Смирнова Инна Борисовна : другие произведения.

Auteur dramatique de Broadway

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  • Аннотация:
    "Бродвейский драматург" на французском языке (перевод автора)

  BOITE DE PANDORE
  
  Personnages:
  
  Jérémie Schneider - beau jeune homme; acteur pas très chanceux, 27 ans
  Ann S. - pianiste débutante travaillant temporairement dans une société de bâtiment ; fiancée de Schneider, 25 ans
  Lee Endhall - auteur dramatique et metteur en scène à Broadway
  Sophie - jeune actrice participant dans nombreux spectacles d"Endhall
  
  
  ACTE I
  
  La scène a lieu dans la chambre à coucher d"un petit appartement à la périphérie de New York. Il est presque minuit. Jérémie Schneider est assis sur la chaise. Il est vêtu d"un beau costume tout prêt pour aller à la répétition nocturne : on lui a finalement proposé un rôle dans un spectacle prometteur à Broadway. Ann S. est assise sur le lit jambes pliées. Elle porte la veste chaude de la société de bâtiment " Crockaert & Co ".
  Les jeunes gens écoutent un enregistrement
  
  PREMIERE VOIX (celle d"Ann): ...tu vois, parfois j"ai l"impression qu"il n"a pas beaucoup de talent... Il ne pense qu"aux choses du genre " ouais, je vais jouer ça mais je ne vais pas être aussi bien payé qu"un tel "... Il se plaint constamment et moi, je ne sais pas quoi faire...
  DEUXIEME VOIX (celle d"un homme): Oui, d'accord, peut-être il a joué un bon rôle il y a quelques années et après il est devenu un guignard... Maintenant il accuse tous ceux qui l"entourent le monde jusqu"à ce qu"il commence à les haïr. Bref, ce n"est pas à moi de te dire, tu comprends tout. Mais dis-moi, jusqu"à quand vas-tu subir tout ça ? Il est parfaitement clair qu"il est un salaud insensible !
  PREMIERE VOIX: Dis pas ça! Après tout je l"ai...
  DEUXIEME VOIX: Voilà ! T"es même incapable de dire que tu l"aimes. Franchement, tu te comportes comme une gosse...
  
   Les sanglots se font entendre
  
  DEUXIEME VOIX: Ne pleure pas, je t"en prie... Il ne mérite pas ça! Viens... Tu sais bien à quel point je suis attaché à toi...
  PREMIERE VOIX: Bon, je vais... Salue Alice de ma part! Dis-lui que je lui passerai un coup de fil.
  DEUXIEME VOIX: Salut, Ann. Je t"aime. T"es comme ma petite sœur.
  
  Jérémie appuie sur le bouton d"un appareil - on dirait un pager. Le dialogue s"arrête. Sur son visage il y a une grimace de mépris, ses yeux sont vides. Le visage d"Ann exprime le surpris et la peur. Elle se précipite vers le coin du lit.
  
  JEREMIE: Salope !
  ANN: C"est quoi ça ?! D"où ça sort ?!
  
   Jérémie prend le " pager " dans la main
  
  JEREMIE: C"est la " ceinture de fidélité ", pour que tu saches... Mon beau petit appareil. Les bugs sont mis dans les sacs à main ou les sacs à dos ; ils s"attachent aussi bien aux ordinateurs. Puis, la " ceinture " rassemble l"information. Après tout, nous vivons dans le XXIème siècle... Vous êtes de vrais salauds tous les deux ! Surtout ton Woldemar ! Franchement, je m"en fous pas mal s"il t"ait baisé ou pas... Après avoir entendu cet enregistrement (il agite le " pager " devant le visage d"Ann) j"ai trouvé son numéro de téléphone. Pas difficile à le faire... Je lui ai dit tout ce que je pensai de lui...Me regarde pas comme ça ! Ouais... J"ai aussi bavardé avec sa petite frangine. Ton amie, c"est ça ? Gros bisous de ma part !
  ANN (avec indignation): C"est odieux!
  JEREMIE (caresse le " pager " en essayant de faire la mine intelligente): Chacun a droit de savoir la vérité !
  ANN: Je dirais on a craché dans mon âme...
  JEREMIE: Est-ce que tu possèdes une âme, toi? (ricane). Ou bien... si tu n"es pas un objet tout à fait inanimé va rendre visite au père Grant. Sa " cellule " est pleine de guignards et dingues qui ne parlent que de l"âme !
  ANN (essaye d"imiter un sourire sarcastique): Et toi, t"as une âme, toi ?
  JEREMIE: Tu vois, Ann... Ann... T"as un deuxième prénom si je me rappelle bien... Je ne veux même pas le dire car il est trop bon pour que tu le portes. Qu"est-ce qu"il signifie ? Est-ce que c"est l" " or " ? Ecoute-moi bien, ma petite chérie " dorée " ! Les femmes sont inanimées par défaut et sont bourrées de péchés depuis leur naissance. Une fille naît avec des milliers de péchés ! Et toi, tu n"es rien du tout en tant que femme. Quand tu seras vieille et ton petit visage sera couvert de rides, je crois que ton joli premier prénom devra être effacé de ton passeport !
  ANN (horrifiée, larmes aux yeux): Ta gueule!!
  JEREMIE: Tu parles à voix haute maintenant? Tout est de ta faute !! Bref... arrête de m"agacer ! J"ai la répétition là... Au moins je vaux quelque chose dans cette vie de merde, contrairement à quelques-unes qui sont parmi nous ce soir...
  ANN: Oui, d"accord, peut-être c"est de ma faute mais ça ne te donne pas de droit de...
  JEREMIE: Oufff... Mieux vaut que tu te taises... Les droits, les devoirs... Flux de paroles, tout ça !
  Jérémie se lève, approche Ann, soulève sa jupe et commet l"acte sexuel malgré ses protestations. Puis il remonte en se refrognant
  
  ANN: T"as l"air déçu...
  JEREMIE: ... Mon corps est déçu... Imbécile ! (il crache par terre). Tu pourrais au moins me réchauffer. Une répétition importante... Mais bon, ça devrait aller... (en souriant comme s"il voulait dire " sans rancune ")
  ANN (indifféremment): Je suis contente pour toi... Ecoute, comment ça se fait que je ne t"ai pas encore quitté ?..
  JEREMIE: Pas encore quitté? La voie est libre... Tu sais, j"ai pitié pour toi. Tu n"auras jamais de succès ni en tant que pianiste ni en tant que quelqu"un d"autre. Tu seras toujours soi-disant " héroïne de la classe ouvrière ". Et rappelle-toi que t"es zéro, tu ne vaux rien sans moi ; plus encore, sans ma chère maman soliste à New York Opera. A vrai dire, je ne sais pas pourquoi elle t"aime autant...
  ANN (perturbée): Comment oses-tu ?! Elle est gravement malade !
  JEREMIE (avec mépris): Ciao ! (agite la main avec négligence)
  
  Jérémie s"en va. Ann allume une cigarette et pleure silencieusement en étalant les larmes sur son visage
  
   ACTE II
  
  Jérémie pénètre dans une petite salle. C"est la salle d"un théâtre. Il regarde autour de lui mais ne voit rien : il fait noir. Jérémie se promène dans la salle en récitant l"extrait du monologue qu"il a appris pour ses essais. C"est l"extrait de " Lolita "
  
  JEREMIE (marmonne): "... lumière de ma vie, feu de mes reins ! Mon péché, mon âme...". Mon péché, mon âme...
  
   Tout d"un coup il entend la voix quelque part dans la salle
  
  LA VOIX (lentement et gravement): Pas de Lolitas!
  JEREMIE: Qui est là?!
  
  Lee Endhall apparaît soudainement dans le passage entre les sièges des spectateurs. Il se dirige lentement vers la scène. Il tient dans la main une chandelière massive avec trois bougies allumées. Leur lumière n"éclaire que son visage ; le reste est caché.
  
  ENDHALL: Je m"appelle Lee Endhall. Je suis auteur dramatique, metteur en scène et directeur artistique de cet établissement. Si jamais vous jouez un rôle dans ma pièce, nous allons passer beaucoup de temps ensemble, Jérémie.
  
  Il approche Jérémie. Il examine Endhall : ce dernier est grand et costaud ; ses cheveux châtains descendent jusqu"aux épaules. Il est vêtu d"un habit rouge et d"une chemise d"une blancheur éblouissante avec les manchettes en dentelles. Dans l"autre main il tient élégamment sa canne
  
  JEREMIE: Bonjour, Monsieur Endhall! (continue à l"examiner avec étonnement ). Je suis très content de vous rencontrer.
  ENDHALL: Enchanté !
  JEREMIE: C"est vrai que je serais heureux d"obtenir un rôle dans votre pièce. Et... pour commencer, j"ai décidé de vous réciter le premier monologue d"Humbert. Mais... (d"un ton hésitant) pourquoi avez-vous dit " pas de Lolitas " ?
  ENDHALL: Mais dites-moi, qu"est-ce qui vous attire dans cette histoire ? J"ai l"impression qu"elle ne vous va pas du tout...
  JEREMIE (cherche les mots): ... Vous voyez... Tout simplement, j"aime des jolies petites filles et la pureté enfantine. Vous savez, quand une femme ressemble à un enfant (montre le blanc des yeux d"un air rêveur)
  ENDHALL: Je sais (avec un sourire ironique). Ecoutez, Jérémie. Pour commencer, nous allons faire quelques essais. Ils ne doivent pas être difficiles pour un jeune homme comme vous. Vous semblez intelligent, je dirais même extraordinaire...
  JEREMIE (embarrassé). Je suis prêt.
  ENDHALL: Mais je dois vous prévenir. Vous devrez être pénétré de ces scènes, entrer profondément dans le personnage. Vous devrez aussi le comprendre et apprendre à l"aimer. Sinon, vous risquez d"échouer. Il y a quelqu"un qui va nous aider. C"est une jeune actrice très douée qui s"appelle Sophie. Vous la verrez tout à l"heure.
  JEREMIE: Et... c"est quoi comme épisodes ?
  ENDHALL: D"abord... Mais bon... Si vous désirez " Lolita " on peut bien essayer de jouer un épisode. Nous allons commencer maintenant - il n"y a pas de raison de traîner... L"épisode est le suivant. " Je rêve d"une catastrophe terrifiante. Un tremblement de terre. Une explosion grandiose. Il n"y a personne à des milliers de miles autour. Lolita pousse des hurlements dans mes bras. Libéré, je la possède parmi les vestiges... "
  (appelle tout bas) Sophie !..
  
  Soudain la salle est illuminée par la lueur écarlate. Les sièges et les balcons disparaissent. Ils sont remplacés par les grands morceaux de béton et de métal, vestiges des bâtiments, verre mi-fondu. Il y a quelque chose qui fume dans le coin. Jérémie est pris d"un choc profond. Sur les ruines il voit une jolie fille brune portant une robe en lambeaux et un grand chapeau. Elle pleure. Soudain Jérémie se sent séduit par sa beauté.
  Jérémie regarde autour de lui ; il a l"air très inquiet.
  
  ENDHALL (pensivement): ... cela c"est passé au mois de septembre... C"était le jour tout à fait ordinaire au début de siècle... Commencez, je vous en prie !
  
  Jérémie a peur mais il obéit. Il approche Sophie-Lolita, enlève son chapeau et lui caresse les cheveux ; il finit par s"asseoir à côté d"elle et l"embrasser sur la joue.
  
  ENDHALL (en hochant la tête): Assez!! C"est pas du tout ça que je voulais voir! Vous essayez de paraître noble, Jérémie Schneider ! Où est la passion blasphématoire d"un animal ? (d"un ton sarcastique) Excusez-moi, mais j"ai l"impression qu"elle vous est bien connue !
  JEREMIE (d"une voix tremblante): Monsieur Endhall, il se peut que je suis un mauvais acteur mais... Posséder cette fille séduisante dans les circonstances aussi tragiques... J"ai bien reconnu dans ces ruines le résultat des événements du 11 septembre ! Même si ce n"est qu"un rôle... Je suis incapable de le faire !
  ENDHALL (d"un ton strict): Votre " grandeur d"âme " (fait signe " entre guillemets ") est tout à fait inutile ! Vous n"êtes pas prophète Jérémie pleurant sur les ruines de Jérusalem ! Imaginez une mise en scène de " Lolita " que vous aimez tant ! Imaginez la mise en scène, dans laquelle le spectateur devra voir les fantaisies secrètes d"Humbert. En plus... Cela correspond bien à une de vos fantaisies à vous, n"est-ce pas ?
  JEREMIE (prêt à éclater en sanglots): Oui... Mais...
  
  A contre-cœur, il approche Sophie, qui demeure immobile, et l"embrasse passionnément. Son regard est celui d"une nymphète : à la fois naïf et vicieux.
  
  ENDHALL: Bon... Déjà ce n"est pas désespéré ; et pourtant, je pense qu"on ne vous croira pas.
  JEREMIE: Au moins, mon personnage est un patriote !
  ENDHALL (avec un rictus): Vous plaisantez ! Non, vous ne comprenez rien du tout ! Bon, on va passer au prochain épisode. Cette fois-ci tout se passera bien...
  
  La salle plonge dans le noir. Les ruines disparaissent. Jérémie est pris par la peur. Un peu plus tard, la salle est de nouveau éclairée.
  
  ENDHALL (en guidant Jérémie vers le miroir dans le coin de la scène): Maintenant regardez bien, Jérémie. Regardez attentivement votre image. Vous allez pénétrer une chambre de luxe, où une dizaine de jolies vierges seront prêtes à vous rendre des services les plus magnifiques. C"est un épisode tout à fait séduisant, n"est-ce pas ? (il sourit en tenant Jérémie par les épaules)
  
  Jérémie est content de lui-même. Il regarde son image dans le miroir. Soudain, horrifié, il pousse un cri. Son visage se couvre de plaies écarlates et rides profondes. Autour de ses yeux, il voit apparaître les cercles noirs qui se couvrent de gerçures. Sa bouche se tord en dénudant les dents.
  En même temps, la salle devient une chambre de luxe. Dans cette chambre, une dizaine de filles prennent les poses différentes et sourient. Toutes ont le visage de Sophie.
  
  JEREMIE (en reculant): O mon Dieu !!!
  ENDHALL: J"ai juste pensé que j"ai touché à vos rêves les plus intimes... Je croyais aussi que ce serait un épisode assez facile à jouer. A vrai dire, très souvent les grands amants n"étaient pas beaux du tout (son visage s"assombrit). Mais si vous voulez...
  
  Endhall relâche les épaules de Jérémie et brise le miroir avec la pomme de sa canne. Toutes les Sophie disparaissent ; il en va de même avec la chambre.
  
  JEREMIE (il touche son visage - il est redevenu normal): Je ne pourrais jamais faire ça ! Bien que (les larmes lui viennent aux yeux)... Oui, c"est vrai. Les vierges, les draps en soie... Mais je n"étais pas prêt à affronter le miroir...
  ENDHALL: C"est incroyable ! Même la tâche facile vous a paru insurmontable ! J"ai juste pensé à une comédie musicale qui n"est pas si compliquée que ça... " La belle et la bête ". Dans notre cas c"était " Les belles et la bête ". Il doit toujours y avoir une possibilité d"improvisation... Je ne crois pas que vous ne pourriez pas interpréter cela ! JEREMIE (en prenant contrôle de lui-même): Mais c"est différent ! Si jamais je devais jouer ce rôle, tout se passerait de façon... comment dire... ordinaire ! Mais comment pourrait-on expliquer tout ça?!
  ENDHALL (d"un ton sérieux): Il n"y a rien à expliquer ; tout est clair... Disons que c"est une répétition-marathon. Pas de temps pour vous maquiller... Quoi qu"il en soit, je commence à avoir des doutes concernant votre talent...
   JEREMIE: Excusez-moi, mais vous faites des choses incroyables ! Qui que soit à ma place, il serait choqué ! (Pause). En plus, vous pensiez différemment ! Vous avez écrit cela dans la lettre à ma mère : " il est loin d"être ordinaire, il est doué "... Ne me regardez pas avec un tel étonnement ! (fièrement) J"avais droit de le lire !
  
   Sophie entre. Endhall lui sourit
  
  ENDHALL (avec mépris): Il avait droit !
  En ce qui concerne les choses incroyables, ce n"est que vous qui les trouvez telles. Mais ce n"est pas pour longtemps. Revenons à nos moutons !
  Voici l"épisode venant d"un œuvre de l"autre maître outre-Atlantique. C"est quelque chose de très instructif ! (lui donne le texte)
  JEREMIE (lit le texte de l"épisode): ... "de par son apparence, il ressemblait à tous les autres invités ; pourtant, quelque chose était différent : cet invité-là était ravagé par l"inquiétude, ce qui se voyait même de loin "... " elle l"a déjà vu dans plusieurs théâtres et restaurants de Moscou "... " la rumeur a couru qu"il était celui qui se mêlait à tout "... Bon... " Aba... " Qui ? C"est bizarre comme prénom... " Abadonna a apparu devant le baron ; soudain il a enlevé ses lunettes ". C"est bien tout ?
  ENDHALL (en hochant la tête): C"est tout ce que vous devez savoir.
  JEREMIE: Est-ce que je peux vous poser une question ? Le protagoniste... baron Maigel... J"ai un mauvais pressentiment. Qu"est-ce qu"il va devenir ?
  ENDHALL: C"est bien cela que je vous propose à interpréter. Le sentiment de l"inconnu alors que vous êtes habitué à tout savoir, même les choses qui ne vous regardent pas. Sortez de la salle et mettez votre costume ; il est sur la chaise près de la porte. C"était très gentil de la part de Sophie de le préparer. Après, entrez et regardez nous comme si vous vous inquiétiez en vous retrouvant parmi des gens respectés et respectables mais ... assez difficiles à comprendre. Est-ce que tout est clair ?
  JEREMIE (en tremblant): Oui, je crois...
  
  Jérémie quitte la salle. Endhall fait signe de tête à Sophie. Elle sourit en caressant quelque chose qu"elle cache dans sa manche.
  
  SOPHIE: Monsieur Endhall, est-ce qu"elles sont vraies ?
  ENDHALL: Elles ne sont vraies que pour son personnage et aussi... Bon, ce n"est pas important... Il sera intact !
  
  Jérémie entre dans la salle. Il porte un habit noir et des chaussures laquées. Il essaie de marcher droit mais il titube un peu. Il regarde autour de lui l"air éperdu. Puis, il passe la langue sur les lèvres comme s"il voulait éliminer les traces de quelque chose qu"il avait bu. Il regarde Endhall et Sophie l"air effrayé.
  Soudain le coup de fusil se fait entendre. Jérémie ne comprend rien, se tord et tombe par terre. Ses yeux sont ouverts : il donne l"impression d"être véritablement tué.
  
  ENDHALL (en applaudissant): C"est pas mal ! C"est déjà quelque chose! Vous pourriez facilement devenir vedette avec ce rôle-ci !
  
  Jérémie se lève, se secoue et met sa main dans la poche. Il y trouve un petit objet. C"est la " ceinture de fidélité ". Jérémie la sort de sa poche et y remet ; il est embarrassé.
  
  ENDHALL: Mon cher Jérémie, la vérité se trouve non pas là-bas mais ici... (il met sa main sur le côté droit de sa poitrine)
  JEREMIE (le regard fixe): Je veux partir... Je crois que j"ai changé d"avis... Je ne veux plus de ce rôle...
  ENDHALL: Il ne faut pas ! (il approche et met la main sur l"épaule de Jérémie)
  Je le sentiment que le triomphe vous attend ! Mais bon... On devrait commencer à répéter la pièce pour laquelle vous êtes venu. Elle est intitulée " Révélation Magnétique "...
  
   Jérémie s"assoit par terre. Il est à bout de forces. La lumière s"éteint.
  
  ACTE III
  
  
  Endhall et Jérémie se trouvent sur le toit du théâtre ; le bâtiment s"est étiré et devenu aussi grand que le gratte-ciel à côté. Il n"y a pas de décorations : juste une ancienne chaise. Le brouillard d"avant l"aube descend sur la ville. Jérémie se tient débout en face d"Endhall ; il lit le texte de son rôle.
  
  JEREMIE (en levant les yeux): Pourquoi sommes-nous ici ? Est-ce que la scène du théâtre n"est pas prévue pour ce genre de répétitions ?
  ENDHALL: Cela n"a aucune importance. Après tout, vous ne demandez pas, pourquoi certains spectacles sont joués sur la grande scène, d"autres sur la petite et d"autres encore sont joués sous le ciel ouvert...
  JEREMIE: Oui, mais... Je croyais aussi que le bâtiment n"était pas si grand.
  ENDHALL (agacé): Vous croyiez... (en changeant de ton) Mais revenons à notre pièce. Tout est clair ? Vous êtes Monsieur Vankirk. Est-ce que vous vous souvenez de ce texte d"Edgar Poe ? Vankirk est atteint d"une maladie incurable. Il doit mourir. Pour soulager ses souffrances l"auteur décide de faire une séance d"hypnose, voire de " magnétisme ". Les choses que Vankirk dit à l"auteur sont des choses qu"il avait comprises en cours de sa maladie mais qui sait... Il est probable qu"il avait compris tout ça avant de tomber malade... Je vais vous aider en jouant de temps en temps le rôle de l"auteur. En route !
   Pause
  JEREMIE (calmement, le regard fixe): J"ai passé tant d"années au bord du coma éternel, que mon état présent ne me fait pas peur. Je suis encore jeune mais j"ai déjà dépassé toutes les limites.
  ENDHALL: Quelles limites, Monsieur Vankirk ?
  JEREMIE: Ma tête pense une chose, mes lèvres prononcent autre chose, mes mains font autre chose encore... Ce sont les limites du mensonge.
  ENDHALL: Qu"est-ce qui ne ment jamais ?
  JEREMIE: Mon corps qui est ma principale source de perception...
  ENDHALL: C"est comme ça que vous pensiez avant ?
  JEREMIE: Oui...
  ENDHALL: Et maintenant ?
  JEREMIE (d"une voix saccadée): Il y a quelque chose en moi. Ça parle, ça sonne, ça pousse des soupirs, ça siffle, ça hurle... Je ne peux pas l"expliquer ! Parfois ça se met à hurler... On dirait une alarme dans la rue... Après ça se tait. Il y a autre chose qui le remplace. Cela sème en moi la terreur mais je ne sais pas ce que c"est.
  
   Pause
   Endhall regarde attentivement Jérémie
   Après, d"un mouvement brusque, il saisit le texte
  
  ENDHALL (montre des lignes dans le texte): C"est complètement invraisemblable !!! Nous devons nous approcher de l"essentiel... Et pour nous approcher, nous devons commencer par là. Je voudrais vous dire quelque chose. Edgar Poe mettait l"accent sur l"immortalité de l"âme, alors que moi, n"ayant pas droit de mettre CELA en scène, je voudrais souligner le sujet qui est aussi très important. Il s"agit de violation des lois. Malheureusement, c"est le sujet le plus pertinent pour nous deux, Jérémie...
  
   Pause
  
  JEREMIE (tout bas): Comme les étoiles, qui se trouvent hors de perception des anges, tous ceux qui sont en nous, qui sont proches de nous, se trouvent hors de notre propre perception. (en haussant la voix) Mais ils sont vivants, nos prochains ! Ils vivent comme les anges qui sont invisibles pour nous ! Leur existence est indéniable !.. Et nous violons la loi en leur faisant la peine. Même si... Même s"ils ne sont que des objets pitoyables faits pour nous satisfaire ! (ses yeux brillent, il commence à transpirer) C"est quoi comme réplique ?! Il n"y avait pas ça dans le texte !!
  ENDHALL: C"est bien ! Allez-y... Si vous continuez comme ça le rôle est à vous !
  JEREMIE: ... " le résultat de la loi violée est imperfection, injustice, douleur positive "...
  ENDHALL: Oui, Monsieur Vankirk. Nous violons souvent la loi... Est-ce que nous la violons lorsque nous tâchons d"apprendre des choses que nous ne devons pas savoir ? Qui sont pas à nous de savoir ?
  JEREMIE: Oui... Maintenant je sais très bien que ce ne sommes pas nous qui menons la danse. Plus encore, il est inutile même d"essayer !
  ENDHALL: Et c"est peu dire, Monsieur Vankirk. Cela peut être funeste. Lorsque Odyssée passait par l"île des sirènes, il luttait contre la tentation de s"arrêter pour écouter leurs voix divines. Elles chantaient : " Aucun marin ne passera à côté sans écouter nos chants délicieux. Après s"en avoir donné à cœur joie, il nous quitte en ayant appris beaucoup de choses. Nous savons tout. Nous savons ce que les dieux ont fait subir les grecs près de la Troie. Nous savons ce qui se fait sur terre ". Qu"est-ce qu"elles voulaient lui annoncer ? Ce qu"il ne devait jamais savoir...
  
  Soudain un immense bateau surgit du brouillard, le vent dans les voiles. Peu après, les contours d"une île ont apparaissent ; au bord de cette île on peut distinguer la silhouette d"une belle sirène aux cheveux dorés. Elle se met à chanter d"une voix divine. On peut distinguer les mots " Est-ce que tu sais... "
  
  JEREMIE (en tressaillant): O Seigneur ! Monsieur Endhall ! Elle a la voix de ma mère ! Son soprano c"est quelque chose que je vais toujours reconnaître ! (il commence à pleurer).
  
   Le mirage disparaît
  
  ENDHALL: Qu"est-ce qu"elle voulait vous dire ?
  JEREMIE (les larmes aux yeux): Je sais pas... Je ne la laissais jamais entrer dans mon âme, bien que j"écoutais souvent ses conversations téléphoniques, je lisais ses lettres, surtout quand il s"agissait de moi. Je n"avais pas droit (baisse la voix). Si j"étais plus attentif elle s"ouvrirait à moi. Maintenant il est trop tard ; elle est malade et complètement muette.
   Pause
  
  ENDHALL: Et pourtant, parfois l"excès de notre pouvoir est justifié. Est-ce que vous avez déjà aimé, Monsieur Vankirk ?
  JEREMIE: Personne ne sait ce que c"est, l"amour... Mais il me semble que l"amour c"est la compréhension. Il y a pourtant des salauds...
  ENDHALL: "Faut pas parler comme ça! O, si cela arriverait à Odyssée, il viendrait sans peur si sa bien-aimée l"appelait... Même si ses appels étaient absolument silencieux. Malgré tout.
  Plus encore, sur le même bateau, le jour même, il monterait là où ses protecteurs olympiens seraient incapables de le trouver ; après, il descendrait dans le royaume du feu et des cendres beaucoup plus terrifiant que celui d"Aïd. Sans regrets.
  Et il reviendrait, plus fort, prêt à tout vaincre, parcourir le monde entier et rendre visite aux habitants de n"importe quel siècle afin de LA trouver.
  JEREMIE: Pourrait-il faire tout cela ?!
  ENDHALL: Il pourrait le faire, je vous assure, Monsieur Vankirk ! Pourtant, il y a quelque chose qu"il ne pourrait pas faire ; il serait incapable de tuer ou mutiler son adversaire... (Pause). Si elle ressentait pour lui quelque chose de vrai : la pitié, la passion, l"attachement... Il trouverait un autre moyen même si ce dernier lui paraîtrait douloureux... Après, il attendrait patiemment.
  
   Pause
  
  C"est la vraie raison pour laquelle vous êtes ici.
  
  Pendant ce temps-ci il devient insupportablement chaud. Jérémie se couvre de sueur et met la main sur son cœur. Après, il enlève sa veste. Ceci n"apporte pas de soulagement.
  
  JEREMIE (envahi par la peur): Parbleu !.. Pourquoi il fait tellement chaud ?!
  ENDHALL : Détournez-vous, Jérémie Schneider !
  
  Une flamme immense éclate derrière le dos de Jérémie. A l"intérieur de cette flamme on peut voir des mirages multicolores, fragments des orgies, scènes de tortures des vieux films, une femme clouée au lit, des lettres éparpillées par terre... Tout cela apparaît et disparaît tour à tour en produisant un spectacle terrifiant. Soudain on voit Ann qui se trouve sur l'échafaudage au niveau du dixième étage. Elle regarde en bas et semble être prête à sauter. Une enceinte avec les mots " Sous-traitant : Crockaert &Co " forme un cordon autour de l"échafaudage
  
  JEREMIE (regardant l"image d"air pétrifié ; il dit tout bas la dernière réplique): "Matière indissoluble" est beaucoup plus forte que moi ! C"est aujourd"hui que j"ai commis mon dernier crime contre elle ! Il y avait si peu de temps ! Mais que les victimes étaient nombreuses !..
  ENDHALL (s"assoit sur la chaise, s"appuie sur sa canne et met son menton sur les mains): Bien... Très bien...
  
   La flamme entoure Jérémie mais ne le touche pas. Il évanouit
  
  ENDHALL (avec satisfaction): Approuvé!... Le rôle est à vous (se lève avec peine). Remerciez le destin pour le fait qu"ELLE a été présente dans votre âme et elle vous aimait. Oui, il est possible qu"elle vous aime toujours... Maintenant c"est à moi de régler l"addition. Je suis toujours incapable de comprendre si c"est un don ou une malédiction... ...Ce quelque chose, qui me pousse à commettre tous ces actes... Mais je sais bien que j"ai abusé de mon pouvoir en tant qu"un être humain. (Pause) Mais l"amour, qui est aussi aveugle que la justice, en est la raison...
  
   Tout d"un coup ses vêtements s"en vont en lambeaux ; son corps entier se couvre de brûlures
   Il commence à faire jour. Le vent se lève.
  On peut entendre de loin des voix et le hurlement de la sirène du véhicule des sapeurs-pompiers
  
  
  
  
  
  
  II PARTIE. HISTOIRE D"UNE LIBERATION
  
  
  
  I. Pasteur Grant
  
  Cet après-midi-là Lee Endhall se reposait dans son fauteuil ; il avait l"air désinvolte. Il sirotait son whisky âgé de vingt ans et fumait un long cigare qui faisait répandre dans la pièce ce qu"on appelle un parfum des voyages. Endhall portait un manteau de velours noir avec un tas de rubis et de topazes dispersés sur le col et un pantalon noir avec une ceinture argentée. Ses yeux étaient mi-gais mi-fous malgré la tranquillité que dégageait sa personne. Oui, il était parfaitement calme malgré un épisode désagréable qui s"était passé quelques mois auparavant. Il s"agissait bien de la première triomphale de sa pièce " Révélation magnétique ", qu"il avait écrit d"après le récit d"Edgar Allan Poe. Il est à mentionner que le rôle principal y avait été joué par le jeune acteur Jérémie Schneider. Peu après la première, Schneider a épousé une belle écossaise nommée Emily McBride, après quoi il est parti pour Edinburgh où (selon les rumeurs) il a décidé d"ouvrir un orphelinat. En ce qui concerne l"épisode désagréable, il s"agissait d"un professeur des universités qui a hautement accusé Endhall d" " influencer le public en utilisant des moyens d"hypnose médiéval ( !) ". Néanmoins, le sujet de notre histoire est bien différent.
  
  Quelqu"un a sonné à la porte. Endhall a décidé de ne pas interrompre ses occupations agréables rien que pour ouvrir. Il a pris un objet bien étrange ressemblant à une télécommande qui n"avait qu"un seul bouton. Endhall a appuyé sur ce bouton, après quoi les deux battants de la porte ont commencé à s"écarter pour laisser entrer un officier de police portant une casquette. Ses yeux dégageaient l"étonnement sincère. Il a demandé :
  - Peux-je entrer, Monsieur ?
  - Vous êtes déjà entré, cher ami. Je peux vous aider ?
  - Vous voyez... On voudrait vous voir. C"est pour une audition des témoins ! - le policier a déclaré ceci avec une certaine fierté, comme s"il dominait entièrement ce personnage curieux dont il a eu peur au départ.
  - Quelle en est la raison ?
  - C"est absolument scandaleux, Monsieur Endhall ! C"est la faute à la communauté religieuse " Frères du dernier seuil "... Leur comportement est odieux ! Tout a commencé avant-hier, lorsque le chef de la communauté, pasteur Grant, a grimpé au cinquantième étage du bâtiment juste en face, après quoi il a commencé à revendiquer une sanction de l"ONU pour... précipiter la fin du monde. Pourtant, il n"a pas précisé quelles mesures devraient être prises afin d"atteindre cet objectif. Il a menacé de se jeter sur le trottoir en compagnie de cinq adeptes du mouvement en cas de refus de la part des Nations Unies. Pendant ce temps-là, les cinq malheureux chantaient des gospels. Plus tard, ils ont branché les haut-parleurs et se sont mis à chanter le tube de Shakira " Underneath your clothes ", ce qui a semé la terreur parmi les jeunes mères qui promenaient leurs petits dans le Central Park.
  - Vous avez raison... C"est scandaleux. Mais encore une fois, pourquoi avez-vous besoin de moi ?
  - Monsieur Endhall, - le gardien d"ordre public se gonflait de fierté. - On est en train d"interroger le père Grant. Le pauvre a toujours les mains qui tremblent... Bon, il répète sans cesse votre nom. Il parle d"une réunion qui a eu lieu avant-hier. Les membres de la communauté ont apporté les plats mexicains, du genre... tortillas, guacamole, viandes grillées. Vous étiez présent à cette réunion, n"est-ce pas ?
  - Oui... C"est vrai. J"ai insisté qu"on offre à chaque invité un verre de tequila. Néanmoins, le pasteur a prononcé son " strictement interdit ". Maintenant je suis tout à fait convaincu que cela leur aurait fait du bien...
  - Oui... Je répète, Monsieur Endhall, que Pasteur Grant mentionne sans cesse votre nom.
  - Bon... Je pense que je comprends tout ça. Ce sermon-là a tellement excité le pauvre pasteur qu"il a commencé à imaginer des choses... Et je vous jure, dans cet état-là il est tout à fait possible de créer les images les plus impensables d"après les choses tout à fait insignifiantes. Mon expérience me l"a bien démontré. Pourtant, je crois que le pasteur a exagéré...
  - Il n"était pas le seul ! Vous avez déjà entendu l"histoire de cinq chanteurs suicidaires malchanceux. Le reste vous sera raconté par notre enquêteur. Allons-y ! Vous avez droit de ne rien dire ; tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous pendant le procès, - le policier a prononcé le texte appris par cœur avec la joie qui est propre aux petits enfants lorsque ceux-ci gagnent en jouant au cache-cache.
  En fait, Lee Endhall ne voulait rien dire. Il s"est levé en mesurant le représentant de l"Etat d"un regard tel que ce dernier a tout de suite regretté qu"il ait franchi le seuil de l"appartement de l"ouvreur de théâtre. Pourtant, juste après, Endhall lui a adressé son doux sourire.
  - On n"y peut rien... Je suis à vous.
  Un quart d"heure plus tard, l"officier de police a introduit Endhall à l"enquêteur. Ce dernier l"a mesuré d"un regard sérieux en demandant :
  - Monsieur Endhall, savez-vous ce qui vous attend en cas de mensonge?
  - Je sais, - Endhall a sourit.
  - Nous pouvons commencer alors... Sergent Davis vous a raconté brièvement ce qui s"était passé...
  - Oui... C"est bien triste.
  - C"est un véritable cauchemar, Monsieur Endhall ! Non seulement le pasteur, l"homme honnête et fiable, très influent parmi les représentants de toutes les religions, y compris des hindouistes, toujours bienvenu à la Maison Blanche pour les petits déjeuners de prière ; non seulement le pasteur Grant a-t-il commis de tels actes, mais aussi de nombreux adeptes de son mouvement...
  - Oui, - Endhall a soudain interrompu l"enquêteur, - ce sergent... Rappelez-moi de son nom...
  - Davis.
  - C"est bien ça... Il m"a présenté toute la chronique des événements du cinquantième étage. Je suis tout à fait navré.
  - Il n"y avait pas que ça ! La ville était au bord d"un vrai chaos ! Par exemple, la mère de famille, certaine Mrs Anders a mis un scaphandre, après quoi elle s"est assise dans l"eau d"une fontaine à Central Park. Elle disait qu"elle ne voulait parler qu"aux requins, car les humains, je cite, " ne savent pas ce qu"il font ". Lorsque la police l"emmenait, elle imitait un poisson retiré de l"eau.
  - Quelle horreur ! - s"est écrié Endhall avec l"étonnement tout à fait sincère.
  - Passons à l"épisode suivant. L"adepte d"origine canadienne nommé Chris Knight a été attrapé au bord du détroit de Long Island. Voulez-vous savoir ce qu"il y faisait ? Il y a mis des appareils inidentifiables avec de longs tuyaux d"où sortait un immense flux d"air. Ces appareils visaient à détourner les vagues afin d"empêcher l"eau atteindre le bord. Il a semé la terreur parmi ceux qui profitaient tranquillement du soleil couchant ; deux touristes japonaises se sont même évanouies. Un journal japonais a déjà publié l"article intitulé " L"Apocalypse a commencé à Long Island et continue progressivement sa marche à travers le monde ". Lorsque les policiers lui mettaient des menottes il criait qu"il faisait la même chose que les adeptes outre-Atlantique au milieu du XXème siècle et que grâce à leurs actes la fin du monde était devenu une chose facilement imaginable ! D"après Mr Knight, ces gens-là tâchaient à détourner les fleuves, alors que lui-même voulait détourner les eaux du détroit pour accomplir une mission inachevée...
  - Cela est vraiment très intéressant...
  - Qu"est-ce que vous dites?
  - Rien... Que voulez-vous que je fasse ou dise ?
  - Monsieur Endhall, vous, en tant que participant aux événements, devez absolument me dire ce que c"était produit lors de cette réunion-là.
  - Volontiers...
  
  Il y a deux jours... (le récit comprend, entre autre, des extraits du procès verbal de l"interrogatoire d"Endhall)
  
  ...La petite salle semblait être envahie par la bonne humeur. Les choristes couleur d"ébène s"en donnaient à cœur joie en chantonnant des gospels. La guacamole et les côtes grillées dégageaient des parfums délicieux. Père Grant se sentait très à l"aise ; l"air désinvolte, il se promenait dans la salle en sifflotant différents airs musicaux. Il saluait ses invités avec un sourire radieux ; pendant ce temps-là des parfums divins du Mexique voisin devenaient de plus en plus épicés. En tenant compte du fait que tout ce qui se passait était organisé par la communauté " Frères du dernier seuil ", on pourrait nommer l"événement " festivités à l"heure de la peste ". Finalement, le pasteur est monté sur la tribune, si on peut appeler ainsi une petite scène assez ridicule décorée de deux chevaux en bronze tout à fait identiques. Alors, le pasteur est monté sur la tribune, après quoi il a poliment toussé comme s"il demandait " un peu d"attention ". Toutes les voix vives se sont tues, après quoi les adeptes, les verres de jus de cactus à la main, se sont tournés vers la scène pour mieux entendre leur pasteur qui, d"un air fier, caressait sa barbe blanchissante. Soudain tout le monde a entendu la voix qui avait la tendresse de velours. La voix a dit :
  - Père Grant, pourquoi n"avez-vous pas proposé un peu de tequila à ces aimables gens ? Vous dites que la fin du monde ne se fera pas attendre. Nous pourrions juste danser un peu ainsi que prononcer des toasts d"adieux ?
  Un bourdonnement d"étonnement a envahi la salle. Les invités se sont tournés vers celui qui, semble-t-il, cherchait à les séduire avec sa proposition inattendue. Oui, c"était lui. Lee Endhall était installé avec confort dans un fauteuil massif drapé de soie écarlate. Il était assis de profil, son bras pendant négligemment par-dessus de dos du fauteuil. Le habit rouge d"Endhall semblait fusionner avec le décor de cette antiquité d"origine inconnue.
  Le pasteur est demeuré silencieux. Il a juste regardé Endhall, le reproche dans les yeux, après quoi le sermon a commencé.
  
  - Alors, mes frères et sœurs ! - Grant a prononcé ces mots d"un ton extrêmement pathétique. - La fin du monde est proche, ce qui est un fait indéniable !
  Ces paroles étaient accompagnées du brouhaha d"approbation. Le pasteur continuait.
  - Je dois vous dire la vérité. Maintenant, lorsque il y a parmi nous tant de gens impurs... - il a tiré son bras vers deux jeunes gars se tenant par la main et une fille excessivement maquillée, la Bible sur les genoux. - Comme ceux-ci... Nous pouvons être convaincus que la fin du monde n"a jamais été si proche !
  Ceux que Grant a qualifiés d" " impurs ", ont subitement tressailli et se sont regardés d"air inquiet.
  - Regardez les gens ! - s"est écrié le pasteur. - Ils divorcent à peine mariés, ils s"enivrent de vin le soir ! Ils sont trop nombreux, ceux-là... Je suis persuadé que la solitude ainsi que la mort lente et douloureuse les attend... Tous, sauf...- Grant a souri tendrement en jetant un coup d"œil sur un homme de taille considérable portant une casquette rouge et froissant entre ses mains molles un sac en papier rempli de frites. C"était le sponsor principal et collecteur des donations. - Alors pourquoi faire traîner l"agonie ? Une petite fin du monde personnelle - c"est ça qu"il vous faut ! - il a prononcé ces dernières paroles d"une voix des héros des clips publicitaires.
  - Mais le plus important...- le pasteur a gonflé ses joues de façon épouvantable. - est ce que chacun peut être impur, y compris vos frères, sœurs, maris et épouses. Mais rien n"est joué tant qu"on joue encore ! Eux aussi, ils ont la possibilité de se préparer à une petite fin du monde personnalisée. Vous n"avez qu"à les inviter ici. Et sachez que la fin du monde sera plus facile pour vous si vous gagnez le plus de points possible. Vous gagnez des points en commettant des actes qui sont susceptibles d"approcher la fin du monde. Le suicide ne compte pas ! Cela me paraît logique : si vous mourrez le jeu sera fini ; ça va de soi que, dans ce cas-là, vous cessez de gagner des points. Alors que ce droit sacré - gagner le nombre maximal de points - a été donné à tous ! Sans exceptions !
  - Que devons-nous faire ? - a demandé un jeune homme pâle en regardant Grant avec une admiration telle comme si ce dernier était Dieu en personne.
  - Par exemple, vous pouvez vous souvenir d"un épisode de l"histoire mondiale. Le prophète Mohammed disait que le début de la fin du monde va se manifester par le fait que les hommes se mettront à porter les jupes et les robes des femmes. J"ai un garçon adorable originaire de Utah, qui a ouvert une boutique de prêt-à-porter féminin. Cela fait deux ans qu"il ne porte que des vêtements provenant de sa boutique... Un autre exemple peut être celui de notre Sauveur qui incitait ses apôtres et compatriotes à prendre une épée, après quoi...
  Père Grant n"a pas pu terminer sa phrase. Il a été interrompu par l"apparition d"un homme inconnu. Personne ne pouvait comprendre, par où il était venu ; dans la salle, tous demeuraient à leurs places. Quant à la porte, elle était fermée à clé. L"inconnu était vêtu de jeans tâchés de boue et de la chemise rouge de cow-boy. Les mains sur les hanches, il observait la salle en mastiquant le chewing-gum.
  Presque en chœur, les adeptes ont gémi avec le plus grand étonnement. L"inconnu et le pasteur se ressemblaient comme deux gouttes d"eau. Même les cicatrices sur les tempes droites de l"un et de l"autre étaient tout à fait identiques.
  - Salut tout le monde ! - a-t-il dit d"une voix vive du pasteur. Son double pétrifié était à côté de lui, incapable de dire quoi que ce soit.
  - Je viens d"arriver d"Utah. Fatiguant comme chemin, franchement ! J"étais au volant de mon camion quand soudain, au bord de l"autoroute, j"ai vu un cinglé portant une petite robe noire à la Chanel. Il faisait du stop, m"a demandé de le déposer, et moi, je lui ai montré... - il a fait le geste bien connu en étirant son gros majeur. - Ha ! Il y a tant de dingues que ce monde est vraiment foutu !
  Il a fixé le pasteur, qui était plus mort que vif.
  - Ha ! Quelle surprise ! Pourquoi écoutez-vous cet imbécile ?! Mieux vaut écouter les " Beatles " : " L"amour c"est tout dont vous avez besoin ". C"est bien comme ça qu"ils chantaient quand j"étais jeune. Il y avait tout ce qu"il fallait : la mer, le vin, les filles... Des longues promenades au bord de l"océan et le bonheur infini venant du fait qu"Il nous aime !!! " Give me joy ..." - sur ces mots, l"inconnu étrange a roulé les yeux l"air rêveur.
  C"est là que le pasteur a finalement repris conscience. Il a crispé les poings, après quoi il a frappé l"intrus sur la mâchoire. Puis, tout comme son double, il s"est retiré en clignant les yeux de douleur provoquée par le coup. Horrifiés, les adeptes se taisaient. Au bout de quelques minutes, l"inconnu s"est secoué (comme l"a fait le pasteur) et a quitté la salle pour quelques secondes afin d"apporter un vieux baladeur avec deux haut-parleurs. Il a appuyé sur un bouton, après quoi un vieil enregistrement de Bill Haley s"est fait entendre. La salle a tout de suite été envahie par les sons du rock"n"roll. Peu après, l"inconnu a serré le pasteur dans ses bras, et une danse folle a commencé ; pendant tout ce temps-là, le pasteur répétait tous les mouvements et même la mimique de son double en souriant à pleines dents.
  Quand Haley s"est tu, la scène a été parsemée de fleurs étranges qui rappelaient légèrement les chrysanthèmes. En faisant les mêmes gestes, les deux Grant se sont mis à les lancer dans la salle. La béatitude enfantine éclairait leurs visages ...
  
  Les adeptes tournaient leurs têtes tour à tour vers l"un et vers l"autre " pasteur ". Il faut dire qu"ils étaient surexcités par tortillas, poivrons et spectacle produit par les deux pères Grants.
  Soudain la lumière s"est éteinte. Au bout de quelques secondes, lorsqu"elle a réapparu, Grant Deux n"était pas là. Personne ne savait où il avait disparu. Grant le Premier était toujours sur sa tribune. Il était plus pâle que les sommets enneigés des montagnes dans sa Minnesota natale.
  Pendant ce temps-là les adeptes ont commencé à pousser des cris mal articulés. On pouvait distinguer les mots " C"est fait ! ", " Ayez pitié pour nous ! ", " Sauvés ! ". Il y avait même quelqu"un qui s"est écrié "And the winner is..!**". Ce dernier cas pouvait être expliqué par le choc profond, qu"ont éprouvé les adeptes ce soir-là... Nul ne doutait plus que la fin du monde s"approchait. Nul ne doutait, non plus, que c"était ceux présents dans la salle, qui allaient être sauvés. Quant aux conséquences de ce sermon fatal... Et bien, les adeptes ont décidé de se jeter pieds joints aux préparatifs à l"heure X. Sans perdre une seconde...
  
  ... Pourtant, il y avait quelque chose que Lee Endhall a décidé de ne pas dire à l"enquêteur. Pendant tout le temps du sermon, l"auteur dramatique demeurait assis jambes croisées dans son fauteuil écarlate en clignotant les yeux de temps en temps. A cet instant-là il était d"une beauté masculine plus propre aux siècles passés qu"aux temps modernes ; ses longs cheveux châtains ainsi que son habit rouge faisaient penser aux personnages chevaleresques de Théophile Gauthier... En revenant à la culmination de la soirée, la lumière a à peine réapparu, alors qu"Endhall était déjà sur la tribune à côté du pasteur en tenant le malheureux par les épaules. A un certain moment il s"est penché vers l"oreille du pauvre père Grant et lui a dit tout bas : " Quelques uns d"entre nous ont déjà vu arriver leur fin du monde. Je crois que vous me comprenez. Soyez sage, padre ". Ensuite, Endhall a entraîné le pasteur hors de la salle. Ni l"enquêteur ni quelqu"un d"autre n"a jamais su de quoi ils ont pu parler dans le couloir.
  Et encore... Il n"a rien dit d"une fille aux longs cheveux bouclés qui se trouvait dans le coin éloigné de la salle ; contrairement aux autres, elle ne manifestait aucun intérêt pour tout ce qui se passait. Sauf que... A un certain moment elle a fixé Endhall d"un regard éperdu... C"était lorsque les deux Grants, pris de rage, produisaient des pas fous de rock"n"roll. Après l"avoir vu il avait compris que c"était elle. Il l"a reconnue. Celle qu"il connaissait depuis longtemps. D"où cela venait ? Il n"en savait rien. Personne n"en savait rien. Quelles que soient les conséquences de tout ce qui se passait, elle en sera épargnée. Il en était certain. Il avait raison.
  Dès lors, l"auteur dramatique a considéré tout cela comme étant son domaine réservé. Il était également curieux que ni d"autres témoins ni les adeptes accusés de hooliganisme, n"avaient pas mentionné ces deux épisodes.
  
  - Et oui, - a dit l"enquêteur d"un ton soucieux, - l"examen psychiatrique va être nécessaire. Pauvre pasteur...
  Ensuite il s"est adressé à Endhall:
  - Monsieur Endhall, je vous prie de ne pas faire circuler toute cette information. Que cela reste entre ces murs... Vous voyez, le pasteur est un homme respecté, et toute cette histoire risque de provoquer... je dirai... une résonance.
  - Je vous le promets. En tout cas, je n"ai absolument pas besoin de telles choses. Si un jour je suscite la gloire mondiale, j"espère que ce sera grâce à mes œuvres, - Endhall a offert à l"enquêteur un de ses sourires les plus bienveillants.
  - Je vous remercie.
  L"enquêteur s"est tu. Endhall a profité de la pause pour inspirer la fumée d"un long cigare tiré de la poche de sa chemise. Il était interdit de fumer mais, pour des raisons inconnues, l"enquêteur a ignoré le cigare.
  Soudain, à travers la fenêtre juste derrière le dos de l"enquêteur, Endhall a aperçu la silhouette de cette même jeune femme aux longs cheveux bouclés vêtue d"un élégant costume bleu. Il s"est brusquement tourné vers la fenêtre ; ses yeux brillaient. L"enquêteur l"a demandé, qu"est-ce qu"il avait.
  - Rien... J"ai cru voir un éclair... Pourtant, la météo n"a rien dit à propos d"orage. Est-ce que mes témoignages vous ont satisfait ?
  - Oui, pas de souci... - l"enquêteur demeurait pensif. Il désirait de tout son coeur abandonner cette affaire, prendre congé et rendre visite à sa mère afin d"être le plus loin possible de pasteurs fous de haute société, adeptes hooligans et ce personnage étrange dont le nom était Lee Endhall...
  
  ... Quelques semaines plus tard, après un court traitement, le père Grant est redevenu un homme respecté que l"on invitait aux endroits les plus significatifs du pays. Quant à l"incident, les médias n"en ont pas discuté, ce qui tenait au fait que les gens, dont c"était le métier, ont tout fait pour éviter le scandale. En ce qui concerne le pasteur, il a cessé de répondre aux invitations. Plus encore, il a accroché à sa boîte aux lettres une feuille de carton portant une inscription mystérieuse " Pas de publicité, svp. Pas d"invitations VIP, svp ". Il a également fermé sa communauté après avoir dit aux adeptes qu"ils cessent de penser à la fin du monde. Quelques jours plus tard, il a disparu. Seules choses qui rappelaient encore de lui étaient la feuille de carton mentionné ci-dessus, l"annonce FOR SALE* dans la cour de sa maison et... la lettre que Lee Endhall avait découvert un matin lorsqu"il était descendu chercher son courriel.
  
  
  II. Congrès
  
   "Cher Monsieur Endhall !" - disait le début de la lettre.
  Celui, à qui elle était adressée, a mis sur la table sa tasse de café fumant et a commencé à lire attentivement.
  " Je pars. Il se peut que je pars pour toujours. Pour les raisons qui me paraissent claires mon adresse future va demeurer un secret. J"ai compris bien de choses ; ce que j"ai compris me paraît insupportable... /la fin de la phrase est illisible/. Mes sermons, Bill Haley que j"aimais tant dans ma jeunesse, deux chevaux sinistres sur la petite scène, les cris de ces pauvres gens, ma lèvre inférieure saignante, cinquantième étage du gratte-ciel, d"où j"ai vu tant de ciel que je n"ai jamais vu de ma vie... Tout cela s"est tellement confondu dans ma conscience qu"à présent je suis à bout de mes forces ! Je vous jure que vous n"aurez plus de mes nouvelles !
  Mais parlons de l"essentiel. Ma fortune (1 milliard de dollars) sera partagée entre les pasteurs des églises catholiques et temples protestants à Minnesota, Missouri, Ohio, Alabama et Louisiane. La plus grande partie de cet argent sera donnée à un choral de gospels magnifique d"une petite ville de Colorado. Les chants de ce choral me donnaient du frisson d"admiration quand j"étais un tout petit gamin. Et vous... De tout mon cœur je vous demande un service. Je vous prie de présenter votre candidature au Congrès ; ne vous inquiétez pas à propos du nombre suffisant de suffrages... Je serai l"homme le plus heureux du monde si votre carrière vous mène jusqu"au poste de secrétaire d"Etat et peut-être après... On ne sait jamais... Faites cela, je vous en supplie !
  PS Tout ce que vous m"avez dites sur scène ce jour-là était la vérité absolue.
  Bien cordialement,
  Michael Raphaël Gabriel Grant"
  Endhall, d"un air pensif, a tourné ses yeux vers le plafond, puis il a approché sa tasse de café de ses lèvres en disant à lui-même : " Bon... Finalement, le destin décide... "
  
   ............
  
  Un peu plus tard, Lee Endhall est en effet devenu membre de Congrès. En étant un député, il avait même contribué à la création d"un projet de loi dans le domaine de beaux arts. Néanmoins, on ne va pas parler explicitement de son activité de ce genre-ci. Bien avant cela, Endhall déjà était influent : à Broadway ainsi qu"hors du Broadway...
  L"automne touchait presque à sa fin, lorsqu"il s"est passé quelque chose qu"on peut qualifier de " prévisible ". On s"est mis à s"intéresser à la personnalité d"Endhall.
  
  Un jour, après l"assemblée ordinaire, Endhall a été sollicité par un membre de Congrès, défenseur célèbre des droits de l"homme et féministe militant nommé Alister M. Tsetkine. Cet homme était, par moments, terriblement gêné par son nom de famille. Ainsi, en se présentant, il précisait : " Il n"y a aucun lien de parenté entre miss Clara et moi ; ce n"est qu"une pure coïncidence ! ". Alors, ce jour-là il a approché Endhall en lui disant :
  - Demain, à New York... Parbleu, j"ai du oublier l"adresse... Je vous dirai plus tard, - il a souri d"un air confus. - Alors, demain vous êtes invité à participer à une réception organisée par Madame Dawson que j"admire profondément. Cette dame est une féministe convaincue ; comme moi, d"ailleurs... Seront présents tous ceux qui considèrent que l"avenir du genre humain dépend de l"élargissement du Bloc de la Raison Démocratique et Unifiée.
  - Hmm, c"est curieux... Dites-moi... Cette dame, que croit-elle être la Raison démocratique et unifiée ?
  - Comment ça ?! Naturellement, ce qui devrait exercer son pouvoir sur les êtres vivants lorsque ces derniers seront libérés de voluntarisme, socialisme, turkmenbachisme, paneurasisme, abou-bakrisme et ainsi de suite...
  Endhall semblait comprendre. Ensuite, il a demandé sans ombre de sourire :
  - D"après vous, c"est quoi exactement, ce qui va régner après l"élimination de tous ces désastres ?
  - Votre ironie n"est pas venue au bon moment, Monsieur Endhall ! Qu"est-ce qui va régner ? Eh bien, je vous réponds. La Raison Unifiée incarnée par la Grande Dynastie. Disons, le Grand Turkestan va être conduit vers l"avenir par mon voisin d"escalier, Monsieur Matthew Aslan-Bek, alors que dans la Queue d"Orion on verra la chaise présidentielle occupée par un certain Al-Cor-Dé qui, d"après la rumeur qui court, est sortie de l"œuf dans la ferme d"un certain Jim Haze originaire d"Idaho.
  Endhall l"a fixé d"un regard profond.
  - Ce n"est pas possible. Tout simplement parce qu"il existe certaines forces animant les ouragans et éprouvant de la compassion pour la Queue d"Orion et ses habitants qui s"y étaient installés il y a, probablement, des milliers d"années. De toute façon, ce n"est pas à moi de vous expliquer...
  - Il faut que je file, - Tsetkine a consulté sa montre l"air nerveux, en risquant de manquer la réponse d"Endhall. - Oui, bien sûr ! J"ai presque oublié. A cette soirée, nous verrons une personne particulièrement influente. Son pouvoir est tel qu"il est capable de changer le cours d"événements dans chacun de nos mondes. Il dirige un tas de blocs, projets, organisations s"occupant de droits de l"homme... Je suis fier du fait que ses parents sont originaires de Varsovie, ce qui fait que nous sommes presque compatriotes. D"ailleurs, vous l"intéressez beaucoup... - ses derniers mots étaient prononcés tout bas, d"un ton de confiance particulière.
  - J"ai compris... Ce sera mon plaisir de participer dans votre événement.
  - Je suis content, Monsieur Endhall. Je vous dis à bientôt! - Tsetkine s"est précipité vers la sortie en chassant de son esprit les raisonnements d"Endhall. Après tout, il n"avait pour mission qu"une simple invitation...
  
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  C"était une salle spacieuse et éclairée qui se trouvait dans une petite maisonnette new-yorkaise pas loin de Broadway. Dans tous les coins de la salle on pouvait voir des tables couvertes de plats brillants avec une grande variété d"entrées, bouteilles remplies de boissons exquises et verres de cristal rayonnant. Derrière ces tables, tels soldats de plomb, se tenait debout des serveurs portant des chemises d"une blancheur éblouissante et prêts à prêter leur plus grande attention à chacun de nombreux invités. Comme toujours dans ces cas-là, la salle était animée de promenades nonchalantes, crépitement délicat de robes de cocktail (néanmoins, certaines dames portaient leurs costumes de bureau, ce qui laissait soupçonner qu"elles étaient dans le même camp que Tsetkine), échanges enthousiastes de cartes de visite, jazz à la sourdine... Cette atmosphère insouciante s"est présentée aux yeux d"Endhall lorsque celui-ci a apparu sur le seuil. Il était vêtu de noir ; dans sa main il tenait un long parapluie avec une poignée massive incrustée de pierres précieuses d"origine inconnue. En étant de bonne humeur, il était prêt à échanger des courtoisies insignifiantes jusqu"au petit matin.
  A peine était-il entré que le maire d"une petite ville de l"état de New York (un certain Lawrence Nichols) s"est précipité vers lui.
  - O, que c"est merveilleux ! Je suis content de vous voir, Monsieur Endhall ! Comment allez-vous ? - a-t-il dit d"une voix d"un oiseau de printemps.
  - Merci ! - Endhall a incliné légèrement sa tête pour saluer l"interlocuteur.
  - Excusez-moi, pardonnez-moi ma curiosité inadéquate, mais pourquoi ce parapluie ? Il fait beau... Oui, le temps est merveilleux, surtout pour cette saison !
  - Voyez-vous, j"ai écouté la météo ce matin. Il paraît qu"il va pleuvoir. Vous savez, je suis absolument naïf pour ce qui concerne le temps qu"il fait. Lorsque je regarde les journaux d"actualité, j"ai tendance à croire les synoptiques. D"ailleurs, c"est quelque chose qui change constamment... - Endhall s"est appuyé sur son parapluie en regardant Nichols avec un sourire puéril.
  - О! - Nichols a exprimé l"étonnement quelque peu artificiel, après quoi il a continué d"un ton sérieux. - Eh, oui... Vous savez, pour quelle raison vous êtes ici ce soir.
  - Oui... Il y a quelqu"un qui aimerait bien me voir...
  Nichols l"a interrompu:
  - La personne dont l"autorité est immense ! Je ne sais pas vraiment de quoi il souhaite vous parler mais, après tout, cela ne me regarde pas. Le voilà !
  Nichols a fait un geste léger pour montrer un homme les cheveux en arrière portant une cravate irréprochablement nouée. Il était tout seul dans un coin éloigné de la salle et semblait ne rien voir ni entendre ; il faisait rapidement des notes dans son carnet.
  - Son nom est Christopher Karatnytsky. Il sait quasiment tout sur chacun dans cette salle. C"est à lui que l"on confie des tâches gouvernementales de haute importance, comme par exemple, exportation des armes à Tripoli, production des rayons inter-galactiques ; il s"occupe également de la défense des droits de l"homme à l"étranger, l"ajustement des régimes (tels instruments musicaux !) à l"étranger et ainsi de suite. Figurez-vous qu"à l"étranger, personne ne connaît son vrai nom ! Il possède même une agence de mariages pour les chefs d"Etat visant à produire des demi-sangs loyaux ! En ce moment il est en train d"élaborer un système capable de contrôler des fractures tectoniques de la terre... Un pouvoir véritablement immense ! - lorsque Nichols annonçait tout cela il semblant être au bout de souffle.
  Endhall a déjà deviné, qui faisait des notes d"un air pensif dans le coin de la salle. C"était bien elle. La personne " mystérieuse et influente " d"origine varsovienne, dont parlait féministe Tsetkine.
  - Hmm... Votre Christopher Karatnytsky est un personnage vraiment particulier. Mais dites-moi, pourquoi a-t-il besoin de tout cela ? Quel est son objectif ? Ne voudrait-il pas contempler d"œil attendri des garçons roulant sur leurs bicyclettes à travers les prairies et construisant des modèles d"avions ? Ou bien, être présent aux discussions ardentes animées par les étudiants dans les petits bistrots et penser l"avenir en leur compagnie ? Puis, serrer la main d"un garçon vedette qui fait frémir des jeunes filles en les faisant oublier leur pop-corn dans les salles des cinémas et rêver pendant des longues nuits d"été ? Plus encore, se promener dans les forêts parmi les pins gigantesques en réfléchissant comment prolonger leur vie ? Finalement, mettre en place la production des guitares électriques à la place de celle des rayons inter-galactiques qui ne serviront à grand-chose, car un gars avec le rayon sera tué d"une simple pelle à une dizaine de miles de Tripoli ? - Endhall souriait en sirotant le scotch apporté soigneusement par un de serveurs omniprésents.
  - Est-ce que c"est bien député du Congrès Lee Endhall qui me dit tout cela ?! - s"est écrié Nichols, après quoi il a continué d"un ton strict. - Monsieur Karatnytsky, tout comme nous tous ici présents, est partisan de la théorie, selon laquelle il faut infliger à tous les mondes notre vision du progrès...
  Endhall a réagi avec un rictus froid. Nichols a levé son bras pour montrer quelque chose dans la profondeur de la salle.
  - Voyez-vous un homme là-bas ? Celui qui offre un cocktail à une dame ? C"est Monsieur Wardl, qu"on appelle un bras droit de Christopher Karatnytsky. Il est responsable pour nos relations avec les voisins. Les voisins assez lointains... Ceux, à qui nous avons emprunté ces mêmes rayons dont vous avez parlé tout à l"heure... - Nichols avait l"air embarrassé, comme s"il avait subitement compris avoir dit ce qu"il ne fallait pas dire.
  - Je sais, - a répondu Endhall tout en ignorant l"embarras de Nichols . - Je sais également, et je voudrais que vous sachiez aussi que Karatnytsky (regardez-le !) a un rêve secret. Il rêve de tout ce que je vous ai raconté. Mais j"ai pitié de lui. Il ne réalisera jamais son rêve parce que... Il y a trop de choses... comment dire... au-dessus de lui.
  - Monsieur Endhall ! - Nichols s"est mis à rire de joie tenant au fait que la conversation a été détournée. - On a tous trop de choses au-dessus de nous. Il suffit de jeter un coup d"œil sur la secrétaire de... - d"un air significatif, il a tiré son doigt vers le plafond. - Et les nuées se condenseront tout de suite au-dessus de votre tête malheureuse... Mais bon, je dois vous quitter. Je veux causer avec cette jeune femme en robe jaune. Elle est très jolie, n"est-ce pas ? Elle commande une division de chars aux bords de l"Euphrate, - il a prononcé ces derniers mots d"une voix chantante.
  Pris d"enthousiasme, Nichols s"est dirigé vers une jolie jeune femme se vantant devant une autre jeune femme de ses nouvelles boucles d"oreilles incrustées de diamants.
  - Elle commande une navette spatiale, celle-ci, - Endhall ricanait en regardant l"interlocutrice de la belle militaire et en serrant dans sa main la poignée ciselée de son parapluie.
  
  Soudain il a vu un petit homme chauve s"approcher de lui. Les téléspectateurs auraient tout de suite reconnu le député du Congrès Antony Wardl. C"était ce même Wardl, dont parlait Nichols avec tant d"admiration. En hésitant terriblement, Wardl a tenté à s"adresser à Endhall :
  - Mmm...
  - Oui, bonjour Monsieur Wardl !
  - Vous voyez, tout en tenant compte du rôle que vous avez joué en pacifiant la société et le... Bref, en mettant fin au conflit...
  Endhall a éclaté de rire:
  - Vous parlez de cette anecdote qui est arrivée au pasteur ? Si vous parlez de la dissolution de la communauté et sa fortune distribuée parmi les pasteurs dans cinq états, je n"y suis pour rien !
  - Eh, oui... Mais les gens en parlent... L"opinion publique vous est vraiment favorable, Monsieur Endhall !
  - Des rumeurs courent... - Endhall a poussé un soupir profond.- Comment est-ce que je peux vous aider ?
  - Il y a les élections régionales qui s"approchent. Je voudrais présenter ma candidature dans mon état natal. Vous voyez, des cactus, champs de maïs, comme si l"enfance heureuse vous frôlait de sa main... Pourriez-vous juste dire un petit mot... Bon... Vous savez à qui...
  - Ca suffit !! - Endhall l"a interrompu d"un ton ferme. - Mon cher ami, je connaîs votre programme. Si vous continuez comme ça... "Libérons le monde du mal mondial incarné dans les turbans et chapkas ! Entrons en contact avec la queue de la constellation d"Orion ! ". Eh bien, vous finirez mal, tout comme pauvre Kennedy en 1963. Et vos cactus " au niveau régional " seront incapables de vous aider !
  Endhall a tapé sur l"épaule de son interlocuteur.
  Ce dernier s"est refrogné, et soudain une idée a traversé son esprit. A ce moment précis il a compris qu"il voudrait vivre longtemps en passant le plus clair de son temps dans la chaise d"un bureaucrate et passer des longues soirées dans sa maison idyllique en compagnie de son épouse Elly, ses deux fils jumeaux, son chien Alasdair et le perroquet nommé E.T.
  A peine Endhall et Wardl se sont-ils quittés que Karatnytsky, demeurant immobile dans son coin pendant tout ce temps-là, a empoché son carnet, ajusté sa coiffure et, d"un pas décidé, s"est dirigé vers Endhall. Celui-ci a remarqué cet homme mystérieux ayant " l"immense autorité ", après quoi il a mis son verre de scotch sur la table en attendant le début de leur conversation.
  Cela s"est passé lorsque Karatnytsky était à mi-chemin.
  Le lustre de cristal luxueux, qui ressemblait à un poulpe, s"est mis à osciller comme si on ait vu commencer le tremblement de terre. Néanmoins, les séismologues (s"ils étaient présents parmi les invités ce soir-là) seraient sans doute étonnés par le fait que tout le reste - verres, chaises, plats aux entrées - est demeuré intact. Au bout de quelques secondes le lustre balançait comme s"il lui semblait que le fait d"être suspendue au plafond était une épreuve insurmontable. Au moment où Karatnytsky, se trouvant au-dessous du monstre en cristal et en regardant Endhall dans les yeux, a tiré vers lui sa main pour le saluer, ce même monstre s"est détaché du plafond, s"est écroulé avec un bruit épouvantable, après quoi l"âme du membre influent du gouvernement est partie dans le monde meilleur parmi les myriades des débris de cristal rayonnant de toutes les couleurs de l"arc-en-ciel. Karatnytsky est devenu la seule victime du bourreau de cristal ; à ce moment fatal, il n"y avait personne à ses côtés...
  Et soudain, la panique. Les hurlements des femmes. Les gouttes de sang sur deux ou trois robes et colliers. Le jazz, dont le thème délicat se faisait encore entendre à travers le chaos. Le visage effrayé de Nichols, les yeux courant par-ci par-là dans la salle. Tout cela s"est mis à tourner devant les yeux d"Endhall comme des morceaux de verre dans un kaléidoscope gigantesque. Il était soudain à bout de ses forces...
  
  ................................................
  
  ... Minuit s"approchait. Endhall rentrait à pied après avoir quitté la salle de réceptions sans que personne puisse apercevoir sa disparition. Il était presque au bout de la rue lorsqu"il a entendu les paroles d"un gospel chantées par une voix féminine d"une beauté divine. " Petits êtres Lui appartiennent ; ils sont faibles mais Lui, Il est fort... Vois-tu, parfois je suis seule mais jamais solitaire ". Le gospel se faisait entendre d"une fenêtre grande ouverte au rez-de-chaussée. Endhall a retenu son souffle.
  D"un pas prudent, il a approché la fenêtre ; ce qu"il a vu l"a plongé dans ce jour lointain, lorsqu"il a gémi en se tournant vers la fenêtre dans le bureau de l"enquêteur tout en parlant de causes possibles de l"incident dont les membres de la communauté " Frères du dernier seuil " étaient les victimes. C"était elle. Oui, c"était la même silhouette, les mêmes cheveux bouclés, qui étaient en ce moment légèrement touchés par le vent de nuit. Pendant un certain temps il se tenait à l"écart, tout en contemplant, tout en écoutant, comme s"il voulait pénétrer dans la nature même de cette voix, de cette image. Enfin, il s"est décidé...
  ... Aurélie Skylight était seule ce soir-là. Elle attendait quelqu"un... pourtant, ce n"était plus important. Elle dégageait une tendresse inouïe, la tendresse dont les gens modernes sont presque privés. Elle était belle. Elle a hérité de sa mère irlandaise la peau pâle, quelques tâches de rousseur discrètes dispersées sur son visage et les cheveux roux-miel, ce qui l"approchait d"une héroïne des poèmes épiques celtes, une de ces héroïnes jouant souvent des rôles de second plan, mais dont la présence fait battre les cœurs des héros vainqueurs. A ce moment-là, elle était ce même " petit être " dont parlait le gospel. Elle ne doutait pas que des événements fatals et déterminants se produisaient de temps en temps mais dès fois (juste comme à ce moment précis) elle était convaincue qu"ils ne font que la contourner.
  Aurélie chantait en regardant par la fenêtre. Soudain elle a interrompu sa chanson pour se tourner vers la porte d"entrée. Elle a vu devant elle un assez jeune homme aux longs cheveux châtains. Il était grand et avait la taille imposante ; il était vêtu d"un simple costume noir, l"un de ceux qui sont très fréquents dans les rues de New York, surtout aux heures de bureau. Il tenait entre ses mains un long parapluie à la poignée ciselée ; sur un de ses doigts, Aurélie a vu briller l"anneau avec une alexandrite parfaitement facettée. Les yeux du visiteur inattendu exprimaient l"attention particulière, avec laquelle on contemple ce qu"on a depuis longtemps oublié. Il y avait également ce sentiment apparaissant au moment où CELA revient en mémoire.
  - Je ne crois pas mes yeux ! Vous êtes... vous devez être... Lee Endhall, auteur dramatique et député du Congrès ! - les yeux d"Aurélie Skylight exprimaient l"étonnement joyeux.
  - Vous avez bien raison, - Endhall a souri. - Et vous, vous êtes...
  - ...Aurélie Ann Skylight.
  - Je le savais ! J"ai lu votre article dans une revue, dont je ne me rappelle pas du nom. A côté, il y avait votre image. Vous avez assez bien montré le portrait du leader odieux d"un Etat centrafricain souffrant de famine. Mais aussi... Il y a quelques mois, je vous ai reconnu, vous étiez à... - il a prononcé l"adresse de la salle, dans laquelle a eu lieu le dernier sermon du père Grant.
  Il est à dire que l"auteur dramatique n"a pas lu un mot de son article, dans lequel elle incitait les forces du Bien s"unir contre le chef d"Etat odieux mentionné ci-dessus. Quant aux véritables raisons, grâce auxquelles il la connaissait, Endhall a préféré qu"elle n"en sache rien.
  - Oui c"est vrai... Pardonnez-moi ma curiosité... Comment êtes-vous venu ici ? - Aurélie avait l"air embarrassée.
  - Je passais à côté... Vous chantiez une chanson magnifique, donc je me suis arrêté pour vous écouter. Dans cette chanson-là comme dans votre voix, il y avait tant de beauté et d"honnêteté... C"est incroyable ! Il y avait de la beauté et aussi... Ce sentiment de perte, propre à une jeune créature qu"on aurait du cruellement attaquer dans la rue...
  Ses yeux bleu-verts ont subitement noirci ; des ombres se sont étalés autour, qui, semblait-il, ont fait de lui un homme ayant éprouvé un chagrin profond pendant de nombreuses années. Au bout de quelques secondes, après avoir rendu un sourire à son visage, il a continué à parler :
  - Je rentrais chez moi après la réception de Madame Dawson (c"est bien comme ça qu"elle s"appelle ?) qui avait lieu dans cet immeuble-là, - Endhall a soulevé son parapluie, avec lequel il a montré l"angle du petit bâtiment plongé dans le noir au bout de la longue rue.
  - Il y a quelque chose qui s"est passé là-bas ? J"ai entendu le bruit de verre brisé, puis des cris... - Aurélie a dit cela d"un ton quelque peu mécanique ; sa conscience était toujours prise par ce qu"Endhall avait dit d"elle ainsi que par son image assombrie il y a quelques minutes.
  - Les organisateurs étaient assez généreux quant au scotch, - Endhall a souri d"un air ironique. - Et bien... Parmi les invités il y avait ceux qui appréciaient particulièrement cet élixir. Donc voilà. Si demain on déclare le retour de la " loi sèche ", cela ne m"étonnerait pas. Je plaisante...
  Aurélie a finalement été capable de commencer la nouvelle conversation. Elle a tout de suite compris : la réception de Madame Dawson... Bien sûr !
  - O... Je connais certains invités ! D"ailleurs, j"étais invitée moi-même. Pourtant, je n"y suis pas allée.
  - Vous étiez invitée... En tant que qui ? - Endhall semblait intéressé.
  - Et bien, de la part d"une organisation des droits de l"homme dirigée par Christopher Karatnytsky. Il a voulu me rendre visite après l"événement mais il a du changer d"avis. Vous l"avez rencontré ? Je vous l"avoue, c"est quelqu"un d"abominable... Mais il est très influent, on n"y peut rien !
  - J"ai eu cette honneur, - Endhall a poussé un soupir, après quoi il a murmuré d"un air satisfait : "C"est comme ça que les choses se sont tournées... Il paraît que le drame ne sera pas au rendez-vous. C"est très bien !"
  - Quoi ? - Aurélie avait l"air étonné.
  - Non, c"est juste comme ça... Alors, vous êtes membre d"une organisation des droits de l"homme ?
  - Oui.. A vrai dire, je l"étais, comme j"étais admiratrice du pasteur... - elle a continué sans finir la phrase:
  - Je l"étais jusqu"à maintenant. C"est à ce moment même qu"il me semble que j"ai compris quelque chose. Je ne sais pas encore... Cette organisation, comme beaucoup de ses semblables, travaille essentiellement à l"étranger ; elle s"appelle " Pour les droits de l"homme au Grand Turkestan ".
  - Cela me rappelle quelque chose... Où se trouve cet Etat miraculeux ? - Endhall a prononcé ces mots avec la gentillesse mêlée à l"ironie, tout comme un sage professeur d"histoire interroge un élève perdu dans les vérités des manuels.
  - Je ne sais pas exactement... Il doit se trouver quelque part dans les steppes d"Eurasie... Après tout, cela n"a aucune importance ! Je vois bien que c"est du non-sens ! Moise en parlait il y a des siècles ; cependant, ses paroles contenaient bien plus de simplicité et de sagesse qu"il y a dans l"activité de cette organisation qui se mêle de tout dans ce même Turkestan, où (peut-être) un autre Moise, le visage jaunâtre et les yeux bridés, avait déjà dit aux habitants tout ce qu"ils devaient savoir...
  Elle s"est tue.
  Endhall a levé sa main pour caresser tendrement la joue d"Aurélie Skylight. Il ne la regardait pas : il regardait quelqu"un qui était juste derrière elle - son ravissant double imaginaire que rien ne dérangeait : ni les idées de la fin du monde, ni le Turkestan mythique vivant selon ses propres règles... La tendresse immense accompagnait chacun de ses gestes mais son visage demeurait strict et concentré.
  - Nous avons tous les deux notre droit principal. Croyez-moi, il est exercé sans entrer en contradiction avec la loi, selon laquelle vivent Central Park, Grand Turkestan (où qu"il soit) et bien d"autres lieux ainsi que les gens qui y habitent, - Endhall a prononcé ces mots d"un ton extrêmement sérieux.
  Aurélie a tout de suite compris de quoi il s"agissait. Et pourtant, quelque chose semblait la tourmenter. Soudain elle a fait un geste qu"elle n"attendait pas d"elle-même. Elle a approché Endhall, enfoncé le nez dans son cou et s"est mise à parler d"un ton ardent tout en étant surprise par sa propre audace:
  - J"ai depuis longtemps été au courant de vos itinéraires, votre destin. Vous ne devriez pas être dans cette petite ville bizarre nommée Washington ; vous n"êtes pas roi Créon. Vous avez... Vous avez créé tant de rôles fabuleux pour les autres en vous oubliant vous-même.
  - Chaque destin cache des choses impossibles à suivre ni à comprendre, ma chère Aurélie, - a dit Endhall en la serrant contre lui. - Je n"ai rien oublié. Je n"oublie rien, bien que parfois je le voudrais tant... C"est vrai que j"ai abusé de ma force, voire de mon pouvoir mais je ne regrette rien. Plus encore, il me semble que c"est grâce à certains de mes excès que je suis ici... Il faut que je parte, Antigone Skylight ! Le jour se lève. J"ai quelques tâches à terminer dans cette petite ville de Washington. N"oublie pas ta chanson et suis-la, et il n"y aura jamais de fin du monde, qui que te ne le prédise... Attends-moi, - sur ces mots-là il a disparu.
  C"est alors qu"Aurélie Skylight, Antigone Sunrise est restée seule près de la fenêtre, piégée par sa mémoire, en saluant, les yeux éblouis, une aube blanchâtre de la ville qui ne dort jamais.
  
  
  III. Métamorphose. Voyage
  
  Le ciel de Washington était parsemé d"éclats oranges du soleil matinal et les premiers journaux annonçait par ses titres criards les événements d"hier en les jugeant " monstrueux et inexplicables ", lorsque Lee Endhall tournait silencieusement la clé dans la serrure de la porte de son bureau.
  Il est entré en silence, regardé autour de lui, après quoi il a vidé les tiroirs de son bureau de papiers qui y restaient. Ensuite, muni de son briquet, il a commencé à mettre feu à toutes ces feuilles, en les envoyant un par un - tels petits cerfs-volants - par la fenêtre. Les feuilles brûlantes tournaient dans le vent, le feu dessinant joyeusement des contours noirs irréguliers sur leurs bords...
  Endhall a, pour la dernière fois, jeté un coup d"œil sur ses locaux. Ensuite, il a mis sur la table sa clé, son parapluie et un masque vénitien fait d"or et de lumière. En souriant, il a dit en s"adressant à lui-même :
  - Voilà... C"est bien tout.
  
  Il est sorti en plein silence. C"est bien tout...
  
  ...Il était presque onze heures du soir lorsqu"elle a aperçu sa silhouette surgissant du brouillard d"avant l"orage.
  Après l"avoir vu, Aurélie, qui a jusqu"alors pensé que c"était la nuit dernière lui avait offert quelques heures de repos et un rêve étrange et miraculeux avec Endhall pour protagoniste, est monté sur l"appui de la ²fenêtre. Endhall, bien réel et palpable, l"a pris soigneusement dans ses bras en inspirant le parfum doux et épicé de ses cheveux.
  Ensuite, en la prenant fermement par la main, il a dit d"un ton autoritaire :
  - Dépêchons-nous ! Le temps n"attend pas...
  En hâtant le pas, tous les deux se sont mis à marcher tout au long la rue déserte et obscure du quartier normalement gai et bruyant à toute heure. Aurélie a demandé :
  - Pourquoi cette rue est-elle si déserte et silencieuse ? D"habitude elle est pleine de monde, surtout aux jours des premières...
  - Ce soir est un soir particulier choisi pour une première particulière, - a dit Endhall sans regarder Aurélie.
  Tout en se tenant par la main, ils poursuivaient leur chemin tout au long de la rue qui semblait infinie. Aurélie pensait à Grant, Karatnytsky ainsi qu"à ses heures solitaires devant le vieux piano et des œuvres innombrables de Gershwin tant aimés par sa vieille voisine. Avec chaque pas, ils plongeaient tous de plus en plus profondément dans le passé...
  La tristesse automnale de la ville les suivait pas à pas. L"odeur angoissante de la pluie remplissait l"air. Le vent sifflait de plus en plus fort.
  Quelques minutes plus tard, ils ont approché un petit immeuble aux murs gris et tordus. Endhall a poussé la porte grinçante décorée de signes d"origine inconnue. Après avoir pénétré dans la salle en suivant son guide, Aurélie a découvert avec étonnement qu"ils s"étaient retrouvés dans une salle de théâtre. Ce dernier ressemblait à un orphelin avec son rideau poussiéreux, scène froide et obscure, chaises des spectateurs suspendues dans le temps. Sans dire un mot, Endhall a fait un signe de tête en la tournant vers la scène et en fermant les yeux ; Aurélie a compris qu"il voulait dire : " Vas-y ! Le temps est venu ". Ensuite, Endhall a commencé à s"éloigner de la scène ; au bout de quelques secondes il était perdu de vue.
  
  A peine montée sur scène, Aurélie a eu un sentiment léger d"angoisse ; cette angoisse grandissait en elle devenant presque la peur.
  C"est alors que tout a commencé.
  
  La scène s"est éclairée de lumière d"une centaine de projecteurs invisibles, et les chandeliers de bronze suspendus aux murs ont éclaté de lueurs de multiples bougies. Quelque part derrière la scène la musique splendide s"est fait entendre : un orchestre invisible jouait l"ouverture. Soudain, dans le miroir dans le coin de la scène, Aurélie a vu son reflet. Ses habits sont devenu l"or et l"argent ; un diadème luisait dans ses cheveux ardents. Ses yeux brillaient.
  Les deux parties du rideau se sont brusquement écartées.
  Ce qui s"est passé après semblait encore plus fantastique.
  Oui, c"était toujours elle. Mais déjà, elle était irréversiblement transformée. Elle prononçait des monologues l'un après l'autre. Elle était Antigone dans sa robe de prisonnière, elle était Marie Stuart enveloppée de velours majestueux, elle était Hélène antique portant sa tunique éblouissante, levant le sceptre, alors que ses lèvres prononçaient les paroles du grand Goethe...
  
  Les violons invisibles accompagnaient les mots qu"elle prononçait. Elle était tantôt assise sur un trône tantôt couchée par terre blessée par l"épée d"un amant jaloux. La lueur des bougies éblouissait. Tout ce qui se passait sur la scène obéissait à Aurélie : les décorations luxueuses se succédaient, alors que le plancher parsemé de roses et de lilas, devenait soudain une surface d"un lac matinal. Les villes entières se construisaient et s"écroulaient...
  Dehors, la pluie diluvienne s"enrageait.
  Lee Endhall la contemplait du haut de balcon, vêtu de noir, les bras croisés sur la poitrine.
  Soudain une de fenêtres s"est ouverte, et le vent frais de nuit a pénétré dans la salle. En sifflant d"une voix folle et joyeuse il s"est mis à souffler les bougies, après quoi la scène s"est plongée dans l"obscurité. Le bord de la décoration a pris feu. Les feuilles mortes d"automne se sont mises à danser en tourbillon partout dans la salle. Le vent a décoiffé Aurélie, qui était immobile dans le décor composé de feuilles valseuses et du feu...
  L"auteur dramatique est descendu dans la salle ; en applaudissant, il s"est dirigé vers la scène.
  Lorsque Endhall s"est approché, Aurélie a mis doucement les mains sur ses épaules, ses lèvres effleurant légèrement sa tempe. Tout d"un coup, elle a aperçu une cicatrice énorme et laide sur son cou ; il n"y avait que son fragment qui était visible : le reste disparaissait sous le col. Elle l"a touché du doigt et fixé Endhall d"un air inquiet. Ce dernier a poussé un soupir, après quoi un sourire de soulagement a apparu sur ses lèvres. Il a dit :
  - Cela va bientôt guérir. Il y a des choses, pour lesquelles il faut payer cher... Ne sois pas inquiète !
  Comme s"il voulait mettre plus de sens à ses mots, Endhall l"a pris fermement par la main et l"a serré dans la sienne. Aurélie a souri. Il semblait que ses yeux larges ont abrité toute la tendresse de tous ceux qui aiment, tous ceux qui ont aimé...
  ...La salle était complètement plongée dans le noir alors que la scène était toujours envahie par le tourbillon des feuilles et des flammes... Lee Endhall et Aurélie Skylight ont quitté le vieux théâtre sans dire un mot.
  
  ... Un peu plus tard, leur voiture roulait sur une autoroute sans fin. La journée était ensoleillée et remplie de braise automnale et feuilles flamboyantes. Dans ces contrées-la on appelle cela l"été indien... L"autoroute s"est perdue dans une forêt, où parmi les plantes diverses et variées l"on pouvait apercevoir par-ci par-là des sommets pointus d"anciens wigwams abandonnés. Derrière les arbres, on voyait surgir des mirages bleus des montagnes. Le paysage hivernal a succédé aux beautés d"automne, et déjà on voyait sur les portes des maisonnettes d"une petite ville inconnue les décors de Noël. Les réverbères éclairaient les rues. De longs rayons de lune poursuivaient leur chemin à travers la neige qui luisait telle une poussière de diamants. Après le printemps venait avec ses lilas, rivières silencieuses et son château inconnu à l"horizon. Et voilà déjà l"été entraînait les voyageurs vers la côte océanique...
  
  ...Aurélie était toute seule au bord de la mer. Les vagues caressaient ses pieds ; lorsqu"elles retournaient à la mer la surface lisse de son bord reflétait le visage de la jeune femme. Enchantée, elle regardait son sourire clair et calme accentué par la clarté et le calme de la mer bleu-verte.
  
  - Je n"ai jamais vu de spectacle aussi magnifique. Mais le plus important c"est ce que toi, tu le vois... - elle a soudain entendu la voix d"Endhall. Il a prononcé ces mots en se tenant à l"écart, assis sous un arbre dans un petit maquis près du bord de la mer. Néanmoins, Aurélie l"a entendu le dire si clairement, comme s"il était tout près d"elle. Elle a tourné vers lui son visage, et son sourire s"est teint de tons les plus chaleureux du ciel du soir. Puis, d"un air rêveur, elle s"est dirigé là où il l"attendait : là où il l"attendait après avoir traversé les espaces dont elle ignorait l"existence...
   Juillet-septembre 2008
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
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