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The Strontium Code

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  Titre original américain :
  
  
  
  THE STRONTIUM CODE
  
  
  
  ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No Condé Nast Publications, Inc. 1981.
  
  No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  
  
  ISBN : 0-441-79073-9
  
  ISBN : 2-258-01180-9
  
  
  
  
  
  PROLOGUE
  
  
  Passant la tête par la porte du poste de garde, le Marine 1re classe Lawrence Albion jette un rapide coup d’œil vers l’entrée principale de l’ambassade des États-Unis de Koweït City. Le parking est désert et Albion sait que la plupart des employés ne reviendront travailler que bien après quinze heures.
  
  Il adresse un signe de tête à son ami, le caporal Donald Nelson, alias Jigs :
  
  — C’est OK, dit-il.
  
  Jigs sourit. Il se lève, pose le pied sur une chaise, tire de l’élastique de sa chaussette un paquet de Camel froissé et offre une cigarette à Albion.
  
  Après la première bouffée, Albion ressort sur le seuil et inspecte à nouveau les lieux. Tout est calme. Personne pour venir les empêcher de fumer en paix ou chicaner sur leur tenue. Le parking est toujours aussi tranquille et il ne passe presque pas de voitures sur l’avenue Beneid-Al-Gar. En plein été, pendant la coupure de la mi-journée, la capitale du riche émirat pétrolier ressemble à une ville morte.
  
  Le thermomètre marque 38® dans le poste mais, à l’extérieur, il fait au moins dix degrés de plus. Albion se frotte les mains et déclare :
  
  — Vingt-neuf au jus !
  
  — Eh oui, bientôt la quille, fait Jigs gravement.
  
  Il hoche la tête pour bien montrer à quel point il apprécie l’importance de l’événement.
  
  — Dis-moi, Larry, qu’est-ce que tu vas faire en premier lieu quand tu seras rentré ? demande-t-il.
  
  Ce qu’il allait faire ? Depuis près de trois ans qu’il été affecté à l’ambassade des États-Unis au Koweït, Albion ne cesse d’y penser.
  
  — Une virée dans le Colorado, à Estes Park. Au-dessus de 3 000 mètres, il y aura encore de la neige au milieu du mois d’août. Avec ma môme, on se déshabillera complètement. On cherchera la plus grosse congère qu’on pourra trouver, on se roulera dedans et…
  
  Un cri déchirant, inhumain, interrompt les rêves de Larry. Bouche bée, il regarde la porte, puis Jigs, puis, de nouveau, la porte.
  
  Nelson jette sa cigarette, saute sur son fusil et le charge. Albion écrase, lui aussi, son mégot et fonce sur les traces de Jigs en armant son PA. 45.
  
  Dehors une chape torride les enveloppe. Étourdi, Larry est obligé de plisser les yeux devant l’aveuglante clarté blanche. Finalement, il distingue une masse, étalée sur la chaussée, à moins de deux mètres de Jigs.
  
  Il croit d’abord que c’est un paquet de vieilles hardes. Puis, lorsqu’il aperçoit du sang et des lambeaux de chair à vif, la bile lui monte à la bouche. Quelqu’un a dû tuer un animal et l’envelopper dans des chiffons crasseux avant de le jeter devant l’ambassade.
  
  Mais le tas commence à se tordre en poussant des hurlements. Nelson tremble si violemment qu’il n’est pas loin de tirer un coup de feu involontaire. Un peu plus loin Albion est en train de vomir.
  
  — Bon Dieu ! s’exclame enfin Nelson, c’est un homme !
  
  Malgré son estomac révulsé, Albion est incapable de détacher le regard de cette vision hideuse. C’est bien un homme. Ou, tout au moins, ce qu’il en reste. Les cheveux ont entièrement disparu. Les yeux globuleux semblent prêts à jaillir de leurs orbites. Une langue boursouflée dépasse de la bouche ouverte. Mais le plus affreux, ce sont le visage, le cou et les mains, couverts de plaies suintantes qui les font ressembler à des morceaux de viande crue.
  
  Une jambe fléchie en avant, prêt à tirer, Nelson inspecte la rue et les façades d’en face.
  
  — Un toubib ! crie-t-il. Grouille-toi !
  
  Un nouveau hurlement suraigu transperce Albion jusqu’à la moelle. Cette scène de cauchemar le pétrifie. Pris d’une angoisse de mourir lui-même, il murmure, d’une façon à peine audible :
  
  — Putains d’Arabes ! Salauds !
  
  — Alors, Larry, appelle un toubib, bon Dieu !
  
  Les jambes en coton, Albion fait demi-tour et court jusqu’au poste. Sa main tremble quand il décroche le téléphone :
  
  — Ambassade des États-Unis, annonce une voix aimable.
  
  La voix d’Albion oscille entre le fausset et le hoquet :
  
  — Alerte à l’entrée principale ! Envoyez un médecin et des renforts. En vitesse !
  
  Il rejoint Nelson qui pose un genou à terre près du débris humain.
  
  — Jigs ! appelle-t-il.
  
  Mais il n’a guère envie d’approcher. À près de dix mètres, on sent l’odeur douceâtre et envahissante de la chair putréfiée.
  
  — Le fût bêta, prononce le blessé.
  
  Sa voix est rauque mais parfaitement compréhensible.
  
  Comme dans un réflexe, il agrippe la manche de Nelson qui recule instinctivement avec dégoût, regardant les rayures sanglantes que les doigts de l’homme ont dessinées sur son uniforme impeccable.
  
  — Le fût bêta, répète l’inconnu. Akaï Maru… fût bêta… ils me l’ont fait faire…
  
  — Qu’est-ce qu’il dit ? demande Albion.
  
  Nelson secoue la tête :
  
  — Je ne sais pas. Alors, où il est ce toubib ?
  
  Le râle de l’homme est presque devenu inaudible :
  
  — Le fût bêta… Le fût bêta… ils me l’ont fait faire… Fût bêta. Akaï Maru…
  
  Albion s’approche, il s’efforce de comprendre :
  
  — Qu’est-ce que…, commence-t-il.
  
  Brusquement le blessé est secoué : dans un spasme, il cambre les reins, puis retombe mort sur la chaussée. Ses dents se crispent sur sa langue et un filet de sang coule le long de sa joue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  La neige tombe à petits flocons sur l’allée crasseuse balayée par des rafales de vent glacé. Je surveille l’arrière du bâtiment, ébloui par la lumière crue d’un lampadaire planté à l’angle de la maison. Des bruits de circulation bourdonnent dans le lointain. Le timbre mélancolique d’une cloche qui sonne me distrait un moment. Je pense aux fêtes de Noël quand la porte s’ouvre brutalement. Je sors de derrière ma caisse de bois et dégage le cran de sûreté de mon Lüger.
  
  Du coin de l’œil, j’aperçois un mouvement sur le toit. Trop tard. Un violent coup m’atteint à l’épaule. Je tombe à la renverse et mon arme pirouette au-dessus de ma tête.
  
  — Exercice terminé ! aboie un haut-parleur.
  
  La neige cesse de tomber. Le vent s’arrête net. Au moment où les néons s’allument, Stan Philips apparaît au coin de la maison. Le visage fendu par un grand sourire ironique, le directeur de l’entraînement approche en boitant.
  
  Avec beaucoup de détachement je me relève, époussette mes vêtements et rengaine l’arme d’exercice qui tire des projectiles de caoutchouc inoffensifs. Je m’en sortirai avec quelques ecchymoses à l’endroit où j’ai reçu les deux balles. Le plus douloureux à encaisser est l’échec.
  
  Du haut de la maison, un officier d’entraînement agite le bras en rengainant son arme. Il est vêtu de noir et la puissante lumière qui me frappe droit dans les yeux l’a rendu totalement invisible.
  
  « Tu aurais pourtant dû t’en douter ! me dis-je dans ma barbe. Si ça n’avait pas été une simulation, tu serais mort à l’heure qu’il est. Maintenant, tu peux t’apprêter à entendre Philips râler pendant un jour ou deux sur ton exploit… »
  
  Comme il a toujours sous la main une remarque cinglante, je décide de le coiffer au poteau :
  
  — Délicieuse attention, les cloches de Noël !
  
  Capturé, torturé, presque tué en Tchécoslovaquie au début des années 60, il a réussi à s’enfuir en conservant une bonne partie de son corps et la totalité de son cerveau.
  
  Tous les agents lui accordent le respect qu’il mérite indiscutablement, mais se méfient de son humour caustique.
  
  Il me tend une main métallique gantée de cuir. Je la saisis et attends la pression. Mais rien.
  
  — Le coup de la lumière était un exemple type de l’artifice n® 1. Vous n’auriez jamais dû tomber dans le panneau.
  
  — Nos erreurs nous servent d’expérience…
  
  — Ça, c’est de la connerie, tranche Philips d’un ton péremptoire.
  
  Il me prend le bras et m’entraîne vers la grande porte de fer qu’il ouvre. Le soleil de l’Arizona nous éclabousse à la sortie du hangar.
  
  Je suis depuis trois semaines à la base de repos, de remise en condition et d’entraînement de l’Axe, près de Phoenix, dans l’Arizona, et je me sens au meilleur de ma forme.
  
  — David a téléphoné il y a dix minutes, annonce Philips tandis que nous marchons vers le centre d’accueil et de transport. Il vous demande à Washington dans les plus brefs délais.
  
  — Une mission ?
  
  David Hawk est l’homme de fer qui dirige l’Axe[1]. L’Axe, organisation super-secrète, a été fondé après que la chasse aux sorcières de McCarthy eut porté un coup fatal à l’efficacité de l’action clandestine de la CIA. McCarthy croyait qu’un communiste se cachait dans les ressorts de tous les sommiers d’Amérique. Il était également persuadé que toutes les organisations policières – CIA comprise – étaient truffées de « rouges » et que, par conséquent, il était nécessaire de les surveiller de près.
  
  La CIA fait son travail – recherche, collecte, confrontation et analyse de données – et nous faisons le nôtre : exécution des missions secrètes.
  
  — Je ne sais pas s’il s’agit d’une mission, répond Philips. Il ne m’a pas fait de confidence. En revanche, il m’a demandé comment je vous trouve.
  
  — Et qu’avez-vous répondu ?
  
  Philips m’adresse un sourire ambigu.
  
  — J’ai dit que vous êtes en parfaite condition. Bien sûr, le dernier exercice n’était pas encore terminé…
  
  Cette fois, il explose franchement de rire.
  
  Je ne trouve rien à répliquer et nous terminons le trajet en silence. Philips s’arrête devant la porte de la longue construction de plain-pied, très moderne, qui abrite les logements des agents en stage.
  
  — Vos vêtements ont été emballés. Un chauffeur passera vous prendre dans deux minutes pour vous conduire à l’aéroport.
  
  — Est-ce qu’il vous a donné quelques précisions ?
  
  Une expression grave se dessine sur les traits burinés de Philips. Il tourne les yeux vers moi :
  
  — Une seule mais j’aimerais autant qu’il vous le dise lui-même.
  
  J’attends, têtu.
  
  — Vous revenez ici dans vingt-quatre heures, m’apprend Philips enfin. Peut-être même avant.
  
  — Ici ?
  
  Il hoche la tête.
  
  — David m’a demandé de vous familiariser avec des exercices d’un genre un peu particulier.
  
  — Vous savez donc en quoi consiste ma mission ?
  
  — Non, je vous assure, Nick. Il m’a simplement dit qu’il voulait vous voir immédiatement et qu’ensuite, il vous renverrait ici suivre un entraînement sur du matériel spécial.
  
  — Quel type de matériel ?
  
  Mais Philips se referme et secoue la tête :
  
  — Je ne peux pas vous en dire plus, Nick. Vous verrez cela à votre retour. Bon voyage !
  
  — Merci, dis-je un peu vexé.
  
  À la réception, le planton me remet ma valise, mon ordre de déplacement et mes billets d’avion. Une minute plus tard, le chauffeur est là.
  
  *
  
  * *
  
  L’Axe opère sous la façade d’une agence de presse, l’Amalgamated Press and Wire Services. En tant qu’agence de presse proprement dite, notre organisation est loin d’être insignifiante. Par ordre d’importance, elle arrive immédiatement derrière Associated Press, United Press International et l’Agence Reuter.
  
  Il va sans dire que le service de presse sert essentiellement à masquer nos autres activités.
  
  Après avoir contrôlé le contenu de ma valise, le garde de faction me laisse prendre l’ascenseur pour le quatrième étage où se trouve le bureau de Hawk. Il me reçoit sur-le-champ.
  
  David Hawk a quitté son éternel manteau et retroussé ses manches de chemise. La cravate défaite, les pieds posés sur la tablette de la fenêtre, il a les yeux braqués au nord, dans l’axe du Dupont Plaza Hotel et de l’ambassade d’Argentine. Sa tête baigne dans un halo de fumée de cigare. Lui, d’ordinaire si impavide, a les traits tirés.
  
  — Content que vous ayez pu arriver si vite, Nick, dit-il d’une voix faussement douce.
  
  Je m’installe face à son bureau encombré. Hawk appelle sa secrétaire :
  
  — Bloquez-moi l’étage pendant une heure, mademoiselle.
  
  — Très bien, répond une voix à l’interphone.
  
  — Détournez les communications téléphoniques, branchez les cellules photo-électriques et bloquez également l’ascenseur, ajoute-t-il.
  
  — Très bien, Sir, répète la secrétaire, manifestement étonnée.
  
  Hawk se cale au fond de son fauteuil et me regarde fixement pendant plusieurs secondes. Mais, il ne me voit pas. Au bout d’un moment, il cligne les paupières et pose son cigare puant au bord d’un cendrier débordant de mégots.
  
  — Avant tout, j’ai deux choses à vous dire, commence-t-il. Ensuite vous aurez le choix entre accepter ou refuser.
  
  Je ne bronche pas. Mais mon cœur se met à cogner dans ma poitrine. Sa déclaration m’étonne et j’imagine que la suite va être encore plus époustouflante. Hawk n’a pas pour habitude de laisser à ses tueurs d’élite le choix d’accepter ou refuser une mission.
  
  — Premièrement, reprend le directeur de l’Axe, ce travail est aussi important que délicat. Deuxièmement, il est excessivement dangereux. C’est probablement le plus dangereux de tous ceux que nous ayons exécutés à ce jour. En conséquence, vous aurez la possibilité de dire oui ou non.
  
  — Ce sera oui quel que…
  
  Hawk me coupe d’un geste de la main :
  
  — Attendez donc d’en savoir plus.
  
  Il pose un classeur sur son bureau, l’ouvre et en sort deux photos transmises par bélinographe, qu’il me tend. J’ai du mal à réprimer un haut-le-cœur. Les deux clichés montrent les restes pratiquement méconnaissables d’un être humain apparemment du sexe masculin. Il n’a plus de cheveux. Les yeux sont exorbités. La langue gonflée dépasse de la bouche et toute la surface du corps est couverte de plaies à vif.
  
  — C’est un grand brûlé ?
  
  — Contamination radioactive, me répond laconiquement Hawk.
  
  Je lui rends ses photos qu’il glisse dans le classeur sans les regarder.
  
  — Celui qui acceptera la mission pourrait parfaitement finir de la même manière, explique-t-il.
  
  — Est-ce que nous avons d’autres moyens d’action ?
  
  — Aucun.
  
  — Dans ce cas, Sir, dites-moi tout ce que vous savez.
  
  Hawk lève les yeux sur moi en soupirant :
  
  — Hier soir à huit heures, heure de New York, ce malheureux s’est écroulé devant l’entrée principale de notre ambassade au Koweït. Les Marines qui montaient la garde ont recueilli ses dernières paroles.
  
  Se penchant en avant, il rouvre son classeur, y prend une feuille de papier et commence à lire :
  
  — « Fût bêta… fût bêta… Akaï Maru… fût bêta… ils me l’ont fait faire… fût bêta… Akaï Maru. » Voilà ce que cet homme a dit. Quelques instants plus tard, il était mort.
  
  — Vous avez pu savoir ce que voulait dire ce fameux Akaï Maru ?
  
  — C’est un bateau. Un super-pétrolier naviguant sous pavillon libyen mais appartenant à un grand trust japonais de la région de Yokohama. Il a quitté Koweït City il y a deux jours à destination de Bakersfield, en Californie. Il transporte vingt-trois mille tonnes de pétrole brut.
  
  — Et le fût bêta ?
  
  — C’est l’emballage standard du strontium 90, répond Hawk d’une voix lasse. Il pèse une cinquantaine de kilos et se compose essentiellement d’un blindage de plomb.
  
  — Le strontium 90 ? C’est ça qui a tué l’homme devant l’ambassade ?
  
  — L’isotope de strontium de masse 90 est l’élément le plus dangereux des retombées radioactives. On l’utilise également dans certains réacteurs nucléaires. Il a une période atomique de vingt-huit ans, ce qui veut dire qu’il reste actif pendant au moins un siècle.
  
  — Et l’homme de la photo a donc manipulé ce machin.
  
  — C’est ce que nous supposons.
  
  — Est-ce que vous savez qui c’était ?
  
  — Pas encore. On s’efforce de l’identifier là-bas. Une chose est sûre, en tout cas, il était arabe.
  
  — Où avait-il trouvé… ?
  
  — Nous l’ignorons, Nick. À notre connaissance, il ne devrait pas y en avoir au Moyen-Orient.
  
  Soudain un rapprochement me paraît évident.
  
  — L’Akaï Maru ! Le strontium 90 est à bord du pétrolier et il va débarquer en Californie !
  
  — Nous n’en sommes pas sûrs, mais c’est plausible.
  
  — Pourquoi ne pas intercepter le navire en haute mer et récupérer le fût ?
  
  — Le Président s’y oppose pour plusieurs raisons, m’explique Hawk. Premièrement, le navire est japonais. Une intervention de l’US Navy serait jugée comme un acte de piraterie, voire de belligérance. Deuxièmement, si un ou plusieurs membres de l’équipage sont dans le coup, ils pourront facilement jeter le fût par-dessus bord sans que nous ayons le temps de lever le petit doigt.
  
  » La catastrophe serait effroyable. Un seul fût de strontium 90 suffirait à contaminer tout l’océan Indien !
  
  Ma mission me paraît de moins en moins alléchante…
  
  — Par ailleurs, poursuit Hawk, même si la Navy parvenait à s’emparer du fût, nous ne connaîtrions jamais ni son origine ni sa destination.
  
  — Cela ne vous dérange pas que je fume, Sir ?
  
  — Je vous en prie.
  
  Pendant que j’allume ma NC, Hawk sort une bouteille de cognac. Il emplit deux verres à ras bord et m’en offre un. Jamais encore je n’avais vu le boss boire dans son saint des saints, mais l’heure est mal choisie pour ce genre de remarque.
  
  Je vide mon verre d’un trait. Il me le remplit aussitôt, lui si mesuré d’habitude ; c’est stupéfiant. Puis il avale son cognac et se sert une deuxième rasade, aussi généreuse que la première. Enfin il reprend la parole d’une voix mate :
  
  — Comprenez-vous bien ce que vous allez avoir à faire, Nick ?
  
  Je hoche la tête en buvant une petite gorgée pour me donner une contenance. Mais j’ai comme une boule dans la gorge.
  
  — Vous acceptez ?
  
  J’acquiesce d’un nouveau hochement de tête.
  
  — Votre mission comportera quatre points. Un : trouver d’où vient le strontium 90. Théoriquement, il est impossible de s’en procurer au Moyen-Orient. Deux : découvrir qui l’a fait monter à bord de l’Akaï Maru, si c’est là qu’il se trouve. Le mort de l’ambassade n’a pas pu agir seul, nous en sommes sûrs. Trois : découvrir où on le transporte et pourquoi. Quatre : le subtiliser.
  
  — Et tout cela sans incommoder les Japonais, bien entendu ?
  
  — Bien entendu. Et sans perturber le fragile équilibre qui règne au sein des pays de l’OPEP.
  
  — Et le facteur temps, Sir ? Si j’ai bien compris, le bateau est en mer depuis déjà quarante-huit heures…
  
  Le visage de Hawk s’assombrit brusquement :
  
  — J’avoue que je ne sais pas. Les éléments qui entrent en jeu sont trop nombreux. S’il s’agissait simplement d’intercepter le bâtiment et de récupérer le fût avant son débarquement en Californie, nous aurions tout le temps nécessaire devant nous. Il n’entrera pas au port avant dix-huit jours.
  
  — Quelle route prend-il, Sir ?
  
  — Golfe d’Aden, Mer Rouge, canal de Suez, Méditerranée. Ensuite, il traverse l’Atlantique et passe par le canal de Panama pour gagner les côtes de Californie. Nous le soumettons à une surveillance continue. À distance, cela va de soi. Si un autre bateau l’approche, il est essentiel que nous le sachions. Mais, si le fût se trouve à bord et que le ou les responsables apprennent que l’un des leurs a parlé avant de mourir devant notre ambassade, les ennuis risquent d’être… disons, graves…
  
  Je sens qu’il y a autre chose : cela se voit dans les yeux de Hawk. Il n’a pas encore dit le plus important.
  
  — Et ? dis-je prudemment.
  
  De nouveau, il me regarde longuement avant de répondre.
  
  — Dans des conditions de manipulation normales, les fûts bêta ne peuvent pas avoir de fuite.
  
  — Mais alors qu’est-ce qu…
  
  Il y a de quoi avoir le frisson.
  
  — Bon Dieu !
  
  — Oui, l’homme est mort. Contamination radioactive, dit-il. Soit que le fût n’ait pas été étanche, soit qu’il ait été ouvert pour une raison inconnue.
  
  Voilà le problème majeur. On y est. Joyeuse perspective. Même un compteur Geiger extrêmement sensible ne m’empêchera pas de me trouver par hasard sur le chemin du fût. Alors, il sera trop tard. J’aurai la même fin abjecte que le malheureux sur les photos.
  
  Hawk parle toujours. Je reviens à la réalité.
  
  — La Navy gardera le contact pour vous assister en cas de besoin. Elle sera à votre disposition pour toute forme d’intervention à tout moment et en tout lieu.
  
  — Je vais monter à bord du pétrolier ?
  
  — Cela dépendra de vous, Nick, – ou, plus exactement, de ce que vous parviendrez à découvrir au Koweït.
  
  — Je suppose que je n’aurai pas de couverture. Aucun prétexte légitime pour embarquer ?
  
  — Nous ne pouvons pas prendre le risque de laisser quiconque soupçonner que nous courons après le fut bêta.
  
  — Mais nous ne savons même pas s’il est à bord, Sir.
  
  — Non, admet Hawk, nous le supposons. À vous de vérifier.
  
  — Philips m’a dit que je devais retourner au centre d’entraînement pour des exercices avec du matériel spécial, dis-je en me levant.
  
  Hawk me regarde en me tendant le dossier.
  
  — Prenez. La division des affaires politiques a ajouté certaines informations concernant la situation au Moyen-Orient et, notamment, les organisations terroristes.
  
  — Lisez le dossier pendant vos loisirs, ajoute Hawk. Ils seront courts. Philips vous attend avec un matériel de détection de radiations, et je lui ai demandé de vous faire travailler les manœuvres d’embarquement. Ce ne sera pas facile.
  
  — Je m’en doute… Très bien, Sir, je repars demain matin par le premier avion.
  
  — Non. Allez immédiatement voir Andrews. On vous a préparé un autre moyen de transport. Avant de sortir, vous remettrez vos armes à l’armurier. Il veillera à les faire parvenir au Koweït par la valise diplomatique et vous les retrouverez à l’ambassade.
  
  Devant la porte, je m’arrête et me retourne vers le boss.
  
  — Vous croyez qu’ils cherchent à fabriquer une bombe ?
  
  — Comment savoir, Nick ? Pour l’instant, aucun acte de terrorisme international n’a été commis sur le territoire des États-Unis et nous entendons bien que cela continue.
  
  — Mon intervention risque de leur mettre la puce à l’oreille, non ?
  
  — C’est pour ça que vous devez être très prudent, Nick. À bientôt.
  
  *
  
  * *
  
  À la base d’entraînement, Philips m’attend. Il ne me laisse pas le temps de prendre une minute de repos ni même d’ouvrir mes bagages. On me fait revêtir une combinaison noire, des gants de cuir fin et des chaussures à semelles de caoutchouc souple. Je monte ensuite à bord d’une jeep qui me conduit dans le désert de l’Arizona, à huit ou neuf kilomètres de la base.
  
  Il est plus de huit heures du matin quand nous nous arrêtons à une centaine de mètres d’une construction extravagante. On peut distinguer des échafaudages, des poteaux télégraphiques et ce qui me paraît être de gigantesques hélices. Il y a également une immense plaque métallique, semblable à un panneau d’affichage d’environ vingt-quatre mètres de hauteur.
  
  — Bon Dieu, mais qu’est-ce que ça représente ? demandé-je.
  
  — Un gros pétrolier filant vingt nœuds avec un vent debout de force 5 sur une mer relativement calme, me répond Philips. C’est tout ce que nous avons pu faire en si peu de temps.
  
  Descendant de la jeep, nous approchons à pied de l’énorme structure qu’entourent, une douzaine de techniciens. De part et d’autre de la paroi métallique, des poteaux solidement haubanés supportent les moteurs électriques des grands ventilateurs.
  
  À une vingtaine de mètres du panneau, une étroite plate-forme, formant une ligne courbe en partant du sol, puis une marche abrupte, se termine en promontoire. Elle est haute d’environ trois mètres cinquante.
  
  À l’angle supérieur droit de la plaque de métal, un puissant projecteur blanc déchire la nuit. Son faisceau dirigé sur le côté, vers l’extérieur, accentue l’obscurité enveloppent la haute muraille.
  
  En arrivant près de la petite plate-forme, je découvre qu’une grosse corde la relie au sommet de la paroi.
  
  Désignant l’imposant rempart, Philips explique :
  
  — Mon problème était de vous embarquer incognito sur un pétrolier géant. Impossible de vous parachuter ou de vous faire hisser par un porte-fusée de la NASA. Dans les deux cas, vous auriez été repéré au radar, sinon à l’œil nu.
  
  L’un des techniciens sort d’un camion bâché et s’avança vers nous, chargé d’un grand sac à dos et d’un paquet de sangles qui doit être un baudrier de sécurité.
  
  — La seule solution est de passer par-dessus le bastingage, dis-je.
  
  — Exact.
  
  Philips fait claquer son poing artificiel contre la base de la plate-forme et ajoute :
  
  — Voici la tourelle d’un sous-marin à demi immergé. Le submersible ne pourra pas approcher à plus de dix-huit mètres du pétrolier à cause des violents remous. Et, même à cette distance, il lui faudra jouer serré. Si la mer est grosse, il sera peut-être obligé de se tenir à quarante-cinq ou cinquante mètres. Dans ce cas, vos chances de réussite, que nous évaluons à cinquante pour cent dans de bonnes conditions, chuteront à vingt, peut-être même dix pour cent.
  
  — Charmant…
  
  Philips me regarde avec un petit sourire crispé, avant de répondre :
  
  — Les risques du métier ! Nous savons tous ce que c’est…
  
  Le technicien nous a rejoints. Philips fait les présentations.
  
  — Nick Carter. Stan Fenster, responsable de votre briefing et de la coordination des exercices de simulation.
  
  L’homme pose son sac à terre et nous échangeons une poignée de main.
  
  — Pour l’exercice, vous aurez un filin de sécurité, annonce-t-il. Mais il va sans dire que le jour de la grande première, nous ne pourrons pas vous offrir ce luxe. Tournez-vous, s’il vous plaît.
  
  Fenster me passe les sangles du baudrier autour des épaules, de la taille, puis entre les jambes. Tous les mousquetons se rejoignent sur ma poitrine, fixés à un anneau mobile semblable à ceux des alpinistes.
  
  — Le sac pèse exactement vingt et un kilos sept cents, m’apprend Fenster en me le mettant sur le dos. Aujourd’hui, il est plein de cailloux, mais le jour J, il contiendra un puissant détecteur de radiations, une combinaison de protection contre les radiations – volumineuse mais légère –, un émetteur-récepteur ondes courtes, un pistolet mitrailleur léger Uzi avec sept chargeurs de quarante-cinq cartouches et, naturellement, des rations alimentaires.
  
  Après avoir ajusté les courroies du sac, je lève les yeux vers la haute muraille métallique, m’imaginant en train de l’escalader. Pas ici, bien sûr, mais sur la mer, alors qu’elle fendra les flots à plus de quarante kilomètres/heure, peut-être au milieu d’une tempête de tous les diables…
  
  — À quoi pensez-vous ? me demande Philips.
  
  — Oh, ça n’a aucune importance. Allons-y !
  
  — Allons-y ! répète Fenster.
  
  Je sens comme un certain plaisir dans sa voix.
  
  Il me précède au sommet de la plate-forme de trois mètres cinquante qui représente la partie émergée de la tourelle du sous-marin.
  
  Il introduit une fusée de gros calibre dans la chambre d’un fusil court et compact, tout à fait impressionnant. Au bout du canon, apparaît un grappin capitonné prolongé par un filin de câble fin s’enroulant sur un moulinet.
  
  — C’est le lance-amarres, me dit Fenster. Les fusées font le double du calibre standard. Mais cet aspect du travail ne vous concerne pas. Les gars de la Navy s’en chargeront.
  
  Il cale fermement le fusil au creux de son épaule, vise le haut du mur et presse la détente. Une déflagration nous assourdit et Fenster est presque renversé par le recul. À mon tour de sourire.
  
  Le grappin file par-dessus le bastingage et le moulinet dévide son câble avec un crissement strident.
  
  Fenster retrouve son équilibre, rattrape le mou du filin et y fixe un jeu de prises de mains et un jeu de prises de pieds.
  
  — En relâchant la poignée des prises, vous leur permettez de coulisser le long du filin, m’explique-t-il. Lorsque vous la pressez, les mâchoires se resserrent et la prise ne bouge plus. Vous vous maintenez à la prise du haut à la force des bras et vous faites remonter celle du bas, puis vous reportez le poids de votre corps sur les pieds et vous faites coulisser la prise de mains. Et ainsi de suite. Ça marche presque comme une échelle.
  
  — Oui, presque, dis-je ironiquement.
  
  Il me lance un regard acéré :
  
  — Des questions ?
  
  Je secoue la tête en signe de dénégation. Il me tend les poignées. Je tire sur le câble, qui semble bien tendu.
  
  — Aujourd’hui, vous avez un filin de sécurité, commence Fenster, mais…
  
  Je secoue à nouveau la tête et il s’arrête au milieu de sa phrase.
  
  — Je ne veux pas compter sur une sécurité que je n’aurai pas sur le terrain, dis-je.
  
  Ma gorge est sèche et le sac sur mon dos semble avoir doublé de poids en quelques secondes.
  
  — Très bien, apprécie Fenster avec son éternel sourire. Les ventilateurs vont produire un vent discontinu de force 5 à 6 en moyenne. Mais méfiez-vous, il va y avoir des sautes pouvant atteindre 9 beaufort, c’est-à-dire plus de soixante-quinze kilomètres/heure. Nous nous efforçons de vous placer dans les conditions les plus proches possible de la réalité.
  
  — OK.
  
  — Bonne chance ! me souhaite Fenster avant de presser deux fois de suite le bouton d’émission de son talkie-walkie.
  
  Les grandes hélices s’ébranlent avec un claquement métallique. Un vent violent se met à souffler par rafales, menaçant par moments de nous faucher de la plate-forme. Il n’est plus possible de parler.
  
  Manifestement satisfait de l’effet produit, Fenster arbore un large sourire. Il lève le pouce pour me donner le top du départ et m’encourage d’une solide claque entre les omoplates.
  
  Je reste un long moment sur place à évaluer la puissance du vent, le poids de mon sac à dos et la qualité de ma prise sur les poignées coulissantes. Puis je glisse les mécanismes le plus haut possible le long du filin, grimpe sur le garde-corps et me laisse aller dans le vide.
  
  Brutalement, une forte saute de vent me fait valser très loin sur la gauche. Je me suis tout juste rétabli d’un coup de reins et j’ai pu caler mes pieds, lorsque j’entre en collision avec la paroi métallique.
  
  Forcené, comme piqué par un aiguillon, je grimpe, les dents serrées, les mains crispées sur la poignée supérieure. J’ai mon sac qui pèse une tonne et m’entraîne vers le bas. Les rafales me font tournoyer et voltiger de droite et de gauche comme un jouet de papier au milieu d’un cyclone.
  
  Ballotté par ces bourrasques effroyables, mes seuls points de repère sont les accalmies qui me permettent d’avancer. Lorsque la tornade s’apaise, je grimpe sans trop de peine. Mais à chaque rafale, il faut s’arrêter et attendre, accroché aux poignées comme une moule à son rocher. Qu’est-ce que ce sera dans les conditions réelles ! Avec les lames qui viendront se fracasser contre les flancs du navire. Sans compter le roulis et le tangage…
  
  S’il y a un coup de tabac, je finirai ma carrière disloqué contre les tôles de l’énorme pétrolier, perspective peu réjouissante. Mais celle du strontium 90 qui se trouve peut-être à bord de l’Akaï Maru ne l’est guère plus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  En partant de Washington, il faut faire la moitié du tour de la Terre pour atteindre le Koweït. Le pays[2] est moins grand que l’État de New Jersey et sa population[3] ne représente pas le tiers de celle de Chicago. Pourtant, cette minuscule nation, située aux confins du Golfe Persique est l’une des plus importantes, du monde.
  
  Le pétrole qui gît sous les sables de cet émirat désertique constitue le cinquième des réserves mondiales connues.
  
  Lorsque je descends de l’appareil de la TWA, Paul Bridley, directeur des affaires publiques de notre ambassade, m’attend dans le terminal ultra-moderne, près de la douane.
  
  Il est midi, heure locale. Mais ma pendule intérieure reste obstinément réglée sur l’heure de Washington, c’est-à-dire environ 3 heures du matin. Je suis vidé et je n’ai qu’une envie : tout oublier pendant quelques heures. Malheureusement, il me suffit de regarder Bridley pour comprendre que la journée ne sera pas de tout repos.
  
  L’homme est petit, entièrement chauve, avec un corps arrondi, presque efféminé. Il me repère immédiatement et se précipite vers moi, la main tendue, ravi et beuglant d’une voix étonnamment forte et grave :
  
  — Monsieur Carter, soyez le bienvenu à Koweït City ! Je me présente : Paul Bridley, responsable des affaires publiques. J’espère que vous avez fait bon voyage ?
  
  Les personnes autour de nous sursautent, surprises par ses cris de stentor. Nous devenons leur point de mire. Je murmure aussi bas que possible :
  
  — Le vol a été pénible, mais merci tout de même.
  
  — Le grand patron n’est pas là pour le moment mais je suis sûr qu’Howard saura vous recevoir comme il convient. Ce n’est pas tous les jours que l’on nous envoie un nouveau haut fonctionnaire et, croyez-moi, nous ne manquons pas de projets en ce qui vous concerne !
  
  Tout en continuant à brailler à tue-tête, Bridley me prend le bras et m’entraîne vers l’officier des douanes, planté derrière un comptoir.
  
  — Amaïl Al-Mulwah Al-Hafat ! lance-t-il. J’ai le plaisir de vous présenter M. Nicholas Carter. Il a été détaché ici pour nous aider aux affaires commerciales.
  
  Al-Hafat me salue d’une courbette, puis tend la main pour voir mon passeport. Il regarde à peine le visa diplomatique que m’a procuré Hawk, appose un tampon sur la page et me rend le tout.
  
  — M. Bridley m’a dit que vous étiez un grand amateur de disco, dit-il. Ma jeune épouse et moi-même serions ravis si vous acceptiez de sortir un soir avec nous. Puis, jetant un coup d’œil pardessus mon épaule : Madame ne vous a pas accompagné ?
  
  J’essaie de contenir ma colère en me demandant quelles sornettes Bridley a pu raconter à ce douanier :
  
  — Elle viendra me rejoindre dans quelques semaines.
  
  — Je me dois de vous faire les recommandations d’usage, m’explique Al-Hafat très poliment. Je vous prierai donc de respecter les lois de notre pays. Et maintenant, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter un agréable séjour au Koweït.
  
  Je lui retourne sa courbette. Quelques minutes plus tard, Bridley récupère mes valises au guichet des bagages diplomatiques. Après les avoir jetées négligemment à l’arrière d’une Chevrolet grise cabossée, il démarre et s’éloigne à vive allure de l’aérogare.
  
  À bout de patience, je lui lance :
  
  — Bon Dieu ! Je ne sais pas au juste ce que vous connaissez de ma mission, mais vous auriez pu vous éviter de faire un foin pareil !
  
  Bridley se tourne vers moi. Sa grande tranche de melon imbécile cède la place à un petit sourire futé :
  
  — Comme on connaît ses saints, on les honore.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  — C’est-à-dire que, tant que vous gardez l’apparence d’un gros type crétin et joyeux, cela donne aux Arabes un sentiment de supériorité. Si vous trouvez un jour une chose qui procure aux Arabes un plaisir plus grand que celui de se sentir supérieurs à vous, faites-le-moi savoir. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de portes que l’on peut se faire ouvrir ici en prenant des airs de crétin !
  
  — Curieux langage dans la bouche d’un fonctionnaire d’ambassade !
  
  — Je me suis mal fait comprendre, monsieur Carter. Je veux simplement dire que les Occidentaux en ont tellement fait baver aux Arabes, et pendant tellement longtemps, qu’ils sont contents de prendre une revanche en se sentant supérieurs. Je ne fais rien d’autre que leur accorder ce petit plaisir.
  
  — Je vois. Merci tout de même pour l’accueil… Dites-moi, vous savez pourquoi je suis ici ?
  
  — Pas dans le détail. Mis à part que c’est en rapport avec le pauvre bougre qu’on a retrouvé l’autre jour devant notre porte. Contamination radioactive, d’après ce que j’ai compris…
  
  — Qui d’autre est au courant ?
  
  — Au courant de quoi ? De votre arrivée ? De la mort du type ? Ou du rapport entre les deux ? me demande-t-il.
  
  — De tout.
  
  — Pour la mort du type, pratiquement tous les fonctionnaires de l’ambassade. Pour votre arrivée, idem. Quant au lien entre les deux, pratiquement personne.
  
  — N’y changeons rien et ce sera parfait pour moi.
  
  Bridley détache son regard de la route pour le tourner vers moi :
  
  — Pour moi aussi. À moins que vous ne commenciez à remuer un peu trop de boue… Est-ce que vous pensez le faire ?
  
  — Probablement.
  
  — Finie la tranquillité, conclut-il dans un long soupir, presque théâtral.
  
  Nous roulons un moment en silence, passant devant des mosquées d’architecture moderne à l’ombre desquelles se cachent quelques baraquements misérables. Dans l’ensemble, toutefois, Koweït City, avec ses banlieues tirées au cordeau, donne une impression de neuf et de propreté rutilante. Par endroits seulement, il reste quelques vestiges de la vie de nomades que les habitants ont menée pendant des milliers d’années.
  
  Bridley reprend la parole :
  
  — Je suppose que vous allez avoir besoin d’un moyen de transport pendant votre séjour ici.
  
  Nous traversons le quartier du port et des douanes et pénétrons dans la ville proprement dite. Je songe au scénario que Hawk a préparé pour sa couverture. Je suis enquêteur spécial de la Commission de l’Énergie Atomique, délégué auprès du Département d’État. Des matières radioactives ont fait leur apparition au Moyen-Orient. Mon boulot, c’est de trouver d’où elles viennent. Rien de plus. Je m’arrache à mes pensées :
  
  — C’est vrai. J’aurai également besoin d’un chauffeur. Un homme de confiance.
  
  — Voici la voiture et je serai le chauffeur, propose Bridley. J’espère que vous pouvez faire confiance au directeur des affaires publiques de votre ambassade… Sinon, à qui ferez-vous confiance ? À votre banquier, peut-être ?
  
  J’éclate de rire :
  
  — Avez-vous trouvé quelque chose sur l’identité du mort ?
  
  — Une piste, oui. Mais Howard McQueen, notre chargé d’affaires adjoint, vous donnera tous les détails. Il tient à vous mettre au courant personnellement.
  
  Malgré sa grande gueule, Bridley me plaît. Instinctivement, je lui fais confiance et lui demande :
  
  — Quel genre de bonhomme ?
  
  — Qui ça ? Le mort ou McQueen ?
  
  — McQueen.
  
  — C’est un emmerdeur fini, répond Bridley sans hésiter. Mais bon, c’est mon boss… Et puis il n’y a rien à redire sur son dévouement envers notre cher pays…
  
  — Et la police locale ? Qu’est-ce que vous lui avez raconté ?
  
  — Elle ne sait rien, assure Bridley. Nous avons mis le corps au frais.
  
  — Au sens propre ?
  
  — Absolument. Il est plus contaminé que le cœur d’un réacteur nucléaire. Un de nos Marines qui s’en est approché va probablement contracter une leucémie d’ici peu.
  
  — C’est aussi méchant que ça ?
  
  — Eh oui. Dès que les médecins ont vu le cadavre, ils l’ont placé dans un congélateur et ils ont filé se faire décontaminer. Ensuite, il a fallu huit gars des services auxiliaires pour déménager le congélo de la cuisine jusque dans la garage d’entretien des véhicules.
  
  — Et le Marine ?
  
  — Ils lui ont administré des calmants et l’ont fait mettre en quarantaine. McQueen voulait attendre votre arrivée avant de le rapatrier.
  
  
  L’ambassade des États-Unis est installée dans une construction moderne de pierre et de verre, en bordure de l’avenue Beneid-Al-Gar. Une forêt d’antennes de transmission se dresse sur le toit. Lorsque Bridley s’arrête devant l’entrée principale, le vaste parking est pratiquement plein.
  
  Instantanément, quatre Marines entourent la voiture. Deux d’entre eux vérifient mes papiers ainsi que ceux de Bridley. Cette débauche de zèle a sûrement pour but de m’en mettre plein la vue. Je suis inspecteur délégué par le Département d’État et les responsables de la sécurité tiennent à me faire une bonne impression pour obtenir un rapport favorable à mon retour aux States. Le personnel de l’ambassade, comme je m’y attendais, restera sur le qui-vive jusqu’à mon départ. Très bien. Si tout le monde accepte de coopérer sans broncher, ma tâche sera grandement simplifiée.
  
  On nous laisse finalement entrer ; Bridley m’aide à porter mes deux lourdes valises, dont l’une contient l’équipement prévu par Philips.
  
  — Quatre-vingt-dix-huit pour cent de notre travail concerne de grosses affaires commerciales, m’explique Bridley en me précédant dans une allée couverte.
  
  Il sort une clef de sa poche et ouvre une lourde porte métallique.
  
  — Pour le reste, reprend-il en bouclant la porte derrière nous, un pour cent consiste à régler les problèmes des touristes en difficulté. Les deux scénarios classiques étant celui de la brave dame qui se promène dans la rue en short et en petit corsage et qui se fait alpaguer par la police, et celui du brave pékin qui se retrouve à court d’argent ou se fait barboter son passeport.
  
  Nous pénétrons dans un grand vestibule avec des alignements de portes à droite et à gauche, et un ascenseur dans le fond.
  
  Je fais remarquer qu’il reste encore un pour cent.
  
  — Exact. Depuis le coup de l’ambassade de Téhéran, nous redoublons de prudence en matière de sécurité. Cela représente un pour cent de nos activités. Le dernier coup fumant a eu lieu le jour où un Texan – il travaillait pour l’Aramco, je crois – a décidé de faire sauter un point d’eau dans le coin. Il y a eu une enquête et on s’est aperçu que c’était un ancien agent de la CIA. Vous auriez vu le barouf ! Ça a duré plusieurs semaines !
  
  Nous traversons le vestibule, jusqu’à l’ascenseur qui, d’après le voyant, se trouve au troisième.
  
  — C’est à cause de McQueen que je vous raconte tout ça, poursuit Bridley. Vous verrez que je ne vous ai pas menti. C’est vraiment un emmerdeur de première. Mais il faut reconnaître que comme homme d’affaires et comme négociateur, il se pose un peu là !
  
  — Je ne suis pas ici pour traiter des affaires ou pour négocier…
  
  Mais Bridley me coupe :
  
  — Écoutez-moi, Nick. Votre présence risque, je dis bien risque, de provoquer des tensions. McQueen ne s’estime pas comblé par sa situation de chargé d’affaires adjoint. C’est un pote de Reagan. Il a bien l’intention d’être nommé ambassadeur un jour et, chaque fois qu’il le peut, il essaie de se placer.
  
  Nous nous engouffrons dans l’ascenseur.
  
  — Vous comprenez, enchaîne Bridley au moment où les portes se referment, s’il peut vous court-circuiter, trouver lui-même d’où viennent les matériaux radioactifs et vous faire passer pour un rigolo, ce sera un point de marqué pour lui.
  
  — Soyez tranquille. Mais merci tout de même de m’avoir prévenu.
  
  Après un léger à-coup, les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le troisième étage. Bridley m’adresse un clin d’œil :
  
  — Bonne chance !
  
  La secrétaire de Howard McQueen nous annonce que son chef va nous recevoir. Je laisse mes valises contre son bureau et demande à Bridley :
  
  — Est-ce que l’autre Marine qui a vu le mort se trouve encore dans les parages ?
  
  — Albion ? Je vais le convoquer dans mon bureau. Passez me voir quand vous en aurez terminé ici.
  
  — Merci.
  
  Bridley sort et s’éloigne dans le couloir. La secrétaire de McQueen m’annonce à l’interphone, puis dans un sourire poli, me dit :
  
  — Vous pouvez entrer, monsieur Carter.
  
  Je pousse la porte du bureau de McQueen. C’est spacieux, agréablement meublé et agrémenté d’une épaisse moquette. McQueen est un homme grand et vigoureux. Il a des cheveux noirs très fournis, des sourcils broussailleux et un visage taillé à coups de serpe. Ou de faucille, peut-être… Pendant quelques secondes, j’ai l’impression de me trouver devant le camarade Brejnev. En plus jeune, naturellement. Mais McQueen rompt le charme en ouvrant la bouche.
  
  — Soyez le bienvenu au Koweït, monsieur Carter, lance-t-il en contournant son bureau, la main tendue et le sourire aux lèvres.
  
  Nous échangeons un solide shake-hand. McQueen a une poigne d’acier. D’un geste, il m’invite à prendre un fauteuil et retourne lui-même s’asseoir derrière son bureau.
  
  — Alors, quoi de neuf sous le ciel de Washington ? dit-il avec un net accent du Sud.
  
  — On y a chaud. Enfin, ce n’est rien à côté d’ici. Vous devez avoir au moins 39® au-dehors !
  
  — Le thermomètre indiquait exactement 44® au début de l’après-midi. Les températures sont en hausse aujourd’hui.
  
  — M. Bridley m’a laissé entendre que vous aviez une piste au sujet du mort.
  
  J’ai envie de régler la question le plus vite possible, puis de me chercher une chambre bien climatisée pour faire un somme.
  
  — Exact, admit McQueen d’un ton légèrement contrarié, en se calant contre le dossier de son fauteuil. Vous vous êtes déplacé pour rien. J’en suis désolé.
  
  Il faut un court instant à mon cerveau fatigué pour capter la signification de ses paroles. Mais, lorsque c’est fait, j’ai l’impression de recevoir une douche glacée.
  
  — Comment ?
  
  — Je transmettrai un rapport circonstancié, bien entendu, reprend McQueen imperturbable. Il faut reconnaître que l’on vous a dérangé inutilement.
  
  Je m’efforce de contrôler ma voix :
  
  — Voudriez-vous vous expliquer plus clairement ?
  
  Une expression d’incertitude se dessine par les traits de mon vis-à-vis. Il se ressaisit vivement, et consulte sa montre !
  
  — Nous devrions être pleinement informés dans quelques minutes.
  
  — Informés ? Mais de quoi ?
  
  — Le gibier ne peut pas nous échapper. Nos hommes encerclent la place.
  
  Je bondis de mon fauteuil et plaque les mains au milieu de son bureau.
  
  — Bon Dieu ! Qu’avez-vous fait ? Dites-le-moi immédiatement !
  
  — Mais qu’est-ce que cela signifie ? Je n’aime pas beaucoup votre ton, mon cher monsieur, commence McQueen.
  
  Je l’empoigne par le col de sa chemise et siffle entre mes dents.
  
  — Je suis directement mandaté par le Président ! Si vous voulez vérifier, appelez-le sur-le-champ ! Mais, croyez-moi, ce serait la plus lourde erreur de votre carrière !
  
  McQueen s’effondre :
  
  — Mais… mais… je…
  
  — Qu’avez-vous fait ? Dites-le vite avant qu’il ne soit trop tard !
  
  — Le… le mort se nommait Al-Mukhtar. Fahd Al-Mukhtar. N… nous pensons qu’il faisait partie du Poing Rouge de Novembre. Nous avons retrouvé la trace de sa maîtresse. Elle habite Dasma.
  
  — Et vos hommes sont là-bas ? Chez elle ?
  
  — Je… oui, lâche McQueen d’une voix brisée.
  
  — L’adresse ! Vite ! L’adresse exacte !
  
  — Euh… rue Faïçal. Numéro 27.
  
  Discrétion et rapidité, m’avait conseillé Hawk avant mon départ de Washington. À moins de parvenir à battre de vitesse les hommes de McQueen, je peux tirer un trait sur le premier de ces deux points.
  
  Je lâche le chargé d’affaires adjoint qui s’affale lourdement dans son siège, franchis la porte en trombe et rafle mes valises. J’ai juste le temps de hurler :
  
  — Où est le bureau de Bridley ?
  
  — Je… je…, poste 313, bégaie la secrétaire en tendant un doigt tremblant vers le couloir, dans la direction opposée à celle de l’ascenseur.
  
  McQueen apparaît sur le seuil. Il s’est repris.
  
  — Pour qui vous prenez-vous ? rugit-il.
  
  En guise de réponse je lui crie :
  
  — Rappelez immédiatement vos hommes !
  
  La porte de Bridley est ouverte. Je le trouve derrière son bureau, face à un jeune homme en uniforme de Marine. Deux regards stupéfaits se tournent vers moi. Pas le temps de faire les présentations :
  
  — En route, Bridley ! Dépêchez-vous !
  
  Bridley saute de son siège et, avec une vivacité surprenante, fonce dans le couloir sur mes talons. McQueen se précipite à notre rencontre.
  
  — Arrêtez, Carter ! Arrêtez-vous, je vous l’ordonne !
  
  Bridley me décoche un regard interrogateur :
  
  — Où va-t-on ?
  
  — À Dasma. 27 rue Faïçal. Vous connaissez ?
  
  — C’est à cinq minutes d’ici, environ.
  
  Attirés par le tapage, plusieurs fonctionnaires sortent de leur bureau. À son tour, le jeune Marine que j’ai vu en compagnie de Bridley pointe son nez sur le pas de la porte.
  
  — Bridley ! rugit McQueen tandis que nous filons en direction de l’escalier. Soldat, arrêtez ces deux hommes !
  
  J’entends le soldat bredouiller qu’il n’est pas armé, pendant que je dévale les marches, suivi de près par Bridley.
  
  — McQueen va faire une attaque ! me crie-t-il sans s’arrêter de courir.
  
  — Je souhaite qu’il n’y survive pas. C’est le mieux qui puisse lui arriver.
  
  Deux minutes plus tard, nous nous engouffrons dans la vieille Chevrolet de Bridley. Dans un hurlement de pneus, il sort du parking en marche arrière et passe en trombe sous le nez des Marines qui restent plantés sur place de stupéfaction.
  
  Laissant Bridley conduire, je m’agenouille sur le siège avant, ouvre ma valise et m’empare de Wilhelmina sans prendre le temps de chercher mon holster. Une fois l’arme chargée, je l’enfile sous ma ceinture, puis ouvre l’autre valise. J’y prends le compteur Geiger ultra-sensible.
  
  Tout en roulant à tombeau ouvert dans les rues peu encombrées, Bridley me regarde du coin de l’œil :
  
  — J’ai l’impression que vous vous apprêtez à faire du vilain.
  
  — Au contraire. C’est ce que je veux empêcher à tout prix. Il y en a encore pour longtemps ?
  
  — Pas plus de deux minutes.
  
  Nous passons un rond-point. Sur la voie perpendiculaire, un panneau indique, en arabe et en anglais : Ceinture Intérieure.
  
  Trois cents mètres plus loin, Bridley vire à droite sur les chapeaux de roues.
  
  — Dasma, annonce-t-il en ralentissant pour chercher la rue Faïçal.
  
  Nous la repérons tous les deux en même temps. Nous repérons aussi, hélas, une demi-douzaine de véhicules militaires et deux détachements de police.
  
  Bridley se gare derrière l’une des jeeps. Un peu plus loin, la rue est barrée. Sans attendre qu’il coupe le moteur, je descends de voiture et fonce vers un petit groupe de curieux, rassemblés là.
  
  Un officier de police koweïtien tente de m’empêcher de passer. Je m’apprête à l’écarter sans ménagements, mais Bridley, arrivant derrière moi, lui crie quelque chose en arabe.
  
  Pendant une interminable seconde, l’homme hésite, la main en suspens au-dessus de la crosse de son pistolet. Finalement, il fait un pas en arrière pour dégager le passage.
  
  Nous arrivons à la porte de l’immeuble lorsque deux très jeunes hommes en tenue de Marines sortent en titubant. L’air hagard, ils profèrent des flots de paroles incohérentes où reviennent les mots « radiations » et « trop tard ».
  
  Immédiatement, ils sont encerclés par une douzaine d’autres militaires et de policiers koweïtiens. Bridley repousse deux soldats et s’avance vers la sortie de la maison.
  
  — Eh bien, John, qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il à l’un des deux Marines qui viennent de redescendre.
  
  Les yeux du garçon sont écarquillés. Un peu de salive coule aux commissures de ses lèvres.
  
  — John, bon Dieu ! Mais qu’est-ce qui s’est passé ? répète Bridley.
  
  — Iis… ils sont tous morts au deuxième étage, bredouille le Marine. Comme l’autre. Ils sont radioactifs… Complètement contaminés !
  
  D’une voix tendue, je crie :
  
  — Bridley ! Faites interdire l’accès de la maison. Je reviens.
  
  Il est plus préoccupé par l’état du jeune Marine que par mes consignes. Je cours jusqu’à sa voiture, ouvre ma valise de matériel et sors en toute hâte ma combinaison de protection antiradiation.
  
  En moins d’une minute, je la passe par-dessus mes vêtements de ville et reviens vers l’attroupement.
  
  Bridley m’aide à ajuster le casque et les attaches d’épaules, puis j’enfile de gros gants. Je prends le compteur Geiger et entre dans l’immeuble par un petit escalier sombre et crasseux. Pas à pas, avec prudence, j’avance jusqu’au deuxième étage. Pas le moment de jouer les héros.
  
  Au milieu de l’étroit couloir, une porte est ouverte. Je fais partir mon compteur Geiger et me dirige vers elle. Malgré l’épaisseur du casque, j’entends nettement les tac-tac de l’aiguille qui grimpe en flèche vers la zone rouge du cadran.
  
  Sur le seuil, les tac-tac accélèrent et, bien vite, l’aiguille se stabilise sur le mot « danger ».
  
  Il y a trois personnes dans l’appartement : deux hommes et une femme. Ils sont morts et affreux à voir, comme le cadavre des photos de Hawk. Ils n’ont plus de cheveux et leurs corps sont couverts de grandes plaies suintantes.
  
  Malgré ma répulsion je les fouille rapidement. Quelques pièces de monnaie, un peigne et un mouchoir.
  
  La pièce, très petite, est meublée d’un divan délabré, sur lequel la femme est étendue, de deux fauteuils bas, d’un petit frigo et d’une tablette servant de support à un réchaud à gaz. Sur la tablette, il y a également un sac à main de femme.
  
  Je traverse prudemment le local en tenant le compteur Geiger devant moi. Tout est contaminé, même le sac à main.
  
  Philips m’a remis une formule simple pour savoir combien de temps ma combinaison me permet d’être protégé en fonction du degré de radioactivité. Mais, pour le moment, j’ai autre chose à faire que des calculs. D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de m’éterniser.
  
  Dans le sac je découvre un peu d’argent, quelques produits de maquillage, un trousseau de clefs et une lettre. L’adresse est rédigée en arabe et en anglais. La lettre elle-même est en arabe.
  
  La destinataire : une certaine Sheila Shabah Al-Shabat, appartement 2 C, 27 rue Faïçal, Koweït. L’expéditeur se nomme Hermil Zahle et a indiqué au verso de l’enveloppe une adresse à Beyrouth.
  
  Je grave dans ma mémoire le nom et l’adresse de l’expéditeur puis replace l’enveloppe dans le sac. Impossible de sortir quoi que ce soit. Tout est par trop contaminé.
  
  De l’autre côté du coin cuisine, se trouve une porte fermée. Plus j’avance vers cette porte, plus l’aiguille de mon compteur progresse dans la zone rouge.
  
  Avec un peu d’élan, j’enfonce la porte d’un coup de pied. L’aiguille devient folle.
  
  Tout près d’un lit, il y a un petit fût massif. L’épais couvercle plombé a roulé sur le sol à quelques pas.
  
  Sur le revêtement extérieur du fût, de grandes lettres indiquent : DIVISION DE L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE, MINISTÈRE DES ARMÉES, BEERSHEBA, ISRAËL.
  
  Le fût est vide.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Il a fallu pratiquement le reste de l’après-midi aux services sanitaires de l’ambassade pour nettoyer les lieux et procéder à la décontamination de ma combinaison de protection.
  
  L’immeuble, évacué, a été placé sous scellés. Un McQueen considérablement radouci a promis au chef de la police de Koweït de lui faire parvenir une explication détaillée dans les vingt-quatre heures.
  
  L’ambassadeur qui se trouve à Washington a été mis au courant. Aussitôt une équipe de décontamination de l’US Air Force a été dépêchée de Ramstein, en Allemagne, pour récupérer le fût.
  
  
  Mort de fatigue je quitte Dasma, accompagné de Bridley. Plus de soixante-douze heures sur la brèche, presque sans dormir. Si je m’écoutais, je me roulerais en boule dans un coin pour faire une ronflette. Pourtant, il me reste encore une chose à régler : transmettre à Hawk un message codé pour lui exposer les détails de la situation et lui demander l’autorisation de passer à la phase suivante.
  
  Il est près de 7 heures du soir lorsque, après avoir franchi le poste de garde, Bridley arrête sa voiture derrière le bâtiment principal.
  
  Il coupe le contact mais, au lieu de descendre, reste assis, l’air éteint, les mains posées sur son volant.
  
  Je m’apprête à sortir lorsqu’il se décide et commence d’une voix râpeuse :
  
  — Nick, j’aimerais que vous me disiez exactement de quoi il retourne.
  
  À la lumière blanche des lampadaires et des fenêtres éclairées de l’ambassade, son visage est livide :
  
  — Que se passe-t-il ?
  
  Une angoisse éperdue se lit dans ses yeux.
  
  — Les Marines qui sont montés dans cet appartement y passeront tous les deux, finit-il par dire.
  
  — McQueen devra en répondre. Vous n’y êtes pour rien. Nous avons fait tout ce qui était humainement possible pour éviter ce drame.
  
  — Oui, c’est McQueen qui a foutu la merde ! C’est bien votre avis, n’est-ce pas ?
  
  Je prends ma voix la plus douce pour lui parler car je le sens prêt à craquer :
  
  — Mais enfin, qu’est-ce qui vous arrive ? Vous ne vous sentez pas bien ?
  
  Il me rassure d’un signe, mais garde le silence.
  
  — Vous connaissiez personnellement un de ces deux gars ?
  
  — John, dit-il.
  
  Il détourne la tête et continue d’une voix étranglée :
  
  — Le Marine John Bridley… C’est mon fils.
  
  — Bon Dieu, Paul ! C’est affreux !
  
  Je voudrais ajouter quelque chose mais je ne vois rien qui puisse atténuer sa douleur. C’est trop atroce.
  
  — Si vous en trouvez d’autres qui sont dans le coup, coincez-les. Surtout, ne les ratez pas !
  
  — C’est pour ça que je suis ici, Paul.
  
  — Je voudrais pouvoir vous aider.
  
  — J’aurai besoin de la salle de transmission de l’ambassade pendant quelques heures et, demain matin, il me faudra probablement un véhicule pour me conduire à l’aéroport.
  
  — Vous partez ? demande-t-il brusquement.
  
  — Il y a de grandes chances.
  
  — Mais les cadavres de l’appartement ? Leurs complices ?
  
  — J’ai quelques indices. Ce n’est pas au Koweït que je les trouverai.
  
  Bridley hoche la tête, l’air absent :
  
  — Il n’a que vingt et un ans.
  
  Il avale une grande bouffée d’air et sort de la voiture.
  
  
  Arrivé au troisième étage, je dépose mes bagages dans son bureau. Bridley me conduit ensuite au centre de transmission, situé dans le sous-sol. Malgré l’heure tardive, une activité fébrile règne dans les lieux.
  
  Tous les services de l’ambassade sont en état d’alerte au cas où l’incident de Dasma provoquerait des troubles. Le secrétaire de service nous apprend que McQueen a été convoqué une demi-heure plus tôt au ministère de la Défense du Koweït et que l’ambassadeur est déjà sur la route du retour. C’est clair, il faudra du temps pour que les remous s’apaisent. Mais, malgré la situation explosive, l’important, c’est ma mission. Une mission rendue deux fois plus ardue par l’initiative tragique de McQueen.
  
  Le responsable des communications, un jeune homme aux cheveux longs et à la moustache anarchique, vêtu d’un complet de jean froissé, paraît sens dessus dessous.
  
  Bridley nous présente :
  
  — Stewart Gillingham, Nick Carter. Nick est spécialement mandaté par le Département d’État. On lui a donné carte blanche en très haut lieu. Il lui faudra un canal praticable pour ce soir. Procurez-lui tout ce qu’il vous demandera.
  
  — Très bien, répond Gillingham.
  
  Mais, au ton de sa voix, on sent bien que cela ne lui plaît pas, mais alors pas du tout.
  
  — Pourquoi n’allez-vous pas vous reposer ? dis-je à Paul Bridley. Je n’aurai plus besoin de rien avant demain matin.
  
  Il refuse sans hésiter :
  
  — Je préfère rester. Quand vous en aurez terminé ici, montez donc à mon bureau. J’ai une bouteille de scotch de douze ans d’âge qui attend d’être ouverte.
  
  — Vous savez, cela me prendra peut-être plusieurs heures.
  
  — Aucune importance. C’est une grande bouteille, répond-il en se dirigeant d’un pas traînant vers l’ascenseur.
  
  — Bien, déclare Gillingham. Si vous voulez me dire de quoi vous avez besoin au juste, monsieur Carter, je m’occuperai de vous et je pourrai retourner à mon travail.
  
  — Avez-vous un canal sûr avec le Département d’État ?
  
  Ma question le laisse apparemment perplexe :
  
  — Un seul et, avec toutes les communications de catégorie haute priorité, il sera encombré jusqu’à demain après-midi.
  
  — Je le réquisitionne pendant quelques heures.
  
  Gillingham ouvre la bouche pour protester mais je l’arrête :
  
  — Écoutez, monsieur Gillingham, montrez-vous coopératif et cela nous évitera à tous deux pas mal de maux de crâne et de pertes de temps. Je ne vous demande que deux heures environ. Demain matin, je serai parti.
  
  Une lueur s’allume dans le regard de Gillingham mais il finit par sourire en laissant échapper un profond soupir :
  
  — C’est promis ?
  
  Je le rassure en riant.
  
  — Bon, faites comme chez vous, conclut Gillingham. Que vous faut-il ?
  
  — Un fascicule de code à usage unique et un endroit tranquille pour travailler.
  
  — Sur ce canal, toutes les communications sont cryptographiées…
  
  — Je sais. Je veux quand même un fascicule de code et une pièce pour travailler.
  
  — Bon, dit Gillingham. Secret ou top secret ?
  
  Il va avoir un choc.
  
  — Présidentiel.
  
  Il ouvre la bouche pour dire quelque chose puis, se ravise. Une douzaine de personnes en tout ont accès à ce type de code. Il en existe un exemplaire dans les ambassades de tous les pays du monde mais on ne les utilise que dans les cas d’extrême urgence.
  
  — Je vous demanderai quand même de me remplir la table alphanumérique, dit Gillingham.
  
  Nous traversons une grande salle pleine de télétypes et il me conduit dans un petit bureau meublé d’une table de travail couverte de papiers et d’une demi-douzaine d’armoires de classement.
  
  — Installez-vous, je vous apporte le code, dit-il en s’en allant.
  
  Je m’assois derrière le bureau et me mets aussitôt au travail.
  
  Quelques minutes plus tard, Gillingham revient avec le gros fascicule de code scellé dans une enveloppe capitonnée.
  
  Je saisis le formulaire d’autorisation et remplis rapidement les vingt-sept cases de la table alphanumérique.
  
  Gillingham contrôle en confrontant le feuillet avec une liste agrafée au dos de l’enveloppe puis, satisfait, me remet le fascicule.
  
  — C’est la première fois que je vois quelqu’un en utiliser un, me confie-t-il sur un ton de conspirateur.
  
  — Il faut un début à tout, dis-je. Bien. Personne ne doit entrer ici, sous aucun prétexte, tant que je n’aurai pas terminé. Vous avez compris ?
  
  — Parfaitement. Je vous laisse.
  
  
  Il me faut près de deux heures pour rédiger mon message et pour le coder.
  
  Je fais un rapport concis sur les derniers événements, en mentionnant que j’ai trouvé un fût bêta vide sur lequel figurent des références israéliennes. J’ai au moins atteint l’un des objectifs de ma mission : trouver d’où viennent les matériaux radioactifs. Depuis déjà un moment, nous soupçonnons les Israéliens de posséder des installations nucléaires. Désormais, la preuve est faite.
  
  Comment le fût est sorti de l’installation de Beersheba pour être acheminé vers le Koweït, c’est une autre question. Pour la régler, il faut que j’attende la réponse à mon message.
  
  J’ai également parlé à Hawk de la lettre trouvée dans le sac de la femme et j’ai demandé l’aide de la Navy pour me rendre à Beyrouth. Avant d’essayer de m’embarquer sur l’Akaï Maru, je tiens à savoir s’il reste encore, des survivants parmi les gens impliqués dans cette affaire.
  
  Grimper à bord du bâtiment sera déjà assez difficile. L’idée que quelqu’un m’y attend peut-être n’est pas faite pour m’enthousiasmer.
  
  
  Mon long message fini, je glisse le fascicule de code dans son enveloppe, capitonnée, le referme réglementairement, et porte le tout à Gillingham. Le numéro de code du destinataire, que j’ai indiqué en haut de la première page, garantit que le message arrivera directement au bureau de Hawk sur Dupont Circle, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit.
  
  — Voilà, dis-je à Gillingham. Je voudrais que vous me l’envoyiez immédiatement. J’attends la réponse.
  
  — Et le code ?
  
  — Enfermez-le, faut pas laisser traîner les secrets d’État. Moi, je vais dormir.
  
  — D’accord. Je vous le rapporterai avec la réponse.
  
  Je m’écroule dans un fauteuil, les pieds sur le bureau. Je plonge dans le noir intégral aussitôt. Beaucoup plus tard une main me secoue vigoureusement : c’est Gillingham :
  
  — Monsieur Carter… Monsieur Carter !
  
  Gardant obstinément les yeux fermés, je murmure néanmoins :
  
  — Que… qu’est-ce qu’il y a ? Quelque chose qui ne va pas ? Le canal ?
  
  — Il est 2 heures du matin, monsieur Carter. Vous vous êtes endormi hier soir vers 10 heures. Votre réponse est là.
  
  Le jeune homme me tend l’enveloppe contenant le fascicule de code ainsi qu’un simple feuillet. Je suis obligé de faire surface :
  
  — C’est tout ?
  
  — Oui, dit Gillingham. Maintenant, si c’est possible, j’aimerais pouvoir rouvrir la ligne.
  
  — Faites, faites. Merci. Je n’en ai plus besoin.
  
  Gillingham s’empresse de retourner à ses occupations.
  
  Il me faut moins d’une demi-heure pour déchiffrer le court message que m’a envoyé Hawk. La réponse est sans surprise.
  
  Nous soupçonnions installation à Beersheba. Stop. Président avisé cet après-midi. Stop. Rendez-vous au plus tôt Athènes, terminal aéroport Hellinikon, contact Cdt US NAVY Robert Jordan. Stop. Prudence à Beyrouth mais indispensable faire très vite maintenant. Stop. Fin de message. Hawk
  
  Après avoir passé au broyeur le message et mon bloc-notes, je vais rendre le fascicule de code à Gillingham puis je monte retrouver Bridley dans son bureau. Il faut qu’il fasse parvenir mes bagages à Athènes par la valise diplomatique.
  
  Le plus simple pour moi serait bien sûr de prendre un avion de ligne à destination de Beyrouth. Mais c’est impossible. D’abord, je ne veux pas que ma présence au Liban puisse être éventée. Et puis, le pays est en guerre. Même dans les meilleures conditions, Beyrouth va être un lieu malsain pour moi. Le danger, j’ai horreur de ça.
  
  L’agitation dans les étages de l’ambassade est impressionnante. Les employés subalternes s’échinent à transcrire des masses de rapports et comptes rendus tandis que leurs supérieurs transpirent sur des analyses à court, moyen et long terme. Le retour de l’ambassadeur sonne le branle-bas de combat et chacun veut se donner les meilleurs moyens de faire face à la situation. Je frappe à la porte de Bridley. Pas de réponse. Je décide quand même d’entrer. Seule une lumière diffuse, filtrant par la fenêtre, éclaire la pièce.
  
  Bridley est seul, assis derrière son bureau, le dos tourné à la porte, le regard braqué sur la fenêtre. Un magnum de Chivas Regal, presque vide, est posé sur son sous-main.
  
  — Paul, dis-je doucement.
  
  — Vous avez terminé en bas ? demande-t-il sans se retourner.
  
  Sa voix n’est pas du tout celle d’un homme ivre.
  
  — Oui, et j’ai encore besoin de votre aide pour mon départ demain matin. Enfin, tout à l’heure…
  
  Cette fois, il se retourne, pose sur le bureau le verre qu’il avait en main et allume. Ses yeux sont cernés et gonflés. Manque de sommeil, abus de boisson ou autre chose ?
  
  — Écoutez, Paul, si vous voulez, je trouverai quelqu’un d’autre pour s’occuper des préparatifs…
  
  Il m’interrompt :
  
  — C’est mon boulot. Où allez-vous ?
  
  — À Athènes. Il faut que j’y sois le plus vite possible.
  
  — Il y a un vol à 7 heures. Direct jusqu’au Caire. De là-bas, nous n’aurons aucun problème pour vous trouver une correspondance. Je vais faire expédier vos bagages sous scellés diplomatiques.
  
  — Il n’y a pas d’appareils militaires dans le secteur ?
  
  Bridley m’adresse un petit sourire torve.
  
  — Pas officiellement. Mais, si vous n’avez pas peur de vous faire remarquer…
  
  — Non, non, dis-je, discrétion avant tout. Le vol commercial fera parfaitement mon affaire.
  
  Il me dévisage un long moment.
  
  — Il n’y aura personne là-bas avant 6 heures du matin, finit-il par annoncer. Et, regardant sa montre : Ce qui nous laisse quelque chose comme deux heures. Vous avez envie de prendre un verre ?
  
  — Volontiers.
  
  Il ouvre un tiroir, sort un second verre et le remplit jusqu’à la moitié.
  
  — Santé !
  
  
  Le vol jusqu’au Caire dure près de deux heures. Là, j’attends quarante-cinq minutes un avion qui m’amène à Athènes en deux heures et demie. J’arrive à dormir deux heures pendant le voyage et, en atteignant l’aéroport d’Hellinikon, je me sens presque dispos.
  
  Le commandant de la Navy, Bob Jordan, m’attend de l’autre côté de la douane des VIP. L’expression de son visage me dit qu’il m’a reconnu, mais l’homme est prudent.
  
  — Nick Carter ? demande-t-il à voix basse lorsque j’ai réglé les formalités.
  
  Je réponds d’un hochement de tête :
  
  — Vous devez être Jordan ?
  
  — Comment s’appelle votre bonne amie ?
  
  Je le regarde un long moment, me demandant ce que Hawk a bien pu lui raconter :
  
  — Laquelle ?
  
  Une expression de stupéfaction se dessine sur le visage de Jordan.
  
  — Celle du Japon.
  
  — Kazuka.
  
  Il sourit, soulagé à présent :
  
  — On m’a recommandé d’être prudent.
  
  Je ne peux m’empêcher de remarquer acidement, tandis que nous traversons le hall de l’aérogare en direction de la sortie :
  
  — Il est inadmissible que ma vie amoureuse figure dans le dossier de la Navy.
  
  Jordan éclate de rire :
  
  — Soyez tranquille. Je serai muet comme une tombe.
  
  Une voiture grise de l’état-major de la Navy nous attend dehors. Jordan pose mes valises à l’avant à côté du chauffeur et s’installe avec moi sur la banquette arrière.
  
  Une seconde plus tard, nous roulons vers l’aéroport militaire tout proche.
  
  — Que m’avez-vous préparé, Jordan ?
  
  — Un hélicoptère SH-3A Sea King. Il vous emmènera jusqu’au Whiteshark. C’est un sous-marin lance-missiles classe Kennedy.
  
  — Le Witheshark ? Tiens, je ne connais pas…
  
  Jordan s’abstient de répondre.
  
  — Le capitaine Newton Farmington vous attend à bord.
  
  — Où se trouve le sous-marin en ce moment ?
  
  — À une centaine de milles de la côte.
  
  — Des Russes dans les parages ?
  
  — Pour cela, vous demanderez à Newt, il a reçu des ordres vous concernant. Moi, je ne suis que la courroie de transmission.
  
  — Je vois.
  
  Mais il est essentiel que je sois couvert jusqu’à Beyrouth. Moins on en verra sur mes mouvements et mieux je me porterai. Hawk n’aime pas que ses hommes fassent valoir leur grade pour appuyer leurs exigences. Moi non plus. Pourtant, je n’ai pas le choix.
  
  — Commandant Jordan, dis-je, je ne veux pas savoir quel grade vous avez. Vous allez me dire si le Whiteshark a une ombre soviétique avant que j’embarque sur cet hélicoptère.
  
  Le sourire de Jordan s’efface :
  
  — J’ignore votre grade, monsieur Carter, mais j’ai mes ordres.
  
  — Peu importe mon grade. Je sais que vos ordres font état d’une coopération pleine et entière !
  
  — Oui, bien sûr, admet Jordan en hochant la tête pour gagner du temps.
  
  — Très bien. Je vois que nous nous comprenons.
  
  Je sors une NC de mon étui en or et l’allume avec délectation. À l’arrivée au hangar militaire, le chauffeur empile mes valises à l’arrière du Sikorsky. Jordan se dirige d’un bon pas vers la salle des transmissions.
  
  Il en ressort moins de cinq minutes plus tard et s’avance, les lèvres pincées. Il a donc pris ses renseignements auprès de ses supérieurs et s’est fait passer un solide savon.
  
  — Tout va bien, annonce-t-il. Le vaisseau le plus proche se trouve à cinq cents milles. C’est un chalutier soviétique.
  
  — Merci pour le renseignement… Au revoir, Commandant.
  
  Je monte dans l’hélicoptère par le panneau latéral. Le pilote tourne la tête vers moi, attend que je boucle ma ceinture puis lève le pouce avec un air interrogateur.
  
  Près de moi, un casque est accroché à la cloison. Je le mets et, immédiatement, j’entends la voix du pilote :
  
  — Est-ce qu’il y a des problèmes, Sir ?
  
  Le panneau n’est pas encore refermé et, debout sur l’aire de décollage, Jordan me regarde :
  
  — C’est possible. Un chalutier russe navigue à environ cinq cents milles du Whiteshark. Je tiens à éviter le repérage radar. Vous vous sentez capable de le faire ?
  
  — Oui, Sir, affirme le pilote. Mais il faudra voler assez bas. Il y aura des secousses et, peut-être, quelques risques.
  
  — Tant pis. Je ne veux pas qu’ils sachent que nous avons approché le sous-marin.
  
  — Très bien, Sir.
  
  Je raccroche le casque à la cloison, me cale au fond de mon siège et ferme les yeux. Pour moi, la première urgence est toujours le repos.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  — Monsieur Carter au poste de commandement ! Monsieur Carter au poste de commandement ! aboie le haut-parleur de ma petite cabine.
  
  Je saute de ma couchette pour répondre à l’interphone :
  
  — J’arrive !
  
  Il est un peu plus de 2 heures du matin à ma montre. L’hélicoptère m’a descendu sur le pont la veille vers 16 heures. On m’a rapidement ouvert le panneau d’écoutille et le sous-marin est reparti en plongée.
  
  Mon pilote s’est comporté comme un as et, selon nos détecteurs de surveillance radar, le chalutier soviétique n’a pas pu nous repérer.
  
  Il y a dix heures que je suis à bord. D’après mes calculs, nous n’avons pas pu parcourir plus de la moitié de la distance qui nous sépare de Beyrouth. À moins que le Whiteshark ne soit capable d’atteindre en plongée des vitesses tout à fait stupéfiantes.
  
  En faisant la connaissance du capitaine Newton Farmington, j’ai découvert un homme diamétralement opposé à Jordan. Alors que Jordan est grand et assez baraqué, Farmington est petit et mince. Autant Jordan est expansif et enjoué, autant Farmington est réservé, avec des lèvres presque pincées. Mais il a l’air compétent et jouit visiblement de l’estime de ses hommes.
  
  Je m’habille rapidement, m’asperge le visage d’eau froide et file au poste de commandement. Farmington m’attend devant le périscope.
  
  — Approchez, monsieur Carter, lance-t-il de sa petite voix cassante. Venez regarder.
  
  Autour de lui, plusieurs officiers m’observent du coin de l’œil. Les civils doivent être rares à bord…
  
  Farmington me laisse sa place devant l’oculaire caoutchouté du périscope. Je distingue un vaste port et une ville construite autour d’une baie semi-circulaire. De temps à autre on voit de grandes gerbes de feu comme des explosions, et des lueurs embrasent le ciel en plusieurs points de la ville, semblables à des incendies…
  
  Je me torture longuement les neurones pour essayer de savoir où nous sommes. À quoi riment ces combats ? Pourquoi le capitaine a-t-il changé de cap ? Puis, brusquement, ça fait tilt. C’est Beyrouth que j’ai sous les yeux ! À moins de deux mille mètres !
  
  Je m’écarte du périscope et regarde le capitaine :
  
  — Quand sommes-nous arrivés ?
  
  — Il y a environ deux heures, répond-il, un petit sourire aux lèvres.
  
  L’ébahissement doit se lire sur mon visage car il s’empresse d’ajouter :
  
  — Ce bâtiment est capable d’accomplir des performances assez remarquables.
  
  — Laissez-moi faire le calcul… Cent trente km/h ! Non ? Je ne pensais pas que notre Navy – et, par voie de conséquence, aucune autre flotte au monde – possédait des bateaux aussi rapides !
  
  — Top secret, monsieur Carter, ne l’oubliez pas ! me rappelle Farmington.
  
  — Je sais, Capitaine. Ma mission aussi !
  
  Je réfléchis. Les combats faisant rage dans la capitale libanaise, c’est, au fond, une excellente chose pour moi. J’ai toutes les chances de passer inaperçu.
  
  — Quelle est l’heure locale ?
  
  — Euh… 3 h 10, me répond Farmington.
  
  J’ai vu, à l’extrémité sud du port, plusieurs épaves encastrées les unes dans les autres qui peuvent m’offrir un rempart de choix.
  
  — Faites-moi préparer un canot pneumatique, une combinaison foncée et un équipement de nuit léger.
  
  Farmington s’étonne :
  
  — Vous allez descendre à terre dans cette mêlée ?
  
  — J’ai une mission à accomplir.
  
  — Oui, bien sûr…, répond-il pensivement.
  
  Il lance une série d’ordres que l’officier de service répète à l’interphone.
  
  — J’aurai également besoin d’un dispositif de signalisation pour notre rendez-vous.
  
  — Combien de temps pensez-vous mettre, Carter ?
  
  — Voyons : il me faudra environ trois quarts d’heure pour atteindre la côte. Avec un peu de chance, je trouverai ce que je cherche en deux heures de temps. Ensuite, trois quarts d’heure pour rentrer.
  
  — L’aube ne sera pas loin, observe Farmington.
  
  Il ajoute pour son équipage :
  
  — Faites placer un HB-73 dans le canot.
  
  — À vos ordres !
  
  — Nous allons vous fournir un émetteur VHF, m’explique-t-il. Lorsque vous repartirez, vous presserez le manipulateur deux coups, trois coups et deux coups. Nous viendrons vous chercher.
  
  — Où serez-vous ?
  
  — À quelques milles au large de la plate-forme continentale.
  
  — Très bien.
  
  — Une dernière chose, monsieur Carter…
  
  — Oui ?
  
  — Ce vaisseau ne doit en aucun cas être compromis. Ordre formel du Président. Si vous avez des problèmes, nous ne pourrons pas faire grand-chose pour vous aider.
  
  — Cela va de soi, dis-je en quittant le poste de commandement.
  
  *
  
  * *
  
  Je suis en caleçon, le holster sanglé par-dessus mon T-shirt, mon poignard à détente automatique fixé à l’avant-bras, lorsqu’un jeune matelot entre dans mes quartiers, chargé d’une paire de bottines à semelles souples, d’une combinaison noire de commando, d’un bonnet de laine noire et d’un équipement de nuit qui comprend une paire de gants fins, un petit sac à dos noir et une boîte de fard gras sombre pour mon camouflage.
  
  Ses yeux s’écarquillent devant mes armes.
  
  — Voilà le matériel que vous avez demandé, Sir, annonce-t-il.
  
  Avant de repartir, le jeune homme jette un nouveau regard vers Hugo, mon fidèle poignard :
  
  — Vous allez vraiment à terre, ce soir ?
  
  — Mais oui.
  
  — Eh bien, bonne chance, Sir.
  
  — La chance, c’est exactement ce dont j’ai besoin…
  
  Cinq minutes plus tard, je suis prêt, le visage noirci avec le fard de camouflage. Je place mon compteur Geiger dans le sac à dos et me dirige vers le panneau d’écoutille avant où l’officier de service m’attend avec deux hommes. L’un d’eux est équipé de la même manière que moi. Je m’étonne :
  
  — Que se passe-t-il ?
  
  — Le capitaine a pensé que nous pourrions envoyer un homme avec vous. Il couvrira vos arrières.
  
  — Vous remercierez le capitaine, mais j’irai seul.
  
  — Comme vous voudrez. Êtes-vous prêt à partir ?
  
  Pressant le bouton de l’interphone, il annonce :
  
  — Paré à l’avant !
  
  Quelques instants plus tard, les compartiments à ballast expulsent leur eau. Le pont bascule vers le haut. Pendant plusieurs longues secondes, nous gardons les yeux fixés sur la lumière rouge qui clignote puis, laisse la place à une lumière jaune.
  
  Sur un signe de tête de l’officier, l’un des hommes escalade l’échelle métallique, et ouvre le panneau de sortie.
  
  Nous sommes saisis par une forte odeur d’algues et d’eau de mer.
  
  Le second homme gravit les barreaux d’acier, l’officier me souhaite bonne chance et je suis les deux matelots au-dehors.
  
  Le pont du sous-marin est au ras des flots et les vaguelettes nous lèchent les pieds.
  
  À l’arrière, la coupole noire de la tourelle se dresse beaucoup plus haut sur la mer. Mais il est pratiquement impossible à un observateur, même bien équipé, de la repérer du rivage.
  
  En moins de trente secondes les matelots tirent un canot pneumatique d’un caisson immergé, le gonflent et le mettent à flot après avoir placé le petit émetteur dans l’une des poches latérales.
  
  Même à cette distance, j’entends les mitraillades et je sens les effluves âcres des incendies. Pourvu qu’un franc-tireur ne me choisisse pas pour cible ou qu’une patrouille ne me tombe pas sur le râble.
  
  Après avoir embarqué et parcouru dix mètres, je sens de légers remous troubler les eaux autour de moi. Je me retourne. Le Whiteshark a disparu. Seules quelques rides marquent l’endroit où il a plongé.
  
  Le vent me porte à la côte. Et, en moins de trente-cinq minutes, j’aborde sous le couvert de deux épaves de cargos à demi immergées.
  
  Les combats se déroulent au nord, vers le centre de la ville. Je déploie, néanmoins, la plus grande prudence pour amarrer mon embarcation aux piles d’un quai de bois.
  
  Le soutènement est semblable au chevalet d’un pont de chemin de fer, ce qui me permet de l’escalader facilement. Arrivé au sommet, prudemment, avec des mouvements lents et calculés, je me hisse à la force des bras pour faire un tour d’horizon. J’aperçois à ma gauche plusieurs piles de caisses et, à ma droite, un entrepôt près duquel traîne la carcasse d’un chariot élévateur.
  
  Les docks et leurs alentours sont plongés dans le noir et, apparemment, déserts. Après un moment d’observation, je file discrètement me cacher près du mur de l’entrepôt.
  
  Lors de mes missions antérieures à Beyrouth, j’avais trouvé une ville gaie et vivante. Les habitants m’avaient paru heureux et prospères. Aujourd’hui, la cité est comme abandonnée. Avec pour seul bruit, celui des fusillades.
  
  À bord du Whiteshark, j’ai repéré l’adresse que je cherchais, sur un plan détaillé de Beyrouth.
  
  Hermil Zahle habite au 52 allée Rasheiya, à Basta, un quartier musulman sunnite situé au sud-est de la ville. De l’endroit où je me trouve, j’ai environ trois kilomètres à parcourir pour y arriver.
  
  Une seule ombre au tableau : les échos des coups de feu viennent de cette direction.
  
  J’ouvre de quelques centimètres la fermeture Éclair de ma combinaison afin d’avoir plus facilement accès à Wilhelmina, mon brave vieux Lüger. Puis, je me mets en route prudemment. Une mauvaise rencontre en ces lieux, et c’est l’exécution sommaire. Pas question d’arrestation, d’interrogatoire ou de procès. Une balle dans le crâne et l’affaire serait réglée.
  
  En moins de cinq minutes, je sors des docks. Je file bon train dans une rue obscure lorsqu’une patrouille, surgie de la nuit, m’oblige à m’accroupir derrière un amoncellement d’ordures abandonnées sur le trottoir. L’odeur est pestilentielle.
  
  Une demi-douzaine de soldats musulmans dévale la rue, courant au beau milieu de la chaussée. Lorsqu’ils passent à mon niveau, je perçois nettement leurs halètements et quelques grognements essoufflés.
  
  J’attends soixante secondes montre en main avant de sortir de ma cachette et de reprendre le chemin de Basta. À mesure que j’approche des bas quartiers, les tas d’ordures pourrissantes deviennent de plus en plus nombreux. Quant aux maisons, elles sont de plus en plus délabrées.
  
  En dépit de son nom pompeux, l’allée Rasheiya n’est qu’une petite impasse donnant sur une avenue plus large. Les bâtiments sont sur le point de s’effondrer. Il n’y a plus de vitres aux fenêtres.
  
  La zone d’affrontement est maintenant à deux ou trois cents mètres de moi. Dissimulé sur le seuil de ce qui a dû être un jour une boutique, j’aperçois un peu plus loin, dominant les toits de la ruelle, des immeubles de bureaux modernes à demi détruits.
  
  Dans la grande avenue, gisent les épaves de trois véhicules dont une, au moins, est celle d’une voiture américaine d’un modèle récent. La chaussée est jonchée de blocs de béton, morceaux de ferraille, débris de verre. Des douilles d’obus en cuivre, accumulées un peu partout, prouvent qu’il y a eu là récemment de violents affrontements. Le n® 52 se trouve au fond du cul-de-sac obscur. À mesure que j’étudie la ligne des toitures, les fenêtres et les zones d’ombre qui émaillent le trottoir, je me sens envahi par une impression tout aussi pénétrante qu’inconfortable : celle de m’être aventuré dans une chausse-trape. Je n’ose plus respirer. Soudain, j’entends un bruit, un bruit aigu. Au début, on dirait le miaulement d’un chat ou le gémissement d’un chien blessé. Mais, quelques instants plus tard, j’entends distinctement le mot « pitié ! » Ça vient du fond de l’impasse…
  
  L’adresse notée sur l’enveloppe correspond à un appartement situé au troisième étage. Tous les immeubles de la ruelle ont trois étages.
  
  Après avoir de nouveau observé l’avenue principale, pour être sûr que personne ne vient, je quitte avec beaucoup de regret ma cachette. Puis je traverse la vitrine brisée, marchant sur des morceaux de verre qui craquent sous mes pieds.
  
  Il y a un mouvement furtif sur ma gauche. Avant même d’avoir réalisé qu’il ne s’agit probablement que d’un rat, j’ai dégainé et armé mon Lüger. Pour rien.
  
  Seule lumière dans la boutique dévastée : un incendie, à quelques centaines de mètres. Mais je ne tarde pas à découvrir une porte arrière ouvrant sur un petit escalier à l’air libre que je gravis. À une dizaine de mètres, un châssis vitré, brisé comme tout le reste, donne un éclairage suffisant pour me permettre de progresser rapidement. Je franchis bientôt une porte d’acier et débouche sur le toit.
  
  En hauteur, les bruits des combats qui font rage au cœur de la ville s’amplifient. Malgré d’autres bâtiments qui me bouchent la vue, j’aperçois les éclairs des armes automatiques et les lueurs des incendies qui brûlent un peu partout.
  
  Entre l’endroit où je me trouve et la fin du cul-de-sac, à environ soixante-dix mètres, s’étend une suite de toits disparates, d’ardoise, de goudron et de gravier, de métal avec, ici et là, quelques vasistas.
  
  Cela ressemble beaucoup aux toits des quartiers miteux de Paris, ce qui n’a rien d’étonnant car, avant son indépendance, en 1944, le Liban était placé sous mandat français.
  
  Il continue à avancer lorsque je remarque, à dix mètres sur ma droite, un point lumineux. Je me fige sur place, le cœur battant.
  
  Pendant un long moment, je me demande si je n’ai pas été victime d’une hallucination. Soudain le point lumineux réapparaît, s’élève en décrivant un arc, brille d’un éclat intense puis, s’éteint.
  
  Une cigarette. Quelqu’un est en train de fumer sur le toit.
  
  Sans un bruit, je dégaine Wilhelmina et fais sauter Hugo dans le creux de ma main.
  
  Je suis maintenant derrière la cheminée, sous le vent de l’homme, et sens l’odeur âcre de sa mauvaise cigarette mêlée à des effluves de sueur.
  
  Avec une lenteur infinie, je me glisse jusqu’à l’angle de la cheminée, ramasse un caillou et le lance vers le centre du toit, où il atterrit avec un petit « tac » presque imperceptible.
  
  L’homme avale la fumée avec une longue inspiration, puis une silhouette armée d’un pistolet mitrailleur et vêtue d’un burnous noir, fait le tour de la cheminée, me tournant le dos.
  
  Je lance à voix basse :
  
  — Haï !
  
  Il me fait face en un quart de seconde. Au moment où le canon de sa mitraillette se lève vers moi, Hugo s’enfonce dans sa gorge jusqu’à la garde.
  
  D’un coup sec, je passe la lame de droite à gauche et l’homme s’écroule à mes pieds dans un râle étouffé. D’abord, le sang gicle par violentes saccades de sa gorge tranchée puis, le flot s’apaise lorsque le cœur cesse de battre.
  
  Je vérifie qu’il est bien mort, essuie mon poignard sur son burnous puis le replace dans son étui de chamois. Une rapide fouille de la sentinelle me permet de découvrir une plaque d’identité des combattants de nuit de l’armée libanaise et une enveloppe contenant mille livres libanaises.
  
  Pourquoi cet homme a-t-il une somme pareille sur lui ?
  
  Je reste un long moment près du cadavre, cherchant une explication. Mais, n’en trouvant pas, j’empoche l’enveloppe et la plaque. Je n’ai aucune idée de ce que je vais rencontrer mais tout peut être bon pour obtenir ne fût-ce que quelques secondes de délai, au cas où l’on chercherait à me contrôler.
  
  Par les toits, j’accède rapidement à l’extrémité du cul-de-sac. Là, je trouve une trappe de bois vermoulue. Au-dessous, j’atterris dans un couloir fermé, au milieu duquel aboutit un escalier en colimaçon. Quatre portes donnent sur le palier.
  
  Aucun bruit perceptible ne provient de l’intérieur des pièces. Deux châssis vitrés, situés à l’opposé de la trappe, éclairent faiblement les lieux.
  
  Apparemment, ma chute est passée inaperçue. Aucun bruit inquiétant. Petit à petit je perçois une odeur fétide, indéfinissable, qui me révulse.
  
  J’ouvre vite mon sac et en tire mon compteur Geiger. L’aiguille reste au zéro. Le petit haut-parleur émet, de temps en temps, un léger clic.
  
  Mais Philips m’a expliqué que cela était dû à la radioactivité ambiante naturelle.
  
  Pour plus de prudence, je prends mon appareil à bout de bras et lui fais décrire un cercle complet en le pointant successivement vers les portes des quatre appartements. Aucune réaction.
  
  Si le nommé Hermil Zahle avait des activités communes avec la morte du Koweït, celles-ci n’avaient apparemment pas trait à la manipulation du strontium 90.
  
  Rangeant mon compteur Geiger, je dégaine mon Lüger. Je m’avance à pas de loup vers le premier appartement lorsqu’une des portes de droite s’ouvre brusquement.
  
  Un homme athlétique, vêtu d’un complet gris uni, se tient devant moi, un automatique à la main. Nous nous dévisageons bêtement pendant une fraction de seconde. Il lève son arme.
  
  Mon coup de feu claque le premier, rapidement suivi d’un second qui le propulse à l’intérieur de l’appartement. J’ai visé d’abord au visage puis à la poitrine.
  
  Des claquements de pas précipités résonnent dans l’escalier. D’un sprint rapide, je franchis le bout de couloir qui me sépare de la porte, bondis par-dessus le cadavre et m’engouffre dans le petit appartement.
  
  Un cri retentit dans le couloir :
  
  — Viktor ! Viktor !
  
  Embusqué sur le seuil, j’aperçois la tête et les épaules d’un homme qui monte l’escalier.
  
  Il me repère au dernier moment et se laisse retomber en arrière. Trop tard. Wilhelmina aboie sèchement et mon projectile l’atteint en plein front, précipitant sa chute.
  
  Qui sont ces hommes ? J’ai peu de temps pour l’apprendre : une minute ou deux avant que les soldats musulmans ne rappliquent dans l’immeuble.
  
  Dans la veste du mort, je trouve un portefeuille. À l’intérieur, se trouve une carte d’identité standard de l’ambassade soviétique : KGB.
  
  Brusquement, le mystère des cent livres trouvées sur la sentinelle que j’ai trucidée sur le toit s’éclaircit. L’homme avait été payé pour faire le guet.
  
  Je fais demi-tour et visite l’habitation. Tout est sens dessus dessous dans la salle de séjour. Le canapé est retourné, éventré et vidé de son kapok. On a arraché le papier peint et l’on a même creusé des saignées dans le plâtre des murs. Dans la chambre à coucher, un homme et une femme sont étendus, tous les deux nus et irrémédiablement défunts.
  
  Leurs corps révèlent des traces de tortures bestiales. On leur a tranché les veines des poignets…
  
  Trois lettres tourbillonnent dans ma tête. Trois lettres familières et éminemment redoutables : KGB…
  
  Délaissant la chambre, je reviens au cadavre près de la porte pour une fouille méthodique de toutes ses poches. Puisqu’il s’apprêtait à repartir, il avait, logiquement, dû trouver ce qu’il cherchait.
  
  Je tombe sur une enveloppe de papier bulle : elle contient divers papiers qui, au premier abord, ressemblent à des laissez-passer militaires.
  
  En les amenant à la lumière du châssis vitré, je les reconnais instantanément. Il s’agit de laissez-passer pour le dépôt nucléaire de Beersheba, en Israël.
  
  Voilà comment on a volé le fût de strontium aux Israéliens. Mais pourquoi le KGB s’intéresse-t-il à ces laissez-passer ?
  
  Un coup des Soviétiques, c’est évident. Mais que veulent-ils ? Pourquoi voler du strontium 90, le sortir de son fût protecteur et, selon toute vraisemblance, le faire embarquer à bord de l’Akaï Maru ? Cela ne tient pas debout.
  
  Un puissant bruit de moteur correspondant peut-être à deux camions fait vibrer les vieilles pierres de l’immeuble. Bientôt, des véhicules s’arrêtent dans l’impasse avec des hurlements de pneus. Puis, des éclats de voix. Au moins une douzaine de soldats viennent de débarquer dans la ruelle.
  
  Je fourre les documents israéliens dans la poche de ma combinaison. Je bondis par-dessus le corps jusque sur le palier. Au moment où je me penche sur la rampe pour jeter un coup d’œil dans l’escalier, les portes du rez-de-chaussée s’ouvrent sous une violente poussée. Un détachement de soldats, vêtus d’uniformes de la milice chrétienne, s’engouffrent dans l’entrée.
  
  Rengainant Wilhelmina, je grimpe en équilibre sur la rampe. Je me détends comme un ressort et saute, parvenant tout juste à m’accrocher du bout des doigts à l’encadrement de la trappe.
  
  Pendant une longue seconde d’angoisse, je me sens glisser vers le bas, puis je parviens à avancer légèrement ma main gauche à l’extérieur et à agripper un rebord saillant. Moyennant un effort surhumain, je me hisse entièrement sur le toit.
  
  Je remets le panneau de bois en place et je rampe silencieusement jusqu’à l’un des châssis vitrés lorsque les soldats font irruption sur le palier. Ils écartent le cadavre de l’homme du KGB et entrent dans l’appartement.
  
  Quelques secondes plus tard, ils ressortent.
  
  Peut-être ne soupçonneront-ils pas mon intervention. Avec un peu de chance, ils supposeront que les Soviétiques ont réglé leurs comptes entre eux et y ont tous les deux perdu la vie. Avec un peu de chance…
  
  Tête baissée, je regagne la porte métallique et descends à la boutique. Deux minutes plus tard, je suis dans la grande avenue, je cours à toutes jambes en direction du port.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Dissimulé dans l’ombre de l’entrepôt, j’observe le quai de bois. Six soldats musulmans hissent mon canot sur le sec.
  
  On m’a vraisemblablement repéré pendant mon arrivée à la rame. Mais, le temps qu’ils envoient un détachement pour m’intercepter, j’avais touché terre et disparu.
  
  Mon seul moyen de communiquer avec la Whiteshark se trouve à bord de ce canot. Sale coup.
  
  Essayer de les abattre tous les six ? C’est faisable. Ma bonne Wilhelmina me permet de tirer avec rapidité et précision, même à cette distance. Là n’est pas le problème. Mais éliminer six soldats et espérer filer sans me faire prendre…, c’est de l’utopie. Même avec le soutien de ma bonne étoile, jamais je n’y parviendrai.
  
  Ils ont trouvé l’émetteur. L’un d’eux l’examine un long moment puis le jette au sol et l’écrase méthodiquement sous ses brodequins. Pendant ce temps, deux de ses compagnons tailladent les boudins de mon canot à coups de baïonnette.
  
  J’entends avec désespoir le gaz s’échapper de l’enveloppe de caoutchouc. Au cœur de la ville, les combats font toujours rage. Impuissant, je les regarde détruire mon matériel en réfléchissant à toute allure.
  
  Gagner l’aéroport ? Il se trouve trop loin à l’est pour y aller à pied. D’ailleurs, même si je l’atteins, rien ne prouve que j’y dénicherai un appareil en état de prendre l’air.
  
  Longer la côte et essayer de franchir la frontière d’Israël ? Encore plus impensable. Une centaine de kilomètres. Et il me faudrait passer d’abord les lignes musulmanes puis les lignes chrétiennes. Sans oublier que les Israéliens doivent tirer à vue sur tout ce qui cherche à s’infiltrer chez eux en provenance du Liban.
  
  Il ne me reste donc qu’une solution : trouver un autre bateau, m’éloigner à un ou deux milles de la côte et essayer de me faire reconnaître par l’équipage du sous-marin.
  
  Je fais demi-tour en rasant le mur. Arrivé à une petite rue qui longe approximativement le front de mer, j’estime que la distance est suffisante entre les soldats et moi et je démarre comme un dératé vers l’autre bout du port.
  
  Plus je cours, plus la ruelle semble s’éloigner de la côte et plus l’écho des combats s’amplifie.
  
  Trois cents mètres plus loin, la ruelle bifurque brusquement sur la gauche et se jette dans une large avenue bloquée par des sacs de sable. Une centaine de soldats chrétiens, retranchés derrière la barricade, attendent visiblement l’arrivée de l’ennemi.
  
  Je me suis jeté dans un guêpier. Trop tard. Au moment même où je m’aplatis sur le trottoir, une douzaine de fusils automatiques ouvrent le feu. Une grêle de projectiles siffle autour de moi, crépitant sur le pavé ou scarifiant les façades des maisons.
  
  Lorsque je bats en retraite vers la ruelle, deux phares trouent l’obscurité à quelques dizaines de mètres. Un véhicule, lancé à pleine vitesse, arrive sur moi.
  
  Je mets un genou à terre, dégaine Wilhelmina et, la maintenant fermement au bout de mes deux bras, tire trois balles coup sur coup. L’un des faisceaux lumineux s’éteint. Une demi-seconde plus tard, l’autre balaie la chaussée en effectuant un brutal virage à angle droit. Le véhicule monte sur le trottoir de gauche et se fracasse contre une maison.
  
  Aussitôt, je désangle mon sac à dos, le fais tournoyer comme une fronde au-dessus de ma tête et le lance en direction de la grande avenue en criant :
  
  — Bombe ! Bombe !
  
  Puis, croisant les bras sur mon visage, je plonge, tête en avant, à travers la vitrine d’un magasin.
  
  Un revêtement de sol relativement moelleux amortit ma chute. Après deux roulés-boulés, je me relève et cherche le fond du grand local. À ma droite, l’encadrement de la vitrine et une partie du mur de plâtre explosent littéralement sous le feu concentré d’au moins deux mitrailleuses de gros calibre.
  
  Je recule vivement et franchis en complet déséquilibre une entrée de porte voilée par un rideau de perles. Je me trouve dans un petit couloir. Un escalier mène aux étages supérieurs. J’y fonce le Lüger au poing.
  
  Une seule issue : les toits. Et les militaires du dehors ne vont pas mettre cent sept ans à le comprendre. Qu’ils parviennent à me couper la retraite et je suis un homme mort. De toute manière, mes chances sont bien minces.
  
  L’escalier s’achève au second étage. Un étroit couloir, sinueux et bas de plafond, s’étend sur ma gauche. En bas, les soldats sont en train de défoncer la porte. Je n’ai pas le choix. Je suis comme un rat perdu dans un labyrinthe, qui entend l’inondation arriver dans son dos.
  
  Je m’aventure dans le noir, récoltant mon content de bosses à chaque changement de direction du mur.
  
  Après quelques minutes de progression à tâtons, il devient clair que ce dédale relie entre eux tous les immeubles bordant la ruelle que j’ai empruntée pour venir des docks. Une lueur d’espoir se dessine à l’horizon.
  
  Elle s’éteint rapidement contre un mur de brique : la fin du couloir.
  
  Pendant quelques instants, je le palpe du sol au plafond, en quête d’une ouverture quelconque. Rien.
  
  Dans mon dos, encore à quelque distance, j’entends les soldats. Ignorant ce que je leur réserve, ils avancent prudemment, moins vite que moi. Un frison me parcourt de la tête aux pieds à l’idée que je vais tôt ou tard me faire coincer dans ce trou, au cœur de cette ville fantôme, déchirée par la guerre.
  
  Dans un sursaut de rage, j’arme Wilhelmina et retourne sur mes pas en laissant ma main gauche traîner le long du mur pour me repérer.
  
  À cinq ou six mètres du mur de brique, je sens sous mes doigts le contact rugueux d’une porte de bois. Les soldats sont maintenant tout proches. Dans quelques secondes, ils seront sur moi. Je prends mon élan et enfonce la porte d’un coup d’épaule.
  
  Les planches fatiguées cèdent facilement. C’est un petit appartement. À la lueur d’une chandelle posée sur une table de nuit, je distingue un couple de vieillards couchés dans un lit. Terrifiés par mon intrusion, ils se serrent l’un contre l’autre en se tassant dans le coin du mur. Face à la porte, se trouve une fenêtre. Des rideaux en lambeaux s’agitent dans une brise légère.
  
  En deux bonds, je traverse la pièce. J’arrache les rideaux crasseux et soulève la guillotine pour constater qu’elle donne sur une grande conduite d’aération.
  
  Les soldats arrivent dans le couloir. La conduite part obliquement vers le toit tout proche. Je rengaine Wilhelmina, saute dans la conduite et, d’une détente, m’accroche à une gouttière qui borde l’orifice extérieur.
  
  Un coup de reins, un rétablissement et je suis sur le toit où, après quelques roulades plus ou moins bien contrôlées, je prends mes jambes à mon cou.
  
  Comme il fallait s’y attendre, les toits se suivent en enfilade. Je parcours quelques centaines de mètres en un temps record, fonçant vers les bruits des combats, dans la direction présumée du front de mer. C’est mon dernier espoir.
  
  Un mur de brique de plus de trois mètres se dresse soudain sur mon chemin. J’accélère au maximum de mes possibilités, attends le dernier moment pour sauter, attrape le sommet et me hisse au faîte de l’obstacle.
  
  Une allée obscure court à dix mètres en contrebas et, face à moi, de l’autre côté, on peut voir le frère jumeau du mur que je viens d’escalader. Derrière les mâts de plusieurs bateaux de pêche oscillent sur l’eau. Je suis très près du but.
  
  Je reste un moment accroupi, à récupérer mon souffle, me demandant si je pourrai sauter sans élan par-dessus l’allée. Mes problèmes métaphysiques sont rapidement réglés, par un coup de feu tiré dans mon dos. La brique du mur éclate à quelques centimètres de ma semelle.
  
  Après m’être concentré en bandant tous mes muscles, je me détends et saute dans un mouvement coulé impeccable. Au moment où mes pieds touchent le mur d’en face, je fléchis très correctement les jambes pour me recevoir. Hélas, déséquilibré, je tente de me rétablir d’un moulinet de bras, mais c’est la chute. Surtout, ne pas s’inquiéter, trois mètres plus bas, je pense trouver un toit.
  
  Mauvais calcul. Le mur donne directement sur la baie. En basculant de l’autre côté, je découvre les eaux noires et huileuses du port. À plus de douze mètres.
  
  Quelqu’un crie dans mon dos, des carcasses de navires à demi-coulés passent comme des éclairs devant mes yeux. Comme un obus, je crève la surface de l’eau et m’enfonce profondément sous les flots.
  
  Au bout de quelques secondes (qui me paraissent une éternité), j’émerge et reste un instant à nager sur place pour m’oxygéner et récupérer.
  
  Ensuite, je me dirige à petites brasses vers l’épave calcinée d’un bateau de pêche. Je m’accroche un moment à sa chaîne graisseuse.
  
  Les échos de fusillades sont beaucoup plus lointains. À quelques centaines de mètres, les lueurs d’incendies qui flambent dans la ville dansent sur l’onde à peine ridée.
  
  L’eau est tiède et légèrement parfumée au gas-oil. Combien de temps les soldats vont-ils mettre pour atteindre le port par les docks ? Impossible de savoir. Mais une chose est sûre : s’ils débarquent avec des projecteurs et des armes automatiques, il ne leur reste plus qu’à me tirer comme un lapin.
  
  Me voilà à six ou sept mètres du mur d’où je suis tombé. En direction du sud, à une quinzaine de mètres, il y a un grand hangar à bateaux rouillé. Au bas de la porte de tôle, apparaît nettement un trou d’environ soixante-dix centimètres de côté.
  
  Il faut regarder cela de plus près. Lâchant ma chaîne, je pars à la brasse, doucement. Il est primordial de rester discret et d’économiser mes forces. Quelque chose me dit que je vais encore en avoir besoin.
  
  Il faut que je trouve un moyen de rejoindre le sous-marin. Pourvu que les documents militaires israéliens ne soient pas complètement détériorés par l’eau de mer. Si je réussis à en rapporter au moins une partie intacte à Hawk, nos services parviendront sûrement à déterminer leur origine. Une origine qui ne fait plus aucun doute maintenant : Moscou.
  
  Je suis persuadé que toute l’affaire est une machination soviétique. Mais il reste de nombreux points d’interrogation. Pourquoi le KGB veut-il acheminer des matières radioactives vers les USA ? Pourquoi, au lieu de se servir chez eux, les Russes ont-ils préféré voler du strontium 90 aux Israéliens ? C’est tout de même beaucoup plus risqué !
  
  À quoi rime l’intervention des atomisés du Koweït ? Ils ignoraient le danger. Sinon, ils n’auraient jamais ouvert le fût…
  
  J’entre dans le hangar par le trou de la porte et m’arrête un instant, accroché à une poutrelle, attendant que mes yeux s’accoutument à la quasi-obscurité.
  
  Je repère presque immédiatement la grande proue d’un bateau, ancré à l’autre bout. Huit mètres environ, coque noire élancée en polyester. L’accastillage d’acier inoxydable lance des éclats satinés dans la pénombre.
  
  Je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver dans ce hangar. Un dinghy ou une chaloupe et une godille auraient fait de moi le plus heureux des hommes. En tournant autour de l’engin, je me dis que, si je parviens à le faire partir, aucune embarcation ne pourra me gagner de vitesse. Sauf, peut-être, un hydrofoil.
  
  Une bande de compétition décore la coque à environ soixante centimètres de la ligne de flottaison et, sur le flanc arrière, de grandes lettres indiquent SCARAB S-TYPE. Je connais ce bateau. C’est l’un des racers de série les plus grands et les plus rapides du monde.
  
  J’attrape le bastingage et grimpe sur le plat-bord arrière. L’habitacle est équipé de deux sièges baquets. Derrière l’un d’eux, s’étale une planche de bord qui fait penser au tableau de commande d’un chasseur à réaction.
  
  Entre les sièges, se trouve un panneau en teck conduisant probablement à la cabine située au-dessous. Derrière le pare-brise profilé, l’étrave ressemble à une grande tête d’obus fuselée pointée droit sur la porte du hangar.
  
  Les clefs sont sur le tableau. Incroyable. Quand je mets le contact, les voyants s’animent. La jauge de carburant indique le plein.
  
  Une petite sonnerie d’alarme retentit dans ma tête. Qui serait assez fou pour laisser un engin pareil à quai avec les clefs de contact ? Et avec le plein en plus… Le ou les propriétaires doivent s’apprêter à fuir la zone de combats. Ils ne sont sûrement pas loin et vont surgir d’une seconde à l’autre.
  
  Plusieurs caisses et une demi-douzaine de valises sont entassées sur le quai, prêtes à être embarquées. À l’aspect du tas, on voit qu’on a jeté les bagages là en toute hâte. Évident : quelqu’un prépare sa fuite.
  
  Je tranche l’amarre avec mon fidèle Hugo. Puis je m’installe à la place du pilote. Au moment où je vais démarrer, un claquement de porte fait trembler les murs du hangar. Une demi-douzaine de personnes, parlant toutes en même temps, font irruption sur le quai.
  
  Pas le temps de faire connaissance. Je tourne la clef de contact et j’entends vaguement un cri de protestation noyé par le vacarme du moteur.
  
  Le racer bondit avec un rugissement de fauve, déchaîné. L’accélération puissante me colle au dossier du siège baquet.
  
  Une pensée douloureuse explose dans mon crâne : la porte ! J’ai tout juste le temps de baisser la tête. Le bolide traverse les vieilles tôles comme un écran de papier mâché. Des éclats de plastique et de ferraille sifflent tout autour.
  
  Heureusement, je retrouve assez rapidement mon équilibre, réussis à empoigner le volant et à le braquer à fond sur la gauche. Le grand bateau exécute un virage couché en soulevant une énorme gerbe d’eau écumante, évitant de peu un groupe d’épaves.
  
  Un quart de seconde plus tard, je vire à tribord. Le Scarab décrit un S et rase la carcasse d’un bateau de pêche. Puis je rectifie le cap. Les vaguelettes se fracassent contre l’étrave avec un crépitement accéléré à mesure que la puissante embarcation prend de la vitesse.
  
  Quelques minutes plus tard, je double les balises du port. Les phares fonctionnent toujours. Bientôt les petites vagues hachées du port sont remplacées par une houle plus ample. Je suis en pleine mer. Ça n’est pas trop tôt.
  
  Beyrouth est déjà loin derrière. On n’entend plus les combats, couverts par le vacarme des moteurs, mais des éclairs trouent la nuit et les feux crépitent dans la cité, illuminant la baie sur plus d’un kilomètre.
  
  Ayant trouvé le pilotage automatique, je laisse le bateau poursuivre sa course vers le large.
  
  Si j’ai la chance de tomber sur un quelconque système de radio, j’enverrai au sous-marin un petit message qui lui permettra de m’identifier. Je sais par l’officier des transmissions que le Whiteshark a, entre autres missions, celle d’enregistrer tous les messages radio dans les parages. Je suis donc sûr qu’il captera le mien.
  
  Soudain, le bateau plonge dans le creux d’une vague. Au lieu de fendre la lame, l’étrave s’enfonce et il me semble que les moteurs peinent comme sous l’effet d’une surcharge. Des trépidations secouent la coque au moment où l’eau déferle sur le plat-bord avant.
  
  D’un rapide coup d’œil, j’inspecte les cadrans. Tout paraît en ordre de marche. Pourtant, j’ai la très nette impression que le racer est moins fougueux que quelques instants plus tôt. Il perd de la vitesse, et je voudrais bien savoir pourquoi.
  
  Je quitte mon siège et, en m’accrochant fermement aux poignées, soulève l’écoutille. Un bruit de cascade emplit brutalement la cabine obscure. Des trombes d’eau s’engouffrent dans le bateau.
  
  L’avant claque contre une autre lame. Je m’accroche comme je peux, mais le choc me fait lâcher prise. Dégringolade et plongeon en bas dans plusieurs centimètres d’eau.
  
  Je me relève, trempé. Nouveau claquement sec, suivi d’une embardée. Cette fois, il me semble que le bateau pique du nez. Pendant une seconde d’angoisse, je suis persuadé qu’il ne se redressera jamais et que nous allons couler pour de bon. Mais, finalement, l’étrave se relève. Le racer prend une forte gîte sur tribord puis, après plusieurs oscillations, retrouve son assiette.
  
  La traversée de la porte a dû causer une importante avarie à l’avant…
  
  Je fais le tour de la cabine en tâtant les murs.
  
  L’eau est déjà au niveau de mes genoux. Je trouve un interrupteur, l’actionne mais aucune lumière ne s’allume. Les batteries sont déjà noyées.
  
  Je regagne le siège de pilotage et coupe les gaz. En quelques secondes, le racer s’arrête comme freiné par un parachute. Bientôt les vagues du sillage nous rattrapent et nous ballottent comme un bouchon. L’étrave s’enfonce lentement, inexorablement.
  
  Beyrouth se trouve à plus de quinze kilomètres dans mon dos. Le sous-marin n’est donc pas bien loin. Mais comment attirer son attention ? ils m’ont sûrement déjà repéré au sonar. Si le bateau coule, peut-être feront-ils rapidement surface pour voir ce qui se passe.
  
  À l’arrière du Scarab, je tombe sur des gilets de sauvetage et un petit canot pneumatique que je gonfle avec une rapidité qui m’étonne moi-même. Le plat-bord avant est déjà submergé.
  
  Je lance le canot par-dessus bord, presque en même temps que le gilet de sauvetage, puis saute à mon tour. Rarement été aussi pressé…
  
  Je rame comme un forcené. Quinze mètres plus loin, le nez du Scarab a totalement disparu. Soudain, l’arrière se soulève comme le cul d’un canard fouillant la vase. Les deux grosses hélices brillent dans la nuit puis s’enfoncent lentement dans les profondeurs.
  
  Une sensation de solitude m’envahit tout entier. J’ai comme un poids énorme sur les épaules, qui m’empêche de respirer. Et, tout à coup, un puissant projecteur déchire l’obscurité, balaye la surface de la mer et s’immobilise sur moi. Un gros moteur vrombit dans la direction approximative du sud-ouest. Un instant, je me demande si le Whiteshark transporte un genre de vedette auxiliaire… Puis il y a un autre bruit de moteur, plus au sud, cette fois.
  
  Si ce sont des navires de guerre libanais, je suis fait comme un rat.
  
  J’enfile le gilet de sauvetage et me laisse glisser dans l’eau. De toute la vitesse dont je suis capable, je nage pendant une centaine de mètres en m’éloignant du dinghy. Ensuite, je fais du sur place. Une canonnière arrive à l’endroit du naufrage. Le faisceau de son projecteur se braque sur le canot. Lorsque j’aperçois un pavillon israélien à la poupe du bateau, je me remets à nager en sens inverse.
  
  En approchant, j’entends quelqu’un crier par-dessus les grondements du moteur. Une seconde plus tard, le projecteur s’oriente sur moi, me dépasse, revient en arrière et s’immobilise, m’aveuglant complètement.
  
  Le bateau se met en route vers moi. On me lance une échelle de corde. Deux hommes en uniforme de la marine israélienne me hissent sur le pont.
  
  C’est alors seulement que je pense aux laissez-passer pour le dépôt nucléaire de Beersheba. Un peu tard…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Il est près de 6 heures du matin lorsque la canonnière accoste dans l’embouchure de l’Hayarkon, au nord de Tel-Aviv.
  
  Le jeune capitaine, dont j’ai été incapable de retenir le nom, s’est montré très courtois mais très ferme. Il m’a soumis à une fouille en règle. Lorsque les hommes ont trouvé les laissez-passer de Beersheba ainsi que mes trois fidèles compagnons – Hugo, Pierre et Wilhelmina –, ils me les ont confisqués, me donnant en échange un pantalon de treillis sec, un sweatshirt et une paire d’espadrilles. Puis ils m’ont passé les menottes…
  
  Personne ne se pose de questions. Les hommes d’équipage me considèrent avec une sorte de respect mêlé d’appréhension. Un peu comme si j’étais une bête sauvage extrêmement dangereuse – intéressante à regarder mais à distance respectable.
  
  Une Chevrolet noire attend sur le quai lorsqu’on me fait descendre la passerelle de coupée. Deux hommes en civil s’avancent vers nous. Le capitaine tend au plus grand d’entre eux un sac de paquetage et une enveloppe de papier bulle.
  
  — Les papiers ont été passablement abîmés par l’eau de mer, mais ils sont encore lisibles, dit-il.
  
  — J’ai cru comprendre qu’il avait un véritable arsenal sur lui, dit le civil.
  
  Son compagnon m’examine de la tête aux pieds.
  
  — Un Lüger de 9 mm sans numéro de série, un genre de dague à détente automatique sanglée au bras droit et une espèce d’œuf de plastique dans le slip, répond le jeune officier un peu embarrassé.
  
  Le civil qui est en train de me dévisager se tourne vers le capitaine, les yeux riboulant de stupéfaction :
  
  — Dans le slip !
  
  Je leur conseille mielleusement :
  
  — À votre place, je le manipulerais avec la plus grande prudence.
  
  Trois regards se braquent sur moi, mais aucun des hommes n’ouvre la bouche.
  
  — J’ai l’impression que tu viens de réaliser un beau coup de filet, Carl, finit par dire le plus grand des deux civils. À propos, tu viens toujours dîner ce soir avec Carol ?
  
  — Bien sûr. Vous pouvez nous attendre vers 8 heures.
  
  — Alors, à ce soir, conclut l’homme.
  
  Puis il me prend par le coude, me conduit vers la voiture et m’invite à prendre place sur la banquette arrière. Ils bouclent les portières de l’extérieur, vont s’installer à l’avant et nous partons en direction de Tel-Aviv.
  
  — Puis-je savoir si vous avez un nom ? demande le conducteur quand nous quittons la zone portuaire.
  
  Je croise son regard dans le rétroviseur :
  
  — Nick Carter.
  
  J’espère que les hommes du Whiteshark ont été témoins de mon arrestation. Si oui, ils ont déjà dû contacter le numéro spécial du Département D’État et Hawk est probablement au courant.
  
  — Pour qui travaillez-vous, monsieur Carter ?
  
  — Pour le gouvernement des États-Unis. Plus précisément, pour la Commission de l’Énergie Atomique. Si je vous propose de faire un crochet par mon ambassade, je suppose que vous refuserez. Nous pourrions pourtant faire un brin de causette, là-bas.
  
  Le civil assis sur le siège du passager se retourne vers moi. Le sourire qu’il m’adresse est totalement dépourvu d’humour :
  
  — Le brin de causette, nous aimerions le faire avec vous d’abord, monsieur Carter. Nous sommes très curieux de savoir ce que vous faisiez à Beyrouth et pourquoi vous étiez en possession de documents militaires israéliens.
  
  — C’est tout naturel. D’ailleurs, votre curiosité concernant ces papiers n’a d’égale que celle de mon gouvernement concernant vos activités à Beersheba.
  
  J’ai plus ou moins prévu sa réaction. Sa main part, mais j’ai déjà baissé la tête.
  
  Je ne peux pas m’empêcher d’ironiser :
  
  — Vous avez envie d’essayer en m’enlevant mes menottes ?
  
  — Vous allez voir comment on traite les espions chez nous ! réplique l’homme avec un grincement de dents.
  
  — Je n’ai rien espionné chez vous !
  
  — Vous aviez des papiers militaires israéliens ! Mais, ne vous inquiétez pas, vous allez bientôt perdre votre belle morgue et nous donner les réponses que nous attendons. Nous avons tout ce qu’il faut pour ça !
  
  — Matraque en caoutchouc ou sondes électriques sous les ongles ? dis-je un peu acide, pour me donner une contenance.
  
  — Pas du tout. Simplement une petite piqûre hilarante et vous deviendrez aussi bavard qu’une pie.
  
  C’est la seule chose que je crains. Cela doit se voir sur mon visage car l’homme ricane, satisfait. S’ils m’injectent leur saloperie de sérum de vérité, ils apprendront qui je suis réellement. Je leur révélerai l’existence de l’Axe, de Hawk, je leur fournirai un organigramme détaillé du service… Ils sauront tout. Il faut empêcher cela à tout prix. J’annonce donc d’une voix feutrée :
  
  — Nous allons rue Bilu, n® 24.
  
  Mon interlocuteur est éberlué. Le chauffeur se tourne vers moi, les yeux écarquillés. Il se ressaisit juste à temps pour empêcher la voiture de quitter la route.
  
  C’est l’adresse du QG secret du Mossad, le service de renseignements israélien.
  
  — Mais… mais… qu’est-ce que…, commence à bredouiller le plus grand.
  
  Je l’interromps.
  
  — Il faut que je parle à Dov Hacherut.
  
  C’est le chef du Mossad. Peu de gens dans le monde connaissent son identité.
  
  Quel effet bœuf ! Il n’y a plus trace de sourire sur les lèvres de mon accompagnateur. Il me tourne délibérément le dos et s’absorbe dans la contemplation de la route. Lorsque nous nous arrêtons dans la rue Bilu, derrière un bâtiment de trois étages, nous n’avons pas échangé une parole de plus.
  
  On me fait entrer par une porte dérobée. Mes gardes signent un formulaire présenté par le planton de service puis, me conduisent au troisième étage. Là, ils me laissent seul dans une salle d’interrogatoire insonorisée. La pièce n’a pas de fenêtre et possède pour tout mobilier une table métallique et trois chaises.
  
  Cinq minutes plus tard, l’un des deux hommes revient, me demande mes mensurations puis repart.
  
  Il fait une nouvelle apparition, environ deux minutes plus tard, me débarrasse de mes menottes, jette sur la table un paquet de Time à bouts filtre et une boîte d’allumettes puis, s’éclipse sans avoir dit un mot. Ils ne sont vraiment pas causants, ces Israéliens.
  
  Je me cale contre le dossier de ma chaise, me frictionne les poignets pour rétablir la circulation et allume une cigarette. La première depuis mon débarquement à Beyrouth, huit heures plus tôt. C’est presque divin.
  
  En ce moment même, dans d’autres locaux du bâtiment, ils doivent tenir une réunion extraordinaire. À tous les coups, ils vont informer leur premier ministre de ma présence en envoyant un message au Département d’État.
  
  C’est comme si j’y étais : Que fait cet Américain à Beyrouth ? Pourquoi a-t-il sur lui des laissez-passer pour le dépôt nucléaire de Beersheba ? Comment connaît-il l’adresse des services secrets et le nom de leur chef ?
  
  Quand ils découvriront que les laissez-passer sont des faux fabriqués par les Russes ce sera le clou du spectacle ! La panique a déjà dû être belle lorsqu’ils ont constaté la disparition du fût de strontium 90. Et voilà que, maintenant, ils ont un Américain sur les bras. Un Américain porteur de faux documents fabriqués par les Russes.
  
  Reste encore la question de l’Akaï Maru. Heureusement, la décision de leur communiquer ou non cette information sera prise au niveau diplomatique. Mais, à moins que je ne sois rapidement tiré d’ici, d’autres mesures devront être prises. Des mesures radicales qui pousseront peut-être les voleurs du strontium 90 à le jeter à la mer…
  
  *
  
  * *
  
  Dov Hacherut est un homme grand et athlétique d’une bonne soixantaine d’années. Ses cheveux grisonnants sont ébouriffés. Sa cravate est desserrée et, à voir son costume, on a l’impression qu’il a dormi tout habillé pendant une semaine.
  
  Il entre seul, chargé d’un petit sac de voyage en toile qu’il dépose sur la table. L’expression de son visage ne reflète pas particulièrement la bonne humeur.
  
  — Bonjour, dis-je en me levant et en écrasant ma cigarette dans le cendrier.
  
  Il me coule un regard meurtrier et ouvre le sac qui contient costume, chemise, cravate, socquettes, souliers ainsi que divers papiers.
  
  — De quoi vous habiller de frais, indique-t-il d’une voix gutturale. Il y a aussi un passeport diplomatique tout neuf, votre portefeuille, vos papiers et un billet d’avion. Un aller simple, pour Athènes.
  
  — Mes armes ?
  
  — On vous les enverra.
  
  — Les laissez-passer pour Beersheba ?
  
  Un éclair fulgurant traverse le regard d’Hacherut :
  
  — Ils appartiennent à l’État d’Israël.
  
  Il écarte le sac et, les épaules voûtées, pose les mains sur la table en s’appuyant sur les phalanges de ses doigts pliés :
  
  — Vous avez été déclaré persona non grata, monsieur Carter. Et j’ai deux conseils à vous donner. Premièrement, de ne pas nous faire d’ennuis pendant les quelques heures que vous allez encore passer ici. Deuxièmement, de ne plus remettre les pieds sur notre territoire à l’avenir.
  
  — Nous sommes des pays amis.
  
  — Est-ce que j’ai été suffisamment clair ? demande sèchement Hacherut.
  
  Je réponds précipitamment d’un hochement de tête. Cet homme a le dessus. Pas la peine de me créer des ennuis.
  
  *
  
  * *
  
  À Athènes, le commandant Bob Jordan m’attend après la douane de l’aéroport Hellinikon. Il est 15 heures, heure locale. Jordan est beaucoup moins sémillant que lors de notre première rencontre, ce qui tombe bien. Je suis crevé et n’ai aucune envie de supporter ses plaisanteries.
  
  La tournure des événements ne me met pas du baume au cœur. Pour la discrétion recommandée par Hawk, c’est raté depuis le coup d’éclat du Koweït. Et maintenant, les Israéliens savent que nous connaissons l’existence de leur dépôt nucléaire. Situation extrêmement délicate pour eux. Or Hawk m’a également demandé d’éviter de bousculer qui que ce soit. Là aussi, c’est raté.
  
  Hacherut a dû se faire savonner en haut lieu, d’où ses mauvaises dispositions à mon égard. Les câbles diplomatiques entre Tel-Aviv et Washington doivent bourdonner de communications concernant cet incident « non ébruité », comme disent les gens du Département d’État. Rien de tout cela, en effet, ne paraît jamais dans la presse.
  
  — Une voiture et un chauffeur vous attendent dehors, Sir, dit Jordan.
  
  Je le suis dans le hall encombré. La même voiture grise de la Navy est rangée devant la porte.
  
  Nous nous installons à l’arrière. Il faut que je passe un message à Hawk pour savoir s’il veut toujours me faire embarquer sur l’Akaï Maru. Dans l’affirmative, je pourrai déclencher l’opération de la Navy.
  
  — Conduisez-moi à l’ambassade.
  
  — Non, intervient Jordan. Nous allons au 101.
  
  Il avait l’air mal à l’aise. Il se tourne vers moi et explique :
  
  — J’ai reçu l’ordre de vous conduire au hangar, Sir.
  
  — De qui ?
  
  — Je ne sais pas, Sir. Les ordres ont été transmis directement de Washington.
  
  — Où se trouve le Whiteshark ?
  
  Jordan paraît surpris.
  
  — À peu près au même endroit que la dernière fois, répond-il.
  
  Puis il s’empresse d’ajouter :
  
  — Aucun navire soviétique n’est signalé dans les parages.
  
  Il fait vraiment preuve de bonne volonté. Je me demande si je n’y suis pas allé un peu fort la dernière fois. Je lui souris et dis :
  
  — Merci de votre complaisance, Commandant.
  
  — Je vous en prie.
  
  Nous achevons le trajet en silence. La voiture entre sous le même grand hangar. Le même hélicoptère Sikorsky m’attend.
  
  J’ouvre ma portière et, en descendant, serre la main de Jordan.
  
  — Merci de votre aide, Commandant. J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir été un peu sec l’autre jour. J’étais sous pression.
  
  — Je comprends, Sir, répond Jordan.
  
  Je monte dans l’hélicoptère. Surprise : Hawk est installé dans un siège. Il tire une tête de six pieds de long. Un rampant ferme la porte derrière moi et le lourd appareil s’ébranle en direction de l’aire de décollage.
  
  Deux minutes plus tard, le moteur principal vrombit. Les pales se mettent en mouvement et nous quittons le sol. Difficile de s’entendre à cause du vacarme.
  
  Hawk se penche vers moi.
  
  — Comment vous sentez-vous ? crie-t-il.
  
  — Fatigué. Et étonné de vous trouver ici. Sir.
  
  Pas moyen de lui arracher un semblant de sourire.
  
  — C’est la calamité, dit-il. Il faut à tout prix que nous mettions les bouchées doubles !
  
  — L’Akaï Maru ?
  
  — Oui. Il quitte Gibraltar dans quelques heures, m’apprend Hawk toujours en criant pour couvrir le moteur. Nous le rejoindrons demain vers minuit. Cela vous laisse largement le temps de vous reposer.
  
  — Oui, Sir.
  
  Pendant plusieurs secondes, Hawk me regarde sans mot dire. Une expression bizarre, indéchiffrable, s’est dessinée sur son visage. Finalement, il s’approche un peu plus près et hurle :
  
  — Bridley et McQueen sont morts.
  
  — Quoi ?
  
  Une boule se forme au creux de mon estomac.
  
  — Bridley junior a succombé avant qu’on ait pu le rapatrier. Le père a perdu la boussole. Il a pris un fusil, est allé abattre McQueen puis, s’est fait sauter la cervelle.
  
  Je me tasse dans mon siège.
  
  Une image encore très vive se présente à mes yeux : Bridley, assis à son bureau devant une bouteille de Chivas Régal. Il me parlait de son fils.
  
  Combien de personnes ont-elles déjà perdu la vie depuis le début de cette affaire ? L’homme retrouvé à la porte de l’ambassade au Koweït. Le Marine qui s’est approché de lui. La femme et les deux hommes de l’appartement de Dasma. Le jeune Bridley et le Marine qui l’a accompagné là-haut sur l’ordre de McQueen. Si John Bridley est mort, nul doute que son camarade suivra bientôt le même chemin.
  
  Ensuite, il y a eu Beyrouth. Le garde musulman que j’ai éliminé sur le toit. Les deux cadavres que j’ai trouvés dans le petit appartement. Les agents du KGB.
  
  Et maintenant, Howard McQueen et Paul Bridley…
  
  Combien d’autres vont encore s’ajouter à cette liste déjà lourde ? Et, surtout, pourquoi ?
  
  Nous restons muets pendant le reste du vol. Environ quarante-cinq minutes plus tard, le copilote nous annonce que nous sommes au-dessus du sous-marin.
  
  — Il fera surface le moins longtemps possible, Sir, dit-il à Hawk. Vous êtes toujours décidé à descendre ?
  
  — Naturellement, mon garçon, répond-il. Je passerai le premier.
  
  — Très bien, Sir, dit le jeune homme avec un haussement d’épaules fataliste.
  
  Il aide Hawk à se sangler dans un baudrier. Le baudrier est fixé à un câble qui s’enroule autour d’une grosse poulie à cliquet.
  
  Arrivé au panneau de sortie, il enfile un casque et prononce quelques paroles dans le micro. Lorsqu’il ouvre, un bruit énorme et des bourrasques de vent s’engouffrent instantanément à l’intérieur de l’hélicoptère. Il bloque ensuite la poulie puis aide Hawk à s’approcher du trou béant.
  
  — Bonne chance, Sir ! crie-t-il au moment où Hawk saute dans le vide.
  
  Le boss reste suspendu quelques secondes, ballotté de droite et de gauche par le vent. Le jeune lieutenant enclenche alors le moteur de la poulie et Hawk disparaît lentement de ma vue.
  
  Cinq minutes plus tard, le baudrier est de retour. Je me harnache soigneusement et, avant de sauter, lance au copilote :
  
  — Merci pour l’excursion !
  
  J’« atterris » sur le pont du sous-marin, vingt-cinq mètres plus bas. On me fait entrer rapidement et le submersible plonge.
  
  Lorsque je pousse la porte du carré des officiers, Hawk est là, assis devant une tasse de café en compagnie du capitaine Farmington.
  
  Celui-ci se lève pour m’accueillir, puis se tournant vers Hawk :
  
  — Je vous verrai sur le pont lorsque vous en aurez terminé ici, Sir.
  
  — Très bien, Newton. Et faites le maximum pour nous amener le plus rapidement possible sur l’objectif.
  
  — Très bien, Sir, répond Farmington.
  
  Hawk a les joues rouges. Il est encore tout décoiffé. Mais, en dehors de ces détails, il semble parfaitement dans son assiette.
  
  Je me sers une tasse de café et m’asseois face à lui.
  
  — Ça fait un drôle d’effet, dit-il.
  
  — Indéniablement, Sir.
  
  — Le capitaine Farmington m’a chargé de vous transmettre ses excuses pour ne pas avoir pu vous récupérer à Beyrouth. Ils avaient repéré le racer mais, lorsqu’ils ont compris que c’était vous qui étiez aux commandes, les Israéliens arrivaient. Impossible de faire surface.
  
  — Je comprends, dis-je. L’ennui c’est que mon passage à Tel-Aviv a dû faire l’effet d’une bombe.
  
  — C’est le moins qu’on puisse dire.
  
  Hawk sort un cigare, l’allume et souffle une longue bouffée capable de faire vomir un vidangeur.
  
  — Le Président a dû avouer à M. Begin que nous connaissions l’existence du réacteur de Beersheba, reprend-il. L’ambiance n’était à la joie ni d’un côté ni de l’autre.
  
  — Est-ce qu’il a été question de l’Akaï Maru ?
  
  — Non, heureusement. Mais le Président s’était préparé à mettre la question sur le tapis au cas où Begin l’aborderait. En revanche, les Israéliens ont parlé de certains documents militaires et cela paraissait les préoccuper beaucoup plus que nos informations concernant leur réacteur.
  
  — Et ils ne sont pas au bout de leurs surprises, Sir. Ils vont prendre une drôle de douche quand ils découvriront que les laissez-passer sont des faux fabriqués par les Russes.
  
  — Quoi ! s’exclame Hawk en se couchant presque sur la table.
  
  Je le mets rapidement au courant de mes aventures à Beyrouth. Lorsque j’en arrive à ma rencontre avec les deux agents du KGB, le rouge de ses joues vire au gris verdâtre.
  
  — Kobelev ! murmure-t-il dans sa barbe.
  
  — Pardon ?
  
  Pas de réponse. Il reste un long moment, le regard fixe et dans le vague, apparemment coupé du monde extérieur. Finalement, il cligne des paupières et tourne les yeux vers moi.
  
  — Nikolaï Fedor Kobelev, dit-il. Il y a six mois, il a été nommé chef du service action-opérations au sein de la direction générale du KGB. Son nom de code est le Ventriloque.
  
  — Et vous pensez qu’il est derrière cette affaire ?
  
  — Je l’ignore. Mais, si le coup vient de lui, l’affaire risque d’être beaucoup plus grave que tout ce que nous pouvions imaginer.
  
  Hawk écrase son affreux cigare dans le cendrier. Trop tard. Il a déjà contaminé pour au moins six mois l’atmosphère confinée du submersible.
  
  — Il faut que j’entre immédiatement en contact avec le Président, dit-il en se levant. Les Israéliens s’apercevront que les laissez-passer sont des faux. Ils vont croire que nous les avons fabriqués. Il faut leur dire que ce sont les Russes.
  
  — Mais qui est ce Kobelev, Sir ?
  
  — Un homme très fort, Nick. Mais certainement le plus anti-Occidental de ceux qui sont actuellement en place au Kremlin. Depuis le Viêt-Nam, il fait tout pour persuader les Soviétiques qu’ils peuvent sortir vainqueurs d’une guerre nucléaire totale contre nous. Et il marque des points tous les jours. Heureusement que les modérés sont encore suffisamment nombreux pour le neutraliser. Il y a six mois, lorsque nous avons appris sa nomination à la tête du service action-opérations, nous avons tous cessé de vivre, certains qu’il allait inaugurer sa nouvelle charge par un grand coup d’éclat contre nous. Rien n’est arrivé. Kobelev doit se réserver pour plus tard. Pour aujourd’hui, peut-être…
  
  — Mais pourquoi placer des matériaux radioactifs à bord d’un pétrolier ?
  
  — Je ne sais pas. C’est cela qu’il va vous falloir découvrir lorsque vous aurez embarqué sur l’Akaï Maru.
  
  Il marche jusqu’à la porte mais, avant de sortir, se retourne vers moi, le regard anxieux :
  
  — Je ne saurais trop vous conseiller d’être prudent, Nick. Ce Kobelev est un crack. Le meilleur. S’il apprend que vous vous trouvez sur l’Akaï Maru, il essaiera de vous avoir par tous les moyens. Il n’y a jamais eu de bavure dans une opération conçue par lui. Il est très fort. Et la pitié est une chose qu’il ne connaît pas.
  
  — Il va me falloir de nouvelles armes et un autre compteur Geiger.
  
  — Vos armes nous ont été restituées. Nous avons rendez-vous au large de Gibraltar avec un navire de ravitaillement. Vous recevrez votre matériel à ce moment-là. Maintenant, allez vous reposer. Vous aurez besoin d’être en pleine possession de vos moyens.
  
  *
  
  * *
  
  Il est plus de minuit. La lumière rouge tamisée des feux de combat éclaire le pont du Whiteshark. Les mains sur les manettes de réglage focal et directionnel, le capitaine Farmington a l’œil collé au périscope.
  
  — Gouvernail de plongée avant, deux degrés à tribord, dit-il d’une voix calme.
  
  Hawk et moi attendons, à l’écart derrière le panneau des cartes, pour ne pas gêner la manœuvre. Dans l’après-midi, nous avons rencontré le navire ravitailleur qui m’a apporté mes armes, un nouveau compteur Geiger et un gros paquet de documents en provenance du QG de l’Axe. Le matériel a été pris en charge à Washington à la base Andrews par un chasseur de l’US Air Force qui l’a déposé en Méditerranée sur un porte-avions. De là, il a été acheminé sur le bateau ravitailleur par un hélicoptère et nous a rejoints juste après la traversée du détroit de Gibraltar, au moment où nous sommes entrés dans l’Atlantique.
  
  Les documents comprennent des renseignements sur Kobelev ainsi que des dossiers et photos concernant les membres présumés de l’organisation terroriste libanaise Poing Rouge de Novembre.
  
  Sheila Shabah Al-Shabat – la morte de Koweït – et Hermil Zahle – son correspondant de Beyrouth – font tous deux partie de l’exécutif de l’organisation. Pendant deux heures, j’ai étudié en détail les différents dossiers, gravant dans ma mémoire les visages figurant sur les photos.
  
  — Il est bien possible qu’ils travaillent pour Kobelev, me dit Hawk. Si c’est le cas et qu’un ou plusieurs d’entre eux se trouvent sur l’Akaï Maru, ils auront ordre d’éliminer quiconque essaiera de leur mettre des bâtons dans les roues.
  
  Le dossier Kobelev contient des masses d’informations mais la plupart d’entre elles ne sont que des suppositions transmises par les antennes de l’Axe et de la CIA à l’étranger. Même si Kobelev est réellement responsable ne fût-ce que de la moitié des actions qui lui sont attribuées, il est clair que l’homme est diabolique et qu’il n’a aucun respect de la vie humaine. Ni d’aucune autre forme de vie.
  
  — Distance à l’objectif, demande Farmington. Ordinateur ?
  
  — Cent quatre-vingt-deux mètres. Rapprochement progressif, répond l’opérateur.
  
  — Sonar ?
  
  — Il file vingt-deux nœuds et demi. Nos vitesses relatives se rapprochent.
  
  — Donnez-moi deux pour cent sur les réservoirs de partie médiane, ordonne Farmington.
  
  — Bien, Sir, dit le timonier. Repère à dix-huit pieds, ajoute-t-il.
  
  — Ordinateur ?
  
  — Cent trente-sept mètres. Le rapprochement se poursuit.
  
  — Sonar ?
  
  — Vitesses relatives identiques. La différence ne se fait plus que par l’angle de trajectoire.
  
  Farmington se redresse et me demande :
  
  — Êtes-vous prêt, monsieur Carter ?
  
  — Oui, Capitaine.
  
  Je prends mon sac à dos et le charge en vérifiant que les courroies sont bien serrées autour de mes épaules. Mon visage est noirci et j’ai déjà revêtu une combinaison noire de commando de la Navy. J’enfile mes gants de cuir.
  
  — Jacobs sur le pont avec le lance-amarres, lance Farmington à l’interphone.
  
  Puis il revient à son périscope et questionne :
  
  — Sonar ?
  
  — Position constante. Sir.
  
  — Ordinateur ?
  
  — Soixante-huit mètres cinquante. Le rapprochement se poursuit.
  
  — Faites vos rapports de cinq en cinq, ordonne Farmington.
  
  — Compris, Sir, répond l’opérateur.
  
  Maintenant la tension est à son maximum sur le pont. Chacun, à bord du sous-marin, peut entendre les flots claquer contre les tôles de l’énorme pétrolier. La moindre erreur de calcul, une mauvaise appréciation de l’aspiration titanesque produite par les remous et c’est la collision avec le monstre de métal.
  
  Farmington quitte le périscope pour ordonner :
  
  — Remontez à cinquante pieds. Ordinateur, surveillez constamment la distance à l’objectif.
  
  Le capitaine traverse le petit compartiment et s’approche de moi :
  
  — Il y a des creux de deux mètres cinquante et un vent de force 5, annonce-t-il. Est-ce que vous êtes toujours partant, monsieur Carter ?
  
  — Oui, Capitaine.
  
  Arnold Jacobs, chef de l’entretien, entre sur le pont. L’homme, petit et râblé, apporte le lance-amarres et le matériel d’escalade. Nous nous sommes entretenus des détails de l’opération et il connaît son affaire.
  
  — Paré, monsieur Carter ? demande-t-il en souriant.
  
  — Quand vous voudrez, dis-je.
  
  — Maintenant, écoutez-moi bien, lance Farmington aux hommes massés sur le pont. Dès que nous ferons surface, j’exigerai une discipline encore plus stricte que d’habitude. Je donnerai les ordres d’en haut. Dès que M. Carter nous aura quittés, nous repartirons. Nous allons frôler le pétrolier et je tiens à ce que chacun fasse preuve de la plus grande vigilance.
  
  — Bonne chance, me souhaite Hawk.
  
  — Remontez à quinze mètres ! ordonne Farmington.
  
  Tous les regards se tournent vers le cadran électronique où les chiffres lumineux défilent pour s’arrêter à 15.
  
  — Feu vert au panneau, Sir, annonce l’officier de quart.
  
  — Allons-y, décide Farmington.
  
  Il s’engage le premier sur l’échelle qui conduit à la tourelle. Quelques secondes plus tard, une odeur d’iode nous emplit les narines et nous entendons le vacarme des vagues fendues par l’étrave du gros pétrolier.
  
  Jacobs gravit l’échelle en seconde position. Je le suis.
  
  À moins de cinquante mètres, le flanc de l’Akaï Maru se dresse sur les flots, semblable à un rempart imprenable. Autour de son étrave, le bouillonnement de l’écume forme une tache blanche lumineuse sur le fond noir de l’océan.
  
  Farmington se coiffe d’un casque et lance quelques ordres dans le micro. Il y a un tel bruit que je n’entend rien.
  
  Quelques minutes plus tard, nous nous sommes rapprochés du gros bâtiment. Une fois de plus, l’écart se stabilise. Farmington me regarde :
  
  — Vingt-huit mètres. C’est le mieux que nous puissions faire dans ces conditions, monsieur Carter. C’est toujours oui ?
  
  Je réponds d’un hochement de tête.
  
  Il me considère un long moment puis hoche la tête à son tour.
  
  — Très bien, dit-il. Bonne chance. Et, se tournant vers Jacobs : Go !
  
  L’homme affermit son assiette, cale le fusil trapu au creux de son épaule et tire. Le bruit de la détonation se perd dans le fracas des vagues.
  
  Le moulinet dévide son câble à une vitesse vertigineuse puis ralentit progressivement et s’arrête. Jacobs le fait tourner en arrière jusqu’au point de blocage. Ensuite, il fixe les mâchoires au filin d’acier, vérifie son travail et me tend les poignées.
  
  — Pardonnez-moi ma franchise, monsieur Carter, me dit-il, mais je pense que vous êtes un peu fou. Bonne chance tout de même !
  
  — Merci pour la franchise.
  
  Je contrôle une dernière fois la tension des courroies de mon sac à dos, tâte le filin pour m’assurer qu’il est bien fixé et grimpe sur le bastingage. Jacobs m’aide à garder mon équilibre tandis que je fais glisser les poignées le plus haut possible. Tout est OK. Je prends une profonde inspiration et saute.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  On n’avait pas tout prévu : l’action combinée de la vague d’étrave de l’Akaï Maru et des lames de deux mètres cinquante…
  
  Propulsé comme un bélier vers la coque du pétrolier, j’avance droit sur la crête d’une vague de près de quatre mètres. Les mains serrées sur mes poignées de fer, je me roule en boule, me préparant au choc.
  
  La montagne d’eau déferle, m’écartelant à moitié. Une force titanesque me tire par les jambes. Si cela continue, mes articulations distendues vont se déboîter. Je vais lâcher prise, mais l’arrière de la vague passe enfin. Je me ramasse aussitôt autour de mon filin. Dans un vertigineux mouvement d’hélice, je suis projeté de dos contre le flanc du bâtiment. Par chance, mon sac amortit partiellement le choc.
  
  L’avant se soulève. Tel un forcené, j’essaye de gagner le plus de hauteur possible avant que l’étrave ne replonge dans la lame.
  
  Le rouleau suivant arrive trop tôt. Cette fois, mon compte est bon. Mais ça passe encore. Le bateau franchit une nouvelle crête. Je me balance au bout de mon câble comme un pendule, décrivant des arcs de cercle d’une quinzaine de mètres. Le miracle dure et je passe le sommet des lames.
  
  J’ai le temps de voir que le sous-marin a déjà plongé. En ce moment, Farmington doit être en train de m’observer au périscope en commentant ma progression à l’intention de Hawk.
  
  Le bastingage me paraît encore à des kilomètres au-dessus de ma tête et je ne réussis pas à apercevoir les feux de proue. Comme le font beaucoup de bateaux en haute mer, et contrairement aux règlements internationaux, l’Akaï Maru navigue tous feux éteints.
  
  J’ai suffisamment récupéré pour reprendre mon ascension. Maintenant, la progression est lente et il faut vérifier que les mâchoires mordent correctement sur le câble avant de transférer le poids de mon corps vers les poignées supérieures.
  
  Je ne crains plus les vagues, mais plus je m’élève sur le flanc du navire, plus la puissance du vent augmente. Il me fait osciller dans un mouvement de balancier moins ample mais plus rapide que tout à l’heure.
  
  Mes bras et mes jambes sont perclus de crampes et pratiquement vidés de toute force. Je prends mille précautions avant de lever mes poignées supérieures pour gagner quelques centimètres. Cela ne m’empêche pas de glisser à plusieurs reprises et de me rattraper au dernier moment. Si je lâche prise, c’est la mort certaine, soit que je me noie, soit que je finisse disloqué contre la coque ou déchiqueté par les pales des gigantesques hélices.
  
  J’ai perdu toute notion du temps. Chaque fois que je lève les yeux vers le bastingage, il me paraît toujours aussi éloigné.
  
  Un repos de quelques instants puis, il faut reprendre l’escalade, les pieds et les mains labourés par le métal des poignées.
  
  Une éternité plus tard, alors que je suis certain de ne pas pouvoir faire un centimètre de plus, la poignée supérieure se bloque. Je redresse la tête. Le câble n’est plus là. Je regarde stupidement ma poignée : où est passé le câble ? Pourquoi est-ce que je ne tombe pas dans l’océan ? Ça y est, j’ai compris : la grosse barre du bastingage. C’est ça qui empêche ma poignée de monter plus avant. Incroyable… J’ai réussi cette épreuve surhumaine. J’ai atteint le pont de l’Akaï Maru !
  
  Sans même m’assurer que personne ne m’a vu, j’escalade maladroitement le bastingage, me laisse basculer au sommet et m’affale sur le pont avant. Je reste là, un long moment inerte, le souffle court. Des tremblements spasmodiques me secouent, contre-coup de l’effort démesuré que je viens de m’imposer.
  
  Malgré les forts effluves de pétrole brut, la brise fraîche qui me fouette est comme un baume bienfaisant. Peu à peu, les battements de mon cœur redeviennent normaux. Je n’arrive pas à croire tout à fait que j’ai réussi. Encore une rude partie de gagnée. Soudain, je prends conscience d’un refrain insistant qui, tel un bourdon mécanique, taraude mon cerveau embrumé :
  
  « Dès que vous aurez franchi le bastingage, débarrassez-vous du grappin et du câble, puis gagnez les cales avant de vous faire repérer. »
  
  Les recommandations que Hawk n’avait cessé de me répéter pendant que nous nous penchions sur les plans de l’Akaï Maru me résonnent aux oreilles exactement comme s’il était là, près de moi : « Débarrassez-vous du grappin et du câble… gagnez les cales… »
  
  J’ouvre brusquement les yeux : étendu sur le dos à une vingtaine de mètres en arrière du guindeau, je vois, au-dessus de moi, huit étages de superstructure auréolés d’une luminescence blanche. Au point culminant de ce prodigieux édifice, une lueur rouge tamisée brille derrière des hublots. La passerelle de commandement. Quelqu’un m’a-t-il déjà repéré de là-haut ?
  
  Progressivement, je reprends mes esprits, me lève et retourne vers le bastingage. Je décroche mon grappin et le lance dans le courant bouillonnant qui ourle les flancs du navire.
  
  Puis, prudemment, je rampe vers le gaillard d’avant. Ce n’est pas difficile de trouver l’écoutille ; l’ouvrir est une autre histoire… Pourtant le ventre du mastodonte flottant est ma seule chance de trouver un abri sûr.
  
  J’examine l’alignement de hublots éclairés. Rien de suspect. Je manœuvre le volant d’ouverture. Le panneau n’oppose aucune résistance. Je le soulève juste assez pour me glisser rapidement à l’intérieur puis refermer aussitôt derrière moi.
  
  Il fait tout à fait noir, mais, grâce aux plans, je sais que je me trouve sur une étroite plate-forme. Une échelle métallique d’une vingtaine de mètres descend jusqu’à une large galerie qui forme l’entrepont avant.
  
  À partir de l’entrepont, on a accès à une infinité de compartiments à matériel et, entre autres, au caisson contenant les dispositifs de détection avant. Il donne aussi sur la cale avant proprement dite, où sont entreposés les appareils et matériaux d’entretien : pompes de secours, vaigres, tôles de voûte et de pavois, nécessaire de soudure autogène pour les réparations provisoires, etc.
  
  Sauf problème grave ou avarie, personne ne descendrait dans cette cale sombre, froide et humide, située juste au-dessus du gaillard d’avant.
  
  En partant de la cale, il suffit de traverser l’entrepont pour rejoindre les compartiments à matériel et les coursives qui conduisent aux soutes. Grâce à cet écheveau de boyaux étroits, je pourrai, de jour comme de nuit, accéder à presque tous les points du navire.
  
  Après quelques instants passés à écouter les bruits du bateau, je sors une lampe stylo. Le mince doigt de lumière n’éclaire pas plus bas que les deux premiers barreaux de l’échelle mais cela suffit pour l’instant.
  
  Il s’agit d’y aller lentement, doucement. Le tangage est violent et, après avoir pris tant de risques pour m’infiltrer à bord, je n’ai aucune envie de finir mes jours la tête fracassée sur une plaque d’acier.
  
  On m’a procuré un autre appareil émetteur à haute fréquence et le Whiteshark file l’Akaï Maru à quelques milles afin de pouvoir intervenir en cas de pépin. La question cruciale, bien entendu, c’est le strontium 90. On l’a sorti de son fût et, à moins qu’il n’ait été replacé dans un conteneur plombé, je ne pourrai pas m’en emparer seul pour le transborder sur le Whiteshark. Les émissions radioactives seraient beaucoup trop dangereuses.
  
  Première disposition à prendre pour le moment : installer un bivouac. Ensuite, fouiller le bateau mètre par mètre. Lorsque j’aurai trouvé le strontium 90, il me restera à concevoir le moyen de le faire passer à bord du sous-marin.
  
  Soudain, au lieu de toucher un barreau rond, mon pied entre en contact avec une surface plane. Un tour d’horizon avec ma lampe stylo : j’ai bien atteint l’entrepont. Je me débarrasse de mon sac à dos pour y prendre une torche plus importante.
  
  La coursive de l’entrepont traverse le navire dans le sens de la longueur. Au-dessus de ma tête, l’échelle remonte par un conduit d’accès de trois mètres de diamètre. Sous mes pieds, à travers le sol de caillebotis, il y a un fatras de tubulures, de vannes et de pompes. Sur ma gauche, se trouvent des plaques d’acier soudées : la cloison des soutes contenant plus de vingt mille tonnes de pétrole brut. À droite, alignée selon une courbe qui suit l’arrondi de l’étrave, s’étend une série de petits panneaux ovales, sans doute ceux qui donnent accès aux différents magasins d’entretien.
  
  Portant d’une main mon gros sac à dos et, de l’autre, ma puissante torche, je pars sur la droite. Après avoir baissé la tête pour passer un fronteau bas, je me trouve dans un vaste compartiment plein de tuyaux raccordés au local des pompes. De l’autre côté, il y a un grand panneau qui s’ouvre sur la cale avant.
  
  Je traverse l’enchevêtrement de tuyaux et déverrouille le panneau. Faisant halte sur le seuil, je promène le faisceau de ma lampe autour de la cale : il y a des piles de caisses, des tas de tôles et de vaigres et ce qui paraît être un tronçon de chaîne d’ancre aux maillons énormes. L’inspection achevée, j’entre complètement et ferme le panneau derrière moi. Le local, relativement vaste, mesure environ quarante mètres carrés. Il est humide, froid et imprégné d’une odeur tenace d’hydrocarbures. Il faudra accepter cet infect remugle si je veux rester à bord.
  
  Cherchant un endroit discret pour dissimuler mon équipement, une découverte me fige littéralement sur place.
  
  Un sac de couchage est étalé sur le sol juste derrière les caisses. Près du duvet, une grosse lanterne à piles, un sac à dos et une boîte de carton pleine de rations, indiquent qu’il y a un autre passager clandestin sur l’Akaï Maru !
  
  Je commence à fouiller minutieusement les affaires de l’inconnu. Rien qui me permette d’identifier leur propriétaire. Les rations, je connais. Ce sont celles des militaires américains en campagne. Mais n’importe qui peut s’en procurer dans les surplus du monde entier. Il y a aussi une réserve de piles fabriquées en France et deux boîtes de munitions d’origine italienne.
  
  Et, bizarre, des vêtements sombres de petite taille… Un Japonais ? Mais pour quelle raison un Nippon se serait-il embarqué clandestinement sur un pétrolier de son pays ?
  
  L’assortiment de piles est étonnamment varié. Cela aussi m’intrigue. Certaines très petites, mais très puissantes. Pourtant, nulle part je ne trouve d’appareil électronique justifiant la présence de ce type de piles. Un émetteur radio ? Peut-être. Et pourquoi pas un compteur Geiger ?
  
  Ramassant mon sac, je vais me cacher à gauche du panneau mobile, entre deux membrures. Je m’accroupis, sors mon Lüger puis, éteins ma torche.
  
  Je ne vois strictement rien dans cette obscurité totale mais j’ai parfaitement repéré la position du panneau d’accès.
  
  Le cadran lumineux de ma montre indique 3 h 30. Bientôt le lever du jour. Je vais être obligé de rester là jusqu’à la nuit suivante. Pas question d’aller se promener dans le navire avant d’avoir percé le mystère de ce compagnon de voyage inattendu. J’ai d’ailleurs dans l’idée que cela ne tardera pas car il regagnera certainement son bivouac avant que l’équipe du matin ne prenne son service.
  
  Soudain un léger bruit vient du panneau. Silencieusement je fais glisser le cran de sûreté de Wilhelmina.
  
  Le panneau s’ouvrit : un rayon de lumière troue l’obscurité. Quelqu’un entre dans la cale, referme le panneau et abaisse le loquet.
  
  Je distingue tout juste une silhouette sombre derrière le faisceau d’une torche. L’arrivant contourne la pile de caisses, se baisse et disparaît un instant à ma vue.
  
  La grosse lanterne s’allume, éclairant la moitié de la cale. L’individu se relève et se débarrasse de son bonnet de tricot noir. Une longue chevelure, d’un beau blond vénitien, se déroule sous mes yeux.
  
  Une femme… Pendant un long moment d’hébétude, je regarde son visage. Elle ne peut pas me voir car je suis toujours dissimulé dans l’ombre entre mes deux membrures.
  
  Elle fait glisser le long de son buste le curseur d’une fermeture éclair et sort de sa combinaison noire. Elle porte en tout et pour tout une culotte et un soutien-gorge. Je sais que j’agis comme un voyeur mais je ne peux détacher mes yeux de ce corps svelte et bien proportionné auquel un léger bronzage donne des reflets d’ambre.
  
  — Ravissant ! dis-je en sortant de l’ombre.
  
  Elle sursaute, tourne la tête vers moi puis se jette à couvert derrière les caisses. Une fraction de seconde plus tard, elle a éteint sa lampe.
  
  En un éclair, je fais deux roulés-boulés vers la gauche. Un coup de feu claque, amorti par un silencieux. La balle frappe les tôles, juste entre les deux membrures où j’étais caché un instant plus tôt, et ricoche plusieurs fois entre les cloisons de la cale.
  
  — Attention ! vous risquez de nous tuer tous les deux !
  
  Tout en parlant, je plonge de nouveau vers la gauche pour ne pas me faire repérer au son de ma voix.
  
  Il y a un deuxième coup de feu étouffé. Le projectile siffle quelque part sur ma droite et, de nouveau, ricoche dangereusement à l’aveuglette entre les murs du compartiment.
  
  Un long silence succède au coup de feu, uniquement troublé par le bourdonnement lointain des moteurs. Lentement, avec des gestes très mesurés, je tire la lampe stylo de ma poche. La masse sombre des caisses se dresse devant moi, à trois mètres environ. Je n’ai pas capté le moindre bruit. Elle n’a pas dû bouger.
  
  Avec une extrême prudence, je m’accroupis, bloque le cran de sûreté de mon Lüger et le rengaine sans bruit.
  
  Je respire à fond puis, dans le même mouvement, allume ma petite lampe, la lance à ma gauche et plonge en avant.
  
  Sous l’impact des balles, la lampe stylo fait une série de cabrioles insensées en jetant des éclats lumineux dans tous les coins de la cale. L’un d’eux me permet d’entrevoir un court instant la jeune femme, debout, dans une position de tir irréprochable. Une demi-seconde plus tard, je la percute de plein fouet, la culbutant sur son sac de couchage dans un invraisemblable méli-mélo de bras et de jambes.
  
  Elle ne manque pas de punch, la mignonne, mais j’ai très nettement l’avantage du poids. Après quelques instants de lutte frénétique et de gesticulations, elle est clouée au sol. De la main gauche, je lui saisis la gorge et, de l’autre, j’exerce une solide torsion sur son poignet droit car elle n’a pas lâché son pistolet. En même temps, il faut que je garde la tête renversée le plus loin possible en arrière. L’adorable créature s’efforce, en effet, de me crever les yeux avec les ongles de sa main libre. Une fois n’est pas coutume, je décide de faire une entorse à ma galanterie habituelle :
  
  — Calmez-vous immédiatement où je vous casse le poignet !
  
  La petite dame refuse obstinément d’obéir. C’est son joli poignet qui va payer… Elle se tortille de plus belle. Je voudrais bien éviter de commettre une brutalité. Mais elle ne me laisse pas le choix. Tenaillé par le remords, je tords encore un peu. Un tout petit peu. Elle pousse un cri de douleur. Heureusement, elle cesse de se débattre et se laisse retomber mollement sur son sac de couchage.
  
  — OK, abdique-t-elle. Vous êtes le plus fort.
  
  Elle parle d’une voix douce, dans un anglais teinté d’un très léger accent. Une Israélienne ?
  
  Elle laisse tomber son arme et je relâche un peu ma torsion sans toutefois lui libérer le poignet.
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Vous me faites mal ! se plaint-elle.
  
  — Dites-donc, vous avez essayé de me tuer ! Vous m’avez raté de peu, d’ailleurs. Alors maintenant, vous allez me répondre bien gentiment. Vous êtes du Mossad ?
  
  Son corps se contracte. Certain qu’elle va tenter un coup fourré, je resserre ma prise. Elle pousse un nouveau cri.
  
  — Bon Dieu ! Je suis un ami ! Il faut me croire ! J’étais avec Hacherut il n’y a même pas quarante-huit heures. Je suis ici pour la même raison que vous. Vous voyez bien que je ne fais pas partie de l’équipage, enfin !
  
  Elle laisse échapper un gémissement plaintif. Cette fois, j’ai vraiment l’impression qu’elle renonce à se rebiffer.
  
  — Vous me faites mal, répète-t-elle, butée.
  
  Je desserre les doigts, et soulève ma jambe gauche, que je lui avais passée en travers du corps. C’est là qu’elle m’envoie valser d’un solide coup de reins. Je pars à la renverse et m’affale contre les caisses.
  
  Au moment où je me relève dignement, un coup fulgurant m’atteint à la tempe. Je vois trente-six chandelles, et titube sur mes jambes mais j’ai le réflexe d’expédier mon poing au petit bonheur la chance dans le noir. Surpris, je n’ai pas mesuré la force de mon direct qui la cueille de plein fouet à la mâchoire. Cette fois, elle s’écroule pour le compte.
  
  Je reste un long moment adossé à la pile de caisses avant de récupérer ma lampe.
  
  La fille est étendue sur le dos. Son soutien-gorge déchiré expose une poitrine délicieuse. Sa joue, en revanche, n’est pas belle à voir. La marque de mes phalanges y est imprimée au milieu d’une grosse ecchymose.
  
  Une bouffée d’angoisse me noue l’estomac. Bon Dieu, je ne l’ai tout de même pas tuée ! Je m’approche d’elle. Elle respire régulièrement. Ses paupières papillotent : elle va revenir à elle.
  
  J’étale le sac de couchage sur le sol et y installe le corps inerte de la jeune fille. Je rabats ensuite l’autre pan par-dessus et remonte la fermeture éclair jusqu’en haut. Je suis tranquille. Emmaillotée de la sorte, la minette aura du mal à me prendre par surprise une fois éveillée. Au demeurant, vu le froid de canard et la légèreté de sa tenue, cette précaution lui évitera d’attraper un mauvais rhume par-dessus le marché.
  
  Elle ouvre les yeux. Pendant une seconde ou deux, elle se demande ce qu’elle fait là puis, lorsqu’elle me voit, elle gigote comme une damnée à l’intérieur de son sac.
  
  — Je n’ai pas pour habitude de frapper le beau sexe, lui dis-je. Mais, si vous ne vous calmez pas immédiatement, je vous administre la correction de votre vie.
  
  Elle me fusille du regard mais obéit et se laisse retomber sur le dos. Un instant plus tard, elle sort une main par l’encolure de son duvet et se masse la joue.
  
  Je ne suis pas très fier de moi :
  
  — J’aurais voulu éviter ça, mais vous ne m’avez pas tellement laissé le choix.
  
  — Qui êtes-vous ? Que faites-vous sur ce bateau ? demanda-t-elle d’un ton aigre.
  
  — Hé doucement, ma jolie ! Vous prenez le scénario à l’envers. C’est moi qui pose les questions. Qui êtes-vous ?
  
  — Sharon Neumann.
  
  — Nick Carter. Ravi de faire votre connaissance. Bien. Maintenant vous allez me raconter ce que vous faites sur ce bateau, comment vous y êtes montée et pour qui vous travaillez.
  
  Ses narines frémissent de rage. Elle ne répond pas.
  
  Je ramasse le petit sac à dos qu’elle portait en entrant. Elle recommence à se tortiller dans son duvet. Elle s’est déjà libérée le haut du corps lorsque je lui pointe Wilhelmina sous le nez. Elle réintègre son emballage et se recouche sagement.
  
  J’ouvre le sac d’une main, réservant l’autre pour tenir ma prisonnière en respect. Je n’ai aucune envie de tirer, naturellement, mais si elle m’y forçait…
  
  Je sors un petit appareil radio du même genre que le mien et un compteur Geiger dans un étui de cuir. Pas de doute, c’est bien pour le strontium que la nommée Sharon Neumann fait ce voyage. Je range le matériel dans le petit sac et reprends :
  
  — J’en conclus que vous travaillez soit pour les services secrets israéliens, soit pour le Poing Rouge de Novembre. Alors, vous annoncez la couleur ?
  
  Un éclair intense brille dans son regard :
  
  — Je suis israélienne.
  
  — Mossad ?
  
  Elle acquiesce d’un hochement de tête hésitant.
  
  — Qui est votre chef ?
  
  — Hacherut.
  
  Je ne peux m’empêcher de rire.
  
  — Un peu trop facile. C’est moi qui vous ai soufflé ce nom tout à l’heure. Il va falloir me trouver autre chose. Quant à moi, je travaille pour la Commission de l’Énergie Atomique des États-Unis. Comme je vous l’ai dit, j’ai vu votre chef il y a un peu moins de quarante-huit heures. Je connais son nom mais je connais aussi l’adresse de ses services.
  
  — Dov Hacherut. Rue Bilu, à Tel-Aviv, précise-t-elle après un léger temps de réflexion.
  
  Cela me convient. Je me relaxe, rengaine Wilhelmina et allume une cigarette, que je lui tends.
  
  Elle apprécie le goût des NC fabriquées artisanalement pour moi à base d’un mélange très recherché de tabacs turcs. J’en allume une autre, m’assois face à elle sur une caisse et enchaîne :
  
  — Ainsi donc, nous sommes tous les deux ici pour retrouver le strontium 90 dérobé dans votre dépôt de Beersheba par le Poing Rouge de Novembre.
  
  — Il appartient à Israël !
  
  — Peut-être, mais il est en route pour les États-Unis.
  
  — Comment se fait-il que vous soyez au courant ?
  
  Je lui raconte brièvement les événements du Koweït, sans lui relater mes tribulations à Beyrouth.
  
  — Et comment êtes-vous monté à bord ? demande-t-elle en me lançant un regard aiguisé.
  
  — Je suis venu par mer et j’ai escaladé le flanc du navire avec un câble.
  
  Elle secoue la tête, prête à dire quelque chose mais, finalement, se mord la lèvre et garde le silence. Elle reste un moment plongée dans ses pensées puis s’exclame :
  
  — C’est fantastique !
  
  — Non, une simple opération de routine, dis-je avec modestie.
  
  Elle hausse les épaules, l’air agacé :
  
  — Mais non. Ce qui est fantastique, c’est que je vous crois.
  
  — Bien, dis-je en essayant de ne pas rire. À votre tour, maintenant. Comment avez-vous su que le strontium 90 était sur ce pétrolier et comment vous êtes-vous embarquée ?
  
  — Je ne sais pas au juste comment on a retrouvé la piste du fût mais, aussitôt après l’affaire de Beersheba, tous les agents du secteur ont reçu l’ordre de surveiller de près les activités du Poing Rouge de Novembre. Nous avions des gens à Beyrouth, mais ils ont disparu de la circulation il y a trois jours.
  
  — Vous travailliez au Koweït ?
  
  Elle hoche la tête.
  
  — Et vous avez embarqué au Koweït avant l’appareillage du navire ?
  
  — C’est cela.
  
  — Mais pourquoi ?
  
  — Il y a trois semaines, deux membres du Poing Rouge se sont fait embaucher comme matelots. J’étais chargée de les surveiller pratiquement en permanence. Lorsque nos services ont appris que leur organisation était impliquée dans le vol d’un fût bêta, j’ai envoyé un rapport. On m’a expédié une radio, un compteur Geiger et on m’a ordonné de m’infiltrer à bord pour surveiller les deux suspects.
  
  — Et pour trouver le strontium 90. Que deviez-vous en faire ?
  
  Cette question la met visiblement mal à l’aise. Je réponds à sa place :
  
  — Nous sommes suivis par un navire de la flotte israélienne ?
  
  — Non, déclare-t-elle. Grâce à un timing très précis, nous assurons un survol régulier par des avions cargos et des appareils de grande ligne.
  
  Je ne m’explique pas bien pourquoi, mais cette dernière révélation me fait tiquer. Je ne la crois pas. Mais pourquoi ment-elle sur ce point alors qu’elle m’a dit la vérité pour tout le reste ?
  
  — Vous avez découvert le strontium ?
  
  — Non, confesse Sharon après une longue hésitation. Je pense que mon compteur Geiger est défectueux.
  
  — Ah bon ! Qu’est-ce qui vous donne cette impression ?
  
  — Où que j’aille, à proximité des soutes, il indique un faible taux de radiations. Jamais rien de dangereux. L’aiguille reste toujours en position constante, sur un faible degré de radioactivité. Si le fût se trouve quelque part, ici, elle devrait grimper vers la zone rouge quand je m’en approche.
  
  Le fût, dit-elle. Mais le fût, je l’ai retrouvé dans l’appartement de Dasma. J’ai soudain l’impression de recevoir un coup de poing au creux de l’estomac. Je viens de deviner où se trouve le strontium 90. Mais pourquoi là ? C’est inexplicable.
  
  — Rhabillez-vous vite ! dis-je.
  
  Je retourne vers l’endroit où j’ai déposé mon sac à dos et mon compteur Geiger lorsqu’un claquement résonne juste au-dessus de nos têtes, comme si on avait laissé tomber quelque chose par terre.
  
  Machinalement, je lève les yeux vers le plafond puis, retenant mon souffle, écoute attentivement. Quelqu’un marche à pas de loup sur le pont.
  
  Je rejoins la jeune Israélienne. Elle aussi a entendu. Le pistolet à la main, elle tend l’oreille vers le plafond.
  
  — Restez ici, dis-je à voix basse. Je vais aller voir.
  
  Elle éteint la lumière et je me dirige vers le panneau d’accès.
  
  Après une bonne minute, mes yeux s’habituent à l’obscurité puis, avec une extrême prudence, je soulève le loquet et pousse le panneau.
  
  Un reflet de lumière tamisée éclaire faiblement la coursive de l’entrepont. Au moment où je traverse le compartiment des conduites d’hydrocarbure, je le vois trembloter puis disparaître vers la gauche.
  
  Quelqu’un se promène au-dessus de moi dans l’entrepont avec une lampe de poche. On m’a peut-être repéré…
  
  Le dos collé à la cloison, j’avance jusqu’à la coursive. La lumière brille dans la conduite d’accès. Pas question de me trouver sur le chemin d’un membre légitime de l’équipage. Seuls m’intéressent les deux terroristes du Poing Rouge de Novembre engagés trois semaines plus tôt. Seulement, si quelqu’un descend et cherche à gagner la cale avant, il faut bien que je le stoppe, qui que ce soit, et quelles qu’en soient les conséquences…
  
  Sans faire de bruit, je m’engage dans la coursive et tourne sur la droite. Je m’apprête à me cacher derrière l’un des énormes tuyaux qui rejoignent les soutes principales lorsque je reçois comme un coup de marteau sur la tempe, à l’endroit même où Sharon m’a frappé un moment auparavant.
  
  C’est trop en si peu de temps. Un million d’étoiles s’allument devant mes yeux, clignotent quelques instants puis s’éteignent et c’est le voile noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Péniblement, je reviens à la réalité. On m’a allongé sur quelque chose de dur et d’inconfortable. Une lumière puissante me torture les yeux. Des voix qui parlent japonais. Une flèche frappe ma tempe, juste à l’endroit de ma blessure, et me fait bondir de douleur. Aussitôt, deux mains puissantes, imprégnées d’une odeur de cannelle écœurante, m’empoignent la tête et la calent brutalement sur le côté. Une nouvelle flèche s’enfonce dans ma tempe, envoyant une onde de choc dans tout mon corps qui s’arc-boute. Malgré la lumière qui me brûle j’entrouvre les yeux.
  
  — Il ne me reste plus qu’un point de suture à faire, dit un homme à l’accent japonais très marqué. Mais si vous ne vous tenez pas tranquille, je n’y parviendrai jamais.
  
  — Compris, dis-je en faisant tout mon possible pour me décontracter.
  
  — Vous parlez anglais ? demande le médecin.
  
  Une seconde plus tard, l’aiguille se plante à nouveau dans ma chair. Cette fois, je ne bouge pas. J’ai compris ce qu’on me fait.
  
  — C’est fini. Vous pouvez l’emmener, annonce le médecin, en japonais.
  
  Plusieurs missions dans l’Empire du Soleil levant m’ont donné l’occasion de me mettre à la langue. Et puis je suis toujours en excellents termes avec la jeune femme qui dirige l’antenne de l’Axe à Tokyo. (Son nom a d’ailleurs été choisi comme mot de passe à Athènes pour ma première rencontre avec Jordan.)
  
  L’homme qui me tient la tête, relâche sa pression et fait un pas en arrière. Il est court et massif, bâti comme un taureau, et tout de blanc vêtu. Le médecin, japonais lui aussi, range ses instruments.
  
  — Comment vous sentez-vous, monsieur, euh… ? demande-t-il.
  
  — Sonné.
  
  — Pas étonnant. La clef à molette de Tomiko est redoutable.
  
  Quand j’essaie de me relever, je découvre que je suis attaché à la table par de solides sangles. C’est contrariant :
  
  — Est-ce bien nécessaire ?
  
  — Non, dit le médecin. En d’autres circonstances, c’eût été totalement superflu. Je veux dire, si vous étiez un passager clandestin ordinaire. Seulement vous êtes armé et, après ce que le capitaine à découvert à bord, je suis à peu près certain qu’il va vous faire fusiller et jeter à la mer.
  
  Sur ces paroles réconfortantes, il traverse l’infirmerie et décroche le téléphone de son bureau.
  
  Qu’ont-ils donc découvert ? Mon petit doigt me dit que cela a quelque chose à voir avec la jolie Sharon Neumann.
  
  — J’ai terminé avec lui, annonce le médecin, toujours en japonais.
  
  Il écoute en silence la réponse de son interlocuteur, puis ajoute :
  
  — Très bien, capitaine. Je le fais conduire par Sakaï.
  
  Il revient vers moi et commence à me débarrasser de mes sangles en exposant :
  
  — Un conseil, monsieur le voyageur mystérieux : montrez-vous docile. Sakaï est d’une force et d’une rapidité stupéfiantes. Il est capable de tuer un homme d’une simple gifle. Avant d’entrer dans la marine marchande, il était surnommé… Comment diriez-vous ? Le Redoutable… Et cela, à cause de ses exploits de karaté. Il n’a qu’un défaut : une certaine difficulté à contrôler ses coups. On lui a retiré sa licence d’amateur après le décès de deux de ses adversaires. Je pense que vous m’avez compris.
  
  — Très bien, dis-je.
  
  Il m’aide à descendre de la table haute. La tête me tourne et j’ai des violentes nausées. Le médecin me remet un jeu de treillis et une paire d’espadrilles.
  
  — Ce sera peut-être un peu juste pour vous mais c’est la plus grande taille que nous avons en stock.
  
  J’enfile les vêtements au prix de quelques contorsions. Les jambes et les manches sont effectivement trop courtes. En revanche, je flotte presque au niveau des épaules et de la taille. Lorsque j’ai chaussé mes espadrilles, Sakaï m’escorte jusqu’à la porte. Je me retourne pour dire :
  
  — Merci pour le rapiéçage, doc !
  
  Il répond par un grognement confus puis, enchaîne :
  
  — Je ne voudrais pas être obligé de recommencer, alors soyez prudent avec le capitaine. Ce n’est pas un tendre !
  
  Nous empruntons un large tillac puis trois volées de marches conduisant à la passerelle de commandement. Je vais tourner à droite vers la passerelle mais le taureau qui m’escorte me fait signe de prendre à gauche. Arrivé devant une porte de bois verni resplendissante, il frappe, ouvre puis s’efface pour me céder le passage.
  
  Le capitaine, petit et râblé, pourrait être le frère jumeau de Sakaï. Il est debout derrière un vaste bureau. Face à lui se tiennent trois hommes. L’expression des quatre visages est loin d’être cordiale.
  
  — Ce sera tout, dit le capitaine en japonais.
  
  Il a une voix d’adjudant.
  
  Sakaï fait une courbette, s’éclipse et referme silencieusement la porte derrière lui.
  
  Le capitaine observe un long silence en me dévisageant d’un œil flambant de colère.
  
  — Pourquoi voulez-vous détruire mon navire ? finit-il par demander.
  
  — Moi ! Détruire votre navire ? Il y a erreur…
  
  Il m’interrompit d’un violent coup de poing sur son bureau.
  
  — Pas de boniment ! hurle-t-il. Nous avons trouvé votre bombe dans la salle des machines ! Comment êtes-vous parvenu à la poser là et qui êtes-vous ?
  
  C’est donc cela. Sharon a placé une bombe à bord. Mais dans quel but ? En envoyant l’Akaï Maru par le fond, elle provoquerait une catastrophe internationale sans précédent. Aussi contrariés fussent-ils par le vol du strontium 90, je ne pense pas les Israéliens capables d’en arriver à de telles extrémités pour faire disparaître toutes les traces. Je fais un pas en avant, m’efforçant d’être convaincant :
  
  — Je n’ai pas posé de bombes sur ce bâtiment, Capitaine.
  
  L’un des officiers bondit de son siège en dégainant un pistolet qu’il me pointe sur le ventre.
  
  — Stop ! rugit-il.
  
  Je me fige sur place. À l’évidence, l’homme n’a guère d’expérience dans le maniement des armes et je n’ai aucune envie de me faire descendre bêtement par un excité. Donc, douceur et persuasion :
  
  — Écoutez, Capitaine, je ne vous veux aucun mal. Ni à vous ni à votre bateau.
  
  — Alors que faites-vous à bord avec des armes ?
  
  — Laissez-moi vous expliquer et…
  
  Une explosion assourdissante retentit au-dessus de nos têtes. La secousse étend tout le monde sur le plancher.
  
  Le jeune officier qui m’a menacé est tombé près de moi. Je repère son arme, rampe rapidement jusqu’à elle et m’en empare. Une sirène se met à hurler sur le tillac. Le capitaine est déjà au téléphone, criant quelque chose au sujet des détecteurs d’avaries.
  
  Si Sharon a commencé à faire sauter le pétrolier, il faut que je l’arrête au plus vite. Je parle, tout en reculant vers la porte :
  
  — Je ne vous veux aucun mal. Ce n’est pas moi qui ai placé des bombes sur ce navire.
  
  Le récepteur collé à l’oreille, le capitaine se tourne vers moi, la bouche ouverte de stupéfaction. Ses trois officiers se sont remis debout. Mais aux éclairs qui scintillent dans leurs yeux, je comprends qu’ils sont prêts à bondir sur moi. Le cœur battant à tout rompre, j’abaisse le bec de cane, pousse la porte avec mille précautions et mets le pied sur la passerelle. Le mugissement de la sirène couvre tous les autres bruits. Brusquement, un coup titanesque m’arrache le pistolet, qui voltige dans les airs.
  
  Déséquilibré, je recule d’au moins trois mètres. Je me reprends juste à temps pour voir arriver sur moi un pied chaussé d’une espadrille et me baisse in extremis.
  
  Sakaï est devant moi, dans la position classique du karatéka.
  
  À ce moment, le capitaine et les trois officiers sortent de la cabine en hurlant que cela se passe à la salle des radios. Distrait par leur irruption, le taureau japonais détourne la tête une fraction de seconde. Je bondis et lui lance mes deux pieds en pleine poitrine. Égalité.
  
  Suivi de ses officiers, le capitaine dévale quatre à quatre les échelons métalliques. Apparemment, il est tout à fait confiant quant à l’issue du combat. J’aimerais bien pouvoir lui donner tort mais le Sakaï est effectivement un très gros morceau. Il a une assise inébranlable. Ses pectoraux : une véritable cuirasse. Mon coup l’a à peine fait bouger. Il recule simplement d’un petit pas en arrière et se remet en garde.
  
  C’est clair : impossible de m’en tirer à la loyale face à un client de cette trempe. Je porte une fausse attaque sur la gauche. Le Japonais se déplace pour parer. Tête baissée, je file sur la droite le long d’un passavant.
  
  Arrivé en haut de l’escalier, je vois le docteur et deux hommes qui montent en courant. Je me colle à la rambarde pour les laisser passer. Le docteur se retourne et me crie une phrase que je ne comprends pas. Au même moment, Sakaï débouche du passavant comme un boulet de canon. Collision spectaculaire ! Du coin de l’œil, j’aperçois un enchevêtrement de corps hurlants et gesticulants.
  
  Je dévale aussitôt les sept étages d’échelle. Lorsqu’on m’a emmené à l’infirmerie, le capitaine a sûrement ordonné une fouille méticuleuse de l’entrepont. Mais, s’ils avaient trouvé la fille ou une partie de notre matériel, ils m’en auraient probablement parlé. Donc Sharon n’est plus dans la cale.
  
  Mais pourquoi a-t-elle fait sauter le poste radio ? Et où se trouve-t-elle, maintenant ? Si elle ne m’a pas laissé de message ou d’indice quelque part dans la cale, jamais je ne pourrai la retrouver dans cet immense vaisseau.
  
  J’atteins le dernier palier lorsqu’une demi-douzaine de marins, chargés de torches et de barres à mine, font irruption dans la cage. Je bluffe en leur criant en japonais :
  
  — Le capitaine vous demande au poste de radio ! Dépêchez-vous !
  
  Pour tout bon matelot, un ordre est un ordre. On ne regarde pas qui le donne, on obéit et, s’il y a des questions, on les pose après.
  
  Ce sont de bons matelots. Heureusement. Sans l’ombre d’une hésitation, ils s’engouffrent dans l’escalier. Cela me permet d’atteindre le pont à bâbord.
  
  Sur toutes les passerelles, il y a des consoles sur lesquelles se trouvent de grosses lampes à piles qui servent de fanaux de secours en cas de panne des génératrices.
  
  Il y en a une près du portillon de bâbord. Je l’attrape sans m’arrêter, arrachant le petit câble qui la maintient sur son support.
  
  Une forte bise s’est levée. Il fait froid et la mer grossit. Le ciel est noir et bas. Pourtant, il ne doit guère être plus de 9 h 30 ou 10 heures du matin. Pas besoin d’être monsieur météo pour comprendre qu’un sérieux coup de tabac se prépare.
  
  Le pont est vide. Une tache de graisse me fait glisser, et je me retrouve à quatre pattes. La lampe m’échappe et file avec un raclement métallique droit vers l’un des grands dalots. D’un bond rapide, je la rattrape juste avant qu’elle ne tombe dans l’océan.
  
  Le tangage s’accentue de minute en minute. Bientôt il sera complètement impossible de se tenir debout sur le pont. Déjà, chaque fois que l’étrave plonge dans le creux d’une lame, une pluie d’embruns arrose le gaillard d’avant.
  
  Il me faut près de dix minutes pour atteindre l’écoutille. À l’avant, les mouvements du navire sont beaucoup plus violents que dans la partie médiane.
  
  Un coup d’œil pour mesurer les dégâts provoqués par l’explosion. Au sommet de la superstructure, il y a un gros trou noir aux bords déchiquetés. Les quelques antennes qui n’ont pas été totalement sectionnées sont tordues et inutilisables. Même l’antenne parabolique du radar, presque pliée en deux, pend sur le côté.
  
  La descente est périlleuse, tant à cause du gros fanal qui m’immobilise une main que des secousses du navire qui se font de plus en plus rudes.
  
  Pour l’instant, je n’ai personne aux trousses mais il ne leur faudra pas bien longtemps pour comprendre dans quelle direction j’ai pris la fuite. Il y a urgence.
  
  Deux fois, je lâche presque prise, mais il n’est pas question de ralentir pour autant. Je dois à tout prix retrouver l’Israélienne et l’empêcher de saborder le navire. Elle ignore que le strontium 90 ne se trouve plus dans son fût. Je suis maintenant certain que les voleurs l’ont jeté dans les soutes, au milieu des vingt-trois mille tonnes de pétrole. Pourquoi les Russes veulent-ils envoyer du pétrole radioactif dans mon pays ? Question primordiale. Mais il faut, en priorité, empêcher quiconque de couler le bâtiment. Il faudrait au moins un siècle à l’océan Atlantique pour se remettre d’une marée noire radioactive.
  
  Arrivé dans l’entrepont, je dirige le faisceau de mon fanal vers le compartiment des canalisations. De l’autre côté, le panneau d’accès à la cale avant. Aucun signe suspect. On n’entend que le grondement des machines, à trois cents mètres dans mon dos, et le claquement des lames qui cognent contre les tôles de l’étrave.
  
  Prudemment, je traverse la coursive, entre dans le compartiment des canalisations et avance jusqu’au panneau. Toujours rien d’anormal. Je soulève le loquet, ouvre et éclaire l’intérieur de la cale.
  
  Rien n’a changé. Caisses de bois, chaîne d’ancre, vaigres et plaques de tôles sont exactement dans la même position. Derrière les caisses, à l’endroit où Sharon a déposé son matériel, il ne reste plus rien. Elle a tout emporté. Même mon sac à dos…
  
  Me voilà bien, sans armes, sans compteur Geiger, affublé de vêtements malcommodes. Plus de radio non plus. Et une sacrée faim par-dessus le marché, mon dernier repas datant de la veille à bord du sous-marin…
  
  Après cette explosion dans le poste radio, qui a détruit tout moyen de communication et de repérage radar, le capitaine refusera d’entendre mes explications. D’ailleurs, sans moyen de contact, je ne peux pas lui prouver que je dis la vérité.
  
  Sharon n’a pas laissé de message. Où a-t-elle pu disparaître ?
  
  J’essaie de me mettre dans sa peau. Elle les a vus m’emmener et sait donc qu’ils vont revenir fouiller les lieux.
  
  Elle est sûrement quelque part vers l’arrière. Si elle a réellement l’intention de couler le bateau, elle doit se trouver à proximité des chaloupes de sauvetage, près des postes d’équipage.
  
  Ce n’est pas réjouissant, mais il n’y a pas le choix : il faut aller inspecter l’arrière pour essayer de la trouver.
  
  En me retournant pour gagner le panneau, j’ai une désagréable surprise : Sakaï est là, sur le seuil. Le petit sourire qui lui déforme la bouche ne présage rien de bon. Très honnêtement, je lui dis :
  
  — Je ne vous veux aucun mal. Je ne veux pas me battre avec vous !
  
  Je fais un pas à droite vers les caisses. Il se déplace presque simultanément pour me faire face.
  
  Les caisses sont à peu près à un mètre cinquante de moi, légèrement sur la droite, et Sakaï de l’autre côté, à la même distance. Il s’avance. Maintenant, en tendant le bras, il pourrait toucher les caisses. Si je parviens à feinter, pour qu’il s’empêtre dans les caisses, peut-être pourrai-je contourner l’obstacle et gagner le panneau. Ensuite, j’essaierai de bloquer le loquet de l’extérieur. Je tente de faire diversion en répétant :
  
  — Ce n’est pas moi qui ai posé des bombes à bord. Il faut me croire ! Je cherche les saboteurs !
  
  J’en profite pour me rapprocher de la pile de caisses, mais Sakaï bondit avec une souplesse et une rapidité stupéfiantes. Il porte une attaque du poing droit.
  
  Je saute en arrière, bute contre une caisse et bascule de l’autre côté. Au lieu d’atteindre ma gorge, le formidable coup percute le couvercle.
  
  Les grosses planches craquent et d’énormes maillons de chaîne se déversent sur le sol. Ils ont plus de quinze centimètres de diamètre et deux centimètres et demi de section. Chacun d’eux doit peser au bas mot quatre kilos et demi.
  
  Je m’empare d’un maillon et fais deux roulés-boulés en arrière. Lorsque je me relève, Sakaï écarte les débris de la caisse comme on écarte une mouche qui vous gêne. Puis il se rue sur moi.
  
  Reculant d’un pas, je lance le maillon de toutes mes forces. Le projectile frappe Sakaï au milieu du front. Sa tête valse en arrière mais il reste debout. Je suis au bord de la panique : le taureau japonais ne fait que s’ébrouer. Ce coup en aurait tué bien d’autres. Mais finalement, son regard devient vitreux et il s’effondre sur les genoux.
  
  Raflant la grosse lampe qui a roulé sur le sol, je cours jusqu’au panneau. Mais là, assailli par le remords, je m’arrête et fais demi-tour.
  
  On ne peut abandonner Sakaï dans cet état. Après tout, il ne cherche qu’à défendre son bateau. Il croit bien faire. Il n’a rien à voir avec le strontium 90, pas plus que le capitaine ou les membres légitimes de l’équipage. Seuls les deux terroristes, qui se sont fait embaucher comme marins, sont responsables dans cette affaire.
  
  Abandonné là, il a toutes les chances de mourir. Mais, si je le traîne à l’infirmerie, c’est moi qui risque ma peau.
  
  Après un long moment d’hésitation entre les bombes et le blessé, mon bon cœur finit par l’emporter et je reviens vers le petit homme râblé. Toujours à genoux, il me regarde avec des yeux hébétés. L’énorme bosse qui gonfle sur son front me fait penser qu’il se transforme en Elephant Man.
  
  Je l’aide à se lever. Mais il pèse son poids, le champion de karaté. Passant son bras autour de mes épaules, j’attrape la lampe de ma main libre, et à grand-peine, aide le Japonais groggy à passer le panneau pour entrer dans le compartiment des canalisations.
  
  Le tangage a encore empiré. Impossible de monter un poids pareil par l’échelle qui mène au pont.
  
  Il n’y a qu’une solution : le traîner sur toute la longueur du bâtiment par les coursives d’entretien jusqu’à la salle des machines. De là, il me sera plus facile de le hisser à l’infirmerie.
  
  Ayant traversé le compartiment des canalisations, nous passons dans l’entrepont puis nous nous engageons à droite dans la coursive. C’est là que mon crâne explose. Quelques étoiles dansent devant mes yeux puis tout devient noir.
  
  *
  
  * *
  
  La conscience me revient graduellement. On me porte… Une forte odeur de pétrole brut… Une pièce brillamment éclairée, on me dépose sur un lit et je m’abandonne au sommeil avec une seule idée en tête : échapper à la douleur fulgurante qui me transperce le crâne à chaque pulsation de mon cœur.
  
  Pendant quelques secondes, une vision très nette défile devant mes yeux : trois corps nus affreusement rongés par les radiations. Ceux de la femme et des deux hommes que j’ai découverts dans l’appartement de Dasma. Puis je rêve. Je suis sur des montagnes russes. Je grimpe, plonge, vire à une vitesse sans cesse croissante. Le vent siffle à mes oreilles.
  
  Finalement, j’ouvre les yeux et mon regard se pose sur un plafond métallique anonyme. Je me palpe tout le corps, cherchant à évaluer les dégâts.
  
  Dehors, le vent hurle dans la superstructure et le pétrolier roule sur des flots déchaînés. Nous nous trouvons au beau milieu de la tempête qui s’annonçait lorsque j’ai quitté la cale avant.
  
  Une douleur atroce me taraude la nuque quand je m’assois.
  
  Une lampe, posée sur un petit bureau à l’autre bout de la pièce, éclaire faiblement les lieux. Je soulève les couvertures, puis m’étire, lentement, histoire de remettre mes muscles en état de marche.
  
  C’est une petite cabine meublée d’une couchette, d’un bureau, de deux placards fermés par des rideaux et d’une penderie. Une photo est accrochée à la cloison au-dessus du bureau. Elle représente une jeune japonaise vêtue d’un kimono à fleurs et portant un bébé dans les bras. Les rideaux de la penderie, légèrement écartés, laissent apparaître des uniformes soigneusement repassés. On m’a collé dans la cabine d’un jeune officier.
  
  Un réveille-matin est posé sur le bureau. Ne parvenant pas à fixer mon regard sur les aiguilles, je traverse la cabine sur des jambes douloureuses et ankylosées.
  
  Arrivé au bureau, je prends le réveil et fais un gros effort pour me concentrer sur le cadran. Lorsque je suis certain de ne pas être victime d’une hallucination, je porte la pendule à mon oreille pour vérifier le tic-tac. Elle fonctionne. Incroyable, il est 4 h 30. Je me tourne vers le hublot, malgré la douleur violente. Il fait nuit noire dehors. Il est 4 h 30 du matin !
  
  Je suis toujours vêtu de mon treillis. Mes espadrilles sont posées près de la couchette. Péniblement, je retraverse la cabine, m’asseois et me chausse. Les lacets posent un très gros problème…
  
  Soudain, il y a un bruit. Quelqu’un arrive par le couloir. La porte s’ouvre et un puissant faisceau se braque sur mes yeux.
  
  — Debout ! ordonne un homme avec un accent bizarre, peut-être français.
  
  — Que se passe-t-il ?
  
  Je reconnais un claquement métallique. L’homme arme son pistolet.
  
  — Debout ou je te descends tout de suite !
  
  Libanais. C’est un accent Libanais. Je commence à comprendre. Le Poing Rouge de Novembre. L’un des deux terroristes. Les jambes encore flageolantes, je me lève de ma couchette, en demandant :
  
  — Pourquoi avez-vous volé le strontium 90 ?
  
  Ma voix semble faible même à mes propres oreilles.
  
  — Avance ! lâche l’autre d’un ton sec.
  
  Il est impossible de distinguer ses traits à cause de la lumière mais sa silhouette est précise.
  
  L’homme est petit. À peine plus grand que la plupart des Japonais du bord.
  
  — Vous savez que vos amis du Koweït sont morts ? Contamination radioactive…
  
  Le terroriste ne répond pas. Le faisceau de sa lampe reste parfaitement immobile. Je poursuis :
  
  — Le KGB a tué vos amis de Beyrouth. J’ai tout vu, j’étais là.
  
  — On va sortir dans le couloir. Tu tourneras à droite et tu passeras sur le pont par le portillon de bâbord. Le moindre mouvement et je t’abats sur-le-champ.
  
  De toute manière, il a l’intention de me tuer. Mais, étant donné mon état et l’exiguïté des lieux, je n’ai aucune chance de le désarmer. Docilement je sors dans le couloir et tourne à droite.
  
  — Je sais que vous avez mis le strontium 90 dans le pétrole, dis-je. Pourquoi ?
  
  — Ta gueule ! répond aimablement mon accompagnateur.
  
  — Il n’arrivera jamais aux USA. Ce bateau est truffé de bombes. L’une d’elles a fait sauter le poste radio. Il y en a une autre dans la salle des machines…
  
  — Je sais, ricane l’homme. C’est moi qui les ai posées.
  
  — Vous !
  
  De surprise, je me suis arrêté.
  
  — Avance ou je te liquide ici !
  
  Je repars aussitôt, marche gauchement jusqu’au portillon et sors sur le pont. Des rafales de pluie me fouettent le visage. Un vent rageur balaie le navire avec des rugissements de bête sauvage. Les vagues gigantesques dépassent par moments l’étrave de vingt mètres.
  
  Nous ne sommes guère à plus de deux mètres du bastingage.
  
  — Saute ! ordonne mon charmant compagnon.
  
  — Non, attendez…, dis-je, histoire de ne pas laisser mourir la conversation.
  
  — Saute ! Tu as le choix : ou bien tu tentes ta chance ou bien je te descends et je te balance moi-même.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  — Vous n’auriez pas un gilet de sauvetage ? dis-je en regardant la mer déchaînée à près de vingt mètres en contrebas.
  
  Si je parviens à détourner son attention ne serait-ce qu’une fraction de seconde, je tenterai le tout pour le tout en lui sautant dessus.
  
  Il laisse échapper un rire méchant en levant son pistolet :
  
  — Allez vite ! Plonge !
  
  Je fais un petit pas sur la gauche, m’attendant à ce que le coup de feu claque d’un instant à l’autre. Mais, soudain, le terroriste écarquille les yeux en ouvrant une bouche démesurée. Il pousse un vilain râle et s’effondre à mes pieds, le manche d’une dague planté légèrement au-dessous de l’omoplate gauche.
  
  À une dizaine de mètres la silhouette de Sharon Neumann sort de l’ombre. Son visage est légèrement crispé. Jamais de ma vie je n’ai été aussi content de voir quelqu’un arriver à l’improviste.
  
  — Ça va ? demande-t-elle.
  
  — Beaucoup mieux, maintenant.
  
  Elle se penche sur le cadavre, récupère sa dague et, après l’avoir essuyée sur la chemise de sa victime, la rengaine. Ensuite, elle fait rouler le corps sur le côté et, tout en le maintenant d’une main dans cette position, ouvre le devant de la chemise et me montre un petit emblème noir tatoué sous le sein gauche.
  
  — Poing Rouge de Novembre, déclare-t-elle en levant les yeux vers moi.
  
  Maintenant que je vois bien le visage de l’homme, je le reconnais. Il figurait sur les photos que Hawk avait fait venir du QG de l’Axe. Un de moins. Encore un à neutraliser.
  
  En prenant soin de ne pas retourner le mort afin que son sang ne coule pas sur le pont, nous le soulevons par-dessus le bastingage et le jetons dans l’océan.
  
  — Ils ont fait sauter le poste radio, dis-je à Sharon. Et il y a au moins une autre bombe dans la salle des machines.
  
  — Je sais. J’en ai trouvé deux autres collées aux parois des soutes principales. Elles sont équipées de détonateurs radio-commandés et d’amorces à dépression.
  
  Elle se dirige vers le portillon et jette un coup d’œil par le hublot. Moi, je pense à mes problèmes.
  
  — Où avez-vous transporté notre matériel ?
  
  L’aube ne va pas tarder à se lever et nous devons rester cachés en lieu sûr jusqu’à la nuit suivante.
  
  — Dans le tunnel de l’arbre porte-hélice, me répond la jeune femme. À l’arrière de la salle des machines. C’est grand et très tranquille. Il n’y a que le gros arbre qui traverse le compartiment avant de ressortir par le presse-étoupe et l’étambot.
  
  Elle se tait, fait demi-tour et part rapidement en direction de la poupe. Je la suis. D’après ce que je me remémore des plans du bâtiment, le seul passage, permettant d’atteindre le tunnel de l’arbre porte-hélice, traverse l’immense salle des machines qui est toujours surveillée. Je me demande comment nous pourrons faire. À moins qu’elle n’ait trouvé un autre chemin.
  
  Sharon s’arrête presque à l’arrière entre le rouf et la dunette, colle son visage à un hublot puis manœuvre le volant d’une trappe d’écoutille.
  
  Nous entrons et elle me pilote le long d’un large couloir qui doit s’étendre sous la plage arrière. Soudain, des exclamations entrecoupées d’éclats de rire me parviennent.
  
  — La cambuse et le réfectoire, m’explique-t-elle à voix basse.
  
  L’échelle conduisant à la salle des machines aboutit à une trappe située juste à notre droite. Sans hésiter, Sharon l’ouvre, commence à descendre. Je la suis et referme doucement la trappe. L’écho des énormes moteurs diesel cogne avec des résonances hallucinantes entre les parois de l’étroit conduit.
  
  Nous avons franchi trois entrées de coursives lorsque Sharon s’arrête, se retourne et me fait signe d’écouter. Effectivement, on entend quelqu’un remonter l’escalier.
  
  Je rejoins Sharon et l’attire dans un minuscule boyau encombré de tuyaux et d’appareils bizarres. Arrivés à quelques mètres du conduit de descente, nous attendons, accroupis dans le noir.
  
  Deux minutes plus tard, deux hommes passent devant l’ouverture du boyau et continuent en direction du pont. Nous préférons attendre encore un peu. Bon choix. Quelques instants après, un troisième homme passe sur la trace des premiers.
  
  Nous regagnons l’escalier et descendons encore quatre étages avant de déboucher dans une grande coursive au plafond très élevé. Sous nos pieds, le sol est fait d’un caillebotis à travers lequel on peut voir un labyrinthe de tuyauteries et divers instruments de contrôle.
  
  Nous avons parcouru une quinzaine de mètres lorsque j’aperçois devant nous une grande porte ouverte derrière laquelle brillent des lumières.
  
  — C’est la salle des machines, me dit Sharon. Il faut passer cette porte.
  
  L’un derrière l’autre, nous y pénétrons. Sharon désigne le sol. La salle des machines est à six mètres au-dessous mais les gigantesques moteurs s’élèvent plus haut que la passerelle grillagée sur laquelle nous marchons.
  
  En bas, une demi-douzaine de marins discutent au milieu du vacarme de l’impressionnante mécanique. Ils nous tournent le dos. En quelques enjambées, nous franchissons la passerelle. Mais je ne suis pas rassuré :
  
  — Comment comptez-vous traverser la salle avec les hommes qui sont dedans ?
  
  — J’ai trouvé un autre chemin, répond la jeune fille.
  
  Elle m’invite à la suivre sur une quinzaine de mètres encore, puis s’agenouille et soulève un panneau grillagé d’environ un mètre de côté.
  
  Je le maintiens en position tandis qu’elle saute dans le trou. Je saute à mon tour et me retrouve dans un étroit passage qui court sous la passerelle. Le caillebotis se trouve à un peu moins d’un mètre trente au-dessus, ce qui nous oblige à avancer en courbant le dos.
  
  Sharon vient de franchir l’ouverture par laquelle la passerelle communique avec la salle des machines. Elle s’immobilise brusquement. Quelques instants plus tard un homme débouche de l’escalier et s’engage sur la passerelle. Figé sur place, je vois ses pieds passer au-dessus de ma tête puis tourner à droite et descendre vers le compartiment des moteurs.
  
  Dès qu’il a disparu, Sharon repart, pliée en deux dans le minuscule boyau. Elle atteint bientôt une descente d’échelle et s’y engouffre. Je la suis.
  
  Une dizaine de mètres plus bas, j’entends un léger clapotis. Puis une lumière s’allume. Sharon, la main gauche encore accrochée à un barreau, tient une grosse torche dans la main droite. L’eau lui parvient presque à hauteur des genoux.
  
  Lorsque je suis près d’elle, les pieds dans l’eau glacée, je me renseigne :
  
  — C’est la sentine ?
  
  — Oui. C’est le point le plus bas du navire. Le compartiment de l’arbre est juste à l’étage au-dessus, de l’autre côté de la salle des machines.
  
  — Après vous, dis-je, toujours galant.
  
  Ces quelque vingt minutes de gymnastique ont fortement réactivé les élancements de mon crâne. La tête me tourne un peu et j’ai des nausées. Mais ce n’est vraiment pas le moment d’abandonner…
  
  De temps à autre, le faisceau de la torche s’élève lorsque Sharon franchit des poutrelles qui doivent être les varangues du pétrolier.
  
  Elle continue ainsi sur une bonne vingtaine de mètres, s’arrête, dirige son faisceau vers le haut et cherche quelques instants. Elle fait encore deux ou trois pas, et soulève une petite trappe qui ferme un passage pratiqué dans le plafond bas. Une seconde plus tard, elle se hisse dans l’ouverture.
  
  — Venez, dit-elle en m’éclairant d’en haut.
  
  Je la rejoins. Nous sommes dans un vaste compartiment, juste au-dessous de l’arbre porte-hélice qui tourne avec des scintillements huileux sous la clarté jaune de la lampe.
  
  Le bruit est beaucoup plus supportable qu’on ne l’aurait cru. En revanche, le compartiment est humide et froid. Décidément, la journée qui s’annonce ne s’inscrit pas sous l’enseigne du confort.
  
  Sharon gravit une échelle et vérifie le panneau de communication avec la salle des machines qu’elle a bloqué à l’aide d’une barre de métal.
  
  — Personne n’est venu, annonce-t-elle, satisfaite, en redescendant.
  
  Elle braque le faisceau de sa torche vers le coin du compartiment le plus éloigné de l’arbre. Les deux sacs de couchage sont étalés côte à côte. Sur le mien, se trouve également le contenu de mon paquetage… moins mon émetteur radio et ma mitraillette Uzi.
  
  — Où est ma radio ? dis-je.
  
  — À la mer, réplique la jeune femme. Cette affaire concerne les Israéliens. Je ne veux pas que vous vous en mêliez.
  
  Le poste radio de l’Akaï Maru est complètement hors de service. Mon émetteur a fait le grand saut : il ne reste donc plus qu’un moyen de communiquer avec le monde extérieur. Il faut que je sache :
  
  — Vous êtes en contact avec l’un de vos bateaux qui navigue dans les parages ?
  
  Ma tête est de plus en plus lourde. Soudain, c’est comme si quelqu’un tournait le bouton du son. Le bruit des moteurs devient un vacarme assourdissant qui me perfore douloureusement les tympans et résonne comme des coups de gong dans mon crâne. Je me sens détaché de tout, avec l’impression d’être derrière une vitre, en train d’observer Nick Carter et Sharon Neumann qui règlent leurs comptes. Mais quelque part, très loin, une petite voix me dit : « C’est toi qui es là. Il faut faire quelque chose ! Tu dois empêcher le terroriste qui reste de faire exploser les bombes, et, si c’est nécessaire, il faut neutraliser cette fille.
  
  — Je vous ai déjà dit que…, commence Sharon.
  
  Je la fais taire d’un geste de la main.
  
  Tout à coup, le bras que j’ai levé retombe, comme chargé de plomb. Je suis au bout du rouleau mais parviens quand même à articuler :
  
  — Vous ne récupérerez pas le strontium 90. Il est dans le pétrole.
  
  — Je sais, répond Sharon d’une voix qui sonne comme un grondement caverneux dans mes oreilles. Ils l’ont jeté dans les soutes avant l’appareillage. J’en suis sûre, maintenant.
  
  — Quels sont vos ordres ?
  
  — Trouver les membres du Poing Rouge de Novembre et les éliminer.
  
  — Ensuite ?
  
  — Ensuite, soit empêcher ce pétrolier d’atteindre les États-Unis, soit le couler par le fond.
  
  — Non ! Vous n’avez pas compris.
  
  J’essaie de faire un pas en avant, mais je tombe à genoux.
  
  La jeune femme se précipite près de moi :
  
  — Qu’est-ce qui vous arrive ?
  
  Sa voix me semble provenir du fond d’un grand couloir. Je veux secouer la tête mais n’y parviens pas. Je répète faiblement :
  
  — Non, non…
  
  Ce n’est pas sûr qu’elle ait entendu. Pourtant il faut à tout prix qu’elle comprenne. Qu’elle sache que le strontium ne se trouve plus dans son fût. Que les terroristes l’ont directement plongé dans les soutes. Que les vingt-trois mille tonnes de pétrole sont contaminées.
  
  Mais l’instant suivant, je suis allongé sur le sol, la joue contre une plaque d’acier froid. Les mains de Sharon tâtent les deux blessures de ma tête. Elle dit quelque chose mais impossible de savoir quoi.
  
  Elle me traîne ensuite à travers le compartiment jusqu’au coin où elle a dressé notre bivouac. Cinglé par un froid glacial, je reprends un instant conscience pour sentir qu’elle me déshabille, puis c’est la nuit intégrale.
  
  *
  
  * *
  
  Après un laps de temps indéterminé, je m’éveille, restant un long moment immobile dans mon sac de couchage, épiant les bruits du navire, essayant d’évaluer mon état physique. Chacun de mes muscles est raide et douloureux. Quant à ma tête, c’est pire encore. Un rouleau compresseur m’est carrément passé sur le corps.
  
  L’obscurité règne dans le compartiment et il fait toujours très froid. Même dans mon sac de couchage, je grelotte, sûrement à cause de mon état de faiblesse. J’appelle doucement :
  
  — Sharon ?
  
  Pas de réponse. Moyennant un gros effort, je m’assois et appelle de nouveau, un peu plus fort.
  
  Toujours rien. Les seuls bruits perceptibles dans le compartiment sont la rotation bien huilée de l’arbre et le grondement des machines, un peu plus loin derrière la cloison.
  
  Je sors de mon duvet et pars à l’aventure, à quatre pattes dans le noir. Presque aussitôt, mon front bute contre un gros paquet. Un sac à dos. Une fouille rapide me permet de trouver une lampe de poche.
  
  Sharon est sortie. Au plafond, le panneau est toujours bloqué par la barre de métal. La trappe de la sentine est en place. J’ignore l’heure mais je suis pratiquement sûr de ne pas avoir dormi toute la journée. Où la fille a-t-elle pu aller en plein jour ?
  
  Son sac est posé sur son duvet à moins d’un mètre de moi. Après un court affrontement avec les lanières j’ouvre le sac. Il contient le compteur Geiger de l’Israélienne, un émetteur à haute fréquence et un petit appareil équipé de plusieurs boutons, d’un dispositif de contact à clef et d’une courte antenne télescopique.
  
  Je l’étudie un moment, me demandant à quoi il peut bien servir. Lorsque je comprends, j’ai peur. Un détonateur. C’est simple : ma petite compagne de voyage a posé ses propres bombes à bord. Bien entendu, elle est convaincue que le strontium 90 se trouve toujours à l’abri dans le fût bêta.
  
  Les Israéliens sont prêts à risquer une marée noire pour se débarrasser du matériau radioactif. Peut-être envisagent-ils de venir ultérieurement récupérer le fût au moyen d’un bathyscaphe.
  
  La plaque arrière du détonateur est fixée par six vis Parker. Je le dépose près de la radio sur le duvet de Sharon, prends son sac par le fond et le vide entièrement.
  
  Dans le tas d’affaires – qui contient ses effets personnels, mon pistolet mitrailleur et mes chargeurs de rechange –, je découvre une trousse à outils. Un tournevis cruciforme me permet, deux minutes plus tard, de détacher la plaque arrière du détonateur. Je sors les piles, arrache le plus possible de fils et achève d’écrabouiller le reste avec le manche du tournevis. Aussi calée soit-elle, jamais la fille ne pourra remettre son engin en état.
  
  Reste la radio. Si un navire de la flotte israélienne nous file le train, elle peut envoyer un message pour demander de l’aide. Détruire sa radio, c’est supprimer le dernier moyen de communication existant encore sur l’Akaï Maru, mais peu importent les conséquences, je ne peux pas courir le risque de la laisser passer un appel au secours. L’émetteur subit le même sort que le détonateur.
  
  Le froid me glace jusqu’aux os, le volume sonore des machines recommence à grimper. Je vais tourner de l’œil à nouveau. Lorsque les coups de boutoir se remettent à me pilonner la nuque, je me hâte de revisser les plaques de l’émetteur et du détonateur puis de ranger le tout dans le sac de Sharon.
  
  Ensuite, je rassemble les débris de fils, me traîne jusqu’à la trappe de la sentine et les jette dans l’eau de cale.
  
  Si Sharon ne contrôle pas le fonctionnement de ses appareils, elle ne constatera les dégâts qu’au moment de s’en servir. « Espérons qu’alors, il sera trop tard », me dis-je en rampant avec difficulté pour regagner mon sac de couchage.
  
  Je tremble comme une feuille en me glissant dans le duvet. Fermeture remontée, cordon serré autour du cou, je m’abandonne à nouveau dans les bras de Morphée.
  
  *
  
  * *
  
  Un contact chaud et infiniment doux me réveille : Sharon est allongée contre moi dans le duvet. Ses bras m’enlacent, ses jambes sont nouées autour des miennes. Elle est nue et la pression de ses seins sur ma peau est délicieuse.
  
  Immobile dans l’obscurité, je savoure voluptueusement la tiédeur de son corps.
  
  Puis je caresse doucement la joue de Sharon. Elle se crispe instantanément.
  
  — Vous êtes réveillé ? souffle-t-elle à quelques centimètres de mon oreille.
  
  — Eh oui. Combien de temps suis-je resté dans le cirage ?
  
  — Presque toute la journée.
  
  Elle s’écarte légèrement mais je la ramène contre moi.
  
  — Ne bougez pas, voyons.
  
  Elle se défend un peu, puis, finalement, me laisse faire.
  
  — Vous étiez gelé, m’explique-t-elle. C’est ce que j’ai trouvé de mieux pour vous réchauffer. Comment vous sentez-vous, maintenant ?
  
  — Beaucoup mieux, merci, dis-je avant de poser mes lèvres sur les siennes.
  
  Après un moment d’hésitation, elle se décide à répondre à mon baiser en se collant à moi.
  
  — J’ai eu très peur, m’avoue-t-elle. J’ai cru que vous alliez me mourir dans les bras.
  
  En guise de réponse, je laisse ma main descendre le long de son dos, dans le creux de ses reins puis sur l’arrondi de ses fesses. Elle frissonne de partout.
  
  Le strontium 90, le Poing Rouge de Novembre, le pétrole radioactif…, tout cela me paraît bien loin. Délicatement, je l’allonge sur le dos. Elle ne résiste plus. Je caresse ses seins aux pointes déjà gonflées de désir. Ensuite, du bout des doigts, je suis la ligne de son ventre plat et ferme, puis effleure sa toison soyeuse avant de passer à des caresses plus intimes.
  
  Sharon laisse échapper un petit râle plaintif. Elle se renverse en arrière et cambre les reins pour s’offrir à ma pénétration. Sans cesser de lui embrasser le cou et les seins, je la prends, lentement, en douceur. Bientôt ses jambes se nouent autour de ma taille et nous faisons l’amour, sans hâte, ondulant pianissimo comme si nous avions l’éternité devant nous.
  
  
  Sharon, détendue, fume une cigarette. Elle sourit mais une lueur d’inquiétude brille dans son regard. Elle tire une longue bouffée et me tend la cigarette. La fumée me tourne la tête quelques secondes.
  
  — C’était très bon, dis-je, tandis qu’elle se rallonge près de moi dans la tiédeur du sac de couchage.
  
  — Tu es réchauffé, maintenant ? murmure-t-elle en riant.
  
  — Tout à fait. Malheureusement, j’ai l’impression que ça ne va pas durer longtemps.
  
  Elle rit à nouveau en me reprenant la cigarette.
  
  — Où étais-tu partie tout à l’heure ?
  
  — Quoi ?
  
  — Je me suis réveillé. Tu n’étais pas là. Où étais-tu ?
  
  Elle hésite :
  
  — J’étais allée jeter un coup d’œil sur la passerelle de la salle des machines.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Je voulais savoir s’ils te recherchaient par ici. Ils ont bien dû se rendre compte de ta disparition…
  
  — Alors ? Ils me cherchent ?
  
  — Aucune idée, dit-elle d’une petite voix.
  
  Elle ment, je le sais. Allongeant le bras, je cherche à tâtons dans les affaires qu’elle a déposées sur le sol en se déshabillant. Je trouve sa torche.
  
  — Qu’est-ce que tu fais ? dit-elle, inquiète.
  
  J’allume la lampe et annonce d’une voix sèche :
  
  — Tu me mens !
  
  Elle s’assoit brusquement. Le sac de couchage glisse jusqu’à sa taille, me permettant d’admirer ses jolis seins. Sharon tourne la tête et lance un regard en direction de son sac à dos.
  
  — Oui, je l’ai trouvé. Je sais que c’est un détonateur. Tu as posé combien de bombes ?
  
  Les deux yeux qui se braquent sur moi n’ont plus la moindre expression de tendresse.
  
  — Je te l’ai déjà dit, Nick, cette affaire regarde les Israéliens. Je ne te laisserai pas t’en mêler. C’est pour ça que j’ai jeté ta radio.
  
  — Et tu as aussi l’intention de détruire ce bateau si tu ne parviens pas à récupérer le strontium…
  
  — Exactement. Ce sont mes ordres.
  
  — Ce que tu ne sais pas, c’est que le strontium a été immergé dans les soutes.
  
  — Si. Je le crois, maintenant. J’ai pris ton compteur Geiger et je suis allée vérifier. Je ne parviens pas à le localiser exactement mais je sais qu’il est là.
  
  — Tu n’as pas bien compris, Sharon. Quand je dis que le strontium est dans les soutes, je parle du strontium, pas du fût bêta.
  
  Elle écarquille les yeux, ouvre la bouche pour parler mais, finalement, se tait. Je poursuis :
  
  — J’ai retrouvé le fût à Koweït, dans un appartement. Il portait les références du dépôt de Beersheba et il était vide.
  
  — Ce n’est pas vrai !
  
  — Si, Sharon. J’ai été envoyé là-bas pour récupérer le matériau et je suis ici pour empêcher quiconque de couler ce navire. Si la cargaison de pétrole se répand dans l’eau, c’est peut-être la mort de l’océan Atlantique.
  
  — Tiens, tiens…, dit-elle. Si tu savais que le strontium n’était plus dans le fût, comment as-tu pu penser que tu allais le récupérer ?
  
  Son expression est triomphante.
  
  — Il reste encore une possibilité : qu’ils l’aient transféré dans un autre conteneur plombé. J’ai trouvé trois morts dans l’appartement de Koweït. Irradiés tous les trois. Ce qui veut dire qu’ils avaient manipulé la camelote. J’ai pensé que, peut-être, ils avaient mis le strontium dans un récipient plus discret que le fût bêta. Par exemple un baril de pétrole plombé. C’était une bonne manière de passer les contrôles portuaires sans éveiller les soupçons.
  
  — Tu vois bien, insiste Sharon, on revient à notre point de départ. Le strontium 90 est bien au fond des soutes mais dans un autre récipient.
  
  Je suis obligé de lui enlever ses illusions :
  
  — Malheureusement non. Et tu viens de le vérifier par toi-même.
  
  — Comment ça, je viens de le vérifier ?
  
  Elle se tait brusquement, fronce un moment les sourcils, puis s’exclame :
  
  — Bon sang, mais bien sûr ! Tu as raison ! Mon compteur Geiger fonctionne normalement. J’ai obtenu les mêmes résultats avec le tien !
  
  — Eh oui. Un faible taux de radiation partout à proximité des soutes.
  
  — Ils l’ont vraiment jeté à même le pétrole… Mais pourquoi ?
  
  — Ça, c’est ce que j’ignore, avouai-je. En tout cas, quelles que soient leurs raisons, il reste que ce navire transporte vingt-trois mille tonnes de pétrole brut radioactif vers les raffineries de Bakersfield en Californie.
  
  Après un long moment de silence, Sharon me confie :
  
  — J’ai mis six bombes en place…
  
  — Le type du Poing Rouge en avait posé au moins deux. Est-ce qu’on peut désamorcer les tiennes ?
  
  — Impossible, répond-elle en secouant la tête, elles sont équipées d’amorces piézo ultra-sensibles, comme les deux autres que j’ai trouvées le long des soutes.
  
  — De toute manière seules celles du terroriste posent un problème. J’ai saboté ton détonateur. Si personne ne vient les chatouiller de trop près, les tiennes ne risquent pas de sauter.
  
  Une expression indéchiffrable parcourt le visage de Sharon. Elle finit par sourire et dit :
  
  — J’ai hésité à l’emporter avec moi. Je t’avais sous-estimé. Je vois que j’aurais dû le faire.
  
  — Hé ! Tu ne vas pas me dire que tu as toujours l’intention de faire sauter l’Akaï Maru ?
  
  — Non. Pas après ce que tu viens de me dire. Donc peu importe que tu aies détruit mon détonateur. Il me reste encore jusqu’à 3 heures…
  
  Elle va sortir du duvet. Je l’attrape par le bras. Je sens un grosse boule me descendre de la gorge jusque dans l’estomac.
  
  — Comment ça 3 heures ? Tu as installé un système de minuterie ?
  
  — Pas du tout, mais tu avais vu juste pour autre chose. Je t’ai un peu menti. Un croiseur nous suit et ils ont un autre détonateur à bord. Si je ne fais pas exploser les bombes avant 3 heures, ils ont ordre de s’en charger. Mais je vais leur envoyer un message radio pour leur expliquer la situation.
  
  L’ahurissement doit se lire sur mon visage car je la vois pâlir sous son hâle.
  
  — Oh non ! Tu as aussi détruit mon émetteur ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  En costume d’Ève, Sharon Neumann dégage une féminité irrésistible. Vêtue de sa combinaison de commando, le visage noirci, la dague à la hanche avec, sous l’aisselle, un holster lesté d’un gros pistolet à silencieux, elle ne manque certes pas de chien mais me fait un tout autre effet. C’est maintenant un agent secret modèle, déterminé et, à coup sûr, très capable.
  
  Il est un peu plus de 6 heures du matin. Nous venons d’avaler un repas insipide tiré de nos boîtes de rations et nous nous apprêtons à quitter le tunnel de l’arbre porte-hélice.
  
  Après maintes délibérations, nous avons conclu que, même saccagé, le poste radio de l’Akaï Maru incarne encore notre meilleure chance de limiter la casse. Même un petit radiophare de position, s’il en reste un intact, peut nous permettre d’envoyer un message au croiseur israélien.
  
  — Tout de même, dis-je, je ne comprends pas qu’on t’ait donné un ordre impliquant le massacre du capitaine et des marins.
  
  Cela me chiffonne. Certes les Israéliens sont des durs, mais de là à anéantir tout un équipage…
  
  — Enfin ! Pour qui nous prends-tu ? lance-t-elle, indignée.
  
  — Dis donc, tu avais placé des explosifs à bord… Tu avais un détonateur… C’était bien pour tout faire sauter, non ?
  
  — Évidemment. Nous avions l’intention de couler le pétrolier mais seulement après avoir fait débarquer les hommes. Ensuite, nous pensions récupérer le fût bêta au fond de l’océan.
  
  — Et comment pensais-tu pousser le capitaine et ses marins à abandonner le navire ?
  
  — En m’arrangeant pour qu’ils trouvent les bombes, qu’ils me mettent la main dessus et me prennent pour une terroriste.
  
  — Très risqué. D’autant que les deux membres du Poing Rouge de Novembre auraient tout fait pour te tuer et t’empêcher d’agir.
  
  — J’avais l’ordre de les éliminer avant.
  
  — Je vois… Ensuite, votre croiseur serait passé comme par hasard dans les parages pour recueillir le capitaine et son équipage.
  
  — Exactement.
  
  Cela me laisse très perplexe.
  
  — Mais alors, il n’y a rien à craindre. Le capitaine du croiseur ne va pas faire sauter les bombes avant d’avoir évacué le navire.
  
  — Il peut le faire, Nick. Si je ne donne pas de nouvelles avant 3 heures, pour eux, cela signifiera que j’ai été tuée. Dans ce cas, il est prévu qu’ils envoient un message radio pour sommer le capitaine d’abandonner l’Akaï Maru.
  
  — Bien sûr, la radio du bord ne risque pas de capter son message… Mais, ne recevant pas de réponse et voyant que tout le monde reste à bord, le capitaine du croiseur n’ira quand même pas jusqu’à couler le navire ?
  
  — Je n’en suis pas sûre, Nick, objecte Sharon d’un ton embarrassé. Nous ne nous doutions pas que tu serais à bord, nous ne pensions pas non plus que les hommes du Poing Rouge auraient, eux aussi, placé des bombes. Pour moi, quand il comprendra que la radio ne fonctionne plus, le capitaine du croiseur s’approchera de l’Akaï Maru et enverra un message lumineux en morse.
  
  — Et s’il fait ça, le terroriste coulera immédiatement le bateau.
  
  — Sans doute. C’est pourquoi il faut que nous expédiions un message au croiseur pour lui dire d’attendre au moins jusqu’à ce que nous ayons pu contacter le capitaine et tout lui expliquer.
  
  Contacter le capitaine, oui… Mais ça donnerait quoi ? Premièrement, il est persuadé que c’est moi qui ai posé les bombes et, donc, moi qui ai fait sauter son poste radio. S’il y avait des hommes de service là-haut au moment de l’explosion – et, logiquement, il devait y en avoir –, ils sont probablement morts. Deuxièmement, j’ai salement arrangé Sakaï. Troisièmement, le capitaine m’a sûrement attribué la disparition du terroriste tué par Sharon. Dans ces conditions on peut supposer qu’il ne me laissera pas le temps de dire ouf…
  
  Sharon n’est pas au courant du Whiteshark qui a sûrement détecté le bateau israélien. Comment Farmington interprète-t-il cette présence ? À quoi attribue-t-il mon silence ? Ces deux questions restent, pour le moment, sans réponse.
  
  Une fois de plus, la recommandation de Hawk me revient en mémoire : « De la discrétion. » Jusqu’à présent, je pourrais trouver bon nombre de qualificatifs pour parler de cette mission, mais la discrétion n’est pas dans le lot. Et, désormais, toute action menée à découvert par Sharon et moi, par le bateau israélien ou par le Whiteshark va, à coup sûr, pousser l’homme du Poing Rouge de Novembre à faire sauter ses bombes.
  
  J’ai passé l’une des combinaisons de rechange que contient mon sac à dos. Ma mitraillette Uzi est sanglée dans mon dos et mes poches à fermetures Éclair renferment plusieurs chargeurs dont j’espère bien ne pas avoir à me servir.
  
  — En avant, dis-je.
  
  — Je suis désolée que nous ayons dû en arriver là, me dit Sharon d’un air penaud.
  
  Je pense aux Russes de Beyrouth et aux soupçons de Hawk concernant Kobelev. Elle ignore encore pas mal de choses, la belle Israélienne. En tout cas, peu importe pour l’instant, ce qui a déclenché cette situation, nous sommes dedans jusqu’au cou. Tous les deux.
  
  Sharon ouvre la trappe, allume sa torche et se laisse glisser dans la sentine. J’éteins le fanal, descends à mon tour et ferme la trappe derrière moi. Pataugeant dans l’eau glacée et puante, nous nous dirigeons vers la passerelle de la salle des machines.
  
  Arrivée à l’échelle, Sharon s’arrête pour m’attendre. Une lueur jaunâtre tombe de la passerelle à une dizaine de mètres au-dessus de nos têtes.
  
  — À mon avis, le changement d’équipe doit avoir eu lieu et…
  
  — Trop dangereux, Sharon. N’importe qui peut nous voir en sortant ou en pénétrant dans la salle des machines.
  
  D’après les plans, il existe de nombreuses conduites courant entre la paroi extérieure des soutes et la cloison intérieure de la carène. Les échelles remontent de la sentine jusqu’au pont principal en suivant la coque. Ces conduites sont prévues pour les opérations de pompage d’urgence.
  
  — Tu ne vas quand même pas essayer de passer par les puits de pompage ?
  
  — Si. Par là, on pourra atteindre le poste radio de l’extérieur. On aura beaucoup moins de chances de se faire repérer.
  
  — Tu te rends compte qu’il y a une tempête dehors ? proteste Sharon. On va se faire balayer comme des feuilles.
  
  — C’est un risque à courir. Si on est découverts par l’équipage et que le terroriste l’apprend, il fera sauter les bombes.
  
  — Tu as raison.
  
  Elle contourne l’échelle et poursuit vers l’avant.
  
  D’après mes souvenirs, la verticale du panneau d’accès le plus proche tombe à une trentaine de mètres en avant de la superstructure, juste à côté d’une buse de chargement. Cela signifie qu’il nous faudra parcourir une trentaine de mètres à découvert sur le pont, escalader la superstructure jusqu’au toit des cabines et, ensuite, pénétrer dans le poste radio par le trou de l’explosion.
  
  Dans n’importe quelle circonstance, ce serait une équipée difficile mais, en pleine tempête, cela ne manquera pas de piquant.
  
  Plus nous progressons vers l’avant, plus les mouvements du pétrolier deviennent violents et moins je suis certain de nos chances de réussite.
  
  Sharon doit partager mes incertitudes. Elle se tourne vers moi :
  
  — Nick, on n’y arrivera jamais par ce chemin.
  
  — Il faut essayer.
  
  Je n’ai aucune envie de passer par la salle des machines. Si nous croisons un marin, nous serons contraints de l’abattre. Éliminer un innocent en cas d’absolue nécessité ou pour sauver ma peau, c’est, à la rigueur, envisageable. Mais me mettre délibérément dans une situation où j’ai toutes les chances d’être obligé de tuer m’est impossible.
  
  Sharon doit lire dans mes pensées : avec un haussement d’épaules, elle fait demi-tour et se remet en route. Elle n’a pas fait trois mètres qu’elle pousse un petit cri et démarre au pas de course.
  
  Franchissant une varangue, elle s’arrête sur place en braquant sa torche sur un paquet gris attaché au vaigrage, à peu près à hauteur de poitrine. Je suis juste derrière elle.
  
  — Qu’est-ce que tu as trouvé, Sharon ?
  
  Question inutile, je vois immédiatement de quoi il s’agit. Une bombe au plastic suffisamment puissante pour faire un trou d’au moins cinq mètres de diamètre, non seulement dans le vaigrage mais aussi dans la coque proprement dite.
  
  — C’est ton travail, ça ?
  
  — Non, bien sûr. Tu vois bien que je viens de la découvrir.
  
  Je lui prends la torche pour examiner l’engin de près. Sur le pain de plastic est fixé un petit détonateur au centre duquel pointe une minuscule antenne de quelques centimètres. Deux autres fils, raccordés au détonateur, entourent la charge pour rejoindre, probablement, un dispositif piézoélectrique ultra-sensible. Si nous voulons déplacer la bombe ou même tenter de la désamorcer tout nous pétera au nez. Parfaitement simple mais parfaitement mortel.
  
  Voir de mes yeux une bombe posée dans les cales de l’Akaï Maru me fait prendre conscience avec encore plus d’acuité de la situation délicate dans laquelle nous nous trouvons. À tout moment, le terroriste peut décider de faire sauter ses bombes. Depuis la disparition de son complice, il doit être sur les dents.
  
  Sans un mot, nous repartons en quête de notre panneau.
  
  Nous avons fait trente mètres lorsque le rayon de la lampe révèle un autre paquet collé au vaigrage comme une immondice. Puis un autre, trente mètres plus loin.
  
  — Bon Dieu ! s’exclame Sharon d’une voix sombre. Il en a truffé tout le bateau !
  
  — S’il fait exploser tout ça en même temps, on coule comme une pierre. Personne ne pourra s’en tirer.
  
  Peu après avoir rencontré la dernière bombe, nous atteignons l’échelle qui rejoint l’écoutille du pont avant, une vingtaine de mètres plus haut.
  
  Je passe devant Sharon. Au bout de trois mètres, je m’arrête :
  
  — C’est trop dur de monter avec la torche dans une main. Je vais l’éteindre et la mettre dans ma poche. Il va falloir terminer à tâtons dans le noir. Fais bien attention à toi.
  
  Elle me regarde un long moment, fixement :
  
  — Toi aussi, fais attention, Nick.
  
  Une obscurité d’encre nous enveloppe maintenant. Lentement, avec mille précautions, je reprends l’ascension, barreau après barreau.
  
  Les barres de l’échelle sont froides et glissantes. Et les mouvements du navire ne facilitent pas notre progression.
  
  À deux reprises, Sharon réclame une halte pour se reposer. À chaque fois, je sors la torche de ma poche et l’allume. La lumière nous réconforte.
  
  Il nous faut au moins une demi-heure pour arriver dans la coursive qui passe à deux mètres sous le panneau d’écoutille. Là, je peux rallumer.
  
  Sharon me rejoint sur l’étroite plate-forme et nous nous reposons pendant cinq bonnes minutes.
  
  — Voilà, dis-je. On a fait le plus facile.
  
  — Je sais, répond-elle avec un petit sourire forcé.
  
  Elle jette un coup d’œil à sa montre et ajoute :
  
  — Presque 7 heures.
  
  — Oui, plus que huit heures… Ça ne nous laisse pas beaucoup de temps.
  
  Les balancements du navire nous obligent à rester cramponnés au garde-corps bas qui borde la petite passerelle. Sharon lève les yeux vers le panneau d’écoutille. Le vent hurle au-dehors.
  
  — Prête ?
  
  Elle hoche la tête puis vient m’embrasser :
  
  — Nick, je suis contente que tu sois là.
  
  Je gravis le dernier tronçon d’échelle et déverrouille le panneau. Immédiatement, il m’échappe des mains, happé par une bourrasque, et se rabat à l’extérieur avec un énorme fracas métallique.
  
  Le vent s’engouffre dans l’ouverture. La crépitation de la pluie et le mugissement des rafales sont si forts que nous ne nous entendons même plus.
  
  Je m’agrippe au surbau et me hisse sur la plage avant. Il fait nuit noire. Tout ce qu’on peut voir de la superstructure, c’est la clarté diffuse de quelques lumières derrière les vitres.
  
  J’aide Sharon à s’extraire du boyau de pompage. Heureusement que je ne suis pas seul pour refermer le panneau. Il est si lourd qu’on reste un bon moment affalés sur le pont, accrochés des deux mains au volant d’une vanne. Sharon crie quelque chose. Elle n’est qu’à quelques centimètres de moi et, pourtant, sa voix se perd dans la tempête. Je secoue la tête pour montrer que je n’ai pas compris, puis pointe le doigt vers l’arrière du pétrolier.
  
  Sharon acquiesce d’un signe. Je quitte la sécurité relative que m’offre le volant et démarre à quatre pattes en direction de la superstructure. J’y vais vraiment doucement, m’assurant chaque prise le mieux possible. Mon champ de vision se limite aux quelques mètres de tôle d’acier qui s’étendent devant moi.
  
  Au bout d’une éternité, je touche le bas de la superstructure, à gauche d’un portillon d’accès. Le pétrolier navigue vent debout, et l’immense carcasse de huit étages ne nous offre aucune protection contre le mauvais temps.
  
  Sharon pointe le doigt vers la gauche et, après quelques instants de répit, je repars toujours à quatre pattes, dans cette direction. Au bout du trajet, je trouve l’échelle de vingt-cinq mètres qui flanque la superstructure.
  
  Tout en haut, on entend, par intermittence, des claquements semblables à des coups de feu. Les marins ont dû couvrir le trou du poste radio à l’aide d’une bâche qui bat dans le vent.
  
  J’attrape le premier barreau, en faisant signe à Sharon que je veux sa dague. Je la passe sous mon ceinturon et commence l’escalade. La pluie qui tambourine sur la construction métallique et le vent qui me cingle comme un fouet m’arrachent presque de l’échelle.
  
  Chaque mouvement pour gravir un degré est un quitte ou double. Plus je progresse, plus les coups de bâche me claquent dans les oreilles.
  
  Je lâche prise deux fois mais, par miracle, je réussis à me raccrocher in extremis du bout des doigts. Mes mains engourdies ne sentent plus rien. Après chacune de ces glissades, j’attends que le rythme de mon cœur soit revenu à la normale, puis regarde Sharon. Les deux fois, elle me lance un petit sourire.
  
  Enfin, ça y est : la bâche est là, sous mes yeux, cravachant la paroi du poste.
  
  L’une des antennes endommagées ballotte à cinquante centimètres de mon épaule droite. L’explosion a pulvérisé tout l’avant du poste radio et percé un énorme trou dans le toit. Un coin de la bâche s’est détaché à l’opposé de l’échelle et fouette les tôles.
  
  Agrippé de la main gauche au dernier barreau, je prends la dague, tends le bras par-dessus le longeron avant et taillade le tissu qui, instantanément, se déchire sur toute sa longueur.
  
  Sautant à califourchon sur le longeron, j’enfile la main dans l’entaille de la bâche et trouve une prise sur le bord du trou déchiqueté.
  
  Je reste comme ça un moment, la main droite cramponnée au mur du poste, la gauche à l’échelle, essayant de trouver mon équilibre en fonction des mouvements du navire. L’Akaï Maru se soulève sur la crête d’une lame puis replonge dans un creux. J’attends qu’il recommence à s’élever et, là, je donne un solide coup de rein qui me propulse dans le poste. J’atterris brutalement, roule plusieurs fois sur le sol en me coupant les mains dans des débris de verre, puis achève ma course contre un obstacle dur.
  
  La cabine est plongée dans le noir et le vent qui s’engouffre sous la bâche soulève des nuages de poussière et de particules de toute sorte.
  
  Je me relève et, passant la tête par l’ouverture, vois Sharon qui vient d’atteindre le sommet. Prudemment, elle lâche le barreau de l’échelle pour empoigner la main que je lui tends.
  
  Au moment où elle devrait sauter, ses deux pieds glissent. Elle fait un demi-tour dans le vide, puis s’arrête, suspendue à mon bras. Le choc est rude. Agrippé de mon mieux au rebord du trou, je sens craquer l’articulation de mon épaule.
  
  L’effort est surhumain. Je sais que je ne pourrai pas tenir longtemps. Je vais lâcher prise d’une seconde à l’autre et Sharon s’écrasera sur le pont du pétrolier. L’étrave de l’Akaï Maru amorce un mouvement ascendant pour franchir une grosse lame. C’est le moment ou jamais. Je rassemble mes dernières forces et tire comme un forcené. Comme propulsée par un ressort. Sharon fait un bond en l’air et retombe en équilibre sur le longeron avant de la cabine.
  
  Pendant une seconde horrible, son corps se balance, oscillant entre la chute en avant et la chute en arrière. Dans un dernier sursaut d’énergie, je la fais basculer vers l’intérieur. Les quatre fers en l’air, nous nous effondrons, bras et jambes emmêlés, sur le plancher du poste radio.
  
  Nous restons longtemps enlacés, heureux d’avoir échappé au pire. Comme moi, Sharon doit se jurer intérieurement de ne pas repartir par le même chemin…
  
  Finalement, nous nous séparons. J’allume la torche. Le spectacle que nous révèle la lumière me laisse bouche bée.
  
  Personne ne pouvait s’attendre à de pareils dégâts. Ici, nous ne trouverons pas le moindre appareil en état de marche. C’est un fatras d’éclats de verre, de fils sectionnés, de fragments de plastique, de ferraille tordue mouchetée de taches et de petits pâtés brun rougeâtre. Quelqu’un était en service dans le poste au moment de l’explosion, preuve qu’aux yeux de l’homme du Poing Rouge, la vie humaine compte pour zéro.
  
  Ce n’est pas ici que nous trouverons le moyen d’entrer en contact avec le croiseur israélien. Pourtant, à 3 h, lorsqu’il s’approchera de l’Akaï Maru, le terroriste pressera le bouton de son détonateur. Cela ne fait plus l’ombre d’un doute pour moi.
  
  Par acquit de conscience, une dernière inspection des lieux. Sharon me regarde promener le rayon de ma lampe sur les vestiges de la cabine.
  
  — Ça ne sert à rien, dit-elle. Tout est fichu.
  
  — Qui est le second terroriste ? Est-ce que tu connais son nom ? Et sa tête ?
  
  — Il s’appelle Sal’Fit Quanrum. Je l’ai vu au Koweït avec son complice. Ils se sont fait embaucher tous les deux comme simples matelots.
  
  — Donc leurs quartiers doivent se trouver à l’arrière, au niveau du pont ?
  
  — Probable. Qu’est-ce que tu comptes faire ? demande Sharon, l’œil inquiet.
  
  — Trouver sa couchette et lui faucher son détonateur avant qu’il ait pu s’en servir.
  
  — Ça ne changera rien pour les bombes que j’ai posées. Le capitaine du croiseur a aussi un détonateur.
  
  — Je sais. Ça ne nous empêche pas d’éliminer l’un des deux dangers. De plus, je ne pense pas que votre officier sabordera l’Akaï Maru sans avoir fait évacuer les membres de l’équipage.
  
  — Il n’aura aucun prétexte pour justifier la présence du croiseur dans les parages, observe Sharon. Le plan prévoyait que je me fasse passer pour une terroriste aux yeux du capitaine de l’Akaï Maru. En apprenant que j’avais posé des bombes à bord, il aurait dû, logiquement, lancer un appel de détresse. Comme par hasard, notre croiseur aurait été le navire le plus proche. Maintenant, sans radio, impossible de suivre ce scénario.
  
  — Il faut aller voir le capitaine et tout lui raconter.
  
  La voix de Sharon est tranchante :
  
  — Non !
  
  Elle recule. À l’expression glaciale de son minois, je me souviens que la femme amoureuse s’est effacée devant la combattante implacable et décidée. Avant que j’aie le temps de saisir mon PM dans mon dos, elle dégaine son pistolet et le pointe sur moi.
  
  — Personne ne doit apprendre l’existence du strontium 90 ! déclare-t-elle d’un ton sans réplique.
  
  — Écoute. Moi, je suis déjà au courant. Et puis nous n’avons pas trente-six possibilités. Ou bien nous acceptons que ce pétrolier et sa cargaison coulent par le fond, ou bien nous révélons tout au capitaine.
  
  — Non ! Je ne peux pas laisser faire une chose pareille ! Les Russes sauront immédiatement que nous possédons des installations atomiques. Leur premier geste sera de fournir des armes nucléaires aux Syriens et aux autres. Nous n’aurons plus la moindre chance.
  
  Je suis sur le point de lui dire que les Soviétiques sont déjà au courant et même qu’ils sont à l’origine de cette affaire, mais la porte du couloir s’ouvre.
  
  La silhouette d’un homme petit et mince se découpe dans l’encadrement éclairé. La lumière qui brille dans son dos nous empêche de distinguer clairement ses traits.
  
  Il pousse une exclamation de surprise, saute en arrière et claque la porte avant que nous ayons eu le temps de réagir.
  
  — C’est lui ! cria Sharon. C’est Quanrum !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  — Le détonateur !
  
  Bondissant vers la porte, je l’enfonce d’un coup d’épaule. Trop tard. Quanrum disparaît à l’angle du couloir.
  
  Sharon m’a rejoint et, tête baissée, nous nous lançons aux trousses du terroriste. S’il atteint l’endroit où il a dissimulé son détonateur, tout est fichu.
  
  Le capitaine et un officier montent vers la passerelle. En nous apercevant, ils portent la main à la poche de leur veste.
  
  Sans cesser de courir, j’attrape l’Uzi dans mon dos, fais sauter la sécurité d’un coup de pouce et tire une courte rafale au-dessus de leurs têtes. Les deux hommes se baissent, ressortent vivement par la porte qu’ils viennent de franchir et la claquent derrière eux. Quelques secondes plus tard, nous passons le portillon et fonçons vers le capot de descente.
  
  Nous atteignons le premier palier lorsqu’un coup de feu claque à l’étage supérieur. La balle ricoche dangereusement entre les parois de la cage d’escalier.
  
  En un éclair, nous tournons l’angle et sautons dans le couloir de l’étage, pour sortir de l’axe du tir.
  
  Je passe la tête sur le seuil et crie :
  
  — Restez où vous êtes !
  
  Pour toute réponse, quatre coups de feu. Avançant le canon du PM jusqu’à l’angle du couloir, je lâche une rafale dans le plafond. La déflagration est assourdissante dans la cage d’escalier.
  
  Nous avons perdu beaucoup de temps. Le terroriste possède une avance sérieuse. De plus, nous ne savons pas au juste, où se trouve sa cabine, ni même si c’est là qu’il a caché son détonateur.
  
  Un silence de plusieurs secondes suit ma riposte.
  
  Je fais un signe de tête à Sharon. D’un bond, nous sommes dans l’escalier, dégringolant les marches quatre à quatre.
  
  Juste avant d’atteindre le niveau du pont principal, on entend une cavalcade. Plusieurs hommes dévalent l’escalier derrière nous. Au même moment, la sonnerie d’incendie tinte dans tout le navire.
  
  Nous débouchons dans le couloir du pont pour voir une demi-douzaine de marins sortir précipitamment du réfectoire. Dès qu’ils nous aperçoivent, ils se figent sur place. Je leur fais signe de lever les mains et demande en japonais :
  
  — Où est la couchette de Quanrum ?
  
  L’un des hommes tend le doigt vers bâbord montrant une porte ouverte.
  
  — Rentrez là-dedans ! dis-je en indiquant le ; réfectoire du canon de mon arme.
  
  Ils ne se le font pas répéter et refluent vers l’intérieur. Nous fonçons déjà dans le couloir. Arrivés à la porte ouverte, nous stoppons net.
  
  Collé à la cloison, je passe la tête par l’ouverture. Engoncé dans un énorme gilet de sauvetage, Quanrum se relève après avoir pris quelque chose dans un caisson sous sa banquette. Je m’encadre sur le seuil, l’arme à la hanche.
  
  Il fait volte-face. D’une main, il tient un pistolet et, de l’autre, une petite boîte noire de laquelle dépasse une courte antenne. Une lueur de démence féroce brille au fond de son regard.
  
  — N’approche pas ! hurle-t-il en levant la boîte noire au-dessus de sa tête. Il a le pouce sur le bouton.
  
  Je relâche la pression de mon index sur la détente de ma mitraillette. Avant de mourir, son dernier réflexe sera sûrement d’appuyer sur le bouton. Et, dans ce cas, fini l’Akaï Maru.
  
  Je m’efforce de parler d’une voix égale mais assez forte pour dominer le tintamarre de la sirène d’incendie.
  
  — Écoutez. Si vous nous donnez ce détonateur, nous vous laissons partir.
  
  La cabine comprend quatre couchettes, deux en bas et deux en haut. Au fond de l’étroite travée centrale s’ouvre une seconde porte qui, à l’évidence, débouche sur la coursive du pont arrière. Quanrum recule lentement.
  
  — Vous n’avez pas envie de mourir ! dis-je en entrant prudemment.
  
  — N’approche pas ! répète-t-il d’une voix glapissante. Je fais sauter-le bateau !
  
  D’un petit pas en arrière, il s’approche de la porte. Une détonation retentit dans le couloir.
  
  — Nick ! crie Sharon en sautant dans la cabine.
  
  — Non ! rugit Quanrum.
  
  Son pouce écrase le bouton du détonateur, tandis que son index droit se crispe sur la détente de son pistolet. La balle m’atteint au-dessous du genou gauche. Je pivote sur place comme une toupie et m’écroule dans la travée.
  
  On nous mitraille du couloir et, avant que j’aie pu me lever et remettre mon PM en position de tir, Quanrum a jeté le détonateur et filé par la porte de derrière.
  
  Il n’y a pas eu d’explosion. Très ingénieux. Les bombes sont équipées d’un dispositif à retardement permettant au terroriste de quitter le navire…
  
  Je me traîne vers la porte et la claque Une seconde plus tard, Sharon verrouille le loquet et m’aide à me relever.
  
  La douleur commence à se faire sentir, par à-coups. Mais, apparemment, la balle a seulement traversé les tissus superficiels sans endommager les muscles. Je saigne peu et j’arrive à marcher. Mais Sharon est affolée et se précipite vers une couchette, arrache un drap et se met à en déchirer une bande.
  
  — Ça, ce n’est pas le plus grave. Il a appuyé sur le détonateur !
  
  — Impossible. Il ne s’est rien passé, dit Sharon tout en me bandant la jambe après avoir découpé d’un coup de dague le tissu de ma combinaison.
  
  — Les bombes sont équipées d’amorces à retardement.
  
  — Tu les as vues aussi bien que moi. Il n’y en a pas.
  
  Lorsqu’elle a terminé, je m’appuie sur son bras pour aller ramasser la boîte noire abandonnée par Quanrum. Si la minuterie ne se trouve pas sur les bombes, elle doit être à l’intérieur du détonateur.
  
  — J’ai suivi des cours d’électronique, dit Sharon en me le prenant des mains.
  
  Des bruits de pas précipités claquent dans la coursive arrière. Par la porte entrebâillée je glisse le canon de mon arme. Trois hommes armés de fusils arrivent dans notre direction.
  
  Je sors dans la coursive en hurlant :
  
  — Stop !
  
  Ils s’arrêtent tous les trois après une glissade.
  
  — Jetez vos armes !
  
  Ils me regardent un long moment d’un œil fixe avec l’air d’hésiter. Puis lentement, ils déposent leurs fusils sur le sol.
  
  — Maintenant, allez dire à votre capitaine que le bateau va sauter d’une minute à l’autre. Qu’il fasse mettre les chaloupes à la mer, et vite !
  
  Pas un ne bouge. Je les menace de ma mitraillette.
  
  Ils font demi-tour et disparaissent en courant vers le portillon de bâbord. Je rejoins Sharon, qui a ouvert le détonateur et en examine les composants.
  
  — Est-ce que tu peux enlever les piles ou couper le circuit de la minuterie sans faire sauter les bombes ?
  
  Elle me lance un regard décontenancé.
  
  — Il n’y a pas de minuterie là-dedans.
  
  — Quoi ? Enfin, il doit forcément y en avoir une !
  
  — Regarde toi-même.
  
  Effectivement, je ne trouve rien qui ressemble de près ou de loin à un système de minuterie. Le circuit est, ni plus ni moins, celui d’un émetteur miniaturisé. En pressant le bouton, on envoie simplement un signal par l’intermédiaire de l’antenne.
  
  — C’est tout bêtement un émetteur à haute fréquence, constate Sharon. Ça peut servir de détonateur mais il n’y a pas la moindre minuterie.
  
  — Comme tu dis, tout bêtement… Et ça peut aussi tout bêtement servir d’émetteur. Et de rien d’autre.
  
  Elle approuve, apparemment sans comprendre. Quant à moi, je viens de faire une déduction très simple et aussi très dure à encaisser. Si je ne me trompe pas, les ennuis qui s’annoncent seront encore plus graves que prévus.
  
  — Il faut remonter à la passerelle de commandement.
  
  — Quoi ! s’exclame Sharon, l’air ahuri. Je ne comprends pas ! Et les bombes ? Et Quanrum ?
  
  — Les bombes ne sont pas là pour qu’on les fasse sauter. Tout au moins pas Quanrum et pas avec cet engin.
  
  — Mais qui alors et avec quoi ?
  
  — Tu as raison. Ce n’est rien d’autre qu’un émetteur. L’idée était simple : si les choses se gâtaient à bord au point que les terroristes se sentent acculés à faire sauter le navire, ils devaient appuyer sur ce bouton. C’est ce qu’a fait Quanrum. Mais, au lieu de couler l’Akaï Maru, comme il le pensait, il a juste envoyé un signal.
  
  — Mais à qui ? demande Sharon, inquiète en me hurlant presque dans les oreilles.
  
  — Je ne sais pas, moi. Sans doute à quelqu’un qui nous suit aussi.
  
  Vu sa peur panique à l’idée que les Russes peuvent être informés des capacités nucléaires d’Israël, je ne suis pas chaud pour lui faire part de ce que je sais.
  
  Et le détonateur bidon m’a permis de comprendre autre chose : les Soviétiques tiennent à ce que le pétrole radioactif atteigne les États-Unis. De toute évidence, les bombes posées à bord ne doivent servir qu’en dernier recours. Quant à savoir pourquoi ils veulent envoyer ce pétrole à Bakersfield… point d’interrogation.
  
  Si un bâtiment soviétique navigue dans les parages, il a reçu le signal de Quanrum et a déjà dû mettre le cap sur l’Akaï Maru. Le capitaine du croiseur israélien, par ailleurs, a toujours un détonateur pour faire sauter les bombes de Sharon.
  
  Je ne vois donc plus qu’une solution : prendre la barre du pétrolier et tenter des manœuvres de diversion, tant pour échapper au bateau soviétique que pour attirer l’attention du Whiteshark.
  
  Sharon et moi, nous dirigeons vers la passerelle. Mon genou me fait mal. Soudain elle s’arrête et me dit :
  
  — Dis donc, Quanrum peut encore faire sauter au moins une bombe ! Avec le système d’amorce, il lui suffit de descendre dans la cale et de la tripoter… Elle explosera.
  
  — Je sais. Mais il portait un gilet de sauvetage. Je parie qu’il a déjà quitté le navire.
  
  — Nick, reprend Sharon, il y a un bateau américain derrière nous, n’est-ce pas ?
  
  Je l’observe un moment puis, finalement, acquiesce. Elle enchaîne :
  
  — Plus celui qui devait recevoir le signal de Quanrum…
  
  Il n’y a pas de réponse à cela. D’ailleurs une douleur sourde vient de me transpercer la jambe.
  
  La sonnerie d’incendie s’arrête. Le portillon avant s’ouvre brusquement et claque contre le flanc du capot. Je pointe ma mitraillette Uzi, prêt à accueillir les arrivants, mais l’étrave de l’Akaï Maru replonge dans un creux et le portillon se referme tout seul. Personne. J’ai le sentiment inquiétant que le navire a été abandonné, qu’il ne reste plus que nous à bord.
  
  Tant bien que mal, je me dirige vers le portillon, l’ouvre d’une poussée de mon arme. La coursive est déserte. J’entre, suivi de Sharon, ferme le portillon et le verrouille derrière nous.
  
  On entend seulement le vrombissement des moteurs. Le pétrolier continue à fendre les eaux, probablement livré à lui-même. Le vent est encore tombé et les hurlements dans la superstructure se sont tus.
  
  — Où sont-ils passés ? demande Sharon.
  
  — Je n’en sais rien.
  
  Rasant la cloison, je jette prudemment un coup d’œil dans l’escalier. Personne. Le navire a l’air réellement abandonné.
  
  Nous grimpons l’escalier, aussi vite que possible mais sans faire le moindre bruit. À chaque palier, nous nous arrêtons pour jeter un coup d’œil dans le couloir de l’étage. Pas un chat. Et toujours pas d’autre bruit que celui des moteurs.
  
  La sonnerie d’abord déclenchée, puis arrêtée, reste une énigme. Tout l’équipage est peut-être rassemblé au poste d’incendie. Mais où diable peut-il se trouver sur un pétrolier géant ?
  
  Je débouche sur le tillac de la passerelle de commandement au dernier étage. La porte est entrouverte.
  
  Tout en m’engageant au pas de course, je débloque la sécurité de ma Uzi. Le poste radio est ouvert, lui aussi. Le vent qui souffle un peu plus fort à cette hauteur, fait brinquebaler les portes.
  
  Nous sommes à mi-chemin de la passerelle, lorsque des bruits de pas précipités martèlent les marches de l’escalier dans notre dos. Je me retourne pour voir la silhouette massive de Sakaï s’encadrer dans l’ouverture du tillac, derrière Sharon. La tête enveloppée d’un gros bandage blanc, il nous charge comme un buffle en colère. Très rapide, Sharon pivote sur place tout en tirant. Il est touché à l’épaule, mais il en faut plus pour arrêter Sakaï. Cela ne le ralentit même pas…
  
  Avant qu’elle ne tire un autre coup de feu, le Japonais est sur elle et l’envoie valser contre la cloison d’un puissant revers de main.
  
  Je fais un bond en arrière et, le doigt sur la détente, pointe l’Uzi sur la poitrine de notre attaquant. Je ne veux pas l’abattre mais s’il ne me laisse pas le choix, tant pis pour lui.
  
  La détermination doit se lire dans mes yeux car le karatéka se plante sur place, les jambes légèrement fléchies.
  
  Sharon qui était dans le cirage commence à revenir à elle. Son pistolet se trouve par terre à moins d’un mètre de sa main.
  
  Je tiens toujours Sakaï en respect.
  
  — Je ne veux pas vous faire de mal. Ne m’y forcez pas ! dis-je en japonais.
  
  Sakaï ne bronche pas. Il reste là, en garde, attendant visiblement que je jette mon PM pour l’affronter en homme, à armes égales. En d’autres circonstances, je lui aurais volontiers fait ce petit plaisir, même si je ne me fais aucune illusion sur le résultat de la rencontre. Mais je ne suis pas là pour faire joujou.
  
  Il est à trois mètres, environ. Tout à coup, il fait un pas en avant.
  
  — Suffit ! Si vous m’obligez à vous abattre, je n’hésiterai pas !
  
  Sharon est à genoux, frottant une bosse sur son front. Je recule d’un pas et, désagréable surprise. Sens ma nuque entrer en contact avec un cylindre de métal froid. Un homme a dû sortir de la passerelle de commandement.
  
  — Posez votre arme ! m’ordonne-t-il.
  
  À ce moment, Sakaï s’élance vers moi. Mais Sharon ne perd rien de la scène. D’un geste vif, elle récupère son automatique et, l’empoignant à deux mains, le pointe sur la tête du Japonais en criant :
  
  — Arrêtez ou vous êtes mort !
  
  De nouveau, Sakaï se fige, toujours en garde.
  
  — Si vous tenez à la vie, demandez à votre petite amie de jeter son arme, dit l’homme dans mon dos.
  
  — Restez tranquille ou je tire ! réplique Sharon. Ensuite je vous descends. Je suis rapide.
  
  — Je vais l’abattre ! menace l’autre.
  
  Aussi immobile qu’un marbre antique, je sens de petites gouttes de sueur commencer à perler sur mon front.
  
  — Décidez-vous, et vite ! intime Sharon d’une voix sèche. Tirez ou reculez ! Dans cinq secondes, je loge une balle entre les deux yeux de votre ami !
  
  — Non, non…, bredouille l’homme qui braque son arme sur moi.
  
  En un éclair, je fléchis les jambes et, pirouettant sur place, lui plonge le canon de ma mitraillette au creux de l’estomac. Sakaï s’avance sur Sharon.
  
  — Stop ! hurle-t-elle.
  
  Mon agresseur, un officier, est étendu sur le sol. Avec difficulté, je le déleste de son pistolet. Une douleur cuisante me transperce la jambe. Du sang imprègne le pansement improvisé par Sharon.
  
  — Debout ! dis-je.
  
  Lentement, l’homme s’exécute en se tenant le ventre à deux mains.
  
  Je fourre son arme dans ma poche et demande :
  
  — Qui y a-t-il d’autre sur la passerelle ?
  
  L’officier lève vers moi des yeux terrorisés.
  
  — Alors ? Qui d’autre ?
  
  — Le… le second et le timonier.
  
  — Où sont le capitaine et les autres matelots ?
  
  Ça m’étonnerait qu’il me réponde. Pourtant, après un temps de réflexion, il me dit :
  
  — Au poste d’incendie, sur le pont principal. Il y a eu un exercice d’alerte au feu.
  
  — Le capitaine y est aussi ?
  
  — Qui.
  
  Sharon est toujours à genoux, le pistolet bien calé dans ses deux mains, surveillant Sakaï à moins d’un mètre cinquante d’elle.
  
  — Ça va, Sharon ?
  
  — Ça va. Et toi ?
  
  — Pour l’instant, oui.
  
  Les Soviétiques vont sûrement passer à l’attaque maintenant. Il faut prévenir le capitaine. Je me tourne vers l’officier :
  
  — Faites très attention à ce que je vais vous dire. Nous ne voulons aucun mal à ce navire et à son équipage. Il faut nous croire ! Mais des gens moins bien intentionnés vont donner l’assaut à l’Akaï Maru pour essayer de le couler. Dites à votre capitaine de cacher ses hommes et de leur distribuer tout l’armement dont vous disposez. Surtout qu’ils se postent dans les endroits les moins voyants possible et qu’ils se tiennent prêts à abandonner le bâtiment !
  
  — Qui êtes-vous ? proteste l’officier.
  
  — Ça n’a aucune importance. Ce qui importe, c’est que vous transmettiez mon message à votre capitaine.
  
  Il me lance un regard rempli de haine.
  
  — Vous ne quitterez pas ce bateau vivant ! lâche-t-il.
  
  — Ni moi ni personne si vous ne faites pas ce que je viens de vous dire. Allez, maintenant, exécution ! Et emmenez Sakaï avec vous.
  
  L’officier me dévisage longuement, comme s’il tenait à graver chacun de mes traits dans sa mémoire. Puis, se tournant vers Sakaï, il aboie une phrase à toute allure.
  
  Le karatéka ne bouge pas. L’officier s’approche de lui en hurlant. Finalement, comme à regret, l’autre abaisse sa garde et suit son supérieur après m’avoir décoché un coup d’œil fielleux par-dessus son épaule. Ils passent devant Sharon sans même la regarder et disparaissent dans la cage d’escalier.
  
  L’Israélienne se relève et se précipite sur mes traces. En quelques bonds, nous atteignons la porte de la passerelle de commandement. Sans un bruit, nous nous glissons à l’intérieur.
  
  La vaste pièce s’étend sur presque toute la largeur du bâtiment. Une rangée de lampes encastrées dans le plafond baigne les lieux d’une lumière rouge tamisée à laquelle s’ajoute le scintillement de plusieurs centaines de voyants et de cadrans.
  
  Un jeune homme en uniforme blanc se tient sur un caillebotis derrière une immense roue d’acier chromé. À sa gauche, le second parle au téléphone tout en regardant au-dehors par les larges baies vitrées.
  
  À voix basse, je dis à Sharon de surveiller le tillac, puis je m’avance lentement vers le centre du poste.
  
  L’officier de route aperçoit mon reflet dans la baie vitrée. Il se retourne, bouche bée.
  
  — Raccrochez le téléphone !
  
  En entendant ma voix, le jeune timonier fait un bond sur son caillebotis et me regarde l’œil écarquillé.
  
  — Je vous ai dit de raccrocher !
  
  L’officier repose le combiné et lève les mains en demandant :
  
  — Que voulez-vous ?
  
  — Ordonnez au timonier de bloquer la roue !
  
  — Ils arrivent, lance Sharon depuis la porte.
  
  — Retiens-les. Ordonnez-lui de bloquer la roue ! dis-je à l’officier avec un geste explicite du canon de mon arme. Il capitule :
  
  — Faites ce qu’il dit.
  
  Le regard du timonier erre un moment entre son supérieur et moi, puis, finalement, il abaisse un grand levier d’acier fixé au socle de la barre. Sans les quitter des yeux, je me tourne légèrement vers Sharon et crie :
  
  — Dis-leur qu’on fait sortir deux de leurs hommes !
  
  Je l’entends répéter mes instructions à ceux qui sont massés sur le tillac.
  
  — Vous ne pourrez pas manœuvrer ce navire vous-même, dit le second.
  
  Je fais un pas de côté et, de ma mitraillette, leur indique de prendre la route.
  
  — Sortez tous les deux.
  
  — Mais, enfin vous ne pourrez jamais…
  
  — Sortez et que ça saute !
  
  L’officier se dirige vers la porte. Le jeune timonier l’imite en faisant un large écart au moment où il passe devant moi. Ils se font tout petits en arrivant au niveau de Sharon qui garde la porte, le dos collé à la cloison.
  
  Dès qu’ils ont franchi le seuil, Sharon pousse la porte d’un coup de pied puis, vivement, la verrouille.
  
  Un instant plus tard, elle me rejoint près de la roue. Nous laissons tous les deux échapper un grand soupir de soulagement, puis elle me demande :
  
  — Et maintenant ?
  
  Avant de répondre, je sors une cigarette, l’allume et tire une longue bouffée.
  
  — Maintenant, on vire à tribord pendant trois minutes, ensuite trois minutes sur bâbord puis, de nouveau, à tribord toute.
  
  — Un SOS ?
  
  Je hoche la tête.
  
  — Nick, est-ce que tu vas me dire qui nous suit ?
  
  — Un sous-marin de l’US Navy.
  
  — Ce n’est pas ça qui m’intéresse. C’est ceux qui s’apprêtent à nous attaquer. Qui a capté le message de Quanrum ?
  
  — Un torpilleur soviétique, je suppose. Peut-être un sous-marin.
  
  Elle blêmit tout d’un coup.
  
  — Tu… tu veux dire que c’est les… les Russes… qui…
  
  Le reste de sa phrase se perd dans un borborygme incompréhensible.
  
  Il faut bien que je lâche le morceau un jour ou l’autre :
  
  — Eh oui, Sharon. Ce sont les Russes qui sont derrière cette affaire. Depuis le début.
  
  Rapidement, je lui raconte ce que j’ai découvert à Koweït, puis à Beyrouth.
  
  — Tu es sûr que c’étaient des agents du KGB ?
  
  — Sûr. Ils avaient des cartes de diplomates soviétiques.
  
  — La vache ! Tout est fichu, alors !
  
  — Peut-être pas…
  
  Je remonte le levier de blocage et tourne la barre sur la droite jusqu’à fin de course. Le roulis s’accentue progressivement à mesure que le mastodonte flottant prend les vagues de travers en changeant de cap.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  La cloison du fond est occupée par des placards. Sharon y déniche un nécessaire de premier secours complet. D’une main tremblante, elle dépose la mallette à mes pieds au moment où je commence la seconde série de manœuvres de louvoiement. Elle découpe mon vieux pansement, puis le bas de la jambe de ma combinaison.
  
  — Ça fait très mal, Nick ?
  
  — À peine…
  
  Je mens en me concentrant sur ce que je fais. Les conditions atmosphériques sont nettement meilleures mais la mer est toujours grosse, et les lames de cinq à six mètres qui se fracassent contre l’étrave aspergent le pont lorsque l’Akaï Maru plonge dans un creux.
  
  Pour le moment, ni les Russes ni les Israéliens ne se sont manifestés et je suis sûr qu’aux mouvements insolites du navire, on a maintenant compris sur le Whiteshark que quelque chose ne tourne pas rond.
  
  — Attention, ça va piquer, avertit Sharon.
  
  J’allais lui demander si elle me prenait pour une lavette lorsqu’une douleur insoutenable me vrille les nerfs. J’ai l’impression qu’on vient de me jeter une bassine d’huile bouillante sur la jambe. De petits points lumineux dansent dans mes yeux.
  
  Quelqu’un m’appelle du fond d’un long tunnel. Mes abdominaux contractés me poussent l’estomac jusque dans la gorge. Une chaleur d’étuve règne dans la pièce. La sueur me coule sur tout le corps, s’infiltre sous mes paupières et me pique les yeux.
  
  — Nick ! Nick !
  
  Je reprends conscience et vois avec stupeur le visage de Sharon au-dessus du mien.
  
  Je veux lui demander ce qui m’est arrivé mais je n’arrive qu’à produire un raclement guttural. La douleur cuisante n’est plus qu’un élancement lancinant. Je suis allongé sur le sol de la passerelle.
  
  — Ça va mieux ? demanda Sharon. Tu t’es évanoui.
  
  Elle m’aide à m’asseoir. J’articule péniblement :
  
  — Bon Dieu ! mais qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  — Je t’ai versé de l’alcool sur ta blessure et tu es tombé dans les pommes.
  
  Je réussis à sortir de mes archives un vieux sourire fatigué. La tête me tourne encore mais ça va mieux.
  
  — Tu aurais pu prévenir !
  
  — Mais je t’ai averti que ça allait piquer, proteste Sharon, confuse.
  
  — Tu parles ! Si c’est ça que tu appelles piquer… J’ai cru qu’on m’amputait la jambe.
  
  Puis, devant sa mine contrite, je ne peux m’empêcher de rire.
  
  — Tu as perdu pas mal de sang, reprend-elle. Je crois qu’il faudrait faire entrer le docteur ici.
  
  Elle a appliqué sur ma plaie des tampons de gaze serrés par un bandage et, déjà, il y a une grosse tache rouge sur le tissu immaculé. Je me relève péniblement en m’appuyant sur ma bonne jambe. Sharon m’aide en me tendant le bras.
  
  — Je suis resté combien de temps dans les vapes ?
  
  — Je ne sais pas exactement. Au moins cinq minutes. Peut-être plus.
  
  Pendant un long moment, je me tiens d’une main à l’épaule de Sharon et l’autre à la roue pour ne pas retomber. Finalement, la passerelle qui vacille autour de moi se décide à se stabiliser.
  
  Je me tourne vers la baie vitrée pour scruter l’horizon d’encre. Rien en vue, ce n’est pas rassurant pour autant. Dans cette obscurité, un bateau naviguant tous feux éteints peut rester totalement invisible jusqu’au moment où il sera sur nous.
  
  Soudain, je sens une odeur de brûlé, Sharon l’a sentie aussi. Elle fronce le nez :
  
  — Le feu !
  
  De la porte, un petit filet de fumée s’infiltre à l’intérieur et un point rouge cerise se déplace lentement autour du gond inférieur.
  
  Il me faut une demi-seconde pour comprendre : ils sont allés chercher un chalumeau et découpent les gonds. Vu la vitesse à laquelle ils progressent, il ne leur faudra que quelques minutes pour faire tomber la porte.
  
  Bientôt, ils vont faire irruption dans la passerelle et tout sera fini. Car je ne pourrai pas me résoudre à massacrer froidement des hommes qui, nous prenant pour des saboteurs ou des pirates, ne font que défendre leur navire.
  
  — Trouve-moi un pied de biche ou une barre de métal quelconque, dis-je à Sharon. Quelque chose pour coincer la roue.
  
  Elle fonce vers les placards pendant que je fais tourner la roue à gauche jusqu’au point de blocage. Si je peux la coincer dans cette position, L’Akaï Maru continuera à décrire de larges boucles qui ne manqueront pas d’attirer l’attention du Whiteshark.
  
  Le gond du bas cède avec un craquement sec. Au moment où Sharon revient avec une hache à incendie, le point rouge se promène déjà autour de celui du haut.
  
  J’étudie fébrilement le socle de barre, cherchant le point le plus vulnérable.
  
  — Recule-toi, dis-je à Sharon.
  
  J’abaisse le levier de blocage puis, de toutes mes forces, abats la hache dessus. Au premier coup, il se tord presque en deux. Impossible de le manœuvrer. Je fignole quand même d’un second coup de hache. Cette fois, le bout de la poignée vole en tournoyant dans la pièce, sectionné net. Au même moment le deuxième gond de la porte craque.
  
  Je prends le pistolet dans ma poche et le pose sur le sol en indiquant à Sharon d’en faire autant. L’Uzi est à l’écart sur la table des cartes.
  
  Nous reculons jusqu’aux baies vitrées. La porte s’effondre à l’intérieur dans un énorme fracas métallique et une demi-douzaine de marins débouche sur la passerelle.
  
  Ils vont nous tirer comme des lapins. Le capitaine entre, l’œil furieux, le cheveu en bataille et la veste déboutonnée. D’une voix claquante, il exige le silence.
  
  Les hommes se figent instantanément. Un silence de mort s’abat sur la pièce.
  
  Le capitaine s’avance vers nous et, sans avertissement, m’expédie son poing en pleine mâchoire. Projetée en arrière, ma tête cogne contre l’encadrement métallique de la baie vitrée, puis je titube et tombe à genoux. Sharon se penche vers moi mais le petit homme l’écarte d’un revers qui l’envoie valser au milieu de la pièce.
  
  Je commence à me relever lorsqu’il m’empoigne par le col et me décoche un coup de pied vicieux dans la jambe blessée.
  
  Il me semble soudain que l’atmosphère de la pièce devient torride. Les bruits se mélangent, tout est confus et menaçant. Je vois des étoiles partout. Un nouveau coup de boutoir dans ma jambe, puis tout s’arrête, excepté les martèlements de mon cœur dans ma poitrine.
  
  Je rassemble toute ma volonté pour ne pas sombrer et, peu à peu, le décor réapparaît avec plus de netteté.
  
  Le capitaine me tient toujours par le haut de ma combinaison. Il me colle les épaules contre la baie vitrée, puis, comme par un effet de zoom, son visage s’approche du mien et s’arrête à quelques centimètres de mon nez.
  
  — Je vais vous tuer ! Et cette fille aussi ! hurle-t-il. Mais avant, nous allons causer. Je veux des réponses ! Compris ?
  
  Il est ivre de rage. Un fou, c’est sûr. Le docteur m’a prévenu que ce n’est pas un tendre mais, à mon avis, il est en dessous de la vérité…
  
  Le petit homme me secoue comme un prunier en me cognant la tête contre la vitre. Une fureur noire m’envahit. Qu’il soit contrarié, d’accord. On peut le comprendre. Mais il ne faut pas pousser. Si je le laisse faire, il finira par me tuer.
  
  Je baisse les poings au niveau de son estomac puis, d’un geste sec vers le haut, lui fais lâcher mon vêtement. Au retour, mes deux coudes s’abattent au milieu de sa poitrine et il s’écroule sur le dos. Personne n’a eu le temps de broncher. Une fraction de seconde plus tard, je suis sur lui, la main gauche derrière sa nuque, la paume de la droite sous son menton. Je l’arrache du sol, puis je le laisse retomber en lui tirant la tête en arrière jusqu’à ce qu’il ne puisse presque plus respirer.
  
  — Si quelqu’un lève le petit doigt, je lui casse la nuque !
  
  Le capitaine essaie de se dégager. Je tire un peu plus sur sa tête.
  
  — Jetez vos armes !
  
  Le visage du capitaine prend une couleur d’aubergine blette.
  
  — Obéissez ou je ne donne pas cher de la peau de votre capitaine !
  
  — Faites ce qu’il dit, lance une voix.
  
  C’est le médecin qui traverse la pièce, sa trousse à la main.
  
  — Faites ce qu’il dit, imbéciles ! répète-t-il. Vous voyez bien qu’il ne plaisante pas.
  
  L’un après l’autre, les marins déposent leurs armes sur le plancher de la passerelle.
  
  Où est passée Sharon ? Je finis par la repérer, adossée à la grande baie. Une bosse violette ourlée d’un cerne mordoré s’est formée sur sa joue. Un petit filet de sang suinte au coin de sa bouche.
  
  — Va prendre le PM sur la table, lui dis-je.
  
  Elle court jusqu’à la table des cartes, rafle l’Uzi et relève le cran de sûreté. Cela me permet de lâcher la tête du capitaine. Je commençais à fatiguer.
  
  Le docteur s’agenouille précipitamment près de l’officier qui revient peu à peu à lui. Il l’aide à s’asseoir puis, au bout d’une minute, à se mettre debout. Dès qu’il a retrouvé son souffle et son équilibre, le capitaine me fusille du regard et esquisse un pas dans ma direction. Mais le médecin s’interpose.
  
  — Je ne pouvais tout de même pas le laisser me battre à mort, dis-je d’une voix encore mal assurée.
  
  — Dites donc, vous n’allez pas l’accuser ! lâche le médecin d’un ton coupant. C’est vous qui essayez de saborder ce navire ! C’est vous qui voulez nous tuer !
  
  — Non, ce n’est pas nous. Deux de vos hommes d’équipage sont des agents soviétiques. Ce sont eux qui ont tué le radio du bord en faisant sauter le poste.
  
  — Je ne vous crois pas…, commence le médecin.
  
  Mais le capitaine intervient :
  
  — Ceux que j’ai engagés à Al Kuwait ?
  
  — Exactement. L’un d’eux se nomme Quanrum.
  
  — Et l’autre Ahmid al Fais’el, complète Sharon.
  
  — Fais’el est porté manquant, dit le capitaine se tournant vers elle.
  
  Sharon hoche la tête :
  
  — Je l’ai tué.
  
  — Quanrum a envoyé un message à un bateau soviétique qui se tient à proximité. À l’heure qu’il est, il a sûrement quitté l’Akaï Maru. Les cales sont truffées de bombes au plastic.
  
  — Négatif, objecte l’un des officiers. Ou alors, il a sauté à la mer.
  
  Tous les regards se braquent vers lui.
  
  — Les chaloupes sont au complet ? questionne le capitaine d’une voix raffermie.
  
  — Oui, mon capitaine. Si Quanrum a quitté le bord sans chaloupe, il s’est vraisemblablement noyé.
  
  Le capitaine me regarde.
  
  — Quel intérêt ce pétrolier représente-t-il aux yeux des Soviétiques ?
  
  Quanrum est certainement un fanatique mais sûrement pas fou au point de sauter à la mer simplement vêtu d’un gilet de sauvetage. Donc il est encore à bord et s’apprête probablement à faire sauter l’une des bombes.
  
  — Alors ! s’impatiente le capitaine. En quoi notre cargaison de brut intéresse-t-elle le gouvernement soviétique ?
  
  — Nick ! s’exclama Sharon. Tu ne vas pas…
  
  Elle fait un geste menaçant du canon de son arme. Les hommes ont un mouvement de recul. Calmement, je lui ordonne de poser son PM.
  
  Elle me lance un regard interloqué.
  
  — Après ce qu’ils viennent de nous faire ?
  
  — Écoute. Si Quanrum est toujours à bord, il est probablement à fond de cale en train de chercher le moyen de faire sauter une bombe sans exploser avec. De plus, les Russes vont sûrement passer à l’attaque sous peu. Nous n’avons pas le temps de tergiverser. Alors, pose ce PM !
  
  La sueur me mouille de la tête aux pieds. Mon estomac se noue et les élancements de ma blessure me cognent dans tout le côté gauche, jusqu’à l’épaule.
  
  Un silence de mort s’abat sur la passerelle. Lentement, à contrecœur, Sharon fait demi-tour et dépose l’Uzi sur la table des cartes. Puis elle revient vers nous.
  
  De nouveau le capitaine s’avance sur moi, l’air menaçant. Le médecin l’arrête.
  
  — Avec ou sans arme, je vous déconseille de me toucher. Cette fois, je vous tue. Vous êtes averti capitaine !
  
  Pas un des marins n’a fait un geste pour récupérer son arme mais je sais qu’au moindre signe de leur capitaine, ils nous tailleront en pièces.
  
  — J’ai cru comprendre que le temps pressait, dit le médecin.
  
  — Vous avez raison. Ce que je vais vous dire est la stricte vérité. J’espère pour tout le monde que vous me croirez.
  
  — Nous vous écoutons.
  
  — Très bien. Un groupe de terroristes libanais qui se sont donné le nom de Poing Rouge de Novembre sont parvenus à voler un fût de strontium 90. Il s’agit d’un matériau radioactif extrêmement dangereux…
  
  — Je connais, coupe le médecin.
  
  — Où l’ont-ils eu ? questionne le capitaine d’une voix grinçante d’incrédulité.
  
  Sharon, dans le coin de la pièce est pétrifiée et blanche comme un linge. J’enchaîne :
  
  — Cela n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est que j’ai la preuve que les terroristes se sont emparés du matériau. Et cela avec l’aide des Soviétiques.
  
  — Et qu’avons-nous à voir dans tout cela ? interroge le capitaine, toujours aussi sceptique.
  
  Je leur expose brièvement, mais sans omettre de détail, mes déductions et les conclusions que j’en ai tirées.
  
  — Ça n’a aucun sens, s’étonne le médecin. Si les Soviétiques ont contaminé notre cargaison de pétrole, pourquoi viendraient-ils nous attaquer maintenant ?
  
  — Je dois dire que je n’en sais pas plus que vous sur ce point. J’ignore même dans quel but ils ont contaminé ce pétrole. Par contre, je suis certain qu’ils n’ont jamais eu l’intention de couler l’Akaï Maru, par crainte de provoquer une marée noire radioactive.
  
  — Ce qui signifie qu’ils veulent faire livrer du brut contaminé aux raffineries de Bakersfield, conclut le capitaine. C’est bien ce que vous cherchez à nous faire croire ?
  
  Bon sang ! Mais il a raison ! Sa petite question insidieuse vient de tout éclaircir dans mon esprit. L’effarement doit se lire sur mon visage.
  
  — Vous venez de comprendre leur plan, observe le docteur.
  
  — Je crois bien que oui, dis-je en hochant la tête.
  
  — Alors, Nick ? interroge Sharon d’un ton anxieux et impatient. Qu’est-ce qu’ils veulent faire ?
  
  — Le pétrole est ra-dioac-tif. Mais il ne l’est pas suffisamment pour tuer tous ceux qui l’approcheront. Tout au moins, pas immédiatement.
  
  — Je vois, reprend le médecin d’une voix sourde. La leucémie et une bonne douzaine d’autres maladies d’origine cancéreuse…
  
  — C’est cela. Le pétrole sera déchargé à Bakersfield. À sa sortie de la raffinerie, il sera essentiellement transformé en carburant. L’essence sera brûlée par des voitures tout le long de notre côte Ouest.
  
  — Les gaz d’échappement seront, eux aussi, légèrement radioactifs, poursuit le médecin. Il faudra longtemps, peut-être une vingtaine d’années, pour constater le résultat : une augmentation spectaculaire des décès dûs au cancer. Sans parler des malformations néo-natales. Il sera trop tard. Personne ne pourra plus enrayer le mal.
  
  — Si les Soviétiques veulent que ce brut soit livré à Bakersfield, pourquoi ont-ils posé des bombes dans les cales et pourquoi attaqueraient-ils ce navire ? intervient le capitaine.
  
  — Les explosifs ne sont probablement qu’une concession faite aux terroristes qui ont déversé le strontium 90 dans les soutes, dis-je.
  
  Je comprends brusquement. Les fragments du plan machiavélique s’assemblent dans ma tête.
  
  — Qu’est-ce qu’il y a ? s’écrie Sharon.
  
  — Ce n’est pas tout. Le strontium 90 devait être immergé dans les soutes pour commencer. Opération réussie. Ensuite, Fais’el et Quanrum devaient miner le navire de telle sorte qu’il sombre instantanément après l’explosion. Là aussi, ils ont réussi leur coup…
  
  — Mais le détonateur de Quanrum était bidon, Nick.
  
  — Suis-moi bien. Si nous ne nous en étions pas mêlés, l’Akaï Maru accotait paisiblement à Bakersfield, vidait ses soutes puis repartait. C’est pendant le trajet de retour que les Russes avaient prévu de faire exploser les bombes. Le pétrolier coulait par le fond. Ni vu ni connu. Plus de traces.
  
  — Et la boîte noire de Quanrum ? insiste Sharon.
  
  — Il avait ordre de presser le bouton en cas de pépin. Les Russes étaient avertis, prenaient le navire d’assaut et livraient le pétrole eux-mêmes. Au retour, scénario légèrement modifié : ils l’abandonnaient avant de le saborder. Me tournant vers le capitaine, j’ajoute :
  
  — Quel est le processus à Bakersfield ? Est-ce que vous connaissez quelqu’un personnellement ?
  
  Il secoua la tête. Visiblement, il n’est encore pas convaincu.
  
  — Pas de contrôle douanier. Le pétrole est déchargé par pompage dans la station off-shore.
  
  — Et voilà.
  
  Le capitaine enfonce ses poings dans les poches et, de nouveau, secoue obstinément la tête.
  
  — Et vous croyez que je vais avaler ça ?
  
  Je sais qu’il a un pistolet au fond d’une poche. L’Uzi, est sur la table, derrière Sharon, et le pistolet que j’ai jeté se trouve toujours par terre, à deux mètres sur ma gauche. Rien à faire…
  
  Même si les Russes ne nous attaquent pas et que les Israéliens n’actionnent pas leur propre détonateur, Quanrum fera, malgré tout, sauter l’une des bombes. Aucune de ces trois formules n’est à ma convenance. Le Whiteshark est notre seul espoir mais il n’a pas encore fait surface.
  
  — Sortez cette arme de votre poche, Capitaine, dis-je. Montrez-nous quel genre d’homme vous êtes. Quand les Soviétiques passeront à l’abordage, vous aurez tout le loisir de changer d’avis.
  
  Un éclair haineux au fond du regard, il tire lentement un Police Special 38, l’arme et me met en joue.
  
  Le médecin intervient :
  
  — Je sais ce que va dire le capitaine et je partage son avis.
  
  Je me tourne vers lui avec un petit sourire :
  
  — Vous pensez que nous voulons détourner ce navire et sa cargaison ?
  
  — Oui. Il y en a pour une somme assez confortable.
  
  — Encore faudrait-il que nous puissions le vendre. Mais, si vous avez aimé ma petite histoire sur le strontium 90, attendez donc que je vous expose mes projets pour maquiller l’Akaï Maru en bateau de pêche de dix mètres.
  
  — Capitaine ! rugit un homme.
  
  Tout le monde se tourne vers lui. Les yeux dilatés de terreur, il pointe un doigt tremblant vers le hublot.
  
  Une demi-douzaine d’hélicoptères d’assaut planent dans les airs, immobiles, au-dessus du pont principal. Une immense étoile rouge est peinte sur le fuselage olivâtre des appareils.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  — Alors ? Vous croyez que ce sont mes hommes, ça ?
  
  Planté devant le hublot, il regarde les soldats soviétiques donner l’assaut à son bâtiment. Pétrifiés, les marins attendent, ne sachant que faire. Je lance les ordres :
  
  — Brisez toutes les vitres !
  
  — Mais nous ne pouvons pas nous battre contre eux ! s’insurge le docteur. Ce serait du suicide !
  
  — Écoutez-moi, toubib, dis-je en revenant vers lui. Les Russes sont ici pour s’emparer du navire. Ils vont tous vous tuer l’un après l’autre ! N’oubliez pas que leur mission est de livrer le brut à Bakersfield. Si le bâtiment est hors d’usage, ils ne pourront pas le faire.
  
  Sharon saisit la mitraillette sur la table et vient nous rejoindre. Je continue à hurler :
  
  — Descendez les vitres et ouvres le feu !
  
  Le capitaine est toujours figé devant le hublot. Son automatique pend le long de sa cuisse au bout d’un bras inerte.
  
  — Détériorez tout ce que vous pourrez ici ! Plus les dégâts seront importants, moins ils auront de chance de réussir !
  
  — Et vous, que faites-vous ? demande le médecin.
  
  — Nous allons essayer de gagner la salle des machines. Si nous parvenons à les saboter, jamais ils n’atteindront Bakersfield.
  
  — Non ! crie brusquement le capitaine.
  
  Nous nous retournons. Son pistolet est braqué sur Sharon et moi.
  
  — Vous ne détruirez pas ce navire ! rugit-il. Je ne vous laisserai pas faire !
  
  — Ce sont des troupes de choc soviétiques qui viennent de se poser sur le pont, Capitaine, dis-je, avec une patience qui m’étonne moi-même. Ces hommes sont là pour vous tuer, vous et tout votre équipage !
  
  — Je ne vous laisserai pas faire ! recommence-t-il d’une voix glapissante.
  
  Une balle à tête creuse siffle à travers la pièce et se plante dans sa poitrine. La phrase du capitaine s’achève dans un râle et il recule sous l’impact en essayant encore de lever son arme. Mais, finalement, il se recroqueville sur lui-même et s’effondre mollement, sans un bruit.
  
  Sakaï franchit le seuil, le front et l’épaule bandés. Instantanément, je pointe mon pistolet sur lui. Il lève la main pour arrêter mon geste :
  
  — Je suis venu vous prêter main-forte, dit-il dans un excellent anglais.
  
  Son accent même indique une certaine culture.
  
  — Vous savez ce qui se passe ? dis-je, étonné.
  
  — Tout le monde est au courant à bord. L’interphone est resté branché et nous vous avons entendus.
  
  — Prenez le commandement, toubib, dis-je. Cassez le maximum de choses.
  
  Sakaï entre sur la passerelle et s’agenouille près de son capitaine.
  
  — Pauvre bougre, laisse-t-il tomber d’une voix douce.
  
  Le médecin semble terrifié et très ébranlé par le meurtre du capitaine mais il m’inspire confiance. Il fera de son mieux.
  
  Un instant plus tard, Sakaï ressort sur le tillac. Sharon et moi sur ses talons, il s’engouffre dans l’escalier. Des échos de combats nous parviennent du pont principal.
  
  — J’ai posté une douzaine d’hommes devant chaque portillon, nous dit-il.
  
  Le capot de descente à la salle des machines se trouve sur la plage arrière et, pour l’atteindre, il faut emprunter le couloir principal. À moins que les hommes de Sakaï ne soient capables de résister assez longtemps – ce dont je doute –, nous ne pourrons pas y accéder. Sans m’arrêter, je crie :
  
  — Est-ce qu’il y a un autre chemin à partir d’ici pour descendre à la salle des machines ?
  
  — Oui, répond Sakaï. Une conduite d’accès qui aboutit au rouf arrière et les canalisations de pompage qui donnent sur le pont avant.
  
  Pas question de tenter le coup par le pont avant : c’est là que les soldats soviétiques ont atterri. Restent donc le capot de la plage arrière ou le rouf, si nous pouvons les atteindre…
  
  Nous arrivons au deuxième étage de la superstructure. Les bruits de combat sont beaucoup plus violents. Sharon et Sakaï restent en arrière et je m’avance vers l’angle de la cage d’escalier. Au moment où je passe la tête au coin, je vois un marin s’écrouler sur le pont, criblé de balles. Deux secondes plus tard, un parachutiste soviétique débouche en bas de l’escalier. Deux balles de mon pistolet et il s’écroule. Mais le barrage a été franchi par les Soviétiques. Ça promet. Récupérant l’Uzi avec un chargeur plein, je retourne à la cage d’escalier. Deux soldats russes foncent droit sur nous.
  
  Je les arrose soigneusement. Ils roulent en arrière et tombent morts sur le pont auprès de leur camarade et du marin.
  
  Je regagne vivement mon abri :
  
  — Impossible de passer par le couloir principal.
  
  — Je ne vois pas d’autre passage, commente pensivement Sakaï.
  
  Tout à coup, il plisse le front et reprend :
  
  — Attendez. Il existe peut-être une possibilité.
  
  Une bombe fumigène, lancée d’en bas, tombe sur le palier avec un bruit de gamelle. Immédiatement, nous sommes enveloppés par un brouillard épais et suffocant.
  
  — Par ici ! crie Sakaï, en démarrant à toute vitesse dans le couloir de l’étage.
  
  Après une trentaine de mètres de course, il atteint le fond du couloir. Il ouvre une porte. Nous le suivons à l’intérieur d’une vaste pièce. Je referme derrière moi et bloque tous les leviers d’ouverture.
  
  Des rangs de cageots pleins de fruits et légumes frais ou de boîtes de conserves précèdent un imposant alignement de frigos et de congélateurs.
  
  — C’est l’une des réserves de l’ordinaire, nous apprend Sakaï.
  
  Il se met à quatre pattes près de ce qui me semble être l’arrivée d’un conduit d’air conditionné provenant de l’étage inférieur. Nous nous approchons tandis qu’il déverrouille une grande trappe de visite située sur le côté de la conduite.
  
  Au-dessous, se trouve un gros moteur électrique. Sakaï passe la tête dans l’ouverture, examine quelque chose, puis réapparaît.
  
  — Cela mène à la cambuse, juste au-dessus des fourneaux, nous explique-t-il. Le filtre de la hotte se trouve à une soixantaine de centimètres sous le moteur.
  
  Il me laisse regarder à mon tour. Je reste sceptique :
  
  — Ce ne sera pas facile. Il va nous falloir des outils pour démonter le ventilateur.
  
  Avec un sourire, le Japonais m’écarte doucement et plonge les bras dans la conduite. Il tâtonne un instant et finit par trouver une bonne prise sur le moteur.
  
  Je comprends ce qu’il veut faire. Mais je n’y crois pas. À vue de nez, le moteur pèse une centaine de kilos. Même un haltérophile serait incapable de l’arracher de ses fixations.
  
  J’ai l’intention de le lui dire, mais brusquement son visage devient violacé. Les muscles de ses bras et de son torse se dilatent, sa chemise craque aux épaules et au milieu du dos. Dans un grincement de métal tordu, le moteur sort de son logement, Sakaï le fait rouler à côté de lui et s’effondre sur le dos pour souffler.
  
  — Incroyable ! murmure Sharon, subjuguée.
  
  En d’autres circonstances, j’aurais presque été jaloux du petit Japonais. En tout cas, je me jure fermement que, quoi qu’il advienne, jamais je n’affronterai cette force de la nature en combat singulier…
  
  — Ça va, Sakaï ?
  
  Il lève les yeux vers moi, sourit et articule péniblement :
  
  — Ça va aller… Ce n’est rien. Simplement une question de bras de levier.
  
  Soudain, des coups d’une violence inouïe percutent la porte de la réserve, ébranlant toute la cloison.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? crie Sharon.
  
  — Je ne sais pas mais, s’ils continuent comme ça, ils seront ici dans moins de deux minutes.
  
  De nouveau, les coups résonnent. Cette fois, je comprends : un marteau-piqueur. Bon Dieu ! Côté outillage, les Russes n’ont rien laissé au hasard.
  
  Les pales du ventilateur pendent dans la conduite, encore retenues par quelques bandes de métal tire-bouchonnées. Je m’asseois au bord de l’ouverture et, d’un coup de pied, fais descendre le tout à l’étage inférieur. Puis je me glisse dans le boyau.
  
  Une seconde plus tard, j’atterris sur un grand fourneau équipé d’une dizaine de brûleurs. Un coup d’œil rapide me suffit pour constater qu’il n’y a personne dans la cambuse.
  
  — Dépêchez-vous, dis-je dans la hotte en entendant une nouvelle crépitation de marteau-piqueur contre la porte.
  
  Bientôt, les pieds de Sharon apparaissent, suivis du reste et je me fais un plaisir de l’aider à descendre sur le fourneau puis à prendre pied sur le sol. Au moment où Sakaï débouche du tuyau, d’autres coups de marteau-piqueur retentissent au-dessus de nos têtes comme une rafale de mitrailleuse lourde.
  
  — Ils arrivent ! annonce le Japonais en se laissant tomber sur la grille du fourneau.
  
  Sharon est déjà près de la porte du fond. Elle l’entrebâille prudemment et coule un regard au-dehors.
  
  — C’est bon ! dit-elle en se glissant dans l’ouverture.
  
  Nous la suivons dans une longue pièce. Sur les murs, s’étendent des rayonnages, chargés d’un côté de poêles et de casseroles et, de l’autre, de produits alimentaires. Au bout, il y a une porte.
  
  — Elle donne directement sur la plage arrière, dit Sakaï. C’est par là que les cuistots passent pour aller jeter les ordures à la mer.
  
  La porte est équipée d’un petit hublot. Sharon y jette un coup d’œil.
  
  — Personne, annonce-t-elle en soulevant le loquet.
  
  À en juger par les coups de feu, la bataille fait rage à l’avant. Cela ne va plus durer bien longtemps. Les marins se défendent avec acharnement mais ils ne feront pas le poids face aux commandos soviétiques.
  
  La couche de nuages commence à se dissiper et de petites tranches de ciel constellées d’étoiles apparaissent au-dessus d’un océan encore très agité. Quelque part au cœur de cette houle noire voguent des bâtiments : le croiseur israélien et le Whiteshark. L’un d’eux peut nous détruire et l’autre nous sauver. Derrière la poupe de l’Akaï Maru, un long sillage phosphorescent s’étire en s’évasant à perte de vue.
  
  Sakaï s’engage sous le capot et soulève une épaisse plaque de métal. Sharon entre la première. Je la suis. Une seconde plus tard, j’entends la plaque claquer derrière le Japonais et, de nouveau, c’est le noir complet.
  
  Le cognement sourd des moteurs s’amplifie à mesure que nous descendons l’échelle. Après une dizaine de mètres, je sens quelque chose couler sur ma manche. Du sang, j’en suis sûr. Je lève la tête.
  
  — Sakaï ! Est-ce que tout va bien ?
  
  Il grommelle une réponse indistincte en japonais. Je ne comprends pas.
  
  — Quelque chose qui ne va pas, Nick ? demande la voix de Sharon.
  
  — Je crois que oui. C’est Sakaï. Il est blessé.
  
  J’allume ma lampe de poche, la braque vers le haut.
  
  À trois mètres de ma tête, le Japonais est arrêté, cramponné aux barreaux dans une position bizarre. Du sang ruisselle de son épaule. L’effort qu’il a fourni pour arracher le moteur du ventilateur a dû rouvrir sa blessure. Je l’appelle une nouvelle fois :
  
  — Sakaï !
  
  Il ne bouge pas. Cela m’inquiète :
  
  — Sharon, je vais voir.
  
  — Non ! Continuez ! crie soudain le Japonais d’une voix grasseyante, semblable à celle d’un homme ivre. Il ne faut pas les laisser prendre le navire.
  
  Je suis arrivé juste sous lui, et vois qu’il commence à lâcher prise. Je le retiens d’une main, en m’accrochant de mon mieux de l’autre.
  
  — Tenez bon, Sakaï ! Encore un tout petit peu. Si vous m’aidez, j’arriverai à vous emmener en bas.
  
  De nouveau, il bafouille quelque chose que je ne comprends pas. Le sang coule à flots de sa blessure – et je n’y vois qu’une explication : il s’est déchiré quelque chose dans la poitrine tout à l’heure en déployant cet effort surhumain.
  
  Je le lâche un instant pour essayer de placer une main de part et d’autre de son corps afin de le retenir en cas de chute. Son pied glisse. Je hurle :
  
  — Attention, Sharon !
  
  La lampe de poche m’échappe et dégringole à la suite de Sakaï. Sharon pousse un cri strident, puis j’entends le corps du Japonais cogner contre les barreaux de l’échelle et retomber entre les parois du boyau. Un grand silence s’ensuit, uniquement troublé par le « boum-boum » des machines.
  
  « Une demi-seconde de plus, me dis-je en serrant les dents. Une demi-seconde et j’étais là pour l’empêcher de tomber. »
  
  — Nick ! appelle Sharon.
  
  — Oui ! Ça va ?
  
  — Non, c’est trop-, Nick ! Je… je ne peux plus continuer.
  
  Ah non, pas elle ! Vite, je dévale les barreaux qui nous séparent et passe mon bras libre autour de ses épaules.
  
  — Nick, gémit-elle.
  
  Elle risque de craquer. Il ne faut pas qu’elle tombe à son tour. Déjà elle éclate en sanglots. Je suis solidement accroché et je la laisse, affaissée contre mon corps, pleurer tout son saoûl. J’ai l’impression que nous avons tous deux vécu des siècles dans le froid, l’humidité et la souffrance. Une douleur sourde et tenace cogne dans ma nuque. Le sang coule de mon genou et tout mon côté gauche est engourdi. Je suis gelé, harassé, affamé et anxieux. Que fait le Whiteshark ? Si Farmington a repéré les manœuvres insensées de l’Akaï Maru, ses hommes devraient déjà être là ! Conclusion : ou bien il n’a rien vu, ou bien il n’a pas compris. Ou alors, il n’est plus là…
  
  Moi qui d’habitude suis si fier de travailler seul, j’en suis à attendre des secours d’urgence. Moi qui me suis toujours enorgueilli de mon solide entraînement, j’ai l’impression d’être à bout de forces.
  
  Sharon se calme peu à peu. Son murmure est entrecoupé de petits sanglots.
  
  — Excuse-moi, Nick, je craque. Je sais que je ne devrais pas mais j’ai peur.
  
  — Moi aussi.
  
  Je l’embrasse avec douceur, puis nous restons un long moment blottis l’un contre l’autre dans le noir. À l’extérieur, des coups de feu claquent encore, de temps à autre. Mais les derniers îlots de résistance ne vont pas tarder à tomber face aux combattants soviétiques. Nous le savons et nous nous sentons seuls, livrés à nous-mêmes. Seuls pour saboter les moteurs afin que les assaillants ne puissent pas accomplir leur mission criminelle. Il faut tenir. Je me penche vers Sharon :
  
  — Tu es prête à repartir ?
  
  — Oui.
  
  Je desserre mon étreinte et nous recommençons à descendre. Sept ou huit mètres plus bas, l’échelle aboutit à une vaste plate-forme. Mon pied heurte une masse inerte. Le corps de Sakaï.
  
  Sharon arrive un instant plus tard.
  
  — Tu as une lampe de poche ?
  
  — Oui, répond-elle.
  
  Elle tire une torche de sa combinaison et l’allume.
  
  Sakaï gémit en essayant de se redresser. Incroyable, il est toujours vivant ! Je m’assois près de lui.
  
  Tout le devant de son uniforme blanc est maculé de sang. Ça gargouille au fond de sa gorge. De grosses bulles écarlates apparaissent et éclatent entre ses lèvres.
  
  — Non, lui dis-je. Ne parlez pas.
  
  — La… passerelle…, balbutie-t-il d’une voix à la fois rauque et mouillée. La passerelle de la salle des machines… en dessous…
  
  Il n’y a plus rien à faire pour ce malheureux. Même en le traînant à l’infirmerie – en admettant que le médecin soit encore en vie –, nous ne le sauverons pas. Son organisme est complètement démoli de l’intérieur. Mais sa résistance, son acharnement à survivre encore un peu, sont stupéfiants.
  
  — Descendez-moi, reprend-il avec une difficulté de plus en plus évidente. Je peux encore… vous aider…
  
  Il me serre le bras. Un éclair intense s’allume dans ses yeux.
  
  — Nous ne pouvons pas vous bouger, Sakaï.
  
  Sharon nous regarde, l’air halluciné, une expression d’horreur indescriptible sur ses traits décomposés.
  
  — Je ne veux pas mourir dans ce trou. Ne me laissez pas ! supplie faiblement Sakaï. Je peux encore vous aider.
  
  La même colère que là-haut sur la passerelle commence à gronder en moi. Je suis tenaillé par une furieuse envie de frapper, lacérer, déchirer. Prêt à marcher comme un bulldozer jusqu’à la salle des machines en détruisant tout sur mon passage. Un nom bourdonne dans ma tête, obsédant : Kobelev. Le responsable de ce carnage. Si, par chance, j’y survis, je me jure d’aller lui donner personnellement des nouvelles de Nick Carter.
  
  — Nous allons vous emmener.
  
  Au prix d’un douloureux effort, Sakaï esquisse un sourire.
  
  Je prends la torche de Sharon et nous partons en reconnaissance dans la coursive étroite et basse de plafond. Au bout, se trouve une trappe et, sous cette trappe, à un peu plus de trois mètres, la salle des machines. Un escalier monte sur notre gauche et, à droite, une porte, située à une dizaine de mètres, donne accès à la salle des machines.
  
  Une demi-douzaine de matelots japonais et deux soldats soviétiques sont étendus morts, au pied de l’escalier.
  
  J’achève de soulever la trappe.
  
  — Reste ici, dis-je. Je vais chercher Sakaï.
  
  Je regagne rapidement la plate-forme. Le Japonais gît maintenant sur le flanc au milieu d’une flaque de sang.
  
  Agenouillé près de lui, je le palpe, cherchant son pouls du bout des doigts. Je ne sens rien : le cœur de Sakaï a cessé de battre.
  
  De nouveau la colère monte en moi, me submergeant comme un raz-de-marée. Il me faut un long moment et de gros efforts pour retrouver un semblant de calme.
  
  Le cœur encore débordant de rage impuissante, je couche le Japonais sur le dos, lui ferme les yeux et pars rejoindre Sharon.
  
  — Alors ? dit-elle.
  
  — Il est mort.
  
  Elle se retourne et lance un regard dans l’enfilade de la coursive.
  
  — Les combats ont cessé, dit-elle.
  
  Retenant notre respiration, nous tendons l’oreille, essayant d’identifier tout bruit autre que celui des moteurs. Rien. Les Russes se sont emparés du navire et cela signifie que, maintenant, tout l’équipage est mort.
  
  J’éteins la lampe, la glisse dans ma poche, débloque la sécurité de ma mitraillette et me coule dans l’ouverture de la trappe. Une seconde plus tard, Sharon me rejoint, le pistolet au poing. Silencieux comme des chats, nous courons jusqu’à la porte.
  
  Je l’ouvre de quelques centimètres et observe les lieux, allongé sur le ventre. Trois soviétiques sont penchés sur les cadrans et voyants de contrôle, tandis qu’un autre parle dans un talkie-walkie. Tous les quatre nous tournent le dos. Us sont armés de fusils d’assaut Kalachnikov.
  
  Je referme et m’assois.
  
  — Ils sont quatre là-dedans. D’ici, on ne peut pas être sûr à cent pour cent de les avoir tous d’un seul coup.
  
  Si quelqu’un descend l’escalier nous serons pris entre deux feux. Chaque seconde passée près de cette porte est un risque supplémentaire. Puis je me relève en chuchotant :
  
  — Passe-moi ton automatique.
  
  Sharon me le tend. En échange, je lui donne l’Uzi et un chargeur de rechange.
  
  — Qu’est-ce que tu vas faire ? demande-t-elle.
  
  — Attends cinq minutes. Je vais passer par ton chemin et remonter par le tunnel de l’arbre porte-hélice. À mon premier coup de feu, ils vont tous se ruer sur la trappe. Tu pousseras la porte et tu les descendras par-derrière.
  
  Elle hésite, puis se décide et me colle un gros baiser sur la joue !
  
  — Fais bien attention.
  
  — Toi aussi, Sharon.
  
  Les quatre hommes nous tournent toujours le dos. Sans hésiter, je m’engage sur la passerelle et me hâte jusqu’à l’entrée du petit conduit qui court au-dessous. Bientôt, je repasse sous les pieds de Sharon et atteins l’échelle qui descend à la sentine.
  
  Rien n’a bougé dans le tunnel de l’arbre. Je fais sauter la barre que Sharon a placée pour bloquer le panneau. Maintenant, je n’ai plus besoin de ma lampe, mais de mon arme que je tiens solidement en main. Je respire un bon coup puis, après avoir légèrement entrouvert le panneau, je le repousse d’un coup sec.
  
  Le premier Russe à se tourner vers moi est celui qui tient le talkie-walkie.
  
  Ma balle se loge dans son cœur avant même qu’il ne presse le bouton de contact. Presque immédiatement, la rafale de Sharon crépite au-dessus de ma tête.
  
  En moins de dix secondes, les quatre Russes sont occis sans avoir eu le temps de porter la main à leurs armes.
  
  Je sors du tunnel de l’arbre au moment où Sharon débouche de la passerelle. Il faut opérer très vite. Ceux d’en haut ne mettront pas longtemps à venir voir ce qui est arrivé.
  
  Je m’approche du panneau de contrôle et examine les cadrans. Nous ne pouvons pas nous contenter d’étouffer les moteurs. Il faut provoquer des dégâts importants et irréparables en pleine mer.
  
  Sharon est presque arrivée à mon niveau lorsque des armes automatiques jappent en haut, sur la passerelle. J’entends un cri puis des martèlements de semelles sur le caillebotis. D’après le bruit, une bonne douzaine d’hommes se précipitent vers la porte d’entrée.
  
  Trop tard… Nous avons échoué. À quelques secondes près.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  D’un bond, Sharon se tapit derrière le groupe électrogène. Je m’accroupis à l’abri du panneau de contrôle. Déjà, plusieurs silhouettes vêtues de tenues sombres s’encadrent dans l’ouverture. Une seconde plus tard, un homme en combinaison de saut noire pousse la porte et entre en courant dans la salle.
  
  — Jetez vos armes ! crie-t-il en très mauvais russe. Tous vos camarades sont morts ou prisonniers.
  
  Toujours dissimulé derrière le panneau, je hurle :
  
  — Whiteshark ?
  
  Il y a un moment de silence flottant, puis une voix lance du haut de la passerelle :
  
  — Vous êtes Nick Carter ?
  
  C’est peut-être un piège mais, de toute manière, il n’y a rien à perdre :
  
  — Oui.
  
  Pas de piège. Arnolds Jacobs, le responsable du matériel à bord du Whiteshark, s’avance, le visage fendu en deux par un immense sourire.
  
  — Nous étions sûrs de vous trouver mort, dit-il en voyant ma tête émerger derrière les alignements de cadrans.
  
  — Bon Dieu, Jacobs ! Je crois que je n’ai jamais été aussi heureux de rencontrer un Yankee !
  
  Jacobs lance une série d’ordres à ses hommes qui nous rejoignent, presque aussitôt suivis par un second groupe.
  
  Sharon, à son tour, sort de sa cachette. Jacobs s’arrête net. Son regard fait plusieurs aller et retour entre elle et moi. Il a l’air de réfléchir un instant puis demande :
  
  — Israélienne ?
  
  — Bien vu, dis-je. Est-ce que David Hawk est avec vous ?
  
  — Oui, m’apprend Jacobs. Il est là-haut.
  
  Pendant ce temps, ses hommes s’éparpillent dans la salle et commencent à manipuler les boutons et leviers de commande.
  
  — Et l’équipage de l’Akaï Maru ?
  
  Il branle du chef avec une mimique fataliste.
  
  — Massacrés jusqu’au dernier. Il aurait fallu que nous arrivions plus tôt mais nous avons eu maille à partir avec le navire soviétique. Il est équipé pour le combat sous-marin.
  
  Sharon le regarde.
  
  — Et notre croiseur ?
  
  Je vois Jacobs changer de tête.
  
  — Eh bien ?
  
  — Coulé. Nous n’avons pas eu le temps d’intervenir, débite-t-il d’une voix blanche.
  
  — Oh non…, gémit Sharon. Simon… oh non !
  
  — Qui ?
  
  — Simon, mon frère, dit-elle en me lançant un regard atterré. Il était canonnier à bord…
  
  — Il y a des survivants ?
  
  — Aucun, répond-il. Les Soviétiques ont tiré deux missiles coup sur coup. Le bateau israélien a sombré immédiatement. Nous n’avons rien retrouvé.
  
  Sharon pousse un hurlement. Ses jambes se dérobent sous elle. Nous nous précipitons tous les deux mais elle s’écroule, évanouie sur le sol métallique de la salle des machines.
  
  Je la prends tendrement dans mes bras. Ses yeux papillotent, elle prononce plusieurs fois le prénom de son frère, puis perd à nouveau connaissance.
  
  Jacobs prend son talkie-walkie.
  
  — Ici Jacobs. J’appelle de la salle des machines. Envoyez immédiatement deux infirmiers et un brancard.
  
  — Elle est simplement évanouie, dis-je.
  
  — Je sais. Je préfère quand même la faire conduire à l’infirmerie. D’ailleurs, si j’ai un conseil à vous donner, vous feriez bien de la suivre, vu votre état.
  
  — Effectivement. Mais appelez Hawk d’abord. Dites-lui que je veux lui parler au plus vite. C’est urgent.
  
  — Très bien, Sir ! aboie Jacobs, retrouvant ses réflexes de militaire.
  
  — Autre chose…
  
  J’ai un étourdissement fugace et aspire une grande bouffée d’air.
  
  — Oui, Sir ? demande Jacobs, inquiet.
  
  — Il doit y avoir une liste des membres de l’équipage quelque part. Faites faire un recensement précis des morts.
  
  — Vous recherchez quelqu’un ?
  
  — Oui. Un nommé Quanrum. Il n’est pas japonais. C’est l’un des terroristes. Si vous ne trouvez pas son cadavre, c’est peut-être qu’il a quitté le navire. Mais qui sait s’il n’est pas encore quelque part dans les cales…
  
  — Je donne des ordres immédiatement, Sir.
  
  Je poursuis :
  
  — Le pétrolier est miné. Des bombes au plastic… des amorces piézo… Faites attention ! Elles sont le long des soutes au niveau de la sentine. Si Quanrum est toujours là, il va peut-être essayer d’en faire sauter une… pour couler le navire et provoquer une marée noire…
  
  — Soyez tranquille, monsieur Carter, nous le retrouverons. Je fais prévenir les artificiers sur-le-champ.
  
  *
  
  * *
  
  À l’infirmerie, le médecin m’apprend que la balle est restée logée dans ma cuisse et qu’on ne pourra pas l’extraire avant mon transfert sur le porte-avions Ranger qui cingle actuellement vers un point de rendez-vous fixé avec nous.
  
  On me change mon pansement, puis on me donne un analgésique et une combinaison propre. Je fais un brin de toilette et m’apprête à retrouver Hawk dans la cabine du capitaine.
  
  Le médecin a administré un léger sédatif à Sharon et elle dort à poings fermés sur un lit de toile. Elle ne bouge même pas lorsque je me penche sur elle pour l’embrasser.
  
  Elle va regagner Tel-Aviv pour faire son rapport à ses supérieurs. Je sais que nous ne nous reverrons probablement jamais. Mais, avant cela, je veux lui parler. Lui dire que, sans elle, jamais nous n’aurions pu nous en sortir. Qu’elle m’a sauvé la vie.
  
  Trois grosses piles de sacs de toile encombrent le couloir à l’extérieur de l’infirmerie. Un peu plus loin s’alignent les corps étiquetés des hommes d’équipage de l’Akaï Maru, suivis d’une enfilade beaucoup plus importante : les cadavres des soldats soviétiques et, pour finir, les quelques hommes du Whiteshark tombés pendant l’attaque.
  
  En traversant cette morgue de fortune, je repense à Kobelev, de son nom de code le Ventriloque.
  
  Son plan démoniaque a coûté bien cher en vies humaines. Et il n’y a rien gagné. Tout à coup, un point encore obscur s’éclaircit. Je comprends pourquoi il a choisi de voler le strontium 90 chez les Israéliens. Décidément, ce Kobelev était encore plus roué que ce que j’ai pu imaginer malgré les révélations de Hawk. Il a pensé à couvrir ses arrières en cas d’échec. Il nous est impossible d’ébruiter l’affaire sans mettre Israël dans une situation critique vis-à-vis de ses ennemis.
  
  Et c’est seulement un début. Il continuera à échafauder des opérations tout aussi machiavéliques, jusqu’à ce qu’un terme définitif soit mis à sa carrière.
  
  Lorsque je pousse la porte de la cabine du capitaine, Hawk, Farmington et deux officiers du Whiteshark sont penchés sur une carte. Les quatre hommes lèvent la tête à mon entrée. Le soulagement se lit sur le visage du boss.
  
  — Eh bien, Nick, comment vous sentez-vous ?
  
  — Fatigué. Avez-vous trouvé Quanrum ?
  
  — Pour autant que nous sachions, il n’est pas à bord, dit Farmington. Mais toutes les bombes ont été désamorcées et remontées sur le pont. Apparemment, quatre d’entre elles avaient été posées par votre amie israélienne.
  
  — Exact : ils pensaient que le strontium était resté à l’intérieur de son fut plombé.
  
  Il se tourne vers Hawk qui arbore un petit sourire figé.
  
  — Vous aviez raison, Sir, déclare-t-il.
  
  Hawk ne fait pas de commentaire. Il me regarde fixement et demande :
  
  — Comment se porte la jeune femme ?
  
  — Elle dort, Sir. Son frère était canonnier sur le croiseur israélien. Elle a eu un gros choc.
  
  — Je comprends.
  
  Quelque chose me travaille :
  
  — Je suis navré de n’avoir pu empêcher ce carnage, Sir…
  
  — Nous en parlerons plus tard, coupe Hawk. Pour le moment nous essayons de voir ce que nous allons faire du pétrole.
  
  — Vous êtes au courant ? dis-je, stupéfait.
  
  — Les hommes de Newton ont retrouvé un baril de graisse plombé à proximité des vannes de remplissage.
  
  — Vide.
  
  — Naturellement, intervient Farmington. Leur système est très au point. Le baril est doté d’un graisseur à pression. Ils ont dû déverser le matériau dans les soutes pendant les opérations de remplissage.
  
  — Ne soyez pas affligé, Nick, enchaîne Hawk. Sans vous, ce navire aurait été coulé. Le pétrole se serait répandu dans l’eau et l’océan aurait été entièrement contaminé.
  
  Le golfe du Mexique baigne la côte des États-Unis. Comment résoudre le problème de la contamination ?
  
  — Vous avez trouvé des solutions pour le pétrole ?
  
  — Une, répond Hawk. À proximité du littoral, de nombreux bayous de Louisiane sont recouverts d’une calotte de sel. L’un d’eux sert déjà au stockage de cinq cents millions de barils de pétrole. Nous allons vider les soutes de l’Akaï Maru dans un autre. À plus de neuf mille cinq cents mètres de profondeur.
  
  — Dans une centaine d’années, la radioactivité du strontium 90 sera retombée à des taux négligeables, complète Farmington. Le pétrole sera redevenu inoffensif pour l’homme.
  
  Il y a donc une issue ! Je respire enfin et cela doit se voir car un sourire éphémère éclaire le regard de Hawk.
  
  — Messieurs, cette affaire est classée top secret, annonce-t-il un moment plus tard. Vous ne devez sous aucun prétexte en parler à qui que ce soit. Est-ce bien clair ?
  
  — Parfaitement, Sir, répond Farmington.
  
  Les autres officiers acquiescent d’un hochement de tête.
  
  — Newt, dès que la liaison radio sera opérée avec le dispositif spécial du Whiteshark, je veux qu’un message soit envoyé au Président.
  
  — Très bien. Sir. Ce sera l’affaire d’une heure, environ.
  
  — Parfait, apprécie Hawk. Je repartirai dès que nous aurons atteint le lieu de rendez-vous avec le Ranger.
  
  — Vous restez à bord ?
  
  — Pour l’instant. Et maintenant, messieurs, si vous voulez bien nous laisser seuls…
  
  — Certainement, Sir, dit Farmington.
  
  Les trois hommes quittent la cabine. Hawk s’assoit et, d’un geste de la main, m’invite à l’imiter. Il prend une bouteille de cognac sous le bureau et nous sert chacun un verre. Ensuite, il tire de sa poche un paquet de mes cigarettes personnelles et le pousse sur la carte devant moi avec une pochette d’allumettes.
  
  — J’ai pensé que vous deviez être à court de provisions, dit-il.
  
  Il a raison. Je fume lentement une cigarette. C’est peut-être la meilleure de ma vie. Pendant ce temps, nous restons silencieux.
  
  Le boss se verse une deuxième rasade et rallume le mégot pourri qui n’a pas quitté le coin de sa bouche. Je romps le silence.
  
  — C’est un coup de Kobelev ?
  
  — Nous n’avons pas de preuve, Nick. Mais j’en suis convaincu. Une machination pareille porte sa signature. Vous avez fait du bon travail.
  
  — À combien s’élèvent les pertes ? Cinquante ? Soixante ?
  
  — Cent douze, répond Hawk d’une voix étouffée. Mais cela aurait pu être bien pire. D’après nos experts, si le pétrole s’était déversé dans l’Atlantique, le bilan aurait été de dix millions de victimes au cours des cinq premières années. Mortes de faim, pour la plupart.
  
  Je tire longuement sur une deuxième N.C. La fumée m’étourdit. Je prends une nouvelle gorgée de cognac. Bien sûr, il ne faut pas mélanger l’alcool avec les médicaments contre la douleur, mais après une balle dans la jambe, je ne sais plus combien de coups sur le crâne, la fatigue et les émotions fortes, mon organisme ne doit plus être à cela près.
  
  De nouveau, nous observons un long silence. Puis je dis :
  
  — Je vais aller le liquider.
  
  Hawk pose son verre sur le bureau. Son sourcil gauche s’arrondit.
  
  — D’après les hommes de Farmington, il n’est plus à bord, répond-il en expulsant une volute de fumée fétide.
  
  — C’est de Kobelev que je parle, pas de Quanrum. Sir.
  
  — Impossible, objecte Hawk, et vous le savez.
  
  — Il faut que quelqu’un l’élimine. Je vais le faire.
  
  — Nous perdons notre temps, tranche Hawk d’un ton agacé. Il ne quitte pas Moscou et ne se déplace que sous escorte. Vous êtes déjà allé là-bas une fois, vous n’y retournerez pas.
  
  D’une voix posée, je choisis mes mots :
  
  — Sir, je vous ai rarement défié. Depuis que je suis sous vos ordres, j’ai toujours donné le meilleur de moi-même. J’ai été jugé digne du grade de tueur d’élite N3 et je suis décidé à m’en servir. Je vais aller abattre ce Kobelev.
  
  Hawk cède déjà :
  
  — Vous êtes fou, Nick. Fou mais capable. Quoi que je fasse ou dise, je sais que vous essaierez de le liquider.
  
  — Exact, Sir.
  
  — Dans ce cas, autant que vous le fassiez avec l’appui de l’Axe. Laissez-moi simplement le temps de faire avaler la pilule au Président.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  Il a été décidé de ne rien révéler aux propriétaires de l’Akaï Maru. Une fois ses soutes vidées dans la saline de Louisiane, le pétrolier sera coulé en haute mer.
  
  Naturellement, Jérusalem accepte immédiatement ce plan mais il va falloir encore longtemps avant que les relations entre les États-Unis et Israël se normalisent à nouveau.
  
  L’existence de moyens nucléaires au Moyen-Orient est désormais connue. La CIA aura du pain sur la planche à surveiller les pays arabes et à guetter les préparatifs de riposte.
  
  Depuis des années, Hawk professe que, si une guerre nucléaire doit se déclarer, elle éclatera au Moyen-Orient.
  
  — Je trouve cette situation tout à fait préoccupante, m’avoue-t-il avant de me quitter sur le pont supérieur de l’Akaï Maru. Mais notre rôle s’achève ici. Aux diplomates de prendre la relève, maintenant.
  
  Il me rend mes armes qui ont été retrouvées, bouclées au fond d’un tiroir dans le bureau du capitaine.
  
  — Et cessez de vous torturer inutilement, Nick, ajoute-t-il d’une voix inhabituellement douce. Vous ne pouviez pas mieux faire dans ces conditions.
  
  — Sans doute, mais…
  
  Je pense à Sakaï, au pied de son échelle.
  
  — Maintenant, allez vous reposer, conclut Hawk. Nous embarquerons sur le Ranger dans une douzaine d’heures.
  
  Je lui serre la main :
  
  — Oui, Sir.
  
  Je sors de la cabine et descends à l’infirmerie.
  
  L’équipe d’entretien du Whiteshark a réparé le levier du socle de barre. La passerelle bourdonne d’activité. La plupart des appareils détériorés par le médecin japonais et ses hommes ont déjà été remis en état.
  
  À moins d’une nouvelle catastrophe, l’Akaï Maru va toucher les côtes de Louisiane dans quelques jours. Puis il repartira pour son dernier voyage.
  
  Au moment où j’arrive à l’infirmerie, on amène justement Sakaï à la morgue improvisée. L’équipe médicale s’affaire autour de lui, procédant aux vérifications obligatoires avant de le déclarer officiellement mort. Le contenu de ses poches est transféré dans une enveloppe de papier bulle, puis son corps est placé dans un sac étiqueté à son nom. Deux hommes le traînent à côté de ses anciens compagnons.
  
  J’entre dans l’infirmerie. En traversant la salle principale pour aller voir Sharon, je constate que presque tous les blessés ont été soignés et commencent à se remettre.
  
  Un infirmier lève le nez de la blessure qu’il panse et me lance :
  
  — Si c’est la petite dame que vous cherchez, elle est partie.
  
  Machinalement, je pousse la porte et regarde son lit. Il est vide, les couvertures défaites.
  
  — Où est-elle ?
  
  — Elle a dit qu’elle allait chercher ses affaires, je crois, répond l’homme.
  
  — Et vous l’avez laissée sortir ?
  
  — Pourquoi pas ? Elle n’était pas blessée. Et, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais nous avons d’autres chats à fouetter…
  
  — Bien sûr. Excusez-moi… Je vais la ramener ici. Administrez-lui un sédatif plus costaud. Elle a grand besoin de dormir.
  
  — Très bien, Sir.
  
  Je suis resté avec Hawk pendant deux bonnes heures et l’effet de l’analgésique commence à se dissiper. Tout en me hâtant vers la salle des machines, je me dis qu’une fois Sharon reconduite à l’infirmerie, j’irai enfin m’allonger avant de tomber tout seul.
  
  Jacobs me sourit lorsque j’entre dans le compartiment des moteurs. Avec trois de ses hommes, il est assis devant une caisse retournée et joue au poker.
  
  — On mise gros, aujourd’hui, monsieur Carter, plaisante-t-il. Est-ce qu’une petite partie vous tenterait ?
  
  Mais je suis trop fatigué :
  
  — Merci. Une autre fois. Est-ce que vous avez vu Mlle Neumann ?
  
  — Elle est passée ici il y a environ cinq minutes, répond Jacobs. Elle a dit qu’elle allait prendre ses affaires au-dessous.
  
  Il tend le doigt en direction de la trappe ouverte. Je passe la tête dans le tunnel de l’arbre porte-hélicos.
  
  Assise sur son sac de couchage, Sharon tient une photo à la main. Je descends auprès d’elle. Son visage est baigné de larmes. Il y a des sanglots dans sa voix :
  
  — Il n’avait que dix-neuf ans…
  
  Je prends la photo. Un beau jeune homme, vêtu d’un uniforme blanc, pose en souriant.
  
  — Je ne sais pas ce que je vais dire à ma mère…, commence Sharon.
  
  Puis, soudain, ses yeux se dilatent. Elle hurle :
  
  — Nick !
  
  Je me retourne vivement. Quanrum, ruisselant de pétrole, vient d’entrer par la trappe de la sentine. Le visage tordu par un rictus féroce, il dégaine un pistolet et appuie deux fois sur la détente.
  
  Dans un réflexe éclair je bondis sur la gauche en sortant mon Lüger de ma poche, l’arme, fais claquer la sécurité et tire.
  
  Touché d’une balle en plein front, Quanrum lâche son arme, titube en arrière et retombe dans la sentine avec un « plouf » retentissant.
  
  J’allais appeler Sharon mais, lorsque mon regard tombe sur elle, les sons se bloquent au fond de ma gorge.
  
  — Que se passe-t-il ? crie la voix de Jacobs.
  
  M’agenouillant près de Sharon, je ne réponds pas. Sa combinaison blanche est éclaboussée de taches rouge cerise. L’une des balles l’a atteinte juste au-dessus du sein gauche, l’autre sous l’œil droit.
  
  Elle est morte sur le coup.
  
  Lorsque les semelles de Jacobs claquent sur les barreaux métalliques de l’échelle, je l’ai prise dans mes bras.
  
  D’un simple coup d’œil, il comprend tout.
  
  — Bon Dieu ! Mais d’où sortait-il ?
  
  — Il se cachait dans les soutes.
  
  — La vache ! jure-t-il. Dans le pétrole !
  
  Il se ressaisit rapidement et ordonne à l’un de ses hommes d’appeler l’équipe de décontamination. Le cadavre de Quanrum doit être radioactif et il faut le manipuler avec précaution.
  
  Je serre le corps de Sharon en regardant son joli visage mutilé. Une colère animale me dévore de l’intérieur. Un nom tourne et retourne dans ma tête comme un disque rayé.
  
  Kobelev… Nikolaï Fedor Kobelev…
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer le 10 février 1983
  
  sur les presses de l’Imprimerie Bussière
  
  à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
  N® d’Édition : 4663. N® d’impression : 106.
  
  Dépôt légal : février 1983.
  
  
  
  Imprimé en France
  
  
  
  
  
  NOTES
  
  
  [1] Voir Nick Carter n® 1 : Coyote Connection.
  
  [2] Le Koweït a une surface de 17 818 km2.
  
  [3] 1 million d’habitants.
  
  
  
  
  
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