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No Condé Nast Publications, Inc. 1980.
No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1984
Édition originale : Charter Communications, Inc.
ISBN : 0-441-7907-1
ISBN : 2-258-01312-7
Chapitre premier
— Mais… mais vous n’êtes pas Gonzales ! s’exclame la fille.
— Ah non, pas du tout, dis-je en faisant un petit pas vers elle.
Elle recule jusqu’au mur d’en face, l’air pas rassuré. Je la regarde. Elle serait plutôt pas mal dans ce grand peignoir bleu, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Le hic, c’est qu’un de ses mignons calots ne se contente pas d’être bleu au milieu, il l’est aussi tout autour. Et ça n’est pas du rimmel, c’est un coquard grand teint. Elle a aussi un autre gnon, un peu moins foncé, sur l’os de la mâchoire. Moi qui ai toujours été si doux avec les femmes, ça me fait mal pour elle.
— Qui êtes-vous ? demande-t-elle.
— Nick Carter. Je suis ici pour vous ramener chez vous.
Elle bredouille :
— Chez… chez moi ?
On dirait que ces deux mots n’ont plus de sens pour elle, qu’il lui faudrait un document écrit pour arriver à me croire. Comme je n’en ai pas sous la main, j’essaie de faire avec les moyens du bord :
— Oui, aux États-Unis. Chez votre père.
Deux grosses larmes roulent sur ses joues : ça y est, le message est passé. Sensible comme je suis, je me retourne pour ne pas fondre en sanglots avec elle et j’en profite pour fermer la fenêtre par laquelle je suis arrivé. Quand c’est fait, j’ajoute :
— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Dépêchez-vous de vous habiller. Nous allons voler une voiture pour filer.
La mécanique n’a pas l’air trop abîmée sous les beaux cheveux blonds. Ça démarre au quart de tour :
— Voler une voiture ? Mais Gonzales doit être parti avec la Buick !
— J’ai une autre idée. Allez vite vous habiller.
Elle ouvre un placard à frusques et se met à fouiller dedans pendant que je m’explique :
— Il y a la voiture avec laquelle les autres gouapes s’apprêtent à passer la frontière.
Sans cérémonie, la jouvencelle laisse tomber son peignoir à terre. Puis, tout à coup, comme si elle venait de piger ce que j’ai dit, elle se retourne vers moi et me balance :
— Mais, monsieur Carter, elle est bourrée de…
— Bourré de came, je sais, dis-je en la détaillant.
Plutôt appétissante mais ça ne me donne pas envie de toucher. Tout au moins, pas en l’état où c’est actuellement. J’aurais l’impression de m’offrir des privautés avec Miss Ramponneau. Elle a des ecchymoses partout. Sur le ventre, sur les bras, les cuisses et même les seins. Ça va du violet foncé au jaune un peu verdâtre en passant par toutes les nuances de bleu et de rouge, par ordre d’ancienneté, je suppose. Il y a de quoi faire blêmir les magiciens de chez Technicolor. Moi, j’en ai le poil qui se hérisse sur le dôme.
— Écoutez, Connie, dis-je. Ce n’est pas que le spectacle soit déplaisant mais il faut faire vite. Habillez-vous, voyons !
La voilà qui pique un fard et va se planquer derrière la porte de la penderie.
— Oh ! Excusez-moi ! Je… je ne me suis pas encore faite à l’idée que je pouvais être autre chose qu’un objet.
Je m’efforce de la rassurer :
— On va tâcher de vous y réhabituer. Avec un peu de chance, ça devrait se jouer en moins d’une heure. Mais d’abord, il faut que je sache si la petite route qui aboutit aux garages est praticable.
— Par beau temps, oui. Mais il y a deux jours, elle a été coupée par les pluies. Il existe un passage à gué, mais si vous prenez le 4x4…
— C’est ce que je compte faire.
Les énormes boudins de la bagnole doivent être bourrés d’héroïne en provenance de la province de Sinaloa et soigneusement enveloppée dans de petits sachets de papier sulfurisé.
Mais ça n’est pas mes oignons. Mes oignons, c’est de faire sortir de Basse Californie mademoiselle Connie Quitman, fille d’un des plus puissants supporters du sénateur Mike Lovett.
L’héro, c’est le rayon de la Brigade des Stups. Moi, je suis le tueur d’élite N3 et mon rayon, c’est les missions que me confie l’AXE, le petit organe des Services secrets spécialisé dans les sales boulots.
La porte de la penderie claque. Je tourne la tête. Connie Quitman a toute la dégaine d’une pouffiasse de bas quartier. C’est à cause des fringues. Gonzales et ses copains, c’est de la petite racaille qui écume la frontière. Essayer de trouver un peu de classe chez ce genre de type, c’est aussi utopique que de chercher de la tendresse dans l’œil d’un percepteur. Et les lascars à qui il prête ou loue Connie – c’est selon – doivent être du même acabit. Pour eux, plus la souris ressemble à une morue, plus c’est mieux. Et puis pourquoi faire des frais de toilette puisque c’est sans toilette qu’elle les intéresse ? Avec ses oripeaux, elle me fait penser aux petits tapins qui arpentent les trottoirs de l’Avenida de la Révolution à Tijuana. Mais il y a des moments où il est préférable de ne pas trop dire ce qu’on pense. D’ailleurs, j’ai d’autres chats à fouetter.
— J’ai repéré deux hommes en bas, fais-je. Un nommé Estrada et un balafré.
— Cabrera ?
— Ça doit être ça. J’ai entendu son copain l’appeler par un nom de ce genre. Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre ?
— Oui, le gardien du garage. Et c’est un dur. Il est très rapide au pistolet et encore plus au couteau.
Je commente :
— Ça n’est pas trop grave. Nous allons procéder par ordre. Pensez-vous pouvoir attirer ici les deux gars d’en bas ? L’un après l’autre, si possible.
— Sans doute, répond la jouvencelle. Il y a un moment que Cabrera tourne autour de moi. Mais Gonzales n’est pas d’accord. Je vais essayer de l’appâter.
— Essayez. Si nous pouvons nous débarrasser discrètement des gardes de la maison, je pourrai peut-être prendre le type du garage par surprise.
— D’accord, dit-elle.
Elle me fait un petit clin d’œil et ouvre la porte.
— Paco, roucoule-t-elle, Paquito. Estoy sola y me aburro. Ven a verme, mi corazón[1].
Elle a un petit sourire en coin mais une voix sexy comme pas permis. Et ça mord. J’entends le type répondre un truc que je ne comprends pas. Et puis des pas dans l’escalier. Je décide de laisser Wilhelmina au rancart, elle est un peu trop bruyante, ma bibiche. Wilhelmina, c’est mon brave vieux Lüger. Paquito va avoir droit à Hugo, mon stylet à détente automatique, effilé comme un coupe-chou.
— Ven, Paquito. Ven, querido[2], poursuit Connie en reculant vers le seuil. Tu también, Manolo ! s’exclame-t-elle brusquement. No, no quiero los dos juntos. Después, Manolito. Espera un poquito, por favor[3].
Enfer et damnation ! Les deux harengs ont mordu ensemble à l’hameçon ! Et, malgré les exhortations de Connie, Manolo n’a pas l’air décidé à attendre sagement son tour.
Elle est dans la pièce, maintenant. Une main se tend et l’empoigne par le bras. Hugo se plante à mi-distance entre le coude et le poignet. J’exerce une petite torsion. Ça fait « scrotch » en raclant sur les os et la main s’ouvre comme par enchantement. Je défrime mon client et, à la balafre, je reconnais Paco. Il pousse un vilain grognement et, de sa main valide, commence à dégainer son arme. Trop tard, Paquito. Hugo lui plonge dans la gorge aussi aisément qu’un fer rouge dans une motte de beurre. Le mal élevé lâche un grand rot gargouillant sans même songer à mettre sa main devant sa bouche puis fléchit souplement les genoux et s’écroule en avant. Sur le palier, le nommé Manolo a un pistolet au point. D’un de ces bonds de grand fauve dont j’ai le secret, je me jette sur lui et, hop, un coup de stylet dans la menotte. Son arme dégringole sur le plancher avec un bruit de gamelle. Dans le même élan, je lui expédie mon gauche au milieu du portrait et il bascule par-dessus la rampe sans avoir eu le temps d’annoncer son matricule. Je jette un coup d’œil dans la cage d’escalier. Manolo est étalé sur un palier, trois mètres plus bas. Sa tête est encore accrochée à ses épaules mais par l’intermédiaire d’un cou qui décrit un angle pas naturel du tout. Je rentre dans la chambre.
Connie contemple Paco qui achève de rendre l’âme au milieu d’une grande flaque rouge visqueuse. Je récupère les deux armes et j’en tends une à la fille. L’autre, je l’enfile dans ma ceinture. Pas la peine d’ennuyer plus longtemps ce pauvre balafré. Laissons-le pousser son dernier soupir dans la sérénité. Je propose donc à la pépée de déguerpir rapidement. On a plus de quatre-vingts bornes à se taper avant la frontière. C’est dire qu’on n’est pas encore sortis de l’auberge.
Connie me précède dans l’escalier. Arrivée au premier palier, elle s’arrête et enlève ses tatanes sur pilotis.
— Ça n’est déjà pas de la tarte de marcher avec ça, commente-t-elle. Mais alors pour courir…
J’en profite pour passer devant. Mais, quand j’arrive à la porte du bas, elle m’agrippe par la manche. Je me retourne.
— Dites, avec Calderon, le gars qui garde le garage, le coup du charme ne marchera pas. Il n’aime que les jeunes garçons.
— Je vois, dis-je. À votre avis, est-ce qu’il y a des chances pour que les clefs soient au tableau de bord ? Et d’abord, est-ce que vous savez conduire ?
— Pas de problème, je sais conduire. Quant aux clefs, il n’y en a pas. C’est une jeep volée à l’armée américaine. Elle démarre avec un bouton.
— Parfait. Attendez que je vous appelle. C’est moi qui vais aller le débusquer.
Je lui fais un clin d’œil, je sors dans la cour et je crie :
— Houhou ! Calderon ! Ma petite tantouse chérie ! Viens me voir, tapette de mon cœur. Allez, montre-moi, ta jolie frimousse, ma joconde !
Tout ça en espagnol, bien entendu. Quel talent ! Si ça ne marche pas, je retourne chez mon libraire et je lui fais manger L’espagnol sans peine qu’il m’a vendu à prix d’or il y a un peu moins de sept ans.
Mais ça marche. Calderon sort du garage, lève son fusil et épaule.
C’est vrai qu’il est rapide.
Mais pas autant que le beau Nick. J’ai comme dans l’idée que Wilhelmina avait envie de faire sa connaissance. En une fraction de seconde, la voilà qui saute au creux de ma main et qui lui fait cadeau d’une superbe dragée. Touché à l’épaule. Le type roule par terre mais réussit quand même à tirer.
C’est vrai qu’il est précis.
Vvziouff ! Malgré sa blessure, la balle me frôle le scalp. Quelques millimètres plus bas et il me faisait une raie au milieu. J’ai horreur des raies au milieu ! Qu’est-ce que ça fait tarte !
La moutarde me monte au nez et je pique un sprint vers le garage. C’est sûrement la dernière chose à laquelle s’attendait le mignon. Il est en train de s’occuper de sa blessure quand il me voit arriver sur lui. Pas le temps de reprendre son flingue. Presque à bout portant, je lui tire un pruneau entre les deux yeux. Sa tête valse en arrière. Il n’aura plus de souci à se faire pour son épaule. Au moment où je ramasse son fusil, j’entends Connie hurler :
— Attention ! Voilà Gonzales et les autres !
Toujours nu-pieds, elle traverse la cour en trombe et on arrive ensemble à la voiture. Je lui passe le fusil.
— Distrayez-les, dis-je. Tant pis si vous ne les touchez pas. L’important, c’est qu’ils baissent la tête et cherchent à se protéger. Mais, si vous en dégommez un, je ne vous disputerai pas.
J’appuie sur le démarreur. Le moulin rugit. Ça, les amis, je peux tout de suite dire que c’est du bon bricolage. Je ne sais pas ce qu’ils ont mis sous le capot mais ça n’est sûrement pas le moteur souffreteux qui devait y être à l’origine. Je gueule :
— Accrochez-vous !
Je pars sur les chapeaux de roues. Il y a deux grosses bosses juste à la sortie du garage. La bagnole bondit là-dessus comme un bronco déchaîné. On décolle de notre siège. Dès que je suis retombé dans le mien, je monte rapidement les vitesses. La boîte non plus n’est pas celle d’une vieille jeep militaire.
— Ils nous poursuivent ! hurle Connie en se retournant et en tirant un coup de feu.
— Je m’en doutais. Tenez-vous bien. Leur Buick est plus rapide que nous mais je vais prendre à côté de la route.
— Ne comptez pas là-dessus, me dit Connie. Leur voiture est équipée en tout terrain.
La tuile. La seule chose sur laquelle je peux compter, c’est notre avance. Mais elle est maigre. Il va falloir que je trouve un truc très vite. Je feuillette en vitesse mon fichier à trucs et j’en dégotte un qui me paraît approprié à la situation.
À un peu plus de cent mètres devant nous, il y a une butte de terre assez haute pour masquer la route. Je fonce dessus. La jeep saute à au moins soixante-dix centimètres. Elle rebondit un coup au moment où les roues rentrent en contact avec le sol. Du coin de l’œil, j’aperçois la fille affolée qui s’agrippe à la poignée de sa portière. Je braque le volant à fond et j’écrase le frein. La jeep s’arrête après un tête à queue magistral, bloquant la petite route. J’allume les lumières, en pleins phares.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’écrie Connie, les yeux dilatés par une trouille monumentale.
Je lui fais un grand sourire et je réponds d’un ton apaisant :
— La seule chose qu’il y ait à faire. Dans une petite seconde, vos amis vont avoir une drôle de surprise.
Et, comme prévu, la Buick apparaît au-dessus de la butte, comme une grande chauve-souris sortie tout droit de l’enfer. Malgré le pare-brise teinté, je vois la tronche ahurie et terrorisée du chauffeur. Il s’attendait à trouver la voie libre et, au lieu de cela, il y a la jeep. Il est en plein élan. Il faut qu’il fasse quelque chose. J’enfonce le klaxon.
C’est le coup de grâce. Le type braque à mort en freinant de toutes ses forces. La grosse Buick dérape. Les roues gauche se soulèvent, retombent et rebondissent. Elle sort de la route et heurte quelque chose. Je vois un corps traverser le pare-brise et partir en vol plané. La Buick fait un nouveau bond sur l’élan et retombe dessus, le transformant en marmelade. Le capot et deux portières s’ouvrent sous l’impact du choc. Au troisième bond, le réservoir d’essence prend feu et la voiture explose avant de retomber en grésillant dans les terrains inondés qui bordent la petite route. L’énorme vague de chaleur me grille la moitié des cheveux. Décidément, ils en veulent à ma tignasse, ceux-là. Tout à l’heure la raie au milieu et maintenant, un brûlage. À quand la coupe en brosse ? Ah, mais non, j’oubliais qu’il ne reste plus personne pour s’occuper de ma coiffure.
— Allez, dis-je. Maintenant, demi-tour et en route !
Chapitre II
Si on était aux États-Unis, le truc malin à faire, ce serait de rester sur la petite route et d’éviter les grands axes où il y a plus de risques de se faire contrôler. Avec un peu de sens de l’orientation, en essayant de rouler grosso-modo dans la bonne direction, il y a toujours moyen de se retrouver. Mais ici, ce n’est pas les States, c’est la Basse Californie, et les bonnes routes ressemblent aux mauvaises routes de chez nous. Quant à leurs mauvaises routes, j’aime mieux ne pas en parler. Moralité, dès que je peux, je me récupère la route principale. On a les dents qui claquent un peu sur les cahots mais on arrive quand même à maintenir une allure à peu près correcte et à tailler la bavette. On en profite pour faire un peu plus ample connaissance. Tout à coup, Connie se tourne vers moi et me dit :
— Dites, Nick. Vous ne m’avez pas encore demandé…
— Demandé quoi ? fais-je.
Et puis, tout à coup, je vois ce qu’elle veut dire. J’enchaîne aussitôt :
— Ah oui, pourquoi une fille de bonne famille comme vous s’est retrouvée dans ce guêpier ?
— C’est cela, confirme-t-elle.
— Eh bien, je vous le demande.
Elle s’éclaircit la gorge et se lance :
— J’aurais dû me méfier, seulement voilà…
Mais elle ne va pas plus loin. Sa voix s’étrangle brusquement, elle se prend la tête entre les mains et fond en larmes. Moi, vous me connaissez : le gars un peu abrupt, des fois, mais bon bougre dans le fond. Ça me fout un de ces cafards de la voir comme ça, la pauvrette. Je voudrais bien faire quelque chose mais, avec le volant dans les mains sur cette chaussée défoncée, ça n’est pas évident. Dès que je trouve un coin possible, je m’arrête et je lui passe un bras autour des épaules.
— Là… là…, fais-je sur le ton d’un bon papa à qui l’on peut tout confier. Racontez-moi ça, maintenant. Je suis sûr que ça ira mieux après. Elle blottit sa tête au creux de mon buste puissant et, comme une gosse qui a un très très gros chagrin, se remet à pleurer. J’attends patiemment que ça se tasse, tout en reluquant d’un œil inquiet les voitures qui défilent sur la route. Finalement, Connie s’essuie les yeux, renifle un grand coup et, d’une voix entrecoupée de hoquets, me sort une histoire qui pourrait ressembler à pas mal d’autres.
Comme je m’y attendais, elle a été victime d’une sale combine. Sûrement la combine la plus pourrie qui puisse exister. Et ce n’est pas dans votre journal du matin que vous entendrez parler de ce genre de truc. Les statistiques d’Interpol sur la traite des Blanches, ça ne fait pas partie des choses qu’on donne en pâture aux petites familles. Traite des « Blanches », d’ailleurs, je me demande bien pourquoi… Les fumiers qui mangent de ce pain-là ne sont pas vraiment pointilleux. L’apartheid, ce n’est pas leur truc. S’il y a une chose dont on ne peut pas les accuser, c’est d’être racistes. Eux, du moment qu’une nana est assez potable pour leur rapporter de la galette, c’est tout ce qu’ils demandent.
Voilà comment ça fonctionne :
Premièrement, il faut que la fille soit dans une mauvaise passe. Elle s’est disputée avec son petit ami, fâchée avec ses parents, ou elle a fait une fugue. Enfin bon, je glisse sur les détails, vous devez avoir une idée du topo. Les mômes qui ont la chance d’en revenir racontent presque toujours la même chose.
Un beau jour, en lisant les petites annonces, elles tombent brusquement sur l’occasion à ne pas louper. Parfois, c’est un contrat avec une troupe de « ballets », aucune expérience exigée. Une autre fois, c’est un travail de secrétaire au service d’un grossium de l’industrie qui passe sa vie à se trimballer dans les coins les plus paradisiaques de la planète. Seules qualités requises : contacts faciles, bonne présentation, être en possession d’un passeport.
Une fois que la fille se trouve dans le coin approprié – c’est-à-dire celui où les flics ont été achetés au plus haut niveau –, paf ! le piège se referme sur elle. Un beau soir, on l’invite à une petite fête et on la fait boire. Quand on n’est pas trop regardant, on va même jusqu’à lui administrer une bonne dose de drogue, des hypnotiques de préférence. Ensuite, on la catapulte au milieu d’une orgie et l’affaire est dans le sac. Il ne reste plus qu’à sortir le Polaroid.
Le lendemain, quand elle a de nouveau les yeux en face des trous, on lui montre les clichés. On lui explique qu’au pays, ses parents et ses amis – justement ceux sur qui elle pourrait compter pour s’en sortir – feraient sûrement une drôle de tête en recevant ça. Elle regarde les photos, complètement ahurie. Mais oui, c’est bien elle, un grand sourire béat sur les lèvres, en train de partouzer avec trois messieurs en même temps.
Les carottes sont cuites. Dans le pays où elle se trouve, elle n’a personne à qui demander de l’aide. En général, ça se passe au Moyen-Orient, en Afrique ou en Amérique du Sud. Pour Connie Quitman, ça s’est passé au Mexique, selon le scénario classique. À un détail près : elle a été vendue à cinquante kilomètres de la frontière US et a la chance d’avoir un papa dans les petits papiers d’un sénateur. Ça change pas mal de choses.
— Voilà, conclut-elle. Je… excusez-moi de vous avoir raconté tout ça mais ça m’a fait du bien.
— Je comprends. Il fallait bien que ça sorte d’une façon ou d’une autre. Et puis, le passé, c’est le passé. Ce qui compte, maintenant, c’est d’arriver à se sortir de là.
— Je sais, approuve-t-elle, l’air sacrément requinqué. Comment pensez-vous que nous allons faire ?
— J’ai ma petite idée. Pour commencer, il va falloir trouver un autre carrosse. Cette voiture pleine de came doit être repérée par tous les flics du secteur. Et il y a de grosses chances pour que certains d’entre eux soient dans le coup.
— À ce propos, vous avez des renseignements sur leur chef, celui qu’ils appellent le manitou ? s’informe Connie.