Kenny, Paul : другие произведения.

Un diplomate nommé Coplan

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Juan ferma d'un geste résolu les deux robinets de la douche, attrapa la serviette éponge qu'il avait préparée, se frictionna sommairement, puis, tout en continuant à se sécher, il quitta la salle de bains pour retourner dans la chambre contiguë.
  
  Consuelo n'avait pas bougé.
  
  Étendue sur le lit, les yeux mi-clos, la jambe droite légèrement repliée, les deux mains jointes dans la nuque, elle rêvassait en savourant le bien-être qui ronronnait dans sa chair alanguie.
  
  Après l'amour, elle se sentait toujours merveilleusement bien. La volupté et le plaisir lui procuraient non seulement un apaisement profond du cœur, des nerfs et de l'esprit, mais aussi un sentiment plus vif de sa beauté, de sa jeunesse, du bonheur de vivre.
  
  Dans la lumière tamisée que répandaient deux appliques murales fixées de part et d'autre du lit, son corps admirable avait une densité saisissante. Des ombres douces, impalpables, soulignaient le relief harmonieux de sa féminité aux rondeurs attrayantes. Avec sa peau mate et dorée, elle faisait penser à un beau fruit ou à une fleur des tropiques. Sa chevelure drue et brillante, plus noire que la nuit la plus noire, formait une sorte de contrepoint luxurieux avec la tache violente de son intime parure. Ses belles épaules rondes, ses seins fermes aux fortes pointes cerclées de mauve, la minceur de sa taille flexible, ses longues cuisses fuselées, ses chevilles élégantes, tout en elle révélait un mélange de félinité moelleuse, d'ardeur brûlante et de secrète agressivité.
  
  Son visage superbe, aux pommettes un peu saillantes, aux traits d'une rare finesse, trahissait la présence dans son sang d'un lointain ancêtre malais qui lui avait également légué cette noblesse naturelle du geste et du maintien.
  
  Sans relever ses paupières aux longs cils recourbés, elle murmura dans un soupir :
  
  - Quel dommage que tu ne puisses pas rester toute la nuit avec moi, Juanito.
  
  - Oui, dit-il, je le regrette. Tu penses bien que si j'avais le choix, je n'hésiterais pas une fraction de seconde.
  
  Il mentait.
  
  Il mentait effrontément, mais il mentait bien. C'était sa force. Tout le monde s'y laissait prendre. Il respirait la sincérité.
  
  En réalité, il avait hâte de s'en aller. Maintenant qu'elle lui avait remis les deux cassettes qu'il attendait avec tant d'impatience, il ne songeait plus qu'à regagner à toute vitesse son bureau pour écouter les enregistrements.
  
  Elle ouvrit les yeux, le regarda.
  
  Qu'il était beau ! La plupart des hommes, quel que soit leur âge, sont passablement ridicules quand ils sont nus. En tout cas, peu gracieux.
  
  Mais Juan Cordero faisait exception à la règle. Et d'une façon éclatante. Grand, svelte, athlétique, racé jusqu'au bout des ongles, d'une élégance corporelle exquise et cependant doté d'une virilité impressionnante, il était en quelque sorte la séduction faite homme. Ses yeux bruns étaient doux et sensibles, sa voix grave avait des inflexions caressantes, son calme imperturbable était rassurant. De plus, il était riche et célèbre. A 35 ans, avocat recherché par les puissants, il pouvait se vanter d'avoir réussi sa vie.
  
  Mais Juan Cordero ne se vantait jamais.
  
  Consuelo suggéra soudain :
  
  - Reste, Juanito. j'ai encore envie de toi. Téléphone à ce vieux bonhomme que tu as un empêchement et que tu le verras une autre fois.
  
  Il enfila son slip, sa chemise blanche de soie et son pantalon, s'avança vers le lit.
  
  - Je ne peux pas faire ça, ma chatte, assura-t-il en s'asseyant près d'elle. Mon vieux maître Amadeo ne comprendrait pas. Je ne le rencontre que deux fois par mois et ces rencontres sont sacrées. Je lui dois tout. Si je ne l'avais pas eu comme professeur, je ne serais jamais devenu ce que je suis.
  
  Il posa la main sur le joli ventre lisse et chaud de sa jeune maîtresse.
  
  - Bientôt, nous passerons toutes nos nuits ensemble. Encore un peu de patience. Pour moi, tu es déjà ma femme, tu le sais. Tu as ma parole.
  
  Elle lui prit le poignet, voulut le forcer à déplacer sa main vers une zone plus torride de sa chair, mais il se dégagea en souplesse, lui colla un bref baiser sur la bouche, se redressa en grondant d'une voix tendre :
  
  - Ce n'est pas pour rien que tu es née près de Tagaytay, toi (Localité située dans l'île de Luzon, aux Philippines, au pied du célèbre volcan Taal, toujours en activité) ! Après-demain soir, je resterai, c'est promis. N'oublie pas ce que je t'ai demandé. Mais sois prudente, Vacerda est un renard.
  
  - Ne te fais pas de souci pour moi, Juanito, prononça-t-elle avec un sourire ambigu. Vacerda se méfie de tout le monde, sauf de moi. Il me confie même la clé de son coffre-fort, tu te rends compte !
  
  - Justement, fit Juan sur un ton négligent, il faudra que tu me rendes un autre petit service à l'occasion.
  
  Planté devant le miroir de Venise qui ornait l'un des murs de la chambre, il ajustait avec soin son nœud de cravate.
  
  Elle questionna :
  
  - De quoi s'agit-il ?
  
  Sans se tourner vers elle, il demanda, très détaché :
  
  - A ton avis, ton patron a-t-il conservé des documents concernant le P.S.P. (Parti socialiste philippin, qui fusionna avec le parti communiste pour former le mouvement HUK) et ses chefs de cellule à Manille ?
  
  - Je n'en suis pas sûre, mais je crois que oui. Il y a plusieurs dossiers confidentiels qui sont enfermés dans le coffre et auxquels je n'ai jamais touché.
  
  - Pourrais-tu jeter un œil là-dessus ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  - Cela m'intéresserait d'avoir la liste des personnes qui jouaient un rôle actif dans le P.S.P. à l'époque où Vacerda dirigeait le secrétariat du mouvement.
  
  - je regarderai. Mais je ne vois pas ce qu'il peut y avoir d'intéressant pour toi là-dedans. C'est déjà presque de l'histoire ancienne. Et, de plus, depuis que mon patron s'est rallié au régime, la plupart des membres de son organisation ont fait comme lui.
  
  - Bien sûr, cela n'a qu'une valeur relative, admit-il. Mais enfin, un renseignement est un renseignement. Les gens qui changent d'étiquette politique ne changent pas forcément d'opinion. Et cela ne fait jamais que deux ans que Vacerda a retourné sa veste.
  
  - Je vérifierai.
  
  - Éventuellement, pourrais-tu me photographier ces documents ?
  
  Consuelo parut surprise.
  
  - Photographier ? s'exclama - t - elle en arquant les sourcils. Si je m'amène au bureau avec un appareil photographique, Vacerda va trouver cela bizarre.
  
  - Mais non, mon trésor, il ne s'agit pas de trimbaler un appareil Kodak en bandoulière. J'ai un petit appareil japonais qui n'est pas plus encombrant qu'un tube de rouge à lèvres et que tu glisseras dans ton sac. Je t'apprendrai à t'en servir. C'est d'ailleurs d'une simplicité enfantine.
  
  - Dans ce cas-là, pas de problème.
  
  - Nous en reparlerons.
  
  Il s'approcha de nouveau du lit, se pencha, lui baisa la bouche tout en lui caressant les cheveux.
  
  - A mardi soir, mon trésor, murmura-t-il ensuite.
  
  
  
  
  
  Dehors, la nuit était chaude et orageuse. Juan Cordera, malgré son impatience, regagna d'un pas paisible sa luxueuse Chevrolet noire qu'il avait garée dans un parking surveillé, à cinq bonnes minutes de chez sa maîtresse. Par mesure de prudence, il évitait de stationner dans le voisinage immédiat du building où Consuelo avait son appartement. Ce sont des détails de ce genre qui amènent parfois des complications imprévues et stupides.
  
  Cordero, dans toute la mesure du possible, ne négligeait jamais un détail.
  
  Un quart d'heure plus tard, il franchissait le portail de sa demeure, une superbe maison blanche, vaste et moderne, bâtie au milieu d'un grand jardin fleuri, au cœur de Forbes Park, l'un des quartiers résidentiels les plus chics du nouveau Manille.
  
  Dès qu'il fut dans son bureau, il convoqua son frère Manuel et sa sœur Clara.
  
  Manuel Cordero, âgé de 30 ans, plus gros et plus petit que Juan, s'occupait d'affaires immobilières. C'était un financier habile, retors, doté d'un caractère taciturne.
  
  Clara était une belle fille brune de 26 ans, au visage sombre et dur, au caractère irascible et violent. Très intelligente, elle n'aurait pas manqué de charme si elle avait pu dominer son agressivité toujours latente.
  
  Elle supportait mal l'autorité de son frère Juan qui, depuis la mort de leurs parents, exerçait les droits du chef de famille. Aussi avait-elle passé plusieurs années à l'étranger, avide de pouvoir vivre à sa guise.
  
  Non seulement elle avait fait le tour du monde, mais elle avait séjourné aux États-Unis, en Allemagne, en France et au Japon. Elle parlait cinq langues et elle avait une vision réaliste des êtres et des choses.
  
  Au cours de ses voyages, elle avait eu plusieurs aventures amoureuses auxquelles elle avait mis fin sèchement et brutalement, par crainte morbide d'aliéner sa liberté. Son âme farouche et son cœur sauvage étaient sortis indemnes de ces brefs incendies qui lui avaient permis de bien se connaître.
  
  Juan annonça :
  
  - Consuelo Lansuat m'a remis deux cassettes. je suis curieux de voir ce qu'elles racontent.
  
  Sans autre commentaire, il posa sur la table une mallette noire qui contenait un magnétophone. Il engagea l'une des cassettes dans l'appareil, enfonça la touche de mise en marche, amplifia le son.
  
  Deux voix masculines, très fidèlement rendues, s'élevèrent dans la pièce tranquille.
  
  Le dialogue dura environ vingt minutes.
  
  La seconde cassette, qui comportait également l'enregistrement d'une conversation entre deux hommes, fut un peu moins longue à écouter.
  
  Quand le silence retomba, Manuel, dont les traits reflétaient une sorte de colère effarée, maugréa :
  
  - C'est incroyable ! Ce n'est pas du tout ce que j'avais proposé ! Ce Lopez est un... un...
  
  Dans son indignation, il ne trouvait pas le mot qui aurait pu traduire exactement sa pensée.
  
  Juan lui épargna cette peine en articulant de sa voix grave et posée :
  
  - Ne te fâche pas, Manuel. J'étais presque sûr que Lopez était une crapule. Rappelle-toi ce que je t'ai dit : Ramon Lopez est un homme dangereux et il faut se défier de lui.
  
  Si je me suis toujours abstenu d'avoir un contact direct avec cet individu, c'est parce que je sentais qu'il y avait quelque chose de louche dans sa façon de louvoyer d'un bord à l'autre.
  
  Manuel, qui ne digérait pas sa colère, fulmina :
  
  - Mais quel intérêt ce fumier a-t-il à raconter des conneries pareilles ? Toute sa conversation avec Vacerda est un tissu de mensonges. Je ne lui ai pas parlé d'une rénovation du Parti libéral, je n'ai fait aucune allusion à la création d'un mouvement populaire qui formerait l'aile gauche du Parti nationaliste. Il a inventé ça de toutes pièces ! Non seulement c'est une escroquerie morale à mon égard, mais c'est aussi une vacherie à l'égard de Vacerda. Quel jeu joue-t-il, cet immonde salaud ?
  
  Toujours aussi calme, Juan répéta doucement :
  
  - Ne t'emballe pas, Manuel. II faut voir les choses comme elles sont et garder la tête froide. En agissant comme il le fait, Lopez a certainement des motifs. Lesquels ? Nous n'en savons rien. Mais ce que nous savons, c'est qu'il nous place dans une situation délicate. Sa conversation avec Vacerda est un tissu de mensonges, nous en avons la preuve grâce à cet enregistrement, mais Lopez n'est pas bête et il a parfaitement compris que votre entretien avait une signification cachée. Disons qu'il a anticipé.
  
  - Bon, admettons, grommela Manuel. Mais pourquoi diable rapporte-t-il à Vacerda des propos que je n'ai pas tenus ?
  
  - Pour voir la réaction de Vacerda, répondit Juan. En déformant l'objet de votre rencontre, il profite de l'occasion pour sonder Vacerda.
  
  Clara intervint pour jeter d'une voix âpre la conclusion qui s'imposait :
  
  - Ramon Lopez est un agent double, c'est clair comme de l'eau de roche !
  
  Juan acquiesça :
  
  - Évidemment.
  
  Manuel marmonna :
  
  - Autrement dit, c'est un mouchard du gouvernement. Un de plus !
  
  Juan esquissa une moue évasive.
  
  - C'est vraisemblable, mais ce n'est pas sûr. Bien entendu, on peut supposer que le gouvernement n'accorde qu'une confiance limitée à Vacerda. Un adversaire qui change son fusil d'épaule, on a intérêt à le tenir discrètement à l'oeil. Mais Lopez mange peut-être à un autre râtelier. N'oublions pas qu'il a été compromis, lui aussi, au moment de la répression contre les Huks et qu'il a servi comme agent secret à la solde des Monkees (Nom donné à une organisation paramilitaire composée de communistes ralliés au régime et affectés à la répression contre leurs anciens camarades). L'intervention des services spéciaux américains dans cette histoire ne m'étonnerait pas outre mesure.
  
  Clara prononça sèchement :
  
  - Pour nous, ça ne change rien. Qu'il soit à la solde de la Sûreté politique, des Américains ou de ses anciens amis communistes. ce type est une menace. Même mensongers, ses racontars nous font du tort.
  
  Il y eut un silence.
  
  Manuel dévisageait son frère d'un œil sombre, le front plissé. Clara reprit :
  
  - Juan, c'est à toi de décider. Ou bien tu renonces à ton projet, ou bien tu agis. Car j'espère que tu ne te fais pas d'illusions là-dessus ? Tôt ou tard, tu devras t'y mettre. Et plus une intervention est rapide, plus elle est rentable.
  
  Juan, pensif, opina d'un hochement de la tête. Puis, s'adressant à Manuel :
  
  - Quand dois-tu revoir Lopez ?
  
  - Demain soir.
  
  - Dans les mêmes conditions ?
  
  - Oui.
  
  - Bien. Nous examinerons le problème demain matin. Il faut que j'aille chez Amadeo Pandro. Je sais qu'il m'attend et je ne veux pas lui faire faux bond. Surtout en ce moment.
  
  
  
  
  
  Amadeo Pandro était un homme de près de 70 ans, petit et maigre, au visage émacié, aux cheveux gris, aux yeux bruns pleins de malice.
  
  Ancien professeur au Lyceum (Faculté de droit de Manille), il était à la retraite depuis cinq ans mais, esprit vif et curieux, il avait gardé des contacts réguliers avec un certain nombre d'élèves auxquels il s'était attaché tout particulièrement et qu'il appelait ses disciples. La plupart d'entre-eux occupaient à présent des situations importantes et il était fier de les avoir formés.
  
  Il occupait un appartement confortable quoique modeste, au premier étage d'un vieil immeuble bourgeois de la rue San Sebastian, dans le quartier populeux de Quipo.
  
  Comme d'habitude, il reçut Juan Cordero dans la pièce principale de l'appartement, une sorte de salle de séjour bourrée de livres, de journaux, de magazines et de revues. Parlant trois langues, le sémillant vieillard se tenait au courant de tout ce qui se passait dans les grands pays étrangers.
  
  - Alors, Juan ? s'exclama-t-il en accueillant son protégé. Quoi de neuf dans ta sphère ?
  
  Il s'installa dans son fauteuil, tandis que Cordero prenait place dans un autre fauteuil.
  
  - En ce qui me concerne, pas grand-chose de nouveau, dit Juan. L'événement dont tout le monde parle, c'est encore et toujours la réconciliation Tokyo-Pékin.
  
  Il désigna les revues américaines empilées sur un tabouret et demanda :
  
  - Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?
  
  - Les Japonais viennent de marquer un point, cela me paraît indiscutable. Vis-à-vis des Russes et des Américains. C'est un coup magistral.
  
  - Le revirement de Mao est plutôt spectaculaire, non ?
  
  - Les Chinois sont des gens avisés. En se rapprochant des japonais, ils mettent les Russes et les Américains dans l'embarras, c'est un fait. Par ailleurs, pour leur économie, c'est un acte décisif. Et qui sera sûrement payant.
  
  - Mais l'entrée fracassante de la Chine dans la politique planétaire est un peu inquiétante, vous ne trouvez pas ?
  
  - Non. A mon avis, ça ne modifie pas l'équilibre mondial.
  
  - Un de mes clients voit dans cet événement le prélude à la conquête du monde par la coalition sino-japonaise, autrement dit la race jaune.
  
  - Utopie, laissa tomber le vieillard. Si les Chinois doivent conquérir le monde, ils ne le feront ni par la voie politique ni par les armes.
  
  - Je me souviens que vous nous expliquiez autrefois que la Chine était un peuple et non pas une nation.
  
  - Je n'ai pas changé d'opinion. Plus j'observe ce qui se passe, plus je considère les Chinois comme un phénomène surprenant de prolifération invisible... C'est comme les rats... On en voit peu, et pourtant il y en a de plus en plus. Je lisais justement des statistiques concernant Singapour, En moins de vingt ans, le pourcentage de Chinois est passé de 60 à 90 pour cent. Et Singapour est une merveilleuse base de départ pour une nouvelle dissémination... Je ne sais pas combien de temps cela prendra, et je ne serai sans doute plus là pour le voir, mais l'univers tout entier se retrouvera Chinois sans savoir comment la métamorphose a eu lieu !
  
  Le sagace vieillard ponctua cette boutade d'un rire aigrelet. Puis, changeant de sujet sans transition :
  
  - Et ton affaire Castaneda ?
  
  - J'ai suivi vos conseils et je crois que tout va s'arranger à l'amiable. Castaneda a fini par comprendre que quelques concessions valaient mieux qu'un procès. Coïncidence heureuse, le ministre du Commerce avait fait les mêmes recommandations à mon client.
  
  - Ce n'est pas une coïncidence, Juan, glissa Amadeo en souriant. Le chef de cabinet du ministre est un de mes disciples et c'est moi qui lui ai conseillé de suggérer cette démarche à son patron. Ce procès aurait fait des remous inutiles. J'espère que tu ne m'en veux pas de t'avoir fait perdre de l'argent ?
  
  Juan eut également un sourire.
  
  - J'y perds une plaidoirie, mais j'y gagne la confiance d'un client important. En définitive, c'est tout bénéfice.
  
  Il ajouta :
  
  - Sans compter que j'ai beaucoup appris au cours de mes conversations avec Castaneda. C'est un politicien lucide, et qui ne manque pas d'envergure.
  
  - Tout à fait d'accord. je déplore qu'il ne fasse pas partie de l'équipe gouvernementale.
  
  - A mon sens, il a eu raison de décliner le portefeuille qu'on lui offrait. Pour agir sur le plan social, le gouvernement est mal adapté. Il lui manque un soutien populaire de tendance gauche.
  
  - Peut-être, admit le vieillard.
  
  Puis, scrutant son protégé :
  
  - Je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble que tu t'intéresses de plus en plus à la politique depuis quelques mois.
  
  - C'est exact. Et je me demande parfois si je ne vais pas m'y mettre ouvertement.
  
  - Ton cabinet d'avocat ne te suffit plus ? ironisa Amadeo. Tu rafles toutes les belles affaires, tu gagnes de l'or en barre, tu es célèbre, qu'est-ce que tu veux de plus ?
  
  - Je n'ai pas l'intention de vieillir dans mes dossiers.
  
  - Les hommes ne sont jamais contents de leur sort, soupira l'ancien professeur. La politique, dans un pays comme le nôtre, c'est un jeu dangereux, Juan.
  
  - C'est sans doute pour cette raison qu'il me tente.
  
  - Réfléchis plutôt deux fois qu'une.
  
  - Si je vous demandais brutalement votre avis ? Vous me connaissez depuis mon adolescence et je vous dois en grande partie ce qu'on appelle ma réussite : ai-je l'étoffe d'un homme d’État, oui ou non ?
  
  Les yeux vifs de Pandro pétillèrent
  
  - N'exagérons rien, lança-t-il. Ta réussite, tu ne la dois qu'à toi-même. Ce ne sont pas les conseils que j'ai pu te donner ni les clients que j'ai pu te procurer qui ont fait de toi l'un des plus brillants avocats des Philippines. Je t'ai toujours considéré comme un élément de grande valeur. Ceci dit, ce n'est pas moi qui t'encouragerai à lâcher la proie pour l'ombre. Pourquoi irais-tu risquer ta réputation, ta fortune et ta tranquillité en devenant un professionnel de la politique ?
  
  Le sourire du vieillard s'accentua et il questionna avec une sorte d'humour un peu paternel :
  
  - Est-ce l'exemple du Président qui chatouille ton orgueil ?
  
  - Je ne suis pas orgueilleux à ce point-là, assura calmement Juan. Je connais mes limites et ça ne me viendrait jamais à l'idée de me comparer au Président (Allusion au président Marcos, qui fit de brillantes études de droit avant de devenir président de la république des Philippines). Si la politique active me tente, c'est parce que je crois sincèrement que je peux servir mon pays. Une nation comme la nôtre a besoin du concours effectif de ses élites. Sauf erreur, c'est ce que vous nous avez toujours enseigné, n'est-ce pas ?
  
  - C'est exact. Mais chacun peut servir son pays à la place qu'il occupe. De toute façon, pour toi, ce n'est pas encore le moment de descendre dans l'arène.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Tu es trop jeune... Tu seras forcément obligé de jouer un rôle de second plan. Il faut plus de quarante ans pour être un homme public auquel on confie des responsabilités à l'échelon national. Continue plutôt à gagner de l'argent, car il en faut beaucoup pour avoir les mains libres en politique. Épouse une riche héritière dont la famille fait partie du gouvernement occulte de ce pays, et choisis-la jolie de préférence, étant donné que les Philippins ont toujours eu un faible pour la beauté féminine. Dans une dizaine d'années, quand ta situation sociale et familiale sera bien assise, d'accord. Un bon avocat peut faire un bon ministre.
  
  - Le travail est à peu près le même, quand on y réfléchit. Les qualités qui font le bon avocat sont les mêmes que celles qui font l'homme politique véritable. Bien connaître ses dossiers, déjouer les pièges de l'adversaire, sensibiliser l'opinion, trouver les arguments qui désarment l'opposition.
  
  Le professeur resta songeur un moment. Puis, sur un ton vaguement sceptique :
  
  - Ce n'est pas si simple, Juan. La vie d'un homme politique est une vie double. Il y a la partie visible, qui n'est généralement qu'une façade fabriquée, et il y a la partie invisible, qui est la vraie. Tu m'as demandé tout à l'heure si, à mon avis, tu as l'étoffe d'un homme d'État. Eh bien, je te réponds en toute franchise, je ne le crois pas.
  
  Juan ne sourcilla pas.
  
  - Qu'est-ce qui me manque ?
  
  - Je ne sais pas, c'est difficile à dire. Depuis bientôt huit ans que tu fréquentes les tribunaux, tu as acquis une certaine expérience des hommes et de la vie, certes. Mais, dans le fond, tu es resté le jeune homme pur, sincère et honnête que tu étais à l'époque du Lyceum. Gagner des procès, plaider des causes, c'est une chose. Triompher en politique, c'est une autre histoire. Le politicien n'a que des ennemis. Même ses amis, ses partisans et ses alliés sont des adversaires. Pour survivre dans ce milieu-là, il faut être vigilant, rusé, impitoyable. Et pour monter, il faut être plus féroce que le plus endurci des criminels. Cette comparaison n'est pas une figure de style, Juan. La vocation d'un avocat, c'est de sauver des accusés. Le génie d'un homme politique, c'est d'avoir le cran d'éliminer froidement les individus qui sont pour lui un obstacle ou une menace. Tu es bien tendre pour jouer ce jeu-là.
  
  - Si je comprends bien, ironisa Juan, pour être un bon politicien, il faut être une fripouille ?
  
  - Il y a de cela, admit Amadeo. En fait, c'est plus nuancé il faut de l'intelligence, de la force de caractère, du courage et pas mal d'autres vertus qui ne courent pas les rues. Mais il faut aussi de la cruauté.
  
  Comme son interlocuteur ne réagissait pas, le vieux professeur reprit à mi-voix, comme s'il poursuivait pour lui-même sa méditation :
  
  - Remarque, les utopistes, les idéalistes de ton espèce ne sont pas inutiles en politique. Il en faut. Ce sont des apôtres qui tracent la voie dans le désert. Promène-toi dans notre bonne ville de Manille et regarde les statues des pères de la Patrie. Gomez, Zamora, Burgos, Rizal... Nos héros immortels, nos martyrs. Rappelle-toi qu'ils ont tous été emprisonnés, torturés, fusillés. Mais peut-être est-ce là ton ambition secrète ?
  
  - Sûrement pas.
  
  - Alors, laisse tomber, mon garçon.
  
  - Selon vous, cette alternative est sans issue, si je résume votre pensée ? Il faut être bourreau si l'on ne veut pas être victime ?
  
  - Relis tes classiques. Je ne suis pas le premier à émettre ce jugement. D'ailleurs, pour prendre un exemple précis, et puisque c'est de toi qu'il s'agit, fais ton examen de conscience. Quand tu seras seul en face de ton destin et que tu devras décider la mort de tel ou tel individu qui met en péril ta progression vers le Pouvoir, tu ne le feras pas. Et c'est cet individu-là qui aura ta peau.
  
  - Vous n'êtes pas spécialement gai, ce soir, fit remarquer Juan de sa voix posée.
  
  Pandro eut son petit rire aigrelet et riposta :
  
  - C'est notre sujet de conversation qui n'est pas gai ! je n'y suis pour rien. En tout cas, tu ne pourras pas dire que je t'ai doré la pilule.
  
  
  
  
  
  En quittant son vieux professeur, Juan Cordera se sentait assez satisfait. Il y avait toujours mille choses à glaner dans les propos d'Amadeo.
  
  En revanche, ses dons de psychologue laissaient à désirer.
  
  « Au fond, constata Juan, personne ne me connaît. »
  
  Il rejoignit sa voiture, s'installa au volant, démarra et décida de faire une promenade solitaire avant de rentrer.
  
  Il avait besoin de réfléchir.
  
  Il savait déjà qu'il allait se prouver à lui-même qu'il avait vraiment l'étoffe d'un homme politique et que la perspective d'éliminer un obstacle ne l'effrayait pas le moins du monde.
  
  « Le problème, pensa-t-il, c'est de garder les mains propres. »
  
  
  
  
  
  CHAPITREII
  
  
  
  
  
  Ramon Lopez était un type sympathique. Obèse, jovial, insouciant, se liant facilement et toujours prêt à rendre service, on ne lui reprochait qu'une chose : il buvait trop.
  
  Lopez était d'ailleurs le premier à le reconnaître. Ayant vécu pendant sept ans aux États-Unis, à Miami, il avait pris goût au whisky et il ne pouvait plus s'en passer. Dès le matin, mais il ne se levait jamais avant 10 ou 11 heures, il lui fallait sa ration de scotch pour se mettre en forme.
  
  Comme il mangeait peu (contrairement à ce que son embonpoint faisait penser), il se rattrapait sur la boisson.
  
  gé de 59 ans, il haussait les épaules quand on lui prédisait la fin pénible et prématurée des ivrognes dévorés par la cirrhose. Il répliquait qu'il était sûr de vivre centenaire, primo parce que l'alcool conservait, secundo parce que la bonne humeur était une garantie de longévité.
  
  Officiellement, il exerçait la profession de courtier libre pour la vente et la location d'immeubles. A ce titre, il entretenait des relations d'affaires avec une demi-douzaine d'agences spécialisées de Manille. En vérité, et ce n'était un mystère pour personne, il vivait aux crochets de sa maîtresse, Maria Batuc, une grosse femme de quarante ans, à la peau noire, au visage flétri, tenancière d'une maison close cachée dans une petite rue d'Escolta. Mais comme la grosse Maria en question n'était guère généreuse, Lopez se faisait discrètement des pourboires en travaillant comme informateur pour le compte de la sûreté politique et, accessoirement, pour le compte d'un certain Spencer Jennings, un Américain de 40 ans, qui séjournait depuis trois ans à Manille en qualité de journaliste.
  
  Lopez, en dépit de son apparence de joyeux drille, n'était pas un homme heureux. Né à Manille de père inconnu, orphelin à 13 ans, il avait dû lutter dès son plus jeune âge pour sortir de la misère. A 35 ans, il était devenu quelqu'un. Il possédait une agence immobilière, une jolie maison, une femme agréable et dévouée, un fils de sept ans qui promettait, et des relations bien placées dans le monde politique.
  
  Mais le malheur s'était brusquement abattu sur son foyer et une incroyable succession de déboires avait réduit à néant tout ce qu'il avait édifié. Sa femme et son fils avaient péri dans le naufrage d'un bateau de plaisance, un soir d'été, au cours d'une excursion à l'île Lubang. Puis, comme il s'était expatrié pour oublier son chagrin, son agence, confiée à un gérant, avait périclité. Comble de malchance, il s'était mis à faire de la politique au moment où il aurait dû se tenir tranquille et il avait durement trinqué lors de la répression des mouvements de gauche. Pour sortir de prison, il avait dû accepter de s'enrôler dans les brigades anti-communistes.
  
  Dans son for intérieur, il ne se pardonnait pas cette lâcheté. Sa passion pour l'alcool n'était pas seulement une tentative d'oubli, c'était aussi une forme d'auto-punition qu'il s'infligeait.
  
  Lopez, en fait, se haïssait lui-même.
  
  Quand il arriva chez son ami Spencer Jennings, ce lundi en fin d'après-midi, Lopez était déjà passablement imbibé de scotch. L’œil terne la paupière lourde, des traces de salive aux commissures des lèvres craquelées, il n'était guère appétissant. Mais Jennings fit semblant de ne pas s'en apercevoir et le reçut très cordialement, comme d'habitude.
  
  - Content de vous voir, Ramon. Je commençais à me demander si vous alliez venir.
  
  - Ah, pourquoi ? fit Lopez, hilare. Suis-je en retard ?
  
  - Vous m'aviez dit 5 heures, non ?
  
  - Sans blague ? j'avais dans l'idée que j'avais dit 6 heures. Faut croire que ma mémoire décline.
  
  Jennings habitait un appartement de trois pièces, au second étage d'un immeuble de Mabini, une rue commerçante proche de Roxas Boulevard, pas loin de l'ambassade des U.S.A.
  
  L'Américain plaisanta :
  
  - Cela m'aurait peiné de ne pas vous voir. J'ai réussi à me procurer une bouteille de véritable whisky écossais et je tenais à l'inaugurer avec vous.
  
  - Magnifique ! jubila Lopez en se laissant choir dans un fauteuil.
  
  Jennings lui montra le flacon en question, orné d'une étiquette vieil-or aux bords noircis.
  
  Lapez murmura, ravi :
  
  - Du bon vieux scotch vieilli dans une cave d’Écosse. Ne me faites pas languir, cher ami.
  
  Jennings déboucha la bouteille, se versa un demi-verre, donna la bouteille à Lopez.
  
  - Allez-y. Et n'ayez pas peur de lui faire honneur.
  
  Lopez se versa un verre presque rempli, déposa la bouteille sur la table, huma d'un air goumand l'alcool ambré, but une grande goulée, claqua la langue.
  
  - Super extra, commenta-t-il.
  
  Jennings s'installa sur un divan, croisa les jambes, questionna en souriant :
  
  - Vous l'aimez ?
  
  - Un nectar, assura le gros Philippin. Et je m'y connais.
  
  - Alors, attaqua Jennings, cette entrevue avec Manuel Cordero ?
  
  - Une drôle d'histoire, grommela Lopez. Sur le moment même, je suis un peu tombé des nues, je l'avoue. Je pensais que ce type voulait des renseignements pour une de ses futures affaires immobilières. Quand un riche promoteur veut rencontrer un minable de mon espèce, c'est qu'il prépare un coup, forcément. Mais pas du tout. Après des tas de salamalecs et des détours sinueux, il a fini par lâcher le morceau. Et là, je vous le donne en mille ! Cordero voudrait louer les sept salles de réunion que le P.S.P. possède en ville !
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je n'en sais fichtre rien. Il m'a garanti que ce n'était pas dans un but politique, mais il a refusé de me dire pourquoi il voulait louer ces locaux.
  
  - Pourquoi s'est-il adressé à vous ?
  
  - On a dû lui dire que j'étais le mieux placé pour goupiller l'affaire. Ce n'est pas par hasard qu'il m'a contacté.
  
  - A-t-il vu juste ou bien s'est-il trompé ?-
  
  Les Cordero ne se trompent jamais, s'esclaffa l'obèse en se penchant pour prendre son verre. Je suis effectivement le mieux placé.
  
  - Pourquoi ?
  
  Lopez vida son verre, passa sa langue épaisse sur ses lèvres, marmonna :
  
  - Primo, vous l'avez peut-être oublié, mais la location d'immeubles, c'est ma profession. Secundo, je suis un ami de Cesar Vacerda. l'ancien secrétaire du P.S.P. Or, vous l'ignorez sans doute, les biens immobiliers du P.S.P. ont été mis sous séquestre, mais leur gérance a été confiée à Vacerda. C'est donc lui qui décide.
  
  - Oui, je vois. Vous en avez parlé à Vacerda, j'imagine ?
  
  - Naturellement.
  
  - Et alors ?
  
  - Vacerda n'est pas né de la dernière pluie, faites-moi confiance. Quand je lui ai répété la proposition de Manuel Cordero, il a fait semblant de croire que c'était un bobard. Et il s'est mis à me cuisiner, mine de rien. Il voulait absolument savoir dans quel but Cordero voulait utiliser ces locaux et ce que cette offre cachait.
  
  - Vous avez dit que vous n'en saviez rien, évidemment.
  
  - Évidemment. Mais j'en ai profité pour m'amuser un peu.
  
  Le gros ivrogne se mit à rigoler, empoigna la bouteille, se versa un second verre.
  
  - Je ne sais pas ce qui m'a pris, avoua-t-il. J'ai eu brusquement envie de faire marcher ce vieux salaud de Vacerda et je lui ai raconté ce qui me passait par la tête.
  
  Baissant les yeux, il soupira :
  
  - Je devais être saoul, probablement. J'ai inventé des paroles que Cordero n'avait pas prononcées mais qui me paraissaient exprimer la vérité.
  
  - C'est-à-dire ?
  
  - Que les frères Cordero avaient l'intention de faire leur entrée dans la bagarre politique, qu'ils voulaient créer un mouvement populaire, prendre la direction d'une aile gauche du Parti nationaliste. Si vous aviez vu la figure de Vacerda !
  
  - Mais pourquoi ces élucubrations ?
  
  - Je n'en sais rien. Une idée de pochard, tout bonnement. Mais, dans le fond, je suis persuadé que j'avais raison... In vino veritas, hein ?
  
  - Vous êtes un marrant, Ramon, constata Jennings, épaté. Mais la suite ?
  
  - Je dois revoir Manuel Cordero ce soir, à 9 heures. Vacerda exige une proposition écrite avec une motivation bien expliquée.
  
  - Voilà une histoire intéressante à suivre, émit l'Américain.
  
  Puis, songeur :
  
  - Vous ne craignez pas d'avoir des emmerdements ?
  
  - Moi ? Pourquoi ?
  
  - Vos propos d'ivrogne risquent de mettre Cordero dans une fâcheuse posture vis-à-vis du gouvernement. Vacerda est un espion du ministère des Affaires sociales, tout le monde sait cela.
  
  - Oh, je ne me tracasse pas pour ça ! s'exclama Lopez. Vacerda se gardera bien de rapporter mes paroles sans les contrôler d'abord.
  
  - Justement. S'il pose la question de confiance à Cordero lui-même, vous aurez bonne mine.
  
  Le Philippin haussa ses épaules massives et prononça, la lippe humide :
  
  - Quand un type est complètement rond, vous êtes un con si vous prenez ses divagations pour argent comptant. Ni Vacerda ni Cordero ne pourront m'en vouloir sans se couvrir de ridicule.
  
  - Oui, c'est vrai, acquiesça Jennings, troublé.
  
  L'étrange personnalité de son interlocuteur lui semblait vaguement inquiétante.
  
  Il se leva, alla chercher une enveloppe blanche dans le tiroir d'une commode, remit le pli à Lopez en disant :
  
  - Voilà votre petit cadeau pour le mois écoulé.
  
  - O.K. Vous êtes le bienvenu, railla Lopez en glissant l'enveloppe dans sa poche. A propos, j'ai pensé à vous. Ma copine Maria vient de recevoir quelque chose qui serait bien pour vous.
  
  - Ah oui ? fit Jennings, intéressé.
  
  - Une ravissante petite métisse de 16 ans. Bien tournée, parfaitement saine, gentille comme un oiseau. Elle vient de la campagne. De Bulacan, très exactement.
  
  - En effet, opina Jennings, c'est alléchant.
  
  - Mais je vous préviens que c'est cher.
  
  - Combien ?
  
  - 500 dollars, laissa tomber Lopez. Naturellement, tout est compris dans le prix. Vous avez son pucelage et vous gardez la petite en exclusivité aussi longtemps que cela vous plaît. Le certificat médical et les visites bi-hebdomadaires du toubib sont à votre charge si vous les exigez, bien entendu.
  
  - Elle est vraiment vierge ? insista Jennings, le regard fixe.
  
  - Garanti sur facture, affirma l'obèse.
  
  Maria a commencé par vérifier, vous pensez bien ! D'ailleurs, la gamine nous a été amenée par son père.
  
  - Qu'est-ce qu'il fait, le père ?
  
  - Un pauvre type. Ouvrier agricole en chômage. Il vient tenter sa chance à la ville. Comme il a cinq gosses et comme sa fille aînée est en âge de travailler, il a écouté les conseils de sa logeuse et il est venu montrer la petite à Maria. Pour ces gens-là, la prostitution est un métier comme un autre. Ce qui compte, c'est que ça rapporte.
  
  - Si elle me plaît, combien Maria me demandera-t-elle pour les nuits suivantes ?
  
  - Dix dollars, comme les autres fois. C'est la moitié du tarif normal.
  
  - D'accord, décida l'Américain. Est-ce qu'elle peut venir ce soir ?
  
  - Oui, pourquoi pas ? Je préviendrai Maria et elle viendra avec la fille à l'heure que vous voudrez.
  
  - Entre 9 et 10 heures.
  
  - Entendu, opina Lopez.
  
  Il vida son verre, se leva pour prendre congé. Spencer Jennings, montrant la bouteille, prononça en souriant :
  
  - Vous reviendrez pour la finir avec moi ?
  
  - Volontiers.
  
  - Vous me raconterez la suite de cette histoire Cordero.
  
  - O.K. Demain vers 6 heures du soir.
  
  - Ne vous trompez plus cette fois-ci. Retenez bien : 6 heures. J'aurai un petit cadeau supplémentaire pour vous.
  
  - Vous êtes drôlement généreux, dites donc ! gouailla le Philippin.
  
  - Mais non, mais non, protesta Jennings d'un air faussement désinvolte. Mon journal me paie pour avoir des informations et moi je vous paie pour les tuyaux que vous m'apportez. Normal, non ?
  
  - Merci pour le whisky. A demain soir.
  
  De Mabini, Lopez se dirigea à pied vers Taft avenue. Comme de coutume, dans ce quartier, c'était la cohue.
  
  Lopez éprouvait une âcre satisfaction en pensant aux 200 dollars qu'il venait de toucher, à ceux qu'il toucherait pour la fille et à ceux qu'il exigerait de Cordero pour poursuivre son rôle d'intermédiaire.
  
  Journée faste, pas de doute. Ce Jennings était peut-être un espion de valeur, mais c'était sûrement un con. Débourser 500 dollars pour déflorer une sauvageonne qui sentait encore le fumier de sa campagne, c'était dingue. Mais chacun a ses vices et les vices coûtent toujours cher.
  
  Arrivé au coin de Taft avenue, Lopez grimpa dans un des jeepneys (1) qui filaient en direction d'Escolta.
  
  
  
  (1) Pour ceux qui n'ont jamais fait escale à Manille, il convient de dire un mot au sujet des jeepneys, ces mini-bus qu'on ne voit nulle part ailleurs et qui font le pittoresque de la ville. Ce sont des jeeps reconstruites, ornées de plumes, de guirlandes, de drapelets. Les carrosseries, peintes en rouge, vert, jaune et blanc, sont ouvertes à tous les vents et accueillent une dizaine de passagers alignés face à face sur deux banquettes. Roulant à une allure folle et généralement dans un style acrobatique, les jeepneys (on prétend qu'il y en a plus de 50 000 en circulation) sillonnent la ville selon des itinéraires fixes et transportent leurs clients pour un tarif unique (et dérisoire) quelle que soit la longueur du trajet. Le spectacle de ces véhicules rutilants, bariolés, faisant la course dans un trafic énorme et fonçant toutes plumes dehors le long des boulevards est un spectacle ébouriffant.
  
  
  
  
  
  Une bonne heure plus tard, Ramon Lopez franchissait de son pas lourd le porche d'un bel immeuble moderne de Carolina street, à une centaine de mètres de Harrison avenue.
  
  Trois étages de ce building étaient occupés par les bureaux de la société immobilière dont Manuel Cordero était à la fois le propriétaire et le P.-D. G.
  
  Au rez-de-chaussée, Manuel Cordero avait aménagé une vaste salle rectangulaire qui faisait office de salon de réception. En fait, ce local évoquait plutôt le bar d'un luxueux club privé. Boiseries d'acajou, moquette bleue, fauteuils moelleux, comptoir bien garni, petites tables rondes, lumières tamisées, rien dans ce décor ne rappelait le business. En revanche, la décoration murale et des tas de gadgets d'ornementation avaient trait à la mer. Manuel Cordero avait voulu marquer d'une manière discrète qu'il était un membre influent du Manila Yak Club et que son voilier était amarré non loin, c'est-à-dire au port de plaisance.
  
  Cordero accueillit Ramon Lopez d'une façon nettement moins sobre que la première fois.
  
  - Je vois que vous êtes un homme de parole, cher Lopez, s'exclama-t-il en serrant chaleureusement la main moite du gros ivrogne. Je vous présente ma sœur, Clara.
  
  Lopez salua la grande fille au visage fermé qui l'observait d'un œil calme.
  
  - Installons-nous ici, proposa Cordero en désignant une table assez éloignée du comptoir. Maintenant que je connais vos goûts, je pense qu'un bon scotch vous fera plaisir, n'est-ce pas ?
  
  - Sûr, opina Lopez.
  
  Tandis que Clara et le visiteur prenaient place à la table, Manuel s'en allait au comptoir préparer des boissons.
  
  Si Lopez avait été un intime de la famille Cordero, il se serait méfié de la cordialité de Manuel. En effet, ce dernier avait la réputation d'être un ours et de ne jamais manifester le moindre sentiment d'amitié même à l'égard de ceux qu'il considérait comme ses amis.
  
  En réalité, Manuel n'était pas dans son état normal ce soir. La fourberie indiscutable de Ramon Lopez le mettait dans une telle rogne qu'il avait de la peine à retenir son envie de démolir cette fripouille à coups de poing. Pour dissimuler sa colère, pour rester en possession de son sang-froid, il jouait la cordialité. Et il forçait un peu la dose.
  
  Le dos tourné vers la salle, il versa dans le verre de whisky destiné à Lopez une poudre blanche qui se dilua instantanément dans l'alcool ambré.
  
  Si Clara avait dit vrai (et elle ne se trompait pour ainsi dire jamais), Lopez aurait du mal à digérer cette potion-là !
  
  Il déboucha une bouteille de Coca pour Clara et il se prépara un cocktail à base de rhum.
  
  Il porta les trois verres à la table, s'installa, proposa de trinquer.
  
  Ce qu'ils firent.
  
  Ensuite, Ramon Lopez prit la parole.
  
  - J'ai vu Cesar Vacerda et je lui ai transmis votre proposition, commença-t-il. En principe, l'affaire n'est pas irréalisable. Les locaux qui vous intéressent ont été tenus en parfait état et rien n'interdit de les louer. Mais...
  
  Il dévisagea Cordero et sa sœur, reprit sur un ton plus revêche :
  
  - Car il y a un MAIS, malheureusement.. Vacerda pose une condition absolue. Il exige une attestation écrite par laquelle le locataire éventuel indique clairement l'usage qu'il compte faire des locaux et par laquelle il garantit qui cet usage est totalement dénué d'intention politique. Etes-vous disposé à me signer une telle attestation ?
  
  Manuel resta un moment pensif.
  
  - Oui, dit-il finalement, je n'y vois pas d'inconvénient majeur. Ce qui me contrarie, c'est de dévoiler mon projet.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Mes plans ne sont pas encore tout à fait au point.
  
  Clara intervint :
  
  - Cette attestation que Vacerda réclame est un peu exagérée, vous ne trouvez pas ? Du moment qu'on lui garantit qu'il ne s'agit pas de politique, ça devrait lui suffire.
  
  - Vacerda ne fait pas ce qu'il veut, mademoiselle, grommela Lopez. Les locaux qui vous intéressent sont sous séquestre et l'administration a son mot à dire.
  
  Manuel suggéra :
  
  - Coupons la poire en deux. je rédigerai une première attestation garantissant qu'il ne s'agit pas de politique. Ensuite, le principe de la location ayant été admis et les modalités de l'affaire discutées, je fournirai la déclaration concernant l'usage des locaux. Qu'en pensez-vous ?
  
  - Je veux bien faire part de cette nouvelle proposition à Vacerda, accepta Lopez. Mais si vous faites un tel mystère de vos projets, vous allez éveiller sa méfiance.
  
  - Pourquoi ? fit Manuel, renfrogné. Puisqu'il a l'assurance que ce n'est pas dans un but politique que je compte utiliser ces salles.
  
  - C'est à essayer, admit Lopez. Mais comme je connais Vacerda, je doute du résultat.
  
  - Eh bien, essayons toujours, conclut Manuel.
  
  Lopez but une rasade de scotch, puis :
  
  - Il y a le problème de ma commission d'intermédiaire à examiner
  
  - Quelles sont vos conditions ?
  
  - Deux cents dollars maintenant, pour la prise de contact. Et un complément de 500 dollars si je vous décroche le contrat de location tel que vous le désirez.
  
  - D'accord, acquiesça Manuel en sortant son portefeuille.
  
  Il tendit deux cents dollars à Lopez, demanda posément :
  
  - Ma parole vous suffit-elle pour le reste ou bien voulez-vous un engagement écrit ?
  
  - Votre parole me suffit. Je vous...
  
  Il fut interrompu par l'irruption d'un groupe d'hommes et de femmes qui pénétraient dans la salle en riant et en bavardant avec entrain.
  
  Manuel et Clara se levèrent. Tandis que Clara allait au-devant des arrivants, Manuel prenait congé de Lopez.
  
  - Quand me donnerez-vous la réponse de Vacerda ?
  
  - Je vous passerai un coup de fil à votre bureau.
  
  - Très bien.
  
  Parmi le groupe des arrivants, un jeune architecte qui connaissait Ramon Lopez lui lança une plaisanterie et lui serra la main.
  
  Lopez, jovial, riposta par une autre plaisanterie.
  
  L'architecte proposa un verre à l'obèse, mais celui-ci déclina.
  
  - Merci, ma journée n'est pas finie. Mes amitiés à votre père. Comment va-t-il ?
  
  - Mal. Il souffre du foie.
  
  - II ne boit pas assez, ironisa Lopez. Sur quoi il s'en alla.
  
  
  
  
  
  CHAPITRÉ III
  
  
  
  
  
  Spencer Jennings s'éveilla, bâilla, prit conscience de la présence d'un corps nu et tiède couché à sa gauche dans le grand lit, esquissa un sourire et soupira de bien-être.
  
  Il était enchanté de sa nouvelle acquisition.
  
  Elle s'appelait Baya et elle s'était montrée gentille, docile, pleine de bonnes dispositions à son égard. Un peu intimidée au début, elle s'était vite adaptée à la situation et elle avait montré que les jeux de l'amour n'avaient pas de secret pour elle.
  
  Dans un sens, c'était un miracle qu'une fille de la campagne, aussi délurée, fût encore vierge à seize ans. Pour arriver à ce résultat, son père avait probablement dû la menacer de l'égorger de ses propres mains si elle se faisait dépuceler par un vaurien du village.
  
  En tout cas, on ne l'avait pas trompé sur la marchandise. La virginité de Baya était indiscutable.
  
  Les yeux ouverts dans la pénombre matinale de la chambre, Jennings s'interrogea une fois de plus sur cette attirance bizarre, morbide, presque maladive qu'il éprouvait pour les femmes vierges. Sur le plan de la volupté sexuelle proprement dite, il devait pourtant reconnaître que ce n'était pas terrible. Et cependant, l'acte même de la défloraison lui procurait une griserie, un bonheur, une jouissance profonde qu'il ne trouvait jamais quand il étreignait une femme faite.
  
  Était-ce l'idée d'être le premier mâle à posséder une chair jeune et intacte ?
  
  Il essayait souvent de se psychanalyser, de découvrir la racine de cette sorte de perversion, mais en vain.
  
  Il se leva doucement, alla tirer le rideau de la fenêtre, revint près du lit.
  
  Baya dormait encore profondément, les lèvres légèrement décloses. Elle était touchante. Son corps d'ébène un peu potelé ne manquait pas de grâce.
  
  Spencer, amusé, pensa qu'elle ressemblait vaguement à une jeune guenon. Avec sa bouche un peu lippue, son nez légèrement épaté, ses cheveux noirs et crépus, elle rappelait les gravures du musée de Manille qui évoquent les premiers habitants des Philippines, Les lointains et primitifs Negritos.
  
  Il décida de se la garder pendant un mois. En général, le plaisir de la nouveauté se prolongeait pendant quatre ou cinq semaines. Après, la transe de la nouveauté s'estompait et son excitation sexuelle devenait moins percutante, moins exaltante.
  
  Il alla dans la cuisine et il commença à préparer le thé. Depuis six mois, il avait remplacé le café du matin par du thé de Ceylan. Le fichu climat humide de Manille lui fatiguait le foie et le thé lui convenait mieux à présent.
  
  Quand il s'amena dans la chambre à coucher avec le plateau du petit déjeuner, Baya venait de s'éveiller. Elle eut un sourire qui dévoila ses dents blanches.
  
  - Mabuhay (L'équivalent du « Welcome » anglais), lui dit Jennings.
  
  C'était la seule formule de salutation qu'il connaissait en tagalog (Le tagalog, l'une des deux langues nationales des Philippines, est un dialecte d'origine malaise. L'autre langue nationale est l'anglais).
  
  Il déposa le plateau sur une petite table, s'avança vers le lit.
  
  Du geste, il invita Baya à se lever. Puis, lui prenant la main, il guida la jeune Philippine vers la salle de bains contiguë. Il décrocha du portemanteau mural un peignoir, une robe de chambre en tissu éponge. Il enfila la robe de chambre, fit comprendre à la fille qu'elle pouvait mettre le peignoir. Elle opina.
  
  Alors, lui montrant la cuvette des W.C. (dont il lui avait expliqué l'usage la veille), il la laissa seule dans la salle de bains pour qu'elle pût satisfaire en paix son premier besoin du jour.
  
  Ils prirent le petit déjeuner en silence.
  
  Baya n'était pas bavarde. Et quand elle voulait expliquer qu'elle pensait ceci ou cela, elle se heurtait à l'incompréhension de Jennings. Il s'était pourtant donné la peine d'apprendre un peu de tagalog, mais c'était un dialecte impossible et, de plus, Baya parlait un patois campagnard, ce qui n'arrangeait rien.
  
  Quand le petit déjeuner fut terminé, il conduisit de nouveau la fille vers la salle de bains, la dépouilla du peignoir, se débarrassa de sa robe de chambre, fit couler le bain, y versa des sels parfumés, pria la fille de se mettre debout dans la baignoire.
  
  Elle obtempéra.
  
  Il empoigna une grosse éponge et une savonnette, et il se mit à laver des pieds à la tête ce joli petit corps aux rondeurs fermes. Docile, avide de se montrer prête à satisfaire cet étranger, elle se laissa faire. Elle se mit néanmoins à pousser de petits cris pointus quand il s'attarda avec une complaisance équivoque à certains endroits particulièrement sensibles. Il n'insista pas outre mesure. Grimpant à son tour dans la baignoire, il donna l'éponge et le savon à la gamine en lui expliquant tant bien que mal que c'était à elle de le laver maintenant.
  
  Depuis qu'il avait appris cette agréable pratique au japon, grâce au zèle d'une délicieuse petite prostituée de Ginza, Jennings ne ratait jamais l'occasion de se faire laver par une main féminine, jeune de préférence.
  
  Baya, le visage grave, s'acquitta de sa tâche à la perfection. Elle se crut même tenue de rendre la politesse à son partenaire et de lui procurer des sensations plus qu'agréables en s'attardant avec doigté sur un point précis de son anatomie. Il fut consentant pendant quelques minutes, et il se rendit compte qu'une fille peut être pucelle tout en étant experte,
  
  la vie simple des campagnes n'étant pas exempte de certaines audaces. Mais il arrêta le jeu à temps et ils se plongèrent tous les deux dans l'eau parfumée de la baignoire afin de se rincer.
  
  Lorsqu'ils retournèrent dans la chambre, Baya montra le lit et posa sur l'Américain un regard interrogateur.
  
  Il fit non de la tête, désigna une chaise, alla y prendre place et pria Baya de venir sur ses genoux, à califourchon.
  
  Elle devina immédiatement les intentions de l'homme.
  
  Il lui caressa les hanches. Cette petite amazone noire, aux seins déjà formés, à la peau épaisse, à la chair dure, aux cuisses chaudes, l'émoustillait.
  
  Il se préparait à entrer en action quand la sonnerie de la porte palière vibra dans le silence.
  
  Étonné, il écarta Baya, la poussa vers la salle de bains dont il referma la porte. Puis, se vêtant de sa robe de chambre, il alla vers le hall, ouvrit la porte.
  
  Maria Batuc, la patronne de Baya, se tenait sur le palier, le visage plus ravagé que jamais, l’œil morne, la bouche affaissée.
  
  - Désolée, dit-elle dans son anglais râpeux. Est-ce que je peux vous parler ?
  
  - Naturellement. Venez.
  
  En pénétrant dans la salle de séjour, elle promena un regard soupçonneux autour de la pièce, demanda d'une voix sourde :
  
  - Où est la gosse ?
  
  - Dans la salle de bains.
  
  - Vous êtes satisfait ?
  
  - Oui.
  
  - Vous la gardez ?
  
  - Oui.
  
  - Très bien. je suis venu vous dire que Ramon est mort.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Abasourdi, Jennings articula :
  
  - Qu'est-ce que vous racontez ? Lopez est mort ?
  
  - Oui... Les flics sont venus me chercher ce matin de bonne heure pour me conduire à la morgue de l'Hopital Général.
  
  - Qu'est-ce qui s'est passé ?
  
  - Des gens l'ont trouvé cette nuit, couché dans une impasse, derrière la rue del Pilar. Ils ont alerté la police et une ambulance l'a conduit à l'hôpital. Il était dans le coma, parait-il. Il est mort sans se réveiller.
  
  - Mais de quoi est-il mort ?
  
  - Le cœur... Ils disent qu'il buvait trop, et c'est bien vrai.
  
  Jennings opina en silence. Puis :
  
  - A-t-on pratiqué une autopsie ?
  
  - Une quoi ?
  
  - Les médecins l'ont-ils opéré pour vérifier ?
  
  - Ma foi, j'en sais rien. Vous savez, ils n'ont pas fait beaucoup d'histoires. Pour eux, c'est un vieux pochard qui a cassé sa pipe.
  
  - Il est toujours à la morgue ?
  
  - Oui. Je ne veux pas qu'on le ramène chez moi. C'est mauvais pour le commerce, vous comprenez ?
  
  - Oui, je vois, murmura bêtement l'Américain. Merci de m'avoir informé.
  
  - C'est bien naturel, puisque c'était votre copain. Est-ce que j'emmène la petite, puisque je suis là ?
  
  - Oui, je vais lui dire de se préparer.
  
  - Je vous la ramène ce soir ?
  
  - Euh... oui, évidemment.
  
  - A quelle heure ?
  
  - Vers 9 heures.
  
  - D'accord, je viendrai. Tout ce que je vous demande, c'est de ne pas lui donner d'argent.
  
  Resté seul, Jennings tomba dans une profonde méditation. La mort inopinée de Ramon Lopez le décontenançait, le chiffonnait.
  
  En soi, l'événement n'avait rien d'extraordinaire, évidemment. Un vieux corps délabré, rongé par l'alcool, ça pouvait craquer à tout moment.
  
  Néanmoins, cette mort subite survenait dans des circonstances troublantes.
  
  Soucieux, l'esprit obsédé par des questions sans réponse et par des pressentiments étranges, Jennings retourna dans la salle de bains et recommença à faire sa toilette. Il se rasa, s'habilla, rangea la vaisselle du petit déjeuner. La femme de ménage venait à 11 heures et s'en allait à 3 heures, ce qui était commode, vu que Jennings déjeunait toujours au restaurant.
  
  Vers 4 heures de l'après-midi, après avoir longuement hésité, il décida d'entamer une enquête personnelle.
  
  Il téléphona de la grand-poste au bureau de Cesar Vacerda. A l'autre bout du fil, la voix aimable de la secrétaire lui demanda ce qu'il désirait.
  
  Il déclina son nom, sa nationalité, sa profession et pria la demoiselle de le mettre en communication avec Vacerda.
  
  - De quoi s'agit-il ? s'enquit la secrétaire. M. Vacerda est en conférence.
  
  - Je voudrais savoir s'il pourrait m'accorder une entrevue de dix minutes.
  
  - Est-ce urgent ?
  
  - Urgent, important et personnel, précisa l'Américain sur un ton assez sec. Je pense que M. Vacerda se souviendra de moi. Nous nous sommes déjà rencontrés deux ou trois fois.
  
  - Un instant, je vous prie.
  
  La réponse, finalement, fut positive. Vacerda pouvait recevoir Jennings à 18 heures.
  
  Cesar Vacerda était un grand type massif et lourd, âgé de 63 ans, au faciès épais, aux yeux sombres et impénétrables, à la bouche amère.
  
  Avant de recevoir Spencer Jennings, il appela sa secrétaire.
  
  - Consuelo, lui dit-il, apporte-moi le dossier de cet Américain. Je ne sais pas ce qu'il me veut mais je me méfie.
  
  - Il faut toujours se méfier des journalistes, glissa Consuelo, sérieuse.
  
  - Tout particulièrement de celui-là ! persifla Vacerda. Je me suis laissé dire que c'était un agent spécial de l'U.S.I.B. (United States Intelligence Board. Organisme ayant pour but de superviser et de coordonner les activités des divers services secrets américains opérant à l'étranger) et je n'ai pas envie d'avoir des ennuis avec nos petits amis de la C.I.A.
  
  Consuelo se retira pour se rendre à la salle des archives. Elle revint cinq minutes plus tard avec une chemise cartonnée, de couleur rouge, qu'elle déposa sur le bureau de son patron.
  
  Quand Jennings arriva, à 18 heures précises, Consuelo l'introduisit aussitôt dans le bureau de Vacerda et retourna, très digne, dans son propre bureau. Là, ouvrant un des tiroirs de sa table de travail, elle actionna une manette habilement dissimulée dans le faux fond du tiroir. Juan serait peut-être content d'avoir un enregistrement de cette conversation de Vacerda avec cet Américain. D'autant plus que ce dernier avait prétendu qu'il s'agissait d'une affaire urgente, importante et personnelle.
  
  Vacerda, l'air bougon comme d'habitude, avait accueilli son visiteur d'un bref salut de la tête et lui avait dit, en lui désignant un siège :
  
  - Soyez le bienvenu, mister Jennings. Veuillez prendre place et me faire savoir ce qui me vaut l'honneur de votre visite. Vous voudrez bien m'excuser, mais je suis très occupé en ce moment et je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer.
  
  - Rassurez-vous, ce ne sera pas long. je me suis permis de vous demander cette entrevue parce que j'aimerais vous parler de mon ami Ramon Lopez.
  
  Vacerda, arquant ses sourcils broussailleux, articula de sa voix sourde où perçait une pointe d'étonnement :
  
  - Mais Ramon Lopez est mort ce matin à l'hôpital...
  
  - Justement, c'est parce qu'il est mort que je veux vous parler de lui.
  
  Vacerda ne saisissait pas. De plus en plus étonné, il grommela:
  
  - Bon... Eh bien, je vous écoute.
  
  - Comme je viens de vous le dire, Lopez était mon ami. Il y a trois ans, quand mon journal m'a nommé ici, je me suis heurté à un problème de logement. C'est ainsi, grâce à des compatriotes, que j'ai fait la connaissance de Lopez qui s'occupait de location d'appartements et qui m'a procuré le logement où je vis actuellement. Bref, nous sommes devenus de bons amis et Lopez venait souvent me voir pour me raconter les petites nouvelles qui circulaient à Manille. Un journaliste étranger a toujours besoin de gens qui sont au courant des potins locaux, je suppose que je ne vous apprends rien.
  
  - Voilà en tout cas une méthode originale, murmura Vacerda avec une ironie caustique. Avec un informateur pareil, vous étiez presque sûr d'avoir des renseignements inédits. Comme il était ivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et comme l'alcool donne des ailes à l'imagination, il a dû vous raconter des choses qui sortent de l'ordinaire.
  
  - En effet, admit Jennings en esquissant un sourire. Bien entendu, je n'ai jamais pris ses histoires pour de l'argent comptant. Néanmoins...
  
  - Il n'était pas bête, je vous l'accorde, coupa Vacerda. Mais il est mort et je ne vois pas très bien ce que vous voulez me dire à son sujet.
  
  - Je me demande s'il est mort de mort. naturelle.
  
  - Vous vous demandez s'il est mort de mort naturelle ? répéta Vacerda, ébahi. Vous êtes probablement la seule personne à Manille à se poser cette question-là. Tant va la cruche à l'eau... Il y a des années que ceux qui le fréquentaient s'attendaient à cette fin. Personnellement, je me demande plutôt comment il a fait pour tenir le coup si longtemps.
  
  - Contrairement à ce qu'on s'imagine, les alcooliques invétérés ont la vie dure. Hier, en fin d'après-midi, j'ai passé plus d'une heure en compagnie de Lopez et je vous garantis qu'il n'avait pas du tout l'air d'un homme qui va succomber à une crise cardiaque.
  
  - Mais... où voulez-vous en venir, mister Jennings ?
  
  - Les médecins de l'hôpital ont-ils pratiqué une autopsie ?
  
  - Comment voulez-vous que je le sache ?
  
  - Pourriez-vous m'obtenir cette précision ?
  
  - Oui, naturellement, mais je n'en vois vraiment pas la nécessité.
  
  - Lopez a peut-être été empoisonné.
  
  Une certaine causticité perça de nouveau dans la voix de Vacerda.
  
  - Je sais que les journalistes déforment volontiers la réalité, mais pourquoi diable aurait-on empoisonné ce pauvre pochard ? Il n'avait que des amis et il ne gênait personne.
  
  - C'est ce qui reste à démontrer.
  
  - En somme, vous voulez mener une enquête et vous désirez que je vous fasse un mot d'introduction pour le médecin-chef de l'Hôpital Général, c'est bien ça ?
  
  - Non, je ne veux pas me mêler officiellement de cette affaire. Je suis un simple journaliste étranger à Manille, ne l'oubliez pas.
  
  - Alors quoi ? maugréa Vacerda, un peu excédé. Vous ne vous figurez tout de même pas que je vais déclencher une enquête sur la mort de Lopez, moi?
  
  - Quand il m'a quitté, hier soir, il devait rencontrer un certain Manuel Cordero. Tout le monde connaît les frères Cordero à Manille, même moi. Il s'agissait d'une affaire très importante.
  
  - N'exagérons rien, mister Jennings. je suis au courant. Lopez n'était qu'un intermédiaire.
  
  - Je sais que vous êtes au courant. Lopez m'a raconté toute l'histoire. Mais il y a une chose que vous ignorez : Lopez a inventé de toutes pièces la conversation qu'il avait eue avec Manuel Cordero.
  
  - Comment cela ? Il n'a pas été contacté par Cordero ?
  
  - Mais si, mais si. Mais Cordero n'a pas tenu les propos que Lopez vous a rapportés. Il me l'a avoué lui-même. Il était saoul et c'est une fantaisie qui lui est venue à l'esprit, comme ça, sans raison. Une idée d'ivrogne, évidemment. Mais une idiotie de ce genre pouvait faire un tort immense aux Cordero, vous en conviendrez.
  
  Vacerda était complètement dépassé.
  
  - Une seconde, dit-il. Que j'essaie d'y voir clair... Lopez m'a raconté des mensonges et Cordero... Mais voyons, mister Jennings, ça ne tient pas debout, votre histoire. Comment Manuel Cordero aurait-il pu savoir que Lopez m'a raconté des blagues ? Je me suis bien gardé d'en parler à quiconque, vu que je me suis toujours méfié des bavardages inconsidérés de cet ivrogne de Lopez.
  
  - N'empêche ! Puisqu'il m'a raconté cette histoire à moi, il a pu la raconter à d'autres.
  
  - Mais pourquoi vous a-t-il raconté cette histoire ?
  
  - Je n'en sais rien. Je suppose qu'il éprouvait le besoin de s'épancher. J'avais ouvert tout spécialement pour lui une bouteille de vieux whisky écossais. Du reste, je ne vous cache pas que j'ai tout de suite deviné le côté explosif de ses confidences. Je lui ai même dit qu'il jouait un jeu dangereux.
  
  Vacerda, la tête basse, les traits austères, réfléchissait.
  
  Jennings reprit :
  
  - Les Cordero sont des gens puissants. Si le gouvernement est informé qu'ils ont l'intention de renflouer l'aile gauche du parti nationaliste, leur situation sera délicate. A votre avis, pourquoi Manuel Cordero veut-il prendre en location les anciennes salles du parti socialiste philippin ?
  
  - Je n'en sais rien, mais cette question sera mise au point avant la signature des actes de location. Par conséquent, je ne me tracasse pas pour cela.
  
  - Cette affaire est peut-être beaucoup plus tortueuse que vous ne le pensez.
  
  Vacerda fixa son interlocuteur.
  
  - Vous essayez de me faire comprendre que Lopez, selon vous, a été assassiné par Manuel Cordera ?
  
  - Pourquoi pas ? Nous autres, journalistes, c'est notre métier de chercher ce que cachent les apparences.
  
  - Vous avez trop d'imagination, mister Jennings. La famille Cordero a la réputation d'être l'une des plus honnêtes de Manille, et cette réputation est justifiée, croyez-moi. Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas parler ailleurs comme vous venez de me parler.
  
  Il se leva, tendit sa main.
  
  - Heureux de vous avoir revu, mister Jennings.
  
  Puis, reconduisant son visiteur vers la sortie, il ajouta :
  
  - Si vous ne tenez pas compte de ma recommandation et si vous poursuivez votre enquête avec l'espoir de rédiger un article sensationnel pour votre journal, vous aurez de gros ennuis, je le crains. Le frère de Manuel Cordero est un avocat redoutable, songez-y.
  
  - Oh, je laisse tomber, répondit Jennings en souriant. Je ne suis pas plus catholique que le pape, vous savez.
  
  Mais sa voix sonnait faux.
  
  Dès le départ de l'Américain, Vacerda se rendit dans le bureau de sa secrétaire.
  
  - Demande-moi le docteur Saquino à l'Hôpital Général et passe-le-moi sur ma ligne privée.
  
  Il retourna dans son bureau.
  
  Le téléphone grésilla deux minutes plus tard. C'était le docteur Feliciano Saquino.
  
  - Bonsoir, Feliciano, dit Vacerda. je ne te dérange pas, j'espère ?
  
  - Pas du tout. Comment vas-tu, Cesar ?
  
  - Très bien, merci. Je te téléphone au sujet de mon vieil ami Ramon Lopez. Tu as toujours la dépouille chez toi ?
  
  - Oui.
  
  - Bon, tout à fait entre nous, est-ce que vous l'avez autopsié ?
  
  - Euh... Officiellement, non. Personne ne nous l'a demandé. Pourquoi ?
  
  - Rien. J'aurais voulu me faire une idée à titre personnel.
  
  - Écoute, Cesar, comme sa concubine a refusé le transfert du corps chez elle, j'ai autorisé le docteur Malim à profiter de l'occasion pour permettre à ses internes de se faire la main. Je suppose qu'ils ont charcuté gentiment le cadavre, mais ton amitié ne doit pas s'en offusquer.
  
  - Bien au contraire ! Ce vieil ivrogne ne demandait qu'à se rendre utile. Je voudrais néanmoins savoir ce qu'ils ont vu, tes apprentis.
  
  - Qu'à cela ne tienne. Malim est encore dans son bureau et je te mets en communication avec lui.
  
  Le docteur Malim, sans doute prévenu par le patron, ne fit aucune difficulté pour répondre aux questions de Vacerda.
  
  - Tout était normal, du moins pour un alcoolique de son âge. La crise cardiaque est la suite prévisible d'un état de fatigue de l'organisme.
  
  - Je m'étais mis dans la tête qu'il vivrait très vieux, grommela Vacerda.
  
  - Oh, il aurait pu ! s'exclama le chirurgien. Il n'était pas du tout aussi délabré à l'intérieur qu'à l'extérieur. Son foie épongeait admirablement le whisky. Mais il faut peu de chose parfois et, dans un sens, nous sommes tous à la merci d'un accident vasculaire.
  
  - En conclusion, rien d'anormal ?
  
  - Non. A moins d'une histoire d'intxication, évidemment. Nous n'avons pas analysé les viscères.
  
  - Merci, docteur.
  
  - A votre service.
  
  Vacerda raccrocha, demeura pensif, la main sur le téléphone. Malgré tout, les propos de Jennings le tarabustaient
  
  
  
  
  
  Ce même soir, Juan Cordero passa des moments délicieux dans l'appartement de sa maîtresse. Consuelo traversait une phase d'hypersexualité et tous les prétextes lui étaient bons pour attirer son amant chez elle. Pour l'appâter, elle invoquait des motifs importants : photos et enregistrements.
  
  Après l'amour, il s'enquit :
  
  - J'imagine que tu as inauguré l'appareil japonais ?
  
  - Oui, mais je n'ai pas eu l'occasion de terminer le premier film. En revanche, j'ai enregistré une conversation qui t'intéressera peut-être. Vacerda a eu un entretien avec un journaliste américain, un certain Spencer Jennings, qui serait, paraît-il, un agent secret opérant pour l'U.S.I.B. j'ai d'ailleurs recopié pour toi tout ce qu'il y avait dans le dossier de ce Jennings.
  
  - Tu es un amour, ma chatte.
  
  - Je ne pense qu'à toi, Juanito.
  
  Il aurait bien voulu ne pas trop s'attarder, mais il se rendit compte qu'il ne s'en tirerait pas si facilement. Les yeux de Consuelo, sa bouche, toute sa chair frémissante trahissaient une soif de jouissance et de volupté insatiable.
  
  Quand il la quitta, vers 1 heure du matin, il était presque groggy.
  
  « Ce n'est pas une chatte, pensa-t-il, c'est une tigresse. »
  
  Elle l'avait vidé, pompé, pressé jusqu'à la dernière goutte comme un citron.
  
  Pas question d'épouser une femme pareille ! Pour la satisfaire, il faudrait s'y consacrer totalement. Avec une telle partenaire dans le lit conjugal, un homme ne pourrait pas se consacrer à sa vie professionnelle. Et encore moins au combat politique.
  
  Pour regagner sa maison, il roula très vite.
  
  Manuel et Clara, prévenus, l'attendaient en jouant aux cartes. Tout en préparant le magnétophone, il leur expliqua ce qu'ils allaient entendre.
  
  D'abord simplement curieux, ils changèrent de figure lorsque le diffuseur reproduisit l'entretien de Jennings et de Vacerda. Ensuite, dans un silence de mort, ils entendirent le coup de fil de Vacerda à l'hôpital (Consuelo n'avait pas pensé tout de suite à arrêter l'enregistreur).
  
  C'est Clara qui fut la première à recouvrer son sang-froid.
  
  - Nous l'avons échappé belle, articula-t-elle. Si je n'avais pas pu me procurer ce produit-là, nous étions dans de beaux draps !
  
  Juan murmura :
  
  - Si je n'avais pas été sûr de ton produit, je ne t'aurais pas donné carte blanche.
  
  Manuel, dont les traits s'étaient figés, prononça d'une voix enrouée :
  
  - Mais non, de toute façon nous ne pouvions pas être impliqués dans l'affaire. Des témoins ont vu Lopez qui me quittait en plaisantant. Mais le pire, c'est que ça n'a servi à rien. Cet Américain est encore plus dangereux que Lopez.
  
  Clara ricana.
  
  - Il n'y a pas trente-six solutions. Manuel riposta :
  
  - Je te vois venir, toi ! Seulement, ce n'est plus aussi simple. Primo, je ne connais pas cet Américain et je ne vois pas comment je pourrais m'y prendre pour l'inviter à venir prendre un verre chez moi. Secundo, comme sa conversation avec Vacerda le prouve, il est sur ses gardes et il me soupçonne.
  
  Clara répliqua, acerbe :
  
  - Il existe d'autres moyens, non ? Ce serait le moment où jamais de voir de quoi Duma et ses hommes sont capables.
  
  Juan intervint :
  
  - N'allons pas trop vite en besogne. Commençons par écouter une deuxième fois cet enregistrement. Nous ferons le point après.
  
  Dans le plus grand recueillement, ils écoutèrent de nouveau la cassette.
  
  Quand le silence retomba dans la pièce, Juan murmura :
  
  - Nous avons deux problèmes distincts à résoudre. Le premier, c'est de conclure l'affaire des locaux avec Vacerda. Il ne marchera pas sans connaître la raison exacte pour laquelle nous voulons utiliser ces salles. Il l'a dit très clairement à l'Américain. Par conséquent, nous sommes obligés de dévoiler nos batteries. C'est plus tôt que nous ne le pensions, mais tant pis. Je verrai Castaneda dès demain matin et je lui expliquerai pourquoi nous sommes contraints de déclencher notre campagne dans un délai maximum de huit jours. Comme il est prêt, et comme tous les textes sont déjà rédigés, il n'y aura pas de complications de ce côté-là.
  
  S'adressant plus particulièrement à son frère, il décréta :
  
  - Demain, en fin de matinée, tu donneras un coup de fil à Vacerda en lui disant que tu es surpris de ne pas avoir de nouvelles de Lopez. Et tu t'arrangeras pour continuer directement les tractations avec Vacerda lui-même. Je te ferai un petit memorandum concernant notre campagne.
  
  Manuel opina. Juan reprit :
  
  - L'affaire de cet Américain est plus épineuse... Il tira une liasse de papiers de sa poche et marmonna :
  
  - Consuelo m'a remis la copie d'un dossier confidentiel concernant ce type. Selon Vacerda, il s'agirait d'un agent secret appartenant à l'U.S.I.B., c'est-à-dire au plus important des services de renseignement de Washington. Ce n'est pas de la petite bière, comme vous le voyez.
  
  - Raison de plus, intercala Clara, vindicative.
  
  - Oui, évidemment, acquiesça Juan, mais avec un adversaire de ce calibre-là, il ne s'agit pas d'improviser. Avant d'entrer en action, je crois qu'il serait préférable d'étudier le cas bien à fond.
  
  Clara questionna :
  
  - Il s'appelle Jennings, c'est bien ça ?
  
  Juan jeta un coup d’œil sur les papiers qu'il tenait dans la main et dit :
  
  - Oui, Spencer Jennings. Journaliste, correspondant permanent du Californian Post. Domicilié à Mabini, 411/2.
  
  Clara suggéra :
  
  - Surveillons-le pendant deux ou trois jours pour commencer. Nous verrons ensuite. De cette façon, nous ferons d'une pierre deux coups. Les contacts de ce curieux journaliste sont peut-être intéressants à suivre.
  
  - C'est la meilleure solution, approuva Juan. Puis, après un moment de réflexion :
  
  - En définitive, c'est peut-être une excellente occasion de tester Duma Lozun. Confie-lui ce travail en le prévenant qu'il s'agit d'un spécialiste des services secrets. Je vais tirer des photocopies du dossier que Consuelo m'a remis.
  
  Il resta de nouveau pensif un moment, puis il articula en regardant successivement son frère et sa sœur :
  
  - J'espère que vous avez pleinement conscience de la partie que nous jouons ? En éliminant ce vieil imbécile de Lopez, nous avons mis le doigt dans un engrenage qui peut nous mener loin.
  
  Clara jeta sèchement :
  
  - Et ce n'est qu'un commencement !...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  C'est donc à 11 heures, le lendemain matin, que Manuel Cordero téléphona à Vacerda pour lui exprimer son étonnement.
  
  - Lopez avait promis de me faire signe et j'ai attendu son coup de fil toute la journée. Que se passe-t-il ?
  
  Vacerda laissa tomber d'une voix morne :
  
  - Lopez est mort. On l'a retrouvé sur la voie publique, dans la nuit de lundi à mardi, inanimé. Il a été conduit à l'hôpital où il est décédé sans avoir repris connaissance.
  
  - Mais c'est incroyable ! s'exclama Manuel. Quand nous nous sommes quittés, il était en pleine forme. Il a même blagué avec le fils de l'architecte Sualdez qui était arrivé chez moi à l'improviste avec des amis.
  
  - Eh oui, que voulez-vous ! Les crises cardiaques, ça ne prévient pas.
  
  - Pauvre Lopez... Il faut reconnaître qu'il buvait comme un trou, mais quand même ! Est-ce qu'il vous avait fait part de mes contre-propositions ?
  
  - Non, forcément, puisque vous êtes le dernier à l'avoir vu vivant.
  
  - J'aurais pu attendre longtemps votre réponse, ma foi.
  
  - Écoutez, marmonna Vacerda, opportuniste, au point où nous en sommes, traitons directement ensemble. Après tout, notre ami Lopez, Dieu ait son âme, n'était qu'un intermédiaire.
  
  - Oui, d'accord. Quand puis-je vous rencontrer ?
  
  - Ne vous dérangez pas. J'irai vous voir à votre bureau quand vous voudrez.
  
  - Pouvez-vous venir maintenant ?
  
  - Oui, certainement.
  
  - Parfait. Je vous attends.
  
  L'obligeance de Cesar Vacerda n'était pas tout à fait désintéressée. Avec l'âge, il avait appris qu'il valait toujours mieux se mettre bien avec les riches et les puissants.
  
  Quand il se trouva en tête à tête avec Manuel Cordero, dans le vaste et luxueux bureau directorial de ce dernier, il jugea préférable d'entrer immédiatement dans le vif du sujet et de préciser d'entrée de jeu sa position :
  
  - Comme vous le savez, les salles du M.P. sont toujours sous séquestre et, théoriquement, c'est l'administration qui décide. En fait, en ma qualité de gérant, mon avis est déterminant Et je suis prêt à faire le maximum pour vous donner satisfaction. Les aspects financiers de l'affaire sont secondaires. En revanche, et là je ne peux pas transiger, je dois savoir exactement l'usage que vous comptez faire de ces locaux. Je dois me couvrir, vous comprenez ?
  
  - De vous à moi, il n'y a pas de mystère, dit Manuel avec une spontanéité remarquablement jouée. Je ne voulais pas dévoiler mon but à Lopez parce que c'était un horrible bavard et qu'une indiscrétion de sa part m'aurait embarrassé, mais ce n'est plus pareil maintenant. Nous avons l'intention, mon frère, quelques autres personnalités et moi-même, de mener une vaste campagne populaire pour la protection de l'environnement. Comme cela se passe actuellement partout dans le monde, nous voulons mobiliser l'opinion publique contre les menaces de la pollution. Nous sommes quelques-uns à estimer que notre pays doit joindre sa voix au concert des nations qui réclament le respect de nos conditions de vie.
  
  Vacerda hocha la tête en signe d'approbation.
  
  Manuel Cordero poursuivit :
  
  - Je suppose que vous êtes au courant ? Des campagnes similaires sont menées d'un bout à l'autre de la planète par des savants, par des hommes politiques, par d'éminentes personnalités venues de tous les horizons, par de puissantes organisations, etc. De plus, les conférences internationales et les congrès se multiplient pour étudier ce problème et lui trouver des solutions. Bref, il nous a semblé qu'il était urgent et indispensable que nous participions à cette entreprise mondiale de salut public, car c'est une très grave menace qui pèse sur l'avenir du monde. Et notre pays, dans ce domaine, est évidemment solidaire de tous les peuples qui vivent à la surface de la terre.
  
  Manuel avait bien appris sa leçon. Il avait débité cette tirade, lui qui ne prononçait jamais que de courtes phrases utilitaires, avec une conviction indiscutable.
  
  Vacerda hocha de nouveau la tête en murmurant :
  
  - J'avais vu dans les journaux américains que cette question était partout à l'ordre du jour, en effet. C'est une croisade à laquelle notre pays doit se joindre, forcément.
  
  Puis, après un bref moment de réflexion
  
  - En somme, si je comprends bien, ce mouvement que vous voulez lancer contre la pollution, c'est une initiative d'ordre privé ?
  
  - Bien entendu, et notre campagne sera totalement dénuée de visées politiques. Je m'empresse toutefois de préciser que le gouvernement a été consulté. Nous avons non seulement son accord de principe, mais aussi la promesse d'un appui financier.
  
  - Et qui sera le chef de file de ce mouvement ?
  
  - C'est l'ancien ministre Francisco Castaneda qui sera le président du Comité. Mon frère Juan sera en quelque sorte le secrétaire général. Sa réputation et ses connaissances le désignent tout naturellement pour ce poste. Un avocat digne de ce nom se doit de plaider pour la collectivité comme il plaide pour les individus.
  
  - Francisco Castaneda est un grand bonhomme, émit Vacerda. Il est intègre, intelligent, et il a l'oreille des couches populaires de Manille. Sa présence à la tête de votre mouvement aura certainement un grand retentissement.
  
  - Si nous pouvons disposer des anciens locaux du P.S.P. comme nous l'espérons, nous lancerons notre première offensive dans une semaine. Brochures, tracts, articles dans la presse, meetings, rien ne sera négligé pour alerter la population.
  
  - Les locaux, vous les aurez, déclara Vacerda sur un ton ferme. J'en fais mon affaire. Je vais d'ailleurs commencer les démarches dès aujourd'hui. Aussitôt que j'aurai l'accord de l'administration, je vous ferai signe.
  
  - Pour gagner du temps, vous pourriez peut-être vous mettre directement en rapport avec mon frère Juan à ce moment-là ? Comme c'est lui qui signera les actes...
  
  - Oui, d'accord.
  
  - Le mouvement s'appellera VIVRE DEMAIN.
  
  - C'est un nom qui dit bien ce qu'il veut dire, en effet. Et quel sera le thème de votre première campagne ?
  
  Nous avons l'intention de profiter d'une occasion tout à fait exceptionnelle : les essais nucléaires français dans le Pacifique. Comme vous le savez, tous les pays du Sud-Est asiatique sont mobilisés pour protester contre ces essais. Les Australiens, les Néo-Zélandais, les Indonésiens, sans compter les pays de l'Amérique du Sud. La pollution atomique est un danger qui sensibilise les foules, à juste titre.
  
  Vacerda eut une hésitation imperceptible. Puis, comme s'il se jetait à l'eau :
  
  - Si vous acceptez tous les hommes de bonne volonté, je me permets de vous offrir mon adhésion personnelle à votre mouvement. Je ne suis plus une personnalité de premier plan, je le sais, mais je crois, sans me vanter, que j'ai gardé de nombreuses sympathies dans les milieux ouvriers de Manille.
  
  Manuel Cordero se montra très touché.
  
  - Je vous remercie de tout cœur, dit-il avec emphase. Ce sera un grand honneur pour nous de vous avoir à nos côtés pour défendre une cause aussi importante que la sauvegarde de l'avenir des Philippines.
  
  
  
  
  
  Après cette entrevue, Vacerda regagna promptement son bureau.
  
  Il n'en revenait pas. Il se sentait à la fois heureux et troublé, comme si un miracle venait de se produire. Les révélations de Manuel Cordero lui ouvraient brusquement des perspectives inespérées. D'une part, en participant personnellement à cette campagne anti-pollution, il allait sortir du ghetto politique où les circonstances l'avaient confiné. D'autre part, ce mouvement d'opinion pouvait être l'instrument d'une opération dont personne ne pouvait prévoir les ultimes conséquences. Peut-être ne fallait-il qu'une étincelle de ce genre pour réveiller l'ardeur de la gauche et la foi des forces ouvrières ?
  
  Le plus extraordinaire, dans cette histoire, c'est que cette mobilisation des masses allait se faire avec la bénédiction du gouvernement !
  
  Animé d'un zèle presque euphorique, Cesar Vacerda passa le reste de la journée à galoper d'une administration à l'autre pour obtenir les autorisations requises.
  
  Le lendemain, vers la fin de la matinée, il put téléphoner à Juan Cordero pour lui annoncer que tout était réglé.
  
  - Vous pouvez établir les actes de location aux conditions proposées par votre frère Manuel. Je les signerai quand vous voudrez.
  
  - Bravo ! s'exclama Juan, très enjoué. Voilà une bonne nouvelle. Grâce à votre collaboration dévouée, c'est une étape décisive que nous venons de franchir. Je vous enverrai les actes demain après-midi.
  
  - Si cela vous arrange, suggéra Vacerda, je peux passer à votre étude pour les signer.
  
  - Ah ? Parfait ! Disons vers 17 heures alors ?
  
  - Entendu.
  
  L'accueil de Juan Cordero, le lendemain, fut extrêmement cordial, chaleureux même. Après la signature des actes, Juan se donna la peine d'expliquer longuement à son interlocuteur les détails de la campagne de propagande telle qu'elle avait été préparée.
  
  - Je me suis permis, glissa négligemment l'avocat, d'ajouter votre nom à la liste des personnalités qui adhèrent à notre croisade. Votre compétence, vos qualités de tribun et votre prestige aux yeux des habitants modestes de Manille sont des atouts dont nous ne sous-estimons pas la valeur.
  
  Une fois de plus, la terrible sincérité de Juan Cordero balaya la méfiance légendaire de l'ancien secrétaire du Parti Socialiste Philippin.
  
  Cordero lui donna à lire le projet de tract qu'il venait de mettre au point. Vacerda, en voyant son nom parmi tant de noms prestigieux, fut ébloui.
  
  - Vous pouvez compter sur moi, dit-il avec conviction.
  
  - Nous aurons besoin de conférenciers pour expliquer les grands thèmes de notre action. Dans les quartiers populaires, vous serez un orateur écouté et apprécié.
  
  - Je suis à votre disposition.
  
  - Je vous ferai signe dès que les dates auront été arrêtées. Nous parlerons alors de l'ensemble du programme et vous me donnerez votre avis. Bien entendu, vos conseils pratiques nous seront précieux. Dans ce domaine de l'action de masse, vous avez une expérience que je n'ai pas. Je ne suis qu'un débutant.
  
  Ce n'était certes pas pour rien que Juan Cordero flattait de la sorte le vieux militant socialiste. Cesar Vacerda était un homme qu'il valait mieux avoir avec soi que contre soi.
  
  Et ce n'était pas non plus sans raison précise que Juan avait séduit la secrétaire de Vacerda. Grâce à Consuelo, il tenait à l’œil l'ancien leader de la gauche.
  
  Juan avait deviné depuis longtemps que Vacerda guettait une occasion de faire une nouvelle carrière politique. Mais l'essentiel, pour l'instant, c'était de le neutraliser et d'exploiter au maximum les avantages réels que sa collaboration apportait au mouvement.
  
  Jusqu'au moment où il faudrait éliminer sans pitié cet allié, dangereux rival en puissance. Le pouvoir ne se partage pas.
  
  Quant à Vacerda, lorsqu'il se retrouva dans son bureau, seul, un peu étourdi par la rapidité des événements qui s'étaient déroulés, il ne put s'empêcher de sourire, ce qui ne lui était plus arrivé depuis belle lurette.
  
  Il avait la sensation qu'il venait de remporter une victoire sur le destin. La roue tournait. Son nom allait s'étaler sur tous les prospectus qui seraient diffusés à travers le pays pour annoncer la naissance du mouvement VIVRE DEMAIN.
  
  Chose étrange, Vacerda pensa soudain à Ramon Lopez qui avait été enterré discrètement la veille. Dans un sens, les divagations de ce pauvre bougre de pochard avaient peut-être une valeur prophétique ! Ou une valeur de testament, pourquoi pas ? Car c'était bien lui qui, dans les vapeurs de l'ivresse, avait évoqué le réveil de la gauche, la résurrection d'un parti ouvrier rénové.
  
  Par une association d'idées somme toute logique, Vacerda se souvint alors de Spencer Jennings. Cet idiot d'Américain, avec ses soupçons ridicules, était capable de faire du tort aux Cordero. Il fallait absolument le voir, l'informer, le contrer.
  
  Vacerda appela aussitôt sa secrétaire.
  
  - Consuelo, fais-moi un mot pour Spencer Jennings et demande-lui de venir me voir de toute urgence. Tu trouveras l'adresse dans le dossier.
  
  Puis, ayant réfléchi :
  
  - Tu iras porter la lettre toi-même et, s'il est chez lui, tu demanderas la réponse.
  
  
  
  
  
  Spencer Jennings s'amena chez Vacerda un peu après 18 heures.
  
  - J'ai des nouvelles pour vous, lui annonça Vacerda. J'ai rencontré Manuel Cordero et je sais maintenant pour quelle raison il s'intéresse aux locaux du P.S.P. Soit dit en passant, vos hypothèses étaient parfaitement grotesques, comme je le supposais. Cordero est tombé des nues quand je lui ai appris la mort de Lopez. Vous avez trop d'imagination.
  
  - Il en faut, dans mon métier.
  
  - La vérité, la voici : dans une semaine, un groupe de hautes personnalités va lancer une vaste campagne d'opinion pour lutter contre la pollution. A cette occasion, ces personnalités vont annoncer la création d'un mouvement qui s'appellera VIVRE DEMAIN et qui aura pour but de sensibiliser les masses pour la défense de l'environnement.
  
  - C'est à la mode.
  
  - Surtout chez vous, aux U.S.A.
  
  - Oh, pas seulement chez nous ! Le monde entier a enfourché ce nouveau dada.
  
  - Justement, les Philippines ne devaient pas rester en dehors de ce mouvement mondial. Vous n'y croyez pas, vous, aux menaces de la pollution ?
  
  - Le danger existe, bien sûr, mais je ne suis pas du genre paniquard.
  
  - La première phase de notre croisade sera consacrée à protester contre les prochains essais nucléaires français dans le Pacifique.
  
  - Vous n'êtes pas les seuls ! Mais pourquoi dites-vous notre croisade ? Vous en êtes, vous, personnellement ?
  
  - On m'a demandé mon concours et j'ai accepté. Pourquoi ne l'aurais-je pas fait ? C'est l'avenir de mon pays qui est en jeu.
  
  - Évidemment. Je vous remercie de m'avoir informé.
  
  - Je tenais à apaiser votre esprit, fit Vacerda, caustique selon son habitude.
  
  - Rassurez-vous, cette histoire Lopez-Cordero ne m'empêchait pas de dormir.
  
  - J'espère que vous nous donnerez votre appui en tant que journaliste ?
  
  - Naturellement. Et si vous avez d'autres informations à me passer à l'occasion, je ne serai pas ingrat.
  
  Vacerda vit l'hameçon. En bon espion, Jennings tentait sa chance, mais Vacerda fit celui qui ne comprenait pas.
  
  - Que voulez-vous dire, au juste, mister Jennings ?
  
  - Un service en vaut un autre. Je sais que vous vous occupez d’œuvres charitables. Je suis tout disposé à verser mon obole en échange d'un tuyau confidentiel.
  
  - Trop aimable. Je m'occupe en effet d'une caisse de secours pour les orphelins des travailleurs, mais les subsides que nous recevons sont suffisants pour l'instant.
  
  - Sait-on jamais ? murmura l'Américain. Si un jour vous avez besoin d'être dépanné... Mais, pour en revenir à votre campagne contre la pollution, qui sera votre chef de file ?
  
  - Francisco Castaneda, l'ancien ministre.
  
  - Un type très bien, paraît-il.
  
  - Oui, un homme intègre et respecté. Même ses ennemis politiques ont de l'estime pour lui.
  
  - Eh bien, bonne chance !
  
  Ayant pris congé, Spencer Jennings rentra directement chez lui.
  
  Il se versa un verre de whisky, se laissa choir dans un fauteuil, sombra dans une profonde méditation.
  
  En fait, il avait un problème. Fallait-il, oui ou non, alerter Washington ? Cette histoire de campagne d'opinion pour la protection de l'environnement n'était peut-être pas à prendre à la légère. L'ancien ministre Francisco Castaneda n'était pas un ami des U.S.A. Et Cesar Vacerda non plus. Le retour de ces deux types à l'avant-scène de la vie publique ne présageait rien de bon.
  
  Jennings se demandait s'il devait prévenir dès maintenant ses supérieurs ou s'il devait au préalable mener une enquête pour étoffer son dossier.
  
  Il décida de couper la poire en deux.
  
  Il vida son verre de scotch, se leva, s'installa devant sa machine à écrire et se mit à taper un rapport destiné à son chef de service. Comme on le lui avait enseigné, il consigna toute l'affaire depuis ses débuts : les confidences de Ramon Lopez, les démarches de Manuel Cordero, la mort inopinée de Lopez, les révélations de Cesar Vacerda.
  
  Il relut deux fois son texte pour vérifier s'il n'avait rien oublié. C'était la règle d'or de son boulot : dans le domaine du renseignement, il n'y a pas de détails inutiles.
  
  Il termina son rapport par la phrase rituelle : « Je continue mes investigations et j'enverrai un complément d'informations dans quarante-huit heures. »
  
  Avec la satisfaction du devoir accompli, il plia les feuillets dactylographiés, les glissa dans une enveloppe qu'il colla soigneusement avant de la sceller à la cire.
  
  Ensuite, il appela au téléphone son compatriote Vic Fredman, attaché d'ambassade et antenne de la C.I.A.
  
  - Hello, Vic ? Spencer Jennings à l'appareil. Comment allez-vous ?
  
  - O.K.
  
  - J'ai un pli à vous confier, mais je voudrais profiter de l'occasion pour bavarder un moment avec vous. Êtes-vous libre ce soir ?
  
  - Euh... Oui et non, hésita Fredman.
  
  - Qu'est-ce qui ne va pas ? C'est oui ou c'est non ?
  
  - Le Français Louis Bouffard a demandé à me voir à titre privé et je l'ai invité à prendre un drink chez moi vers 9 heures. Si sa présence ne vous embête pas, vous êtes le bienvenu. C'est un type intéressant.
  
  - C'est le petit gros de l'ambassade de France ?
  
  - Oui. Vous le connaissez ?
  
  - De vue seulement, mais ça m'intéresse de le rencontrer. Je dirais même que ça tombe bien.
  
  - Dans ce cas, venez vers 9 heures.
  
  - Entendu.
  
  Jennings téléphona aussitôt à la grosse Maria Batuc pour lui faire comprendre en termes convenus que sa soirée était prise et qu'elle ne devait donc pas lui amener la petite Baya.
  
  
  
  
  
  Vic Fredman, un grand gaillard athlétique de 40 ans, blond, élégant, le teint bronzé, habitait une villa de fonction, coquette et confortable, située à Bel-Air.
  
  Son titre d'attaché d'ambassade ne trompait personne. Lui-même ne faisait d'ailleurs pas grand mystère de son appartenance à la C.I.A. En réalité, c'était son rôle. Dans tous les endroits du globe où les États-Unis exercent un contrôle plus ou moins occulte, la C.I.A. s'arrange pour que la couverture d'un de ses agents soit transparente. Cet homme-là facilite certains contacts et attire certaines informations qui se révèlent parfois très valables.
  
  Spencer Jennings arriva chez son compatriote avec un petit quart d'heure de retard. Volontairement. Histoire de mettre le Français Louis Bouffard à l'aise et l'empêcher de croire que les deux Américains lui avaient ménagé un traquenard.
  
  Louis Bouffard, un gars d'une bonne trentaine d'années, plutôt petit et rondouillard, avec une grosse figure un peu lunaire, des cheveux châtains, des yeux bleus pleins de vivacité, s'empressa de mettre les choses au point.
  
  - Je suis enchanté de votre venue, dit-il à Jennings. Ce que j'avais à communiquer à notre ami Fredman vous intéressera, j'en suis sûr. Vous êtes journaliste, n'est-ce pas ?
  
  - Oui, correspondant permanent du Californian Post.
  
  - Par conséquent, vous êtes au courant de la politique locale ?
  
  - 'essaie, murmura Jennings en souriant.
  
  Vic Fredman versa à boire à ses deux invités, se servit un doigt de whisky dans un grand verre de soda.
  
  - Alors ? s'enquit-il en dévisageant Bouffard. En quoi puis-je vous être utile ?
  
  - Je n'irai pas par quatre chemins, attaqua le Français. Diverses rumeurs émanant de sources généralement bien informées signalent qu'une vaste campagne anti-française va être lancée dans toutes les Philippines dans un délai de cinq ou six jours. Vous le savez, j'imagine ?
  
  Fredman opina.
  
  - Oui, j'ai appris cela hier. Je n'ai encore que des renseignements fragmentaires, mais je crois savoir qu'il s'agit d'une croisade contre la pollution, une croisade comme il y en a un peu partout.
  
  - C'est l'aspect officiel de l'histoire, ricana Bouffard. En fait, c'est la France et elle seule qui sera attaquée. Non seulement à cause des prochains essais nucléaires auxquels elle va procéder dans le Pacifique, mais aussi à cause de la visite à Manille de l'avion Concorde. J'espère que vous me pardonnerez me franchise, mais je vous pose la question : est-ce que votre gouvernement est derrière cette affaire ?
  
  - Je serai aussi franc que vous, répliqua Fredman. Et je vous réponds : non. Pourquoi les U.S.A. se livreraient-ils à une telle manœuvre ?
  
  - Oh, ce ne sont pas les raisons qui manquent ! renvoya Bouffard, acerbe. Primo, vous réclamez à cor et à cri l'arrêt des essais nucléaires et le statu quo en matière d'armements atomiques. Secundo, vous êtes opposés à la mise en service du Concorde. Tertio, vous ne voyez pas d'un très bon œil la progression de nos firmes commerciales sur les marchés du Sud-Est asiatique.
  
  Fredman eut un sourire.
  
  - Évidemment, vues sous cet angle, les choses prennent un aspect un peu particulier, admit-il. Mais je vous répète que mon gouvernement n'est pas l'instigateur de cette campagne.
  
  - Dans ce cas, enchaîna Bouffard, vous pourriez sans doute intervenir pour qu'ils mettent une sourdine au côté anti-français de leur entreprise ?
  
  - De qui parlez-vous ? questionna l'attaché d'ambassade américain.
  
  - Des gens qui ont pris l'initiative de cette histoire.
  
  - Ce sont des Philippins.
  
  - Et alors ? Vous êtes très influents ici, sauf erreur ?
  
  - Sûr, concéda Fredman, vaguement ironique. Mais du moment que le gouvernement des Philippines ne touche pas à nos bases militaires, nous le laissons tranquille et nous nous tenons tranquilles, nous aussi.
  
  Changeant de ton, il reprit d'une voix plus sèche et plus mordante :
  
  - Mais vous avez le même problème chez vous, si je ne m'abuse ? Tous les partis de l'opposition protestent avec vigueur, pour ne pas dire avec véhémence, contre vos essais atomiques. Et votre gouvernement ne fait rien pour museler ces contestataires ?
  
  Spencer Jennings, son verre de whisky à la main, intervint pour lancer sur un. ton moqueur :
  
  - Nous sommes tous logés à la même enseigne ! Chez nous, les apôtres de la nature défilent tous les jours devant la Maison-Blanche. Ils protestent en bloc contre la pollution, contre les armes nucléaires, contre les armes chimiques, contre la guerre au Vietnam, contre le racisme et que sais-je encore ?
  
  Louis Bouffard déclara :
  
  - En tout cas, la France n'acceptera pas d'être le bouc émissaire. Elle se justifiera.
  
  Jennings demanda négligemment :
  
  - Comment avez-vous appris le lancement imminent de cette campagne ?
  
  - Nous avons été prévenus par un haut fonctionnaire dont je ne peux pas vous révéler le nom.
  
  - Savez-vous qui sera le leader du mouvement ? insista Jennings.
  
  - Il y aura l'ancien ministre Castaneda, l'actuel ministre des Affaires Sociales, des professeurs de l'Université, des tas de personnalités, quoi !
  
  - Il y aura aussi Cesar Vacerda, l'ancien secrétaire du Parti Socialiste, compléta Jennings. Et l'avocat juan Cordero... Je pense que vous serez d'accord pour reconnaître que ces gens-là, pour ne citer qu'eux, ne sont pas précisément américanophiles ?
  
  L'argument impressionna Louis Bouffard.
  
  - Oui, je le reconnais, dit-il. Fredman prononça :
  
  - Nous sommes de bonne foi dans cette histoire, ça je vous le garantis.
  
  - C'est ce que je tenais à élucider avant tout, conclut Bouffard. Il resta encore une demi-heure, après quoi il s'en alla, impatient d'expédier à Paris un message chiffré donnant au Quai d'Orsay les informations qu'il venait de recueillir.
  
  Après le départ du Français, les deux Américains continuèrent à parler de cette croisade anti-pollution. Jennings fit part à son compatriote des craintes que cette affaire avait fait naître dans son esprit.
  
  - Ce qui me semble indéniable, résuma Jennings, c'est que la rentrée politique de Vacerda et de Castaneda est une sale histoire pour nous. Il nous a fallu des années pour mater la gauche et démolir les rebelles communistes. Or, si ça se trouve, cette campagne va les réveiller. Tout sera à recommencer.
  
  - Le gouvernement pouvait difficilement refuser son accord, grommela Fredman. La défense de l'environnement est une cause noble.
  
  - Oui, bien sûr. Ce qui est moins noble, c'est l'exploitation de cette cause à des fins politiques.
  
  
  
  
  
  Finalement, pour se changer les idées, Fredman proposa à Jennings d'aller faire un tour en ville.
  
  - Il y a une nouvelle boîte qui vient de s'ouvrir à Roxas boulevard. Je voudrais y passer un moment pour voir ce que c'est. J'en profiterai pour déposer votre enveloppe à l'ambassade. Elle partira demain matin par le premier avion spécial.
  
  - Excellente idée, approuva Jennings.
  
  Ils se mirent en route, dans la voiture de Fredman.
  
  Après une courte halte à l'ambassade située au boulevard Roxas, au bord même de la baie de Manille, ils remontèrent en voiture pour longer la grande artère qui, la nuit venue, devient le centre des plaisirs de la ville.
  
  Fredman jugea préférable de garer sa Chevrolet noire dans une des contre-allées du boulevard.
  
  - Comme j'ai le sigle diplomatique sur ma bagnole, je ne tiens pas à compromettre la réputation de l'ambassade, ironisa-t-il.
  
  Ils continuèrent leur promenade à pied.
  
  La nouvelle boîte en question s'appelait le Kings Paradise. C'était un vaste local rectangulaire qui n'avait rien d'intime et dont la décoration manquait nettement de raffinement : fresques murales de style psychédélique, lumières mobiles multicolores, tables et chaises aux couleurs criardes. La clientèle se composait apparemment de touristes, de soldats en civil et de jeunes Philippins en chemisette blanche. Les serveurs, nerveux et brusques, n'atténuaient pas la vulgarité du lieu.
  
  Comme le fit remarquer Fredman, qui estimait qu'une virée comme celle-ci faisait partie de son travail, seules les taxi-girls et les prostituées mettaient un peu d'élégance et de fraîcheur dans l'ambiance.
  
  L'orchestre, douze musiciens déchaînés, se révéla tellement bruyant que les deux Américains décidèrent très vite de ne pas prolonger l'expérience. Et comme le show ne passait pas avant 1 heure du matin, ils jugèrent préférable d'aller prendre un pot dans un endroit plus paisible.
  
  Au grand dépit du manager qui se préparait à leur envoyer les deux plus séduisantes pouliches de son écurie, ils payèrent leur note et ils levèrent la séance.
  
  - Quel vacarme là-dedans, soupira Jennings, soulagé.
  
  - Les Philippins adorent le bruit, dit Fredman.
  
  Les mains dans les poches, décontractés, ils regagnèrent la Chevrolet de Fredman. La nuit était chaude, humide, lourde.
  
  C'est au moment où Fredman déverrouillait sa portière, tout en bavardant avec Jennings, que quatre individus, vêtus d'uniformes bleus, surgirent de derrière les autres voitures rangées dans la contre-allée et se ruèrent sur les deux Américains.
  
  Tout se passa avec une précision et une vélocité effarantes. Le visage écrasé par des tampons de coton imbibés de chloroforme, les bras paralysés par des poignes d'acier, les deux agents américains ne purent opposer aucune résistance à leurs agresseurs. Et la suite fut un étrange ballet d'ombres admirablement synchronisé. Fredman et Jennings, anesthésiés, furent poussés sur la banquette arrière de la Chevrolet. Un des attaquants se glissa au volant de la puissante voiture qui démarra en souplesse.
  
  Les trois autres assaillants rejoignirent une autre voiture, une Mercedes noire, qui quitta le parking aussitôt et se lança dans le sillage de la Chevrolet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRÉ VI
  
  
  
  
  
  Francis Coplan, agent du S.D.E.C.E., débarqua à l'aéroport de Manille le dimanche, à 21 h 15, venant de Paris via Bangkok.
  
  Après les formalités de contrôle, et avant d'aller chercher sa valise au service des bagages, il promena un regard vers la foule qui guettait les arrivants.
  
  Un sac de voyage noir dans la main gauche, il arborait ostensiblement dans la main droite un numéro du magazine français Match et un numéro de l'hebdomadaire américain Time.
  
  Ce signalement convenu produisit l'effet escompté. Un petit gars rondouillard, placé au premier rang des badauds, agita sa main.
  
  Coplan hocha la tête pour montrer qu'il avait repéré son compatriote et s'en alla chercher sa valise.
  
  Quand il put, finalement, rejoindre Louis Bouffard dans le hall, Bouffard tendit la main en murmurant :
  
  - J'espère que vous avez fait un excellent voyage ?
  
  - Un peu long, mais tout s'est bien passé. Vous êtes Louis Bouffard ?
  
  - Oui.
  
  - François Coutin.
  
  - Ravi de faire votre connaissance. Venez, ma voiture est au parking.
  
  Devant l'invraisemblable tohu-bohu qui régnait dans le hall, Coplan demanda :
  
  - C'est toujours aussi mouvementé les arrivées ici ?
  
  - Non, pas à ce point-là. Mais tout est chambardé à cause de l'incendie qui a ravagé les installations ultra-modernes qui venaient à peine d'être inaugurées.
  
  - Diable.
  
  - La police est persuadée qu'il s'agit d'un acte de sabotage. Mais vous en verrez d'autres dans ce patelin. C'est la première fois que vous venez à Manille ?
  
  - Oui.
  
  Bouffard opina, sans plus. Ce n'est qu'un peu plus tard, tandis qu'ils roulaient vers le centre, qu'il questionna brusquement :
  
  - Pourquoi vous a-t-on envoyé, vous ? Le fait de ne pas connaître le coin ne va pas vous faciliter la besogne. Le Quai d'Orsay n'avait personne d'autre ?
  
  - Probablement, répondit Coplan, nullement vexé. Je ne suis jamais venu aux Philippines, mais j'ai pas mal bourlingué dans le secteur ces derniers temps.
  
  - Où ?
  
  - Partout dans le Sud-Est asiatique, sauf ici.
  
  - Enfin, je ferai le maximum pour vous épauler.
  
  - J'y compte bien.
  
  - Je vous ai mis au Bay-View Hotel. C'est un palace qui s'est ouvert récemment et qui est très bien. Remarquablement situé aussi, juste en face de l'ambassade des États-Unis. Voici le boulevard Roxas, l'artère vitale de la ville. Votre hôtel se trouve sur ce boulevard même. Vous aurez une vue magnifique sur la baie.
  
  Vingt minutes plus tard, Coplan prenait possession de la chambre 502 au Bay-View.
  
  Effectivement, l'hôtel était de tout premier ordre. Hall accueillant, service aimable et efficace, des tas de boutiques sous la main et des employées ravissantes. De plus, la chambre était d'une propreté irréprochable et la vue, comme l'avait dit Bouffard, magnifique.
  
  - Je m'excuse de vous bousculer, dit l'attaché d'ambassade, mais je voudrais vous remettre sans tarder le dossier de l'affaire et vous donner quelques explications. Je vous emmène chez moi. Vous n'aurez guère de temps pour prendre vos dispositions. Je suppose que le ministre vous a remis un ordre de mission en bonne et due forme ?
  
  - Oui, n'ayez crainte. Je suis un envoyé diplomatique tout ce qu'il y a de plus officiel.
  
  La villa de Louis Bouffard, un pavillon sans prétention mais suffisamment confortable, se trouvait dans un quartier aéré, peu peuplé, dont l'urbanisation ne paraissait pas ancienne.
  
  - Je suis à dix minutes à pied de l'ambassade, expliqua Bouffard. Cette partie-ci de la ville s'appelle Makati. C'est la zone riche de la cité. Je vous ferai voir cela demain. Je vous offre un whisky ?
  
  - Non, merci. Depuis que j'ai quitté Paris, je n'ai fait que boire et manger. C'est fou ce qu'on vous chouchoute dans ces avions long-courriers. Mais si vous avez de la bière fraîche, volontiers.
  
  Bouffard se mit à rire.
  
  - Ce n'est pas la bière qui manque à Manille ! railla-t-il.
  
  - Qu'est-ce qui vous fait rigoler ?
  
  - L'homme le plus riche de Manille a fait sa fortune avec la bière. Il est propriétaire des brasseries San Miguel... Être riche, à Manille, ça signifie quelque chose, croyez-moi. Le bonhomme en question s'appelle Ayala. A peu de chose près, tout le quartier de Makati lui appartient. Et la plus belle avenue de la cité porte son nom. C'est d'ailleurs là que se trouve notre ambassade.
  
  Il alla chercher deux grandes bouteilles de San Miguel dans le réfrigérateur, apporta des verres, versa à boire.
  
  - Si vous le voulez bien, reprit-il, je vous dépeins en gros cet incroyable pays. Je suppose que vous connaissez la célèbre formule : «Trois siècles dans un couvent espagnol et un demi-siècle à Hollywood ». Les Philippines, c'est exactement cela. De la domination espagnole, il ne reste que quelques vestiges : l'ancienne ville qui se nomme Intra-Muros, des églises et un fort. Tout ce qui est venu après est américanisé. Mais où cela devient marrant, c'est sur le plan moral. Les valeurs du vieil occident chrétien subsistent en tant que folklore, bien sûr, mais dans la pratique, ce qui compte ici, c'est le fric. Et ce peuple est le seul, à ma connaissance, qui a le courage de ses opinions. Les riches font un étalage prodigieux de leur richesse, et les pauvres aspirent à en faire autant. Résultat, le banditisme et la criminalité battent tous les records mondiaux. A tel point que les possédants, individus ou sociétés, ont été obligés de se constituer une police personnelle. C'est la phalange des Security Guards. Des flics privés, en uniforme, armés, qui montent la garde devant les banques, les grands magasins, les villas, les grosses boîtes commerciales, bref, partout où il y a de l'argent. Vous ne l'avez sans doute pas remarqué, mais votre hôtel est gardé par des Security Guards.
  
  - Charmant, s'esclaffa Coplan.
  
  - Je vous donnerai une arme et je vous demanderai de ne jamais vous en séparer. Vous êtes en danger partout, à toute heure du jour et de la nuit. Hier, il y a eu un hold-up à deux pas d'ici, aux grands magasins de Makati, à 10 heures du matin. Et deux Security Guards ont été abattus par les voleurs.
  
  - C'est le Far-West ? s'exclama Coplan, de plus en plus amusé.
  
  - Ne riez pas. Tenez, regardez...
  
  Bouffard alla prendre sur la commode deux quotidiens de langue anglaise qu'il étala sous les yeux de Coplan.
  
  - Ce sont les deux canards locaux, commenta-t-il. Le Daily Mirror et le Manila Times.
  
  Du bout du doigt, il désigna les manchettes de la première page et les photos qui illustraient les articles de la une.
  
  - Ces deux Américains ont été assassinés dans la nuit de vendredi à samedi. C'étaient deux agents secrets des U.S.A. Et j'aime autant vous dire que la fin tragique de ces malheureux collègues m'a terriblement impressionné.
  
  - Règlement de comptes ?
  
  - Non, banditisme pur et simple. Mais figurez-vous que je venais précisément de passer une heure en leur compagnie... Je n'arrive pas à comprendre pourquoi ils n'ont pas garé leur bagnole dans le parking privé de la boîte de nuit où ils sont allés. Je vous reparlerai d'ailleurs d'eux plus longuement quand nous aurons un peu déblayé le terrain, mais retenez la leçon : si vous sortez le soir, prenez un garde du corps et n'entrez que dans les night-clubs qui sont gardés par la police ou par les Security Guards. Si vous négligez cette précaution, vous avez 90 chances sur 100 d'être agressé.
  
  - Vous allez me donner des complexes.
  
  - Tel est bien mon but. Si nos deux confrères américains avaient été plus prudents, ils seraient encore en vie.
  
  - Je me tiendrai sur mes gardes, je vous le promets.
  
  - Venons-en maintenant à votre programme. J'ai deux rendez-vous pour vous demain. Le premier, à 17 heures, aux Affaires Étrangères. J'ai obtenu que le président de la campagne anti-pollution soit présent à cette entrevue. Le deuxième, à 19 heures, chez l'avocat Juan Cordero, le secrétaire du mouvement qui lance cette fichue campagne. Ces deux démarches ne changeront évidemment pas grand-chose aux manifestations qui vont avoir lieu mercredi et dont le programme est déjà arrêté. Mais comme je l'ai écrit à Paris, il faut voir plus loin et il faut absolument que vous fassiez preuve de fermeté pour que ces gens tiennent compte de notre protestation et s'engagent à rectifier le tir. La France ne doit pas être la cible de leur propagande. Nous avons des intérêts économiques et industriels à défendre, non seulement ici mais dans toute cette partie du monde. Si vous connaissez réellement la question, vous devez être au courant de l'effort considérable que fait notre gouvernement pour élargir nos débouchés commerciaux en Indonésie, en Australie, en Malaisie, etc. Nous vendons des usines, des armements, nous investissons dans les recherches pétrolières. bref, cela représente du travail et de la prospérité pour tous les Français. Vous trouverez des détails à ce sujet dans le dossier que je vais vous remettre.
  
  - C'est par-là que je commencerai, dit Coplan. Je consacrerai ma matinée de demain à étudier votre dossier à fond.
  
  - Remarquez, je vous accompagnerai lors de vos démarches officielles. Mais comme vous êtes l'envoyé de Paris, je n'interviendrai qu'en cas de nécessité. Vous parlez couramment l'anglais ?
  
  - Comme ma langue maternelle.
  
  - Parfait. Et vous savez vous servir d'un pistolet ?
  
  - Disons que je ne suis pas maladroit dans ce domaine. Mais que craignez-vous ?
  
  - Si le service d'ordre se laisse déborder, nous aurons de la bagarre, j'en suis sûr et certain. Ces Philippins, je vous le répète, sont des enragés. A part une petite élite qui est civilisée, la grosse majorité des gens du peuple sont de vrais sauvages. Violents, bravant le danger et la mort, ce sont de drôles de clients, croyez-moi ! En Nouvelle-Zélande et en Australie, des manifestants ont saccagé nos ambassades et les locaux de certaines sociétés françaises pour protester contre nos essais atomiques. Ce sera pire ici.
  
  
  
  
  
  A l'heure même où Coplan et Bouffard parlaient de leurs problèmes, les Cordero, les deux frères et la sœur, tenaient un conseil de guerre familial chez Juan.
  
  Clara, assise dans un fauteuil, les jambes repliées sous elle, contemplait d'un air très décontracté le numéro du Manila Times qui relatait l'assassinat de Jennings et de Fredman et commentait l'enquête menée par le C.I.S. (Criminal Investigation Service).
  
  Ce sont des motards de la police routière qui ont découvert le drame. Leur attention avait été attirée par une voiture apparemment abandonnée dans un chemin de terre, près d'une route secondaire, à une trentaine de kilomètres au nord-est de Manille. La voiture en question, une Chevrolet munie du sigle du corps diplomatique, n'était pas accidentée. Les clés de contact étaient restées au tableau de bord.
  
  Intrigués, les motards examinèrent le véhicule et ils découvrirent, sous la banquette arrière, deux portefeuilles qui contenaient des pièces d'identité mais pas d'argent.
  
  C'est dans le coffre de la Chevrolet qu'ils trouvèrent les deux cadavres. Le journaliste Jennings et le diplomate Fredman avaient été étranglés au moyen de cordes en nylon.
  
  De toute évidence, le vol était le mobile de ce double meurtre. Mais les enquêteurs du C.I.S. se demandaient dans quelles circonstances cet horrible forfait avait été commis. Les deux Américains avaient-ils eu l'imprudence d'embarquer des passagers de rencontre ? Les investigations se poursuivaient.
  
  Clara ne se lassait pas de relire cet article. Duma Lozun et ses hommes avaient mené cette délicate opération de main de maître. La police aurait beau faire, elle n'éluciderait jamais ce mystère.
  
  Clara en éprouvait d'autant plus de satisfaction que c'était elle qui avait choisi Duma Lozun comme chef de la garde privée de la famille. Et qu'elle avait toute confiance en lui. Cet homme audacieux et courageux, malin comme un singe, n'avait pas fini de rendre des services. gé de 32 ans, métis de père japonais et de mère philippine, il était en plus très beau et doué d'une force athlétique peu banale.
  
  Manuel et Juan n'étaient certes pas mécontents. Cependant, ils ne pavoisaient pas. Et Juan murmura une fois de plus en regardant sa sœur d'un œil pensif :
  
  - Tu as tort de te fier comme tu le fais à Duma Lozun, Clara. Je veux dire d'une façon si absolue. Je suis le premier à reconnaître qu'il a bien rempli sa mission. Mais un homme qui exécute vos basses besognes n'est jamais un auxiliaire tout à fait sûr. Il sait qu'il vous tient. Il peut se retourner contre vous et vous trahir. Crois-en mon expérience.
  
  - Pas Duma ! décréta-t-elle avec conviction. Ce n'est pas pour rien que j'ai passé deux jours avec lui à Tamala avant de te pousser à l'engager.
  
  Juan et Manuel laissèrent passer sans la relever cette allusion à peine voilée à l'escapade que Clara avait faite avec le beau métis.
  
  Juan se contenta de marmonner :
  
  - Ton intuition ne te trompe jamais, j'en conviens, mais ne te laisse quand même pas aller à l'aveuglement.
  
  Clara affirma :
  
  - Duma ne nous trahira jamais. Il se ferait tailler en pièces pour nous. Quant à ses hommes, ils ignorent que les ordres viennent de nous. Nous n'avons rien à craindre de ce côté-là non plus.
  
  Manuel maugréa :
  
  - N'empêche que la consigne n'a pas été respectée. Au lieu d'un mort, il y en a deux. L'élimination de ce Jennings était indispensable, je l'admets. L'assassinat de Fredman, c'est une erreur.
  
  Clara persifla :
  
  - En somme la mariée est trop belle ?
  
  Manuel riposta :
  
  - Exactement. Trop c'est trop. Je veux bien admettre que personne n'était censé savoir que Jennings était un agent secret de Washington. Mais Fredman, c'est un autre problème. Les Américains ne vont sûrement pas laisser tomber cette affaire. Et comme il avait le statut de diplomate, le C.I.S. sera forcé de coopérer. Si Duma Lozun avait suivi les ordres à la lettre, je me sentirais plus tranquille.
  
  - Toi, tu finiras par avoir peur de ton ombre, railla Clara, mordante.
  
  - Je n'ai pas peur, gronda Manuel, atteint dans sa fierté. J'ai l'habitude de prendre des risques. Ce qui m'embête, si tu veux le savoir, c'est d'être à la merci d'un autre. Après tout, ton Duma n'est qu'un bâtard. Et ces gens-là n'ont pas la même notion que nous de l'honneur.
  
  Juan, sentant venir la dispute, coupa court :
  
  - De toute façon, le vin est tiré, il faut le boire. Et Jennings ne pourra plus nous mettre des bâtons dans les roues, c'est là le fait essentiel. Maintenant, tournons-nous vers l'avenir. Demain matin, je verrai Castaneda et Vacerda pour l'ultime mise au point du programme. L'après-midi, j'aurai une conférence de presse à l'hôtel Sulo. Le soir, à 19 heures, je recevrai la visite de l'attaché d'ambassade français accompagné d'un envoyé spécial de Paris. Cette entrevue ne sera sans doute pas très cordiale. Ce Louis Bouffard, de l'ambassade de France, est un type qui ne mâche pas ses mots, paraît-il. S'il a pris la précaution de se faire accompagner par un émissaire officiel de son gouvernement, c'est qu'il a l'intention de m'attaquer sur un plan politique. J'ai des arguments solides à lui opposer et je l'attends de pied ferme. Néanmoins...
  
  Il s'adressa à Clara :
  
  - Si tu pouvais être là, tu me faciliterais les choses. Tu connais bien la France, tu as vécu à Paris, tu parles le français, tu pourrais mettre de l'huile dans les rouages.
  
  - Tout à fait d'accord, acquiesça Clara. Et si ça peut te faire plaisir, je sortirai mon numéro de charme pour tes visiteurs.
  
  - Bonne idée, approuva Juan. Il faut faire flèche de tout bois. Je n'ai rien contre la France, mais je profite des circonstances. Ce n'est pas ma faute si elle prête le flanc à la critique. La pollution atomique et la pollution du ciel par les avions supersoniques, ce sont deux facteurs de propagande qui paient.
  
  - En tout état de cause, ricana Clara, les protestations du gouvernement français, on s'en moque. Du moment que notre gouvernement tient bon, c'est l'essentiel. Quand on veut se lancer dans une grande carrière politique, il faut avoir des ennemis et les choisir à bon escient. La France est un choix excellent.
  
  Manuel intervint pour demander :
  
  - Est-ce que je viens aussi ? Juan s'étonna :
  
  - Tu voudrais assister à l'entrevue ?
  
  - Oui.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Oh ! je n'ai rien à raconter à tes visiteurs, rassure-toi, mais je voudrais voir la tête de ce Bouffard. C'est la deuxième fois que j'entends parler de lui en moins de quarante-huit heures. je ne sais pas si cela vous a échappé, mais j'ai lu dans le rapport de Duma Lozun que cet attaché d'ambassade se trouvait chez Fredman quand Jennings s'est rendu chez son compatriote, c'est-à-dire quelques heures avant le coup de main de Duma. C'est une coïncidence, non ?
  
  Juan prononça de sa voix posée :
  
  - Non, ça ne m'a pas échappé, naturellement. Je me suis même donné la peine de vérifier moi-même le numéro de plaque que Duma avait noté. Mais il ne s'agit pas d'une coïncidence. Ce Français tenait sans doute à questionner Fredman au sujet de notre campagne. Entre diplomates, c'est tout à fait normal.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, après avoir passé une matinée fort studieuse, Coplan décida de faire une promenade avant de déjeuner. Il expliqua au concierge de son hôtel ce qu'il voulait. Le concierge lui procura aussitôt un chauffeur de taxi qui parlait couramment l'anglais et qui avait l'habitude de montrer la ville aux touristes.
  
  Bien que trop rapide et trop superficielle, cette balade à travers Manille permit néanmoins à Coplan de se faire une idée d'ensemble de cette immense agglomération de plus d'un million et demi d'habitants qui, d'emblée, le séduisit.
  
  Admirablement située dans une baie magnifique, agrémentée de vastes jardins publics, illuminée par un soleil éclatant, la ville offrait des contrastes saisissants. Alors que les vieux quartiers espagnols évoquaient le Mexique, les quartiers modernes pouvaient rivaliser avec les plus belles cités américaines. Mais le secteur de Makati, où s'édifiaient de superbes buildings blancs, de gigantesques supermarchés et des villas de milliardaires entourées de jardins princiers, révélait plus typiquement l'âme du Philippin contemporain, âme vendue au diable qui faisait régner ici, avec un cynisme presque sympathique, le triomphe et la fascination du dieu dollar.
  
  En longeant l'avenue Ayala, le chauffeur montra au passage l'ambassade de France et l'ambassade de Belgique, installées côte à côte dans un bâtiment de sept ou huit étages, de style fonctionnel, à la façade vitrée, aux lignes pures qui ne manquaient pas de beauté.
  
  Coplan ne voulut pas terminer cette prise de contact sans pousser une pointe jusqu'à la capitale (Rappelons au passage que depuis 1946 la capitale officielle des Philippines est Quezon-City. Mais, en fait, Quezon-City est un faubourg de Manille et c'est à Manille que siège le gouvernement). Il fut d'ailleurs déçu par cette immensité déserte où ne s'érigeaient que quelques bâtiments ministériels, embryons d'une métropole future. Présentement, Quezon-City n'était encore qu'un rêve d'urbanistes.
  
  De toute évidence, le cœur des Philippines battrait toujours à Manille. Avec sa foule enjouée, haute en couleur, ses jeepneys délirantes, son mélange racial des quartiers populeux tels que « Under-the-bridge », ses boutiques innombrables et ses marchés bariolés, la ville, éclatante de vitalité, montrait bien qu'elle ne serait jamais détrônée par une décision des technocrates de l'administration.
  
  Revenu à son hôtel, Coplan se rendit compte que la cuisine un peu trop standard de l'établissement ne l'excitait guère. Il se mit donc à la recherche d'un endroit plus sympathique et il se laissa finalement tenter par le menu d'un petit restaurant japonais situé à deux pas du Bay-View où il déjeuna d'un savoureux sukiyaki.
  
  C'est alors seulement qu'il se souvint qu'il était en Asie.
  
  A Manille, on l'oublie facilement.
  
  
  
  
  
  C'est à 15 h 30 que Louis Bouffard vint chercher Coplan pour l'emmener à l'ambassade.
  
  Les deux Français eurent une longue séance de travail, et Coplan s'entretint également avec l'attaché militaire et avec l'officier de sécurité.
  
  A 17 heures très précises, Bouffard et François Coutin (alias Francis Coplan) arrivèrent aux Affaires Étrangères. Ils furent immédiatement introduits dans le bureau du ministre.
  
  gé d'une cinquantaine d'années, petit et glabre, d'allure très distinguée, le ministre commença par présenter à ses deux visiteurs l'ancien ministre Francisco Castaneda, un grand bonhomme maigre, voûté, dans la soixantaine, au visage buriné, au masque noble de penseur et d'idéaliste.
  
  Coplan remit alors au ministre le pli qui lui avait été confié par le Quai d'Orsay.
  
  Après avoir pris connaissance de ce message diplomatique, le ministre murmura d'une voix grave et compassée :
  
  - Le gouvernement a déjà fait savoir à Paris que la création du mouvement VIVRE DÉMAIN était due à l'initiative privée. Par conséquent, cette affaire n'implique aucune prise de position officielle des Philippines à l'égard de la France. Toutefois, nous vous sommes reconnaissants de nous donner l'assurance formelle que toutes les précautions d'usage seront prises lors de vos prochains essais nucléaires dans le Pacifique. Nous demanderons à la presse et à la radio de communiquer les termes de votre note de protestation. Quant aux dispositions que vous nous demandez de prendre pour la protection des biens français dans notre pays, j'ai fait le nécessaire auprès de mes collègues de l'Intérieur et de la Défense. Dès ce soir, la garde de votre ambassade sera renforcée. Il va sans dire que le ministre de l'Intérieur a prévu un dispositif spécial pour la manifestation de mercredi. Les forces de l'ordre encadreront cette manifestation pour empêcher d'éventuels excès.
  
  Coplan prononça calmement :
  
  - Je vous en remercie d'avance, monsieur le ministre. Je me permets simplement d'attirer votre attention sur les troubles qui se sont produits dans des circonstances similaires en Australie et en Nouvelle-Zélande.
  
  - Je sais. Il y a toujours des excités, des éléments douteux et des provocateurs qui profitent des rassemblements populaires pour créer le désordre, mais nous y veillerons.
  
  - Je voudrais également vous dire que ce n'est pas sans une certaine amertume que la France se voit attaquée par un pays qui, plus que d'autres, a lutté pour son indépendance. En sacrifiant une partie de sa prospérité et de ses ressources pour forger sa force de frappe atomique, la France ne lutte pas uniquement pour sa propre indépendance. Elle mène ce combat au nom de toutes les nations libres qui refusent la suprématie atomique, c'est-à-dire militaire, politique et écononomique, des deux Blocs qui gouvernent la planète. Les Philippines, qui se targuent d'être la plaque tournante de l'Orient et de l'Occident, devraient comprendre notre effort.
  
  - Je vous le répète, dit le ministre, cette campagne contre la pollution atomique est une initiative privée. Vos reproches ne peuvent s'adresser au gouvernement des Philippines. C'est à mon ancien collègue, M. Castaneda, président du mouvement VIVRE DÉMAIN, de se justifier vis-à-vis de la France.
  
  Castaneda opina puis prononça :
  
  - Ce n'est pas de gaieté de cœur que nous avons axé notre première campagne d'opinion sur les essais atomiques de la France. Mais nous pensons que la sauvegarde de l'environnement est maintenant une tâche prioritaire et qu'il était opportun, pour notre croisade, d'avoir un objectif précis, concret, à la portée de tous les esprits. Nous aurions pu demander à notre gouvernement d'appuyer notre action par une protestation officielle comme d'autres pays l'ont fait (Le Pérou notamment), mais nous nous sommes abstenus par un souci de loyauté à l'égard des démocrates français
  
  - Je vous prie d'excuser ma franchise, monsieur Castaneda, riposta Coplan, acerbe, mais votre présence à la tête de cette campagne a été une très vive déception pour un grand nombre de mes compatriotes. De la part d'un champion de l'indépendance nationale, votre attitude est apparue aux yeux de beaucoup comme une sorte de reniement.
  
  Les traits de Castaneda se crispèrent.
  
  - Cher monsieur, articula-t-il, j'ai fait mon examen de conscience et j'ose vous affirmer que je n'ai rien d'un renégat. Quand Me Juan Cordero, un de nos plus brillants avocats, m'a demandé de prendre la présidence de son mouvement, j'ai pesé le pour et le contre. Que serait notre indépendance dans un monde dévasté par la pollution atomique, je vous le demande ? Il y a une hiérarchie des buts à atteindre, même pour un idéaliste. La France, en poursuivant ses essais atomiques, se fait du tort à elle-même. Et je suis le premier à le déplorer. Je ferai d'ailleurs une communication publique à ce sujet après notre campagne inaugurale.
  
  L'entrevue prit fin dans une certaine froideur.
  
  Tandis que les deux Français retournaient à l'ambassade, Louis Bouffard marmonna :
  
  - Vous avez bien fait de ne pas insister. je suis persuadé que le gouvernement philippin n'est pas dans le coup et qu'il se serait opposé à cette campagne s'il avait pu le faire sans soulever la réprobation de l'opinion. Quant à Castaneda, il l'a reconnu, ce n'est qu'un paravent.
  
  - D'après vous, qui tire les ficelles dans cette histoire ?
  
  - C'est ce que je voudrais savoir. J'ai d'abord pensé que c'était Washington, mais Vic Fredman m'a assuré que ce n'était pas le cas.
  
  - D'après Castaneda, c'est l'avocat Juan Cordero qui serait le véritable instigateur de la croisade.
  
  - C'est possible, mais cela m'étonnerait. Cordero n'a jamais fait de politique. Il est riche, il est au mieux avec le gouvernement, pourquoi irait-il se lancer dans une histoire de ce genre ?
  
  - Autrement dit, vous êtes convaincu que le chef d'orchestre se tient dans l'ombre ?
  
  - Oui.
  
  - Sur quoi vous basez-vous ?
  
  - Parce que je suis sûr et certain qu'il s'agit d'une manœuvre politique. Et d'une manœuvre particulièrement habile. Car les gens qui inspirent cette campagne ont trouvé là le moyen de renflouer au nez et à la barbe du gouvernement les factions de la gauche populaire qui avaient été durement matées au cours de ces dix dernières années.
  
  - En somme, c'est pour élucider cette énigme que vous avez sollicité un entretien avec Cordero ?
  
  - Oui, je veux le sonder. Même un avocat de grand talent peut laisser passer le bout de l'oreille quand on l'interroge adroitement.
  
  - Où se trouve son étude ?
  
  - A Escolta. Mais c'est à son domicile qu'il nous attend. Vous verrez sa maison. Ce type-là n'a pas eu besoin de faire de la politique pour réussir dans la vie !
  
  Effectivement, lorsqu'ils arrivèrent devant la somptueuse villa blanche de Cordero, Coplan fut assez impressionné par l'opulence de cette demeure.
  
  Quatre Security Guards montaient la garde derrière une barrière rouge qui fermait l'entrée de la propriété.
  
  Un des gardes, un superbe costaud sanglé dans son uniforme bleu, la mitraillette en bandoulière, vint au-devant de la voiture.
  
  Par la portière dont il avait baissé la vitre, Bouffard montra au gardien son passeport diplomatique.
  
  
  
  
  
  Le masque impassible, le gardien examina le carnet.
  
  Coplan se fit la réflexion que ce gars avait l'air drôlement coriace. Le teint foncé, les pommettes hautes et saillantes, la bouche forte, les yeux très noirs et très durs, il faisait penser à un Coréen. On le sentait méfiant, cruel, doté de nerfs en acier.
  
  Il restitua le passeport, jeta un ordre bref à un de ses hommes qui leva la barrière.
  
  Au moment où Coplan et Bouffard débarquaient, Juan Cordero, probablement prévenu par radio, apparaissait sur le seuil de la villa. Vêtu de blanc, élégant et racé, il était très bel homme. Plus séduisant que sur la photo que Coplan avait vue dans le dossier de Bouffard.
  
  L'avocat salua ses visiteurs, et Bouffard fit les présentations. Après quoi, les arrivants furent guidés par leur hôte vers un vaste salon aux grandes baies vitrées où se tenaient un homme plus petit et plus massif, et une jeune femme en robe noire, très chic, aux yeux de braise et au sourire de tigresse.
  
  Juan Cordero présenta sa sœur Clara et son frère Manuel. Puis il ajouta :
  
  - Je me suis permis de vous faire venir chez moi parce que j'ai pensé que c'était l'homme privé que vous désiriez rencontrer, et non l'avocat.
  
  Bouffard précisa :
  
  - C'est le secrétaire général du mouvement VIVRE DEMAIN que nous sommes venus voir.
  
  - Asseyez-vous, je vous en prie, murmura Cordero en désignant d'un geste plein d'aisance les fauteuils.
  
  Il parlait un anglais parfait. Mais c'est en français que Clara enchaîna :
  
  - Vous ne refuserez pas un apéritif, j'imagine ? J'ai vécu en France et je connais bien les usages de votre pays.
  
  - Trop aimable, fit Bouffard, mi-figue mi-raisin.
  
  - Un scotch, un porto, un Dubonnet ? proposa Clara.
  
  - Dubonnet, dit Bouffard.
  
  Clara se tourna vers Coplan, le regarda bien en face :
  
  - Et vous, monsieur Coutin ?
  
  - La même chose.
  
  Pendant que la jeune femme s'éloignait en direction du bar qui occupait un des angles de la pièce, les quatre hommes prirent place dans des fauteuils.
  
  Bouffard attaqua aussitôt :
  
  - Maître Cordero, je suppose que vous avez deviné le motif de notre démarche ?
  
  - Disons que je m'en doute un peu.
  
  - Si j'en crois les rumeurs qui circulent, vous avez l'intention de déclencher dans deux jours une grande campagne d'opinion contre la pollution. Et cette manifestation sera dirigée d'une façon très nette contre la France. Est-ce exact ?
  
  - Oui.
  
  - Pourquoi ?
  
  L'avocat philippin fit semblant d'être surpris par cette question.
  
  - Comment cela, pourquoi ?
  
  - Pourquoi votre mouvement a-t-il choisi la France comme cible de sa propagande ?
  
  - Mais, monsieur Bouffard, cela tombe sous le sens, me semble-t-il ? La plus grave menace qui pèse actuellement sur cette partie du globe, c'est bien la France qui en assume la responsabilité. Et tous les peuples de la zone du Pacifique élèvent leur voix pour protester contre cette atteinte que vos essais nucléaires vont porter à leur intégrité physique. Le peuple philippin a le devoir de joindre sa voix à cette protestation unanime et légitime. S'il ne le faisait pas, il se ferait le complice de cette agression.
  
  Coplan intervint d'une voix ferme :
  
  - Maître Cordero, je suis venu tout spécialement de Paris pour remettre à votre ministre des Affaires Étrangères, au nom du gouvernement de mon pays, une déclaration officielle par laquelle les plus hautes instances françaises garantissent que toutes les précautions seront prises au cours de la prochaine campagne d'essais nucléaires. Ces expériences scientifiques n'auront pas d'effets néfastes pour les populations de la zone du Pacifique. Ceci dit, nous attendions un peu plus de compréhension de la part de votre pays et de ses élites. La France n'est pas une nation belliqueuse, j'espère que vous en conviendrez ? En revanche, elle a toujours attaché une très grande importance, et toute son histoire le prouve, aux notions de liberté et d'indépendance. Ce n'est pas de gaieté de cœur qu'elle sacrifie tant d'argent et tant d'énergie pour se forger une force de frappe. Si elle le fait, c'est pour échapper à la dictature militaire, politique et économique des deux superpuissances qui tiennent dans leurs mains les leviers de commande de la planète. En définitive, tous les pays qui ont le souci de leur indépendance et de leur dignité sont impliqués dans notre effort. Vous prenez une bien lourde responsabilité morale en déclenchant cette campagne d'hostilité contre mon pays.
  
  Cordero, impassible, répondit d'une voix posée :
  
  - Votre erreur, monsieur Coutin, c'est de placer le débat sur un plan moral. L'action de notre mouvement se situe sur un plan beaucoup plus terre-à-terre, si vous me permettez cette expression. Il s'agit de la santé de notre peuple et des générations futures. Les radiations atomiques n'ont rien à voir avec la politique, que je sache ? C'est pourquoi je n'ai pas hésité un seul instant quand l'ancien ministre Francisco Castaneda m'a proposé le secrétariat général du mouvement VIVRE DEMAIN.
  
  - Que vous le vouliez ou non, rétorqua Coplan, votre croisade anti-française est un acte politique. Et un acte grave. Si vous ne vous en rendez pas compte, c'est que d'autres spéculent sur votre candeur et vous manipulent à votre insu. Mon pays a entrepris depuis quelques années un travail de longue haleine pour coopérer au développement des peuples du Sud-Est asiatique. Votre propagande va dresser l'opinion contre nous et annihiler nos efforts. Vous êtes un apprenti sorcier, maître Cordero. Si ce n'est pas l'ambition qui vous guide, vous allez tirer les marrons du feu pour des gens plus avisés que vous. Car enfin, la France n'est pas seule à poursuivre ses essais atomiques. Il y a aussi la Chine.
  
  - Mais elle le fait chez elle ! répliqua l'avocat. Si la France décidait de tester ses bombes atomiques en Normandie, en Auvergne ou même en Corse, la situation serait différente.
  
  Clara, souriante, vint déposer les apéritifs sur des petites tables basses placées près des fauteuils. Après quoi, discrète, elle s'assit à la droite de son frère Juan. Celui-ci, saisissant son verre de scotch, l'éleva à la hauteur de son menton en prononçant sur un ton affable :
  
  - Je bois à la France, messieurs. Contrairement à ce que vous affirmez, le mouvement VIVRE DEMAIN n'est pas anti-français. Et, dans cette maison, nous le sommes moins que quiconque. Ce n'est pas par hasard que j'ai voulu que ma sœur aille achever ses études à Paris. J'aime la France. Mais, dans le cas qui nous occupe, je ne suis pas d'accord avec elle. Et je ne suis pas le seul, vous l'admettrez. Il but une gorgée d'alcool, imité par Manuel et par Clara.
  
  Les deux Français ne firent pas un geste. Juan Cordero reprit :
  
  - Je vais vous prouver ma bonne foi... Il se leva, alla chercher un dossier qu'il avait préparé sur une table voisine, revint s'asseoir, retira du dossier un feuillet dactylographié qu'il tendit à Coplan en disant
  
  - Voici le premier projet du tract qui devait être diffusé dans le pays. Comme vous le voyez, ce ne sont que des citations, des protestations émanant de hautes personnalités du monde entier. J'ai rayé les plus virulentes. Or, vous le remarquerez, celles-ci avaient pour auteurs des Français ! Et qui plus est : des élus du peuple français ! Ils déclarent solennellement que les essais atomiques en Polynésie sont criminels... Je n'ai pas voulu aller jusque-là, mais ne soyons pas plus catholiques que le pape.
  
  Coplan restitua le document en silence. Louis Bouffard émit sur un ton amer :
  
  Nul n'est prophète en son pays. Les Français ne comprennent pas toujours eux-mêmes le but que poursuit leur gouvernement.
  
  Clara s'exclama sur un ton enjoué :
  
  - Avouez qu'ils sont excusables ! Quand on connaît la France, on se demande par quelle aberration le gouvernement français s'obstine avec un tel acharnement à trahir la vocation de votre pays. Vous êtes si doués pour les plaisirs de la vie : la galanterie, la frivolité, les parfums, les toilettes, la bonne cuisine et les bons vins ! Laissez donc les bombes atomiques aux barbares.
  
  Bouffard, piqué au vif, darda sur Clara un oeil dur et renvoya, cinglant :
  
  - La France n'a jamais fondé sa politique sur l'opinion des jeunes femmes riches et désœuvrées, mademoiselle Cordero.
  
  L'espace d'un centième de seconde, les prunelles noires de Clara étincelèrent. Mais elle domina instantanément sa colère et elle parvint même à sourire en murmurant :
  
  - Oh, ce que j'en disais, c'était pour vous ! Cela me fait de la peine de voir la France attaquée par le monde entier.
  
  Elle porta son verre à ses lèvres, apparemment décontractée. Mais sa main tremblait imperceptiblement.
  
  Coplan reprit en s'adressant à l'avocat :
  
  - Si ma démarche peut encore avoir une influence sur le cours des événements, je souhaite que vous interveniez personnellement auprès de votre comité pour qu'il accepte de mettre une sourdine aux thèmes anti-français de votre propagande... Une mauvaise action ne profite jamais à personne, sauf à ceux qui visent un objectif caché. Nous avons un vieux dicton qui dit que les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Songez-y, maître Cordero. Si vous n'agissez pas par ambition, comme vous le prétendez, vous avez tout à perdre dans cette aventure.
  
  Juan Cordero se leva.
  
  Toujours très calme et très homme du monde, il prononça, vaguement ironique :
  
  - Merci de votre conseil. D'habitude, c'est moi qui les donne. Mais pour une fois que les rôles sont inversés, j'aurais mauvaise grâce de me formaliser.
  
  Bouffard se leva à son tour.
  
  - Je vous remercie de nous avoir accordé cet entretien.
  
  Sur ce, les deux Français prirent congé. Sans avoir touché à leur verre, sans tendre la main.
  
  De retour à l'ambassade, on leur signala qu'un visiteur les attendait dans le bureau de l'attaché militaire.
  
  Bouffard s'étonna :
  
  - A cette heure-ci ?
  
  - Il paraît que c'est urgent, monsieur, précisa l'huissier. C'est un policier américain qui désire vous rencontrer personnellement.
  
  Effectivement, il s'agissait d'un policier américain, un nommé Colin Rush, haut fonctionnaire du Secret Service. C'était un homme d'environ 40 ans, grand, athlétique, au visage glabre, aux yeux gris.
  
  Louis Bouffard se présenta et présenta Coplan. Colin Rush déclara alors en s'adressant à Bouffard :
  
  - Je suis chargé de l'enquête relative à la mort de mes deux compatriotes Spencer Jennings et Vic Fredman. Comme vous êtes le dernier témoin connu à les avoir vus avant le drame, je voudrais recueillir votre témoignage.
  
  - Je suis à votre disposition, dit Bouffard.
  
  - Puis-je vous demander de me raconter en détail votre dernière entrevue avec Jennings et Fredman ?
  
  - Certainement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Quand Bouffard eut relaté dans quelles circonstances et pour quel motif il avait rendu visite à Vic Fredman, le détective américain resta un moment pensif.
  
  Puis, sur un ton neutre, il questionna :
  
  - La thèse du crime commis par des voleurs vous paraît-elle valable ?
  
  - Oui, évidemment. Dans ce pays, ça n'a rien d'exceptionnel.
  
  - C'est un fait, opina Colin Rush. On tue pour moins de vingt dollars, ici. J'ai été attaché pendant cinq ans à la base Clark avant d'être muté au Secret Service, c'est vous dire si je connais les mœurs locales. Néanmoins, il faut voir l'affaire de plus près.
  
  Bouffard exprima un certain étonnement.
  
  - Vous avez des doutes ?
  
  - Euh... non, pas pour le moment. Mon enquête ne fait que commencer. Mais je suppose que vous êtes au courant de la loi : le décès d'un fonctionnaire de l'administration déclenche automatiquement une enquête, même si le fonctionnaire en question est mort de mort naturelle (Détail peu connu, ces enquêtes sont du ressort du « Secret Service » qui dépend du Département du Trésor (ministère des Finances aux U.S.A.)).
  
  Le détective dévisagea Coplan.
  
  - Vous ne le saviez pas ?
  
  - Si, bien entendu, répondit Coplan avec un léger sourire. J'ai même déjà collaboré avec certains de vos collègues du Secret Service. Et si cela peut vous mettre à l'aise, laissez-moi vous dire que j'ai aussi pas mal d'amis parmi vos confrères du F.B.I. et de la C.I.A.
  
  - Vous êtes de la partie, si je comprends bien ?
  
  - Oui.
  
  - S.D.E.C., je suppose ?
  
  - On ne peut rien vous cacher.
  
  - Vous êtes arrivé dimanche soir, crois ?
  
  - Je vois que vous êtes bien renseigné, ironisa Coplan.
  
  - Vous êtes venu à cause de cette fichue histoire de campagne anti-pollution ?
  
  - Exactement. Tout spécialement pour cela et rien que pour cela.
  
  - J'espère que ça ne va pas trop barder demain, soupira le détective américain. Nous, ce qui nous embête, ce sont les dessous politiques de cette histoire.
  
  Bouffard prononça, sarcastique :
  
  - L'oncle Sam tient à la tranquillité de ses bases, c'est bien naturel (Les bases militaires installées aux Philippines par les U.S.A. sont parmi les plus importantes que comporte la stratégie planétaire de Washington. C'est à juste titre que le Pentagone appelle l'archipel philippin la « Barrière du Pacifique »). Coplan glissa négligemment :
  
  - A votre avis, qui est-ce qui tire les ficelles de ce mouvement VIVRE DEMAIN ?
  
  - Juan Cordero, laissa tomber Rush.
  
  Bouffard s'exclama, sceptique :
  
  - Pensez-vous ! C'est un homme de paille, un paravent. Il n'a jamais fait de politique. Il y a sûrement des gens dans la coulisse qui manipulent Cordero,
  
  - Détrompez-vous, dit Rush. Un de nos bons informateurs, un ancien professeur qui s'est beaucoup occupé de Cordero à l'époque où celui-ci n'était encore qu'un brillant étudiant, nous a signalé que son protégé lui avait fait part tout récemment de son intention de se lancer dans la politique active. Cette propagande contre vos essais atomiques est un excellent tremplin pour se faire de la publicité, vous ne trouvez pas ?
  
  Coplan opina et prononça :
  
  - Maintenant que j'ai vu Juan Cordero, je suis de votre avis. J'ai senti que c'était un homme habile, ambitieux, redoutable. Il a prétendu que c'était Castaneda qui lui avait offert le poste de secrétaire général de VIVRE DEMAIN, mais Castaneda venait de nous dire que c'était l'inverse.
  
  Colin Rush maugréa
  
  - La parole d'un politicien est toujours sujette à caution, je le sais, mais je me fierais plutôt à Castaneda qu'à Cordero. Naturellement, nous, ce qui nous embête, c'est la manœuvre de grande envergure que l'initiative de ce type semble amorcer. Nous ne voulons pas que la gauche reprenne du poil de la bête ici.
  
  Il dévisagea Bouffard et questionna
  
  - Spencer Jennings vous avait parlé de ses soupçons, j'imagine ?
  
  - Il n'a fait qu'une allusion en passant, mais j'ai tout de suite saisi que la présence de Castaneda et de l'ancien meneur socialiste Cesar Vacerda dans le comité anti-pollution ne l'enchantait pas du tout.-
  
  Je me demande si Jennings n'a pas été trop bavard, grommela Rush, pensif. A Manille, tout est possible.
  
  Bouffard tiqua :
  
  - Qu'entendez-vous par-là ?
  
  - Rien de précis, mais je me méfie des traditions locales. Ici, à Manille, quand on veut se débarrasser de quelqu'un, ce n'est pas compliqué. On signe un contrat en bonne et due forme avec des tueurs professionnels qui se chargent de la besogne. C'est un usage qui a toujours cours (Authentique).
  
  Bouffard esquissa une moue incrédule.
  
  - Cette éventualité me paraît exclue. Jennings et Fredman ont commis une négligence impardonnable, tout est là. Quand on sort la nuit à Manille, on ne s'écarte pas des endroits gardés.
  
  Coplan demanda à Rush :
  
  - Vous pensez qu'il y a une corrélation entre la mort de vos deux compatriotes et la campagne contre nos bombes atomiques ?
  
  - Oh, je n'en suis pas encore là ! assura Rush. Mais vous connaissez notre méthode au Secret Service. Quand nous entamons une enquête de ce genre, nous partons du principe qu'il s'agit d'un assassinat et qu'il faut donc découvrir les coupables.
  
  Il eut un sourire un peu désabusé pour ajouter :
  
  - Nous procédons de la sorte, même quand la victime est morte dans son lit. A plus forte raison quand il y a deux victimes et qu'elles ont été étranglées dans des conditions mystérieuses.
  
  Il se leva pour prendre congé.
  
  - Je vous tiendrai au courant, si vous êtes d'accord. Comme on a mis trois équipes de sept gars à ma disposition pour m'aider à creuser cette histoire, j'aurai probablement des tuyaux. Je vous ferai signe dans trois ou quatre jours, car j'ai l'impression que vous avez d'autres chats à fouetter pour le moment, hein ?
  
  Avant de quitter la pièce, il dit encore à Bouffard :
  
  - Méfiez-vous surtout des lanceurs de bombes. Ils sont très forts dans cette spécialité à Manille.
  
  Après le départ de Colin Rush, Bouffard marmonna :
  
  - Ils sont marrants, ces Amerloques. Ils se prennent toujours pour des fortiches mais ils se mettent le doigt dans l’œil neuf fois sur dix. Jennings et Fredman ont sans doute voulu embarquer discrètement des filles et ils ont payé cette imprudence de leur vie. Quant à croire que c'est Juan Cordero qui a imaginé d'exploiter le thème de la pollution pour se lancer dans une carrière politique, je ne marche pas.
  
  Comme Coplan ne répondait pas, Bouffard s'enquit :
  
  - Vous n'êtes pas de mon avis ?
  
  - Il n'y a que vingt-quatre heures que je suis à Manille, murmura Coplan. C'est un peu court pour se forger une opinion valable. J'ai bien étudié votre dossier, j'ai vu Castaneda et le clan Cordero, il faut que je digère toute cette matière... Ma seule impression notable, pour le moment, c'est que Colin Rush ne nous a pas livré le fond de sa pensée. Vous avez raison, bien sûr, de dire que ces Américains ont le tort de se prendre pour des fortiches. Seulement, moi, si j'en juge d'après mon expérience, je suis obligé de reconnaître qu'ils sont fortiches.
  
  La conversation en resta là. Bouffard reconduisit Coplan à son hôtel.
  
  - Je viendrai vous chercher demain matin, vers 10 heures.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, dès le début de l'après-midi, Louis Bouffard et Coplan se sentirent quelque peu soulagés quand ils assistèrent à la mise en place du dispositif prévu par les autorités pour assurer la protection de l'avenue Ayala, et tout particulièrement de l'immeuble qui abritait l'ambassade de France.
  
  De toute évidence, le gouvernement entendait montrer qu'il ne faisait pas les choses à moitié.
  
  Tout le quartier de Makati, et l'intervention des milliardaires qui résidaient dans le secteur devait y être pour quelque chose, allait bénéficier de mesures vraiment exceptionnelles. Non seulement la police urbaine était sur les lieux, mais l'armée était là aussi, avec des chars et des parachutistes.
  
  Bouffard s'exclama, réconforté :
  
  - Notre démarche a tout de même porté ses fruits. Même si les manifestants sont plus de cent mille, ils n'arriveront jamais jusqu'ici. Les parachutistes et les blindés, ça ne badine pas avec les ordres, à Manille.
  
  Autre élément rassurant : la presse avait adopté un ton étrangement mesuré pour annoncer le rassemblement populaire organisé par le mouvement VIVRE DEMAIN.
  
  Certes, les quotidiens consacraient de longues tartines au problème de l'environnement et donnaient des extraits de la conférence de presse tenue par Juan Cordero. Il y était question des prochains essais nucléaires français, de l'avion supersonique Concorde, des protestations formulées par de nombreux pays étrangers, etc...
  
  Le Manila Times publiait en page trois la photo de Juan Cordero, de Francisco Castaneda et de Cesar Vacerda, photos accompagnées de déclarations alarmantes au sujet de la pollution atomique.
  
  Mais le côté directement hostile à la France avait été gommé dans la plupart de ces commentaires et les garanties données par la France figuraient dans un encadré en bonne place.
  
  Là aussi, le gouvernement avait dû intervenir.
  
  Ce soir-là, en reconduisant Coplan à son hôtel, Bouffard se montra nettement moins pessimiste.
  
  
  
  
  
  Dès 6 heures du matin, le lendemain, Coplan était à l'ambassade. A part quelques fonctionnaires indispensables et les attachés militaires, tout le personnel avait reçu congé. De plus, des consignes rigoureuses avaient été données aux policiers qui montaient la garde devant l'immeuble : personne ne devait être admis à pénétrer dans le building, à l'exception des policiers qui allaient assumer la surveillance intérieure de l'ambassade de Belgique et des autres locaux du bâtiment. Ces policiers avaient reçu un sauf-conduit avec photo d'identification, ceci afin d'empêcher l'intervention d'éventuels poseurs de bombes déguisés en flics.
  
  Les fournisseurs, les visiteurs étrangers non prévenus, le personnel d'entretien, tout le monde était refoulé impitoyablement.
  
  Poli mais ferme, le commissaire principal qui commandait le détachement de police vérifiait lui-même les sauf-conduits.
  
  - Revenez demain, disait-il aux visiteurs étonnés.
  
  Même les télégraphistes, les postiers et les messagers de l'administration se virent interdire l'entrée de l'immeuble.
  
  Grâce à la radio, les Français, enfermés dans leur ambassade comme dans un fortin assiégé, purent suivre heure par heure le déroulement de la manifestation.
  
  Louis Bouffard, nerveux comme un renard en cage, allait d'un bureau à l'autre. Les attachés militaires avaient distribué des armes à tous ceux qui étaient là et préparé tout un lot d'extincteurs pour lutter contre un incendie éventuel. A Melbourne, le personnel du consulat avait failli périr par le feu, un énergumène ayant lancé sur le siège de la représentation française un engin incendiaire.
  
  Malgré toutes ces précautions, et à cause d'elles évidemment, l'ambiance était tendue, pour ne pas dire sinistre.
  
  Coplan, assis dans un salon de réception, devant le poste de radio, fumait des Gitanes pour passer le temps.
  
  Le meeting principal commença à 10 heures du matin, sur l'immense esplanade du parc Rizal, là où le Pape avait célébré la messe en plein air lors de son voyage à Manille. Il faisait très chaud et très lourd.
  
  Bouffard maugréait :
  
  - Si seulement il pouvait y avoir un de ces orages carabinés comme il y en a si souvent à cette saison ! Même un ouragan, pourquoi pas ? J'ai horreur de leurs typhons, mais aujourd'hui ça nous arrangerait drôlement.
  
  - La météo est plutôt optimiste, fit remarquer Coplan. Je viens d'écouter le dernier bulletin. On ne prévoit même pas une goutte de pluie à Manille.
  
  A midi, le nombre de participants massés à Rizal Park était déjà estimé par les radioreporters à plus de soixante mille.
  
  Les Philippins, friands de rassemblements populaires, ne pouvaient pas manquer une occasion aussi intéressante.
  
  A 14 heures, le speaker de la radio fit le point et passa en revue les autres meetings qui se tenaient dans les quartiers périphériques de la ville. De toute évidence, le lancement de la croisade anti-pollution était un succès. Des foules de plus en plus compactes s'aggloméraient un peu partout derrière des porteurs de pancartes et de banderoles.
  
  A l'exception du quartier chinois, qui avait jugé plus prudent de rester en dehors de l'affaire, on peut dire que toute la population de Manille était mobilisée.
  
  C'est à 16 heures, à Rizal Park, dans un vacarme de cris, de slogans scandés et de clameurs hostiles aux bombes atomiques françaises, que se déroula le clou de la manifestation. Des enfants déposèrent des fleurs au pied de la statue élevée à la mémoire du père de la patrie. Une délégation japonaise. parmi laquelle figuraient trois rescapés de Minamata et deux vieillards estropiés venus d'Hiroshima, authentiques victimes de la pollution, fut longuement ovationnée (Minamata est une petite ville côtière du Japon méridional où les déchets d'une importante usine de produits chimiques ont à ce point pollué la mer que les poissons de la baie, remplis de mercure, engendrent chez ceux qui les mangent des maladies terribles et même la mort. Il y a à Minamata des aveugles, des muets, des paralytiques).
  
  C'est à ce moment-là que se produisirent les premières bousculades, les premières bagarres. Des cortèges se mettaient en route, femmes et enfants en tête, suivis des porteurs de pancarte et de la foule excitée, et cette marée humaine, comme une pâte épaisse, débordait tout naturellement dans Roxas Boulevard.
  
  Des hurlements jaillirent de cent mille poitrines lorsque les manifestants se heurtèrent aux barrages dressés par l'armée pour protéger les alentours de l'ambassade américaine.
  
  Pendant quelques minutes, minutes interminables, il y eut un suspense dramatique. La tragédie était dans l'air, on le sentait, et le pire était à craindre.
  
  Les soldats casqués, immobiles comme des statues, le masque granitique, le pistolet mitrailleur, braqué en avant, attendaient l'affrontement.
  
  Des membres du comité organisateur des jeunes types en chemisette blanche, un brassard rouge autour du bras gauche, le visage crispé, le front mouillé de sueur, se démenaient pour canaliser le flot humain vers une issue autorisée.
  
  A cet instant-là, une demi-douzaine de provocateurs pouvaient aisément créer l'irrémédiable, le bain de sang. Mais les photographes de presse étaient là aussi, à la première loge, et ils pressaient frénétiquement le déclencheur de leur appareil tourné vers la foule. Les fauteurs de troubles, qui devaient savoir que la police urbaine avait pas mal d'inspecteurs-photographes parmi les journalistes, ne se montrèrent pas au premier rang. S'ils se faisaient repérer, c'était la prison à coup sûr.
  
  Après un flottement, le cortège, furieux mais résigné, fit demi-tour et reflua vers Rizal Park. Des étudiants tentèrent vainement d'entraîner la foule vers Makati. Les habitants de Manille avaient appris depuis belle lurette, à leurs dépens, qu'il n'était pas question d'envahir le quartier des puissants quand l'armée s'y opposait.
  
  Finalement, vers 19 heures, la manifestation s'acheva dans la confusion et la dispersion.
  
  A l'ambassade de France, tout le monde poussa un grand soupir de soulagement.
  
  Louis Bouffard, épuisé par ces longues, heures de tension nerveuse, se laissa choir dans un fauteuil et dit à Coplan :
  
  - Je m'en souviendrai de cette histoire. Je peux bien vous l'avouer maintenant, je n'en menais pas large. Dans ce pays de dingues, on pouvait s'attendre à tout.
  
  - En définitive, tout s'est très bien passé, constata Coplan, philosophe. Pas de victimes, pas de dégâts matériels. Nous avons eu plus de chance que nos camarades d'Australie et de Nouvelle-Zélande. Pour les organisateurs, le déroulement pacifique de la manifestation est évidemment une victoire.
  
  - Je suis curieux de voir les suites de cette affaire.
  
  - A mon avis, elles sont faciles à prévoir. Juan Cordero et son comité vont sûrement faire le maximum pour battre le fer tant qu'il est chaud.
  
  - C'est-à-dire ?
  
  - Exploiter à l'échelon national le remarquable départ du mouvement VIVRE DEMAIN. Les journaux des prochains jours seront révélateurs à cet égard. Si Cordero a réellement l'intention de se lancer dans la politique, nous ne tarderons pas à nous en apercevoir. Et comme nous sommes chargés de scruter à fond les dessous de cette campagne d'opinion, nous aurons intérêt à observer de près le comportement de Cordero.
  
  Pour fêter l'heureuse issue de cette mémorable journée, le colonel Jacques Rouet, premier attaché militaire, décida de faire sauter quelques bouchons de champagne. Dès lors, une certaine allégresse succéda aux angoisses que tout le monde avait éprouvées.
  
  Ce n'est que vers 11 heures du soir que Bouffard, enfin décontracté, reconduisit Coplan à l'hôtel Bay-View.
  
  - Je viendrai vous prendre vers 9 heures, demain matin, indiqua Bouffard. Nous ferons la revue de presse ensemble et nous verrons alors dans quelle direction nous devons orienter nos investigations.
  
  - Entendu, acquiesça Coplan qui débarqua.
  
  Bouffard démarra, longea un moment Roxas Boulevard, puis coupa vers Makati pour regagner son domicile.
  
  Un peu émoustillé par le champagne, c'est en sifflotant qu'il descendit de sa voiture pour ouvrir la porte de son garage.
  
  Il n'eut même pas le temps de pressentir le danger. Trois hommes masqués, surgissant de l'obscurité, braquèrent vers lui leur mitraillette et, dans une pétarade aussi brève que rageuse, le criblèrent de balles à bout portant.
  
  Un des agresseurs se pencha sur le corps du Français et lui appliqua sur le ventre un morceau de papier. Après quoi, sans fébrilité apparente, le petit commando se fondit dans la nuit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRÉ VIII
  
  
  
  
  
  Deux gardes privés qui assuraient la protection d'une imposante demeure située à environ huit cents mètres de la villa de Louis Bouffard avaient entendu les détonations. Ils prévinrent aussitôt le commissariat de Makati qui alerta des voitures de police patrouillant dans le quartier.
  
  La découverte du corps criblé de balles déclencha un véritable branle-bas. Tandis qu'une brigade spécialisée du Criminal Investigation Service s'amenait sur les lieux, plusieurs escouades de policiers motorisés entamaient une battue pour retrouver les auteurs de l'attentat.
  
  Ces recherches ne donnèrent rien, bien entendu.
  
  Après les constats d'usage, les photos, l'examen des traces et quelques autres formalités auxquelles procédèrent les inspecteurs, une ambulance transporta le corps de la victime au laboratoire central de la police où deux médecins légistes, convoqués d'urgence, se chargèrent d'extraire les projectiles du cadavre.
  
  En fait, Coplan n'apprit le drame que le lendemain matin, à 9 h moins 10, par un coup de fil de l'attaché militaire, le colonel Jacques Rouet.
  
  - Je passe vous prendre, dit le colonel. Officiellement, vous ne savez rien. Les autorités ont exigé le black-out absolu pour raison d'État.
  
  A l'ambassade, c'était la consternation. La colère aussi. Alors que l'assassinat avait été commis la veille, entre 23 h 30 et minuit, l'ambassadeur n'avait été informé que le lendemain matin à 8 h 15. De plus, en dépit de toutes les pressions exercées par le représentant de la France, aucun Français n'avait encore été admis à voir le corps du défunt.
  
  Finalement, un peu avant midi, une limousine noire du ministère de l'Intérieur s'arrêta devant l'ambassade. Le chef du C.I.S. eut un entretien de dix minutes avec l'ambassadeur, après quoi le colonel Rouet et Francis Coplan furent conduits à l'institut médico-légal où ils furent mis en présence de la dépouille de Bouffard.
  
  Le rituel funèbre de l'identification du corps fut vite terminé. Comme la victime n'avait pas été touchée à la face, aucune confusion n'était possible.
  
  Le directeur du laboratoire de police maugréa :
  
  - Nous avons extrait onze balles de mitraillettes qui ont été remises aux autorités compétentes. Inutile de vous dire que votre malheureux compatriote n'a pas souffert. Trois projectiles au moins ont dû provoquer la mort instantanée.
  
  Le colonel Rouet prit alors, avec un autre fonctionnaire, les dispositions requises pour le rapatriement de la dépouille en France.
  
  Toujours au nom de la raison d'État, le fonctionnaire philippin stipula que ce transfert ne pourrait avoir lieu que trois jours plus tard et devrait être entouré de la plus totale discrétion.
  
  Devant la mine courroucée du colonel, le chef du C.I.S. daigna expliquer :
  
  - Nous vous donnerons toutes les informations qui sont en notre possession dès que la consigne du silence sera levée par le ministre de l'Intérieur. Tout ce que je puis vous dire, c'est que cet assassinat comporte des dessous politiques d'une extrême gravité pour le gouvernement. Par conséquent, nous comptons sur votre compréhension.
  
  Comme on pouvait s'y attendre, la presse fut soigneusement muselée. Les quotidiens ne publièrent qu'un communiqué laconique, noyé dans le corps du journal parmi les autres faits divers de la nuit.
  
  
  
  Agression à Makati
  
  Dans la nuit de mercredi à jeudi, un nommé L. Boulat, employé d'ambassade, a été agressé près de son domicile par des bandits armés. La victime a succombé à ses blessures. Le C.I.S.enquête.
  
  
  
  Le colonel Roulet ne décolérait pas.
  
  - Bien sûr, fulmina-t-il en relisant ces trois lignes d'une sécheresse inadmissible, ils ne sont pas fiers au gouvernement ! S'ils pouvaient ignorer les crimes de ce genre, ils le feraient certainement. Depuis que Manille a été reconnue comme étant la capitale mondiale du banditisme, le tourisme est tombé à zéro. Il y a cinq jours, ce sont deux Américains, un diplomate et un journaliste, qui ont été étranglés par des gangsters.
  
  - Attendons les informations qui nous ont été promises, murmura Coplan, morose. Ce communiqué de la presse est destiné à satisfaire la curiosité légitime des habitants de Makati qui sont au courant de l'agression. Je le trouve d'ailleurs parfait dans sa brièveté, et la police a eu raison d'estropier le nom de Bouffard. Ce n'est pas le moment d'attirer l'attention sur les membres de l'ambassade de France. Les manifestations d'hier ont terriblement monté l'opinion contre nous, ne l'oubliez pas !
  
  Dans les bureaux de l'ambassade, l'atmosphère était encore plus pesante que la veille. Le personnel, qui pourtant n'aimait guère Louis Bouffard, on le trouvait peu liant, volontiers râleur et rarement aimable, était néanmoins impressionné par sa fin brutale et tragique.
  
  Coplan, désœuvré, fatigué de lire les journaux et de fumer des cigarettes, tint le coup jusqu'à 18 heures. Il s'était installé dans le bureau de Bouffard et il espérait recevoir des nouvelles du ministère de l'Intérieur, mais ses illusions s'estompaient à mesure que les heures passaient.
  
  Il se préparait à partir pour regagner son hôtel quand la standardiste lui annonça une communication
  
  - On vous demande de l'ambassade des États-Unis, monsieur Coutin.
  
  - Moi personnellement ?
  
  - Oui.
  
  - Bon, allez-y, passez-moi la communication.
  
  C'était Colin Rush, l'agent du Secret Service.
  
  - Je suppose que je tombe mal, dit l'Américain, mais j'aimerais vous voir le plus tôt possible.
  
  - Quand vous voudrez.
  
  - Vous êtes libre maintenant ?
  
  - Oui.
  
  - Est-ce que ça vous embête si je viens vous prendre en voiture ?
  
  - Absolument pas.
  
  - O.K. j'arrive.
  
  Colin Rush arborait une mine de circonstance.
  
  - Désolé, dit-il. Croyez bien que je partage votre peine.
  
  - Merci. Où allons-nous ?
  
  - J'ai des choses à vous raconter mais il nous faut un endroit tranquille. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je vous emmène à notre ambassade. On y a mis un bureau à ma disposition et personne ne nous cassera les pieds.
  
  Une demi-heure plus tard, ils étaient installés dans une vaste pièce claire et silencieuse, située sur l'arrière de l'imposant bâtiment, au second étage, avec vue sur la baie.
  
  D'office, Colin Rush avait préparé deux whiskies. En donnant un des verres à Coplan, il grommela, sarcastique
  
  - Les expériences atomiques ont parfois des retombées imprévisibles, non ?
  
  - Car vous croyez qu'il y a une corrélation directe entre la mort de Bouffard et la manifestation d'hier
  
  - Je ne le crois pas, j'en suis sûr. Il se dirigea vers une armoire métallique placée dans un coin du bureau, en retira une grande enveloppe de papier brun, s'approcha du fauteuil dans lequel Coplan avait pris place.
  
  - Je vais vous montrer des images que vous n'avez pas le droit de voir. Elles émanent de la direction du Criminal Investigation Service.
  
  Il extirpa de l'enveloppe une douzaine de photos en noir et blanc, format 18 x 24, tirées sur papier glacé.
  
  - Regardez. Les photographes de la police connaissent bien leur boulot.
  
  Coplan, impassible, examina les épreuves. Effectivement, elles étaient d'une netteté remarquable. On y voyait le cadavre de Louis Bouffard tel que les policiers l'avaient trouvé. Le visage, pétrifié par la mort brutale, exprimait une sorte d'hébétude horrifiée : yeux écarquillés, bouche ouverte par un rictus.
  
  Trois clichés montraient uniquement le faciès du mort. Trois autres comportaient la totalité du corps allongé sur le sol dans une attitude un peu tordue, mains crispées sur la poitrine, jambes légèrement recroquevillées. Les autres épreuves étaient des agrandissements partiels de l'abdomen déchiqueté, avec un carré de papier glissé sous la ceinture de la victime.
  
  Sur ce carré de papier, tracée en lettres capitales au moyen d'un gros stylo-feutre, il y avait l'inscription suivante :
  
  GO TO HELL WITH YOUR BOMBS
  
  (signé) N.P.A. (N.P.A.: Nouvelle Armée Populaire)
  
  Colin Rush articula :
  
  - Vous comprenez maintenant pourquoi le gouvernement ne tient pas à ce que l'affaire s'ébruite. Depuis six mois, c'est la première fois que les guérilleros du N.P.A. se manifestent non seulement à Manille mais dans toute l'île de Luçon (L'archipel philippin se compose de 7 107 îles, mais la moitié de la population vit dans l'île de Luçon, où se trouve Manille. La seconde en superficie, Mindanao, est relativement peu peuplée). Pourchassés sans pitié par l'armée, ils avaient été obligés de se réfugier dans le sud de Mindanao où ils ne se signalaient plus que par de vagues coups de main sans envergure. Je suppose qu'ils ont commis cet attentat contre un attaché de l'ambassade française pour se rappeler à l'attention de la population et proclamer qu'il fallait toujours compter avec eux.
  
  Coplan restitua les photos à Rush et prononça sur un ton pensif :
  
  - Je ne suis pas spécialement calé en matière de politique philippine, mais il me semble tout de même qu'il y a une contradiction dans cette histoire. Dans ma documentation, on prétend que la « Nouvelle Armée Populaire » est une formation maoïste. Or, en principe, ces gens-là ne sont pas opposés aux essais atomiques, et pour cause, puisque la Chine elle-même a bien précisé qu'elle poursuivrait ses essais.
  
  Tout en rangeant les photos dans l'armoire métallique, Colin Rush soupira :
  
  - S'il n'y avait que cela comme contradiction, j'en prendrais mon parti !... Aux Philippines, je vous l'ai déjà dit, tout est possible. Mais il y a d'autres domaines où la mort de Bouffard ne colle pas avec le reste... En vérité, cet assassinat démolit la seule hypothèse valable à laquelle j'avais abouti dans mon enquête concernant la mort de Jennings et de Fredman.
  
  Coplan, intéressé, arqua les sourcils.
  
  - Car vous étiez arrivé à certaines conclusions ?
  
  - Oui, mais elles ne tiennent plus debout, hélas ! Et c'est surtout pour vous parler de cela que je voulais vous voir.
  
  Il but une gorgée de whisky, regarda le contenu de son verre et marmonna :
  
  - Entre parenthèses, le général O'Hara m'a prié de vous transmettre ses amitiés (Voir : «Dossier Dynamite »). Je vais vous faire des confidences que je n'aurais certainement pas songé à vous faire si je n'y avais été encouragé par mes supérieurs qui, soit dit en passant, vous tiennent en très haute estime.
  
  - Merci, glissa Coplan sur un ton légèrement ironique, je me sens terriblement flatté.
  
  - Trêve de salamalecs, enchaîna Rush, venons-en aux faits. Je vais vous révéler une chose qui va sûrement vous épater : la conclusion à laquelle j'étais arrivé concernant la mort de Jennings et de Fredman, c'est que le clan Cordero était peut-être dans le coup.
  
  Comme Coplan ne réagissait pas, l'Américain ricana :
  
  - A première vue, cette hypothèse vous paraît un peu tirée par les cheveux, j'imagine ?
  
  - Absolument pas, laissa tomber Coplan. Pour ne rien vous cacher, je me suis demandé à plusieurs reprises, tout au long de cette journée, si ce n'était pas du côté des Cordero qu'il fallait chercher une explication à la mort de Bouffard. Vous voyez que nos pensées évoluent dans la même direction.
  
  Colin Rush, visiblement sidéré, proféra d'une voix sourde :
  
  - Sans blague, vous avez eu cette idée ? Avant de connaître mon opinion ?
  
  - Remarquez, ce n'était qu'une sorte d'intuition, un vague pressentiment. Et, de plus, je n'avais pas vu les photos que vous venez de me montrer. Mais enfin, le fait est là: j'ai pensé aux Cordero.
  
  - Mais pourquoi ?
  
  - Pour une raison qui vous semblera insignifiante et qui l'est d'ailleurs. Quand nous avons rencontré Juan Cordero, Bouffard et moi-même, c'est chez lui qu'il nous a reçus dans sa propriété privée. Son frère Manuel et sa sœur Clara assistaient à l'entrevue. Comme le but essentiel de notre démarche était de protester d'une façon très ferme contre les thèmes violemment anti-français de la campane inaugurale du mouvement VIVRE DEMAIN, inutile de vous préciser que l'entretien n'a pas été très cordial. Dans le feu de la conversation, mon ami Bouffant, qui n'avait pas un caractère particulièrement souple, vous vous en êtes peut-être rendu compte, a commis une maladresse. Agacé par une réflexion de Clara Cordera. Il l'a remise à sa place d'une manière presque cinglante et j'ai senti qu'elle le prenait très mal. Elle a fait semblant d'encaisser l'affront, bien entendu, mais j'ai eu la certitude que ce n'était pas le genre de femme à pardonner un coup de ce genre. Vous me direz que c'est un incident mineur, et je n'en disconviens pas, mais j'avoue que le souvenir de cette scène m'obsède.
  
  Colin Rush se leva, mit ses poings sur ses hanches, marcha vers la fenêtre d'un air soucieux et excité, revint vers Coplan et articula en le dévisageant :
  
  - C'est fantastique, ce que vous venez de me raconter. Je sais que nous manipulons de la dynamite, mais je crois que ça vaut la peine que nous fassions le point.
  
  Il reprit place dans son fauteuil.
  
  - Pour éclairer votre lanterne, reprit-il, je suis obligé de reprendre les choses à leur début... Il y a une dizaine de jours, Spencer Jennings apprend par un de ses informateurs, un certain Ramon Lopez, que Manuel Cordero désire obtenir en location les salles où se tenaient autrefois les réunions publiques du Parti Socialiste. Ce Ramon Lopez, un vieil ivrogne paraît-il, s'occupait d'affaires immobilières et devait précisément jouer le rôle d'intermédiaire dans ces tractations. Pour des raisons inexplicables, Lopez, qui était lui-même un vieux briscard de la politique et qui ne manquait pas de malice, a imaginé une version tout à fait personnelle de l'affaire et il est allé débiter à l'ancien secrétaire du P.S.P. des mensonges absolument renversants. Vous allez pouvoir en juger par vous-même...
  
  Il se leva de nouveau, alla chercher un magnétophone dans l'armoire métallique. Tout en plaçant une bobine sur le magnétophone, il marmonna :
  
  - Du fait de la nature assez délicate de ses activités à Manille, Jennings avait pour consigne d'enregistrer tous les entretiens qu'il avait avec ses informateurs. Vous allez donc entendre la conversation entre Jennings et le vieux Ramon Lopez. Nous écouterons la bande jusqu'au bout et nous y reviendrons si vous avez des explications à me demander.
  
  Le magnétophone diffusa très clairement le dialogue entre Jennings et Ramon Lopez.
  
  Coplan, attentif, n'en perdit pas une miette.
  
  Quand le silence retomba, Colin Rush grommela :
  
  - Laissons de côté tout ce qui concerne l'histoire de la fille. Jennings avait du goût pour les pucelles et sa vie privée ne nous intéresse pas. Mais que pensez-vous de l'étrange confession de Lopez ?
  
  - Je pense qu'il avait, comme beaucoup d'ivrognes, des éclairs de lucidité qui confinent à la voyance. Je pense aussi, comme Jennings le lui a signalé, que ses élucubrations pouvaient avoir des répercussions dangereuses pour lui.
  
  - Justement ! Et le plus étrange, c'est que Ramon Lopez est mort quelques heures plus tard d'une crise cardiaque. Mais où l'affaire se corse, c'est que la crise cardiaque de Lopez s'est produite une heure après la rencontre Lopez-Manuel Cordero ! Or, les crises cardiaques, ça se fabrique assez aisément de nos jours, surtout quand on possède les produits chimiques qu'il faut, vous le savez aussi bien que moi.
  
  - Sans compter qu'un ivrogne ne refuse jamais un verre et ne se soucie guère de ce qu'il ingurgite.
  
  - Spencer Jennings, en tout cas, a eu des doutes. Et il a aussitôt demandé une entrevue à Vacerda, l'ancien secrétaire du Parti Socialiste, à qui il a fait part de ces doutes. Mais le plus grave, c'est qu'il est allé jusqu'à formuler des soupçons à l'égard de Manuel Cordero.
  
  - Ce n'était guère opportun, émit Coplan avec une grimace de désapprobation. Vacerda et Cordero ont partie liée puisqu'ils sont tous les deux dans le comité du mouvement VIVRE DEMAIN.
  
  - Et d'une, ponctua Rush. Mais nous avons découvert autre chose : la secrétaire de Vacerda est la maîtresse de Juan Cordero. Elle s'appelle Consuelo Lansuat et c'est une créature de rêve, je le signale au passage. Bref, les propos de Jennings ont pu venir aux oreilles de Cordero par deux voies différentes. Et si Cordero n'a pas apprécié d'être soupçonné d'avoir assassiné Lopez, il a pu décider de trancher dans le vif en organisant l'attentat qui a causé la mort de Jennings et de Fredman.
  
  - En d'autres lieux, ces déductions m'auraient laissé sceptique, murmura Coplan. Mais à Manille, après tout ce qui m'a été raconté... Il y a même une légende qui affirme que l'actuel président a trucidé lui-même à coups de pistolet un politicien qui gênait son ascension vers le pouvoir.
  
  - Et ne perdez pas de vue que les Cordero ont leur milice personnelle ! s'exclama Rush.
  
  - Je le sais. J'ai même remarqué un de leurs gardes en uniforme qui m'a fait une grosse impression. Un superbe type, athlétique et félin, avec un beau faciès de Coréen.
  
  - Décidément, nos cerveaux fonctionnent sur la même longueur d'onde, jeta Colin Rush. J'allais vous parler de cet individu. Il s'appelle Duma Lozun et il est originaire de l'île de Cebu. Un de mes collaborateurs a mené une enquête sur ce type et il a appris qu'il s'agissait d'un ancien militant du HUK (HUK : « Hukbong Mabagpalaya ng Bayan » (Armée pour la libération nationale). Mouvement de résistance durant l'occupation japonaise mais qui continua à lutter pour plus de justice sociale. Opère actuellement dans la clandestinité). A titre anecdotique, un autre de mes limiers a découvert que ce beau mâle faisait le bonheur de Clara Cordero.
  
  - Non ?
  
  - Disons que c'est une supposition, corrigea Rush. Ce qui est réel, c'est qu'elle est allée au domicile de ce Duma Lozun samedi soir et mardi soir, et qu'ils sont restés ensemble toute la nuit. De là à conclure qu'elle se fait sauter par ce type, il n'y a qu'un pas à franchir. D'après les photos qui m'ont été fournies d'elle, Clara Cordero me fait l'effet d'avoir du tempérament. Or elle n'a ni mari ni fiancé.
  
  - Je l'ai bien observée lors de ma visite. Elle ne m'a pas donné l'impression d'avoir du goût pour la chasteté, bien au contraire. Je la classerais plutôt dans la catégorie des filles qui aiment la volupté et qui ne manquent ni d'ardeur ni de savoir-faire. Elle a même fait une allusion à la galanterie française, ce qui a mis Bouffard en rogne. Mais je suis persuadé que si l'entrevue n'avait pas pris un tour aussi glacial, elle m'aurait tendu la perche.
  
  - En résumé, conclut Rush, tout cela me donnait une hypothèse cohérente, plausible et satisfaisante. Quatre hommes sont morts dans notre entourage et tous les quatre, d'une manière ou d'une autre, avaient affaire aux Cordero. Si on ajoute à cela le fait que les Cordero ont à leur service un type qui a milité dans les commandos révolutionnaires, le problème devient clair. Malheureusement, l'assassinat de Bouffard par les guérilleros du N.P.A. flanque tout par terre, car c'est une sale histoire qui risque de faire un tort considérable à l'avenir politique de Juan Cordero.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que le gouvernement ne lui pardonnera pas d'avoir réveillé l'agressivité du N.P.A.
  
  - Il n'y est pour rien.
  
  - Directement, non. Mais indirectement, oui. En organisant cette campagne populaire contre la pollution, il a fourni au N.P.A. un excellent prétexte pour se manifester.
  
  - Et s'il s'agissait d'une ruse pour brouiller les cartes ?
  
  - Non, c'est exclu. Un type aussi habile que Cordero ne ferait jamais une gaffe pareille.
  
  Il est au courant de ce crime revendiqué par le N.P.A. ?
  
  - Je ne crois pas. Il est parti en tournée dès jeudi matin avec son frère et Vacerda. Ils sont allés à Cebu, à Mindanao, à Bohol, à Leyte, et ils vont visiter plusieurs villes pour y organiser des réunions et y implanter des comités locaux de leur mouvement.
  
  - Comment savez-vous cela ?
  
  - Ils se déplacent à bord d'un avion particulier dont Manuel Cordero est le propriétaire et le pilote, révéla Colin Rush.
  
  Et il ajouta négligemment :
  
  - Avec nos 33 bases militaires disséminées aux quatre coins de l'archipel philippin, vous pensez si nous contrôlons la navigation aérienne privée !
  
  Coplan proposa soudain :
  
  - Et si nous tendions un piège à Cordero ?
  
  - Un piège ? Qu'entendez-vous par-là ?
  
  - J'irais lui rendre visite à son retour à Manille et je lui ferais savoir que la France lui attribue la responsabilité morale de la mort tragique de Louis Bouffard, et qu'elle se réserve le droit de prendre toutes les mesures qu'elle juge nécessaires pour enrayer son action en tant que secrétaire du mouvement VIVRE DEMAIN. Je pourrais même aller jusqu'à la menace voilée.
  
  - De la provocation, en somme ?
  
  - Oui, évidemment. Histoire de voir sa réaction...
  
  - Si vous aimez le risque, l'expérience est à tenter. Mais la riposte sera peut-être foudroyante. Se jeter dans la gueule du loup n'est pas toujours une bonne méthode.
  
  - Elle m'a souvent réussi.
  
  - Nous en reparlerons. Pour le moment, mes efforts portent surtout du côté de ce Duma Lozun, le chef de la milice privée des Cordero. Un de nos agents indigènes, une femme, nous donne un sérieux coup de main. Nous avons l'espoir de pouvoir placer des micros au domicile de Lozun, ce qui nous permettrait d'en savoir un peu plus long sur les rapports de ce type avec la sœur de Juan Cordero.
  
  - Voilà en tout cas une perspective très intéressante, reconnut Coplan.
  
  - Ne vous en faites pas, grommela Rush. Si les Cordero ont les mains sales, ils ne nous échapperont pas, je vous le garantis. Quand nous mettons le paquet, ce n'est pas de la rigolade.
  
  Coplan vida son verre, alluma une cigarette puis demanda sur un ton détaché :
  
  - J'espère que vous me tiendrez au courant de vos découvertes ?
  
  Colin Rush se laissa aller à la renverse contre le dossier de son fauteuil, regarda le plafond en se caressant le menton, Puis, redressant son buste athlétique, il posa son regard sur Coplan et prononça :
  
  - En vous amenant ici, j'avais un but très précis. Je voulais vous proposer un marché.
  
  - Quel marché ?
  
  - Vous, votre objectif réel, c'est de contrer l'action anti-française du mouvement fondé par Juan Cordero, j'imagine ?
  
  - Oui et non. Pour parler d'une façon plus précise. disons que le SDEC m'a envoyé à Manille pour tirer au clair les dessous politiques de la campagne d'opinion lancée par Cordero.
  
  - Oui, cela revient au même. D'ailleurs, je dois vous avouer que j'ai un enregistrement de l'entretien que Bouffard avait eu à ce propos avec Vic Fredman et Spencer Jennings... De cette conversation, il ressort nettement que Bouffard était convaincu qu'il s'agissait d'une manœuvre inspirée par Washington.
  
  - Mettez-vous à sa place ! renvoya Coplan, acide. Juan Cordero n'a jamais fait de politique et il est au mieux avec le gouvernement. Pour organiser une campagne antifrançaise, c'était le moteur idéal, du moment qu'il était téléguidé par une coalition américano-philippine. C'était d'ailleurs la thèse d'un certain nombre de spécialistes de notre ministère des Affaires Étrangères à Paris. Comme les relations économiques entre les U.S.A. et la France ne sont pas particulièrement amicales en ce moment, cette thèse paraissait logique. Les slogans contre la bombe atomique française sont une arme efficace pour démolir nos positions commerciales, non seulement dans le Sud-Est asiatique, mais aussi en Amérique du Sud.
  
  - Vous avez changé d'avis, j'espère ?
  
  - Je n'en suis pas encore là. Je ne sais toujours pas qui est derrière la famille Cordero. Les U.S.A. sont les mieux placés, c'est indéniable. Mais les Japonais et même les Chinois peuvent être soupçonnés. Pour les Japonais, la guerre économique, c'est la guerre tout court. Quant aux Chinois, tout le monde sait qu'ils considèrent l'Asie tout entière comme leur fief et qu'ils voient loin.
  
  Colin Rush se leva une fois de plus.
  
  - Croyez-moi, mon vieux, je ne cherche pas à vous endormir. Le seul moteur de toute l'affaire, c'est l'ambition d'un homme. Ou d'une famille, c'est possible. Le clan Cordero, grisé par sa réussite, se croit appelé aux plus hautes destinées. Ils ont l'argent, la réputation, mais cela ne leur suffit plus. Ils veulent le pouvoir.
  
  - Je crois, personnellement, que vous avez raison. Mais je suis obligé de poursuivre ma mission pour arriver à une certitude basée sur des preuves.
  
  - Eh bien, je vous offre une chance de mener votre mission à bien.
  
  - C'est-à-dire ?
  
  - Laissez-nous le soin de mener les opérations. Nos intérêts sont liés, je vous en donne l'assurance formelle. On m'a fait comprendre que vous n'aimez guère les rôles passifs quand vous êtes sur le sentier de la guerre. Mais, dans le cas qui nous occupe, une intervention directe de votre part ferait plus de tort que de bien. Alors, mon marché, c'est cela : si vous acceptez de nous faire confiance, notre victoire sera la vôtre.
  
  - Je ne demande que cela : vous faire confiance, assura Coplan avec un petit sourire indéfinissable.
  
  - Parfait. Je vous tiendrai régulièrement au courant des résultats de nos investigations. Quelle est la meilleure façon de vous contacter ? A votre hôtel ou à l'ambassade ?
  
  - Disons plutôt à l'ambassade. Soit à 10 heures, le matin, soit à 15 heures, l'après-midi.
  
  - O.K. C'est noté, acquiesça l'Américain. Il me reste une dernière recommandation à vous faire : soyez vigilant et prudent.
  
  - Vous avez des craintes pour moi ?
  
  - Pas spécialement. Mais tout citoyen français se trouvant actuellement aux Philippines est exposé à certains risques. Les gens ont la tête chaude ici, et les slogans contre le péril atomique peuvent engendrer une psychose d'attentats. Du reste, vous allez recevoir des consignes de la part des autorités. Il y a des leaders communistes en prison à Manille, et la prise d'otages est à la mode. Vous êtes armé, j'espère ?
  
  - Oui.
  
  - Et vous tirez vite ?
  
  - Je crois que j'ai une certaine dextérité.
  
  - Bon, tenez-vous sur vos gardes alors. Et attendez mon appel téléphonique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Effectivement, le lendemain, vers le milieu de la matinée, tout le personnel de l'ambassade fut réuni dans la grande salle de conférence et le colonel Rouet donna lecture des recommandations spéciales notifiées par le ministre de l'Intérieur du gouvernement philippin.
  
  Il s'agissait, en fait, d'une mise en garde officielle destinée à stimuler la vigilance de tous les ressortissants français.
  
  Le colonel. Rouet y ajouta quelques commentaires de son cru.
  
  - Interdiction formelle d'accepter des rendez-vous fixés par des inconnus. Interdiction d'ouvrir des colis qui n'ont pas été soumis au détecteur. Interdiction d'accorder des audiences aux solliciteurs étrangers. Prière instante de ne pas sortir seul le soir, etc.
  
  Le colonel termina en disant froidement :
  
  - Des tentatives de kidnapping et des prises d'otages sont à prévoir. Les commandos révolutionnaires se sont de nouveau infiltrés à Manille et ils ont l'intention de profiter de la campagne actuelle contre nos essais nucléaires pour se manifester. Que chacun prenne le maximum de précautions pour éviter de nouveaux drames.
  
  Coplan, installé dans le bureau de Bouffard, consacra plusieurs heures à rédiger un rapport destiné au S.D.E.C. Dans ce rapport, après avoir fait le point de la situation, il informa le Vieux du pacte proposé par Colin Rush. Et il termina en notant :
  
  Dans la conjoncture actuelle, j'ai estimé qu'il était de notre intérêt d'accepter le marché. Les services américains sont mieux placés que nous pour découvrir les dessous de l'opération lancée par Juan Cordero. D'autre part, il me paraît évident que l'assassinat de Spencer jennings, de Vic Fredman et de Louis Bouffard sont en contradiction formelle avec la thèse du Quai d'Orsay. L'effervescence créée dans les milieux populaires par le mouvement VIVRE DEMAIN inquiète réellement les autorités américaines de Manille, et pour cause. Bien entendu, je me réserve le droit de revoir ma position selon l'évolution des événements. »
  
  Coplan confia ce message à la valise diplomatique, après quoi il se plongea dans la lecture des journaux.
  
  Malgré les maigres commentaires de la presse, on pouvait deviner que la tournée provinciale du tandem Cordero-Vacerda était un succès. Des comités locaux se formaient jusque dans les plus modestes bourgades.
  
  A 18 h 30, Coplan regagna son hôtel. Colin Rush n'avait pas donné signe de vie et, en définitive, la journée avait été calme.
  
  C'est le lendemain, en fin d'après-midi, que le colonel Rouet et Coplan assistèrent au départ de la dépouille mortelle de Louis Bouffard. Paris ayant envoyé un avion spécial, les autorités de Manille accordèrent les autorisations nécessaires. La levée du corps et son transfert à l'aéroport se firent dans la plus totale discrétion, presque à la sauvette.
  
  Quand l'avion décolla, emportant le cercueil vers la France, Coplan ne put s'empêcher d'éprouver un sentiment d'amertume et de dérision. Le pauvre Louis Bouffard, célibataire et sans attaches familiales, avait demandé lui-même, trois ans auparavant, sa nomination aux Philippines. Il ne se doutait pas que ce pays qui le fascinait, ce pays de dingues comme il le répétait, serait le dernier décor de son passage sur la terre.
  
  Ce soir-là, Coplan, d'humeur plutôt morose, se coucha tôt.
  
  Il fut tiré de son sommeil, vers 1 heure du matin, par le bruit d'une explosion qui fit trembler les vitres de sa fenêtre. Puis, quelques minutes plus tard, il entendit le hurlement des sirènes des voitures de police et des autopompes qui filaient le long de Roxas Boulevard.
  
  Le sinistre vacarme se prolongea pendant plus de deux heures. De toute évidence, il se passait des choses graves dans la ville.
  
  Intrigué, Coplan se rhabilla en vitesse et descendit dans le hall. En dépit de l'heure, une foule surexcitée remplissait les trois salles du rez-de-chaussée. L'employé de la réception se fit un plaisir de mettre Coplan au courant.
  
  - Ils ont fait sauter un dépôt d'essence au Yak-Club, un magasin du supermarché de Makati, deux centrales électriques dans la banlieue et un hôtel de Libertad Avenue. On croyait qu'ils allaient se tenir tranquilles, ces salauds, mais voilà qu'ils recommencent ! Quelle honte !
  
  - Les terroristes ?
  
  - Oui, naturellement. Les communistes, quoi ! Le gouvernement les avait matés, mais c'était trop beau.
  
  Devant l'hôtel, les Security Guards et des soldats armés montaient une garde sévère.
  
  Quelques touristes aventureux voulaient sortir pour se rendre compte, mais deux inspecteurs en civil s'y opposaient fermement.
  
  Coplan remonta se coucher.
  
  Il fut long à se rendormir. Les yeux ouverts dans l'obscurité, il était en proie à une sorte de jubilation étrange, âcre, où se mêlaient le ressentiment et l'avant-goût de la revanche.
  
  Cette nuit mouvementée allait changer le cours des choses, il en était sûr. Le retour en force des commandos révolutionnaires ne ferait sûrement pas plaisir à Juan Cordero. Et, cette fois, le gouvernement ne pourrait plus étouffer l'affaire. Le black-out peut gommer un attentat criminel, mais pas des explosions en série qui font des dégâts aux quatre coins de la ville.
  
  Louis Bouffard n'était peut-être pas mort pour rien.
  
  
  
  
  
  Comme on pouvait le prévoir, Colin Rush téléphona à Coplan le lendemain matin à 10 heures.
  
  - Quand puis-je passer vous prendre ? s'enquit l'Américain, laconique.
  
  - Je suis à votre disposition.
  
  - O.K. J'arrive.
  
  Une demi-heure plus tard, Rush et Coplan étaient de nouveau en tête à tête dans le bureau de l'ambassade américaine.
  
  - Je suppose que vous commencez à m'accorder un certain crédit ? persifla Rush. Les feux d'artifice de cette nuit ne font plaisir ni au Pentagone ni aux trusts de Chicago, vous n'en doutez pas, j'espère ?
  
  - Mais ils me font plaisir à moi, renvoya Coplan. J'avais prévenu Juan Cordero. Je lui avais dit qu'il se conduisait comme un apprenti-sorcier.
  
  - Vous ne vous êtes pas trompé. D'ailleurs, je peux vous chuchoter à titre confidentiel que ça commence drôlement à ricaner dans les sphères gouvernementales. Les actions de Juan Cordero sont nettement en baisse.
  
  - On a beau être un avocat retors et habile, on ne peut pas tout prévoir.
  
  - En tout cas, maugréa Rush, le réveil en fanfare des guérilleros communistes est une très mauvaise chose pour le triumvirat. Cordero-Vacerda-Castaneda. Mais ce n'est pas tout. Les rapports envoyés à la Présidence par les agents secrets que le gouvernement a placés dans les provinces sont également alarmants. Comme vous l'avez peut-être lu dans les journaux, le mouvement VIVRE DEMAIN est en train de créer des comités locaux dans la plupart des villes provinciales, ce qui est normal. Ce qui l'est moins, c'est que Vacerda recrute pour son mouvement des types qui faisaient partie du Parti Socialiste. En fait, ce militant chevronné de la gauche est tout simplement occupé à reconstituer ses cellules, et la lutte contre la pollution est un paravent qui camoufle la préparation des prochaines consultations électorales.
  
  - Je me tue à vous dire que cette campagne anti-française cache quelque chose. Le tout est de savoir qui manipule qui.
  
  Colin Rush resta un moment songeur. Puis, avec une sorte de brusquerie :
  
  --Est-ce que vous êtes toujours disposé à jouer le rôle de cobaye ?
  
  - Plus que jamais. Les circonstances travaillent pour nous et la méthode que j'ai préconisée me paraît de plus en plus opportune.
  
  - Vous ne sous-estimez pas les risques de l'entreprise ?
  
  - N'ayez crainte, quand je dois prendre mes responsabilités, je les prends en pleine connaissance de cause. Je reste convaincu que la seule façon de vider cet abcès, c'est de provoquer Juan Cordero.
  
  - D'accord. Dès que je serai avisé de son retour à Manille, je vous ferai signe et nous organiserons la manœuvre.
  
  
  
  
  
  Depuis le commencement de cette tournée en province, Juan Cordero nageait dans l'euphorie. Le retentissement de la manifestation inaugurale du mouvement VIVRE DEMAIN dépassait toutes ses prévisions. Dans toutes les villes où le comité directorial s'arrêtait pour faire une conférence, c'était un succès formidable. Même les populations rurales, pourtant peu politisées, étaient sensibilisées par les dangers de la pollution. Et le spectre des radiations atomiques suscitait des réactions très vives.
  
  Cesar Vacerda savait parler aux foules. Il savait aussi comment on mobilise les bonnes volontés.
  
  Bref, il y avait de quoi voir l'avenir en rose. Même Manuel Cordero, peu sujet aux emballements, se sentait rempli d'optimisme. Habitué à traiter les affaires sur un plan tout à fait réaliste et concret, il mesurait d'une façon presque palpable à quel point la popularité de son frère Juan prenait corps dans l'opinion. Or, à ses yeux, une bonne image de marque était une garantie de succès.
  
  Mais, le samedi matin, quand arrivèrent les nouvelles de Manille, le bonheur des frères Cordero s'effondra.
  
  Juan comprit tout de suite que c'était la catastrophe. Ces attentats terroristes, cette flambée de violence, c'était la pire chose qui pouvait arriver.
  
  - On rentre à Manille, dit-il à son frère. Il faut que je sois sur place le plus vite possible pour défendre ma position.
  
  - Il me faut le temps de modifier mon plan de vol, murmura Manuel.
  
  - Débrouille-toi, mais fais vite.
  
  Cesar Vacerda et l'ancien ministre Castaneda tentèrent en vain de faire revenir l'avocat sur sa décision. Vacerda pensait que ce retour précipité était une erreur.
  
  - Nous ne sommes pour rien dans ces attentats, souligna-t-il. Nous ne devons pas adopter une attitude de coupables.
  
  Castaneda ajouta :
  
  - Voyons, Cordero, vous n'avez aucune raison de vous affoler. Notre croisade est une œuvre de salubrité publique et nous avons le patronage des plus hautes autorités morales de notre pays. Que craignez-vous, en somme ?
  
  - Les absents ont toujours tort, articula Cordero.
  
  - Au contraire, rétorqua l'ancien ministre. Notre absence démontre notre bonne foi. Comme le dit très justement notre ami Vacerda, nous ne sommes pour rien dans cette brusque flambée de terrorisme. Ce problème ne nous concerne pas.
  
  L'avocat, très calme, répondit :
  
  - Monsieur Castaneda, je crois que vous sous-estimez les répercussions que les événements de Manille peuvent avoir pour notre mouvement. Il y a des gens, au gouvernement, qui ne voient pas d'un très bon œil notre initiative. D'autre part, vous savez que nos bons amis de Washington désapprouvent d'office tout ce qui agite l'opinion publique.
  
  Castaneda maugréa :
  
  - En ce qui concerne notre mouvement, nous n'avons pas à tenir compte de l'opinion des Américains. Quant au gouvernement, la seule façon de lui montrer que nos intentions sont pures, c'est de poursuivre notre tournée. Nous avons établi un programme, nous devons le respecter.
  
  Juan Cordero proposa alors d'une voix posée :
  
  - Coupons la poire en deux. Vous Continuez la tournée avec Vacerda, et moi je rentre à Manille. Je vous rejoindrai à Baguio pour le grand meeting final.
  
  Cette suggestion fut finalement adoptée. Les frères Cordero arrivèrent à Manille ce même samedi, vers 18 h 30.
  
  Juan Cordero trouva sur son bureau une note rédigée par sa secrétaire.
  
  « M. Coutin, chargé de mission par le gouvernement français, désire vous rencontrer de toute urgence. Lui téléphoner, en cas d'accord, à l'ambassade de France ou à l'hôtel Bay View.»
  
  L'avocat haussa les épaules, chiffonna la note dans le creux de sa main et lança la boule de papier dans la corbeille.
  
  Il avait des choses plus pressantes à faire que d'écouter les doléances du gouvernement français.
  
  Il décrocha son téléphone, composa un numéro qu'il connaissait par cœur.
  
  A l'autre bout du fil, une voix sèche prononça :
  
  - Marciano Segidan.
  
  - Bonsoir, Marciano, dit Cordero. Je ne vous dérange pas, j'espère ?
  
  - Vous ne me dérangez jamais, cher maître, répondit Segidan sur un ton subitement obséquieux.
  
  - J'arrive à l'instant de Malaybalay et j'aimerais vous voir le plus vite possible.
  
  - Quand vous voudrez, maître.
  
  - Parfait. Mon frère passera vous prendre chez vous dans un quart d'heure.
  
  Ce Marciano Segidan était un individu âgé d'une bonne trentaine d'années, grand, maigre, austère, toujours tiré à quatre épingles. Secrétaire au cabinet du ministre de l'Intérieur, il était très informé de ce qui se passait dans les coulisses gouvernementales. Et comme Juan Cordero l'avait tiré quelques années plus tôt d'une situation extrêmement délicate, la femme de Segidan, Dolores, une beauté de 24 ans qui avait été dauphine de miss Univers, s'était amusée à signer des chèques sans provision pour un montant de dix mille dollars, les deux hommes étaient restés très liés. En fait, Juan Cordero savait tirer parti de la gratitude de son client.
  
  Dès l'arrivée du fonctionnaire, Juan Cordero lui demanda :
  
  - Quelles sont les réactions du gouvernement devant les événements de cette nuit ?
  
  - Le Président est fou de rage, vous vous en doutez. Il était convaincu que les guérilleros du N.P.A. n'oseraient plus broncher, et surtout pas à Manille.
  
  - Car ce sont les hommes du N.P.A. qui ont commis tous ces attentats ?
  
  - Oui, c'est l'hypothèse qui circule chez nous. En réalité, j'ignore sur quoi elle se fonde, mais personne n'a l'air de la mettre en doute. Mon ministre, en tout cas, est tout à fait catégorique sur ce point.
  
  - Quelles mesures votre ministre va-t-il prendre ?
  
  - Sur le plan pratique, le gouvernement va remettre en place lie dispositif qui avait donné de si bons résultats il y a deux ans : surveillance renforcée, primes spéciales aux indicateurs, etc. Mais il est aussi question que le Président réunisse les gouverneurs et les maires pour relancer la campagne anti-communiste.
  
  - Personne n'a mis en cause les meetings populaires de mon mouvement contre la pollution ?
  
  Segidan hésita. Puis, comme à regret :
  
  - Si, on a beaucoup parlé de vos réunions, surtout chez nous. J'ai vu une note de mon ministre adressée à l'administration de la Présidence pour suggérer que les activités du mouvement VIVRE DEMAIN soient mises en veilleuse jusqu'à nouvel ordre. Selon les rumeurs qui circulent, les Affaires étrangères et la Défense nationale prétendent que la responsabilité de votre mouvement est établie.
  
  - C'est insensé, maugréa Cordero, le visage assombri.
  
  - Il faut reconnaître que l'assassinat de l'attaché de l'ambassade de France a terriblement impressionné le ministre des Affaires étrangères. Il paraît qu'un envoyé diplomatique était venu tout spécialement de Paris pour mettre le gouvernement en garde.
  
  Pour une fois, l'impassibilité légendaire de l'avocat fut prise en défaut.
  
  - Un attaché de l'ambassade de France a été assassiné ? articula-t-il, le front barré de deux rides.
  
  - Oui, il y a trois ou quatre jours. j'ai oublié le nom de ce malheureux garçon, mais je sais qu'il a été abattu à coups de mitraillette devant son domicile. Dans la nuit de mercredi à jeudi, si j'ai bonne mémoire.
  
  - Je n'ai rien vu de cela dans la presse.
  
  - En effet. Même chez nous, la direction générale du C.I.S. a ordonné le black-out total. Nous n'avons même pas été autorisés à établir un dossier au sujet de l'affaire.
  
  - La victime ne se nomme-t-elle pas Bouffard ?
  
  - Oui, c'est bien cela, laissa tomber Segidan, étonné.
  
  Cordero, intérieurement secoué, mit fin à l'entretien et, dès le départ de Segidan, appela sa sœur pour lui annoncer la nouvelle. Clara, interdite, maugréa :
  
  - Mais pourquoi les journaux n'ont-ils pas parlé de cet attentat ?
  
  - Il paraît que le C.I.S. a imposé le secret absolu, même au ministère de l'Intérieur.
  
  Quand Manuel revint, après être allé reconduire Segidan, il changea également de figure en apprenant la fin tragique du Français Bouffard.
  
  - Décidément, grommela-t-il, les tuiles arrivent toujours en série, Les Français vont sûrement nous mettre cette histoire sur le dos.
  
  Clara, qui s'était reprise, grinça, vindicative :
  
  - Ce n'est pourtant pas une grosse perte pour la France. Ce type était un crétin de la pire espèce.
  
  Juan, pensif, alla se pencher au-dessus de la corbeille à papiers, en retira la note de sa secrétaire, déplia soigneusement la boule de papier.
  
  - L'envoyé spécial de Paris qui est venu ici avec Bouffard a téléphoné pour me demander une entrevue. J'avais jeté la note mais je me demande si je ne ferais pas mieux de recevoir ce type.
  
  Clara s'exclama, revêche :
  
  - Tu n'y penses pas, j'espère ? Primo, tu n'as rien à voir avec la mort de son compatriote. Secundo, tu n'es pas à ses ordres.
  
  Manuel approuva sa sœur.
  
  - Laisse tomber, Juan, Cette visite ne peut rien t'apporter de bon. Comme le dit très justement Clara, la mort de Bouffard ne nous concerne pas. Et les protestations de la France, nous avons parfaitement le droit de les ignorer.
  
  Juan hésitait. Après avoir réfléchi un moment en silence, il murmura en secouant la tête :
  
  - Je ne crois pas que ce soit la bonne tactique. Si ce Coutin veut me rencontrer de toute urgence, ce n'est sûrement pas sans raison. Bouffard était peut-être un imbécile, mais pas lui. Je sais jauger un homme.
  
  Manuel s'emporta.
  
  - Qu'est-ce que tu veux qu'il te raconte ? Il t'a traité d'apprenti sorcier et il va t'obliger à reconnaître qu'il avait raison. Et alors ? Tu ne vas pas t'excuser, non ?
  
  - Ses reproches ne me touchent pas, assura juan. En revanche, cela m'intéresserait de savoir de quelle façon il formule ses accusations. Car il ne faut pas se faire d'illusions, ce Coutin est en train de manœuvrer pour dresser le gouvernement contre nous. Les propos de Segidan sont assez révélateurs à ce sujet...
  
  Il ajouta :
  
  - L'expérience m'a appris qu'il ne faut jamais faire semblant d'ignorer un adversaire. Au contraire, quand on peut le faire parler, il ne faut pas manquer l'occasion.
  
  Il posa sa main sur le combiné téléphonique.
  
  - Je vais l'appeler à son hôtel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  La conversation téléphonique entre Juan Cordero et François Coutin, alias Francis Coplan, fut aussi brève que froide. L'avocat s'étant déclaré d'accord pour le recevoir immédiatement, Coplan alerta aussitôt Colin Rush.
  
  L'Américain soupira dans le téléphone :
  
  - Bon, les dés sont jetés. N'oubliez surtout pas mes recommandations. je vous envoie un taxi au Bay-View, comme convenu.
  
  Le taxi en question arriva à l'hôtel cinq minutes plus tard. Le chauffeur, un Philippin d'une cinquantaine d'années, gros et gras, à la face rubiconde, aux cheveux hirsutes, le torse boudiné dans un polo noir, était un agent local de la C.I.A.
  
  Un gars coriace, avait signalé Rush. Et un tireur d'élite, ce qui ne gâtait rien.
  
  Chez les Cordero, les quatre gardiens en uniforme montaient la garde derrière la barrière de bois interdisant l'accès de la somptueuse propriété.
  
  Dans la lumière mauve du crépuscule, la blancheur de la villa se détachait avec netteté sur le fond vert des pelouses et des arbustes du jardin.
  
  Quand le taxi s'arrêta devant la barrière, le superbe mercenaire au faciès coréen s'avança vers le véhicule, mitraillette en batterie.
  
  Le chauffeur, très décontracté, le coude appuyé sur la portière, prononça quelques mots en tagalog. Le gardien opina, se pencha pour jeter un rapide regard vers Coplan, puis, l’œil dur et soupçonneux, il inspecta très attentivement l'intérieur du taxi.
  
  Une fois de plus, Coplan admira ce Duma Lozun dont les prunelles sombres et les traits farouches faisaient penser à un fauve.
  
  Clara Cordero avait bon goût. Et elle devait passer de drôles de moments dans les pattes de ce puissant animal sauvage.
  
  Satisfait de son inspection, le gardien retourna sans hâte donner des ordres à ses lieutenants. La barrière fut débloquée, se leva, et le taxi put franchir le portail pour longer l'allée circulaire jusqu'au perron de la villa.
  
  Coplan savait que Colin Rush avait placé depuis plusieurs jours des observateurs invisibles dans les parages de la demeure. Ils devaient être fichtrement bien cachés pour échapper à la vigilance des gardiens.
  
  En débarquant, Coplan dit en anglais au chauffeur :
  
  - Vous m'attendez.
  
  - O.K., sir, acquiesça le chauffeur.
  
  Une domestique en tablier blanc introduisit le visiteur dans le vaste salon aux grandes baies vitrées où les Cordero avaient reçu les deux Français une semaine auparavant.
  
  Coplan tiqua en voyant que l'avocat n'était pas seul. Clara et Manuel étaient là également.
  
  Sans préambule ni salutation, Coplan dit à l'avocat :
  
  - Je désire vous voir seul, maître Cordero.
  
  - Vous pouvez parler librement, monsieur Coutin. En dehors de ma profession, je n'ai pas de secrets pour ma famille.
  
  - Comme vous voudrez.
  
  - Je suppose que vous avez demandé cet entretien pour me parler de la mort tragique de votre compatriote Louis Bouffard ? Je rentre de voyage et je n'ai appris ce drame qu'il y a une heure. Sachez que je suis très peiné.
  
  - Je crois que vous le serez encore davantage quand vous m'aurez écouté, renvoya Coplan aussi sec. Je sais que l'aspect moral des problèmes ne vous intéresse pas et ce n'est donc pas sur ce plan-là que j'aborderai le sujet de ma visite. En ma qualité de représentant du gouvernement français, je tiens à vous dire que nous vous considérons, en tant que secrétaire général du mouvement VIVRE DEMAIN, comme le responsable direct de la mort de Louis Bouffard. En dépit de mes avertissements précis, vous avez refusé de renoncer à votre campagne de haine à l'égard de la France. Par conséquent, je compte déposer une plainte contre vous pour incitation au meurtre. Comme la France attache une certaine importance à la notion de loyauté, je ne voulais pas agir sans vous prévenir, mais la justice de votre pays vous demandera des comptes.
  
  Cordero, impassible, articula sur un ton supérieur :
  
  - Si j'étais votre conseil, monsieur Coutin, je vous empêcherais de commettre une telle sottise. Votre cause est perdue d'avance, je vous le dis tout de suite. On admet généralement que j'ai une certaine compétence en matière de Droit. Votre plainte n'est pas recevable. En revanche, si vous mettez votre projet à exécution, je réclamerai à la France des dommages et intérêts qui seront à la mesure de ma réputation.
  
  - Si je comprends bien, vous niez votre responsabilité ?
  
  - Naturellement.
  
  - Vous niez l'évidence, alors ? Car votre propagande anti-française, tout le monde en convient, a armé les bras des assassins qui ont abattu Louis Bouffard.
  
  - C'est un mensonge pur et simple. Dans un pays où le banditisme existe depuis de longues années, les agressions n'ont rien d'exceptionnel. Vous ne lisez pas les journaux philippins ?
  
  - Vous êtes de mauvaise foi, décréta Coplan. Le banditisme est une chose, le terrorisme politique en est une autre.
  
  Clara, qui écoutait d'un air sombre et qui bouillait visiblement, ne put se retenir.
  
  - C'est vous qui êtes de mauvaise foi ! lança-t-elle, hargneuse. Vous ne connaissez pas notre pays. Tous les jours, il y a des agressions, des hold-up, des attaques à main armée, des vols. Les Philippins sont violents, c'est leur tempérament.
  
  Coplan se tourna vers la jeune femme.
  
  - Raison de plus pour ne pas les exciter comme vous le faites avec vos slogans ! riposta-t-il. C'est de la provocation, tout simplement.
  
  Manuel jugea bon de mettre son grain de sel.
  
  - La provocation, c'est de vous qu'elle vient. Ne renversez pas les rôles, c'est trop facile. Le jour où les Philippines feront des essais atomiques dans la Méditerranée ou dans votre zone atlantique, nous verrons bien comment la France réagira.
  
  Coplan, dédaignant cette intervention, regarda Juan Cordero et prononça, perfide :
  
  - Nos points de vue sont inconciliables, bien entendu. Je sais que vous avez encore plusieurs meetings importants qui doivent avoir lieu en province, notamment à Baguio. Je vous conseille vivement de changer votre fusil d'épaule, car vous allez au-devant d'une catastrophe, maître Cordero. Et je vous répète ce que je vous ai dit lors de notre première rencontre : ou bien vous êtes un grand naïf et vous allez payer très cher votre candeur, ou bien votre parti-pris anti-français cache des mobiles inavouables. En tout état de cause, la mort de mon compatriote Louis Bouffard, vous la paierez. Votre propre gouvernement m'a donné des assurances à ce sujet.
  
  Là, Juan Cordero prouva que sa réputation n'était pas usurpée. La fixité de ses traits trahissait sa colère intérieure, mais il eut assez de sang-froid pour se dominer. C'est d'une voix presque aimable qu'il émit :
  
  - Je vous en prie, monsieur Coutin, ne faisons pas de nos problèmes une affaire personnelle. Tout autant que vous, je déplore la fin pénible de votre compatriote. Mais votre ressentiment, dont je ne conteste pas la légitimité, ne doit pas vous aveugler. Toutes les nations civilisées organisent des croisades pour la défense de l'environnement et la lutte contre la pollution. Le ouvernement de mon pays est pleinement d'accord avec l'action du mouvement que je dirige. Votre attaque, qui semble me viser personnellement, ne peut être basée que sur un chantage. Je me refuse à croire que la France s'abaisserait jusqu'à un tel procédé pour étouffer des protestations que je persiste à qualifier de fondées.
  
  - Il ne s'agit pas de chantage, riposta Coplan. Il s'agit de voir les réalités. Votre propagande est une incitation au meurtre, et vous le savez. Les preuves qui m'ont été fournies, vous ne les ignorez sûrement pas.
  
  - Quelles preuves ?
  
  Coplan extirpa de sa poche les trois photos que Colin Rush lui avait remises.
  
  - Les assassins de Louis Bouffard ont signé leur crime et donné leurs raisons. Ne me faites pas croire que vous tenez cette proclamation pour un détail négligeable.
  
  Il tendit les photos à l'avocat.
  
  En voyant le cadavre de Bouffard et le papier dont les assassins avaient gratifié leur victime, Juan Cordero marqua le coup.
  
  - D'où viennent ces photographies ? questionna-t-il d'une voix altérée.
  
  - De la direction générale du C.I.S. Les terroristes du N.P.A. n'ont pas tué au hasard. Ils ont abattu Louis Bouffard parce qu'il était Français... Allez en enfer avec vos bombes ! Ne sont-ce pas là vos propres termes, en quelque sorte ?
  
  - Pouvez-vous me laisser ces photos ? s'enquit l'avocat.
  
  - Si cela vous fait plaisir, persifla Coplan. De toute manière, elles ont été versées au dossier de ma plainte contre vous.
  
  - Je saurai me défendre, ricana Cordero.
  
  L'entretien était terminé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Après le départ du Français, un étrange silence régna dans le salon des Cordero.
  
  Juan, Manuel et Clara n'en finissaient pas de regarder les photos que le visiteur leur avait laissées. On eût dit que ces images, d'un réalisme saisissant, les fascinaient.
  
  Finalement, Juan, une des photos dans la main, alla s'asseoir dans un fauteuil, près d'un lampadaire en fer forgé.
  
  Il alluma le lampadaire et murmura :
  
  - Clara, demande à Maria de venir fermer les rideaux.
  
  Par les grandes baies vitrées, on voyait le flamboiement pourpre et orange du coucher de soleil sur la mer. Les navires ancrés dans l'avant-port formaient des masses noires plaquées sur le scintillement du contre-jour.
  
  La servante vint tirer les rideaux de velours, alluma en silence le lustre et les appliques puis se retira.
  
  Clara dit alors à Juan :
  
  - J'ai l'impression que les menaces de Coutin te font un drôle d'effet, non ? Tu en, fais une de tête !...
  
  - Non, dit posément l'avocat, ce n'est pas cela qui me tracasse.
  
  Il agita la photo qu'il tenait dans la main et précisa :
  
  - Ce qui m'inquiète, c'est ça.
  
  Tournant les yeux vers son frère, il prononça :
  
  - En tout cas, j'ai bien fait de revenir. Je sentais qu'il y avait de l'orage dans l'air. Mon instinct ne m'a pas trompé.
  
  Manuel et Clara vinrent s'asseoir dans des fauteuils qui faisaient face à celui que Juan occupait.
  
  Manuel, soucieux, questionna :
  
  - Marciano Segidan ne t'avait pas dit que c'était le N.P.A. qui avait abattu Bouffard ?
  
  - Non. Je pense qu'il l'ignorait. Le C.I.S. avait ordonné un black-out rigoureux autour de cette histoire. Et maintenant je comprends pourquoi. Le gouvernement ne voulait pas ébruiter la réapparition des terroristes à Manille.
  
  Manuel rétorqua :
  
  - Mais les attentats à la bombe, alors ? Le gouvernement ne pouvait quand même pas berner l'opinion à ce sujet-là !
  
  - Les attentats à la bombe ont eu lieu plus tard, ne l'oublie pas. Le C.I.S. ne prévoyait sûrement pas que le N.P.A. ferait une rentrée aussi fracassante.
  
  - C'est bien ce que je craignais, ponctua Manuel, de plus en plus sombre. Le gouvernement va nous mettre tout ça sur le dos.
  
  - Pas de doute, admit Juan, il va falloir se bagarrer.
  
  Clara intercala, agressive :
  
  - C'est bien ce que tu voulais, non ?
  
  - La bataille ne me fait pas peur, laissa tomber Juan. Ce qui compte, c'est de la gagner. Et pour cela, il faut de bonnes armes et une bonne stratégie.
  
  Elle s'enquit :
  
  - Tu as un plan ?
  
  - Oui, je crois que j'ai trouvé la façon de m'en sortir. La première chose à faire, c'est de rectifier le tir.
  
  - C'est-à-dire ? insista Clara.
  
  - Élargir les thèmes de notre campagne.
  
  Au lieu de centrer notre action sur le péril atomique, je vais évoquer d'autres formes de pollution, et notamment la pollution sociale et morale par la violence, le terrorisme, la corruption. Je vais évoquer le cas du policier corrompu qui a déposé une bombe dans un supermarché (Authentique).
  
  Clara marmonna, sarcastique :
  
  - Si tu t'imagines que ces concessions empêcheront le gouvernement de te contrer !
  
  Juan esquissa une ébauche de sourire.
  
  - Tu n'es décidément pas douée pour la politique, ma chère Clara. Ton caractère absolu et combatif te joue des mauvais tours.
  
  - Cause toujours, je suis parfaitement lucide, moi ! Et je me rends très bien compte que tu capitules devant les menaces de cet envoyé français. Car enfin, c'est exactement ce qu'il t'a imposé : mettre une sourdine à tes attaques contre son pays.
  
  Juan, c'était visible, avait surmonté son désarroi. Il se leva, se mit à déambuler dans le salon.
  
  - La France, affirma-t-il, je m'en fiche. Néanmoins, ce Coutin m'a donné une bonne idée. Il ne l'a pas fait exprès, mais je vais quand même profiter de ses conseils. Quand on est dans une passe difficile, il faut savoir louvoyer. Et la meilleure défense, c'est l'attaque.
  
  Manuel, déjà réconforté rien qu'en voyant que son frère avait repris du poil de la bête, demanda :
  
  - Qui vas-tu attaquer ?
  
  - Je viens de te le dire : la violence et la corruption.
  
  - Et tu crois que cela suffira pour désarmer le gouvernement ?
  
  Juan haussa les épaules.
  
  - Le problème n'est pas là, émit-il. Le gouvernement ne peut rien contre nous. Même s'il nous rend responsables de ce brusque réveil du N.P.A. et même s'il a envie de nous mettre des bâtons dans les roues, il ne peut pas nous attaquer ouvertement ni interdire nos activités. Après le succès de nos manifestations, nous avons l'opinion pour nous. Dans une telle ambiance, la population ne comprendrait pas l'hostilité du gouvernement à notre égard. Et les ministres le savent, fais-moi confiance. En revanche, nos vrais ennemis vont sentir d'où vient le vent.
  
  Manuel ne suivait pas. Le front ridé, il interrogea :
  
  - Nos vrais ennemis ? Qui sont nos vrais ennemis ?
  
  - Le N.P.A., naturellement. Ce n'est pas par hasard que le N.P.A. déclenche ces attentats en série quelques jours après notre entrée en scène triomphale. Ils veulent nous saper, nous couper l'herbe sous le pied. Ils pensent à l'avenir et ils sont assez malins pour deviner que nous allons devenir une force politique avec laquelle il faudra compter. Ces gens-là savent analyser une situation politique, crois-moi.
  
  Clara maugréa :
  
  - Une alliance ne serait-elle pas préférable ? Ils sont dans l'opposition et nous aussi. Notre seule chance de renverser les conservateurs nationalistes qui détiennent le pouvoir, ce serait d'unir nos efforts.
  
  - Chimère ! lança Juan, catégorique. Les révolutionnaires ne sont pas aveugles. Pour eux, le choix est vite tranché. Entre deux adversaires, ils n'hésitent pas. A leurs yeux, notre mouvement, avec des gens tels que Vacerda et Castaneda au comité, est encore plus dangereux que la clique des conservateurs au pouvoir. Pourquoi ? Parce que nous attirons le peuple. Nous ne sommes pas seulement des adversaires mais des concurrents... D'ailleurs, l'histoire nous prouve que cette règle ne souffre pas d'exception : les révolutionnaires ont toujours combattu en priorité les socialistes, les libéraux de gauche, les progressistes. Je vais prendre les devants, je vais attaquer le N.P.A.
  
  Il se dirigea vers le téléphone en grommelant :-
  
  Si je peux toucher Rafael Cordana, je vais lui proposer une interview pour son journal. D'ici à lundi, il a le temps de torcher un papier sensationnel. J'en profiterai pour annoncer notre grand meeting de clôture de Baguio... Ce bon Rafael aura de quoi remplir une page entière du Daily Mirror avec tout ce que je vais lui raconter. Et je lui demanderai par la même occasion de me coller une grande photo sur deux ou trois colonnes. Il faut que les Philippins se rendent compte que Juan Cordero défend leur avenir. Ils s'en souviendront quand il y aura des élections.
  
  
  
  
  
  En tombant sur la page 4 du Daily Mirror, le lundi matin, Coplan arqua les sourcils.
  
  La photo de Juan Cordero qui s'étalait au milieu de la page, sur trois colonnes, était particulièrement réussie. Ce beau visage grave et séduisant allait faire battre le cœur des lectrices, sans aucun doute.
  
  Comme titre, en caractères gras : VIVRE DEMAIN. Et, en sous-titre :
  
  «Une interview exclusive du secrétaire général du mouvement, l'avocat Juan Cordero. »
  
  Coplan fut encore plus éberlué en lisant les déclarations faites par Cordero au journaliste. Le péril atomique, cheval de bataille de la croisade anti-pollution, ne faisait l'objet que d'un paragraphe de cinq lignes où il était question des essais nucléaires de la France, de la Chine et des redoutables expériences souterraines menées par les savants américains dans l'archipel des Aléoutiennes.
  
  Mieux : ce paragraphe n'était guère qu'un fragment d'une sorte de catalogue énumérant les facteurs de pollution qui mettaient la planète en danger : l'abus des pesticides, la destruction de la flore sous-marine, l'empoisonnement des villes par les gaz d'échappement, etc. Mais le gros morceau de l'interview, c'était la déclaration de Juan Cordero concernant ce qu'il appelait la pollution des âmes.
  
  En termes énergiques, le secrétaire général de VIVRE DEMAIN condamnait la violence, la corruption, l'attrait de l'argent, les excès de la publicité commerciale, bref, le mépris des valeurs morales.
  
  Dans ce long passage, l'avocat stigmatisait sans équivoque les attentats terroristes commis par le N.P.A. Et il affirmait que, de tous les périls qui pouvaient compromettre l'avenir des Philippines, les actions criminelles des guérilleros étaient indiscutablement les plus redoutables.
  
  La page se terminait par le rappel du grand meeting qui devait se dérouler à Baguio le jeudi 16 mars prochain.
  
  Coplan relut deux fois cette page avant de replier le journal.
  
  Pas de doute, c'était une victoire. Cordero avait compris qu'il était sur la mauvaise voie et il avait donné un coup de barre.
  
  Après un moment de réflexion, Coplan reprit le journal et détacha la page 4.
  
  Puis, avec un réel sentiment de satisfaction, il décida d'envoyer cette interview de Juan Cordero au Vieux avec un rapport adéquat.
  
  Il était précisément en train d'écrire ce rapport quand la standardiste de l'ambassade lui passa un appel téléphonique de Colin Rush.
  
  - Alors ? lança l'Américain. Vous êtes content, j'imagine ? Votre entretien avec Cordero porte ses fruits. Il a bel et bien retourné sa veste.
  
  - Effectivement, ce n'est plus du tout la même chanson, dit Coplan. J'étais justement occupé à rédiger un rapport pour Paris. Je crois que les ministres français vont se sentir rassurés.
  
  - En tout cas, grommela Rush, cela confirme ce que je vous ai toujours dit : Cordero est un malin. Et son interview démontre qu'il est encore plus retors que je ne le pensais. Sa contre-attaque est un chef-d’œuvre d'habileté tactique.
  
  - Il paraît que c'est le propre des grands hommes politiques, ironisa Coplan. Quand ils sentent qu'ils vont se casser la figure, ils battent en retraite.
  
  - Ce qui est sûr, c'est que sa prise de position contre le N.P.A. va désamorcer la réaction du gouvernement. De ce côté-là, il est tranquille. Reste à voir comment le N.P.A. va prendre cette déclaration de guerre.
  
  - Vous croyez qu'ils vont riposter ?
  
  - Le contraire m'étonnerait. Vous avez lu le petit communiqué publié au bas de la troisième page du Daily Mirror ?
  
  - Non, pas encore. Je me suis rué sur l'interview de Cordero, forcément.
  
  - Vingt-huit personnes ont été arrêtées la nuit dernière par la police spéciale. Des extrémistes de gauche soupçonnés d'appartenir au N.P.A.
  
  - C'est la riposte des autorités aux attentats de vendredi, je suppose ?
  
  - Oui, naturellement. C'est l'engrenage fatal. Et nous allons assister à une drôle d'escalade, j'en ai peur. A mon avis, il se passera encore bien des choses d'ici le meeting de Baguio. Nous n'aimons pas beaucoup ça...
  
  - Je me mets à votre place, murmura Coplan, compatissant. En ce qui me concerne, je respire mieux. Ma visite à Cordero n'a eu que des effets bénéfiques et j'ai la conviction que ma vie est moins menacée que nous ne le redoutions.
  
  - Ce n'est pas tout à fait mon impression, marmonna Rush. Ne relâchez pas votre vigilance. Les assassins de Jennings et de Bouffard ont pris tout leur temps avant d'agir, ne l'oubliez pas.
  
  - Faites-moi confiance, je ne m'endors pas sur mes lauriers.
  
  - O.K. Je vous ferai signe si j'apprends du nouveau.
  
  
  
  
  
  La prophétie de Colin Rush ne tarda pas à se réaliser. Dans la nuit du lundi au mardi, six bombes explosèrent à Quezon-City.
  
  Il n'y eut pas de victimes, mais les dégâts matériels furent très importants. Notamment à l'hôtel de ville, dont une partie fut complètement ravagée.
  
  En début d'après-midi, le Président fit une déclaration officielle à la radio pour rassurer l'opinion, affirmer que le gouvernement ne se laisserait pas intimider par les représailles du N.P.A. et il certifia que les forces de l'ordre auraient le dernier mot.
  
  Néanmoins, une atmosphère de terreur commença à peser sur Manille. Même à l'hôtel, Coplan perçut ce malaise. Habitués au banditisme qui régnait en permanence, les clients de l'établissement et le personnel craignaient beaucoup plus les terroristes dont les actions étaient imprévisibles et dont les coups frappaient neuf fois sur dix des innocents.
  
  La surveillance et les contrôles avaient été renforcés, ce qui créait dans le hall du BayView une pénible ambiance de suspicion généralisée.
  
  En fait, Coplan ne bougeait guère. Comme il l'avait formellement promis à Colin Rush, il limitait ses déplacements à faire la navette entre l'hôtel et l'ambassade. Et ces brefs trajets avaient toujours lieu dans le taxi que pilotait le gros Philippin, agent de la C.I.A., chargé de la protection du Français.
  
  Le mercredi matin, un télégramme du Vieux fut remis à Coplan. Le chef du S.D.E.C. y accusait réception du rapport envoyé par F.X. 18 et félicitait ce dernier pour les résultats obtenus. Le message se terminait comme suit :
  
  « Le remplaçant de Louis Bouffard vient d'être désigné par le Quai d'Orsay. Il s'agit d'un attaché actuellement en poste à Tokyo, un nommé Robert Lescat, qui arrivera à Manille le 19 courant. Vous transmettrez à celui-ci le dossier Cordero et vos contacts relatifs à cette affaire. Votre mission prendra fin le 20. »
  
  La perspective d'en finir avec ce rôle d'envoyé spécial que le Service lui faisait jouer et de passer à d'autres exercices (plus dans ses cordes) mit Coplan d'excellente humeur.
  
  Il téléphona aussitôt à Colin Rush pour lui communiquer la nouvelle.
  
  Rush s'exclama :
  
  - J'allais vous appeler, figurez-vous ! Je voudrais vous voir dans le courant de la matinée.
  
  - Quand vous voudrez.
  
  - Si je vous envoie le taxi dans une demi-heure, ça vous va ?
  
  - Très bien.
  
  Colin Rush et Coplan se retrouvèrent une fois de plus dans le bureau de l'ambassade américaine.
  
  - Ainsi donc, fit Rush, vous nous laissez tomber dans une semaine ?
  
  Oui, mais je serai remplacé, n'ayez crainte.
  
  - Paris estime sans doute que le danger Cordero est écarté ?
  
  - Apparemment, oui. Du moment que les attaques contre la France ont cessé d'être virulentes, nous n'en demandons pas plus. Or, je ne crois pas que Cordero recommencera à nous embêter sur ce plan-là. Vous êtes bien de mon avis ?
  
  - Oui, opina Rush.
  
  Il paraissait soucieux et un peu absent, Coplan lui en fit la remarque.
  
  - Exact, reconnut l'Américain. Les choses ne se passent pas comme je l'espérais, et c'est pour cette raison que je tenais à vous voir... Je vous offre un scotch ?
  
  - Non, merci.
  
  - Tant pis pour vous, moi je m'en tape un. Asseyez-vous,
  
  Coplan prit place dans un fauteuil. Colin Rush se versa un verre de whisky en silence. Puis, son verre dans la main, il vint s'asseoir en face de Coplan.
  
  Ce dernier, étonné par l'expression tracassée de Rush, s'enquit :
  
  - Qu'est-ce qui cloche ?
  
  - Des tas de choses, soupira l'Américain. Vous vous rappelez peut-être ce que je vous avais dit au sujet de ce Duma Lozun, le chef des gardes privés de la famille Cordero ?
  
  - Oui, évidemment. Vous le soupçonniez, entre autres, d'être l'amant de la belle Clara.
  
  - C'est pratiquement confirmé. Ils ont encore passé deux heures ensemble, hier soir, au domicile de Lozun. Et la nature de leurs rapports ne fait guère de doutes d'après ce qui m'a été rapporté. Mais je crois vous avoir dit également qu'un de nos agents indigènes, une femme d'un certain âge qui fait des travaux domestiques chez Lozun et dans son voisinage, avait accepté de placer des micros chez Lozun.
  
  - Vous m'en avez fait part, en effet
  
  - L'opération a été réalisée avant-hier et nous n'avons pas eu le moindre incident. Malheureusement, nous avons pris des risques pour rien. Lozun, contre toute attente, a congédié sa femme de ménage et, de ce fait, nous ne sommes plus en mesure de récolter les enregistrements.
  
  - Manque de chance, reconnut Coplan.
  
  - Mais savez-vous pourquoi Lozun a renvoyé sa domestique ?
  
  - Aucune idée.
  
  - Parce qu'il a installé dans sa maison des parents qui sont arrivés de la campagne. Un groupe de cinq personnes. Son oncle, sa tante, un cousin et deux cousines.
  
  - Les campagnes se vident au profit des villes, railla Coplan. Le phénomène est mondial. Mais vous n'y croyez pas, je suppose ?
  
  - Non, nous n'y croyons pas Nous pensons que l'oncle et le cousin, et peut-être les cousines, qui sait, sont, des guérilleros du N.P.A. Et nous pensons que leur arrivée n'est pas étrangère aux activités actuelles des terroristes.
  
  Coplan dévisagea Rush et questionna :
  
  - Pourquoi me racontez-vous tout cela ?
  
  - Nous y reviendrons dans un instant. J'ai une autre nouvelle à vous communiquer. Votre chauffeur de taxi, notre ami Carlos, a l'impression que vous êtes surveillé depuis lundi matin.
  
  - Sans blague ? Et c'est maintenant que vous me dites ça ?
  
  - Carlos n'était pas très sûr de son fait et il a attendu quarante-huit heures avant de me demander de procéder à une vérification. Ce qui a été fait ce matin.
  
  - Et alors ?
  
  - Il semblerait, effectivement, que des observateurs discrets s'intéressent à vos allées et venues. Depuis lundi, un quidam aux allures effacées vient garer sa voiture dans le parking du Bay-View hôtel. Quand vous partez à l'ambassade, le type en question vous prend en filature mais sans aller jusqu'à l'avenue Ayala. C'est un autre individu, un jeune garçon comme il y en a des dizaines dans les parages de votre hôtel, qui prend le relais pour guetter votre retour.
  
  - Les pauvres ! s'exclama Coplan. Ils doivent avoir du temps à perdre. Ma vie est plus régulière que celle d'un moine !
  
  - Ne rigolez pas, maugréa Rush. Nous avons eu un cas semblable à Montevideo. Les Tupamaros ont surveillé un diplomate allemand pendant cinq semaines. Lui aussi menait une vie de moine, comme vous dites. Mais la première fois qu'il a fait un accroc à son programme quotidien, les Tupamaros l'ont bel et bien kidnappé. Ils l'ont d'ailleurs liquidé finalement.
  
  - En somme, marmonna Coplan, vous avez l'air de penser que le piège auquel nous avions songé pourrait fonctionner malgré tout ?
  
  - C'est une hypothèse que j'envisage depuis ce matin, en effet, avoua Rush, grave. Coplan esquissa une mimique dubitative.
  
  - Tout est évidemment possible, admit-il. Mais il ne faut pas se laisser influencer par le climat qui règne en ce moment à Manille. Pourquoi Cordero me ferait-il liquider maintenant ? Il a refusé l'affrontement et il a tout à perdre à se mettre une histoire pareille sur les bras.
  
  - A force de retourner ce problème dans ma tête, murmura Rush, mes idées ont un peu évolué. J'en arrive à me demander si les agressions dont ont été victimes Jennings, Fredman et Bouffard n'ont pas été commises à l'insu des frères Cordero.
  
  Coplan comprenait vite.
  
  - Vous pensez à Clara ?
  
  - Oui.
  
  - Vue sous cet angle, votre hypothèse est moins farfelue, j'en conviens. Une femme amoureuse est capable de tout.
  
  - Il y a un autre facteur qui renforce cette hypothèse, souligna l'agent américain. Bouffard a été assassiné pendant l'absence des frères Cordero. Et ceux-ci ont quitté Manille très tôt ce matin pour gagner Baguio à bord de leur avion privé.
  
  - Vous avez bien fait de me prévenir.
  
  - Les types qui ont mitraillé Bouffard doivent se sentir frustrés, c'est probable. Le black-out ordonné par le C.I.S. les a privés d'une opération publicitaire sur laquelle ils comptaient sans doute. De là à imaginer qu'ils veulent rééditer leur coup en visant un autre diplomate français...
  
  - Ce serait payant, pour sûr.
  
  Rush vida son verre, regarda Coplan droit dans les yeux.
  
  - Ce que je vais vous demander va vous paraître énorme, articula-t-il, et je m'en rends parfaitement compte, croyez-le bien. D'autant plus énorme que votre mission à Manille est pour ainsi dire terminée, que vous êtes sur le point de boucler votre valise et que vous n'avez plus aucune raison, par conséquent, de risquer votre peau...
  
  - Inutile de mettre des gants, Rush, persifla Coplan, je vous ai compris. Vous avez besoin de moi pour mener à son terme l'expérience qui a débuté par ma visite à Juan Cordero, c'est bien cela ?
  
  - Exactement.
  
  - Vous me connaissez mal si vous avez pu croire un seul instant que j'allais me dégonfler.
  
  - Ce serait votre droit le plus strict.
  
  - Mais ce n'est pas dans ma nature, figurez-vous. Comment voyez-vous la manœuvre ?
  
  - Je vous propose une sortie demain soir. Une virée entre hommes, histoire de s'amuser comme le font tous les étrangers qui sont de passage à Manille.
  
  Son ton était devenu âpre, grinçant. Il ajouta :
  
  - Nous irions dans une boîte à strip-tease, naturellement.
  
  - J'adore ce genre de divertissements, assura Coplan avec un sourire décontracté.
  
  - Vous voulez peut-être réfléchir un peu avant de me donner votre accord définitif ?
  
  - C'est tout réfléchi. Je suis à votre disposition.
  
  - Bon, vous permettez ? Je vais demander à mon camarade Boyd Weis de venir. Il pourra vous donner des explications complémentaires.
  
  Un bref coup de fil provoqua effectivement l'arrivée du nommé Boyd Weis, un grand type athlétique, bronzé comme un milliardaire d'Eden-Roc, aux cheveux blonds et aux yeux gris.
  
  Rush le présenta à Coplan en disant :
  
  - C'est Boyd qui supervise les opérations qui concernent Duma Lozun.
  
  Puis, à son compatriote :
  
  - François Coutin, Francis Coplan pour les amis. C'est un diplomate français en mission à Manille. Mr Coutin est d'accord pour continuer son rôle de cobaye.
  
  - Ah, vraiment ? fit Boyd Weis. C'est chic de votre part, car vous êtes réellement l'homme qu'il nous faut pour appâter Lozun et ses complices. Mais je suppose que Rush ne vous a pas doré la pilule Vous allez prendre des risques sérieux.
  
  Je suis un diplomate qui prend des risques, répondit Coplan, imperturbable.
  
  - Je vais vous exposer mon plan de bataille, dit alors Boyd Weis. Bien entendu, nous ferons un dernier test avant de lancer l'opération proprement dite.
  
  Rush intervint.
  
  - Installez-vous, Boyd. Je vous sers un whisky ?
  
  Excellente idée, accepta le blond aux yeux gris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Le test imaginé par Boyd Weis eut lieu le mercredi vers 19 heures.
  
  Coplan quitta son hôtel et se rendit, à pied, dans une boutique de Mabini Street où il acheta quelques souvenirs des Philippines.
  
  Dès son retour dans sa chambre du BayView, Weis lui téléphona pour lui confirmer que le résultat était positif.
  
  - Un jeune gars vous a pris en filature et ne vous a pas lâché d'une semelle.
  
  - Je m'en étais avisé, dit Coplan. Vous êtes satisfait, j'espère ?
  
  - Oui, mais il y a une chose qui m'inquiète. Je suis à peu près sûr que ces types sont outillés comme un vrai service de renseignement. Une voiture s'est également placée dans votre sillage, à une vingtaine de mètres de distance, pour le cas où vous prendriez un taxi. Cela nous indique qu'ils ont des liaisons-radio bien au point.
  
  - C'est l'enfance de l'art, non ? railla Coplan. Avec les gadgets électroniques qu'on trouve dans les boutiques japonaises, les liaisons-radio sont à la portée de toutes les bourses.
  
  - Raison de plus pour ouvrir l’œil. Nous viendrons vous chercher vers 23 heures. Et n'oubliez surtout pas de vous munir du nécessaire dont nous avons parlé.
  
  - O.K. Comptez sur moi, promit Coplan.
  
  Cette allusion de Boyd Weis se rapportait au Colt-Pocket M à crosse extra-plate que l'Américain avait remis à Coplan en lui recommandant de ne pas s'en séparer et de ne pas hésiter à s'en servir à la moindre alerte. De ce fait, Coplan avait deux automatiques sur lui.
  
  
  
  
  
  A 23 heures, Coplan retrouva Colin Rush et Boyd Weis dans le hall du Bay-View.
  
  Les trois hommes se congratulèrent joyeusement, allèrent prendre un drink au bar et se mirent finalement en route un peu avant minuit.
  
  Le taxi piloté par le gros Carlos les conduisit directement au Fisherman, le night-club à la mode, situé à Roxas boulevard, au cœur du quartier des plaisirs nocturnes
  
  La nuit était chaude et orageuse. Très noire aussi. Et l'enseigne au néon du Fisherman formait un graphisme rouge qui scintillait dans une obscurité propice.
  
  En débarquant devant l'établissement, Coplan fut un peu ébahi par l'importance du dispositif de sécurité mis en place par les managers de la boîte de nuit. L'entrée de celle-ci était non seulement protégée par une douzaine de Security Guards mais aussi par des soldats armés. Juste à côté de la porte d'entrée du night-club, une pancarte éclairée priait l'honorable clientèle de bien vouloir déposer ses armes au vestiaire (Authentique).
  
  Dès qu'ils eurent pénétré dans la grande salle bruyante où des amplificateurs multipliaient par dix le vacarme produit par l'orchestre, les trois touristes furent happés par une hôtesse habillée en majorette qui les guida vers une petite table ronde, placée au bord de la piste de danse, à environ cinq ou six mètres de la scène surélevée sur laquelle une chanteuse noire, moulée dans une longue robe verte, se déhanchait, micro en main, en poussant des cris rythmés. Des couples se démenaient en cadence sur la piste, le visage luisant de transpiration.
  
  Il y avait un monde fou. Les costauds de l'U.S. Navy et de l'U.S. Air Force, un peu balourds dans leur costume civil, composaient une bonne partie de la clientèle. Mais il y avait aussi pas mal de Philippins, élégants et joyeux, qui n'étaient sûrement pas des prolétaires.
  
  Rush, Weis et Coplan commandèrent de la bière San-Miguel. Et comme le service était remarquablement expéditif, un garçon aux gestes efficaces leur apporta illico les consommations. Puis, sur les talons du serveur, une sorte de maître d'hôtel, en smoking noir, s'amena pour souhaiter la bienvenue aux trois étrangers et leur demander s'ils désiraient de la compagnie.
  
  Bud Weis s'exclama, rigolard :
  
  - Naturellement, qu'on désire de la compagnie ! Nous sommes venus pour nous amuser.
  
  - Si ces gentlemen veulent bien me suivre, prononça le maître d'hôtel d'un air très digne.
  
  Il conduisit Boyd Weis, Colin Rush et Coplan vers une espèce de longue cage vitrée qui se trouvait à gauche par rapport à la porte d'entrée et qui baignait dans une étrange lumière verdâtre. Derrière la vitre, on pouvait apercevoir une trentaine de filles, assises dans des fauteuils et prenant des poses provocantes. La plupart de ces créatures étaient jeunes, relativement jolies, habillées d'une façon extrêmement coquette.
  
  - Si ces gentlemen veulent bien se donner la peine de choisir, murmura le maître d'hôtel, attentif.
  
  Coplan comprit que le nom de l'établissement était une allusion à cette pratique pittoresque. Le client allait à la pêche aux filles.
  
  Weis désigna une belle sirène aux longs cheveux d'ébène, au visage de madone, aux cuisses éblouissantes que dévoilait outrageusement une microjupe en velours rouge vif. Rush opta pour une minuscule Chinoise aux yeux très bridés, aux traits impassibles, au maintien réservé de petite fille sage. Coplan fixa son choix sur une métisse aux prunelles de louve, au masque d'idole, vêtue d'un simple gilet de corps blanc qui mettait en valeur son buste de Vénus tropicale.
  
  Le maître d'hôtel opina puis demanda
  
  - Avez-vous l'intention d'emmener les girls ?
  
  Coplan en resta comme deux ronds de flan. C'était tout juste si l'obligeant bonhomme ne proposait pas d'emballer la marchandise si on désirait l'emporter.
  
  Mais Weis bougonna sur un ton sans réplique:
  
  - Nous verrons cela plus tard.
  
  - Comme vous voudrez, acquiesça le maître d'hôtel.
  
  A peine les trois compagnons avaient-ils regagné leur table que déjà les élues s'amenaient, rieuses et minaudeuses, visiblement ravies d'avoir été pêchées par des clients aussi prometteurs à tous égards : athlétiques, désireux de s'amuser et, apparemment, bourrés de dollars.
  
  Chacun ayant récupéré la partenaire de son choix, les filles s'installèrent et commandèrent à boire.
  
  La glace fut vite rompue. Les filles, habituées aux subtilités de leur profession, s'occupèrent de leur cavalier respectif comme si c'était l'homme de leur vie et l'objet de leur passion la plus sincère. Elles déclinèrent leurs prénoms, s'enquirent de celui de leur partenaire.
  
  La métisse de Coplan s'appelait Grazia. Elle avait 22 ans et elle était native de Manille.
  
  Jouant le jeu, Rush, Weis et Coplan commencèrent à lutiner les girls tout en débitant les fadaises de circonstance.
  
  Coplan demanda à Grazia si elle était mariée.
  
  - No, dit la métisse en riant. Le mariage, c'est idiot. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est ma liberté.
  
  - Vous avez des enfants ?
  
  - Non, Dieu merci ! pouffa-t-elle. Ma pauvre mère en a fait dix et j'estime que ça suffit pour trois générations au moins.
  
  - Vous savez comment on les fait ?
  
  - Oui.
  
  - Où avez-vous appris ?
  
  - Dans un livre, fit-elle, ironique. Vous venez danser ?
  
  - Je préfère bavarder.
  
  Colin Rush refusa également de danser. Seul Boyd Weis alla se mêler avec sa madone aux couples qui gesticulaient sur la piste.
  
  La petite Chinoise timide interrogea Rush.
  
  - Vous êtes venu pour le show ?
  
  - Oui, confirma Rush.
  
  - Et après ?
  
  - Je ne sais pas encore.
  
  - Nous irons chez moi, décida la gamine aux yeux bridés. J'ai une jolie chambre très confortable et très propre. Et je vous offrirai du whisky... J'ai envie de faire l'amour avec vous.
  
  - Vous êtes trop jeune et trop petite, renvoya Rush, goguenard. Regardez comme je suis grand et gros.
  
  - C'est pour ça que j'ai envie, prononça la Chinoise, impassible.
  
  Après une demi-heure, le garçon vint renouveler les consommations. Puis, enfin, le speaker annonça le spectacle.
  
  - Un show unique au monde ! clama-t-il. La grande vedette mondiale, Rita Rico. La reine du strip-tease.
  
  Les filles applaudirent à tout casser. Cela devait faire partie de leur boulot.
  
  Colin Rush glissa à Coplan :
  
  - Je ne sais pas ce que vous en penserez, mais ce que le speaker vient d'annoncer n'est pas du baratin. A ma connaissance, le spectacle que vous allez voir est réellement unique au monde.
  
  Les lumières s'éteignirent, l'orchestre entama un blues langoureux, et Rita Rico entra en scène, entourée par le halo rouge d'un projecteur.
  
  C'était une grande fille brune, svelte, souple comme une liane. Le regard lointain, elle commença son numéro d'effeuilleuse et elle fut bientôt nue, ne conservant pour tout accessoire vestimentaire qu'un foulard de gaze rose qu'elle agitait avec grâce.
  
  Son anatomie était parfaite. De la rondeur de ses épaules à la finesse de ses chevilles, sa plastique était irréprochable.
  
  Un tonnerre de cris et d'applaudissements marqua la fin du numéro dont la banalité étonna Coplan.
  
  Rita Rico salua, souriante, disparut dans les coulisses pour réapparaître aussitôt, toujours nue, dans la salle. De sa foulée souple, elle s'avança vers la table de Weis Boyd.
  
  Ce dernier, qui connaissait le show pour l'avoir vu plusieurs fois, sortit de sa poche un billet de dix pesos qu'il enroula autour du goulot d'une des bouteilles de bière qui trônaient sur la table.
  
  Rita Rico grimpa sur la table et, tout en agitant avec grâce son foulard rose, s'accroupit lentement pour venir coiffer de son intimité féminine le goulot de la bouteille. D'une contraction habile de son sexe, elle happa le billet de banque, se releva, salua et prit le billet de dix pesos de l'endroit où il s'était niché.
  
  Coplan était à la fois sidéré, écœuré, incrédule. Comme il était assis juste en face de la bouteille de bière visée par l'artiste, il n'avait rien perdu de cette incroyable exhibition qui, en fait, s'apparentait à une leçon, de gynécologie !
  
  Rita Rico sauta sur le plancher et se dirigea vers une autre table où des clients avaient également ajusté des billets de banque aux goulots des bouteilles. Sans désemparer, la reine du strip-tease fit ainsi le tour de la salle, recueillant, grâce à sa méthode inattendue, un paquet appréciable de banknotes.
  
  Grazia, la compagne de Coplan, avait discrètement saisi la main de celui-ci pour la transporter sous la table et la poser d'autorité sur sa cuisse dure et satinée.
  
  - Tu as aimé ce numéro ? s'enquit-elle.
  
  - Elle est drôlement adroite, émit Coplan, encore estomaqué.
  
  - Oui, elle le fait bien, reconnut la fille.
  
  Si tu veux, je le ferai aussi, et rien que pour toi. Mais pas ici. Chez moi, dans mon appartement.
  
  A cet instant précis, un costaud en polo blanc, au teint rose et aux cheveux taillés en brosse, s'approcha de la table, donna une tape amicale sur l'épaule de Boyd Weis en s'écriant :
  
  - Hello, Boyd ! On te trouve toujours aux bons endroits, à ce que je vois !
  
  - Salut, Frank ! répondit Weis, enthousiaste. Qu'est-ce que tu fabriques à Manille ? Assieds-toi, vieux frère !
  
  - Non, je suis occupé de mon côté, déclina le nommé Frank. On se verra plus tard.
  
  L'apparition de Frank Bellow, c'était le signal convenu.
  
  Weis, Rush et Coplan savaient maintenant qu'ils étaient en danger.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Conformément au programme établi par Boyd Weis et ses nombreux équipiers, les trois compagnons en goguette disposaient de vingt minutes pour lever le siège et quitter cette boîte pour aller soi-disant finir la nuit ailleurs.
  
  Colin Rush laissa donc passer une dizaine de minutes avant de manifester son envie de faire un saut jusqu'au club Adam et Eve, un autre établissement à la mode.
  
  Les filles, aux aguets, protestèrent, consternées. Mais Weis les rassura en leur promettant de revenir dans une bonne heure pour les emmener.
  
  Il leur glissa quelques dollars d'acompte, appela le maître d'hôtel et réclama l'addition.
  
  Les trois compères avaient la certitude absolue qu'ils étaient surveillés discrètement par des complices de Duma Lozun. Et c'est à dessein qu'ils firent traîner en longueur leurs préparatifs de départ.
  
  Finalement, escortés par les trois entraîneuses, ils se dirigèrent vers la sortie.
  
  Carlos, le chauffeur de taxi, attendait ses clients devant l'établissement tout en bavardant avec les collègues qui se trouvaient dans le même cas que lui. Dès qu'il aperçut Rush, Coplan et Weis qui débouchaient du night-club, il s'avança vers eux.
  
  Les Security Guards et les soldats armés montaient toujours la garde et contrôlaient d'un œil attentif les allées et venues.
  
  Carlos emmena ses trois clients vers son taxi, garé à quelques pas de là. Tout en marchant vers le véhicule, les quatre hommes discutèrent ostensiblement, comme s'il s'agissait de se mettre d'accord sur leur prochaine destination.
  
  Ils s'installèrent dans le taxi et Carlos grommela :
  
  - Mr Bellow m'a donné des ordres très stricts et notre itinéraire a été modifié. Je dois me débrouiller pour ne pas me laisser approcher de trop près, quoi qu'il arrive.
  
  - Quelles étaient les impressions de Bellow aux dernières nouvelles ? s'enquit Weis, tendu.
  
  - On ne sait pas s'il s'agit d'un attentat ou d'une tentative de kidnapping, mais on est sûr qu'ils ont préparé un gros coup. Ils ont au moins quatre bagnoles et une vingtaine de types. Bellow a d'ailleurs demandé l'intervention des commandos spéciaux de la police.
  
  - Bon, décida Weis sur un ton sec, allez-y, Carlos.
  
  Puis, à ses deux compagnons :
  
  - Sortez votre artillerie et n'hésitez pas à tirer à la moindre alerte.
  
  Le taxi démarra lentement, se faufila entre les voitures qui stationnaient dans la contre-allée, rejoignit Roxas boulevard et fila en direction de Pasay City.
  
  Carlos avait allumé son émetteur-récepteur et le petit haut-parleur caché sous le tableau de bord diffusa instantanément les échanges d'informations qui avaient lieu entre les patrouilles du service de protection. Pour la circonstance, les hommes de Frank Bellow et les commandos de la police avaient adopté une longueur d'onde qui les mettait à l'abri des oreilles ennemies.
  
  Le taxi roulait depuis cinq ou six minutes quand une voix impérative résonna dans le haut-parleur.
  
  Carlos, il y a deux Mercedes noires qui ont pris votre sillage et qui vous suivent à trente mètres. Ce sont les hommes de Duma Lozun. Vous tournez à gauche dans Vito Cruz et vous traversez Taft Avenue. Au deuxième carrefour, vous, virez à gauche pour revenir sur San Andres et vous braquez sec dans Estrada street. Compris ?
  
  - Compris, lança Carlos, les traits crispés.
  
  Boyd Weis marmonna à l'intention de ses deux compagnons :
  
  - Si les guérilleros de Lozun ont décidé de nous kidnapper pour obtenir la libération de leurs camarades emprisonnés, c'est après le croisement de Taft Avenue qu'ils vont essayer de nous coincer. Fasse le ciel que le piège se referme sur eux !
  
  Colin Rush, affichant un calme qu'il n'éprouvait sûrement pas dans son for intérieur, articula :
  
  - En principe, on peut compter sur les gars de Bellow. Ils connaissent leur affaire.
  
  - Ouais ! ricana Boyd Weis. Mais Lozun n'est pas un débutant. Il a peut-être prévu une astuce et nous risquons gros, de toute façon.
  
  Coplan, un automatique dans chaque main, se retourna pour observer, par la vitre arrière, l'évolution de la situation. Il n'avait pas du tout envie de se laisser surprendre par une fausse manœuvre des équipes de protection ou par une vacherie imprévue des terroristes.
  
  Après le carrefour de Taft Avenue, il vit une limousine noire qui commençait à se rapprocher. Effectivement, le haut-parleur confirma :
  
  - Attention, Carlos, la première Mercedes accélère...
  
  Aussitôt franchi le croisement suivant, la Mercedes gagna encore du terrain. Carlos, obéissant aux ordres, accéléra également. A l'intersection de la voie suivante, il vira à gauche. Maintenant, la Mercedes n'essayait même plus de cacher son manège. Elle fonçait carrément pour rattraper le taxi.
  
  Carlos éructa :
  
  - Accrochez-vous, je vais braquer dans Éstrada !
  
  La manœuvre fut d'une telle brutalité que le véhicule faillit être déporté. Les pneus grincèrent et les roues arrière dérapèrent.
  
  Trois voitures qui arrivaient de Harrison Boulevard à tombeau ouvert coupèrent l'accès de la rue Estrada au moment précis où la Mercedes noire, surprise par le virage inattendu du taxi, freinait à mort pour ne pas dépasser le croisement.
  
  Les tireurs d'élite ouvrirent le feu sans crier gare et ce fut un vacarme épouvantable crépitement sauvage des mitraillettes, tirs des fusils, tintamarre des tôles perforées et des vitres fracassées. La Mercedes d'appui des terroristes arriva comme un bolide à la rescousse et la fusillade reprit de plus belle.
  
  Sans demander son reste, Carlos fonça vers Taft Avenue, tourna à gauche, continua à une allure démentielle vers Vito Cruz, slaloma dans quelques rues adjacentes pour retomber enfin dans Roxas Boulevard.
  
  Pendant ce temps-là, d'autres voitures de police prenaient en chasse les deux autres véhicules ennemis qui avaient été repérés auparavant et qui attendaient des ordres de Lozun pour parachever la prise des otages.
  
  Par une ruse particulièrement machiavélique, les policiers firent semblant de se laisser semer, mais leurs collègues, embusqués dans les parages de la maison de Duma Lozun, y guettaient le retour des fuyards pour leur livrer un combat décisif.
  
  
  
  
  
  CHAPITRÉ XIV
  
  
  
  
  
  Boyd Weis, Coplan et Colin Rush, dans le bureau de ce dernier, à l'ambassade des États-Unis, attendirent avec impatience les résultats de l'opération de choc dont ils avaient été l'élément capital.
  
  Rush, installé devant un émetteur-récepteur, était en liaison directe avec Frank Bellow, chef des services de sécurité des Forces Armées stationnées aux Philippines.
  
  L'attente fut longue.
  
  Enfin, à 3 heures du matin, Bellow donna un premier bulletin d'information.
  
  - Les passagers des deux Mercedes qui voulaient vous coincer sont tous morts. Duma Lozun était parmi eux. Il y avait aussi deux femmes déguisées en Security Guards, et l'une des deux est Clara Cordero. Elle est morte les armes à la main, tuée par une balle qui lui a fait éclater le front. Quant au quartier général de Lozun, la bataille a été rude mais les commandos de la police sont maîtres de la place depuis un quart d'heure. Il y a une dizaine de morts de ce côté-là aussi. Pour l'instant, les inspecteurs fouillent la maison.
  
  Colin Rush grommela :
  
  - Pour une nuit de rigolade, c'est une nuit de rigolade. Vous avez entendu ? Clara Cordero faisait partie du commando qui voulait nous kidnapper. Son frère Juan va faire une drôle de tête.
  
  Coplan s'enquit :
  
  - Vous croyez qu'ils étaient de mèche, le frère et la sœur ?
  
  - Je n'en sais rien, mais je ne le pense pas. En tout état de cause, la police politique du gouvernement va sûrement mettre Juan sur la sellette à ce sujet. Et sa réputation va en prendre un sale coup, croyez-moi !
  
  Boyd Weis intervint.
  
  - Ne vous faites pas trop d'illusions, Colin. Juan Cordero est encore capable de s'en tirer à son avantage. S'il le faut, il désavouera sa sœur et sa réputation ne sera pas atteinte. D'ailleurs, les véritables circonstances de la mort de Clara seront camouflées. C'est une règle générale adoptée par les autorités : on ne révèle jamais l'identité des personnes qui sont tuées au cours d'une opération de guérilla. Primo, on risque d'en faire des héros populaires. Secundo, c'est un facteur de propagande en faveur des révolutionnaires.
  
  Des nouvelles plus détaillées arrivèrent un peu plus tard. Selon Bellow, l'affaire prenait des dimensions considérables, infiniment plus importantes que tout ce que l'on pouvait prévoir. Les archives découvertes chez Duma Lozun révélaient que celui-ci dirigeait en réalité une véritable armée dont les effectifs, retirés dans les régions montagneuses de Mindanao, s'élevaient à des dizaines de milliers d'hommes !
  
  Et Bellow précisa :
  
  - Le ministre de l'Intérieur est venu en personne sur les lieux, c'est vous dire si ça barde. Et comme il a une dent personnelle contre le N.P.A. depuis l'aventure que vous savez, je crois que l'avenir réserve des surprises au peuple philippin. Si vous avez le courage de rester à l'écoute, je vous raconterai la suite dans une heure.
  
  Colin Rush se tourna vers Coplan.
  
  - Vous vous rendez compte ! Les Philippines vous doivent peut-être leur salut ! Si vous aviez refusé de jouer le rôle de cobaye, Duma Lozun n'aurait peut-être pas été démasqué!
  
  Coplan esquissa un sourire et murmura
  
  - Petite cause, grands effets.
  
  - C'est le cas de le dire, appuya Rush. Le ministre de l'Intérieur ne va pas rater l'occasion de marquer des points. L'allusion de Bellow est significative. Mais vous ne connaissez peut-être pas cette histoire du ministre ?
  
  - Non, dit Coplan.
  
  - C'est un type qui a non seulement du flair mais des tripes. Comme il se savait à la merci d'un attentat, il avait pris la précaution, quand il se déplaçait, de ne jamais monter dans sa voiture officielle mais dans une des voitures de sa suite. Et, effectivement, un commando terroriste a attaqué sa voiture. Il est descendu de la bagnole dans laquelle il se trouvait, a dégainé son pistolet et s'est lancé dans la bagarre. Avec les flics de son escorte, il a fait le coup de feu et plusieurs guérilleros ont été, abattus (Authentique).
  
  Coplan s'esclaffa.
  
  Mon pauvre ami Bouffard avait raison, dit-il c'est vraiment un pays de dingues !
  
  
  
  
  
  Finalement, il faisait jour quand Coplan fut reconduit à son hôtel où il put se coucher et prendre un repos bien mérité.
  
  Quand il se réveilla, vers 3 heures de l'après-midi, il commença par réclamer une solide collation qu'il se fit servir dans sa chambre. Il demanda également les quotidiens du matin, histoire de voir comment les autorités présentaient les événements qui avaient marqué la nuit.
  
  La manchette du Manila Times lui sauta aux yeux.
  
  LE PRESIDENT PROCLAME LA LOI MARTIALE
  
  Coplan lut de bout en bout le communiqué officiel de la Présidence, l'éditorial et les commentaires.
  
  En prenant cette mesure extrême, le gouvernement affirmait sa volonté de mater la subversion avec une rigueur implacable et d'opposer aux agissements des révolutionnaires la totalité de ses moyens.
  
  En dernière page, un article annonçait :
  
  La police découvre un arsenal du N.P.A. à Manille.
  
  Mais aucune allusion n'était faite à la fusillade de Passy City ni à l'attaque du quartier général de Duma Lozun par les commandos des forces de l'ordre. En revanche, on signalait l'arrestation d'une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles un certain nombre de parlementaires de l'opposition.
  
  Coplan se restaura en vitesse, après quoi il appela Colin Rush au téléphone.
  
  - J'ai l'impression que ça barde, dit-il à l'Américain. Je viens de lire le Manila Times.
  
  Colin Rush, qui paraissait énervé, maugréa :
  
  - Je ne voulais pas vous réveiller, mais j'attendais votre coup de fil. J'ai des nouvelles très graves à vous communiquer. Pouvez-vous venir ?
  
  - Le temps de me raser et de m'habiller.
  
  - Je vous envoie le taxi dans une heure ?
  
  - D'accord. Mais laissez-moi au moins vous poser une question d'ordre juridique. La proclamation de la loi martiale n'entraîne-t-elle pas ipso facto l'interdiction des réunions publiques ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Mais alors ? Le grand meeting de Cordero qui devait commencer à 14 heures à Baguio ? C'est à l'eau ?
  
  - Je ne peux pas vous parler de cela au téléphone, maugréa Rush. Je vous attends dans une heure et je vous promets une surprise que vous n'oublierez pas de sitôt.
  
  Sur ces mots, il raccrocha.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan pénétra dans le bureau de Rush, à l'ambassade des États-Unis, il se trouva en présence de Rush, de Weis et de Bellow. Les trois Américains, affalés dans des fauteuils, un verre de scotch dans la main, bavardaient d'un air maussade.
  
  Après de brèves salutations, Rush désigna un fauteuil à Coplan et lui servit d'office un verre de whisky.
  
  - Asseyez-vous, mon vieux, grommela Rush. Vous êtes évidemment impatient de savoir ce qui s'est passé à Baguio, hein ?
  
  - Of course! C'est mon problème, ça.
  
  - Le meeting a été annulé dès la proclamation de la loi martiale. Cordero, Vacerda et Castaneda ont aussitôt décidé de rentrer à Manille et l'avion de Manuel Cordero, un NOMAD-GAF, a obtenu l'autorisation de décoller à 12 h 35. Cinq minutes après le décollage, l'avion explosait en vol. Il n'y a pas un seul survivant!
  
  Coplan, impassible, baissa les yeux et contempla le contenu de son verre. La lumière éclatante qui entrait à profusion dans le bureau par les grandes baies vitrées faisait chatoyer le whisky couleur d'ambre.
  
  - Cette fois, murmura-t-il enfin, je peux considérer que ma mission est réellement terminée.
  
  - En somme, articula Boyd Weis, caustique, on peut dire que, pour vous, le destin fait bien les choses, non ?
  
  - En effet, reconnut Coplan sans lever les yeux. Puis, d'une voix calme, il ajouta :
  
  - J'ai d'ailleurs l'impression que cela fait un bon bout de temps que le destin fait partie du personnel de la C.I.A. dans cette partie du globe. Est-ce que je me trompe ?
  
  Sa question resta sans réponse.
  
  
  
  
  
  Une semaine plus tard, à Paris, Coplan rendait compte de sa mission diplomatique à son directeur.
  
  Le Vieux se déclara très satisfait.
  
  - Ce qui me surprend un peu, marmonna-t-il, c'est que partout où vous passez, la tempête se lève. Quand je vous ai envoyé aux Philippines, Manille était la ville la plus paisible du monde. Et maintenant...
  
  - En effet, admit Coplan, souriant, c'est un phénomène étrange. Il alluma une cigarette.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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