même l’agréable climat des Seychelles ne parvenait pas à le dérider. Les cocotiers et les palmiers qui inclinaient paresseusement leurs feuillages sur la plage de Bel Ombre le laissaient parfaitement indifférent. Il reporta le regard sur les membres de son équipe. Tous des professionnels aguerris, des vétérans du K.G.B. que les épurations successives n’avaient pas touchés. Parmi eux, son vieux compagnon Piotr Botkine qui, justement, étudiait dans le détail chacune des îles.
  
  - Rubi Zandeira est à Mombasa au Kenya. Mais où sont les autres RJ 2 ? finit-il par dire.
  
  - Pourquoi pas aussi à Mombasa ? suggéra Botkine.
  
  - Ce n’est pas impossible. En réalité, il n’y a que Svengov qui m’intéresse. En tout cas, aucune trace d’eux. En outre, je me demande à quoi est destiné cet automate à forme humaine que nous avons découvert chez Rubi.
  
  - Une autre de leurs inventions, conjectura Botkine. Ces gens sont éminemment dangereux. Qui peut savoir ce qui leur passe dans la tête. Nous vivons dans une période laxiste. Avant la glasnost et la perestroïka, avant la chute du Mur à Berlin et celle de notre suprématie, il aurait été décidé de les liquider tous.
  
  - Sans rémission, approuva Chouvenkov.
  
  Youri Kolvak éprouvait également un faible pour ce dernier, bien que son avancement eût été stoppé (en fait, il avait même été rétrogradé) lorsque à Rome, en 1981, il avait dirigé le Turc dans une impasse quand celui-ci avait tenté d’assassiner le pape. Un fiasco que la Direction ne lui avait pas pardonné. N’eussent été ses éclatants états de services, nul doute que la sanction eût été plus sévère. A présent, malgré ses cheveux blancs, sa légère corpulence, il demeurait un des plus chevronnés et expérimentés agents Action que Kolvak eût jamais connus.
  
  - En tout cas, ce climat me convient, reprit Chouvenkov en rigolant. On se gèle à Moscou en cette saison.
  
  - Un point reste positif, livra Kolvak, rêveur. Rubi n’a pas d’enfant.
  
  Il songeait à la petite Mathilde Guelf.
  
  - Ce qui l’élimine de nos préoccupations, commenta Botkine. De toute façon les femmes RJ 2 sont stériles. Dans ces conditions, comment pourraient-elles enfanter ? L’eau peut-elle jaillir d’un désert de sable ?
  
  Botkine avait raison, reconnut Kolvak en son for intérieur. Oui, mais l’évolution ? Voilà où était le problème qu’avaient souligné les scientifiques. Qui pouvait savoir ce qu’entraînerait l’évolution ? Non seulement, d’ailleurs, en ce qui concernait les RJ 2, mais aussi les RJ 1.
  
  - La deuxième équipe ne les a pas localisés à Mombasa, rappela Chouvenkov.
  
  Kolvak eut un geste apaisant de la main.
  
  - Rubi reviendra, assura-t-il et, par elle, nous aurons Svengov.
  
  
  
  
  
  Pour Coplan, le mendiant simulait la cécité afin d’apitoyer les touristes sur son infirmité. Pourtant, dans l’éventualité où il se tromperait, il glissa dans la main calleuse qui se tendait quelques coupures de dix roupies (1 roupie = 1 franc français) et découpa une autre tranche de papaye mûre à souhait. Autour de lui, à la terrasse du débit de boissons, l’air se parfumait de senteurs d’ylang-ylang et de palma rosa, comme dans le restaurant où il avait déjeuné en compagnie de Velvet.
  
  A cinquante mètres de sa position, le Leone di San Marco larguait ses amarres. Le yacht avait fière allure et, à contempler sa belle structure d’un blanc immaculé, l’observateur le plus circonspect n’aurait imaginé qu’à son bord s’étaient déroulées les horreurs décrites à Coplan par Teresa Giulano lors de leur rencontre à l’asile psychiatrique sur les bords du lac de Bracciano. Si, du moins, elle disait la vérité. Pourtant, sur ce point, Coplan avait tendance à la croire.
  
  Avec une lenteur calculée, comme s’il souhaitait que l’on admirât une fois encore sa superbe silhouette, le yacht dont le port d’attache était Brindisi sortit et fendit l’eau en direction de l’océan. En se promenant le long du quai, Coplan avait été en mesure de vérifier que le capitaine et l’équipage correspondaient à ce qu’avait déclaré Teresa. Plus que probablement, ils étaient respectivement chypriote et pakistanais. Ils avaient le type physique de leur appartenance ethnique. Par ailleurs, leur faciès était dur et hermétique, buriné par les embruns marins et bruni par l'ardent soleil.
  
  Coplan termina sa papaye, régla ses consommations et gagna la capitainerie. Sa coupure de cent roupies réveilla l’énergie de l’employé qui consulte son registre.
  
  - Le Leone di San Marco a déclaré que sa destination était Mombasa, renseigna-t-il.
  
  Coplan remercia et quitta le bureau. C’est alors qu’il vit Ciska Chapiro débarquer d’une BMW 850 Csi rouge. Brutalement, il revécut l’épisode lors de sa sortie après la visite nocturne chez Rubi Zandeira. Les bruits suspects et le départ de la BMW Csi rouge dans la nuit à une allure si folle qu’il n’avait pu la rattraper le long de la route en direction du nord.
  
  Ses cheveux roux flamboyaient sous les rayons du soleil qui leur arrachaient des reflets cuivrés. D’une démarche énergique, elle se dirigea vers le magasin d’un avitailleur maritime. Elle s’arrêta, jeta autour d’elle un regard inquisiteur et entra.
  
  Coplan courut vers la Nissan et démarra en trombe pour retourner à Beau Vallon. Au Coral Strand, il se gara loin du bungalow qu’occupait Ciska. Servi par sa science et sa trousse à passes il débloqua facilement la porte. Durant le trajet, il n’avait cessé d’envisager la possibilité que la BMW de cette nuit-là ait été pilotée par la Sud-Africaine. Après tout, ce type de voiture n’était guère répandu sur l’île. En outre, il repensait à ses interrogations sur ses rencontres féminines répétées à un rythme quotidien qui avaient éveillé ses soupçons.
  
  Comme il l’avait remarqué lors de sa séance érotique avec la collectionneuse de noix de coco, celle-ci privilégiait Anaïs de Cacharel qui convenait parfaitement à sa peau de rousse. L’atmosphère en était encore imprégnée. En premier lieu, il écarta les rideaux de la fenêtre afin d’avoir vue sur le parking au cas où Ciska serait de retour avant la fin de la fouille.
  
  Après une demi-heure de vaines recherches, il tomba sur le mémo à en-tête d’une agence de police privée de Johannesburg.
  
  Dans cette ville, quelques années plus tôt, Rubi Zandeira avait expédié un colis à une adresse à Londres. Sur la feuille de déclaration douanière, elle avait indiqué que le paquet contenait des timbres de collection auxquels elle avait accolé une valeur ridiculement faible. La douane sud-africaine avait retenu le colis qu’elle avait ouvert avant d’en soumettre le contenu à des experts qui avaient attesté de l’authenticité des timbres et en avaient signifié la valeur véritable. Confondue, la jeune femme avait avoué la supercherie et accepté l’amende et le redressement. Pour payer l’un et l’autre, elle était allée voir les mêmes experts et leur avait vendu le reste de sa collection pour une somme double du montant de l’amende et du redressement. Au vu des expertises, un riche diamantaire du Cap avait acheté le contenu du colis et le reliquat de la collection, tandis que Rubi Zandeira s’enfuyait avec l’argent, sans payer ni amende ni redressement. Les années avaient passé et le riche diamantaire était mort. Ses héritiers avaient tenté de vendre ses timbres à Londres où il avait été découvert que tous les timbres étaient faux.
  
  Belle escroquerie, admira Coplan. Mais où Rubi Zandeira avait-elle déniché les faux timbres si habilement imités ? En tout cas, chez elle, l’imagination était au pouvoir.
  
  Et, naturellement, Ciska Chapiro était un flic privé chargé de retrouver la trace de l’escroc. Sans doute avait-elle repéré Coplan chez Rubi Zandeira, pénétrant par effraction dans la villa, raisonna-t-il. Dans ce cas, dans son intérêt personnel, elle se serait résolue à en savoir plus sur l’intrus et aurait-elle recouru à ce retard à l’aéroport pour prendre contact. Le reste faisait partie de l’habituelle tactique féminine dans une telle éventualité. Étreintes torrides pour amadouer l’adversaire, charme subtil ou poivré, yeux innocents, fausse passion pour les noix de coco à la forme érotique. Ciska n’était pas dupe. Quelqu’un qui s’introduisait illégalement dans une villa devait forcément cheminer hors des sentiers battus et présenter un intérêt pour un flic privé qui lui aussi reniflait les talons d’une Rubi Zandeira.
  
  Coplan remit le mémo en place dans le double fond de la valise.
  
  En tout cas, Rubi Zandeira était un personnage à cultiver. Vraisemblablement amorale et sans scrupules. Un caractère parfaitement associable à celui de Gianfranco Giulano qui avait réussi à enfermer son épouse dans une clinique psychiatrique pour s’approprier sa fortune. Mais par quel biais le relier aux morts dont l’autopsie avait révélé des anomalies physiques inexplicables ?
  
  Il y eut un bruit de moteur et Coplan vit arriver la BMW rouge. Précipitamment, il quitta les lieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Coplan débarqua de la Nissan à Anse Forbans. En amont de la villa « Richebois », une femme sur le débarcadère détachait les amarres d’une vedette ultra-rapide aux flancs peints en multicolore.
  
  Rubi Zandeira ? s’interrogea-t-il. De retour de Mombasa ?
  
  Il décida de tenter sa chance et se mit en marche. Elle s’arrêta net quand elle le vit surgir devant elle. Ses yeux étonnamment bleus surprenaient par leur éclat polaire rappelant celui des top-models Scandinaves qui, tour à tour indifférentes ou arrogantes, fendent la foule admirative en se hâtant vers quelque rendez-vous au sauna ou chez le photographe de mode. Le regard de Coplan enregistra les cheveux ébène relevés en un chignon lâche, le teint hâlé comme une datte, la bouche pulpeuse évoquant une grenade à la chair sanguine. Le corps aux formes enchanteresses, fait pour l’amour, se mouvait avec la langueur des filles des îles. Elle portait un paréo à la manière des vahinés des Touamotou, qui s’arrêtait haut sur ses cuisses affriolantes et des sandales dont la semelle plate ne gâchait en rien le galbe enjôleur du mollet. Impudiquement, le tissu glissait sur les seins pour en dévoiler la rondeur et l’orgueil.
  
  - Vous êtes Rubi Zandeira ?
  
  Elle secoua la tête et, dans le mouvement, son chignon se défit un peu plus.
  
  - Je suis son associée et, aussi, sa très proche amie. Mon nom est Pivoine Bellerivière.
  
  Pivoine, encore un prénom de fleur comme Amarante, nota Coplan.
  
  - Qui êtes-vous et que voulez-vous ? pressa-t-elle.
  
  - Mon nom est Francis Clos. Je voudrais parler avec Rubi Zandeira de timbres-poste. Pas du tout-venant pour touristes émerveillés d’avoir posé le pied sur ce paradis et désireux que leurs parents et amis les envient en recevant leur carte postale. Non. Des timbres rares.
  
  Il la vit tressaillir et devina qu’elle était troublée. Savait-elle quelque chose ? Sa curiosité était aiguisée. Proche amie et associée, il n’était pas impossible qu’elle ait pris part aux escroqueries de Rubi Zandeira.
  
  - Je m’apprêtais à aller pêcher, déclara-t-elle d’un ton enjoué. Une balade en mer vous convient-elle ? Nous pourrions aborder la question qui vous amène ici ?
  
  Il acquiesça, en lui dédiant son sourire le plus charmeur.
  
  Les gestes de la jeune et jolie femme étaient assurés. Elle pilotait avec grâce et aisance.
  
  - Avec un tel prénom, je suis sûr que vous êtes d’ici ?
  
  - C’est vrai. Je suis une authentique Seychelloise, et particulièrement représentative des races qui ont peuplé ces îles, puisque dans mes veines coule du sang africain, indien, portugais, anglais et français. Tout comme Rubi Zandeira, d’ailleurs. A propos d’elle, quel est le problème ?
  
  - Elle a vendu des timbres rares prétendument authentiques, en réalité faux. J’ai perdu beaucoup d’argent dans l’opération.
  
  - Ce sont des experts qui vous ont alerté ?
  
  - Des experts londoniens.
  
  Coplan reprenait à son compte l’historique de l’affaire tel qu’il figurait dans le mémo de Ciska Chapiro.
  
  - Il y a sûrement eu miscompréhension.
  
  Miscompréhension, un terme anglais qu’elle reprenait littéralement en français.
  
  - Rubi est une personne d’une haute qualité morale, totalement incapable d’une malhonnêteté. Peut-être a-t-elle vendu ces timbres en toute bonne foi parce qu’elle les croyait authentiques ? Je suis sûre que, dès son retour de Mombasa, elle éclaircira ce mystère à votre satisfaction mutuelle.
  
  Coplan n’épilogua pas et, habilement, interrogea Pivoine sur son association avec Rubi. Toutes deux géraient l’entreprise de pêche au corail dont avait parlé Teresa Giuliano dans son asile psychiatrique. Pivoine ne s’étendit guère sur le sujet. Visiblement, elle n’y tenait pas. Coplan était gêné par la froideur polaire de son regard qui, même quand elle souriait, demeurait glacé. Il éprouvait un malaise désagréable.
  
  Elle était aussi douée pour la pêche que pour le pilotage d’une vedette ultra-rapide. Avec l’aide de Coplan dont, en réalité, elle n’avait pas besoin, elle prit coup sur coup un wahoo très coloré, un sailfish et une bonite. En ce qui concernait les deux premiers, il convenait de saluer l’exploit comme il convenait car la rapidité du wahoo était sans égale dans l’univers marin tandis que le sailfish était un poisson dont les acrobaties fulgurantes flouaient habituellement le pêcheur. Coplan était admiratif.
  
  - Si vous acceptez mon hospitalité à Praslin, je cuisinerai pour vous. Peut-être parviendrai-je à vous consoler de votre perte d’argent, ajouta-t-elle d’une voix lourde de sous-entendus.
  
  Intrigué, Coplan accepta.
  
  - En dehors des timbres, quelles sont vos activités ? questionna-t-elle.
  
  - En fait, je suis un marchand touche-à-tout. Les timbres ne constituent pas ma seule activité. Ils n’en sont qu’une facette. Récemment, j’ai vendu au Cap à un riche amateur le masque mortuaire de Frédéric Chopin et le gilet de Napoléon à Sainte-Hélène.
  
  Elle parut impressionnée.
  
  - Et sur quels timbres rares avez-vous perdu de l’argent par la faute supposée de Rubi ?
  
  Il fut certain qu’elle le testait et en savait beaucoup plus sur la question qu’elle ne voulait l’avouer.
  
  - Sur un timbre français d’un franc vermillon terne de 1849, valeur 240 000 francs actuels, et sur un timbre de 10 centimes français noir lithographié de 1859, valeur 85 000 francs.
  
  Il ne faisait que reprendre les indications fournies dans le mémo.
  
  Elle sembla soulagée.
  
  A Praslin, la vedette aborda la plage dans la Baie de Sainte-Anne, entre Anse Marie-Louise et Anse La Blague, et se dirigea droit vers un appontement au bas d’une jolie maison ceinturée par des frangipaniers, des colvilléas, des plumbagos et leurs fleurs de haie bleu pâle, et des hibiscus aux grosses fleurs jaunes, rouges et roses.
  
  - Voici notre refuge, annonça Pivoine. Il vous plaira, j’en suis certaine.
  
  Elle amarra la vedette pendant que Coplan débarquait le produit de leur pêche.
  
  L’intérieur de la maison était meublé en rotin et la tapisserie des coussins enchantait le regard par ses couleurs vives et gaies.
  
  Rien à redire sur les talents de cuisinière de Pivoine, découvrit plus tard Coplan. Elle était aussi douée que pour pêcher et piloter une vedette ultra-rapide. Avec art, elle avait confectionné un sha jehani korma, un poisson préparé à l’indienne, en l’occurrence le wahoo qu’ils avaient pêché. Sa chair s’accordait merveilleusement avec les abricots secs mélangés au yaourt, aux amandes, aux pistaches, au gingembre, à la cardamome, au curcuma et saupoudrés ou parsemés de macis, de poivre noir, de cumin, de safran et de coriandre. Coplan se régalait.
  
  - Délicieux, félicita-t-il.
  
  Elle emplit leurs verres d’un vin blanc sud-africain très sec.
  
  - Profitons-en. Dès que Mandela sera au pouvoir, ce sera la ruine de l’Afrique du Sud et notre approvisionnement en bons vins sera stoppé.
  
  Dans ce domaine, du moins, elle partageait l’opinion de Ciska Chapiro. Par ailleurs, elle éprouvait un faible pour le vin blanc sud-africain. C’en était presque ostentatoire. Sans sourciller, elle but le contenu de deux bouteilles à elle seule. A aucun moment, pourtant, ses yeux ne perdirent leur éclat glacé et inquisiteur, bien que le liquide titrât quatorze degrés, comme l’indiquait l’étiquette. Sans compter que la salade de fruits qu’elle avait préparée baignait dans un lac de genièvre en provenance lui aussi d’Afrique du Sud. A la cuillère à soupe elle lampa sa part.
  
  Aussi Coplan ne fut-il pas surpris quand, à la fin du repas, elle se débarrassa de son paréo. Il retint sa respiration. Avec défi, les seins se redressaient et il voyait leurs globes darder belliqueusement leur pointe brunâtre. Telle une caryatide, Pivoine renversait les épaules en arrière pour souligner leur volume.
  
  - Caresse-les.
  
  La voix était rauque. Il se leva et ses mains empoignèrent la chair déjà durcie par ce qui semblait être un désir violent. Alors, elle se pencha et sa langue fourragea entre les lèvres de Coplan. Les doigts de Pivoine débouclèrent la ceinture, firent tomber le pantalon et le slip, et palpèrent délicatement le sceptre qui s’enhardissait, tandis que sa langue s’activait plus profondément. Coplan lui laissait prendre l’initiative. Au bout d’un moment, elle se désengagea, s’agenouilla et ses longs cheveux balayèrent le ventre de Coplan en un vaste mouvement circulaire qui ressemblait à celui d’une vague sur la grève.
  
  Les lèvres brûlantes de Pivoine engloutirent le sexe en turgescence et sa langue le lamina goulûment, en même temps que ses mains caressaient les cuisses musclées avec une douceur infinie. Coplan ferma les yeux en emportant, en dernière vision, à travers la baie vitrée, le soleil indigo qui violaçait l’horizon sur l’océan.
  
  Il ne les rouvrit que lorsque, de la même voix rauque, elle l’invita à la suivre sur le canapé à la riante tapisserie. Tout de suite, elle viola sa bouche avec sa langue agile et encore brûlante des aromates qui la parfumaient. Sans effort, il pénétra sa gaine veloutée pendant qu’elle se cambrait pour l’accueillir plus profondément. Pendant que puissamment il labourait son intimité, elle articula des paroles presque inaudibles, puis quelques mots dans une langue qu’il ne connaissait pas et qui demeurèrent inintelligibles pour lui. Avec science, elle répondait à l’amour qui lui était donné et Coplan sentit le sang lui monter à la tête tant était intense le plaisir que procurait ce corps splendide et doué pour les étreintes charnelles.
  
  Longtemps, tous deux naviguèrent aux limites de la félicité, puis, ensemble, explosèrent dans un orgasme ravageur.
  
  Plus tard, ils refirent l’amour dans le lit de Pivoine. Puis, quand la belle Seychelloise se fut réfugiée dans la salle de bains, Coplan alluma une des Gitanes qu’il avait apportées de France et aspira voluptueusement la fumée.
  
  Sa méfiance demeurait entière. Certes honorifiques, ces conquêtes successives, mais par trop rapides et rapprochées pour que ne s’éveillent pas ses soupçons, d’ailleurs justifiés dans le cas de Ciska Chapiro. Amarante, Velvet, Ciska, Pivoine, une envoûtante brochette de jolies filles peu farouches et avides d’amour. Trop, peut-être. Une par jour depuis son arrivée... Quand s’arrêterait cette surabondance ?
  
  Dans le cas de Pivoine, il subodorait l’intérêt, depuis qu’il avait évoqué l’escroquerie aux faux timbres. Sans doute, comme Ciska, comptait-elle l’amadouer. En elle, ce qui gênait Coplan, c’était ce regard glacé qu’elle conservait en toutes circonstances, comme s’il s’agissait d’un masque oculaire qu’une fois pour toutes elle s’était posé pour éviter que l’on ne fouille au tréfonds de sa conscience.
  
  Elle revint. Un sourire radieux éclairait ses lèvres. Malgré ce sourire, les yeux demeuraient froids.
  
  
  
  
  
  - On a repéré une RJ2, renseigna Botkine qui se limait les ongles et avait tout juste lancé un regard indolent à Youri Kolvak quand il était entré.
  
  - Qui ?
  
  - Maria Brassilova qui se fait appeler Pivoine Belle-rivière. A peine de retour, elle est partie pour Praslin en compagnie d’un touriste qu’elle a dragué.
  
  - Pourquoi draguer ? s’étonna Kolvak.
  
  - C’est vrai, ça, renchérit Chouvenkov. Normalement, une RJ2 ne connaît pas l’orgasme. Alors, à quoi bon draguer ? Qu’est-ce que ça lui rapporterait ?
  
  Kolvak fronçait les sourcils. Il repensa à la petite Mathilde Guelf. Le miracle se produisait-il dans l’autre sens ?
  
  
  
  
  
  L’eau était d’une limpidité de cristal. Allongé à l’ombre précaire du cocotier, Coplan contemplait le corps complètement nu de Pivoine qui cambrait les reins pour pointer orgueilleusement ses seins magnifiques vers le soleil dont les rayons ardents rôtissaient sa peau.
  
  Elle agita la main.
  
  - Je fais un tour vers le large. Tu m’accompagnes ?
  
  - Je ne suis pas très bon nageur. Vas-y donc seule.
  
  Elle courut vers l’eau et s’y jeta. Patiemment, il attendit qu’elle soit hors de vue pour se relever et foncer vers la maison dans le but de la fouiller de fond en comble sans, pourtant, nourrir beaucoup d’espoirs, car il se rendait compte que la demeure n’était qu’un pied-à-terre servant de refuge pour de courtes expéditions dans l’île de Praslin.
  
  C’est en entrant dans la chambre où Pivoine et lui avaient connu de chaudes étreintes la nuit précédente qu’il s’arrêta sur le seuil, stupéfait.
  
  Velvet se dressait devant lui, vêtue d’un pantalon et d’un T-shirt blancs, et chaussée d’espadrilles. Son regard noir était aussi froid que celui de Pivoine. Il lui lança sa première flèche d’un ton moqueur :
  
  - Est-ce ici que tu espères découvrir la sterna dougallii arideensis ? Allons, avoue-le, tu n’es pas plus ornithologue que moi. Tu as simplement dévoré des bouquins et retenu les noms latins pour épater le gogo.
  
  Il vit un peu de sueur humecter la jolie peau sombre de la Kenyane sur le front et à la lisière des tempes. Elle tenta un combat d’arrière-garde :
  
  - Que fais-tu ici ?
  
  Il feignit la méprise :
  
  - Je fais l’amour avec Pivoine. Ces draps froissés en sont témoins.
  
  Impassible, elle l’inspecta des pieds à la tête puis, avec une étonnante vivacité, porta la main droite à ses reins et délogea de sa ceinture en peau de crocodile l’automatique que Coplan n’avait pu repérer par suite de la position de Velvet. Il s’agissait d’un CZ 75 à la gueule menaçante.
  
  - Écarte-toi et laisse-moi passer, commanda-t-elle d’un ton rude.
  
  Il n’en fit rien et se laissa tomber sur le lit.
  
  - Que cherches-tu ici ? Je pourrais peut-être t’aider ?
  
  - J’en doute.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que tu as partie liée avec ces gens.
  
  - Quels gens ?
  
  Elle agita son arme.
  
  - Laisse-moi passer et ne tente rien d’intrépide.
  
  - Quels gens ? répéta-t-il.
  
  Elle fit semblant de réfléchir. Cette attitude était destinée à tromper l’adversaire. Brusquement, elle sauta agilement par-dessus les jambes qu’il avait étendues en travers de la ruelle et se retrouva sur le seuil de la porte. Elle lui fit face à nouveau.
  
  - Ces gens, tu les connais parfaitement puisque tu travailles avec eux. Tu savais que je les traquais, alors tu m’as draguée pour en savoir plus. Tu es comme le cheval de Troie, tu t’infiltres dans le camp adverse pour recueillir des renseignements !
  
  Les rôles étaient renversés, faillit protester Coplan. C’était elle qui l’avait dragué, et de quelle façon !
  
  - Si tu n’es pas ornithologue, qu’es-tu en réalité ?
  
  - Peu importe.
  
  - Pourquoi traques-tu « ces gens », comme tu les appelles ?
  
  Elle eut un sourire narquois qui distendit ses lèvres purpurines, jusque-là serrées et laissant échapper les phrases dans un sifflement.
  
  - Tu le sais, répliqua-t-elle sèchement, mais tu voudrais contrôler l’étendue de mes connaissances.
  
  - Flic privé ? questionna-t-il en pensant à Ciska Chapiro.
  
  Elle battit des cils mais ne répondit pas. L’instant d’après, elle sortait dans le couloir et fonçait vers l’arrière de la maison. Malgré l’automatique qu’elle tenait à la main, Coplan se rua à sa poursuite. Elle courait comme une gazelle, propulsée par ses jambes fines et longues. Elle franchit la porte qui donnait sur un rideau de plumbagos et s’élança sur l’étroit chemin qui conduisait à la route côtière. A un moment, elle se retourna et braqua son arme sur son poursuivant.
  
  - Ne t’approche pas. Je t’assure, je détesterais te faire péter une rotule.
  
  Le rictus sur son visage d’ébène était éloquent. Elle ne plaisantait pas, se convainquit Coplan. Aussi stoppa-t-il son élan. Elle reprit sa course et déboucha sur la route. Un taxi dont la carrosserie avait connu des jours meilleurs s’arrêta à sa hauteur et elle se jeta sur la banquette arrière. Le véhicule démarra en direction d’Anse La Blague.
  
  Coplan arracha une fleur bleu pâle et en mâchonna la tige, songeur. Une coalition semblait s’être formée pour traquer une bande à laquelle paraissaient appartenir Rubi Zandeira, Pivoine Belle-rivière et, sans doute, Gianfranco Giulano. Uniquement à cause des faux timbres-poste ? Peu plausible. Il y avait autre chose. Autre chose qui se reliait peut-être aux énigmatiques anomalies constatées au cours des autopsies et dont le mystère avait expédié Coplan aux Seychelles ?
  
  Il jeta la tige et la remplaça par une Gitane dont la saveur l’aida à réfléchir. Une autre idée le frappa. Velvet était-elle associée à Ciska ? C’était juste au moment où Velvet s’envolait pour Praslin que Ciska avait surgi comme par enchantement.
  
  - Francis !
  
  Il sursauta. Pivoine était revenue. Il tourna la tête. Sa peau de datte, couverte d’eau, luisait sous le soleil. Il tira une dernière bouffée de sa Gitane et la rejoignit.
  
  - Tu ne t’es pas ennuyé ? s’enquit-elle.
  
  Son regard était aussi glacé que d’habitude.
  
  - J’avais envie de faire l’amour avec toi, mentit-il.
  
  - Cela fait partie du programme que j’ai élaboré. Le voici. D’abord, nous faisons l’amour. Ensuite, je cuisine le sailfish que nous avons pêché hier. Juste grillé et arrosé de citron car je n’ai pas le temps de refaire un sha jehani korma. Après, nous repartons pour Mahé. Un travail fou m’attend. Que penses-tu de mon plan ?
  
  - Il me convient parfaitement.
  
  Inutile de lui parler de la visite de Velvet, se persuada-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  C’est en regagnant le Méridien que Coplan aperçut la BMW Csi rouge parquée devant un bar-restaurant, le Kaz Kreol à l’Anse Royale. Il se gara un peu plus loin sous les cocotiers et revint à pied.
  
  Ciska et Velvet buvaient un jus de fruits et discutaient avec animation. Après avoir été démasquée dans la maison de la plage, la Kenyane avait dû précipitamment regagner Mahé par l’un des quatorze vols de l’après-midi qui, en quinze minutes, reliaient Praslin à l’île principale, supputa-t-il. Et, sans doute alertée par téléphone, Ciska l’avait-elle attendue à l’aéroport. Ainsi se confirmait l’hypothèse que Coplan s’était forgée : les deux femmes travaillaient la main dans la main.
  
  Il fallait profiter de l’absence de Velvet à l’hôtel. Sans se soucier de la limitation de vitesse à 65 kilomètres heure, il fonça vers le Méridien en serrant sur sa gauche comme le lui avait recommandé Amarante.
  
  Dans le bungalow qu’occupait la Kenyane, il commença par inspecter le double fond de la valise et sourit joyeusement. Velvet utilisait la même cachette que Ciska.
  
  Il mit la main sur un deuxième mémo.
  
  Cette fois encore, le sujet en était une escroquerie. Celle-ci tournait autour du milliardaire Edgar Zuylen, véritable mythe vivant qui, après une vie tumultueuse, avait décidé de mener une existence d’ermite, reclus dans un gratte-ciel spécialement construit pour lui à la périphérie du Cap. Un an plus tôt, un trio s’était présenté chez le plus grand éditeur de Johannesburg. Un homme et deux femmes. Ils étaient en possession d’un contrat sous seing privé les liant à Edgar Zuylen pour la rédaction et la publication de ses mémoires. L’éditeur était alléché. Depuis onze ans, personne n’avait revu Zuylen. Par ailleurs, ses mémoires se révéleraient sûrement succulents. Requin sans scrupules de la finance internationale, le milliardaire avait réussi quelques coups qui avaient arraché des cris d’admiration à la communauté boursière, du Stock Exchange de Londres à Wall Street à New York, en passant par Paris, Francfort, Tokyo et Hong Kong. Sans oublier ses rachats de mines d’or brusquement florissantes après avoir connu l’abîme des cotations médiocres. Dans un autre domaine, celui des amours, il avait couché dans son lit, lui l’indécrottable célibataire, les plus belles filles du monde, des stars hollywoodiennes aux princesses désargentées, et côtoyé le Gotha et les grands de ce monde. En outre, il avait été mêlé à des scandales. Deux suicides sur son yacht au large des îles Moustiques, un meurtre dans son palais des Bahamas, une tentative de meurtre sur sa dernière maîtresse en date dont l’époux, un prince arabe, cultivait une jalousie maladive. Et, enfin, une tentative de meurtre sur sa propre personne alors qu’il était assis dans une loge de la Scala de Milan. Les mauvaises langues assuraient que la Mafia de Palerme en était l’instigatrice. En tout cas, les deux balles lui avaient sectionné l’auriculaire et l’annulaire de la main gauche. Peu après, il se réfugiait définitivement dans son gratte-ciel du Cap.
  
  « - Edgar Zuylen, bien évidemment, n’offre pas ses mémoires gratuitement, avait précisé le porte-parole du trio. II exige un à-valoir de 800 000 livres sterling, payables avant l’écriture du manuscrit. »
  
  L’éditeur avait avalé péniblement sa salive tout en effectuant un rapide calcul. La vente en langue anglaise amortirait rapidement cette première mise de fonds. Malgré tout, il avait marchandé et obtenu un rabais de 25 pour cent après des négociations acharnées durant la semaine suivante. Dans l’intervalle, n’étant pas dépourvu de ruse, il avait tenté de joindre directement le milliardaire dans son gratte-ciel. Edgar Zuylen avait refusé de lui parler. En possession d’une photocopie du contrat, il avait également fait expertiser la signature de celui que l’on avait surnommé le Titan des Affaires. Les réponses étaient unanimes : la signature était authentique.
  
  Ses calculs lui livraient un résultat mirobolant. S’ils se débrouillait bien, il ramassait un joli pactole de sept millions de livres sterling. Au bas mot. Alors, sans sourciller, il avait signé le contrat et le chèque de 600 000 livres sterling.
  
  Les mois avaient passé et il n’avait plus jamais entendu parler ni du manuscrit ni de son argent. Le trio s’était volatilisé dans la nature.
  
  Au mémo étaient jointes trois photographies au verso desquelles était inscrit un nom : Pivoine Belle-rivière, Rubi Zandeira et Jérôme Lancroy. Ainsi, Pivoine n’était pas seulement associée à Rubi Zandeira dans l’affaire de pêche au corail, mais également dans l’escroquerie, d’une part dans les mémoires d’Edgar Zuylen et, d’autre part, vraisemblablement dans celle des faux timbres, et c’était la raison pour laquelle elle avait témoigné tant d’intérêt à Coplan, en espérant l’amadouer et diminuer sa hargne supposée.
  
  Il examina la photographie marquée Rubi Zandeira. Le sang africain colorait légèrement sa peau et offrait un superbe contraste avec les yeux étonnamment verts. Les cheveux d’un blond riche encadraient un visage beau et régulier aux lèvres sensuelles et incarnates. Les boucles d’oreilles enserraient un rubis. Était-il faux ou authentique ? La question n’était pas insensée, face à quelqu’un qui vivait de faux et d’escroqueries.
  
  Coplan remit le dossier en place et fouilla les lieux sans rien découvrir d’intéressant.
  
  De retour à son bungalow, il vit arriver Ciska.
  
  - Où étais-tu passé ?
  
  Il lui dit la vérité sur son escapade à Praslin en compagnie de Pivoine et sur la visite de Velvet dans la maison de la plage. Elle demeura impassible.
  
  - Qui est cette Velvet ?
  
  - Une de mes conquêtes.
  
  Cette fois, elle éclata de rire.
  
  - Tu as un sexe comme un cœur d’artichaut, se moqua-t-elle.
  
  Elle était parfaite comédienne, jugea-t-il.
  
  - Tu m’invites à dîner ? Tu dois avoir besoin de te rassasier après tous ces ébats amoureux ?
  
  Le ton était lourd d’ironie.
  
  - Aurai-je encore ma chance ?
  
  - Tu l’auras, promit-il.
  
  Après le dîner et la nuit au Coral Strand, Coplan finissait de se rhabiller après sa douche, pendant que Ciska peignait ses cheveux roux, lorsque l’on frappa à la porte du bungalow.
  
  - Va ouvrir, cria Ciska.
  
  Coplan s’exécuta. Un homme de grande taille se dressa devant lui.
  
  
  
  
  
  - Criminal chief inspecter De Vertmayon, annonça-t-il en anglais.
  
  Il était en civil alors que les hommes qui l’entouraient portaient l’uniforme de la police, avec un rien de rigidité qui attestait que Sa Majesté britannique avait longtemps régné sur ces îles. De Vertmayon arborait d’ailleurs une moustache anachronique, pareille à celle des majors des Indes sous la reine Victoria. Pour le reste, il témoignait d’une élégance recherchée et semblait intelligent.
  
  - Monsieur Francis Clos ?
  
  - En effet.
  
  - Je pensais bien vous trouver ici.
  
  Le ton était à peine sarcastique.
  
  - Miss Ciska Chapiro est ici également ?
  
  La Sud-Africaine apparut dans le dos de Coplan, son peigne à la main.
  
  - Que voulez-vous ? s’enquit-elle.
  
  - Je vous serais obligé de nous suivre au quartier général. J’ai quelques questions à vous poser. Ici, le lieu n’est pas indiqué pour ce genre d’entretien.
  
  Ciska protesta tandis que Coplan restait muet. Le criminal chief inspector fut inébranlable.
  
  Au quartier général, Ciska et Coplan furent placés dans des pièces séparées et, quand son tour vint de subir l’interrogatoire, ce dernier apprit avec stupéfaction que Velvet avait été assassinée dans le courant de la nuit précédente. Son cadavre avait été découvert au pied de son bungalow, au petit matin, par une femme de chambre.
  
  - Vous la connaissiez bien, ai-je appris ?
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Une simple conquête de vacances. Une ornithologue, je crois ?
  
  - C’est ce qu’elle prétendait. En réalité, une détective privée.
  
  Coplan feignit le plus vif étonnement :
  
  - Vraiment ?
  
  De Vertmayon avait sans doute découvert le mémo dans le double fond de la valise et ne manquerait pas d’interroger Pivoine, ainsi que Rubi Zandeira dès son retour de Mombasa, sans oublier le mystérieux Jérôme Lancroy, leur complice dans l’escroquerie, si, du moins, il se trouvait sur ces îles.
  
  - Racontez-moi en détail vos relations avec elle.
  
  A l’exception de l’épisode de Praslin et de sa fouille du bungalow, Coplan ne dissimula rien. De Vertmayon parut déçu.
  
  - C’est tout ?
  
  - Sauf dans le lit, les amours de vacances ne sont guère pimentées. Pourrais-je la voir une dernière fois ? Je suis un sentimental. Je n’oublie jamais une femme qui se donne à moi.
  
  - On est en train de l’autopsier. Ensuite, ses restes seront remis au consul du Kenya.
  
  Coplan eut une idée mais n’en fit pas part au criminal chief inspector qui aborda, dans un deuxième temps, ses relations avec Ciska. Coplan ne lui livra que le strict nécessaire.
  
  - Comment Velvet a-t-elle été tuée ? voulut-il savoir.
  
  - Étranglée. L’assassin pourrait aussi bien être un homme qu’une femme. Sur nos îles, nous ne sommes guère habitués à ce genre de désagréments qui sont plus que néfastes pour notre tourisme. Une dernière chose avant de vous libérer, monsieur Clos. Ne quittez pas Mahé sans mon accord.
  
  - Vous me soupçonnez ?
  
  - Je ne soupçonne personne en particulier, éluda le Seychellois.
  
  Ciska attendait Coplan dans le hall du quartier général.
  
  - Je ne connaissais cette fille que de vue, protesta-t-elle sans que Coplan ne la crût. Pourquoi m’interroger, alors que je ne sais rien ? Et puis, ai-je une tête de meurtrière ?
  
  Coplan l’entraîna.
  
  - Je t’ai vue prendre un jus de fruits avec elle. Elle enquêtait sur une escroquerie à un éditeur et toi, sur une autre escroquerie aux faux timbres.
  
  Son ton était âpre car il avait décidé de faire bouger les choses, et elle s’arrêta net, interloquée, et lui agrippa le bras. Ses yeux s’étaient rétrécis, et ce n’étais pas le fait du soleil.
  
  - Qui es-tu, en réalité ? questionna-t-elle d’une voix sifflante.
  
  - Un paisible pêcheur à la ligne quand les choses sont calmes. Quand elles vont mal, et elles vont mal depuis la nuit dernière, je sors les griffes. Ne te fais pas d’illusions, nous ne sommes pas sur le Titanic et personne ne chante Plus près de toi, mon Dieu, pas plus que le capitaine ne crie « Les femmes et les enfants d’abord. » Ici, c’est « Les requins d’abord », et en vertu de ce slogan, Velvet est morte assassinée !
  
  Calmement, elle ouvrit son sac et ajusta ses lunettes de soleil.
  
  - Tu en sais plus que tu ne veux bien le dire et que tu n’en as sûrement dit à De Vertmayon, déclara-t-elle d’un ton uni. Connaîtrais-tu le nom de l’assassin ou des assassins ?
  
  - Non. Toi tu as une idée ?
  
  Un taxi maraudait. Elle le héla.
  
  - Au Méridien ou au Coral Strand ?
  
  - Chez toi, choisit-il.
  
  Ni l’un ni l’autre ne remarquèrent la Volvo qui avait déboîté le long de l’avenue bordée de palmiers et qui suivit le taxi à distance respectueuse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Le médecin légiste était un grand Noir au sourire jovial. Coplan brandit sa rose blanche.
  
  - J’étais un ami de Velvet.
  
  Le praticien ôta ses gants souillés et tendit ses mains sous le jet du lavabo. Dans le miroir il regardait son visiteur.
  
  - Une jolie fille, commenta-t-il sobrement. Quel dommage !
  
  Coplan alluma une Gitane et la fumée odorante combattit agréablement les vapeurs de désinfectant.
  
  - A Paris, un ami, qui est médecin légiste comme vous, m’a assuré que, depuis quelque temps, certains individus présentent, à l’autopsie, des particularités physiques étonnantes, tels un groupe sanguin inconnu et des stries multicolores dans la substance blanche du cerveau. J’espère qu’il n’en est pas de même pour cette pauvre Velvet ?
  
  L’homme haussa dédaigneusement les épaules.
  
  - Foutaises ! Je n’y crois pas du tout. Effectivement, j’ai lu des articles dans des revues médicales au sujet de prétendues anomalies. Je suis resté sceptique. J’ai fait mes études à Johannesburg et je n’ai jamais observé de tels cas. En ce qui concerne votre amie défunte, son cerveau était parfaitement normal et son groupe sanguin est A. C’est-à-dire un groupe archiconnu. Quant à la substance blanche de son cerveau, elle ressemble à toutes celles que j’ai eu l’occasion de disséquer.
  
  En réalité, Coplan n’avait guère cru que Velvet appartînt à la catégorie sur laquelle il enquêtait. Cependant sa conscience professionnelle lui commandait de vérifier.
  
  - On emballe le corps dans une enveloppe en plastique pour le remettre au consul du Kenya. Allez déposer votre rose avant qu’on tire sur la fermeture Éclair.
  
  Le médecin légiste désigna de l’index la porte entrouverte.
  
  - Cela se passe dans la pièce à côté.
  
  Quand Coplan fut de retour au Méridien, le téléphone sonnait. C’était Amarante qui appelait de l’aéroport.
  
  - Je n’ai pas ma voiture et les taxis sont pris d’assaut. Tu peux venir me chercher ?
  
  - Tout de suite.
  
  Effectivement, il y avait foule à l’aéroport. Il semblait que les vols en provenance des îles de Praslin, de Desroches, de Frégate, de Bird et de Denis, ajoutés à ceux arrivant de Mombasa et de Johannesburg, se soient donné rendez-vous pour se succéder à une cadence rapide, si bien que la flotte de cent taxis dont Mahé était dotée ne parvenait pas à écouler le flux de passagers.
  
  Amarante se jeta sur le siège passager.
  
  - Merci, mon cœur, fit-elle gaiement en l’embrassant fougueusement. Tu me rends un sacré service !
  
  Au lieu de redémarrer, Coplan se figea. Pivoine se tenait un peu plus loin sur le trottoir, en compagnie de Rubi Zandeira et de Jérôme Lancroy, que Coplan reconnut grâce aux photographies accompagnant le mémo de Velvet. A eux se joignaient deux autres hommes. D’abord, François Brunet, le père supposé de la petite Mathilde Guelf. Coplan avait mémorisé ses traits lorsque Tourain avait passé la cassette de l’émission de Tf 1 consacrée à Veronika Guelf. Et là, il retrouvait le visage d’Asiate, le teint jaune, les yeux et les cheveux noirs, les pommettes saillantes, les joues creuses, les lèvres minces et les paupières légèrement bridées.
  
  L’autre était Gianfranco Giulano, le pourvoyeur de fonds secrets du terroriste Rainer Holmstad. Coplan qui se souvenait des photographies exhibées par le colonel Trescoli du Service de Contre-Espionnage des Carabiniers le reconnut instantanément.
  
  Ils se dirigèrent vers une Lincoln Continental dont Pivoine prit le volant. Le dernier fut Gianfranco Giuliano qui se retourna et inspecta la foule de passagers sortant de l’aéroport, comme s’il soupçonnait être observé.
  
  Coplan eut tout loisir de l’examiner. A première vue, cet homme athlétique produisait une bonne impression. Visage bronzé, une fierté de traits altière comme on en rencontre encore de nos jours dans certains villages reculés de Toscane. Les yeux surprenaient. Une franchise sans détours s’y lisait.
  
  Pourtant, à y regarder de plus près, les iris étaient troublants et insolites. Leur teinte gris moucheté, brumeuse et froide, était alliée à des pupilles si petites que les yeux en paraissaient dilatés. En réalité, conclut Coplan, ils étaient totalement dépourvus d’expression, comme ceux de Pivoine. Quant aux lèvres, rectilignes et effacées, on se demandait comment leurs pression sur les lèvres de son épouse Teresa avait pu provoquer en elle des émois ravageurs.
  
  La bande était rassemblée, se dit Coplan.
  
  Depuis quelques secondes, Amarante restait silencieuse.
  
  - Tu t’intéresses à ces gens ? fit-elle enfin.
  
  - Tu les connais ?
  
  - Je connais les femmes. Elles sont ici depuis plusieurs années. Elles ont monté une affaire de pêche au corail particulièrement florissante.
  
  - Depuis plusieurs années seulement ? Elles ne sont pas seychelloises ?
  
  - Pas du tout. J’ignore d’où elles sont originaires. En réalité, je crois qu’elles ont adopté la nationalité seychelloise et ont changé leur nom en se référant à la coutume du pays et en choisissant leur prénom parmi les noms de fleurs et de pierres précieuses. Rubi et Pivoine.
  
  - Zandeira et Bellerivière ne seraient pas leurs noms d’origine ?
  
  - Non.
  
  Coplan était vivement intéressé. Il démarra en douceur après que la Lincoln se fut éloignée et il prit la direction de Vacoa Village.
  
  - Toi qui es née ici, tu as des relations dans l’administration ?
  
  - Laquelle ?
  
  - Celle chargée des naturalisations.
  
  - C’est le ministère de la Justice. J’ai un cousin qui y travaille.
  
  - Tu peux me recommander ?
  
  - A condition que tu m’invites à dîner ce soir et que tu passes la nuit avec moi.
  
  - Marché conclu.
  
  Il déposa Amarante à Vacoa Village où elle passa un coup de fil et il repartit pour le ministère de la Justice.
  
  Le cousin gazouillait comme un oiseau des îles et l’on éprouvait du mal à croire qu’il était fonctionnaire de l’État, tant il donnait l’impression d’être plus à l’aise sur une plage, un baladeur collé au crâne, que dans cet austère bureau aux classeurs poussiéreux.
  
  En se déhanchant au rythme d’un rap, il conduisit Coplan aux archives et lui expliqua le classement, puis s’en alla. Coplan commença ses recherches. Les naturalisations étaient peu nombreuses aux Seychelles. Il en eut vite fait le tour et demeura songeur. Aucun dossier n’existait concernant Rubi Zandeira et Pivoine Bellerivière. Il inspecta le registre des changements de noms, aussi peu nombreux que les naturalisations. Deux lignes étaient découpées dans la page de janvier 1988. Deux lignes à la suite. Il mémorisa le numéro d’ordre dans la ligne du dessus et fouilla le classeur des demandes. Les numéros d’ordre correspondant aux lignes manquantes étaient absents, tout comme les deux dossiers.
  
  Coplan alla chercher le cousin qui, avec son indolence habituelle, haussa les épaules, fataliste.
  
  - Les sorciers sont passés par là. L'autre jour, ma femme a mis du poisson à sécher sur la véranda. Il a disparu pendant la nuit. Les sorciers avaient faim.
  
  Coplan n’insista pas.
  
  La nuit tombait. Il regagna Vacoa Village pour tenir la promesse faite à Amarante. Ils dînèrent au Corsaire, à Bel Ombre, et la jeune femme l’interrogea sur ses recherches. Il ne lui cacha pas sa déception.
  
  - Bizarres, non, ces disparitions ?
  
  - Pourquoi t’intéresses-tu à elles ?
  
  - J’ai été escroqué sur une vente de timbres rares. La responsable est Rubi Zandeira.
  
  Elle haussa un sourcil étonné.
  
  - Vraiment ? Tu vas aller lui réclamer ton argent ?
  
  - Dès demain.
  
  
  
  Après sa nuit passée avec Amarante, il se présenta le lendemain à la villa « Richebois ».
  
  Il ne fallait pas se fier au sévère blazer, incongru sur cette île, et au blasé du regard, aux bas fumés et au fume-cigarette calé dans le coin des lèvres à la manière des garçonnes des années 20, mais obéir à la crispation dans l’estomac qui commandait de s’émerveiller devant cette superbe créature d’apparence inaccessible mais dont peut-être, se persuada Coplan, il convenait de briser la façade, bâtie à dessein pour duper l’imprudent qui oserait l’approcher. La peau ressemblait à une coulée de miel et les yeux étonnamment verts, légèrement bridés, restaient immobiles, sans émotion, comme des eaux dormantes. Beaucoup plus que sur la photographie jointe au mémo dans la valise de Velvet, le contraste des cheveux, couleur d’épis mûrs, avec la peau, suffoquait, tant l’effet était saisissant et attestait des diversités troublantes qu’engendrait le métissage.
  
  - Vous êtes celui qui a rencontré mon amie Pivoine, fit-elle quand il se fut nommé.
  
  Il lui tendit un piège :
  
  - Zandeira, c’est un nom à consonance portugaise.
  
  - En effet. Ici, aux Seychelles, tout le monde a un peu de sang portugais, français, anglais ou africain.
  
  - Vous êtes seychelloise d’origine ?
  
  Cette fois, elle ne tomba pas dans le piège. Trop fine mouche, jugea Coplan. Elle se contenta de baisser son regard froid, de chasser une poussière ou une cendre imaginaire sur son blazer et de déclarer d’une voix qui cajolait :
  
  - Je suis désolée pour cette malheureuse histoire de faux timbres. J’en ai été avisée récemment. Naturellement, ma bonne foi, comme vous l’a sûrement dit mon amie Pivoine, ne peut être mise en doute. Moi-même j’ai été abusée par le vendeur. N’ayez aucune crainte. Actuellement, je traite une affaire très importante. Dès qu’elle sera conclue, vous serez dédommagé par le truchement des marchands de Johannesburg à qui j’avais vendu ces timbres.
  
  Coplan adopta l’attitude de l’homme d’affaires soucieux de récupérer son argent :
  
  - Dans combien de temps ?
  
  - Quinze jours, très exactement.
  
  Elle se pencha sur sa gauche et poussa le chariot à liqueurs en direction de Coplan.
  
  - Je manque à mes devoirs les plus élémentaires. Servez-vous, je vous prie.
  
  Il se versa une rasade de scotch.
  
  - Puis-je avoir des glaçons ?
  
  Elle parut choquée :
  
  - Avec un pur malt de cette qualité ?
  
  - Désolé, je n’ai aucune éducation. Des glaçons, je vous prie.
  
  Elle hésita puis tourna les talons. Quand elle eut disparu, il s’empressa d’aller se coller à la baie vitrée. Sur la terrasse côté océan, Pivoine, Gianfranco Giulano, Jérôme Lancroy et François Brunet étaient étendus dans des fauteuils en rotin et se rôtissaient au soleil.
  
  Elle revint et Coplan alluma une Gitane avant de laisser tomber deux glaçons dans son verre. Il but et pointa un doigt sur les vêtements de son hôtesse.
  
  - Plutôt inhabituel sur ces îles. Blazer, bas fumés, fume-cigarette. Tenue très sophistiquée et peu tropicale.
  
  - Vous n’aimez pas ?
  
  - J’adore les femmes sophistiquées. Vous l’êtes.
  
  Elle parut flattée.
  
  - Je vous l’ai dit, je traite actuellement une affaire très importante. D’où la tenue vestimentaire.
  
  - Du corail ?
  
  - Pas exactement. Permettez-moi de rester discrète à ce sujet. Autre chose, je vous serais reconnaissante de terminer votre verre. Je suis très occupée aujourd’hui et n’ai plus guère de temps à vous consacrer.
  
  Cette dernière précision était plutôt discourtoise, se dit Coplan, mais il s’en moquait. Il venait de découvrir un alibi pour revenir s’entretenir avec Rubi Zandeira la nuit enfin tombée. Aussi, sans commentaires, vida-t-il son verre et prit-il congé.
  
  Il se rendit au Coral Strand, parqua la Nissan et se dirigea vers le bungalow qu’occupait Ciska Chapiro.
  
  Un ballon en caoutchouc roula à ses pieds et, d’un shoot bien ajusté, il le réexpédia aux gamins qui jouaient sur le gazon.
  
  
  
  
  
  - Les R J 2 sont réunis, déclara Youri Kolvak, et le point le plus positif est que Svengov se trouve parmi eux. Il ne nous reste plus qu’à procéder à l’enlèvement. Voici comment je vois les choses.
  
  Il s’empara de la règle en bois et s’approcha de la carte murale.
  
  - Nous sommes ici à Mahé. Voici la villa « Richebois » où demeure celle qui se fait appeler Rubi Zandeira. Svengov y loge. Nous attaquons de nuit selon notre habitude. Nous réduisons à l’impuissance Rubi et toute personne, R J 2 ou non, qui se trouve à l’intérieur de la villa. Sans brutalité inutile et sans effusion de sang. Nous emmenons Svengov sur la plage d’Islette où nous attendra une vedette ultra-rapide avec Sardopalov à son bord. L’embarcation piquera vers le large en passant entre les îles de Conception et de Thérèse, ici.
  
  La règle suivit l’itinéraire.
  
  - Au large cabotera un cargo ami, le Silver Slipper, battant pavillon libérien. Nous coulerons la vedette. Ensuite, nous remonterons par la mer Rouge, Suez, la Méditerranée. Pour brouiller les pistes, nous nous transférerons, au large de la Crète, sur un autre cargo ami, battant pavillon maltais, le Stromboli, puis, par le Bosphore et la mer Noire, nous rejoindrons notre pays. Des questions ?
  
  - Combien de temps durera le voyage retour ? questionna Botkine.
  
  - Trois semaines, mais peu importe. A Moscou, ils ne sont pas vraiment pressés. Pourquoi poses-tu la question ?
  
  L’as du S.V.R. eut une moue piteuse.
  
  - Depuis l’année dernière, je suis sujet au mal de mer.
  
  Tout le monde éclata de rire.
  
  - Tu vas nous faire honte, rit Kolvak. Les gens s’imaginent les espions de l’ex-K.G.B. comme des êtres imperméables aux aléas de l’existence, des sortes de monstres glacés qui, pourtant, n’ont jamais les pieds gelés et ne souffrent pas d’infortunes conjugales. Avec toi, la légende va s’effriter !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan vit le carton « Ne pas déranger » accroché à la poignée en même temps que le menu que la Sud-Africaine avait choisi pour son breakfast. Il frappa énergiquement à la porte en pensant qu’à onze heures il était temps qu’elle émerge du sommeil.
  
  Il n’obtint pas de réponse. Sous sa main, le bouton resta bloqué. Il fit le tour du bungalow et aperçut une fenêtre entrouverte par laquelle il s’introduisit à l’intérieur.
  
  Ciska était allongée sur le drap froissé. A travers les voilages diaphanes, les rayons du soleil arrachaient à ses cheveux roux des éclairs de lave en fusion. Elle avait l’habitude de dormir nue, avait-elle confié à Coplan, et réprouvait le port d’un pyjama ou de quelque autre vêtement, si bien qu’en l’instant présent ses formes parfaites, dans le halo doré projeté par le soleil, la faisaient ressembler à ces femmes mythiques qu’affectionnaient les peintres de la Renaissance.
  
  Quand Coplan s’approcha, il fut saisi par l’horreur et le dégoût. Plus rien de romantique dans le tableau qui s’offrait à lui. La peau était livide, et violacée là où la corde avait serré le cou et disloqué les vertèbres cervicales. Miséricordieux, il voulut abaisser les paupières sur le regard vitreux, mais elles résistèrent, par suite de la rigor mortis. Le corps était glacé et elle avait dû être tuée durant la nuit, conjectura-t-il. Probablement était-ce l’assassin qui avait accroché le carton « Ne pas déranger ». A ce moment, Coplan regretta de ne pas l’avoir rejointe dans son bungalow plutôt que de couchez chez Amarante. Peut-être lui eût-il évité de mourir assassinée ?
  
  Il fouilla le double fond de la valise. Le mémo avait disparu. Et sans doute celui de Velvet avait aussi été dérobé par le meurtrier, ce qui expliquait que le criminal chief inspector De Vertmayon n’ait fait allusion ni à son existence, ni à son contenu lors des interrogatoires de Coplan et de Ciska. A moins qu’il n’ait voulu préserver les personnes impliquées ? Qui pouvait savoir quelles relations Pivoine Bellerivière et Rubi Zandeira, quelles que soient leurs véritables identités, entretenaient avec les autorités des Seychelles ? A quelles louches compromissions s’adonnait-on dans ce pays qui avait récemment accédé à l’indépendance ? Rusées et sans scrupules comme elles semblaient l’être, les deux femmes n’avaient-elles pas circonvenu des gens influents qui non seulement avaient détruit les traces de leur passé, mais les protégeaient et veillaient à ce qu’il ne leur arrive rien de fâcheux ?
  
  Coplan réfléchit. L’hypothèse la plus plausible, cependant, était que l’assassin ait volé le mémo de Velvet, dont la possession était tout simplement le mobile du crime, tout comme celui de Ciska avait entraîné sa mort.
  
  Conclusion : Pivoine, Rubi et Jérôme Lancroy devaient être les commanditaires des deux meurtres. Les deux autres étant absents lors de la mort de Velvet, Pivoine en était peut-être l’exécutante. Et elle aurait récidivé dans le cas de Ciska. Coplan se souvenait encore de son troublant regard glacé, sans expression. Il était vrai que celui de Rubi était identique à celui de son amie. Aucune émotion, aucune chaleur dans ses yeux verts.
  
  Étaient-elles dotées d’un tempérament d’assassin ? Cette pensée l’excita et le renforça dans la tactique qu’il avait élaborée pour rencontrer à nouveau Rubi. Les femmes fatales le plaçaient sur orbite.
  
  Il s’éloigna du lit en lui tournant le dos et téléphona au criminal chief inspecter, qui fut suffoqué en apprenant la nouvelle.
  
  - J’arrive.
  
  Il fut là en moins d’un quart d’heure, escorté par son escouade de policiers en uniforme et en civil. Il examina le cadavre et se tourna vers Coplan :
  
  - On dirait que vous portez malheur.
  
  - C’est plutôt l’assassin qui porte malheur. A mon avis, il s’agit du même. Velvet a bien été étranglée avec une corde ?
  
  - Une corde de même texture, opina le policier, après s’être penché sur la corde qui enserrait le cou de Ciska. Où étiez-vous la nuit dernière ?
  
  - Chez Amarante Donoyou à Vacoa Village.
  
  - Vous êtes un homme à femmes, commenta sévèrement De Vertmayon.
  
  - En général, les hommes à femmes ne tuent pas celles qui se donnent à eux.
  
  Emmené pour la deuxième fois au quartier général de la police, Coplan fut soumis à un rude interrogatoire qui, naturellement, laissa les enquêteurs sur leur faim.
  
  - Vous n’avez pas de soupçons ? questionna De Vertmayon, excédé.
  
  - Probablement un tueur en série qui s’attaque aux jolies touristes.
  
  - Elles n’ont pas été violées, rétorqua le policier.
  
  - Les tueurs en série ne violent pas forcément.
  
  - Quelque confidence que vous auraient lâchée les victimes ne peut vous mettre sur la piste ?
  
  Coplan se garda bien d’aider le policier.
  
  - Ni l’une ni l’autre n’envisageaient d’être assassinées, et Ciska, après la mort de Velvet, ne témoignait pas d’une peur quelconque, ce qui exclut l’hypothèse où elle aurait craint de subir un sort identique.
  
  - En résumé, elles ne se souciaient que de leur sexualité, conclut le policier avec un profond dédain, accentué par une moue puritaine.
  
  
  
  
  
  Le général Souvarine, commandant la Section 14 de la 1ère Division du S.V.R., accueillit chaleureusement le professeur Loustov, l’un des plus éminents savants russes, qui prit place dans le fauteuil que lui offrait son hôte.
  
  - Alors ? pressa ce dernier.
  
  - Nous avons réétudié la cartographie du génome humain des R J 2. Comme vous le savez...
  
  Souvarine inclina la tête, flatté. Il était reconnu par les savants russes comme le seul directeur au sein du S.V.R. capable de comprendre les méandres et le langage hermétique de la science.
  
  - ... Cette cartographie représente la description moléculaire de l’ADN, c’est-à-dire l’acide désoxyribonucléique qui compose les chromosomes et sert de support aux informations héréditaires contenues dans le noyau des cellules. Ce génome compte cent mille gènes. Nous avons déterminé, mon équipe et moi, la position des gènes sur les chromosomes et la distance qui les sépare. Nos calculs nous amènent à la conclusion que, dans des cas très rares, un R J 2 est capable de procréer, ce qui solutionne le problème auquel vous avez bien voulu me confronter.
  
  - Félicitations. J’imagine que le travail était ardu.
  
  - Et mes collaborateurs un peu distraits. Depuis quelque temps, ils ne pensent plus qu’à émigrer en Israël ou aux États-Unis.
  
  Souvarine jugea inutile de lui préciser que, détenteurs d’un tel secret, ils n’avaient aucune chance de quitter la Russie. S’ils rechignaient à la besogne, une balle dans la nuque, comme au bon vieux temps, était le sort qui s’abattrait sur eux. Sans rémission. D’ailleurs, Souvarine, qui réprouvait la démocratie vers laquelle cahotait son pays, avait bon espoir que celui-ci retrouve sous peu son lustre d’antan. Des forces souterraines auxquelles il s’était associé œuvraient dans ce sens.
  
  - Une précision quand même. Uniquement les R J 2 mâles ou également les femelles ?
  
  - Les deux.
  
  - Intéressant.
  
  - Dommage que nous n’ayons pas été en mesure d’étudier le comportement de la petite Mathilde Guelf, regretta le savant.
  
  - Elle est morte trop tôt et nous avons été prévenus trop tard. Cette déplorable confusion ne se reproduira plus, je puis vous l’assurer. Nous y veillons.
  
  Le savant prit congé et Souvarine réfléchit. Il lui fallait changer ses plans. Il n’était plus question que Youri Kolvak se contente d’enlever Svengov. Il fallait rafler tous les R J 2 qui se trouvaient aux Seychelles et, particulièrement, les femmes.
  
  Il calcula le décalage horaire. Kolvak devait dormir. L’urgence imposait de lui téléphoner sans recourir aux canaux habituels. Il décrocha et pianota sur les touches.
  
  
  
  
  
  Coplan avait fréquenté tous les ports du monde, de Tanger à Hong Kong et de San Francisco à Montevideo, et savait évoluer dans le milieu des bouges où se traitaient les affaires les plus louches.
  
  Là, il choisit l’établissement le plus sordide. Le décor était banal : filets de pêcheur pendant aux murs, bar en « méduse », ce bois dans lequel Ciska prétendait sculpter, tables au plateau en formica et bouteilles coincées entre des cartouches de cigarettes de toutes marques. L’endroit était une véritable tour de Babel quand on entendait les langues parlées par la clientèle, de l’afrikaans au tamoul, et de l’arabe au swahili. Le patron était un Yéménite, affublé d’une tête de pirate caricaturale à laquelle ne manquaient ni les cercles d’or aux oreilles ni le foulard rouge collé à son cou et dont il se servait pour essuyer les verres. Le caractère peu hygiénique du geste ne semblait guère déranger les marins attablés sous ses yeux. Sans qu’on lui prêtât attention, Coplan s’assit à l’écart à la seule table demeurée libre. Quand le cabaretier vint prendre sa commande, Coplan exhiba une grosse liasse de coupures de cent roupies, ce qui eut pour effet de rapetisser les yeux du tenancier.
  
  - Cartouches de cigarettes ? proposa-t-il d’une voix sépulcrale.
  
  - Non. Quelque chose qui tire des cartouches de neuf millimètres.
  
  Le Yéménite désigna un boyau qui s’enfonçait vers l’arrière de l’établissement.
  
  - Suivez-moi.
  
  Son arsenal était peu fourni. Néanmoins, Coplan dénicha dans le lot un automatique Smith & Wesson 469 en bon état, une de ses armes favorites. Il rafla un petit sac de cartouches ainsi que deux chargeurs vides et tendit l’argent au Yéménite qui compta les coupures et s’estima satisfait au point de donner du sir à Coplan.
  
  - Revenez quand vous voudrez, sir.
  
  Ce soir-là, Coplan s’embusqua près de la villa « Richebois ». A travers ses jumelles, équipées d’un amplificateur de lumière, il découvrit que Rubi Zandeira était seule à l’intérieur. Ses hôtes étaient absents. Captant la lumière résiduelle, l’amplificateur permettait de voir même dans une nuit totale.
  
  Il rangea les jumelles et alla sonner. A sa vue, elle fut surprise.
  
  - Je croyais que nous avions trouvé un accord ?
  
  - Il est caduc. J’ai reçu un coup de fil de mes bureaux. L’état de mes finances est tel que j’ai besoin de mon argent dès demain.
  
  Elle s’effaça.
  
  - Entrez.
  
  Sans y être invité, il se dirigea vers le chariot à liqueurs et se servit un pur malt.
  
  - Il me manque des glaçons, fit-il d’un ton impérieux.
  
  Elle s’exécuta sans broncher, le regard glacial comme à l’accoutumée. Quand elle revint apporter le seau, elle versa dans son propre verre une généreuse dose du même pur malt.
  
  - De combien avez-vous été floué dans cette opération désastreuse ? s’enquit-elle.
  
  - Un timbre français d’un franc vermillon terne de 1849, valeur 240 000 francs, et un timbre français de dix centimes noir lithographié de 1859, valeur 85 000 francs, soit un total de 325 000 francs. Contre-valeur en dollars américains : 64 000.
  
  Il avait déjà fourni à Pivoine ces mêmes renseignements basés sur les indications contenues dans le mémo de la malheureuse Ciska.
  
  Elle eut un bref hochement de tête approbateur, bien qu’elle eût certainement, conjectura-t-il, reçu de Pivoine cette information.
  
  - La malchance veut que je n’ai pas, comme je
  
  vous l’ai dit ce matin, cet argent disponible. Il vous faudra attendre.
  
  - C’est celui qui paie les violons du bal qui choisit la musique.
  
  - Quand les violons sont désaccordés, est-ce qu’ils jouent ? répliqua-t-elle vivement d’un ton ironique et insolent.
  
  Coplan introduisit deux glaçons dans son verre, auquel il imprima un mouvement de rotation et il sourit comme s’il s’amusait du bruit qu’ils produisaient en s’entrechoquant. Il but une longue gorgée et reposa le verre. Rubi, qui avait délaissé son blazer, ses bas fumés et son fume-cigarette pour se contenter d’un paréo, tel celui qu’affectionnait Pivoine, le contemplait avec une intense curiosité.
  
  Brusquement, il sortit le Smith à Wesson et le braqua sur la jeune femme qui ne perdit pas son impassibilité et porta son verre à ses lèvres. Elle but et laissa tomber :
  
  - Vous me tueriez pour 64 000 dollars, alors que vous perdriez votre argent sans rémission ?
  
  - Si je n’ai pas l’argent demain, je suis cuit, de toute façon. Alors, autant savourer auparavant la joie de la vengeance.
  
  Un peu décontenancé, il observa chez elle un changement total. Elle posa le verre avec des gestes lents et précis, puis son corps, raide jusque-là, se lénifia en une attitude alanguie, pareille à celle adoptée par les filles des îles qui, indolentes et oisives, émergent de l’eau et roulent leurs hanches vers l’ombre des cocotiers sur la plage encombrée d’admirateurs muets et concupiscents.
  
  Si le regard demeurait froid, les lèvres souriaient. Un sourire chaleureux, doux et serein, cherchant à prouver une égalité d’âme et la maîtrise de la situation. Une façade trompeuse qui ne risquait guère d’abuser Coplan, un orfèvre quand il était confronté à la rouerie féminine. Elle s’approcha en se faisant chatte et avança la main pour caresser l’acier de l’arme.
  
  - Tu es un homme méchant et dangereux, roucoula-t-elle.
  
  - Les aventuriers le sont.
  
  - J’adore les aventuriers méchants et dangereux.
  
  Il rangea le Smith & Wesson. Les événements allaient dans le sens qu’il souhaitait et il n’était nullement dupé par la métamorphose qu’elle avait amorcée.
  
  D’un geste vif, elle fit tomber le paréo qui chut en un petit tas sur le parquet ciré et, ébloui, Coplan admira son corps splendide. Elle rit comme si elle était réjouie par cet hommage muet à sa beauté.
  
  Doucement, elle lui prit la main.
  
  - Viens.
  
  
  
  
  
  Youri Kolvak était furieux car il détestait que ses plans soient remis en cause. Les ordres de Souvarine changeaient totalement la donne. Kidnapper les R J 2 et les acheminer vers la Russie ! Ses options devaient être révisées et son calendrier modifié, en tout cas retardé.
  
  Disposait-il de suffisamment de personnel ? Rien n’était moins sûr. Les R J 2 étaient des coriaces. Leur passé le prouvait. Pas facile de les enlever tous en même temps.
  
  Dans la nuit seychelloise, il arpenta la terrasse sur laquelle s’ouvrait sa chambre. En l’instant présent, il haïssait Souvarine. Non pas qu’il lui donnât tort. La décision qu’il avait prise était logique. Rien à redire. Seulement, la mission qui lui était dévolue devenait de plus en plus ardue.
  
  La question centrale était le personnel. Avec Souvarine, il n’avait pas abordé le sujet, tant il avait été déconcerté par le changement de programme.
  
  Devait-il convoquer en catastrophe d’autres agents pour renforcer son effectif ?
  
  Et s’il ordonnait à l’équipe Gordine de rappliquer ? Eux étaient des spécialistes confirmés de l’enlèvement. Ne leur avait-on pas confié le rapt de Saddam Hussein avant que n’éclate la guerre du Golfe ? Et, alors que tous ses plans étaient prêts, Gordine avait enragé parce que, au dernier moment, l’ordre avait été rapporté.
  
  
  
  
  
  La gorge sèche, les yeux exorbités et les doigts frémissants, Rubi tirait bouffée sur bouffée de sa Lucky Strike fichée dans le fume-cigarette en ambre, et la fumée bleue brouillait le miroir de la salle de bains.
  
  Sa mémoire ressuscitait leurs étreintes et elle ne comprenait plus. Sans effort, entièrement soudés l’un à l’autre, ils avaient trouvé immédiatement la perfection. Ses seins étaient écrasés sous la poitrine robuste et puissante de l’homme qui la possédait et c’était à ce moment-là, tout au début alors, que, en elle, il se démenait qu’elle avait éprouvé cette sensation vertigineuse. Sur sa langue subsistait le goût âpre du pur malt et les séquelles de l’alcool procuraient des relents sauvages au baiser qui scellait leurs lèvres. Sous les vigoureux coups de boutoir, elle avait été transcendée et avait hurlé de plaisir, ce qui, elle l’avait deviné, avait suscité l’étonnement de son partenaire, comme s’il n’avait jamais entendu une femme se pâmer entre ses bras, ce qui était peut-être vrai, après tout.
  
  Des frissons paradisiaques, jamais connus précédemment, l’avaient transportée sur des planètes dont elle ignorait l’existence. Jusqu’au sang elle avait mordu l’épaule qui la maintenait sous sa loi et il n’avait même pas protesté. Jamais elle n’aurait voulu le laisser se détacher d’elle, même après qu’il l’eut inondée de sa force vitale. Comme dans un étau elle l’avait emprisonné avec ses jambes croisées sur ses reins, ses cuisses humides collées à ses hanches, et ses mains griffant son dos.
  
  L’extase l’avait consumée. Un orgasme dévastateur, pareil à une tornade. Pour la première fois de sa vie. Et pourtant, en Russie, ils juraient qu’un R J 2 ne pouvait connaître organiquement le plaisir des sens. Et ils s’étaient trompés, les crétins ! Foutus savants !
  
  En russe et à voix basse, elle débita à leur intention un chapelet de jurons obscènes dont elle savoura la grossièreté.
  
  Une pensée obscurcit sa joie. Était-elle définitivement délivrée de la malédiction ou bien la responsabilité de cette félicité inconnue jusque-là était-elle due uniquement au partenaire ?
  
  Elle trembla à l’idée de cette dernière possibilité. Nerveusement, elle éteignit la Lucky et en ralluma aussitôt une autre.
  
  Coplan avait profité de son absence pour aller vérifier la présence du robot à forme humaine. Il n’était plus là. A nouveau, il s’interrogea. A quoi servait-il ?
  
  Il n’eut pas le temps d’épiloguer, car il entendit la porte de la salle de bains se rouvrir. Vite il courut s’asseoir sur le tabouret face au Steinway et plaqua quelques accords de la Troisième sonate pour piano de Prokofiev, comme il l’avait fait lors de sa première visite clandestine dans les lieux.
  
  Rubi arriva et applaudit.
  
  - Joli, apprécia-t-elle en nouant la ceinture de sa robe de chambre.
  
  Faussement confus, il se leva et lui céda la place. Elle hésita, puis s’assit. Elle attaqua le Concerto italien. Néanmoins, bien que ses longs doigts fuselés courent avec grâce et légèreté sur les touches d’ivoire, son jeu n’était guère inspiré, jugea Coplan sans indulgence. Bientôt, elle s’arrêta.
  
  - Tu m’a épuisée.
  
  - Tu joues avec brio.
  
  - Finalement, j’aurais aimé jouer du saxo. Saxo-ténor, à la manière de Coleman Hawkins, de Lester Young ou de Stan Getz.
  
  - Un vieux dicton de chez moi assure qu’avant quarante ans, on préfère le saxo-ténor au piano, le gothique à l’art roman et le bourgogne au bordeaux.
  
  Elle se leva.
  
  - Montons sur le toit.
  
  - Pourquoi ?
  
  Elle s’amusa de son air effaré.
  
  - Tu verras.
  
  Elle le guida jusqu’au toit très faiblement pentu. Coplan se méfiait, la crosse du Smith & Wesson à portée de la main. La lune resplendissait et les cocotiers oscillaient sous le souffle venu de l’océan. Une odeur d’ylang-ylang flottait dans l’air tiède. Rubi s’arrêta et se tourna vers Coplan qu’elle embrassa avec fougue. Un baiser incendiaire qui, à tous les deux, leur embrassa le ventre.
  
  Quand elle se dégagea, elle rit.
  
  - Tu dois te demander pourquoi ?
  
  - En effet.
  
  - C’est une coutume seychelloise très ancienne. Quand une femme embrasse un homme sur un toit, il doit croire tout ce qu’elle lui dit.
  
  - Croire quoi ?
  
  - Que je t’aime.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan s’essayait à la Valse de Méphisto de Liszt-Busoni. Ce choix n’était pas innocent. Rubi était probablement diabolique, songeait-il. Rusée, démoniaque et suprêmement habile. Sans oublier qu’elle était douée pour l’amour et qu’elle l’avait littéralement épuisé. Cette fatigue se ressentait dans son jeu. Il venait d’affadir la quinte mineure en sol et transformait les dièzes en bémols. Du massacre. Il était même incapable de plaquer un legato.
  
  Rubi se matérialisa devant lui, une moue railleuse sur les lèvres. Pour la première fois, il remarqua que l’éclat habituellement glacial de son regard avait disparu.
  
  - J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends pas le sabbat des sorcières. Tu joues cette valse, reprocha-t-elle, comme un pianiste de bastringue. Vraiment, tu n’es pas en forme. C’est moi la responsable ?
  
  - Tu m’as vidé.
  
  - Le déjeuner est prêt. Théoriquement, c’est du coq au vin à la seychelloise, mais comme j’ai eu la main lourde sur le bourgogne, c’est peut-être du vin chaud. Du bourgogne bien sûr puisque, selon toi, avant quarante ans on préfère le bourgogne au bordeaux.
  
  Le coq au vin était délicieux et parfaitement aromatisé. Au milieu du déjeuner, Pivoine apparut et se joignit à eux. Elle portait un simple T-shirt, un pantalon de jean blanc et était chaussée d’espadrilles. Son regard était froid et scrutateur et, ostensiblement, elle l’appesantissait sur les cernes bleuâtres qui s’arrondissaient autour des ailes du nez de Rubi, séquelles de la nuit agitée qu’elle avait vécue. Elle était peu loquace et Coplan se demanda si elle éprouvait quelque jalousie, question qui dénotait chez lui, se morigéna-t-il, une certaine fatuité.
  
  Quand le repas fut terminé, Rubi prit Pivoine à part puis revint vers Coplan qu’elle entraîna sur la terrasse.
  
  - J’ai parlé de ton problème avec Pivoine. Impossible d’avoir ton argent aujourd’hui. Elle me l’a promis pour demain. Attends jusque-là. Demain dernier délai. Compte sur moi. C’est un serment.
  
  Elle pressa ses lèvres contre les siennes.
  
  - Nous ne sommes pas sur un toit, tant pis, mais le résultat est le même. Maintenant, tu vas partir, j’ai beaucoup de travail à faire en compagnie de Pivoine. A demain soir, n’oublie pas, nous vivrons une autre nuit enchanteresse, et tu n’auras pas besoin de te munir d’un automatique pour faire valoir tes droits.
  
  Pivoine nettoyait le pare-brise de sa Lincoln Continental quand Coplan sortit. Elle lui tourna le dos lorsqu’elle le vit.
  
  A peine était-il entré dans sa chambre du Méridien qu’Amarante frappa à la porte.
  
  - Je te guettais. Rubi Zandeira t’a donné ton argent ?
  
  - Pas encore.
  
  - Je parie qu’elle t’a amadoué en couchant avec toi ?
  
  - C’est vrai, mais elle ne te valait pas, flatta-t-il.
  
  Elle haussa les épaules. Visiblement, elle se moquait des comparaisons dans ce domaine. Fille des îles, elle considérait l’amour comme la chose la plus naturelle du monde à laquelle on sacrifiait avec des tempéraments différents et dans laquelle la cuisine se confectionnait au goût de chacun.
  
  - Mon cousin a été intrigué par la disparition des dossiers que tu lui as signalée. Il a procédé à des recherches.
  
  Coplan fut estomaqué. Avec sa nonchalance, le parent d’Amarante ne lui avait pas fait l’effet de quelqu’un se consacrant à une tâche autre que celle qui lui était normalement dévolue de par ses fonctions.
  
  - Et alors ? Ont-elles été couronnées de succès ?
  
  - Il n’a rien trouvé sur Rubi Zandeira. En revanche, il a déniché une convocation du tribunal adressée à une certaine Maria Brassilova. A ce document était jointe une réponse manuscrite signalant que la destinataire ne se nommait plus Maria Brassilova mais Pivoine Bellerivière.
  
  Coplan l’embrassa sur la joue.
  
  - Travail remarquable.
  
  Il lui glissa dans la main quelques coupures de cent roupies.
  
  - Achète de ma part à ton cousin un beau cadeau en lui recommandant de ne pas se le laisser voler par les sorciers, et félicite-le de sa conscience professionnelle.
  
  - En réalité, que t’importe d’où viennent ces femmes ? Ton unique préoccupation, c’est l’argent que l’on te doit, non ? observa-t-elle, un brin soupçonneuse.
  
  La remarque était plus que pertinente mais Coplan n’allait sûrement pas lui expliquer le pourquoi de son comportement.
  
  Amarante repartit car elle avait un groupe de touristes à traiter et Coplan retourna dans sa tête le renseignement qu’elle lui avait livré avant de téléphoner au Vieux pour lui rendre compte.
  
  - Ne brusquez pas les choses, infiltrez-vous en douceur, conseilla ce dernier. Et remerciez le ciel d’avoir des talents d’étalon.
  
  - Joli rapprochement de mots, rigola Coplan.
  
  Ce soir-là, il s’embusqua aux approches de la villa et vit arriver Pivoine au volant d’un minibus Volkswagen duquel débarquèrent Jérôme Lancroy, Gianfranco Giulano et François Brunet. Les lumières s’éteignirent tôt dans la villa et, intrigué, Coplan décida de demeurer sur les lieux. Du coffre de la Stanza, il sortit une couverture qu’il étala au pied d’un frangipanier. Il s’y assit et s’adossa au tronc. Il dormit par brèves périodes de dix ou quinze minutes, ses oreilles restant attentives au moindre bruit.
  
  Quand l’aube pointa, il était complètement réveillé.
  
  A 8 heures 15, les trois hommes et les deux femmes sortirent de la villa. Ils étaient uniformément vêtus de vestes de treillis U.S. Army vert olive, de pantalons de jean et chaussés de baskets. En bandoulière, ils portaient un sac en toile grise. Leurs cheveux étaient dissimulés par une casquette de joueur de base-bail. Pivoine était la première et elle s’installa devant le volant du minibus. La suivait Rubi qui ouvrit les vantaux arrière et tira sur les rideaux opaques pour en obturer les vitres. Venaient ensuite Jérôme Lancroy et François Brunet qui encadraient le robot à silhouette humaine qui était vêtu comme les cinq autres et avançait sans aide extérieure, d’un pas certes lent mais régulier, sans à-coups révélant sa nature mécanisée. Sur son visage était abaissée une cagoule en toile grise comme le sac qu’il portait en bandoulière. Sous ses pas, plus lourds que ceux des autres, crissait le sable de l’allée.
  
  Gianfranco Giulano fermait la marche en mastiquant un chewing-gum.
  
  Coplan était inquiet. Que manigançait le groupe ? Avait-il l’intention de quitter les Seychelles ? S’il était responsable de la mort de Velvet et de Ciska, jugeait-il que le séjour ici devenait par trop dangereux et préférait-il émigrer vers quelque lieu plus paisible et plus propice à ses intérêts ?
  
  L’automate fut soulevé par Brunet et Lancroy et embarqué à l’arrière du minibus où les rejoignit Giulano qui referma les vantaux sur ses talons. Pivoine était seule sur la banquette avant. Elle démarra et Coplan, courbé en deux, courut, en emportant la couverture, pour regagner la Nissan.
  
  Le minibus prit la direction de la capitale en remontant vers le nord par la route orientale. Coplan suivait à distance respectable. En passant devant l’aéroport, ils furent légèrement ralentis par un accident sans gravité entre un taxi et un touriste qui avait loué une voiture à son arrivée et n’avait pas noté qu’ici la circulation se pratiquait à gauche.
  
  Pivoine klaxonna longuement et, finalement, obtint le passage. Coplan fit de même.
  
  Après avoir dépassé le Sunrise Hotel, le minibus stoppa devant la Far East Asia Banking Enterprises qui opérait sous ses initiales de F.E.A.B.E. Les capitaux provenaient de Hong Kong où les banquiers craignaient tant le retour de la Colonie de la Couronne à la Chine Rouge le 1er juillet 1997 qu’ils se précipitaient pour transférer leurs avoirs un peu partout dans le monde et pas seulement dans les paradis fiscaux traditionnels. Récemment, la F.E.A.B.E. avait construit cet immeuble ultra moderne à quelques encablures de Victoria.
  
  Le minibus procéda à une marche arrière puis aborda la rampe du parking qu’il descendit avant de disparaître aux yeux de Coplan qui chercha une place pour se garer. Malheureusement, par comble de malchance, il était bloqué entre deux taxis qui déposaient leurs passagers. Avant d’être en mesure de se parquer, il perdit un bon quart d’heure durant lequel il pesta contre la nonchalance locale.
  
  Il descendait de la Nissan quand il entendit les sirènes d’alarme de la banque. Il se figea. Un hold-up ? Était-ce la manière choisie par Rubi pour l’indemniser des faux timbres ? Il sourit en se moquant de lui-même. Non, elle n’était sûrement pas altruiste à ce point.
  
  A l’intérieur de l’établissement bancaire, les cinq arrivants avaient abaissé sur leur visage la cagoule repliée sous la casquette de joueur de base-bail et emprunté le monte-charge après avoir assommé l’employé qui descendait des cartons d’archives. Au cinquième étage, ils envahirent le bureau isolé dans lequel la maîtresse du pool dactylographique surveillait ses ouailles derrière une glace sans tain. En un tour de main, elle fut maîtrisée et Pivoine lui passa une cagoule sur la tête. Quand ses yeux furent masqués, Lancroy et Brunet installèrent sur une chaise l’automate en lui passant entre les mains un pistolet-mitrailleur sorti du sac en toile grise, en posant les accessoires entre ses jambes et en actionnant la télécommande.
  
  Avec sa propre Uzi, Rubi visa le haut de la glace sans tain et pressa la détente. Un orage d’échardes de verre s’éparpilla sur les soixante et quelques filles qui s’activaient sur leurs Macintosh. Immédiatement, elles abandonnèrent leurs sièges pour se plaquer sur la moquette.
  
  - Restez dans cette position, leur cria Lancroy, sinon l’on vous tue.
  
  Elles se le tinrent pour dit. Pivoine arracha alors les caches qui masquaient l’ouverture pour les yeux dans la cagoule passée sur la tête de la maîtresse de pool. Sous le tissu, celle-ci resta impassible, protégée par une longue éducation de self-control oriental. Elle était née à Hong Kong dans les Nouveaux Territoires et avait accompli l’intégralité de sa carrière, longue de trente ans, au sein de la F.E.A.B.E. Elle se demandait simplement comment se sortir du traquenard.
  
  Giulano lui désigna le téléphone.
  
  - C’est un hold-up. Avise la direction que nous tenons soixante personnes en otages sur lesquelles nos armes sont braquées. Ensuite, tu me passeras ton interlocuteur. Fais vite.
  
  Sans trembler le moins du monde, elle s’exécuta, puis tendit le combiné à Giulano qui, d’une voix sèche, énonça ses revendications :
  
  - Il nous faut 50 millions de dollars en coupures de mille. Je sais que vous les avez dans vos coffres, ne me bluffez pas. Peu m’importe que vous releviez les numéros, mais j’exige la livraison dans trois heures, dernier délai, sinon nous exécutons les otages. Vous devrez aussi fournir les sacs pour emporter l’argent. Nous sommes six. Six sacs en tout. Huit millions et des poussières dans chaque sac.
  
  Le directeur général venait lui aussi de Hong Kong. C’était un vieux Chinois roublard qui avait effectué ses études à la Harvard Business School et avait débuté sa carrière à la Chicago Trust and Savings Bank où il avait assisté à trois hold-up. A chaque fois, la direction avait satisfait aux exigences des gangsters. Mais aujourd’hui la situation était différente. A Chicago, les bandits s’étaient montrés moins gourmands. Cinquante millions de dollars, c’était fou !
  
  Posément, il répondit :
  
  - Je n’ai que dix millions de dollars en coupures de mille.
  
  - Faux, vous avez reçu de Hong Kong avant-hier 50 millions de dollars en coupures de mille à verser au gouvernement seychellois en paiement de vos taxes sur votre chiffre d’affaires et de vos impôts sur les sociétés au titre de l’année écoulée.
  
  - Partiellement exact, concéda le directeur général d’un ton froid. Mais vous faites erreur. Quarante millions étaient destinés à renflouer à Mombasa une société que nous finançons. Le transfert a eu lieu hier.
  
  Giulano approcha son Uzi du récepteur et lâcha une courte rafale en direction du plafond. Le plâtre s'écailla et retomba sur les débris de verre.
  
  - Vous avez entendu ?
  
  - Désolé, vous n’obtiendrez rien de mieux en agissant ainsi. La violence ne fabriquera pas les quarante millions de dollars qui manquent à vos exigences.
  
  - Je rappelle dans cinq minutes.
  
  Giulano raccrocha violemment sous l’œil impassible de la Chinoise. Le directeur général profita du délai pour s’assurer que la police, après les rafales de pistolet-mitrailleur au cinquième étage, avait été immédiatement alertée. Lui-même n’avait rien entendu. C’était là un des avantages de son poste. Il bénéficiait d’un bureau lourdement capitonné. Ceci fait, il téléphona à Hong Kong où, en raison du décalage horaire, il était trois heures de l’après-midi et où se réunissait justement le conseil d’administration. Son appel fit l’effet d’une bombe.
  
  - Les soixante employées sont des Seychelloises, souligna-t-il. Si elles se font tuer parce que nous refusons de payer, le tonnerre s’abattra sur nos têtes. Il n’est pas impossible que le gouvernement nous expulse. Certes, sur le plan financier, il y perdra s’il adopte cette mesure, mais un politicien préfère que son pays perde de l’argent à condition que lui soit réélu.
  
  - Nous avons trop d’intérêts en jeu dans cette partie du monde, rappela le président, et nous avons l’intention de décupler nos investissements. Les Seychelles constituent une base arrière fantastique pour surveiller l’évolution de l’Afrique du Sud quand les ethnies noires accéderont au pouvoir. Impossible de risquer une expulsion. Payez les dix millions de dollars.
  
  Le président raccrocha.
  
  Dans l’intervalle, Giulano avait conféré avec ses associés. Il rappela le directeur général :
  
  - Vous avez vingt-quatre heures pour faire venir quarante millions de dollars de Hong Kong. En coupures de mille, n’oubliez pas.
  
  Ses associés se tenaient cois. Ils savaient que les numéros des billets seraient soigneusement relevés. Ils s’en moquaient. Giulano avait noué des relations fructueuses avec la Camorra napolitaine qui se chargerait de laver l’argent, moyennant un fort rabais sur le montant de la rançon. Par ailleurs, en raison du poids des billets, il leur était impossible d’exiger des coupures d’une valeur inférieure à mille dollars. Dix liasses de cent coupures de mille dollars, soit un million, ne pesaient qu’un kilo. A dix millions de dollars chacun, ils n’auraient à porter que dix kilos. S’il s’était agi de coupures de cent dollars, le poids serait tout de suite monté à cent kilos, ce qui représentait une performance insurmontable.
  
  De son côté, Coplan avait vu arriver sur les lieux le criminal chief inspector De Vertmayon, accompagné par une foule de policiers en civil et en uniforme qui cernèrent l’immeuble, leurs fusils à pompe braqués sur les parois en verre et béton.
  
  Intrigué, il savait déjà, renseigné par la rumeur publique autour de lui, qu’un hold-up avec prise d’otages avait lieu à l’intérieur de la banque et se demandait comment la bande escomptait s’en sortir après ce coup audacieux. S’enfuir, mais comment ? On était sur une île et la distance avec le continent avoisinait les mille kilomètres.
  
  
  
  
  
  Sans aménité dans le regard, Youri Kolvak contemplait Bronsky que Botkine et Orlov avaient ligoté sur le fauteuil et qu’ils encadraient. Ils en tenaient au moins un, de ces RJ 2, se réjouissait-il.
  
  - Cinq de tes amis sont entrés dans une banque, l’ont braquée et retiennent des otages en exigeant une rançon phénoménale, sinon ils exécutent ces otages. Je sais bien que vous autres les RJ 2 êtes des fous dangereux. Néanmoins, je me pose la question : à quoi rime ce cirque ? Tu le sais ? Vous n’avez plus d’argent ou quoi ? Et le montant de vos escroqueries ? Et la vente du corail ?
  
  Bronsky resta muet. Il enrageait de s’être fait capturer aussi stupidement. Ce qu’il ne comprenait pas, cependant, c’est pourquoi le S.V.R., subitement, s’intéressait à eux. Avait-on changé de politique à Moscou ?
  
  - Tu ne veux rien dire ? A ta guise.
  
  Kolvak fit signe à Orlov, le spécialiste. Kolvak ne l’aimait pas beaucoup mais reconnaissait qu’il était d’une efficacité rare dans sa spécialité. Orlov s’esquiva et revint en portant une burette emplie d’acide sulfurique. Pendant son absence, Botkine avait baissé le pantalon et le slip du captif. Orlov remonta le sexe et les testicules en direction du nombril et, sur ces derniers, fit tomber quelques gouttes d’acide après avoir appuyé sur la languette. Au début, Bronsky ne sentit rien, puis la brûlure se fit intense. Il serra les dents, se refusant à témoigner de faiblesse. Orlov pressa encore quelques gouttes.
  
  - Le pire, c’est quand on te balance l’acide sur le nœud, commenta Kolvak d’un ton doucereux. Ton gland se chiffonne dans un premier temps, puis est rongé, si bien qu’au bout d’un moment il disparaît. Fâcheux pour un gros baiseur comme toi. Tu te vois avec une queue à laquelle il manque le bout ?
  
  - Drôle de circoncision, rigola Botkine qui haïssait les RJ 2.
  
  - Toi et Lowenstein vous formez un sacré couple de baiseurs, poursuivit Kolvak. Vous faisiez même des concours, à qui se taperait le plus de filles. Au fait, où il est, Lowenstein ? On ne l’a pas repéré.
  
  Bronsky hurla de douleur. Cette fois, la souffrance était devenue insupportable. Orlov arborait un sourire réjoui. Il adorait torturer. A cause de ce sadisme, Kolvak ne le portait pas dans son cœur.
  
  - Il va parler, assura Orlov. Personne ne m’a jamais résisté.
  
  - Juste encore un petit effort, encouragea Botkine.
  
  Orlov enfonça le tube effilé dans le méat et le poussa dans l’urètre. Bronsky grimaça.
  
  - Si je t’envoie l’acide là où je suis, avertit-il, le canal et les chairs seront complètement brûlés et le >perme ne pourra plus jamais sortir.
  
  - Non ! cria Bronsky.
  
  Kolvak se leva.
  
  - Tu parles ?
  
  - Oui !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Il lui fallait absolument s’introduire dans le dispositif policier, se convainquit Coplan. Depuis qu’Amarante lui avait fourni le renseignement capital, il était persuadé qu’il tenait ici la solution du problème auquel il était confronté. Pivoine Bellerivière s’appelait en réalité Maria Brassilova. Vraisemblablement une Russe. Dans cette éventualité, devait-elle être reliée aux deux agents du S.V.R., Levsky et Grichkov, assassinés à Paris ? Et si elle était russe, pourquoi Rubi Zandeira ne le serait-elle pas aussi ? En extrapolant, leurs trois associés pourraient également appartenir à la même nationalité. Mais le mobile ? Quel était le mobile de cette opération, de ces assassinats ? Et si Pivoine et Rubi étaient russes, pourquoi présentaient-elles toutes deux ce type physique de métisses afro-européennes si peu commun dans l’ex-patrie bolchevique ?
  
  Oui, il lui fallait impérieusement se rapprocher de l’action.
  
  La foule grossissait, que les policiers en uniforme canalisaient. Coplan était pressé de toutes parts par les gens qui le bousculaient. Soudain il eut l’illumination. Il joua des coudes pour se dégager et buta contre un policier qu’il apostropha avec hauteur :
  
  - Je veux parler au chief inspector De Vertmayon. J’ai des renseignements importants à lui communiquer sur ce hold-up.
  
  Sa voix résonnait d’une telle autorité que le Seychellois, subjugué, le conduisit vers l’entrée de la banque où siégeait l’état-major de crise. De Vertmayon fronça les sourcils en le voyant. Coplan ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche :
  
  - L’assassin de Ciska Chapiro et de Velvet Ngamba figure dans le lot des bandits qui braquent cette banque.
  
  De Vertmayon parut effaré.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - Je suis un envoyé du gouvernement français et je traque les hommes et les femmes de la bande.
  
  C’en était trop pour le policier qui faillit s’arracher les cheveux. Rien d’extraordinaire n’arrivait jamais sur ces îles. Rien que des menus larcins, quelques crimes passionnels, des infractions aux règlements maritimes, de la contrebande. Et voilà que les démons du ciel s’abattaient sur sa tête. Mille dangers troublaient la quiétude insolente de ce paradis endormi sous le soleil implacable de l’océan Indien.
  
  Coplan lui tapota l’épaule en signe d’encouragement.
  
  - Remettez-vous, je vais vous aider. Je suis un habitué de ce genre de situation. Où en sommes-nous ?
  
  Subissant l’ascendant de cet homme qui semblait tout prêt à dicter ses ordres et à asseoir son autorité, malgré tout repris par son métier, il s’enquit :
  
  - Comment savez-vous qu’un de ces criminels a tué les deux victimes ?
  
  - Mon enquête a conclu dans ce sens, éluda Coplan d’un ton si catégorique que le policier n’insista pas, d’autant qu’il avait d’autres chats à fouetter et que, de plus, arrivaient sur ces entrefaites le président du gouvernement et son ministre de l’Intérieur, horrifiés à l’idée que le flux touristique qui inondait leur pays de devises fortes puisse être affecté par cet attentait contre l’une des banques les plus respectées du monde.
  
  De Vertmayon s’esquiva et Coplan regarda autour de lui. Très vite, il décela l’amateurisme avec lequel on s’activait. La pagaille la plus totale régnait aux alentours. Indubitablement, la bande des braqueurs avait dû tabler sur cette inexpérience des grandes affaires. Quel truand sensé irait attaquer une banque sur une île distante de mille kilomètres des côtes continentales ?
  
  
  
  
  
  Rubi avait replacé les caches pour les yeux sur la cagoule enfoncée sur la tête de la Chinoise de Hong Kong. Inutile qu’elle s’aperçoive qu’il y avait un automate parmi la bande, raisonnait-elle. Pour le moment, cette femme ne servait plus à rien.
  
  Pivoine réapparut.
  
  - Quatre hélicoptères se sont posés sur le toit, annonça-t-elle. Ils sont bourrés de policiers armés.
  
  Giulano bondit sur le téléphone. Une écoute permanente était maintenue avec le directeur général dont le bureau était squatté par les policiers.
  
  - Renvoyez les hélicoptères, sinon j’abats une des otages, ordonna-t-il d’un ton sans réplique.
  
  En même temps, il lâcha une brève rafale de son Uzi en direction du plafond.
  
  - Ce sera fait comme vous le désirez, abdiqua le Chinois.
  
  Cette requête était suffisante pour que Coplan comprît que la bande comptait s’enfuir par le toit, probablement à bord d’un hélicoptère complice. Mais ensuite ?
  
  Il alla au distributeur automatique, se servit un café non sucré, alluma une Gitane et réfléchit. Comment agirait-il à leur place ? C’étaient des gens rusés et intelligents, qui avaient réussi à ramasser le gros paquet avec leurs escroqueries. Voyons, si l’on exceptait Pivoine, les quatre autres avaient débarqué depuis peu de Mombasa. Avaient-ils au Kenya arrangé un point de chute ? Comment avaient-ils planifié de s’y rendre ? Soudain, il pensa au Leone di San Marco, le yacht sur lequel Teresa Giulano avait été séquestrée en compagnie des rats. Il l’avait vu appareiller quelques jours plus tôt. Battant pavillon italien, doté d’un capitaine chypriote et d’un équipage pakistanais, servait-il de relais ou était-il destiné à transporter le gang sur les côtes du Kenya ? Ou mieux, imagina Coplan, pour éviter que l’on suive sa trace, avait-il changé de nom et de pavillon en plein océan ?
  
  Cette hypothèse le séduisait.
  
  Il se servit une seconde tasse de café et alluma une deuxième Gitane. Le tabac brun avivait son imagination.
  
  Le gang se débarrassait des hélicoptères sur le toit de la banque. Bien. Il s’enfuyait à bord d’un hélicoptère complice, ce qui supposait l’existence de comparses sur l’île. L’appareil rejoignait le lieu de rendez-vous sur l’océan. Convenablement armé, il ripostait au feu des poursuivants s’il était suivi. Doté d’un large rayon d’action, il lui était loisible de semer ceux lancés à ses trousses. Le gang embarquait sur le yacht rebaptisé sous une nouvelle identité et l’hélicoptère était irrémédiablement coulé.
  
  Pour éviter que d’autres employés de la banque subissent les effets du hold-up, soient blessé ou tués, l’établissement avait été totalement évacué, si bien que Coplan n’éprouva aucune difficulté à dénicher un bureau vide d’où il téléphona au Vieux pour lui rendre compte des derniers événements.
  
  - Voici ce que je suggère, conclut-il. Vous avez entendu mes hypothèses. Dans l’éventualité où elles colleraient à la réalité, il conviendrait qu’une de nos unités navales stationnées à Mayotte, aux Comores, soit détachée dans le périmètre côtier de Mahé, hors des eaux territoriales, et que vous me communiquiez le code radio pour entrer en contact avec elle. Par ailleurs, il faudrait solliciter l’aide de la N.S.A. Grâce à son réseau de surveillance à partir des SR-71, elle balaie la surface du globe. Il lui est facile de repérer les caractéristiques du Leone di San Marco dans l’océan Indien. C’est un Hartland 33, type FB, vraisemblablement construit à Singapour où Hartland possède des chantiers navals particulièrement réputés. Tâche facile pour un SR-71 qui repérerait un ver dans un camembert. A plus forte raison un Hartland 33 type FB. Attention, le Leone di San Marco a pu changer d’identité et de pavillon. Quand le SR-71 l’aura localisé, il sera bon d’indiquer sa situation géographique à notre unité navale afin qu’elle s’en approche.
  
  Tout en écoutant, le Vieux avait pianoté sur son clavier. Sur l’écran de son bureau, placé en contre-jour par rapport à la lumière d’un ciel sans nuages en provenance du boulevard Mortier, apparut la situation des unités navales françaises dans l’océan Indien. Un aviso procédait justement à des manœuvres de routine au nord-est des Comores. A 24 nautiques heure, il serait dans la zone sensible dans une vingtaine d’heures.
  
  - De combien de temps disposons-nous ?
  
  - S’ils patientent vraiment jusqu’à l’arrivée du reliquat de l’argent en provenance de Hong Kong, vingt-quatre heures.
  
  - Alors, je m’occupe d’envoyer l’aviso Dorville au large de Mahé, et je prends contact avec la N.S.A. Où puis-je vous joindre ?
  
  - C’est moi qui vous contacterai.
  
  Après avoir raccroché, le Vieux entra en communication avec l’état-major de la N.S.A. Douze ans plus tôt, les relations entre les deux centrales de renseignements s’étaient considérablement refroidies à cause de la guerre des Malouines, la France fournissant des Exocet à l’Argentine, alors que les Américains mettaient à la disposition des Britanniques leur système de surveillance par satellites. Sans être vraiment chaleureuse, la coopération entre les deux centrales avait depuis repris sur des bases plus cordiales.
  
  Isolé dans le bureau qu’il avait choisi pour téléphoner au Vieux, Coplan n’assista pas à l’entrevue qui eut lieu entre le président du gouvernement, son ministre de l’Intérieur et le directeur général. Les deux premiers dégageaient hypocritement toute responsabilité et insistaient pour que l’argent soit délivré au plus vite. A la veille d’élections générales, ils ne tenaient nullement à avoir sur la conscience la mort de soixante de leurs administrées. Impassible, le Chinois opinait gravement en dissimulant admirablement le mépris qu’il éprouvait pour ses interlocuteurs.
  
  - Ils vont s’échapper par le toit, fit-il remarquer.
  
  - Ne vous inquiétez pas, nous avons pris nos dispositions. Ils n’iront pas loin et nous récupérerons votre précieux argent.
  
  Coplan ressortit du bureau. Les ascenseurs et les escaliers conduisant au cinquième étage étaient condamnés et des cordons de policiers veillaient aux alentours, leurs armes prêtes à tirer.
  
  Coplan avisa un cadre de la banque dont la chemise bleue à manches courtes était trempée de sueur. Devant les policiers, le Chinois triturait nerveusement le badge pendant à sa poche de poitrine et indiquant son appartenance à la F.E.A.B.E.
  
  - Existe-t-il, en dehors des ascenseurs et des escaliers, un moyen d’accès au cinquième étage ?
  
  Un peu surpris, l’homme regarda Coplan.
  
  - Le toit.
  
  - C’est exclu.
  
  L’autre secoua la tête.
  
  - Vraiment, je ne vois pas. Consultez l’architecte.
  
  
  
  
  
  Kolvak, entouré par les membres de son commando, examinait la carte murale. Dans la main gauche, il tenait la feuille de papier sur laquelle il avait consigné les aveux de Bronsky.
  
  - Naturellement, nous devons changer nos plans, commença-t-il. Nous avons la position géographique du Leone di San Marco, rebaptisé pour la circonstance le Wanita Cantik et battant pavillon indonésien...
  
  - Wanita Cantik, en indonésien signifie « la jolie femme », coupa Chouvenkov qui longtemps avait été un agent dormant à Jakarta sous la couverture d’artiste peintre et qui avait été tellement marqué par son séjour à Java qu’il portait des slips en batik.
  
  Agacé, Kolvak haussa les épaules et poursuivit :
  
  - Botkine, tu préviendras par radio notre cargo le Silver Slipper de se diriger vers le Wanita Cantik et de naviguer de conserve en maintenant une distance de dix milles. Le point de rendez-vous des R J 2 avec le Wanita Cantik est à la portée de notre vedette ultra-rapide pilotée par Sardopalov. Nous l’utiliserons pour prendre le Wanita Cantik à l’abordage. Orlov, tu rassembleras les armes. Nous attaquerons pendant la nuit. Attention à ne pas faire couler le sang des R J 2. Ces gens-là sont devenus aussi précieux qu’une tonne de caviar. Ensuite, nous les ramenons sur le Silver Slipper.
  
  Botkine avait des questions à poser :
  
  - Que fera-t-on du Wanita Cantik ?
  
  - Nous le coulerons après avoir détruit la radio.
  
  - L’équipage ?
  
  - Pas de témoins ni de survivants. C’est la règle pour ce type d’opération.
  
  - Que fait-on de Bronsky ?
  
  - Trop encombrant. Orlov, tu le liquideras. Nous aurons six R J 2 en comptant Lowenstein. Ce chiffre sera suffisant pour contenter Souvarine et la Section 14.
  
  
  
  
  
  Rubi grignotait distraitement son sandwich, l’Uzi à portée de la main. En fait, elle regardait Jérôme Lancroy. Pour lui, le sexe constituait l’élément primordial dans la vie et, dans cette prise d’otages, la position dominants-dominés l’excitait au plus haut point si bien que, n’y tenant plus, il était entré dans la salle du pool à travers la glace sans tain fracassée par les balles et, une par une, avait autorisé les employées à se rendre aux toilettes sous la menace de son Uzi. Sans rien dire, au passage, il opérait son choix. Le ballet une fois terminé, il avait entraîné la malheureuse élue qui tremblait de peur. Une jolie fille aux traits africains. Vingt ans, pas plus. Il l’avait forcée à se déshabiller. D’une table il avait fait basculer le Macintosh sur la moquette et avait commandé à la fille de s’allonger et d’écarter les cuisses. Puis il avait ouvert sa braguette et sorti son sexe. Rubi avait failli s’esclaffer tant l’engin était ridicule. Elle s’était aussi souvenue du surnom dont, par dérision, on avait affublé l’intéressé en Russie des années plus tôt : Kitka (Petite queue).
  
  Dans le sac en toile grise, elle pêcha un autre sandwich.
  
  A présent, Kitka fourrageait dans le ventre de la pauvre fille qui pleurait de honte mais qui connaissait la chance de n’être pas observée par ses collègues obligées de se rallonger sur le ventre.
  
  Cependant, Rubi était troublée par le spectacle. Elle se souvenait de ses folles étreintes avec ce Francis Clos et s’en remémorait chaque instant, particulièrement ceux à l’issue desquels elle atteignait au plaisir suprême, ce plaisir qui jusque-là lui avait été refusé par la nature, à cause de sa génétique R J 2.
  
  Elle se mit à trembler et le sandwich n’eut plus aucun goût, comme si toutes ses facultés réceptives s’étaient réfugiées dans son bas-ventre, là où naissait un désir insensé, dévastateur. Il lui fallait absolument cet homme. Comment allait-elle faire désormais sans lui ?
  
  Oui, elle tremblait. Maladroitement, elle jeta le sandwich dans la corbeille à papier, à deux pas de la Chinoise qui s’était endormie sur son siège et dodelinait de la tête sous la cagoule.
  
  Pivoine entra et remarqua que quelque chose n’allait pas.
  
  - Tu es toute blanche.
  
  - Ce n’est rien.
  
  Pivoine tourna la tête et vit leur compère qui haletait sur le corps de l’employée.
  
  - Sacré Kitka ! s’amusa-t-elle après un rire de gorge. Tu crois qu’il l’a fait jouir ?
  
  Rubi reprenait ses esprits mais ne parvenait pas à chasser l’impérieux désir dans son bas-ventre. Elle alluma nerveusement une Lucky Strike et souffla la fumée en direction du plafond troué par les balles.
  
  - Comment ça se passe ?
  
  - Très bien. Personne n’essaie de nous attaquer. Ils ont compris. L’enjeu est trop gros. Tu es certaine que ça va bien ? Tu trembles et tu es livide.
  
  - La réaction nerveuse après coup, éluda Rubi.
  
  Pivoine tourna les talons.
  
  - Envoie-nous Kitka quand il aura fini.
  
  Elle disparut et Rubi retrouva ses pensées moroses. Quel avenir lui était réservé sans cet homme qui l’avait transportée au septième ciel ? Elle n’eut pas le temps d’épiloguer car Kitka avait terminé sa sale besogne et rajustait ses vêtements en ordonnant à la fille d’aller rejoindre ses collègues sur la moquette. Les larmes ruisselant sur son visage, elle obéit.
  
  Quand il repassa de l’autre côté de la glace sans tain, il lut le mépris sur le visage de Rubi et haussa les épaules avec indifférence. Avec ses mains larges et épaisses qui avaient serré la corde autour du cou de Ciska Chapiro et Velvet Ngumba, il changea l’Uzi d’épaule.
  
  - On te réclame, fit-elle sèchement.
  
  Il eut un sourire ironique.
  
  - Tu vois que Kitka sait toujours baiser. Faudra bien que tu essaies un jour.
  
  - Pravdjiva sroka (Pauvre gourde) ! renvoya-t-elle en russe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le jet de la Cathay se posa sur la piste, s’immobilisa et fut immédiatement cerné par un cordon de policiers en armes. Sa cargaison, constituée du reliquat de la rançon exigée par le gang, fut débarquée sous l’œil sourcilleux du directeur général de la F.E.A.B.E, entouré par ses caissiers et ses comptables. Les policiers restaient muets mais n’en pensaient pas moins. Ainsi il suffisait de prendre en otages des employées de banque pour s’approprier un tel magot ?
  
  Autour de l’aéroport, la foule de curieux était dense et la même pensée l’agitait. A tous, il semblait qu’un événement irréversible s’était produit sur leur belle île et que les choses ne seraient jamais plus comme avant. Une ère nouvelle avait commencé et le cynisme des bandits produisait un effet désastreux sur ces âmes simples.
  
  Réfugié dans une cabine téléphonique, Coplan prenait contact avec le Vieux qui lui indiqua le code pour entrer en communication avec l’aviso expédié de Mayotte.
  
  Il raccrocha, sortit de l’aéroport et fendit la foule pour rejoindre la Nissan. Il démarra et roula jusqu’à Mont Fleuri. Sans peine, il découvrit la crique rocheuse et son double rideau de palmiers et de cocotiers dans laquelle se dissimulait un des hélicoptères dispersés par De Vertmayon aux alentours afin de prendre le gang en chasse dès qu’il tenterait de s’enfuir après réception de la rançon. Il rangea la Nissan à une centaine de mètres et revint à pied.
  
  Deux hommes étaient là. L’un veillait, guettant l’appel radio qui déclencherait l’alerte, tandis que l’autre dormait à l’ombre d’un cocotier dans le jour finissant.
  
  Coplan sortit son Smith & Wesson. L’homme à l’écoute de la radio se retourna brusquement en entendant le sable crisser sous les pas de Coplan. Il vit l’arme et ses yeux se rétrécirent.
  
  - On ne joue pas au héros, avertit Coplan. C’est archi-usé. L’époque ne se prête plus à ce luxe. La mode est aux chiens couchants.
  
  L’autre hocha la tête d’un air convaincu.
  
  - Qui a envie de mourir sous ce beau soleil ?
  
  - Sage décision. Déboucle ton ceinturon et ne touche pas à ton étui à revolver. Ensuite, tu vas réveiller ton copain et tu le ligotes après l’avoir désarmé.
  
  Coplan lui lança le rouleau de corde. L’autre s’exécuta promptement. Son compagnon ouvrit de grands yeux surpris mais se laissa faire quand il vit le Smith & Wesson. Lorsque le pilote eut terminé, Coplan l’entrava à son tour à l’aide du second rouleau de corde qu’il avait apporté. Pour finir, il les bâillonna en utilisant les chiffons propres dont il s'était muni. Enfin, il remorqua les deux hommes jusqu’à la grotte qui s’enfonçait dans la paroi rocheuse. Il revint sur ses pas et ramassa les deux ceinturons qu’il jeta dans l’appareil.
  
  Celui-ci était un AH-64 A Apache. Coplan en connaissait les caractéristiques. Vitesse 293 km/h, autonomie 689 kilomètres. Il vérifia l’armement. Canon de 30 mm, deux mitrailleuses jumelées de 50, deux mitrailleuses jumelées de 30, deux lance-roquettes. Il sortit de sa poche la feuille de papier sur laquelle était inscrit le code radio et entra en communication avec l’aviso. Le capitaine de corvette commandant le navire l’informa que les SR-71 avaient repéré un Hartland 33 type FB qui cabotait à vingt milles hors des eaux territoriales de Mahé. Son nom était le Wanita Cantik et il battait pavillon indonésien. La N.S.A. avait transmis le renseignement au Vieux qui l’avait répercuté sur le Dorville dont l’étrave cinglait vers sa position géographique et espérait en être à une dizaine de milles dans un délai de deux heures. Coplan donna ses instructions et communiqua les caractéristiques et le numéro de l’Apache. Le capitaine de corvette accusa réception et coupa la vacation.
  
  Coplan s’empara des jumelles. L’enseigne lumineuse de la F.E.A.B.E. projetait des lueurs claires et jaunâtres sur le toit de la banque.
  
  Il n’avait plus qu’à attendre.
  
  
  
  
  
  Le directeur général de la F.E.A.B.E. regardait ses employés pousser les sacs dans le couloir. Encagoulés, Giulano, Lancroy et Brunet les réceptionnaient sous la protection de Pivoine qui braquait son Uzi sur le personnel bancaire après avoir lâché une courte rafale dans le plafond pour signifier qu’elle ne plaisantait pas.
  
  Quand l’opération fut terminée, Giulano lança :
  
  - Maintenant, fichez le camp. Nous allons vérifier que vous ne nous avez pas trompés.
  
  - Tout est en ordre, assura le Chinois de Hong Kong. Que comptez-vous faire après la vérification ?
  
  - Mêlez-vous de vos affaires, répliqua Giulano sèchement. Allez, déguerpissez !
  
  Le directeur général et son personnel disparurent au détour du couloir. Pivoine lâcha une nouvelle rafale en l’air pour accompagner leur départ.
  
  Les trois hommes remorquèrent les six sacs jusque dans le bureau où attendaient Rubi et la Chinoise de Hong Kong. Au-delà du verre brisé, les soixante employées étaient toujours couchées sur la moquette. Leurs ventres criaient famine et leurs bouches étaient desséchées par la soif et l’angoisse.
  
  Les liasses furent soigneusement comptées et le contenu du sixième sac fut réparti dans les cinq autres.
  
  Giulano se frotta les mains.
  
  - Belle opération qui s’est déroulée sans douleur.
  
  Brunet se sentait nerveux :
  
  - Ne restons pas là.
  
  
  
  
  
  A la même heure, le capitaine chypriote commandant le Leone di San Marco, devenu sous les efforts de son équipage et à grands renforts de peinture le Wanita Cantik, buvait une bière devant le poste radio en compagnie de l’opérateur. Il aimait travailler pour le compte de Gianfranco Giulano et de Rubi Zandeira, des gens qui payaient bien. Certes, leurs activités frisaient l’illégalité plus souvent que de raison, mais quand on était originaire d’une île aussi pauvre que Chypre, est-ce que l’on crachait sur de l’argent vite gagné bien que malhonnête ?
  
  - Tu ne t’es pas trompé dans tes codes ? questionna-t-il, un peu inquiet de ne pas recevoir de nouvelles.
  
  Une lueur de reproche scintilla dans le regard de l’opérateur, un Grec d’Izmir qui parlait sa langue natale avec un fort accent turc.
  
  - Commandant, vous me connaissez depuis si longtemps ! Comment pourrais-je commettre une telle erreur ?
  
  - C’est vrai, pardonne-moi et oublie ma question.
  
  Un matelot se présenta :
  
  - Commandant, une vedette de haute mer approche à bâbord.
  
  - Ils ont changé leurs plans sans nous prévenir, supputa l’opérateur.
  
  - Tu crois ?
  
  Incrédule car il connaissait la rigueur de Gianfranco Giulano et de Rubi Zandeira, le Chypriote se leva, abandonna sur le sol la bouteille de bière et suivit le matelot qui lui tendit ses jumelles. Sur le pont, il les braqua à bâbord. Dans la cabine on ne distinguait que deux silhouettes, celle du pilote et celle d’un autre homme, toutes deux encagoulées.
  
  Il reçut un coup au cœur. Où était le reste de la bande ? Se cachait-il ? L’opération avait-elle mal tourné ? Les autres étaient-ils morts ?
  
  La vedette accosta et lança ses grappins que les matelots fixèrent au bastingage avant de laisser se dérouler l’échelle de corde sur le flanc du navire. Successivement, cinq hommes encagoulés, P.-M. en bandoulière, escaladèrent les échelons.
  
  Le Chypriote fronçait les sourcils. Si l’on excluait les deux femmes, le compte y était bien. Mais pourquoi conserver leurs cagoules puisqu’ils étaient parvenus en lieu sûr ?
  
  Kolvak posa le pied sur le pont et attendit que ses compagnons le rejoignent. Tous, alors, braquèrent leurs Uzi.
  
  Le capitaine en resta bouche bée, d’autant que, à bord, en dehors des deux automatiques et des six fusils à pompe qu’il conservait enchaînés dans le râtelier de sa cabine, nul n’était armé. Trop dangereux, avec cet équipage de ruffians pakistanais.
  
  Il leva les mains, imité par les matelots qui se trouvaient là. Kolvak fut satisfait. Il se tourna vers les membres de son commando :
  
  - Allez-y.
  
  Chacun savait ce qu’il avait à faire. Lui-même entraîna le Chypriote jusqu’au poste radio. L’opérateur sursauta en voyant l’Uzi. Kolvak lui dicta le code pour entrer en contact avec le Silver Slipper.
  
  
  
  
  
  Dans le même temps, au cinquième étage de la F.E.A.B.E. Giulano fit signe à Pivoine qui, de son sac en toile grise, sortit le lance-fusée qui côtoyait les sandwiches et les bouteilles de bière auxquels elle avait à peine touché tant était grande la tension qui l’habitait depuis le début de l’attaque.
  
  Elle s’en alla et grimpa sur le toit. Le firmament était constellé de brillantes étoiles qui lui parurent inamicales. Elle respira un grand coup, enfonça la fusée dans le tube et écrasa la détente. L’engin monta dans le ciel et explosa en projetant des flammèches multicolores qui redescendirent en cascades sur l’océan.
  
  Coplan comprit que l’heure de la fuite approchait. Probablement l’hélicoptère était-il convoqué. Sans allumer ses feux de position, il lança les moteurs et les lames des rotors frémirent.
  
  
  
  
  
  Dans sa cachette de l’île Cerf, située à quelques encablures du rivage nord-est de Mahé, Lowenstein poussa un soupir de soulagement et reposa ses jumelles. Le tonus revint en lui car cette longue attente l’avait épuisé, en même temps que le pessimisme l’envahissait d’autant que Bronsky ne réapparaissait pas. A présent, l’action, heureusement, commençait. Les autres avaient accompli le plus gros du travail. A lui de jouer.
  
  Sans allumer ses feux de position, il lança les moteurs.
  
  Au-dessus de l’océan, à plusieurs centaines de mètres du toit de la F.E.A.B.E., il expédia le signal, en allumant tous ses feux durant l’espace d’une seconde et en les éteignant à trois reprises. Pivoine capta l’appel et rejoignit précipitamment ses compagnons :
  
  - Il arrive.
  
  Giulano bondit sur le téléphone pendant que Rubi arrachait les caches qui masquaient les yeux de la Chinoise et que Lancroy et Brunet se chargeaient chacun de deux sacs tandis que Pivoine s’emparait du cinquième. Giulano eut immédiatement le directeur général au bout du fil.
  
  - Nous nous séparons en deux, renseigna Giulano. Nous emportons l’argent à bord du premier de nos deux hélicoptères. Deux de nos hommes restent ici, l’un sur le toit, l’autre en compagnie de la maîtresse de pool. Celle-ci se tiendra en communication constante avec vous. Elle vous certifiera que je dis vrai et que notre compagnon maintient vos soixante employées sous la menace constante de son pistolet-mitrailleur, sans oublier les grenades dans sa poche...
  
  Avant d’arracher les caches des yeux de la Chinoise, Rubi avait disposé sur la petite table devant l’automate une demi-douzaine de grenades défensives qu’elle avait extraites du sac en toile grise qui gisait aux pieds de leur muet complice.
  
  - ... Inutile que vous sachiez dans quel délai arrivera le second hélicoptère, poursuivit Giulano de sa même voix sèche et brutale, ni les conditions dans lesquelles fuiront nos deux amis. Néanmoins, je vous conseille de ne rien tenter contre nous si, du moins, vous tenez à la vie des otages.
  
  Il raccrocha pour couper la communication et redécrocha pour tendre le combiné à Rubi qui, à l’aide de bande de sparadrap le fixa contre la tempe droite et les lèvres de la Chinoise.
  
  - Allô, allô, s’impatienta le directeur général. C’est vous, Mrs. Wong ?
  
  - C’est moi, répondit-elle d’une voix forte, nullement impressionnée.
  
  Giulano et Rubi avaient déjà quitté la pièce.
  
  - Vous êtes seule ?
  
  - Non.
  
  Elle voyait le gangster sur sa droite. Son regard était tourné vers la brèche dans la glace sans tain, ce qui lui permettait de surveiller les filles allongées sur la moquette. Elle ne pouvait distinguer ses traits dissimulés sous la cagoule. Des gants très clairs, couleur beurre-frais, recouvraient ses mains qui tenaient le pistolet-mitrailleur à hauteur de poitrine. Devant lui, sur la table, étaient posées les grenades, une bouteille de bière décapsulée, un reste de sandwich, un paquet de cigarettes et un briquet. A travers l’ouverture dans la cagoule, pendait à sa bouche un mégot éteint. Des bottes de saut en honneur chez les parachutistes chaussaient ses pieds qui battaient la mesure sur la moquette et une vilaine chevelure rousse ébouriffée était comprimée par le chapeau de brousse australien dont le gris-vert camouflé s’harmonisait avec la tenue militaire style U.S. Army.
  
  - Combien sont-ils ?
  
  - Je n’en vois qu’un seul, répondit Mrs. Wong. Il est armé, ajouta-t-elle pour bien faire comprendre qu’il était hors de question de mettre en péril la vie des filles qui lui avaient été confiées.
  
  - Ils ont emporté les sacs ?
  
  - Oui.
  
  - Vous n’avez pas peur ?
  
  - Non.
  
  Sa réponse claqua sèchement :
  
  - Comment se comportent les filles ?
  
  - Elles obéissent, déclara-t-elle laconiquement, se souvenant que c’était la première fois que son supérieur hiérarchique s’inquiétait du sort des otages.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  - Comment ça s’est passé ? voulait savoir Lowenstein qui pilotait avec habileté et dextérité et avait oublié, sous l’effet de l’excitation, la disparition de Bronsky.
  
  Il y eut un éclat de voix bruyantes. La tension disparue, chacun et chacune souhaitait se libérer du silence et conter dans le détail les expériences vécues, expériences qui, d’ailleurs, se résumaient à peu de choses tant l’affaire avait été menée rondement.
  
  - Arrêtez ! cria Lowenstein. Vous parlez tous en même temps !
  
  Ce fut Giulano qui se fit l’interprète des sentiments de ses compagnons. En l’écoutant, Lowenstein hochait gravement la tête.
  
  - Dire que je n’y croyais pas ! commenta-t-il.
  
  Il abaissa la manette et lança l’appel radio à l’adresse du Leone di San Marco rebaptisé le Wanita Cantik.
  
  A bord de ce dernier, Kolvak braqua son arme sur l’opérateur radio.
  
  - Joue le jeu sur lequel on s’est mis d’accord, sinon tu es mort.
  
  Le Grec d’Izmir eut un geste rassurant de la main et répondit sans tarder à l’appel,
  
  - Position exacte ? questionna Lowenstein.
  
  Le capitaine les communiqua et l’opérateur les retransmit. Lowenstein consulta sa carte marine.
  
  - Dans vingt minutes, nous vous rejoignons. Le pont est dégagé ?
  
  - Le pont est dégagé. Nous vous attendons. Terminé.
  
  Kolvak tapota l’épaule de l’opérateur.
  
  - Toi tu sais sur quelle rive fleurissent les roses, c’est bien. Allez, tous les deux remontez sur le pont pour vous faire voir de vos amis.
  
  De son côté, Coplan aux commandes de l’Apache, suivait l’hélicoptère de la bande. A bonne distance. Par la radio, il communiquait avec le Dorville.
  
  - Nous avons votre cible en vue, rassura le capitaine de corvette. Il navigue pleins feux. Grâce à notre vitesse supérieure, nous le rattraperons quand nous voudrons.
  
  - Dans un premier temps, je vous rejoins.
  
  A bord de l’hélicoptère que suivait Coplan, l’ambiance était joyeuse car nul ne se doutait que leur plan mirifique se lézardait. Au cinquième étage de l’immeuble qui abritait la F.E.A.B.E., la Chinoise de Hong Kong se posait des questions. Elle trouvait bizarre l’immobilité totale, si l’on exceptait l’incessant battement des pieds sur la moquette, de l’homme resté en arrière-garde. Trop mécanique, ce mouvement. Trop raide et décomposé aussi. Que lui rappelait-il donc ? Elle chercha longtemps et le souvenir, enfin, lui revint. C’était au cours de l’unique voyage qu’elle avait effectué aux États-Unis. Ses neveux et nièces avaient voulu voir Disneyworld à Orlando, en Floride. Un rêve de gosses. Dans la grotte aux pirates, elle s’était extasiée devant les automates qui égrenaient des cascades de pièces d’or dans leurs paniers en jonc. L’homme, là à sa droite, lui rappelait ces pirates merveilleusement imités dont les gestes saccadés étaient identiques.
  
  Elle se racla la gorge.
  
  - S’il vous plaît ?
  
  Pas de réponse.
  
  - Je voudrais aller aux toilettes, je n’en peux plus.
  
  Toujours pas de réponse. Elle avait utilisé l’anglais. Elle renouvela sa requête en employant cette fois le français maladroit qu’elle apprenait épisodiquement depuis son arrivée sur l’île, les Seychellois parlant plus volontiers le français que l’anglais.
  
  Sans plus de succès.
  
  Avait-elle deviné juste ? Oui mais si elle se trompait, quelle serait la réaction de l’homme qui, tout bien considéré, devait se moquer éperdument des tourments de sa vessie ?
  
  Elle décida d’attendre un quart d’heure avant d’insister.
  
  
  
  
  
  A ce moment, Lowenstein se posait sur le pont du yacht et immobilisait ses rotors. Brunet et Lancoy sautèrent les premiers, puis Giulano, aidé par Rubi et Pivoine, leur passa les cinq sacs avant de sauter à son tour, imité par les deux femmes et Lowenstein.
  
  Kolvak, Botkine, Chouvenkov et Orlov surgirent devant eux pendant que Sardopalov braquait sur les arrivants le faisceau du projecteur.
  
  - Haut les mains ! commanda Kolvak en russe. Ne tentez absolument rien. Nous n’en voulons pas à votre vie. Simplement, Moscou vous réclame.
  
  Il s’adressa plus particulièrement à François Brunet :
  
  - Toi, Svengov, il paraît que tu fais des gosses, maintenant ?
  
  - C’est à cause de ça que Moscou nous réclame ? cracha Pivoine, furieuse.
  
  - Levez les mains, répliqua Kolvak, et surtout ne touchez pas à vos Uzi.
  
  Il ponctua son ordre d’une brève rafale de pistolet-mitrailleur en direction du firmament constellé d’étoiles.
  
  Les quatre hommes et les deux femmes obéirent à contrecœur.
  
  Botkine et Chouvenkov s’approchèrent et leur arrachèrent leurs armes.
  
  - Maintenant, couchez-vous sur le pont, commanda rudement Kolvak. Mains croisées sur la nuque.
  
  Cette fois encore, ils obtempérèrent et les deux Russes leur passèrent les menottes aux chevilles et aux poignets.
  
  Les autres membres du commando du S.V.R., sans regarder la scène, surveillaient le capitaine, l’opérateur radio et les matelots restés sur le pont.
  
  Kolvak s’avança, ouvrit l’un des sacs, fouilla et inspecta, sous la lumière brutale du projecteur, les liasses de mille dollars avant de siffloter, admiratif.
  
  - Joli coup. J’espère que Moscou vous laissera en profiter.
  
  Il appela le capitaine chypriote et jeta dans sa direction des liasses équivalant à un montant de cinq cent mille dollars.
  
  - Voilà pour ta peine et celle de tes hommes. Maintenant, vous allez tous vous débrouiller pour me foutre cet hélicoptère à la flotte. Allez, exécution !
  
  Coplan avait vu l’hélicoptère des fuyards apponter sur le Wanita Cantik. Il obliqua à angle droit et, en maintenant le contact radio, chercha le Dorville qui lui communiqua sa position exacte.
  
  - Nous avons le Wanita Cantik dans notre radar, informa le capitaine de corvette.
  
  - Abordez-le. Je reste dans le ciel et serai en soutien de vos commandos.
  
  - Quel est votre armement ? s’inquiéta le pacha de l’aviso.
  
  - Deux canons de 30 mm, deux mitrailleuses jumelées de 50, deux mitrailleuses jumelées de 30 et deux lance-roquettes.
  
  - Je compte sur vous pour assurer la protection de mes hommes durant l’abordage ou dois-je le faire ?
  
  - Je pense être en mesure de m’en charger, mais restez vigilant de votre côté. Expédiez quand même dans l’eau une salve d’avertissement et braquez tous vos projecteurs.
  
  Il fit demi-tour pour revenir vers le yacht battant pavillon indonésien. Bientôt, il localisa le Dorville qui approchait à grande vitesse, en même temps qu’il tirait ses salves d’avertissement et que son radio donnait l’ordre au yacht de stopper ses feux. Épouvanté, le Chypriote convainquit Kolvak qu’ils devaient obéir. Le Russe était fou de rage.
  
  - La Marine nationale française ? Mais qu’est-ce qu’ils veulent, ces gens-là ? Nous ne sommes pas dans leurs eaux territoriales !
  
  - Une Marine nationale possède tous les droits à partir du moment où s’est commis un acte de piraterie maritime, renvoya finement le capitaine. Votre abordage et le comportement qui a suivi entrent dans cette catégorie.
  
  - Comment ces Français le sauraient-ils ? rétorqua Kolvak.
  
  
  
  
  
  Fort éloignée de ces préoccupations, la Chinoise de Hong Kong, au cinquième étage du building de la F.E.A.B.E., avait renouvelé sa requête. N’obtenant pas de réponse et de plus en plus intriguée, elle se décida à alerter le directeur général.
  
  - Venez donc, s’enhardit-elle. Je crois bien que l’homme qui est avec moi est en réalité un robot.
  
  De Vertmayon, qui se trouvait aux côtés du Chinois, avait entendu et sur-le-champ comprit qu’il avait été joué. Aucun des membres du gang n’était resté sur les lieux. Ils s’étaient contentés de laisser un automate derrière eux afin de pouvoir filer sans être interceptés, en tablant sur le manque d’expérience de la police seychelloise. En la dupant, ils avaient réussi au-delà de toute espérance. Il en grinça des dents et rassembla ses hommes pour se précipiter au cinquième étage et sur le toit de l'immeuble où, il en était persuadé à présent, ne s’était embusqué nul complice.
  
  Il ne s’était pas trompé. Personne sur le toit. Au cinquième étage, ses hommes délivrèrent Mrs. Wong et désarmèrent le robot. Maîtrisant mal sa colère, De Vertmayon déshabilla l’automate avec des gestes rageurs et arracha la bourre mousseuse en caoutchouc synthétique avant de piétiner l’armature métallique. Enfin calmé, il rendit compte à ses supérieurs qui lancèrent l’alerte générale afin de localiser l’hélicoptère en même temps qu’ils sollicitaient l’aide des pays amis et voisins, Madagascar, les Comores, l’Afrique du Sud, le Kenya, la Tanzanie, le Mozambique et l’île Maurice, déjà informés de ce hold-up hors du commun et de la fuite des gangsters. On y ajouta aussi la Somalie, sous contrôle de l’O.N.U., où régnait un banditisme éhonté qui, selon le ministre de l’Intérieur, s’était peut-être expatrié aux Seychelles.
  
  
  
  
  
  Dans l’air tiède de la nuit et dans la lumière des projecteurs du Dorville, Coplan piqua du nez et actionna les mitrailleuses de 50 jumelées. Les balles arrachèrent le pavillon indonésien qui, déchiqueté, tomba sur les vagues.
  
  - Ils sont fous, frémit Kolvak qui intima à ses hommes l’ordre de n’opposer aucune résistance.
  
  L’instant d’après, les fusiliers-marins accrochaient leurs grappins au bastingage et se hissaient à bord, matelassés dans leurs gilets, à la fois de sauvetage et pare-balles. Couverts de suie et cernés autour des yeux par des ronds de crème blanche, leurs visages étaient effrayants sous le casque de combat. Dans leurs mains ils serraient leur fusil d’assaut FAMAS 5,56 et leurs ceinturons étaient bardés de grenades.
  
  L’œil morne, leurs armes cachées, les Russes les regardaient poser sur le pont leurs bottes de saut à semelles anti-dérapantes. Le Chypriote, lui, ne savait quelle conduite tenir. Ses premiers commanditaires étaient généreux mais pas assez pour lui offrir cinq cent mille dollars comme l’avaient fait les pirates qui avaient pris le yacht à l’abordage. Alors ?
  
  Kolvak s’avança vers l’enseigne de vaisseau de première classe qui commandait le détachement de fusiliers-marins. Il avait décidé d’user de diplomatie pour se tirer d’affaire.
  
  - Lieutenant, je ne comprends pas, nous sommes des gens paisibles qui voguons tranquillement sur ce yacht et voilà que vous nous tirez dessus, que vous...
  
  L’officier le coupa sèchement :
  
  - Vous et ceux qui vous accompagnent, vous allez croiser les mains sur la nuque et surtout fermer vos gueules !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Dans l’étroite cabine que le capitaine de corvette avait mise à la disposition de Coplan, Rubi se tenait collée au hublot. Coplan l’avait délivrée de ses menottes et dépouillée de sa cagoule, puis lui avait expliqué qui il était. A sa grande stupéfaction, elle s’était réjouie.
  
  - Tu me sauves la vie. Grâce à toi, je ne retournerai pas à Moscou, comme le veulent ces salauds du S.V.R. qui nous ont capturés.
  
  Coplan était abasourdi.
  
  - Ces Russes sont des gens du S.V.R. ?
  
  - Et comment !
  
  - Je suis intrigué. Raconte.
  
  - D’abord, tu me fais l’amour. Déshabille-moi, j’ai besoin de sentir tes mains courir sur mon corps.
  
  - Le moment est mal choisi.
  
  - Verrouille la porte et viens. Tu veux connaître le fin mot de l’histoire, oui ou non ? Tu veux savoir pourquoi le S.V.R. nous traque, mes amis et moi ?
  
  Coplan hésitait, alors elle prit l’initiative. Elle se débarrassa promptement de sa veste de treillis, de son pantalon de jean et déchaussa ses baskets. Son T-shirt et son slip volèrent au pied de la couchette exiguë.
  
  En la voyant si belle, si attirante, Coplan sentit l’émoi grandir en lui. Rubi entreprit de le dévêtir et, quand elle eut achevé cette tâche qu’elle mena rapidement, elle s’allongea sur la couchette en écartant les cuisses.
  
  - Prends-moi là tout de suite, sans fioritures, supplia-t-elle. Tu ne peux imaginer combien j’ai rêvé de cet instant depuis notre dernière nuit.
  
  Elle ne mentait pas. Cette obsession s’était implantée en elle comme une racine maléfique qui poussait et lui rongeait la chair et l’esprit. Même au cœur de l’action, au sein de la F.E.A.B.E.
  
  Il s’enfonça en elle et elle hurla, ce qui fit sursauter le matelot armé qui veillait dans la coursive. Avec une rage froide, sans doute désireuse de rattraper le temps perdu, elle attaqua sa danse lubrique autour de la hampe de chair brûlante qui déjà la transportait vers le plaisir. Très vite au diapason, Coplan imprima une cadence accélérée qui arracha d’autres cris à Rubi que, derrière la porte, énervé par plusieurs semaines en mer, guettait le matelot.
  
  Bientôt Coplan fut emporté par le plaisir qu’elle lui prodiguait et il s’anéantit en elle pendant qu’à son tour elle le rejoignait en poussant à nouveau un hurlement déchirant qui pétrifia le matelot. Puis elle ferma les yeux et parut dormir.
  
  Longtemps plus tard, elle les rouvrit et fixa Coplan avec tendresse.
  
  - C’était bien, soupira-t-elle. Dommage que ce navire doive un jour toucher un port.
  
  Coplan se garda bien de l’interroger. Il savait qu’à un moment ou à un autre, elle parlerait. Il avait tout le temps. Le Dorville était encore loin de Mayotte. Il se contenta donc d’allumer une Gitane. Rubi referma les yeux et cette fois s’endormit.
  
  Quand elle se réveilla une heure plus tard, ils refirent l’amour. Quand ils se désunirent, elle parla :
  
  - Après le plaisir que tu m’as donné par deux fois, tu mérites de savoir. De plus, il est de mon intérêt de te mettre au courant car je n’ai nullement l’intention de retourner en Russie. Mes amis non plus. Tu as vu la masse d’argent que nous avons récoltée ? Nous voulons en profiter. Et moi j’aimerais que tu te joignes à moi. Il y en a assez pour deux. Que gagne un agent au service de la France ? Probablement des cacahuètes. Avec moi tu auras le luxe et tu me feras l’amour toutes les nuits, comme tu sais si bien le faire.
  
  Elle était gaie, vive, enjouée. Et parfaitement inconsciente, jugea Coplan, impassible. Espérait-elle vraiment garder l’argent ?
  
  - Quel est ton vrai nom ? questionna-t-il pour la mettre sur rails.
  
  - Alexandra Safirova, mais ce n’est là qu’une fausse identité procurée par l’ex-K.G.B. En réalité, j’ignore qui est ma mère. Quant à mon père, il n’a jamais existé. Je n’ai pas été conçue par un père.
  
  Coplan écarquilla les yeux.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Tu vas comprendre. Si tu le veux bien, reportons-nous à décembre 1939 en Allemagne. La guerre, qui va devenir mondiale, a éclaté en septembre. Par suite du conflit, les scientifiques dans les deux camps ne communiquent plus entre eux. C’est la loi des belligérants. En Allemagne, un savant du nom de Rolf Jandburg, met au point une molécule synthétique de RNA (En français : acide ribonucléique), une des molécules les plus importantes des noyaux cellulaires du corps humain. Une heure après sa naissance, et à l’immense stupéfaction de Jandburg, cette molécule commence à se reproduire à une vitesse fantastique et ses multiplications en entraînent d’autres en chaîne, si bien que le tube, pas plus grand qu’un dé à coudre dans laquelle elle est enfermée ne suffit plus à la contenir. Et Jandburg se pose la question : est-ce ainsi qu’est née la vie sur la Terre ? Jandburg était un nazi fanatique qui informa aussitôt Hitler de sa découverte. Tout excité, le Führer se demanda s’il était possible, à partir de cette cellule de recréer des aryens. Il encouragea Jandburg à poursuivre ses travaux et mit à sa disposition des crédits colossaux.
  
  « Quatre ans plus tard, Jandburg obtenait un énorme succès en construisant un accélérateur de croissance, capable de combler les millénaires écoulés depuis l’apparition de la vie sur la Terre. Cet appareil faisait évoluer la cellule synthétique de cent siècles en un jour. C’était fantastique mais insuffisant. La vie étant apparue sur la Terre voici 3 milliards et demi d’années, il aurait fallu attendre près de mille ans pour obtenir ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Jandburg persévéra néanmoins, d’une part parce qu’il était poussé par Hitler, d’autre part parce qu’il était curieux de voir ce qu’il allait découvrir. Puis vint la défaite allemande en 1945. Les Soviétiques le capturèrent et s’emparèrent de ses laboratoires en Poméranie. Staline fut aussi enthousiaste que Hitler, mais lui voulait savoir si l’on pouvait bâtir un homo communistus, un fidèle à tous crins au régime en place. Des savants soviétiques firent équipe avec Jandburg... »
  
  Passionné par ce récit, Coplan ralluma une Gitane.
  
  - ... Et les cellules continuèrent à se reproduire comme des nénuphars...
  
  - Belle image, souligna Coplan qui depuis longtemps était revenu de sa surprise.
  
  - ... Les scientifiques dressèrent une carte physique de la description moléculaire de l’acide désoxyribonucléique qui compose les chromosomes et sert de support aux informations héréditaires contenues dans le noyau des cellules, et c’est en procédant à ce travail qu’ils parvinrent à une conclusion. A présent, leur cellule synthétique était capable de créer la vie. En reprenant les initiales de Rolf Jandburg, ils la baptisèrent R J et pratiquèrent l’insémination artificielle sur des femmes détenues dans les goulags. Bientôt, ils s’aperçurent qu’ils avaient affaire à un trinôme, un tiers femelle, deux tiers mâle. L’élément femelle ne pouvait agir sur une femme, elle-même femelle. Quant aux deux éléments mâles, ils donnaient, une fois sur soixante-dix sept, naissance à un être humain normalement constitué...
  
  Coplan n’en revenait pas.
  
  - Cette cellule aurait pu donner naissance à un poisson, un insecte ou une vache stupide qui regarde passer les trains avec placidité, non, elle a donné naissance à un être humain ! admira-t-il, suffoqué.
  
  - A deux types d’êtres humains, rectifia Rubi. Les deux éléments mâles générèrent des êtres différents. Les R J 1 et les R J 2. Les premiers, supérieurement intelligents, plus intelligents que le plus intelligent des mortels. Par exemple, l’un à l’âge de sept ans a assimilé à une vitesse fantastique les problèmes les plus ardus de chimie, de physique nucléaire et de mathématiques supérieures. Ce sont ceux-là qui, à une époque, ont fourni à l’U.R.S.S. les moyens de posséder sur les États-Unis une grosse avance spatiale qu’elle a perdue par la suite parce que financièrement elle n’était plus capable de suivre leurs idées et de construire les matériels nécessaires.
  
  - Attends, l’interrompit Coplan. Quand est né le premier R J 1 ?
  
  - En mai 1953, l’année de la mort de Staline. Comme il a disparu en mars, il n’aura ainsi jamais su que son opération Brat i Sestra (Frère et Soeur) c’est le nom dont elle était affublée, avait enfin réussi.
  
  - Les plus âgés ont donc à l’heure actuelle 41 ans ?
  
  - Exact. Ils sont bons, dociles et calmes. Bons. A la différence de R J 2.
  
  Elle ricana.
  
  - Nous, les R J 2, sommes aussi intelligents qu’eux, mais nous ne sommes pas bons. Nous sommes amoraux et pervers. Je t’assure, notre intelligence est très vive. Nous apprenons les langues étrangères sans accent et à une rapidité stupéfiante.
  
  De véritables polyglottes. Nous sommes dotés de dons de perception extraordinaires. Tiens, un exemple, prends ce jeu de cartes sur l’étagère, bats-le, je n’y touche pas et je ferme les yeux. Je te tourne même le dos. Choisis n’importe quelle carte.
  
  Coplan s’exécuta.
  
  - Le quatre de trèfle, déclara-t-elle aussitôt.
  
  Elle se retourna, triomphante.
  
  - Juste ?
  
  - Juste.
  
  - Tu vois bien !
  
  - Comment se fait-il que tu sois métisse comme Pivoine ?
  
  - Après leurs premiers succès, les savants ont voulu savoir si leurs 76 échecs sur 77 cas ne provenaient pas d’une certaine incapacité des femmes soviétiques à assimiler R J. Ils ont fait des essais avec des femmes étrangères, originaires des cinq continents. Le résultat a été légèrement amélioré à un taux de réussite de 1 pour 64 échecs, si bien qu’un certain nombre de R J 1 et de R J 2 sont métissés comme Pivoine et moi.
  
  - Combien sont-ils, en tout, les uns et les autres ?
  
  - Je l’ignore. C’est un secret d’État que garde jalousement le S.V.R. parce que les R J 1 ne sont pas tous restés en Russie. Sous de faux noms, comme nous, des R J 1 ont été envoyés dans les pays occidentaux pour gravir les échelons du monde politique et industriel et se livrer à la manipulation ou à l’espionnage.
  
  - Le député Robin Ferrière était dans ce cas ?
  
  - C’était un R J 1, de son vrai nom Aleksander Vilno. François Brunet qui est avec nous ici sur ce bateau, de son vrai nom Maksim Svengov, a été victime à Paris d’une tentative d’enlèvement par deux agents du S.V.R., Levsky et Grichkov. Il les a tués et, pour se venger de Moscou, a tué le R J 1 Robin Ferrière afin que le S.V.R. comprenne le message.
  
  - Pourquoi le S.V.R. voulait-il l’enlever ? questionna Coplan, de plus en plus interloqué par cette histoire aux relents de science-fiction.
  
  - Malgré de nombreux essais, les R J 2 ne peuvent procréer ni entre eux-mêmes, ni avec des êtres normaux. Les R J 1 non plus d’ailleurs. Les savants ont expliqué que la raison réside dans leur groupe sanguin inexistant chez les autres êtres humains et dans des anomalies dans le cerveau provoquant une coloration inhabituelle dans la substance blanche. Or, voilà que François Brunet avait engendré une fille à Paris. Une certaine Mathilde Guelf ou Guelde, je ne me souviens plus. Ce miracle a excité l’intérêt de Moscou, qui a voulu nous rapatrier tous, malgré l’accord qui nous liait.
  
  - Quel accord ?
  
  - D’abord, justement, de tenter de procréer, ensuite d’utiliser notre amoralité, notre perversité pour survivre dans le monde occidental, enfin d’être des agents Action pour le compte du S.V.R.
  
  - Si je comprends bien, l’assassinat ne vous répugne pas ?
  
  Elle eut un sourire railleur.
  
  - Non, puisque nous sommes amoraux et pervers.
  
  - Velvet Ngumba et Ciska Chapiro devenaient dangereuses parce qu’elles s’intéressaient trop à vos escroqueries sur les timbres et les droits d’auteur et qu’elles risquaient de vous faire louper le hold-up de la F.E.A.B.E. Alors, vous les avez éliminées.
  
  Rubi haussa les épaules.
  
  - Des gêneuses. Elles devaient mourir. Nous les R J 2 n’avons pas les scrupules ridicules qui vous habitent, vous autres dits gens normaux. C’est une supériorité. L’univers changera quand les peuples seront métissés avec du sang de R J 2. Un jour, nous serons aussi nombreux que les chrysanthèmes à la Toussaint, maintenant que Svengov a ouvert la voie avec la petite Mathilde. Et le monde entier deviendra plus féroce, il sera peuplé de loups.
  
  Elle se fit chatte.
  
  - Mais toi tu n’auras rien à craindre. Viens, fais-moi encore l’amour !
  
  Coplan se recula. Vraiment, il n’avait plus aucun goût à ce genre d’exercice en compagnie de Rubi. Il avait tellement de choses à faire. Rendre compte au Vieux, restituer l’argent à la F.E.A.B.E., faire délivrer les deux pilotes d’hélicoptère prisonniers de la grotte, demander au Vieux d’intervenir pour que Teresa Giulano soit libérée de sa clinique psychiatrique en Italie. Et enfin ramener en France ce lot de criminels que le Centre National de la Recherche Scientifique se délecterait à étudier. Une nouvelle race hybride dont la naissance récente donnait le frisson.
  
  Des éclairs de colère traversaient le regard de Rubi.
  
  - Ne t’éloigne pas de moi. Il existe encore un détail que je ne t’ai pas fourni sur le comportement d’une R J 2. Elle ne prend jamais de plaisir avec un homme. Sauf moi, et c’est tout nouveau. Tu es le premier homme qui m’a fait jouir. Et ça Moscou ne le sait pas. Toi seul le sais. Tu verras, avec tout l’argent dont nous disposons, nos nuits seront enchanteresses !
  
  Le dos de Coplan toucha le bois de la porte. Oui, elle était vraiment inconsciente. Sans doute un trait de caractère des R J 2. Mais il était primordial de ménager Rubi, raisonna-t-il. Elle devait connaître l’identité des R J 1 infiltrés, comme le député Robin Ferrière, dans le monde politique et industriel français...
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d'imprimer en juin 1994 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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